PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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Publié le 31/01/2020

Anicet Le Pors : « Le Conseil d’État dénonce une maltraitance de l’État de droit par l’exécutif 

 

Aurelien Soucheyre (site humanite.fr)

 

La haute juridiction a torpillé le projet de réforme des retraites, l’estimant lacunaire et insincère. Entretien avec un membre honoraire de cette instance.

L’avis rendu par le Conseil d’État sur la réforme des retraites est très négatif. Est-ce surprenant ?

Anicet Le Pors Le Conseil d’État est une institution pour laquelle j’ai la plus grande estime, qui a joué au cours de l’histoire de France un rôle essentiel dans la fabrication des concepts qui constituent notre identité politique républicaine. Il a, cela dit, vis-à-vis des autorités en général, une attitude de critique bienveillante qui se traduit par une grande prudence dans la formulation de ses avis. C’est sur cet arrière-plan qu’il faut juger celui qu’il vient de rendre sur la réforme des retraites, qui est très sévère. Je n’ai pas connu en trente années d’avis aussi ferme. Il s’agit, me semble-t-il, d’une manière de s’opposer à ce que j’appellerais une maltraitance de l’État de droit par le président de la République et le gouvernement.

Le Conseil d’État estime que l’étude d’impact du gouvernement est lacunaire et insincère…

Anicet Le Pors Il y a deux types de réaction lorsqu’un gouvernement ne veut pas soigner une étude d’impact : soit il en fournit une absolument vide, par pure formalité, avec le risque de la voir rejetée d’emblée ; soit il en fait réaliser une d’un volume tel qu’elle en devient inabordable. Celle sur la réforme des retraites présente les deux défauts ! Elle fait d’une part 1 000 pages, impossibles à lire dans les délais impartis, et en même temps elle ne répond pas aux questions qui sont posées. La situation me rappelle celle du projet de loi de la transformation de la fonction publique, en 2019. La critique du Conseil d’État était très sévère aussi, car l’étude d’impact avait été envoyée quatre jours après le projet de loi, sur protestation du Conseil d’État. C’est pourtant une grossière erreur puisque l’étude d’impact est faite pour éclairer l’élaboration juridique, pas pour la compléter en cours de route ! C’est elle qui garantit le sérieux du contenu de la loi et dit quelles en seront les conséquences.

Entre notre système de retraite et la transformation de notre fonction publique, l’exécutif s’attaque donc à des piliers de notre modèle de façon très cavalière…

Anicet Le Pors Le contraste est ahurissant. Le gouvernement bouleverse des pans fondamentaux de notre contrat social sans avoir analysé les conséquences de l’action qu’il propose. C’est pourquoi je parle de maltraitance de l’État de droit. Cela traduit une manière d’être de l’exécutif et de Macron qui leur sont tout à fait spécifiques. Tel un démiurge, ce dernier n’admet aucune autorité morale ou spirituelle au-dessus de lui, sans prendre conscience qu’il outrepasse ses compétences. Ce qui se fait sur la réforme des retraites n’est pas acceptable. C’est tout à l’honneur du Conseil d’État de l’avoir signalé et au déshonneur du gouvernement de procéder ainsi. Ce qu’il y a d’étonnant dans cette affaire, c’est qu’Édouard Philippe est lui-même conseiller d’État. Il sait tout cela. Je me demande s’il ne s’est pas radicalisé. Il devient cassant et brutal.

Le Conseil d’État s’alarme d’un recours massif aux ordonnances pour rédiger la réforme. Qu’en pensez-vous ?

Anicet Le Pors C’est très problématique car pour les ordonnances, il n’y a pas d’étude d’impact. Et là, il y a 29 ordonnances ! D’un point de vue juridique, elles ont rang de lois. Et l’exécutif décide qu’il n’y aura pas d’études d’impact sur 29 équivalents lois. C’est massif et inquiétant. Pour la réforme de la transformation publique, les nombreuses imperfections et le recours à 7 ordonnances avaient conduit le gouvernement à prévoir 60 décrets en Conseil d’État pour définir le contenu de la loi. C’était déjà ahurissant et cela s’aggrave. Ce qui est critiqué sur la réforme des retraites par le Conseil d’État était donc déjà en germe. Ce comportement qui tend à devenir systématique de la part du gouvernement se traduit par une bureaucratie considérable : on soumet au Conseil d’État, puis au Parlement un texte dont on ne peut pas évaluer la portée, ce qui est très grave.

Emmanuel Macron balaye les critiques qui peuvent lui être faites en lançant : « Essayez la dictature et vous verrez ! »

Anicet Le Pors Emmanuel Macron est un homme dangereux. Ce qui se passe en ce moment le montre. Il est intéressant de voir, après les gilets jaunes et les mobilisations syndicales, que le Conseil d’État ouvre un autre terrain, qui touche directement au pouvoir d’État. Et la Cour de cassation appelle Macron à respecter la séparation des pouvoirs. L’éditorialiste Thomas Legrand s’est évertué, lundi, sur France Inter, à dire que l’on était quand même en démocratie. Mais, être obligé de le faire montre déjà qu’il y a un doute quelque part. Évidemment, il est aujourd’hui excessif de parler de dictature, ce serait passer une limite qualitative. Mais il ne faut pas pour autant jouer avec la démocratie comme Macron le fait. Il ouvre la voie aux forfaitures et risque à un moment d’être dépassé par plus violent que lui, dans une société complètement décomposée et désorganisée.

Sur le fond, que pensez-vous de la réforme des retraites ?

Anicet Le Pors Aujourd’hui, le produit intérieur brut par tête en France est le plus élevé que l’on ait jamais connu. En tenant compte de la démographie et des prix, chaque Français s’est potentiellement enrichi par rapport à il y a vingt ans. Comment se fait-il, dès lors, qu’il ne puisse pas bénéficier de cet effort de productivité global ? La réponse se trouve en analysant le partage de la valeur ajoutée nationale, qui est de plus en plus défavorable à la rémunération du travail et de plus en plus favorable à la rente. La France est pourtant un pays riche, qui a largement les moyens d’un modèle social de haut niveau. À mes yeux, il faudrait faire l’inverse de ce que veut imposer l’exécutif. La retraite des fonctionnaires est, par exemple, une référence sociale majeure, car elle porte sur les six derniers mois de façon définie et transparente : un fonctionnaire qui rentre dans l’administration sait immédiatement quel sera le montant de sa retraite. Voilà quelque chose à défendre.

Anicet Le Pors Conseiller d’État honoraire et ancien ministre communiste de la Fonction publique

Publié le 30/01/2020

 

COMMENT LES RICHES DÉTRUISENT LA PLANÈTE

 

(site bibliothequefahrenheit.biogspot.com)

Alors que la crise écologique ne cesse d’empirer et que « le système social qui régit actuellement la société humaine, le capitalisme, s’arc-boute de manière aveugle contre les changements qu’il est indispensable d’opérer si l’on veut conserver à l’existence humaine sa dignité et sa promesse », Hervé Kempf dénonce « l’oligarchie prédatrice » qui maintient l’ordre établi à son avantage et compte sur la croissance matérielle pour faire accepter par les classes subordonnées, l’injustice des positions ».

Il dresse d’abord un clair état des lieux des différents dérèglements écologiques : sixième extinction de masse, réchauffement climatique, baisse de la biodiversité, pollution générale des écosystème, … « L’ « empreinte écologique » de nos sociétés, c’est-à-dire leur impact écologique, selon le concept forgé par l'expert suisse Mathis Wackernagel, dépasse la « biocapacité de la planète ». » Quant au développement durable, c’est surtout « une arme sémantique pour évacuer le mot « écologie » » et maintenir les profits. « L’entreprise « Économie mondiale » ne paie pas « l’amortissement de la biosphère », c’est-à-dire le coût de remplacement du capital naturel qu’elle utilise ». Il faut admettre que « crise écologique et crise sociale sont les deux facettes d’un même désastre (…) mis en oeuvre par un système qui n’a plus pour fin que le maintien des privilèges des classes dirigeantes ».
De la même façon, il brosse un tableau détaillé de la progression de la pauvreté et de la précarité dans le monde, concomitante de l’augmentation des inégalités. Ceux qui en sont victimes sont également plus directement touchés par la crise écologique. Dans le même temps les revenus et le patrimoine de l’oligarchie n’ont cessé de croître de façon pernicieuse. Un exemple parmi d’autres : tandis que la rémunération des dividendes a augmenté de 52% en France, entre 1995 et 2005, le salaire médian progressait de 7,8%, soit sept fois moins. « Dans les pays pauvres, la caste s’est constituée aux sommets de l’État en lien avec celle des pays occidentaux : les classes dirigeantes locales ont négocié leur participation à la prédation planétaire par leur capacité à rendre accessibles les ressources naturelles aux firmes multinationales ou à assurer l’ordre social. Dans les pays de l’ex-Union soviétique, une oligarchie financière s’est formée à côté des structures étatiques par l’appropriation des dépouilles de l’État. » Les fortunes de l’oligarchie mondiale sont protégées dans les paradis fiscaux, utile moyen de pression pour suggérer aux États d’abaisser la fiscalité sur les riches ». Cette classe opulente, qui vit séparée de la société à la manière d’une aristocratie, se reproduit sui generis par transmission du patrimoine, des privilèges et des réseaux de pouvoir. « Aujourd’hui, après avoir triomphé du soviétisme, l’idéologie capitaliste ne sait plus que s’autocélébrer. Toutes les sphères de pouvoir et d’influence sont avalées par son pseudo-réalisme, qui prétend que toute alternative est impossible et que la seule fin à poursuivre pour infléchir la fatalité de l’injustice, c’est d’accroître toujours plus la richesse. Ce prétendu réalisme n’est pas seulement sinistre, il est aveugle. Aveugle à la puissance explosive de l’injustice manifeste. Et aveugle à l’empoisonnement de la biosphère que provoque l’accroissement de la richesse matérielle, empoisonnement qui signifie dégradation des conditions de vie humaine et dilapidation des chances des générations à venir. »

Le chapitre le plus intéressant de cet ouvrage est certainement celui qui expose la Théorie de la classe de loisir de Thorstein Veblen (1857-1929). Selon lui, la « tendance à rivaliser » est le principe qui domine l’économie. Le niveau de production nécessaire à satisfaire les besoins concrets de l’existence est assez aisément atteint, mais un surcroît de production est suscité par le désir d’étaler ses richesses afin de se distinguer d’autrui, d’ « exhiber une prospérité supérieure à celle de ses pairs », nourrissant « une consommation ostentatoire et un gaspillage généralisé ». La classe la plus haut placée, celle qui possède richesse et loisir, détermine, par son train de vie, le mode de vie de la société toute entière.
La caste des hyper-riches, qui compte quelques dizaines de milliers de personnes, et la « nomenklatura capitaliste », classe opulente qui l’entoure, constituent l’oligarchie. En imposant son modèle de consommation, celle-ci est directement responsable de la crise écologique. Pour échapper à sa remise en cause, elle rabâche l’idéologie dominante selon laquelle la croissance de la production serait l’unique moyen de lutter contre le chômage et la pauvreté, sans bien sûr modifier la distribution de la richesse. La croissance est devenue le grand tabou, l’angle mort de la pensée contemporaine « parce que la poursuite de la croissante matérielle est pour l’oligarchie le seul moyen de faire accepter aux sociétés des inégalités extrêmes sans remettre en cause celles-ci. La croissance crée en effet un surplus de richesses apparentes qui permet de lubrifier le système sans en modifier la structure ».

Hervé Kempf dénonce et documente les offensives contre la démocratie et les libertés publiques depuis les années 1990, « avec le triomphe d’un capitalisme libéré de la pression de son ennemi, le soviétisme » et surtout après les attentats du 11 septembre 2001 au nom de la lutte contre le terrorisme. La « guerre contre les pauvres », sous couvert de lutte contre la délinquance et l’insécurité, est un autre épouvantail agité au lieu d’une prise en charge politique de l’inégalité sociale. La contestation sociale est de plus en plus criminalisée et la surveillance généralisée sans que les médias, bien souvent, ne le dénoncent. « La démocratie devient antinomique avec les buts recherchés par l’oligarchie : elle favorise la contestation des privilèges indus, elle alimente la remise en cause des pouvoirs illégitimes, elle pousse à l’examen rationnel des décisions. Elle est donc de plus en plus dangereuse, dans une période où les dérives nuisibles du capitalisme deviennent plus manifestes. »
En conclusion, Hervé Kempf propose une stratégie pour imposer des mesures concrètes : diviser l’oligarchie pour qu’une partie prenne fait et cause pour les libertés publiques et le bien commun, compter sur des journalistes attachés à l’idéal de la liberté et une gauche renaissante qui unirait les causes de l’inégalité et de l’écologie, pourrait permettre d’imposer une fiscalité pesant davantage sur la pollution et sur le capital que sur le travail, un transfert des richesse de l’oligarchie vers les services publiques, la recherche de l’efficacité énergétique, l’instauration d’un RMA (Revenu Maximal Admissible),

La charge est puissante et ne se contente pas d’effleurer les responsabilités ni les responsables. Certes les chiffres, datant d’avant 2007, mériteraient d’être actualisés mais nul doute que toutes les tendances mises en lumières demeurent et même se soient encore accentuées. Ce recul permet justement de confirmer la justesse des logiques dénoncées puisqu’elles sont encore à l’oeuvre aujourd’hui et de façon beaucoup plus visibles. La méthodologie proposée mériterait un approfondissement d’autant que l’on ne peut que constater que rien ni personne n’a réussi à imposer un changement de cap.

Publié le 29/01/2020

Philippe Martinez : « Du mépris à l’encontre de la démocratie sociale »

 

Stéphane Guérard (site humanite.fr)

 

Retraites.  Nouvelle journée d’action interprofessionnelle mercredi, conférence sur le financement jeudi, arrivée du projet de loi à l’Assemblée vendredi. Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, fait le point sur les mobilisations, pour l’Humanité, à l’orée d’une semaine charnière.

Quelle est votre appréciation des manifestations de vendredi ?

Philippe Martinez Contrairement à ce qu’essaie de faire croire le gouvernement, la mobilisation est bel et bien présente. Non, l’histoire des retraites n’est pas terminée. Après autant de semaines de grèves reconductibles, les taux de grévistes à la SNCF et à la RATP ont été importants. J’ai vu beaucoup de jeunes dans la manifestation parisienne, venant de lycées et de facs. Et la mobilisation ne se cantonne pas aux cortèges. De multiples initiatives sont prises, très créatives, comme les retraites au flambeau jeudi soir dernier, les concerts et spectacles gratuits de l’Opéra de Paris, les jets de robes des avocats, de livres scolaires des enseignants… C’est ça, l’originalité de cette mobilisation historique : un mouvement social de cette ampleur, c’est festif ! On ne pourra pas nous reprocher d’être des dinosaures !

Côté face, les procédures disciplinaires s’accumulent à l’encontre des grévistes.

Philippe Martinez Ça, c’est une spécificité du vieux monde ! Quand on n’arrive pas à convaincre avec des arguments, ce qui est le cas aujourd’hui, on sort la matraque dans la rue et le bâton dans les entreprises. Après la publication du rapport du Défenseur des droits mettant en lumière les difficultés d’être syndiqué et d’exercer des responsabilités de représentant syndical dans les entreprises, le gouvernement avait expliqué qu’il allait agir contre cette situation anormale. C’était il y a six mois. Aujourd’hui, il s’en occupe, mais d’une autre façon. C’est pour cela que je parle de mépris. Mais plus le gouvernement vitupère contre les grévistes, plus il tente d’opposer les citoyens entre eux, et plus la détermination est tenace en faveur du retrait total de cette réforme. Quand on apprend une nouvelle fois par la presse qu’une réunion qualifiée d’importante par le gouvernement est organisée jeudi (la conférence sur le financement du régime des retraites – NDLR), c’est bien du mépris à l’encontre de la démocratie sociale. Quand la députée LaREM désignée rapporteuse du projet de loi va consacrer dix minutes, je dis bien dix minutes, à chaque organisation syndicale pour donner son avis sur un projet dont on discute depuis deux ans, sans résultat apparent de ces discussions, c’est aussi du mépris.

Quels sont les contacts récents que vous avez eus aussi bien avec la majorité qu’avec le gouvernement ?

Philippe Martinez Un seul. J’ai croisé la ministre du Travail dans une réunion mardi dernier au cours de laquelle elle m’a expliqué qu’on verrait les questions de pénibilité plus tard. Depuis, nous avons bien reçu une invitation pour la conférence sur le financement, mais nous ne savons toujours pas qui se trouvera autour de la table ni comment la conférence va se dérouler. Voilà quelques semaines que nous sommes traités de cette façon. J’allais dire deux ans et demi. Quant aux députés de la majorité, on a toujours été disponibles pour discuter avec eux. Mais eux ne veulent pas. Il y a trois mois, j’ai eu un contact avec un député LaREM qui m’a proposé de venir présenter notre vision de la réforme. J’attends encore l’invitation.

Que vous inspire l’avis très critique du Conseil d’État sur le projet de loi ?

Philippe Martinez J’ai accueilli l’avis du Conseil d’État sans surprise. Cela fait des mois que l’on dit que le gouvernement s’apprête à faire passer une réforme floue, non fondée et seulement argumentée par le besoin de faire des économies. Le Conseil d’État confirme donc qu’il est demandé aux députés de signer un chèque en blanc. Mais il est encore temps pour le gouvernement de retirer son projet de loi et de discuter sur un projet plus juste et plus solidaire.

Arrive ensuite la conférence sur le financement. De quelle marge de manœuvre disposez-vous alors qu’Édouard Philippe a expliqué qu’il ne tiendrait pas compte de la représentativité des syndicats ?

Philippe Martinez La majorité fait toujours référence au respect de la loi, au respect des décisions prises par la majorité. Elle a une tout autre lecture concernant la représentativité syndicale. Il faut être cohérent. Aujourd’hui, une majorité de syndicats représentant une majorité de salariés veut discuter des questions de retraite, non pas sur la base de ce projet de loi. Mais quand la représentativité syndicale, pourtant inscrite dans la loi, ne va pas dans leur sens, ils en font fi. On a rarement vu autant de mépris. Les positions des syndicats sont claires, celle de l’opinion publique qui rejette majoritairement ce texte est claire. La contestation est claire. Et elle ne date pas du 5 décembre. Il y a un an, les cheminots étaient en lutte. La mobilisation dans les hôpitaux publics et la santé dure depuis un an. Il y a eu les gilets jaunes. Les manifestations contre les ordonnances Macron… Le gouvernement continue de gouverner tout seul.

Le gouvernement n’a-t-il pas la légitimité du suffrage universel ?

Philippe Martinez Si l’élection présidentielle s’était jouée sur la question des retraites, ça se saurait. Si le candidat Macron nous avait dit à ce moment-là qu’il faudrait travailler plus longtemps, ça se saurait. Cette loi « simple et juste », personne n’y comprend rien. En revanche, tout le monde a bien compris une chose : ils veulent nous faire travailler plus longtemps, au moins jusqu’à 65 ans. La publication des projets de loi et de son étude d’impact le confirme.

Le projet de loi arrive maintenant devant l’Assemblée nationale. Comment appréhendez-vous le débat parlementaire ?

Philippe Martinez Ça va être une grande première dans la Ve République : on va demander à des députés de se déterminer sur un texte dont la moitié des choses importantes est renvoyée à plus tard. La gestion des cas des salariés à cheval sur les deux systèmes est renvoyée aux ordonnances. On parle là de dizaines de milliers de personnes. Même chose sur la pénibilité, l’emploi des seniors. Pour les financements, on renvoie à une conférence où l’on n’aura pas le droit de parler de tout, si j’ai bien compris. Là encore, la démocratie en prend un coup.

Le débat parlementaire est-il joué d’avance ?

Philippe Martinez On a besoin de relais politiques, qu’une opposition politique formalise le fait que nous sommes face à des projets de société totalement différents. Construisons un autre projet plus solidaire que l’individualisme que nous propose Emmanuel Macron. Mais le débat parlementaire ne signifie pas que nous sommes passés à une autre phase. Le mouvement social est bien là et une nouvelle journée d’action est prévue mercredi.

L’opinion publique demeure favorable à la mobilisation contre le système par points. Pourquoi les revendications et alternatives de la CGT ne parviennent-elles pas à convaincre plus largement ?

Philippe Martinez La notion de débat démocratique est difficile à faire vivre en France, y compris dans les médias. On nous cantonne au rôle de contestataires, en masquant toutes nos propositions. Il faut donc avoir un contact direct avec les salariés. Ce que nous faisons et que nous devons poursuivre. Quand on explique aux travailleurs qu’une augmentation des salaires et l’égalité salariale réelle entre femmes et hommes, c’est aussi bon pour les retraites parce que cela fait des cotisations supplémentaires, tout le monde comprend. Tout le monde comprend aussi qu’assurer les financements du régime implique de remettre en cause les exonérations de cotisations patronales, de maintenir un même taux de cotisation y compris sur les hauts salaires. Idem sur la question de l’emploi des seniors, qui pose le problème des plans de départs volontaires ou des ruptures conventionnelles collectives dont usent les grandes entreprises pour se débarrasser des plus de 55 ans. Notre grande différence avec le gouvernement, c’est que nos arguments, tout le monde les ­comprend.

 

Entretien réalisé par Stéphane Guérard

Publié le 28/01/2020

 

Retraites : un syndicaliste ne devrait pas dire cela

 

par Bernard Marx (site regards.fr)

 

À la veille d’une nouvelle journée de grèves et de manifestations, Bernard Marx consacre son épisode 12 des « choses lues par Monsieur Marx » aux contre-vérités égrainées par le monsieur retraites de la CFDT.

La récente interview accordée à Mediapart par le Secrétaire national de la CFDT chargé des retraites, Frédéric Sève, est instructive. Le projet de loi du gouvernement est tellement inacceptable, la liste des perdants si longue et si injuste (de même à vrai dire que la courte liste des gagnants) que, pour l’accepter, le syndicaliste doit prendre beaucoup de distance avec la réalité.

Lorsque que l’on sait que Frédéric Sève est lui-même enseignant et ancien dirigeant du Syndicat Général de l’Éducation National (SGEN), on mesure à quel point ce syndicalisme de compromis est devenu un syndicalisme compromis, un syndicalisme de servitude volontaire.

Reprenons les choses points par points.

1. Les perdants de l’âge d’équilibre

Frédéric Sève déclare : « Obtenir le retrait de l’âge pivot, c’est une première bataille et une première victoire. Est-ce qu’on a les moyens de remporter les batailles suivantes et notamment celle de la conférence de financement parce qu’on a obtenu ce premier succès ? [...] Si on examine les conditions posées par le premier ministre, elles ne sont pas si contraignantes que ça. On peut imaginer des décisions plus ciblées plutôt que de s’arc-bouter sur la même mesure pour tout le monde. Et puis plutôt que de se focaliser sur les déclarations sur le refus d’augmenter le coût du travail, regardons plutôt le but : moi non plus je ne veux pas dégrader la compétitivité française ! On peut imaginer une hausse étalée dans le temps de 1% des cotisations patronales ; dans ce cas-là le choc est quasi nul. »

La réalité est celle-ci :

  • Le mot d’âge pivot a disparu mais pas la chose. Exit l’âge pivot. Bonjour l’âge d’équilibre, c’est-à-dire la même chose : un âge supérieur à l’âge légal ouvrant droit à une retraite sans diminution. Il va falloir travailler plus longtemps pour bénéficier d’une retraite complète.
  • Le terme d’âge d’équilibre renvoie à l’équilibre financier du système, principe qui prévaut sur le calcul et le niveau des pensions. C’est inscrit dès l’article 1 du projet de loi organique chapeautant le projet de loi proprement dit. Il introduit une « règle d’or » qui interdit dès 2025 tout déficit sur une période glissante de 5 ans. Elle devient une contrainte qui exercera constamment y compris dans les périodes de récession ou de crise économique comme celle subie de 2008 à 2012. L’exigence de l’équilibre financier pour 2027 est donc totalement maintenue. Le Premier ministre a retenu le chiffre de 12 milliards de déficit comptable que le gouvernement a lui-même créé en diminuant les cotisations retraites de la fonction publique et celles des entreprises. C’est selon lui le montant des économies à réaliser impérativement d’ici 2027. La CFDT ne le conteste pas. La conférence financière donnera le choix entre le recul de l’âge légal de la retraite, l’allongement de la durée de cotisation ou la mise en place d’un âge donnant droit à une retraite sans décote supérieur à l’âge légal. Édouard Philippe a déjà refusé un prélèvement sur les retraités actuels. Ils ont déjà donné au début du quinquennat. Le gouvernement a diminué la dose prescrite. L’augmenter à nouveau est jugé politiquement suicidaire. Pas question non plus pour Édouard Philippe d’augmenter les cotisations patronales au nom de la compétitivité. « Un tout petit peu quand même ! », semble implorer Frédéric Sève, pour avaler une acceptation des mesures d’âge ou de durée. Mais le Medef a déjà dit non. Et, faute d’accord entre « partenaires sociaux », le gouvernement tranchera par ordonnances en faveur d’une progression de l’âge d’équilibre pivot. Attention, souligne Michael Zemmour : 12 milliards, cela peut paraître relativement peu comparé aux 330 milliards de pensions versées à tous les retraités. Mais les 12 milliards d’économies seront concentrés sur les personnes qui partiront en retraite entre 2022 et 2027, c’est-à-dire 4 millions de personnes environ, pour qui cela ferait en réalité un choc très important.
  • Jusqu’en 2037, c’est-à-dire pour les personnes nées avant 1975, les pensions de retraites continueront d’être établies selon les modalités actuelles, mais les recettes seront calculées dans le cadre du système universel. C’est une machine à produire les déficits, bien détaillée par Sandrine Foulon dans Alternatives économiques. Au-delà de 10.000 euros de salaire mensuel, les cotisations des cadres n’alimenteront plus le régime (hormis pour les 2,8% de cotisation de solidarité qui n’ouvriront pas de droits supplémentaires). Mais il faudra continuer à payer les retraites des cadres supérieurs nés avant 1975 qui pourront partir avec une pension calculée jusqu’à 27.000 euros mensuels de salaires. Coût : 3,8 milliards par an selon les calculs des Caisses de retraite complémentaires. D’autre part, l’Etat employeur et les collectivités contribuent davantage que les employeurs du régime général (30% pour la fonction publique territoriale et hospitalière, et 74,28% pour la fonction publique d’Etat). La loi ne prévoit pas que cela continue jusqu’en 2037. Ce serait pourtant indispensable pour ne pas créer de déficit. La question de l’âge d’équilibre pour réaliser l’équilibre financier continuera d’être sur la table.
  • Après 2037, les cotisations seraient toutes alignées sur les règles du régime universel et les pensions seraient mixtes avec une part progressivement croissantes du régime universel. Selon Le Monde, les calculs d’impact effectués par le gouvernement qui seront annexés au projet de loi proprement dit, sont effectués sur la base d’un âge d’équilibre de 65 ans pour la génération 1975 et qui augmenterait progressivement pour les générations suivantes. Michael Zemmour y voit une confirmation qu’un âge pivot de 64 ans aura été imposé bien avant : « On ne peut pas passer d’une situation où les gens nés en 1973 pourront partir à taux plein à 62 ans avec 43 annuités (législation actuelle) à une situation où les gens nés en 1975 devraient attendre trois ans de plus pour avoir la même chose ». Et les choses continueront de se dégrader par la suite, si bien que le temps de la retraite en bonne santé serait progressivement raccourci pour les générations futures, notamment pour les catégories populaires.

2. Les perdants du chômage et du travail précaire

Selon Frédéric Sève, la réforme n’aggraverait pas les choses pour les chômeurs et les travailleurs précaires. Il affirme : « Les trous dans la carrière sont un problème dans le système actuel aussi. Aujourd’hui comme demain, si on est au chômage, l’assurance-chômage prend en charge le versement des cotisations retraites si on est indemnisé. De même pour les parents en congé parental, on cotise, même si c’est à un faible niveau. La réforme devrait être une opportunité d’avancer sur l’amélioration de la prise en charge des "trous" dans la carrière, notamment le chômage non indemnisé ! Mais malheureusement nous avons été trop accaparés par des bêtises comme l’âge pivot… Aujourd’hui il faut avoir travaillé 150 heures pour valider un trimestre. L’avantage dans le nouveau système, c’est que même une seule heure travaillée ouvre un droit. Donc les précaires peuvent y gagner. Mais il s’agit plutôt de la personne qui multiplie les toutes petites missions, les temps partiels très bas… Pour les autres, ceux qui n’ont pas ou ne trouvent pas de travail, il n’y a pas de changement. »

Et gare à décote pour ceux qui terminent leur carrière au chômage !

La réalité est résumée par le journaliste de Liaisons Sociales Stéphane Béchaux : « Les demandeurs d’emploi font partie des grands perdants de la réforme. Car ils acquerront demain beaucoup moins de droits qu’aujourd’hui. Et gare à la décote pour ceux qui terminent leur carrière au chômage » :

  • Contrairement à ce que prétend Frédéric Sève, il y a un double recul par rapport à la situation actuelle. L’article 42 du projet de loi prévoit que l’attribution des points retraites pour les périodes de chômage, est basée sur l’allocation de retour à l’emploi (ARE) ou l’allocation spécifique de solidarité (ASS) et non plus sur le salaire antérieur. De plus il n’y aura plus de points attribués pour les périodes de chômage non indemnisé. S’agissant des congés parentaux il y a également dégradation : L’article 45 de la loi prévoit que les points gratuits pour les périodes de congés parentaux ne seront validés qu’à 60% du Smic.
  • « A tous ces coups de bambou, analyse Stéphane Béchaux, vient s’ajouter un dernier "cadeau", réservé aux seniors qui finissent leur carrière au chômage. Aujourd’hui, ceux-ci peuvent continuer à percevoir leur allocation de retour à l’emploi jusqu’à l’âge du taux plein. Dès qu’ils l’atteignent, Pôle emploi cesse de les indemniser et ils basculent dans la retraite. Mais que se passera-t-il demain pour les intéressés avec l’instauration du fameux âge "pivot" ou "d’équilibre" ? Pourront-ils continuer à percevoir leur indemnisation ou devront-ils liquider leur pension ? La réponse est cruciale. Car plane sur eux la menace d’une décote sur leur pension, s’appliquant pendant toute la durée de leur retraite. » Et ça fait du monde les « séniors » qui finissent leurs vies professionnelles avec des période de chômage, surtout parmi les femmes et celles et ceux qui ont une santé dégradée par le travail, comme l’analyse un document réalisé par le Comité de mobilisation de la Dares soutenu par la CGT.
  • S’agissant enfin de la prétendue amélioration de la situation de celles et ceux qui multiplient les toutes petites missions, les temps partiels très bas, grâce à l’obtention de points dès la première heure de travail, l’enfumage est total. Ils et elles n’auront en fait qu’une retraite minimum. Et pour en bénéficier à taux plein (de 85% du SMIC soit 1000 euros nets), il faudra avoir l’âge d’équilibre et en même temps une carrière complète calculée comme aujourd’hui par une durée de 43 ans de cotisations et réintroduite en catimini à titre de deuxième lame du rasoir. Une double condition que la grande majorité des précaires aura bien du mal à remplir.

3. Les fonctionnaires et notamment les enseignants

Ici, si je puis dire, le Secrétaire national de la CFDT tutoie les sommets. Frédéric Sève accepte le changement de système. Il le justifie par la réduction de l’écart entre les pensions de retraites du bas et du haut de l’échelle de la fonction publique : « Si je calcule la pension sur le dernier salaire, l’écart entre les catégories les plus basses et les plus élevées de pension sera de 1 à 2. Si on calcule les pensions sur les cotisations, comme dans un régime à points, cet écart sera seulement de 1 à 1,6. » La belle affaire si, comme c’est prévisible, tout le monde baisse. Ce qui fait sens, c’est de savoir si la réforme du gouvernement améliorerait ou dégraderait la situation des salariés de la fonction publique. Ce qui ne fait pas de doute c’est que la dégradation serait quasi générale et plus forte encore que dans le privé.

Le syndicaliste s’inscrit entièrement dans l’agenda des « négociations » fixé par le gouvernement : négocier sur les rémunérations après l’adoption de la réforme au lieu de la soumettre à un accord sur les rémunérations et négocier essentiellement sur une revalorisation des rémunérations par les primes. Et il n’a pas un mot pour critiquer l’énorme insuffisance de la revalorisation des salaires et des carrières mises sur la table par le ministre de l’éducation ou celui de la fonction publique. « Le deuxième sujet dans la fonction publique, explique-t-il, c’est celui des primes. Dans les années 1990, avec la réforme Balladur, on a choisi dans le privé de calculer la retraite sur les meilleures 25 années. La fonction publique a fait un choix inverse : on maintient le calcul sur les 6 derniers mois, mais on augmente la part de prime dans la rémunération, prime qui ne génère pas de droits à la retraite. Si on veut remettre tout le monde dans un seul et même système, cela oblige à réintégrer les primes. Mais certaines catégories de fonctionnaires (les enseignants, les agents de catégorie C de la territoriale) ont été mal rémunérées dans les dernières années : leurs primes sont restées modestes, voire inexistantes. Pour eux, le passage d’un système à l’autre doit marquer l’heure de la récupération : à niveau de recrutement identique, pension et salaire doivent être, enfin, les mêmes. »

On renverra volontiers le syndicaliste du nivellement par le bas à la belle défense d’une certaine diversité et d’une convergence vers le haut par les personnels de l’Opéra de Paris et de la Comédie Française :

 

Les chercheurs Thomas Amossé et Joanie Cayouette-Remblière ont, pour leur part, établi que les différences de salaires entre public et privé sont encore plus fortes pour les salariés exerçant un emploi de niveau supérieur, comme les enseignants ou les médecins hospitaliers que pour les fonctionnaires exerçant un emploi de niveau intermédiaire comme les infirmières ou les agents de police. « Entre 2014 et 2017, les fonctionnaires de niveau supérieur ont perçu en moyenne 2668 euros net mensuels, primes comprises avant impôt, contre 3508 pour les salariés du privé en CDI de même niveau de qualification comme les cadres et ingénieurs. Sur quarante ans de carrière, cette différence de 840 euros tous les mois équivaut à… 403.200 euros !  »

« Non seulement, concluent-ils, le projet de réforme du gouvernement est donc loin d’être égalitaire, mais il serait en outre dangereux pour l’avenir des services publics qui, de fait, parviendraient de moins en moins à susciter des vocations. A l’heure où le nombre de candidats au concours d’enseignement ne cesse de chuter, où les hôpitaux peinent à recruter et à fidéliser leurs personnels, la perspective de cette dégradation est susceptible de porter un nouveau coup – et cette fois vraiment majeur – à la qualité des services publics. »

4. Les perdants de la pénibilité

Pour Frédéric Sève, « le critère de réussite (en matière de prise en compte de la pénibilité) est le retour des quatre facteurs supprimés (en 2017 par rapport à ceux mis en place dans la réforme des retraites de 2013) [...] Il faut poser le rapport de force, convaincre et mobiliser. Le thème de la pénibilité du travail, conclut Frédéric Sève, a jusqu’à maintenant été écrasé par ceux qui ne parlent que de l’âge pivot ou du retrait. Mais c’est une question prégnante pour les travailleurs, elle fait donc son chemin dans l’opinion publique et les médias. »

Pourquoi alors accepter que la charrue de la loi soit placée devant les bœufs de la négociation sur la pénibilité, alors que, comme l’a analysé Henri Sterdyniak, le cadre que fixe le projet de loi pour sa prise en compte est extrêmement restrictif et régressif par rapport au système actuel. En particulier pour les salariés de la fonction publique. « L’article 28 permet un départ à 60 ans pour les salariés à carrière longue (ayant travaillé une année avant 20 ans et ayant cotisé pendant 42 ans au moins), mais le taux plein ne leur sera accordé qu’à 62 ans. L’article 30 permet un départ à 62 ans à taux plein des salariés reconnus inaptes. L’article 32 étend aux fonctionnaires et aux salariés des régimes spéciaux le compte pénibilité ou C2P (Compte professionnel de prévention) […] Au mieux, les salariés pourront partir à 60 ans (avec décote), à 62 ans au taux plein. » En bref, les travailleurs ayant des conditions de travail pénibles ne pourront pas partir avant 62 ans sans décote.

Aux dernières nouvelles, la CDFT « va être épaulée par des économistes, comme Jean Pisani-Ferry et Philippe Aghion, qui furent proches du président durant la campagne présidentielle ». Ils ont, parait-il, inspiré la réforme structurelle du gouvernement, mais ils ne reconnaîtrait pas leur enfant. Cela va tout changer, c’est sûr !

 

Bernard Marx

Publié le 27/01/2020

Retraites : le Conseil d'Etat étrille le gouvernement

 

Par Lilian Alemagna — (site liberation.fr)

 

Manque de «précision», projections économiques «lacunaires»... Dans son avis rendu public ce vendredi, la plus haute juridiction administrative estime en outre ne pas avoir eu «les délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique».

  • Retraites : le Conseil d'Etat étrille le gouvernement

Voilà qui ne va pas arranger les affaires du gouvernement. A peine a-t-il fait adopter ce vendredi en Conseil des ministres ses deux projets de loi destinés à créer un régime universel de retraite par points que le Conseil d’Etat, dans son avis publié ce même jour dézingue la manière dont l’exécutif a bouclé ces deux textes qui doivent être examinés à partir du 3 février à l’Assemblée nationale. La majorité comptait dans les prochains jours s’appuyer sur l’imposante étude d’impact (plus de 1000 pages) pour enfin apporter des chiffres et convaincre du caractère «massivement redistributif» de cette réforme, elle va devoir, ces prochains jours, répondre au jugement de la plus haute instance administrative française, pourtant peu connue pour sa rébellion…

Cette fameuse «étude d’impact»? Elle est jugée «insuffisante» pour «certaines dispositions», ne répondant pas «aux exigences générales d’objectivité et de sincérité» et manquant de «précision», pour notamment – et ce n’est pas rien – «vérifier que cette réforme est financièrement soutenable». «Le Conseil d’Etat constate que les projections financières ainsi transmises restent lacunaires et que, dans certains cas, cette étude reste en deçà de ce qu’elle devrait être», peut-on lire dès les premières pages de l’avis. Et les magistrats de poursuivre : «Il incombe au gouvernement de l’améliorer encore avant le dépôt du projet de loi au Parlement, poursuivent les magistrats, en particulier sur les différences qu’entraînent les changements législatifs sur la situation individuelle des assurés et des employeurs, l’impact de l’âge moyen plus avancé de départ à la retraite […] sur le taux d’emploi des seniors, les dépenses d’assurance-chômage et celles liées aux minima sociaux». Rien que ça.

Soufflante

Par ailleurs, si les juges administratifs se félicitent des longues «concertations» menées depuis le printemps 2018, ils regrettent l’«urgence» des avis demandés aux différents organismes compétents en la matière et se couvrent en cas d’inconstitutionnalité du texte. Selon eux, l’empressement du gouvernement à vouloir leur avis en trois semaines pour présenter ces projets de loi en Conseil des ministres cette semaine, ainsi que les nombreux ajouts en cours de route n’ont «pas mis à même (le Conseil d’Etat) de mener sa mission avec la sérénité et les délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique de l’examen auquel il a procédé». «Cette situation est d’autant plus regrettable, poursuivent-ils, que les projets de loi procèdent à une réforme du système de retraite inédite depuis 1945 et destinée à transformer pour les décennies à venir un système social qui constitue l’une des composantes majeures du contrat social». En langage juridique, c’est bel et bien une soufflante.

Le Conseil d’Etat torpille au passage le slogan présidentiel («chaque euro cotisé ouvre les mêmes droits pour tous») : cet «objectif […] reflète imparfaitement la complexité et la diversité des règles de cotisation ou d’ouverture de droits définies par le projet de loi». Il doute également de la «lisibilité» revendiquée par le gouvernement puisque «le choix d’une détermination annuelle de chacun des paramètres du système […] aura pour conséquence de limiter la visibilité des assurés proches de la retraite sur les règles qui leur seront applicables». Enfin, il raye carrément l’engagement que comptait prendre le gouvernement dans ce texte d’une promesse de revalorisations des enseignants et des chercheurs pour qu’ils ne figurent pas dans le camp des perdants de cette réforme. «Sauf à être regardées, par leur imprécision, comme dépourvues de toute valeur normative, ces dispositions (sont) contraires à la Constitution». Au revoir…

«Le projet de loi ne crée pas un régime universel»

Autre risque constitutionnel : le trop-plein d’ordonnances (29 en tout). «S’en remettre» à un tel instrument pour définir des «éléments structurants du nouveau système de retraite fait perdre la visibilité d’ensemble qui est nécessaire à l’appréciation des conséquences de la réforme», disent les juges. Plus embêtant encore pour le gouvernement, l’institution bat en brèche l’idée d’un grand soir de l’universalité : «Le projet de loi ne crée pas un "régime universel de retraite" qui serait caractérisé, comme tout régime de sécurité sociale, par un ensemble constitué d’une population éligible unique, de règles uniformes et d’une caisse unique». Aïe… Si le gouvernement crée bien le même système pour les salariés du public et du privé, il maintient à l’intérieur «cinq régimes» (salariés; fonctionnaires, magistrats et militaires; salariés agricoles; non-salariés agricoles; marins) et «à l’intérieur de chacun de ces régimes créés ou maintenus», il met en place des «règles dérogatoires à celles du système universel».

L’exécutif va donc devoir bien mieux «justifier» pourquoi il garde ces «différences de traitement […] entre assurés relevant du système universel de retraite et rattachés, le cas échéant, à des régimes distincts». En tout cas, les navigants aériens qui pensaient avoir sauvé leur caisse complémentaire pour financer des départs anticipés sont rattrapés par le principe d’égalité : elle «serait ainsi la seule à bénéficier d’une compensation apportée par les ressources du système universel afin de financer à l’avenir des avantages de retraites propres», fait remarquer le Conseil pour qui «aucune différence de situation ni aucun motif d’intérêt général ne justifi(e) une telle différence de traitement». Conclusion : «Elle ne peut être maintenue dans le projet de loi.»

Le gouvernement pourra néanmoins se rassurer en se disant que le nouvel «âge d’équilibre» qu’il compte instituer, le fonctionnement «en points» proposé, les durées de transitions définies, la fin des régimes spéciaux, les droits familiaux, les mécanismes de réversion ou encore les compétences offertes à la future «gouvernance» dirigée par les partenaires sociaux devraient – sauf surprises – passer sans problème le cut du Conseil constitutionnel. A condition de résister aux oppositions parlementaires qui, elles, vont se nourrir des arguments du Conseil d’Etat pour réclamer un report ou l’abandon de cette réforme.

 

Lilian Alemagna

Publié le 26/01/2020

L’inattendu monsieur Martinez

 

Par Pierre Jacquemain (site regards.fr)

 

Il fait peur aux puissants. Il redonne envie aux jeunes de se mobiliser. Il pense un mouvement syndical social, féministe, antifasciste et écologiste. Le patron de la CGT, bien porté par la mobilisation contre la réforme des retraites, est celui qui, à gauche, incarne l’opposition à Emmanuel Macron.

L’affiche est sombre. Bras croisés, visage fermé. La colère se lit sur le visage du patron de la CGT. Philippe Martinez a ruiné la France. Ou plutôt la CGT a ruiné la France. Cette affiche, cette Une de l’hebdomadaire Le Point, a été diffusée dans toute la France, sur les panneaux publicitaires de la plupart des kiosquiers. Il y a plus de dix ans, on a quitté la France de Nicolas Sarkozy dans laquelle « quand il y [avait] une grève, personne ne s’en [apercevait] » pour assister au retour en force d’une CGT plus mobilisée que jamais et qui se voit. Rendez-vous compte : un homme, un syndicat et la France est ruinée. Comme l’indique le communiqué du SNJ-CGT : comment Le Point a ruiné le journalisme ? Misère des temps, voici le monde syndical – singulièrement celui de la CGT – dépeint par tous les clichés.

Pourtant, derrière les images un peu trop faciles du prolo à la moustache, on découvre aujourd’hui un Philippe Martinez là où on ne l’attendait pas. Inattendu. Parce qu’il n’est pas l’homme que l’on croit. Celui que l’on voudrait enfermer dans la seule contestation. Le dogme. La poussière des vieilles centrales syndicales. Le monde du travail a changé et Martinez tente de raccorder le syndicalisme à ce nouveau monde. Celui du XXIème siècle. Déjà pendant la loi Travail, dites loi El Khomri, alors que la CGT battait le pavé, Philippe Martinez arpentait les places publiques investies par Nuit debout. Le cégétiste n’hésitait pas à prendre sa part aux débats. Et contrairement à d’autres leaders politiques ou syndicaux, Martinez jouait le jeu : « On l’a vu patienter jusqu’à plus d’une heure pour prendre son tour de parole », souffle l’une des initiatrices des débats parisiens.

Philippe Martinez est à l’écoute. La députée communiste Elsa faucillon, dans La Midinale de Regards, confirme : « Il est dans le coup, Philippe Martinez. Il est à l’écoute de ce qui bouge dans la société. » Les récents événements lui donnent raison. S’il a été critiqué – comme beaucoup à gauche – pour son regard méfiant et distant vis-à-vis du mouvement des gilets jaunes, le secrétaire général de la CGT déclarait à Regards quelques jours seulement après le lancement de leur mobilisation : « Il y a des possibilités de faire des choses ensemble, évidemment s’ils sont d’accord parce qu’on n’est pas là pour récupérer leur mouvement. Mais il y a des choses possibles. » Et d’ajouter : « La CGT doit s’ouvrir. La CGT doit être présente partout où il y a des travailleurs, qu’ils aient du travail ou pas, qu’ils soient en activité ou à la retraite. »

Martinez, jeune, féministe et antifasciste...

Il est sur tous les fronts Martinez. Et il parle à tout le monde. À commencer par la jeunesse. Si la défiance du monde syndical touche l’ensemble de la population, les jeunes semblent être une priorité pour le cégétiste. Pas facile, pourtant, de toucher une population jeune quand elle est éloignée du monde du travail. La plupart des emplois occupés par les jeunes sont de plus en plus précaires ce qui, souvent, les dissuadent de se syndiquer. Ça n’est sans doute pas la seule raison mais il est certain qu’un CDD, un contrat d’intérim ou l’auto-entrepreneuriat n’incite ni n’invite vraiment à l’engagement syndical. Et Martinez le reconnaît volontiers. Comme ce matin-là, sur France Culture : « On doit renouer les liens avec la jeunesse : on doit aller débattre dans les universités, il faut aussi que les étudiants viennent débattre dans les entreprises. On a des efforts à faire de ce côté-là. »

Martinez veut aussi incarner un syndicalisme féministe. Et il y a du boulot, comme l’indique le cinquième épisode du podcast « Au turbin ! », hébergé par Regards, consacré aux femmes dans les syndicats : « Faire sa place dans le monde des moustachus reste encore difficile pour les femmes », indique la sociologue du travail et créatrice du podcast, Amandine Mathivet. #MeToo, Balance ton porc, la ligue du LOL, bien des mouvements sont passés par là. La réalité socio-économique des femmes dans l’entreprise est une bataille centrale. Et le patron de la CGT l’a bien compris. Il en a fait l’un de ses principaux arguments contre la réforme des retraites en martelant la nécessité de faire appliquer la loi sur l’égalité salariale entre les hommes et les femmes pour engendrer de nouvelles recettes dans les caisses de retraites. Pas étonnant non plus que la CGT, sous la houlette de Sophie Binet, ait initiée avec d’autres organisations féministes un meeting consacré exclusivement aux conséquences de la réforme des retraites sur les femmes.

Autre fait marquant dans la figure de Martinez, bien que moins étonnant : son combat contre l’extrême droite. Il se place bien au-delà des calculs politiques de ceux qui expliquent qu’une partie de l’électorat populaire, autrefois encarté au PCF et/ou à la CGT, auraient rejoint les rangs de Marine Le Pen. Martinez est sans ambiguïté. Il ne lâche rien. Il s’engage auprès des travailleurs sans-papiers. Signe des appels. Il avait d’ailleurs signé l’appel pour l’accueil des migrants. Il y a de la combativité et de la constance chez le patron de la CGT qui ne voit pas de lutte possible sans solidarité de l’ensemble des travailleurs – travailleurs immigrés ou étrangers compris. Il n’y a à ce titre, pour lui, pas de défense des travailleurs sans combat contre le racisme et la xénophobie. Invité sur LCI à commenter un propos relativement élogieux de Marine Le Pen sur les cégétistes en grève, Martinez répond sèchement : « Le jour où je validerai ses propos, il faudra m’exclure de la CGT. C’est clair ce que je dis ? Je n’ai aucun autre commentaire à faire. » Circulez.

... et écolo !

L’autre évolution – si ce n’est révolution – prise par la CGT de Martinez s’est faite récemment en faveur du climat et du réchauffement climatique. On sait notamment l’attachement du syndicat cégétiste au nucléaire. Dans le secteur de l’énergie, les résultats électoraux de la CGT y sont très importants. Pour un syndicat fragilisé – la CFDT ayant pris à la CGT la place de premier syndicat en France –, Martinez pourrait se contenter – sans jeu de mot – du minimum syndical. Pourtant, il signe des tribunes avec des militants écologistes, s’engage dans les marches pour le climat, participe à des conférences. Le week-end dernier, fait inédit, Martinez a engagé des discussions pour « un plan rouge et vert » aux côtés d’organisations comme Attac, Greenpeace ou encore Oxfam.

Enfin Martinez ne parle pas seul. Les porte-voix sont nombreux et, sans doute aidé par la multiplicité des chaînes d’info en continue, ils ont permis d’imposer de nouveaux visages, parmi lesquels de nombreuses femmes : Catherine Perret, chargée de la réforme des retraites ; Sophie Binet, co-secrétaire générale de l’UGICT-CGT ; ou encore Céline Verzeletti, membre du bureau confédéral de la CGT, pour ne citer qu’elles. Ce renouvellement s’accompagne aussi d’un coup de communication soigné et qui a fait beaucoup parler de lui. La campagne de communication de la CGT autour de la réforme des retraites a été particulièrement saluée et partagée sur les réseaux sociaux – même si la CGT reste peu en pointe sur un réseau social comme Twitter par exemple.

À ceux qui accusent Martinez d’être sous pression de la base cégétiste, le patron de la CGT répond qu’il est à l’écoute de tous. L’obsession de Martinez : l’élargissement des fronts de lutte. Chez les militants, parmi les cheminots notamment, beaucoup voudraient voir leur leader en appeler au grand soir. « La grève générale ne se décrète pas », lance-t-il souvent. Pas de grand soir mais des manifestations réussies. Le déferlement du million de manifestants dans les rues de France, c’est lui pour une large partie. La CGT a bel et bien repris des couleurs. Le style et la voix de Martinez y sont pour beaucoup. Il est, dans cette période de grande mobilisation, celui qui incarne sans doute le mieux à gauche l’opposition à Emmanuel Macron. Il fait autorité.

Dans l’attente d’un relais politique

Reste la question de l’alternative politique aux mobilisations sociales que traverse le pays depuis de nombreux mois, si ce n’est depuis des années. Si ça n’est pas le rôle ni l’ambition de la CGT – la Charte d’Amiens ayant marqué une frontière assez nette entre syndicats et partis politiques –, Philippe Martinez compte bien y prendre sa part. C’est un fait nouveau. Et un signal majeur envoyé aux forces politiques tournées vers le progrès social et l’émancipation. Le leader de la CGT s’affiche volontiers à la Fête de l’Humanité, au lancement du Big Bang des députés Clémentine Autain (LFI) et Elsa Faucillon (PCF) ou encore plus récemment – comme rappelé plus haut – aux côtés de Cécile Duflot (Oxfam), Jean-François Julliard (Greenpeace) et Aurélie Trouvé (Attac). Inattendu. Inédit voire.

La bataille, ou plutôt les batailles, de la CGT sont loin d’être gagnées. Mais Philippe Martinez a d’ores et déjà imposé un style. Il semble même s’être fixé une feuille de route. Elsa Faucillon voit dans la démarche de Martinez une démarche similaire aux initiatives prises par Laurent Berger et Nicolas Hulot il y a quelques années – lorsqu’ils avaient lancé leur « pacte social et écologique » nourrit de 66 propositions. La même démarche mais sur un axe plus gauche de gauche compatible :

« J’avais été impressionnée par la tribune de Laurent Berger et de Nicolas Hulot et quelque part, je me disais que le défi c’était de réussir à faire la même chose sur un pôle social/écolo qui permet d’être sur les aspirations sociales, écologiques, démocratiques […] et ce que disent les signataires de l’appel. Martinez et d’autres responsables associatifs sont prêts. »

Martinez a fait plus d’un pas en ce sens. Reste à savoir si la gauche politique – celle qui appelle, de Mélenchon à Bayou en passant par Roussel et Besancenot, à un rassemblement large des forces sociales, écologistes, politiques et intellectuelles –, saura saisir l’opportunité de cette main tendue. Il serait peut-être temps.

 

Pierre Jacquemain

Publié le 25/01/2020

Comment vont être calculés vos droits au chômage à partir du 1er avril  ?

 

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

 

Une nouvelle salve de mesures de la réforme de l’assurance chômage va bientôt entrer en vigueur. Cinq mois après les changements liés à l’ouverture des droits, c’est cette fois le mode de calcul des allocations chômage qui va être modifié. Et ça va faire mal… en particulier pour les plus précaires. À quoi devez-vous vous attendre exactement ? Quelles sont les mesures déjà en vigueur ? Rapports de force fait le point pour vous.

Que va-t-il se passer à partir du 1er avril ?

Les personnes qui s’inscriront à Pôle emploi et qui auront alterné des périodes de travail et d’inactivité vont subir une baisse conséquente de leurs allocations chômage, en comparaison avec ce qu’elles auraient perçu sous l’ancienne convention.

Exemple

Lucie est saisonnière. Elle s’inscrit à Pôle emploi le 15 avril 2020.

Elle vient de terminer un CDD de huit mois dans une station de ski, rémunéré 1500 € brut.

Auparavant, dans son passé professionnel, elle avait eu un CDD de 4 mois dans une station balnéaire, entre juin 2018 et octobre 2018, également rémunéré 1500 € brut.

Sous l’ancienne convention, Lucie aurait perçu 925 € d’allocation chômage mensuelle.

Avec les nouvelles règles, elle n’en percevra plus que 613 €.

Pourquoi une telle différence ?

À partir du 1er avril, le salaire journalier de référence (SJR), sera calculé différemment. Le SJR est central : c’est lui qui détermine le montant de l’allocation chômage. Pour l’obtenir, Pôle emploi prend actuellement en compte tous les salaires bruts perçus par le demandeur d’emploi dans les douze mois précédant sa dernière fin de contrat de travail. Ce montant est ensuite divisé par le nombre de jours travaillés sur cette période. C’est sur ce point que va intervenir le premier changement fondamental de calcul.

À partir du 1er avril, la division se fera avec l’ensemble des jours de la période (les jours calendaires) qu’ils aient été travaillés ou non. De quoi faire sacrément baisser le SJR pour les personnes qui ont eu des périodes de travail fractionnées (des alternances entre chômage et emploi). Pire, ce ne seront plus les douze mois précédant la fin du dernier contrat qui seront pris en compte, mais une nouvelle période de référence « individualisée » qui pourra s’étaler sur 24 mois (et même 36 mois pour les plus de 53 ans).

En clair : Pôle emploi regardera dans le rétroviseur de votre passé professionnel et ira poser deux marqueurs. Le premier marqueur sera le premier contrat de travail identifié dans les 24 mois précédents. Il sera le début de votre période de référence. Le second marqueur (le dernier jour du dernier contrat) en sera la fin.

Reprenons le cas de Lucie : elle s’inscrit le 15 avril 2020. Que s’est-il passé pour elle ces 24 mois derniers mois, soit depuis le 15 avril 2018 ?

Dès juin 2018, elle a eu un contrat de travail. Son premier marqueur est donc posé : le CDD de 4 mois va être pris en compte. Son dernier contrat de huit mois s’achève lui en avril 2020. C’est le marqueur de fin. Au total, sa période de référence individualisée dure donc 22 mois, soit 669 jours au total (calendaires). La nouvelle période prise en compte (plus longue) ainsi que la division en jours calendaires et non plus uniquement travaillés fait s’effondrer le montant de l’allocation de Lucie.

Outre les saisonniers et intérimaires, cette nouvelle règle va aussi avoir un impact sur les nouveaux entrants sur le marché de travail.

Exemple

Antoine est a obtenu son diplôme en septembre 2019. Après ses études, il a signé un CDD de six mois, plutôt bien rémunéré. Son contrat se termine en mai et il s’inscrit à Pôle emploi. Avec l’ancienne réglementation, seul le salaire issu de ce CDD aurait été pris en compte pour calculer son allocation chômage, car Antoine n’a pas eu d’autre emploi dans les 12 derniers mois. En revanche, il a eu un job étudiant de deux mois à l’été 2018. Avec la nouvelle réglementation, ce contrat étudiant devient donc le premier marqueur de sa période de référence individualisée. Et fait baisser le montant de son allocation chômage ! Par contre, la durée pendant laquelle il pourra utiliser ses droits est de fait considérablement allongée. Une allocation plus basse… pendant plus longtemps. Maigre consolation. Et outil de communication de l’exécutif qui vante une durée indemnisation rallongée.

Le 1er avril prochain, je serai déjà inscrit à Pôle emploi et indemnisé. Mon allocation va-t-elle subitement diminuer ?

Non, si vous avez déjà des droits ouverts, votre allocation chômage ne changera pas. Vous resterez, jusqu’à épuisement de vos droits, sous le régime de la convention d’assurance chômage 2017. Et donc, avec le même montant d’allocation chômage.

Les plus précaires seront-ils les premiers touchés par la réforme ?

Avec ce nouveau mode de calcul et ce changement de période de référence, ceux qui auront travaillé de façon continue avant de s’inscrire à Pôle emploi ne seront pas impactés. En revanche, les personnes qui alternent périodes de chômage et de travail verront effectivement leurs allocations fondre par rapport à ce qu’elles auraient perçu avant la réforme. Selon les projections de l’Unédic (voir tableau ci-dessous), le gestionnaire de l’assurance chômage, une personne qui a travaillé entre 25 % et 49 % du temps sur sa période de référence pourra voir son allocation diminuer… de moitié !

 

De la même manière, ces « permittents » auront plus de difficultés à cumuler des allocations chômage et un salaire, issu de l’activité réduite. Le mode de calcul pour déterminer le complément versé par l’assurance chômage ne changera pas. Il est le suivant : vous prenez 70 % de votre rémunération brute. Et vous retranchez le résultat à votre allocation chômage.

Comme le salaire journalier de référence baisse, il entraîne logiquement une baisse de l’allocation et donc… du montant versé en complément. Voire, empêche tout complément. C’est l’effet domino.

Exemple :

Avant la réforme

Patrice a droit à 500 € d’allocation chômage par mois. Il cherche du travail et on lui propose une mission, en intérim, rémunérée 400 €.

Faisons le calcul : 70 % de 400 € = 280.

Puis : 500 – 280 = 220

Patrice a donc droit à 220 € de complément, versé par Pôle emploi.

Au total, il percevra donc à la fin du mois 620 €. De quoi encourager la reprise d’une activité, même réduite. Patrice, grâce à cette mission, gagne légèrement plus que s’il n’avait pas du tout travaillé.

Après la réforme

Patrice a eu une activité fractionnée avant d’ouvrir des droits au chômage. Comme on l’a vu précédemment, cela a un impact direct sur le calcul de son salaire journalier de référence (SJR) et donc, sur le montant de son allocation. Patrice a désormais droit à 250 € d’allocation mensuelle. Il cherche du travail et on lui propose une mission, en intérim, rémunérée 400 €.

Faisons le calcul : 70 % de 400 € = 280.

Comme il perçoit seulement 250 € d’allocation, Patrice n’a plus droit à un complément.

Parlons des premières mesures de la réforme, en vigueur depuis le 1er novembre. Qu’est-ce qui a changé ?

Depuis cette date, il faut avoir travaillé plus longtemps pour ouvrir des droits au chômage. Précisément 6 mois sur une période de référence de 24 mois. Auparavant, 4 mois de travail (sur une période de 28 mois) étaient suffisants. Cela concerne donc tous les contrats de travail qui se terminent après le 1er novembre 2019.

Quelles sont les conséquences de cette réforme sur les demandeurs d’emploi ?

Exemple : Camille a signé un CDD de 5 mois le 15 octobre 2019. Ce contrat se terminera le 15 mars 2020. Elle ne pourra pas ouvrir de droits, car elle n’aura pas atteint les 6 mois nécessaires depuis le 1er novembre. Sa demande d’allocation sera donc rejetée.

Mes droits arrivent bientôt à épuisement, comment vais-je pouvoir les recharger ?

Auparavant, un mois de travail (150 heures) suffisait pour recharger de nouveaux droits. Depuis le 1er novembre, il faut également justifier d’une affiliation au moins égale à 6 mois pour en bénéficier.

Exemple

Camille était en fin de droit. Elle a trouvé un CDD de 5 mois le 30 août. Le contrat se termine le 30 janvier et elle demande le rechargement de ses droits. Or, depuis le 1er novembre, elle n’a pas travaillé 6 mois, mais près de 3 mois. Son rechargement est donc impossible. Si son contrat s’était achevé le 30 octobre, elle y aurait eu droit.

Quelles sont les conséquences de cette réforme sur les demandeurs d’emploi ?

L’étude d’impact menée par l’Unédic est saisissante. Entre novembre 2019 et octobre 2020, le gestionnaire de l’assurance chômage estime que :

– Environ 710 000 personnes seront concernées par la réforme des conditions d’ouverture de droit, soit 27 % des ouvertures de droit sur cette période.

– 200 000 personnes n’ouvriront plus de droit au cours de la 1 ère année, car elles n’atteindront pas les 6 mois de travail nécessaires pour ouvrir un droit

– 210 000 ouvriront un droit, mais plus tard (avec un retard de 5 mois en moyenne).

– 300 000 verront la durée de leur droit diminuer.

Publié le 24/01/2020

Retraites. Le temps de la répression contre les grévistes

 

Cyprien Boganda (site humanite.fr)

 

Entretiens disciplinaires, intimidations, gardes à vue… Les salariés mobilisés contre la réforme des retraites accusent les directions d’entreprise de ne pas respecter le droit de grève, avec le soutien du gouvernement.

La direction aurait probablement préféré que ces entretiens se déroulent à l’abri des regards. Au lieu de ça, la journée s’est transformée en meeting politique improvisé, avec barbecue fumant et prises de parole. Le 13 janvier, trois salariés grévistes de la RATP étaient convoqués au dépôt de bus de Vitry (Val-de-Marne) pour un entretien disciplinaire « préalable à sanctions ». Alertées par la CGT, plusieurs personnalités de gauche ont fait le déplacement ce jour-là, dont Fabien Roussel (PCF) ou Jean-Luc Mélenchon (FI). Selon l’un des comptes rendus d’entretien, que nous avons consultés, les faits reprochés se sont produits le matin du 10 décembre, lors du blocage quotidien du dépôt de bus. Les grévistes sont accusés d’avoir « entravé la libre circulation des autobus (…), retardant de deux heures la sortie des premiers bus » et d’avoir « entravé la liberté de travailler de plusieurs salariés machinistes non grévistes et exercé des pressions anormales sur ces derniers ».

Au moins 120 enquêtes internes diligentées par la RATP

François, mécanicien convoqué par la direction, donne sa version des faits : « Nous étions 150 personnes à reprendre en chœur une chanson du rappeur Vegedream, la Fuite, en direction des conducteurs qui sortaient du dépôt. Ce morceau tourne pas mal sur les piquets de grève. À un moment, un conducteur a ouvert sa fenêtre et nous a insultés. Quelques noms d’oiseaux ont été échangés, mais le conducteur n’a même pas fait de rapport dans la foulée… Pour moi, la direction cherche à décourager les fortes têtes. »

Après la convocation, la direction dispose d’un mois pour notifier aux grévistes la sanction éventuelle. Les trois salariés pourraient alors « passer au tapis vert », comme on dit dans le jargon fleuri de la RATP, c’est-à-dire se retrouver devant la commission de discipline, située près de Bercy.

En tout, la CGT fait état d’au moins 120 enquêtes internes diligentées par la RATP depuis le début du mouvement, ce qui constituerait un « record » historique. Le chiffre est réfuté par la direction de l’entreprise, qui ne souhaite pas communiquer sur le sujet. « On ne sait pas encore quelle attitude la direction va adopter, conclut un cadre de la Régie. Elle peut choisir de se montrer revancharde vis-à-vis des grévistes et multiplier les sanctions, ou bien, à l’inverse, de calmer le jeu. Les prochaines semaines vont être décisives. »

Deux filiales d’EDF multiplient les dépôts de plainte

Sur le terrain, de nombreux militants syndicaux évoquent un climat d’intimidation particulièrement pesant dans les entreprises les plus mobilisées contre la réforme des retraites. Dans certains cas, les consignes viennent d’en haut. Les coupures de courant effectuées par la CGT énergie depuis le début du mouvement ont donné lieu à une sortie martiale de la ministre Élisabeth Borne, fin décembre : « Je condamne très fermement et j’ai demandé aux dirigeants de RTE (transport d’électricité) et d’Enedis (ex-ERDF) de déposer plainte systématiquement. » Message reçu cinq sur cinq par les deux entreprises concernées, toutes deux filiales d’EDF, qui ont depuis multiplié les dépôts de plainte.

À l’autre bout de la chaîne, les convocations commencent à tomber. Guillaume Floret, secrétaire général du syndicat CGT énergie du Lot-et-Garonne, a été entendu par la police à Agen, hier matin. Visiblement, l’objectif des policiers était clair : obtenir des informations concernant la coupure de courant survenue pendant le match de rugby Agen-Toulouse, le 21 décembre 2019, qui avait plongé le stade dans le noir une quinzaine de minutes. « J’ai été convoqué en tant que responsable syndical du département, raconte Guillaume Floret. Les policiers m’ont demandé si je connaissais le nom des responsables de la coupure de courant. Sur le ton de la boutade, je leur ai dit que les deux responsables s’appelaient Emmanuel Macron et Édouard Philippe… »

Dans certains cas, les convocations débouchent sur des gardes à vue pour des motifs étonnants. Alexandre Pignon (CGT) explique avoir passé quatre heures en garde à vue, le 5 décembre 2019, pour avoir tagué les murs d’un bureau de poste à l’abandon à Perpignan. « Je suis poursuivi pour dégradations graves de bâtiment public, alors que nous avions écrit deux tags, explique-t-il. C’est complètement disproportionné. »

«Une volonté de faire passer les militants pour des voyous »

Tous les délégués de terrain interrogés le confirment : depuis quelques années, ce type de convocations se déroule dans une atmosphère de plus en plus tendue, pour des motifs les plus variés. Elles ont peu d’effet sur la motivation des plus endurcis, mais peuvent décourager les autres. Laurent Indrusiak, secrétaire général de l’UD CGT de l’Allier, appartient clairement à la première catégorie. « Depuis 2016, j’ai été convoqué quatorze fois au commissariat, recense-t-il avec calme. Cela peut être pour des manifestations non déclarées ou des entraves à la liberté de circuler. Cette répression est particulièrement marquée depuis la loi travail de 2016. Il y a vraiment une volonté de faire passer les militants syndicaux pour des voyous, mais cela ne nous fait pas froid aux yeux. En revanche, je croise des collègues qui me disent : “Quand on voit ce que tu subis, quand même… À ta place, on ne sait pas si on pourrait encaisser.” »

Chantage à l’avancement, pression orale et mise en concurrence

Gérald Le Corre, inspecteur du travail, note lui aussi un durcissement : « Le droit de grève existe bel et bien sur le papier, mais, dans un certain nombre d’entreprises, il n’est pas respecté. Cela passe rarement par des sanctions disciplinaires, car les employeurs ne sont pas idiots. Mais les directions disposent de nombreux leviers pour intimider les salariés : pressions orales, chantage à l’avancement, etc. » Elles peuvent également jouer sur la mise en concurrence des salariés d’un pays à l’autre, poursuit l’inspecteur du travail : « C’est particulièrement vrai dans la période actuelle, pour des secteurs tels que la métallurgie. Un patron pourra expliquer aux salariés d’un site que s’ils se mettent en grève, la fabrication des pièces se fera ailleurs, sur un site concurrent… »

 

Cyprien Boganda

Publié le 23/01/2020

Contre « la-démocratie »

 

par Frédéric Lordon, (site blog.mondediplo.net)

 

Quand Agnès Buzyn annonce aux personnels hospitaliers cette formidable innovation dont elle leur fait la grâce : des postes de beds managers, à quoi avons-nous affaire ? Plus exactement à quel type d’humanité ? Car nous sentons bien que la question doit être posée en ces termes. Il faut un certain type pour, après avoir procédé au massacre managérial de l’hôpital, envisager de l’en sortir par une couche supplémentaire de management — le management des beds. Mais bien sûr, avant tout, pour avoir imaginé ramener toute l’épaisseur humaine qui entoure la maladie et le soin à ce genre de coordonnées. Comme tout le reste dans la société.

Mais voilà, de la même manière qu’elle pourrait dire qu’elle n’est pas à vendre, la société aujourd’hui dit qu’elle n’est pas à manager. Et que le retrait de l’âge-pivot qui a si vite donné satisfaction à tous les collaborateurs ne fera pas tout à fait le compte.

Mais qui sont ces gens ?

Le jet des robes d’avocats, des blouses de médecin, des cartables de profs, des outils des artisans d’art du Mobilier national, mais aussi les danseuses de Garnier, l’orchestre de l’Opéra, le chœur de Radio France, ce sont des merveilles de la politique contre le management des forcenés — génitif subjectif : ici les forcenés ne sont pas ceux qui sont managés mais ceux qui managent (lesquels par ailleurs pensent que les « forcenés », les « fous », comme tout le reste, sont à manager). De la politique quasi-anthropologique, où l’on voit, par différence, l’essence des forcenés qui managent et, à leur propos, surgir la question vertigineuse : mais qui sont ces gens ? Qu’est-ce que c’est que cette humanité-là ?

À Radio France, Sibyle Veil demeure comme un piquet, statufiée. Belloubet, elle, ne connaît qu’un léger décrochage de mâchoire inférieure, et la même inertie. Le directeur du Mobilier national choisit le déni massif de réalité, et continue son discours, comme les directeurs d’hôpitaux. Que se passe-t-il à l’intérieur de ces personnes ? Se passe-t-il seulement quelque chose ? Y a-t-il des pensées ? Si oui lesquelles ? En fait, comment peut-on résister au-dedans de soi à des hontes pareilles ? Que ne faut-il pas dresser comme murailles pour parvenir à se maintenir aussi stupidement face à des désaveux aussi terribles ? Comment ne pas en contracter l’envie immédiate de disparaître ? Comment continuer de prétendre diriger quand les dirigés vous signifient à ce point leur irréparable mépris ? Quel stade de robotisation faut-il avoir atteint pour ne plus être capable de recevoir le moindre signal humain ?

Et de nouveau : qui sont ces gens ? Qu’est-ce que c’est que cette humanité-là ?

À l’évidence, elle est d’une autre sorte. N’importe qui à leur place entendrait, et se retirerait aussitôt, définitivement, le rouge au front. Eux, non. Ils restent, pas la moindre entame. On imagine sans peine alors au sommet — Macron, Philippe : totalement emmurés. Logiquement, comment leur sorte pourrait-elle comprendre quoi que ce soit à la vie de l’autre — puisqu’elles n’ont tendanciellement plus grand chose en commun.

Par apprentissage, nous découvrons donc progressivement toutes les conditions de possibilité cachées de la démocratie, sans lesquelles il n’y a que « la-démocratie ». Le macronisme nous aura au moins fait apercevoir qu’il y faut un respect élémentaire du sens commun des mots — détruit avec l’effondrement délibéré de la langue : la langue du management. Nous savons maintenant qu’il y faut également une proximité des sortes d’humanité, et notamment un partage minimal de la décence.

La décence, ce sont les danseurs et danseuses de Garnier qui refusent le « privilège » d’être les dernières préservées au prix de l’équarrissage des générations qui viendront après — qui refusent tout simplement d’être achetées, réaction sans doute bien faite pour laisser interloqué le pouvoir macronien qui ne connaît que les ressorts les plus crasses de l’individualisme, ignore qu’on puisse leur échapper, leur opposer ceux de la solidarité, comme on oppose les valeurs de la création à celles de la marchandise. Et c’est comme un camouflet non seulement politique, mais moral, et presque anthropologique, dont ces jeunes gens lui font honte.

La décence, c’est aussi celle, poignante, d’Agnès Hartemann, chef de service à la Pitié, qui rend sa blouse car il n’y a plus rien d’autre à faire, et qui raconte comment elle s’est reprise de l’implacable devenir-robot dans lequel était en train de la jeter les managers de l’hôpital, ces gens de l’autre sorte d’humanité, Buzyn en tête, dont on se demande comment ils peuvent se regarder dans une glace après avoir entendu des choses pareilles. En réalité on sait comment ils le peuvent : comme l’histoire l’a souvent montré, les destructeurs organisent leur tranquillité d’âme en se soustrayant systématiquement au spectacle de leurs destructions — signification historique du tableur Excel qui, à l’époque des connards, organise la cécité, le compartimentage des actes et de leurs conséquences, et joue le rôle du pare-feu de confort en mettant des abstractions chiffrées à la place des vies.

Le « respect » ?

Comme de respect de la langue, de décence il n’y a donc plus la moindre trace depuis que le macronisme est arrivé au pouvoir. Toutes ces choses qui n’ont cessé d’être érodées décennie après décennie, ont été poussées à un stade de démolition terminale avec le macronisme. C’est pourquoi, ayant méthodiquement détruit les conditions de possibilité de la démocratie, ses plaintes quant aux atteintes à « la-démocratie » sont vouées à rendre le son creux de l’incompréhension des demeurés.

« Il faut retrouver le respect normal de base » ânonne Emmanuelle Wargon, qui enfile comme les perles les débilités pleines de bienveillance de « la-démocratie » — « on peut ne pas être d’accord », « mais le gouvernement a été élu », « si on n’est pas d’accord, on n’aura qu’à voter contre », « la prochaine fois », soit le fin du fin de la pensée Macron, ou plutôt Macron-Berger-Hollande-Demorand-Salamé-Joffrin-Barbier-Calvi-Elkrief-on arrête là, la liste serait interminable. Mais quel « respect normal de base » la sous-classe robotique des bed managers, et celle pire encore de leurs maîtres, pourraient-elles s’attirer ? Elles ont perdu jusqu’à la capacité de produire une réponse décente, élémentaire, à des protestations symboliques qui, par leur force, alarmerait n’importe quelle personne n’ayant pas complètement tué le fond de moralité en elle. Forcément, c’est autre chose qui vient à la place du « respect ».

« Personne ne devrait accepter que l’on s’en prenne à des élus parce qu’ils sont élus », blatère pendant ce temps Aurore Bergé, outrée par ailleurs que le roitelet ait été chassé des Bouffes du Nord par les gueux. Mais comment faire comprendre à Aurore Bergé qu’en première approximation, les députés ici ne sont pas poursuivis pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils font. Il faut quand même une innocence qui frise la maladie mentale pour imaginer que les gens vont laisser détruire leurs conditions d’existence, et même se laisser détruire tout court, sans contracter un jour l’envie de détruire ce qui les détruit.

« La France sombre sous la coupe d’une minorité violente » glapit Jean-Christophe Lagarde (1) qui, comme toujours la langue macronienne, dit totalement vrai, mais sans le savoir et par inversion projective : oui la minorité macronienne violente la société comme jamais auparavant, elle démolit les existences, y compris physiquement. Alors les existences décident qu’elles ne se laisseront plus faire, qu’elles ont longtemps donné à leur protestation la vaine forme de « la-démocratie », sont allées au bout du constat de ce qu’on pouvait en attendre, et en tirent maintenant les conséquences : elles passent la seconde.

Quand tout ce qui a pu être dit, puis crié, puis hurlé, depuis trois décennies, ne rencontre que le silence abruti et le mépris d’acier, qui alors pourra s’étonner que les moyens changent ?

Les « gilets jaunes » resteront historiquement comme le premier moment de la grande lucidité : à des pouvoirs sourds, rien ne sert de parler. Quand tout ce qui a pu être dit, puis crié, puis hurlé, depuis trois décennies, ne rencontre que le silence abruti et le mépris d’acier, qui alors pourra s’étonner que les moyens changent ? Lorsque des populations au naturel enclin à la tranquillité sont dégondées, c’est qu’on les a dégondées. Les dégondeurs souffriront donc les effets dont ils sont les causes.

On peut désormais le prédire sans grand risque de se tromper : Macron n’a pas fini d’être poursuivi, les ministres empêchés de vœux, ou de lancement de campagne, les députés LRM de voir leurs permanences peinturlurées, leurs résidences murées, puisque c’est, toutes tentatives « démocratiques » faites, le seul moyen avéré que quelque chose leur parvienne. Quant à ce qu’ils en feront, évidemment… En tout cas, on ne trouvera pas grand-chose à opposer à l’argument qui sert de base à ces nouvelles formes d’action : ils nous font la vie impossible ? On va leur faire la vie impossible.

Un politologue en poil de zèbre, pilier de bistrot pour chaînes d’information en continu (il les fait toutes indifféremment), s’inquiète bruyamment que « chahuter Macron, c’est s’attaquer aux institutions et à leur légitimité ». Tout juste. À ceci près qu’en réalité « les institutions » ont d’elles-mêmes mis à bas leur propre « légitimité ». Comment peut-on espérer rester « légitime » à force d’imposer à la majorité les intérêts de la minorité ? Même un instrument aussi distordu que les sondages n’a pu que constater le refus majoritaire, continûment réaffirmé, de la loi sur les retraites. C’est sans doute pourquoi le gouvernement, supposément mandaté par le peuple, s’acharne à faire le contraire de ce que le peuple lui signifie.

Car l’époque néolibérale est au gouvernement sadique. Si ça fait mal, c’est que c’est bon. Les forcenés ont même fini par s’en faire une morale : le « courage des réformes ». Une morale et une concurrence : Fillon, du haut de ses « deux millions et demi de personnes dans la rue » en 2010 traite Macron de petit joueur avec ses quelques centaines de milliers de « gilets jaunes ». Dans ce monde totalement renversé, violenter le plus grand nombre est devenu un indice de valeur personnelle. Pendant ce temps, ils ont de « la-démocratie » plein la bouche. On ne sait pas si le plus étonnant est qu’ils y croient ou qu’ils soient à ce point étonnés que les autres n’y croient plus. Mais qui pourra être vraiment surpris qu’après avoir jeté si longtemps des paroles de détresse, des appels à être entendus, puis des blouses, des robes et des cartables, il vienne aux violentés des envies de jeter d’autres choses ?

Les conseils de Raymond

Cependant, entre ceux qui ont le pouvoir et les armes et ceux qui n’ont rien, l’asymétrie distribue asymétriquement les responsabilités : que ce soit par la continuité de leurs abus, leur enfermement dans la surdité ou le déchaînement répressif, ce sont toujours les dominants qui déterminent le niveau de la violence. Regardons la société française, disons, il y a dix ans : qui aurait pu alors imaginer des formes d’action semblables à celles d’aujourd’hui ? La question est assez simple : que s’est-il passé entre temps ?

Il s’en est passé suffisamment pour qu’on puisse maintenant lire sur des affichettes des choses inimaginables, des choses comme : « Manu, toi tu retires ta réforme, et nous, quand tu devras t’enfuir, on te laissera 5 minutes d’avance », ou pour qu’on entende chanter dans les cortèges « Louis XVI, Louis XVI, on l’a décapité ! Macron, Macron, on peut recommencer ! ». Et pour que tout ceci soit en réalité très facile à expliquer.

Il ne sera pas judicieux d’écarter ces propos comme « extrémistes » et « peu significatifs » : les extrémités disent toujours quelque chose de l’état moyen. Et, même si c’est à distance, le centre de gravité du corps politique se déplace avec ses pointes. C’était bien d’ailleurs la grande leçon des « gilets jaunes » : « ça gagne ». Ça prend des couches de population qu’on aurait jamais vues faire ce qu’elles ont fait.

Maintenant, le verrouillage d’en-haut ne cesse de hâter les déplacements d’en-bas. Le Parisien commence-t-il à en éprouver de la panique ? Quand il titre « L’inquiétante radicalisation », il est voué à avoir raison en ayant tort. Comme d’habitude parce que la radicalisation première est celle de l’oligarchie qu’il accompagnera jusque dans la chute, mais aussi, presque logiquement, car il va y avoir une contradiction à parler de radicalisation, ou d’extrémisme quand c’est la masse qui entre progressivement dans un devenir-extrémiste — fut-ce d’abord par simple approbation tacite.

Le plus étonnant, cependant, est qu’il reste dans l’oligarchie des gens capables de dire des choses sensées

Le zèbre politologue ne manque pas lui aussi de s’en alarmer : « Il y a un aspect groupusculaire parce qu’on parle d’une poignée d’individus, mais il y a également un public pour ça, et là c’est plus inquiétant ». Et puis il voit aussi que « cette montée de la violence (…) inquiétante (…) n’est pas spécifique à la France ». Comment dire : lui aussi on le sent inquiet.

Au vrai, il n’a pas tort. Il n’a pas tort parce qu’en effet, « ça gagne ». En effet, « il y a un public pour ça ». Et le pire, c’est que le public, par rangées, est en train de monter sur la scène. De tous côtés d’ailleurs, il ne cesse d’y être encouragé. Directement par les robots qui signifient assez qu’il n’y a plus rien à faire avec eux, ni par la parole ni par les symboles. Indirectement quand, par un aveu transparent de « la-démocratie », Christophe Barbier explique sans ciller que « 43 % des Français [contre 56…] souhaitent cette réforme », que « c’est énorme » et que « ça veut dire que les Français sont profondément convaincus qu’il faut passer à la retraite par points » — la chose certaine étant que, quand ça lui viendra dessus, il ne comprendra toujours pas qu’à l’écouter, « les Français » ont été convaincus de tout autre chose.

Le plus étonnant, cependant, est qu’il reste dans l’oligarchie des gens capables de dire des choses sensées. Sensées, mais curieuses. Ainsi Raymond Soubie, cet artisan de l’ombre de toutes les déréglementations du marché du travail, qui avait laissé coi le plateau entier de C’dans l’air (où il a son rond de serviette) en expliquant, lors de la démolition Macron du code du travail, qu’en réalité on n’avait jamais vraiment vu les dérégulations du droit du travail créer le moindre emploi… En somme un art de tout dire. Raymond Soubie, donc : « Les manifestations lorsqu’elles ne dégénèrent pas n’ont pas tellement d’influence sur les gouvernements ». Soit : un constat d’évidence. Un aveu implicite. Et un conseil à méditer.

Frédéric Lordon

Publié le 22/01/2020

Briser le collectif

 

par Martine Bulard  (site monde-diplomatique.fr)

 

On connaissait le chiffre d’or des 3 % de déficit public maximum fixé par le traité de Maastricht ; on découvre le nombre fétiche de 14 % du produit intérieur brut (PIB) pour les retraites. Après avoir servi d’argument contre tout progrès social et économique pendant trente ans, le premier a été mis en cause par M. Emmanuel Macron lui-même — « un débat dépassé », a-t-il déclaré, dans un éclair de lucidité, à The Economist (7 novembre 2019). Pourtant, le président de la République, son gouvernement et leurs porte-voix s’empressent de brandir le second pour la réforme des retraites. Le montant des pensions du système par répartition, nous assurent-ils, ne doit pas dépasser son niveau actuel, et donc ce nombre fatidique. Pourquoi 14 %, et pas 15 %, ou 16 % ? Nul ne le sait.

À en croire le premier ministre Édouard Philippe et M. Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire aux retraites (démissionnaire), il s’agirait d’une « ligne rouge » à ne pas franchir, étant donné que nos voisins sont bien plus mal lotis. L’Allemagne, par exemple, n’y consacre que 10,1 % du PIB. Les « experts » oublient simplement de préciser que près d’un retraité allemand sur cinq (18,7 %) vit sous le seuil de pauvreté, contre 7,3 % en France.

Ce cliquet est d’autant plus discutable que le nombre de retraités va grimper de 2,5 millions pour dépasser 18,6 millions d’ici à 2035 ; ce qui, logiquement, devrait conduire à élargir la part des richesses nationales qui leur sont consacrées. À moins de diminuer les pensions en actionnant deux leviers : retarder l’âge de départ, réduire le niveau de ce que chacun va toucher par rapport à son salaire (le taux de remplacement). Le Conseil d’orientation des retraites (COR) ne s’en cache pas : « La pension moyenne de l’ensemble des retraités rapportée au revenu d’activité moyen [va] décroître. (…) Elle représenterait aux alentours de 49,8 % du revenu [en 2025], contre 51,4 % en 2018. La baisse serait ensuite plus prononcée : entre 47,1 % et 48 % (1). » On dépassait les 70 %, en moyenne, avant la première attaque contre les droits des retraités, il y a près de trente ans.

Dès 1991, l’homme-clé de la « deuxième gauche », Michel Rocard, avait montré la voie avec son Livre blanc sur les retraites, sur les recommandations insistantes de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui appelait à « réduire les dépenses de la protection sociale (2) ». En 1993, M. Édouard Balladur, devenu premier ministre, avait pris le relais. Depuis, la régression ne s’est jamais arrêtée : recul de l’âge officiel de départ (de 60 ans à 62 ans), augmentation du nombre de trimestres cotisés nécessaire pour avoir droit à une pension complète (161 trimestres, et jusqu’à 172 trimestres en 2035), calcul de la pension sur les vingt-cinq meilleures années de la carrière et non plus les dix meilleures pour le secteur privé, ralentissement de la progression de l’évolution de la valeur du point déterminant le niveau des retraites complémentaires, remise en cause progressive des droits des cheminots ou des agents de la Régie autonome des transports parisiens (RATP) — les fameux régimes spéciaux.

Si la réforme Macron-Philippe — la huitième — garde la même trajectoire, elle vise à franchir une étape décisive, pour en finir avec cette politique des petits pas. En effet, malgré ces multiples coups de boutoir, le système français demeure l’un des plus performants pour les ayants droit, et l’un des plus sûrs financièrement, car il échappe aux aléas des marchés. Les mouvements sociaux, menés notamment par les bénéficiaires des régimes spéciaux, ont permis de limiter les dégâts pour tous. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le pouvoir s’attaque à ces régimes, alors qu’ils ne concernent qu’à peine plus de 3 % des salariés. La création d’un système à points, avec un régime unique, permettrait de stopper ces oppositions bruyantes. Le montant de la pension — et ses éventuelles baisses — serait quasi automatique, résultat d’un simple calcul : le nombre de points acquis tout au long d’une vie de travail, multiplié par la valeur du point au moment du départ à la retraite. Les gestionnaires du système (les partenaires sociaux sous la responsabilité du Parlement) pourraient soit augmenter le coût du point (pour un même salaire, on en accumulerait moins), soit baisser le montant de chaque point acquis (avec le même nombre de points, on toucherait moins au moment de partir à la retraite). Le compte serait personnel. Chacun pourrait décider s’il veut partir avec une faible pension, ou travailler plus, ou payer une « surcomplémentaire » sous la forme de placements financiers. À condition d’en avoir les moyens… Ainsi, des perspectives s’ouvriraient enfin pour les fonds de pension (lire « BlackRock, la finance au chevet des retraités français »), alors que la France reste en queue de peloton dans ce domaine (deux fois moins de placements qu’au Royaume-Uni). Et chacun se retrouverait face à lui-même. « Tous les risques sont reportés sur les assurés. C’était cela la grande idée (3) », notait un expert suédois au moment du basculement du pays vers un système à points, en 2001.

Plus besoin d’annoncer, comme a dû le faire M. Philippe, un âge butoir, merveilleusement appelé « âge d’équilibre », et fixé à 64 ans. Un salarié verrait ses ressources réduites de 5 % s’il prenait sa retraite un an plus tôt, et même de 10 % s’il partait à 62 ans — soit une baisse, à vie, de près de 150 euros par mois (pour une pension moyenne de 1 472 euros). Une mesure qu’avait dénoncée, un jour de grande honnêteté, M. Macron (lire « Lucidité »). Avec le régime à points, la régression s’imposerait d’elle-même en faisant jouer une des variables. D’où la colère (très mesurée) du secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), M. Laurent Berger, qui propose de retirer la mesure afin d’« installer une nouvelle gouvernance et de la laisser être responsable de l’équilibre à court, moyen et long termes (4) ». Les pensions seraient ainsi amputées, mais en douceur.

Devant une telle offre, on se demande pourquoi le premier ministre s’obstinerait à maintenir son nouvel âge butoir. À moins qu’il n’y voie un intérêt politique (conforter sa droite), ou que la pression de la Commission européenne soit encore plus forte que celle de M. Berger. Chaque année, celle-ci examine le budget de l’État français. Or elle n’est pas du tout satisfaite : elle réclame des mesures fermes, dont l’« alignement de différents régimes de retraite des secteurs public et privé, [qui] pourrait réduire de plus de 5 milliards d’euros les dépenses publiques à l’horizon 2022 (5) ».

Tel est, au fond, l’objectif financier de cette réforme. Pour faire accepter son projet, le pouvoir met en avant les injustices du système actuel, notamment pour les précaires. Mais on ne voit pas pourquoi ce système, fondé sur des annuités, empêcherait de prendre en compte l’emploi très partiel. Actuellement, il faut cent cinquante heures de travail pour faire valoir un trimestre ; on pourrait en réclamer beaucoup moins et surtout lutter contre ces contrats courts. De surcroît, en calculant le montant des droits sur l’ensemble de la carrière — et non plus sur les vingt-cinq meilleures années pour le privé, ou en prenant 75 % du dernier traitement (hors primes) dans la fonction publique —, le nouveau système pénaliserait précisément les personnes ayant eu une carrière en dents de scie, ou un petit salaire au début de leur vie professionnelle. Ainsi, même avec le bonus prévu par M. Philippe (5 % dès le premier enfant), toutes les femmes, ou presque, seraient perdantes, selon l’Institut de la protection sociale (IPS) (6). En revanche, la garantie d’une pension de 1 000 euros, puis de 85 % du smic, est d’autant plus appréciable que la disposition date de… 2003, mais n’a jamais été appliquée. Toutefois, la mesure ne concerne que les personnes ayant une carrière complète, et on ne sait pas combien il faudrait détenir de points pour y avoir droit. Les autres risquent de devoir travailler plus ou se contenter de moins.

Telle est la philosophie essentielle de ce projet : briser les droits collectifs, valoriser l’individualisme. Le principe est porté jusqu’à la caricature pour les enseignants, tous perdants. Ainsi, les professeurs des écoles verraient leur pension amputée de 300 à 600 euros par mois, selon les syndicats. Si le ministre des finances a promis de débloquer 400 à 500 millions d’euros en guise de compensation dès 2021 — soit entre 32 et 35 euros par mois et par enseignant… —, M. Philippe a accompagné cette annonce d’un vaste projet de « reconstruction des rémunérations, des carrières et des organisations du travail » au cours de la prochaine décennie. Avec la réforme du bac et ses multiples options, plus besoin d’avoir des équipes soudées, attachées à un établissement et à un projet pédagogique. Certains enseignants peuvent devenir des prestataires de services, donnant des leçons ici ou là. Pas étonnant que le gouvernement envisage de ne verser les primes qu’aux enseignants « acceptant de changer régulièrement d’établissement (7) ». Dès lors qu’on individualise le parcours des élèves, avec des diplômes qui n’auront plus la même valeur d’un bout à l’autre du pays, il est logique d’en faire autant pour les professeurs.

Plus généralement, ce sont bien les piliers du modèle français qu’il s’agit d’ébranler… en pointant du doigt les failles de ce modèle. Ainsi, dans le domaine de la santé, les restrictions de remboursement à répétition ont transformé l’achat de lunettes ou le recours au dentiste en un luxe auquel certains doivent renoncer. Le gouvernement aurait pu rendre obligatoire une petite augmentation des cotisations pour que la Sécurité sociale puisse les rembourser ; il a préféré imposer la cotisation à une mutuelle dont le niveau de couverture dépend du portefeuille de chacun : plus on est riche, mieux on est soigné.

Dans le domaine du droit social, même tournant : avec la réforme du code du travail, approuvée, sinon imaginée, par la CFDT, la protection commune s’est réduite au profit des contrats de travail individuels, qui peuvent être modifiés par un simple accord d’entreprise, même s’il existe une convention collective plus protectrice. Ce qui a pour conséquence d’affaiblir les obligations patronales en matière de licenciement, de conditions de travail, etc. Même processus, en plus violent encore, pour l’indemnisation du chômage. En rognant les droits des chômeurs, l’État veut économiser entre 1 et 1,3 milliard d’euros, et contraindre les demandeurs d’emploi à accepter n’importe quel poste. Déjà, seuls 42 % des 6,6 millions d’inscrits à Pôle emploi « étaient effectivement indemnisés » à la fin du troisième trimestre 2018 (8). Même M. Berger a parlé d’une « tuerie » ! En vigueur depuis le 1er novembre, cette « réforme » va fabriquer des pauvres (et des profits, car elle se traduira par une baisse des cotisations pour le patronat).

Pour casser le sens du collectif et briser la solidarité, le pouvoir entend imposer par la force un précepte de base : ce qui est public est à minimiser ; ce qui est privé est magique. Le modèle anglo-saxon dans toute sa splendeur. Encore faudra-t-il convaincre le peuple de ses mérites. Ce n’est pas gagné.

Martine Bulard

(1) « Perspective des retraites en France à l’horizon 2030 », rapport du Conseil d’orientation des retraites, Paris, 21 novembre 2019.

(2) « Études économiques de l’OCDE : France », OCDE, Paris, 1991.

(3) Cité par Michel Husson, « La réforme des retraites au prisme du modèle suédois », Alternatives économiques, Paris, 6 septembre 2019.

(4) David Revault d’Allonnes, « Laurent Berger ne veut pas de blocage dans les transports pour Noël », Le Journal du dimanche, Paris, 14 décembre 2019.

(5) « Recommandations du Conseil de l’Union européenne » (PDF), Bruxelles, 23 mai 2018.

(6) « Contribution de l’IPS à la deuxième phase de concertation », Institut de la protection sociale (IPS), Paris, 26 novembre 2019.

(7) Marie-Christine Corbier, « Primes des enseignants : ce que pourrait faire le gouvernement », Les Échos, Paris, 11 décembre 2019.

(8) Anne Eydoux, « Réforme de l’assurance chômage : l’insécurisation des demandeurs d’emploi », Les Économistes atterrés, 26 juillet 2019.

Publié le 21/01/2020

Violences policières : "C’est bien en France que la police a tiré sur des civils non-armés"

 

Par Maxime Lledo (site marianne.net)

 

Face à la multiplication des affaires de dérives policières, Emmanuel Macron a expliqué, ce mardi 14 janvier, attendre "la plus grande déontologie" des forces de l'ordre. A ce jour, l'exécutif refuse cependant toujours de parler de "violences policières". Décryptage avec le général Bertrand Cavallier et Sébastian Roché.

C’est un sujet crucial depuis deux ans. Successivement, la crise des gilets jaunes et les manifestations contre la réforme des retraites ont fait éclater ce que certains appellent “des dérives individuelles" et que d’autres préfèrent qualifier de "violence d’Etat". En cette mi-janvier, les différentes déclarations du président de la République et de son ministre de l’Intérieur ont été interprétées comme une volonté de modifier les méthodes du maintien de l’ordre. Mais qu'en est-il vraiment ? Décryptage avec le général Bertrand Cavallier, ancien commandant du Centre National d’Entraînement des forces de Gendarmerie de Saint-Astier, considéré comme un expert du maintien de l’ordre au niveau européen et Sébastian Roché, criminologue, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des rapports entre police et population.

Marianne : Pour bien cerner le sujet, le terme de "violences policières" est-il adapté pour décrire ce à quoi nous assistons ?

Général Bertrand Cavallier : L’essentiel du problème n’est pas sémantique. Néanmoins, j’observe chez les syndicats de police et chez certains experts une volonté de ne plus utiliser ce terme. Maintenant, la véritable question est de savoir si oui ou non des agents de l’Etat ont fait usage de la force dehors du cadre légal. C’est-à-dire en s’affranchissant des trois principes d’absolue nécessité, d’absolue proportionnalité et de la simultanéité. Les trois conditions obligatoires aux ripostes des forces de l’ordre.

Sébastian Roché : Bien évidemment. Les débats organisés un peu partout pour déterminer si oui ou non le terme était adéquat étaient incompréhensibles. Il y a une confusion intellectuelle majeure entre la légitimité et la matérialité. Sous prétexte que certains gestes utilisés par les forces de l’ordre sont légaux, ce n’est pas de la violence. Mais dans certains pays la décapitation est légale, ce n’est pas pour autant que ce n’est pas violent.

" Comment le personnel politique n’a t-il pas pu voir ce que tout le monde a vu ?"

En début de semaine, Christophe Castaner et Emmanuel Macron ont réagi aux dernières scènes de violences relayées dans la presse et sur les réseaux sociaux. L’un mettant en garde contre le risque de "croches-pied à l’éthique", le second pointant "des comportements inacceptables"… Des paroles nécessaires ?

BC : Cette parole était nécessaire et attendue. Le maintien de l’ordre est une fonction essentielle pour garantir la cohésion de la nation et la stabilité des institutions. Le maintien de l’ordre par un usage très gradué et très ajusté de la force doit favoriser le retour à une situation normale qui permet le règlement du conflit par une solution négociée. En d’autres termes, par une solution politique. Les dernières semaines et les derniers mois ont laissé en suspens des interrogations pour certains de nos concitoyens. Aujourd’hui s’ajoute à la problématique sociale un questionnement sur l’exercice de la fonction du maintien de l’ordre. Ces interrogations ont nui à la réponse de l’Etat aux conflits sociaux.

SR : Elle était nécessaire, mais ces paroles n’engagent en rien. Les politiques, jusqu’à présent aveugles sur la question, ont fait mine de découvrir ce problème. C’est un premier pas dans la bonne direction. Une fois le problème reconnu on peut envisager de le traiter convenablement. Néanmoins, une question subsiste : comment le personnel politique n’a t-il pas pu voir ce que tout le monde a vu ? Si ce n’est par déconnexion avec le monde réel ? Comment n’ont-ils pas vu qu’il fallait envisager sérieusement une réforme de la police ?

Le problème du maintien de l’ordre ne vient-il pas essentiellement des consignes données en amont ?

SR : Non, il vient d’un ensemble de facteurs. Il faut être honnête : ce problème n’est pas la seule responsabilité du gouvernement Macron et de Christophe Castaner. Ils n'ont pas généralisé l’utilisation du LBD. C’est Nicolas Sarkozy qui a imposé ce choix sécuritaire contre l’avis de nombreuses associations qui voyaient le problème arriver. Le problème majeur du maintien de l’ordre n’est pas sa doctrine. La doctrine n’est pas responsable contrairement au manque de vision pour la police. Il n’y en a aucune. En économie, par exemple, le gouvernement Macron et ses équipes ont une vision. Ils veulent être plus compétitifs, plus attractifs etc… On peut-être pour ou contre, mais il y a quelque chose de précis à critiquer. Actuellement la police est une police des années 70. Elle n’est pas adaptée aux enjeux et à l’époque. Elle n’a pas encore compris qu’être bénéficiaire de l’autorité n'autorisait pas la violence.

BC : Le gouvernement se doit d’assurer le maintien de l’ordre, c’est sa responsabilité première. Je le dis sans problèmes, ce qui s’est passé à Paris le 1er Décembre et le 13 Mars sont des choses inacceptables pour notre République. Le gouvernement se devait de réagir. Il a donné des consignes dans ce sens. Mais la réponse est encore perfectible. Les dysfonctionnements individuels doivent être réglés. Aujourd'hui se posent d'ailleurs trois problèmes : celui de la formation, de l’efficience de l’encadrement et lcelui du choix des unités appelées à intervenir. Le concept des BRAV-M (brigades de répression de l’action violente, ndlr), par exemple, est intéressant. Ces unités de circonstances interviennent dans deux cas : d'abord, en complément des autres forces de l'ordre pour arrêter les casseurs. Ensuite, dans les attroupements, mais toujours en liaison avec les unités spécialisés en maintien de l’ordre (Unité gendarmerie mobile ; CRS) lesquelles doivent conserver le rôle principal.

"La culture et l’organisation militaire sont les premières garanties de maîtrise de l’emploi de la force dans le maintien de l’ordre."

BC : Ce sont des propos erronés. Et je pèse mes mots. C’est un véritable contresens que de dire ça. La culture et l’organisation militaire sont les premières garanties de maîtrise de l’emploi de la force dans le maintien de l’ordre. C’est ce que l’on peut observer d’une part chez les escadrons gendarmerie mobiles qui sont des unités militaires et d’une certaine manière chez les CRS, qui sont elles aussi organisées de façon militaire.

SR : Il faut quand même reconnaître que nous avons fait un pas en avant dans cette voie. Nous ne sommes pas les Etats-Unis avec la garde déployée et les blindés. Cela étant dit, nous observons une progression dans une mauvaise direction. Heureusement nous avons des cadres légaux, des institutions et des organismes qui nous permettront toujours de revenir en arrière.

Peut-on faire le lien entre la hausse des violences policières et la montée d’une haine anti-flics ?

BC : Nous sommes dans une société qui perd ses références. Une société qui est fragilisée. Nous assistons à une crise de la mondialisation qui pose des questions économiques sur fond de préoccupations identitaires. Ce contexte est propice au développement de la violence. Ceux qui sont persuadés d’assister à des violences uniquement lors des manifestations parisiennes se trompent ! La violence est quotidienne. Tous les acteurs de service public sont concernés. Les gendarmes et les policiers sont en première ligne, mais elle vient attaquer tout le monde : les pompiers, les infirmières, les urgentistes, les médecins. L’année dernière, plus de 1.200 d’entre eux ont subi des violences dans l’exercice de leur fonction. C’est une situation identique dans le service public en général. Il s'agit d'un problème de mutation d’une société. Elle révèle différentes mouvances. D'une part, une mouvance socio-économique suscitée par le rejet d’un capitalisme excessif. Mais aussi une mouvance idéologique qui s’appuie sur un rejet massif de l’Etat et de l’ordre en général et dont la constance puise dans les agressions envers les forces de l’ordre. Des propos souvent reliés à une haine anti-France et anti-République.

SR : De mon côté, je ne crois pas qu’on puisse affirmer ça. Je ne suis pas sur qu’il existe une chronologie qui puisse justifier le nombre de mutilés. Il y a une violence qu’il ne faut pas nier. Des groupuscules anti-police existent et dans les manifestations on a vu leur unique but : en découdre avec la police. D’ailleurs c’est ce qu’elles ont fait. On ne peut qu’observer une asymétrie évidente des armes de police utilisées contre les manifestants. Mais ces derniers n’étaient jamais armés comme les forces de l’ordre. Combien de personnes éborgnées ? Combien de personnes dévisagées ? Combien de personnes mutilées ? Cela peut déplaire, oui, mais c’est bien en France que la police a tiré sur des civils non-armés.

La réponse à ces dérives passe-t-elle par la suppression des armes comme le LBD ou la GLI-F4 ?

SR : C’est une partie de la solution. A mon avis, c’est l’horizon vers lequel on doit se diriger. On devrait instaurer un moratoire pour engager une réflexion sur la réforme de la police. Il faudrait y associer le Défenseur des droits Jacques Toubon, qui a beaucoup écrit sur le sujet, et progresser vers une nouvelle définition du maintien de l’ordre.

BC : Mais pas du tout. Une fois de plus, ces armes ne posent en aucun cas un problème lorsqu’elles sont employées dans le cadre légal prévu à cet effet ! Les articles et le cadre sont développés dans le Code de la Sécurité Intérieure et font l’objet au sein même des services de police et de gendarmerie d'une note d’instruction. Pour être très précis, il s'agit de la note 233500, relative à l’usage et l’emploi des armes de force intermédiaire dans les services de la police nationale et les unités de la gendarmerie nationale. Sur une vidéo datant du 9 janvier, on peut apercevoir un tir de LBD à bout portant contre un civil, en pleine manifestation contre la réforme des retraites. Cela ne semble pas conforme. Cependant, le LBD permet de graduer la riposte face à un individu dangereux. Il est utilisé dans des missions de sécurité quotidiennes, dans les cadres de violences urbaines… Il reste utile, car il permet de reculer l’usage de armes à effet létal.

L’actualité à fait resurgir l’interrogation sur l’interdiction du plaquage ventral, notamment utilisé dans l’arrestation de Cédric Chouviat. L'autopsie a conclu à une mort par fracture du larynx. Qu’en pensez-vous ?

BC : Cette technique est utilisée par la gendarmerie et lorsque c’est le cas elle est encadrée, une fois de plus. Mais les consignes sont strictes. On évite toujours d’intervenir au niveau du cou, de la colonne vertébrale, la nuque etc… Cette technique est malgré tout nécessaire lorsque vous devez appréhender un individu dangereux et qu’aucune autre action n’est possible, mais toujours selon les principes d’absolu nécessité et proportionnalité.

SR : Combien de fois avons-nous été mis en garde ? Dès 2010, des associations nous ont prévenu. C’est le même problème que celui évoqué précédemment. Nous devons progressivement réfléchir à supprimer ce genre de pratiques. Ce genre d’interrogations doit pousser la police à inviter des tiers dans la réflexion sur son avenir. Le corps médical, les pompiers, des domaines de compétences pouvant apporter un regard extérieur. C’est essentiel.

Le problème de fond également posé par les violences policières est le sentiment d’impunité vis-à-vis des responsables… L’IGPN, la police des polices, chargée des enquêtes sur les fautes commises par les siens est-elle encore légitime ? N’est-elle pas devenue partiale ?

BC : C’est une question grave que vous posez. Nous devons faire entièrement confiance à la justice. Tout citoyen peut se constituer partie civile. Les magistrats ont toujours la possibilité de saisir selon la sensibilité d’une enquête soit la gendarmerie soit la police. C’est là tout l’avantage de l’existence de deux forces de sécurité intérieure dans une démocratie.

SR : Mais c’est un fait. L’IGPN n’est pas indépendant. A partir du moment où la direction générale de la police nationale est rattachée au ministère de l’Intérieur, elle est forcément partiale. Une correction est nécessaire vis-à-vis de cette institution. On pourrait parfaitement envisager de donner des prérogatives pénales au Défenseur des Droits ainsi que des enquêteurs pour qu’il puisse avoir un mot à dire. C’est une des solutions à envisager si on veut sortir de ce sentiment d’impunité.

Publié le 20/01/2020

« On nous appelait les prisonniers politiques » : des gilets jaunes incarcérés racontent

 

par Pierre Bonneau (site bastamag.net)

 

Plus de 400 gilets jaunes, condamnés à de la prison ferme, purgent ou ont purgé leurs peines. Certains ont accepté de raconter à Basta ! leur découverte de l’univers carcéral, une expérience qui marque les personnes et souvent déstabilise les familles. Tout en laissant une trace profonde sur le mouvement.

En plus d’un an près de 440 gilets jaunes ont été incarcérés pour des peines de un mois à trois ans. Cette répression, menée sur le plan judiciaire et carcéral, a bouleversé leurs vies et celles de leurs proches, et affecté l’ensemble du mouvement. À Montpellier, Perpignan, Narbonne, Le Mans et d’autres villes, Bastamag a rencontré plusieurs prisonniers et leurs soutiens, qui nous ont raconté leur expérience.

« Je n’aurais jamais cru aller en prison ! » Le 11 mars 2019, le verdict du tribunal de grande instance de Montpellier s’abat comme un coup de massue sur Victor*. « Quatre mois ferme avec mandat de dépôt, huit mois de sursis, 800 euros de dommages et intérêt » Arrêté lors de l’acte 16 pour avoir tiré un feu d’artifice en direction des forces de l’ordre, ce gilet jaune de Montpellier est jugé en comparution immédiate pour « violences contre les forces de l’ordre » et « participation à un groupement en vue de commettre des violences ». Les images de son jugement tournent en boucle dans sa tête.

« Ça n’a même pas duré dix minutes. Je n’ai rien compris à ce qui se passait. » À peine sorti de sa garde-à-vue, sidéré, ce plombier et père de famille est embarqué au centre pénitentiaire de Villeneuve-les-Maguelone. Placé pendant cinq jours dans le quartier des « arrivants », il y reçoit un petit kit avec le minimum nécessaire pour le couchage et l’hygiène. « Au début c’était terrible. Je ne voulais pas sortir de ma cellule, être confronté aux surveillants et aux détenus. » Il sortira de prison trois mois plus tard.

Plus de 2200 peines de prison prononcées, fermes ou avec sursis

Victor fait partie des 440 gilets jaunes condamnés à de la prison ferme avec mandat de dépôt, selon le dernier bilan du Ministère de la Justice en novembre, qui comptabilise 1000 peines de prison ferme allant d’un mois jusqu’à trois ans. Sur ce total, 600 peines ont été prononcées sans mandat [1], aménageables avec un bracelet électronique ou un régime de semi-liberté.

En plus de ces 1000 condamnations fermes, aménagées ou non, 1230 gilets jaunes ont été condamnés à de la prison avec sursis. Une telle répression judiciaire d’un mouvement social est inédite dans les dernières décennies. Seules les révoltes des banlieues en 2005 ont fait l’objet de plus d’incarcérations, avec 763 personnes écrouées sur 4402 garde-à-vue [2].

Comme Victor, la grande majorité d’entre eux n’avait pas de casier judiciaire ni de connaissance du monde carcéral. « À 40 ans, bientôt quatre enfants, je n’étais pas du tout préparé à aller en prison ! », souffle Abdelaziz, ancien brancardier à Perpignan. Cette figure associative locale de la Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie se savait dans le collimateur de la BAC depuis le printemps 2017, où il avait diffusé une vidéo de violences policières. Le 5 janvier 2019, une manifestation s’échauffe devant le tribunal de Perpignan. Des manifestants rentrent dans l’enceinte, des vitres sont brisées, des affrontements éclatent. Quatre jours plus tard, à l’aube, Abdelaziz est perquisitionné. « Ils cherchaient mon gilet jaune et le mégaphone de mon association, pour me présenter comme le meneur. » Les policiers l’accusent d’avoir assené un coup de poing à un agent, ce qu’il conteste fermement.

 « En garde-à-vue, les policiers disaient entre eux : "Regardez, on a eu Abdelaziz !". J’étais comme un animal qu’on avait attrapé. » Placé en détention préventive, en attente de son procès en février, il est finalement condamné à trois mois fermes et cinq mois de sursis. « Deux autres gilets jaunes, Arnaud et André, interpellés au même moment, ont accepté la comparution immédiate en espérant que le juge soit plus clément. » Ils prendront huit et dix mois fermes avec mandat de dépôt.

« Les toilettes sont à 50 cm de l’endroit où l’on mange, sans cloison »

À Perpignan, Abdelaziz rejoint un deuxième détenu, dans une cellule conçue pour une seule personne. Au début, la cohabitation est respectueuse. Mais elle se détériore avec l’arrivée d’un troisième prisonnier qui dort sur un matelas à même le sol. « Les conditions de détention étaient horribles. Nos toilettes sont à 50 cm de l’endroit où on mange, sans cloison. Il y a des grillages derrière les barreaux de nos fenêtres alors que c’est interdit. La surpopulation est de plus de 200 %. Des femmes s’entassent à quatre dans certaines cellules. Récemment un détenu s’est suicidé dans sa cellule. J’ai porté plainte contre la prison. »

Émilie*, compagne d’un gilet jaune incarcéré depuis juin dernier en détention préventive dans une prison du sud-ouest de la France, évoque aussi des conditions très dures. « Ils sont trois dans 9 m2. Il doit régulièrement changer de cellule parce que la cohabitation se passe mal. »

Son compagnon a été interpellé avec 30 autres personnes dans le cadre de l’information judiciaire sur l’incendie du péage et de la gendarmerie de Narbonne Sud le 1er décembre 2018. Leurs demandes d’accès à une « unité de vie familiale » - un espace permettant aux couples et aux familles de se retrouver avec plus de temps et d’intimité que les parloirs [3] - sont restées sans réponse depuis trois mois. « On a fini par se faire un câlin dans le parloir. C’est interdit : l’administration nous l’a supprimé pendant deux mois. »

Entassés à cinq, dans une cellule insalubre de 14 m2

Bastamag a également reçu le témoignage anonyme d’un détenu purgeant une peine de plus de deux ans dans une prison du nord de la France. Entassé avec quatre autres personnes dans une cellule de 14 m2, il déplore des conditions insalubres : « Une table, quatre mini-placards, un WC dans un état lamentable, un lavabo sans eau chaude pour vaisselle et toilette, pas de frigo, des murs moisis, une prise électrique détériorée, des grilles à la fenêtre. Les promenades sont enclavées et grillagées. »

Il dénonce une « lenteur abusive » de l’administration pénitentiaire, provoquant des délais de « dix jours pour obtenir un sac de linge arrivant, trois semaines pour une plaque de cuisson, un mois pour un poste radio, et des courriers qui mettent jusqu’à une dizaine de jours pour nous parvenir. » Du côté des parloirs, il critique le « manque d’intimité en parloir collectif, des fouilles abusives et systématiques, et des problèmes informatiques récurrents pour la réservation des familles ».

À Montpellier, Victor a « ressenti la faim ». En prison, la nourriture fournie gratuitement n’est pas suffisante. L’image des détenus « nourris, logés, blanchis » est un leurre. Pour améliorer l’ordinaire, tous les détenus doivent « cantiner », c’est à dire acheter le surplus. Et tout se paie : nourriture supplémentaire, cigarettes, papier toilette, savon, location de télévision, journaux... Il est crucial d’obtenir de l’argent via des « mandats » envoyé par l’entourage, ou en travaillant en détention. « Je m’entendais bien avec mon co-détenu, au début il a cantiné pour moi. Une fois que j’ai eu mes cantinages, j’ai rendu la pareille à d’autres détenus en difficulté. »

 

Pour Bruno, gilet jaune du Mans, « les conditions n’étaient pas trop mauvaises : il y avait même une douche dans la chambre ». Ce déménageur de 51 ans avait d’abord écopé de trois mois de sursis suite à un feu de poubelle, en janvier 2019. Interpellé à nouveau le 16 février pour « outrage », « rébellion » et jet de canette, il est incarcéré à la prison des Croisettes, un établissement plus récent. « Ce qui est fatigant, c’est la routine. Le réveil, le café, les infos, la promenade du matin, le repas du midi, la télé, la sieste, la promenade de l’après-midi, le repas du soir, etc. Toutes les journées se ressemblent. »

Pour tuer le temps et bénéficier de réductions de peine, Bruno s’est inscrit à certaines des activités proposées en prison : « J’ ai fait l’école des prisonniers, avec des cours d’anglais, de mathématiques, de français et d’histoire-géo. Et aussi des activités avec un groupe musical. » Le compagnon d’Émilie, lui, s’est « inscrit à toutes les activités et au travail. Il a aussi participé à un atelier d’écriture dans le journal de la prison… sauf que le mot « gilet jaune » y était interdit ! »

« Quand on sort, si le mouvement continue on sera avec vous ! »

Malgré ces conditions très difficiles, de nombreux gilets jaunes interrogés témoignent du respect exprimé par les autres détenus. « Mon nom c’était le "gilet jaune du B2 rez-de-chaussée", se souvient Victor. Pendant les promenades, certains prisonniers me posaient des questions sur le mouvement. Certains disaient "Quand on sort, si ça continue on sera avec vous !" »

L’ambiance est similaire à Perpignan. « On nous appelait les "prisonniers politiques". La majorité des détenus soutenaient les gilets jaunes. Ils savaient qu’on avait manifesté pour la justice et la dignité, témoigne Abdelaziz. Les prisonniers, majoritairement issus des quartiers populaires, y aspirent aussi. Ils sont souvent incarcérés parce qu’ils ont fait des actions illicites pour obtenir de l’argent et améliorer leur quotidien. »

Parfois, les manifestations de soutien sont allées jusqu’au personnel de la prison. « Une des surveillantes m’appelait "camarade" », se souvient Victor. Abdelaziz est encore plus affirmatif : « Les trois-quarts des gardiens nous soutenaient, et le reste ce sont des fachos. L’un d’entre eux participait même au mouvement au début. » Sourire aux lèvres, Victor évoque même des encouragements, à mots couverts, de la psychologue chargée de son suivi. « Elle a fini par me dire que j’avais raison d’aller aux manifestations. »

« Maintenant que l’image de "l’ultra-jaune" s’est imposée, il n’y a plus de bons traitements »

Ce respect diffus des gardiens est pourtant loin d’être généralisé. Dans la prison du sud-ouest de la France où son conjoint est placé en préventive, Émilie* évoque des « surveillants qui font tout pour [le] pousser à un geste de violence pour pouvoir le sanctionner ». Dans le nord de la France, le détenu anonyme dénonce des maltraitances, avec « des surveillants parfois irrespectueux. Certains nous prennent même pour des chiens, d’autres donnent des coups physiques ou verbaux ».

Dans cette même ville, un gilet jaune anonyme d’un collectif local analyse : « Au début il y avait encore des matons pro-mouvement. Mais maintenant l’image de "l’ultra-jaune" s’est imposée, et il n’y a plus de bons traitements : ceux qui sont encore en prison sont particulièrement ciblés. »

L’administration pénitentiaire ne fait aucun cadeau et cherche à saper le moral des gilets jaunes incarcérés. À son arrivée en janvier, Abdelaziz avait rencontré sept autres camarades au quartier des arrivants. Mais les retrouvailles ont été de courte durée. « L’administration nous a divisés dans les différents bâtiments de la prison pour casser les solidarités et éviter qu’on s’organise. À la fin, on ne se croisait plus, sauf par hasard à l’infirmerie. »

Pour résister à l’isolement, le lien avec la famille et les proches est indispensable. Chaque soir, à 21h, Victor avait son rituel, sa « bouffée d’oxygène ». « J’appelais longuement ma femme et mes enfants. C’était mon seul lien avec l’extérieur, à part la télé. Heureusement qu’on avait un téléphone en cellule. » Normalement interdits, ils sont tolérés de fait. « Comme pour le cannabis : c’est comme ça qu’ils achètent la paix sociale entre les murs. »

Les familles déstabilisées

À l’extérieur, les familles sont profondément bousculées par l’incarcération, à commencer par les enfants. « Mon plus petit m’a vu partir menotté de la maison à 6h du matin. L’autre a refait pipi au lit pendant que je n’étais pas là », explique Abdelaziz. « À la rentrée, la maîtresse a demandé à mon fils ce que leurs parents faisaient comme métier. Il a répondu : "Mon père est prisonnier politique gilet jaune !" »

En l’absence des prisonniers - surtout des hommes -, les femmes se retrouvent en première ligne pour tenir le foyer et assumer les démarches pour les détenus, au risque de l’étranglement financier. « Ma femme a été obligée d’emprunter 3000 euros pour payer le loyer et les factures avec un salaire en moins », explique Victor. Émilie, elle, « dépense toutes ses économies » dans des aller-retours coûteux pour les parloirs, le cantinage et les frais juridiques. « Normalement, on aurait du faire les marchés cet été. On a un énorme manque à gagner. »

Karine, assistante maternelle à Narbonne, « réfléchit à monter un dossier de surendettement ». Son compagnon, Hedi Martin, était un youtubeur influent au début du mouvement. « Il avait lâché son travail pour le mouvement. Il n’en a pas retrouvé depuis. On en a eu pour plus de 5000 euros de frais d’avocat : ça nous a tués. »

Interpellé lui aussi dans le coup de filet autour de l’incendie du péage de Narbonne Sud, Hedi a fait un mois de préventive en janvier 2019, suivi de six mois de bracelet électronique. Dans le viseur des autorités, il avait aussi été condamné en janvier 2019 à 6 mois de prison ferme sans mandat de dépôt, pour avoir relayé un appel à bloquer une raffinerie. Un symbole de la répression ciblée sur les « meneurs » locaux.

S’organiser pour soutenir les prisonniers

Mais tous les détenus n’ont pas la chance d’avoir des proches prêts à se mobiliser. Le soutien du mouvement est donc crucial. Candy*, gilet jaune à Saumur, en est l’une des chevilles ouvrières. Après la fin des manifestations dans sa région, cette mère au foyer s’est impliquée dans l’écriture de lettres aux prisonniers. En août dernier, elle a créé le groupe facebook « Un petit mot, un sourire : où écrire à nos condamnés ». Sans bouger de sa maison, derrière son ordinateur, elle a épluché jour et nuit articles et réseaux sociaux pour retrouver les identités des prisonniers et les diffuser avec l’accord de leurs proches.

De Toulouse à Reims, en passant par Caen, Lyon, Fleury-Mérogis mais aussi Dignes, Bourges, Marseille, Béziers ou encore Grenoble, une cinquantaine d’adresses de prisonniers dans dix-sept prisons ont été collectées. Le groupe, animé par trois modératrices, rassemble plus de 2500 personnes, « dont un noyau actif d’une centaine ».

Chaque semaine, ils écrivent aux prisonniers et publient leurs nouvelles et leurs besoins. « Les gens engagent une correspondance suivie, on ne les lâche pas : c’est le cœur qui parle !, explique Candy. On est devenus comme des parrains et des marraines, en recréant une grande toile de solidarité. »

Les contours de cette toile ont rapidement dépassé la pointe du stylo. « On s’est vite rendus compte qu’il fallait aller plus loin que les lettres. Certaines personnes sont isolées, sans famille. On ne pouvait pas les laisser dans cette situation. À Toulouse, un jeune détenu est resté seul quatre mois, sans visite de sa famille, ni référent pour ouvrir un parloir et l’accès au cantinage. On s’en est occupés. » Certains assurent des cantinages pour les prisonniers que la famille ne peut pas soutenir. D’autres récoltent des vêtements. « Chaque geste compte. Récemment, on s’est organisés pour héberger ceux qui sortent et ont perdu leurs logements. »

« Maintenant, il faut mieux informer les gens pour se renforcer »

Au-delà des réseaux sociaux, dans certaines villes le mouvement local s’est fortement mobilisé. « Tous les dimanches matin, j’entendais des bruits de moteurs, de klaxon, de cornes de brume. Les gilets jaunes venaient faire du bruit », se remémore Abdelaziz en souriant. « Je faisais tournoyer mon pull orange fluo par les grilles, pour qu’ils nous voient. » Le gilet jaune a aussi reçu du cantinage.

À Montpellier, Victor se souvient avec émotion des feux d’artifice qui résonnaient au-dessus de l’enceinte les dimanches soirs. « C’était mon moment de gloire. Je sortais un miroir pour voir les explosions par le petit trou de ma fenêtre. Tous les détenus hurlaient, c’était de la folie. » Le groupe anti-répression de Montpellier, « l’Assemblée contre les violences d’État », s’est largement impliqué dans l’appui financier aux frais juridiques ou l’organisation de petits déjeuners devant les prisons, à l’instar de beaucoup de grandes villes familières de la répression comme Paris ou Toulouse.

À l’inverse, dans d’autres villes la mobilisation a été très limitée. « À Narbonne, la vague d’arrestations pour l’incendie de Croix-Sud a tué le mouvement. Beaucoup ont eu peur. Le reste s’est divisé et ne s’occupait pas des inculpés parce que l’action n’était pas pacifiste. », se souvient Hedi. Karine complète : « Hedi était connu donc il a été privilégié, avec une cagnotte, des rassemblements. Mais il n’y a presque rien eu pour les autres. » En plus de ses longues semaines de travail, Karine a donc créé en juin dernier, avec sa mère et des amies, le « Cool-actif 11 vous soutient », pour soutenir les prisonniers isolés.

« Je regrette qu’on se soit fait avoir par la justice au début du mouvement. On ne connaissait rien à la répression et à la prison. Maintenant il faut mieux informer les gens pour se renforcer. » Peu à peu, leur collectif s’est rapproché de groupes « antirep » (pour anti-répression) expérimentés à Toulouse ou Montpellier. « On veut aller plus loin que l’appui aux incarcérés et promouvoir la défense collective : ne pas faire le tri entre "bons et mauvais manifestants", refuser de parler en garde à vue, se mettre en réseau avec les avocats. » explique l’assistante maternelle. À sa manière, la « famille gilet jaune » se réapproprie la lutte anti-répression.

Beaucoup de détenus « isolés, oubliés et démunis de soutien extérieur »

Mais la mobilisation reste cependant faible par rapport à l’ampleur des condamnations. Détenu en préventive pendant six mois à la prison de la Santé, le militant antifasciste Antonin Bernanos évoque, dans une lettre parue en octobre, « beaucoup de gilets jaunes croisés derrière les barreaux, souvent isolés, oubliés et démunis de tout soutien politique extérieur ». « Sur près 400 personnes, on n’a pu contacter que 10% des prisonniers environ », constate Candy.

Karine, de son côté, n’a pas reçu de réponses à toutes ses lettres. « Certains détenus nous ont dit qu’ils ne voulaient plus entendre parler des gilets jaunes en attendant leur jugement. » Notamment le procès-fleuve du péage de Narbonne mi-décembre, où comparaissaient 31 prévenus, dont 21 ont écopé de prison ferme, avec deux mandats de dépôts et deux maintiens en détention. Isolés face au système judiciaire, ces détenus ont fait une croix sur le gilet.

C’est aussi le cas d’Hedi, qui avoue avoir « tout arrêté dés que les embrouilles judiciaires ont commencé ». Le débit rapide de ce passionné d’informatique masque une certaine amertume. « Tout ce qu’on avait est allé dans ce mouvement : notre argent, notre voiture, nos meubles. Mais on a raté le coche. Il a fallu revenir à la vie normale. C’est comme une descente : je suis mort intérieurement. »

Le coup dur est venu avec le bracelet électronique imposé de mars à fin novembre après sa détention provisoire. « J’étais en prison à domicile. Mon contrôle judiciaire m’interdisait d’aller sur les rond-points, en manifestation, de sortir du territoire national. J’étais assigné à résidence de 22h à 6h, avec un pointage une fois par semaine, une obligation de travail et de soin. »

« Ils te détruisent économiquement, psychologiquement. Beaucoup de couples explosent »

Cette répression « à emporter » l’a conduit à faire une dépression. « J’ai senti l’étau se refermer sur moi. Un psy m’a prescrit un arrêt. Pendant quatre mois et demi je ne suis pas sorti de ma maison. » Comme pour les blessés, les conséquences post-traumatiques de l’incarcération sont insidieuses et s’insinuent partout dans le quotidien, générant repli, amertume, colère. L’entourage et les compagnes sont les premières affectées. « Ils te détruisent économiquement, psychologiquement. Si en plus ils arrivent à casser le niveau familial on perd tout. Beaucoup de couples explosent », explique Karine.

Les nuits de Victor sont hantées par des cauchemars récurrents, peuplés de policiers qui le poursuivent et le perquisitionnent pour un meurtre qu’il ne sait plus s’il a commis. « Je me réveille le matin déboussolé. » Mais pas question de quitter le mouvement, malgré ses huit mois de sursis, deux ans de mise à l’épreuve, son obligation de travail et de suivi. « Je continue d’aller à toutes les manifestations. Toujours en première ligne, mais les mains dans les poches et à visage découvert ! Je ne peux pas lâcher le mouvement, après toute cette solidarité qu’il y a eu autour de moi. » Abdelaziz, lui, y va « un samedi sur deux, au plus loin des policiers. »

En plus de son incarcération, Bruno a écopé d’une peine d’interdiction de manifester de deux ans sur le territoire national. Une peine complémentaire qui, depuis le passage de la loi « anti-casseurs » en avril 2019, tend à se généraliser dans les condamnations pour « violences » ou « dégradations ». Il a donc littéralement arrêté de marcher dans les cortèges du samedi. Pas plus, pas moins. « Je reste 300 m plus loin, devant ou derrière en faisant très attention, mais je suis là. Je vais partout où je peux aller, aux piques-niques, aux assemblées populaires, aux tractages sur les marchés. » Il s’est aussi impliqué dans la « coordination anti-répression » du Mans.

« Le système ne sait plus comment contenir la colère sociale. Jusqu’au jour où ça explosera encore plus fort »

L’incarcération a profondément marqué les gilets jaunes interrogés. Tous ont changé de regard sur la prison. « Je croyais que c’était la guerre, que seuls les mauvais y allaient. Mes proches ont cru que j’allais me faire violer ou mourir. Mais j’ai surtout réalisé les conditions honteuses », explique Victor. Les rencontres entre les mondes, entamées sur les rond-points, se sont poursuivies entre quatre murs. « André, incarcéré avec moi, votait RN », confie Abdelaziz. « Maintenant c’est fini. Il a changé de regard sur les détenus, qui sont surtout des personnes racisées issues des quartiers populaires. Ce sont des gens comme tout le monde. »

Grâce au soutien sans failles de ses proches et du mouvement, la détermination de Victor est restée intacte. « Tous n’ont pas eu cette chance mais j’en suis sorti plus fort. Ils m’ont mis en prison pour me détruire, ça a produit l’inverse : j’ai encore plus ouvert les yeux. Le système ne sait plus comment faire pour contenir la colère sociale, alors il enferme même des gens avec un profil "intégré". Jusqu’au jour où ça explosera encore plus fort. » Le gilet jaune ne regrette en aucun cas le geste qui a provoqué son arrestation. « J’en ai assumé les conséquences. J’ai encore la rage : pour l’instant, on n’a rien gagné. »

Pierre Bonneau

*Ces prénoms ont été modifiés

Notes

[1] Voir ici.

[2] Voir cet article.

[3] Plus d’informations ici.

Publié le 19/01/2020

Finances. Les fonds de pension bien au cœur du projet de réforme

 

Pierric Marissal (site humanite.fr)

 

Trois articles du texte de loi, actuellement devant le Conseil d’État, favorisent directement les plans de retraite par capitalisation, donc profitent aux organismes de gestion d’actifs et aux assureurs comme BlackRock, Axa ou Amundi.

L’article 64 du projet de réforme des retraites est très clair sur le sujet. Il entend « renforcer l’attractivité de l’épargne retraite », en ratifiant les ordonnances prises du fait de la loi Pacte, qui promettaient la libéralisation de ce type de produits ­financiers. Le but est donné : « Le développement de cette épargne de long terme procurera aux entreprises davantage de financements en fonds propres pour accompagner leur croissance et financer l’innovation. » Il s’agit donc bien de placer l’épargne retraite sur les marchés d’actions. Le gouvernement promet d’ailleurs, toujours dans l’article 64, «  l’assouplissement des modalités de sortie en rente ou en capital et l’ouverture de tous les produits d’épargne retraite aux assureurs, aux gestionnaires d’actifs et aux fonds de retraite professionnelle supplémentaire ». Ce qui fait dire à l’économiste atterré Henri Sterdyniak que « les bénéficiaires du méfait (la dégradation du système public de retraite) sont ainsi clairement désignés ».

AG2R, la BNP, le Crédit agricole… Un cercle fermé

Il s’agit des fonds de gestion d’actifs, à savoir, en France, Amundi, qui détient 1 400 milliards d’euros, filiale du Crédit agricole. Il y a aussi Axa IM, qui gère environ 700 milliards d’euros, et la BNP Paribas Asset (500 milliards). Ces structures, comme leur nom l’indique, gèrent notamment l’argent des fonds de pension et des assureurs. Ce sont eux qui proposent les solutions d’épargne retraite, à savoir, en France, Axa, AG2R, la BNP, le Crédit agricole… Un cercle fermé. Et puis, il y a les géants états-uniens : BlackRock (7 000 milliards d’actifs, dont les deux tiers constitués d’épargne retraite) et Vanguard (près de 6 000 milliards). Ces sommes donnent le vertige. Il faut réaliser que la moitié de l’argent en circulation sur les marchés financiers dans le monde provient de la retraite par capitalisation, donc des fonds de pension. Cela les rend particulièrement vulnérables aux crises financières, mais aussi susceptibles de provoquer de terribles krachs boursiers.

« Cela fait des semaines que le gouvernement prétend que son projet vise à “sauver le régime de retraite par répartition” et qu’il n’est pas question de développer la retraite par capitalisation, ou encore que le lien entre les retraites et Blackrock relève du “fantasme”. Pourtant, le projet de loi rendu public montre précisément le contraire », affirme Attac dans une note publiée ce jeudi. Le Figaro jugeait d’ailleurs que l’Humanité alimentait ce « récit de suspicion », précisant que « la polémique BlackRock n’est que le dernier avatar en date de l’association poisseuse Macron-­Rothschild », « un amalgame à l’odeur nidoreuse ».

L’heure n’est pourtant pas à la suspicion. Le ministre de l’Économie le dit bien, s’il y a une polémique autour des fonds de pension, « c’est surtout parce qu’il n’y a pas de BlackRock français ou européen, il faut en construire un », assure-t-il dans le Parisien de ce jeudi. Son appel a été entendu, voire anticipé. Depuis la publication du rapport Delevoye, Predictis, MeilleurPlacement, Groupama, SwissLife, Axa, Generali, Amundi, Société générale, LCL, Crédit agricole, Aviva, BNP Paribas et bien d’autres ont tous mis sur le marché leur nouvelle offre de plan épargne retraite (PER). « L’assureur Axa, dans une de ses documentations, évoque très clairement “la baisse programmée des futures pensions”, à la suite de la mise en œuvre de ce qu’Axa appelle encore la “réforme Delevoye sur les retraites”, pour inciter ses clients à épargner pour leur retraite à travers un PER », a repéré Attac.

3,8 à 4 milliards d’euros de cotisations en moins à compenser

Selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, les sommes versées annuellement en France dans le cadre de ces produits d’épargne-­retraite s’élèvent à 6,6 milliards d’euros, une paille rapportée au total des 325 milliards d’euros de pensions de retraite versés. Et un énorme marché à conquérir. « C’est une explosion, un développement exponentiel de la capitalisation en France », note ainsi Maxime Combes, porte-parole d’Attac. Il ajoute : « C’est très important pour un assureur ou un gestionnaire d’actifs de voir son marché gagner 15 ou 20 % par an. Il y a très peu de marchés comme ça. »

Maintenant que les bénéficiaires sont clairement identifiés, reste à constituer le gâteau qu’ils vont se partager. L’article 13 du projet de loi limite le calcul des cotisations et des droits à la retraite aux salaires jusqu’à 10 000 euros par mois (contre 27 000 euros dans le système actuel). Au-delà de ce plafond, les cotisations baissent de 28 % à 2,8 %, et le montant des pensions n’augmente plus. C’est 3,8 à 4 milliards d’euros de cotisations en moins, qu’il faudra compenser. Ces milliards seront en revanche immédiatement disponibles pour les produits par capitalisation, à usage des plus riches.

L’article 15 se charge de renforcer l’attractivité des plans d’épargne retraite. « Il s’agit de favoriser fiscalement la capitalisation sur la partie des salaires qui ne serait plus couverte par la répartition », résume Henri Sterdyniak. Autrement dit, les versements effectués sur un plan d’épargne retraite seront déductibles des impôts sur le revenu, toujours en favorisant les plus aisés. « Pour 1 000 euros versés, un contribuable payant l’impôt sur le revenu obtiendra 300 euros de déduction d’impôt s’il se trouve dans la tranche à 30 %, 410 euros s’il est dans la tranche à 41 %, 140 euros s’il est dans la tranche à 14 % », a calculé Attac. Une réforme inégalitaire jusqu’au bout.

Pierric Marissal

Publié le 18/01/2020

Retraites, la réforme de trop

La liberté réduite au portefeuille

 

par Martine Bulard,(site monde-diplomatique.fr)

 

Dans l’art de prendre les Français pour des idiots, les syndicalistes pour des courroies de transmission, et les parlementaires pour des pantins, le couple Macron-Philippe est devenu champion. Pour tenter de casser le mouvement social, le premier ministre a annoncé le retrait — très provisoire — de l’« âge pivot ». Mais dans le projet de loi, il a introduit l’« âge d’équilibre », qui lui ressemble de manière troublante. Et il ne s’est pas contenté de le mentionner en passant : l’expression est citée 56 fois et elle constitue l’un des deux piliers de la réforme — avec l’introduction de la retraite par point. L’axe central, scandé tout au long des 145 pages du projet, étant « l’équilibre financier » du système, avec plus de retraités et pas de financements supplémentaires. Comment le patron de la CFDT, M. Laurent Berger, qui a combattu l’âge pivot peut-il défendre l’âge d’équilibre ? Mystère.

Quant aux parlementaires, ils sont appelés à faire de la figuration, chaque décision précise étant systématiquement renvoyée à de futures ordonnances où l’exécutif peut décider ce qu’il veut sans l’aval des élus. Le pouvoir devrait y avoir recours pas moins de 102 fois, si l’on en croit le texte du projet. Ainsi toute la période de transition, entre 2025 et 2037, est renvoyée à une ordonnance et donc au bon vouloir des duettistes de choc.

Difficile de détailler ici tous les articles de ce projet de loi. Certaines dispositions constituent un progrès : 1 000 euros pour une pension complète minimale (même si cette base est assortie de nombre de conditions), l’attribution de points pour les congés maternité, la pension de réversion dès 55 ans (et non 62 ans comme aujourd’hui)… Mais elles se comptent sur les doigts d’une main. Pour le reste, la régression est en marche.

 

Dès le préambule, après avoir égrené des promesses de justice, le projet rappelle que l’âge légal est maintenu à 62 ans, mais que le gouvernement a fait « le choix de la liberté donnée à l’individu en fonction de son parcours, et en incitant les Français, sans les y forcer, à travailler un peu plus longtemps ». Sa majesté est trop bonne ! Grâce à la « liberté donnée », les Français auront donc le choix entre partir à 62 ans avec une retraite rabougrie ou travailler plus longtemps. Personne ne les forcera… sauf leur compte en banque. Encore faudrait-il qu’ils aient un emploi — ce qui, aujourd’hui, n’est pas le cas pour près d’un Français sur deux au moment où il demande à toucher sa retraite. Ce qui n’empêche pas d’aligner les grands principes dans l’article 1 : régime par répartition maintenu, équité défendue, solidarité assurée, « niveau de vie satisfaisant » garanti (on ne parle pas de pouvoir d’achat chez ces gens-là), liberté de choix renforcée (la liberté réduite au portefeuille) — le tout subordonné à l’objectif suprême : l’équilibre financier.

Tous égaux, mais déjà quelques gagnants…

Dans les articles 2 à 7, les rédacteurs du projet de loi précisent que le système s’appliquera à tous, y compris aux salariés disposant de régimes spécifiques (SNCF, RATP, Opéra de Paris…), selon un calendrier rendu public par le premier ministre : en 2022 pour les actifs nés en 2004 ; en 2025 pour ceux nés après le 1er janvier 1975 (une partie de leur retraite sera calculée selon le système actuel). Pour les fonctionnaires et les agents des régimes spéciaux dont l’âge légal de retraite est 57 ou 52 ans aujourd’hui, la première génération concernée sera celle née en 1980 ou 1985, selon les cas.

Par peur d’une extension du mouvement de protestation, le premier ministre a d’ores et déjà maintenu le système actuel pour les militaires et les policiers, les pilotes et personnels navigants, et presque intégralement pour les contrôleurs aériens ; les danseurs de l’Opéra et les cheminots, les salariés de l’énergie ont obtenu une sorte de clause « du grand père » plus ou moins longue qui diffère la mise en place du nouveau système. Toutefois les articles 38 et 39 autorisent le gouvernement à « organiser par ordonnances », là encore, l’alignement des régimes spéciaux sur le régime général.

Le flou pour les enseignants

Quant aux enseignants, il est stipulé qu’ils bénéficieront « de mécanismes permettant de garantir une revalorisation de leur rémunération leur assurant le versement d’une retraite équivalant à celle perçue par les fonctionnaires appartement à ces corps comparables de la fonction publique ». On ne peut trouver plus alambiqué, plus vague. « Faut-il comprendre que les primes des enseignants vont passer de 10 % à 40 % de leur traitement » pour s’aligner sur les autres fonctionnaires d’État ?, s’interroge Henri Sterdyniak qui s’est livré à une fine analyse du projet de loi (Alternatives économiques, 13 janvier).

Des comptes d’apothicaires

Comment sera calculée la pension ? Dans cette langue limpide dont M. Phillipe a le secret, l’article 10 stipule que « le système fonctionnera autour d’une référence collective, correspondant à l’âge auquel les assurés pourront partir à “taux plein” et autour de laquelle s’articulera un mécanisme de bonus/malus ». Exit l’âge légal, bonjour la « référence collective » ! Celle-ci fixera l’âge d’équilibre « en fonction des projections financières du système » — étant acté par aillleurs que l’on ne peut « augmenter le coût du travail », traduisez augmenter les cotisations sociales. La situation sera pire encore puisque le pouvoir baisse des cotisations payées par l’entreprise (c’est-à-dire le salaire brut des salariés) sans compenser le manque à gagner par les caisses de retraites. Conclusion : l’âge d’équilibre sera fixé en fonction de la situation financière du système et en fonction de la durée de vie estimée de chaque génération (à raison des deux tiers des gains d’espérance de vie — si les experts estiment qu’une génération a gagné trois mois d’espérance de vie, l’âge d’équilibre sera reculé de deux mois).

Un malus de 5 % sera appliqué pour tous ceux qui, bien qu’ayant le droit à la retraite, partent avant l’âge d’équilibre ; et un bonus de 5 % pour ceux qui partent après ; ce qui accentue encore les inégalités car il est plus facile de prolonger son activité quand on a un travail peu ou pas pénible, intéressant et bien payé que quand on est maçon, infirmière ou caissière… Le pouvoir assure la main sur le cœur qu’il va revoir les critères de pénibilité, mais refuse de revenir sur ceux que les députés avaient voté et qu’il a supprimé d’un trait d’ordonnance. Pour l’heure, le travail de nuit des infirmières, par exemple, leur donnera le droit à prendre leur retraite deux ans plus tôt (au maximum) mais comme l’âge d’équilibre sera reculé d’au moins deux ans… Pour les éboueurs ou les égoutiers, qui ont en moyenne 17 années d’espérance de vie en moins selon l’Inserm, et qui peuvent partir aujourd’hui cinq à dix ans plus tôt, la réforme sonne comme une condamnation : « Vous prenez dix égoutiers qui sont partis à la retraite à 54 ans. Vous revenez dix ans plus tard, y en a à peu près sept ou huit qui sont décédés. On va mourir dans les égouts en fait », résumait l’un d’eux au micro de France Inter ce jeudi 16 janvier.

Une règle d’or qui n’en est pas une

L’article 11 du projet de loi « contient une règle d’or garantissant que le niveau des pensions ne pourra jamais être baissé ». Certes, une fois la retraite liquidée, celle-ci ne pourra être directement diminuée (même si des hausses de cotisations et autres prélèvements peuvent entraîner une baisse du pouvoir d’achat), cependant, elle ne sera pas alignée sur l’évolution moyenne des salaires, contrairement à ce qui avait été indiqué auparavant, mais sur l’inflation (formule nettement moins favorable).

Cette « règle d’or » ne veut donc pas dire qu’il y aura maintien du niveau des retraites par rapport au salaire — ce que l’on appelle le « taux de remplacement ». Du reste l’expression n’existe pas dans le projet de loi. Selon le Conseil d’orientation des retraites, ce taux tomberait au dessous de 50 % en 2025 (49,8 %) contre 51,4 % en 2018 et… 70 % il y a trente ans.

Un coup de pouce à la capitalisation

Pour les hauts salaires, la cotisation sur la part de rémunération qui se situe au dessus de trois fois le plafond de la sécurité sociale, soit 10 000 euros par mois, ne sera plus que de 2,8 % (au lieu de 28,1 %), selon l’article 13. Certes, ces cadres n’auront aucune pension sur cette partie de salaire, mais cela ne compensera pas, loin s’en faut, les pertes pour le système, évaluées entre 5 et 7 milliards d’euros. Et surtout, cette disposition les pousse à opter pour des surcomplémentaires, c’est-à-dire des fonds de pension. C’est une attaque contre le système de répartition, comme l’explique très bien M. François Hommeril, secrétaire général de la Confédération générale des cadres (CFE-CGC). Le coup est d’autant plus important que l’article 15 prévoit que le gouvernement pourra « modifier les règles d’assujettissement à cotisations et contributions sociales ». Autrement dit : le pouvoir pourra baisser le plafond au-dessus duquel les salariés paieront moins de cotisations, à 8 000 euros ou 5 000 euros par mois (au lieu de 10 000). De plus, de nouvelles dispositions pour faciliter l’épargne retraite (et notamment des déductions fiscales).

Une étatisation prononcée

Non seulement le recours aux ordonnances est systématique, mais la création d’une Caisse nationale de retraite universelle, fusionnant les caisses actuelles tout en en maintenant certaines (avocats, professions libérales, agriculteurs), sonne la fin du paritarisme. Certes, l’introduction du patronat dans la gestion de ces caisses en 1967, l’attitude de syndicats sensibles à la parole patronale, le poids grandissant des experts de la Commission européenne sur les finances publiques ont pour une part miné le système. Il reste que l’étatisation se renforce. Ce n’est pas la création d’un Comité d’expertise indépendant des retraites qui changera la donne. Au contraire. Il sera composé d’un président nommé par le président de la République, deux membres de la Cour des comptes, le directeur de l’Insee (nommé par le président de la République), trois personnes désignées par les présidents de l’Assemblée nationale, du Sénat et du Conseil économique, social et environnemental). Pas un seul syndicaliste ! Pas même une petite place pour M. Berger…

 

Martine Bulard

Publié le 17/01/2020

L'Assemblée nationale n'a pas mandat pour casser nos retraites !

Les millions de voix de barrage dont a bénéficié Emmanuel Macron contre Marine Le Pen ne lui valent ni à lui ni aux députés un blanc-seing pour abîmer ce qui fait le cœur de notre république depuis la Libération.

 

(site huffingtonpost.fr)

 

Cette tribune est signée par le collectif Les Constituants, un collectif de citoyennes et citoyens né dans l’élan de la révolte des Gilets jaunes, du constat que, face à l’impasse politique, il appartient au peuple de revenir aux sources de la République en s’engageant dans un processus constituant.  

Le 17 février, le projet de loi sur les retraites doit être examiné par l’Assemblée nationale.

En ne renonçant pas à l’examen parlementaire d’un texte qui a d’ores et déjà suscité le plus long mouvement social du dernier demi-siècle et auquel les Français s’opposent très majoritairement, le gouvernement bafoue la démocratie.

Utilisant tous les expédients offerts par l’actuelle constitution, il a même déjà annoncé qu’il pourrait passer par ordonnance pour imposer l’âge pivot et agite la menace du 49.3 pour se réserver, in fine, le bénéfice de la tenue d’un débat en bonne et due forme au Parlement.

Plus que jamais, les institutions sont donc tournées contre le peuple, au service d’un rapport de force dont l’issue espérée est la victoire de la minorité contre la majorité, et la représentation nationale est utilisée comme chambre d’enregistrement et caution morale d’un pouvoir en réalité entièrement concentré entre les mains du président de la République. 

Pourtant, disons-le tout net: Emmanuel Macron n’a pas mandat pour toucher aux retraites. 

Premièrement, parce que les millions de voix de barrage dont il a bénéficié contre Marine Le Pen ne valent pas blanc-seing pour désosser la solidarité nationale et faire place nette aux assurances et autres fonds de pension.

Deuxièmement, parce qu’il a menti aux Français. En effet, quand son programme mentionnait une mesure purement technique, qui ne devait avoir pour conséquence ni de reculer l’âge de départ, ni de réduire les pensions, la réforme qu’il défend désormais contre la volonté populaire renie ces deux engagements. 

Pas plus que le président de la République dont ils procèdent, les députés de la majorité n’ont mandat pour abîmer ce qui fait le cœur de notre république depuis la Libération. Leur propre légitimité émanant directement de l’élection d’Emmanuel Macron, la réforme qu’ils adopteraient ainsi ne serait pas celle de la nation, mais celle d’un seul individu.

Alors que, depuis un mois et demi, des centaines de milliers de citoyennes et de citoyens font grève et descendent dans la rue pour exprimer leur refus d’une loi destructrice, il ne serait pas acceptable de laisser le processus législatif se poursuivre comme si de rien n’était.

Par ses manœuvres politiciennes, Macron ressuscite le vieux monde et nous ramène au régime des partis: la droite critique un texte qu’elle juge vidé de sa substance, la gauche un texte jusqu’au-boutiste, et Macron d’user de cette position d’entre-deux pour faire croire à une position d’équilibre. Mais à l’heure où le président se fait fort de réaliser le programme de la droite libérale, cette posture est au mieux un leurre, plus certainement un piège. Car à ce jeu-là, la suite de l’histoire est écrite d’avance. Les opposants à la réforme auront beau défendre brillamment leurs arguments dans l’hémicycle, à la fin des fins, la loi sera adoptée, les petites gens pourront bien travailler jusqu’à l’épuisement, les retraités être de plus en plus pauvres et les grands capitalistes faire main basse sur l’épargne des classes moyennes qui peuvent encore se permettre de mettre de l’argent de côté.

Au total, c’est la société tout entière qui aura renoncé à l’une des promesses de sa fondation: permettre à chacun de terminer sa carrière à un âge raisonnable, tout en continuant d’être rémunéré dignement. 

Depuis plus d’un an maintenant, les Françaises et les Français disent leur volonté de révoquer le théâtre d’ombres qu’était devenue la politique pour se réapproprier leur souveraineté. Mais Macron qui ne les entend pas continue de mettre en œuvre les vieilles tactiques de la république monarchique.

Une option moins déshonorante pour lui et plus conforme à l’esprit des institutions aurait été de soumettre son texte au référendum. Et cette option lui aurait encore donné l’avantage, aussi vrai qu’avoir le choix des mots, c’est avoir le choix des armes. 

Aujourd’hui, nous devons lui dire que sa tentative de passage en force doit s’arrêter là.

Nous devons lui dire qu’on ne réécrit pas le contrat social sur un coin de table, avec BlackRock pour commensal.

Nous devons lui dire que sa majorité n’a pas de délégation de souveraineté pour porter atteinte aux conditions matérielles d’existence des générations futures.

Nous devons affirmer que le temps constituant est arrivé, et qu’au point où nous en sommes de la décomposition du système politique, seul un processus de refondation permettra de remettre à l’heure les pendules de la démocratie; de redéfinir, toutes et tous ensemble, les principes fondamentaux de la société dans laquelle nous souhaitons vivre et vieillir.

Liste des signataires:

François Cocq, essayiste, Gwénolé Bourrée, syndicaliste étudiant, Flavien Chailleux, gilet jaune et fonctionnaire au sein du ministère du travail, Hélène Franco, magistrate syndicaliste, Charlotte Girard, maîtresse de conférences de droit public, Manon Le Bretton, enseignante et élue rurale, Walter Mancebon, militant pour une VIe République, Manon Milcent, étudiante gilet jaune, Sacha Mokritzky, directeur de la communication du média Reconstruire.org, Alphée Roche-Noël, essayiste, Frédéric Viale, juriste spécialiste des traités de libre-échange, membres des Constituants

Publié le 16/012020

Retraites : le projet de loi décrypté point par point

 

Sébastien Crépel et Marion d'Allard (site humanite.fr)

 

Le gouvernement a achevé la rédaction de son avant-projet de loi "instituant un système universel de retraite" par points, qu'il a transmis au Conseil d'Etat. Avant son passage en Conseil des ministres, prévu le 24 janvier, l'Humanité en décrypte les principaux articles.

Le projet de loi « instituant un système universel de retraite » est désormais public. En 64 articles, le texte détaille le contenu et les modalités de mise en œuvre du régime de retraite unique par points et confirme les craintes exprimées par ses opposants. De la valeur du point à l’âge pivot en passant par la pénibilité et l’ouverture du système de retraites aux fonds de pensions vautours, le projet de loi donne du grain à moudre à celles et ceux qui, depuis le 5 décembre, combattent une réforme régressive. Décryptage.

Pas de garantie sur la valeur du point

« Les valeurs d’acquisition et de service du point seront déterminées par le conseil d’administration de la Caisse nationale de retraite universelle, en tenant compte des projections financières du système. La valeur du point ne pourra pas baisser (…). Les valeurs d’acquisition et de service seront fixées par défaut en fonction de l’évolution annuelle du revenu moyen par tête (…). Toutefois, à tit re transitoire, des modalités de montée en charge seront prévues (…) afin notamment de ne pas nuire à l’équilibre du système. » (Article 9)

C’était l’un des gros sujets de controverse de la réforme des retraites : le point sera-t-il la variable utilisée pour baisser les pensions ? En réponse, le premier ministre s’était engagé, le 11 décembre, à inscrire dans la loi une « règle d’or précisant que la valeur du point ne pourra pas baisser ». Un mois plus tard, la promesse est réduite à peau de chagrin : si, à son article 55 sur le pilotage financier du système, l’avant-projet de loi gouvernemental prévoit bien que « les taux de revalorisation » du point « ne peuvent pas être inférieurs à l’évolution des prix », il ne garantit pas le taux de rendement de 5,5 % annoncé (un point acheté 10 euros devait rapporter 0,55 euro par an à la retraite). L’article 9 précise ainsi qu’avant 2045, la revalorisation du point devra être comprise entre l’évolution des prix et celle du revenu moyen. Et ce n’est qu’à partir de 2045 que la règle « par défaut » sera d’indexer la valeur du point sur le revenu moyen… sauf si « un décret détermine un taux différent ». Concrètement, cela signifie que le prix d’achat du point pourrait monter sans que sa valeur de service suive le même rythme (c’est-à-dire le montant de la pension auquel il donne droit). C’est ce qui est arrivé à l’Agirc-Arrco. Conséquence, le rendement du point chuterait, et la pension avec.

Un âge pivot évolutif

« Le système universel de retraite fonctionnera autour d’une référence collective, correspondant à l’âge auquel les assurés pourront partir à “taux plein”, et autour de laquelle s’articulera un mécanisme de bonus/malus : l’âge d’équilibre. (…) Les coefficients de majoration et de minoration seront à la main du conseil d’administration de la Caisse nationale de retraite universelle. À défaut, lors de l’entrée en application du système universel de retraite, ils seront fixés par décret à 5 % par an (…). L’âge d’équilibre sera fixé par une délibération du conseil d’administration de la Caisse nationale de retraite universelle en tenant compte des projections financières du système. À défaut, l’âge d’équilibre évoluera à raison des deux tiers des gains d’espérance de vie à la retraite. » (Article 10)

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’âge pivot ne disparaît pas du projet de loi gouvernemental. Il en demeure même l’un des rouages essentiels. Le « recul » du gouvernement ne porte que sur l’instauration d’un âge d’équilibre dans le système actuel. Concernant le futur système, l’âge d’équilibre a bien pour objectif « d’inciter les Français à partir plus tard » en retraite. Il articule le principe d’une décote, dès lors que l’on part avant, et d’une surcote dès lors que l’on part après. Il sera fixé en fonction « des projections financières du système », ce qui en fait une parfaite variable d’ajustement. En outre, il pourra évoluer en fonction des gains d’espérance de vie afin de respecter l’équation consacrée par le rapport Delevoye : deux tiers de vie active pour un tiers de vie à la retraite. Si l’article 23 du projet de loi sacralise l’âge légal de départ à la retraite à 62 ans, le coefficient de majoration et de minoration – comprenez le taux de la décote et de la surcote – sera quant à lui fixé « par décret à 5 % par an ». Ce qui revient, en réalité, à rendre l’âge légal de départ virtuel puisque associé, automatiquement, à une décote importante.

Le gel des pensions

« Les modalités d’indexation des retraites resteront fixées sur l’inflation (…). Le conseil d’administration de la Caisse nationale de la retraite universelle pourra toutefois prévoir un autre taux de revalorisation pour garantir le respect de la trajectoire financière pluriannuelle (…). En tout état de cause, le niveau des pensions est garanti dans le temps : aucune baisse des retraites ne sera p ermise. » (Article 11)

En apparence pas de changement : les retraites une fois liquidées continueront d’évoluer comme aujourd’hui, c’est-à-dire que leur montant sera revalorisé comme les prix, et non comme les salaires. Notons que cela n’enrayera pas une certaine chute du pouvoir d’achat des retraités au fil du temps par rapport aux actifs, les prix progressant en moyenne moins vite que les salaires. Mais surtout, l’article 11 énonce, en même temps que cette règle d’indexation, la possibilité d’y déroger. Dans les faits, on pourra aussi bien donner un coup de pouce aux retraites que les geler en cas de non-respect de la trajectoire financière du système universel, qui prime en toutes circonstances. L’article précise certes qu’ « aucune baisse des retraites ne sera permise » : le « coefficient de revalorisation » interdit en effet toute évolution négative du montant des retraites. Mais le gel des pensions correspondra bien à une baisse de leur valeur réelle rapportée aux prix.

Cumul emploi-retraite : vers le travail sans fin

« Afin d’accroître l’attractivité du dispositif de cumul emploi-retraite, le présent article simplifie fortement le dispositif et le rend plus attractif. Il sera désormais permis aux assurés partis à la retraite de s’ouvrir de nouveaux droits à la retraite lorsqu’ils exercent une activité. (…) L’amélioration du dispositif du cumul emploi-retraite est prévue dès le 1er  janvier 2022, sans attendre l’entrée en vigueur du système universel. » (Article 26)

Travailler en tant que retraité et continuer à accumuler des droits, c’est la nouveauté du projet gouvernemental, qui entend faciliter et développer, dans son système universel, mais également dans le système actuel, le cumul emploi-retraite. Ainsi le projet de loi prévoit-il l’acquisition de droits supplémentaire calculés « à partir de l’âge d’équilibre » (le fameux âge pivot encore une fois mentionné) pour les personnes ayant déjà liquidé leurs droits à la retraite mais qui poursuivraient une activité professionnelle. Permis aujourd’hui mais strictement encadré et plafonné, le cumul emploi-retraite sera, en outre et « dès 2022 », considérablement facilité. Dans un contexte où près d’un retraité sur deux n’est plus en activité au moment de son départ en retraite et où le chômage et la précarité dans l’emploi des jeunes sont alarmants, le gouvernement entend ouvrir la porte au travail à vie.

Les départs anticipés à 60 ans de plus en plus virtuels

« Le dispositif de carrières longues sera maintenu. (…) Il ouvre le droit à un départ en retraite dès 60 ans aux assurés ayant commencé tôt leur activité (avant l’âge de 20 ans) et ayant effectué une carrière longue. Comme aujourd’hui, le bénéfice de ce dispositif reposera sur la durée d’activité (…). (La retraite) sera calculée avec un âge d’équilibre abaissé de deux années ; toutefois, la possib ilité de surcoter ne sera pas ouverte avant l’âge d’équilibre de droit commun. » (Article 28)

Partir à 60 ans dans le régime universel pour ceux qui ont commencé à travailler avant 20 ans, la belle affaire ! Examinons chaque condition. Primo, l’âge pivot sera « abaissé de deux années » : en clair, cela signifie 10 % de décote en cas d’âge d’équilibre baissé à 62 ans au lieu de 64 ans. Et comme l’âge d’équilibre est amené à évoluer à raison des deux tiers des gains d’espérance de vie, il atteindrait, selon les hypothèses du rapport Delevoye, 66,25 ans pour la génération 1990 pour les carrières « normales », et donc 64,25 ans pour les carrières longues : la décote dépasserait 21 % en cas de départ à 60 ans… Enfin, il faudra avoir cumulé une durée d’activité de 516 mois (ce que le futur système assimile à une « carrière complète »), c’est-à-dire 43 années pour la génération 1975 : il faudra donc avoir commencé à travailler avant l’âge de 17 ans. Et comme cette durée évoluera elle aussi « comme l’âge d’équilibre », il faudrait pour la génération 1990 avoir travaillé 44,25 ans pour pouvoir partir à 60 ans, c’est-à-dire avoir commencé à travailler à 15 ans et demi à peine… En clair : cette possibilité deviendra purement virtuelle.

Une reconnaissance très appauvrie de la pénibilité

« Que l’on exerce une fonction pénible dans le secteur privé ou dans un service public, ceci doit ouvrir à tous les mêmes droits. Le présent article étend dans le système universel de retraite aux agents publics civils et aux assurés des régimes spéciaux, à l’exception des marins et des militaires, le bénéfice du compte professionnel de prévention (C2P). (…) Le dispositif continuera de permettre u n départ en retraite au plus tôt à compter de 60 ans en fonction du nombre de points affectés à cette utilisation, avec une diminution à due proportion de l’âge d’équilibre. » (Article 33)

C’est sans doute l’un des sujets qui va accaparer les négociations ces prochaines semaines. La prise en compte de la pénibilité au travail sera « un des piliers de l’universalité », répète à l’envi le gouvernement. Pourtant, si le projet de loi étend les six facteurs de risques aujourd’hui reconnus aux salariés du régime général à ceux de la fonction publique et à ceux des feus régimes spéciaux (à l’exception des marins et des militaires), l’exécutif refuse de réintroduire dans le calcul de la pénibilité les quatre critères supplémentaires mis en place sous François Hollande et supprimés dès 2017 à l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron (port de charges lourdes, postures pénibles, exposition aux produits chimiques dangereux et vibrations mécaniques). Une prise en compte de la pénibilité qui permettra « au plus tôt » un départ anticipé à 60 ans « minimum », moyennant, en sus, une décote. Pour faire passer la pilule de la régression des acquis, le gouvernement fait valoir l’abaissement du seuil du travail de nuit – qui passe de 120 à 110 nuits travaillées par an.

Les départs anticipés restreints dans la fonction publique

« Le présent article fixe les règles de retraite spécifiques aux fonctionnaires qui concourent à des missions publiques de sécurité, de surveillance ou de contrôle. Sous réserve d’avoir effectivement effectué des missions comportant une dangerosité particulière, pendant une durée fixée par décret, ces agents pourront partir plus tôt à la retraite. Si ces conditions ne sont pas réunies, leurs condi tions de départ à la retraite seront celles de droit commun. » (Article 36)

Le projet de loi enterre discrètement le dispositif des catégories actives. Ce système permet aujourd’hui aux agents de la fonction publique exerçant un métier particulièrement pénible de partir à la retraite de manière anticipée, 5 ou 10 ans avant l’âge légal (soit à 57 ou 52 ans). Dans le détail, plus de 700 000 personnes en bénéficient aujourd’hui, parmi lesquelles : les policiers, les surveillants pénitentiaires, les douaniers, les égoutiers ou les personnels hospitaliers (aides-soignants, paramédicaux, etc.). Dans son projet de loi, le gouvernement assure que certains fonctionnaires pourront continuer à bénéficier d’un départ anticipé, mais ne précise ni l’âge du départ en question, ni la durée d’exposition nécessaire pour en bénéficier, puisque cette dernière sera fixée ultérieurement par décret. Impossible de savoir combien d’agents y auront droit. La pénibilité dans la fonction publique est pourtant bien réelle. Selon la Dares, près de 83 % des agents du secteur hospitalier sont soumis à des contraintes posturales et articulaires, et plus de 53 % soulèvent régulièrement des charges.

La mort des régimes dits « spéciaux »

« L’intégration des assurés des régimes spéciaux au système universel de retraite doit se faire dans le cadre d’une transition, qui éteint très progressivement les spécificités dont pouvaient se prévaloir leurs bénéficiaires, notamment en matière d’âge de départ anticipé. Le présent article habilite ainsi le gouvernement à déterminer par ordonnance les règles de transition en matière d’âge de dépa rt à la retraite et d’âge d’équilibre applicables aux anciens assurés des régimes spéciaux. » (Article 39)

Sans surprise, le projet de loi confirme ce qu’Édouard Philippe avait déjà énoncé : la fin des régimes spéciaux. Tous les cotisants de ces régimes, qui d’ailleurs surcotisent, seront désormais affiliés à l’assurance-vieillesse du régime général. Sous couvert de « stricte équité dans les efforts réalisés par les assurés », le gouvernement foule aux pieds la compensation, via un départ anticipé à la retraite, de la pénibilité des métiers. L’exécutif entend aller vite sur les périodes de transition d’un régime à l’autre, et se donne le dernier mot sur « les modalités de convergence (…) dans le cadre d’une période de transition qui ne pourra excéder vingt ans ». Les travailleurs indépendants et les professions libérales sont également concernés, sans exception. Pour les professions libérales, la période de transition est fixée à 15 ans maximum et sera ouverte dès 2025.

Un minimum de retraite à 85 % du Smic… en théorie

« Afin de garantir une retraite adéquate à tous les assurés ayant longtemps travaillé sur des rémunérations modestes, le présent article prévoit un minimum de retraite accordé à compter de l’âge de référence. Ce dispositif garantira aux assurés ayant effectué une carrière complète une retraite nette égale à 85 % du Smic net. » (Article 40)

C’est l’un des grands leurres de la réforme, confirmé dans cet article. Promis dès 2003 pour application en 2008, le minimum de retraite à 85 % du Smic n’a jamais vu le jour. Et il risque de rester une chimère pour nombre de retraités modestes, en raison des conditions posées pour y prétendre : « Effectuer une carrière complète », c’est-à-dire, selon les critères retenus par la loi, justifier d’une durée d’activité de 516 mois (soit 43 années) pour la génération 1975, durée qui pourra être prolongée pour les générations postérieures des deux tiers des gains d’espérance de vie, selon la même règle que celle fixée pour l’âge d’équilibre. Et justifier, pour chacune de ces années, d’un total de points au moins égal à celui que rapportent 600 heures payées au Smic. S’il manque des points, le minimum de pension théorique sera « proratisé », diminuant ainsi son montant.

Les droits des chômeurs pénalisés

« Les périodes de chômage donneront lieu à l’acquisition de points sur la base des indemnités versées à ces assurés au titre de ces périodes, notamment l’allocation de retour à l’emploi (…). Ceci constituera une avancée majeure par rapport au système actuel, qui est fondé sur la validation de trimestres assimilés. » (Article 42)

En attribuant des points de retraite aux allocations chômage, le gouvernement se vante d’un grand progrès « au titre de la solidarité ». Pourtant, dans le système actuel, le calcul sur les 25 meilleures années – ou les 6 derniers mois pour la fonction publique – neutralise de fait ces périodes « d’interruption d’activité involontaire ». Les quelques points de retraite cumulés pendant les périodes de chômage par exemple ne sauraient, en réalité, annuler les effets sur le montant de la pension, de la prise en compte de la carrière complète. Déjà lourdement pénalisés par la réforme de l’assurance-chômage, les privés d’emploi se retrouvent ainsi doublement sanctionnés. Pour ce qui est de la prise en compte des congés maladie, le projet de loi demeure flou étant donné qu’il renvoie à la publication d’un décret ultérieur, le seuil de jours d’arrêt cumulés annuellement ouvrant droit à des points de retraite.

Un recul des droits familiaux

« Le présent article prévoit la mise en place d’un dispositif unique de majoration en points de 5 % accordée par enfant et dès le premier enfant. (…) Les parents auront toutefois la possibilité de se partager cette majoration (…). Une majoration supplémentaire de 1 % sera attribuée à chaque parent d’au moins trois enfants (…). Les parents pourront attribuer d’un commun accord cette majoration tota le de 2 % à un bénéficiaire unique. » (Article 44)

Mettre fin aux inégalités en matière de droits familiaux : c’est l’un des axes de communication du gouvernement pour vendre sa réforme. Malgré les semaines de contestation, et de contre-argumentaire démontant, entre autres, une quelconque amélioration des droits familiaux dans le futur système, le gouvernement, sur ce point, n’a bougé qu’à la marge. Le projet de loi prévoit ainsi une majoration de la pension de 5 % dès le premier enfant, alors que le système actuel octroie 10 % de majoration à partir du troisième enfant à chaque parent. En apparence plus favorable, le nouveau dispositif en balaie un autre : la majoration de la durée d’assurance qui fixe des gains de trimestres au titre de la maternité et de l’éducation des enfants, à 8 dans le secteur privé et 2 dans la fonction publique. L’ajout récent dans le projet de loi d’une majoration supplémentaire de 1 % attribuée à chaque parent d’au moins trois enfants ne suffit pas à compenser les pertes induites par le passage à l’universalité.

Réversion pour les veuves et veufs : certains y perdront

« La retraite de réversion sera attribuée à partir de l’âge de 55 ans. Elle ne sera pas soumise à condition de ressources. (…) Elle sera fixée de telle sorte que la retraite de réversion majorée de la retraite de droit direct du conjoint survivant corresponde à 70 % des points acquis de retraite par le couple. Elle sera attribuée sous condition de durée de mariage et de non-remariage après le décè s. (…) Une ordonnance précisera les modalités de garantie des droits pour les conjoints divorcés. » (Article 46)

Le projet de loi gouvernemental bouleverse profondément les règles en vigueur actuellement et relatives à la réversion. Initialement prévu à 62 ans, le droit à perception d’une pension de réversion pour les veuves et les veufs a finalement été abaissé – sur la base des règles actuelles du secteur privé – à 55 ans. Les concernés du secteur public sont en revanche grands perdants puisque aucune limite d’âge n’était jusqu’alors exigée. Aujourd’hui soumise à conditions de ressources (dans le secteur privé), la réversion ne le sera plus dans le futur système. Par contre, si aujourd’hui les épouses/époux, ex-épouses/ex-époux peuvent y prétendre, les droits à la réversion ne seront plus ouverts que sous conditions de durée de mariage et de non-remariage après le décès. Le nouveau dispositif ne s’appliquera en outre qu’aux « conjoints survivants des conjoints décédés qui auront été intégrés au système universel ». En d’autres termes, les nouvelles règles n’entreront en vigueur que très progressivement à partir de 2037.

Un pilotage guidé par la contrainte budgétaire

« Tous les cinq ans, (…) le conseil d’administration de la Caisse nationale de la retraite universelle propose une trajectoire financière du système de retraite sur un horizon de quarante ans. Il doit toutefois dans ce cadre respecter une “règle d’or” imposant l’équilibre du système sur la première période de cinq ans. Le conseil d’administration détermine à cette fin les paramètres permettant de mettre en œuvre la trajectoire financière (modalités d’indexation des retraites, évolution de l’âge de référence, revalorisation des valeurs d’achat et de service, taux de cotisation et le cas échéant, produits financiers des réserves). Chaque année (…), le conseil d’administration de la Caisse nationale de la retraite universelle propose d’ajuster les paramètres pour assurer le respect de la règl e d’or (…). Si la délibération du conseil d’administration ne respecte pas ces conditions d’équilibre, la loi de financement de la Sécurité sociale de l’année fixe une nouvelle trajectoire. » (Article 55)

L’article 55 est la clé de voûte de la réforme : il soumet le pilotage du régime à un impératif principal qui l’emporte sur tous les autres, l’équilibre des finances. Sous l’empire de cette « règle d’or », tous les paramètres touchant à l’indexation des pensions, à l’âge effectif de la retraite, à la valeur du point, donc au niveau des pensions, sont transformés en simples variables pour atteindre cet objectif d’équilibre budgétaire. Le conseil d’administration du régime universel, où siégeront les représentants des salariés et ceux des employeurs, verra ainsi sa mission étroitement cadrée et surveillée de près par l’autorité politique, qui pourra reprendre la main à tout moment par décret pour le gouvernement ou via le vote de la loi de financement de la Sécurité sociale, côté Parlement.

Un financement aléatoire de la solidarité

« Cet article prévoit la prise en charge de l’ensemble des dépenses de solidarité du système universel de retraite par le fonds de solidarité vieillesse universel. Ses ressources sont constituées, en cohérence avec la nature de ses dépenses, de l’ensemble des recettes fiscales des régimes vieillesse actuels. » (Article 58)

La création du Fonds de solidarité vieillesse universel, ou FSVU, s’accompagne d’une clarification des circuits de financement qui n’est pas sans danger pour les politiques de solidarité assurant la redistribution et la correction des inégalités à l’intérieur du système de retraite. Les compensations pour les périodes de chômage, de maladie, de maternité, ou encore les pensions de réversion seront désormais financés entièrement et exclusivement par l’impôt, et non par les cotisations sociales. Cette fiscalisation de la partie solidaire du système, outre qu’elle déresponsabilise les entreprises en coupant le lien entre le financement des prestations de retraite et le travail producteur de richesses, met ces politiques à la merci des arbitrages des gouvernements, ouvrant la porte à leur possible remise en cause.

La porte ouverte aux fonds de pension

« Le présent article ratifie trois ordonnances relatives aux dispositifs de retraite supplémentaire. (…) Le secteur de l’assurance est appelé à se mobiliser, afin que le recours à ces véhicules se généralise (…). L’ordonnance n° 2019-766 du 24 juillet 2019 portant réforme de l’épargne retraite (…) vise à renforcer l’attractivité de l’épargne retraite. » (Article 64)

Le Figaro sonnait récemment la charge contre l’Humanité accusée d’être à l’origine d’une campagne de « suspicion » injustifiée à l’encontre du gestionnaire d’actifs américain BlackRock, que nous désignions il y a quelques semaines dans nos colonnes comme l’un des principaux intéressés à la réforme des retraites. Pour le quotidien conservateur, « la polémique BlackRock n’est en réalité que le dernier avatar en date de l’association poisseuse “Macron-Rothschild” ». Pas concernés par la réforme, les gestionnaires de fonds de pension à l’instar de BlackRock ? L’article 64 du projet de loi est pourtant un appel explicite au « secteur de l’assurance » à « se mobiliser » pour « généraliser » et « renforcer l’attractivité » des plans d’épargne retraite privés. Il ratifie pour cela des ordonnances prises dans le cadre de la loi Pacte votée au printemps, et qui transposent elles-mêmes des directives européennes libéralisant le commerce de ces produits. Véritable cheval de Troie législatif rangé dans les dispositions diverses en fin de texte, il vient dans la suite logique de l’article 13, qui limite le calcul des cotisations et des droits à la retraite aux salaires jusqu’à 10 000 euros par mois (contre 27 000 euros dans le système actuel). Au-delà de ce plafond, les cotisations baissent de 28 % à 2,8 %, libérant l’espace pour la capitalisation et les fonds de pension.

 

Décryptage réalisé par Marion d’Allard et Sébastien Crépel

Publié le 15/01/2020

Blanquer relance l’enfumage : 500 millions d’euros pour les enseignants ?

 

Pepe Balanyà (site revolutionpermanente.fr)

 

Après le faux compromis avec Berger et Escure, le gouvernement tend la main aux enseignants avec un « programme de revalorisation des salaires » afin de compenser la perte de valeur qu’entraînera la réforme des retraites. Derrière ce coup de bluff le gouvernement cherche à sortir le secteur de l’éducation des rangs de la contestation en tentant d’isoler les cheminots et la RATP.Alors que la grève tient depuis 41 jours, que des secteurs comme les éboueurs, l’énergie ou les avocats commencent à rejoindre la bataille, et que depuis le 5 décembre l’Education nationale enregistre des taux de grève historiques, le gouvernement accélère pour essayer de sortir de l’impasse et avancer dans la réforme. Pour ce faire il s’appuie autant sur le renforcement de la répression telle que l’ont dénoncé les grévistes de la Coordination RATP-SNCF que sur le « renouement du dialogue social qui s’est incarné dans la mise en scène d’un compromis avec la direction de l’UNSA et la CFDT.

Dans ce même sens ce lundi 13 janvier, le ministère de l’éducation nationale entamait un cycle de négociations avec les directions syndicales du secteur autour de la réforme des retraites. Malgré le fait que les grévistes dans l’éducation nationale se battent depuis le 5 au côté d’autres professions pour le retrait total de la réforme, Frédérique Rolet, secrétaire générale du SNES-FSU, a été le premier à être reçu dans ce cadre visant à compenser la perte de valeur des pensions qu’entraînera la réforme des retraites. En effet, alors que les conditions de travail se sont déjà fortement dégradées suite aux contr-réformes successives, le passage à un système de retraites par points aurait des conséquences désastreuses pour l’ensemble de la profession, certains profs pouvant perdre jusqu’à 900€ de pension par mois ! Des conséquences sur le secteur que même le gouvernement a fini par reconnaître.

Face à la colère des profs et dans le contexte de la grève historique contre la réforme des retraites, Blanquer avait déjà annoncé le 23 décembre l’ouverture des négociations avec les syndicats dès le 13 janvier pour aller vers une « revalorisation permettant de garantir aux enseignants un même niveau de retraite que pour des corps équivalents de la fonction publique ». Malgré la mise en scène de l’ouverture des négociations de ce mardi, le « programme de revalorisation de salaires » reste le même que mi-décembre : extrêmement flou sur les conditions et les modalités en proposant un plan de 500 millions par an à partir de 2021 et jusqu’au 2037, c’est-à-dire, l’équivalent de 37 euros bruts par mois de moyenne. Ce qui n’est pas seulement ridicule, car rappelons que contrairement à ce qu’indique LCI, les profs ne touchent pas plus de 3000 euros par mois (!) ; il faut aussi souligner que cette augmentation ne tiendrait pas compte de l’inflation. Rappelons que le point d’indice est gelé depuis 2010 et que les enseignants réclament des revalorisations depuis des années, elles n’arrivent que comme un moyen d’acheter les profs pour compromettre leurs retraites et celles des générations futures.

Au-delà du calendrier du cycle de négociations qui se poursuivra jusqu’à jeudi pour reprendre fin janvier et ensuite sur un projet de loi avant l’été, rien de concret n’est sorti. Les conditions et les modalités du programme restent toujours très floues. Comme le relevait Frédérique Rolet, « il y a encore beaucoup de zones d’ombre » : au-delà des 500 millions Blanquer n’a confirmé aucun chiffre pour les années venant après 2021 ; on ne sait pas encore si la revalorisation va toucher l’ensemble des enseignants, si elle sera versée sous forme de primes ou de salaires, on ne sait même pas si en contrepartie sera demandée une augmentation d’heures de travail.
Ce coup de bluff du gouvernement, qui flaire bon l’embrouille bon marché, ne tente que d’apaiser la colère du secteur et est très loin de répondre à la dégradation des conditions de travail du personnel de l’éducation nationale, à son opposition ferme à la réforme des retraites, à celle du lycée et du bac. Cette manœuvre du gouvernement démontre encore une fois qu’il n’y a rien à négocier. Alors que Macron a montré sa volonté d’aller jusqu’au bout de sa réforme, et que plusieurs secteurs comme la RATP et la SNCF enchaînent plus de 40 jours de grève, il est l’heure d’amplifier le rapport de force, d’élargir la grève et de mettre toutes les forces dans la bataille. Il faut quitter une fois pour toutes les tables de négociation et envoyer un signal fort au gouvernement avec un appel clair des organisations syndicales de l’Education nationale pour une grève reconductible de 72h à partir du mercredi 15 janvier !

Publié le 14/01/2020

BlackRock et les retraites : pourquoi et comment le gestionnaire d’actifs joue un rôle dans la réforme

 

par Maxime Combes, Rachel Knaebel (site bastamag.net)

 

Qu’est-ce que BlackRock ? Pourquoi cette société financière est-elle aussi puissante ? Quels sont ses liens avec les dirigeants politiques ? Et pourquoi s’intéresse-t-elle de si près à l’avenir de notre système de retraite ?

La polémique ne cesse d’enfler : BlackRock joue-t-il un rôle dans les projets de Macron et de son gouvernement sur les retraites ? Le gouvernement s’en défend. Pourtant, le lobbying de Blackrock et les déclarations même des ses dirigeants laissent penser le le contraire.

Qu’est-ce que BlackRock ?

BlackRock n’est pas un fonds de pension et ne commercialise pas directement des plans d’épargne-retraites. Basé à New-York, BlackRock est un gestionnaire d’actifs, le plus gros du monde, avec près de 7000 milliards de dollars gérés. Cet argent ne lui appartient pas en propre. Il lui est confié par ses clients. Ces clients sont en général ce qu’on appelle des « investisseurs institutionnels », des entités, privées ou publiques, disposant de grandes masses d’argent, dont des fonds de pension et des gestionnaires d’épargne-retraites.

Ces investisseurs confient à BlackRock la tâche de placer et gérer leurs actifs sur les marchés, en les investissant par exemple dans des sociétés cotées ou des produits financiers. Environ deux-tiers des actifs dont Blackrock a la responsabilité sont liés à des plans d’épargne-retraite. Leur développement en France et en Europe intéresse donc indirectement le gestionnaire, tout comme les autres gestionnaires, tels l’états-unien Vanguard (plus de 5000 milliards de dollars d’actifs). Ces gestionnaires sont aussi français, comme Amundi (1400 milliard d’euros d’actifs), qui appartient au Crédit Agricole, Axa IM (environ 700 milliards d’euros) ou BNP Paribas Asset (environ 500 milliards d’euros).

D’où vient sa puissance ?

Avant la crise financière de 2008, le poids des gestionnaires d’actifs tels que BlackRock est limité. Ce sont alors les fonds spéculatifs (hedges funds) qui sont courtisés par les gros détenteurs de capitaux. En 2004, BlackRock ne gère que 342 milliards de dollars, soit 20 fois moins qu’aujourd’hui ! En 2006, le fonds reprend une branche de la banque new-yorkaise Merrill Lynch. Puis, après la crise, BlackRock se développe de manière fulgurante. L’entreprise a alors acquis Barclays Global Investors (BGI), filiale de la banque britannique Barclays, et s’est positionnée sur un type de fonds de placements [1] jugés moins risqués que les fonds spéculatifs, qui remportent donc un grands succès après 2008.

L’ensemble des actifs gérés aujourd’hui par BlackRock équivaut à deux fois et demi le PIB de la France. De par ses prises de participation dans de nombreuses sociétés, BlackRock est représenté dans plus de 17 000 conseils d’administration d’entreprises à travers le monde. Il s’agit parfois de multinationales concurrentes sur un même secteur : dans le domaine de la chimie, BlackRock est ainsi présente au capital de Bayer, BASF, DuPont, Monsanto, Arkema ou Air Liquide… D’où une certaine influence sur les stratégies financières adoptées par des secteurs économiques entiers. Les États-Unis représentent 61 % du total de ses investissements, l’Europe 31 % et l’Asie 8 %.

Quel est le poids de BlackRock en France ?

La succursale française est relativement récente. Jusqu’ici, BlackRock était surtout présent sur la place de la City de Londres. Son objectif est aujourd’hui de se déployer massivement en Europe, tout particulièrement en France, en Allemagne et en Italie. BlackRock gère aujourd’hui 27,4 milliards d’euros pour le compte de clients français, qui sont des compagnies d’assurance, des caisses de retraite, des institutions, entreprises ou banques.

BlackRock est aussi devenu l’un des principaux actionnaires du CAC 40. Le gestionnaire de fonds dispose de participations conséquentes dans au moins 18 multinationales françaises du CAC 40 : BNP Paribas, Axa, Renault, Bouygues, Total, Vivendi, Société générale…

BlackRock figure donc mécaniquement parmi les principaux bénéficiaires des très importants dividendes versés par les entreprises du CAC 40 chaque année. Le gestionnaire d’actifs a touché au bas mot 1,65 milliard d’euros de dividendes au titre de l’année 2018 [2]. Le fonds de gestion profite donc largement du cash que les multinationales françaises distribuent au détriment de l’investissement, des salaires et... des cotisations sociales, dont la retraite.

BlackRock exerce-t-il une influence sur les dirigeants européens ?

Selon les données officielles du registre de la transparence de l’Union européenne (disponibles ici sur le site de l’ONG Lobbyfacts.eu), les dépenses de lobbying de BlackRock à Bruxelles représentaient en 2018 entre 1,2 et 1,5 million d’euros. Pendant les cinq dernières années, les représentants de BlackRock ont décroché plus d’une trentaine de rendez-vous avec des commissaires européens ou leurs équipes.

Parfois, ces rendez-vous avec des dirigeants politiques se révèlent particulièrement fructueux. L’ancien ministre britannique (conservateur) des Finances, George Osborne a ainsi rejoint BlackRock en 2017. Au cours de ses deux dernières années au gouvernement, jusqu’en 2016, le ministre était chargé de mener une… réforme des retraites. Il est désormais rémunéré plus de 700 000 euros par an par le gestionnaire d’actifs. Rupert Harrison, son ancien chef de cabinet, a lui aussi été débauché par BlackRock, dès 2015.

Fin 2018, le président du conseil de surveillance de la filiale allemande de BlackRock, Friedrich Merz, avait fait un retour retentissant dans la politique allemande pour tenter de prendre la suite d’Angela Merkel à la tête du parti conservateur. Il n’a pas été élu, mais n’a pas abandonné pour autant son objectif d’occuper une place importante au sein du parti au pouvoir depuis 2005.

 

Existe-t-il des connivences entre BlackRock et le gouvernement Macron ?

Le PDG de BlackRock, Larry Fink, été reçu à l’Élysée en juin 2017. En octobre, les dirigeants de BlackRock et de 21 autres gros gestionnaires de fonds sont de nouveau reçus dans les salons de l’Élysée, alors que le gouvernement engage un vaste plan de privatisations (Française des jeux, ADP...) [3]. Larry Fink visite encore l’Élysée le 10 juillet 2019 pour une réunion sur la prise en compte du changement climatique dans les politiques d’investissement [4].

Jean-François Cirelli, président de BlackRock France depuis 2015, a de son côté été convié par le Premier ministre Édouard Philippe à siéger au sein du « Comité action publique 2022 » qui vise à réduire les dépenses publiques, avec des « réformes structurelles », des « économies significatives et durables » que l’État devra réaliser, quitte à envisager certains « transferts au secteur privé » ou l’« abandon » de certaines de ses missions [5]. L’homme est en terrain connu : énarque, il a été haut-fonctionnaire à la direction du Trésor à Bercy, a conseillé François Fillon lors de la réforme des retraites de 20013 avant de diriger Gaz de France devenu Engie après sa privatisation. Le même Jean-François Cirelli vient d’être ordonné officier de la légion d’honneur le 1er janvier dernier [6].

Pourquoi BlackRock s’intéresse à la réforme française des retraites ?

En 2013, déjà, au moment de la réforme sur le financement des retraites du gouvernement Ayrault, l’ex-directeur général de BlackRock France l’affirmait clairement : « Les retraites, c’est un thème clé pour BlackRock ». Devant l’Autorité des marchés financiers, en 2017, Jean-François Cirelli se montrait encore plus explicite en indiquant vouloir « renforcer l’idée auprès des autorités publiques qu’il faut investir pour la retraite dans les marchés de capitaux ».

BlackRock a publié, en juin 2019, un plaidoyer [7] qui appelle très clairement le gouvernement français à développer le « troisième pilier » des régimes retraite : la capitalisation, c’est à dire confier à des sociétés financières privées la gestion d’une partie de l’assurance-retraite. Il y est même proposée une quasi-obligation d’épargne retraite dans les entreprises, en plus des régimes de base et des complémentaires. Alors que les gouvernements français successifs sont obsédés par la réduction des dépenses publiques, ces conseils ont été entendus.

Ce document de plaidoyer s’intitule « Loi Pacte : le bon plan Retraite ». La loi Pacte, portée par le ministre Bruno Lemaire et adoptée au printemps dernier, a de quoi réjouir le gestionnaire d’actifs. Elle crée de nouveaux plans d’épargne retraite individuels et collectifs qui offrent une grande flexibilité de gestion.

Le constat de BlackRock est le suivant : du fait d’un « manque de confiance des Français en la pérennité du système de retraite d’après-guerre », les Français épargnent beaucoup, mais placent l’argent dans des livrets d’épargne, des produits d’assurance vie, mais très peu dans des produits d’épargne retraite individuels. L’objectif du gestionnaire est donc de faire basculer une part de cette épargne vers ces produits, regroupés au sein de futurs fonds de pension, ce qui fera autant de clients supplémentaires à séduire pour placer leurs actifs.

Pour encourager cette épargne, la société préconise des crédits d’impôt conséquents. C’est la double peine pour les finances publiques : les montants alimentant les régimes de retraite par répartition se réduisent, ce qui les déséquilibre financièrement ; les ressources fiscales s’amenuisent, du fait des crédits d’impôts, ce qui fragilise encore davantage les finances publiques. Cela revient, en plus, à remplacer un système de protection sociale géré par les partenaires sociaux par un dispositif dépendant des aléas des marchés financiers.

 

Comment BlakcRock a influé pour la création d’un produit européen d’épargne-retraite ?

En novembre 2019, un think tank international réunissant des banquiers publics et privés, des économistes et des personnalités, le « Groupe des Trente », publie un rapport sur l’avenir des retraites à l’échelle internationale. Philipp Hildebrand, l’actuel vice-président de BlackRock (et ex-président de la Banque nationale suisse) fait partie du groupe de travail ayant rédigé le rapport. Sans surprise, le rapport préconise d’allonger l’âge de la retraite, d’augmenter l’épargne privée et de réduire les taux de remplacement du revenu par les retraites (la proportion du salaire qui sera ensuite versé en pension). Parviendront-ils à leurs fins ?

À Bruxelles, le lobbying de BlackRock a déjà porté ses fruits. En février 2015, le gestionnaire propose à la Commission européenne « d’examiner la demande, la faisabilité et les principales caractéristiques d’un instrument de retraite personnel transfrontalier comme moyen de donner aux consommateurs les moyens d’épargner plus efficacement pour leurs besoins de retraite ».

Moins de deux ans plus tard, deux commissaires européens, Valdis Dombrovskis et Jyrki Katainen, rendent public un projet de ce type. Puis, en juin 2019, Bruxelles valide la création d’un produit paneuropéen d’épargne-retraite individuelle (Pan-European Personal Pension product – PEPP). L’objectif est clairement affiché : « Investir davantage dans les marchés de capitaux peut contribuer à relever les défis posés par le vieillissement de la population et par la faiblesse des taux d’intérêt » [8]. Aujourd’hui, seuls 27 % des Européens entre 25 et 59 ans investissent à titre personnel dans un produit d’épargne-retraite. Ce produit, qui sera proposé aux citoyens européens par les fonds de pension existants ou les compagnies d’assurance, vise à les inciter à y placer leurs économies. Plus les régimes de retraite publics seront affaiblis, garantissant une pension de plus en plus basse, plus ils seront réceptifs à ce type de placements.

Selon le collectif de journalistes Investigate Europe, qui a mené une large enquête sur le gestionnaire d’actifs, la création de ce produit d’épargne-retraire européen « était la priorité absolue de l’agenda de lobbying de BlackRock à Bruxelles » [9].

Ces suspicions sont d’autant plus vives que BlackRock a été sélectionné par la Commission européenne comme gestionnaire d’actifs pour un produit d’épargne-retraites développé pour les chercheurs européens qui travaillent souvent dans différents pays, et nommé « Resaver »[[Voir ici le site de Resaver.].

BlackRock et les autres gestionnaires d’actifs ont besoin d’étendre les produits de capitalisation, notamment l’épargne-retraites, pour drainer davantage d’épargne vers les marchés financiers. Faire pression sur les pouvoirs publics au moment où un grand nombre d’États industrialisés sont engagés dans des réformes de leur système de retraites, dans le but de faire baisser leurs dépenses publiques, apparaît comme l’un des moyens les plus sûrs pour parvenir à cet objectif.

Maxime Combes, avec Rachel Knaebel

À lire : CAC40 : Le véritable bilan annuel (pdf, 100 pages)

Notes

[1] Les Exchange Traded Fund (ETF).

[2] Voir le le Véritable bilan annuel des entreprises françaises de l’Observatoire des multinationales, partenaire de Basta !.

[3https://www.challenges.fr/top-news/les-grands-investisseurs-mondiaux-recus-par-macron-a-l-elysee_508874

[4] Voir l’article de Mathilde Orange sur Mediapart, « Retraites : BlackRock souffle ses conseils pour la capitalisation à l’oreille du pouvoir ».

[5] Voir le rapport de cette commission Cap22 révélé par le syndicat Solidaire.

[6] Voir l’annonce au journal officiel.

[7] Voir aussi sur le site de BlackRock.

[8] Voir le règlement qui crée ce produit ici.

[9] Voir cet article d’Investigate Europe publié en juin 2018 dans Euobserver, la page d’Investigate Europe consacré à BlackRock ici, et l’enquête du collectif publié dans Mediapart ici.

Publié le 13/01/2020

Décompte des manifestants : les failles du cabinet Occurrence

De très nombreux médias publient, à l’occasion des grandes manifestations, le décompte du cabinet Occurrence. Une expertise indépendante, relevant d’une démarche scientifique, met en évidence les limites techniques et méthodologiques du dispositif et fait des propositions en vue d’une plus grande transparence. Ce document est d’intérêt général.

·  Rapport d’expertise sur le dispositif de comptage des manifestants par le cabinet Occurrence

Ce rapport fait suite à une visite du dispositif de comptage fin mai 2018, à l’invitation de Thomas Legrand, éditorialiste politique à France Inter, à l'initiative du collectif médiatique ayant passé contrat avec le cabinet Occurrence. Il se compose d’un résumé de l’observation et de recommandations permettant d’améliorer la présentation des mesures effectuées.

1° Observations

Le dispositif de mesure repose sur un système assez simple de comptage d’éléments (les manifestants) traversant une ligne virtuelle perpendiculaire à la rue observée, à partir d’enregistrements vidéo pris en plongée. Le nombre de manifestants ayant traversé la ligne pendant une durée élémentaire (par exemple une minute) est enregistré et sommé pour produire le nombre de manifestants ayant passé la ligne, en fonction du temps (de l’heure). Ce type d’algorithme de détection fonctionne parfaitement lorsque les manifestants sont suffisamment séparés les uns des autres pour laisser apparaitre le sol entre eux. Dans le cas contraire, lorsque les foules sont denses, l’image montre une masse hétérogène traversant la ligne qu’il devient difficile, sinon impossible de décomposer en individus. Dans ce cas, les techniciens font des mesures manuelles sur des enregistrements vidéo et corrigent d’un facteur multiplicatif le taux de manifestants (nombre de manifestants par unité de temps) que donne le logiciel de détection. De fait, lorsque la foule est dense, le comptage se met à contenir un grand nombre de faux points dont les déplacements, indiqués par des flèches colorées sur l’écran de contrôle, sont aberrants (en particulier ceux remontant la manifestation).

Le système souffre de trois types de problèmes auxquels il faudrait remédier : des problèmes de mesures, des mesures de présentation des résultats et des problèmes de méthode probatoire. Dans l’état actuel des choses, on ne peut considérer le système comme présentant des garanties à la hauteur de l’usage médiatique fait des nombres qu’il produit.

2° Problèmes de mesure

2 a) Problèmes de mesure dans une situation de foule dense.

Après examen de la bibliographie scientifique sur ce sujet, aucun algorithme d’analyse d’image ne permet de séparer les individus sur une image dans une situation où ils ne sont pas séparés par le fond immobile. Les algorithmes les plus performants nécessitent 10 fois plus de temps de traitement que de temps d’acquisition des images. Cette situation dense étant très fréquente dans les grosses manifestations, il y a un gros problème de mesure dans ce cas. En effet, si la vitesse instantanée d’une foule dense est très facile à mesurer, la densité d’individus (le nombre par unité de surface) ne l’est pas. Or le taux de passage des manifestants est le produit des deux intégré sur la largeur de la rue. Dès lors, la correction des données brutes opérées est très problématique : si le signal déterminé devient insensible à la densité de manifestants, le multiplier par un facteur correctif n’a aucun sens. 

2 b) Problèmes de manifestants remontant la manifestation

Les algorithmes de comptage de traversée d’une ligne virtuelle nécessitent de soustraire les manifestants qui traversent cette ligne en sens inverse du sens prédéterminé. En effet, dans le cas contraire, les manifestants arrêtés sur la ligne pendant un temps et la « traversant » dans les deux sens ne doivent être comptés qu’une fois. Or, dans nombre de manifestations, les flux inversés par les trottoirs sont extrêmement importants. En particulier, la pratique de maintien de l’ordre consistant, au moins à Paris, à empêcher toute autre dispersion de la manifestation que le retour par les trottoirs revient à annihiler le comptage. Il en va de même pour les manifestations rendues très statiques par des interruptions des forces de l’ordre, qui ne ressemblent plus à des manifestations unidirectionnelles ordonnées.

2 c) Problèmes de comptage des manifestants arrivant ou repartant en cours de manifestation.

Les pratiques contemporaines de manifestation ne consistent plus à suivre les ballons des syndicats organisateurs le long d’un parcours établi. Dans la plupart des manifestations, une grande partie des manifestants se donne rendez-vous en cours de chemin, emprunte des rues parallèles, ne se rend pas jusqu’au lieu de dispersion nassé, contraignant au demi-tour. Dès lors, le nombre de manifestants ayant traversé la ligne de mesure, n’est plus le nombre de manifestants. La fraction de manifestants ne faisant qu’une partie de parcours est d’autant plus grande que le parcours est long et que les stations de métro sont fermées au lieu de dispersion.

3° Problèmes de présentation des mesures

3a) Nécessité de présenter les incertitudes de mesure

La présentation par les médias des mesures d’Occurrence pose d’énormes problèmes. De manière générique, trois chiffres significatifs sont présentés (par exemple 74 200 ou 42 500) ce qui signifie par convention que tous les chiffres présentés ont un sens. Cela signifie donc que la mesure est prétendument précise à 0,1% ou 0,2%. Or les barres d’erreur doivent être plutôt entre 15% et 30% lorsque la manifestation est diluée (lorsqu’on voit le sol entre les manifestants) et bien pire lorsque la manifestation est dense. Prétendre à une qualité de mesure dont on ne dispose pas est en l’occurrence une falsification du résultat, puisqu’il vise à se présenter comme « scientifique » par un artifice. Du point de vue scientifique, il s’agit d’une faute éthique extrêmement grave.

Si les barres d’erreurs sont de 15% à 30% (cas dilué), alors il ne faut pas écrire 10200 manifestants mais entre 8000 et 12000 manifestants. Le nombre de chiffres significatifs doit coïncider avec les barres d’erreur (un seul chiffre significatif au-dessus de 10% d’incertitude).

Or les incertitudes de mesures, pour les raisons évoquées ci-dessus, sont difficiles à obtenir scientifiquement. Il est possible, dans l’état actuel des observations, que l’erreur pour certaines grosses manifestations très denses soient très au-dessus de 30%, avec un biais systématique de sous-estimation.

3b) Détermination des incertitudes de mesure

Pour déterminer correctement les incertitudes de mesure, il convient d’estimer correctement la part de manifestants qui ne passe pas par le point de comptage ou celle qui est décomptée du total parce que remontant par les bords de la manifestation. Par ailleurs, le fait que le nombre affiché par le logiciel ne soit plus proportionnel au flux de manifestants en régime de manifestation dense est un énorme problème qui ne peut être mis sous le tapis. Il est invraisemblable d’afficher trois chiffres significatifs dans les journaux quand, possiblement, le nombre de manifestants est sous-estimé de 50% voire d’un facteur 2. Il est tout aussi invraisemblable que le nombre de manifestants estimé soit publié indépendamment des conditions de mesure, y compris lorsque les biais systématiques sont avérés. S’imagine-t-on les scientifiques donner des mesures dont ils savent qu’elles présentent des effets systématiques avec la réalité ?

4° Problèmes de méthode probatoire

4a) Publication des mesures horaires

La méthode scientifique suppose la publication des méthodes de mesure et de l’appareil probatoire — en général, les mesures brutes. Il est impératif, pour que les citoyens aient une quelconque confiance dans les résultats, qu’ils puissent en vérifier l’intégrité. Il est donc indispensable de publier, pour chaque manifestation, sous forme de tableau de données et de courbe, le nombre de manifestants ayant traversé la ligne en fonction du temps. Cela permettrait de vérifier l’intégrité du signal, c’est-à-dire qu’il n’ait pas été trafiqué manuellement pour supprimer des portions de comptage. Cela permettrait de procéder à des vérifications simples : le signal, dans son évolution temporelle, doit correspondre à ce qui a été observé depuis la manifestation. De plus, il est aisé en connaissant le point de mesure, de procéder à une mesure de flux locale, et de la comparer avec la mesure rapportée.

4b) Publication des corrections manuelles apportées

Il faut impérativement que les corrections apportées manuellement au signal soient rendues publiques. En particulier, les portions du signal qui sont corrompues par la saturation de la mesure (insensibilité à la densité de manifestants dans les portions denses de la manifestation) doivent apparaître de sorte à pouvoir estimer les possibles biais introduits. La comparaison des facteurs de correction manuelle d’une manifestation à l’autre est indispensable pour vérifier la stabilité du système de mesure et l’absence de biais.

4c) Publication des vérifications opérées sur certaines manifestations de test

Les signaux obtenus pendant des manifestations qui ont donné lieu à des recomptages manuels de la part de journalistes doivent être publiés conjointement avec les signaux détectés par le logiciel du cabinet Occurrence, de sorte à ce que chacun puisse vérifier la cohérence entre les deux.

4d) Publication des calibrations

Il est indispensable de publier le rapport entre le taux de manifestants mesuré et le taux de manifestants réel en fonction de la densité de manifestants (le nombre de manifestants par unité de surface). En effet, il doit être possible aux observateurs de vérifier quelles parties du signal sont corrompues par les problèmes de détection en régime dense. De la même manière, à chaque fois qu’un paramètre change le fonctionnement du logiciel de traitement d’image, il importe de documenter publiquement la manière dont évolue avec ce paramètre le rapport entre taux de manifestants mesuré et taux de manifestants réel en situation dense. Deux paramètres semblent particulièrement importants :

  • la résolution spatiale de l’image (quelle est la taille du fragment de sol correspondant à un pixel) qui dépend de la distance de la caméra au-dessus du sol et du zoom.
  • la luminosité (les manifestations hivernales ont lieu avec des comptages effectués pendant plusieurs heures dans l’obscurité).

 Bruno Andreotti

Professeur de Physique à l’Université de Paris

Chercheur au Laboratoire de Physique de l’Ecole Normale Supérieure

Membre honoraire de l’Institut Universitaire de France

Information du blogueur : on peut lire ICI les échanges entre Bruno Andreotti et Occurrence sur Twitter, suite à la publication de son expertise.

Publié le 12/01/2020

Aéroports de paris. « Exigeons ensemble que Macron déclenche le référendum ! »

 

Aurélien Soucheyre (site humanite.fr)

 

Le président de la République doit tenir sa promesse. Tel est l’appel de ceux qui mènent la campagne pour une consultation sur la privatisation d’ADP, qui a déjà réuni plus d’un million de signatures.
Fabien Gay Valérie Rabault Maxime Combes Marie Pochon et Chloé Gerbier Nathalie Verdeil éric Coquerel

Sénateur PCF de Seine-Saint-Denis

Députée PS, présidente du groupe socialiste à l’Assemblée nationale

Économiste et porte-parole d’Attac

Secrétaire générale et référente juriste de Notre affaire à tous

Secrétaire confédérale de la CGT en charge de la communication

Député FI de Seine-Saint-Denis

Plus d’un million ! Jamais autant de signatures n’avaient été ainsi rassemblées. La campagne pour qu’un référendum soit organisé sur la privatisation d’Aéroports de Paris (ADP) a dépassé ce seuil historique, comme l’a confirmé le Conseil constitutionnel, début décembre 2019. Le président de la République est désormais face à sa parole : au moment de conclure le grand débat national, il s’était engagé à ce que le référendum d’initiative partagée (RIP) soit déclenché dès un million de parrainages citoyens, contre les 4,7 millions actuellement exigés par la loi. Cette barre symbolique a été franchie malgré tous les freins et les coups bas indignes que le gouvernement impose depuis le début de la campagne. Le projet dans lequel il compte s’enfermer multiplie décidément sans fin les aberrations. Les acteurs de la mobilisation, à qui nous donnons la parole dans ces deux pages, le rappellent avec force : la privatisation d’ADP est une folie économique, écologique et sociale, une hérésie en termes de souveraineté et d’aménagement du territoire, et enfin une insulte lancée à la face de la démocratie elle-même. L’exécutif et ses relais médiatiques, qui tentent d’étouffer dans le silence cette campagne sans précédent, doivent reprendre raison : il faut un référendum !

« Engranger un maximum de signatures d’ici au 12 mars »

« Plus d’un million de signatures recueillies après six mois de campagne pour demander un référendum sur la privatisation ou non d’ADP. Plus d’un million, malgré les dysfonctionnements du site. Plus d’un million malgré le silence assourdissant d’une grande partie de la presse. Plus d’un million sans que le gouvernement ne daigne organiser la moindre communication pour faire vivre un droit constitutionnel. C’est donc dès maintenant une grande réussite démocratique que l’on doit à celles et ceux qui se sont mobilisés. Surtout quand on pense que pas un seul euro n’a été dépensé pour informer les citoyens de l’existence de ce RIP. En comparaison, pour vendre les actions de la FDJ, des centaines de milliers d’euros ont été dilapidés. C’est donc avec l’argent public que l’on fait de la publicité pour vendre… notre patrimoine commun. C’est un deux poids, deux mesures insupportable ! Le président de la République, à la sortie du grand débat national, annonçait qu’il abaisserait le seuil pour le RIP de 4,7 millions à… 1 million de signatures. Nous y sommes. Alors, même si la Constitution ne l’y oblige pas, la promesse politique doit être tenue. Exigeons ensemble que Macron déclenche le référendum et continuons à engranger le maximum de signatures jusqu’au 12 mars prochain. C’est une exigence démocratique ! »

« Privatiser un monopole est un non-sens économique »

« Si nous avons réussi à obtenir un large consensus politique pour lancer le RIP visant à empêcher la privatisation d’ADP, c’est bien parce que les arguments sont extrêmement nombreux pour garder ADP dans le giron public. Parmi eux, il y a sa rentabilité économique. En moyenne, les aéroports dans le monde affichent un chiffre d’affaires de 17 dollars par passager, d’après Airports Council International. Pour ADP, on est sur un montant de 18 euros par passager, soit 20 dollars, soit 17 % de plus que la moyenne mondiale. Quand on regarde les résultats financiers, on constate que le groupe ADP affiche un résultat opérationnel qui représente 43,8 % de son chiffre d’affaires. À titre de comparaison, celui de l’aéroport de Francfort est de 32,5 %. Enfin, depuis 2013, le groupe ADP distribue via son dividende 60 % de son résultat net à ses actionnaires, et parmi eux l’État. C’est un des taux de distribution parmi les plus élevés. Aujourd’hui, cet argent reste dans le giron public pour un peu plus de la moitié. En cas de privatisation, il reviendrait de facto en totalité aux investisseurs privés. En 2018, le groupe ADP est devenu numéro un mondial de la gestion aéroportuaire. Vouloir privatiser ce fleuron qui en France bénéficie d’un monopole relève d’un non-sens économique. »

« Un capitalisme de connivence contre l’intérêt général »

« Depuis son arrivée à l’Élysée, Emmanuel Macron ne cesse de dérouler le tapis rouge aux investisseurs internationaux. De BlackRock aux milliardaires de la Silicon Valley, en passant par les PDG des multinationales, ils sont régulièrement reçus en grande pompe à l’Élysée ou à Versailles. Président et ministres leur récitent combien la politique économique menée depuis 2017 est favorable à leurs intérêts. Le choix de privatiser ADP, la FDJ, Engie, et demain les barrages ou les ports, est un signe que l’exécutif leur envoie comme preuve de sa volonté de réduire l’État, en le délestant de ses outils publics interventionnistes. Privatiser, c’est se conformer aux exigences des acteurs économiques et financiers en leur confiant des pans de l’économie dont les profits leur échappaient encore pour partie. On a là des formes d’un capitalisme de connivence où décideurs politiques et élites économiques partagent une même orientation idéologique mise en œuvre via des politiques de libéralisation, et qui s’illustre par des cadeaux et renvois d’ascenseur réciproques (privatisation contre pantouflage, par exemple). Le tout au détriment de l’intérêt général. »

« Le droit à un environnement sain ne peut s’entremêler aux intérêts privés »

« La privatisation d’ADP est un enjeu écologique majeur. Trop longtemps nous avons laissé les acteurs privés suivre la seule loi du marché. Quoi de plus incohérent que de voir l’État se targuer d’une future neutralité carbone, lorsqu’il se prive de ses leviers d’action et que des dizaines de projets d’extension d’aéroports sont planifiés en France ? Face aux destructions environnementales, nous devons établir par le droit la primauté de la protection du vivant et du respect des limites planétaires sur le principe de libre entreprise, qui fait primer le développement de ces “grands projets inutiles” et privatisations allant à l’encontre de l’intérêt général. Il y a un an, nous initiions l’Affaire du siècle, avec plus de 2,3 millions de citoyens tous prêts à changer de paradigme. Le jugement de la Cour suprême néerlandaise l’affirmait fin décembre : nous ne pouvons laisser nos droits fondamentaux, tels que celui à un environnement sain, s’entremêler aux intérêts privés. C’est pourquoi il est essentiel de lutter pour réinventer la démocratie à l’aune de la crise environnementale et climatique. Par le RIC, par les actions en justice, la désobéissance civile et le boycott, les citoyens imaginent de nouvelles formes de participation et de pression pour reprendre la main sur leur avenir. Ce référendum en est une des clefs. »

« Cette campagne devrait faire l’objet d’un financement public »

« Macron a annoncé en avril dernier être prêt à abaisser le seuil de quatre à un million de signatures nécessaires à l’engagement du référendum. Et c’est arrivé avec ce premier RIP : un million de personnes ont signé ! C’est véritablement l’expression d’un exercice démocratique et Macron se grandirait d’écouter enfin le mécontentement populaire. Cela fait plus de deux ans que les salariés d’ADP sont engagés dans cette bataille, nous avons réussi à former un collectif de soutien, à mobiliser les partis politiques, mais cette campagne, nous la menons seulement avec nos propres moyens. Elle devrait faire l’objet d’un financement public puisqu’elle a été votée par des parlementaires et qu’elle est relative à un droit constitutionnel. Macron doit nous écouter : nous nous battons pour la préservation du bien commun, car à l’intérêt des salariés d’ADP s’ajoutent non seulement des enjeux environnementaux, mais aussi des enjeux de sécurité puisque les aéroports de Paris constituent la plus grande frontière nationale. »

« Macron ne doit pas avoir peur du peuple »

« Emmanuel Macron n’a pas la moindre considération démocratique : lorsque plus d’un million de citoyens s’expriment en faveur d’un référendum sur la privatisation d’ADP, le minimum syndical est de les écouter. Il ne respecte même pas sa promesse faite à la suite du grand débat. Qu’il n’ait pas peur du peuple, surtout sur une affaire aussi sérieuse qu’ADP, où il y a des considérations de sécurité, de souveraineté nationale, écologiques et sociales. Avec un tel mépris des parlementaires et de l’expression populaire, il ne faut pas s’étonner des tensions dans le pays. En cas de référendum, il sait bien que les Français le rejetteraient en bloc. Il est minoritaire sur ce sujet et veut passer en force. La privatisation d’ADP, c’est manifestement quelque chose qui a une grande importance pour le gouvernement, il y a certainement à la clé des affaires juteuses pour des grandes entreprises, comme Vinci. Ça semble plus important que de respecter la parole du peuple. »

 

JuliaHamlaoui, Benjamin König, Lola Ruscio, Aurélien Soucheyre et Lionel Venturini

Publié le 11/01/2020

 

Ce ne sont pas des bavures, c’est une doctrine

 

De Loïc Le Clerc (site regards.fr)

 

Cédric Chouviat est mort parce qu’il a filmé des policiers. Un terrible fait-divers qui intervient quelques jours après qu’un sénateur ait voulu interdire de filmer les forces de l’ordre.

Zyed et Bouna, Malik Oussekine, Amine Bentounsi, Rémi Fraisse, Adama Traoré, Steve Maia Caniço, Zineb Redouane. Pour ne citer que les plus tristement célèbres. Ajoutons désormais Cédric Chouviat. La France n’en a-t-elle pas marre de ces listes de noms égrainées marche après marche, de ces gens morts sous les menaces, intimidations et autres coups des « forces de l’ordre » ? Marre de ces violences policières ? Oui, car il s’agit bel et bien de violences policières, plus que de bavures, désormais. À partir de combien de morts ces pratiques font-elles système ?

« Ne parlez pas de "répression" ou de "violences policières", ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit. » ; « Il n’y a pas eu de violences irréparables. »

Ces phrases sont du président de la République lui-même, commentant les manifestations des gilets jaunes. Il est évidemment repris avec zèle par son ministre de l’Intérieur Christophe Castaner pour lequel il faut « arrêt[er] de parler des violences policières ! » Ne pas en parler. Voilà une solution qu’elle est bonne. Allez dire ça aux proches qui ont perdu l’un des leurs sous les coups sourds et aveugles des policiers ou des gendarmes. Pis encore, Laetitia Avia, députée LREM, sombre dans un déni sans nom lorsqu’elle avance à Mediapart : « Si demain j’ai une violence policière constatée, jugée comme telle, je serai la première à la condamner. Mais apportez-moi une condamnation, un état constaté de violences policières et je serai la première à la condamner. »

Rappelons ici les chiffres : 676 personnes tuées à la suite d’une intervention policière en 43 ans. C’est plus d’un mort par mois. Quant au mouvement des gilets jaunes, la répression a causé deux décès, éborgné 25 personnes, arraché cinq mains – sans évoquer les blessures moins lourdes. Et certains demandent à voir une « violence policière constatée ».

 

Il s’appelait Cédric Chouviat

 

Que s’est-il passé, le 3 janvier dernier, à Paris, pour qu’à la suite d’un contrôle de police, Cédric Chouviat, 42 ans, ancien agent de joueurs de football et père de cinq enfants, décède des suites d’un arrêt cardiaque ? Il a filmé la police. Voilà tout.

Oui mais Cédric Chouviat téléphonait en conduisant… Oui mais Cédric Chouviat a été « irrespectueux et agressif » avec les policiers... Filmer la police n’est pas un acte agressif, étant donné qu’il est légal. Irrespectueux ? Depuis quand la police – républicaine, rappelons-le – a-t-elle permis de tuer un citoyen qui serait irrespectueux à son égard ? I-rres-pec-tu-eux !

Et puis, quand est-ce que cette douce France va-t-elle interdire, suivant l’exemple des Belges et des Suisses, à ses forces de l’ordre de faire une clé d’étranglement et un plaquage ventral ? Que pensez-vous qu’il puisse advenir à un individu, plaqué au sol sous le poids de trois hommes, étranglé par l’un d’eux, si ce n’est une asphyxie potentiellement mortelle ? D’ici là, une information judiciaire a été ouverte concernant la mort de Cédric Chouviat. L’autopsie fait état d’une « manifestation asphyxique » avec « fracture du larynx ».

 

Pas de vidéo, pas de problème

 

À l’instar d’un Castaner qui pense qu’il suffit de ne pas évoquer les violences policières pour qu’elle s’évapore hors du monde, d’autres politiques travaillent à faire interdire le fait de filmer les forces de l’ordre.

Dernier en date, Jean-Pierre Grand, sénateur LR de l’Hérault. En décembre, il avait déposé un amendement stipulant ceci : « Lorsqu’elle est réalisée sans l’accord de l’intéressé, la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image des fonctionnaires de la police nationale, de militaires ou d’agents des douanes est punie de 15.000 euros d’amende ». Le sénateur a échoué, son amendement a finalement été rejeté par le Sénat. Pas tant pour le fond, mais parce que cet amendement n’avait pas vraiment sa cohérence dans le cadre de la proposition de loi pour lutter contre la haine sur Internet. Ils essayent. Et ils essayeront encore. Inlassablement.

Pendant ce temps-là, les cibles des violences policières s’étendent : citoyens, députés, journalistes, pompiers. Elles se multiplient. Et se démultiplient. De même que les policiers ont l’obligation de porter un matricule, il faut rappeler sans cesse que les filmer reste un droit, devient un devoir afin que la justice puisse faire le sien.

Ce mardi 7 janvier lors d’une conférence de presse, Christian Chouviat, le père de la victime, a déclaré : « Monsieur Macron, je vais en guerre contre vous, contre votre État [...] Tant que mon cœur battra j’irai au combat, je ne veux plus que ces trois policiers dorment. » Voilà.

Publié le 10/01/2020

Manifestations. Un nouveau round gagné au point

 

Stéphane Guérard (site humanite.fr).

 

Les défenseurs du régime de retraite ont frappé fort lors de la journée de mobilisation à l’appel de la CGT, FO, la FSU, la CFE-CGC. Gouvernement et syndicats « réformistes » continuent leur pas de deux sur l’âge pivot.

Les émotions s’entremêlent en cette mi-temps des journées de mobilisation nationale et interprofessionnelle de jeudi et samedi. Toujours vaillants, toujours solides, toujours là, les cortèges des opposants au projet de réforme des retraites étaient heureux de se retrouver en si grand nombre dans les rues de France ou au coin de piquets de grève la « non-trêve de Noël » passée, trente-six jours après le début de ce qui est devenu le plus long conflit social de ces cinquante dernières années. Les mobilisés du jour portaient aussi un furieux espoir d’élargissement de la lutte ce samedi, lors d’une cinquième journée interprofessionnelle et nationale, sûrs qu’il en faudrait d’autres encore pour faire dérailler le train fou de l’exécutif.

Pour l’heure, le convoi funèbre roule et le gouvernement n’a rien lâché. S’accrochant à des décomptes de manifestants en baisse, comme à chaque fois depuis la première journée du 5 décembre, il renvoie à la tenue de la réunion de ce vendredi, préparatoire à l’organisation éventuelle de la conférence sur les financements du régime proposée par les organisations syndicales absentes des rues. Un rendez-vous duquel les CGT, FO, FSU, CFE-CGC et les organisations de jeunesse qui appelaient à marcher ce jeudi n’attendent pas grand-chose. « Entre la communication du gouvernement, “on discute, tout est ouvert”, et la réalité, il y a de quoi s’interroger sur la volonté du gouvernement de discuter et de prendre en compte l’avis des organisations syndicales », soulignait Philippe Martinez en tête du cortège. « Soit on écoute, soit on gouverne contre son peuple, c’est ça l’enjeu », relève le leader de la CGT, pour qui « il y a bien deux projets de société qui s’affrontent : le projet individualiste du gouvernement et le projet solidaire des organisations syndicales ».

Non loin de lui, le président de la CFE-CGC déplorait : « Il y a lieu d’être amer de se retrouver là le 9 janvier après 36 jours de conflit, trois grands défilés dans la rue et d’être toujours au même point avec le gouvernement qui s’entête, qui nous balade, qui prétend faire des ouvertures mais n’en fait pas. » Toutes ces gesticulations n’ont qu’un but, selon François Hommeril : «  Diminuer le volume total des pensions dans le PIB. (Il faut que le gouvernement) nous dise la vérité mais qu’il n’habille pas son projet de soi-disant facettes sociales. Tout ça c’est du pipeau, c’est un projet de ­réduction des pensions ».

« L’adhésion, elle est là, elle est là, elle sera encore là demain »

Il y avait donc comme une certitude chez ces leaders syndicaux comme parmi les centaines de milliers de manifestants que ce conflit des retraites devrait finir comme ces matchs de boxe qu’affectionne tant le premier ministre : au dernier round et par K-O ou abandon de l’adversaire. « L’adhésion, elle est là, elle est large, elle sera encore là demain », affirme Yves Veyrier. Le secrétaire général de Force ouvrière note que le gouvernement « a dû reculer, c’est la mobilisation qui l’a fait reculer jusqu’à maintenant. Tous les jours sont des jours charnières, parce que cet enjeu, il est majeur ».

Tous les combattants pour le retrait de la réforme risquent cependant d’être repris par le faux rythme instauré par le pas de deux gouvernement-syndicats dits réformistes autour de la question de l’âge pivot. Jeudi, Laurent Berger avait adouci dans la Charente libre son ultimatum. Il sera bien à la réunion du jour à Matignon même si le gouvernement n’avait pas retiré hier soir ce marqueur politique de son projet de loi. « La CFDT ne déserte pas les discussions, car c’est le meilleur moyen de ne pas se faire entendre », a expliqué le leader cédétiste. Lui et ses homologues de l’Unsa et de la CFTC croient tenir la clé du conflit.

Parmi les mesures évoquées, rien sur l’âge pivot

Un « cocktail de mesures », évoqué aussi par Édouard Philippe, qui ne serait pas l’âge pivot mais en conserverait la couleur et la saveur. Il conjuguerait quelques milliards d’euros de recettes nouvelles (hausse des cotisations sur les revenus supérieurs à 10 000 par mois et quelques milliards récupérés sur la CRDS promise à extinction ou dans des fonds de réserve non captifs) avec quelques milliards d’économies réalisés grâce à un tempo plus soutenu de l’allongement de durée des cotisations tel que contenu dans la dernière réforme Touraine (passage à 43 annuités pour la génération 1973).

La CFDT maintient la pression. Elle a appelé ses adhérents à signer sa pétition « pour obliger le gouvernement à retirer l’âge pivot et améliorer son projet de réforme ! ». 77 000 signatures y ont été apposées en trois jours. Le syndicat leur propose aussi de participer à des rassemblements locaux contre la mesure. Mais pas à ceux organisés dans le même temps et dans le cadre de la cinquième journée de mobilisation interprofessionnelle.

 

Stéphane Guérard

Publié le 09/01/2020

Retraites. Les négociations tournent à la mascarade

 

Cyprien Boganda (avec Lionel Venturini et Clotilde Mathieu) (site humanite.fr)

 

Les organisations syndicales ont été reçues hier au ministère du Travail, mais le « dialogue social » tant vanté par le gouvernement a tourné court. Vendredi, une rencontre doit se tenir sur le financement du nouveau régime de retraite.

C’est tout sauf une surprise. Le nouveau « round » de discussions entre syndicats et gouvernement, présenté comme décisif, est en train d’accoucher d’une souris. Les organisations avaient rendez-vous au ministère du Travail hier pour discuter d’un certain nombre de sujets, dont la prise en compte de la pénibilité ou la fameuse question de l’âge pivot. Le projet de loi de réforme des retraites prévoit en effet l’instauration d’un « âge d’équilibre » fixé – aux dernières nouvelles – à 64 ans, qui entérinerait de fait un allongement de la durée de cotisation : un salarié pourrait toujours partir à 62 ans (actuel âge légal), mais verrait sa pension amputée. Hors de question pour l’ensemble des organisations syndicales, CFDT comprise, qui en a fait une « ligne rouge ». Feignant l’ouverture, le premier ministre répète sur tous les tons qu’il est prêt à discuter d’un autre mode de financement, du moment que l’équilibre du système de retraite est assuré… Mais ferme la porte, en pratique, à toute hausse du taux de cotisations, proposée notamment par la CFDT.

Des réunions décalées par rapport à l’enjeu social

Autant dire que, pour l’instant, les négociations débouchent sur une impasse. Il suffisait d’écouter les déclarations des différents participants à l’issue de la réunion d’hier pour en prendre la mesure. « Il n’y a eu strictement aucune avancée aujourd’hui, cingle François Hommeril, président de la CFE-CGC. C’est l’écran de fumée depuis deux ans. Ces réunions me paraissent décalées par rapport à l’enjeu social du moment, de la contestation qui s’exprime dans la rue depuis plus de trente jours et à laquelle aucune réponse n’est donnée. Le seul acte politique responsable serait de dire : “je retire mon projet, je le sors de la navette parlementaire et je prends le temps de revoir avec vous ce qui fait l’objet de controverse et de conflit”. »

Recycler l’âge pivot ?

Si la CFDT note une « volonté d’ouverture », elle redit son hostilité à l’allongement de la durée de cotisations. « Si l’objectif est de recycler l’âge pivot, ou de négocier une adaptation de l’âge pivot, la réponse est non », tranche Laurent Berger, secrétaire général, tout en indiquant que son organisation serait « mobilisée en région le 11 » janvier. La CFDT conduira donc des actions ce jour-là, en parallèle de celles organisées par l’intersyndicale (CGT, FO, CFE-CGC, Solidaires). En revanche, elle ne participera pas à la journée de mobilisation du jeudi 9 janvier.

En un sens, l’entêtement du gouvernement constitue une surprise. On aurait pu penser, en effet, qu’il finirait par remiser au placard son idée d’âge pivot, ne serait-ce que pour rallier la CFDT (favorable depuis le début à un régime par points) et faire passer le reste de sa réforme. Pour l’instant, ce n’est pas ce qui se dessine. Au contraire, une première version du projet de loi a déjà été transmise au Conseil d’État, qui reprend justement l’idée d’un âge pivot… Cet empressement du gouvernement, alors même que les négociations doivent se poursuivre pendant plusieurs jours, met les responsables syndicaux hors d’eux. « S’ils espèrent, avec cette annonce, passer le message aux gens qu’il ne sert plus à rien de manifester, ils se trompent, s’énerve Pierre Roger, en charge du dossier des retraites à la CFE-CGC, dans le Parisien. Cela ne changera rien à notre détermination contre un projet qui n’est même pas financé et va avoir pour conséquence à terme la baisse des pensions. »

En envoyant ce type de signal, le gouvernement sait pertinemment qu’il risque de braquer l’ensemble des syndicats, y compris les plus conciliants. Pourtant, ces derniers ne ménagent pas leur peine pour offrir à Matignon une porte de sortie. Laurent Berger a ainsi lancé l’idée d’une « conférence » pour discuter du financement du nouveau régime de retraite, qui pourrait se tenir « jusqu’à fin juillet ». « Banco », a immédiatement répondu le premier ministre, qui propose aux syndicats de se réunir ce vendredi pour déterminer le « contenu, la forme et le mandat » de cette conférence. Mais, pour les syndicats les plus hostiles à la réforme, cette énième concertation ne doit pas constituer une manœuvre de diversion. La CGT, par exemple, ne compte pas se laisser dicter l’ordre du jour : « Nous demandons depuis longtemps à ce qu’on revoie la part des richesses françaises consacrées à la vie des gens, donc, évidemment, on ne va pas refuser (d’y participer), a assuré Philippe Martinez, secrétaire général, au micro de France Inter. Mais si c’est pour nous demander de faire encore des économies, on va poser le problème autrement. »

« La question du financement, bien évidemment, c’est une question importante, a estimé de son côté Yves Veyrier, secrétaire général de Force ouvrière sur Franceinfo. S’il y a une conférence de financement, si on veut se donner le temps, j’appelle solennellement à ce que l’on fasse “stop” ;sur le processus d’adoption du projet de régime unique par points. Et on ouvre toutes les questions qui concernent le financement. »

Le gouvernement veut mettre les bouchées doubles

Pour le gouvernement, il n’est pas question de « faire stop ». Le calendrier politique de la réforme, qui commence à être connu, témoigne au contraire d’une volonté de mettre les bouchées doubles. Après la présentation du projet de loi en Conseil des ministres le 24 janvier, le gouvernement compte aller vite en besogne, avec un examen à l’Assemblée dès le 17 février, en choisissant la procédure accélérée (une seule lecture dans chaque Chambre). Au PS, le député Boris Vallaud craint qu’en outre le gouvernement recoure à des ordonnances pour passer certains éléments de la réforme : « Je crains qu’après avoir maltraité le dialogue social, le gouvernement s’apprête à maltraiter le débat parlementaire. La République en marche abîme la République par sa pratique des institutions. » Pour son collègue communiste Sébastien Jumel, « la procédure accélérée voulue par le gouvernement est un déni de démocratie. La concertation est un simulacre, le projet étant déjà déposé au Conseil d’État, un projet contenant 95 % d’arnaque et 5 % de Smarties ». Autre étrangeté, « il nous est annoncé que le texte serait examiné par une commission spéciale et non la commission des Affaires sociales. C’est une manière de faire qui ne peut que nous interroger », souligne le député de Seine-Maritime.

À l’Assemblée, une timide ovation a accueilli lors des questions d’actualité la première intervention de Laurent Pietraszewski, le M. Retraites du gouvernement. La majorité se craquelle, cependant. Les députés centristes Agir, pourtant dans la majorité, mettent un bémol, et demandent au premier ministre de « renoncer au totem de l’âge pivot ». Le premier ministre, Édouard Philippe, balaie le sujet, « j’ai mis sur la table une proposition d’inciter à travailler plus longtemps, l’âge pivot est une mesure de justice sociale ». De quoi faire s’étrangler le député PCF de Martigues, Pierre Dharréville, pour qui « si un tel mouvement social s’est développé, s’il y a un tel soulèvement populaire, c’est qu’il y a un rejet profond. Les aménagements marginaux de l’âge pivot ne suffiront pas. Personne ne croit à ce discours ripoliné qui met le mot “juste” à chaque début de phrase. Le sujet de fond, c’est le retrait ».

C’est bien le message que comptent porter dans la rue les syndicats, dans les jours à venir. La CGT, « en grève jusqu’au retrait », a déjà annoncé trois journées de mobilisation intersyndicale, les 9, 10 et 11 janvier. « Je pense que le gouvernement a un sérieux caillou dans sa chaussure puisque les grèves ne sont pas près de s’arrêter, résume Catherine Perret, membre du bureau confédéral CGT en charge des retraites. Les propositions ne sont pas de nature à arrêter la grève, il faut même qu’il y ait plus de monde jeudi pour empêcher cette réforme. »

 

Cyprien Boganda avec Lionel Venturini et Clotilde Mathieu

<Publié le 08/01/2020

Bras de fer social sur les retraites : les points de vue croisés de Stéphane Sirot, Jean-Pierre Page et Benoît Foucambert

 

(site legrandsoir.info)

 

C’est un mouvement social historique, d’une puissance et d’une endurance record – dépassant désormais celle de décembre 1995 – qui s’est levé pour défendre les retraites des travailleurs face à la contre réforme lancée avec brutalité par un régime Macron aux ordres de l’Union Européenne et du MEDEF. Ancien responsable du département international et membre de la commission exécutive confédérale de la CGT et ancien responsable syndical du Val-de-Marne, Jean-Pierre Page a récemment signé chez Delga une analyse retentissante des évolutions de cette confédération : CGT, pour que les choses soient dites. Militant de terrain, responsable FSU dans le Tarn et en Occitanie, Benoît Foucambert est très impliqué dans la grève inter-pro en cours et dans la construction de l’unité d’action intersyndicale pour le retrait du projet Macron. Stéphane Sirot est un historien et un spécialiste de premier plan du syndicalisme et du mouvement social. Alors que la grève « tient » dans le transport ferroviaire et que le blocage des raffineries prend corps, Initiative communiste leur a demandé de répondre aux questions posées par notre journal. Voici le résultat de leur réflexion, dont nous les remercions chaleureusement. Georges Gastaud, directeur politique d’I.C.

Quels sont selon vous les points prometteurs du mouvement actuel et aussi ses points faibles qu’il faut travailler pour gagner cette bataille et les suivantes ?

Jean-Pierre Page : Les travailleurs en lutte depuis le 5 décembre et ceux qui les soutiennent, c’est à dire la large majorité de notre peuple ont compris une chose simple : ils vont devoir travailler plus longtemps et pour des pensions réduites. Ce constat que chacun peut faire, heurte l’esprit même de notre modèle social, héritage de nombreuses luttes sociales et politiques, du programme du CNR et des avancées progressistes de la Libération fondé sur la solidarité interprofessionnelle et intergénérationnelle. En fait, avec leur prétendue « réforme » le gouvernement, Macron et la commission de Bruxelles défendent un autre choix de société en livrant les milliards de nos caisses de retraite à la rapacité des assurances et des fonds de pensions notamment étasuniens. Cette réforme considérée par Macron comme « la mère des batailles » est le principal pilier de sa contre révolution libérale. Par conséquent, aujourd’hui agir pour sa retraite c’est lutter tous ensemble pour des valeurs et des principes, pour vivre dignement, et pour faire le choix d’une société qui ne sera pas fondé sur l’enrichissement de quelques entreprises financières et des oligarques privilégiés qui les dirigent.

Ce sentiment d’injustice que cette « réforme » inspire n’est pas indifférent à la détermination et à la combativité qui caractérise cette lutte dans laquelle se retrouve dans une grande diversité beaucoup de jeunes y compris étudiants et lycéens mais aussi par exemple des avocats ou le ballet de l’Opera de Paris. Ce qui est très positif c’est que l’action collective retrouve du sens, contribue à unifier à partir d’une conviction forte : nous sommes tous concernés, il faut retirer ce projet malfaisant ! Ceci constitue une dimension inédite, qui tourne le dos aux corporatismes. Comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps, le secteur privé se retrouve aux côtés du secteur public. S’il est fait principalement état du mouvement gréviste chez les cheminots, à la RATP ou dans le secteur de l’énergie, ou encore chez les hospitaliers ou les enseignants, beaucoup d’autres entreprises sont engagées dans la grève avec l’objectif de se faire entendre en bloquant l’économie et en frappant le Capital là ou ça fait mal. C’est le cas par exemple dans les raffineries comme celles de Lavera ou de Grandspuits, les ports pétroliers comme celui de Fos. Nous sommes entrés dans une nouvelle période de l’affrontement de classes et de la contradiction Capital/Travail.

On est face à la logique d’un capitalisme qui est la cause. Cette prise de conscience peut progresser très vite, si bien sûr une importante bataille de convictions est menée sur ce point et pas seulement sur les conséquences. Nous n’en sommes pas tout à fait là mais le processus ouvert depuis quelques années et singulièrement depuis plus d’un an avec la bataille des gilets jaunes a créé des conditions plus favorables. Cela peut permettre une avancée significative dans le rapport des forces entre le Capital et le monde du travail. Résister, se rebeller demeurent donc des idées bien vivantes. L’ampleur de l’action collective montre que l’initiative peut changer de camp. Elle peut permettre un recul de la résignation et de la fatalité. Évidemment la grève constitue un sacrifice très dur pour un grand nombre de travailleurs et de familles modestes a fortiori dans des périodes comme celles que nous vivons , ce qui appelle à des efforts importants pour contribuer à tenir et donc pour la solidarité qu’elle soit matérielle ou politique.

Il faut noter aussi l’importance du soutien international. La France certes, n’est pas le seul pays où les peuples disent non au néolibéralisme, l’exemple de l’Amérique Latine le prouve.

Mais qu’un important pays capitaliste voie le peuple mobilisé est lourd de signification.C’est sans doute pourquoi il y a la crainte chez l’adversaire que cela devienne contagieux, d’où l’usage massif qui est fait de la répression. La France, disait Marx, est le pays où les luttes de classes se mènent jusqu’au bout. C’est à l’évidence, une source d’inspiration pour beaucoup de travailleurs dans le monde. Dans ce cadre, l’importante mobilisation internationale de la FSM, tranche singulièrement avec le positionnement d’organisations comme la CES qui découvre la grève le seul jour ou la CFDT y participe en lui apportant un soutien exclusif et tout en ignorant délibérément CGT et FO.

Il y a une grande combativité qui bouscule certaines idées reçues, des habitudes et met tout le monde au pied du mur, syndicats compris. Les exigences sont fortes, il faut les prendre en compte. Cela oblige ou devrait obliger à bien des remises en cause quant a des stratégies syndicales à l’efficacité discutable. Dans de nombreux cas des syndicats et des travailleurs se prennent en charge et s’assument indépendamment de certaines orientations confédérales voire ils les désavouent comme on l’a vu vis-à-vis de la CFDT et l’UNSA, et c’est tant mieux.

Je pense qu’il y a le risque chez certains dirigeants syndicaux à prétendre jouer la locomotive d’un mouvement, à encourager les corporatismes ou à vouloir incarner seuls une action de cette ampleur en faisant preuve d’un radicalisme jusqu’au-boutiste qui ne correspond pas à l’état d’esprit réel des travailleurs. L’excès est souvent la preuve de faiblesses, il est préférable de s’en libérer.

L’important me semble-t-il, c’est que cette mobilisation a un besoin urgent de trouver un débouché politique. C’est là un obstacle majeur qui gêne toutes recherches d’alternatives et de perspectives. Il y a bien des années le patronat avait l’habitude de dire qu’on ne fait pas la même politique dans un pays avec une influence communiste à plus de 20% et une CGT activement présente dans les entreprises. Il est un fait que l’acceptation peu ou prou de l’ordre néolibéral, ou celui des institutions européennes considéré comme un horizon indépassable par de nombreuses organisations syndicales et politiques ne sont pas sans contribuer aux fantasmes d’une Europe qui pourrait être sociale. L’illusion aussi que des propositions pourraient à elles seules permettre de se faire mieux entendre en justifiant le choix d’un partenariat social dégagé de contradictions de classes est tout aussi dangereux. Tout cela a un effet pédagogique désastreux.

Ce qui est positif c’est que le mouvement actuel n’est pas sans avoir commencé à s’émanciper de ces comportements qui depuis plus de 25 ans ont conduit aux défaites et aux impasses. Ainsi je constate qu’en se dégageant de la stratégie de grèves saute-mouton et d’un syndicalisme rassemblé, la clarté se fait peu à peu. Il n’est plus tabou de parler de grève générale, de blocage de l’économie. C’est encourageant, à condition bien sûr d’en tirer les conséquences.

Stéphane Sirot : Le mouvement social entamé le 5 décembre présente de nombreux atouts. Il apporte tout d’abord, s’il en était besoin, la démonstration de l’existence d’un socle de critique sociale et de combativité de très haut niveau. A cet égard, il semble intéressant de replacer l’actuelle mobilisation dans une chronologie plus large. En effet, depuis la contestation de la loi dite El Khomri en 2016, la France traverse une période d’ébullition sociale quasi-permanente. A la fin du quinquennat Hollande, l’opposition à cette loi « Travail » suscite un nombre record de journées d’action, de mars à juillet 2016, tandis que se déploie parallèlement le mouvement « Nuit debout ». Au passage, le coup de grâce est alors donné à la candidature du président social-libéral en vue d’un second quinquennat. Puis Emmanuel Macron élu par défaut en mai 2017, l’une de ses premières initiatives consiste à détricoter encore un peu plus le code du travail, avec les ordonnances portant son nom, qui génèrent plusieurs journées de mobilisation ponctuelles rencontrant une nouvelle fois l’échec. Mais de la fin de l’année 2017 à l’été 2018, une vague de conflits sociaux ininterrompue secoue de nouveau le pays, des gardiens de prison aux cheminots, en passant par le personnel des EHPAD, de santé, les fonctionnaires ou encore les étudiants. Après la parenthèse estivale, commence à l’automne 2018 et pour plusieurs mois le mouvement des Gilets jaunes. Une nouvelle pause estivale plus tard, le 13 septembre 2019, la grève de masse des agents de la RATP augure de l’ampleur présente des grèves et des manifestations, dont nul ne peut prédire ni l’issue ni la durée. Autrement dit, le mouvement social d’aujourd’hui est le maillon d’une chaîne contestataire d’une extension chronologique largement inédite.

Un autre point intéressant porte sur les pratiques déployées. Si les journées d’action continuent de ponctuer le déroulement de la protestation contre la contre-réforme des retraites, elles ne sont plus l’unique forme de mobilisation dont usent les syndicats. Une résurgence des grèves reconductibles, accompagnées de leurs traditionnelles assemblées générales quotidiennes, est à l’œuvre. Sans doute le retour d’expérience des échecs du passé récent participe-t-il de cette réappropriation d’une méthode pourtant historiquement classique, mais largement abandonnée lors des mouvements sociaux d’ampleur nationale. De la mobilisation de 2003 contre l’allongement de la durée de cotisation des fonctionnaires pour leur retraite jusqu’à celui de 2016 contre la loi El Khomri, en passant par celui de 2010 contre la réforme Sarkozy repoussant de deux ans l’âge légal de départ à la retraite, tous ont connu l’échec, à partir de pratiques tendant à privilégier la manifestation sur la grève. Dans les chemins de fer, au printemps 2018, la tentative d’innover en appelant à la grève deux jours sur cinq, tout en annonçant le calendrier des arrêts de travail plusieurs semaines à l’avance, s’est révélée infructueuse. Le bilan globalement négatif de ces contestations, en termes de capacité à faire plier les pouvoirs politiques, est sans doute suffisamment récurrent pour interroger sur les méthodes susceptibles de faire triompher les revendications. S’ajoute à cela l’une des démonstrations faites par le mouvement des Gilets jaunes : seules des approches transgressives de la lutte sociale sont plus que jamais propices à faire trembler l’ordre dominant et à le contraindre à s’orienter vers des concessions. Or, là aussi, il est possible d’observer une réappropriation de méthodes transgressives (blocages, coupures de courant, manifestations inopinées, etc.) dans le champ syndical, qui avaient volontiers été mises entre parenthèses, au nom d’une unité des syndicats alignée sur le plus petit dénominateur commun, ou de la « bataille de l’opinion », parfois envisagée comme une fin et non comme un moyen à l’intérieur d’un rapport de forces plus général.

Cela dit, y compris vis-à-vis de l’opinion publique, la lutte pour le retrait de cette contre-réforme dispose d’atouts majeurs : son universalité d’une part, chacun se sentant ainsi concerné ; l’image du « président des riches » et de son gouvernement d’autre part qui, quoi qu’il advienne, ne sont pas crédibles lorsque leur socle argumentaire est fondé sur la rhétorique du « progrès social », leur politique étant jugée structurellement inégalitaire par les trois quarts des Français.

Bref, ce mouvement social présente une somme d’atouts non négligeable. S’il fallait lui trouver un point faible, il me semble résider avant tout et une nouvelle fois dans son manque de relais et de débouchés politiques. L’état et l’émiettement des forces naturellement susceptibles de les lui fournir est un handicap, dans la perspective d’une métamorphose de la capacité de résistance dont fait preuve le monde du travail d’une dimension défensive vers une perspective offensive qui, seule, peut permettre de reconquérir ce que les politiques libérales ont ôté au peuple depuis bientôt quarante ans. Et de sortir ainsi du seul schéma réactif à l’œuvre dans le cadre des mobilisations sociales nationales depuis, somme toute, mai-juin 68 !

Benoit Foucambert : Le point fort du mouvement actuel tient beaucoup au stade de développement de nos sociétés et des contradictions qui les traversent. En gros, le pouvoir est détenu par les représentants directs des très grandes entreprises, ce qu’on appelait autrefois le grand capital monopoliste, dont les « gens » peuplent les ministères, la haute administration, contrôlent les grands médias... Cette fraction dominante de la classe dominante s’appuie sur des couches formellement salariées hautement privilégiées et directement intéressées au pouvoir du capital : (universitaires médiatiques, juristes de connivences, publicitaires, éditorialistes cumulards,...) et sur un appareil répressif renforcé.

Cette caste impose à tout le reste de la population sa politique de régression sociale au profit des seuls intérêts du grand capital, heurtant non seulement certaines couches salariées dites moyennes et en voie de prolétarisation (les enseignants par exemple), mais aussi les couches non monopolistes étranglées elles-aussi par les grands groupes financiers ou les grandes entreprises donneuses d’ordres.

Si bien que nous observons depuis des décennies un vaste affrontement de classes tantôt silencieux tantôt ouvert entre les intérêts du capital monopoliste et ceux du reste de la population, dessinant la possibilité d’un rassemblement populaire majoritaire contenant l’écrasante majorité du salariat mais aussi des couches non monopolistes : artisans, petits producteurs, certains professions libérales, petits et moyens paysans, sans parler de certains prolétaires relevant en apparence du petit patronat (auto-entrepreneurs, « ubers », etc.)...

1995, 2003, 2005, 2010 et aujourd’hui décembre 2019 sont chacun à leur manière des moments de cristallisation de cette lutte avec des mouvements sociaux très forts, très puissants soutenus par la majorité de la population.

La question des retraites, centrale dans la lutte actuelle mais pas seule tant celle-ci concentre les colères accumulées depuis des années, permet de fédérer cette alliance de divers groupes sociaux partageant le même intérêt et explique la puissance du mouvement actuel, même s’il ne faut pas oublier le mouvement des gilets jaunes qui a rallumé le feu de la révolte populaire chez beaucoup. En tout cas, le « tous ensemble en même temps » qui s’exprime avec force dans les cortèges et les AG a une base matérielle réelle qui lui donne sa force et qui fait peur au pouvoir, lequel sait que nous ne sommes pas très loin du seuil critique où peut s’allumer la grève générale.

Ce dernier peut néanmoins s’appuyer sur un certain nombre de tendances qu’il a lui-même favorisées. Ainsi l’éclatement des secteurs industriels et des concentrations ouvrières a affaibli le syndicalisme dans les entreprises privées et l’emploi massif d’intérimaires, d’auto-entrepreneurs ultraprécarisés pèse sur l’organisation collective de la classe et sur les capacités de mobilisation. Même si l’on constate de nombreux arrêts de travail dans le privé, le mouvement actuel est encore tiré massivement par les travailleurs de la FP ou des services publics ainsi que par les secteurs du privé où existent encore des « bastions syndicaux » rouges comme dans la chimie ou les ports. Ces derniers, comme les cheminots, les électriciens-gaziers ou les travailleurs de la RATP mènent un magnifique combat de classe. Les autres secteurs comme l’enseignement répondent massivement aux appels nationaux, mènent des actions reconductibles et les AG inter-pro qui se développent à la base sont porteuses d’espoir car elles construisent le tous ensemble dans l’action continue.

Mais on doit constater la difficulté initiale à coordonner les secteurs entre eux et à fixer une stratégie commune. Si le but est d’amener le gouvernement à entendre les revendications, les manifestations réussies peuvent suffire ; s’il s’agit de le contraindre à écouter, autrement dit de le faire reculer sur ses projets, il faut construire un rapport de forces de grande ampleur et cela doit se préparer, s’annoncer, se construire avant même le déclenchement du conflit. Dire « on s’engage et on verra bien », ne peut suffire.

Ce qui manque encore, c’est l’affirmation explicite par les organisations syndicales nationales que face à la guerre sociale que mène ce pouvoir, il nous faut construire le blocage des profits capitalistes. Or, un tel blocage ne s’improvise pas, cela se prépare minutieusement et c’est sûrement cet aspect qui pêche encore quelque peu, au-delà de la magnifique combativité des travailleurs en lutte.

Ce qui manque enfin, mais ça ne date pas d’aujourd’hui, c’est une perspective politique de changement de pouvoir et de société dynamisant les luttes et s’appuyant sur elles. Cela passe bien sûr par la mise en cause radicale du système dans lequel nous vivons ainsi que des institutions nationales et supranationales qui en sont issus. Le socle sociologique objectif d’une telle perspective existe comme on vient de le voir.

Et comme la lutte actuelle est un formidable accélérateur de l’histoire et que les consciences avancent très vite, nous pouvons avoir bon espoir qu’elle puisse gagner ou au pire créer les conditions subjectives d’une victoire proche.

Faut-il se réjouir de l’”opposition” de la CFDT à un aspect de la contre-réforme, ou ne faut-il pas, expérience faite des trahisons de cette centrale, concevoir l’unité des forces syndicales sans l’”apport” de Laurent Berger ?

Benoit Foucambert : Vous savez, le poids réel de la CFDT dans les luttes est très faible. Quand celle-ci a appelé à manifester le 17 décembre dernier, le cortège de la CFDT représentait par exemple à Albi 50 personnes sur les 15000 de la manifestation. Il semble que la CFDT et Laurent Berger qui la dirige sont et seront utilisés par le pouvoir et les médias pour tenter de diviser le mouvement.

Pour autant, on peut observer avec intérêt que certaines bases CFDT qui restent ont désavoué Laurent Berger, par exemple la CFDT cheminots qui n’a pas voulu le suivre dans sa volonté affirmée avec Macron d’une trêve de Noël.

Plus généralement, pointer le seul âge pivot et soutenir la retraite par points comme le fait la CFDT n’a aucun sens et la seule intersyndicale qui fait sens est celle portée depuis le début par la CGT, FO, FSU et Solidaires sur la base très explicite du retrait de la contre-réforme dans son entier et pas seulement sur tel ou tel aspect ou pour telle ou telle corporation. C’est ce qui ressort massivement de tous les cortèges et de toutes les AG.

D’ailleurs, le dispositif macronien est tel que, même si le pouvoir retirait la mention officielle des 64 ans, la combinaison des critères imposés aux « partenaires sociaux » pour gérer les retraites à points (plafonnement à 14% du PIB, exigence toute maastrichtienne de l’équilibre comptable à tout moment alors que l’on tarit les cotisations par le vol du salaire différé ou socialisé, croissance du nombre de retraités...) conduirait lesdits « partenaires », savoir le MEDEF et la CFDT, à augmenter d’eux-mêmes progressivement l’âge de départ, comme ils font déjà pour les complémentaires AGIRC/ARCO. Mais c’est sans doute cela que la CFDT appelait jadis l’ « autogestion », et qu’elle nomme aujourd’hui, à l’allemande, la cogestion : la gestion par les travailleurs eux-mêmes de la régression sociale travestie en « négociation ».

Jean-Pierre Page : Il va de soi qu’il ne faut pas entretenir d’illusions sur la CFDT, il ne s’agit pas d’un ralliement tardif à la lutte. Évidemment son attitude n’est pas indifférente à la détermination du mouvement revendicatif. Toutefois, je pense qu’on ne saurait réduire le rôle de la CFDT à des trahisons mêmes si dans les faits cela peut apparaître souvent comme tel. La CFDT est typiquement un syndicat de collaboration de classes, son antériorité confessionnelle n’y est est sans doute pas étrangère. Elle développe avec Macron et son gouvernement un partenariat complice qu’illustrent maintes déclarations des représentants du gouvernement, du parti au pouvoir, du patronat abondamment relayé par les médias aux ordres de l’Elysée.

Cela dit, la CFDT et Laurent Berger dont on oublie souvent qu’il est le président de la Confédération européenne des syndicats (CES) sont cohérents avec eux-mêmes. Berger est pour la réforme du système de retraites à points voulu par Macron et Bruxelles, il ne s’oppose que sur un sujet, celui de l’âge-pivot à 64 ans.

Pour ma part je pense qu’il y a dans l’apparent revirement de la CFDT, un scénario de sauvetage en faveur de Macron et sa « réforme ». On va probablement mettre en scène un recul du gouvernement sur l’âge-pivot et sur quelques petites améliorations. Cela sera mis au crédit de la CFDT, ce qui permettra de revaloriser son image et celle du syndicalisme réformiste, raisonnable, de propositions et de négociations. Ce sera aussi la preuve de la capacité d’écoute du gouvernement, permettra de sauver le soldat Macron et la politique européenne en matière de retraites des conséquences politiques de ce mouvement de grèves sans précédent dont les gilets jaunes ont été les précurseurs, d’isoler la fraction la plus combative des travailleurs en lutte et des secteurs de la CGT qui défendent des positions de classe.

Cela souligne combien il importe de faire la clarté en permanence sur le rôle des uns et de autres, dans et hors la CGT. La poursuite et le succès de l’action en dépendent. Comme disait Sun Tzu dans L’art de la guerre, « si tu connais ton ennemi et si tu te connais toi même tu ne dois pas craindre le résultat de 100 batailles ». Cela est d’autant plus indispensable que certains dirigeants syndicaux se sont félicités de la décision de la CFDT pour le 17 décembre voyant là sans doute une nouvelle justification de la stratégie de syndicalisme rassemblé. Il faut donc rappeler que la participation de la CFDT fut parallèle et sous une autre forme qu’un appel à manifester aux côtés de la CGT, FO, FSU, UNSA. Son appel à la trêve pour les fêtes de fin d’année même, s’il fut un échec, participe à l’intense propagande médiatique visant à discréditer la grève .Mais par-dessus tout, ce qu’il faut retenir de la décision de la CFDT en faveur du 17 décembre, c’est qu’elle fût sur des objectifs radicalement différents que le retrait pur et simple de la réforme.

Stéphane Sirot : L’opposition de la CFDT à l’« âge pivot » a sans doute eu sur le moment un effet positif vis-à-vis de l’opinion publique : elle a pu convaincre les moins politisés et les plus hésitants de la nature néfaste de cette contre-réforme.

En revanche, elle n’a pas contribué à renforcer la mobilisation sur le terrain : les cheminots CFDT, en décalage avec leur confédération, étaient déjà dans la lutte, tandis que l’appel confédéral à manifester le 17 décembre n’a guère grossi les rangs des cortèges, ni ceux des grévistes. De plus, le positionnement de Laurent Berger, abondamment relayé par les médias dominants, a focalisé une bonne part des débats sur la question de l’« âge pivot », le principe de la retraite par points étant dès lors présenté à l’envi comme une thématique subsidiaire, sinon définitivement actée.

Le syndicalisme de « partenariat social » ou de lobbying défendu par la centrale dite réformiste (ou devrait-on plutôt dire contre-réformiste !) a paru par ailleurs menaçant pour la dynamique de mobilisation dans la mesure où, de toute évidence, ses dirigeants ont tenté, par rencontres et discussions téléphoniques interposées, d’élaborer une échappatoire pour eux-mêmes et le gouvernement. Elle aurait consisté à voir ce dernier lâcher sur l’« âge pivot », de manière à permettre à la CFDT de se désengager tout en faisant valoir un « succès » et en ouvrant pour le pouvoir la perspective d’un affaissement de la grève dans les transports et, donc, d’une mort lente du mouvement social.

Le jusqu’au-boutisme gouvernemental n’a pas pour l’instant permis à ce scénario de se déployer, mais rien ne dit qu’il n’en sera pas ainsi début janvier, avec la reprise des « concertations ».

Autrement dit, l’issue positive d’un mouvement social tel que celui que nous connaissons dépend avant tout de la légitimité des revendications portées et des décisions prises par les assemblées générales de grève, et non de l’unité des confédérations. D’autant plus lorsqu’une partie de ces dernières, à l’instar de la CFDT, mais aussi au plan national de l’UNSA et de la CFTC, ne pensent qu’à contourner les rapports de forces et à échafauder des compromis systématiquement à perte avec des interlocuteurs institutionnels dont, au fond, les exigences sont jugées plus légitimes que celles portées par les salariés en mouvement, soutenus par la majorité des Français.

De surcroît, ce champ syndical contre-réformiste se trouve en grande difficulté. D’une part, il est parfaitement stérile lorsque le « partenaire » gouvernemental ou patronal refuse la main qu’il lui tend. D’autre part, il a vu le syndicalisme cadre se détacher de lui : la CFE-CGC, fait inédit, s’est placée au côté de la contestation et, contrairement à ses habitudes, a appelé à mobiliser et à manifester. Cela contribue à modifier utilement le rapport de forces au sein du champ syndical.

Les tracts syndicaux ne disent rien de la “recommandation” européenne qui somme la France d’instaurer un “régime unique de retraite” pour “faire plusieurs milliards d’économies”. N’est-il pas dommageable à la lutte de faire silence sur la nature de la construction européenne ?

Stéphane Sirot : L’Union européenne ultralibérale est en effet un angle mort du mouvement social. Cela alors même que la contre-réforme des retraites fait partie de la panoplie d’injonctions déployée par les institutions communautaires pour poursuivre le pillage du travail au profit du capital. Il n’est d’ailleurs pas un hasard si l’UE et l’OCDE s’affichent parmi les plus ferventes partisanes de la retraite par points et, in fine, par capitalisation. Il y a là un énorme marché potentiel et un gigantesque gisement de profits.

Ce silence peut s’expliquer par une conjonction de raisons et d’hypothèses. Tout d’abord, il est vrai que les grands mouvements sociaux se développent historiquement dans un cadre national et interpellent directement les décisions de l’Etat, perçu comme le principal responsable et l’interlocuteur directement saisissable. Pour franchir un palier et mettre les choses en perspective, une formalisation du contexte global par les responsables syndicaux, appuyés par des relais politiques, paraît indispensable.

Or, du côté syndical, la mise en cause de la construction européenne n’est plus guère à l’ordre du jour au niveau confédéral. Elle ne l’est pas du tout du côté du champ contre-réformiste ; elle ne l’est que très marginalement et avec moult précautions du côté du syndicalisme de « transformation sociale ». Les uns et les autres étant inclus dans la Confédération européenne des syndicats, ancrée dans une démarche d’accompagnement de la construction libérale de l’Europe, pour au mieux en amortir les chocs, mais sans jamais la remettre structurellement en question. N’est-il d’ailleurs pas significatif de constater que la CES a attendu la journée d’action du 17 décembre pour publier un communiqué de soutien aux syndicats français, c’est-à-dire au moment où la CFDT a appelé à manifester. En revanche, cette même CES a fait silence sur les précédentes journées, dont celle du 5 décembre. En somme, tant que le principal syndicat contre-réformiste n’a pas appelé à rejoindre les cortèges, la CES est demeurée muette. Comme si, au fond, la seule revendication légitime était celle de l’aménagement de la contre-réforme des retraites, et non son abandon.

Du côté politique, plus particulièrement des forces de gauche voire d’extrême-gauche, la critique de la construction européenne manque également très souvent de force et de clarté, quand elle n’est pas strictement identifiée à une forme de nationalisme. Ce qui, au passage, contribue à faire le jeu de l’actuel ordre dominant, qui cherche à organiser l’espace politique, tant au niveau national qu’européen, autour d’un clivage « progressisme » contre « nationalisme ».

Outre l’infirmité critique à laquelle cette situation renvoie, elle est dommageable pour le monde du travail et ses mouvements sociaux. Elle contribue, au fond, à les placer systématiquement sur la défensive, en réaction à de nouvelles et constantes offensives de l’extrême-libéralisme au pouvoir, tout en nourrissant la position d’attente d’une extrême-droite trop contente d’apparaître en alternative majeure à cet extrême-libéralisme. Ce qui rend d’autant plus urgente une sortie de ce schéma mortifère.

Benoit Foucambert : C’est un fait général qui rejoint ce qu’on disait plus tôt. Le capital monopoliste organisé au niveau continental a donné naissance et contrôle l’Union Européenne sur la base de traités qui gravent dans le marbre sa domination. Directives, recommandations et autres règlements européens vont tous dans le même sens, celui des intérêts du grand capital. C’est vrai dans l’énergie (privatisation d’EDF), les transports (privatisation de la SNCF), dans l’Éducation (réformes Blanquer)... mais aussi pour le droit du travail comme pour les retraites. Les lois « travail » El-Khomri-Macron répondaient ainsi aux recommandations européennes, de la même manière qu’aujourd’hui la retraite par points répond aux recommandations de Bruxelles en même temps qu’à celle du MEDEF, les premières étant des « copié-collé » des secondes.

Alors oui, la question européenne doit être intégrée à la réflexion et à l’action syndicales et ne doit en aucun cas constituer un tabou ou un fétiche. Aujourd’hui, ce n’est pas seulement Macron qui attaque les travailleurs, c’est l’ensemble des forces dominantes organisées au niveau national et supranational.

Au lieu d’entretenir je ne sais quel mythe autour d’une Europe sociale introuvable, il aurait par exemple été ô combien utile d’utiliser l’exemple de la lutte victorieuse des travailleurs belges contre la retraite à points il y a deux ans pour se préparer au conflit en France. Tant il est vrai que le souci de la souveraineté des peuples européens, dont le nôtre, ne contredit pas mais complète le souci de déployer la seule Europe qui vaille, celle des luttes.

Si l’on veut gagner sur le fond, il nous faut battre le pouvoir qui nous étrangle. Celui étant organisé au niveau national, mais aussi dans l’UE, nous n’avons pas le choix de lutter ou pas contre cette construction européenne comme l’a d’ailleurs longtemps fait la CGT. Sans oublier bien sûr de développer des liens de luttes avec les travailleurs des autres pays de l’UE qui subissent la même politique de casse sociale généralisée.

Jean-Pierre Page : Il est évident que le silence syndical sur les directives européennes en matière de retraite constitue une faille dans la bataille et par un autre côté un aveu embarrassant, qu’exploitent Macron et son gouvernement. La déclaration de la CES en appui flagrant à la CFDT est significatif. En Belgique la mobilisation sociale et politique a fait échec à la retraite par points, on ne peut donc que s’étonner de voir les confédérations dans la plupart des pays européens n’en tirer aucune conséquence. L’Union européenne veut en fait mettre en place une tombola. Partout où ce système a été imposé, les montants des retraites ont diminué, l’âge-pivot a reculé. En Allemagne le niveau des retraites a baissé de 10% par rapport aux salaires. Le nombre d’Allemands qui vivent en dessous du seuil de pauvreté a été multiplié par deux depuis 1990, de plus en plus de pauvres fréquentent les banques alimentaires, près de trois millions des plus de 65 ans vivent sous le seuil de pauvreté. En Suède souvent citée en exemple, on doit travailler jusqu’à 68,5 ans pour toucher le montant que l’on avait avant la réforme, à 65 ans.

Cette situation catastrophique est connue mais elle n’inquiète pas ce rouage des institutions européennes qu’est la CES, tout simplement parce qu’elle adhère sans restrictions aux finalités de la construction européenne qu’elle se garde bien de critiquer, d’autant qu’elle en dépend financièrement. On n’entend pas plus les directions des confédérations syndicales en Europe, y compris la CGT, s’exprimer sur la nocivité de cette politique qui vise à l’alignement par le bas en développant une précarité à outrance et en cassant les systèmes sociaux.

Il est quand même incroyable que Thierry Breton à peine nommé nouveau commissaire européen interpelle fermement le gouvernement français sur l’absolue mise en œuvre d’un système de retraites à points. Silence dans les rangs syndicaux !

Ainsi, le Programme national de réforme (PNR) qui résume les engagements annuels de Paris vis-à-vis de l’Union européenne, et dont la dernière copie fut remise à Bruxelles en avril 2019, stipule notamment : « l’accès à l’emploi et la revalorisation du travail constituent une priorité, en réformant le marché du travail et en réduisant les charges, en revalorisant les revenus d’activité, et en modernisant les systèmes d’assurance chômage et de retraite ».

On attend encore la réaction des syndicats. Il est vrai, que le récent congrès de la CES a, lui, cru bon de souligner le caractère positif de l’action de la commission de Bruxelles en félicitant Jean-Claude Junker « d’avoir sauvé l’Europe sociale ».

Comment accepter lorsque l’on est syndicaliste CGT de se retrouver sous la coupe de la CES qui est désormais dirigée par le chef de la principale organisation syndicale qui soutient avec la CES la retraite à points ? Sans parler du soutien de Laurent Berger nouveau président de la CES a apporté à l’idée même « d’union sacrée » voulu par Macron et son entourage directement associé à la haute finance des fonds de pensions et assurances privées comme l’a illustré Jean-Paul Delevoye.

Le moment est venu de tirer les conclusions de toutes ces compromissions qui desservent la crédibilité du syndicalisme et de l’action collective. La force du mouvement revendicatif actuel offre une opportunité pour contribuer à « régler le solde de tout compte ».

 

»» https://www.initiative-communiste.fr/articles/luttes/bras-de-fer-socia...

Publié le 07/01/2020

"Bonne Année Gaza !" et Suspension des marches du retour #OpenGaza

anne marie OUDRER (site change.org)


"Huit ans ont passé depuis que les Nations Unies ont déclaré que Gaza serait invivable en 2020 si rien n’était fait pour améliorer la situation. Eh bien la situation est aujourd’hui encore pire que les prévisions annoncées.
A une heure de Tel Aviv, C’est Tchernobyl à Gaza, mais qui s’en préoccupe ? Et la catastrophe n’est pas naturelle. Israël en est responsable. Après avoir expulsé cette population en 1948, non seulement Israël ne lui a fourni aucune assistance, mais elle l’a mise en prison, sous blocus.
Je ne suis pas sûr qu’il existe une autre région dans le monde où cette situation, résultat d’actes humains malveillants, dure depuis plus de 70 ans.
Cette situation qui devrait nous hanter jour et nuit. Mais personne n’y pense. Seule une roquette Qassam vient nous rappeler de temps à autre son existence.
Quand l’ONU a publié son rapport en 2012, le taux de chômage à Gaza était de 29 %. Aujourd’hui il atteint, selon la Banque Mondiale 67 % chez les jeunes.
Qui réussit à imaginer à quoi ressemble la vie de ces jeunes qui n’ont ni présent, ni futur ?
C’est toujours le Hamas, qu’évoque Israël quand on parle de Gaza. Le Hamas serait responsable de tout. Il a imposé un siège, bombardé la population de Gaza, tué des milliers de civils et détruit un nombre incalculable de maisons, il tire sur les pêcheurs, et empêche les malades atteints de cancer de se faire soigner.
Quels mensonges, quelle cruauté, quel lavage de cerveau, peuvent faire avaler cela ?
Israël qui n’hésite pas à envoyer des missions humanitaires aux quatre coins du monde, se moque de la catastrophe qu’elle a créée, et qu’elle alimente à sa frontière.
Près de la moitié des habitants de la bande de Gaza vivent avec moins de 5,5 dollars par jour (5 euros), contre 9 % en Cisjordanie par exemple. Le Hamas responsable ?
Le rapport de l’ONU de 2012 indiquait qu’en 2020 Gaza aurait besoin d’au moins 1000 médecins supplémentaires. Au lieu de cela, 160 médecins gazaouis ont été obligés de partir ces trois dernières années, faute de pouvoir survivre.
Une jeune chirurgienne, Dr. Sara al-Saqqa, de l’hôpital Shifa à Gaza témoigne dans le Guardian : elle gagne 300 dollars tous les 40 jours ! S’il n’y avait pas sa vieille mère, elle aussi aurait quitté Gaza.
Et en ce qui concerne l’eau, c’est pire : 97 % de l’eau est impropre à la consommation, et 100.000 mètres cube d’eaux usées se déversent chaque jour dans la Méditerranée.
Trois ans après son rapport de 2012, l’ONU publiait un nouveau rapport indiquant que les massacres israéliens de 2014 ont déraciné un demi-million de personnes de leurs foyers et laissé Gaza dans les décombres.
Mais là encore, cela n’a provoqué qu’un immense bâillement en Israël.
Qu’ils crèvent."
Par Gideon Levy
(Traduit par CAPJPO-EuroPalestine)
Source : Haaretz du 2 janvier 2020 

Gaza : Suspension des Marches du Retour jusqu’au 30 mars prochain et appel à la mobilisation internationale: Le Comité d’organisation des Marches du Retour et pour la levée du blocus de Gaza, annonce qu’il suspend provisoirement les manifestations du vendredi à Gaza, mais nous appelle à une forte mobilisation pour la levée du siège de Gaza, et pour obtenir des sanctions contre les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis par Israël. Alors que les Palestiniens commémorent ces jours-ci le onzième anniversaire de l’agression israélienne de fin décembre 2008 contre la population civile, un carnage israélien qui a fait 1470 morts et des milliers de blessés pendant 23 jours de massacres dénommés "Opération Plomb durci" par l’occupant, le "Legal and International Advocacy Committee", demande à ce que l’on n’oublie pas les 316 manifestants assassinés lors de manifestations pacifiques depuis le 30 mars 2018.
"La Cour Pénale Internationale qui a reçu des dossiers de plaintes documentés doit aussi demander des comptes à Israel, concernant ces 316 victimes gazaoues, dont 62 enfants (parmi lesquels 9 étaient handicapés) , deux femmes 4 secouristes et 2 journalistes". 

"Sans oublier les 35 703 blessés dont plus de la moitié ont du être hospitalisés, et incluant 4987 enfants et 864 femmes. Rappelons que près de 10.000 blessés l’ont été par balles et que 185 Palestiniens ont été amputés d’au moins un membre à la sites de ces blessures.

"Nous comptons reprendre nos marches le 30 mars 2020, à l’occasion de l’anniversaire de la Journée de la Terre", indique le Comité, qui réaffirme qu’Israël viole en permanence le droit internationale et les droits humains tels qu’exposés par le Statut de Rome, de la CPI, par les résolutions de l’ONU et la Quatrième Convention de Genève.
Nous appelons toutes les institutions gardiennes du droit international à remplir leur mission éthique et à prendre leurs responsabilités.
Nous appelons la population civile palestinienne à restaurer l’unité nationale et à formuler une stratégie nationale capable de s’opposer aux plans américano-israéliens d’annexion de nos terres.
Nous appelons le président et le gouvernement palestiniens à lever les mesures punitives qui pèsent sur Gaza, à stopper les discriminations fondées sur une base géographique et à populariser le modèle des grandes marches du retour et de la résistance populaire dans toute la Palestine.
Nous appelons la communauté internationale à faire pression sur la puissance occupante pour qu’elle lève le blocus de Gaza, qu’elle cesse de bafouer les droits des prisonniers palestiniens dans les prisons de l’occupant, et qu’elle mette un terme aux crimes de colonisation et d’annexion en Cisjordanie, ainsi qu’à la discrimination raciale qui sévit contre les Palestiniens de 48, et à la judaïsation de Jérusalem Est. Qu’elle fasse également appliquer le droit au retour et aux compensations pour les réfugiés, tel qui l’est inscrit dans le résolution 194 de l’ONU.

Publié le 06/012020

L’Allemagne se prépare à l’arrivée d’une pauvreté de masse

RetraitesLes bas salaires progressent fortement en Allemagne. Plus d’un retraité sur cinq vivra sous le seuil de pauvreté dans 20 ans

 

«Les retraités sont de plus en plus nombreux à venir chez nous», déplore la directrice de la soupe populaire de Berlin.

Christophe Bourdoiseau (site tdg.ch)

 

Malgré la pauvreté qui augmente chez les personnes âgées, l’Allemagne n’a toujours pas engagé une réforme de fond de son système de retraite par répartition. Plus les années passent, plus le nombre de retraités qui vivent dans la précarité progresse. Selon le dernier rapport de l’Institut de conjoncture à Berlin (DIW), plus d’un retraité sur cinq (21,6%) vivra sous le seuil de pauvreté dans vingt ans, contre 16% aujourd’hui.

Ces chiffres sont d’autant plus alarmants qu’ils sont calculés avec l’hypothèse d’une économie évoluant «positivement». «Le fond du problème n’a pas été réglé», constate Johannes Geyer, l’auteur de l’étude. «Les ajustements, comme une meilleure prise en compte du congé maternité ou la retraite à 63 ans à partir de quarante-cinq ans de cotisations, n’apportent rien de significatif sur le fond. Ce ne sont que des réformes cosmétiques», poursuit l’expert du DIW.

Glaner pour survivre

«Les retraités glanent aujourd’hui des bouteilles consignées pour arrondir leurs fins de mois. Ils n’ont plus honte», déplore Sabine Werth, directrice de la soupe populaire de Berlin. «Le développement du secteur des bas salaires décidé par le gouvernement social-démocrate de Gerhard Schröder (ndlr: dans les années 2000) a été une catastrophe. Les retraités sont de plus en plus nombreux à venir chez nous», insiste la bénévole.

Selon le DIW, l’Allemagne compte 6,5 millions de contrats en «minijob», qui permettent une dispense partielle des cotisations sociales. Or, 4,5 millions de ces derniers sont considérés comme l’emploi principal des gens concernés, et non pas, comme le voulait l’idée de départ, un job d’appoint. «Tous ces gens seront dans des situations de précarité quand ils arriveront à la retraite», prévient Sabine Werth.

«Les retraités d’aujourd’hui ont également une biographie complètement différente de leurs aînés. Ils n’ont pas accumulé autant de trimestres – ou points – parce que le marché du travail s’est transformé. Ils comptent plus de périodes de rupture (chômage, formation, etc.) et ont moins cotisé», ajoute Johannes Geyer.

La grande coalition d’Angela Merkel, une alliance entre conservateurs (CSU/CDU) et sociaux-démocrates (SPD), a tenté une réforme des retraites pour anticiper cette pauvreté de masse. L’objectif est la stabilisation d’ici à 2045 du niveau des pensions à 46% des revenus nets (contre 48% aujourd’hui) et un financement des déficits par l’impôt (4,5 milliards d’euros à partir de 2030 et 8 milliards en 2040). L’âge légal de la retraite va passer progressivement de 65 à 67 ans. Cette réforme a prévu aussi des cotisations retraites obligatoires pour les travailleurs indépendants.

En 2018, 100 actifs en Allemagne finançaient les retraites de 31 personnes de plus de 67 ans. Avec l’arrivée des «baby-boomers» (pic de natalité de la fin des années 60), ce sera en 2038 pratiquement deux actifs pour un retraité (100 pour 47).

Cotisations trop faibles

L’introduction en 2015 du salaire minimum (8 euros 50 de l’heure) n’a pas réglé le problème. Les cotisations restent trop faibles. «Il faudrait être payé au moins 14 euros de l’heure. Un tiers de la population active est en dessous de ce barème», remarque Ulrich Schneider, président de l’Union des associations caritatives d’Allemagne.

Pour freiner les effets pervers du système, le gouvernement prépare un projet de loi sur une retraite minimum accordée à ceux qui ont cotisé au moins trente-cinq ans. «Mais elle concernera surtout les classes moyennes. Elle ne permettra pas de lutter contre la pauvreté. Ceux qui n’ont pas cotisé cette durée resteront à l’aide sociale, qui est très faible, comme les chômeurs de longue durée, les travailleurs indépendants, qui n’ont pas d’obligation de cotiser, et les étrangers qui sont arrivés tard dans le pays», poursuit l’expert.

Le phénomène devrait s’amplifier avec l’arrivée à l’âge de la retraite des chômeurs de longue durée est-allemands qui n’ont jamais retrouvé de travail après la réunification. «Aucune catégorie de la population n’est autant concernée par la précarité», estime Ulrich Schneider. «Avec eux, la pauvreté des retraités va exploser dans les vingt prochaines années», ajoute-t-il. C’est également la conclusion du rapport du DIW.

Publié le 05/01/2020

Radio France, une grève sous silence : histoire d’une confiscation

Un texte de Daniel Mermet (site la-bas.org)

Radio France, en finir avec une confiscation

Au bout de quatre semaines, la grève a été suspendue à Radio France [1]. La direction n’a rien concédé sur son plan de 299 suppressions d’emplois. Pour la présidente de Radio France, Sibyle Veil, l’amie de promotion d’Emmanuel Macron lorsqu’ils étaient ensemble à l’ENA, cette agitation est vaine puisqu’il n’y a pas d’alternative. D’ailleurs, cette grève qui s’en soucie ? Dans le fracas social qui secoue le pays, cette mobilisation est passée au deuxième plan. Si les antennes furent silencieuses avec seulement quelques rediffusions imposées par les directions pour contourner la grève, tout cela aura eu peu d’échos. Quelques banderoles, une tribune dans Le Monde [2], une pétition en ligne[Pétition : la radio publique en danger]. La routine en somme...

En écoutant d’un peu plus près, il se pourrait que cette grève ne ressemble pas aux autres et que la banquise commence à craquer sous les pieds des pingouins qui nous gouvernent.

Radio France ne cesse de pavoiser sur ses records d’audience et sur l’attachement de ses millions d’auditeurs quotidiens, dont plus de 6 millions chaque jour pour France Inter. On aurait pu en effet attendre un important soutien de leur part face à ce plan social qui s’accompagne d’une réduction de budget. Il ne s’agit pas là d’un simple ajustement comptable, mais bien de la même politique qui, depuis des années, démantèle systématiquement tout ce qui relève du secteur public afin de « baisser les impôts et assurer la relance ». Mais cette vieille entourloupe pour favoriser les privatisations trompe de moins en moins de monde. On connaît les résultats. Dans les récentes manifestations, on a vu fleurir une inscription : « on a compris ». Santé, éducation, transports, la détérioration des services publics est la préoccupation majeure du pays. Et même, pour la première fois, une majorité de Français disent préférer une amélioration des services publics quitte à payer davantage d’impôts [3].

Et c’est clairement contre ces mesures que le pays se dresse aujourd’hui. Au bout de plus de trente ans, la plaie est profonde. Fins de mois difficiles, précarité, inégalités, absence d’avenir, humiliations sociales face au mépris du pouvoir et de sa bourgeoisie. La pédagogie de la résignation a atteint ses limites, les palliatifs ne font plus effet. Pas besoin d’experts universitaires ni de savants économistes pour parler à la place de ceux qui encaissent quotidiennement. Ils le font eux-mêmes, à leur façon. Social et environnemental, le pourrissement du néolibéralisme s’étale sous nos fenêtres. Dos au mur, le pouvoir n’a plus que la peur et le mensonge pour tenir. Matraquage et enfumage. Mais encore combien de temps ?

La résistance à la réforme des retraites mobilise jusque dans les replis de l’Hexagone, et de nombreux secteurs sont liés à cette lutte, l’hôpital public, l’éducation nationale, les étudiants, les transports, les pompiers, et d’autres encore dans une colère commune.

Or, tout se passe comme si jusque là, la grève de Radio France n’en faisait pas partie. Grève corporatiste ? Grève de nantis ? Les directions n’ont pas manqué de faire rappeler discrètement les avantages des journalistes en CDI avec leurs quatorze semaines de congés. Ce que les grévistes d’ailleurs reconnaissent : « Parmi nous, certains ont des rémunérations enviables », mais c’est sans évoquer la précarité organisée et les nombreux CDD parfaitement illégaux subis souvent pendant des années.

On peut se demander parfois en effet, sur des centaines d’émissions et des milliers d’heures d’antennes, comment les journalistes et les animateurs font pour être aussi mesurés, aussi appliqués, sans déborder jamais, sans un mot plus haut que l’autre. Remarquable surtout chez les humoristes, habiles à ne jamais dépasser les bornes et à toujours se dire « libres » en malin virtuose de l’impertinence inoffensive. Par quel stratagème les directions ont réussi à obtenir une telle docilité sans que rien ne soit jamais formulé explicitement ?

La recette est toute simple.

Règle d’or : diviser.
Pour cela vous créez deux catégories de personnel.

D’une part une catégorie bien traitée, bien nourrie, le poil brillant qui se soumettra à vos pieds pour ne pas perdre son confort.
D’autre part, au contraire, une catégorie précarisée, plus efflanquée, plus apeurée et qui se soumettra tout autant.

Première catégorie :

De bonnes conditions de travail en CDI, des « rémunérations enviables » et un certain prestige social. Des conditions qu’ils seront enclins à conserver, sans la moindre envie de mordre la main qui les nourrit. Ils intérioriseront leur rôle avec zèle et loyauté toujours du bon côté du manche. En cas de déviance, si par malheur l’un d’eux se fourvoyait vers un journalisme trop « engagé », vous les mettrez au placard. Il conserve sa situation mais il est écarté vers des tâches subalternes ou même plus de tâche du tout.

Ces choses-là se font en silence. Tout est bien cloisonné dans la maison ronde. On sait parler mais on sait aussi se taire. Ainsi en novembre 2017, il aura fallu l’affaire Weinstein et « me-too » pour qu’une vedette de France Inter soit accusée de harcèlement sexuel [4] et de tentative de viol au bout d’un silence de trente ans. Suite à des enquêtes du Monde et de Médiapart, quatre femmes journalistes de Radio France témoignaient pour abus sexuel contre le journaliste Patrice Bertin, longtemps animateur vedette du 19 heure, chef de l’information de France Inter puis conseiller spécial du président Mathieu Gallet. La rumeur rampait depuis longtemps mais nul dans la rédaction n’avait osé enquêter sur ce haut personnage, dans la crainte de représailles.

Deuxième catégorie :

Les précaires. Faire des CDD à répétition en toute illégalité mais que les salariés n’osent pas dénoncer dans la crainte de n’être pas repris. La plupart des animateurs des programmes sont soumis à cette précarité qui les conduits à une docilité dont quelques-uns ont bien du mal à s’accommoder. Avec ce chantage, depuis longtemps, Radio France viole tranquillement le droit du travail et abuse du système des intermittents du spectacle. Scandale régulièrement dénoncé, régulièrement oublié.

Cette docilité structurelle est évidemment incompatible avec le journalisme, comme avec les fameuses grandes missions dont les directeurs se gargarisent dans leur discours de rentrée, « Informer, Eduquer, Distraire ».

Cette docilité insidieuse est une censure tout aussi efficace que le contrôle que pouvait exercer le ministère de l’information dans les années 60 avec Peyrefitte et ses grandes oreilles.

Docilité qui plombe et édulcore chaque jour des sons et des sens diffusés par cette énorme fabrique de l’opinion en direction de quinze millions d’auditeurs, quinze millions de paires d’oreilles chaque jour.

La Maison de la Radio a été inaugurée le 14 décembre 1963 par le Général de Gaulle.

Le soulèvement des « gilets jaunes » a beaucoup contrarié ceux qui parlent du peuple à la place du peuple. Que cette canaille s’en prenne aux beaux quartiers a suscité la rage des propriétaires des grands médias. En retour, leurs journalistes ont été pris à partie. Certains reporters se sont même faits accompagner par des agents de sécurité dans les manifestations. Oui, les chiens de garde ont eu recours à des chiens de garde. Il n’est pas surprenant que les médias ouvertement au service du pouvoir comme BFM TV, RMC, LCI soient combattus et rejetés, mais Radio France ? Dans la même défiance, dans le même sac ? Vraiment ?

C’est ce qu’affirmait l’animateur vedette de France Inter, Nicolas Demorand, évoquant la défiance des Français envers les médias : « un gouffre qui s’est ouvert – et qui est de plus en plus large – entre des publics qui, autrefois, écoutaient, croyaient ce que pouvaient faire des journalistes, quels qu’ils soient (à la télé, à la radio, en presse écrite). (…) L’énorme problème démocratique, il est devant nous. Et personne n’a encore la clef. » Et sa partenaire Lea Salamé confirmait ce triste constat : « on est détesté, on est conspué, on est critiqué… »

Ici, le public consterné frissonne et s’inquiète.

Leur faudrait-il aussi des gardes du corps si – phénomène peu envisageable – les deux vedettes de France Inter s’aventuraient, micro en main, en reportage au contact des gens de la rue entre black blocs et merguez ?

Pourtant, la clef n’est peut être pas si loin.

Régulièrement, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) publie un rapport sur la représentation de la société française à la télévision et à la radio. Et c’est à chaque fois pour constater l’énorme écart de représentation entre les catégories sociales. Ainsi, les cadres supérieurs sont quinze fois plus représentés que les ouvriers. Les CSP+ représentent 74 % des personnes à l’antenne, alors qu’ils ne représentent que 27 % de la population. Les CSP+ étant la catégorie socioprofessionnelle des plus favorisés en France. Alors que les ouvriers, qui constituent 12 % de la population, ne représentent que 4 % des personnes qui apparaissent dans ces médias. Et encore, si les ouvriers et les employés sont visibles, c’est dans les émissions de jeux ou dans les émissions de télé-réalité, et non pas sur ces hauts-plateaux où l’on parle de Spinoza ou d’intelligence artificielle.

Ce rapport du peu gauchiste CSA nous apprend que les jeunes de moins de 20 ans, qui sont 24 % de la population, n’apparaissent qu’à hauteur de 10 %. Les plus de 65 ans, qui sont 20 % de la population, ne sont que 5 % à l’antenne. Et les handicapés ? Sachant que 20 % de la population est porteuse d’un handicap visible ou invisible, la représentation des handicapés est de 0,7 % [5].

Ainsi, les médias donnent une image en décalage complet avec la structure sociale réelle, une image totalement déformée de la société. Toute une partie reste dans l’ombre, sans visibilité, sans image. C’est ce qui est arrivé aux « gilets jaunes », cette classe populaire que les sondeurs appellent « CSP- ». Laurence Bloch, la directrice de France Inter, est fière d’annoncer partout que sa radio est « en tête sur les CSP+ ». C’est en effet cette classe supérieure qui est la cible convoitée, bien différenciée d’un vulgaire public populaire. L’ancien directeur, Philippe Val, dont Laurence Bloch fut la fidèle assistante, l’affirmait clairement : « ça se mérite, France Inter. Ce n’est pas beauf, pas démago, pas vulgaire. » Il assumait ce mépris de classe en ajoutant : « la meute m’emmerde, et je l’emmerde  [6] ».

On peut reprendre ici un message que nous a envoyé en décembre 2013 un auditeur de Marseille qui mettait en évidence l’élitisme de cette radio :

« C’est une radio généraliste, donc elle est censée traiter de tous les sujets. J’ai passé en revue pas moins de 55 émissions différentes. Si l’on exclut les tranches d’information, on s’aperçoit vite que presque tous les programmes sont au service exclusif de l’industrie culturelle. Si vous êtes chanteur, musicien, acteur, metteur en scène, écrivain, vous avez une petite chance que l’on parle de vous ou de votre univers artistique. Pas moins de dix émissions sur la musique, au moins huit magazines multiculturels, le cinéma, le théâtre sont gâtés, mais la science, l’histoire, l’économie ne sont pas oubliées, de même que nos amis les bêtes, la grande cuisine et le sexe à minuit. L’auditeur cultivé et diplômé est donc choyé. Mais les sujets qui préoccupent au plus haut point les citoyens ont-ils leurs émissions ? Quid de l’emploi et du travail, de la santé et de la protection sociale, du logement par exemple ? Ah si, le dimanche, entre 13h20 et 13h30, le magazine Périphéries traite de la banlieue et de ceux qui y vivent ! La voix est libre, mais l’élitisme la rend inaudible au plus grand nombre. »

Depuis ce message, Périphéries a été supprimée et n’a pas été remplacée. De même que l’émission Comme un bruit qui court, jugée trop politique et trop engagée. « Un tract de la CGT », trop près des « gilets jaunes » selon la direction.

Un autre auditeur affirmait qu’un étudiant en sociologie qui aurait pour sujet « la bourgeoisie culturelle parisienne » pourrait faire toute son étude en écoutant seulement France Inter une journée, à travers ceux qui parlent et ce dont ils parlent, c’est-à-dire leur univers culturel, leurs codes, leur monde social. Même milieux, même formatage, même certitude ingénue : « Personne ne me censure, je suis libre de dire ce que je veux. » Un monde social homogène si imbu de lui-même qu’il ne se voit même pas comme un monde social parmi d’autres mondes sociaux.

Faut-il comprendre que la France qui écoute Radio France n’est pas la France qui manifeste aujourd’hui ? Celle qui grogne, celle qui casse, celle qui prend les usagers en otage, celle de privilégiés avec leurs régimes spéciaux, celle des beaufs et des bidochons, celle des aides-soignantes forcément admirables et des ouvriers forcément pittoresques, celle qui voudrait juste dîner chez Flunch une fois par mois en famille, celle des retraités sans dents, celle des petits profs au bout du rouleau et au bout d’une corde, oui, pour cette France-là, celle que le service public représente si mal et soutient si peu, ce service public peut-il attendre un grand soutien lorsqu’il se met en grève ? C’est un rejet injuste bien sûr, un amalgame moche entre les bobos bronzés en terrasse et les autres, ces catégories de personnel qui voient rétrécir et s’effilocher chaque jour entre leurs mains cette « mission de service public » qui donnaient fierté et sens à leurs vies.

Venu du groupe Lagardère en 2006, c’est Frédéric Schlesinger qui a imposé une stratégie de marketing à France Inter. Comme dans n’importe quelle entreprise commerciale, la cible est visée, analysée, sondée, les goûts et la demande de distinction de cette clientèle sont parfaitement identifiés. Un public urbain, diplômé, classe moyenne supérieure, CSP+, bourgeoisie de gauche comme de droite, moyenne d’âge 55 ans. Une parfaite réussite, carton plein.

Mais les autres ? Les bas morceaux ?

La fracture sociale en France se double d’une fracture culturelle béante. Le film de Ladj Ly, Les Misérables, montre cette ségrégation avec force. La radio est un formidable moyen pour développer une culture populaire et émancipatrice à l’échelle du pays, par des canaux hertziens ou numériques selon des langages nouveaux à inventer. Radio France en a les moyens humains et techniques. Et c’est même sa mission, selon le propre cahier des charges de la société publique : « elle veille à ce que ses programmes donnent une image la plus réaliste possible de la société française dans toute sa diversité. Elle accorde également une attention particulière au traitement à l’antenne des différentes composantes de la population. [7] »

Née de la Résistance et de l’esprit du CNR en 1944, Radio France, après bien des tribulations, reste encore malgré tout un véritable service public qui, grâce à son financement par la redevance, n’a pas le profit pour but.

Relisez ces mots : « n’a pas le profit pour but » . C’est là encore une chance qui doit être défendue et utilisée. Cette grève montre comment Radio France – et notamment France Inter – a été confisquée par une classe sociale au détriment et au mépris des autres catégories, surtout populaires. C’est un scandale qui perdure, mais rien n’est perdu, c’est un enjeu politique essentiel mais qui intéresse bien peu le monde intellectuel et artistique. Un monde qui se montre bien peu critique envers Radio France. Même les plus radicaux, les plus rebelles, les plus engagés ne trouvent pas la moindre critique à émettre. Chacun vient là pour la promotion de soi-même et de son petit ou grand produit culturel et on ne crache pas dans la soupe, que voulez-vous. De même pour la classe politique. Rares et coûteuses sont les incartades. De même pour le monde médiatique, même celui qui est si libre et si indépendant. Une citation dans la revue de presse est une jolie promotion, donc…

Au lieu de réduire les budgets et les emplois, au lieu même de se contenter de défendre les acquis, il faut au contraire investir pour lancer des programmes inventifs vers des publics en friche, écouter, comprendre, faire écouter, faire comprendre, tendre autant de miroirs, montrer d’autres mondes ici comme là-bas, et non pas à une seule classe déjà repue.

Pour des millions d’auditeurs, c’est là que leur cœur s’est ouvert, c’est là que se fabrique leur vision du monde, celle qui leur est donnée est hémiplégique. C’est un scandale qui perdure mais rien n’est perdu. Aujourd’hui encore, la qualité des personnels et des équipements permettrait de redéployer une diversité éditoriale et de retrouver un souffle d’émancipation pour tous..

De l’intérieur comme de l’extérieur, de chaque côté du transistor, il faut mettre un terme à cette confiscation.

Daniel MERMET

Publié le 04/01/2020

Cette solidarité qui réchauffe les cheminots

 

Maud Vergnol (site humanite.fr)

 

Les grévistes de la SNCF écrivent l’un des plus longs chapitres du mouvement social depuis Mai 68. Soutenus par l’opinion, ils s’organisent pour tenir jusqu’au retrait de la réforme. Reportage de réveillon en gare d’Austerlitz.

Vingt-sept jours qu’ils tiennent leur piquet de grève. Ce 31 décembre, sous un froid glacial, la valse des valises a commencé à l’aube dans les allées ventées de la gare d’Austerlitz, à Paris. À quelques heures de la nouvelle année, les mots de soutien des usagers sont chaleureux. « C’est ce qui nous donne la force de continuer, confie Safia, un grand sourire aux lèvres. Malgré la violence de la propagande du gouvernement, l’opinion publique continue de nous soutenir. » Cette quarantenaire, opératrice de maintenance, est en grève depuis le début du mouvement. « On va y arriver ! On s’organise pour tenir bon, rien ne nous fera lâcher. C’est trop grave, l’avenir qu’ils préparent à nos enfants ! » Dans le local syndical de la CGT, décoré de guirlandes lumineuses et tapissé de photos de luttes, on s’affaire à préparer l’apéro solidaire du réveillon. « Ouah ! tu nous as amené du foie gras ! » Simon, aiguilleur de 30 ans, se félicite de ce moment convivial. « On prend soin les uns des autres, car vous savez, c’est dur, la grève ! On enchaîne les piquets à 5 heures, les assemblées générales, les rencontres avec les usagers… Mais on est déterminés à aller jusqu’au bout. On va aller la chercher avec les dents, cette victoire ! » 

« Tu as vu, on a battu votre record ! On a fait mieux que 95 ! »

Autour de Philippe Martinez, venu les encourager, on discute des suites du mouvement. Le secrétaire général de la CGT a un mot pour chacun. « Vous n’êtes pas seuls ! On n’est pas seuls ! Malgré cette période de vacances, samedi dernier, un 28 décembre, des dizaines de milliers de manifestants, toutes professions confondues, se sont rassemblés, c’est du jamais -vu ! Notre position, c’est le retrait. On lâche rien ! » Tonnerre d’applaudissements chez les cheminots. Parmi eux M’Hamed, 34 ans, père de deux enfants, en ressort plus déterminé que jamais. « On s’est organisés avec ma femme pour pouvoir tenir financièrement. Si on doit manger des pâtes pendant un moins encore, on le fera. On trouve toujours une solution. » Opérateur de maintenance, il a intégré la SNCF en 2012 et mené la grève du printemps de 2018 pour refuser le changement de statut de la SNCF. « Cette fois, c’est différent. Tout le monde se sent concerné. L’opinion a pris conscience que c’est tout un choix de société qui se cache derrière cette réforme. Nous, on veut de la solidarité, la répartition des richesses. On étouffe depuis trop longtemps. On peut gagner ! »

Un « ancien » vient de pousser la porte du local syndical. « Tu as vu, on a battu votre record ! On a fait mieux que 95 ! » lui lance un jeune militant. Le mouvement est même en passe de devenir le plus long conflit social en France depuis Mai 68. « On vit un moment historique  », estime aussi Farouk, 37 ans, rentré cette année à la SNCF. «  J’ai vite compris qu’il fallait se syndiquer pour ne pas rester isolé. La CGT, c’est celle que le pouvoir attaque tout le temps. Ça veut dire qu’elle les dérange. Donc, c’est là qu’il faut être ! » tranche le jeune syndicaliste.

Depuis hier, la SNCF est devenue une société anonyme et les futurs salariés ne seront plus embauchés au statut de cheminot. En pleine grève, cette étape clef de la « réforme » ferroviaire de 2018 passerait presque inaperçue. Alors, le 31 décembre, un peu partout en France, des militants ont symboliquement orchestré l’enterrement de l’entreprise publique, comme à la gare de Lyon, avec la crémation d’un cercueil noir sur lequel on pouvait lire « SNCF 1938-2019 ». Mais l’heure est à écrire l’avenir. À Austerlitz, on prépare déjà l’agenda des actions pour la semaine prochaine, avec une seule idée en tête, « tenir jusqu’au retrait ».

 

Maud Vergnol

Publoé le 03/01/2020

Derrière les annonces…

  (site monde-diplomatique.fr)

 

Pas de retraite au-dessous de 1 000 euros

La déclaration a fait de l’effet : le premier ministre Édouard Philippe a promis de porter la pension minimale à 85 % du smic à partir de 2022. En fait, la mesure figure dans la loi… de 2003. Le gouvernement ne fait donc qu’appliquer (enfin) les textes votés par le Parlement. Et encore : il faudrait porter cette pension de base à 1 023 euros dès maintenant si on voulait rattraper le retard. Non seulement il n’y aura aucun effet rétroactif, mais cette augmentation ne concernera que les nouveaux retraités, qui devront avoir quarante-deux années de cotisations pour y prétendre. Enfin, l’allocation de solidarité aux personnes âgées (le « minimum vieillesse »), pour les personnes ayant peu ou pas cotisé, atteint seulement 903 euros au 1er janvier 2020.

« Clause du grand-père »

La réforme est si bénéfique pour la population que le gouvernement a retardé le basculement total du système dans le régime unique à points à… 2037 : c’est la « clause du grand-père », qui fait cohabiter dans une même entreprise des salariés effectuant des tâches similaires, mais avec des droits amoindris pour les plus jeunes. De quoi alimenter la guerre des générations. Le système actuel est conservé pour les personnes nées avant 1975 (mais avec un recul de l’âge de départ), et non avant 1963 comme le voulait M. Jean-Paul Delevoye. Les personnes nées après 1975 et qui travaillent déjà verront leurs droits actuels convertis en points, selon des modalités qu’on ignore encore. Enfin, ceux qui commenceront à travailler en 2022 subiront la réforme de plein fouet : ils travailleront plus longtemps et auront moins de droits.

Femmes et mères

« Les femmes seront les grandes gagnantes », assure le premier ministre. En fait, les mères y perdront… mais un peu moins. Elles bénéficieront d’une augmentation de leur pension de 5 % pour chaque enfant, avec une prime de 2 % pour le troisième et les suivants. Soit 17 % pour trois enfants, applicables au choix à l’homme ou à la femme… contre 10 % à la mère et au père (soit 20 % à deux) actuellement. En outre, les hommes étant en général mieux payés, le plus probable est que les couples choisiront d’appliquer l’augmentation au salaire du père, pénalisant les mères.

Avant la réforme, un enfant permettait de valider huit trimestres pour les femmes travaillant dans le privé, et quatre (parfois deux) dans la fonction publique — un avantage non négligeable pour les salariées n’ayant pas une carrière complète (quarante-deux ans de cotisation). Cela ne sera plus le cas. Les mères auront le choix : travailler plus longtemps ou voir leur retraite baisser. La régression est d’autant plus forte que le montant de la pension sera calculé sur l’ensemble de la carrière (et non plus sur les vingt-cinq meilleures années). Les pensions des femmes sont déjà en moyenne inférieures de 42 % à celles des hommes, selon les données du ministère des affaires sociales, alors que les différences de salaire atteignent 23 %.

Pénibilité

Le premier ministre promet de tenir compte de la pénibilité du travail en permettant à ceux qui en sont victimes de « partir deux ans plus tôt à la retraite » ou de travailler à mi-temps pendant trois ans avant la date de départ. Les aides-soignants et les infirmiers seraient concernés.

Certes mais, comme l’âge de départ à la retraite avec une pension complète est reculé de deux ans… ce qui est acquis d’un côté est repris de l’autre. Il faut rappeler que le décret d’octobre 2014, qui instaurait un compte pénibilité fondé sur dix critères, a été remis en cause par les ordonnances Macron de 2017, qui en ont évacué quatre. Un ouvrier maniant le marteau-piqueur à longueur de journée n’en bénéficie pas.

Âge pivot ou âge d’équilibre

L’âge légal de départ (62 ans) n’est pas remis en cause, mais il ne donne plus droit à une pension complète, même si on a toutes les années requises (quarante-deux ans, quarante-trois ans…). Il faut attendre 64 ans. Sinon, une décote sera appliquée à vie. Selon le rapport Delevoye, elle serait de 5 % chaque année (soit 10 % si on part à 62 ans).

Les points

Dans le système actuel, il faut travailler un trimestre (ou l’équivalent) pour ouvrir des droits. Avec le système à points, la première heure travaillée compte. De prime abord, cela peut paraître avantageux. Mais le montant des pensions ne sera plus calculé à partir du salaire moyen des vingt-cinq meilleures années de travail : il prendra en compte toute la carrière, y compris les petits boulots de la jeunesse.

De plus, le montant de la pension touchée à la fin n’est pas prévisible, même si l’on connaît le nombre de points accumulés. Cela dépendra du nombre de points que l’on peut obtenir avec un salaire, et de la valeur du point au moment du départ à la retraite. Imaginons que, avec 100 euros, on puisse acheter 10 points, qui entraînent 5,50 euros de rente annuelle. Dans le projet actuel, la valeur du point n’est pas sanctuarisée. Le gouvernement peut donc décider que, avec ces 100 euros et ces 10 points, la rente sera réduite à 4,95 euros. Il peut aussi jouer sur la valeur d’achat. Avec ces 100 euros, on peut n’avoir que 9 points — la valeur de chaque point ne bouge pas, mais la rente est ramenée à 4,95 euros. Au total, le rendement du point aura baissé. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé avec les retraites complémentaires (Agirc-Arrco), dont le taux de rendement est passé de 16 % au milieu des années 1960 à 7,15 % en 2000 et à 5,99 % en 2018 !

Dans son projet, le premier ministre promet que le montant du point sera « fixé par les partenaires sociaux, sous contrôle du Parlement ». Ce n’est pas une garantie. Les reculs sur les complémentaires ont été négociés par des syndicats comme la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et Force ouvrière (FO).

Fonctionnaires pénalisés

Jusqu’à présent, la retraite des fonctionnaires était calculée sur la moyenne des six derniers mois de salaire, hors primes, et en représentait environ 75 %. Pour mettre en place le système à points, le gouvernement veut prendre en compte l’ensemble de la carrière. Mais il intégrerait dans le calcul les primes, qui s’élèvent en moyenne à 23 % du traitement. Ce chiffre recouvre de fortes inégalités selon les professions. Ainsi, pour les professeurs des écoles, la prime n’est que de 9 %, en moyenne, et son intégration ne suffira pas à compenser la perte engendrée par le nouveau mode de calcul. La chute sera d’autant plus forte que leur rémunération est bloquée depuis des années.

Publié le 02/01/2020

Retraites : violences médiatiques en continu contre les grévistes

par Pauline Perrenot, (site acrimed.org)

 

« Cette fois, ça y est Nicolas [Beytout], nous y sommes : le mur du 5 décembre est là, devant nous. » Au matin du premier jour de mobilisation, d’une main tremblante, Matthieu Belliard pointait un iceberg du haut de la vigie d’Europe 1. Depuis, et face à l’ampleur de la grève et des manifestations, intervieweurs et éditorialistes réservent un accueil pour le moins chaleureux aux dissidents qui s’opposent à la « réforme » des retraites. « Haro sur les grévistes », tel est leur mot d’ordre.

Sur Europe 1, les journalistes avaient pourtant tout fait pour se rassurer au soir du 5 décembre : « On est très loin du raz-de-marée […] ! Le mur infranchissable qu’on avait annoncé, il est fissuré […]. Les syndicats pourront se targuer d’une grève suivie, de cortège bien remplis, mais, c’est insuffisant pour que le gouvernement plie » déclarait Charles Villeneuve dans « Le grand journal du soir ».

Une sérénité de façade toutefois, qui ne saurait dissimuler l’agacement voire la panique des éditorialistes, toujours plus mobilisés pour défendre la réforme, et toujours plus virulents à l’égard de ses opposants. Ainsi dans Le Point (13/12), Franz-Olivier Giesbert a bien saisi le problème : le projet de réforme des retraites est trop juste et trop égalitaire.

La tragédie s’est nouée quand le gouvernement a eu la fâcheuse idée d’introduire de l’équité et de la justice sociale dans sa réforme en intégrant les petits, les oubliés, comme les femmes ou les ouvriers agricoles, métier pénible s’il en est, qui n’ont droit qu’à une pension de quelques centaines d’euros. Non mais de quoi se mêle-t-il ? Il n’est de damné de la terre que cégétiste ou, ajouterait M. Plenel, islamiste.

Tout en subtilité... À « C dans l’air » (France 5, 14/12) également, une légère crispation s’installe en plateau :

- Animateur : Tous les salariés viennent travailler et pardon, mais on est parqué comme du bétail ! Et ce sont des scènes quotidiennes ! C’est le matin et le soir ! […]

- Dominique Seux : Les sondages qui évoquent un soutien sont-ils vraiment sérieux et pertinents ? […] C’est indigne ! Aucune des réformes des retraites dans les pays comparables ne se passe de cette manière !

Des indignations [1] qui n’ont d’égal que l’enthousiasme avec lequel ces mêmes éditorialistes accueillaient le discours d’Édouard Philippe le 11 décembre. « Discours très accessible » selon Alain Duhamel (BFM-TV), qui s’empresse de vanter le « gaullisme social » du Premier ministre, de même que son « projet extraordinairement audacieux ». Un « projet social, un changement de société » ose-t-il petit à petit, avant d’affirmer qu’Édouard Philippe a « cherché à apaiser avec méthode », selon « un mélange d’audace et de précaution ». Le lendemain, son confrère expert ès économie Nicolas Doze surjoue l’enthousiasme, quitte à passer pour un mauvais acteur :

- Il y a plein de choses à garder ! Alors faut partir du principe que ce que dit le Premier ministre est fiable et que ce qu’on met dans une loi, on le respecte. Si on dit [Nicolas Doze hurle en grimaçant] : « Il ment ! », voilà... Mais si on regarde avec un peu de sérénité, les avancées sont légion.

- C’est fantastique pour les jobs précaires !

- Pour un agriculteur, c’est une révolution ! C’est quand même une vraie avancée !

- C’est quand même assez raisonnable comme rythme [d’application], c’est pas un truc fait à l’arrache.

- C’est pas peanuts ce genre de trucs. Mais les syndicats l’ont pas vu ça, si ?

Les autres « experts » et éditorialistes ne sont évidemment pas en reste. Sur Twitter le 11 décembre, le commentateur multicarte Nicolas Bouzou [2] se prend pour un député LREM en charge de la réforme : « Force est de constater [que la réforme] est redistributive : les perdants sont les hauts revenus, les gagnants sont les précaires. C’est une réforme de gauche ! Mais pour dire cela, il faut savoir lire et être honnête. »

Le même jour, Jean-Michel Aphatie félicite à son tour le Premier ministre, qui a selon lui « expliqué sa position avec une certaine hauteur. Son ton est conciliant. » D’où le ralliement à la mobilisation du 17 décembre de la CFDT, le plus conciliant des syndicats ! Sur RTL, le visionnaire François Lenglet a lui aussi aperçu de vastes ouvertures : « La vague de contestations après les annonces d’Édouard Philippe sont d’autant plus étonnantes qu’il y a eu des concessions significatives de la part du gouvernement. » (12/12)

Un peu plus tôt sur la même chaîne, Alain Minc et Yves Calvi, deux vieux routiers du néolibéralisme, communiaient dans la défense de la réforme, malgré de vives inquiétudes (stratégiques) exprimées concernant les annonces d’un âge pivot : «  Personne ne souhaite davantage que moi le succès d’Emmanuel Macron, et c’est pour ça que ce matin, je suis tout tourneboulé » affirme Alain Minc, agacé de voir la CFDT se rallier à la mobilisation.

Et sur le fond du discours d’Édouard Philippe, rien à redire : un «  discours absolument remarquable pour expliquer pourquoi le système universel est à long terme un bon système » avance-t-il, avant d’en rajouter trois couches : « C’est adapté à la modernité, dans un monde où chacun peut changer dans sa vie plusieurs fois de job, devenir autoentrepreneur ; dans un monde virevoltant, c’est une très bonne réforme. »

Plus tard dans la journée… toujours sur la même chaîne, Olivier Mazerolle recopie Alain Minc : « Le Premier ministre a prononcé un bon discours, il a donné une interview impeccable sur TF1, susceptible de lui attirer les bonnes grâces d’une bonne partie des Français. » Comme la plupart de ses confrères, l’éditorialiste déplore seulement un manque de tact et une stratégie trop frontale : « Mais il a raté son effet en plantant cette banderille inutile dans le dos de syndicats réformistes. […] Il lui suffisait d’ajouter deux choses pour briser le front syndical. » Car tel est l’horizon souhaité par la quasi-totalité des éditorialistes.

« Est-ce que ça va calmer les Français ? » se demande à son tour Christophe Barbier (11/12) avant de s’auto-répondre : « Oui, ça va rassurer automatiquement tous ceux qui sont nés avant 1975, c’est-à-dire à la louche, environ 30 millions de gens, 12 millions de retraités, 18 millions d’actifs, ceux-là ils vont se dire "Ouf, ce n’est pas pour moi" et ils n’auront plus de raison d’être en colère. » En ce mois de décembre, celui qui assurait mordicus que Jean-Paul Delevoye allait rester au gouvernement – quelques heures avant la démission de ce dernier – est décidément en pleine crise de voyance.

Et l’on peut dire que l’éditocratie est réglée comme un coucou suisse. Le 19 décembre, au sortir du second discours d’Édouard Philippe, les mêmes étaient dans les starting-blocks pour de nouveau saluer une prise de parole « très habile » (Alain Duhamel, BFM-TV) : « Comment Philippe fait bouger les lignes » titre Le Parisien en Une le lendemain. En écho aux échanges entre Alexandra Bensaïd et Julian Bugier, qui accompagnaient, dans le 20h de France 2, le discours du Premier ministre :

- Julian Bugier : On l’a vu, le gouvernement consent à des gestes : est-ce que les lignes sont en train de bouger ? « Enfin ! », j’allais dire.

- Alexandra Bensaïd : Oui, elles sont en train de bouger. On n’a peut-être pas eu des gestes forts mais en tout cas, on a eu des gestes suffisants pour que l’Unsa appelle à une pause pendant cette période de Noël.

Au même moment, sur TF1, c’est la même :

- Gilles Bouleau : Bonsoir mon cher François, nous avons besoin de vos lumières ce soir. […] Le gouvernement et Édouard Philippe ont-ils ou pas lâché du lest de manière significative ?

- François Lenglet : Oui, c’est incontestable. […] Ça ouvre la porte à un compromis au début de l’année. On aura eu la grève, la présentation du projet, et puis les discussions. C’est un ordre un peu baroque, c’est le dialogue social à la française. Mais on entre maintenant dans la phase la plus intéressante, celle des discussions.

Sur BFM-TV, Emmanuel Lechypre salue à son tour des « avancées majeures », adoubé par tous les journalistes en plateau, ce qui laisse le champ libre à Éric Brunet pour tancer une députée LREM :

Est-ce que vous n’avez déjà pas fait trop de concessions ? [On va avoir] une petite réformette qui ne va finalement pas changer grand-chose au système de retraite ?

Misère du pluralisme... Tant et si bien que la posture de la quasi-totalité des éditorialistes du PAF peut être résumée par la déclaration de Jean-Claude Dassier : « Moi, je suis défenseur de la réforme » (CNews 16/12) ou par celle de Sonia Mabrouk : « Il est urgent de faire appel au bon sens des Français, pour qu’ils réalisent notamment que des réformes de fond, comme celle des retraites, sont nécessaires et même indispensables. » (FigaroVox, 12/12)

 

Haro sur les grévistes et les manifestants


Après le service après-vente de la « réforme » vient la seconde salve : la dénonciation des grèves et des syndicats qui ne veulent pas céder. Le 21 décembre, Jean-Michel Aphatie prend à partie la CGT-Cheminots qui annonçait une « guerre totale » avec le gouvernement : « Comme discours coupé des réalités, difficile de faire mieux » ose l’éditocrate. Sur BFM-TV, alors qu’Éric Brunet cogne sans discontinuer sur le « fameux soft-power de la CGT », Emmanuel Lechypre siffle quant à lui la fin de la récré :

La CGT est à l’écart de [toutes ces avancées] parce que la CGT, elle est hors système en fait. Dire « on va abandonner cette réforme », ça sert à rien puisqu’en fait, ce n’est pas ce que veut Édouard Philippe. Là où la CGT est très mal en point, c’est que c’est quand même un nouveau combat perdu pour Philippe Martinez.

« L’économiste » l’a dit : c’est fini. Pourquoi ? Au tour du « philosophe » de l’expliquer :

Grâce à la grève, on assiste à la dégradation définitive dans l’opinion publique d’un syndicat totalitaire, la CGT, qui suspend la liberté d’un pays entier (comme la liberté de la presse) à la seule acceptation de ses demandes. Et qui appelle ça « dialogue ». (Raphaël Enthoven, Twitter, 17 décembre)

Et ce n’est là qu’un extrait du long poème écrit par le petit Raphaël, dont nous citons encore quelques vers :

Cette grève absurde contre une réforme imparfaite mais indispensable, n’a pourtant pas que des mauvais côtés. Grâce à la grève, on peut faire ses courses sur Amazon et jouir de la fiabilité de son service de livraison. […] Grâce à la grève, les vendeurs sont sympas [et] vous accueillent désormais en ami véritable dans le magasin dont ils sont fiers de vous montrer les trésors. Grâce à la grève, les gilets jaunes ont emboîté le pas des syndicats. Ce qui est mieux que l’inverse. Car les gilets jaunes sont un arbre sans tronc. […] Grâce à la grève, le langage évolue. Et, de « briseur de grèves » on est passé à « suceur de bites ». On n’arrête pas le progrès.

À se demander si le philosophe médiatique n’a pas fait ses classes chez un autre maître de la pensée antisyndicale (spécialité CGT) sévissant dans les colonnes du Point. Dès fin novembre, Franz-Olivier Gisbert tapait ainsi sur Philippe Martinez, incarnation de « cette France […] crypto-frontiste, ultra-individualiste, nourrie à la pensée magique, qui nous raconte tout à l’envers, les travailleurs les plus protégés étant toujours présentés comme les grandes victimes du système » (29/11).

Deux semaines plus tard, après avoir tablé sur un classique en fustigeant des « syndicats à la ramasse », FOG se chauffait de nouveau : « Tous les gogos du pays, ce qui fait beaucoup de monde, se sont mis en rang derrière la CGT ». Avant monter en pression : « Le pays est retombé au stade anal de la régression idéologique, au point qu’on peut se demander si nous ne sommes pas revenus aujourd’hui au temps du communisme. »

Et de fustiger, dans sa bouffée délirante, les «  braillards, conchieurs, coquefredouilles, marchands de balivernes  » gavés au « misérabilisme victimaire » et au « socialisme des imbéciles ». Avant de conclure, navré : « Le président avait parié sur la maturité, le bon sens et l’esprit de justice des Français. Quelle erreur ! […] L’immobilisme est le premier parti de France. » (13/12) Le même jour, FOG était présent sur le plateau de LCI pour livrer en direct, au bord de la crise d’apoplexie, son pénible plaidoyer :

[La France] est champion[ne] du monde de la grève ! […] Pourquoi on a 118 jours de grève alors qu’on a un système social beaucoup plus avancé que dans la plupart des autres pays ? […] Comment c’est possible ? Pourquoi ? Pourquoi on fait grève tout le temps ? Pourquoi ? […] La Grande-Bretagne c’est 21, et nous 118. Record du monde !

Jean-Michel Aphatie se fâche lui aussi tout rouge face aux coupures d’électricité de la CGT : « Donc l’électricité appartient à la CGT de RTE qui la coupe quand ça lui chante, parce que c’est la Révolution et parce que c’est son bon plaisir. Le service public est entre de bonnes mains. » (17/12) Avant d’enfoncer le clou le lendemain : « Le droit de grève est constitutionnel. Les coupures d’électricité, pas encore. » Et le surlendemain : « Quand un conducteur de train fait grève, il ne ferme pas la locomotive à clé, il ne l’empêche pas de rouler. En coupant l’électricité, les grévistes de la CGT kidnappent l’électricité qui ne leur appartient pas. Indéfendable. » La fameuse prise en otages des volts.

Mais l’éditocrate n’est pas en reste, il poursuit le 21 décembre : « Coupures d’électricité à Agen et Castres aujourd’hui, revendiquée par la CGT Énergie au nom de lutte des prolétaires pour le maintien des régimes spéciaux dans les entreprises publiques. Étonnant, non ? » On peut dire que la pilule ne passe pas : sur LCI le 19 décembre, Jean-Michel Aphatie crachait encore sur cette « fuite en avant » de la CGT et sur son « gauchisme », sur ses raisonnements « absolument pas acceptables », et sur un acte que l’éditocrate dénonce comme étant « illégal, irresponsable ». De nouveau le 21 décembre, dans « C l’hebdo » (France 5, 21/12), il se félicite que « la direction de la SNCF [soit] décidée à poursuivre les responsables en justice » avant de répéter au moins cinq fois combien les coupures d’électricité sont « illégitimes » parce que la morale capitaliste est claire : il n’est « pas légitime qu’un salarié dégrade l’outil de travail. » Merci Jean-Michel.

Rappels à l’ordre, distribution des bons et mauvais points, surexposition d’actions prêtant – du point de vue des éditorialistes – à polémique, sommations à condamner ces actes jugés « jusqu’au-boutistes » et « illégitimes », culpabilisation pour Noël, etc. Les mêmes mécanismes sont à l’œuvre sur les plateaux. Et le cadrage est simple : haro sur les syndicats défendant le retrait ! Haro sur les coupables d’un « cirque à durée indéterminée » (Nicolas Beytout, 5/12) ! Haro sur les « surenchères de Sud Rail » et « l’ultimatum de la CGT […] insupportable, odieux même » (Dominique de Montvallon, 16/12) ! Haro sur les récalcitrants : « Mais rien a priori, Philippe Martinez ne veut rien entendre. Rien ne peut lui faire entendre raison […], rien ne trouve raison à ses oreilles. [ …] Il y a des choses qui ont été proposées par le gouvernement […], des garanties qui ont été apportées par le gouvernement, mais rien, nada, il ne veut rien entendre. » (Nathalie Lévy, Europe 1, 9/12)


Et chez les éditocrates les plus radicaux, même les syndicats réformistes en prennent pour leur grade : « Laurent Berger, le leader du syndicat réformiste, qualifie l’équilibre financier d’intrus, oubliant que la première injustice d’une réforme des retraites, c’est quand elle n’est pas financée. […] On doit à la CFDT, la réforme des 35 heures, qui a tout de même fichu en l’air notre industrie ! » (Catherine Nay, Europe 1, 7/12) À l’inverse, Édouard Philippe, « lui, il est ouvert à la discussion. Universalité oui, brutalité non, dit-il. Comprenez, le gouvernement va prendre son temps, le dialogue se poursuit. Il a énuméré les pistes de compromis. »

Même son de cloche à « C à vous » (France 5). Les journalistes diffusent des vidéos où des grévistes prennent à partie des non-grévistes, et Patrick Cohen monte en généralités : ces vidéos « posent la question de savoir si la grève est librement consentie à la SNCF, à la RATP et dans d’autres entreprises publiques. » Et d’enchaîner, face à Laurent Brun (CGT-Cheminots) :

- Anne-Élisabeth Lemoine : Ça s’appelle « discuter » poser des revendications ?

- Patrick Cohen : Vous pensez que votre légitimité est plus forte que celle d’Emmanuel Macron qui avait inscrit cette réforme-là dans son programme ?

Tous le craignent et le répètent : le pays serait « ir-ré-for-ma-ble ». Égoïste, la population serait ainsi, et par principe, opposée aux « réformes ». C’est le triste constat que partagent tous les journalistes sur le plateau des « Informés » (France Info, 9/12). À commencer par Roselyne Febvre, cheffe du service politique de France 24 :

Le corps social se radicalise. Dans le fond, chacun se demande « et moi combien je vais avoir », et il n’y a plus de solidarité. Alors que ce qu’avait expliqué Emmanuel Macron dans son livre, c’était remettre de la solidarité, remettre de la justice, et remettre de la crédibilité vis-à-vis des jeunes qui pensaient qu’ils n’auraient pas de retraite. […] Pour les Français réforme = recul = régression = entourloupe = arnaque.

Suivie de près par Henri Vernet, rédacteur en chef adjoint du Parisien :

Aujourd’hui on a le sentiment que toute réforme, c’est un retour en arrière, c’est avoir moins que plus : c’est quand même absolument fantastique ! […] En France on a désormais ancré cette peur de la réforme quelle qu’elle soit !

Mais également par Sophie de Menthon :

Aujourd’hui, c’est moi d’abord. On veut réformer tout, sauf pour soi-même. […] Ce qu’ils veulent en fait, c’est de l’autorité.

Pluralisme, quand tu nous tiens ! Difficile de ne pas sourire quand, la veille sur LCI (8/12), François Lenglet affirmait : « Dans ce bazar qu’est la France ces jours-ci, on n’entend pas beaucoup l’opposition de droite. »

Malléables à merci, les manifestants sont ainsi tour à tour des récalcitrants et des idiots qu’il s’agirait de raisonner. Au 20h de France 2, Alexandra Bensaïd est formelle (5/12) :

Le gouvernement doit rassurer ceux qui se croient perdants, à tort dit-il. Ça c’est l’exemple des enseignants, on vient de le voir, ils ne croient pas, ils doutent des promesses sur leurs rémunérations. […] Au fond, le souci, c’est que chaque Français s’imagine perdant et cette angoisse, elle vient d’un flou.

De même que Catherine Nay, deux jours plus tard sur Europe 1 (7/12) :

Là, les gens ont peur. Car dans le fond, on leur dit que c’est le grand régime de la justice sociale, et ils ne savent pas, ils ont peur d’être impactés, que ça soit moins bien pour eux avant qu’après. Donc, ça a été plutôt mal expliqué. […] Jean-Paul Delevoye a fait beaucoup de réunions, mais il est plutôt sur un ton philosophique.

La même « philosophie », sans doute, qui l’a conduit à dissimuler ses conflits d’intérêts avec le secteur de l’assurance ? Et les éditorialistes de salon de poursuivre sur le « jaunissement des commentaires » des opposants, selon Alain Duhamel, précédé par Catherine Nay : « Il y a un "gilet-jaunisme" de l’opinion. C’est-à-dire qu’on est prêt à râler, à avoir peur, parce que c’est la peur qui dictent leurs réactions. » Pascal Perrineau : « Absolument ».

Ne manquait plus que la psychologisation des manifestants. François-Guillaume Lorrain (Le Point, 12/12) compare les contestataires – qualifiés tour à tour de « citoyens enfants » et de « patients français » – à des dépressifs. « La contestation de la réforme des retraites confirme notre propension au psychodrame » affirme-t-il avant de poser la question : « La France dépressive ? Maniaco-dépressive, plutôt. » Et le médecin de diagnostiquer le pays :

Perte de légitimité de l’autorité, cette instance fixe et stable, effacement du refoulement, carence du désir, incapacité à supporter l’insatisfaction, font le lit d’une société infantilisée où l’envie a pris le pas sur le désir, où la religion égalitariste a triomphé et où le citoyen est devenu un « pervers généralisé », ne vivant plus les relations que sur le mode de l’usage.

N’en jetez plus...

Tenir le cap : au chevet de Macron


Au chevet d’Emmanuel Macron, les éditorialistes n’en finissent pas de discuter de la méthode pour faire passer la pilule. Car une fois de plus, il n’y a pas l’ombre d’une divergence sur le fond : « le retrait du projet est inenvisageable » (Nicolas Beytout, Europe 1, 11/12). Tous ou presque s’accordent à dire que « l’âge pivot » aurait pu attendre, et cherchent des sorties de secours.

Pour Alain Minc (RTL, 12/12), c’est clair : « On sait que pour sortir de cette grève, il faut casser le front syndical. Pour casser le front syndical, il faut bien trouver des syndicats dont on se rapproche. » Sur BFM-TV, Alain Duhamel fait chauffer ses méninges : « Comment décrisper le mécanisme de la réforme qui se prépare ? Réforme vis-à-vis de laquelle la majorité des Français est au moins soupçonneuse et dont une nette majorité pense qu’elle se fera. » (17/12)

Florilège de la grande diversité des opinions parmi les éditorialistes :

- Olivier Mazerolle : Si Emmanuel Macron subit une déroute, imaginons hein, personnellement je n’y crois pas. Mais on ne sait jamais, ça peut arriver, s’il est amené à retirer le projet de réforme, c’est fini. Les deux ans qu’il lui restera à faire à la présidence, il expédiera les affaires courantes. Et à ce moment-là, la France entière n’aura plus qu’une idée en tête : qui va lui succéder en 2022 à L’Elysée ? Bon, est-ce que c’est ça vraiment que les Français veulent ? (LCI, 1/12)

- Nicolas Beytout : C’est ça qui se joue pour Emmanuel Macron : tenir ou ne pas tenir. Tenir pour sortir de ce cercle vicieux, qui fait que chaque défaite du pouvoir en matière de réforme, rend la France un peu plus irréformable. Irréformable par celui qui cède, pour ses successeurs aussi. Tenir, il faut tenir. (« C dans l’air », 6/12)

- Charles Villeneuve : Si le gouvernement lâche trop, je pense qu’il se fragilise, il va se fragiliser. Gérard Carreyrou répond : Si on renonce à cette réforme, on part à vau-l’eau. (Europe 1, 9/12).

- Gilles Bornstein : Tout est mieux pour le gouvernement, n’importe quel recul, n’importe quel aménagement, n’importe quelle avancée, n’importe quelle concession est mieux que retirer la réforme. Parce que retirer la réforme purement et simplement, le gouvernement ne peut pas y survivre et Emmanuel Macron ne peut pas se présenter en 2022 et je ne suis pas sûr qu’il a été élu pour subir le même sort que François Hollande. (France Info, 9/12)

- Christophe Barbier : Sur la notion d’équilibre financier, le gouvernement ne reculera pas. Notamment parce que l’électorat de droite, c’est l’électorat clé pour EM et très sensible aux arguments financiers. D’ailleurs Macron et Philippe sont les héros du Figaro depuis 48h. Donc il ne faut pas céder sur l’équilibre. (BFM-TV, 12/12)

- Nathalie Saint-Cricq : Il y avait une terreur pour Emmanuel Macron, c’était de passer pour quelqu’un qui est plus capable de réformer parce qu’on aurait dit « la fin du quinquennat, c’est une grande sieste en attendant 2022 ». […] Globalement il marque des points. (France 5)

Bref, le cap reste le même qu’au premier jour de décembre : messieurs Macron et Philippe, tenez bon !


Pauline Perrenot, grâce au travail d’observation collective des adhérentes et adhérents d’Acrimed.

<Publié le 01/01/2020

Sara Aktaş « Femmes des temps rouges »

 

Joseph Andras (site humanite.fr)

 

L’écrivain Joseph Andras brosse pour l’Humanité les portraits de poètes en lutte. Aujourd’hui, la Kurde Sara Aktaş, passée par les geôles turques, pourfendeuse du patriarcat.

Voilà affaire qui n’en finit pas d’étonner : l’espèce la plus lettrée d’entre les mammifères s’attache, avec un soin tout millénaire, à régenter sa moitié. Quand elle ne la parque ni ne se plaît à contrôler ce qui se trame entre ses cuisses. Pas l’entièreté des mâles, pour sûr. Mais les chiffres autorisent le recours à la louche – c’est bien en bloc que le masculin pose question, et, quelque part au Moyen-Orient, un mouvement va proposant quelques réponses. Il se trouve que ce mouvement est qualifié de « terroriste ». Il se trouve aussi que l’on ne qualifie jamais innocemment. Il faut cette sorte de légitimité qu’on appelle le pouvoir. D’État, en l’espèce. Et quand l’État dresse des listes de salauds, on gagne à s’y pencher à deux fois : c’est qu’il a la loi pour lui, fût-elle l’autre nom de la terreur.

Disons-le net : nous parlons de la Turquie et du mouvement révolutionnaire kurde tel qu’il s’est constitué historiquement autour du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, et de ses organisations sœurs. Puis disons cet autre nom, Sara Aktaş. Inconnu de nos contrées ; en couverture de deux recueils de poésie, là-bas, quelque part entre deux mers : Ruines de guerre et Le Contraire serait mensonge.

Tout commence à Îdir, non loin de la frontière arménienne – Iğdır, en turc. Une terre de coton et d’abricots. Sara Aktaş y vint au monde à la fin février 1976. Puis étudia la philosophie à Ankara et s’engagea, dans les années 1990, au sein du mouvement de libération kurde. Tout n’y commence toutefois pas tout à fait : en Irak, on comptait encore, à sa naissance, les morts de la dernière guerre qui opposa les peshmergas et l’armée du régime baathiste, victorieuse ; en Turquie, le PKK s’apprêtait à voir le jour : marxiste, indépendantiste, autoritaire et partisan de la lutte armée contre l’oppression historique turque. Initialement absente du corpus idéologique de l’organisation, la question de l’émancipation des femmes s’imposa courant 1980, jusqu’à devenir le socle du socialisme révolutionnaire kurde. Les femmes du mouvement, écrira-t-elle, « ont pris la tête de la lutte pour la liberté ».

Ainsi Sara Aktaş pourfend-elle le « fascisme masculin ». Celui-là même qui, à suivre la « science de libération des femmes », s’est érigé lors du néolithique sur les déblais de « la culture de la femme-mère », celle du « socialisme primitif » tel qu’il existait avant la prise de pouvoir de la chasse, du monothéisme, de l’État-nation et du capitalisme. Aktaş fut l’une des porte-parole du Mouvement démocratique des femmes libres, fondé au début des années 2000 puis remplacé par le Congrès des femmes libres, lui-même remplacé par le Mouvement des femmes libres. Elle cofonda le Parti de la société démocratique et instaura en son sein un quota féminin de 40 % : il se vit interdire par le régime en 2009 au motif qu’il entretiendrait des liens avec le PKK. La même année, la poétesse fut incarcérée dans le cadre d’une rafle de masse conduite par le despote de l’AKP, nous parlons d’Erdoğan, contre le Groupe des communautés du Kurdistan, le KCK – s’ensuivront près de 8 000 arrestations. Aktaş n’ignorait pas ce qu’il en coûte de braver le nationalisme turc : ce sont dix ans de cachot, à Konya et Sivas, qu’elle avait eu à connaître, déjà. La torture, aussi. La poésie est en captivité le moyen d’expression qu’elle a trouvé – simple et nue, nous confiera-t-elle. « La poésie n’a jamais relevé à mes yeux d’un quelconque discours onirique. »

La révolutionnaire fut libérée à l’été 2014 puis fonda une association féministe au sud-est de la Turquie – bientôt interdite.

« Nous qui,/Avec notre révolte ensevelie/ Notre sérénité tapie au fond des lacs/Quarante tresses dans nos cheveux/Venons des vallées vertigineuses/Nous sommes les femmes des temps rouges (1) ».

Deux ans plus tard, le gouvernement l’interpella à l’aéroport Atatürk. Il prétend qu’elle s’apprêtait à filer vers l’Allemagne munie d’un faux passeport ; elle assure qu’elle se bornait à rejoindre sa famille, à Îdir, dotée de ses papiers d’identité. Ses poèmes – ainsi que ses articles et son manuscrit romanesque inédit – furent versés au dossier (« Si mes livres sont examinés, on verra qu’aucune phrase ne poussera le peuple à la haine », se défendra-t-elle). Elle fut assignée à domicile, puis incarcérée à deux reprises. Derrière les barreaux, aux questions de la jeune peintre Zehra Doğan, elle-même embastillée pour avoir diffusé sur Internet un dessin de sa création ainsi que le témoignage de quelque enfant kurde, Aktaş répondit : « Chaque coin de la Terre où les femmes sont massacrées doit être un espace de lutte pour les femmes. » Daech se trouvait alors à l’agonie ; Erdoğan envahirait prochainement le nord de la Syrie, bastion révolutionnaire à majorité kurde, aux côtés des troupes rebelles syriennes. Fin 2017, elle apprit, à peine relâchée, qu’elle était à nouveau la cible d’un mandat d’arrêt : après dix-sept années totalisées en prison, elle prit la décision de s’enfuir. Se cacha à Istanbul puis, avec le concours de contrebandiers, dans le Kurdistan irakien. Elle y séjourna un an, malade, œuvrant comme journaliste. Au printemps 2019, elle partit pour la France. Accusée d’être l’une des figures du KCK, deux condamnations la visent à ce jour : dix et dix-sept ans de détention.

« Nous sommes les éveillées du néant/Adossées aux flancs des montagnes/D’innombrables aurores se sont couchées dans nos yeux/Ont repris vie dans nos corps/Entre lamentations incrustées en nos peaux/Et sons des tambours/Nous avons brisé notre cage ».

Sara Aktaş demande à présent l’asile à notre pays : un refus aurait tout du déshonneur.

(1) Traduction de Naz Oke, pour le présent texte.

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