PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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Publié le 31/07/2020

Pandémie Vaccins anti-Covid-19, la quête du Graal

 

Alexandre Fache (site humanite.fr)

 

Des scientifiques mobilisés, des milliards mis sur la table… La recherche d’une parade contre le virus fait l’objet d’une course effrénée. Mais rien ne dit qu’elle profitera à tous.

C’est une course qui se mène à coups de milliards, et dans laquelle, dit-on, « chaque minute compte ». La mise au point d’un vaccin contre le Covid-19 fait l’objet d’une mobilisation inédite de la communauté scientifique et de l’industrie pharmaceutique, tendues vers un objectif commun, parfois non dénué d’intérêts mercantiles : fournir à la planète un moyen de se protéger contre la pandémie due au Sars-CoV-2, ce coronavirus face auquel aucun traitement efficace ne se dresse aujourd’hui. L’enjeu est de taille : le Covid-19 a déjà tué plus de 660 000 personnes dans le monde et en a infecté 16 millions. Facteur inquiétant, il poursuit sa progression meurtrière, malgré l’été. « La saison ne semble pas avoir de répercussion sur la transmission du virus », a constaté cette semaine Margaret Harris, porte-parole de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). « Les virus respiratoires sont historiquement saisonniers mais celui-ci se comporte de façon différente. » Une raison supplémentaire d’avoir le regard fixé vers les laboratoires de recherche, lancés dans une véritable quête du Graal. Quand celle-ci pourrait-elle aboutir ? Quelles sont les équipes les plus avancées ? Et surtout : saura-t-on dépasser les égoïsmes nationaux pour faire de ce ou ces vaccins des biens publics mondiaux ? Décryptage.

1 Où en est la recherche pour se protéger du virus ?

Depuis début juillet, elle est entrée dans une phase active, avec le lancement de plusieurs essais cliniques sur l’homme à travers le monde. Dans son dernier point sur le sujet, l’OMS a recensé 25 « candidats vaccins » ayant atteint ce stade, contre seulement 11 à la mi-juin, en plus des 139 autres projets en phase « préclinique ». « C’est une bonne nouvelle, mais il faut se garder de tout triomphalisme, tempère le chercheur au CNRS Étienne Decroly, spécialiste des virus émergents. D’abord, avant les vaccins, il ne faut pas abandonner tout espoir dans la recherche de traitements : plusieurs stratégies sont prometteuses, notamment celles qui tentent de limiter la “tempête immunitaire” créée par le Sars-Cov-2. Traitements et vaccins sont complémentaires car de toute façon on ne vaccinera pas tout le monde. » Le virologue rappelle aussi que seuls les essais de phase 3, pendant lesquels les vaccins sont testés à grande échelle sur l’homme, donnent des réponses solides sur l’intérêt d’un produit et ses effets secondaires. « Avant, en phase 1 et 2, on se contente de démontrer que le vaccin n’est pas toxique et qu’il aboutit à la production d’anticorps. Mais ces anticorps sont-ils vraiment protecteurs, et pendant combien de temps, on ne le sait pas. » Pour l’heure, la plupart des essais lancés en sont encore à ces phases 1 et 2. Seuls quatre « candidats vaccins » ont atteint la phase 3 : dernière en date, la biotech américaine Moderna a annoncé, lundi, commencer ses tests sur 30 000 volontaires aux États-Unis. La moitié recevront une dose de 100 microgrammes, les autres un placebo. Pour l’occasion, la firme a obtenu du gouvernement américain un doublement de son investissement dans le projet, porté à près d’un milliard de dollars. Outre Moderna, deux projets chinois ont aussi démarré des essais à grande échelle : celui du laboratoire Sinopharm, qui veut tester son vaccin aux Émirats arabes unis sur 15 000 volontaires, et celui du laboratoire Sinovac, qui va injecter son produit à 9 000 professionnels de santé au Brésil, en partenariat avec l’institut de recherche local Butantan. C’est aussi dans ce pays, ainsi qu’en Afrique du Sud et au Royaume-Uni, que le laboratoire européen AstraZeneca (né de la fusion du suédois Astra et du britannique Zeneca) a démarré une vaste expérimentation, fin juin, en partenariat avec l’université d’Oxford. Mais impossible de dire pour l’heure qui coupera la ligne en premier.

2 Un vaccin ou plusieurs vaccins ?

« Il va falloir des vaccins pour le monde entier, l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique… Et un seul industriel ne pourra pas y arriver. Il en faudra quatre, cinq, peut-être six, pour trouver d’abord, produire ensuite, et distribuer enfin » les bons vaccins, prévenait Olivier Bogillot, le président de Sanofi France, fin juin, dans le Journal de Saône-et-Loire, en annonçant un investissement de 600 millions d’euros dans la réalisation de deux sites consacrés à l’élaboration de vaccins, l’un à Neuville-sur-Saône, l’autre près de Lyon. « Plus il y a de candidats vaccins, et surtout plus il y a de types de candidats vaccins, plus on a de chances d’aboutir à quelque chose », confirme Daniel Floret, le vice-président de la commission technique des vaccinations, rattachée à la Haute Autorité de santé (HAS). « En clair, c’est une bonne chose de ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier et de courir plusieurs lièvres à la fois, car on ne connaît pas ceux qui finiront la course », image le chercheur Étienne Decroly. Si presque tous les projets de vaccins ont choisi de viser la protéine Spike, sorte de porte d’entrée du virus dans les cellules, les stratégies pour susciter une réponse immunitaire diffèrent. La technique classique consiste à utiliser une version « inactivée » du virus original. C’est celle choisie par les labos chinois qui sont déjà en phase 3 de leurs essais. Elle pourrait nécessiter plusieurs injections pour être efficace et recèlerait « un risque théorique plus important que les autres de voir apparaître un phénomène d’aggravation de la maladie », selon la présidente du comité Vaccin Covid-19 et chercheuse à l’Inserm, Marie-Paule Kieny, citée par l’Express. Autre technique : les vaccins « à vecteur viral », qui prennent comme support un autre virus, transformé pour inviter l’organisme à combattre le Covid-19. Le labo AstraZeneca a fait ce choix, via un adénovirus de chimpanzé, tout comme l’américain Johnson & Johnson (J&J), déjà à l’origine d’un vaccin contre Ebola. D’autres projets se veulent encore plus innovants, en misant sur la génétique. Le vaccin dans ce cas utiliserait l’ADN ou l’ARN (acide ribonucléique) pour indiquer à nos cellules comment se protéger du Covid, en produisant les anticorps nécessaires. C’est le pari tenté par la société Moderna ou par le duo Pfizer-BioNTech.

3 Quand pourraient débuter les vaccinations ?

En mars dernier, Donald Trump avait affirmé que ce serait chose faite d’ici « trois à quatre mois ». Le président américain avait été immédiatement recadré par l’immunologiste Anthony Fauci, de la cellule de crise de la Maison-Blanche sur le coronavirus. « Comme je vous l’ai dit, Monsieur le président, il faudra un an à un an et demi » pour disposer d’un vaccin, avait corrigé l’expert. En temps normal, il faut même compter une dizaine d’années pour mettre au point ce type de produit de santé. Mais, compte tenu de la mobilisation planétaire en vigueur et des milliards investis, la fourchette évoquée par le Dr Fauci paraît raisonnable. En Inde, pourtant, on n’a pas attendu les résultats des tests en cours pour parier sur l’un des produits actuellement en phase 3, celui des chercheurs de l’université d’Oxford et du labo AstraZeneca. Dès le début du mois de juin, le Serum Institute of India, qui fabrique déjà près d’un vaccin sur deux dans le monde, a commencé à produire le nouveau remède. La firme espère pouvoir sortir de ses usines 50 millions de doses chaque mois, dès septembre.

Un lancement précipité ? Pas pour l’administration américaine, qui veut aller « au-delà de la vitesse de la lumière » (« Warp Speed »), du nom de l’opération qu’elle a mise en place pour accélérer le développement d’un vaccin. Au moins 6,3 milliards de dollars ont été engagés depuis mars pour financer divers projets concurrents (J&J, Pfizer, AstraZeneca, Moderna et Novavax). Dont 1,6 milliard pour cette dernière société, qui n’a encore jamais commercialisé le moindre vaccin et sur le site de laquelle Donald Trump s’est rendu lundi dernier. « Nous serons victorieux sur le virus en déchaînant le génie scientifique américain », a-t-il professé, le visage masqué (pour une fois). Sauf que vouloir aller plus vite que la science « peut poser problème » en termes de sécurité, reconnaît Daniel Floret, qui cite par exemple le risque d’ « exacerbation de la maladie » par le vaccin. « On l’a déjà vu sur des singes lors de tentatives de développement de vaccins contre le Mers-CoV et le Sars. Il faudra donc s’assurer que ce risque est écarté ici », explique-t-il.

Problème : l’élection présidentielle de novembre aux États-Unis pourrait inciter le candidat Trump à crier victoire trop tôt. « Il y a fort à parier que, avec ou sans résultats, un vaccin soit enregistré » avant cette date, en se basant sur les seuls effets constatés chez le singe, craint la chercheuse Marie-Paule Kieny, interrogée par le Figaro. Or, comme l’Agence européenne des médicaments (EMA) a tendance à suivre les décisions de son homologue américaine, la puissante FDA, « il se pourrait que l’Europe également autorise un vaccin pour lequel nous n’aurons pas de preuve d’efficacité. J’espère que nous saurons être plus prudents que cela ». Pour l’heure, l’agence européenne l’est : « Cela pourrait prendre au moins jusqu’au début 2021 pour qu’un vaccin contre le Covid-19 soit prêt », a-t-elle estimé.

4 Un vaccin au plus offrant ? Le risque du chacun pour soi

En allongeant les milliards, Donald Trump s’est surtout assuré d’être prioritaire dans la livraison des premières doses pour la population américaine. 500 millions ont ainsi déjà été « réservées » dans ce but. « Mais nous en aurons probablement beaucoup pour le reste du monde », a-t-il ajouté lundi, magnanime. Mi-mai, Paul Hudson, le directeur général du groupe Sanofi, une entreprise française, avait déclenché une polémique en affirmant que son laboratoire servirait « en premier » les États-Unis s’il trouvait un vaccin, car ce pays « avait investi pour essayer de protéger (sa) population ». « Il est nécessaire que ce vaccin soit un bien public mondial, extrait des lois du marché », avait immédiatement répliqué l’Élysée. Une vision affirmée début juin par le secrétaire général de Nations unies, Antonio Guterres. « Un vaccin, à lui seul, ne suffit pas. Nous avons besoin d’une solidarité mondiale pour garantir que tous les peuples, partout dans le monde, y aient accès », avait souligné l’ex-premier ministre portugais.

Or on en est loin. Chaque jour ou presque, un nouvel accord est rendu public entre tel labo et tel État, pour la « sécurisation » des livraisons des futurs vaccins. Mercredi, Sanofi et GSK ont ainsi annoncé avoir réservé 60 millions de doses de leur sérum, même pas encore en phase d’essai clinique, à destination du Royaume-Uni, portant à 250 millions le nombre d’injections préemptées par ce pays, tous candidats vaccins confondus. Même si elle n’a pas communiqué sur le sujet, la France n’est pas en reste et négocie elle aussi ce type de réservations, mais en partenariat avec d’autres pays européens (Allemagne, Pays-Bas, Italie), rassemblés dans l’Alliance inclusive pour le vaccin (AIV). « C’est le règne du chacun pour soi, il n’y a pratiquement aucune concertation internationale, regrette Pauline Londeix, cofondatrice de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament. Des milliards d’argent public sont déversés sur les labos, sans contrepartie pour faire de leurs éventuelles découvertes des biens mondiaux accessibles à tous. Résultat : ce seront les pays les moins riches qui seront servis en dernier. » Pour tenter de rassurer les sceptiques, deux labos (J&J et AstraZeneca) ont annoncé qu’ils allaient vendre leur vaccin « à prix coûtant », au moins pour la première année. Un « effort » que trois autres labos américains ne feront pas, comme ils l’ont affirmé devant le Congrès, le 21 juillet. « C’est une période extraordinaire et notre prix le reflétera », a même assuré, sans prendre de gants, le directeur commercial de Pfizer, John Young.

5 Quelle stratégie vaccinale en France ?

Elle vient de se préciser cette semaine, avec la publication de deux avis, celui cosigné par le Conseil scientifique, le Care (Comité analyse, recherche et expertise) et le comité Vaccin Covid-19, et celui publié mardi par la Haute Autorité de santé (HAS). Dans le premier, les experts réclament « une évaluation rigoureuse » des vaccins avant toute « utilisation à grande échelle », privilégient l’idée d’une « vaccination organisée » plutôt qu’ « obligatoire », et demandent que les citoyens soient associés aux démarches, pour éviter l’échec de la vaccination antigrippale de 2009. Les deux avis se rejoignent pour considérer comme prioritaires les travailleurs en première ligne (6,8 millions de personnes), et en particulier les personnels soignants (1,8 million), devant un deuxième groupe : les personnes à risque, du fait de leur âge ou de leur état de santé (23 millions). « Mais tout dépendra de l’état de la pandémie au moment où les vaccins seront disponibles, rappelle Étienne Decroly. Si elle est très active, on pourra prendre un risque plus élevé dans l’utilisation des vaccins. Si ce n’est pas le cas, on pourra être plus prudents. »

Alexandre Fache

Un tiers des Français refuseraient de se faire vacciner

Et si le ou les vaccins étaient boudés par les Français ? D’après un sondage mené par l’institut YouGov pour le HuffPost, 32 % des personnes interrogées (du 23 au 24 juillet derniers) affirment qu’ils n’accepteraient pas de se faire vacciner si un sérum contre le Covid était disponible. Une « hésitation vaccinale » qui inquiète les scientifiques. « Le développement des vaccins n’est qu’une partie de la solution. Une acceptation large de ces vaccins est également nécessaire », ont estimé des experts américains, dans un rapport publié début juillet. « Dans un contexte de défiance et en présence d’enjeux industriels, la vaccination se prête aux controverses publiques, voire au conspirationnisme », regrette aussi le Conseil scientifique, qui réclame une communication « transparente » sur le sujet, ainsi qu’une « démarche participative, associant des citoyens », pour limiter le plus possible cette défiance. « La communication doit être réalisée en amont de la campagne (de vaccination – NDLR), être différenciée selon les publics cibles, et évoquer une forme de “contrat social” appelant à la responsabilité de chacun », recommandent les experts.

Publié le 30/07/2020

Conditions de travail et de vie indignes : enquête sur les saisonniers, ces damnés de la terre

Louise Audibert et Guylaine Idoux

 

 https://www.msn.com/fr-fr/actualite/france/conditions-de-travail-et-de-vie-indignes-enqu%c3%aate-sur-les-saisonniers-ces-damn%c3%a9s-de-la-terre/ar-BB17eaER

 

Une explosion des cas de Covid-19 chez les ouvriers agricoles de Provence révèle les conditions de travail indignes de milliers de vrais-faux "salariés détachés". Même en plein confinement, ces saisonniers ont été…

Les cigales sont déjà bien en place mais les touristes, eux, tardent à venir en Provence. Au camping de Noves, paisible bourg agricole des Bouches-du-Rhône, certains mobil-homes sont encore vides. Le Covid-19 est passé par là. Rien de grave, assure la patronne, une petite femme replète qu'on écoute vanter ses trois étoiles au palmarès des campings, ses sanitaires rénovés, son impeccable protocole anti-Covid. On attend la suite, celle que tout le monde connaît au village… Rien. Alors on l'aide un peu : "Pourquoi ces hauts murs fermés par de grands portails dans une partie du camping?" La femme se fige. Derrière elle, le mari, occupé sur un ordinateur, s'interrompt. "Ah oui… Ce sont des ouvriers agricoles qui sont logés là. Ne vous inquiétez pas, vous ne les verrez jamais."

Des bataillons de "travailleurs détachés intérimaires" en France

Effectivement, les 133 saisonniers, tous étrangers, partent dès l'aube. Le portail s'ouvre une fois pour laisser passer les fourgonnettes blanches qui les transportent aux champs. Au retour, le portail s'ouvre une seconde fois. Terminé, tout le monde descend. "Ils sont bien, ici", assure la patronne.

On devra la croire sur parole puisque nul n'a le droit d'entrer dans ce quartier réservé, à part les ouvriers, qui, eux, n'ont pas le droit de sortir. Ou alors, juste pour aller faire les courses au Casino du coin, une fois par semaine. Sinon, le règlement est clair : d'un côté les vacanciers, de l'autre les travailleurs. Pour eux, ni piscine, ni sieste sur les transats, ni soirée disco. Les murs aveugles qui séparent les deux mondes achèvent de donner un petit air d'apartheid social à ce système bien rodé, mis en place par Terra Fecundis, l'une des plus grosses entreprises de travail temporaire espagnoles, qui envoie des bataillons de "travailleurs détachés intérimaires" en France, autrement dit des salariés que leur patron peut envoyer de façon normalement temporaire dans un autre État membre de l'Union européenne tout en cotisant au système de sécurité sociale du pays d'origine. Ce qui, dans le cas de l'Espagne, par exemple, réduit la facture finale d'un employeur français. Où l'on retrouve un mécanisme européen connu pour avoir défrayé la chronique en 2005, le fameux "plombier polonais".

La société espagnole Terra Fecundis gère tout : papiers, transport, logement, contremaîtres...

Sauf que les temps changent et qu'au camping de Noves on ne trouve nul Polonais, mais surtout des Sud-Américains et des Africains. Tous pauvres et prêts à travailler dur pour la promesse d'un salaire en euros. Et tant pis si les conditions sont rudes. Comme eux, ils seraient 3.000 à 5.000 ouvriers saisonniers acheminés chaque année par Terra Fecundis depuis Murcie, dans le sud de l'Espagne. La société a été créée en 2001 par Francisco et Juan José López, deux frères qui ont en partie grandi à Noves, où leur père, un réfugié politique espagnol, tenait un restaurant italien bien connu. Leur associé, Celedonio Perea, est un ami d'enfance. Tous trois ont développé Terra Fecundis jusqu'à en faire l'un des acteurs majeurs du paysage agricole français. En 2019, leur carnet de clientèle comptait 535 exploitations dans 35 départements.

Outre le recrutement en Espagne, la société s'occupe des papiers nécessaires, du permis de séjour au certificat de détachement qui permet de travailler en France. Tout est prévu, jusqu'aux Terra Bus, 200 euros le trajet aller depuis le sud de l'Espagne (à la charge du salarié), et puis la logistique sur place, du logement aux déplacements jusqu'aux champs en passant par l'encadrement des encargados, des contremaîtres eux aussi venus d'Espagne. Le tout à des prix cassés : 14 à 15 euros de l'heure, une redoutable concurrence pour les sociétés d'intérim françaises (20 à 21 euros de l'heure) et un recours idéal - sur le papier en tout cas - pour les grandes exploitations agricoles de Provence, ce verger de la France toujours à la peine niveau recrutement pour un métier pénible, répétitif et mal payé, dans la chaleur et la poussière.

Un "cluster" en Provence, les ouvriers confinés

Mais tout cela, les touristes ne le verront pas, ou alors fugitivement depuis leur voiture, en posant un regard distrait sur ces silhouettes courbées dans les champs. À l'heure de faire les courses au supermarché du coin, ce seront pourtant les fruits et légumes cueillis par ces petites mains qu'ils achèteront. Car, parmi les producteurs qui font appel à Terra Fecundis, on trouve les plus importantes exploitations fournissant la grande distribution, dont beaucoup sont installées en Provence. Ce sont les meilleures clientes de l'entreprise murcienne, qui leur facture jusqu'à 2 millions d'euros annuels pour ses services.

Retour au camping de Noves, où la patronne n'évoque pas non plus l'événement sanitaire qui vient de marquer son affaire au fer rouge. Fin mai, 29 saisonniers logés ici ont été testés positifs au Covid‑19, révélant l'un des premiers clusters de Provence, jusque-là plutôt épargnée par le virus. "Le 29 mai, 40 policiers ont débarqué au camping avec l'agence régionale de santé pour faire les tests", raconte Jean-Philippe Matecki, conseiller municipal de Noves, encore sous le coup de l'histoire, qui a pris un tour rocambolesque. "Les ouvriers ont ensuite été confinés au camping, tous ensemble, sans qu'on sache qui était positif, qui ne l'était pas. Forcément, ils n'avaient qu'une envie, quitter le camping. Le 3 juin, la police municipale a repéré un homme et une femme qui s'enfuyaient. On a appelé les pompiers et les gendarmes, qui ont refusé d'aller les chercher. Ils ont passé trois heures sur un trottoir, dans un périmètre de sécurité improvisé avec des rubalises, avant de se laisser ramener au camping par leur employeur."

Des conditions de vie d'une autre époque

Dans les semaines qui suivent, la préfecture de Région, sous pression, lance une campagne de dépistage systématique chez les salariés agricoles - près de 6.000 tests réalisés. Le 11 juin, une cellule de crise est créée, tardivement au goût de certains maires, dont certains confient s'être sentis bien seuls avec leurs cas positifs sur les bras : jusqu'à 287 pour les seules Bouches-du-Rhône, selon le dernier décompte. Le 16 juin, enfin, la préfecture réquisitionne deux anciens Ehpad à Miramas et Salon-de-Provence pour confiner les seules personnes infectées. "Le taux de contamination était d'autant plus élevé que la plupart des saisonniers sont logés dans la plus totale promiscuité, dans des conditions déplorables voire indignes", relève Vincent Schneegans, avocat de la CFDT.

Alerté notamment par le prêtre-ouvrier Jean-Yves Constantin, l'un de ses délégués dans le Sud, ce syndicat a été le premier à se battre pour améliorer les conditions de travail de ces salariés employés par des sociétés intérimaires européennes prêtes à tout pour améliorer leurs profits, à commencer par rogner sur le logement : mobil-homes hébergeant jusqu'à six personnes ; camps de constructions modulaires plantés au milieu des champs, sans ombre ; vieux mas décatis aux chambres surpeuplées… Poussées par la crainte sanitaire, les autorités ont multiplié les contrôles ces dernières semaines, prenant enfin des arrêtés de fermeture. Certaines photos, que le JDD a pu voir, renvoient à des conditions de vie d'une autre époque - matelas pourris d'humidité, cuisines et sanitaires collectifs souillés, sans parler des cafards, des rats et des tiques…

Interdit de protester

"La semaine dernière, se désole Jean-Yves Constantin, un monsieur m'a longuement parlé de ce qu'il vit. Puis il m'a dit une phrase qui résonne encore à mes oreilles : 'Que fais-je là à vivre comme une bête alors que ma femme et ma fille sont là-bas [en Espagne]?' On lui a fait miroiter un travail de huit mois, avec la promesse d'un hébergement décent. Il se retrouve dans un taudis où il est surveillé, où il n'a pas la liberté de parler, d'aller et venir, et ça dans un pays qui fait rêver, la France. C'est la désespérance." Le prêtre-ouvrier a épaulé d'innombrables saisonniers en difficulté depuis vingt ans. En catimini, car ils sont effectivement sous haute surveillance : alors que nous approchions un camp de constructions modulaires repéré sur Google Maps, dans une exploitation de Saint-Martin-de-Crau, trois personnes nous ont expulsées sans ménagement, avec intimidation physique et violences verbales : "C'est votre voiture, là? On va crever les quatre pneus et la jeter dans le canal. Dégagez!"

Quand on raconte la scène, nul n'est étonné. Les menaces sont courantes à l'adresse des salariés agricoles s'ils s'avisent de protester contre leurs conditions de travail, parfois en contradiction avec les lois françaises : tarif de 7,70 euros de l'heure (8 euros promis en Espagne), décompte des heures en fin de contrat (il est alors difficile d'en vérifier l'exactitude), paie virée - systématiquement en retard - sur un compte bancaire espagnol, heures supplémentaires ni déclarées ni rémunérées…

A Beaucaire, l'artère principale surnommée "Little Ecuador"

Parlant rarement français, ne connaissant jamais leurs droits, ces ouvriers font presque toujours profil bas : "Un client marocain avait entamé une action en justice, raconte Vincent Schneegans. Mais son frère travaillait pour la même société. Celle-ci a menacé de ne plus jamais faire travailler la famille s'il ne retirait pas sa plainte." Un parfum d'omerta flotte ainsi sur les rues de Beaucaire (Gard). Dans cette petite ville, l'arrivée de centaines de travailleurs latino-américains a littéralement transformé l'artère principale, la rue Nationale, désormais surnommée "Little Ecuador". Chaque soir, au retour des champs, on les voit descendre de camionnettes immatriculées en Espagne. Masqués, gantés, sac à l'épaule. Après quelques emplettes dans les commerces tenus par des Sud-Américains, ils s'engouffrent dans les ruelles ombragées. Très peu osent dénoncer les bailleurs ou faire valoir leurs droits.

Croisés dans une cantine colombienne, d'anciens ouvriers originaires du Pérou préfèrent ainsi ne pas évoquer leur ex-employeur. "Ils pourraient nous reprocher de parler", admet Juan. "Je ne veux pas cracher dans la main qui m'a nourri", ajoute Pedro. Avec une simple carte de séjour espagnole, impossible de travailler en direct avec les exploitants. "Un étranger non membre de l'Union européenne peut y circuler librement mais pas y travailler, à moins d'avoir une autre autorisation demandée par l'employeur au pays dans lequel il exercera un travail détaché", explique Jean-François Mayet, vice-procureur de la République à Carpentras.

Des saisonniers arrivés pendant le confinement

La peur du Covid a tout de même délié quelques langues. Telle celle de Betto Andino, jeune Paraguayen recruté par Terra Fecundis, qui a envoyé au JDD des vidéos et des photos de ses conditions de vie - affligeantes - au mas de la Trésorière, en Camargue, l'une des plaques tournantes de ce qui ressemble tout de même beaucoup à du trafic d'êtres humains : matelas à même le sol, sanitaires inondés, poubelles pleines à craquer… Malgré la pandémie, très peu portent un masque. Et impossible, vu l'exiguïté, de respecter les règles de distanciation sociale. Betto assure être arrivé de Malaga le 30 avril, ce qui fait écho à d'autres témoignages recueillis lors de cette enquête, ceux des saisonniers qui tous racontent être arrivés d'Espagne après le 18 mars, même pendant la phase la plus restrictive du confinement, alors que les Français, eux, ne pouvaient pas faire plus d'un kilomètre au-delà de leur domicile.

Il y aurait donc eu une exception agricole au confinement, durant laquelle des centaines d'ouvriers auraient fait plus de 1.000 kilomètres depuis le sud de ­l'Espagne jusqu'en Provence. D'abord dans les Terra Bus, de nuit pour être moins repérés ; puis, quand les contrôles se sont resserrés, des camionnettes blanches moins voyantes auraient pris le relais, de nuit toujours, via les petites routes secondaires. Dans l'ancien Comtat Venaissin, autour de Carpentras, leur arrivée n'est pas passée inaperçue. Alertée, la préfecture du Vaucluse diligente des contrôles. Le 17 avril au matin, gendarmes et brigades mobiles de recherche de la police aux frontières (PAF) débarquent chez un des plus gros exploitants du secteur. Sur place, 60 employés de Terra Fecundis sont contrôlés. Une enquête judiciaire pour "emploi d'une personne démunie d'autorisation de travail" est ouverte. Au passage, la provenance des saisonniers est établie : "C'est évident que certains arrivaient directement d'­Espagne", confirme le vice-procureur de la République à Carpentras.

Une utilisation dévoyée et frauduleuse du travail détaché

Inspecteurs du travail, avocats, syndicalistes, policiers et jusqu'à certains préfets, ils sont unanimes : depuis Schengen, il est illusoire d'espérer contrôler toute la frontière. Mais, dans le secret de leurs bureaux, certains vont plus loin : "Le ministère de l'Agriculture a mis la pression sur celui de l'Intérieur. Il fallait que les saisonniers puissent passer pour épauler les agriculteurs, qui agitaient le risque du manque de nourriture pour les Français." Ancien directeur du travail au ministère du même nom et fin connaisseur du dossier, Hervé Guichaoua y voit une autre raison : "Le gouvernement ne pouvait pas, par simple instruction, bloquer à la frontière ces salariés détachés car cette décision aurait eu pour effet d'interdire aux entreprises étrangères d'exercer leur droit à la libre prestation de services reconnu par l'article 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne [TFUE]." Autrement dit, le droit européen pourrait, en cas de recours, primer la sécurité sanitaire… Cela paraît incroyable, pourtant c'est ainsi. Terra Fecundis* en a profité en continuant d'envoyer ses salariés.

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Le ministère de l'Agriculture a mis la pression sur celui de l'Intérieur. Il fallait que les saisonniers puissent passer pour épauler les agriculteurs

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Les enjeux économiques sont énormes. "De 2016 à 2019, cette société a envoyé plus de 10.000 salariés agricoles en France, pour un chiffre d'affaires qui varie de 50 à 70 millions d'euros annuels, réalisé de 70 à 80% sur notre territoire", résume Paul Ramackers, directeur du travail à la Direccte (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi) Occitanie. Auteur de livres de référence sur l'inspection du travail, cet homme discret mais déterminé est l'un de ceux qui ont suivi ce dossier depuis plus d'une dizaine d'années. Un patient travail de l'ombre qui l'a amené à considérer l'activité de Terra Fecundis comme une utilisation dévoyée et frauduleuse du travail détaché. "Ce prestataire espagnol exerce une activité permanente, stable et continue sur notre territoire, expose-t‑il. Autrement dit, elle aurait dû déclarer ses intérimaires en France et payer les contributions dues aux Urssaf."

Pourtant, Terra Fecundis n'a été assignée que tardivement en justice. Hervé Guichaoua y voit une défaillance de l'État : "Manque de coordination, d'impulsion, passivité d'analyse juridique des faits constatés, aucune valorisation de la jurisprudence… Les pratiques de Terra Fecundis sont connues du ministère du Travail depuis au moins 2001."

La suite au tribunal

Mais les temps changent. Voilà Terra Fecundis dans le collimateur de la justice française pour plusieurs affaires, dont la plus emblématique, l'un des plus gros dossiers de dumping social jamais vus, se tiendra devant la 6e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Marseille en novembre. De 2012 à 2015, la période retenue par la procédure pénale, 112 millions d'euros auraient échappé à la Sécurité sociale. L'une des enquêtes de cette vaste affaire a été ouverte en 2014 pour "travail dissimulé en bande organisée", après la mort par déshydratation d'un Équatorien trois ans plus tôt alors qu'il ramassait des melons. Coordonnées par la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Marseille, les investigations, conduites par l'inspection du travail, la PAF et l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), auraient fini par mettre au jour un vaste système de dévoiement du statut des travailleurs détachés. Ultime ironie, ce procès, d'abord prévu en mai, a finalement été repoussé pour cause de confinement.

Dans le Gard aussi, les dossiers s'empilent. "Pour l'heure, nous en avons déjà trois en cours contre Terra Fecundis, pour de nombreux motifs", résume Éric Maurel, procureur de la République à Nîmes. Et ce n'est qu'un début : "Nos services envoient des lettres de mise en garde aux exploitations agricoles qui ont recours aux services de Terra Fecundis, annonce Paul Ramackers. Plus personne ne pourra se prévaloir de sa bonne foi." Les producteurs, peu sourcilleux jusqu'ici, sont désormais prévenus.

* Les responsables de Terra Fecundis et leur avocat n'ont pas donné suite aux sollicitations du JDD. Dans un communiqué publié le 7 juillet, la société a simplement indiqué qu'elle souhaitait "mettre un terme aux rumeurs lui reprochant sa gestion de la contagion par le Covid-19 de ses slariés"

Publié le 29/07/2020

[COMMUNIQUE] L’Ocean Viking détenu en Italie

SOS MEDITERRANEE condamne un harcèlement administratif cynique qui entrave sa mission de sauvetage.

(site sosmediterranee.fr)

Aujourd'hui, après une inspection de 11 heures menée par les garde-côtes italiens dans le port de Porto Empedocle en Sicile, l'Ocean Viking est détenu par les autorités italiennes. SOS MEDITERRANEE condamne une flagrante manipulation visant à entraver la mission vitale des navires humanitaires.  
 

Le principal motif de détention notifié par les garde-côtes italiens s’énonce comme suit : "le navire a transporté plus de personnes que le nombre autorisé par le certificat de sécurité pour navire de charge”. Plus d'un an après avoir été affrété et exploité par SOS MEDITERRANEE, l'Ocean Viking a déjà prouvé qu'il répondait à des normes de sécurité élevées, plus que ce qui est habituellement demandé à un navire. Nous ne comprenons pas pourquoi des remarques mettant en cause la sécurité du navire sont faites maintenant, alors que rien de tel n’a été notifié à ce sujet au cours de quatre inspections, dont deux récentes, effectuées par la même garde-côte italienne, et qu'il n'y a eu aucun changement dans les règlements de sécurité sur ce qui est aujourd’hui mis en cause. 
 

"L'armateur norvégien de l'Ocean Viking, ainsi que SOS MEDITERRANEE en tant qu'affréteur, ont toujours respecté et garanti un niveau de sécurité maximum pour l'équipage et les rescapés à bord du navire. Ce qui est clair pour nous maintenant, c'est qu'au cours des trois derniers mois, le même argument sur la sécurité a été systématiquement utilisé par les autorités italiennes pour arrêter quatre navires d'ONG menant des opérations de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale. En parallèle, on se demande pourquoi la sécurité n'a pas davantage préoccupé les autorités maritimes alors que, au début du mois, l'Ocean Viking a dû attendre 11 jours pour qu'un port sûr lui soit assigné et qu'un état d'urgence a dû être déclaré à bord", indique Frédéric Penard, directeur des opérations de SOS MEDITERRANEE. 

 
Opérer en Méditerranée centrale implique par nature d'être confronté à des situations de détresse répétées avec à chaque fois un nombre potentiellement important de personnes en situation de danger immédiat à secourir (généralement de 50 à 200 personnes). Au cours de la dernière décennie, les garde-côtes italiens ont eux-mêmes secouru plusieurs centaines de personnes à la fois, parfois en quelques heures seulement. C'est bien la réalité de la crise humanitaire de grande ampleur qui se déroule en Méditerranée. En effet, en menant des opérations de sauvetage, conformément à l’obligation qu’a tout capitaine de navire de porter assistance aux personnes en détresse en mer, l'Ocean Viking se retrouve dans la situation de devoir transporter plus de personnes que le nombre spécifié dans les documents de sécurité du navire. Ceci est lié à la nature même des situations d'urgence et de détresse. Cependant, il est très important de rappeler que ces personnes mises en sécurité à bord de l'Ocean Viking doivent, selon le droit maritime, être considérées comme des rescapés, des personnes secourues d’une situation de détresse extrême, et en aucun cas comme des passagers. Les définir comme passagers est une interprétation disproportionnée du cadre juridique maritime dans lequel nous opérons, et constitue un grave mépris pour la situation des multiples embarcations impropres à la navigation que nous avons dû secourir de situations périlleuses au cours des quatre dernières années. Cette interprétation est très préoccupante pour une organisation professionnelle et civile de recherche et de sauvetage telle que SOS MEDITERRANEE.  En effet, les règlements maritimes internationaux qui précisent les normes minimales de construction, d'équipement et d'exploitation des navires, comme la Convention SOLAS, établissent que les naufragés qui se trouvent à bord, conformément à l'obligation  du capitaine de porter assistance, ne doivent pas être comptabilisés dans la vérification de la conformité du navire à la disposition prévue dans la Convention  (article IV (b) de la convention SOLAS)
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La conséquence du harcèlement administratif systématique auquel sont soumises les ONG est qu’il n'y a actuellement que très peu de navires de sauvetage en capacité de mener des opérations de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale. Pendant ce temps, des personnes continuent de fuir la Libye, surtout l’été lorsque les conditions météorologiques le permettent, et des embarcations se retrouvent en détresse en Méditerranée centrale.  Des corps flottant au milieu de la mer ont été repérés.  
 
"Il y a une tendance claire à exercer de manière excessive et abusive un harcèlement administratif continu envers les ONG, dont le seul but est d'empêcher leurs activités de sauvetage qui comblent le vide laissé par les États européens en la matière. Mais stopper l'ambulance n'empêchera pas la blessure de saigner", ajoute Frédéric Penard. 

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1.   "Les personnes qui se trouvent à bord d'un navire en raison d'un cas de force majeure ou par suite de l'obligation faite au capitaine de transporter des naufragés ou d'autres personnes ne sont pas prises en compte pour déterminer si des dispositions de la présente Convention s'appliquent à un navire". Article IV de la Convention SOLAS. 


Note aux éditeurs 
 

  • Trois contrôles de l’État du port (PSC)  pour l’Ocean Viking en un an - seules des anomalies mineures ont été détectées. 

L’Ocean Viking a précédemment été reconnu comme navire de secours/sauvetage et a opéré en tant que tel dans le cadre juridique strict de l'industrie maritime norvégienne et britannique. À l'époque, le navire, comme tout autre navire de sauvetage opérant dans l'un des secteurs maritimes exigeant les normes de sécurité les plus strictes, n'était pas tenu de remplir certaines des caractéristiques que les garde-côtes italiens considèrent aujourd'hui comme des motifs d'immobilisation.  
 

Depuis son affrétement par SOS MEDITERRANEE, soit un an, l’Ocean Viking a subi et passé trois contrôles de l’État du port (PSC) - une inspection permettant aux pays de contrôler les navires immatriculés à l'étranger dans des ports autres que ceux de l'État du pavillon - y compris une inspection en Pologne avant de commencer sa mission en Méditerranée centrale en juillet 2019. Selon le profil de risque du navire (Ship Risk Profile) – un système d’évaluation du  niveau de priorité d’inspection du navire, de l’intervalle requis entre les inspections et de l’étendue de ces dernières – l'Ocean Viking est  évalué à risque “standard”. De ce fait, il devrait normalement être soumis à des contrôles périodiques tous les 10 à 12 mois suivant la dernière inspection menée dans la zone européenne du Mémorandum d'entente de Paris sur le contrôle des navires par l'État du Port (Memorandum de Paris) - un accord signé par 26 États européens et le Canada, afin de mettre en oeuvre un système harmonisé de contrôle par l’État du port. En dépit de cela, l’Ocean Viking avait déjà été inspecté par le régime PSC des garde-côtes italiens à deux reprises (en septembre et novembre 2019), avant ce contrôle mené à Porto Empedocle aujourd’hui. 


Les deux premiers contrôles par l’État du port effectués en Italie, au cours desquels le navire a été soumis à une inspection approfondie pendant environ 9 heures, n'ont permis de déceler que quelques anomalies mineures qui ont été rapidement corrigées et qui ne constituaient pas un motif d'immobilisation. Étonnamment, malgré ces précédentes inspections approfondies, les autorités maritimes italiennes ont considéré, à la suite de l'inspection d'aujourd'hui, que certains des certificats et dispositifs du navire - qui n'ont pas changé depuis la première inspection - constituaient cette fois-ci des motifs d'immobilisation.  
 

  • Récapitulatif de la dernière mission en mer de l'Ocean Viking au cours de laquelle un état d'urgence a dû être déclaré - une étape sans précédent pour SOS MEDITERRANEE :  

Après avoir effectué quatre sauvetages dans les régions italiennes et maltaises de recherche et de sauvetage les 25 et 30 juin, l'Ocean Viking a déclaré l'état d'urgence suite à huit jours durant lesquels les autorités maritimes compétentes ont refusé d'attribuer un lieu sûr pour le débarquement de 180 survivants qui pour certains étaient dans une détresse psychologique insupportable. Onze jours après le premier sauvetage et trois jours après la déclaration de l'état d'urgence, l'Ocean Viking a reçu l'ordre de débarquer les rescapés à Porto Empedocle, en Sicile. L'équipage a ensuite été mis en quarantaine pendant 14 jours à bord de l'Ocean Viking, au large de la Sicile. Après la désinfection du navire, les autorités italiennes ont procédé à un contrôle par l'État du port, qui a conduit à l'immobilisation administrative du navire.

Publié le 28/07/2020

De Bethléem à Jénine, le Covid-19 et l’annexion menacent la Cisjordanie

 

Par Salomé Parent-Rachdi (site mediapart.fr)

 

Depuis le 1er juillet, Israël assure vouloir annexer jusqu’à 30 % de la Cisjordanie, à tout moment. La population palestinienne, qui vit dans l’attente et la crainte, lutte aussi contre l’épidémie de coronavirus, en plein regain.

·  Cisjordanie.– La première fois, la rumeur nous vient d’un diplomate européen. Puis un officiel proche de Mahmoud Abbas nous la répète. Un ami à Ramallah jure l’avoir constaté : dans la vallée du Jourdain, l’armée israélienne aurait enlevé certains des panneaux rouges si reconnaissables qui marquent l’entrée dans les zones de Cisjordanie sous contrôle exclusif de l’Autorité palestinienne, ou plutôt avertissent les colons. 

Est-ce pour préparer l’annexion ? On entend aussi parler de drapeaux israéliens fleurissant le long des routes empruntées par les colons. Rumeurs ou faits, personne ne sait vraiment, mais dans les Territoires occupés tout le monde en parle. 

Rien n’épargne les Palestiniens ces temps-ci. La menace d’une annexion partielle de la Cisjordanie par Israël plane, même si son spectre s’est éloigné : Benjamin Netanyahou – comme son homologue américain dont il attend l’ultime feu vert – est aujourd’hui accaparé par la forte recrudescence des cas de coronavirus et la grogne sociale qui enfle en Israël.

Une partie de la population l’accuse d’avoir mal géré la crise sanitaire, réclamant le départ de ce premier ministre actuellement en procès pour corruption. La pandémie touche aussi largement les Territoires occupés où un second confinement a été imposé depuis le début du mois de juillet. Affectant plus encore le moral et le portefeuille des ménages. Dans ce contexte si particulier, petit tour de la Cisjordanie et de ses réalités. 

  • Bethléem

On entre à Bethléem par l’un des principaux checkpoints entre Israël et la Cisjordanie. Le « 300 ». Des milliers de travailleurs palestiniens l’empruntent régulièrement, point de passage et de contrôle entre domicile et travail en Israël. Quand le trafic est fluide, l’attente est courte. 

Le plus souvent, il faut cependant prendre son mal en patience avant de rejoindre le flot des voitures qui passent devant l’hôtel Banksy, d’ordinaire prisé des touristes avides d’une photo au pied du mur et de ses célèbres graffitis politiques. 

Depuis mars dernier, la cité a triste mine : première ville de Cisjordanie à se retrouver confinée, Bethléem en subit aujourd’hui les conséquences économiques. Dans la vieille ville surtout, l’ambiance est morose. 

La chaleur est étouffante, personne ou presque ne porte de masque. Pas même le tatoueur Walid Abou Ayash, célébrité locale que ses croix de Jérusalem encrées en quinze minutes sur le bras ou la cheville des touristes ont fait connaître au gré des éternels sujets de Noël sur la messe à Bethléem. « À Pâques dernier, j’en ai fait 160 en une seule journée », explique-t-il fièrement, chemise blanche et lunettes Aviator sur le nez malgré la lumière électrique de son studio sans fenêtre. Lui qui possède aussi le salon de coiffure attenant, hérité de son défunt père, dessine une situation économique catastrophique. « Les gens mangent avant de se faire tatouer, c’est logique. Mais le Covid fait plus de mal que la seconde Intifada. » 

Avec plus de 9 000 cas de Covid-19 enregistrés en Cisjordanie et une soixantaine de décès, l’Autorité  palestinienne (AP) craint de voir son système de santé exploser. « Pourquoi tout fermer ?, s’énerve tout de même Abou Ayash. On pourrait être obligés de porter des masques et continuer à vivre normalement. Le gouvernement ne sait rien faire d’autre que de nous confiner, sans chercher d’autres solutions. » Depuis le mois de mars, le chômage serait passé de 25 à 40 % en Cisjordanie, sans qu’un plan d’aide ne soit prévu par les autorités.

  • Ramallah

« Mahmoud Abbas est le seul à pouvoir faire la paix ! », tranche Jibril Rajoub qui n’aime pas qu’on lui parle de succession. Le secrétaire général du Fatah, costume rayé et souliers chics, reçoit à l’ombre de son jardin à Ramallah. Il est régulièrement cité comme un potentiel candidat pour « l’après-Abbas », un sujet jamais évoqué publiquement mais dont tous les proches du vieux raïs discutent fébrilement en coulisses. 

Le sexagénaire incarne cette génération qui avait été emprisonnée ou exilée et était revenue après les accords d’Oslo dans les Territoires occupés. Elle incarnait une solution négociée à deux États, un objectif jamais atteint et qui s’est éloigné avec les plans du premier ministre israélien Benjamin Netanyahou. L’ancien chef de la « police préventive » et président de la fédération palestinienne de foot prédit un prochain retour vers « l’unité nationale » après la récente conférence de presse qu’il a tenue avec un important cadre du Hamas. 

Une apparition conjointe rarissime, contre l’annexion, dont il est très satisfait. « Le Hamas fait entièrement partie du tissu national », insiste Rajoub, malgré la guerre fratricide qui oppose les factions depuis la prise de Gaza en 2007 par le parti islamiste. Quelle forme politique donner à cette « unité » qu’il décrit, car le Hamas ne fait pas partie de l’OLP aujourd’hui ? Rajoub botte en touche, évoquant simplement un « leadership commun » et surtout une « résistance non violente et populaire » susceptible d’évoluer « si tout le monde le décide »

Israël a vu ce rapprochement Fatah-Hamas comme un avertissement, si ce n’est une menace. « Je n’envoie pas de messages à ce fasciste de Netanyahou ! », rétorque le rugueux Rajoub. 

Installée elle aussi à Ramallah, capitale de facto des Territoires palestiniens, avec ses ministères et son palais présidentiel, la trentenaire Mariam Barghouti s’est forgé une influence en utilisant les réseaux sociaux où elle n’est pas tendre avec l’Autorité, Rajoub et toute la « génération d’Oslo », qui aurait « centralisé les pouvoirs et les ressources » au détriment d’une population désormais « désenchantée et trahie »

Elle ne croit plus dans le processus de paix, convaincue de l’échec de la solution à deux États. La jeune chercheuse imagine un retour à un mouvement populaire pour construire un futur « dans lequel les Palestiniens seront libres ». Un seul État donc, de la Méditerranée au Jourdain, où les Israéliens « peuvent rester » si l’égalité entre les deux peuples est totale et le droit au retour et les réparations pour les réfugiés palestiniens assurés. L’annexion ? Elle existe déjà « de facto », selon elle. Quant aux derniers appétits territoriaux israéliens, ils ne seraient qu’un « cas parmi d’autres », plutôt que le résultat final d’une « entreprise coloniale » entamée depuis la création d’Israël.

  • Wadi Fukin

Le long de la Ligne verte – ligne de démarcation entre Israël et les Territoires occupés depuis 1967 –, on tombe sur Wadi Fukin. Au fond d’une cuvette, ses 1 400 âmes sont prises en étau entre Betar Illit, l’une des plus grosses colonies de Cisjordanie, et la ville israélienne de Tzur Hadassah, chacune sur une colline. « Ils vont finir par construire un pont au-dessus de nos têtes ! », plaisante-t-on au village. 

Nous sommes ici en zone C, sous contrôle total d’Israël depuis les accords d’Oslo. La police palestinienne, qui ne peut y intervenir sans l’autorisation de l’armée israélienne, y est donc peu présente, au grand dam d’Ahmad Sukar, ancien maire du village qui évoque les trafics en tout genre, favorisés par l’absence du mur pourtant presque omniprésent entre Israël et la Cisjordanie. Une « frontière » ici sans obstacle, donc, qui profite aussi aux travailleurs palestiniens de tout le sud de la Cisjordanie : au début de chaque semaine, ils sont des centaines à passer par les sentiers du village pour rejoindre Israël et éviter les checkpoints.

Ces dernières semaines, les soldats israéliens à la frontière se sont montrés beaucoup moins regardants que d’ordinaire, laissant de nombreux travailleurs passer sans contrôle : un des effets du gel de la coopération sécuritaire entre Israël et l’Autorité palestinienne (AP), annoncé par Mahmoud Abbas en mai, Ramallah ayant depuis cessé de faire l’intermédiaire entre les ouvriers et les autorités israéliennes, rendant plus difficile l’obtention de permis de travail pour cette main-d’œuvre indispensable à Israël.

L’épidémie de Covid-19 a aussi bousculé les habitudes du petit bourg. Au début de la crise en mars dernier, pour éviter les contaminations, un checkpoint palestinien a été installé sur l’unique route qui mène au village. Ahmad Sukar rigole : « Être du côté de ceux qui contrôlent et non l’inverse, ça fait tout drôle ! »

Si elle a lieu, l’annexion d’une partie de la Cisjordanie par Israël devrait englober Wadi Fukin. « On est déjà comme sur une île, voire une prison, encerclés de partout, balaie Sukar. Beaucoup ici accepteraient facilement d’obtenir la nationalité israélienne. » Bien que Benjamin Netanyahou ait déjà annoncé qu’elle ne serait accordée à aucun Palestinien. 

  • Jénine

La route 60 qui mène à Jénine donnerait presque l’impression que l’occupation n’existe pas. On remonte vers le nord et les colonies se font plus rares, les jeeps de l’armée aussi. À l’entrée de la ville, des Palestiniens en treillis tiennent un « checkpoint de l’amour », parce que bénéfique à la population, coronavirus oblige. Le week-end, un confinement total est imposé.

Les rues du camp de réfugiés, en partie rasé pendant la seconde Intifada, à l’époque où Jénine était la « capitale des martyrs », sont vides. Sur les ruines, là où se sont déroulés les combats les plus violents, a été érigé un énorme cheval en acier. Non loin, les portraits des leaders des différentes factions armées traînent encore, aux côtés de celui de Saddam Hussein, le dictateur irakien chassé du pouvoir par les Américains en 2003 puis pendu trois ans plus tard. 

Endeuillé comme tant d’autres par l’Intifada après le décès de son père qui n’a jamais combattu, tué par une balle perdue alors que les combats faisaient rage dans la rue, Mustafa Sheta, directeur du célèbre Théâtre de la Liberté, raconte les années qui ont suivi, l’évacuation forcée des trois colonies voisines par le premier ministre de l’époque Ariel Sharon en 2005, puis le développement économique.

« Des fermiers se sont mis alors à conduire des BMW », raconte-t-il. Disposant d’une zone industrielle et d’une université arabe américaine et bénéficiant de sa proximité directe avec les bourgades arabes du nord d’Israël, Jénine est en effet devenue une ville relativement prospère, parmi les plus calmes de Cisjordanie. « Les Israéliens ont compris que pour arrêter la violence, il fallait améliorer l’économie », juge le dramaturge. 

Certes, mais en cas d’annexion, la population se soulèverait-elle ? « Les entrepreneurs qui font affaire avec Israël vont se poser deux fois la question avant d’agir », regrette Sheta, pour qui « le capitalisme a tué la résistance »

À l’écouter, les pièces montées chaque année dans son théâtre, principalement par des jeunes de Jénine et du camp, sont la seule « résistance » qui vaille aujourd’hui. La culture palestinienne comme « première étape de la reconstruction de la lutte », que l’annexion advienne ou no

Publié le 27/07/2020

États-Unis. Notre reportage à Houston, avec les damnés du Covid

Reportage dans la quatrième ville des états-Unis auprès de ceux qui sont le plus frappés par le rebond de l’épidémie, quasiment devenue hors de contrôle à l’échelle du pays : travailleurs multipliant les jobs mal payés, souvent sans papiers et sans assurance-santé.

 

Houston (Texas) correspondance.(site humanite.fr)

 

Quand Maria Sarat se précipite au chevet de son frère aux premières lueurs du jour, elle sait que ses prières et les concoctions naturelles à base de gingembre et de cannelle qu’elle lui a préparées n’ont pas fonctionné. Alfonso Sarat est venu du Guatemala pour travailler à Houston. Au pays, il a laissé sa femme et ses six enfants. Il enchaîne les boulots, à la plonge et en tant que commis de cuisine, dans deux restaurants de la ville. Il partage son appartement avec quatre hommes qui, comme lui, espèrent avoir trouvé l’eldorado au Texas. Depuis quelque temps, il est essoufflé, fatigué. Tellement fatigué qu’il lui arrive de s’endormir dans sa voiture entre ses boulots. Lorsque Maria arrive dans son appartement, Alfonso est pâle, à peine conscient, et ses colocataires sont comme paralysés. Personne n’ose appeler les secours, le 911, par peur d’être arrêté. Ils sont tous sans papiers. Depuis une semaine, Alfonso est plongé dans un coma artificiel dans l’unité des soins intensifs du Memorial Hermann Southwest Hospital, un des quelques hôpitaux publics à but non lucratif du Texas.

Zone rouge

Des histoires comme celle-ci, Houston et sa région en regorgent. Le Texas fait partie des États classés en zone rouge par le CDC, le centre de prévention et de contrôle des maladies. Houston, la quatrième ville du pays avec 2,3 millions d’habitants, est l’une des plus touchées. Alfonso et Maria habitent dans des petites maisons collées les unes aux autres dans le centre-ville, entre le quartier populaire de Sharptown, le district Mahatma Gandhi et Shenandoah. Des quartiers où les habitants viennent de tous les horizons : Guatemala, Mexique, Somalie, Soudan, Pakistan, Irak. Beaucoup sont demandeurs d’asile, réfugiés ou sans papiers. Les autorités de Houston se félicitent d’être la ville la plus mélangée des États-Unis, mais ce qui est une force constitue aussi une véritable frontière sanitaire, difficile à franchir. « Ici, très peu de personnes comprennent les messages des autorités sanitaires pour contenir la propagation du virus », insiste Aisha Siddiqui, la directrice de l’association Chat (Culture of Health-Advancing Together), très présente pour aider cette communauté.

Machine arrière

Pourtant, la juge Lina Hidalgo qui dirige le comté de Harris, dont Houston fait partie, ne ménage pas ses efforts à l’égard de la communauté hispanophone. À Houston, un bon tiers des habitants du comté ne parlent qu’espagnol. Alors, Lina Hidalgo, née à Bogota et arrivée au Texas à l’âge de 15 ans (elle en a désormais 29), tient tous ses briefings diffusés en direct sur les chaînes de télévision et de radio locale d’abord en anglais, puis elle les répète en espagnol. Mais cela ne suffit pas. Dans les rues des quartiers populaires du centre-ville, peu de personnes portent des masques, même si désormais la police peut les verbaliser, l’amende pouvant atteindre 250 dollars. L’information ne passe pas. « Cette réaction face à la pandémie, qui semble irréelle, est peut-être aussi due au message brouillé, à cause du manque de cohérence entre les mesures préconisées par les différentes strates de l’État », explique Aisha Siddiqui. Il y a la ville de Houston et le comté, d’un côté (dirigés par des démocrates), qui ont rendu le port du masque obligatoire durant quelques jours en avril. Et le gouverneur républicain, de l’autre côté, qui a accéléré le déconfinement – avant de devoir faire machine arrière – et a refusé de légiférer jusqu’au début du mois de juillet sur le port du masque. Pour ajouter à la confusion, il y a un président américain qui soutient, depuis lundi dernier, que « porter un masque est un geste patriotique », alors qu’il l’avait refusé et moqué depuis près de cinq mois.

Exposer sa famille...

Dans le comté de Harris, les dix quartiers qui affichent le plus haut taux de tests positifs sont en majorité habités par des Latinos, selon des données compilées par le centre des sciences de la santé de l’université du Texas à Houston. Et l’un de ces quartiers est Sharptown, voisin du quartier où habite Alfonso Sarat. Ce n’est pas une surprise. « Il ne faut pas oublier que ces populations sont aussi des travailleurs, en première ligne face au coronavirus », explique le docteur David Persse, le responsable sanitaire de la ville de Houston. « Ils travaillent dans les supermarchés, ils s’occupent du nettoyage », notamment dans les cliniques ou les maisons de retraite. « Ils ont plusieurs emplois dans des bars ou les restaurants, des emplois à bas salaires. Or, si vous travaillez dans ces industries, cumulez deux ou trois emplois où vous devez être très proche des autres, vous vous exposez aux foyers de contamination et vous avez plus de risques d’attraper le virus. » David Persse est de ceux qui voulaient rendre le masque obligatoire dès début de la pandémie. « Si vous ajoutez à cela que, dans les quartiers populaires de Houston, plusieurs générations habitent bien souvent sous le même toit, cela devient alors extrêmement difficile de se protéger et de protéger les membres de sa famille : ses grands-parents, ses parents, ses neveux, ses enfants. » Pour cela, il faudrait porter des masques chez soi ou ne plus se rendre à un travail en première ligne. Impossible.

18 % de non-assurés au Texas

Ce choix, le mari de Maria Sarat n’a pas eu à le faire. Il n’a plus de travail et sa famille dépend de la nourriture donnée par l’église dont ils font partie. Ils n’ont pas de quoi se permettre des frais médicaux. Quelques jours après l’hospitalisation d’Alfonso Sarat, son état s’est détérioré. L’hôpital a alors appelé sa sœur. « Ils nous ont demandé si nous souhaitions le placer en service de réanimation et qui allait payer pour ça ? Nous nous sommes portés garants, même si nous n’avons pas d’argent. » Les yeux rougis par les larmes. « Non, nous n’avons pas la possibilité de payer, mais Dieu nous aidera », finit-elle . À Houston, beaucoup, comme Maria Sarat ou son frère, n’ont pas d’assurance-maladie. Avant la pandémie, le Texas comptait 18 % de non-assurés et 22 % pour le comté de Harris. Depuis la crise du coronavirus, ce chiffre a explosé. Désormais, au Texas, 29 % de la population n’ont plus de couverture médicale, ce qui fait près de 5 millions et demi de personnes, selon les données collectées par l’ONG Families USA. Aucun autre État américain n’affiche un nombre aussi élevé.

Remorques réfrigérées

« Le Texas a choisi de ne pas étendre le programme Medicaid aux adultes non handicapés, alors que trente États ont pris en charge cette extension de l’aide médicale, explique Vivian Ho, titulaire de la chaire d’économie de la santé à l’université Rice et professeur au collège de médecine Baylor de Houston. Si vous vivez au niveau du seuil de pauvreté ou en dessous, vous ne pouvez pas accéder aux assurances-maladies. Si elles avaient habité en dehors du Texas, un million d’entre elles auraient pu bénéficier d’une aide médicale prise en charge par leur État. »

Au Texas, depuis deux semaines, plus de 100 personnes meurent chaque jour du coronavirus. Mercredi, le bilan s’est alourdi : 197. Les autorités affirment que les hôpitaux et cliniques de Houston et de sa région disposent encore de 1 519 lits, soit 12 % de leur capacité, et de 98 lits en soins intensifs. Mais des remorques réfrigérées sont quand même déjà arrivées dans les cours de plusieurs établissements de soin pour recueillir les corps lorsque les morgues seront dépassées. L’hôpital Memorial Hermann, où se trouve Alfonso Sarat, pourrait aussi en déployer si besoin. Sans papiers, sans mutuelle, l’homme est toujours entre la vie et la mort.

Thomas Harms

Anthony fauci, cible des trumpistes

À l’époque des briefings quotidiens de Donald Trump, la partie se jouait de façon assez diplomatique. Ces derniers jours, les fleurets ne sont plus mouchetés. Au fur et à mesure de l’aggravation de la crise sanitaire, Anthony Fauci, immunologue de renom et responsable de la cellule de crise de la Maison-Blanche, a été relégué au second plan. Trop indépendant. Trop scientifique et réaliste aussi, alors que le président américain sombrait dans le déni et les délires (eau de Javel, UV). Voilà désormais l’immunologue de renom devenu la cible des réseaux complotistes et d’extrême droite, qui l’accusent de vouloir la peau de Donald Trump ou de faire le jeu de la Fondation Bill-Gates.

Publié le 26/07/2020

« Pourquoi, dans le plus moderne des services d’urgences, peut-on attendre quinze heures sur un brancard »

 

par Fabienne Orsi (sote bstamag.net)

 

Fabienne Orsi est une chercheuse engagée dans la défense de l’hôpital public et a fait l’expérience des conditions déplorables dans lesquelles sont reçus des patients aux urgences de l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille. Dans cette lettre, elle s’adresse à leurs responsables, ainsi qu’à la nouvelle maire de la ville, Michèle Rubirola, qui doit siéger au Conseil de surveillance.

Messieurs (Lettre adressée à Jean-Olivier Arnaud, directeur général de l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille (APHM) et Pierre Pinzelli, secrétaire général de l’APHM) [1],

Il y a 9 mois vous refusiez que se tienne à la Timone le débat public que j’organisais avec des collègues chercheurs et que nous avions intitulé « Où va l’hôpital public ? ».

Aujourd’hui, voyez où nous en sommes. Les soignants n’en peuvent plus de manifester leur colère et leur rage face à des autorités publiques sourdes à l’état de déliquescence du service public hospitalier.

Et vous, quelle est votre position ? Quelle est la position de la direction de l’APHM ?

Nous aimerions tellement vous entendre, nous, « usagers » de l’hôpital public de Marseille.

Pouvez-vous nous expliquer les raisons qui font que dans le sixième pays le plus riche du monde, dans la deuxième ville de France, l’hôpital public soit dans un état de pourrissement sans nom, des chambres sans douche, sans eau chaude, des fenêtres sans stores, sans gel hydro-alcoolique ?

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi, alors que la qualité de l’alimentation est la condition première d’une bonne santé et devrait donc être à la base de toute démarche de soin, ce sont des plateaux-repas industriels et insipides qui sont servis aux patients, des plateaux-repas qui coûtent une fortune aux contribuables et qui vont à l’encontre de toute logique environnementale ?

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi, dans le plus moderne des services d’urgences, on peut y attendre plus de quinze heures sur un brancard, dont six à attendre un scanner car un seul scanner est disponible la nuit dans le plus grand hôpital public de Marseille ? Que les patients âgés, perdus, fragiles soient attachés à leur brancard faute de personnels pour en prendre soin, qu’aucune distribution de masques ne soit régulièrement faite aux patients pendant leurs longues heures d’attente aux urgences ? Rappelez-moi combien dure l’efficacité d’un masque chirurgical ?

Je vous joins quelques photos prises çà et là, dans l’éventualité où vous n’ayez pas le temps de vous rendre dans l’hôpital public, depuis vos bureaux de la rue Brochier.

Pour ma part, je n’oublierai pas le regard de cette vieille dame m’implorant d’une voix toute fine et douce de la détacher alors même que comme elle, tout près d’elle, j’attendais sur un brancard mon heure de passage au scanner la nuit.

Je suis certaine que vous prendrez le temps de répondre à mon courrier, et que vous aurez à cœur de montrer votre mobilisation pour que cette grande institution républicaine que constitue l’hôpital public redevienne la fierté de notre beau pays.

Avec mes meilleures salutations

Marseille le 13 juillet 2020,

Fabienne Orsi est une chercheuse engagée dans la défense de l’hôpital public et co-initiatrice de l’Appel à la tenue d’un Atelier populaire et démocratique pour la refondation du service public hospitalier (l’initiative est présentée sur l’un des blogs de Mediapart) avec le Collectif Inter-hôpitaux, les Économistes Atterrés, le Collectif Inter-Urgences, le Printemps de la psychiatrie, les Ateliers travail et démocratie.

 Cette lettre ouverte a initialement été publiée le 20 juillet par le journal La Marseillaise (Lettre ouverte à la direction de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille) et publiée sur Basta ! avec l’autorisation de l’auteure.

Notes

[1] Lettre adressée à Jean-Olivier Arnaud, directeur général de l’APHM et Pierre Pinzelli, secrétaire général de l’APHM Copie à Sylvia Breton, directrice générale adjointe, Caroline Peragut, responsable du service communication, Dominique Rossi, président de la CME, Jean-Luc Jouve, chef de pôle de pédiatrie, membre du Collectif InterHôpitaux

Publié le 25/07/2020

Agriculture

Les chartes prévues pour encadrer l’usage des pesticides qualifiées de « tartufferie »

 

par Nolwenn Weiler, Sophie Chapelle (site bastamag.net)

 

Les distances de sécurité lors des épandages de pesticides ont été revues à la baisse à proximité des habitations et des écoles. Des maires, des associations, et même des paysans contestent ces mesures prises pendant le confinement.

« Une grande tartufferie ». C’est ainsi que Valérie Murat, de l’association Alerte aux toxiques, définit « la charte du bien vivre ensemble en Gironde ». Approuvée par le préfet le 29 juin, cette charte permet de diviser par deux les zones non traitées aux pesticides (dites ZNT). Ces bandes de plusieurs mètres de large sont censées séparer une culture aspergée de pesticides des lieux habités. On passe ainsi de cinq à trois mètres pour les cultures basses comme les céréales et les légumes, de dix à cinq mètres pour les cultures hautes comme la vigne ou les arbres fruitiers, et de vingt à dix mètres pour les produits les plus dangereux [1]. « La chambre d’agriculture prétend avoir collaboré avec les associations représentant les riverains alors que nous avons été totalement ignorés. »

Aucune réponse concernant la protection des enfants de 128 écoles menacées par les épandages

« Nous n’avons pas du tout été associés à la rédaction de cette charte, ajoute Marie-Lys Bibeyran, porte parole du collectif Info Médoc Pesticides. Nous n’avons participé qu’à une seule réunion lors de laquelle nous n’avons pu que constater que tout était écrit. Il n’était pas question d’introduire un quelconque amendement. Nous étions simplement invités à valider les propositions listées. Raison pour laquelle nous avons refusé de signer quoi que ce soit. » « J’ai posé la question de nos 128 écoles entourées de vignes, poursuit Valérie Murat, en demandant ce qui était envisagé pour protéger les enfants. Je n’ai obtenu aucune réponse. »

Définies par un arrêté du 27 décembre 2019 [2], et adoptées un peu partout en France ces dernières semaines, les « chartes d’engagement » sèment les graines de la colère aux quatre coins du pays. « Nous avons appris avec stupéfaction que les chambres d’agriculture de Bretagne nous mentionnaient comme partie prenante, en faisant référence à une réunion de juillet 2017 qui n’abordait pas du tout cette question », tempête Michel Besnard, du collectif des victimes de pesticides de l’Ouest. L’association est d’autant plus remontée qu’elle a dénoncé fin mai la consultation « bidon » qui s’est tenue entre le 30 mars et le 30 avril dernier, en plein confinement, et sans que l’avis des associations ne soit pris en compte. « Ces chartes n’apportent aucune plus-value sanitaire et environnementale, et visent au contraire à niveler par le bas les exigences de santé publique et de protection de l’environnement », mentionne le collectif dans un courrier adressé ce mercredi 22 juillet aux préfets et présidents des chambres d’agriculture de Bretagne.

Des consultations « bidon » en plein confinement

« Beaucoup de consultations concernant ces chartes ont eu lieu pendant le confinement », atteste Nadine Lauvergeat de l’association Générations futures qui recense une quarantaine de chartes publiées sur les sites des préfectures au 22 juillet. « Dès le départ, ajoute t-elle, nous sentions qu’il allait être très difficile d’obtenir des textes protecteurs pour les riverains. » Selon la Loi agriculture et alimentation adoptée en 2018, il revient aux organisations représentant les utilisateurs des pesticides de rédiger les chartes. Celles-ci ont donc été élaborées par les chambres d’agriculture avant d’être soumises à consultation publique.

 « Les signataires appartiennent à un cercle très restreint : l’interprofession, les syndicats agricoles et les représentants des mairies. Les riverains ne sont pas du tout associés, observe Nadine Lauvergeat. Sur le fond, les chartes sont la plupart du temps des copier-coller du "contrat de solutions" de la FNSEA. » [3]. Certaines chartes comme celle de l’Orne prévoient même que les distances de sécurité ne valent plus dès lors que la maison est inoccupée pendant 3 jours [4]. Les riverains n’ont pas intérêt à partir en vacances !

 « Réduire les distances de traitement, c’était notre but »

La colère gronde aussi au sein du monde agricole. Dans la Drôme, l’un des premiers départements à avoir publié sa charte, certains syndicats agricoles comme la Confédération paysanne n’ont pas été sollicités pour la rédaction. « Lors de la session en chambre d’agriculture où nous sommes élus, nous avons demandé à ce que soient ajoutés deux points : l’interdiction de traitement les jours de vent et l’interdiction de mélange de produits », témoigne Vincent Delmas, porte-parole du syndicat. « Les deux demandes ont été refusées. Ça n’a même pas été soumis au vote. » Dans un entretien accordé à la revue L’Agriculture drômoise, Jean-Pierre Royannez, président de la chambre d’agriculture, le reconnaît volontiers : « Réduire les distances de traitement lorsque sont utilisés des matériels adaptés, c’était notre but » [5].

« Ce n’est pas l’utilisation de buses anti-dérives – seule condition mentionnée dans les chartes – qui vont changer quoi que ce soit au problème de fond de la qualité de notre air, de notre eau, de nos sols et de notre alimentation », reprend Michel Besnard. Pour Vincent Delmas, paysan, « c’est à l’État de prendre ses responsabilités sur la question des produits phytosanitaires ». Outre l’interdiction immédiate des produits les plus toxiques, la Confédération paysanne de la Drôme réclame aussi des mesures d’accompagnement économique et commerciale pour sortir les paysans des pesticides. « Avec ces chartes, l’État se défausse sur les paysans et leurs voisins. »

Des maires s’opposent et appellent à une meilleure concertation

Certains maires et conseils municipaux ont également fait entendre des voix discordantes. C’est le cas de Louvigny, une commune de 2800 habitants dans le Calvados, qui a adopté une délibération contre la charte. « La consultation pendant le confinement n’était pas un moment opportun », explique le maire, Patrick Ledoux, qui pointe également l’inquiétude des concitoyens sur le danger des phytosanitaires et des distances trop « symboliques ». Adoptée le 22 juin à la veille de la fin de la consultation, cette délibération a été envoyée à la préfecture mais aussi aux différents maires de la communauté de communes. « Deux communes ont délibéré dans la foulée en ce sens, Épron et Mondeville », précise Patrick Ledoux. « D’autres communes se sont également manifestées pour dire qu’elles n’étaient pas informées. »

 

Lors de la présentation des résultats de la consultation par la préfecture et la chambre d’agriculture, le maire de Louvigny a été invité à expliquer sa démarche. « On a rappelé que ce n’était pas une confrontation ni une opposition vis-à-vis des agriculteurs mais que l’on veut travailler de concert. » Des élus avaient d’ailleurs rencontré les agriculteurs de la commune avant de voter la délibération pour les en informer. « Ce sont eux les premiers exposés aux pesticides, reprend Patrick Ledoux. Aujourd’hui, le travail continue : on prévoit une rencontre entre citoyens, riverains, agriculteurs et élus, dans la perspective d’un débat local par rapport aux épandages et aux zones intermédiaires insuffisantes à notre sens. L’enjeu c’est que les citoyens se saisissent du sujet. »

« Il devrait être impossible de pulvériser des produits dangereux à proximité des lieux de vie »

Des associations ont décidé de mener le combat sur le front juridique. « Leurs chartes d’engagement ne répondent pas aux obligations du texte de loi qui les encadre, à savoir le décret du 27 décembre 2019 », intervient Daniel Ibanez, cultivateur et cosignataire d’un courrier envoyé à la chambre d’agriculture de Savoie et Haute-Savoie par un collectif d’associations. « Ils mentionnent les résidents alors que la loi mentionne bien les personnes présentes, même fortuitement. Cela signifie que même les promeneurs sont concernés. L’obligation de les informer devrait passer par la pose de grands panneaux le longs des champs et chemins. Or, ce n’est pas prévu. » Autre irrégularité soulevée par les associations : l’absence de disposition pour que les producteurs agricoles certifiés « biologiques » ne voient pas leurs parcelles polluées par des produits qu’ils n’utilisent pas et qui sont interdits par leur cahier des charges.

Ces diverses entorses à la loi sont mentionnées dans un recours déposé devant le conseil d’État le 15 juin dernier visant l’annulation du décret du 27 décembre 2019, et des chartes qui l’ont suivi. Ce recours évoque aussi le fait que, en dérivant sur les parcelles des riverains, l’usage de pesticides viole le droit de la propriété. « Nous n’étions pas opposés à l’idée initiale d’une concertation entre agriculteurs et riverains. Le préalable est d’avoir déjà au niveau national un cadre très protecteur et ce n’est pas le cas », ajoute Nadine Lavergeat dont l’association Générations futures, avec huit autres organisations, a aussi déposé un recours devant le conseil d’État contre l’arrêté et le décret encadrant les chartes. « Je regrette qu’il y ait autant de tapages autour des ces chartes et que l’on ne s’attaque pas au problème de fond : la nature des produits, estime Marie-Lys Bibeyran. Il devrait simplement être impossible de pulvériser des produits aussi dangereux à proximité des lieux de vie. »

 

Nolwenn Weiler et Sophie Chapelle

Publié le 24/07/2020

Les Etats européens sont pour l’instant incapables de garantir un accès équitable à un futur vaccin contre le Covid

LEILA MINANO (site bastamag.net)

 

Jamais le développement d’un vaccin n’aura coûté si cher aux contribuables. Ni les recherches sur Ebola, ni celles sur le Sida, n’auront reçu autant de fonds publics dans un laps de temps aussi court. Pourtant, rien n’est fait pour empêcher un accaparement de ces recherches par des intérêts privés. Une enquête du collectif de journalistes Investigate Europe, partenaire de Basta !.

Après presque trois heures de visioconférence, la concentration a quitté l’assistance. Pas moins de 60 premiers ministres, présidents et représentants de familles royales se sont déjà succédé devant leurs webcams. Comme dans un Téléthon VIP, les chefs d’État ont montré qu’ils savaient faire preuve de générosité. Nous sommes lundi 4 mai, à l’heure de la sieste, au cœur de la grande conférence des donateurs, parrainée par l’UE, la Norvège, l’Arabie saoudite, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France. Objectif : recueillir 7,5 milliards d’euros au profit de la recherche sur le Covid-19 (tests, médicaments, vaccins).

La Commission européenne a donné le coup d’envoi de cette levée de fonds avec l’annonce d’une contribution d’1,4 milliard d’euros [1], la France a suivi avec 500 millions et l’Allemagne, 525 millions. Sous les sourires bienveillants de la présidente de la Commission de Bruxelles, Ursula Van der Leyen, l’argent public des États membres et des fondations philanthropiques tombe comme une pluie d’orage. En une après-midi, et avec une fluidité désarmante, la cagnotte atteint les 7,4 milliards d’euros. À noter également, l’apparition savamment orchestrée, pile au dernier moment, de Madonna, la star s’engageant à son tour pour un million de dollars. « Ce virus nous a tous rendus égaux et c’est ce qui est merveilleux, clame la chanteuse sur Instagram, nue dans un bain où flottent des pétales de roses. Et si le bateau sombre, nous sombrerons tous ensemble. »

Depuis le début de la pandémie de telles déclarations émues se multiplient, laissant croire à l’existence d’un « tous ensemble », un front uni contre le Covid outrepassant les habituelles concurrences et recherche de profit. À l’image d’Emmanuel Macron qui clamait le 15 mai dernier : « Le vaccin doit être "un bien public mondial, extrait des lois du marché ». Même les géants de l’industrie pharmaceutique, les BigPharma, qu’on peut difficilement suspecter de philanthropie mettent la main sur la cœur : Johnson and Johnson (Etats-Unis), GSK (Royaume-Uni), et même le français Sanofi. « Nous sommes déterminés à faire notre part pour rendre un vaccin Covid-19 disponible et abordable dans le monde entier le plus rapidement possible », a ainsi déclaré le 30 mars Alex Gorsky, PDG de Johnson & Johnson [2].

« Compte tenu de l’extraordinaire défi humanitaire et financier posé par la pandémie, les deux sociétés estiment que l’accès aux vaccins contre le Covid-19 est une priorité, et s’engagent à faire en sorte que tout vaccin résultant de leur collaboration soit disponible à un prix abordable et à mettre en place des mécanismes permettant à chacun d’y avoir accès partout dans le monde », ont aussi affirmé les firmes Sanofi et GSK, qui ont décidé de faire alliance sur leur projet de vaccin [3]. L’urgence de la pandémie va-t-elle mettre tout le monde d’accord ? À l’heure actuelle, il apparaît surtout que ces engagements ne dépassent guère le stade déclaratif. En dépit de l’urgence de la situation, les règles d’hier semblent continuer à s’appliquer dans le monde de demain : l’opacité dans la gestion des fonds publics est toujours de mise.

Aucune transparence sur les bénéficiaires des fonds publics

Pourtant l’occasion était belle. « Des scientifiques du monde entier ont laissé en plan leurs propres recherches pour se lancer dans la recherche sur le vaccin, témoigne James Love, directeur de l’ONG états-unienne Knowledge Ecology International accréditée à l’OMS, qui milite sur les questions de propriété intellectuelle et pour un accès libre au vaccin et aux traitements contre le Covid-19. Le nombre de scientifiques qui ont travaillé sur le sujet est incroyable, les outils mis au service du développement d’un vaccin Covid sont les meilleurs, nous arrivons à un niveau de coopération historique en direction d’un même objectif. » Résultat, à la mi-mai, il y avait 110 vaccins candidats en développement dans le monde, selon l’OMS [4]. Et la recherche avance vite, huit d’entre-eux avaient déjà atteint le stade des essais cliniques (tests sur les humains).

Pour ne rien gâcher, plusieurs États – en général peu enclins à financer des vaccins coûteux et peu rentables – et des fondations ont ouvert largement les cordons de leurs bourses. C’est ainsi que sur les 7,4 milliards d’euros récoltés lors du Téléthon VIP du 4 mai, « environ 4 milliards » seront consacrés à la recherche vaccinale, dévoile la Commission européenne à Investigate Europe. « Environ » ? À combien de centaines de millions près ? Nous n’obtiendrons guère mieux. Au cours de ces quelques semaines d’enquête Investigate Europe et Basta ! ont pu s’apercevoir qu’il était impossible d’obtenir une liste exhaustive de l’ensemble des investissements publics européens – montants, destinataires – dans le développement du vaccin depuis le début de la pandémie.

Sur l’opération du 4 mai, la Commission l’explique elle-même en note sur son site : « Les montants affichés par pays peuvent représenter plusieurs donateurs et toutes les contributions ne peuvent pas être attribuées aux autorités publiques du pays. » De son propre aveu l’institution n’est donc pas en capacité de faire la part entre ce qui relève de fonds publics et ce qui provient de donateurs privés. Connaît-elle seulement l’identité de ses généreux philanthropes ? Interrogée par Investigate Europe, elle n’est pas non plus en mesure de publier la répartition du 1,4 milliard d’euros qu’elle a mis sur la table (part réservée aux vaccins, traitements, tests), car « seuls les meilleurs projets obtiendront le contrat », nous répond-t-elle.

Les fonds publics en Europe dévolus au futur vaccin ne viennent pas seulement des institutions européennes. Les États membres de l’UE ont également individuellement mis la main à la poche. Nous leur avons aussi demandé de quels montants il s’agissait. Seulement la moitié des États ont accepté de répondre à nos questions. L’Allemagne a par exemple débloqué 140 millions d’euros jusqu’au 1er avril (date de la réponse apportée à nos questions), la Hongrie 6 millions (en date du 6 avril), la Finlande 5 millions, les Pays-Bas 50 millions, le Royaume Uni près de 280 millions d’euros (250 millions de livres)… Les autorités françaises n’ont pas répondu à notre requête. Dans un article du 2 mai, Mediapart assurait qu’à ce jour, aucun budget spécifique n’avait été débloqué par l’État français pour la recherche sur le vaccin. Le ministère français de l’Enseignement supérieur et de la Recherche avait pourtant fièrement annoncé, au mois de mars 2020, la mise en place d’un fonds d’urgence pour la recherche sur le Covid (traitement et vaccin) de 50 millions d’euros. Mais après un mois et demi d’échanges de mails et de coups de téléphone, il n’a pas été en mesure nous dire quel montant avait été dirigé vers la recherche vaccinale ni même à quelle équipe de recherche la somme avait été allouée. Le ministère faisait toutefois cette réponse à Mediapart : « Le montant dépendra de l’avancement des projets mais les moyens nécessaires seront mis à disposition afin de développer les pistes sérieuses ». Vague.

La question de la transparence et de la traçabilité des fonds publics dédiés à la recherche vaccinale contre le Covid est généralisée en Europe. « Il est très difficile de savoir combien d’argent public a été investi dans le vaccin. Personne ne le sait réellement, à l’exception des entreprises et des entreprises bénéficiaires, analyse Viviana Galli de European Alliance for Responsible R&D and affordable medicine, puissante coalition rassemblant des associations de patients, des consommateurs et des ONG. Les gouvernements eux-mêmes n’ont pas ces données, ce qui veut dire qu’ils seront littéralement “aveugles” quand ils négocieront le prix d’un médicament avec les entreprises pharmaceutiques. Comment négocier un prix juste quand on ignore combien la recherche a coûté ? Et qui l’a financée ? »

Les États, et leur citoyens, risquent de payer deux fois le prix du vaccin

Gaelle Krikorian, responsable de la campagne d’accès aux médicaments essentiels de Médecins sans frontières (MSF), ironise sur « toutes ces conférences qui veulent envoyer le message qu’on serait “tous ensemble contre le méchant virus sans frontière”. Mais lorsqu’il s’agit d’avoir des informations précises, on a l’impression que c’est surtout une espèce de club des dirigeants qui discutent entre eux, presque sur un coin de table, en finissant de dîner, sans personne pour s’assurer qu’il y ait un minimum de transparence et de garanties. » Pourtant, le contenu de ces négociations est crucial : « Personne n’est clair sur quel est le plan, quels sont les deals, comment on fait pour qu’il n’y ait pas de monopole, pour assurer un accès équitable [au vaccin] à travers le monde », poursuit la chercheuse, condamnée à récupérer les quelques informations dont elle dispose « par la bande et de manière très informelle ».

Il y a le problème de l’opacité et de la traçabilité des fonds, mais aussi celui des conditions auxquelles ces fonds ont été attribués aux laboratoires privés. Après avoir interrogé tout le monde, Commission européenne, Banque européenne d’investissement, et le CEPI – pour Coalition for Epidemic Preparedness Innovations, organisme créé en 2017 et regroupant États, organisations philanthropiques et industrie pharmaceutique – le constat est sans appel : il semble que personne n’ait pensé à garder des droits sur le futur brevet du vaccin. L’enjeu est pourtant de taille.

« L’entreprise qui développera le vaccin en premier aura un énorme pouvoir de négociation avec les États, analyse Ancel·la Santos Quintano, du Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC), la fédération qui regroupe 41 associations de consommateurs de 31 pays d’Europe. Nous faisons face à une pandémie, ce qui veut dire que le monde entier va vouloir ce vaccin. Une entreprise qui dispose d’un monopole peut facilement demander beaucoup d’argent. » D’où, probablement, l’inflation d’annonces récentes sur des essais cliniques encourageants. Les États, et leur citoyens, risquent de se retrouver à payer deux fois le prix du vaccin : une fois par les fonds publics investis pour le développer, une seconde fois pour en acheter des doses pour les populations.

« Les résultats de recherche générés dans le cadre de l’action appartiennent au bénéficiaire qui les a générés », confirme un porte-parole de la Commission européenne à Investigate Europe au sujet des fonds européens. Les contrats visant à obtenir de l’argent pour la recherche sur le Covid-19 comprennent toutefois une obligation : rendre les données de recherche disponibles en libre accès dans les 30 jours suivant leur production. « Cela signifie que les utilisateurs finaux pourront accéder aux données, les exploiter, les reproduire et les diffuser sans frais pour eux », selon le porte-parole. Mais cela ne signifie aucun engagement sur l’accès au vaccin.

Le 13 mai, dans un article de l’agence Bloomberg [5], le patron de Sanofi avait suscité l’indignation en Europe en annonçant que si les recherches de son entreprise pour un vaccin aboutissaient, le vaccin serait distribué en priorité aux États-Unis. La raison : c’est le gouvernement des États-Unis qui a investi le plus auprès de la firme pour ce vaccin. Combien exactement ? 30 millions de dollars pour les recherches pré-cliniques nous a répondu Sanofi, avant donc d’éventuels essais sur un potentiel vaccin.

Leïla Miñano / Investigate Europe (avec Rachel Knaebel)

Investigate Europe est un projet pilote pan-européen : une équipe de neuf journalistes travaillant dans huit pays européens, qui enquêtent sur des sujets ayant une résonance sur l’ensemble du continent. Chacune des enquêtes est publiée dans les colonnes de leurs partenaires médias européens, dont Bastamag fait partie – parmi eux : Tagsspiegel (Allemagne), EuObserver (UK), Newsweek Polska (Pologne), Publico (Portugal), Infolibre (Espagne), Aftenposten (Norvège), Corriere della Sera (Italie), Efsyn (Grèce), Falter (Autriche), Dagen Arbet (Suède), The Black Sea (Roumania), Ugebrevet A4 (Danemark), Pot Crto (Slovenie). Leur travail est financé par des bourses et des fondations, ainsi que des contributions de lecteurs. En savoir plus sur le projet et sur les journalistes ayant travaillé sur cette enquête : www.investigate-europe.eu.

Photo de une : CC Hospital Clinic via flickr.

Notes

[1D’après les informations obtenues par Investigate Europe et Basta !, la Commission a promis 1,4 milliard d’euros au total lors de la conférence des donateurs du 4 mai : dont 1 milliard d’euros de subventions et 400 millions d’euros de garanties sur des prêts.

[2Dans un communiqué de presse.

[3Voir le communiqué de presse du 14 avril.

[4Voir sur le site de l’OMS.

[5Voir ici.

Publié le 23/07/2020

L’effet boomerang

 

par Pierre Rimbert  (site monde-diplomatique.fr)

 

Au matin du 26 juin 2016, lorsque courtiers de la City et politistes londoniens découvrirent le résultat du référendum sur le Brexit, ils firent pour calmer leur épouvante le raisonnement suivant : si les provinces désindustrialisées avaient choisi de quitter le train du progrès européen, c’est forcément qu’on leur avait menti. Six mois plus tard, avocats d’affaires new-yorkais et développeurs de San Francisco ne s’expliqueraient pas autrement l’élection de M. Donald Trump : sur les réseaux sociaux, des « trolls » russes avaient intoxiqué les ploucs du Midwest. Les fake news, concluaient-ils, provoquaient les mêmes ravages sur l’information que le populisme sur la politique. Les deux d’ailleurs ne faisaient qu’un.

Cette conviction-là signe l’aveuglement d’un groupe social, celui des diplômés du supérieur qui partout occupent le pouvoir. Aux États-Unis, 600 000 « morts de désespoir » (suicide, overdose, alcoolisme) recensés entre 1999 et 2017 chez les Blancs peu instruits âgés de 45 à 54 ans (1) n’ont pas suffi à faire de cette hécatombe une question médiatique majeure — du moins jusqu’à l’élection de M. Trump. En France, un rapport officiel qui évaluait à 192 000 le surcroît de décès dans le bassin minier du Nord au cours des 65 dernières années — près de 3 000 morts par an, donc —, n’a fait l’objet d’aucune reprise dans les médias nationaux l’année de sa publication (2). Ici, pas de « fausses nouvelles » : pas de nouvelles du tout.

Démocrates new-yorkais et technocrates européens ont trouvé dans les médias dominants l’allié naturel pour guerroyer contre le « populisme » informationnel

Deux mondes disjoints, dont l’un détient, en plus du reste, le monopole de l’information sur l’autre : il n’en fallait pas davantage pour qu’une partie de la population prête par contrecoup crédit à tout ce dont la presse « officielle » ne parle pas. Quand on vit une « réalité alternative » à celle que relate le New York Times, les « faits alternatifs » loufoques démentis dans ses colonnes jouissent de ce seul fait d’une présomption de vérité. Pareille situation ouvrait aux démagogues de la droite conservatrice un boulevard qu’ils ont emprunté sans tarder. Ainsi, depuis quelques années, la bataille idéologique s’est-elle déplacée sur le terrain des médias et de l’information.

En 2019, M. Trump a utilisé 273 fois l’expression fake news dans ses tweets (3), tant pour galvaniser ses troupes que pour renvoyer ses critiques au même néant que celui où le Washington Post confine les porteurs de casquettes rouges « Make America Great Again ». Interrogé par Fox News (25 juin 2020) sur cette stratégie, le président américain a expliqué  : « Je ne pense pas avoir le choix. Si je ne m’attaquais pas aux médias, je vous garantis que je ne serais pas ici avec vous ce soir. » De la Hongrie à la Pologne en passant par le Brésil, les « hommes forts » au pouvoir lui ont emboîté le pas.

À l’inverse, les dirigeants libéraux ont érigé en priorité politique la lutte contre les « infox » disséminées sur les réseaux sociaux. « La montée des fausses nouvelles est aujourd’hui totalement jumelle de cette fascination illibérale », affirmait M. Emmanuel Macron lors de ses vœux à la presse le 3 janvier 2018. « Nous devons allouer plus de ressources à la lutte contre la désinformation », a exhorté en juin dernier M. Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne, alors qu’un document de l’Union accusait « certains pays tiers, en particulier la Russie et la Chine », de mener des « campagnes de désinformation » visant « à miner le débat démocratique, à exacerber la polarisation de la société (4) ».

Démocrates new-yorkais et technocrates européens ont trouvé dans les médias dominants l’allié naturel pour guerroyer contre le « populisme » informationnel que constituent à leurs yeux les fake news. Les uns et les autres jugeant les sociétés libérales aussi apaisées, satisfaites et unies qu’ils le sont eux-mêmes, tout propos susceptible d’« exacerber la polarisation » doit tomber sous le coup de la loi. Cette fusion du pouvoir et du contre-pouvoir a pris en mai dernier une forme cocasse quand le site Internet du gouvernement français recommandait la lecture d’articles du Monde ou de Libération pour tordre le cou aux fausses rumeurs sur l’épidémie de Covid-19, au point d’embarrasser les bénéficiaires de cette publicité intempestive. Des législations anti-infox votées en France ou en Allemagne, des éditoriaux du New York Times et du Guardian suinte un même ensemble de certitudes : les grandes entreprises journalistiques détiennent le monopole de la vérité ; les critiquer, c’est attaquer la démocratie. Il y a quelque chose de touchant à voir deux institutions zombies, les médias d’information et la démocratie libérale, se faire la courte échelle.

Car comment croire encore à leur fable ?

Les faux charniers de Timişoara (1989), les bobards de la guerre du Kosovo (1999), les mensonges de la guerre du Golfe (2003), le dénigrement médiatique des mouvements sociaux, la négation des violences policières, les faux scoops érigés en révélations furent relayés par les plus prestigieux organes journalistiques. Plus puissantes qu’une armée de « bots » chinois, les chaînes d’information en continue en quête d’audience et les algorithmes de Facebook avides de clics sont les usines à fake news officielles de nos sociétés si éprises de vérité qu’une vague de licenciements économiques s’y nomme « plan de sauvegarde de l’emploi ». Le journalisme de marché avait presque épuisé son crédit quand la démesure affabulatoire de M. Trump lui a fourni matière à se ravigoter. Vétuste béquille : le prochain effet boomerang s’annonce spectaculaire.

 

Pierre Rimbert

Publié le 22/07/2020

Une avant-garde municipaliste pour les mouvements sociaux

 

Par Collectif (site regards.fr)

 

De nombreuses initiatives émergent, à l’occasion des élections municipales de mars 2020, pour une réappropriation du politique par les citoyens. Réflexions sur le passé et l’avenir du municipalisme.

Listes citoyennes, campagnes de plaidoyer, référendums d’initiative citoyenne, confluences de partis, assemblées locales, élections sans candidat… Plusieurs expériences se réclament du municipalisme et invitent à revisiter son histoire en regard des débats actuels sur les stratégies de transformation sociale. Les mouvements sociaux doivent en effet s’intéresser à la question du municipalisme : le nouveau municipalisme s’inscrit dans la redéfinition de la place des institutions locales et municipales au sein des stratégies de transformation des sociétés. Il peut être défini comme un ensemble de pratiques politiques et d’actions locales visant à la mise en place d’alternatives et de démarches d’autogouvernement, qui partent du local dans une perspective de changement global.

Un retour sur l’histoire du municipalisme remet en perspective de nombreux débats actuels. Dans toutes les civilisations, les formes de gouvernement relient des sociétés et des territoires historiquement constitués. Le politique naît du gouvernement de la Cité et l’organise. Dans le passage du féodalisme au capitalisme, les villes vont suivre une évolution qui deviendra contradictoire : la ville se libère des liens féodaux et s’érige en commune – « L’air de la ville rend libre » –, mais les villes vont aussi inventer la matrice du capitalisme et de la bourgeoisie.

Aux origines, les communes révolutionnaires

Le débat est très tranché dans la Première Internationale. Les courants radicaux du municipalisme trouvent leurs sources dans l’histoire révolutionnaire : la transformation d’une ville capitale en « Commune », la libération des territoires pour contester et réinventer les pouvoirs par rapport aux États. La référence part de la Commune de Paris, mais s’étend à celles de Petrograd en 1917, Hambourg en 1923, Barcelone en 1937. Une autre approche, « possibiliste », est celle du socialisme municipal. Ce dernier allie une conception locale du socialisme avec la tradition communautaire communale illustrée par les chartes locales du Moyen Âge et par les biens communautaires.

Qu’attendre des élections locales et des pouvoirs locaux dans une perspective de transformation sociale radicale ? On peut les considérer comme une étape pour le pouvoir d’État, vers le pouvoir national. Progressivement, le gouvernement municipal est apparu comme une réponse à la ségrégation urbaine, et au cantonnement de la classe ouvrière et des couches populaires dans les banlieues. Il s’agit alors de rechercher une amélioration des conditions de vie des couches populaires à l’échelle locale – à travers, notamment, la maîtrise du foncier, la construction de logements et les services publics municipaux.

Des expériences d’autogouvernement

Dans la deuxième partie du XXe siècle, à la révolution urbaine liée à l’industrialisation va succéder une nouvelle révolution urbaine caractérisée par la mondialisation financière et néolibérale. L’équilibre des pouvoirs et la place des pouvoirs locaux vont être bouleversés. La décolonisation produit des villes en développement, des villes informelles et des quartiers autoconstruits.

Dans les années 1980, des pratiques d’autogouvernement à l’échelle communale vont se dégager : le « municipalisme libertaire » de Murray Bookchin, l’expérience zapatiste des Chiapas, les budgets participatifs de Porto Alegre… D’autres réseaux cherchent à ralentir la ville, à augmenter sa résilience par des relocalisations. Les questions écologiques et démocratiques sont mises en avant.

C’est dans ce contexte qu’a émergé, depuis 2011, « le mouvement des places » dans plusieurs villes du monde. Il renoue avec les occupations de places pendant la période 1960-1975, les « mai 68 dans le monde ». En occupant les places, les mouvements réinvestissent le centre des villes, ils cherchent à se réapproprier l’espace public et à s’y installer. Ils ouvrent ainsi une nouvelle phase du municipalisme.

Une option stratégique face à la mondialisation

Une stratégie municipaliste dépend des facteurs propres à chaque territoire. Pour les mouvements sociaux, tout commence généralement par des luttes locales, des actions de plaidoyer et la construction d’alternatives concrètes. Les villes sont des lieux d’action privilégiés pour la lutte contre le changement climatique. Il s’agit également de mettre en œuvre des pratiques démocratiques qui préfigurent les expériences d’autogouvernement à travers des comités de quartier et des assemblées populaires.

L’un des enjeux porte sur une réappropriation des communs accompagnée par la mise en place de nouvelles gouvernances des ressources. Toutefois, les expériences municipalistes actuelles doivent prendre en compte les limites de l’action locale, en particulier le poids de la dette et les nouvelles formes de gouvernementalité. L’alliance entre mouvements sociaux et municipalités progressistes constitue une échelle pertinente pour construire des alternatives locales et des utopies concrètes qui résistent à la marchandisation, la financiarisation et aux replis identitaires.

Le municipalisme permet d’envisager une transformation de « l’intérieur » et de « l’extérieur » des institutions en constituant des alliances et d’éventuelles plateformes. D’une part, le municipalisme permet d’approfondir les pratiques nécessaires d’organisation de quartier, de construction d’alternatives locales et d’autogestion. Cet enracinement local permet de reconstruire les bases sociales indispensables à tout mouvement social. D’autre part, le municipalisme permet d’envisager une transformation des politiques publiques locales qui tend vers des formes d’autogestion et d’autogouvernement. Ces enjeux de démocratie locale participent également à une redéfinition des notions de citoyenneté sans limitation de celles-ci à l’échelle « nationale ».

Des villes en réseaux

La dimension internationale du nouveau municipalisme se retrouve dans le mouvement altermondialiste, au travers des forums des autorités locales ou des forums des autorités locales de périphéries qui ont accompagné les forums sociaux mondiaux depuis 2001. Les associations internationales de villes – notamment Cités et gouvernements locaux unis (CGLU), la plus importante d’entre elles – mettent en avant le droit à la ville et le choix d’une ville solidaire contre la ville compétitive. Elles favorisent aussi l’alliance entre les autorités locales et les mouvements sociaux et citoyens.

Ce sont les réseaux de villes qui permettent d’élargir la vision et l’action des municipalités et du municipalisme. Internationaux, mais aussi régionaux ou nationaux, ils permettent de resituer le local dans des approches plus larges. Ils combinent la définition d’alternatives, à partir de la diversité des situations, et la popularisation de ces propositions. L’identification des réseaux permet d’explorer les terrains d’un programme alternatif : lutte contre la dette et le libre-échange, gestion de l’eau, accueil des migrants, etc.

Au sein d’un réseau coexistent des villes associées qui résistent et élargissent (par exemple, pour le réseau des villes hospitalières, celles qui se contentent de se déclarer villes hospitalières), et des villes motrices qui définissent les alternatives (égalité des droits et citoyenneté de résidence).

Un projet de transition

Le municipalisme s’inscrit dans une démarche stratégique, dans l’articulation entre urgence et alternative. Dans l’urgence, les municipalités peuvent être les points d’appui des résistances quant à l’orientation des services publics, des marchés publics et de l’emploi, de la citoyenneté de résidence, de l’égalité, du développement local, etc. L’inscription de ces actions dans la définition d’un projet alternatif est nécessaire afin de lui donner un sens, y compris pour résister. Ce projet est celui de la transition sociale, écologique et démocratique. Il se cherche à travers de nouveaux concepts, de nouvelles notions : le bien commun, la propriété sociale et collective, le buen vivir, la démocratisation de la démocratie, etc.

L’alliance stratégique est à construire entre les institutions locales et les mouvements sociaux et citoyens (appellations plus précises que celles de société civile ou d’association). Elle permet d’envisager un renouvellement de l’action politique, à l’instar de la municipalité de Barcelone et du mouvement En comùn. Différents acteurs économiques peuvent se fédérer – entreprises de l’économie sociale et solidaire, entreprises municipales, publiques, locales – autour du refus de la rationalité dominante (« marchandiser, privatiser, financiariser ») en mettant en avant une démarche fondée sur le respect des droits fondamentaux.

Le temps long du municipalisme

Il s’agit de redéfinir l’articulation des échelles d’intervention dans le rapport entre les sociétés et les territoires. Au niveau local : la démocratie de proximité, les alternatives locales, les services publics, les territoires. Au niveau national : les politiques publiques, l’État, une large part de la citoyenneté. Au niveau des grandes régions : le culturel et la géopolitique. Au niveau mondial : le droit international, les migrations, le climat et l’hégémonie culturelle. Du point de vue des priorités et des formes, l’articulation dépend des situations et des contextes. Les situations locales et nationales gardent leur importance par rapport aux échelles régionales et mondiales.

Le nouveau municipalisme renverse la conception de la transition qui accorde une priorité quasi exclusive à la prise du pouvoir d’État pour la transformation des sociétés. Ce renversement dégage le municipalisme et l’économie sociale et solidaire de leur enfermement dans le réformisme et dans l’économie réparatrice. Sans nier l’importance des ruptures, il rappelle l’importance du temps long et donne une portée nouvelle aux pratiques alternatives et à l’émergence de rapports nouveaux dans la société.

 

Par le groupe de travail « Municipalisme et mouvements sociaux » du réseau Intercoll : david Gabriel Bodinier, Magali Fricaudet, Gustave Massiah et Élise Monge

Le site intercoll.net s’inscrit dans l’ambition de construire un intellectuel collectif international des mouvements sociaux. Il se donne pour objectif de participer au renouvellement du mouvement altermondialiste, et construit un réseau de sites de mouvements sociaux. Le site est multilingue (anglais, arabe, espagnol, français, mandarin, portugais et bientôt hindi) et les groupes de travail cherchent à faire avancer la définition des stratégies des mouvements sociaux par thématique et par grande région. Intercoll participe activement aux mobilisations altermondialistes : forums sociaux (Porto Alegre, Tunis, Barcelone…), Tribunal permanent des peuples, Marche Jai Jagat (New Delhi), Université des mouvements sociaux (France), Grande transition (Montréal), etc.

Publié le 21/07/2020

Laurent Joffrin pour reconstruire la gauche: au secours, le Hollandisme revient!

 

Par Stéphane Alliès (site mediapart.fr)

 

Le directeur de Libération annonce le lancement d’un appel à refonder un parti d’union de la gauche, entreprise à laquelle il entend se consacrer à plein temps. Le spectre de François Hollande, qu’il en soit l’imam caché ou non, plane sur le texte. Une tentative de recyclage d’une gauche « moins-disante », qui profiterait de l’« anti-Macron », comme elle avait su profiter de l’« anti-Sarkozy ».

·  Laurent Joffrin vient d’annoncer à la rédaction de Libération son souhait de se lancer dans une entreprise de reconstruction-réunification de la gauche en vue de la présidentielle de 2022. Celui qui dirigea en alternance pendant plus de 40 ans Le Nouvel Observateur et Libé s’imagine désormais en fédérateur, dans la foulée d’un appel aux airs de synthèse molle de ce qu’il reste des partis de gauche.

En revanche, les journalistes de Libération s’opposent à ce qu’il conserve des fonctions au sein du titre et à ce qu’il continue de chroniquer dans leurs colonnes.

Même si l’appel qui sera dévoilé lundi ne sera pas signé par des politiques, la tentation est grande d’y voir derrière une tentative pour son alter ego générationnel François Hollande de revenir au premier plan. Ce même François Hollande avec qui Joffrin a rédigé son livre Les Leçons du pouvoir (Stock, 2017), un immense succès de librairie qui a toujours entretenu chez le président sortant l’espoir d’un « come back » (même si son livre suivant a en revanche fait un bide).

Laurent Joffrin est au journalisme ce que François Hollande est à la gauche : une trahison bonhomme de toute espérance, même raisonnable, de remise en cause de l’ordo-libéralisme dont s’est si bien accommodé le pouvoir sortant, que résume bien la continuité naturelle entre hollandisme et macronisme. Et qu’incarne à merveille Laurent Joffrin, lui qui a siégé au conseil d’administration du think tank « En temps réel », comme ensuite un certain Emmanuel Macron.

Joffrin et Hollande personnifient tous deux ce progressisme du leurre, qui dit et promet l’inverse de ce qu’il fait. L’un présente la finance comme adversaire, avant de s’en faire l’alliée. L’autre est capable d’imaginer un forum Libération à Libreville (où l’on retrouva un débat sur « le défi de l’indépendance de la presse »), moyennant 3 millions d’euros versés par l’agence publique gabonaise.

C’est le retour des fossoyeurs. Depuis plus de vingt ans, ils ont liquidé la gauche, sa presse et son parti de gouvernement. L’un a fait fuir les lecteurs, l’autre l’électeur.

Ils sont sexagénaires, blancs et n’ont d’autre audace plutôt que de prendre leur retraite que le retour au pouvoir. Un retour qui s’orchestrerait via un nouveau cheminement, ne reposant in fine que sur le vote utile face à Le Pen, habillé dans un discours « anti-Macron » (le titre du livre à paraître de Laurent Joffrin). Après tout, Hollande n’a-t-il pas gagné en 2012 en se contentant d’incarner un moment « anti-Sarkozy » ?

À la lecture du texte de l’appel de Joffrin (dans la version révélée par L'Obs), qui devrait être signé par une centaine de personnalités, le niveau d’enthousiasme oscille entre celui d’un pendu et celui de sa corde.

Dès son introduction, la potence est déjà visible. « L’espoir renaît », y est-il affirmé d’emblée, car « cette gauche qu’on disait faible, désunie, impuissante, vient de remporter des dizaines de mairies et de conquérir plusieurs métropoles ». Curieuse profession de foi que de s’inscrire dans la dynamique d’un scrutin ayant mobilisé un tiers de votants.

Foin de l’abstention, la gauche s’accommode depuis longtemps déjà d’être victorieuse sans le peuple, place désormais à « un nouveau mouvement, qui englobe et dépasse les formations de la gauche historique » et qui rassemblerait « la jeunesse éprise d’engagement pour la planète », « des femmes et des hommes qui veulent que leur combat pour la justice trouve une issue globale à travers une convergence des valeurs », et « des militants associatifs ou syndicaux qui savent que la politique est un débouché nécessaire », sans oublier bien sûr « des entrepreneurs soucieux à la fois de l’avenir de la planète et de la cohésion nationale »

La manœuvre parviendra-t-elle à faire oublier les fautes et les errances passées ? « L’espoir » peut-il renaître sur les fondements du socialisme de l’offre, de la mort de Rémi Fraisse et des interdictions de manifestations ? L’électorat de gauche peut-il passer l’éponge sur la tentative de déchéance de nationalité, l’état d’urgence permanent, le renoncement à toute ambition européenne et écologique, le refus dogmatique de nationalisation, la laïcité de fer virant à l’islamophobie, l’accueil des étrangers façon Leonarda ?

Finalement, qu’importe si l’initiative de Laurent Joffrin a pour but ou non de relégitimer François Hollande, ce président empêché par la réalité de se représenter. Si ce n’est lui qui en profite, ce ne pourra être que l’un de ses disciples de la gauche « moins-disante », tant la suite du texte emprunte à la philosophie du hollandisme, façon synthèse de congrès aussi molle que béate.

L’écologie doit ainsi être « au cœur de l’action publique », via un État qui aura « tout son rôle pour réorganiser notre économie », avec la solidarité comme « impératif catégorique ». Car « l’égalité » est la seule garantie de pouvoir réaliser « l’union nécessaire autour des valeurs républicaines de laïcité et d’égalité ». Et si le « sauvetage de la planète est prioritaire », le changement « radical » de « l’orientation de l’économie » doit aboutir à une « croissance écologique ».

On peut déjà parier sur les contours idéologiques de cette nouvelle vieille gauche : antiracisme moral d’un Julien Dray des années 1990 (oseront-ils encore la promesse du droit de vote des étrangers ?) ; réinvention d’un modèle social-démocrate façon Bad Godesberg vers une social-écologie que ne renierait pas un Laurent Fabius des années 2000 ; républicanisme, mystique de la nation et autoritarisme policier du Manuel Valls des années 2010…

Le processus veut enfin s’appuyer sur des « assises sociales et écologiques », une référence aux Assises de la transformation sociale organisée en 1994 par Jean-Christophe Cambadélis, prélude à la gauche plurielle d’alors. Conscient ou non, ce modèle est illusoire tant son périmètre politique ne correspond plus à la réalité du progressisme, au sens noble et non

La gauche plurielle n’est plus rien et tente de se reconstruire modestement et localement. L’initiative de Joffrin fait davantage penser à l’éphémère et oublié « Hé oh la gauche ! » de 2016, qui a réuni en tout et pour tout la pluralité des opportunistes un temps passés par des partis de gouvernement, avec l’ambition originelle de faire réélire Hollande. La déferlante s’était terminée en vaguelette, Manuel Valls remplaçant Hollande avant de s’incliner lourdement face à Benoît Hamon. La solidité de l’édifice médiatico-sondagier s’était alors révélée dans la réalité des isoloirs.

Derrière Joffrin (comme derrière Daniel Cohn-Bendit et son initiative vaine de primaire de gauche ouverte à Hollande en 2016), on retrouve la gauche d’hier, qui s’active pour empêcher tout lendemain chantant autrement que d’une voix raisonnable. Cette gauche d’hier qui veut encore être là demain, en continuant aujourd’hui de s’enferrer dans le déni des renoncements passés.

Il ne faut pas attendre de Joffrin une autocritique sur sa responsabilité dans la chute de Libération depuis vingt ans, éditoriale (malgré l’incontestable talent de sa rédaction) comme financière (malgré les aides renouvelées de l’État à la presse).

Comme depuis plus de vingt ans il ne faut pas davantage attendre de Hollande une quelconque remise en cause de sa responsabilité dans l’effacement progressif du socialisme. Aucun examen de conscience de son quinquennat, comme du 21 avril 2002 (mis sur le compte de la désunion à gauche et elle seule), le 29 mai 2005 (où la défaite de sa majorité socialiste au référendum européen n’a entraîné aucun revirement stratégique sur l’UE).

La suite de l’histoire dira si l’initiative est une nouvelle tentative de recyclage de ce « socialisme d’accompagnement », afin de renouveler l’adhésion majoritaire à un « bloc bourgeois », minoritaire en toute autre circonstance que la Ve République. Une ré-adhésion similaire à celle qu’assura Macron, au terme du quinquennat désastreux de Hollande.

Publié le 20/07/2020

Pourquoi les gilets jaunes n’ont-ils pas vu la couleur des quartiers ?

 

Entretien par Pierre Jacquemain (site regards.fr)

 

Inégalités territoriales et sociales, violences policières… Malgré des combats partagés, la convergence entre le mouvement des « gilets jaunes » et les mobilisations des banlieues populaires n’a pas eu lieu. Nos trois invités, impliqués dans ces luttes, discutent de l’isolement politique des « quartiers ».

Assa Traoré. Sœur d’Adama Traoré, mort en juillet 2016 à la gendarmerie de Persan après une arrestation brutale, elle est la porte-parole du comité Vérité et justice pour Adama. Ella a publié avec Elsa Vigoureux le livre Lettre à Adama (éd. Seuil, 2017).

Marie-Hélène Bacqué. Sociologue et urbaniste, professeure à l’université Paris Ouest, elle a participé à la création de la coordination nationale des quartiers populaires Pas sans nous, et dirigé avec Éric Charmes l’ouvrage Mixité sociale, et après ? (éd. Puf-Vie des idées, 2016).

Azzédine Taïbi. Maire communiste de Stains et conseiller départemental de Seine-Saint-Denis, il se mobilise régulièrement avec d’autres élus de son département contre les inégalités de traitement dont est victime leur territoire.

 

Regards. Quel regard les quartiers populaires portent-ils sur le mouvement des gilets jaunes ?

Assa Traoré. Avec le Comité Adama, dès la deuxième semaine de mobilisation, nous avons décidé de soutenir les gilets jaunes et de lancer un appel. Au départ, on nous disait qu’il ne fallait pas y aller parce qu’on y entendait des propos racistes. Nous avons très vite compris qu’il s’agissait d’un mouvement qui pouvait être récupéré et qu’il fallait stopper cette récupération politique. Ça a tout de suite été le sens de notre démarche. On ne peut pas parler de ce mouvement sans parler de nous, sans parler des quartiers populaires. Qui, mieux que les quartiers populaires, peut parler de la pauvreté, de la précarité, du mal-logement et de la violence policière ? Nos voix sont aussi importantes que celles des autres. Donc nous ne rejoignons pas ce mouvement : ce mouvement nous appartient, il fait partie de notre histoire.

 

Marie-Hélène Bacqué. Une bonne partie des gilets jaunes vient de territoires où vivent des classes populaires. C’est la « France des petits-moyens », pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif. Tout dépend donc de ce que l’on qualifie de quartiers populaires. Si l’on restreint ceux-ci aux banlieues populaires qui ont une histoire sociale et politique spécifique, leurs revendications rencontrent largement celles des gilets jaunes en termes de redistribution sociale et de démocratie. On a cependant pu observer des hésitations parmi les habitants des banlieues populaires et leurs organisations à s’associer au mouvement des gilets jaunes, pour plusieurs raisons. D’abord parce que ces revendications ne sont pas nouvelles dans les banlieues populaires. J’ai pu entendre des réflexions comme : « Je suis un gilet jaune depuis bien longtemps, mais on ne nous entend pas ». Ensuite parce que les habitants des banlieues populaires se rappellent avoir été seuls lors des révoltes de 2005. Par ailleurs, au départ de la mobilisation, on a relevé des réactions racistes ou anti-immigration. Et enfin, il y avait une crainte que les violences de certaines manifestations ne soient directement attribuées aux « jeunes des quartiers » racialisés. Cela n’a d’ailleurs pas manqué dans les commentaires des médias. Sous-jacente à cette hésitation et cette discussion est posée la question de la discrimination. Mais il faut quand même relever, outre la position du Comité Adama, une série de convergences locales comme à Angers, à Clermont-Ferrand ou encore à Rungis.

Azzédine Taïbi. Le mouvement des gilets jaunes est clairement et profondément un mouvement populaire. Les classes populaires et moyennes y sont très largement représentées. Et dans le populaire, il y a le peuple. Mais j’ai très vite senti qu’il y avait une certaine résonance entre les revendications portées par ce mouvement et ce que je peux entendre, par exemple, dans les quartiers populaires de ma ville, Stains. La seule différence, c’est que les mobilisations portées par le milieu associatif et les habitants des quartiers populaires n’ont jamais été prises en compte. Elles ont même souvent été stigmatisées, y compris par les forces de gauche. Une gauche qui ne s’est pas non plus mobilisée – ou très tardivement, par exemple après la mort d’Adama Traoré. Ce qui est regrettable, c’est que ce qu’ont pu obtenir les gilets jaunes – même s’ils n’ont finalement pas obtenu grand-chose – nous rappelle que les revendications et les critiques que nous formulons depuis plusieurs années ne sont jamais ne serait-ce que considérées. S’il y avait eu du courage et une volonté politique, après 2005 notamment, on aurait pu imaginer un sursaut de la République. Ça n’a pas été le cas.

Pourquoi a-t-on fait ce reproche aux jeunes des quartiers populaires d’être absents des mobilisations des gilets jaunes ?

Assa Traoré. Quelque chose me dérange dans les perceptions de la banlieue : il n’y a pas que des jeunes. On associe le mot « quartier » à celui de « jeune ». Cela veut dire que les jeunes ne sont même pas considérés comme des adultes. Le doigt pointé sur cette jeunesse-là continue de l’être quand ils sont adultes, quand ils sont pères ou mères de famille. Il faut arrêter : dans ces quartiers, il n’y a pas que des jeunes…

« La place des jeunes des quartiers dans cette mobilisation relève parfois du fantasme : on veut les voir. Mais on veut les voir pour quoi ? Les voir se faire tuer ? »
Assa Traoré

Vous discutez avec cette jeunesse qui, malgré tout, existe dans les quartiers. L’invitez-vous à rejoindre les cortèges des gilets jaunes ?

Assa Traoré. Honnêtement, je n’enverrais même pas mon petit frère dans le mouvement des gilets jaunes. Je pose toujours cette question : si l’on met un jeune noir ou arabe à côté d’un gilet jaune blanc, urbain, sur qui la police va-t-elle tirer en premier ? La réponse est malheureusement évidente. Alors, bien sûr, j’entends ceux qui nous disent que les jeunes des quartiers ne sont pas venus sur les Champs-Élysées ou dans les mobilisations des gilets jaunes, mais il faut comprendre cette jeunesse-là. Dans nos quartiers, il y a des luttes, aux abords des quartiers, il y a des combats. Les jeunes ne sont pas obligés de venir dans ces mobilisations, ils ne sont pas de la chair à canon pour les rues de Paris. La place des jeunes des quartiers dans cette mobilisation relève parfois du fantasme : on veut les voir. Mais on veut les voir pour quoi ? Les voir se faire tuer ? Nous, nous n’avons même pas besoin d’aller manifester dans la rue, on vient nous tuer dans nos quartiers.

Marie-Hélène Bacqué. « Où sont les jeunes des quartiers populaires ? », cette question est en effet revenue souvent dans les médias alors que, au même moment, les lycéens se mobilisaient en Seine Saint-Denis – notamment sur des enjeux liés à la justice sociale proches de ceux des gilets jaunes. Encore une fois, la question est de savoir de qui et de quels territoires on parle. L’opposition entre banlieues populaires et grande périphérie faite notamment par des intellectuels comme Christophe Guilluy est de ce point de vue trop simpliste. Il y aurait, schématiquement, d’un côté des territoires assistés habités par des immigrés ou enfants d’immigrés et, de l’autre, des territoires laissés pour compte peuplés de « Blancs » pauvres qui travaillent et qui n’arrivent pas à s’en sortir. C’est plus compliqué que cela, d’abord parce que dans toute une partie des banlieues populaires, comme dans les grandes périphéries, on observe les mêmes inégalités en termes de droit commun. Ensuite parce que ces territoires et leur avenir sont liés dans les choix de développement des métropoles. Cela souligne d’autant plus les enjeux de convergence des luttes.

Azzédine Taïbi. Il faut en finir avec cette idée que les populations des quartiers ne se mobiliseraient pas. Elles sont en permanence mobilisées, mais totalement ignorées et rendues invisibles par les médias. On peut faire le constat inverse : tous ces politiques qui ont soutenu les gilets jaunes, où sont-ils lorsque ça explose dans les quartiers ? Cela dit, je suis inquiet d’une dérive possible du mouvement. Pas du fait des gilets jaunes, mais de celui d’une dérive médiatique et politique bien organisée, y compris par le pouvoir actuel à l’approche des élections européennes. J’ai perçu cette tournure inquiétante après l’agression d’Alain Finkielkraut, à propos de laquelle on a pointé du doigt, quasi automatiquement, les quartiers populaires et les mouvements radicalisés dont ils seraient issus. C’est terrible et inquiétant d’ignorer ce piège dans lequel même la gauche s’est engouffrée. C’est pour moi une manipulation supplémentaire, qui se retourne contre les quartiers pour les stigmatiser un peu plus et pour détourner le regard de leurs véritables revendications.

« Il faut en finir avec cette idée que les populations des quartiers ne se mobiliseraient pas. Elles sont en permanence mobilisées, mais totalement ignorées et rendues invisibles par les médias. »
Azzédine Taïbi

Quelle analyse faites-vous de ce que la gauche a fait, ou pas fait, pour les quartiers ?

Assa Traoré. Une partie de la gauche instrumentalise les quartiers populaires. Après la mort de mon frère, la gauche a déserté. Elle a cherché parfois à se donner bonne conscience avec des tweets et des photos. Il y a des députés, il y a eu des ministres de gauche, ils sont garants de nos droits. Qu’ont-ils fait ? Je leur dis aujourd’hui : prenez vos responsabilités. Nous voulons du concret. Il y a aussi beaucoup de paternalisme chez certains représentants de la gauche qui trouvent en nous une forme de caution. Je veux leur dire que nous valons mieux que ça, que nos voix comptent et que ce combat pour les quartiers populaires ne peut pas se faire sans nous. Avec nos mots. Et nos voix. Je sais qu’ils vont vouloir venir à la marche du 22 juillet prochain en mémoire d’Adama pour être sur la photo. Ils seront les bienvenus, mais qu’ils assument jusqu’au bout et qu’ils parcourent les cinquante kilomètres avec nous, dans ce cas. Qu’ils ne se contentent pas de passer pour être sur les images.

Azzédine Taïbi. Je ne veux pas être pessimiste, mais je trouve que la situation a empiré depuis 2005. La vie des quartiers se dégrade. La question sociale, la question des discriminations et des injustices est beaucoup plus puissante qu’avant. La République d’une manière générale, et la gauche en particulier, ont abandonné les quartiers populaires. Je vois ce qu’elle aurait pu, ce qu’elle aurait dû faire depuis tout ce temps. Et nous n’en serions pas là aujourd’hui si elle avait réellement œuvré pour défendre les quartiers. Quant à Macron, il surfe tout simplement sur ce qui n’a pas été fait depuis plus de trente ans. Je ne déconnecte pas ma sensibilité de citoyen de celle de maire. Et c’est pour ça que j’ai décidé de lancer un recours contre l’État pour le mettre face à ses responsabilités.

Est-ce que la figure du précaire, du pauvre, est la même dans les banlieues populaires, dans les territoires ruraux ou dans les périphéries urbaines ?

Assa Traoré. Il y a de la précarité partout. J’ai conscience de la précarité qui existe dans le monde rural. Je ne suis pas là pour faire une hiérarchie de la précarité et dire que dans les communes rurales, elle est moins importante que dans les quartiers populaires. Mais il y a des catégories. Et nous, dans les quartiers populaires, nous appartenons à une sous-catégorie. Mon frère était considéré comme un sous-homme. Azzédine a raison, la situation s’est aggravée depuis 2005 et le racisme s’est banalisé. Auparavant, la France, contrairement aux États-Unis, masquait le racisme derrière la classe sociale. Il faut cesser de nier la réalité : il y a en France un racisme bien réel. Et hélas, les gilets jaunes n’ont pas échappé à cette dérive. Les violences à l’endroit des habitants des quartiers populaires, victimes de ce racisme, c’est le grand problème d’aujourd’hui qu’on ne veut pas voir.

Azzédine Taïbi. Il existe une forte envie de dignité dans les quartiers populaires. Il est insupportable que ce gouvernement veuille nier que, dans les quartiers populaires, il y a des formes de solidarité et de résistance. Elles sont pourtant réelles, c’est le cas à Stains par exemple. On sait qu’il y a un tissu de citoyens, d’habitants qui se mobilisent pour cette quête d’égalité et de dignité. Et c’est sans doute plus fort aujourd’hui que ça ne l’était par le passé où j’ai vu des gens baisser les bras. Mais avec la réduction des dépenses publiques, qui impactent les associations, les répercussions sont énormes. Et le tissu associatif, si nécessaire dans ces quartiers, se délite peu à peu.

Assa Traoré. Il est vrai que, souvent, on parle des quartiers comme s’ils n’avaient pas de passé, pas d’histoire. Comme si tout ne faisait que commencer. Avant nous, il y a eu le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues). Pourquoi n’en parle-t-on pas ? Le MIB et d’autres organisations ont fait beaucoup de choses. Notre voix devrait compter d’autant plus. C’est ce que nous disons aussi aux gilets jaunes : avant nous, avant eux, il y a eu des luttes dont il faut se souvenir. Nous ne venons pas de nulle part. Il faut respecter les personnes qui se sont soulevées pour nous. Il faut aussi respecter la mémoire de nos morts. Parce que nous mourons dans les quartiers. Et on n’a pas attendu les violences contre les gilets jaunes pour réclamer l’interdiction de l’usage des LBD (lanceurs de balles de défense).

Marie-Hélène Bacqué. La dénonciation de la violence policière n’est en effet pas nouvelle dans les banlieues populaires et elle n’a jusqu’à présent pas été entendue, de même que celle des contrôles au faciès. Plusieurs mouvements se sont structurés après 2005 sur ces enjeux et plus largement sur les enjeux d’égalité. Il y a eu notamment le grand tour de France qu’avait organisé l’association AC Le Feu, avec les cahiers de doléances. Et Assa a raison : on a l’impression que l’on repart à zéro, sans prendre en compte ce travail et cette dynamique. Or l’histoire des quartiers populaires est aussi une histoire des luttes qui appartient à notre histoire collective.

Assa Traoré. On le voit dans l’Éducation nationale, qui a un rôle très important. Quand j’étais à l’école, on ne m’a pas enseigné l’histoire sociale et politique des quartiers. Et pourtant, le rôle de la transmission, des cultures, de l’histoire, dès l’enfance à l’école, est primordial. Parce que c’est notre héritage commun. C’est la même chose quand l’école se refuse de parler de la colonisation ou de l’esclavage. Et quand on ne veut pas en parler, cela signifie qu’on refuse de l’assumer. Alors aujourd’hui, nous nous battons pour imposer cette histoire, notre histoire. Qui est celle de la France. Il nous faut assumer notre histoire.

Les grands projets franciliens, avec l’arrivée de nouveaux transports, le Grand Paris Express, les Jeux olympiques, les infrastructures nouvelles, sont-ils une opportunité pour les quartiers ?

Azzédine Taïbi. Il faut dire la vérité : ces projets ne profiteront pas à tout le monde. Voire, ils profiteront qu’à quelques-uns. Je veux croire qu’il est encore temps d’inverser la tendance. Les grosses boîtes qui vont se gaver sur le dos des infrastructures que nous allons payer ne doivent pas tourner le dos aux habitants. Il y a des compétences dans nos quartiers. Et les habitants ne sont pas là uniquement pour assurer le gardiennage de chantiers, la sécurité ou le ménage des bureaux. 80 % des infrastructures prévues pour les JO le sont en Seine-Saint-Denis. Cela veut dire qu’il doit y avoir des retombées pour nous et les départements limitrophes. On n’en prend pas le chemin, mais nous devrons amplifier la bataille pour que ce soit le cas.

Marie-Hélène Bacqué. Le projet du Grand Paris Express permettra de désenclaver certains territoires et favorisera la mobilité des habitants. Mais quand on fait le tour des sites des nouvelles gares, on voit surtout des opérations immobilières privées cherchant à attirer des classes moyennes et des investisseurs. Une fois encore, la question est de savoir pour qui se développe la métropole francilienne. Quant aux Jeux olympiques, les bilans faits au Brésil ou en Grèce montrent qu’il faut être plus que prudent sur leurs retombées positives.

Il y a un décalage entre ces grands projets et les besoins des quartiers, qui souffrent notamment de l’affaiblissement, voire de la disparition des services publics ?

Azzédine Taïbi. Oui, et je peux vous dire que nous sommes dans un moment très critique de la vie des communes populaires. À Stains, avec les habitants, je suis obligé de me battre tous les jours pour maintenir les services publics : la Poste, la Sécurité sociale, les impôts, etc. Mais je suis habitué à ne rien lâcher avec les habitants qui se mobilisent. Et il y a de quoi être en colère quand on voit qu’à Neuilly-sur-Seine ou à Levallois, on conserve les services publics. Leurs habitants n’ont pas besoin de se battre, eux. Certains maires ont fini par renoncer et accepter l’idée de créer des maisons des services publics, sans voir le piège qui leur était tendu. On nous l’avait proposé à Stains, mais je l’ai refusé parce que derrière cette idée de mutualisation, il y a de fait la disparition d’autres services publics considérés comme non rentables. C’est très inquiétant.

Assa Traoré. Pour que notre jeunesse participe à la construction de ce monde, à la construction de cette France, à la construction de leur propre vie, il faut un véritable service public, accessible et disponible pour tous. Aujourd’hui, le seul service public qui profite de la jeunesse des quartiers, ce sont les prisons. Investir dans les autres services publics, ce serait investir dans l’avenir de la jeunesse des quartiers. Mais l’État ne le veut pas, comme s’il considérait qu’elle est nuisible. Nous, nous disons que cette jeunesse va participer à la construction de la maison France. Les infrastructures publiques nous appartiennent aussi. Il faut arrêter de nous considérer comme « les terroristes des quartiers », comme on a surnommé mes frères.

« On commence à comprendre l’importance de la racialisation de la question sociale, les logiques d’altérisation des populations racisées, profondément ancrées dans les discours et les comportements. »
Marie-Hélène Bacqué

Pourquoi la question de la place des racisé-e-s dans l’espace public pose-t-elle problème ?

Assa Traoré. En France, on a tendance à se comparer aux États-Unis sur toutes les questions liées aux violences policières, mais pas sur les questions de racisme. De l’autre côté de l’Atlantique, on parle plus facilement du racisme d’État, par exemple. Chez nous, ce sera beaucoup moins clair, beaucoup moins assumé – alors que les actes sont là et que nos vies en dépendent trop souvent. Il faut donc imposer les personnes racisées dans l’espace public car leur voix compte. J’aimerais que des personnalités, des politiciens, des philosophes arrivent à assumer le mot de racisme.

Azzédine Taïbi. De mon point de vue, elle pose effectivement problème car le poids du passé colonial de la France est encore présent dans le débat politique et dans la manière dont nos institutions fonctionnent. La France refuse de reconnaître le fait colonial et les crimes qu’elle a pu commettre en son nom, principalement en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne. Or ce sont ces populations qui sont victimes de mépris, de discriminations et de racisme. Il est regrettable de voir, encore aujourd’hui, que la question du racisme et des discriminations est exclusivement portée par des collectifs et associations d’habitants des quartiers populaires – c’est le cas avec le combat que mènent Assa et le collectif Adama. Elle est aussi portée par des intellectuels, des historiens courageux, je pense à Pascal Blanchard par exemple, et concrètement par des équipes municipales progressistes et très engagées – c’est le cas à Stains.

Marie-Hélène Bacqué. La question de la discrimination est en train de rentrer dans le débat public, mais c’est un processus très long. En France, contrairement à d’autres pays, il est difficile de faire des études sur la discrimination car les statistiques ethniques sont interdites. Une série de travaux ont néanmoins mis en évidence cette réalité. On commence à comprendre l’importance de la racialisation de la question sociale, les logiques d’altérisation des populations racisées, profondément ancrées dans les discours et les comportements, y compris au plus haut niveau des institutions. Cela renvoie à ce disait Assa : il faudrait que la France arrive à se poser la question de l’héritage colonial et que ce soit un débat partagé. C’est l’histoire des racisés, mais c’est aussi l’histoire des Blancs.

Assa Traoré. Ce dont il faut se rendre compte, c’est que toute une partie de la population est entre la vie et la mort parce que, lorsque des jeunes sortent, ils peuvent se faire tuer. Et cela se passe en France, dans un État dont la devise est « liberté, égalité, fraternité ».

 

Entretien réalisé par Pierre Jacquemain

Publié le 19/07/2020

Sommet européen : les dirigeants ne veulent toujours pas toucher au grisbi

 

Thomas Lemahieu (site humanite.fr)

 

A la réunion des dirigeants européens, ce week-end, tous les regards se portent sur l’emprunt mutualisé proposé par Merkel et Macron. La position des Pays-Bas, de l’Autriche, du Danemark et de la Suède bloquait tout compromis vendredi. Le sommet a repris ce samedi matin. Mais pour rembourser cet emprunt, plutôt que d’adresser par le biais de l’austérité la facture aux peuples, il faut aller chercher l’argent là où il est : à la BCE, chez les ultra-riches et dans les paradis fiscaux. Décryptage des enjeux de ce sommet.

Chez les Vingt-Sept, quand on parle pognon, à partir d’un certain chiffre, tout le monde écoute… Mais si, face à la pandémie de Covid-19, les paroles changent un peu, chacun dans le chœur s’accroche à sa partition, et la rengaine reste largement identique. Ce vendredi et ce samedi, pour la première fois depuis le début de la crise sanitaire, économique et sociale, les chefs d’État et de gouvernement se retrouvent en chair et en os à Bruxelles pour une réunion du Conseil européen sur le budget 2021-2027 de l’Union européenne et le « plan de relance ». Pour les États membres, qui, en février, avant l’explosion de la pandémie, n’étaient pas parvenus à se mettre d’accord sur le montant du budget pluriannuel, les pommes de discorde s’additionnent donc, mais, avec leur proposition d’un vaste emprunt européen, déjà remodelée par la Commission d’Ursula von der Leyen, Angela Merkel et Emmanuel Macron espèrent faire d’une pierre deux coups : sur les 750 milliards d’euros couverts par Bruxelles, une partie (560 milliards) irait, selon le schéma examiné aujourd’hui, à la relance proprement dite sous la forme de subventions (310 milliards) ou de prêts (250 milliards), tandis que le reste (190 milliards) servirait à combler quelques trous béants dans le budget pluriannuel de l’UE.

Dans cette phase, la dizaine de zéros derrière les deux premiers chiffres peut impressionner, mais tout le monde l’admet d’ores et déjà, ça ne sera pas suffisant : une véritable reconstruction post-Covid-19 au sein de l’UE nécessiterait plutôt une enveloppe minimale avec une douzaine de zéros, comme la majorité du Parlement européen l’avait demandé au printemps, revendiquant un plan à 2 000 milliards d’euros, avant de rendre immédiatement les armes, une fois la proposition de Merkel et Macron mise sur la table à… 500 milliards d’euros ! Bref, derrière la baston sévère qui s’annonce au Conseil européen sur les conditions plus ou moins austéritaires qui seront ajoutées afin de cornaquer les prêts, mais également les subventions (lire ci-contre), il va en falloir, de l’argent, que ce soit pour rembourser la dette commune empruntée sur les marchés financiers et mutualisée pour la première fois à l’échelle de l’UE ou, mieux, pour se porter vraiment à la hauteur du défi… « Ce dont nous avons besoin, c’est d’argent frais, du sonnant et trébuchant, il ne peut s’agir simplement de réorganiser les lignes budgétaires », invite depuis des semaines David Sassoli, le président social-démocrate du Parlement européen. Mais, là-dessus, rien n’indique que les chefs d’État et de gouvernement soient déterminés à aller chercher les moyens nécessaires au sauvetage.

1. « Nouvelles ressources », un commode écran de fumée

Dans l’esprit du tour de passe-passe, proposé par Ursula von der Leyen pour boucler le budget pluriannuel grâce à une part de l’emprunt mutualisé, certains, à Bruxelles, reprennent des mesures envisagées avant la pandémie, sur fond de Brexit : comme chacun le sait depuis juin 2016, la sortie du Royaume-Uni de l’UE va occasionner une perte de près de 10 milliards d’euros par an pour les finances propres de l’UE. Ce qui a conduit la Commission à rechercher, avec l’aval des Vingt-Sept qui rechignaient à abonder le budget, des « ressources nouvelles » : contribution « verte » sur les plastiques non recyclés, ponction sur le marché des émissions de CO2, prélèvement sur une assiette commune consolidée pour l’impôt des « grandes entreprises bénéficiant du marché unique », taxe sur les géants du numérique (Gafa) ou sur les transactions financières…

Dans les institutions européennes, les macronistes prétendent souvent, ces dernières semaines, dégager par ce biais les moyens nécessaires au remboursement des emprunts mutualisés au niveau de l’UE. Une manière pour eux d’essayer de désamorcer la fronde des pays du nord de l’Europe. « C’est la Commission, et elle seule, qui remboursera la totalité des sommes à terme, avance ainsi Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur. En augmentant, par exemple, ses ressources propres avec de nouvelles taxes aux frontières, plus seulement sur les droits de douane pour les marchandises, mais sur le carbone ou les activités numériques. Voilà de quoi apaiser les craintes. » Au Parlement de Strasbourg, les eurodéputés LaREM sont sur la même ligne : « Nous ne nous satisferons pas de la seule contribution plastique, promet Valérie Hayer. Faisons porter la charge aux Gafa, aux multinationales qui pratiquent l’optimisation fiscale, aux grands pollueurs. »

2. Sans sursaut, la glaciation austéritaire menace

Cette fiction résiste mal à l’examen. De toutes les recettes évoquées pour financer l’UE, seule la contribution des États membres en fonction de leur gestion des plastiques à usage unique, qui, selon les estimations, pourrait rapporter un peu moins de 6 milliards d’euros par an – de quoi rembourser en 125 ans l’emprunt commun –, paraît à portée d’accord entre les Vingt-Sept. Toutes les autres idées de ressources propres ressemblent à ces serpents de mer, souvent évoqués, jamais attrapés. La taxe sur les transactions financières n’est, elle, même plus dans le paysage : relancée en 2019, elle a été tellement vidée de sa substance qu’elle ne rapporte plus, selon les projections officielles, qu’entre 1 et 3,5 milliards d’euros par an à l’UE…

Les autres instruments ne font pas du tout consensus entre les États membres et ont été enfouis dans les limbes de Bruxelles : ce sont les pays de l’Est de l’Europe qui font obstacle sur le carbone ou l’Irlande qui célèbre, avec Apple, la consécration par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) de son système de dumping fiscal (lire l’Humanité du 16 juillet) et qui, de ce fait, ne manquera pas d’entraver toute avancée sur la taxation des géants du numérique. Et ceci, alors même que les rendements respectifs de ces mesures ne mènent pas bien loin, allant de 1,5 à 5 milliards d’euros par an à l’échelle de l’UE ! Dans son scénario le plus optimiste, avec mise en œuvre immédiate d’une taxe sur les plastiques, d’un prélèvement sur les droits d’émission de carbone et d’un partage de la nouvelle assiette d’imposition sur les multinationales – ces deux derniers éléments demeurant purement hypothétiques –, la Commission table au mieux sur des recettes de 22 milliards d’euros par an.

Pour trouver les moyens nécessaires au financement du plan de relance post-Covid, il faut donc quitter les sentiers balisés par les traités et sortir de l’intox sur les « ressources propres » pour l’UE déployée à Bruxelles, mais également à Paris et à Berlin. Cela peut passer par l’annulation des dettes publiques des États membres détenue par la Banque centrale européenne (BCE), qui a lancé un programme d’urgence d’achat d’obligations d’États et de multinationales avec une enveloppe globale de 1 350 milliards d’euros (lire l’Humanité du 14 mai) et par la réorientation radicale du mandat de l’institution installée à Francfort qui devrait pouvoir prêter directement aux États membres en dernier ressort et constituer, par sa propre création monétaire, un fonds susceptible de financer les besoins de services publics, dans la santé, en particulier (lire l’Humanité du 2 juillet). Mais il est également envisageable de chercher tout de suite des recettes fiscales bien plus importantes, permettant à la fois de ne pas adresser la facture aux peuples et de conjurer le danger d’une grande glaciation austéritaire dictée par les marchés financiers…

3. De l’argent, il y en a… notamment aux Pays-Bas !

Alors que, dans plusieurs États européens, les partis de gauche défendent des formes de « taxes corona », exceptionnelles ou non, prélevées sur les patrimoines des ultra-riches – une manne qui, en Belgique, par exemple, avec un rendement prévu de 15 milliards d’euros, financerait directement la relance et les besoins sociaux –, trois économistes français (Gabriel Zucman, Camille Landais et Emmanuel Saez) ont proposé en avril dernier d’instaurer un impôt sur la fortune à l’échelle européenne. En taxant le patrimoine net des multimillionnaires selon un taux marginal progressif (1 % au-delà de 2 millions d’euros, 2 % au-dessus de 8 millions et 3 % à partir de 1 milliard), cela pourrait rapporter, d’après leurs calculs établis sur des données de 2019, 147 milliards d’euros par an à l’UE.

Autre champ potentiel de recettes, laissé totalement en friche par les chefs d’État et de gouvernement de l’UE : l’évasion fiscale, qui, comme vient de le confirmer le Réseau pour la justice fiscale (Tax Justice Network), soustrait des dizaines de milliards d’euros tous les ans à l’écrasante majorité des États européens, tout en profitant à une poignée d’autres (Pays-Bas, Luxembourg, Belgique, Irlande, Malte). D’après son dernier rapport (lire l’Humanité du 14 juillet), La Haye, qui, derrière son statut de champion de l’orthodoxie budgétaire, est d’abord la capitale de ce système prédateur, gagne 3 milliards d’euros par an, en en faisant perdre plus de 20 milliards à ses voisins européens. L’étude annuelle « Missing Profits » (« Profits envolés ») réalisée par des universitaires de Berkeley et de Copenhague évalue, pour les Pays-Bas, à 9,2 milliards d’euros les gains provenant de l’« optimisation fiscale » et à 65,5 milliards d’euros les profits détournés au détriment des autres États. En France et en Allemagne, qui perdent, du fait de ces mécanismes, entre un cinquième et un quart du montant attendu de leurs impôts sur les sociétés, l’escamotage bénéficie directement à des paradis fiscaux de l’UE : Luxembourg (respectivement 3,6 et 5,4 milliards d’euros), Pays-Bas (2,2 et 4,4 milliards d’euros), Belgique (2,1 et 1,1 milliard d’euros) et Irlande (1,6 et 2,6 milliards d’euros).

On le voit, les défis d’une véritable relance post-Covid-19 sont là. Et quand on cause fric à Bruxelles, comme ces jours-ci, tout le monde dresse l’oreille. Mais il faut la tourner du bon côté : dans les situations critiques, quand on parle avec un calibre bien en pogne, personne ne conteste plus. Il y a des statistiques là-dessus, aussi…

 

Thomas Lemahieu

Publié le 18/07/2020

« Le non-lieu, ça veut dire qu’il s’est tué tout seul ? » : la fabrique de l’impunité des violences policières

 

par Ivan du Roy, Ludovic Simbille (site bastamag.net)

 

Les enquêtes faisant suite à des interventions létales controversées impliquant des forces de l’ordre aboutissent majoritairement à des classements sans suite ou des non-lieux. Le sentiment d’impunité qui s’en dégage interroge fortement. Proches des victimes, avocats et collectifs militants témoignent de cette réalité.

« À partir du moment ou un policier fait usage d’une arme à feu, il est normal que la justice vérifie si cela est justifié », confie un magistrat à Basta !. « Si le caractère proportionné est incontestable, alors il n’y a pas de suite. Si les choses paraissent confuses ou contestées par des témoins ou par l’examen de vidéos, cela doit faire l’objet d’une enquête pour s’en assurer. » Or, sur les 213 affaires d’interventions létales dont nous connaissons les suites judiciaires (de janvier 1977 à juin 2020), les deux-tiers n’ont eu aucun prolongement (classée sans suite ou non-lieu). Cela signifie-t-il que « le caractère proportionné » de l’usage de la force est « incontestable » ? Et ce, quelles que soient les circonstances et les modalités de l’intervention – personnes non armées tuées par balle, par une grenade, par une clef d’étranglement ou suite à des coups et blessure ? Cette forte proportion d’enquêtes non menées à terme interroge.

Les décès liés à des tirs de riposte de la part des policiers ou gendarmes contre des personnes ayant ouvert le feu contre eux n’expliquent qu’une partie – un tiers – des classements sans suite (84 dossiers classés sans suite, soit 39 % des affaires). Et parmi ces dossiers enterrés, la moitié concerne les dix-sept militants indépendantistes kanaks tués dans des circonstances suspectes, lors de l’assaut de la grotte d’Ouvéa en 1988 par plusieurs unités militaires (l’accord de Matignon sur la Nouvelle-Calédonie classera l’affaire). Quid du reste des classements sans suite, et de la forte proportion de non-lieux (59 affaires, soit 28 %) ? « Le non-lieu, ça veut dire qu’il s’est tué tout seul. Si ce ne sont pas les policiers, qui l’a tué ? », nous demandait l’oncle de Mahamadou Marega, tué à Colombes (Hauts-de-Seine), en 2010, après avoir reçu seize décharges de taser, été aspergé de gaz lacrymogène, plaqué au sol et menotté. Le Défenseur des droits avait préconisé des sanctions disciplinaires contre les policiers, sans effet.

Enquêtes bâclées, scellés disparus, reconstitution refusée…

« S’il n’y a pas d’éléments probants, bien souvent c’est la parole de l’un contre celle de l’autre, et donc c’est classé », poursuit notre magistrat. Problème : dans ces affaires où les policiers et gendarmes enquêtent sur leurs collègues, rares sont les procédures non émaillées d’omissions, d’incohérences, de contradictions, voire de mensonges. Ces zones d’ombres sont loin d’être dissipées pas l’instruction, censée se faire à charge et à décharge. « Les actes les plus élémentaires à une procédure ne sont pas respectés », s’étonne l’avocat de nombreuses familles de victimes des forces de l’ordre, Yassine Bouzrou. (Voir notre interview).

Souvent, les demandes de reconstitution, formulées par les proches, ne sont pas acceptées. Concernant la mise à mort de Lamine Dieng, étouffé dans un camion de police en 2007, la juge s’est contentée d’une « mise en situation », lors d’une confrontation dans son bureau entre les policiers et la famille. « Un des policiers a refusé de menotter son collègue ni de s’asseoir de peur de… le blesser », nous confiait Ramata Dieng. Les photos ou les vidéos de la scène ne sont pas consultées. « On veut les vidéos », clament les proches d’Ibrahima Bah, mort en moto à Villiers-le-Bel en 2019. Des témoins clefs ne sont pas auditionnés. Les pièces à convictions ne sont pas mises sous scellées. Parfois elles disparaissent – comme le dossier médical d’Abou Bakari Tandia, retrouvé dans le coma dans sa cellule du commissariat de Courbevoie (Hauts-de-Seine) en 2004 alors qu’une expertise pointait un décès « par privation d’oxygène due à des contentions répétées » (non-lieu). Voire sont même détruites « par erreur », comme l’arme du policier qui tué Babacar Gueye, à Rennes en 2015 (lire notre enquête). Sans compter les tentatives d’intimidations des proches de la victime dans plusieurs affaires.

La victime présentée comme responsable de sa mort

À chaque décès controversé, les mêmes procédés se suivent et se répètent. Avant même les conclusions de l’enquête, les autorités évoquent, au choix, la légitime défense, une « mort naturelle » liée à des antécédents médicaux, ou mettent en cause le « comportement suicidaire » de la victime. Quitte à omettre certains extraits du rapport d’autopsie. On l’a vu dernièrement avec Mohamed Helmi Gabsi, décédé lors de son interpellation par des policiers municipaux à Béziers. Le procureur préfère insister sur « une prise massive de cocaïne » plutôt que sur le « traumatisme cervical » lié au plaquage par les policiers et qui « apparaît donc avoir participé au décès » (éléments révélés par Mediapart).

 

La responsabilité de la personne tuée est toujours mise en avant, « même quand ça ne tient pas juridiquement », nous expliquait l’avocat Yassine Bouzrou. Les proches du défunt doivent alors entamer une longue et ardue bataille juridique, entre rapports d’autopsie et contre-examens médicaux pour prouver le lien entre le décès et la violence de l’interpellation. Comme dans les cas d’Adama Traoré ou de Wissam El-Yamni, tombé dans le coma puis mort suite à son interpellation « musclée » par des policiers à Clermont-Ferrand en 2012. Sa famille vient d’apprendre, après huit ans de mobilisation, que l’instruction est relancée. Pour autant, la justice refuse d’entendre les témoins présents au commissariat le soir de l’interpellation et qui affirment avoir vu Wissam El-Yamni se faire frapper par des agents. « Pourquoi la justice a-t-elle peur ? Pourquoi nous fait-elle subir tout ça ? C’est totalement inacceptable », a réagi son frère, Farid, sur France Culture.

« Quand la force publique tue, il doit y avoir un procès public »

Quand la victime n’a commis aucun délit notable au moment des faits, son éventuel passif judiciaire est fortuitement livré au débat public. En 1988, la sœur de Malik Oussekine, tabassé à mort en marge d’une manifestation, était présentée comme une prostituée, et son frère un malfaiteur. Adama Traoré ? « Pas un enfant de chœur », selon certains médias. Angelo Garand ? Un « gitan en cavale ». Amine Bentounsi ? Un « caïd multirécidiviste », etc. En quoi cela justifie-t-il de perdre la vie suite à un usage de la force controversé ? La peine de mort, abolie en 1981, est-elle tolérée préventivement dans certains cas ? Le code de déontologie des policiers stipule que policiers et gendarmes doivent accorder « la même attention et le même respect à toute personne », quel que soit leur passé judiciaire ou leur délit. « À la limite, si on nous faisait la démonstration que ce ne sont pas des meurtres… mais qu’il y ait une volonté de transparence sur les choses », concédait Omar Slaouti, membre du comité vérité pour Ali Zizi, mort à 69 ans suite à un contrôle en 2009, à Argenteuil. Un procureur confirme : « C’est évident que se priver d’un élément susceptible de contribuer à la manifestation de la vérité est un manquement. »

Ces ordonnances rendues à huis clos, dans le silence feutré des bureaux des palais de justice sont loin de satisfaire les exigences de « vérité et de justice » des familles, contraintes de se constituer partie civile pour accéder à un dossier. « Tous les éléments à charge ne sont pas pris en compte. Quand la force publique tue, il doit y avoir un procès public », estime Aurélie Garand, dont le frère Angelo avait été abattu à Seur (Loir-et-Cher) par des membres du GIGN, en mars 2017 (lire notre article). La Cour de cassation n’a pas admis le pourvoi déposé par sa famille contre le non-lieu. Ultime recours, cette dernière va saisir la Cour européenne des droits de l’homme.

La fabrique de l’impunité

Pourquoi une telle réticence à poursuivre les policiers et à les condamner si une faute est avérée ? Y-a-t-il une explication juridique ? « Je ne comprends pas comment un magistrat, si brillant dans certains dossiers, peut produire des instructions si misérables lorsque les policiers sont impliqués », s’interroge aussi Yassine Bouzrou. Une explication tient au fait que les magistrats laisseraient les agents dépositaires de la force publique décider eux-même de la légitimité de la violence de l’interpellation. Un élément qu’on retrouve noir sur blanc dans les ordonnances : « Le juge ne peut (…) substituer sa propre appréciation de la situation à celle de l’agent », explique ainsi l’arrêt de non-lieu en faveur du gendarme qui a tué d’une balle dans le thorax Luigi Duquenet en 2010, dans le Loir-et-Cher. Suspecté d’avoir volé 20 euros, il s’était enfui en voiture et avait tenté de forcer un barrage de gendarmerie. Dans une autre affaire le père de Pascal Taïs, retrouvé mort au commissariat d’Arcachon en avril 1993, le corps recouvert d’ecchymoses, s’inquiétait que « les conclusions de l’ordonnance du non-lieu ressemblent fort curieusement, à la virgule près, à celles du Service régionale de police judiciaire » [1].

« Il faut bien comprendre que l’absence d’enquêtes indépendantes est seulement l’un des éléments de la fabrique de l’impunité. Cela se poursuit ensuite avec des procureurs ou des juges d’instruction qui restent très réticents, même quand il y a des preuves, à renvoyer un policier devant un tribunal », analysait, pour Basta !, la sociologue Magda Boutros, qui travaille sur les mobilisations contre les violences et discriminations policières (lire notre entretien). « Cela explique le nombre de classements sans suite et de non-lieux dans la plupart de ces affaires. Les procureurs et les juges d’instruction travaillent de manière quotidienne avec la police, ils en sont dépendants pour mener leurs enquêtes et faire avancer les procédures judiciaires. D’où leur réticence quand des policiers sont accusés de commettre des infractions. »

« Les enquêtes de l’IGPN aboutissent toutes »

Dans ces affaires, le ministère de l’Intérieur peut saisir l’IGPN, l’IGGN ou la police judiciaire pour enquêter sur leurs collègues mis en cause. Ce qui pose un grave problème de partialité de l’autorité, en position de juge et partie. Cette situation, viciée par « l’esprit de corps » de la profession, n’aide pas à la manifestation de la vérité. La sœur de Mehdi, mort en scooter une nuit de décembre 2016, alors qu’il était poursuivi – et heurté selon les témoins – par une voiture de police, a vu son dépôt de sa plainte refusé dans plusieurs commissariats de Lyon. Elle a finalement pu se constituer partie civile. Un premier non-lieu a été rendu fin 2019. La directrice de l’IGPN, Brigitte Julien , balaye ces accusations : « Ce n’est pas parce que des policiers enquêtent sur des policiers que nous sommes complaisants. Les enquêtes de l’IGPN aboutissent toutes. Elles n’aboutissent peut-être pas à ce que les gens veulent entendre », rétorquait-elle sur BFM. Une affirmation plutôt mise à mal par la contre-enquête de Pascale Pascariello et David Dufresne pour Médiapart qui ont épluché des dizaines de dossiers.

De leur côté, les forces de l’ordre s’estiment être une des professions les plus contrôlées, les plus surveillées, notamment par la« police des polices ». En réalité, l’intransigeance de l’IGPN dépend de la nature des faits constatés. « Les dénonciations d’usage abusif de la force par la police aboutissent moins souvent à une sanction que celles de tout autre type d’atteintes ; et, lorsque ces cas de violences sont sanctionnés, ils le sont proportionnellement moins gravement que les autres formes de déviances policières », relevait le chercheur Cédric Moreau de Bellaing, auteur d’une étude sur les sanctions de cette instance de contrôle [2].

« Le contrôle par des pairs est la clé de la déontologie, parce qu’on se pose la question tous les jours : ce policier est-il digne d’être des nôtres ? », assurait la directrice de l’IGPN, Brigitte Julien, pour défendre le travail et l’indépendance de l’institution. Les policiers condamnés à des peines substantielles pour des violences ou un homicide ne sont pas pour autant révoqués. Le policier reconnu coupable de « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner par personne dépositaire de l’autorité publique » envers Amine Bentounsi, Damien Saboundjian, a été condamné à cinq ans de prison avec sursis. Il est toujours en fonction. Et est également devenu délégué syndical d’Unité SGP Police (affiliée à Force ouvrière), juste avant le confinement. « Il n’y a eu aucune sanction disciplinaire, ce qui témoigne de l’indépendance absolue des procédures judiciaires et administratives », commente l’avocat du policier, interrogé par Médiapart. « La hiérarchie a toujours considéré qu’il avait agi en légitime défense », précise-t-il. Certains fonctionnaires sont simplement mutés, d’autres se voient même promus ou décorés. En résumé, une condamnation ne vaut pas révocation.

Vers un organisme d’enquête indépendant ?

Quelles sont les solutions pour que la légitimité d’un usage de la force létale, quand les circonstances le rendent controversé, puisse être évaluée en toute transparence et sanctionnée s’il y a faute ? La CGT Police, syndicat minoritaire, demande à ce que « la police des polices » soit placée sous l’autorité du ministère de la Justice. Le collectif Vies Volées, et d’autres, demandent depuis des années la création d’un organisme public, indépendant de la police et de la gendarmerie, afin d’enquêter sur les plaintes déposées, et qu’une réglementation associe la famille dans le constat du décès. Un récent collectif citoyen, Contrôle de Police, cofondé notamment par des militants écologistes, demande également « la création d’une autorité indépendante » et « la suppression de l’IGPN ».

« On peut imaginer une autorité similaire au Défenseur des droits. Cette instance dispose déjà d’enquêteurs, mais pour l’instant ceux-ci n’ont pas les mêmes pouvoirs d’enquête que l’IGPN. Ils n’ont pas la possibilité de demander à un commissariat de leur révéler certains documents, ni celle de relever des preuves, etc. », suggère la chercheuse Magda Boutros, ajoutant, « Si un organe indépendant comme le Défenseur des droits disposait des mêmes pouvoirs d’enquête que l’IGPN ou l’IGGN, cela pourrait assurer que ces enquêtes soient menées de manière plus indépendante et impartiale qu’aujourd’hui. » De telles structures autonomes, composées de citoyens, de magistrats, de médecins légistes, d’anciens officiers, existent à l’étranger : l’Autorité indépendante pour la déontologie de la police (IOPC) au Royaume-Uni ou le Bureau des enquêtes indépendantes au Québec. « Nous nous sommes adressés à vos prédécesseurs, aucun n’a réagi. Êtes-vous celui qui brisera enfin l’omerta et osera affronter les réalités de l’impunité des violences racistes et policières ? », ont écrit, le 23 juin, à l’adresse d’Emmanuel Macron, plusieurs familles de victimes.

Ludo Simbille, avec Ivan du Roy

Une impunité dénoncée depuis longtemps
Des organisations comme le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), des ONG comme Amnesty International, la Ligue des droits de l’homme ou encore l’Acat dénoncent depuis longtemps ces « policiers au-dessus des lois ». La France a été condamnée à plusieurs reprises par les instances internationales, notamment par la Cour européenne des droits de homme pour « enquête lacunaire » ou « violation du droit à la vie ». Dernièrement, la France a accepté un « règlement à l’amiable » avec la famille de Lamine Dieng, étouffé dans un camion de police en 2007, pour éviter une condamnation de la juridiction européenne. Les proches du jeune homme y voient un « aveu de culpabilité » de la part de l’État, arraché après treize longues années de mobilisation. En attendant, « les agents n’ont même pas perdu une minute de salaire », se désole Ramata Dieng.

Notes

[1L’affaire Pascal Taïs, autopsie d’une bavure, Maurice Rajsfus, L’Esprit Frappeur, 2004.

[2] Violences illégitimes et publicité de l’action policière, Politix, 2009/3 à lire ici 

Publié le 17/07/2020

14 juillet d’Emmanuel Macron : les passions somnifères d’une fin de règne

 

par Pablo Pillaud-Vivien (site regards.fr)

 

Pour pallier l’absence du défilé militaire, le président de la République a renoué avec une autre tradition en ce jour de fête nationale : l’interview télévisée. Analyse critique d’un exercice raté.

Ce 14 juillet devait être celui de la réconciliation, du grand changement qu’Emmanuel Macron avait promis aux Français. Enfin, ça, c’était ses mots. Auxquels ont été heureux de croire ceux qui avaient déjà cru à ceux de Nicolas Sarkozy en 2008. Les autres, l’immense majorité des autres, n’attendaient plus rien d’un président pour qui, dans la juste continuité de ses prédécesseurs, les mots et les récits n’ont plus de sens et entrent en systématique contradiction avec les actes et les décisions.

Pourtant, une fois encore, on avait convoqué pour cette fête nationale, tous les avatars de ce qui fait la grande France dans les esprits étroits pour lesquels cela rime avec soldats et armée. Flanqué de slogans jusqu’à la lie, le non-défilé du 14 juillet 2020 avait presque les allures démagogiques d’une Union soviétique au fait de ses certitudes. A cela, plus pour capitaliser sur l’émotion suscitée par la crise du Covid-19 que pour affirmer qu’ils sont véritablement au centre de notre société, on a placé quelques soignants en blouse blanche au milieu des treillis – au garde-à-vous, comme pour renforcer le contraste avec les images qui nous ont abreuvés toute l’année passée de soignants en lutte pour la survie de leur outil de travail, en grève ou dans la rue.

Autoflagellation et autosatisfaction

« Emotion et fierté », commence par nous rappeler Emmanuel Macron, comme si quelqu’un avait encore envie de connaître la saveur de ses états d’âme. Emotion et fierté mais tout de même, ses communicants avaient du lui recommander de ne pas éviter de répondre aux questions sur son impopularité et sur la virulence, voire la violence, des réactions qu’il suscite dans la population. Nous avons donc eu droit à un magnifique épisode d’autoflagellation, mâtinée d’autosatisfaction. En bref, les Français comprennent mal le Macron alors qu’il est pourtant dans le juste. Pour ses thuriféraires, c’est une habile façon de reconnaître qu’il est dans une impasse politique tout en justifiant qu’il gardera le même cap.

Mais Emmanuel Macron l’a lui-même confessé : il ne croit plus au politique car ce qu’il prône, c’est un « dépassement politique ». Plus fort que le ni gauche ni droite (son fond de commerce depuis plus de trois ans), on arrive maintenant au stade final de la décomposition idéologique du politique : le plus de politique du tout. Tout s’imposerait de soi-même puisque les choses sont comme elles sont. Dès lors, impossible de juger l’action d’Emmanuel Macron bonne ou mauvaise à l’aune d’une quelconque colonne vertébrale idéologique : il fait simplement ce qu’il peut – et il n’y a que les efforts qu’il déploie que nous serions en mesure de juger. L’horizon de nos sociétés n’est plus un rêve mais une simple variation technique du présent. Mais, à trop être obnubilé par un devenir advenu avant même qu’il ait été politiquement débattu, on en vient à confondre le conditionnel et le futur, comme en témoigne assez magistralement ce tweet, publié à 13h55 en ce 14 juillet : « j’ai fait ce que j’avais dit que je ferai » (sic – et je ne suis même pas lacanien).

L’unité, mais pas à tout prix

Nier le politique dans sa dimension conflictuelle (c’est-à-dire le nier tout court), c’est aussi devoir affirmer l’absolu des unités du présent – sinon, comment justifier que la barque que l’on cherche politiquement et collectivement à mener n’aille nulle part ? C’est la réponse dite pragmatique aux questions dites du quotidien qui seraient les seules à animer les esprits des Français. Seulement, Emmanuel Macron en a aussi défini les limites : le « discours radical » et les femmes en semblent exclus. La République ne saurait en effet souffrir de ces fractures : c’est pourquoi il semble évident pour Emmanuel Macron, tout en les « respectant », de balayer d’un revers de la main, les revendications politiques de ceux qui prônent la rupture avec l’existant, en toute matière, qu’elle soit économique, sociale ou sociétale. Habile (ou non) argumentaire discursif pour avaliser les politiques d’austérité ou pour promouvoir un ministre accusé de viol.

Seulement, le réel rattrape souvent au galop les inepties logorrhéiques du président. Et, malgré « le charme de la France », la population qui souffre doit appeler un minimum de réactions politiques. Un minimum… A la crise du Covid, on en appelle ainsi aux tests qu’on aurait en nombre suffisant sans que, soi-disant, la demande ne suive – alors même que l’on pourrait penser que c’est au politique, précisément et en l’espèce, de créer la demande. A la crise économique qui nous pend au nez dans des proportions inégalées quand elle n’est pas déjà l’un des paramètres centraux pour la vie de beaucoup de Français, on annonce un plan de relance de 100 milliards d’euros, tout en renvoyant vers le Premier ministre l’impossible tâche d’en déterminer les détails.

Fin de règne

S’il ne s’agit pas tant de faire des comptes d’apothicaire afin de déterminer ce qu’Emmanuel Macron a détruit lors des trois premières années de son mandat (même s’il y a à faire en la matière), il faut regarder les choses en face : il reste deux ans au président-déjà candidat à sa réélection pour ne rien faire sans accroître la détestation dont il est l’objet. Le bloc bourgeois, solide socle électoral sur lequel il s’appuie aujourd’hui – et qui, pour l’instant, lui suffit pour prétendre à une seconde victoire en 2022 –, ne le soutiendra pas indéfectiblement s’il montre trop peu de considération pour tout ce qui lui est étranger. D’autant que l’abstention très importante aux élections cache mal un accroissement de la politisation de pans entiers de la population, des gilets jaunes aux marcheurs pour le climat en passant par les féministes et les racisés. Les alternatives se construisent et en sont peut-être au stade du beau brouillon mais leur mise en place efficace et efficiente n’est peut-être plus qu’une question de mois.

 

Pablo Pillaud-Vivien

Publié le 16/07/2020

Penser un monde nouveau. Souveraineté et mondialité, par Roger Martelli

 

Roger Martelli (site humanite.fr)

 

L’Humanité, avec sa plateforme numérique l’Humanite.fr, prend l’initiative de solliciter des contributions pour repenser le monde et inventer des alternatives, avec l’ambition d’être utile à chacune et chacun d’entre nous. Cette démarche sera prolongée par la publication d’un hors-série à la fin de l’été et l’organisation de grands débats publics. Aujourd’hui : Souveraineté et mondialité, par Roger Martelli, historien.

Un monde nouveau n’est envisageable que si l’on assume la « mondialité », c’est-à-dire notre communauté planétaire de destin. Nous savons que nous vivons une « mondialisation ». Dans le sens commun, le mot désigne le réseau des interdépendances qui structure désormais nos sociétés. Mais il ne dit pas que ce réseau est commandé par des logiques bien particulières : la concurrence régule la production et les échanges ; la « gouvernance » légitime le pouvoir des technostructures ; le rapport des forces direct entre les puissances se substitue à toute institution commune. La dimension mondiale constitue la forme du phénomène ; la logique qui le régit en structure le contenu.

 «La question concrète du moment n’est pas pour nous de retrouver notre souveraineté, mais de tourner le dos à des choix souverains qui nous ont conduits dans le mur.»

Quand tout va mal, on peut aisément se dire que la faute en revient aux interdépendances. La solution semble alors aller de soi : il faut regagner de l’indépendance et retrouver de la souveraineté perdue. Cette explication et cette solution sont des leurres. Prenons le cas du manque de masques et de tests. Il est le résultat de choix faits il y a déjà longtemps, au motif qu’il vaut mieux acheter à bas prix, quand le besoin s’en fait sentir, que de constituer et d’entretenir des stocks rarement utilisés. Les choix n’ont pas été faits sous la contrainte, mais en toute souveraineté, par des responsables légitimés par le vote. La question concrète du moment n’est pas pour nous de retrouver notre souveraineté, mais de tourner le dos à des choix souverains qui nous ont conduits dans le mur.

 «On peut combattre la mondialisation financière et technocratique ; on doit maîtriser la mondialité.»

Il se fait bien des choses douteuses au nom de la souveraineté. Quand Trump suspend le financement de l’Unesco et de l’ONU, en clamant « America first », il érode la souveraineté de continents entiers. Quand le Brésil déforeste l’Amazonie, il aliène celle de tous les peuples du monde. En fait, la plupart des grands défis de notre temps, santé, faim, équilibre écologique, recherche, limitation des dépenses d’armement, numérique, bioéthique, ne relèvent plus de la seule décision nationale. Refuser d’être assujetti – n’est-ce pas la base de l’indépendance ? – n’implique pas de tourner le dos aux interdépendances. On peut combattre la mondialisation financière et technocratique ; on doit maîtriser la mondialité.

Un clou ne devrait pas chasser l’autre. Il n’y a pas si longtemps, la mode était à l’extinction des nations. Les prophètes d’hier s’étant trompés, tout le monde célèbre le national revival. Dans les deux cas, le regard est faussé. Il y a plus de deux siècles, la nation est apparue comme un intermédiaire commode entre un local trop étroit et un monde trop abstrait. Elle est ainsi devenue le lieu par excellence de maîtrise de l’économie, d’apprentissage de la démocratie et de formulation d’un imaginaire commun à des sociétés divisées en classes.

«Le sentiment d’éloignement et de dépossession porte désormais sur l’activité politique elle-même, plus que sur le territoire de son exercice.»

La nation n’a pas perdu ces qualités et en décréter l’obsolescence est incongru. Mais sa force propulsive n’est plus celle du passé. Elle est certes démocratiquement un peu plus familière et les scrutins nationaux attirent un peu plus que les autres. Mais la démocratie ne va pas mieux dans ses habits nationaux. Le sentiment d’éloignement et de dépossession porte désormais sur l’activité politique elle-même, plus que sur le territoire de son exercice. De plus, le monde n’est plus aussi abstrait qu’il l’était il y a deux siècles : la communauté de destin qui relie tous les êtres en fait une réalité concrète, et pas seulement une représentation réservée à une élite savante. Le tout n’est plus la somme des parties ; la mondialité ne se réduit pas à la juxtaposition des États et des nations. Ce que nous vivons n’est plus seulement de « l’inter-nations », mais relève du « global ».

Le problème n’est pas dans l’existence des interdépendances, mais dans la carence démocratique de leur maîtrise. Que serait la souveraineté d’un peuple si elle s’exerçait sur le seul territoire national et laissait les normes les plus universelles au bon vouloir des marchés, des technocraties et des gouvernements des États les plus puissants ? On a cru, pendant quelques décennies, que l’on pouvait construire le socialisme dans un seul pays. On a pensé que la lutte pour une société nouvelle serait avant tout nationale. La vie a cruellement démenti cette croyance.

«Les problèmes qui sont les nôtres ne relèvent pas d’un manque de souveraineté, mais d’une carence grave de démocratie, partout.»

Nous ne changerons l’ordre – ou plutôt le désordre – des choses que si la lutte contre toutes les aliénations se pense, en temps long et de façon cohérente, à toutes les échelles de territoire en même temps, nationale, européenne, régionale, communale et planétaire. Il n’y a pas de raccourci convaincant, qu’il se veuille souverainiste, protectionniste, nationaliste, populiste ou européiste.

Les problèmes qui sont les nôtres ne relèvent pas d’un manque de souveraineté, mais d’une carence grave de démocratie, partout. Méfions-nous donc des faux remèdes. La nation n’est pas morte, mais son exaltation est explosive. La frontière est une construction historique, mais sa sacralisation en fait un mur. L’extrême droite nous a habitués, depuis les années 1970, à l’idée que les problèmes du XXIe siècle ne seraient plus ceux de l’égalité, mais ceux de l’identité. Nous ne serions plus « chez nous » : la protection et la sacralisation de la clôture deviendraient les axes d’une nouvelle représentation de l’ordre social, face à la menace de « l’autre ».

Face à cette extrême droite, nous devons nous cramponner à l’idée que nous n’avancerons pas en restaurant une souveraineté prétendument perdue, mais en fondant sur d’autres bases l’élan démocratique sans lequel rien n’est possible.

Publié le 15/07/2020

La Sécurité sociale, l’assurance chômage et les retraites en danger !

 

Stéphane Ortega (site tapportsdeforce.fr)

 

Le choix très libéral du gouvernement de défiscaliser et désocialiser primes et heures supplémentaires avait déjà fragilisé les budgets de la protection sociale. Le grand coup de frein sur l’activité économique a fait le reste : des trous abyssaux pour la Sécurité sociale, l’Unédic et les retraites. Une dette sociale encore accentuée par certaines mesures prises par l’exécutif pour faire face à la crise. Une cure d’austérité pourrait bien être imposée dès cet automne.

 

C’est un trou, c’est une crevasse, c’est une tranchée, que dis-je une tranchée… c’est un abysse ! Pour l’année 2020, l’ex-ministre de l’Action et des Comptes publics Gérald Darmanin tablait sur un déficit de 52 milliards d’euros pour la Sécurité sociale. Au lieu de 5,4 milliards prévus initialement. Du jamais vu ! Même pendant la crise économique consécutive au krach boursier de 2008. Un rapport de la Commission des comptes de la Sécurité sociale (CCSS) du mois de juin estime lui le trou à 31 milliards pour la seule branche maladie de la protection sociale, contre 1,46 milliard l’an dernier.

De leurs côtés, les comptes del’Unédic, l’organisme qui indemnise les demandeurs d’emploi, plongeraient de 25,7 milliards en fin d’année, au lieu de moins 0,9 milliard pronostiqué pour 2020 et un retour à l’équilibre qui était attenduen 2021. Au lieu de cela, la dette cumulée atteindrait 63,1 milliards en décembre. Enfin, le système de retraite ne sera pas épargné. Ses finances passeraient également dans le rouge selon une projection du Conseil d’orientation des retraites : -29,4 milliards au lieu de -4,2 milliards cette année.

Les recettes s’écroulent, les dépenses s’envolent

C’est le trait commun à la Sécurité sociale, à l’Unédic et aux caisses de retraite : elles sont financées principalement par les cotisations sociales versées par les salariés et les employeurs. Or, la chute du produit intérieur brut, estimé à 11 % pour l’année 2020, devrait provoquer la destruction de 1,2 million d’emplois. C’est autant de cotisations manquantes pour l’ensemble de la protection sociale. Autre élément pesant sur les recettes : la baisse estimée à 5,7 % du salaire moyen sous l’effet de l’utilisation massive par les employeurs du dispositif d’activité partielle. Qui dit moins de salaires dit également moins de cotisations.

Mais surtout, l’activité partielle, où l’État paye les salariés à la place des entreprises, n’est pas soumise à cotisations. Seules une CSG à un taux réduit et la CRDS sont versées par exemple à la Sécurité sociale. Au bout du bout, l’addition est salée : les pertes totales en cotisations sont estimées à 25,1 milliards d’euros par la Commission des comptes de la Sécurité sociale. Et même à 42,8 milliards en ajoutant les recettes provenant des impôts. Les absences de cotisations de millions de salariés, dans le but avancé de sauver entreprises et emplois, ont eu les mêmes effets sur les comptes de l’Unédic et sur ceux du système de retraites. Pour l’Unédic, le manque à percevoir s’élève déjà à 4,1 milliards au 12 juin. Mais ici, l’activité partielle, c’est le double effet Kiss Cool. Moins de recettes d’un côté, avec l’assèchement des cotisations, et plus de dépenses de l’autre, puisque l’État fait porter à l’Unédic le financement à hauteur d’un tiers du coût total du chômage partiel. Soit un trou de 12,9 milliards d’euros pour ce seul poste, représentant 52 % de son déficit. Enfin, la Caisse nationale d’assurance vieillesse prévoit elle un manque de cotisations de 10 milliards en 2020.

En plus des recettes en bernes, les dépenses ont largement augmenté pour la Sécurité sociale comme pour l’Unédic. Pour cette dernière, en plus du surcoût lié à l’activité partielle, le nombre de demandeurs d’emploi inscrit en catégorie A, celle des chômeurs n’ayant pas du tout travaillé, a augmenté de plus d’un million en deux mois. Ajouté à la mesure gouvernementale prolongeant jusqu’au 31 mai les indemnités des chômeurs arrivés en fin de droits pendant le confinement, l’Unédic a dépensé 7,3 milliards supplémentaires. De son côté, la Sécurité sociale a vu ses dépenses s’envoler avec la crise sanitaire. Les besoins matériels des hôpitaux et plus largement du secteur de la santé en masques, tests, primes, heures supplémentaires ont fait grimper les dépenses de 12 milliards.

Un gouvernement qui n’aime pas trop les cotisations sociales

Comme avant la crise du Covid-19, les cotisations sociales servent d’une certaine façon au gouvernement de variable d’ajustement pour ses politiques économiques. Exonération ici, pour booster la compétitivité des entreprises, allégement là, sensés favoriser les embauches. Un détournement qui oublie que les cotisations sociales servent avant tout à financer la protection sociale des Français. Déjà en janvier 2019, les heures supplémentaires sont désocialisées. Fini les cotisations. Et à la place d’une augmentation du SMIC qui aurait participé à remplir les caisses de la protection sociale, en réponse à la crise des gilets jaunes, des primes sans cotisations. Des mesures qui ont déjà fait passer le déficit de la Sécurité sociale de 1,9 milliard en 2019 à 5,1 en 2020.

Aucun changement de cap lors de la crise sanitaire. La création de l’activité partielle ne génère pas de cotisations. Au lieu de concentrer les dettes sur l’État, celui-ci en transfère une partie sur la Sécurité sociale. Même tendance avec les primes Covid, elles aussi désocialisées. Même philosophie avec les mesures pour soutenir l’économie : le versement des contributions sociales des entreprises est étalé dans le temps. D’abord imaginé par l’exécutif pour le temps du confinement, celui-ci pourra être différé de 36 mois. Une mesure dont le coût est chiffré à 5 milliards et dont le manque à gagner n’est pas compensé par l’État, considérant que les cotisations finiront pas entrer dans les caisses. Sauf évidemment celles des entreprises qui auront mis la clef sous la porte entre temps.

En plus de cet étalement, 3 milliards d’exonérations patronales ont été décidées pour les TPE et PME de secteurs touchés tels le tourisme, la culture, le sport ou l’événementiel. Un trou dans les caisses de la protection sociale que l’État est censé compenser cette fois. Et l’histoire devrait encore se répéter. Pour favoriser l’emploi des jeunes et améliorer la compétitivité des entreprises, le gouvernement réfléchit à un mécanisme d’exonération des charges salariales sur plusieurs années. La note pourrait dépasser 10 milliards d’euros, et les déficits se creuser d’autant.

L’austérité pour payer les dettes ?

Techniquement et le temps de la crise du Covid-19, le plafond des dettes « autorisées » de l’Agence centrale des organismes de Sécurité sociale (ACOSS) a été relevé de 39 à 95 milliards d’euros pour éviter un défaut de trésorerie et une incapacité à régler la facture sanitaire. Mais pour la suite : « il n’y a pas d’argent magique ». C’est ce qu’assurait Emmanuel Macron à une infirmière réclamant des moyens en 2018. Cela vaut pour la protection sociale comme pour le budget de l’État dont le déficit doit passer de 93 à 220 milliards d’euros selon le troisième projet de loi de finances rectificatif.

« À la sortie de cette crise, il faudra faire des efforts, le redressement sera long et il passera par le désendettement du pays », expliquait déjà Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie le 10 avril 2020. Une orientation non démentie depuis par le gouvernement ou le chef de l’État. Un désendettement qui risque de peser sur les assurés sociaux. Le gouvernement a fait le choix de ne pas rapatrier ces dettes liées à la pandémie dans le budget de l’État. Au contraire, il a transféré 136 milliards de l’ACOSS vers la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades). Avec pour conséquence, une baisse des dépenses aux dépens des assurés sociaux pour rembourser les dettes.

Pour les caisses de retraite, le gouvernement n’a pas attendu pour ressortir sa réforme de l’hiver. À partir du 17 juillet, Jean Castex recevra les représentants des salariés et des patrons pour trouver plusieurs dizaines de milliards. Là aussi, pas question pour l’État de rapatrier les dettes dans son budget, même si une bonne partie d’entre elles sont consécutives à ses choix politiques. Ceux qui ont contribué à assécher les recettes. À la place, l’exécutif ressort un allongement de la durée de cotisation pour un départ plus tardif à la retraite. Enfin, les demandeurs d’emploi ont encore du souci à se faire. La trajectoire financière de l’Unédic plombée par l’activité partielle pourrait servir de prétexte à ne pas adapter les deux volets de la réforme de l’assurance chômage. Et ce, malgré le désastre social qu’ils représentent et que l’Unédic a confirmé dans un de ses rapports au printemps.

Publié le 14/07/2020

 

« L’enfermement s’est banalisé et généralisé » : le terrible constat d’Adeline Hazan

 

Eugénie Barbezat (site humanite.fr)

 

À quelques jours de la fin de son mandat, le 16 juillet, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (CGLPL), dresse le bilan de six ans d’action dans un contexte d’obsession sécuritaire de plus en plus prégnante, où l’enfermement devient la règle. Entretien.

En six ans, le plus souvent à l’improviste, l’ex-magistrate et femme politique a visité, avec son équipe d’une cinquantaine de contrôleurs, plus de 900 prisons, locaux de garde à vue, établissements hébergeant des patients atteints de troubles mentaux, centres de rétention administrative ou encore centres éducatifs fermés. Leur but ? Y faire respecter les droits des personnes enfermées.

Durant votre mandat, la situation des personnes enfermées a-t-elle évolué favorablement ?

Adeline Hazan Non, il y a eu une aggravation manifeste de l’accès aux droits fondamentaux de tous dans notre pays et plus particulièrement des personnes privées de liberté. Les lieux d’enfermement sont souvent le reflet de la société. Et l’impératif de sécurité de plus en plus prégnant, porté par les pouvoirs publics, met à mal le respect des droits des personnes. C’est particulièrement notable en prison où on constate une nette régression, dix ans après la loi pénitentiaire de 2009 qui avait pour la première fois clarifié les droits des détenus et affirmé le principe de la réinsertion des personnes à l’issue de leur peine. Depuis 2015, la doctrine a changé. C’est la sécurité qui prime. Les lois de 2016 qui ont intégré dans le droit commun certaines dispositions de l’État d’urgence a permis de restreindre les droits fondamentaux des prisonniers, désormais soumis à des fouilles systématiques, et qui vivent le plus souvent sous le régime des « portes fermées ». De plus, les maisons d’arrêt sont surpeuplées à cause de peines de plus en plus longues, et la généralisation des comparutions immédiates envoie beaucoup de personnes en détention sans possibilité d’aménagement de peine. Malheureusement, la loi de programmation de la justice, promulguée en 2019 à grand renfort de déclarations de principe, n’a rien changé. Elle affirme la primauté des peines alternatives à la détention, mais ne revient pas sur la comparution immédiate. Elle n’a pas touché aux critères de détention provisoire qui concerne aujourd’hui 1/3 des prisonniers, alors qu’ils n’étaient qu’un quart il y a trois ans. Soit plus de 22 000 personnes présumées innocentes enfermées… C’est un vrai problème ! De même pour les centres de rétention, la durée maximale que l’on peut y passer a doublé : elle est désormais de 90 jours. Enfin, les établissements psychiatriques accueillent de plus en plus de personnes hospitalisées sans leur consentement. On constate une généralisation et une banalisation de l’enfermement, comme si l’on considérait que toute personne qui n’est pas exactement sur les rails tracés par la société, devait en être mise à l’écart.

"Le 11 janvier, la France a été condamnée par la cour européenne des droits de l’homme pour la surpopulation carcérale et l’absence de recours pour les détenus."

Le premier déplacement comme ministre d’Eric Dupont-Moretti, fait à la prison de Fresnes, est-il de bon augure ?

Adeline Hazan Cette visite dans un lieu qui concentre toutes les difficultés des prisons et en particulier des maisons d’arrêt en France, comme la vétusté des locaux, les conditions d’hygiène épouvantables et bien sûr la surpopulation carcérale, est plutôt un bon signal. Sa visite au tribunal de Bobigny aussi, qui est l’un des plus engorgés du pays. Après, il faut passer de la visite aux actes. Le 11 janvier, la France a été condamnée par la cour européenne des droits de l’homme pour la surpopulation carcérale et l’absence de recours pour les détenus. Le 8 juillet dernier, la cour de cassation a suivi cet arrêt et décidé qu’il revient au juge des libertés et de la détention (JLD) d’examiner les conditions de détention. Les ’détenus provisoires’ peuvent désormais demander leur remise en liberté au JLD, s’ils prouvent que leurs conditions de détention personnelles sont indignes. C’est une décision historique qui fait peser immédiatement sur le gouvernement et sur le législateur la responsabilité de conditions de détentions respectueuses des droits humains. C’est à mon sens un des chantiers urgents de M. Dupont-Moretti.

Les saisines qui vous sont adressées émanent principalement de prisonniers. Est-ce parce qu’il est plus difficile pour des malades psychiatriques ou des étrangers en rétention de faire cette démarche ?

Adeline Hazan ​​​​​​​Effectivement, c’est en prison que le CGLPL est le plus connu. Néanmoins, durant mon mandat, j’ai fait des conditions d’enfermement des personnes en hôpital psychiatrique une priorité. Le résultat, c’est que les patients et leurs familles, voire les médecins, nous saisissent de plus en plus, depuis 2 ou 3 ans. Quand je suis arrivée, il y avait 1 % de requêtes provenant du milieu psychiatrique, alors qu’on en compte 10 % aujourd’hui. On a dénoncé avec force les atteintes aux droits fondamentaux que constituent l’isolement et la contention, que nous avons réussi à faire encadrer par une loi le 28 janvier 2016 (loi de modernisation de la santé, NDLR). Concernant les étrangers en rétention, ce sont surtout les associations qui nous saisissent les concernant. Il faut noter que beaucoup de personnes se retrouvent en rétention administrative à l’issue d’une incarcération durant laquelle ils n’ont pu régulariser leur situation administrative. Nous dénonçons régulièrement les carences dans l’accès aux droits des étrangers en prison.

"Il faut réfléchir à la pertinence d’une psychiatrie qui enfermerait moins, en permettant aux patients de bénéficier d’un suivi régulier en milieu ouvert. Il faudrait bien sûr se donner les moyens de développer les services de jour, c’est ce que nous demandons."

Qu’a mis en lumière la période de confinement récente quant aux droits des personnes enfermées ?

Adeline Hazan Il y a eu un désengorgement des prisons qui a permis d’y limiter la circulation du virus, et aussi d’apaiser les détenus, même s’il y a eu quelques troubles au début du confinement à l’annonce de la suppression des parloirs… La leçon, c’est qu’il faut pérenniser et inscrire dans la loi le strict respect des capacités des établissements pénitentiaires. Du côté des établissements psychiatriques, un certain nombre de placements d’office ont été levés, et un suivi extra-hospitalier a été effectué. Cela a plutôt bien fonctionné. Cela doit faire réfléchir à la pertinence d’une psychiatrie qui enfermerait moins, en permettant aux patients de bénéficier d’un suivi régulier en milieu ouvert. Il faudrait bien sûr se donner les moyens de développer les services de jour, c’est ce que nous demandons.

Durant ces six années, avez-vous l’impression d’avoir été suffisamment entendue ?

Adeline Hazan Sur les questions de la rétention administrative ou de la garde à vue, les gouvernements successifs sont restés sourds à nos signalements répétés. Le seul point positif, c’est qu’en 2019, nous avons obtenu pour la première fois des réponses des ministères de tutelles des établissements visités, quant aux mesures prises, ou pas, suite à nos recommandations. Cette prise en considération de nos préconisations permet au moins à chaque ministère d’avoir un tableau de bord des bonnes pratiques dans les établissements placés sous leur tutelle. Par ailleurs, de plus en plus de juridictions administratives ou judiciaires s’appuient sur nos constats pour orienter leurs décisions. C’est la preuve que les comptes rendus de nos visites font autorité et ne sont plus jamais remis en cause. C’est une satisfaction.

Quels grands chantiers laissez-vous à la personne qui vous succédera ?

Adeline Hazan L’urgence sera de veiller à ce que la surpopulation carcérale ne se reconstitue pas. Une attention particulière devra être portée aux conditions et à l’opportunité des gardes à vue. Ensuite, il faut un travail de fond pour que les droits fondamentaux reprennent le pas sur l’obsession sécuritaire.

Publié le 13/07/2020

Eradiquer l'évasion fiscale, une des clés de la croissance mondiale

 

S. Se avec AFP

 

Pour l'heure, les négociations en vue d'une refonte de la fiscalité internationale, sous l'égide de l'OCDE, ont échoué. L'objectif est de mieux appréhender les activités du numérique dont les substantiels profits échappent à de nombreux fiscs dans le monde.

Cette réforme est fondamentale "dans la mesure où il y a une perception selon laquelle des entreprises extrêmement profitables et qui rayonnent à l'échelle mondiale, ne paient pas leur juste part en matière de fiscalité", a souligné Vitor Gaspar, directeur du département des finances publiques du Fonds monétaire international dans un entretien avec l'AFP.

"Il y a la perception que le système de fiscalité internationale qui avait été négocié dans le cadre de la Société des Nations il y a environ 100 ans, n'est plus adapté à son objectif", a-t-il poursuivi. Selon lui, un accord serait "très important pour l'économie mondiale". Car réduire a minima l'évasion fiscale sera à l'avenir un des outils majeurs à disposition des Etats pour trouver des sources de revenus supplémentaires et diminuer leur dette publique.

Au total, les gouvernements ont dépensé quelque 11.000 milliards en aides aux ménages et entreprises durement touchés par la paralysie économique résultant du confinement, décrété pour contenir le nouveau coronavirus. Le montant des mesures budgétaires prises en quelques mois à travers le monde est plus élevé que toutes les mesures prises en 2008, 2009 et 2010 pendant la crise financière, a souligné Vitor Gaspar.

La dette publique mondiale à un niveau historique

Par conséquent, le niveau de la dette publique mondiale atteindra cette année le niveau le plus élevé de l'histoire pour représenter 101,5% du PIB mondial, plus qu'à l'issue de la Seconde Guerre mondiale.

Alors qu'avant la pandémie, Vitor Gaspar exhortait inlassablement les gouvernements à dépenser moins, il est désormais catégorique sur la nécessité de poursuivre les aides budgétaires. "Le risque d'un retrait prématuré du soutien budgétaire est le risque dominant", qui pourrait faire dérailler la reprise bien plus que l'augmentation du niveau de la dette, dit-il.

Et de rappeler que la reprise économique après la crise financière mondiale de 2008 avait précisément été ralentie par ce faux pas. En conséquence, les chiffres de la dette sont stupéfiants, dépassant la taille de l'économie mondiale. Au Japon, celle-ci représentera même 268% du PIB, en Italie 166% et aux Etats-Unis, plus de 141%.

Avec plus de 12 millions de cas dans le monde et 555.000 décès, "la priorité numéro une" est de vaincre le virus pour que chacun puisse reprendre une vie normale et que l'économie renoue avec une croissance durable, a également souligné Vitor Gaspar. D'autant que, dit-il, le financement de la dette n'est pas un problème puisque les taux d'intérêts sont historiquement bas, quand ils ne sont pas négatifs.

La dette publique mondiale stabilisée en 2021?

Selon les estimations du FMI, la dette publique mondiale devrait en outre se stabiliser en 2021, exception faite des Etats-Unis et de la Chine. Mais bien sûr, la prudence s'impose car l'incertitude entourant les projections économiques reste grande.

Les taux d'intérêts pourraient ainsi augmenter rapidement, en particulier dans les économies émergentes. Et, à moyen terme, il sera "essentiel" de retrouver le chemin de l'équilibre budgétaire dans les pays qui étaient entrés dans cette crise avec une dette déjà élevée et une croissance faible comme les pays de la zone euro.

"Les problèmes de croissance, de prospérité, d'équité ne sont bien sûr pas tous liés avec le refinancement de la dette publique", constate le responsable du FMI. "Et, en effet, au cours des deux dernières décennies, la croissance en Italie a été très décevante", a-t-il ajouté à titre d'exemple. 

Par conséquent, au sortir de cette crise, l'Italie comme bien d'autres pays devront trouver un nouveau modèle de croissance économique durable "non seulement du point de vue des finances publiques mais encore du point de vue de l'environnement, un modèle de croissance qui utilise ce que nous avons appris sur le potentiel de l'économie numérique". 

Et d'insister: il faut notamment régler "les problèmes de longue date associés à l'évasion fiscale".

Publié le 12/07/2020

A Bure, les contrôles d’identité systématiques jugés illégaux

 

Par Jade Lindgaard et Marie Barbier (Reporterre) (site mediapart.fr)

 

Dans un jugement rendu le 11 juin, la cour d’appel de Nancy estime que les réquisitions du procureur de Bar-le-Duc autorisant les gendarmes à contrôler de manière quasi permanente les habitants peuvent porter atteinte aux « libertés individuelles », selon une enquête de Reporterre et Mediapart.

 Dans un jugement rendu le 11 juin dernier, la cour d’appel de Nancy a infligé un revers important à la politique de contrôle des populations pratiquée depuis plusieurs années à Bure et ses environs par le procureur de la République. Ce village de la Meuse et ses communes environnantes sont devenus un haut lieu de la contestation antinucléaire depuis que l’État a décidé d’y installer un site d’enfouissement des déchets nucléaires, Cigéo, dont la mise en service est promise pour 2035.

Pour mater cette contestation, justice et gendarmerie ont mis en place une surveillance massive du territoire, qui s’appuie notamment sur les contrôles d’identité constants de la population locale (voir ici et encore là). Depuis la loi Pasqua de 1993, les contrôles d’identité sont autorisés sur simple réquisition du procureur de la République. Autrement dit, les gendarmes n’ont plus besoin de suspecter une infraction pour effectuer un contrôle, il leur suffit de brandir les réquisitions qui les autorisent à contrôler tout le monde sans raison. « Un nid à contrôles discriminatoires envers les sans-papiers et les personnes racisées dans les villes, et envers des militants à Bure », résume l’avocat Raphaël Kempf.

À Bure et dans ses environs, les contrôles sont systématiques et continus. « C’est tout le temps : quand on est en voiture, dans la rue, parfois plusieurs fois par jour », témoigne Michel (1), 30 ans, bûcheron à Mandres-en-Barrois (Meuse) et militant antinucléaire. C’est son contrôle, le 9 février 2019 à Gondrecourt-le-Château (Meuse), qui est à l’origine de cette procédure judiciaire. « On allait acheter des clopes, trois gendarmes nous ont filmés, j’ai fait semblant de les prendre en photo, ça les a énervés, raconte Michel. Ils ont voulu me contrôler, j’ai refusé, ils ont sorti le prétexte de la réquisition. » Les gendarmes saisissent un petit couteau pliant sur Michel.

Gendarmes devant le tribunal de Bar-le-Duc, lors d'une audience concernant le mouvement anti-Cigéo, le 5 février 2019 (©Lorène Lavocat/Reporterre).

Lors du procès en première instance en juillet 2019, son avocate, Émilie Bonvarlet, demande la nullité des réquisitions. Le tribunal de Bar-le-Duc rejette ces demandes, déclare Michel coupable de transport d’arme blanche et le condamne à 80 jours-amende à 5 euros. « Bar-le-Duc ne pouvait pas infliger un revers aussi important au procureur Olivier Glady, dans son propre tribunal et alors que lui-même défendait ses propres intérêts à l’audience », constate MRaphaël Kempf, qui a porté le dossier en appel.

Le 11 juin dernier, la cour d’appel de Nancy a suivi les conclusions des deux avocats et annulé les réquisitions d’Olivier Glady qui avaient conduit à l’arrestation de Michel, les jugeant « irrégulières ». La formulation des réquisitions « entraîne un détournement » de la finalité de l’article 78-2-2 du code pénal sur le risque à l’ordre public et doit « être sanctionnée pour éviter une atteinte injustifiée à l’exercice des libertés individuelles ». L’ensemble de la procédure contre le militant a par conséquent été annulé.

Dans son jugement, la cour d’appel de Nancy s’appuie notamment sur une décision importante de la Cour de cassation, le 14 mars 2018, qui a considéré que la succession ininterrompue de trois réquisitions de contrôle d’identité dans les mêmes lieux, conduisant à un contrôle unique de 36 heures, constituait en réalité un « contrôle généralisé dans le temps et l’espace ». Et que cela portait atteinte à « la liberté d’aller et de venir ». La décision de la cour concernait un contrôle d’identité effectué en 2016, d’une durée totale de 36 heures sur six arrondissements parisiens.

Nous avons pu consulter les réquisitions d’Olivier Glady sur une période de quinze jours en février 2019. Elles se suivent chaque jour sur un rythme similaire : de 9 h 30 à 14 heures, puis de 14 h 30 à 19 h 30, puis de 20 heures à 1 heure du matin. « Le procureur de Bar-le-Duc a essayé d’être malin en laissant une demi-heure entre chaque réquisition et quelques heures la nuit, souligne Raphaël Kempf. Mais c'est une tentative de contourner l’esprit de la loi et de la Constitution : on se retrouve avec une situation de contrôle quasi permanent. »

Deuxième motif de nullité relevé par la cour d’appel de Nancy : Olivier Glady justifie les contrôles par « le risque de trouble à l’ordre public généré par les exactions récurrentes du groupuscule d’opposants au projet Cigéo et leurs appels incessants à des rassemblements contestataires invitant à des tentatives d’occupation du bois Lejuc ». Mais « l’atteinte à l’ordre public n’est pas une infraction définie précisément dans le code pénal », explique la juriste Karine Parrot, membre du Groupe d’information et de soutien aux immigrés (GISTI). Or tout ce qui n’est pas interdit est autorisé.

Le code de procédure pénale exige du procureur qu’il précise dans sa réquisition quelles infractions pénales ont motivé l’opération de contrôle d’identité : actes de terrorisme, prolifération d’armes de destruction massive, infractions en matière d’armes, d’explosifs, de vol, de recel, et trafic de stupéfiants.

Non-respect de la décision de la Cour de cassation, non-application du principe de légalité dans les motivations beaucoup trop larges de sa réquisition : le procureur de la République de Bar-le-Duc n’a pas respecté la loi, selon le jugement de la cour d’appel de Nancy qui sanctionne une forme de faute professionnelle. Joint à ce sujet, Olivier Glady nous a répondu par courriel ne pas avoir connaissance du jugement.

« J’espère que ça va permettre au parquet de Bar-le-Duc d’arrêter ces pratiques », estime l'avocat Raphaël Kempf. La décision pourrait avoir des conséquences bien plus grandes encore.

« Les réquisitions à la chaîne font le lit des contrôles discriminatoires »

Davantage encore que les militants politiques, les étrangers en situation irrégulière subissent depuis des années le système autorisant les policiers à les contrôler de façon continuelle. La possibilité accordée aux procureurs de la République d’autoriser les contrôles d’identité par le biais de leurs réquisitions « légalise le contrôle au faciès, analyse la juriste Karine Parrot, membre du Groupe d’information et de soutien aux immigrés (GISTI). Puisque le policier n’est pas obligé de justifier en quoi l’attitude de la personne est suspicieuse, concrètement, les policiers peuvent légalement contrôler n’importe qui ».

En droit, les réquisitions doivent préciser quelles sont les infractions recherchées. Mais si la police découvre une autre infraction que celle officiellement recherchée, cela ne constitue pas une cause de nullité de la procédure. Par ailleurs, concrètement, comment obliger les policiers à présenter la réquisition à la personne contrôlée ?

« S’ils refusent de présenter la réquisition, il faut soi-même refuser de montrer ses papiers et être emmené au commissariat pour s’assurer qu’il existe bien une réquisition correspondant à l’heure et au lieu du contrôle. C’est un système qui donne aux officiers de police un très grand pouvoir, explique l’universitaire, autrice de Carte blanche – L’État contre les étrangers (La Fabrique), paru en 2019. Qui peut se permettre de tenir tête à la police et d’exiger de voir la réquisition pour accepter de justifier de son identité ? Certainement pas les personnes étrangères, même titulaires d’un titre de séjour précaire. »

La Cour de cassation considère qu’il est illégal de faire se succéder les réquisitions. Mais comment savoir, lors de son propre contrôle, si cela fait plusieurs jours de suite que le procureur les autorise ? « Les réquisitions à la chaîne font le lit des contrôles discriminatoires, décrit Karine Parrot. Dans les faits, c’est une carte blanche pour demander ses papiers à n’importe quelle personne. »

En 2010, la Cour de cassation a rendu un arrêt considérant qu’une réquisition de contrôle d’identité le 7 novembre 2008, de 13 h 30 à 19 h 30, puis, le même jour, de 19 h 30 à 1 h 30, « revêtait un caractère manifestement déloyal ». Car « la lecture d’un seul procès-verbal » ne permettait ni au juge ni à l’avocat de la personne contrôlée « d’exercer un contrôle effectif sur la régularité de la procédure ». Cette décision concernait le cas d’un homme de nationalité algérienne, en situation irrégulière, qui avait été interpellé à la suite d’un contrôle d’identité sur réquisition d’une autorité administrative. Le lendemain, le préfet avait pris à son encontre un arrêté de reconduite à la frontière et une décision de placement en rétention.

En janvier 2018, le tribunal de grande instance de Meaux (Seine-et-Marne) ordonne la libération d’une femme ivoirienne placée en centre de rétention au motif que la réquisition ne contenait aucun lien entre la recherche des infractions visées et les lieux et la période du contrôle. Et par ailleurs, que la motivation ne « saurait se trouver réduite à une simple référence à des conditions générales ou hypothétiques sur la délinquance locale ». Après son arrestation, elle avait reçu une obligation de quitter le territoire français.

En mai 2019, le placement en rétention d’un homme burkinabè est annulé par le tribunal de grande instance de Paris car la réquisition prise par le procureur de la République « n’établit pas de lien entre la gare [où a eu lieu le contrôle – ndlr] et les infractions visées, aucune précision ne permettant de s’assurer que celles-ci sont habituellement commises dans ce lieu ». En octobre 2017, le placement en rétention d’un Malien est annulé par la cour d’appel de Paris en raison de « l’antériorité excessive des infractions visées par rapport à la date du contrôle », deux mois plus tard.

Dans ces trois exemples, des avocats ont contesté les contrôles de leurs clients et obtenu la reconnaissance de l’illégalité du traitement dont ils avaient fait l’objet. Mais seuls quelques dossiers font l’objet d’un tel travail au regard de la masse des arrestations, et parfois expulsions, des sans-papiers interpellés à la suite d’un contrôle abusif.

 « Suffit-il d’une interruption de quelques heures entre les réquisitions ou d’une modification même du périmètre pour que des réquisitions successives soient légales ? », s’interroge Karine Parrot. En septembre 2018, la Cour de cassation a décidé que deux réquisitions espacées de deux jours ne caractérisaient pas un contrôle généralisé illégal. Pourtant, des contrôles avaient été autorisés à Paris, dans le « secteur Barbès », les 21, 26, 28, 30 et 31 janvier 2017, puis les 2, 6 et 9 février, explique la chercheuse.

Après d’autres recherches et d’innombrables constatations de terrain établies par des militants et des associations, le Défenseur des droits a dénoncé le fait que les personnes identifiées comme noires et arabes étaient en moyenne contrôlées deux fois plus que les autres. C’est d’autant plus un problème que les contrôles d’identité répétés sont des facteurs de violences policières.

Comment sortir de cette logique déloyale ? Pour Karine Parrot, « il faut a minima obliger les policiers à justifier du lien entre le contrôle et le comportement d’une personne ». Alors qu’actuellement, un procès-verbal n’est établi que si le contrôle donne lieu à la conduite de la personne au poste de police, l’établissement d’un récépissé pourrait, par exemple, être systématisé. Cela permettrait d’amorcer une traçabilité et donc la visibilité des contrôles discrétionnaires d’identité.

En attendant ces récépissés, promis par François Hollande et jamais mis en place, la décision de la cour d’appel de Nancy pourrait faire jurisprudence. 

(1) Le prénom a été modifié.

Publié le 11/07/2020

Air France : milliards de prêt, milliers de postes en moins, bonus époustouflant pour le PDG

 

Jérôme Duval (site rapportsdeforce.fr)

 

Alors que la compagnie Air France – KLM annonce des suppressions de postes par milliers, le gouvernement français garantit un prêt historique à l’entreprise, et ferme les yeux sur les émoluments de son patron, Benjamin Smith. Malgré des annonces de réduction de salaire en signe de « solidarité », ce dernier continue à empocher un bonus exorbitant en pleine crise du coronavirus.

Avec les avions de la quasi-totalité des compagnies aériennes cloués au sol, le secteur de l’aviation est durement touché par la crise du coronavirus. Après l’annonce d’Airbus de supprimer 11 % de ses effectifs en Europe, soit 15 000 emplois dont 5 000 en France, Air France – KLM, confirme officiellement le 3 juillet vouloir supprimer 6 560 postes en équivalent temps plein (ETP) sur 41 000 – soit 16 % des effectifs. De plus, 1 020 des 2 420 emplois de sa filiale régionale Hop!seraient supprimés, soit la bagatelle de 40 % des effectifs. Une mesure qui concernerait au total plus de 8 000 salariés d’après la CGT.

Ce même 3 juillet, alors que les représentants du personnel boycottaient le comité social et économique central (CSEC) extraordinaire chez Hop ! à l’aéroport de Nantes, des salariés ont cadenassé dès l’aube le portail pour bloquer l’accès au siège de la compagnie régionale. Dans le même temps, une centaine de personnes étaient rassemblées devant le siège d’Air France, à Roissy pour exprimer leur colère. Pour nombre d’entre eux, la direction profiterait de la crise pour faire passer ce plan concocté bien avant. Déjà en avril dernier, le PDG d’Air France – KLM prévenait : « Nous devons faire de cette crise l’occasion de faire les réformes structurelles que certains de nos concurrents ont déjà réalisées ».

Des prêts garantis par l’État, des suppressions d’emplois garanties par Air France

Les plans de suppressions d’emplois, appelés de façon inappropriée « plans sociaux », se multiplient alors que des renflouements massifs sont mis en place pour secourir la filière aéronautique. « Les aides publiques ne sont pas là pour financer des licenciements », rétorque le syndicat de cadres CFE-CGC, et pourtant…

Le gouvernement français, qui semble plus enclin à voler au secours des secteurs polluants de l’aviation et de l’automobile que de relancer le ferroviaire, annonce le 9 juin par la voix de son Ministre de l’économie Bruno Le Maire, un plan de soutien massif. Plus de 15 milliards d’euros. Sans toutefois prendre en compte les aéroports pourtant inquiets pour leur pérennité, comme le relève l’Union des aéroports français. Parmi les grandes entreprises touchées de plein fouet, le groupe franco-néerlandais Air France – KLM appelle à l’aide de l’État tout en projetant des restructurations et baisse d’effectifs. Un prêt historique d’un montant de 7 milliards d’euros lui est accordé côté français tandis que les Pays-Bas souhaitent injecter entre 2 et 4 milliards supplémentaires.

La solidarité en version patronale

Le PDG d’Air France – KLM Benjamin Smith a annoncé qu’il allait, en signe de solidarité, abaisser de 25 % son salaire fixe de 900 000 euros par an et renoncer à sa rémunération variable, établie à 768 456 euros par le Conseil d’administration. En cela, il se conforme aux recommandations de l’Association française des entreprises privées (Afep). Celle-ci, qui par son travail de lobbying défend les intérêts des 113 plus grandes entreprises françaises, préconisait de réduire les salaires des dirigeants des grandes entreprises durant la période où le chômage partiel était sollicité. Néanmoins, il conserve, en accord avec Bercy, son bonus de 2 millions d’euros, payable en 2022 sous réserve de conditions de performance. D’abord passé inaperçu, un autre « détail » s’impose : même s’il réduit son salaire fixe « pendant la crise liée au Covid-19 », le renoncement à sa rémunération variable s’applique, précise l’intéressé, « au titre de l’exercice 2020 ». Il serait donc effectif, non pas cette année, mais l’année prochaine en 2021, une fois la crise bien entamée.

En la matière, le silence du gouvernement français contraste avec les déclarations du gouvernement néerlandais, dont l’État est également actionnaire du groupe. Le ministre des finances Wopke Hoekstra prévient : « En ces temps de crise, les bonus sont malavisés et incompatibles avec une aide financée par les contribuables ». Mais ni la crise du coronavirus ni ces déclarations en haut lieux ne semblent freiner l’appétit du dirigeant nouvellement installé aux commandes de la multinationale, et jusqu’à peu numéro 2 d’Air Canada. Les actionnaires, réunis en assemblée générale le 26 mai, confirment l’octroi au directeur général Benjamin Smith, de sa part variable. En plus de son salaire fixe, réduit dorénavant à 675 000 euros. Mais aussi de ses avantages en nature pour un montant de 313 201 euros.

Quant au bonus de 2 millions d’euros, même s’il ne sera pas versé avant 2022 et qu’il est conditionné à des critères de performance, il demeure intact. Au total, sa rémunération atteint donc 3 981 657 euros en 2020*. À ce prix là, il devient plus aisé de faire œuvre de compassion et de communiquer sur une baisse de salaire, même si, sur son salaire fixe, celle-ci reste inférieure à ses avantages en nature !

Pour Bercy, le bonus, c’est cadeau !

Durant l’Assemblée générale, les Pays-Bas expriment leur désaccord, comme le confirme le cabinet du ministre des Finances, Wopke Hoekstra : « En tant qu’actionnaires, nous avons voté contre les résolutions sur les bonus du directeur général. Le ministre Hoekstra estime qu’il faut beaucoup d’argent des contribuables pour aider les entreprises et les employés dans cette crise. Ce n’est donc pas le moment de défendre les bonus des dirigeants d’entreprise. » La France, quant à elle, ne voit rien à redire et vote en faveur du versement. Le cabinet du ministre de l’Économie justifie ce choix : « La part variable de Benjamin Smith attribuée au titre de l’exercice 2019 est relative à l’exercice de sa fonction dans un contexte qui était pleinement antérieur à la crise du Covid-19. C’est donc un droit acquis pour une performance passée, qui n’a pas vocation à être remis en cause aujourd’hui. Nous notons par ailleurs que l’encaissement effectif de la somme a été repoussé à la fin de l’année 2020, afin de ne pas peser sur la trésorerie au plus fort de la crise. »

Si le gouvernement se fait plutôt discret sur ces déboires en temps de crise, il ne peut les ignorer. En effet, ces agissements sont observés de près par de hauts fonctionnaires, tel Martin Vial, qui siège au conseil d’administration d’Air France-KLM en tant qu’administrateur représentant l’État français. Mais, quel crédit peut-on accorder à cet homme qui, à la direction générale du Trésor entre 1986 et 1988, avait activement participé à la privatisation du Crédit commercial de France, piloté la mise sur le marché du groupe Suez ou encore récemment, vanté la privatisation de la Française des jeux (FDJ), telle une « bonne affaire » pour l’État et pour les contribuables ?

Une affirmation teintée de schizophrénie d’autant plus surprenante qu’il siège à la tête de l’Agence des participations de l’État et est, à ce titre, garant des entreprises où l’État est actionnaire. Un statut au service de l’État qui le rémunère, mais qui ne semble pas perturber son acharnement à sortir de grandes entreprises du giron public. En d’autres termes, faire en sorte que l’État se retire au profit du privé…

Pour les banques, le prêt garanti par l’état, c’est bonus !

L’aide financière octroyée à l’entreprise est emblématique par l’ampleur du volume du prêt : 7 milliards d’euros, dont 3 milliards de prêts directs de l’État et 4 milliards d’euros au titre du prêt garanti par l’État (PGE). Mais elle l’est tout autant par le niveau de la garantie accordée par l’État qui s’établit à hauteur de 90 %. Pourtant, dans son document « Foire aux questions » du 31 mars, le gouvernement stipule bien que l’État garantit les prêts pour les grandes entreprises qui emploient plus de 5 000 salariés ou réalisent un chiffre d’affaires supérieur à 1,5 milliard d’euros comme Air France – KLM, à hauteur de 70 %. Et non 90 %.

Le cabinet du Ministre Le Maire interrogé début juin à ce sujet, nous livre son explication : « ce sont des montants qui sont énormes, qui sont majeurs, ce sont des négociations qui sont menées après entre les banques. Vous savez c’est des pools de banques. Sur Air France, il y en a au moins quatre et donc après c’est un partage de la responsabilité, et pour que les banques veuillent bien prêter 4 milliards, il faut qu’il y ait derrière l’État qui puisse garantir la majeure partie de cet argent, parce que sinon, elles ne prêteraient pas et il n’y aurait pas de PGE. Pour chacun, il y a un partage de risques, 10 % pour les banques, 90 % pour l’État, c’est un deal ! ».

L’arrêté du 2 mai, rendra en effet possible de déroger aux dispositions précédentes afin d’offrir légalement une garantie à hauteur de 90 % par l’État pour les grandes entreprises. Deux jours plus tard, la Commission européenne fini par autoriser l’accord du prêt français. Les banques s’en sortent bien puisqu’elle ne couvrent plus 30 % des risques comme prévu initialement, mais les 10 % restants. Le « deal » ? En cas de déroute financière de l’entreprise, c’est la collectivité encadrée par l’État qui est appelée à payer le gros de la facture pour sauver une entreprise qui ne lui appartient plus qu’à hauteur de 14,30 %.

 

* Ce montant est ainsi calculé : 675 000 (salaire fixe réduit de 25%) + 768 456 (rémunération variable) + 2 000 000 (rémunération variable long terme) + 313 201 (Avantages en nature) = 3 981 657. Document d’enregistrement universel 2019, Air France KLM Groupe, p. 106.

Publié le 10/07/2020

L’une des plus grandes décharges d’Europe attise les convoitises de Suez aux dépens de l’efficacité écologique

 

par Benoît Collet (site bastamag.net)

 

Une des plus grandes décharges à ciel ouvert d’Europe empoisonne les sols et l’air de la banlieue de Belgrade. Suez, géant français de la gestion des déchets et de l’eau, a conclu un très gros contrat avec la mairie de la capitale serbe pour bâtir un incinérateur. La montagne d’ordures va-t-elle disparaître et le recyclage se développer ? Pas si sûr.

On a beau être à plus de 700 kilomètres de la côte la plus proche, une armée de mouettes obscurcit le ciel. Au milieu de coteaux agricoles, à quelques centaines de mètres du Danube, l’une des plus grandes décharges à ciel ouvert d’Europe remplit le fond d’une vallée de la banlieue de Belgrade, la capitale serbe. Depuis cinquante ans, les services municipaux entassent à Vinça toutes les ordures ménagères de la ville, soit plus de 500 000 tonnes chaque année. Elles ont fini par y former une montagne nauséabonde de 40 mètres de haut, faite de plastique, de vieux meubles défoncés, de ferraille, de déchets verts...

Au sommet, les camions poubelles de Gradoscka čistoća, l’entreprise publique en charge de la gestion du site, se succèdent pour déverser leur collecte du jour. Des tractopelles repoussent le flot de détritus vers les flancs de l’excroissance urbaine, entourée d’un cours d’eau noirâtre, semblable aux douves d’un château médiéval. Tout autour, un océan de sacs plastique se balancent aux branches des arbres. « Depuis cinquante ans, personne n’a jamais rien fait pour améliorer la situation à Vinça. C’est un désastre écologique total... Tous les six mois, des poches de méthane entraînent des feux de décharge », se désole Dragan Đjilas, leader de l’opposition au président conservateur Aleksandar Vučić. Maire de Belgrade de 2008 à 2013, il avait alors tenté de lancer un projet d’incinérateur public, tombé à l’eau faute de l’appui de bailleurs privés.

Finalement le fourneau va bien sortir de terre, mais sous pavillon français. Fin septembre 2019, la multinationale française Suez, à la tête du consortium international Beo Clean Energy Limited, a conclu un contrat à 300 millions d’euros avec la municipalité de Belgrade pour la construction d’un incinérateur à deux pas de la décharge actuelle. « J’ai peur que ça ne règle pas le problème de Vinça. Suez ne brûlera que les nouveaux déchets produits par Belgrade. Les anciens continueront à pourrir lentement, polluant toujours plus les sols et le Danube », soupire l’imposant homme politique, dans les bureaux de l’Alliance pour la Serbie, une coalition gauche-droite regroupant des partis opposés à la politique libérale et clientéliste du président Vučić.

Le géant français de la gestion de l’eau et des déchets s’est pourtant engagé à produire du biogaz à partir de la décharge existante, et de l’électricité avec son nouvel incinérateur, qui devrait brûler 43 tonnes de déchets par heure pour en faire sortir 103 mégawatts. La mairie peut se targuer de la victoire politique d’être en passe de réussir à fermer l’une des plus grandes décharges d’Europe, tout en « développant une gestion des déchets à la pointe de la technologie », comme le déclarait récemment Goran Vesić, adjoint au maire. De son côté, Suez s’assure un chiffre d’affaires stable pour les 25 prochaines années en Serbie, tout en s’attribuant elle aussi les mérites d’avoir réglé le problème environnemental de Vinça.

Un projet à 1,6 milliard d’euros

Mais l’addition de cette victoire politique risque d’être salée pour les Belgradois. En investissant quelques centaines de millions d’euros à Vinça, Suez compte bien en tirer des bénéfices financiers : près de 1,6 milliard d’euros d’ici 2043, que la municipalité s’est engagée à lui reverser sur 25 ans au titre des frais de fonctionnement du futur incinérateur. Une somme énorme pour un pays dont le PIB est de 40 milliards. « Ce sont nous, les citoyens, qui allons payer. Les taxes de ramassage et de gestion des ordures ménagères vont augmenter. À Belgrade, ces partenariats public-privé mettant l’intérêt privé d’entreprises étrangères au dessus de l’intérêt collectif sont devenus la norme et font sans arrêt augmenter le coût de la vie », détaille Aleksa Petkovic porte-parole du mouvement citoyen Ne Davimo Beograd (« Ne vendons pas Belgrade »).

Sur un coin de mur de son bureau, on peut voir la photo d’un canard géant flottant sur le Danube : l’emblème du collectif depuis les grandes manifestations de 2016 contre le Belgrade Waterfront, une vaste opération immobilière émiratie sur les rives du deuxième plus grand fleuve d’Europe. Depuis, Ne Davimo Beograd s’oppose à d’autres grands projets urbains privés, dont le futur incinérateur de Vinça. « Ce type de partenariat est très critiqué, ils creusent de grosses dettes dans le budget des collectivités sur de longues années, analyse Pipa Gallop, de l’ONG Bankwatch, spécialisée dans la surveillance de l’activité des institutions financières internationales en Europe de l’Est. « Pourtant ils sont ardemment défendus par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et la Société financière internationale [IFC, organisation de la Banque mondiale, ndlr]. »

À Vinça, les couches de plastique se sont accumulées dans le sous-sol à mesure que la classe politique locale laissait le problème de la gestion des déchets de côté. Dans tout le pays, les dépôts d’ordure sauvages se sont multipliés, le tri sélectif est quasiment inexistant et le système de collecte trop souvent défaillant. Toutes les ordures de Belgrade finissent à Vinça, la seule décharge de la ville. La municipalité n’a jamais investi dans des technologies de traitement. Le recyclage repose entièrement sur quelques entreprises privées qui récupèrent des déchets électroniques, ou sur le secteur informel des biffins, souvent des Roms très précaires.

Au pouvoir à la mairie de 2008 à 2013, Dragan Đjilas avait tenté de lancer un projet d’incinérateur municipal, qui aurait permis à la ville de produire sa propre électricité, et d’employer une partie de ces collecteurs informels, sans dépendre d’un bailleur privé. « Ces 1,6 milliard que nous allons devoir payer à Suez, c’est sept fois plus que le montant de mon ancien projet. On avait deux possibilités, l’une était d’investir 300 millions de notre poche afin de produire notre propre électricité, l’autre de payer plus d’un milliard à une compagnie étrangère, tout en devant en plus acheter une énergie au-dessus des prix du marché. Je vous laisse deviner l’option que nous avons choisie... »

Pour les 25 prochaines années, la mairie s’est effectivement engagée à acheter l’électricité produite par l’incinérateur de Suez deux fois le prix des tarifs du marché, à en croire les premières versions du contrat publiées en ligne par Transparency Serbia. « Ce n’est pas avec des prix aussi élevés que les gens vont arrêter d’utiliser du charbon pour se chauffer », ironise Aleksa Petkovic. Les subventions accordées par la mairie à Suez pour la production d’énergie renouvelable feront gonfler la facture énergétique des citoyens de plusieurs centimes par kilowattheure. L’augmentation pourrait paraître dérisoire, si le salaire moyen en Serbie ne dépassait pas à peine les 300 euros par mois.

« Aucune des entreprises n’a avancé de pistes pour développer le tri sélectif ou le recyclage des déchets »

L’étiquette « énergie verte » reste d’ailleurs très discutable ; elle entre en contradiction avec la législation européenne, que la Serbie a en partie intégrée à son droit national dans la perspective d’une éventuelle future adhésion à l’Union. C’est ce que pointe Bankwatch dans un récent rapport sur les irrégularités du partenariat entre Belgrade et Beo Clean Energy Limited. Les auteurs y affirment que le contrat tarifaire de rachat d’électricité n’est pas compatible avec les règles européennes, qui ne reconnaissent pas comme renouvelables les énergies issues de la combustion de déchets plastiques. En brûlant 340 000 tonnes de déchets par an, la ville risque aussi d’être en porte-à-faux avec l’objectif national de recycler 50 % des déchets municipaux d’ici 2030, toujours dans la perspective de respecter le droit communautaire. Le vernis vert du futur incinérateur de Suez s’écaille donc un peu. « Lors de l’appel d’offres, aucune des entreprises n’a avancé de pistes pour le développement du tri sélectif ou le recyclage des déchets », analyse Pipa Gallop.

À Vinça, seuls quelques ballots de plastique attestent d’un début de recyclage. Dans la décharge, c’est surtout la communauté rom qui s’y emploie. Très précaires, travaillant sans aucune protection, les ferrailleurs attendent que les camions de Gradoscka čistoća aient fini de décharger leurs bennes pour voir ce qu’ils peuvent récupérer : bouts de ferraille, tiges à béton, meubles cabossés, électroménager hors service... Ils mettent tout ce qu’ils peuvent dans leurs voitures surchargées, parfois de vieux camions Yugo, et se dirigent vers le village voisin, où se trouvent leurs entrepôts. Là-bas, ils découpent le métal à la scie sauteuse pour le revendre au poids, ou récupèrent des pièces détachées sur les appareils électroniques.

Ce secteur informel ferait vivre plusieurs milliers de personnes. L’entreprise publique Gradoscka čistoća a octroyé à certains un permis pour pouvoir travailler dans la décharge. Incapable de mettre en place le tri sélectif à la source, la municipalité en est réduite à externaliser le recyclage de ses déchets à des populations vulnérables, qui s’empoisonnent lentement pour collecter et revendre du plastique 30 centimes les trois kilos.

La Slovénie voisine approche du « zéro déchet » non recyclé

La faillite de la gestion publique des déchets à Belgrade n’est qu’une illustration de ce qui se passe dans le reste du pays : seuls 5 % des déchets y sont traités et recyclés. Pourtant, ailleurs dans l’espace post-yougoslave, la Slovénie a réussi à devenir le champion européen du traitement des déchets, sans pour autant avoir recours aux services du privé. Chaque année, le centre de tri public de Ljubljana transforme 166 600 tonnes des déchets qu’il reçoit en compost, biocarburant, ou en nouveaux objets, soit près de 98 % du total des ordures qui y entrent. Pour Aleksa Petkovic, c’est bien la preuve que le zéro déchet peut devenir une réalité dans les Balkans. « Pour cela, il faudrait déjà que l’État serbe améliore le système de collecte et de tri, ce qui permettrait de mieux valoriser les déchets organiques par exemple. »

 « Avec les partenariats public-privé, il est toujours très difficile de déterminer qui est gagnant : l’entreprise ou l’intérêt général ? » Nemanja Nenadic, de Transparency Serbia continue de se poser la question après avoir participé aux comités d’évaluation des offres des entreprises retenues pour le site de Vinça. Difficile aussi pour les membres du conseil municipal de se faire un avis sur la question : ils n’ont eu que quelques jours pour prendre connaissance des plus de 1000 pages du contrat, non traduites en serbe. La Banque européenne d’investissement, émanation de l’Union européenne, qui devait financer une partie de l’investissement initial de Suez s’est finalement retirée, considérant que le projet n’était pas compatible avec les normes environnementales communautaires.

Cette impasse juridique n’a pas empêché la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), une institution internationale chargée de favoriser la transition vers l’économie de marché des pays d’Europe de l’est, de tout de même valider le projet de Suez. « Ce partenariat avec le secteur privé introduit une nouvelle façon de financer le service public en Serbie, moins exposée à l’instabilité politique, justifie Alex Reiserer, porte-parole de la BERD. Ce contrat permettra aussi à Belgrade de prévenir les risques de pollution tout en réduisant la destruction des écosystèmes. »

Mais en ayant délégué la gestion de ses déchets à un partenaire privé pour 25 ans, la ville risque de perdre la main sur la gestion des risques environnementaux, qui de toute façon étaient déjà loin d’être la priorité du gouvernement et de la mairie, tous deux plus préoccupés d’attirer des investisseurs étrangers pour relancer l’emploi et une industrie déclinante. « Comment fera-t-on pour évaluer les émissions de dioxines et de furane émises par le futur incinérateur ? Il n’existe aucun laboratoire serbe capable de le faire », s’inquiète Aleksa Petkovic. Si les Belgradois n’avaient déjà que peu de moyens de faire entendre leur mécontentement du temps de la décharge municipale, ils en auront encore moins quant elle sera passée aux mains de Beo Clean Energy Limited.

« Nous allons lancer un recours devant la BERD pour tenter de les convaincre de se retirer de ce projet nocif », conclut l’activiste de Ne Davimo Beograd, déterminé même si son mouvement pèse peu face à un projet à 1 milliard d’euros. S’il revient au pouvoir, Dragan Đjilas est lui aussi décidé à faire annuler ce partenariat public-privé. « Et si Suez nous traîne devant un tribunal arbitral, quelqu’un de l’administration finira bien par parler, et dira qui à la mairie s’est rempli les poches avec ce contrat insensé. »

 

Benoît Collet

Publié le 09/07/2020

Finances. Chez Sanofi, Altice ou Nokia, la crise a bon dos

 

Cyprien Boganda Pierric Marissal (site humanite.fr)

 

Profiter de la pandémie pour annoncer des restructurations : cette stratégie utilisée par de grands groupes bénéficiaires fait craindre aux syndicats le retour des licenciements boursiers. Ils appellent à une riposte politique.

Sur le front social, le tsunami est attendu pour la rentrée. Mais des milliers de salariés vont passer l’été dans la tempête, ballottés au rythme des premières restructurations : pas une semaine ne s’écoule sans une annonce de fermeture de site ou de suppressions de postes. Toutes les entreprises ne sont évidemment pas logées à la même enseigne. Certains secteurs d’activité, à l’image du commerce ou du transport aérien, sortent essorés du confinement, après trois mois d’arrêt forcé. D’autres, en revanche, ont passé la crise sans encombre et en ont profité pour gonfler leurs marges. C’est le cas de Sanofi, dont les ventes de Doliprane ont explosé en mars, et qui annonce pourtant 1 700 suppressions de postes à travers l’Europe, dont un millier dans l’Hexagone. C’est aussi le cas d’Altice, dont la branche médias emmenée par BFM TV ou RMC a vu ses audiences grimper en flèche à la faveur du confinement, et qui s’apprête à sabrer dans l’emploi. Ces entreprises concentrent aujourd’hui les critiques unanimes des responsables syndicaux. « Il y a les entreprises qui souffrent car il y a eu le Covid et il y a des entreprises qui utilisent d’une certaine manière cette période-là pour faire des plans sociaux qui sont inacceptables », a ainsi déclaré Laurent Berger. Le patron de la CFDT visait notamment le groupe de télécoms Nokia, qui vient d’annoncer une nouvelle flopée de suppressions de postes. De son côté, Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, fustige le « retour des licenciements boursiers » et appelle l’État à intervenir.

Sanofi, 1 700 suppressions de postes malgré des profits record

Parmi les entreprises accusées de « licenciements boursiers », Sanofi fait figure de cas emblématique. Les suppressions de postes annoncées passent d’autant moins que le laboratoire se porte comme un charme. Son chiffre d’affaires a bondi de 7 % au premier trimestre, cette hausse s’expliquant pour moitié par l’effet coronavirus. Les ventes de Doliprane ont notamment flambé de 20 %. Au total, les ventes de médicaments « grand public » atteignent 1,3 milliard d’euros sur la ­période, en hausse de 4,2 % : difficile, dans ces conditions, de se présenter en « victime » de la crise…

La direction refuse d’ailleurs de parler de « plan social », quitte à s’empêtrer dans des justifications hasardeuses : « Les mesures que nous présentons en France aujourd’hui ne sont pas un nouveau plan social, elles résultent de choix stratégiques clairs à l’échelle du groupe qui replacent la France au centre, jure Paul Hudson, PDG du groupe. Cela va se voir dans les prochains mois et les prochaines années. » Les syndicats ne sont pas convaincus par la démonstration. La CGT organise un rassemblement devant l’Assemblée nationale, ce mercredi, auquel doivent participer plusieurs parlementaires.

Pour l’économiste Nathalie Coutinet, spécialiste des firmes pharmaceutiques, le plan de suppressions de postes marque une étape de plus dans la financiarisation du groupe : « Sa stratégie est claire : développer des médicaments sur les niches les plus rentables, tout en comprimant les coûts partout où il peut (2 milliards d’euros doivent être économisés). C’est pour cela qu’il a annoncé son intention de se “recentrer” sur un nombre réduit de molécules – une centaine seulement. Les traitements anticancer seront évidemment privilégiés, car ce sont eux qui représentent la plus grosse manne financière : les marchés connaissent une croissance continue, et ces traitements sont généralement remboursés par la Sécu. »

Le groupe a distribué près de 4 milliards d’euros de dividendes pour l’année 2019, et pourrait bien revoir l’enveloppe à la hausse cette année.

Altice, tour de passe-passe comptable et indécence salariale

La multinationale de Patrick Drahi qui regroupe un pôle opérateurs avec, entre autres, SFR et un empire médiatique (BFM, RMC, l’Express…) va plutôt bien. SFR a réalisé 3 milliards d’euros de bénéfices en 2019. « Les bénéfices de NextRadioTV sont en croissance constante et atteignent 120 millions d’euros en 2019, soit +300 % en cinq ans », pointe de son côté l’intersyndicale du pôle médias du groupe. Et jamais les audiences n’ont été aussi bonnes que pendant la crise sanitaire. En mai, le groupe a totalisé 6,8 % de part d’audience et, certains jours, 13 millions de Français ont regardé BFM TV. Même le site Internet de la chaîne a connu un bon de 37 % d’audience. Pourtant, un salarié sur trois est menacé. La direction entend faire un plan d’économies drastique, que les syndicats jugent d’une « violence extrême », présenté par mail à l’ensemble des travailleurs fin mai.

Faire passer ce plan de licenciement financier auprès des salariés – qui se sont mis en grève pendant plusieurs jours –, mais aussi auprès de la justice apparaît complexe. D’autant que SFR et NextRadioTV ont fait remonter 2,3 milliards d’euros de dividendes à Altice Europe, la holding aux Pays-Bas, au titre de l’année 2019.

Pour le président du pôle médias, Alain Weill, les négociations sont compliquées. Comment justifier les licenciements économiques prévus s’il n’y a pas 330 départs volontaires de CDI, sans parler des pigistes et intermittents dont le nombre sera divisé par deux ? D’autant que lui-même vient d’être félicité pour ses résultats 2019 avec une rémunération potentielle dépassant les 30 millions d’euros ! Son fixe s’élève en effet à 2,29 millions d’euros, auxquels s’ajoutent un bonus de 1 million, ainsi qu’un intéressement en actions, valorisées 27,49 millions d’euros au 31 décembre 2019. Tous les actionnaires minoritaires ont voté contre, mais Drahi s’en moque, il détient 75 % du capital.

Pour faire passer auprès de la justice ce plan de licenciement économique au sein d’une filiale rentable d’une multinationale rentable, le milliardaire a pensé à un tour de passe-passe. Il a dans son escarcelle une chaîne de télévision luxembourgeoise lourdement déficitaire. Il suffit de la faire absorber, avec ses pertes, par NextRadioTV, ce qui va plomber artificiellement le résultat et devrait permettre, grâce aux ordonnances Macron, les licenciements massifs aux yeux d’un tribunal.

Pour enfoncer le clou, comme autre justification de ce plan d’économies, la direction se plaint aussi de la hausse des loyers, de 35 à 40 % au mètre carré. Et Altice a signé un bail de douze ans avec le propriétaire des lieux, un certain Patrick Drahi. Il n’y a pas de petits profits.

Nokia, plus qu’un plan de licenciement boursier, une trahison

La direction de Nokia est passée experte en « chaud-froid ». Ses équipes françaises, des ingénieurs qui planchent sur le futur des technologies mobiles : 5G et cybersécurité en tête, ont été amplement félicitées pour tout le travail accompli pendant le confinement. Ils n’ont pas compté leurs heures et ont permis à l’équipementier de télécoms de rattraper son retard sur le concurrent Ericsson. Avec les bâtons dans les roues mis au leader du secteur, le chinois Huawei, les contrats ont commencé à affluer, y compris en France. Les équipes de Nokia France avaient raison d’être fières d’elles. Et puis, d’un coup, c’est la douche froide. Un plan de licenciement massif de 1 233 emplois est annoncé, portant à 80 % sur les équipes de recherche et développement.

Pour la CGT, pas de doute, c’est un licenciement boursier. Le quatrième en quatre ans. « Ils versent plus de dividendes qu’on ne gagne de bénéfices ! s’insurge Claude Josserand, délégué syndical central. Ils veulent donc augmenter les marges, et suppriment des postes en France. Il n’y a aucune raison économique, c’est un plan de licenciement, et aussi de délocalisation en Inde et en ­Pologne, purement financier, même si la direction ne l’appelle pas comme ça. » Son homologue Frédéric Aussedat, DSC CFE-CGC, émet une réserve : « On ne peut pas vraiment parler de licenciement boursier, puisque ce n’est pas la direction de la multinationale qui veut augmenter les cours de l’action en B.ourse. Mais bon, cela reste pour verser plus de dividendes. Et Nokia s’attaque spécifiquement à la France ici. »

Voilà un point qui passe particulièrement mal. L’essentiel des salariés français du groupe travaillaient auparavant chez Alcatel-Lucent. C’est Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, qui avait, en 2015, validé le rachat du fleuron français par la multinationale finlandaise. En contrepartie, Nokia s’engageait à préserver l’emploi sur le territoire et même à y développer l’activité recherche et développement. Si trois plans de licenciement avaient tout de même depuis frappé les anciens d’Alcatel, 700 ingénieurs avaient été recrutés pour développer les technologies de demain. Ce qui a permis à Nokia de toucher 280 millions d’euros de crédit impôt recherche… « Et vu les critères des plans sociaux, ce sont ces 700 jeunes embauchés qui seront les premiers visés, se désole Claude Josserand. La direction ne se sent plus tenue par ses engagements, alors elle fait du Nokia : elle délocalise et optimise ses marges. » C’est donc logiquement que l’intersyndicale en appelle à l’exécutif pour contraindre Nokia à respecter ses engagements. « Il y a des moyens de pression, comme d’exiger le remboursement des aides publiques si le plan est maintenu, explique Frédéric Aussedat. D’autres pays font ce genre de chantage. Mais nous avons un gouvernement néoliberal non interventionniste, qui nous dit “on ne peut rien faire que suggérer’’, c’est désespérant. »

Pour les syndicats, Nokia France – en tout cas, le site breton de Lanion – vit là ses derniers mois si ce plan n’est pas stoppé. « Cela ne nous dérange pas de faire du chantage au contrat pour qu’on soit entendus. Aller voir les opérateurs, le Grand Paris avec qui Nokia a un partenariat pour les JO, et leur dire la vérité sur l’entreprise. Ils nous ont trahis ! » lance le délégué CFE-CGC. 

 

Cyprien Boganda et Pierric Marissal

Publié le 08/07/2020

 

« Agréger les forces individuelles et collectives qui veulent ouvrir une perspective émancipatrice »

 

Entretien avec Clémentine Autain (site ensemble-fdg.org)

 

ContreTemps : À l’heure où nous parlons, la crise sanitaire a complètement recouvert le contexte politique précédent avec notamment la lutte contre le projet Macron de réforme des retraites. Macron vient lui-même d’effacer en quelque sorte cette séquence par un moratoire. La réforme de l’assurance-chômage est reportée de 6 mois, etc. Comment analyses-tu cette nouvelle phase ? Macron pourra-t-il revenir en arrière ?

Clémentine Autain : Nous sommes totalement concentrés sur la crise sanitaire. C’est un évènement tragique inédit qui bouleverse tout. Entre la peur de la mort et la dureté du confinement, les préoccupations se concentrent sur notre système de santé et les difficultés économiques engendrées par le confinement. Le moment est très anxiogène. Il l’est d’autant plus que Macron et le gouvernement semblent naviguer à vue. Nous payons des décennies de politiques néolibérales qui ont précarisé les travailleuses et travailleurs, et démantelé les services publics. L’hôpital public a payé particulièrement cher alors que ce secteur est vital. En pleine crise sanitaire, tout le monde peut voir le terrible résultat du manque de lits et de personnels, d’une recherche rivée sur la rentabilité à court terme, d’une production délocalisée et mal anticipée qui nous met en défaut de masques, de gel, de tests ou d’intubateurs. L’État est incapable de réquisitionner et d’organiser la fabrication du matériel qui manque cruellement. Il a émis 25 ordonnances qui broient le Code du travail – la semaine de 60 heures devient possible, les dimanches et vacances sont remis en cause… –, mais on y trouve aucune nationalisation, aucune contrainte sur les revenus du capital pour mettre au pot commun dans ce moment social et économique si difficile. La façon dont le gouvernement gère la crise sanitaire est totalement conforme à son orientation néolibérale et autoritaire. Si Emmanuel Macron a prononcé de jolis mots pour rendre hommage aux personnels médicaux et louer l’État providence, il ne faut pas se tromper : la crise sanitaire est l’occasion de préparer tout le monde à un choc de dérégulation économique et à la mise sous surveillance de nos libertés. Le report de la loi sur les retraites et le moratoire sur celle concernant l’assurance chômage, c’est au fond reculer pour mieux sauter. Quand le pays sera plongé dans la récession, la macronie ne manquera pas de demander aux Français de « faire des efforts ». Cela signifiera concrètement moins de droits et protections pour le grand nombre au nom d’une relance productiviste pour remettre en route, as usual, la machine financière et la logique de compétitivité. Je ne crois pas que le gouvernement révisera le sens de ses contre-réformes. C’est pourquoi nous devons être à l’offensive. Il est difficile de savoir comment la population va sortir de cette séquence, dont on ne connaît pas encore le bout. Mais nos partis pris seront sans doute plus audibles car nous aurons fait collectivement l’expérience de ce qui a manqué. Défendre les services publics, la relocalisation de l’économie, le partage des richesses, le développement des biens communs, la solidarité et l’entraide prendra une tournure particulièrement concrète.

CT : La LREM ayant échoué aux élections municipales, Macron n’est-il pas en train de se projeter sur une autre séquence, comme si la précédente devait être oubliée ? Ce qu’il a déjà fait avec les Gilets jaunes.

C. A. : Probablement ! Nous n’avons pas eu le temps et la disponibilité d’esprit de faire le bilan des résultats du premier tour des élections municipales. D’ailleurs, nous ne savons pas comment va s’organiser la suite… Mais la macronie a pris un coup sur le carafon. La colère à son égard s’est traduite dans les urnes. Macron espère sans doute se refaire en jouant le chef de guerre dans la crise et en pariant sur une improbable unité nationale. Les enquêtes d’opinion montrent pourtant que les Français n’ont pas confiance en lui pour faire face au Covid19. La défiance est majoritaire. Le sentiment d’impréparation et de messages contradictoires est un élément important. Peut-être s’y ajoute la prise de conscience que le modèle social de LREM nous conduit dans le mur. C’est cet enjeu du sens à faire société que nous devons porter haut et fort.

CT : Que penser du discours actuel du pouvoir ?

C. A. : La rhétorique guerrière dans laquelle Macron s’est engagée est complètement inappropriée. La culpabilisation des individus est indécente. Les dispositions légales, avec leur lot d’amendes, sont sévères à l’égard des individus – et je constate une adhésion massive à ce contrôle, qui n’est pas sans poser question… Mais les entreprises comme Amazon qui ont continué à faire travailler leurs salariés sans protection sanitaire digne de ce nom dans des entrepôts de plus de 500 personnes ne sont pas inquiétées. Pire, la ministre Pénicaud a encouragé les entreprises à maintenir leur activité, même quand elle n’est pas essentielle. Ce serait, dit-elle, une marque de civisme ! Pendant ce temps, le ministre Bruno Le Maire a invité les grandes entreprises à ne pas verser trop de dividendes cette année. Pourquoi une simple invitation verbale, sans aucune contrainte légale ? D’ailleurs, Boursorama annonce que le CAC 40 s’apprête à verser des dividendes records au printemps 2020.

Le pouvoir perçoit bien qu’il y a un problème dans la poursuite de la même logique politique. Il tente de trouver des mots pour montrer qu’il entend, qu’il comprend, qu’il va réorienter. Mais, au fond, il ne peut pas se défaire de ses convictions profondes.

CT : Quel bilan tires-tu de la phase de ton travail parlementaire qui s’est inscrite après le meeting unitaire du 11 décembre à Saint-Denis, avec les discussions pour parvenir à une déclaration commune des forces de gauche et écologistes ?

C. A. : Les groupes de gauche au Parlement ont partagé le combat contre la loi sur les retraites de façon assez convergente, même si chacun avait son style, ses propres fils conducteurs. En revanche, pour bâtir un contre-projet, ce fut nettement plus difficile. Le cadre de travail était à mon sens déséquilibré puisque la France insoumise n’a pas souhaité y participer. Par ailleurs, la méthode du consensus nous a tiré vers le moins-disant. Le document final était assez décevant, même s’il avait le mérite d’afficher la volonté de créer du commun. Par ailleurs, avec le groupe socialiste, insoumis et communistes avons eu quelques difficultés à nous mettre d’accord sur la stratégie. Nous étions partant pour une motion de censure bien plus tôt, mais les socialistes s’y sont opposés.

CT : Quels ont été les débats, les divergences et les convergences entre députés à ce moment-là ? Portaient-elles sur des problèmes de fond sur le « dossier retraites » ou des problèmes de postures ou tactiques politiques ?

C. A. : Les deux. Sur le fond, les socialistes voulaient par exemple valoriser la loi Touraine et n’étaient pas prêts à une grande rupture dans notre système. Sur la stratégie, je crois que les socialistes misaient sur un profil constructif vis-à-vis du projet de loi quand communistes et insoumis avaient clairement décidé une opposition en bloc.

CT : Comment comprendre l’attitude du PS ?

C. A. : N’oublions pas qu’il y a trois ans, le PS soutenait les politiques emmenées par François Hollande ! Or le projet communiste ou insoumis vise une rupture franche avec le néolibéralisme. Je trouve néanmoins que les socialistes, qui n’ont donc pas décidé de rejoindre la macronie, s’ancrent au fil du temps plus à gauche. Le bilan critique de la gauche au pouvoir doit maintenant mûrir. Pour avoir partagé des tribunes avec Olivier Faure et lu différentes interviews, je constate qu’il ouvert ce droit d’inventaire et donc potentiellement un nouveau chemin. Mais les résistances au sein du PS existent et se manifestent. Mon sentiment général, c’est que le PS ne me semble pas stabilisé sur son orientation.

CT : Le débat parlementaire sur la loi a été critiqué comme « une obstruction ». A-t-il quand même porté des fruits ?

C. A. : Je le crois, oui ! Nous avons été très suivis et encouragés. Je pense que nos discours faisaient écho dans le pays, majoritairement opposé au projet sur les retraites sur des bases sociales, solidaires. Je précise que nous n’avons pas à proprement parler fait de l’obstruction. Si nous avons assumé de déposer par milliers des amendements, pour ralentir l’étude du projet, nous n’avons cessé d’argumenter sur le fond. Et d’ailleurs, nous avons ainsi levé pas mal de lièvres, sur les paramètres de calcul de la valeur du point, le minimum contributif ou encore la part de l’État dans le paiement des retraites des fonctionnaires puisqu’elle s’aligne sur les normes du privé. Un peu comme pour le Traité constitutionnel européen, j’ai observé que beaucoup de gens se passionnaient pour des enjeux apparemment techniques mais qui signaient des choix politiques. Nous avons contribué à cette démocratisation du débat. Nous avons porté la colère légitime à l’Assemblée.

CT : L’intersyndicale était en train de construire une « vraie conférence de financement ». Est-ce que sur le plan politique, on aurait pu faire de même, dans un tempo différent ? Aurait-on pu imaginer une complémentarité ?

C. A. : Oui, idéalement ! Mais la séparation entre les sphères sociale et politique est-elle si pertinente dans la période ? Il me semble qu’un front rassemblé, social et politique, pour porter des alternatives concrètes sur les retraites aurait été le meilleur levier de mobilisation et d’espoir.

CT : Comment vois-tu le rôle du Big Bang maintenant, après la réunion à Paris qui a eu lieu il y a quelques semaines, qui devait se prolonger sur d’autres initiatives avant et pendant l’été ? Quel rôle le Big Bang peut-il jouer dans une recomposition/restructuration politique nécessaire ?

C. A. : Nous voulons prendre notre part dans la refondation sociale et écologiste. Celle-ci est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que la temporalité politique va s’accélérer du fait des crises sanitaires, économiques et démocratiques. La macronie peut vite être jugée illégitime pour construire le monde d’après. Elle le sera d’autant plus que d’autres perspectives émergeront. L’extrême droite est en embuscade. Elle espère tirer les marrons du feu d’une société qui, mue par la peur, pourrait être tentée par le repli et la remise de son destin dans les mains d’une leader réactionnaire (« c’était mieux avant ») et autoritaire (plus franchement encore que Macron). N’oublions pas que le brun a le vent en poupe à l’échelle internationale. Il y a donc une course de vitesse. C’est pourquoi il faut chercher à agréger les forces individuelles et collectives qui veulent ouvrir une perspective émancipatrice.

La crise du coronavirus n’est au fond qu’une répétition si l’on songe aux catastrophes climatiques qui nous attendent. Petit à petit, s’éclaircit le projet autour duquel nous pouvons bâtir une espérance. C’est celui qui se construit autour des biens communs, de la préservation de l’écosystème, des droits et libertés, du partage des richesses, des pouvoirs et des temps de la vie. C’est celui qui propose que la vie bonne pour toutes et tous structure notre organisation sociale en lieu et place de la jungle néolibérale, de la loi du profit, de l’austérité budgétaire, et de leur corollaire, toujours plus de contrôle social.

En pensant à Alice au pays des merveilles, disons que si ce monde n’a aucun sens, qu’est-ce qui nous empêche d’en inventer un ? Il faut commencer par les fins recherchées et travailler aux mesures de transition qui nous permettent d’avancer vers nos objectifs émancipateurs. Au sein du Big bang, nous voulons contribuer à ce travail. Nous continuerons de jouer un rôle passerelle et nous mettrons dans le débat public des contributions de fond, de nature à créer du liant et de l’espoir.

 

Propos recueillis par Jean-Claude Mamet. Publié dans le numéro 45 de Contretemps.

>Publié le 07/07/2020

Repenser le commun à partir d’Antonio Gramsci

 

Par Pierre Girier-Timsit (site lvsl.fr)

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Dans son célèbre article de juin 1920 sur les conseils d’usine turinois, le théoricien marxiste Antonio Gramsci analyse les formes politiques originales expérimentées par le prolétariat urbain. Concept central dans la prise de conscience et la construction de classe, le commun apparaît finalement comme le fondement même du socialisme et de l’État ouvrier à venir.


Dans leur ouvrage Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle [1], Pierre Dardot et Christian Laval citent le plus fréquemment deux auteurs : Marx et Proudhon. De nombreux autres travaux sont étudiés, une grande diversité marquant l’ensemble, avec des renvois multiples à des œuvres aussi différentes que celles d’Aristote, Kant, Engels, Jaurès, Arendt, Castoriadis, Negri ou Hardt. Par contre, nulle trace du penseur italien Antonio Gramsci, référence importante de nombreux intellectuels et courants critiques du XXe siècle comme les théoriciens du populisme Laclau et Mouffe, le penseur de l’État Poulantzas, les historiens Hobsbawm et E. P. Thompson ou encore les représentants des subaltern et cultural studies Spivak et Stuart Hall et, dans le cas français, des deux plus grandes figures du marxisme hexagonal, Althusser et Sartre et des deux principaux hérétiques de la génération suivante, Foucault et Bourdieu [2]. L’œuvre de Gramsci a également profondément influencé la formation de gauche radicale espagnole Podemos, son secrétaire général Pablo Iglesias et son ancien secrétaire politique Íñigo Errejón [3] se réclamant tous deux du théoricien de l’hégémonie.

On peut s’étonner de cette absence tant certains aspects de l’œuvre de Gramsci sembleraient mériter de figurer dans cette étude fleuve autour du commun (le commun), Dardot et Laval préférant l’usage du substantif à celui du qualificatif car « il faut affirmer que c’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes, de même que c’est seulement cette activité pratique qui peut produire un nouveau sujet collectif, bien loin qu’un tel sujet puisse préexister à cette activité au titre de titulaire de droits. Si « universalité » il y a, il ne peut s’agir que d’une universalité pratique, à savoir celle de tous les individus qui sont, à un moment donné et dans des conditions données, engagés dans une même tâche. »

L’article sur les conseils d’usines italiens, qui paraît en juin 1920 à l’apogée du mouvement conseilliste [4], permet tout particulièrement de penser le commun chez Gramsci.

« On peut donc retenir que le biennio rosso n’est pas le fait d’un parti politique de type léniniste, ni d’une centrale syndicale unique, mais le produit de l’activisme « conseilliste », largement spontané, des travailleurs. »

D’origine sarde, Antonio Gramsci se rend à Turin en 1911 afin de suivre des études à l’université. Il finit par quitter l’environnement de la faculté pour se consacrer à temps plein à des activités conjointes de journaliste et de militant politique [5]. En août 1917, une tentative insurrectionnelle échoue à Turin et est violemment réprimée par l’État. Deux mois plus tard, les bolcheviks s’emparent du pouvoir dans un Empire russe en plein chaos, en situation de « conjoncture fluide [6] » depuis la révolution de février qui avait entraîné la chute du tsarisme [7].

L’article de Gramsci s’inscrit plus spécifiquement au sein du biennio rosso, période italienne de 1919-1920 lors de laquelle de nombreuses villes en Italie du Nord sont marquées par une forte agitation ouvrière qui prend souvent la forme de grèves et d’occupations d’usines, à Turin notamment où les usines Fiat emploient « 20 000 travailleurs manuels en 1918 [8] ». Dans un court ouvrage consacré à l’exposition de la vie et de la pensée de Gramsci, George Hoare et Nathan Sperber résument le climat de l’époque de la façon suivante :

« Le paysage de la contestation est marqué par l’éclatement. Au PSI [Parti socialiste italien], les dirigeants nationaux hésitent et restent en retrait du mouvement, alors que les adhérents turinois les plus radicalisés (dont Gramsci) y participent passionnément. Les syndicats, dont la puissante CGL (Confederazione Generale del Lavoro), sont également sur place, mais leurs leaders sont surtout réformistes. Les animateurs principaux de la lutte sont en fait les conseils ouvriers, sous la forme des comités d’entreprise (commissioni interne), qui proposent de s’inspirer de l’expérience décentralisée des soviets russes de 1917. On peut donc retenir que le biennio rosso n’est pas le fait d’un parti politique de type léniniste, ni d’une centrale syndicale unique, mais le produit de l’activisme « conseilliste », largement spontané, des travailleurs. »

En tant que journaliste, Gramsci collabora à l’hebdomadaire socialiste Il Grido del popolo et à l’Avanti ! puis, suite à la fermeture du premier, il fonde avec Togliatti, Terracini et Tasca L’Ordine Nuovo, hebdomadaire « organe de presse qui joue le rôle d’avant-garde politique dans le mouvement » des conseils turinois, dont le premier numéro paraît en mai 1919 et qui devient clandestin à partir de 1922 sous le régime fasciste.

Dans cet article, Gramsci, qui a été profondément marqué par la révolution bolchevique, nous livre son analyse de cette nouvelle forme économico-politique originale que constituent les conseils d’usines italiens. Le concept du commun, absent de l’article de Gramsci, peut néanmoins servir de fil directeur dans l’intelligence du processus révolutionnaire socialiste. Cette notion doit alors être comprise dans une triple acception : économique, éthique et politique. Elle apparaît absolument centrale tout au long de la constitution d’une classe et du mouvement de transformation du réel.

« C’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes »

« Le processus révolutionnaire se déroule sur le terrain de la production, à l’intérieur de l’usine où les rapports sont des rapports d’oppresseur à opprimé, d’exploiteur à exploité, où l’ouvrier est privé de liberté et la démocratie inexistante. Le processus révolutionnaire s’accomplit là où l’ouvrier n’est rien et veut devenir tout, là où le pouvoir du patron est illimité, et se ramène à un pouvoir de vie ou de mort sur l’ouvrier, sur la femme de l’ouvrier, sur les enfants de l’ouvrier. »

Par ces quelques lignes, Gramsci tente d’expliquer pourquoi les mobilisations sociales les plus radicales sont celles d’ouvriers qui se mobilisent au sein de l’usine en tant qu’ouvriers, et non celles d’autres groupes mobilisés en tant que citoyens. Pour saisir toute la portée de ce passage, un retour à Marx et aux marxistes est nécessaire.

Marx, dans son œuvre, utilise le concept de classe dans un double sens problématique [9]. À sa suite, de nombreux intellectuels se réclamant de son héritage et revendiquant l’étiquette de marxistes vont perpétuer voire renforcer cette confusion conceptuelle entre deux acceptions pourtant distinctes de la notion de classe dans la théorie marxiste : la classe économique et la classe politique.

Marx conçoit les classes comme des « types purs » regroupant des catégories d’agents engagés dans le processus économique, la division s’opérant en fonction de la source de revenu. Il énonce ainsi dans Le Capital : « Ceux qui ne possèdent que leur force de travail, ceux qui possèdent le capital et ceux qui possèdent la terre – leurs sources de revenus étant respectivement le salaire, le profit et la rente foncière –, en d’autres termes, les travailleurs salariés, les capitalistes, les propriétaires fonciers, constituent les trois grandes classes de la société moderne fondée sur le mode de production capitaliste. [10] »

Dans son autobiographie, Daniel Bensaïd note que selon Marx lui-même, « au-delà des trois livres du Capital, les classes pourraient […] accueillir de nouvelles déterminations, avec l’introduction du rôle de l’État, de la famille, du marché mondial ou du système éducatif [11] ». Pour Marx, les classes ne se constituent qu’en rapport les unes aux autres, le concept de rapports de classes étant constitutif du concept de classes : « Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe ; pour le reste, ils se retrouvent ennemis dans la concurrence. [12]  »

Par la suite, plusieurs critères, tous économiques, permettant de définir les classes sociales, ont été posés par Lénine, chaque critère étant nécessaire mais non suffisant pris séparément : propriété ou non des moyens de production, place dans l’organisation et la division du travail, la forme et le montant du revenu. De ces critères peuvent découler d’autres caractéristiques comme les conditions de scolarisation, de logement ou les taux de syndicalisation.

Ainsi, dans la tradition marxiste, le terme de classe renvoie d’une part au procès de production matérielle, les critères retenus par Lénine en étant une parfaite illustration, une identité de classe pouvant être assignable à une personne en fonction de sa position dans les rapports de production, dans le procès du travail et à partir de des rapports aux moyens de production, d’autre part à la lutte des classes, lutte politique qui engage des groupes mobilisés historiquement [13].

« Mais alors, libéré de la sujétion du « chef », libéré de l’esprit servile et hiérarchique, poussé aussi par les nouvelles conditions générales que la nouvelle phase historique impose à la société, l’ouvrier réalise d’inappréciables progrès dans le domaine de l’autonomie et de l’initiative. »

Le problème réside dans le fait qu’un seul terme, celui de classe, comporte deux acceptions distinctes, l’une étant économique, c’est-à-dire liée directement au procès de production matérielle et indépendante de l’action politique des agents, et l’autre étant au contraire foncièrement politique, définie par l’action d’individus et de groupes dans l’histoire afin de défendre certains intérêts et valeurs. La première acception évacue la culture non-économique et conduit à un amalgame théorique éminemment problématique, puisque cela véhicule une conception spontanéiste et ontologique des classes sociales.

Revenons désormais à l’article de Gramsci. Celui-ci explique que l’ouvrier en tant qu’homme réel exploité et dominé au sein de l’usine par le capitaliste, le patron et le petit chef, « libère sa conscience » sur le plan économique au sein du mouvement des conseils d’usines : « Pendant la phase libérale [du processus historique de la classe bourgeoise et de la domination de la classe bourgeoise sur la société], le propriétaire était aussi un entrepreneur ; c’était aussi un industriel : le pouvoir industriel, la source du pouvoir industriel, se trouvant dans l’usine, et l’ouvrier ne parvenait pas à libérer sa conscience de la persuasion qu’on ne pouvait se passer du patron, dont la personne s’identifiait avec celle de l’industriel, avec celle du gérant qui était responsable de la production, et, partant, responsable du salaire, du pain, des habits, du toit de l’ouvrier. […] Mais alors, libéré de la sujétion du « chef », libéré de l’esprit servile et hiérarchique, poussé aussi par les nouvelles conditions générales que la nouvelle phase historique impose à la société, l’ouvrier réalise d’inappréciables progrès dans le domaine de l’autonomie et de l’initiative. »

Gramsci souligne dans l’expression « l’ouvrier réalise d’inappréciables progrès dans le domaine de l’autonomie et de l’initiative » comment la reconnaissance d’intérêts matériels communs entre ouvriers est indissociablement économique et politique. En effet, des ouvriers qui n’ont pas lu Marx et qui ne connaissent pas la théorie marxienne de la paupérisation, de la polarisation entre deux classes antagonistes dans le développement du capitalisme, des crises de surproduction, de la plus-value absolue et relative, autrement dit de la dynamique du Capital, effectuent un bond en termes de conscience de la réalité matérielle objective de l’exploitation et de la domination capitalistes par l’unité réelle de la théorie et de la pratique révolutionnaire : la praxis.

« Le commun prend vie sous nos yeux, sous la forme primitive de la conscience économique et politique de classe, relevant de la compréhension de ce qui existe et de ce qui pourrait être, du fonctionnement de la société bourgeoise et de possibles changements. »

On peut noter que la définition du commun de Dardot et Laval retenue pour cette étude est donnée dans une section intitulée « Commun et praxis », l’absence de référence à Gramsci apparaissant alors encore plus surprenante, tant celui-ci reste connu comme le théoricien de la « philosophie de la praxis ». En luttant au niveau économique, par la grève, l’occupation d’usine, voire l’auto-organisation de la production, les ouvriers ne grippent pas seulement la machine à profits capitaliste. Ils proclament et démontrent à la face du monde que les capitalistes sont des parasites, bons à commander et à profiter du travail fourni par d’autres hommes.

Les ouvriers progressent dans leur conscience économique, dans la sphère du raisonnement objectif en la matière, dénué de valeurs, et leur action comporte de fait une dimension politique indéniable en ce qu’elle heurte nécessairement les conceptions des acteurs et des observateurs quant à l’organisation de la cité. Par la production de « choses communes », même à un niveau relativement microscopique, les ouvriers sortent de la pure acception économique du concept de classe pour se muer en un groupe mobilisé autour d’intérêts matériels communs, pas seulement économiques au sens étroit du terme, le temps de travail ayant par exemple toujours comme corollaire le temps libre. Le commun prend vie sous nos yeux, sous la forme primitive de la conscience économique et politique de classe, relevant de la compréhension de ce qui existe et de ce qui pourrait être, du fonctionnement de la société bourgeoise et de possibles changements.

Ainsi, pour Gramsci, les conseils d’usines permettent la reconnaissance et l’auto-gestion d’intérêts matériels communs des ouvriers face au capitalisme, et ainsi de développer une certaine forme de conscience de classe, économique et politique.

« Libéré de l’esprit servile et hiérarchique », l’ouvrier adopte une représentation propre du social. Le passage d’une reprise en mains de la production à l’échelle locale à un projet global de révolution politique déplace l’enjeu central de l’interprétation à la volonté et aux valeurs.

« C’est seulement cette activité pratique qui peut produire un nouveau sujet collectif »

« Les rapports qui doivent s’établir entre le parti politique et le Conseil d’usine, entre le syndicat et le Conseil d’usine, découlent déjà implicitement du principe suivant : le parti et le syndicat ne doivent se poser ni en tuteurs ni en superstructures déjà constituées de cette nouvelle institution, dans laquelle le processus historique de la révolution prend une forme historique contrôlable ; ils doivent se considérer comme des agents conscients qui libéreront cette institution de toutes les forces contraignantes que concentre l’État bourgeois ; ils doivent se proposer d’organiser les conditions extérieures et générales (c’est-à-dire politiques) dans lesquelles le processus de la révolution pourra être le plus rapide, dans lesquelles les forces productives libérées pourront trouver leur plus grande expansion. »

Sur la question de la construction d’une identité politique commune, Gramsci insiste sur le fait que partis et syndicats ne doivent pas chercher à contrôler le processus spécifique des conseils d’usines mais seulement à en permettre l’épanouissement maximal.

Le conseil d’usine constitue un lieu, au sens spatial du terme, qui appelle la curiosité et l’échange. Dans sa biographie de Gramsci, Giuseppe Fiori décrit comment, à Turin pendant le biennio rosso, les turinois, au-delà des ouvriers et des socialistes, assistent aux débats en plein air, notamment dans les jardins publics.

La centralité urbaine des usines permet ainsi de constituer un espace public habermassien, lieu d’échanges rationnels visant à la constitution d’une opinion publique éclairée, qui déborde la famille, l’Église, l’école, c’est-à-dire les institutions traditionnelles, où les idées incarnées par des individus circulent. Dans ces dernières, l’autorité est confisquée par le père, le curé ou le maître, les autres participants pouvant s’exprimer mais toujours de manière secondaire et contrôlée. Les conseils d’usines, au contraire, célèbrent l’égale légitimité de tous à prendre part aux discussions, sur un strict principe de souveraineté populaire. Les délibérations publiques mettent à mal la domination spatiale de la bourgeoisie qui, dans le cadre de l’usine comme des logements, des lieux de loisir et des transports cherche à contrôler les actions et les interactions des ouvriers [14].

Les conseils d’usines marquent donc la prise de parole publique des subalternes, des sans-voix, qui ne s’expriment habituellement jamais directement mais, au mieux, par le biais de journaux, de partis et de syndicats. Mais ces « superstructures déjà constituées » ne comportent ni la spontanéité ni le caractère réellement populaire des conseils d’usines. Des journalistes, des représentants politiques et syndicaux ne seront jamais le prolétariat, même s’ils s’expriment au nom du prolétariat tout entier.

Les conseils d’usines fonctionnent donc en tant qu’institution sui generis, pôle de radicalisation dépassant largement les ouvriers par son caractère ouvert et central géographiquement, entraînant un bouillonnement politique dans les villes dans lesquelles ils sont les plus puissants : Milan et Turin.

« Dans un même mouvement réel indistinctement économique, éthique et politique, les conseils d’usines permettent ainsi de construire une identité politique commune à des groupes irréductiblement hétérogènes et de former ainsi une classe au projet politique macro-structurel. »

Les questions économiques propres aux usines occupées ne sont pas le seul sujet des discussions. Les participants débattent du pouvoir extra-économique, du processus de décision, des différences entre égalité politique et économique, entre libertés démocratiques et libertés humaines…

« Dans la période de suprématie économique et politique de la classe bourgeoise, le déroulement réel du processus révolutionnaire se passe de façon souterraine, dans l’ombre de l’usine et dans l’ombre de la conscience de ces multitudes immenses que le capitalisme assujettit à ses lois ; il n’est donc ni contrôlable ni prévisible ; il le sera dans l’avenir, lorsque les éléments qui le constituent (sentiments, velléités, habitudes, embryons d’initiatives et de nouvelles mœurs) auront été développés et épurés par l’évolution de la société, par l’importance accrue de la place que la classe ouvrière sera amenée à occuper dans le domaine de la production. »

Ce passage est caractérisé par un mécanisme rare chez Gramsci. On a un schéma qui donne la priorité causale et chronologique à « l’évolution de la société » et à l’infrastructure économique sur les idées et les valeurs des ouvriers, alors que le respect du mouvement dialectique obligerait à considérer que le travail de « persuasion » des militants socialistes peut jouer un rôle déterminant dans l’ébranlement structurel. Le choix du terme de « persuasion » par Gramsci dans l’article est intéressant. En effet, au contraire de « convaincre » qui implique la démonstration objective et argumentative d’une vérité, quand on cherche à persuader quelqu’un, on accomplit un travail sur ses valeurs, conscientes et infra-conscientes, on se place dans le règne du relativisme politique.

Le commun est alors construction de nouvelles valeurs désembourgeoisées, terme que l’on préférera à celui d’« épurées », utilisé par Gramsci mais qui nous paraît absolutiste et positiviste : valeurs démocratiques, valeurs populaires, valeurs de luttes louant l’antagonisme, valeurs de partage et de solidarité, de co-décision, valeurs du temps libre et de l’épanouissement de tous. Le commun dans son acception éthique. Valeurs qui serviront de base à la constitution d’un projet politique global et d’une identité politique commune, menant inévitablement à la lutte avec les superstructures bourgeoises pour l’avènement du socialisme.

Dans un même mouvement réel indistinctement économique, éthique et politique, les conseils d’usines permettent ainsi de construire une identité politique commune à des groupes irréductiblement hétérogènes et de former ainsi une classe au projet politique macro-structurel.

« Il ne peut s’agir que d’une universalité pratique, à savoir celle de tous les individus qui sont, à un moment donné et dans des conditions données, engagés dans une même tâche »

« Nous disons que la période actuelle est révolutionnaire parce que la classe ouvrière tend de toutes ses forces et de toute sa volonté à fonder son État. Voilà pourquoi nous disons que la naissance des Conseils ouvriers d’usines représente un grandiose événement historique, qu’elle représente le commencement d’une ère nouvelle dans l’histoire du genre humain ; c’est grâce à elle que le processus révolutionnaire a affleuré à la lumière et est entré dans la phase où il peut être contrôlé et prévu. »

Il est étonnant de noter que Gramsci, dans son apologie de la forme originale des Conseils d’usines, ne mentionne ni les Soviets ni la Commune de Paris qui semblent pourtant se rapprocher fortement de cette forme de représentation, ces omissions servant possiblement un simple objectif rhétorique.

« La classe ouvrière affirme […] que le pouvoir industriel, que la source du pouvoir industriel, doit revenir à l’usine ; elle considère l’usine comme étant, dans une nouvelle perspective ouvrière, la forme où la classe ouvrière se coule en un corps organique déterminé, la cellule d’un nouvel État : l’État ouvrier, et la base d’un nouveau système représentatif : le système des Conseils. »

Ces passages illustrent que pour Gramsci, les conseils d’usines sont la définition même du socialisme. Gramsci place sa réflexion stratégique autour de l’État dans un cadre léniniste. Il reprend la thèse défendue par Lénine dans L’État et la révolution du double pouvoir et de la destruction de l’appareil d’État bourgeois.

Pour Lénine, et donc pour Gramsci, l’appareil d’État bourgeois est pourri par essence et doit être intégralement balayé afin d’instaurer un nouvel État prolétarien. Les anciennes institutions doivent être réduites en poussière et les anciens fonctionnaires démis de leurs fonctions. Pourquoi ? Car les structures ont une inertie très importante, elles ont des effets sur les habitudes, les idées, les valeurs de ceux qui les incarnent. Elles corrompent par les réseaux tissés et les privilèges accordés. Avant d’adopter une pratique centralisée du pouvoir, Lénine prône que tout le pouvoir aille aux Soviets, conseils d’ouvriers et de paysans dont tous les représentants sont élus, responsables et révocables [15].

La stratégie socialiste révolutionnaire consiste à construire un double pouvoir, en parallèle et à l’extérieur du pouvoir d’État bourgeois, sous la forme des conseils. Ce double pouvoir a pour objectif de construire l’hégémonie, d’organiser les classes révolutionnaires, de renverser les superstructures bourgeoises et de mettre en place le socialisme. Les partis et les syndicats révolutionnaires ont quant à eux pour tâche de permettre le développement du double pouvoir face à la répression bourgeoise, mais ils ne le constituent aucunement en eux-mêmes. Les conseils constituent la meilleure boussole en termes de représentation à l’aube de la transition socialiste.

« Ces propos de Gramsci apparaissent comme le couronnement suprême du commun : solidarité et co-élaboration pratiques des humains pour parvenir, finalement, à la possibilité pratique et politique concrète de l’épanouissement de chacun dans son devenir. »

Selon Gramsci, les conseils sont un État ouvrier à l’état embryonnaire, au double sens de moyen pour construire cet État et de principe représentatif fondamental de souveraineté politique populaire. Tout comme Marx, Gramsci prône la disparition de la division entre travail manuel et intellectuel, considérant que chaque homme est à la fois un corps et un esprit, chaque travailleur étant par conséquent parfaitement légitime à participer aux décisions publiques, à la vie de la cité. Le commun émerge alors comme principe fondamental du socialisme, à la fois au niveau politique et au niveau économique, et plus largement à l’échelle de la société toute entière, comme nouvelle universalité pratique.

« L’État ouvrier, puisqu’il prend naissance en fonction d’une configuration productive, crée déjà les conditions de son propre développement, de sa disparition en tant qu’État, de son incorporation organique dans un système mondial : l’Internationale communiste. »

Ces propos de Gramsci inaugurant le commun-isme, compris comme auto-gouvernement mondial, société réglée où le règne de la nécessité laisse place à la liberté humaine et à la société du temps libre, apparaissent comme le couronnement suprême du commun : solidarité et co-élaboration pratiques des humains pour parvenir, finalement, à la possibilité pratique et politique concrète de l’épanouissement de chacun dans son devenir.


1 DARDOT, Pierre, et LAVAL, Christian, Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, Éditions La Découverte, 2014

2 Voir notamment GREEN, Marcus E. (ed.), Rethinking Gramsci, Routledge Innovations in Political Theory, 2011

3 Errejón quitte Podemos début 2019 pour des désaccords théoriques et stratégiques avec la direction et fonde son propre parti Más País.

4 Paru dans L’Ordine Nuovo, 4-5 juin 1920. GRAMSCI, Antonio, « Le conseil d’usine », dans Écrits politiques, tome I : 1914-1920, textes choisis, présentés et annotés par Robert Paris, trad. Marie-Gracieuse Martin-Gistucci, Gilbert Moget, Robert Paris et Armando Tassi, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie », 1974, pp.346-351. C’est cette traduction qui a été retenue pour notre étude. L’article est également accessible gratuitement sur les sites marxists.org et Les Classiques des sciences sociales de l’Université du Québec.

5 Gramsci a adhéré au Parti socialiste italien (PSI) dès 1912. Pour toutes les informations qui vont suivre, on renvoie à la biographie de Gramsci : FIORI, Giuseppe, La vie de Antonio Gramsci, Paris, Librairie générale française, Le Livre de Poche, coll. « Pluriel », 1977, 543 p.

6 La conjoncture fluide désigne une période de crise extraordinaire où les logiques habituellement fonctionnelles des champs sociaux se délitent au profit de devenirs ouverts et imprévisibles. On reprend l’expression au sociologue de la politique Michel Dobry. Voir DOBRY, Michel, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, « Références », 1986 ; rééd. 1992

 

7 Sur le sujet on renvoie à FERRO, Marc, La révolution de 1917, Paris, Albin Michel, 1997

8 HOARE, George, et SPERBER, Nathan, Introduction à Antonio Gramsci, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Repères », 2013, p. 15

9 GODELIER, Maurice, « Ordres, classes, État chez Marx », dans Visions sur le développement des États européens. Théories et historiographies de l’État moderne, Actes du colloque de Rome (18-31 mars 1990), Rome, Publications de l’École Française de Rome, n° 171, 1993, pp. 117-135

10 MARX, Karl, Œuvres tome I. Économie 1, traduction et notes de Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 1484

11 BENSAÏD, Daniel, Une lente impatience, Paris, Éditions Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2004, p. 440

12 MARX, Karl, et ENGELS, Friedrich, L’Idéologie allemande, traduction présentée par Gilbert Badia, Paris, Les Éditions sociales, 1976, p. 61 ; rééd. 2012.

13 Sur la constitution historique d’une classe, on renvoie à THOMPSON, Edward Palmer, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Le Seuil, 1988 ; rééd. Paris, Éditions Points, 2012, 1164 p.

14 Sur cet aspect voir JESSOP, Bob, « Gramsci : l’espace, le territoire, de la nation, les frontières, le mouvement », dans CALOZ-TSCHOPP, Marie-Claire, FELLI, Romain, et CHOLLET, Antoine (dir.), Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci, actuels ?, Paris, Éditions Kimé, 2018

15 Sur cet aspect de l’œuvre de Lénine, voir NEGRI, Antonio, « Socialisme = soviets + électricité », allocution prononcée au colloque « Penser l’émancipation » à Saint-Denis le 15 septembre 2017. Accessible sur la revue en ligne Période.

Publié le 06/07/2020

Les caissières : hier « héroïnes », aujourd’hui flouées malgré les profits de la grande distribution

 

par Rozenn Le Carboulec (site bastamag.net)

 

La grande distribution affiche de confortables profits, réalisés en particulier grâce au dévouement de leurs employés de caisse. Certaines grandes enseignes ont cependant décidé d’accélérer leur remplacement par des caisses automatiques, et les promesses de primes à 1000 euros n’ont pas vraiment été tenues. Enquête.

Un peu partout en France, certains supermarchés ont fait un pas de plus vers l’automatisation pendant la crise du Covid-19. C’est le cas dans plusieurs magasins Casino parisiens, comme à Riquet ou à Ménilmontant, équipés de nouvelles caisses automatiques en plein confinement, en plus de celles qui avaient été installées avant. Au Géant Casino de Lannion, dans les Côtes-d’Armor, les clients ont également vu apparaître un nouveau mode de paiement. Ils ont désormais la possibilité de passer par un grand portique vert dont l’accès est réservé au « Scan Express » avec l’application Casino Max. Autrement dit : les acheteurs peuvent dorénavant scanner et payer les produits directement avec leur smartphone, en ayant préalablement téléchargé l’application et enregistré leur carte bancaire. Pour sortir, plus de passage en caisse, mais un portillon à ouvrir avec un code barre affiché sur son smartphone.

Du côté de la vente en ligne chez Monoprix, qui appartient au groupe Casino, préparer un panier de 50 produits prend désormais six minutes. Depuis le 19 mai, la marque a lancé sa solution de e-commerce alimentaire « Monoprix Plus » : un entrepôt géant de 36 000 m² à Fleury-Mérogis, dans lequel des robots se chargent d’empaqueter, en l’espace de quelques secondes, les produits commandés par les clients.

Ce n’est pas le scénario d’une dystopie imaginant nos futurs modes d’achats dans la grande distribution, mais la réalité d’une automatisation qui pourrait encore s’accélérer. Et qui rend certaines caissières, « héroïnes » en première ligne face au virus, profondément amères.

Vers une « digitalisation » accrue des magasins

Dans son assemblée générale du 17 juin 2020, le groupe Casino détaille plusieurs mesures spécifiques liées à l’épidémie du Covid-19. Parmi elles : l’accélération de l’encaissement automatique, l’augmentation des capacités de livraison à domicile, du « click & collect » et du drive. Ce n’est qu’une nouvelle étape d’une stratégie de « digitalisation du parcours clients » entamée depuis plus longtemps : en février et mars 2020, 45 % des paiements en hypermarchés et 36 % en supermarchés Casino ont été réalisés par smartphone ou en caisse automatique. Sur les deux derniers mois de 2019, l’enseigne loue également « une forte pénétration de l’application digitale CasinoMax avec 20 % du chiffre d’affaires généré par les utilisateurs ». Objectif affiché lors de l’assemblée générale des actionnaires du groupe l’année précédente : « Atteindre 40 % du chiffre d’affaires réalisé par les utilisateurs de l’application Casino Max en 2021 ».

Même si l’automatisation généralisée des caisses n’a pas été observée dans toutes les enseignes pendant le confinement, ce dernier a bel et bien mis un coup d’accélérateur aux stratégies de vente en ligne. Au premier trimestre 2020, le e-commerce alimentaire chez Carrefour a par exemple affiché une croissance de +45 %. Parmi les objectifs financiers de l’entreprise : 4,2 milliards de chiffre d’affaires e-commerce alimentaire en 2022. Mais aussi « un plan d’économies sur trois ans de 2,8 milliards en année pleine à fin 2020 » et la « poursuite de la dynamique d’économies de coûts au-delà de 2020 ». En 2019, le groupe Casino avait annoncé, de son côté, « un plan d’économies de coûts de 200 millions d’euros » d’ici 2020, tout en se félicitant en conclusion d’une « trajectoire d’amélioration continue de la rentabilité ». Au détriment des caissières ?

Ouverture 24h/24 et remplacement des caissières par des vigiles

« Sous couvert de crise sanitaire, Casino accélère la mise en place des caisses automatiques. Mais ces dernières ne représentent qu’une pierre de l’édifice », prévient Jean Pastor, délégué syndical central CGT Géant Casino. Prochaine étape, déjà bien enclenchée par endroits, selon lui : l’ouverture de 6h à 8h, de 20h à minuit, et le travail de nuit. Plusieurs magasins Casino sont déjà ouverts 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Au supermarché Casino de Ménilmontant à Paris, où de nouvelles caisses automatiques ont été installées en avril dernier, ce sont les agents de sécurité qui surveillent les clients à partir de 21h, et ce pour toute la nuit, jusqu’à l’arrivée des caissières à 8h30. « Ces salariés n’ont pas la même convention collective et peuvent travailler les dimanches et les jours fériés », commente Jean Pastor. En octobre dernier, un Casino avait d’ailleurs été rappelé à l’ordre à ce propos par le tribunal de grande instance d’Angers. Pour contourner l’interdiction de travail dans les commerces alimentaires après 13h le dimanche, l’hypermarché faisait appel à des animatrices en événementiel les week-ends.

Dans le supermarché Casino du boulevard Gambetta à Nice, ce sont des vigiles qui assurent la relève quand les hôtesses de caisse finissent leur service à 20h15. Mais peut-être plus pour longtemps : « Ils parlent de nous faire travailler jusqu’à 23h pour nous faire vendre de l’alcool. C’est en pourparlers mais ça va finir par être accepté », témoigne une caissière. Comme elle, de nombreuses collègues craignent une disparition de leurs emplois. Dans ce magasin, de nouvelles caisses automatiques ont également été installées pendant le confinement. Et ce, au détriment des emplois : « Il y a beaucoup de caissières qui sont parties en retraite et n’ont pas été remplacées ».

Face aux craintes des employé.es, et alors que le nombre de caissières a baissé de 5 à 10 % en 10 ans, selon la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), le groupe Casino a annoncé vouloir les former à un « nouveau métier ». « Nous avons réussi à négocier un accord d’anticipation sur ce que vont devenir les salariés du secteur de l’encaissement. Nous avons obtenu un engagement de la direction à ne pas ouvrir de plan social, mais à recaser les gens », explique Laurence Gilardo, déléguée Force ouvrière de Casino. Cet accord, conclu le 26 février et doté d’une enveloppe de cinq millions d’euros, vise à former 6000 « hôtes » et « hôtesses » de caisses des enseignes Géant Casino et Casino Supermarché (qui emploient 25 000 salarié.es au total) à de nouveaux métiers.

Le nouveau métier de « conseiller clientèle » bénéficierait ainsi d’un salaire légèrement supérieur à celui des caissières, mais compterait aussi 30 % de contrats à temps partiel. Si le syndicat FO se félicite de ce plan, la CGT n’est pas de cet avis : « Sous couvert de créer un nouveau métier, la direction va simplement remplacer les départs dans les rayons par des caissières », alerte Jean Pastor. Craignant une « casse sociale sans précédent », Sylvie Vachoux, secrétaire fédérale de la CGT commerce et services, salariée du Groupe Casino, attend toujours des précisions de la direction sur ces promesses : « Ils ont commencé à évoquer une évolution des métiers, mais les caissières ne voient rien venir, personne ne leur parle de formations ».

La prime de 1000 euros, « une grande fumisterie »

Pour Sylvie Vachoux, c’est une déception de plus, après avoir également attendu la fameuse prime de 1000 euros, promise en grande pompe fin mars par plusieurs enseignes de grande distribution. « Les critères d’attribution étaient tellement drastiques que ça a créé beaucoup d’insatisfaction et de mécontentement », proteste-t-elle, qualifiant l’opération de « grande fumisterie ». Désormais en détachement syndical, elle a finalement touché 1000 euros en plus sur son salaire de juin. « Une erreur » du groupe, qui lui en demande aujourd’hui le remboursement, comme à d’autres de ses collègues.

 « Ils se sont rendus compte qu’ils avaient versé la prime à des personnes qui étaient en arrêt ou en télétravail pendant le confinement. Je suis complètement désabusée par la manière dont ils nous traitent », se désole Sylvie Vachoux. Jean Pastor complète : « Toutes les absences, de quelque forme que ce soit, excluaient la versement de la prime. Il fallait en plus être présent le 10 juin, jour du versement. Il y a donc eu des salarié.es qui étaient présent.es pendant tout le confinement, mais pas le 10 juin et qui n’ont pas eu la prime. » Comme dans d’autres groupes, cette dernière était par ailleurs calculée en fonction du temps de travail de chaque salarié.e, alors que les temps partiels subis sont légion.

Auchan Retail était la première enseigne à dégainer, le 22 mars dernier. « L’ensemble des collaborateurs des magasins, entrepôts, drives, services de livraison à domicile et site de e-commerce, se verront verser, dans les semaines qui viennent, une prime forfaitaire de 1000 euros », promettait le groupe dans un communiqué. Mais la réalité s’est avérée décevante : « En avril, on nous a annoncé que la prime serait proratisée en fonction du temps de présence », déplore Guy Laplatine, délégué central CFDT chez Auchan. « Pour les étudiants, en contrats précaires, c’était la double peine, abonde Gérald Villeroy, délégué central CGT. Ils ont voulu redorer leur image avec des effets d’annonce sur une prime qui n’était finalement pas réservée à tous les salariés ».

À Auchan, seuls les employés travaillant plus de 28h par semaine pouvaient en effet percevoir la prime de 1000 euros. Sofian*, en contrat étudiant de 10 heures par semaine dans un magasin de Vélizy, dans les Yvelines, n’a par conséquent touché que 300 euros, soit un peu moins de ce qu’il perçoit tous les mois (350 euros). Aujourd’hui, il est écœuré, comme Rokhaya*. Étudiante, en contrat de 25 heures par semaine pour 900 euros par mois, elle a touché 700 euros de prime. « Mais le virus ne te choisit pas en fonction de tes horaires. Que tu sois en contrat de 15 ou 30 heures, tu peux l’attraper ! », s’indigne-t-elle. Conséquence : aucun étudiant – majoritairement des femmes – n’a touché 1000 euros, alors qu’ils représentaient 90 % des postes en caisse pendant le confinement, selon Rokhaya.

Guy Laplatine de la CFDT déplore par ailleurs une baisse à venir de la prime de participation de l’ensemble des salariés, y compris pour ceux qui n’ont pas touché la prime liée à la crise : « Auchan prend dans la poche droite ce qu’ils ont mis dans la poche gauche, on se fait doublement avoir ». Même sentiment chez Leclerc, où chaque magasin indépendant est libre de donner une prime ou non à ses salariés par rapport à son chiffre d’affaires. « Son versement impactera par ailleurs notre participation à l’intéressement, qui sera moindre », déplore Sandrine Jovignot, référente nationale CGT Leclerc . Elle attend toujours le bilan financier de son magasin pour être fixée à ce sujet. « C’est une grosse demande des salariés. On a entendu parler de cette prime de 1000 euros dans tous les médias. Mais une fois qu’on est face à la réalité, on se rend compte que ce sont de fausses promesses. »

35 ans d’ancienneté : 1100 euros nets par mois

Au sein du groupement de distributeurs indépendants Système U, une prime de 1000 euros a été versée à 6000 personnes qui travaillent dans les entrepôts, selon Thierry Desouches, le porte-parole de l’enseigne. Il ajoute avoir fait un sondage auprès de leurs 1200 magasins, auquel 734 ont répondu : « Sur ces 734, 92 % ont versé une prime ou vont le faire, le montant moyen versé étant de 852 euros ». Le groupe Carrefour, semble, à ce jour, le seul à avoir tenu la promesse initiale : « 85 000 salariés bénéficient d’une prime d’un montant de 1000 euros net, représentant un coût total d’environ 85 millions d’euros », précisait l’entreprise dans un communiqué le 28 avril. Un effort à relativiser au regard des 744 millions d’euros que le premier employeur privé de France a perçu entre 2013 et 2018 grâce au crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) selon la CGT.

Ces annonces ne doivent par ailleurs pas éclipser une réflexion globale sur les métiers à prédominance féminine et les bas salaire, rappelle Sylvie Vachoux. « Ce n’est pas d’une prime dont on a besoin, mais d’une véritable revalorisation salariale », revendique-t-elle, en rappelant les promesses de la ministre du Travail Muriel Pénicaud. Cette déléguée syndicale qui a écumé tous les postes a fini sa carrière aux caisses automatiques à Besançon. Son salaire, après 35 ans à Casino : 1100 euros net par mois. « Parmi nos salariés, il y a en a qui vont aux Restos du coeur aujourd’hui quand même ! Les gens ont donné le maximum et sont épuisés. On a le sentiment de s’être fait avoir », dénonce-t-elle.

Dans une lettre adressée le 2 juin à Jean-Charles Naouri, président-directeur général du groupe Casino, la CGT demande la réouverture des négociations annuelles obligatoires. Alors que cette missive est restée sans réponse, l’enseigne annonçait, lors de son assemblée générale des actionnaires le 17 juin, une croissance du chiffre d’affaires de 6,1 % en France sur les quatre dernières semaines arrêtées au 8 juin 2020, dont une augmentation de 20,2 % pour les commerces de proximité [1]. Lors de cette même assemblée générale, les actionnaires ont par ailleurs voté en faveur d’une « rémunération complémentaire au titre de 2019 » de Jean-Charles Naouri. Son montant : 655 000 euros.

 

Rozenn Le Carboulec

*Le prénom a été modifié à leur demande.

P.-S.

Dans le cadre cet article, Casino, Leclerc, Auchan, Carrefour, Intermarché, ont été contactés mais n’ont pas donné suite. Seul Système U nous a répondu.

Notes

[1] Voir le document du groupe Casino.

Publié le 05/07/2020

Petit précis en temps de scandales politico-judiciaires

 

Par Hugo Partouche (site regards.fr)

 

L’article qu’il faut lire pour tout comprendre au fonctionnement de notre justice (et arrêter de raconter n’importe quoi à longueur de journée).

Le déroulement de l’affaire Fillon et la révélation récente d’une deuxième affaire des écoutes de Nicolas Sarkozy mettent à jour l’ignorance d’une très large part des journalistes non spécialisés et de nos élus quant au fonctionnement de la justice pénale.

Principe de légalité

Les citoyens sont en droit d’attendre que le débat politique soit mené par des individus qui s’intéressent au droit, sa fabrique et sa logique. Ils en sont, après tout, les premiers producteurs et leur légitimité repose sur leur capacité à le produire. Or, contrairement à la politique économique, à l’épidémiologie ou au changement climatique, le droit pénal a ceci de particulier qu’il est nécessairement prévu par la loi, en application du principe de légalité des délits et des peines. Rien alors ne justifie que les élus de la République et les journalistes politiques ne soient pas meilleurs spécialistes de ce champ du droit, celui qui est le plus nécessairement régi par la loi.

À la limite, on pourrait considérer que le droit pénal de fond fait appel à des notions externes au droit, elles aussi techniques car relatives au fait criminel. Il s’agirait alors de politique criminelle : dangerosité, radicalisation, criminalité organisée, techniques d’enquête, etc. Admettons. Il en va différemment de la procédure pénale. La procédure, comme son nom l’indique, n’a de technique que le fait qu’elle est constituée d’un ensemble de règles propres. En sciences, les règles sont tirées de (modélisées sur) l’observation du réel. Il se trouve qu’en procédure pénale, les règles sont celles que le législateur nous a données, il n’y en a pas d’autres.

Dans ces conditions, comment expliquer que les élus de la République et les journalistes politiques ne soient non seulement pas spécialistes de procédure pénale, mais encore qu’ils soient totalement incompétents en la matière ? Si les trois branches du gouvernement (judiciaire, exécutif, législatif) tiennent ensemble le poids d’une société démocratique, comment expliquer que le judiciaire soit ignoré des gouvernants et de leurs bardes ? Comprendrait-on qu’un magistrat, à l’audience, affirme que le Premier ministre de la République française est chef de l’Etat, que les députés sont élus par scrutin de liste ou que les Sénateurs sont tirés au sort ? Non. De la même manière, il n’est pas acceptable que des élus et des journalistes politiques parlent de « juges » du parquet ou affirment que c’est le PNF qui a jugé François Fillon.

Lorsque l’ancien procureur national financier, Madame Eliane Houlette, a évoqué des pressions subies dans ce dossier, certains ont poussé le comique jusqu’à demander à la ministre de la Justice d’engager des poursuites pour « forfaiture », infraction disparue depuis 26 ans. Plus drôle encore était l’idée (circulaire) d’interpeller la ministre de la Justice pour qu’elle ordonne des poursuites contre des procureurs qui auraient reçu et suivi des instructions particulières dans un dossier – autrement dit qu’elle mène elle-même l’action du parquet contre des procureurs au motif justement qu’ils auraient accepté que le ministre de la Justice mène lui-même l’action du parquet. On doit ce trait d’esprit à Monsieur Eric Ciotti, député Les Républicains, questeur et, même, membre de la commission des lois de l’Assemblée nationale.

En bref, les appels à la suppression du PNF ou à une plus grande indépendance du parquet sont inaudibles car ils émanent de n’importe qui pour n’importe quelle raison, les mêmes pourtant qui devraient être informés, à défaut d’être experts.

Opportunité des poursuites

L’un des principes les plus importants de la procédure pénale française, parmi la légion de ceux que le débat politique ignore, est celui de l’opportunité des poursuites. En application de l’article 40-1 du code de procédure pénale : « Lorsqu’il estime que les faits qui ont été portés à sa connaissance […] constituent une infraction commise par une personne dont l’identité et le domicile sont connus et pour laquelle aucune disposition légale ne fait obstacle à la mise en mouvement de l’action publique, le procureur de la République territorialement compétent décide s’il est opportun » ou non d’engager des poursuites.

Ce principe est particulièrement d’actualité à deux égards. En premier lieu, il signifie que le procureur de la République est libre de poursuivre ou non. Il n’est aucunement précisé ce qui doit présider à sa décision. De nombreux pays ne connaissent pas une telle liberté et les procureurs sont tenus de poursuivre lorsqu’il existe des indices suffisants de la commission d’une infraction – ce qu’on appelle le principe de légalité. En France, même si les indices sont sérieux, le procureur peut toujours décider de ne pas poursuivre, dans le respect toutefois du principe d’impartialité [1]. Parfois, c’est pour le mieux. C’est ainsi que, dans les pays qui connaissent l’opportunité des poursuites, la poursuite de certains délits a été progressivement abandonnées lorsqu’ils sont apparus obsolètes (homosexualité par exemple). En second lieu, l’article 40-1 du code de procédure pénale relatif aux pouvoirs des procureurs de la République éclaire le débat sur les « pressions » qu’aurait subies Madame Eliane Houlette car il permet d’évoquer les contraintes qui sont les leurs.

Autrement dit, qui peut donner des ordres à ce procureur ? À proprement parler, il n’y a qu’un seul procureur de la République pour chaque juridiction. Les autres doivent respecter ses instructions. Lui-même est soumis à un double pouvoir hiérarchique. En tant que fonctionnaire, il est soumis au pouvoir de sa tutelle : le garde des Sceaux. En tant que titulaire de pouvoirs juridictionnels, dont l’opportunité des poursuites, il est soumis, au pouvoir du procureur général près la cour d’appel dont dépend son tribunal. En effet, le procureur général peut « enjoindre aux procureurs de la République […] d’engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente » [2].

Finalement, l’opportunité des poursuites appartient bien au procureur de la République compétent mais sous l’autorité du procureur général. Dans certaines matières, le parquet national financier est compétent sur l’ensemble du territoire national. Il est rattaché au tribunal de Paris. Il s’agit donc d’un procureur de la République sensiblement différent de ceux que l’on vient de citer. Est-il alors soumis à une autorité hiérarchique ? À vrai dire, les textes ne le disent pas explicitement. Toutefois, « le procureur général près la cour d’appel de Paris anime et coordonne, en concertation avec les autres procureurs généraux, la conduite de la politique d’action publique » pour les infractions de la compétence du parquet national financier.

En outre, le ministre de la Justice lui-même estime que le parquet national financier est « sous l’autorité hiérarchique » du procureur général près la cour d’appel de Paris [3].

Pressions et instructions

Tout ceci doit éclairer les propos de Madame Eliane Houlette lorsqu’elle évoque les pressions de la procureure générale près la cour d’appel de Paris. S’agissait-il d’instructions légales ou de pressions illégales ? Pourquoi tant d’agitation ? Soit, elle estime qu’elle ne dépendait pas hiérarchiquement de la procureure générale – et considère donc que les instructions qu’elle a reçues étaient illégales – (c’est fort peu probable et ce n’est pas ce qui ressort du reste de son audition devant la Commission d’enquête parlementaire). Soit ce n’est pas exactement l’instruction reçue qui pose problème mais la manière dont elle a été donnée, un sentiment diffus, le caractère éventuellement exceptionnel de celle-ci.

Dans le premier cas, il s’agit d’une position (un peu technique) de politique pénale relative au rôle, aux pouvoirs et au rattachement hiérarchique du PNF. Dans le second cas, la question n’est pas celle du respect ou non de la loi, mais de la remise en question du pouvoir du procureur général dans la mise en œuvre du principe de l’opportunité des poursuites.

Il s’agit alors d’un débat sur une tradition ancienne. Sa seule alternative connue est le principe de légalité des poursuites qui oblige à poursuivre. Ce principe paraît difficilement conciliable avec les contraintes budgétaires actuelles de l’institution judiciaire.

Par ailleurs, il convient de s’interroger sur les pressions auxquelles le procureur général lui-même pourrait être soumis. Qu’en est-il ? Est-il lui-même soumis à une autorité hiérarchique s’agissant de la décision de poursuivre ou de classer ? Celle du ministre de la Justice ?

Autrefois, il n’était pas interdit au garde des Sceaux de donner aux parquets des instructions spécifiques, dans des dossiers particuliers. Depuis la loi du 25 juillet 2013, ces instructions sont interdites : « Le ministre de la Justice conduit la politique pénale déterminée par le gouvernement. Il veille à la cohérence de son application sur le territoire de la République. À cette fin, il adresse aux magistrats du ministère public des instructions générales [mais il] ne peut leur adresser aucune instruction dans des affaires individuelles. » [4]

Toutefois, d’initiative ou la demande du garde des Sceaux, le procureur de la République ou le procureur général peuvent établir des rapports sur des affaires individuelles [5] pour rendre compte de la conduite de l’action publique au ministre. Ces rapports ne sont pas librement accessibles aux justiciables [6]. La survivance de ces rapports individuels est incompréhensible. À quoi servent-ils sinon à informer la décision d’une instruction dans une affaire individuelle ? Si celles-ci sont interdites, les rapports individuels n’ont plus d’utilité.

En disant cela, l’on dit encore qu’il faut un parquet plus indépendant. Effectivement, la suppression des rapports individuels lèverait certaines incertitudes quant à leur rôle politique. En revanche, pour les praticiens du droit pénal, l’idée que le parquet devrait avoir les coudées plus franches est loin d’être évidente compte tenu des pouvoirs très importants dont il dispose [7]. C’est ce que marque la révélation d’une deuxième affaire des écoutes de Nicolas Sarkozy, menée en secret pendant de longues années et susceptible d’avoir affecté de nombreuses décisions de politique pénale sans aucun contrôle.

Indépendance et contrôle

On touche là à une distinction importante et peu évoquée : il existe une différence notable entre l’indépendance dans la décision d’enquêter ou de poursuivre et la liberté dans le choix des actes d’enquête. Ainsi, le problème n’est-il peut-être pas celui de l’indépendance lors de la décision, même si c’est ce qui est aujourd’hui dénoncé pour des raisons politiques évidentes, mais celui du contrôle des opérations.

Sans rentrer dans le détail, ce sont des juges « du siège » (des magistrats qui jugent) qui contrôlent les actes pris par les magistrats du parquet (« debout »). Ils le font de diverses manières : à l’audience, en conduisant eux-mêmes les investigations (pendant l’instruction), en autorisant le placement sous contrôle judiciaire ou en détention provisoire, etc. Les juges sont garant de la liberté individuelle, c’est-à-dire celle de ne pas arrêter arbitrairement. Ces deux professions correspondent à des carrières le plus souvent distinctes, à tout le moins on observe en pratique que les magistrats sont rapidement habités par le poids de leur position structurelle et se comportent en conséquence.

Cependant, l’on voit rarement les juges du siège réclamer des réformes pour encadrer mieux les pouvoirs du parquet. En effet, en dehors d’une appréciation individuelle de chaque dossier, on peut légitimement se demander s’ils jouent le rôle qui est le leur, d’un point de vue institutionnel, pour équilibrer les pouvoirs des parties, notamment en contrôlant les pouvoirs d’enquête et de contrainte du parquet (pour cause, les autres parties n’ont pas de pouvoir en procédure, elles n’ont que des droits).

Formés dans la même école, appartenant au même corps de la fonction publique, travaillant dans le même bâtiment, leurs carrières se croisent et les magistrats de l’ordre judiciaire forment un tout, bicéphale mais néanmoins solidaire.

À l’audience, alors que le justiciable et les avocats sont de plein pied dans la salle d’audience, les magistrats siègent ensemble à un niveau au-dessus, juges du siège et procureur. La Cour européenne des droits de l’Homme juge que cette circonstance n’est pas de nature à faire douter de l’indépendance du parquet et de l’impartialité des juges. Peut-être ! Mais dans un Etat où la culture judiciaire la plus élémentaire n’est pas partagée par nos hommes et femmes politiques, le premier impératif de réforme demeure la construction de cultures autonomes entre juges et procureurs, comme les avocats ont une culture propre qui leur font déployer leurs propres techniques pour défendre l’application égale de principes que ces trois professions chérissent, différemment.

 

Hugo Partouche, avocat au barreau de Paris

Notes

[1] Article 31 du code de procédure pénale

[2] Article 36 du code de procédure pénale. Autrefois, cet article autorisait le ministre de la Justice à donner pareille injonction.

[3] Circulaire du 31 janvier 2014

[4] Article 30 du code de procédure pénale

[5] Article 35 du code de procédure pénale

[6] CE, Sect., ministère de la Justice c/ M. B. n° 408348, 408354

[7] Cf. tribune de Monsieur le Bâtonnier Jean-Yves LE BORGNE dans Le Figaro)

/Publié le 04/07/2020

Soignants : une « grande famille ». Vraiment ?

 

Nicolas De La Casinière (site rapportsdeforce.fr)

 

L’appellation fourre-tout de soignants masque des rapports de classe, de pouvoir, de hiérarchie et de fortes disparités de revenus et d’intérêts. Opinions recueillies dans les manifestations du 16 juin et du 30 juin.

« Blouse bleue ou blanche… Dans l’hôpital, ça dépend comment on est habillé. Les médecins ? Ils ne savent même pas qu’on existe… Nous les agents hospitaliers, plombiers, chauffagistes, menuisiers, mécaniciens s’occupant des lits, agents d’accueil, ils ne nous disent pas bonjour. Sauf quelques-uns, parce que ça fait 20 ans qu’on est là et qu’ils ont eu un jour quelque chose à nous demander… On est les héros du quotidien quand on a besoin de nous. Le reste du temps, on est des zéros. On nous considère comme des merdes. Mais bon, on est habitués… », lâchent Fabrice et Didier, électriciens et plombiers au CHU de Nantes, que leur blouse bleue désigne comme les prolos de l’hosto. « Mais s’il y a dans les mois qui viennent un retour de la pandémie, cette fois là on ne se fera pas prendre. On utilisera les droits de retrait… »

Entre le mépris de classe, la flatterie récente et la mesquinerie du versement des primes promises, l’amertume est imprégnée d’une certaine rage.

« Rien que le terme péjoratif de “petites mains” en dit long… » soupire David, infirmier depuis 26 ans dans le même CHU nantais. Il rappelle les rôles primordiaux des plus bas salaires : « Sans les agents de services hospitaliers, les cuisiniers, ambulanciers, préparateurs en pharmacie, sans les électriciens, plombiers, informaticiens ou les laborantins qui font des analyses toute la journée, tout s’effondre. La sécurité incendie, le bio-nettoyage, et la sûreté pour calmer les gens qui pètent les plombs… Et le personnel de la blanchisserie : il gère ici 30 tonnes de linge par jour… Culturellement, on les a placés hors du débat. Absents, invisibles… »

Les satellites, pas considérés comme soignants

L’appellation « soignants » suggère confusément un esprit d’équipe, un sens du collectif, une entité consensuelle voire des rapports égalitaires. Mais cette notion s’appuie sur une représentation tronquée : « Dans l’imaginaire collectif, les soignants, c’est juste la trilogie médecins, infirmières, aides-soignantes. Ce qui escamote tous les ASH, les agents de service hospitalier. Technicien de labo, c’est un métier dit “satellite” », dit Ahmed, agent de stérilisation à Toulouse. Sans lui et ses collègues, pas d’opération qui puisse se tenir… Mais il n’est pas considéré comme soignant, malgré le discours sur la filière du soin et l’hommage abstraitement rendu à tous les maillons de la chaîne. « Quand je dis que je suis manipulateur radio, les gens imaginent que je fais l’animation sur une radio locale… », rigole un de ses collègues.

Les questions de gouvernance, voire de « pilotage territorial », discutées au Ségur de la santé relèvent trop de la sphère technocratique, à des années-lumière du sort des professionnels sur le terrain, héros hier, vite rabaissés à leur rôle de subalternes par une hiérarchie bien ancrée. L’empathie médiatisée n’a pas bloqué la logique d’« hôpital-entreprise », soumis à un carcan bureaucratique et budgétaire, et les directions hospitalières reparleront vite de « parts de marché ».

« On ne compte pas sur les médecins »

Dérégulations, logiques comptables, principes de rentabilité, méthodes managériales mènent le système de santé à sa perte, et les membres de la prétendue grande famille n’ont pas les mêmes intérêts en jeu : « Pour les médecins, chefs de service, ce qui compte c’est combien de lits pour leur service, et combien il y aura dans l’enveloppe avec le Ségur de la santé, ce qui implique d’énormes enjeux de pouvoir. Ils parlent budget, chiffres, quand nous on parle de qualité de soins, de moyens humains. Les plus jeunes ont encore des illusions, mais avec une vingtaine d’années à l’hosto, on sait qu’on ne peut pas compter sur eux. Là où on travaille, il y avait 3 % de médecins grévistes la journée du 16 juin… », relèvent Charlène et Valérie, infirmières à l’hôpital de Cholet (Maine-et-Loire).

La prime de la discorde

Plus vite que prévu, l’application inéquitable de la prime exceptionnelle Covid-19, réduite, chipotée, rabotée au prorata de jours, a rappelé qu’il y a des soignants plus égaux que les autres. La prétendue reconnaissance unanime annoncée par Macron le 25 mars vire à la mesure de discorde, et la paie de fin juin n’accorde parfois rien ou varie de 250 à 1500 €. Au CHU de Nantes, les aides-soignantes ne se voient octroyer que 500 €, tout comme les techniciens du biomédical qui ont installé les respirateurs dans les services de réanimation, le personnel de l’exploration fonctionnelle qui a réalisé les examens d’électrocardiogramme pour les patients du Covid. Seuls 40 % du personnel va toucher la prime entière.

« Tout le monde est persuadé qu’on a toutes et tous touché 1500 €. On nous demande comment on va dépenser ce bonus… Mon épouse est infirmière en secteur de soins où il n’y avait pas de patient Covid, elle va toucher 600 € » confie Ivan, psychologue en gériatrie à Perpignan.

De l’intérieur des services de santé, l’esprit de famille, clamé par Macron et le patronat, n’aura montré qu’une cohésion de façade. « J’ai deux collègues qui ont perdu leurs pères, malades du Covid. La direction leur a demandé d’aller aux obsèques sur leurs jours de congés. Un vrai déni de la souffrance et du deuil… » ajoute Ivan.

Un mille-feuille de clivages

Mis à part la représentation réductrice d’un corps unifié, au service des patients, les strates d’inégalités sociales sont évidemment toujours bien présentes. L’appellation générique « soignants » plaque un masque sur ces divisions entre le secteur médical, géré par des médecins-chefs, et le paramédical sous tutelle administrative des cadres de santé. Une réorganisation qui a vu l’émergence des chefs de pôles d’activité et le rôle croissant des cadres de direction, soucieux des impératifs gestionnaires et financiers et non pas en priorité thérapeutiques.

Autre notion qui clive les personnels : la notion de « cœur de métier hospitalier » qui se centre sur le soin, écartant les professions dites techniques. Le statut de salarié soit de l’établissement hospitalier, soit d’une entreprise privée sous-traitante ne contribue évidemment pas à la cohésion, ne serait-ce que pour l’appartenance à des communautés de travail distinctes et la syndicalisation morcelée qui va avec. Outre les titulaires, l’hôpital emploie des stagiaires, des contractuels et des apprentis.

Faire croire que la situation est sous contrôle

« Avec l’appellation de soignants comme un groupe uni, on sent bien la volonté d’amalgame pour vendre de l’illusion à la population française », ajoute-t-il. « Le langage militaire de Macron, les héros envoyés “au front”, tout ça répond à l’objectif de faire des martyrs. Je me suis retrouvé en mars devant deux salariées d’un sous-traitant qui devaient désinfecter une chambre, sans la moindre consigne. Elles tremblaient. Leur seule préoccupation : ne pas déchirer leurs gants et de tenter de remettre leurs lunettes en place sans se toucher le visage. Personne n’était là pour les accompagner… La notion de grande famille, c’était pour faire croire que la situation était sous contrôle. Mais plus on montait dans la hiérarchie, plus les gens se sont mis relativement à l’abri, utilisant la question de garde des enfants. Les cadres en télétravail nous expliquaient depuis leur salon qu’il fallait faire des relevés de température deux fois par jour alors qu’on n’avait pas le temps, et même pas d’embouts pour les thermomètres… Et quand il y avait suspicion de contamination dans un service, les grands chefs on les a plus vus… » Ivan travaille dans une grosse structure associative de quelque 800 salarié·es où un quart de la masse salariale est monopolisé par les dix plus hauts revenus : « ce qui mange clairement une part du budget qui manque au soin. »

Le salaire comme marqueur de division

Ces criantes disparités de rémunération marquent aussi les statuts et les fonctions, mais aussi le genre. Une infirmière est payée 1500 euros nets en début de carrière, l’une des rémunérations, les plus basses des pays de l’OCDE. Plus de trois agents sur quatre de la fonction publique hospitalière sont des femmes qui gagnent 2 164 euros nets par mois en moyenne globale, soit 20,5 % de moins que des hommes, et cinq fois moins que les directeurs d’hôpitaux les mieux payés.

« On parle surtout de l’hôpital public, mais nous infirmières dans le privé on est moins bien payées que dans le public. On a le même salaire de base, mais pas de prime et seulement la moitié d’un treizième mois. Idéal pour monter les uns contre les autres… », note Émilie, infirmière dans une clinique toulousaine.

« Là où on se retrouve, c’est sur le besoin de moyens pour travailler correctement, et donc éviter de maltraiter les patients », dit Agnès, infirmière aux urgences à Toulouse. « Dans ce service des urgences, on est dans le même bain. Les médecins ne sont pas nos supérieurs hiérarchiques. J’ai l’impression d’être dans une équipe. Mais ça peut être très différent d’un service à l’autre… »
Mais sans nier ces disparités au sein de l’hôpital « on a l’espoir que ça évolue, sinon on ne serait pas là », dit Charlène. « C’est peut-être la première fois qu’on voit un tel soutien de la population, et une présence interprofessionnelle des autres salariés », ajoute David.

Publié le 03/07/2020

Nokia: les salariés dénoncent le «bras d’honneur» du nouveau plan social

 

Par Dan Israel (site mediapart.fr)

 

C’est le quatrième plan de licenciements depuis 2016. En Île-de-France et à Lannion, les salariés craignent d’être liquidés. Mais contrairement à ce qu’affirme la direction, l’entreprise ne va pas si mal. 

«Carnage », « trahison », « mensonges ». Devant le siège français de Nokia, à Nozay (Essonne), sur le très tranquille plateau de Saclay, d’inhabituels mots de colère fusent. Mardi 30 juin, devant les grilles, au moins 400 salariés de l’équipementier télécom sont rassemblés à l’appel de l’intersyndicale, pour dénoncer le plan social annoncé une semaine plus tôt par la direction.

Quatre cents personnes, c’est du jamais vu pour une entreprise d’ingénieurs, peu enclins aux contestations collectives, alors que le télétravail est encore la règle pour une grande majorité d’entre eux. Mais il y a de quoi protester : 1 233 postes devraient être supprimés chez Alcatel-Lucent international (Alu-I), la filiale de Nokia rachetée en 2015-2016, à l’issue de l’agonie industrielle du naguère flamboyant Alcatel, tombé dans tous les panneaux de la mondialisation. Plus de 1 200 postes supprimés en 2021, cela correspond au tiers des emplois d’Alu-I, qui en compte aujourd’hui 3 640 (en tout Nokia emploie 5 140 personnes en France, réparties dans trois autres filiales).

« Ne collaborez plus avec Nokia. Nous ne sommes pas des collaborateurs, nous sommes des ingénieurs ! », harangue sur la petite tribune improvisée Frédéric Aussedat, cadre de l’habituellement sage CFE-CGC, le syndicat des cadres. « L’idéal serait une grève totale, mais on sait que chez les ingénieurs, ce n’est pas la culture, on vous propose donc une grève du zèle », enchaîne Claude Josserand, le leader CGT.

« Vous n’êtes pas licenciés parce que vous avez mal travaillé, mais parce que vous avez trop bien travaillé !, s’emporte Pascal Guihéneuf, de la CFDT. Une fois que vous avez bien développé un produit, qu’il est installé, on peut délocaliser sa gestion en Inde. » Pour montrer leur détermination, les syndicalistes finissent par inciter les salariés à franchir les barrières, et à se planter au pied de la tour qui abrite la direction de Nokia.

L’entreprise finlandaise assure que ces réductions d’effectifs s’inscrivent dans le cadre d’un programme mondial d’économies, lancé en octobre 2018 et déjà mis en œuvre dans plusieurs pays, destiné à « atteindre un niveau de rentabilité durable et améliorer la productivité sur un marché de plus en plus compétitif, avec une très forte pression sur les coûts ».

Des redistributions d’activité sont prévues vers l’Inde, la Pologne, le Canada, l’Allemagne, la Hongrie ou la Finlande. Il s’agit, explique l’entreprise, de tenir tête aux concurrents Huawei, incontestable numéro 1, et Ericsson. « Nokia continuera à être un employeur important en France avec un ancrage solide au niveau de la R&D », a néanmoins affirmé dans un communiqué Thierry Boisnon, le dirigeant de Nokia France.

Absolument pas de quoi rassurer les salariés, qui essuient leur quatrième plan de restructuration depuis que Nokia a mis la main sur leur entreprise en 2016. À chaque fois, 400 à 450 licenciements, qui vident petit à petit l’entreprise de ses forces. En Île-de-France, mais aussi à Lannion (Côtes-d’Armor), autre pôle de l’entreprise que Mediapart a déjà longuement ausculté à l’époque du plan de 2017. Sur les 770 postes y restant aujourd’hui, 400 devraient disparaître, rendant très crédible le spectre de la fermeture définitive du site breton, qui a tant compté dans l’histoire de la petite ville de 20 000 habitants.

Devant le siège à Nozay, Catherine, spécialiste de la gestion de contrats, trente ans d’ancienneté dans l’entreprise, en a vu passer, des plans de restructuration. « Dès qu’un plan finit, un autre arrive, voire se superpose », constate-t-elle. Au pied de la tour Nokia, une salariée explique en effet comment elle a dû trouver elle-même un nouveau poste pour remplacer son job qui allait disparaître en décembre 2020… pour apprendre que son nouvel emploi sera supprimé « au premier trimestre 2021 ».

« On est dépitées, et dégoûtées, nous avons tellement donné dans notre travail, où il a fallu s’adapter en permanence à des nouvelles équipes, des nouvelles façons de travailler, dit Catherine en prenant à partie sa collègue Isabelle. Notre boulot est parti vers la Hongrie et le Mexique, et on nous a demandé de former les équipes locales. Une fois que c’est fait, on ne sert plus à rien, on est ciblés par le plan suivant. Quand on pense qu’on nous parle à longueur de réunions de bien-être au travail et qu’on nous propose de la sophrologie… C’est choquant. »

Le plan annoncé fin juin est d’une tout autre ampleur que les précédents : il concerne trois fois plus de salariés, et pour la première fois, la plupart des suppressions de postes concernent la recherche et développement (R&D), vantée comme le cœur de métier de l’antenne française du groupe. La France est notamment spécialisée sur la 5G, la technologie mobile en cours de déploiement partout. 83 % des emplois supprimés relèvent de la R&D, et 95 % à Lannion.

« Incompréhensible d’un point de vue économique », se révoltent les syndicats d’une même voix. Alors qu’Ericsson va ouvrir son premier centre de R&D sur le plateau de Saclay et qu’Huawei installe en France sa première usine non asiatique, Nokia réduit la voilure à toute vitesse. La procédure devrait être lancée devant le comité social et économique le 6 juillet. Juste avant, les salariés de Lannion manifesteront, le 4 juillet. Et le 8, le défilé sera parisien, symboliquement organisé entre Montparnasse et l’ambassade de Finlande.

Les troupes de Nokia France bataillent pour contrer le discours de leur direction. « Quand j’entends que la boîte va mal, je bondis. Certes le marché n’est pas faramineux, mais le business est profitable, l’entreprise n’est pas en danger », insiste Olivier Marcé, le responsable du groupe pour la CFE-CGC. « Oui, souligne Roland Tutrel de la CFDT, l’entreprise a des problèmes de trésorerie disponible, mais c’est parce qu’en 2019, la distribution de dividendes a représenté 300 % du résultat opérationnel ! Ils ont tout donné aux actionnaires » – la distribution de dividendes a finalement été stoppée en octobre.

Le camp syndical aligne les arguments pour démentir le discours catastrophiste de Nokia. Si la trésorerie a été divisée par 2,5 entre 2017 et 2019, avec une chute de 3,5 milliards d’euros, c’est, rappelle-t-il, parce qu’en trois ans, la distribution de dividendes et les rachats d’action ont coûté… 3,4 milliards. En annonçant son plan, Nokia a aussi omis de rappeler que pour 2020, le groupe a augmenté les investissements sur la 5G de 200 millions d’euros par rapport à ses prévisions.

Et puis, après des difficultés en 2019, les perspectives sont rassurantes : tous les clients 4G de l’entreprise vont passer en 5G avec des équipements Nokia ; de nouveaux contrats ont été signés partout dans le monde ; dans l’Hexagone, l’entreprise a réalisé pour la première fois de son histoire « le grand chelem », avec des commandes de tous les opérateurs. Et globalement, la perte de confiance des États-Unis de Trump en Huawei, vu comme un cheval de Troie du gouvernement chinois, bénéficie à ses concurrents. Même le document présenté aux syndicats pour justifier les licenciements à venir est obligé de concéder qu’« une croissance annuelle moyenne de l’ordre de 6,3 % entre 2020 et 2022 » est probable.

Alcatel-Lucent « est en situation de perte fiscale construite »

Pour les salariés, les difficultés de Nokia France sont à chercher ailleurs. Et d’abord dans les stratégies d’optimisation que l’entreprise a mises en place à grande échelle. C’est la conclusion à laquelle arrive un rapport que leur a remis tout récemment le cabinet d’expertise Syndex, obtenu par Mediapart. Alcatel-Lucent international « est en situation de perte fiscale construite », écrit noir sur blanc le cabinet. Ce qui permet au groupe « de ne pas payer d’impôts, de se faire rembourser des sommes majeures de crédits d’impôt (environ 280 millions d’euros depuis 2015 pour les entités françaises du groupe dont 273 millions pour le crédit impôt recherche) mais également de ne pas verser de participation aux salariés ».

Le rapport examine en détail la structure de Nokia France, qui compte 5 entités distinctes, ce qui lui permet de réclamer, au titre du crédit impôt recherche, le remboursement de 30 millions d’euros supplémentaires par rapport à une situation où toutes les activités seraient rassemblées dans une seule filiale.

Une situation qui semble largement artificielle, au moins pour une filiale, Evolium, qui ne possède pas d’effectifs propres : Alu-I lui prête gratuitement plus de 1 000 salariés spécialisés en R&D, et leur travail est ensuite refacturé à la maison-mère par Evolium. « Si le crédit impôt recherche constitue une manne financière majeure pour le groupe Nokia en France, il ne bénéficie, en raison du modèle économique appliqué, pas aux entités françaises », estime Syndex.

Le cabinet signale d’ailleurs que l’administration fiscale a lancé un contrôle en juillet 2019 portant sur les exercices 2016, 2017, 2018 et sur les remboursements de crédits d’impôt des années précédentes. Un premier redressement de 50 000 euros a même déjà été notifié début 2020, « afin d’éviter la prescription (3 ans en matière fiscale) ».

Syndex s’est aussi particulièrement arrêté sur les « prix de transfert » pratiqués au sein du groupe. Cette pratique d’optimisation fiscale très agressive utilisée par toutes les grandes entreprises désigne le montant que se facturent les filiales d’une même entreprise, réparties un peu partout dans le monde. En attribuant des prix bien choisis aux produits et aux services échangés entre leurs diverses entités, elles rendent facilement déficitaires (ou peu imposables) les succursales basées dans des pays à fort taux d’imposition, et engrangent les bénéfices réels dans des pays peu regardants en matière fiscale.

Or, estime Syndex, la pratique de Nokia sur plusieurs points « apparaît contraire aux préconisations de l’OCDE », le club des pays riches, qui tente depuis plus de 7 ans de réglementer l’optimisation fiscale débridée des géants de l’économie. Selon cette analyse, les économies sur la participation qui aurait dû être versée aux salariés et sur les impôts non payés « peuvent être estimées à 44 millions d’euros sur les trois dernières années » (39 millions pour les impôts, 5 millions pour la participation).

C’est en chaussant ces lunettes qu’il faut observer la mobilisation des salariés contre ce plan qui « tue l’avenir » : tous craignent que d’autres suppressions de postes soient annoncées à moyen terme. 

Pour l’heure, le gouvernement ne s’est pas beaucoup activé. Immédiatement après l’annonce, il a fait savoir que Nokia devait « améliorer très significativement » son plan. Les syndicats ont été reçus le 22 juin par Aloïs Kirchner, le directeur de cabinet de la secrétaire d’État d’Agnès Pannier-Runacher, et le ministre de l’économie Bruno Le Maire, a passé une tête. Mais sans qu’aucune garantie ne soit donnée.

« Le gouvernement, c’est simple, le côté humain ils n’en ont rien à faire !, assure le cégétiste Claude Josserand au micro à Nozay. Ce qu’ils veulent, c’est des discussions stratégiques sur la 5G, et ça, c’est simple : en France, la 5G, c’est nous ! »

L’intersyndicale tente aussi de peser sur la région Île-de-France, demandant au conseil régional d’annuler ses contrats avec Nokia sur le Grand Paris et les Jeux olympiques de 2024, si le plan de licenciements est maintenu.

Conseiller municipal de Nozay, Raphaël Bernard (divers gauche), venu apporter son soutien aux salariés, estime que les annonces de Nokia constituent « un bras d’honneur aux collectivités locales et à la mairie de Nozay ». Olivier Thomas, le maire (divers gauche) de la commune voisine de Marcoussis, appelle lui aussi au boycott, et évoque quant à lui « un bras d’honneur fait par Nokia à Emmanuel Macron ». Il est très applaudi. Un syndicaliste commente à mi-voix : « Et encore, bras d’honneur, c’est gentil… »

Nul n’a en effet oublié que lorsque la fusion Nokia-Alcatel a été décidée, en 2015, le ministre de l’économie s’appelait Emmanuel Macron. Il défendait à l’époque la création d’un « grand champion européen » et parlait alors de « message rassurant » pour les salariés. Le ministre avait, il est vrai, reçu l’engagement que l’effectif dans l’Hexagone serait maintenu pendant deux ans, et augmenté de 25 % dans le secteur de la R&D, pour atteindre 4 200 personnes en tout, et 2 500 en R&D à la fin 2019.

Mais des dix engagements précis pris par la direction, seul celui concernant l’installation des activités 5G en France a été tenu. Les autres ne l’ont jamais vraiment été, et le groupe indique se considérer délié de toutes ses promesses depuis quelques semaines.

Les syndicats ont particulièrement du mal à avaler le plan d’embauches lancé en 2019, qui visait à faire entrer 700 personnes dans l’entreprise. « Ils ont embauché des gens simplement pour tenir leurs engagements pour la fin 2019, en sachant pertinemment qu’ils allaient les virer, enrage Frédéric Aussedat. Ce cynisme infâme, on commence à s’y habituer. Ils sont prêts à tous les mensonges. »

Même le député macroniste des Côtes-d’Armor Éric Bothorel est d’accord, lui qui a déclaré sur Twitter : « Nokia s'apprête à se séparer (entre autres) des ingénieurs R&D récemment recrutés, notamment à Lannion. C'est se moquer du monde pour rester poli. C'est un plan de fin qui ne dit pas son nom, pas un plan de restructuration. »

Longtemps, Élodie, une jeune « ingénieure tests 5G », embauchée en janvier 2019, n’a pas voulu croire que son avenir chez Nokia pourrait être remis en question. Même lors du précédent plan social, intervenu dans sa période d’essai. Mais « le gros coup de massue » est finalement venu : « Des jeunes ont été embauchés il y a quelques mois, et maintenant on leur dit qu’ils pourraient ne pas avoir assez de “points” pour rester ? »

En cas de licenciement économique, l’entreprise doit en effet prioriser le licenciement de ses salariés, en faisant partir d’abord ceux qui ont le moins d’ancienneté et pas d’enfants. « On m’a toujours dit que ça ne me concernait pas, et mon manager m’a répété ce discours encore il y a deux jours, mais c’est surtout un comportement de déni », glisse Élodie. La jeune femme, qui vient d’adhérer à la CGT, songe à monter en responsabilité dans le syndicat : « Il faut absolument faire le lien avec les jeunes embauchés, les rallier à la lutte. »

Publié le 02/07/2020

Prime Covid: «Les aides à domicile ne sont pas de la chair à canon»

 

Par Mathilde Goanec (site mediapart.fr)

 

L’attribution de cette prime vire aux comptes d’apothicaire. Des aides à domicile réclament qu’elle soit versée par l’État et non laissée aux départements, voyant là un mauvais signal pour la revalorisation des salaires du secteur. Entretien avec la présidente de l’UNA, qui représente 800 structures en France.

Une prime pour tous, et pas « des petits fours » le 14 Juillet, demandent en substance les 400 000 salariées (dans leur immense majorité des femmes) du secteur de l’aide à domicile. Après l’annonce d’un coup de pouce de 1 500 euros pour les salariés du sanitaire comme du médico-social, plusieurs fédérations et syndicats se sont indignés de voir que la prime pour ces auxiliaires, aides-soignantes, infirmières intervenant à domicile, serait finalement laissée à l’arbitrage des départements.

Pour le moment, seule la Meurthe-et-Moselle a décidé d’attribuer aux aides à domicile de son territoire les 1 500 euros promis par l’exécutif. Dans d’autres, la somme varie entre 200 et 1 000 euros. « Que l’État finance la prime qu’il a annoncée », ont tranché de leurs côtés les Hauts-de-Seine, le Vaucluse, le Maine-et-Loire ou encore la Saône-et-Loire, d'après Le Monde.

Cet énième soubresaut sur la prime Covid renvoie aux diverses tergiversations sur la question des bénéficiaires et du niveau, à l’hôpital, en ville, dans les Ehpad et dans tout le reste du secteur du soin. Le gouvernement a fini par clarifier bien tardivement les choses (voir ici). Mais cette question prend une acuité particulière dans un secteur où travaillent des femmes précaires, notoirement mal rémunérées, aux horaires impossibles (voir ici le récent travail photographique de Vincent Jarousseau qui documente le quotidien au travail de Séverine, auxiliaire de vie).

Marie-Reine Tillon est la toute nouvelle présidente de l’UNA, Union nationale de l’aide, des soins et des services à domicile, qui regroupe quelque 800 structures en France. Ancienne conseillère générale socialiste dans les Côtes-d’Armor, retirée de la politique, la nouvelle responsable est au diapason de son prédécesseur, Guillaume Quercy, qui estime qu’on « ne peut plus dire que le domicile est invisible ou oublié. En revanche, il est structurellement sous-financé et trop souvent maltraité par les pouvoirs publics ».

Pourquoi, selon vous, les aides à domicile sont-elles pleinement éligibles à la prime Covid-19 ? Comment ont-elles vécu ces semaines de crise sanitaire ?

Marie-Reine Tillon : Nous accompagnons, en règle générale, des personnes fragiles, donc évidemment des publics qui étaient susceptibles d’être davantage impactés. Dès le départ, nous avons demandé des protections pour les salariées, qui faisaient quand même six ou sept maisons dans la journée, d’un domicile à l’autre, avec les risques inhérents, pour elles comme pour les usagers. Ces protections sont arrivées tard, très tard, et étaient à géométrie variable. Des départements se sont mobilisés, des régions aussi, mais les stocks de l’État sont arrivés petit à petit et de manière parcimonieuse. On a aussi donné plus ou moins de masques selon que l’on soit infirmier, aide-soignant ou auxiliaire de vie, c’est vous dire l’idée que l’on se fait du soin dans ce pays…

Puis sont arrivés les premiers patients suspects ou avérés, qui rentraient de l’hôpital ou étaient restés à domicile. Là encore, nous n’avions ni blouses, ni tabliers, ni charlottes… Comme si nous méritions moins que d’autres les protections nécessaires, face à des gens pourtant contaminés. En face, les membres du personnel se faisaient parfois traiter d’« assassins », puisqu’ils se baladaient, c’est vrai, d’une maison à l’autre, sans l’équipement adéquat. Nous avons dû faire appel à des entreprises de paysagistes, de peinture, pour avoir des combinaisons. Bref, du bricolage. Alors, oui, nous étions peut-être en guerre, selon les mots d’Emmanuel Macron, mais les aides à domicile ne sont pas de la chair à canon.

Pourquoi critiquez-vous aujourd’hui le choix de laisser aux départements le soin de distribuer la prime Covid pour les aides à domicile ? Votre prédécesseur, Guillaume Quercy, parle même de « trahison ».

Nous faisons face à une pandémie, et il y a eu un risque pour la nation, donc c’est à l’État de prendre ses responsabilités. De notre côté, nous avons répondu présent et sans ça, il y aurait eu davantage de morts, des hôpitaux plus engorgés encore, c’est évident. Nous avons fait notre devoir, comme les collègues à l’hôpital. À la nation d’être reconnaissante…

Mais quelle différence que ce soit les départements ou l’État qui verse cette prime ?

Déjà, dans un fonctionnement normal, les tarifications pour la prise en charge de l’autonomie sont extrêmement variables d’une collectivité à l’autre. Notre inquiétude est qu’il en soit de même sur cette prime : certains départements ne prennent pas position, on suppose donc que les salariées en question ne toucheront rien du tout ; d’autres vont verser 1 000 euros, 1 500 (un seul pour le moment), 500 euros. Qu’est-ce qui justifie ces différences ? Rien.

Toutes les régions n’ont cependant pas été touchées de la même manière.

Bien sûr, mais tout le monde s’est mobilisé, préparé et a changé ses manières de travailler pour faire face. Les départements n’ont par ailleurs pour l’heure reçu aucune aide particulière de l’État pour financer cette prime. Une prime égale pour tous, c’est symbolique, mais les symboles sont importants. Pour nous rassurer, sans doute, on nous a demandé de désigner quelques aides à domicile pour participer à la garden party de l’Élysée, le 14 Juillet. Mais nous, on ne veut pas de petits fours. Quelque part, c’est une forme de mépris.

Le problème, moins symbolique celui-ci, est bel et bien la rémunération au long cours des aides à domicile. C’est un sujet majeur puisque leur convention collective ne leur permet déjà pas d’atteindre le simple Smic. Comment en est-on arrivé à un tel décrochage, dans un secteur considéré comme un vivier d’emplois ?

Il y a beaucoup, dans notre secteur, de temps partiels, certains choisis, mais souvent subis. Le personnel se situe donc clairement dans la catégorie des travailleurs pauvres. Et, c’est vrai, notre convention collective n’a pas été révisée depuis fort longtemps, ce qui fait qu’une salariée doit cumuler 13 ans d’ancienneté pour se hisser au niveau du Smic actuel. En réalité, bien sûr, les employeurs compensent ce manque à gagner mais cela veut dire que ces mêmes salariées vont travailler au minimum 13 ans sans aucune perspective d’augmentation.

Il y a eu la signature d’un avenant en février 2020 à la convention collective, qui a corrigé ce décrochage. Il amènerait à une augmentation de 13 à 15 % des salaires. Donc, vous le voyez, la marche est haute. Pour être appliqué, cet avenant doit être agréé par l’État. Nous étions juste avant le confinement, les choses ont traîné, et c’est normal. Mais cela continue de traîner, et donc nous sommes inquiets.

Cette augmentation généralisée pose juste après la question de l’ampleur du financement. Quel système serait à la hauteur de l’enjeu et aurait vos faveurs ?

Nous nous réjouissons de la création d’une 5e branche de la Sécurité sociale, dédiée à la dépendance. Quelle sera sa gouvernance ? Si c’est la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie qui pilote, c’est plutôt une bonne chose également. Nous avons aussi obtenu 1,2 milliard d’euros supplémentaires pour soutenir le médico-social. Tout le reste est renvoyé à 2024. Sauf que la loi Grand âge et autonomie doit être présentée et examinée d’ici la fin de cette année. Ce delta nous interpelle. Si on doit faire une loi d’envergure, il faut la financer le plus vite possible.

Il y a déjà eu, selon l’UNA, beaucoup de promesses non tenues dans le passé.

La loi d’adaptation de la société au vieillissement (entrée en vigueur en 2016) devait déjà traiter à part la question du domicile, et finalement nous avons été fondues en un seul bloc avec celle des Ehpad. Or, nous demandons depuis des années que cesse l’iniquité pour les usagers et les salariées, selon leur lieu de résidence. Jusque-là, on pouvait feindre d’ignorer les conditions de travail dans l’aide à domicile, mais désormais le diagnostic est posé, et le grand public sensibilisé : il nous a vues à l’œuvre.

Dans leur rapport tout récent sur les « métiers du lien », en amont de la mission d’information du même nom, les députés François Ruffin (FI) et Bruno Bonnell (LREM) ont conjointement plaidé pour un cadre national plus fort, le premier par l’entremise d’une sorte de « service public national » de l’aide à domicile, le second par des « entreprises à mission de service public ». Qu’en pensez-vous ?

L’aide à domicile a bien vocation à être gérée par des entreprises ou des associations à mission de service public, dans un cadre national. Il faut garder une dimension de proximité, l’État ne peut pas tout faire depuis Paris, et on a vu au cours de cette crise à quel point, parfois, les agences régionales de santé (ARS) étaient décalées par rapport au terrain, et formatées sanitaire pur et dur, sans réelle connaissance du médico-social. Ou alors, cela passe par une réorganisation de la gouvernance des ARS. Mais même si la tuyauterie de financement transite par le département, on doit trouver les moyens de la pleine égalité du citoyen devant la loi.

Publié le 01/07/2020

Palestine. Un 1er juillet en forme de deuil pour la paix

 

Pierre Barbancey (site humanite.fr)

 

Dévoilé fin janvier à Washington par Donald Trump et Benyamin Netanyahou, le plan d’annexion visant à dépouiller les Palestiniens de leur terre et qui pourrait entrer en vigueur dès ce mercredi est de plus en plus contesté.

Selon l’accord passé en mai entre Benyamin Netanyahou et son ancien rival électoral, Benny Gantz, leur gouvernement d’union doit se prononcer ce mercredi 1er juillet sur la mise en œuvre du plan états-unien pour le Proche-Orient, qui prévoit notamment l’annexion par Israël de l’ensemble de la vallée du Jourdain en plus des colonies d’implantation en Cisjordanie occupée. Actuellement, plus de 2,8 millions de Palestiniens vivent en Cisjordanie, où résident également quelque 450 000 Israéliens dans des colonies illégales au regard droit international. Un plan rejeté en bloc par les Palestiniens, qui n’ont même pas été consultés, mais évidemment salué par Netanyahou comme une « opportunité historique ». Ce qu’on est bien en mal de déceler. Une chose est certaine, il ne s’agit pas de grignoter une nouvelle une partie des territoires palestiniens mais bien de les avaler et donc d’en finir une fois pour toutes avec la « question palestinienne » et le droit à l’autodétermination.

Trump et son gendre, Jared Kushner, à l’origine de cette initiative – concoctée avec les Israéliens – ont pris soin de mentionner la création possible d’un État palestinien mais un coup d’œil sur les cartes (voir ci-dessus) montre qu’il s’agit en réalité d’un leurre. Jérusalem étant reconnue comme capitale d’Israël par Washington, les Palestiniens sont sommés de considérer un petit faubourg, Abou Dis, comme le lieu d’établissement officiel de leurs institutions. Quant à l’État proprement dit, il s’apparenterait plutôt à un archipel. Le maillage routier prévu par l’occupant a cela de vicieux : en moins de 24 heures l’ensemble des îlots palestiniens pourraient être isolés les uns des autres. Les colons, eux, continuant à circuler sur des voies réservées. Dans un message adressé il y a quelques jours au sommet des chrétiens évangélistes, le premier ministre israélien parlait d’une « solution réaliste »« Israël et Israël seul a le contrôle de toutes les questions de sécurité sur terre et dans les airs, à l’ouest du Jourdain ». Il osait ajouter : « C’est bon pour Israël, c’est bon pour les Palestiniens, c’est bon pour la paix. »

Pour l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et l’Autorité palestinienne, la marge de manœuvre est réduite. Ramallah a coupé ses liens avec Washington et vient de cesser sa coopération sécuritaire avec Tel-Aviv. En cas « d’annexion totale ou partielle, Israël devra prendre l’entière responsabilité de ce qui adviendra dans les territoires palestiniens et sera considéré comme une force occupante », a fait savoir un porte-parole de Mahmoud Abbas. Les Palestiniens se disent néanmoins prêts à relancer des négociations directes avec les Israéliens et à des modifications mineures de frontières sur la base de celles du 4 juin 1967, selon un texte remis au Quartet (Union européenne, ONU, Russie et États-Unis) et consulté par l’AFP.

Que l’annexion soit lancée aujourd’hui ou dans deux semaines, totalement ou partiellement, c’est bien un processus qui est en cours visant à changer totalement la face du Proche et du Moyen-Orient. Si Donald Trump et Netanyahou parviennent à leurs fins, ce sera évidemment un camouflet pour le droit international. « L’annexion est illégale. Point final. Toute annexion. Qu’il s’agisse de 30 % de la Cisjordanie ou de 5 % », a dénoncé Michelle Bachelet, la haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme. Depuis des semaines maintenant, des voix s’élèvent pour dire stop ! À l’initiative de l’ancien président de l’Agence juive mondiale, Avraham Burg (lire l’entretien ci-après), plus d’un millier de parlementaires de toute l’Europe ont exprimé leur désaccord. En France même, plusieurs appels ont été lancés (dont l’un par le PCF) en ce sens, partagés y compris par des personnalités habituellement peu critiques envers Israël.

L’Union européenne (UE), malgré quelques déclarations, est malheureusement loin d’être à la hauteur de la catastrophe en marche. Emmanuel Macron, d’habitude si disert pour dire le droit, est, cette fois totalement aphone. Pour ne pas gêner son « cher Bibi » ? Jean-Yves Le Drian, le ministre des Affaires étrangères, a bien averti Israël qu’une annexion d’une partie de la Cisjordanie « affecterait » ses relations avec l’UE. Une série de mesures peuvent être prises « à titre national » et de manière « coordonnée », notamment entre la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Il a souligné que Paris restait « déterminé » à reconnaître l’État palestinien mais seulement « le moment venu ». Le faire aujourd’hui serait pourtant aider à redonner corps à la voie diplomatique. Si la France prenait cette décision, elle rehausserait son rôle. Une dizaine de pays européens, bloqués aujourd’hui par l’extrême droite au pouvoir en Hongrie et en Autriche, qui refusent toute décision de l’UE en matière de sanctions, suivraient le même chemin.

Malgré les rodomontades, le ton hautain et méprisant de Benyamin Netanyahou, la machine lancée a toutefois des hoquets et la mise en œuvre de cette annexion n’est pas aussi simple. Le premier ministre doit tenir compte des manœuvres de Benny Gantz, son allié de gouvernement, qui veut avancer à petits pas. On parle des gros blocs de colonies autour de Jérusalem (Maale Adumim, Ariel et Goush Etzion). Mais d’un autre côté, il voudrait que l’annexion soit terminée avant les élections américaines, au cas où Trump ne passerait pas (lire ci-contre). Washington justement est soucieux d’avancer avec prudence. Car la deuxième étape du plan, après le dossier palestinien « réglé », concerne l’Iran. En fait, le véritable but. Pour cela, un rapprochement entre les pays arabes, notamment du Golfe, et Israël est en cours et même très avancé. Or, d’Amman à Abu Dhabi en passant par Riyad et Le Caire, ça renâcle sérieux. Ces pouvoirs étant déjà instables, ils préfèrent maintenant temporiser afin de ne pas avoir à affronter leurs opinions publiques pour lesquelles la Palestine signifie encore quelque chose.

Vendu comme « express », le train de l’annexion est en train de se transformer en « omnibus ». Mais il est encore sur les rails. Ce qui est en jeu, c’est bien son déraillement.

 

Pierre Barbancey

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