PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

juillet 2023

  publié le 18 juillet 2023

EXCLUSIF. L’intégralité de
la note officielle sur le
« racisme dans la police »
que le gouvernement a enterrée

Alexandre Fache sur www.humanite.fr

Rédigée en juillet 2021 par la délégation interministérielle contre le racisme (Dilcrah), elle avançait 12 pistes pour faire reculer ce phénomène, jugé préoccupant mais pas “systémique”. Malgré l’insistance de ses rédacteurs, elle n’a jamais été rendue publique… L’Humanité a choisi de la publier.

Le document de douze pages n’a rien d’un brûlot, mais il décrit avec une acuité certaine la prégnance du racisme dans la maison police et les raisons de profondes de ce mal. Mieux, il ne formule pas moins de douze recommandations pour tenter de le faire reculer, qui résonnent douloureusement aujourd’hui, alors que cette question a de nouveau envahi le débat public, après la mort de Nahel, à Nanterre, le 27 juin dernier, victime d’un tir policier.

Cette note que l’Humanité s’est procurée, personne ou presque n’y avait eu accès jusqu’ici, alors qu’elle date de juillet 2021. Seul l’hebdomadaire Charlie Hebdo a évoqué son contenu, dans son édition du mercredi 12 juillet 2023. La raison : un enterrement de première classe orchestré par le gouvernement, qui n’a jamais accepté de la rendre publique. « À l’époque, le ministère de l’Intérieur avait lancé son Beauvau de la sécurité, et il n’a pas dû voir d’un bon œil ce travail », confie aujourd’hui, avec une certaine amertume, son initiateur, le sociologue Smaïn Laacher, alors président du conseil scientifique de la Dilcrah, la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. «  Moralement et politiquement, c’est une faute de ne pas avoir publié ce rapport, appuie l’ancien juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile. Nous avons travaillé pendant plusieurs mois ; des policiers, des chercheurs, des responsables associatifs ont accepté de s’exprimer sur ce sujet sensible, qui est au cœur des fondements de notre République… Et on mettrait tout ça à la poubelle ? C’est inadmissible !  »

Le Beauvau de la sécurité, une grand-messe en vase clos

La colère est d’autant plus vive, dans le petit groupe des sept chercheurs (en histoire, philosophie, anthropologie, sociologie ou sciences de l’éducation) ayant rédigé ce document, que leurs analyses n’ont cessé d’être confortées par l’actualité récente. Et en particulier par l es nombreuses affaires de racisme révélées ces derniers mois dans l’institution : cinq policiers condamnés à Rouen en novembre 2021 pour des propos tenus sur un groupe de discussion WhatsApp ; deux autres, en juin 2022, pour « injure publique à caractère racial », après des messages postés sur le groupe Facebook « TN Rabiot Police officiel », fort de 8000 membres, et dont les peines viennent d’ailleurs d’être allégées en appel… Le Beauvau de la Sécurité lui-même avait été lancé en février 2021 à la suite de l’interpellation violente du producteur de musique Michel Zecler, fin novembre 2020 à Paris. Mais, sept mois plus tard, nulle trace dans les conclusions tirées par Emmanuel Macron de cette grand-messe en vase clos d’une quelconque mesure autour du racisme dans la police…

La note juge qu’il n’y a pas de « racisme systémique », mais…

Plus que l’affaire Michel Zecler, c’est la mort de George Floyd, en mai 2020, aux Etats-Unis, qui a poussé Smaïn Laacher à s’intéresser au sujet. « Même s’il était acquis qu’on ne pouvait pas comparer les situations française et américaine, la question était de nouveau posée : y a-t-il un racisme systémique dans la police ? » Le président du conseil scientifique propose alors à la déléguée interministérielle, la préfète Sophie Elizéon, de lancer un travail sur ce thème. La réaction est enthousiaste et le feu vert rapidement obtenu. S’en suivront pas moins de 21 auditions, réalisées entre janvier et mai 2021, dont celles du contrôleur général de la Direction générale de la police nationale (DGPN), Vincent Le Beguec, ou des responsables de l’Ecole nationale supérieur de la police (ENSP). Et un constat des plus mesurés : il n’y a pas dans « l’institution policière française » de « racisme systémique », estime la note, mais des problèmes lourds de « formation initiale et continue » et une « régulation » insuffisante de ce phénomène par la hiérarchie policière, comme par l’IGPN (la “police des polices”), jugée trop dépendante de la Direction générale de la police nationale, « ce qui nuit à son efficacité et à sa crédibilité ».

La pédagogie et la médiation, plutôt que les seuls gestes techniques

Constructifs, les chercheurs avancent des pistes d’amélioration, suggérant d’ « augmenter le temps de formation initiale des gardiens de la paix” » et surtout de ne pas limiter celle-ci à l’apprentissage des seuls « gestes techniques », mais au contraire de l’ouvrir à « la lutte contre le racisme », au « fonctionnement de la justice » et aux « sciences humaines et sociales ». Dans le même esprit, ils regrettent que « les évaluations (des agents) ne portent pas sur les manières de faire diminuer la conflictualité », et réclament un enseignement davantage centré sur la « pédagogie » et la « médiation ». La note propose aussi que soit favorisée « une entrée progressive dans le métier » et que «  l’avancement de carrière soit “conditionné” au suivi de formations sur la déontologie, l’éthique dans les pratiques policières et la lutte contre le racisme  ». Enfin, elle suggère que l’IGPN soit désormais rattachée au ministère de la Justice, et que l’institution soit dirigée par un(e) magistrat(e)… Une dernière mesure qui est bien la seule de ce catalogue à avoir été mise en œuvre par l’exécutif, avec la nomination, en juillet 2022, d’Agnès Thibault-Lecuivre à la tête de la police des polices.

Le conseil scientifique de la Dilcrah a été dissous en janvier dernier

Sur le reste du constat, la fin de non-recevoir est totale. Depuis la place Beauvau, Gérald Darmanin a toujours religieusement nié tout problème de racisme dans la police. Une ligne réaffirmée le 3 juillet dernier par la présidente de l’Assemblée nationale, sur France 2. « Il n’y a pas de problème avec la police en France (…) qui exerce sa mission de façon merveilleuse », a assuré Yaël Braun-Pivet, en réaction à l’alerte lancée par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, fustigeant « les profonds problèmes de racisme » dans la police française. Quant au conseil scientifique de la Dilcrah, il a tout bonnement été dissous, en janvier dernier, par Isabelle Rome, ministre chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Egalité des chances, sur fond de polémique autour de la question trans. « Il y avait une controverse dans le conseil scientifique sur ce sujet, mais qui était en train de se régler, estime Smaïn Laacher. Avec cette dissolution, prononcée sans aucune explication, le gouvernement a clairement montré qu’il refusait tout débat et toute critique. C’est un bel exemple de lâcheté intellectuelle. »

 

Consultable ici : NOTE SUR LE RACISME DANS LA POLICE.pdf

   publié le 18 juillet 2023

Le grand retour de
« classe contre classe » ?

Roger Martelli sur www.regards.fr

Jean-Luc Mélenchon ne serait plus admis en République tandis que Marine Le Pen y serait intronisée en grande pompe ? Inacceptable et incroyablement dangereux, dénonce Roger Martelli. Mais l’absurdité du concert qui écarte La France insoumise du prétendu « arc républicain » ne peut pas être la justification du repli sur soi, fût-ce au nom de l’unité populaire.

Jean-Luc Mélenchon vient de publier un billet de blog cinglant, dans lequel il dénonce les manœuvres autour de « l’arc républicain ». Il a mille fois raison de critiquer l’usage de cette notion, qui légitime la banalisation du Rassemblement national, efface la droitisation accélérée des Républicains et fait de l’ordre autoritaire choisi par le pouvoir une base d’unité nationale possible. On peut et on doit s’élever avec lui contre l’amalgame inacceptable qui est fait entre les « extrêmes », ce qui permet de porter les coups contre La France insoumise et de rester discret sur le Rassemblement national, que l’on range de moins en moins du côté de l’extrême droite !

Mais Jean-Luc Mélenchon a tort, au nom de cette exclusion intolérable, de retourner l’opprobre pour englober, dans la dénonciation de l’arc républicain, tout ce qui n’est pas La France insoumise, gauche et droite rassemblées. En fait, il saisit l’occasion pour reprendre la théorie, qualifiée par Chantal Mouffe de « populisme de gauche », qui explique que la scène politique ne relève plus du conflit de la droite et de la gauche, qu’elle se réduit au face-à-face du « eux » et du « nous », du « peuple » et de la « caste ». La France, nous dit-il, est d’ores et déjà du côté des pays qui ont fait le choix de l’extrême droite : la Hongrie, la Pologne, l’Italie. La caste, « gôche » incluse, est rassemblée dans la détestation de LFI ? Le peuple n’a donc plus d’autre pôle de rassemblement que La France insoumise…

Dans les années 1930, le mouvement communiste a été tenté par ce repli qui, au nom de la « fascisation » de la démocratie, en déduisait que la vie politique se réduisait au dilemme « communisme ou fascisme » et que tout ce qui n’était pas le communisme, à droite comme à gauche, n’était que l’expression d’un bloc bourgeois aux abois (les socialistes eux-mêmes étaient alors traités de « social-fascistes »). Heureusement, cette phase d’isolement a été abandonnée en 1934 et le PCF a eu l’intelligence de passer de la ligne désastreuse du « classe contre classe » à celle du « front populaire ».

Rassembler le peuple, rassembler la gauche, promouvoir une gauche bien à gauche ; opposer aux projets de la droite et de l’extrême droite un projet de gauche (pas seulement un programme) et rassembler autour de lui, sans esprit d’exclusion : telles sont les seules manières d’éviter le pire. Toute autre voie peut donner l’impression de la clarté et d’une radicalité salutaire : elle risque de n’être en fait que la légitimation d’un isolement politique redoutable. C’est un trop beau cadeau à Marine Le Pen et à celles et ceux qui ont l’oeil fixé sur elle.

Le texte qui suit est extrait d’un livre à paraître à la fin de l’été. Il évoque les années de la désastreuse stratégie communiste de « classe contre classe », qui faillit coûter cher au communisme et à la démocratie. L’Histoire ne repasse jamais les plats. Mais, si elle ne donne pas de leçons, elle oblige à réfléchir. Peut-être à éviter de refaire inlassablement les mêmes erreurs…

Au temps de « classe contre classe » (début des années 1930)

Au début des années 1930, le jeune PCF est dans une situation à double face. Il s’est installé dans le paysage politique, a un réel dynamisme militant, agit sur le plan syndical avec la CGT dite « unitaire », installe les bases d’un communisme municipal et s’engage avec courage dans le combat pacifiste et anticolonialiste, au moment de l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises ou lors de la guerre du Rif, qui voit le chef rebelle marocain Abd el-Krim se dresser contre les occupants français et espagnols.

Toutefois, alors qu’une majorité des socialistes français s’est prononcée pour une adhésion à l’Internationale communiste, créée en 1919 à Moscou, les électeurs ont par la suite donné largement l’avantage aux socialistes maintenus, qui recueillent deux fois plus de suffrages que les frères ennemis communistes. Le PCF est un parti de militants ouvriers combatifs et enracinés dans les périphéries banlieusardes, mais c’est un parti isolé, bientôt soumis à une violente répression policière. « Le communisme, voilà l’ennemi », déclare en avril 1927 le ministre de l’Intérieur radical-socialiste Albert Sarraut.

Il faut convenir que les communistes lui rendent volontiers la politesse. Ils le font d’autant plus que l’Internationale communiste, désormais dominée par Staline, les pousse dans cette direction. Voilà quelques années que l’on ne rêve plus à Moscou de la révolution mondiale attendue après 1917. La Russie soviétique ne croit plus à la grande marée révolutionnaire planétaire et se replie sur elle-même, en attendant des jours meilleurs. Faute de « révolution permanente », on se contentera provisoirement du « socialisme dans un seul pays ».

Autour de 1927-1928, une nouvelle ligne politique s’esquisse à l’intérieur de l’Internationale communiste, qui s’est créée à Moscou en 1919 et qui est désormais entièrement contrôlée par Staline. Le monde capitaliste, expliquent les dirigeants russes, est entré dans une « troisième période » : après la vague révolutionnaire qui suit 1917 et la stabilisation de 1924-1927, est venu le temps des crises, de la « fascisation » du régime et des nouvelles perspectives révolutionnaires. Mais cela implique que les communistes renoncent aux compromis, au légalisme et au parlementarisme : l’heure est aux affrontements directs et décisifs, « classe contre classe ».

Dans ce contexte tendu, où la peur de la guerre prend un tour paroxystique, la question des alliances n’est plus d’actualité. Désormais, ce sont des blocs qui sont face à face : d’un côté la bourgeoisie et son impérialisme, de l’autre le prolétariat adossé à sa « patrie soviétique ». Il n’y a plus de demi-mesure face à un bloc bourgeois où l’on ne distingue plus d’aile droite et d’aile gauche, où le fascisme et le socialisme sont à ce point rapprochés que l’on vilipendera désormais les « social-fascistes » de l’Internationale socialiste. À la limite, ce sont les socialistes qui sont tenus alors pour les plus dangereux, car ils empêchent les ouvriers radicalisés de rejoindre les rangs communistes…

Bon gré mal gré, le PC français s’engage à fond dans cette ligne, qui débouche sur une répression étatique sans précédent. Sous l’impulsion erratique de Moscou, la direction communiste française est resserrée et épurée. Sur le terrain, la grève politique de masse et l’occupation violente de la rue (« pour un œil les deux yeux, pour une dent toute la gueule ») sont les formes préconisées de la mobilisation militante. « Dans la situation actuelle du mouvement ouvrier, du développement fasciste du gouvernement et des organisations réformistes, du passage à la dictature fasciste ouverte, nous devons poser les solutions prolétariennes, donner au mouvement de masse antifasciste un caractère de classe, et la seule façon de le faire, c’est de propager déjà dans la masse les idées essentielles de la démocratie prolétarienne » (Raymond Barbé, devant le Bureau politique, 13 février 1930).

La nouvelle ligne s’avère décevante. À l’échelle européenne, la réaction prend un peu partout de l’ampleur, des régimes autoritaires s’installent à l’Est, le nazisme l’emporte en Allemagne, le mouvement ouvrier est écrasé en Autriche. En France, la gauche remporte certes largement les élections législatives de 1932. Mais elle est divisée, les radicaux hésitent entre la fidélité au Cartel des gauches et les alliances avec la droite, tandis que les socialistes sont désarçonnés par l’ampleur de la crise économique et politique. Quant au PCF, qui avait bien passé le cap du premier tour des législatives de 1928 (11,3 % des suffrages exprimés), il est à peine au-dessus des 8 % en 1932 (10 députés contre 26 en 1924). Ses tentatives de mobilisations échouent toutes, les unes après les autres, et les échecs accentuent son isolement. Cerise sur le gâteau, le 6 février 1934, la république est à nouveau directement menacée par la pression d’une extrême droite qui puise ses ressources dans la tradition des « ligues » du XIXème siècle, mais qui évoque furieusement les exemples inquiétants et voisins de l’Italie et de l’Allemagne.

Officiellement, l’Internationale communiste ne démord pas de sa ligne « classe contre classe ». Mais Moscou s’inquiète des évolutions européennes. À la tête de l’Internationale, sous l’impulsion du Bulgare Georges Dimitrov, une partie de la direction émet des doutes sur la viabilité de la stratégie en place. À Paris, mal à l’aise avec une ligne de fermeture qu’il accepte, mais qui ne correspond pas à la culture un peu plus ouverte du « front unique », Maurice Thorez suit avec attention ce qui est en train de frémir à Moscou. Au printemps, il se saisit des premiers signaux venus du centre international. En juin, le PC signe un Pacte d’unité d’action avec les « sociaux-fascistes » d’hier. À l’automne, un pas supplémentaire est fait en direction des radicaux. Le « Front populaire » est désormais en marche et devient une ligne officielle en 1935, pour tout le mouvement communiste. Au début des années 1930, le modèle de référence de l’Internationale était le Parti communiste allemand, dont la rudesse toute prolétarienne était volontiers opposée à l’opportunisme latent des Français ; en 1935, c’est le PCF qui fait figure de modèle de substitution.

On sait les effets de ce tournant imprévu. Au début de 1936, le programme du Rassemblement populaire est signé par une centaine d’organisations politiques, sociales ou culturelles. En 1936, l’alliance de gauche remporte les élections législatives. Le PCF, qui a consolidé spectaculairement son communisme municipal en 1935, dépasse les 15 % et multiplie par sept son nombre de députés aux législatives de 1936. La gauche a retrouvé ses couleurs, le rouge a rejoint le tricolore, le Front populaire l’emporte, le socialiste Léon Blum devient chef du gouvernement, les urnes et la grève imposent les grandes mesures sociales, la figure ouvrière est alors au centre du paysage social français. Entre 1934 et 1936, la division des gauches laisse la place à leur rassemblement, sous les auspices de l’antifascisme, mais autour d’un mot d’ordre qui suggère une ambition bien plus large : « Le pain, la paix, la liberté ».

  publié le 17 juillet 2023

Marche contre les violences policières  : «Nous refusons d’obtempérer
face au racisme »

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

En interdisant coup sur coup les deux principales mobilisations contre les violences policières à Paris, le gouvernement entend, selon une coordination nationale, réduire au silence les proches de victimes. Malgré cette répression, la mobilisation s’étoffe encore.

Rebelote. Une semaine après celles de Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise) et de la place de la République à Paris, qui a eu lieu malgré tout, mais s’est soldée par une forme de vendetta de la Brav-M – elle a interpellé très brutalement et molesté Yssoufou Traoré, frère d’Adama, tué après une interpellation par des gendarmes en 2016 –, un défilé contre les violences policières était à nouveau interdit, ce samedi 15 juillet, sur la place de la République…

Sur injonction directe de Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur, la préfecture de police de la capitale a pris un nouvel arrêté d’interdiction contre l’appel de la Coordination nationale contre les violences policières – rassemblant de nombreux collectifs de familles et de proches de jeunes gens tués par des policiers.

Un appel pourtant soutenu par une centaine d’associations (LDH, Attac, Amnesty International, etc.) d’organisations syndicales (CGT, FSU, Solidaires et Unef) et politiques (FI, EELV et NPA). Et le tribunal administratif a validé, sans moufter, cette suspension des libertés d’expression et de manifestation.

« Darmanin nous inflige une double peine : après la mort de nos proches, il s’agit de nous invisibiliser, de nous réduire au silence »

De quoi susciter une bronca chez les organisateurs, qui avaient convoqué la presse, à quelques pas de la place de la République. « Nous étions pourtant allés très loin dans la conciliation en proposant de nous contenter d’un simple rassemblement, mais le gouvernement n’a rien voulu savoir, dénonce Omar Slaouti, l’un des porte-parole de cette coordination. C’est une double peine que Darmanin nous inflige : après la mort de nos proches, il s’agit de nous invisibiliser, de nous réduire au silence, alors que, pour des raisons que chacun comprendra aisément, il n’est pas question d’aller à la confrontation avec la police avec notre coordination qui rassemble des enfants, des parents et des grands-parents. »

Avant de se replier pour un meeting dans un gymnase, plein comme un œuf, du XX e arrondissement, ouvert en urgence pour l’événement par la mairie, une dizaine de représentants des collectifs témoignent devant les journalistes.

Sur les pancartes, ils réclament l’interdiction des techniques d’interpellation les plus dangereuses et même létales qui sont, pour certaines, interdites dans les pays européens ou aux États-Unis : plaquage ventral, clé d’étranglement, « pliage », etc.

À travers leurs récits, beaucoup dénoncent un traitement post-mortem indigne des victimes de violences policières. « Mon frère a été lynché par la police, puis il a été déshumanisé par l’institution judiciaire », dénonce ainsi Fatou Dieng, sœur de Lamine Dieng, mort au cours d’une interpellation en 2007 à Paris.

En plus de la suppression de l’IGPN, qui doit, selon eux, être remplacée par une « instance de contrôle indépendante de la police », tous réclament en chœur l’abrogation immédiate de l’article L. 435.1 du Code de sécurité intérieure, introduit dans la loi de 2017 par Bernard Cazeneuve et qui permet aux agents de police et aux gendarmes d’utiliser leurs armes à feu notamment dans les cas de refus d’obtempérer. « Nous refusons d’obtempérer face au racisme de la police et du gouvernement », retourne Issam El Khalfaoui, le père de Souheil, abattu par un policier en 2021 à Marseille.

 

  publié le 17 juillet 2023

Moins on mange, plus ils encaissent : l’inflation gave les bourgeois

par Guillaume Étievant sur https://www.frustrationmagazine.fr/

C’est à n’y rien comprendre. C’est la crise, l’inflation reste très élevée, l’économie n’est ni remise du Covid ni de la guerre en Ukraine qui se poursuit. Et pourtant, les profits atteignent des records, les dividendes sont plus hauts que le ciel, et les milliardaires n’ont jamais accumulé autant de milliards. Si on n’y regarde pas de plus près, on pourrait considérer comme paradoxale une situation qui est parfaitement logique. Pour accumuler les milliards, il faut accumuler les dividendes. Pour accumuler les dividendes, il faut accumuler les profits. Pour accumuler les profits, il faut appauvrir la population en augmentant les prix et en baissant les salaires réels. Ça vous parait simpliste ? Alors, regardons de plus près les chiffres.

Selon l’INSEE, au premier trimestre de cette année, l’excédent brut d’exploitation (EBE) des entreprises de l’industrie agro-alimentaire (c’est-à-dire le niveau de profit que leur activité génère) a progressé de 18%, pour ainsi s’établir à 7 milliards d’euros. Les industriels se font donc de plus en plus d’argent sur le dos de leurs salariés et, plus globalement, sur celui des Français qui galèrent pour se nourrir correctement : les ventes en volume dans la grande distribution alimentaire ont baissé de 9% au premier trimestre 2023 par rapport à la même période l’année précédente. La consommation en France est ainsi tombée en-dessous du niveau de 2019, alors que la population a grossi depuis de 0,3%. Selon François Geerolf, économiste à l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques), cette baisse de la consommation alimentaire n’a aucun précédent dans les données compilées par l’Insee depuis 1980. Dans le détail, sur un an, on constate des baisses de volumes vendus de -6% l’épicerie, -3% sur la crèmerie, -1,6% pour les liquides, etc. Cela a des conséquences concrètes et inquiétantes : en avril dernier, l’IFOP montrait que presque la moitié des personnes gagnants autour du SMIC se privait d’un repas par jour en raison de l’inflation.

Une baisse de la consommation pilotée par les industriels

Comment les entreprises peuvent-elles se faire autant d’argent, alors que nous achetons de moins en moins leurs produits ? Tout simplement, car cette baisse de la consommation est pilotée par les industriels. Ils choisissent d’augmenter massivement leurs prix, en sachant que la majorité des gens accepteront malgré eux cette hausse, car ils considéreront qu’elle est mécaniquement liée à l’inflation ou tout simplement, car ces industriels sont en situation de quasi-monopole et imposent donc les prix qu’ils veulent (ce qu’on appelle le pricing power dans le jargon financier).  Ils savent très bien que beaucoup de personnes n’auront par contre plus les moyens d’acheter ce qui leur est nécessaire, et donc que les volumes globaux qu’ils vont vendre seront plus bas, mais cette baisse de volume sera très largement compensée par la hausse des prix. 

Cette baisse de la consommation est pilotée par les industriels. Ils choisissent d’augmenter massivement leurs prix, en sachant que la majorité des gens accepteront malgré eux cette hausse, car ils considéreront qu’elle est mécaniquement liée à l’inflation ou tout simplement, car ces industriels sont en situation de quasi-monopole et imposent donc les prix qu’ils veulent

Sur le premier trimestre 2023, en Europe, Unilever et Nestlé ont ainsi augmenté leurs prix de 10,7%, Bonduelle de 12,7% et Danone de 10,3 %, alors que l’inflation tout secteur confondu passait sous la barre des 7%.  La quasi-totalité d’entre eux voient leurs volumes vendus chuter dans la même période. Les plus pauvres, pour lesquels la part de l’alimentaire dans la consommation est mécaniquement la plus élevée, ne peuvent plus se nourrir comme ils le souhaiteraient : la viande et les céréales sont particulièrement touchés par la baisse des volumes vendus. Certains foyers sautent même une partie des repas. Les vols se multiplient, portés par le désespoir et les grandes enseignes poussent le cynisme jusqu’à placer des antivols sur la viande et le poisson.

Les hausse des profits expliquent 70% de la hausse des prix de l’alimentaire

Comme nous avons déjà eu l’occasion de l’écrire, les hausses de profit des multinationales sont déterminantes dans l’inflation que nous traversons. Même le FMI le dit : selon une étude publiée le mois dernier, au niveau mondial depuis 2022, la hausse des profits est responsable de 45 % de l’inflation. Le reste de l’inflation vient principalement des coûts de l’énergie et des matières premières. Plus spécifiquement sur les produits alimentaires en France, d’après les calculs de l’institut La Boétie,  « la hausse des prix de production alimentaire par rapport à fin 2022 s’explique à plus de 70 % par celle des profits bruts ». Et cela ne va faire qu’empirer : en ce début d’année, les prix des matières premières chutent fortement, mais les prix pratiqués par les multinationales poursuivent leur progression, l’appétit des actionnaires étant sans limites. L’autorité de la concurrence s’en inquiète : « Nous avons un certain nombre d’indices très clairs et même plus que des indices, des faits, qui montrent que la persistance de l’inflation est en partie due aux profits excessifs des entreprises qui profitent de la situation actuelle pour maintenir des prix élevés. Et ça, même la Banque centrale européenne le dit.», affirme Benoît Cœuré, président de l’Autorité de la concurrence, au Parisien.

Même le FMI le dit : selon une étude publiée le mois dernier, au niveau mondial depuis 2022, la hausse des profits est responsable de 45 % de l’inflation.

La stratégie des multinationales est bien rodée : augmenter massivement les prix, mais aussi bloquer les salaires, ainsi non seulement leur chiffre d’affaires progresse fortement, mais ils génèrent de plus en plus de profits grâce à la compression de la masse salariale. Les calculs sur longue période de l’Institut La Boétie donnent le vertige : « entre 2010 et 2023, le salaire brut horaire réel (c’est-à-dire corrigé de l’inflation) a baissé de 3,7 %, tandis que les profits bruts réels, eux, ont augmenté de 45,6 % ». Augmenter massivement les prix tout en maintenant les salaires au ras du sol permet d’augmenter le vol légal que les actionnaires commettent sur les salariés : ce qu’ils produisent est vendu de plus en plus cher, et les patrons ne les payent par contre pas davantage.

La Belgique a le plus bas taux d’inflation alors que les salaires y sont indexés

L’une des solutions à cela est bien connue, et était en vigueur en France jusqu’en 1983 : indexer les salaires sur les prix. Aujourd’hui seul le SMIC est indexé sur l’inflation et la diffusion des hausses du SMIC sur les salaires plus élevés est quasi inexistante.  Les bourgeois s’opposent à cette mesure en affirmant que cela risque de favoriser encore davantage l’inflation. Les statistiques prouvent pourtant le contraire : la Belgique est le pays affichant le plus bas taux d’inflation en avril 2023 (moins de 5% tandis qu’elle atteint 6,6% en France) alors que là-bas les salaires s’alignent automatiquement sur les prix.  Il est urgent de mettre en œuvre ce genre de solutions en France. En effet, la situation devient de plus en plus intenable : la chute des conditions de vies de la majorité de la population s’accélère, tandis que les bourgeois accumulent de plus en plus de richesses.

Cela dépasse l’entendement : selon le magazine Challenges, le patrimoine professionnel des 500 plus grandes fortunes de France a progressé de 17 % en un an pour s’établir à 1 170 milliards d’euros cette année ! En 2009, c’était 194 milliards d’euros… Les 500 plus riches détiennent donc en patrimoine professionnel l’équivalent de presque la moitié de la richesse créée en France par an, mesurée par le PIB. Et on ne parle ici que de la valeur des actions qu’ils détiennent, il faudrait ajouter à cela leurs placements financiers hors du marché d’actions, leurs placements immobiliers, leurs voitures, leurs œuvres d’art, etc.

La France au top dans le classement des gros bourges

La fortune de Bernard Arnault, l’homme le plus riche du monde, est désormais équivalente à celle cumulée de près de 20 millions de Français et Françaises d’après l’ONG Oxfam. Sa fortune a augmenté de 40 milliards d’euros sur un an pour s’établir à 203 milliards d’euros. Ce type a passé sa vie à exploiter des gens, ça paye bien (à peine sorti de polytechnique, Bernard Jean Étienne avait pris la direction de l’entreprise de son papa). Au classement des plus grands bourges du monde, la France est donc toujours au top, puisque non seulement on a l’homme le plus riche, mais aussi la femme, en la personne de Françoise Bettencourt Meyers (patronne de L’Oréal, 77 milliards d’euros de patrimoine professionnel). Mais il n’y a pas que le luxe de représenté dans ce classement, la grande distribution est en bonne place avec ce cher Gérard Mulliez (propriotaire des Auchans notamment) qui détient 20 milliards d’euros de patrimoine ou Emmanuel Besnier, propriétaire de Lactalis, le 1er groupe mondial de produits laitiers, qui émarge à 13,5 milliards.

La grande distribution est en bonne place dans le classement des 500 familles les plus riches de France, avec ce cher Gérard Mulliez (propriétaire des Auchans notamment) qui détient 20 milliards d’euros de patrimoine ou Emmanuel Besnier, propriétaire de Lactalis, le 1er groupe mondial de produits laitiers, qui émarge à 13,5 milliards.

Les chiffres sont vertigineux, mais il ne faut pas se limiter à une posture morale se choquant de ces inégalités sociales et appelant, au mieux, à davantage les taxer. Ces fortunes ont été bâties, et progressent de plus en plus rapidement, grâce à l’exploitation du travail. L’augmentation de valeur de leurs entreprises est due au travail des salariés, seul créateur de valeur. Tout ce qu’ils détiennent est ainsi volé légalement aux salariés. Ils doivent donc être pris pour cible des mobilisations sociales futures, non pas principalement parce qu’ils sont riches, mais parce qu’ils sont les plus gros voleurs du monde : ils s’emparent de tout ce qui nous appartient, notre travail, notre vie, notre monde. Il est temps de récupérer ce qui nous est dû.

publié le 16 juillet 2023

Oui, il y a bien une
justice de classe en France

Rob Grams et Nicolas Framont sur https://www.frustrationmagazine.fr

Les riches et les pauvres sont-ils jugés de la même façon ? En théorie, oui : les grands principes de séparation des pouvoirs, d’indépendance de la justice et d’égalité devant la loi font apparaître la notion de justice de classe comme une exagération ou une forme de complotisme. Du côté de la droite et des défenseurs de la police, on entend dire plutôt que la justice serait laxiste et favorable à des peines légères. Mais la période actuelle, de répression intense du mouvement social des banlieues, où des personnes sont condamnés à de la prison ferme pour avoir ramassé une canette de soda ou juste s’être trouvées là, nous permet une fois de plus d’observer que la justice de classe existe. Elle se donne actuellement en spectacle et nous rappelle qu’à ce genre, malgré les beaux principes, il n’y a pas d’égalité devant la loi, car celle-ci, et ses modalités d’application,  ne sont que les reflets du rapport de force social dans le pays. Démonstration :

Le traitement judiciaire de la mort de Nahel, tué par un policier lors d’un contrôle routier, a suscité des révoltes massives car il mettait d’un côté en scène une justice expéditive – la peine de mort existe toujours en France, elle est donnée, sans jugement, par des policiers – et de l’autre une institution policière protégée. Le meurtrier de Nahel est en détention provisoire mais dans des conditions privilégiées et n’a pas été condamné de manière expéditive. En revanche, la justice broie les vies en 15 minutes des (très) jeunes arabes et noirs qui ont osé se révolter contre un ordre policier raciste, brutal et injuste, ou bien se trouvaient juste au mauvais endroit, au mauvais moment

10 mois ferme pour avoir volé une canette de Redbull

Après le meurtre du jeune Nahel, comme le rappelait l’avocat de la famille, Yassine Bouzrou, habitué des dossiers de violences policières, seul le procureur de la République de Nanterre “qui n’est pas un magistrat indépendant” dirigeait “l’enquête sur des policiers de son propre département”. On ne sait pas quand le policier sera jugé, sûrement dans très longtemps.  Pour le moment il est placé en détention provisoire à la prison de la Santé, une des prisons les moins insalubres de France, en plein centre de Paris. Une demande de remise en liberté a été déposée par son avocat qui sera étudiée à la fin du mois de juillet par la Cour d’Appel. 

Ce dernier bénéficie de conditions de détention privilégiées : il a été affecté dans le quartier des personnes vulnérables et médiatiques.C’est là qu’on y met par exemple les politiciens corrompus. Tandis que les jeunes qui sont envoyés en prison sont en permanence soumis à des dangers extrêmes (viol, meurtre, passage à tabac, chantage, menaces…).  

Pour les mineurs en colère, la justice a su être étrangement “efficace”. Le 2 juillet, des tas de jeunes avaient déjà été lourdement condamnés, à des peines de prison ferme, alors qu’aucun d’entre eux n’a tué qui que ce soit. Partout en France la justice fait des exemples pour terroriser les noirs et les arabes. Jamais, ou de manière rarissime, de telles peines ne sont prononcées en temps normal, pour des gens sans casier, y compris pour des agressions très violentes ou des viols. Il s’agit donc bien d’une répression politique. On avait vu le même genre de phénomènes pendant les Gilets Jaunes. 

Rafik Chekkat, avocat de formation et concepteur de @islamophobia.fr, raconte les comparutions immédiates à Marseille, qui donne une idée du délire répressif en cours. 

Quelques exemples : 

– “4 mois de prison ferme pour une jeune femme de 19 ans rentrée dans le magasin Snipes sans avoir rien pris

– “1 an ferme pour des vols au Monoprix

– “10 mois ferme pour un étudiant malien en Master à Aix pour le vol de deux pantalons chez Hugo Boss

Aucune de ces trois personnes n’avait de casier judiciaire. 

– “Un homme de 58 ans est jugé pour recel pour avoir ramassé des objets au sol des heures après les pillages”, “l’homme de 58 ans a été déclaré coupable de recel et condamné à une peine d’un an de prison ferme. Pour avoir ramassé des objets au sol 3h après les pillages.

– “3 hommes (21, 34 et 39 ans) jugés pour avoir pénétré dans le magasin Monoprix. Pour 2 les faits ont été requalifiés en tentative de vol (ils n’avaient pas de nourriture en leur possession). Ils ont été condamnés à 10 mois ferme. Le 3e homme à 1 an ferme. La Présidente a ordonné le maintien en détention. Pas de témoins ni de vidéos. Seuls les PV d’interpellation font foi.

A Pontoise, la logique est la même, comme le raconte Révolution Permanente : “un lycéen de 18 ans, sans casier, prend 12 mois de prison ferme avec mandat de dépôt (départ en prison depuis l’audience). Il est accusé d’avoir fourni le briquet qui aurait servi à l’incendie d’une voiture. A la lecture du délibéré, sa mère s’effondre.

Le Tribunal de Nanterre, là où Nahel a été tué, la justice s’en donne aussi à cœur joie pour protéger des institutions pourries jusqu’à la moelle : Yannis S., 20 ans, est condamné à 6 mois de prison (dont quatre avec sursis) pour avoir appelé à participer à la révolte sur Snapchat. Il explique son geste “Ce ne sont que des mots madame la juge. J’ai balancé tout ce que j’avais en tête. À ce moment-là, je suis choqué parce qu’il y a un mort. C’est quelque chose qui nous a tous choqué dans les quartiers”. C’est quelque chose qui a choqué dans les quartiers, mais c’est quelque chose qui ne choque pas les juges. C’est pas à leurs propres enfants que ça serait arrivé de toute façon. Peu de chance de se faire abattre à la sortie de l’ENS ou d’HEC. Ailleurs un homme a pris 10 mois de prison ferme pour avoir volé une canette de redbull.

Il faut noter que les jugements sont par ailleurs rendus dans de très mauvaises conditions puisque les greffières et greffiers sont en grève, mais de toute façon il ne s’agit pas de rendre justice mais de réprimer à la chaîne, de façon industrielle. 

Pour les citoyens bien nés, une justice plus clémente ?

Histoire de comparer, regardons les condamnations récentes de prévenus aisés et respectés :

  • Jean-Philippe Dambreville, directeur du conservatoire d’Aix-en-Provence a été condamné pour harcèlement sexuel sur une enseignante. Mais harceler sexuellement des femmes, c’est moins grave que voler un jean, alors il n’a été condamné qu’à 10 mois de prison avec sursis et sans inscription au fichier des auteurs d’infraction sexuelle. 

  • Nicole Ithurria, directrice de la polyclinique de Saint-Jean-de-Luz, a été condamnée pour “abus de confiance, blanchiment et usages de faux en écriture”. En effet, elle a détourné 340 000 euros sur son propre compte. Ca vous parait beaucoup ? Ben rappelez vous que c’est toujours moins grave que de voler des masques de beauté dans un Sephora à 18 ans, puisque ça ça coute 6 mois de prison ferme, alors que dans ce cas c’est 15 mois avec sursis. 

  • Moins d’un an de prison avec sursis pour les trois cadres de l’hôpital public ayant installé un climat de harcèlement moral à l’encontre d’un cardiologue qui a fini par se suicider. Le harcèlement systématique au travail ne souffrira pas non plus du procès France Telecom, dont l’ex-PDG, Didier Lombard, condamné à un an de prison avec sursis et 15 000€ d’amende pour harcèlement institutionnel. Le lien avec les dizaines de suicides s’étant produit dans l’entreprise publique dans les années 2010 n’a pas été retenu. 

  • Valérie Pécresse veut une peine plancher d’un an de prison ferme et “pourrir les vacances des émeutiers”. Et son fils arrêté à de multiples reprises pour possession de stupéfiants ? Il a été condamné à quoi (spoiler : à rien) ?

Qu’est-ce que la justice de classe ? C’est un système judiciaire qui traite différemment les gens selon leur appartenance sociale et, dans le cas de la France, raciale. Concrètement, cela se traduit de plusieurs façons : 

Les plus pauvres n’ont pas accès à une défense de qualité, sont mal informés et, dans le cas des répressions policières, sont soumis à une justice expéditive dans le cadre du système de comparution immédiate. La comparution immédiate est une procédure rapide qui permet au procureur de faire juger une personne tout de suite après sa garde à vue. Le procureur de la République peut engager cette procédure s’il estime que les indices sont suffisants et que l’affaire est en état d’être jugée. L’auteur présumé doit, en présence de son avocat, accepter d’être jugé immédiatement. Pour le compte instagram “le droit c’est nous”, la comparution immédiate “est une procédure qui rend quasiment impossible” l’individualisation de la peine, qui est pourtant l’un des principes de base du droit pénal : “chaque individu doit être jugé selon les caractéristiques qui lui sont propres : son milieu, son accès à certains privilèges, sa compréhension des enjeux sociétaux, ses faits propres”. Or, la comparution immédiate ne permet pas ça, car c’est une procédure trop rapide pour éclairer le contexte et les caractéristiques individuelles des personnes jugées. En plus, elle ne permet pas d’avoir du recul face aux évènements. La comparution immédiate a été privilégiée pour juger les émeutiers parce que le ministre de la justice l’a exigé dans une circulaire où il a demandé au système judiciaire une réponse “rapide, ferme et systématique”. 

Une institution judiciaire située socialement… du côté de la bourgeoisie

Les juges et les avocats ne sont pas neutres dans notre société de classe : ils font partie de la classe supérieure, que cela soit par leurs fonctions ou leurs origines. Pour le sociologue Yoann Demoli, auteur d’une étude récente sur le groupe des magistrats, ils ont “un profil d’élite. Il ressemble à celui des étudiants de Sciences Po. On trouve parmi les magistrats deux tiers d’enfants de cadres supérieurs, et de professions libérales.” Les études de droits sont exigeantes, sélectives et longues, et permettent très difficilement à des personnes d’origines sociales diverses de les mener entièrement. Par conséquent, ceux qui nous jugent font partie de la bourgeoisie ou de la sous-bourgeoisie, tout comme ceux qui nous défendent. La neutralité sociale de l’institution judiciaire est un mythe : celles et ceux qui la constituent ont une compréhension spontanée bien plus grande des motifs de leurs semblables que de celles et ceux dont ils ne connaissent pas la vie. Il est difficile d’imaginer que cette institution, comme la police ou la médecine, n’a pas d’importants biais racistes.

Les membres des classes supérieures ont des compétences et un réseau qui leur permettent de se voir jugées moins durement et dans des circonstances plus favorables. C’est ce que le criminologue américain Edwin H. Sutherland appelait “le crime en col blanc” : c’est un acte illégal commis par une personne respectable, de statut social élevé, dans son cadre professionnel. Pour lui, la criminalité des classes supérieures est systématiquement sous-estimée, car d’une part, les classes supérieures utilisent leur puissance politique et financière pour échapper aux condamnations et d’autre part, des systèmes juridiques spécifiques existent pour les milieux d’affaires et les professions bien établies. C’est le cas des professionnels de santé, dont les actes doivent être signalés aux Ordres (des médecins, des pharmaciens), qui sont des instances parallèles, et qui plus est, corporatistes. Au niveau du système judiciaire de droit commun, les bourgeois sont très bien défendus, ils sont informés et bénéficient de délai de procédures bien plus favorables à la préparation de leur défense.

A l’heure de la révolte, notre système judiciaire, actuellement totalement lié aux injonctions du pouvoir politique, ne prend pas de gant pour juger, ou plutôt réprimer, les jeunes gens qui ont pris part aux émeutes. Derrière la neutralité affichée du système, c’est bien à une justice de classe, répressive et donc profondément injuste, que nous avons à faire.

   oublié le 16 juillet 2023

Est-ce le point de bascule ?

Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

La question se pose sérieusement. La France, sous pression d’un remodelage constant selon les canons du capitalisme mondialisé et financier, n’est-elle pas en train d’atteindre un point de bascule ? Ce moment où le puissant rejet des politiques ultralibérales conduit le pouvoir à glisser vers un autoritarisme renforcé ?

L’auto-qualification du vocable « d’extrême centre » s’agissant de la nature du macronisme ne signifie en rien que ce pouvoir se place en position « centrale » sur l’échiquier politique, pas plus qu’il ne recherche en permanence un compromis entre le capital et le travail. Il n’est donc pas non plus, comme on le disait jadis, de « centre droit » ou de « centre gauche ». Non !

Face aux exigences populaires, les classes dirigeantes utilisent l’État comme le garant de leurs intérêts particuliers

Nous n’en sommes plus là. « L’extrême centre » a une histoire et caractérise, pour l’historien Pierre Serna(1), les modes de gouvernement, en France, des régimes de l’Empire et du Directoire. C’est, pour être précis, « l’intolérance à tout ce qui ne cadre pas avec un juste milieu arbitrairement proclamé * ». Selon une des figures de la gauche intellectuelle britannique, Tariq Ali2, l’extrême centre est cette alliance où «  centre-gauche et centre-droit s’entendent à préserver le statu quo ; une dictature du capital qui réduit les partis politiques au statut de morts-vivants ». Derrière des discours souvent mielleux, la politique de « l’extrême centre » vise, d’un « coûte que coûte », à pousser les feux n libéralisme économique sans limites, sous la conduite d’un exécutif à tendance autoritaire.

Face aux exigences populaires, les classes dirigeantes utilisent l’État comme le garant de leurs intérêts particuliers en se dotant, « en même temps », d’un système médiatique capable de mener une guerre idéologique de haute intensité.

Le Parlement est bafoué, les corps intermédiaires sont mis de côté. Et, le président de la République est « ministre de tout ». On s’est même demandé ces derniers jours, s’il n’était pas aussi maire de Marseille.

Le débat politique, entre plusieurs options, est réduit au maximum, au profit de choix présentés comme techniques, visant à faire croire qu’il n’y aurait qu’une politique possible, dans le cadre d’un a-républicanisme où la citoyenneté est niée.

Les travailleurs et les jeunes devraient donc se soumettre inéluctablement aux fourches caudines du capital qui s’accapare toujours plus les richesses produites – au nom de « l’efficacité » ou de l’illusion d’un mieux-être, voire de la « justice ». Ainsi, le pouvoir justifiait-il dernièrement sa contre-réforme des retraites en arguant d’une fausse impasse : « Si on ne travaille pas plus longtemps, les pensions diminueront… » Jamais, il n’a abordé la possibilité d’une contribution des revenus financiers du capital.

Le président et son gouvernement procèdent de la même façon avec l’obligation de vendre gratuitement sa force de travail pour bénéficier désormais du revenu de solidarité active (RSA). Jamais n’est abordé le droit au travail et à la formation pour toutes et tous, assorti d’une rémunération correcte tout au long de la vie. L’enjeu pour les mandataires du capital est de diviser les travailleurs entre eux, entre celles et ceux qui sont au travail et celles et ceux qui en sont exclus, entre travailleurs français et travailleurs d’origine immigrée…

La République est détournée, triturée, manipulée

L’aiguisement des contradictions entre le capital et le travail, entre les intérêts d’une petite caste et l’intérêt général, empêche les « cent jours d’apaisement » de M. Macron, et fait voler en éclats une prétendue « réconciliation nationale », même mâtinée de sauce républicaine.

La République est détournée, triturée, manipulée pour faire accepter la rapacité du capitalisme mondialisé. La tempête que récolte le pouvoir en retour n’a d’égale que la violence qu’il a déployée pour imposer les modifications du Code du travail, la contre-réforme de l’assurance chômage et du RSA, et la loi des 64 ans dont il n’a pu cacher qu’elle a pour unique objectif que de répondre aux demandes des institutions européennes et à la soif des marchés financiers.

En signifiant au peuple (qui, majoritairement, refusait cette inqualifiable régression sociale) qu’il avait de toute façon tort, et cela venant après le mouvement des Gilets jaunes, le pouvoir a acculé les citoyens contre un mur de béton armé. Contre ce mur naît la désespérance et prospèrent l’abstention et toutes les colères, parfois sans débouché politique.

Et la police, mue en seule « force de l’ordre », a été abondamment utilisée pour faire taire le mouvement social d’opposition à la contre-réforme des retraites. Comble de la surdité du pouvoir et du président, les autorités sont allées jusqu’à interdire l’utilisation de « dispositifs sonores portatifs » tels que des casseroles.

La gestion chaotique de la pandémie avait déjà mis au grand jour les dégâts colossaux d’une trentaine d’années d’austérité et l’ultralibéralisme européen, qui ont considérablement affaibli les services publics, tout en réhabilitant la figure centrale du travailleur sous-payé, exploité, méprisé qui fait fonctionner la société. Celui-ci vit souvent en banlieue ou repoussé à la périphérie des villes, voire en zone rurale où les services publics et l’industrie ont été affaiblis et maltraités. Ces travailleurs aux intérêts communs rejettent massivement le pouvoir. Il n’y a donc pas deux France des travailleurs. La ligne de démarcation reste bien entre les détenteurs du capital, d’une part, et celles et ceux, d’autre part, qui n’ont d’autre choix que de vendre à vil prix leur force de travail, pour valoriser ce capital.

Celles et ceux qui se sont levés dans les quartiers populaires ces derniers jours, soutenus par des millions d’autres, ne supportent plus leur situation de paupérisation permanente quand l’argent se concentre à un pôle de la société. Elles et ils ne supportent plus les relégations, les discriminations, le racisme, les humiliations, le mépris. En répétant à dessein qu’il ne veut que le « retour à l’ordre », en utilisant à cette fin la police, le pouvoir leur signifie qu’elles et ils doivent accepter leur sort en silence, et dans le « calme ». Ce qu’ils ne feront pas !

Le nauséabond déchaînement politique réactionnaire du pouvoir, des droites extrémisées et de l’extrême droite qui se déploie depuis l’assassinat de Nahel par un policier et les émeutes urbaines qui s’en sont suivies, marque un nouveau point de bascule.

Cette bascule nous éclaire encore sur la nature du pouvoir et les métamorphoses de la droite de plus en plus extrémisée. Aucune offre de dialogue de la part du pouvoir, aucune remise en cause de la loi permettant aux policiers d’utiliser leur arme en cas de refus d’obtempérer, aucun projet nouveau pour les services publics et l’accès aux formations et au travail dans ces quartiers. Les seuls mots abondamment répétés ont été ceux de « retour à l’ordre ».

Alors que, en 2005, Jacques Chirac avait reconnu les jeunes participants aux émeutes comme les « enfants de la République », M. Retailleau déclare à présent : « On connaît les causes ! Bien sûr qu’il y a un lien avec l’immigration », précisant sa pensée écœurante : « Pour la deuxième et troisième génération, il y a comme une sorte de régression vers les origines ethniques. »

Sa collègue sénatrice, Mme Eustache-Brinio, va même jusqu’à remettre en cause la qualité de citoyen français aux jeunes poursuivis devant les tribunaux. «  Ils sont Français comment ? », a-t-elle demandé au ministre de l’Intérieur. Avant eux, Mme Pécresse, avec ce ton qui sied si bien à cette méprisante bourgeoisie des beaux quartiers, avait parlé de «  Français de papier ». Quant à l’ancien président du Medef, il n’a pas hésité à raconter de bon matin sur la radio publique que le « premier employeur en Seine-Saint-Denis » – ce département où se trouve l’un des plus grands aéroports mondiaux et où va se dérouler une multitude d’épreuves reines des jeux Olympiques – est le « trafic de drogue ». Ce paltoquet n’a-t-il jamais pensé une seconde que c’est là que se trouve la France de demain ? C’est aussi Roux de Bézieux qui avait expliqué, sur cette même antenne, que l’arrivée de l’extrême droite était un « mal nécessaire ». Et, mardi matin, interrogé sur la radio RTL sur la reprise par son parti des thèses de l’extrême droite, M Retailleau a eu cet incroyable cri : « je m’en fiche ». Bref, il assume !

On ne peut que constater que les missiles idéologiques du pouvoir, des droites et des extrêmes droites, se ressemblent et se rassemblent pour tenter de casser tout mouvement de débat ou de contestation de la politique au service du capital. Théories fumeuses autour de « l’islamo-gauchisme », de « l’ultra-gauche » de « l’éco-terrorisme ». Campagnes d’inquisition contre un prétendu « wokisme », appels au « retour de l’ordre », propagande autour des « flux migratoires » voire de prétendues « invasions ». Autant de thèmes fertiles au terreau de l’extrême droite. Cette guerre idéologique sous-tend des actes manifestes de « bascule ». La droite en duo avec « l’extrême centre macroniste » s’est déchaînée ces jours derniers, réclamant, pour sanctionner les parents – qui se lèvent tôt et rentrent tard – « coupables de ne pas tenir leurs enfants », ou tour à tour appeler à des punitions, des places de prison supplémentaires et – au-delà des décisions de justice, des peines de prison ferme et d’une justice expéditive, y compris pour les enfants mineurs – la suppression des allocations familiales. Par contre, aucune n’aide pour les ghettos de la misère !

Pour finir de se convaincre de l’accélération inquiétante des points de bascule en cours, il convient d’examiner une série de faits.

Quand l’ONU critique le non-respect des droits humains en Russie ou en Chine, elle est digne d’intérêt. Mais lorsqu’elle met en garde contre le « profilage racial dans les opérations de police, les contrôles d’identité discriminatoires » en France, la macronie et les droites la classe sans doute à l’ultragauche !

Le secrétaire général de l’Élysée est menacé par des révélations de l’association anticorruption Anticor… Eh bien, l’agrément de l’association d’intérêt public ne sera pas renouvelé.

Des millions de jeunes et une multitude d’associations et de personnalités sonnent le tocsin sur le réchauffement climatique, la perte de biodiversité, la nécessité d’une autre gestion de l’eau et se regroupent dans le collectif « Les Soulèvements de la Terre ». Qu’à cela ne tienne, après avoir été accusé « d’éco-terrorisme », il sera dissous.

La Ligue des droits de l’homme pose des questions sur l’utilisation de la police ! Elle est menacée de perdre des aides publiques.

Des créateurs, des directeurs de théâtre osent, comme en Auvergne-Rhône-Alpes, émettre un avis sur la politique régionale… Ils sont mis au régime sec !

Au nom de « l’État fort » et d’une « économie saine », les conquis de la Libération, du Front populaire et même des acquis de la Révolution française sont détruits. Les corps intermédiaires sont « court-circuités ». Ce qui est dénommé, dans les palais de la République comme par D. Trump, sous l’expression « d’État profond », c’est-à-dire la haute fonction publique, est remplacé par des cabinets de conseils privés.

Maintes fois, le Conseil des ministres est évincé par un obscur « conseil de défense », comme si le pays était en guerre permanente.

C’est le même « monarque » qui a rejeté d’un revers de main le plan Borloo pour les banlieues et quartiers populaires, et qui a osé prononcer sans ciller cette incroyable question : « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? »

Très symptomatique et inquiétant est le tract de deux syndicats de police flirtant avec les idées d’extrême droite, désignant les populations des quartiers populaires de « nuisibles », les ravalant au rang d’animaux contre lesquels ces organisations se considèrent « en guerre ». Quelle funeste mutation des « gardiens de la paix ». Et, le pouvoir ne trouve rien à redire, ou si peu. La question se pose réellement de savoir si le pouvoir politique contrôle la police ou s’il en a peur. Préoccupant, non ?

Samedi dernier, une manifestation d’extrême droite a été encadrée par la police alors que celle réclamant justice pour Adama Traoré était interdite.

Ajoutons que la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement s’alarme de la hausse des requêtes des services secrets en matière de surveillance du militantisme politique et social.

En toute impunité, M. Bolloré, devenu le grand argentier de la contre-révolution conservatrice, nomme un rédacteur en chef d’extrême droite à la tête du grand journal dominical, le JDD. Comble de l’ironie, cet inquiétant personnage a été congédié d’un journal d’extrême droite où on l’a jugé trop d’extrême droite.

Et, l’ancien président de l’Assemblée nationale, M. Ferrand, a été chargé, il y a quelques semaines, de lancer un ballon d’essai, lors d’un entretien dans le Journal du dimanche, justement, sur la possibilité d’une modification de la Constitution permettant au président de la République de concourir pour un troisième mandat. Où sommes-nous donc ?

Pour une « République poussée jusqu’au bout »

Dans une telle situation, rien ne doit être fait qui divise la gauche et les forces de progrès. En aucun cas, il ne faut satisfaire le souhait du pouvoir et des puissances d’argent. Face à un tel déferlement, porteur du pire en son sein, la campagne visant à placer Jean-Luc Mélenchon hors du champ républicain est indigne, et constitue une opération de blanchiment du pouvoir qui bascule précisément vers un a-républicanisme au service des intérêts du capital. Les communistes connaissent la chanson. Du temps de Maurice Thorez et de Georges Marchais, toutes les nuances de la bourgeoisie criaient déjà à l’unisson, « communiste, pas français » !

Au contraire des divisions, un large front citoyen et progressiste devrait se construire pour pousser en avant la République laïque, sociale, démocratique, écologique, antiraciste, féministe, agissant sans relâche pour la paix et l’amitié entre les peuples. Pour cette « République poussée jusqu’au bout », les forces de transformation sociale, politiques et syndicales, ont le devoir d’empêcher ce « point de bascule » vers un pouvoir autoritaire qui, au nom du combat contre les idées d’extrême droite, les reprendrait à son compte. C’est un autre « basculement » en cherchant ensemble, dans l’unité populaire et citoyenne les chemins d’un projet progressiste post-capitaliste.

[1]    Pierre Serna, L’Extrême centre ou le poison français, 1789-2019, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019. Lire : Humanite.fr/culture-et-savoirs/le-macronisme-est-il-un-extreme-centre-comme-les-autres-673080 * Alain Deneault et Clément de Gaulejac, Politiques de l’extrême centre, Montréal (Qc), Lux Éditions, 2016. 2 Tariq Ali, The Extreme Centre : A Warning, New York, Verso, 2015.

  publié le 15 juillet 2023

La longue dérive
de la police

Alexandre Fache sur www.humanite.fr

Sans la vidéo, on en serait resté à la seule version policière. Le décès du jeune Nahel, le 27 juin, à Nanterre, a suscité une immense vague de colère dans le pays. Abandon de la prévention au profit du tout-répressif, sabordage de la formation et pression de syndicats radicalisés... Des « gardiens de la paix » aux « forces de l’ordre », retour sur la dérive de l’institution.

Il n’y a plus guère que dans les formulaires de recrutement qu’on les appelle encore des « gardiens de la paix ». Depuis des années, une expression, devenue omniprésente dans le discours politique, à droite en particulier, a relégué ce vocable au rang de vieux souvenir : les « forces de l’ordre ».

Pourtant, en tirant à bout portant sur le jeune Nahel, 17 ans, mardi 27 juin, à Nanterre (Hauts-de-Seine), c’est un désordre immense – en plus d’un drame familial – qu’a provoqué le motard de la compagnie territoriale de la circulation et de la sécurité routière des Hauts-de-Seine. Par son geste fou, incompréhensible, ce policier de 38 ans a fait déborder une colère qui n’attendait qu’une étincelle pour exploser à nouveau, dix-huit ans après les révoltes de 2005 provoquées par la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis).

En plus de gonfler la liste, bien trop longue, des victimes de violences policières : Rémi Fraisse (2014), Adama Traoré (2016), Zineb Redouane (2018), Cédric Chouviat (2020)… Une liste qui ne retient là que les affaires les plus médiatiques, celles qui ont surnagé, sortant de l’ombre grâce à la quête de vérité des familles ou à des vidéos battant en brèche des versions officielles souvent mensongères.

Un signal d’impunité

« Quand j’entends le mot “violences policières”, personnellement, je m’étouffe », avait osé Gérald Darmanin en juillet 2020. Après la mort de Nahel, le ministre n’a pas versé dans les mêmes provocations. Confronté aux images accablantes du contrôle policier du 27 juin, il a bien été obligé de reconnaître, en creux, la faute de son agent : « Un refus d’obtempérer, c’est inacceptable, mais ce n’est pas parce que c’est inacceptable que nous devons avoir des contrôles qui tournent mal au point de tirer sur quelqu’un », a-t-il indiqué au lendemain du drame. Un argument de bon sens qui se heurte pourtant à la vérité des chiffres.

En 2022, treize personnes ont perdu la vie dans ce type de circonstances, un triste record. Mais, surtout, une tendance lourde, affirment plusieurs enquêtes très documentées. Celle publiée en septembre 2022 par les chercheurs Sebastian Roché, Paul Le Derff et Simon Varaine, dans la revue « Esprit », a démontré que les tirs policiers mortels sur les véhicules en mouvement ont été multipliés par cinq après le vote de la loi du 28 février 2017, qui avait révisé les conditions encadrant l’usage des armes par ces fonctionnaires.

Dans sa nouvelle rédaction, l’article 435-1 du Code de la sécurité intérieure leur permet d’utiliser leur arme « en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée », mais aussi lors de refus d’obtempérer, « lorsque les conducteurs sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ». Une disposition considérée par beaucoup comme trop floue, mais qui était censée répondre à la demande de protection des policiers, après l’attaque subie par des agents à Viry-Châtillon en octobre 2016, ou l’émotion suscitée par les attentats terroristes de 2015 et 2016.

« En fait, le texte n’a pas modifié de façon radicale la règle, mais c’est la communication de la Direction générale de la police nationale, comme des syndicats de policiers, qui a pu changer la perception des agents », relève Olivier Cahn, professeur de droit pénal à la faculté de Cergy-Pontoise et chercheur au Cesdip (Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales).

Au début des années 2000, pour les policiers, l’idée était largement partagée que « sortir son arme, c’était le début des emmerdements ». Aujourd’hui, cette maxime a quasiment disparu. Un changement d’état d’esprit aux conséquences gravissimes. Selon le média en ligne « Basta ! », qui met à jour régulièrement une base de données sur les interventions policières létales depuis 1977, celles-ci se multiplient depuis quelques années. Le nombre de personnes tuées par balles par des policiers ou des gendarmes est passé de 3 en 2010 à 12 en 2020, 18 en 2021 et 26 en 2022. Ces 44 morts en deux ans représentent une hausse de 140 % par rapport à la moyenne constatée sur la période 2010-2020.

Et parmi ces personnes tuées, 18 n’étaient pas armées (+ 275 % par rapport à 2010-2020). « Gérald Darmanin peut bien dire, avec l’IGPN, que le nombre de tirs policiers lors de refus d’obtempérer est en baisse depuis 2017, la réalité, c’est que le nombre de morts explose », constate aussi l’écrivain et journaliste David Dufresne, fondateur du site d’information AuPoste.fr. « Alors qu’en Allemagne, on n’a relevé qu’un seul décès en dix ans dans ces circonstances. C’est accablant pour notre pays. »

« Un travail policier très appauvri »

La réforme de février 2017, dont de nombreuses voix réclament aujourd’hui l’abrogation, explique-t-elle à elle seule ces dérives ? Non, répondent en chœur les chercheurs et certains responsables policiers, qui évoquent une « lame de fond » bien plus ancienne. Secrétaire général de la CGT Police, Anthony Caillé pointe ainsi « les missions de plus en plus répressives assignées aux policiers depuis plus de vingt ans, en particulier depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir et l’abandon de la police de proximité ».

Une analyse partagée par le chercheur au CNRS Christian Mouhanna. « Depuis ces années Sarkozy, les policiers ont été cantonnés à un seul rôle : sanctionner. Leur travail en a été considérablement appauvri. Avant, un gardien de la paix pouvait être fier d’avoir résolu un problème sans en faire forcément une affaire judiciaire, sans interpeller qui que ce soit. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et on ne jure que par la répression, la violence, la force. »

En un mot, que par le « bâton », celui qui fracasse les corps et gonfle les statistiques internes. « La priorité est devenue le “maintien de l’ordre”, et la police est là pour faire peur, pas pour gagner la confiance de la population », résume aussi David Dufresne.

Vague de démissions dans la police

Ces injonctions uniquement répressives ont nourri une souffrance au travail grandissante chez les policiers comme chez les gendarmes. Résultat : les deux institutions ont connu une vague de démissions record depuis quatre ans, a révélé la Cour des comptes en avril 2023, estimant même que les chiffres officiels étaient largement sous-estimés. « Recruter des policiers est devenu de plus en plus difficile et, pour satisfaire aux promesses électorales d’Emmanuel Macron, on a dû rogner sur la formation, déjà très limitée », déplore aussi David Dufresne.

Abaissé à huit mois seulement en école de police, ce temps de formation n’est repassé à douze mois que l’an dernier. Pour le spécialiste des violences policières, « c’est très insuffisant. Dans les pays scandinaves, à poste égal, c’est trois ans. Et comme par hasard, là-bas, les indices de confiance de la population dans la police sont bien supérieurs aux nôtres… »

D’autant que le contenu de la formation pose aussi problème. « Aucune place n’est donnée à l’histoire de la police, à la psychologie, aux sciences sociales, à tout ce qui pourrait permettre aux agents de développer leur esprit critique, leur capacité de jugement. On développe le seul physique, et pas l’intellect. Or, au bout du compte, ils auront quand même des armes dans les mains… » rappelle David Dufresne.

Du racisme chez les « forces de l’ordre »

De plus en plus de policiers semblent aussi adhérer aux idées d’extrême droite, voire afficher des comportements ouvertement racistes. Selon une étude du Cevipof publiée en mai 2021, 60 % des policiers et des militaires prévoyaient de voter Marine Le Pen à la présidentielle de 2022, un chiffre en hausse par rapport à 2017. De même, l’État français a été condamné à plusieurs reprises pour des contrôles au faciès répétés. En juillet 2021, six ONG, dont Amnesty International, avaient saisi le Conseil d’État pour dénoncer « l’inaction du gouvernement » face à cette « discrimination systémique ».

La semaine dernière encore, quelques heures après la mort de Nahel, Ravina Shamdasani, la porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, invitait la France à « s’attaquer sérieusement aux profonds problèmes de racisme et de discrimination raciale parmi les “forces de l’ordre” ». Le même jour, le premier syndicat de policiers, Alliance-Unsa Police, publiait un communiqué inquiétant, illustrant l’ampleur de ces « problèmes ».

Réagissant aux révoltes ayant suivi la mort de Nahel, il réclamait « d’imposer l’ordre » à « ces hordes sauvages ». « L’heure n’est pas à l’action syndicale mais au combat contre ces “nuisibles”. (…) Nous sommes en guerre. Demain, nous serons en résistance », prévenait le syndicat. S’il a existé de grande figures de gauche dans l’histoire du syndicalisme policier, force est de constater qu’elles ont aujourd’hui disparu.

Et l’extrême droite tient désormais le haut du pavé, entretenant un rapport de force permanent avec le pouvoir politique. « Je ne sais pas si le racisme a progressé dans la police. Mais il y a clairement une radicalisation des policiers qui se double d’un enfermement corporatiste encouragé par le ministère », estime Christian Mouhanna. Le Beauvau de la sécurité, très étriqué, ou la suppression de toutes les structures de réflexion au sein de l’institution en témoignent.

Reste à savoir comment inverser la tendance et restaurer une police véritablement au service des citoyens. Pour David Dufresne, « le chantier est immense, car il faut une refonte complète, pas une simple réforme. Réfléchir aux ressorts de la délinquance et de la criminalité. Se demander si la réponse judiciaire est la seule valable, face à ces problèmes ». Les déclarations gouvernementales, depuis le drame de Nanterre, n’augurent pas d’une telle remise en question. « Les policiers disent qu’ils sont les derniers remparts de la République, reprend le journaliste. Pour moi, il n’y a pas pire critique de la République. »

 

   publié le 15 juillet 2023

« Il faut une production publique de certains médicaments essentiels »

Zoé Cottin  sur www.politis.fr

Après cinq mois de travail, une commission d’enquête sénatoriale a remis son rapport sur les pénuries de médicaments en France. Pour sa rapporteuse, la sénatrice communiste Laurence Cohen, la volonté politique pointe aux abonnés absents sur le contrôle de l’approvisionnement des médicaments.

Plus de 3 700 ruptures et risques de ruptures sur des médicaments en France en 2022, contre 700 en 2018. Amoxicilline, doliprane, pilule abortive ou encore curare, les pénuries ou tensions sur les stocks de médicaments s’enchaînent. Après des mois d’auditions, du ministre de la Santé aux patrons d’entreprises pharmaceutiques, une commission d’enquête sénatoriale dresse, dans un rapport, un bilan alarmant sur la politique du médicament menée en France. Pour la rapporteuse communiste, Laurence Cohen, la réforme de cette dernière doit obligatoirement passer par des relocalisations.

Ce qui frappe dans les conclusions de ce rapport, c’est d’abord à quel point les tensions sur l’approvisionnement des médicaments en France résultent de la recherche de profit des laboratoires ?

Laurence Cohen : En effet, depuis une trentaine d’années, les laboratoires ont délocalisé les entreprises et ont choisi des pays avec des exigences environnementales et sociales moins importantes. Il y a maintenant 80 % des principes actifs qui se retrouvent en Inde ou en Chine, ce qui nous rend très dépendants. De plus, ils focalisent leur fabrication sur un minimum d’usines, ce qui veut dire qu’à la moindre tension sur la chaîne, il n’y a rien pour assurer la continuité de la production et que cela peut entraîner des pénuries.

70 % des pénuries concernent des médicaments dits anciens donc peu chers, moins rentables pour les entreprises.

Ces pénuries sont aussi accrues du fait de la suppression de vieux médicaments, là encore dans une logique de bénéfices.

Laurence Cohen : Au cours de notre enquête, on s’est effectivement aperçu que 70 % des pénuries concernent des médicaments dits anciens donc peu chers, soit moins rentables pour les entreprises, là où les médicaments innovants ne vivent pas les mêmes situations de rupture ou de pénurie. Cela veut dire qu’il y a une polarisation ou une préférence des médicaments innovants, aussi plus profitables aux industriels. On nous a d’ailleurs affirmé, lors des auditions, que les entreprises pharmaceutiques françaises envisageaient d’abandonner la production de près de 700 préparations pharmaceutiques, dont des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur. C’est une politique du médicament pleinement inscrite dans une logique de marché et même si on parle d’entreprises pharmaceutiques privées et qu’il est normal qu’elles tirent des bénéfices, ça nous questionne quand même sur ce qu’est le médicament. Est-ce une marchandise ou un bien commun de l’humanité ? Pour moi la réponse est évidente, c’est un bien commun de l’humanité à sécuriser.

Sur le même sujet : Pénurie de pilules abortives : menace sur l’IVG

Car la logique de marché prend le pas sur le bien-être des patients ?

Laurence Cohen : Il est difficile de dire le contraire. On arrive à des prix de médicaments innovants qui sont pharaoniques. Et puis à partir du moment où on a des ruptures de médicaments, certains patients ne vont pas pouvoir trouver leur traitement, ce qui va nécessairement influencer leurs conditions de soins. C’est la santé des malades qui est menacée et la responsabilité des industriels pharmaceutiques n’y est pas pour rien.

Et pour la limiter, les moyens d’action des pouvoirs publics sont inopérants

Laurence Cohen : Tout à fait. Depuis 2010, il y a eu des mesures mises en place pour contrôler l’approvisionnement mais elles sont inefficaces. La première chose à faire c’est de pouvoir anticiper ce qui passe par des contrôles renforcés. Or, ces derniers sont pour l’instant insuffisants et les pénalités ne sont pas suffisamment nombreuses et dissuasives. L’agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) fait un travail formidable mais avec des moyens qui ne sont, selon nous, pas à la hauteur de l’enjeu. Quand elle demande aux entreprises leurs plans de gestion des pénuries, qui se présentent sous la forme de questionnaires, il ne faut pas s’arrêter au simple fait d’obtenir le plan mais bien se concentrer sur la qualité des réponses apportées par les industriels. Il faut véritablement se demander : quel produit risquera d’être en tension ?

Que faut-il faire pour mettre en œuvre une réelle politique du médicament en France ?

Laurence Cohen : Ce qu’il faut en priorité, c’est remettre en cause le modèle économique du médicament et faire en sorte qu’il y ait une maîtrise de la part des pouvoirs publics de cette politique du médicament, en se dotant d’outils pour retrouver une souveraineté sanitaire en France. Il faut d’abord relocaliser. Le gouvernement en parle mais il faut que les annonces soient suivies d’effets. Dans notre rapport, on met en évidence qu’il y a 106 projets financés par le plan de relance 2030 et que sur ces 106 projets, il y en a dix-huit qui concernent une réelle relocalisation et seulement cinq qui concernent un médicament stratégique. On n’est pas sur une grande ambition.

Il faut qu’un secrétariat général du médicament soit créé.

Il faut donc relocaliser, en coordination avec l’Europe. Puis, il faut que les laboratoires s’engagent à produire et à faire en sorte que leur production soit réservée au marché français et que leurs prix soient fixés en fonction du service médical qu’ils rendent et de leur capacité à respecter des normes environnementales et sociales. L’industrie pharmaceutique bénéficie de nombreuses aides publiques et aussi d’incitations fiscales comme le crédit impôt recherche. Or, en allant sur place, à Bercy, on a vu que 710 millions de crédits impôts recherche ont été versés en 2021 pour l’industrie pharmaceutique sans qu’il n’y ait véritablement de contrepartie. Quand on donne à des entreprises des millions d’euros dans le cadre de la recherche, il faut un retour sur investissement, il faut demander des résultats à l’entreprise. On ne peut pas se contenter de donner le crédit impôt recherche et ne pas prendre en compte le résultat.

Quelles autres solutions permettraient de regagner en souveraineté ?

Laurence Cohen : Parmi les 36 recommandations formulées, on préconise de restaurer la capacité de production, la capacité de façonnage de la pharmacie centrale de l’AP-HP connue sous le nom d’AGEPS. Le but c’est de faire en sorte qu’en parallèle des industriels, sur un certain nombre de médicaments dits essentiels, une cinquantaine environ, il puisse y avoir une production publique qui ne nous rende pas dépendants de la production des laboratoires privés. C’est une véritable volonté politique, voilà pourquoi il faut également que quelqu’un pilote l’avion et que l’ensemble des décisions relève du politique et qu’un secrétariat général du médicament soit créé, sous l’égide du Premier ou de la Première ministre. Pour l’instant, le gouvernement a des leviers d’action sur les industries. Et en la matière, il ne se donne pas les moyens d’agir. Il commence à le faire, mais regardez combien il lui a fallu de temps pour dresser une liste de 454 médicaments d’intérêt thérapeutique majeur, qui, en plus, n’a pas été établie de concert avec les sociétés savantes. Il reste beaucoup à faire. C’est une question de volonté politique.

Le rapport de la commission est à retrouver ici.

  publié le 14 juillet 2023

Nicolas Sansu : « La Macronie fait tout
pour que la loi sur les cabinets de conseil soit enterrée »

Marceau Taburet sur www.humanite.fr

Le député PCF du Cher Nicolas Sansu regrette que la majorité tente de repousser l’examen du texte voté à l’unanimité au Sénat sur l’encadrement des recours aux cabinets de conseil.

Député communiste du Cher, Nicolas Sansu a remis un rapport à la suite d’une mission flash menée avec l’élue Renaissance Marie Lebec. L’idée était de voir s’il faut élargir le champ d’application de la proposition de loi (PPL) votée au Sénat en octobre 2022 aux collectivités locales - une manière pour la majorité de noyer le poisson, selon lui. Dans un premier temps, seul l’Etat, écorné dans l’affaire McKinsey, devrait être concerné par l’encadrement des dépenses versées aux cabinets de conseil, défend le communiste.

Pourquoi avoir étudié l’extension de l’encadrement du recours aux cabinets de conseil aux collectivités ?

Nicolas Sansu : La proposition de loi sénatoriale votée en octobre 2022 se concentre sur les recours de l’Etat aux cabinets de conseil. Elle a été déposée sur le bureau de la présidence de l’Assemblée nationale au début du mois de novembre et depuis, la présidente Yaël Braun-Pivet fait en sorte que ça ne vienne jamais. On les a secoués plusieurs fois en leur rappelant que c’est un texte transpartisan qui a été voté à l’unanimité au Sénat. Vouloir l’élargir aux collectivités est un prétexte pour repousser le texte. Ils veulent nous faire perdre huit, dix, douze mois et espérer que ce soit enterré. Bien sûr c’est intéressant de voir quel usage font les collectivités territoriales des cabinets de conseil mais ce n’est pas tout à fait la même chose que pour l’Etat. 

Quelles sont les différences entre Etat et collectivités ?

Nicolas Sansu : Au niveau local, c’est un marché atomisé : il y a de tous petits cabinets comme des beaucoup plus gros. Les prestations sont différentes. De même, les conditions de contrôle existent déjà pour les collectivités : le code de la commande publique et le passage devant le conseil municipal, départemental ou régional sont obligatoires. Les mesures de contrôle sont plus nombreuses. Sans doute peut-on les améliorer, notamment en matière de prévention aux conflits d’intérêt, mais ce n’est pas l’urgence. D’autant que nous n’avons aucune idée de la réalité budgétaire du recours aux cabinets de conseils à l’échelon local. On est incapable de le chiffrer tout simplement parce qu’il n’y a pas de mesure de recollement ou de remontée des données.

Comment s’est passé le travail avec la co-rapporteure Renaissance de la mission flash Marie Lebec ?

Nicolas Sansu : La mission s’est bien passée, même si elle a tout fait pour tenter de repousser la proposition de loi sénatoriale. Ma mission à moi, que j’essaye de faire gagner et que je pense pouvoir faire aboutir, est d’inscrire tout de suite le texte sur les questions de l’Etat à l’Assemblée et de lancer une mission sur les collectivités qui pourra faire l’objet d’une future proposition de loi dans les mois à venir.

Pourquoi vouloir faire deux textes différents ?

Nicolas Sansu : C’est le plus raisonnable. Après le rapport de la Cour des comptes (qui pointait une envolée des dépenses et des irrégularités dans le recours aux cabinets de conseil de la part de l’Etat, NDLR), il faut légiférer vite. On ne peut plus attendre. Le gouvernement s’est déjà fait attrapé une fois par le Parquet national financier (PNF) au sujet de McKinsey. Si cela se reproduit, sans qu’il n’ait agi entretemps, ça peut lui coûter cher.

Pourquoi le gouvernement tente-t-il de repousser l’adoption du texte ?

Nicolas Sansu : Ils ont les mains dans le peau de confiture. Ils rappellent qu’ils ont fait une circulaire, qui a permis de faire baisser les dépenses de 35 %. C’est vrai, il y a eu des choses de faites mais une circulaire n’est pas une loi. Elle peut être retirée du jour au lendemain. En commission des lois, tout le monde demande l’examen de la proposition de loi. La concordance avec le rapport de la Cour des comptes est du pain bénit pour nous. On a une semaine de l’Assemblée du 4 au 10 décembre, allons-y. Et sur les collectivités, regardons de plus près les risques de conflits d’intérêt, laissons-nous le temps.

Faut-il encadrer les dépenses en conseils ?

Nicolas Sansu : À partir du moment où il y a cet encadrement, on y aura moins recours. Ça permet de limiter les dépenses. La question est : à quel type de prestations a recours la puissance publique ? Quand il s’agit de prestations informatiques pour se prémunir des cyberattaques, c’est évidemment légitime. Dans les collectivités, les services de l’Etat n’ont pas forcément les compétences techniques, certaines entreprises le font bien mieux. En revanche, quand c’est de la stratégie pure, et que les cabinets donnent le la, ce n’est pas possible.


 


 

Les cabinets de conseil,
la drogue dure du gouvernement

Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Un rapport de la Cour des comptes montre, exemples édifiants à l’appui, que le recours aux cabinets de conseil est une addiction répandue dans la Macronie pour privatiser l’action publique. Prévisible, car c’est depuis le début l’ADN politique de ce mouvement.

Vous reprendrez bien une petite dose de cabinets de conseil ? Un dernier rapport de la Cour des comptes, publié ce lundi 10 juillet, critique un gouvernement adepte des conseils de McKinsey, Capgemini, Roland Berger, BCG, et autres Eurogroup Consulting pour élaborer et mettre en œuvre les politiques publiques.

Ce nouveau document vient compléter le rapport de la commission d’enquête sénatoriale publié en mars 2022 et déjà salé à l’endroit du gouvernement. Commission d’enquête qui s’était elle-même montée après la divulgation par la presse du rôle prépondérant et ambigu du cabinet McKinsey dans la stratégie vaccinale de l’État contre le Covid en 2020.

S’il est policé sur le ton, le rapport de la Cour des comptes, à force d’exemples, pose un nouveau constat édifiant sur la sollicitation à outrance des cabinets de conseil privés depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Les magistrats de la rue Cambon estimaient pourtant initialement qu’un recours mesuré à des prestations n’appellerait « pas d’objection sur le principe ».

Recours industrialisé

Mais en creusant, ils se sont rendu compte que les pratiques récentes ont « pu conduire à un usage inapproprié des missions de conseil ». Sont plus précisément ciblées par le rapport les « prestations intellectuelles » demandées à ces cabinets – hors domaine informatique.

Prestations qui ont crû dans des proportions folles depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir : elles ont plus que triplé entre 2017 et 2021, à 233,6 millions d’euros, avant de redescendre à 200 millions d’euros en 2022. Année au début de laquelle le gouvernement s’est fait taper sur les doigts après la publication du rapport sénatorial, ce qui l’a incité à calmer le jeu.

Pour industrialiser ce recours aux prestataires privés, la Macronie s’est en fait appuyée sur deux outils fondamentaux : d’une part la direction interministérielle de la transformation publique (DITP), façonnée par un décret du 20 novembre 2017, et chargée d’attribuer la plupart des marchés aux cabinets de conseil pour le compte des ministères.

Et d’autre part l’utilisation régulière de « bons de commande », qui trivialement sont des contrats renouvelables à l’œil entre la puissance publique et les cabinets de conseil, et pour lesquels les contrôles de qualité et les exigences de mises en concurrence sont minimes.  

Ceux-ci ont permis que, trop souvent, selon la Cour des comptes, « des prestataires extérieurs soient appelés à remplir des fonctions relevant du “cœur de métier” de l’administration, y compris des tâches d’exécution à caractère permanent, ou à intervenir dans le processus de décision ou au titre de missions régaliennes, ou encore quand leur association répétée induit des phénomènes d’abonnement, de dépendance, de perte de compétences, voire de démotivation des agents publics ».

Accompagner les réformes structurelles 

Les exemples sont multiples. Mais parlons d’abord du rôle joué par les cabinets de conseil dans la mise en œuvre des réformes structurelles du gouvernement. Le pilier de sa politique néolibérale. 

La Cour des comptes cite trois exemples notables : d’abord, Capgemini a été mandaté pour auditer le dispositif des aides exceptionnelles à l’apprentissage mis en place au moment de la crise sanitaire. En 2021 et 2022, ce cabinet s’est vu confier, à la suite de cela, une autre prestation spécifique de « transfert de l’animation de la gouvernance » de ce dispositif.

Or laisser le pilotage d’une telle mesure au secteur privé n’était pas sérieux. Cette aide exceptionnelle s’est en effet avérée être une « fuite en avant » inefficace et très coûteuse – l’État y perdrait 8 milliards d’euros par an – comme l’expliquait ici l’économiste spécialiste du sujet Bruno Coquet. Le pilotage du projet aurait donc dû demeurer de la responsabilité de l’administration, estime la Cour des comptes.  

Autre exemple concernant cette fois-ci l’assurance-chômage : plutôt que de solliciter l’administration, le gouvernement a demandé à la DITP pour le compte du ministère du travail de missionner McKinsey afin « d’analyser les modalités requises pour la mise en œuvre d’un processus en juillet 2019 de gestion d’un bonus-malus sur les cotisations patronales d’assurance-chômage ». Ce dispositif est censé sanctionner les employeurs qui abusent des contrats courts.  

Mais le travail a été bâclé : « le “livrable” relatif à l’étude confiée en 2019 à McKinsey pour la réalisation d’une étude sur le bonus/malus en matière de cotisations d’assurance-chômage a été remis dix jours seulement après l’émission du bon de commande », déplore la Cour des comptes.

Comment Mc Kinsey a-t-il pu travailler aussi rapidement ? « L’administration explique que le prestataire a pu s’appuyer sur les travaux réalisés par elle avant son intervention, ce qui lui a permis de rendre ses conclusions en quelques jours », précise la cour… On est ici loin d’une l’utilisation la plus efficiente des deniers publics ! Et le pire, c’est que le bonus-malus est la partie de la réforme de l’assurance-chômage qui a mis le plus de temps à être mise en œuvre, comme nous l’expliquions ici.

Dernier exemple sidérant en matière de réforme structurelle : celui du changement du mode de calcul des aides personnalisées au logement (APL). Afin de préparer cette réforme lancée en 2018, le ministère de l’écologie a fait appel à McKinsey pour sécuriser le déploiement d’un dispositif qui concernait initialement la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf).  En d’autres termes, il a été demandé à McKinsey d’expliquer à la Cnaf comment calculer les APL… qu’elle est habituellement chargée de calculer.  On est ici clairement dans un cas de « contournement de l’administration », déplore la Cour des comptes.

Pis, McKinsey n’avait visiblement pas si bien préparé que cela la réforme, puisque celle-ci a mis quatre ans à être mise en œuvre. Peu lui importait, du reste, car un droit de suite a été invoqué pour passer six nouvelles commandes à McKinsey, entre 2018 et 2020, pour le suivi de la mise en œuvre de la réforme des APL. Plus cela durait, plus cela lui rapportait ! 

Ainsi, résume la Cour des comptes, « dans plusieurs des situations examinées, la commande d’une prestation privée a eu pour objet d’obtenir la validation et la justification externe de mesures envisagées ou d’évolutions attendues par les décideurs politiques. Cela vaut aussi bien pour la conduite de politiques publiques que pour la mise en œuvre de projets de transformation des administrations ». 

Missions inutiles

Mais ce n’est pas fini. La Macronie a aussi donné aux cabinets de conseil des missions déjà remplies par l’administration… Premier cas : « Dans la perspective de la création de l’Office français de la biodiversité (OFB), le ministère chargé de l’écologie a par exemple confié en 2019 » à une filiale de McKinsey, une mission de conseil afin de « finaliser la synthèse des priorités de politiques publiques ».

Ce, alors même qu’il disposait d’un récent (2018) et très complet rapport de l’inspection générale des finances et du Conseil général de l’environnement et du développement durable sur « l’avenir des acteurs de l’eau et de la biodiversité » et qu’il s’agissait de délimiter le périmètre d’intervention des différents acteurs.

Plus drôle, le service d’information du gouvernement (SIG) – pas le dernier pour démarcher les cabinets de conseil privés – a commandé en 2020 une mission externe à Eurogroup Consulting pour auditer « la communication gouvernementale » ! Preuve, s’il en fallait une de plus, que le gouvernement ne peut vraiment pas se passer des cabinets de conseil pour se donner confiance.

Surtout qu’un rapport portant sur ce même thème avait déjà été remis au premier ministre en janvier 2018, par trois… inspections générales interministérielles. Sans surprise, le rapport remis par le consultant privé – pour un coût de 123 946 euros, tout de même – comportait des développements très proches de ceux de la mission d’inspection, et avait, de fait, « une très faible valeur ajoutée », cingle la Cour des comptes.

Toujours plus incroyable, les magistrats de la rue Cambon ont découvert que le Service d’information du gouvernement avait aussi fait appel à BCG en 2020 « pour l’accompagner dans la préparation de son dossier de demande de financement » auprès du Fonds de transformation de l’action publique (FTAP). On est ici dans une « externalisation quasi complète de la préparation » d’une demande de financement « interne à l’administration » ! Ce qui est « d’autant plus anormale que la DITP est en capacité d’apporter son soutien technique aux administrations requérantes ». De l’assistanat de l’État par le secteur privé, en somme. 

Enfin, dernier exemple qui montre que les cabinets de conseil remplissent des tâches qui pourraient ou devraient l’être par les agents publics une commande passée le ministère de l’éducation nationale à EY et BCG pour réfléchir à la réorganisation de la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO). Or, ces réflexions, selon la Cour des comptes, « auraient plus naturellement vocation à être remplies au moyen de compétences internes, par exemple l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR) ».

En fait, résume le rapport, « dans un certain nombre de cas, le recours à un cabinet externe a été motivé par le fait que, à compétences techniques au moins égales, son expertise a été considérée comme ayant plus de poids ou comme étant plus légitime que celle de l’administration ou des établissements publics compétents ». En d’autres termes, on constate ici un incroyable manque de confiance de la Macronie envers la haute fonction publique et plus globalement envers l’administration.

Une loi ? Pas sûr que la Macronie accepte 

Heureux de voir la Cour des comptes leur emboîter le pas, les sénateurs et sénatrices qui ont élaboré le rapport de la Commission d’enquête ont appelé le gouvernement à prendre en considération leur proposition de loi régulant les recours aux cabinets de conseil : « Une loi est plus que jamais nécessaire pour mieux encadrer l’intervention des cabinets de conseil dans l’administration et renforcer les obligations déontologiques des consultants, au nom de l’intérêt général : le gouvernement doit passer des promesses aux actes », ont-ils lancé. 

Certes, dans une circulaire du 19 janvier 2022, le premier ministre de l’époque Jean Castex avait bien défini une « nouvelle politique de recours aux prestations intellectuelles », qui devait introduire un meilleur encadrement des pratiques. Mais celui-ci est minime selon les sénateurs et la Cour des comptes. Cette dernière estime que les modalités de mise en œuvre de la circulaire sont floues et « doivent encore être précisées et complétées et leur application vérifiée ».

Du reste, il y a peu de chance que l’exécutif retourne sa veste sur le sujet des cabinets de conseil. Cela ferait en tout cas figure de changement de logiciel intellectuel radical, car il faut rappeler qu’en Macronie, l’utilisation des cabinets de conseil pour la « modernisation » et la « transformation » de l’action publique est inscrite dans son ADN idéologique.

Dans un ouvrage quasi programmatique publié debut 2017 et titré « l’État en mode start-up » qu’il a préfacé, Emmanuel Macron ne disait pas autre chose : pour être « efficace », assurait-il « l’État doit sans cesse recourir aux outils dont il dispose : la consultation, l’expérimentation et l’évaluation. C’est cette méthode qui nous permettra de répondre à l’unique question qui vaille : chaque euro dépensé l’est-il de la manière la plus efficace et la plus juste qui soit ? »

Dans cet ouvrage, écrit sous la direction de Thomas Cazenave, qui prendra quelques mois plus tard, la tête de la DITP, de nombreux personnages clés du recours systématiques aux cabinets de conseil lors du premier quinquennat ont apposé leur signature.

Citons juste le responsable de chez McKinsey des missions pour le secteur public Karim Tadjeddine – qui avait fait campagne pour Emmanuel Macron en 2017. Un personnage central du scandale McKinsey qui avait vu l’État entrer dans une situation de dépendance vis-à-vis du cabinet américain pour l’élaboration et la mise en place de sa stratégie vaccinale en 2020.

Une situation de dépendance qui lui avait coûté énormément : le coût moyen journalier par consultant (près de 2 800 euros) dépassait très largement celui d’un agent du public. Un scandale qui n’a visiblement que très peu fait bouger les lignes jusqu’ici…

  publié le 14 juillet 2023

Nahel : après les révoltes
quelles réponses politiques ?

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

Quelles réponses politiques apporter aux révoltes qui ont fait suite à la mort de Nahel ? Gouvernement, droite, gauche, tout le monde a son avis. Du côté du mouvement social, on tente aussi d’apporter un soutien et des réponses aux quartiers populaires. Mais les points de rencontre et les surfaces de contact font encore défaut.

 La séquence peut-elle se clore ainsi ? Après la mort du jeune Nahel, 17 ans, tué le 27 juin par un policier à Nanterre. Après 7 nuits de révoltes* consécutives dans plus de 553 communes françaises, les réponses politiques à apporter divergent.

Côté pouvoir, on plaque rapidement sur le réel les solutions qui arrangent. « D’évidence, nous avons un problème d’autorité qui commence par la famille » a déclaré Emmanuel Macron lors d’un déplacement le 6 juillet à Pau. Le président ne devrait toutefois pas annoncer de nouvelles mesures avant la rentrée de septembre. Contrairement à ce qui était attendu, il ne s’exprimera pas ce 14 juillet, journée de fête nationale connue pour être propice aux affrontements urbains. Alors que 130 000 policiers et gendarmes seront mobilisés ce jour-là et que les bus et les tramways s’arrêteront à 22h dans plusieurs grandes agglomérations, l’heure de se fendre d’un discours rassurant n’est pas venue.

La droite, extrême ou même pas, n’a quant à elle pas attendu longtemps pour cibler l’immigration comme la première cause des révoltes. Les pires sorties racistes ont été de mise dont celle, particulièrement outrancière, du patron des Républicains au Sénat, Bruno Retailleau. Des tentatives de constitution de milice ont également eu lieu dans plusieurs villes. À Gauche, La France Insoumise propose une réforme de la police et un plan d’investissement dans les banlieues.

 Racisme systémique dans la police

Côté mouvement social, on a aussi des idées. Lors d’une réunion réunissant le patronat, les syndicats et le gouvernement ce mercredi 12 juillet, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a demandé l’organisation d’un « grand débat citoyen sur le lien police/population », ainsi qu’« une vraie politique en direction de la jeunesse et des quartiers populaires, le renforcement des services publics, la lutte contre les inégalités sociales et la revalorisation du travail ».

Cette volonté dépasse la seule CGT. Dès la mort de Nahel, des organisations syndicales, politiques ou associatives classées à gauche ont souhaité souligner leur compréhension des problématiques qui ont donné lieu à ces révoltes. Sophie Binet a même pointé sur France 2 « un racisme systémique qu’il y a dans la société française et notamment dans la police », s’appuyant sur les propos du défenseur des droits. Une déclaration loin de faire l’unanimité au sein de l’intersyndicale qui s’est battue contre la réforme des retraites, Frédéric Souillot, secrétaire général de Force Ouvrière s’en est d’ailleurs dissocié rapidement.

Le point d’orgue de cette solidarité entre mouvement social et quartiers populaires demeure sans doute l’appel « Notre pays est en deuil et en colère », signée par 122 organisations dont les principaux partis politiques de gauche (PCF et PS exclus), la CGT, Solidaires, la FSU, Attac ainsi que de nombreuses associations et collectifs qui militent dans les quartiers populaires. Il a donné lieu à 42 manifestations (selon notre recensement) le 8 juillet partout en France et appelle à une nouvelle manifestation contre les violences policières ce samedi 15 juillet à 14h place de la République. Depuis, cette manifestation a elle aussi été interdite par Gérald Darmanin.

Un tournant

« C’est un tournant de voir des syndicats comme la CGT et Solidaires, ATTAC et des organisations politiques comme la France Insoumise ou même EELV participer à cette marche du 8 juillet. On peut se féliciter nous les militants de quartiers populaires et antiracistes qui ont fait un travail acharné pour que les forces de gauche prennent en considération la question du racisme systémique et des violences policières dans les quartiers », soutient Youcef Brakni, membre historique du collectif Justice et Vérité pour Adama, dans une interview donnée à Révolution Permanente.

Julien Talpin, sociologue spécialiste des quartiers populaires précise : « C’est vrai que depuis 2005, il y a eu un aggiornamento (ndlr : un mise à jour) de certains partis de gauche sur la question des quartiers populaires. Pour La France Insoumise, ce virage s’est opéré en 2019, avec la participation à la marche contre l’islamophobie. Mais aussi en 2020, lors des manifestations qui ont eu lieu à la mort de Georges Floyd ».

Interrogé dans un précédent article, Théo Roumier, enseignant et auteur de réflexions sur la question de l’antiracisme et du syndicalisme pour les cahiers de Solidaires, estime que le tournant date de 2015 pour ce qui est de son syndicat. « [C’était] l’époque de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité.(…). A ce moment-là, les mouvements contre les violences policières, contre l’islamophobie, ou ceux dits de “l’antiracisme politique“, ont poussé le syndicalisme à se poser des questions », racontait le syndicaliste.

 A la différence des partis politiques de gauche qui disposent d’élus, le mouvement social doit mobiliser massivement pour que ses propositions puissent être portées. Surtout, il ne peut pas se passer de la présence des premières et premiers concerné·es. Or le faible taux de participation des habitants des quartiers populaires aux manifestations du 8 juillet rappelle que ces derniers sont encore loin de se reconnaître dans les organisations signataires de l’appel « Notre pays est en deuil et en colère ».

Des manifs peu fournies

En effet, les manifestations du 8 juillet ont été relativement peu fournies. Quelques milliers de personnes place de la République à Paris, où la manifestation qui remplaçait celle interdite à Beaumont-sur-Oise a également été interdite, puis fortement réprimée. Entre 450 personnes et 1200 à Lyon, alors que la manifestation prenait sa source à Vénissieux, ville de banlieue qui compte de gros quartiers populaires. Quelques centaines, voire dizaines, dans des villes plus petites. Bien souvent la présence d’habitants des quartiers populaires était marginale. « C’est difficile d’expliquer pourquoi il y a eu peu de monde dans les manifestations du 8 juillet. Il y en a eu moins qu’en 2020 lors des manifs George Floyd. Ce qui est sûr c’est que la gauche est dans une incapacité de structurer la colère des quartiers populaires », explique Julien Talpin.

 Mais les manifestations du 8 juillet ne sont pas les seules à avoir eu lieue depuis la mort. D’autres se sont tenues, dont la plus massive : la marche blanche organisée à Nanterre en mémoire du jeune homme le 29 juillet (6200 personnes selon la préfecture). Parfois, elles ont eu lieu directement dans les quartiers populaires, comme au Mirail à Toulouse, mais aussi en centre-ville comme à Lyon, sur la place de l’Hôtel de ville, où à Marseille devant la préfecture. Souvent, elles ont abouti à des confrontations avec la police. De plus, il est probable que certaines de ces manifestations soient passées sous les radars de la presse (Rapports de force compris) faute de relais organisationnels et faute d’une assez bonne connaissance de ces quartiers par les journalistes. « Surtout il ne faut pas oublier que les réactions émeutières sont aussi des modes d’action », souligne Julien Talpin.

Autonomie des quartiers populaires ?

La difficile jonction entre le mouvement social et les quartiers populaires s’explique aussi par la faiblesse des organisations de ces quartiers. Cette dernière est étudiée de longue date par Julien Talpin :

« Les adolescents des quartiers populaires sont très éloignés des organisations qui militent pour eux. D’ailleurs, leurs militants reconnaissent eux-mêmes qu’ils ont été dépassés par les conséquences de la mort de Nahel. Certaines associations, lorsqu’elles ont un caractère hybride, à mi-chemin entre le politique et l’associatif, peuvent avoir une base sociale auprès de la jeunesse, en développant de l’aide aux devoirs ou d’autres activités, par exemple. Mais pour ce qui est des organisations plus strictement militantes, elles ont un ancrage plus limité.

Il y a des facteurs externes qui expliquent cela. En premier lieu : la répression. Le comité Adama en a encore donné un exemple ce 8 juillet avec la mise en garde à vue de Youssouf Traoré et les deux interdictions qui ont visé sa manifestation. Il y a aussi les logiques clientélistes mises en place par les pouvoirs locaux, le manque de locaux et de financements pour s’organiser ou encore la disqualification des militants, notamment en les assimilant tout de suite à des islamistes…tout autant de facteur qui démobilise les quartiers populaires.

Ensuite il y a aussi des facteurs internes. Les modes d’action que proposent ces associations ne collent pas forcément aux attentes des jeunes. Elles pensent que lutter contre le racisme c’est d’abord mener une bataille culturelle et cela passe souvent par des modes d’action intellectualisants : conférences, expositions, débats qui correspondent pas aux formes d’activismes souhaité par ces jeunes. Il y a aussi de la division. Des désaccords stratégiques sur la question du rapport à la gauche, au rapport à l’Etat et à ses financements… Enfin, les guerres d’égo sont souvent mises en avant par les militants que j’interroge. Comme dans toutes les organisations politiques, sans doute, mais dans les quartiers populaires c’est amplifié parce que les ressources disponibles sont maigres et que la précarité peu pousser à des conflits pour s’accaparer certaines d’entre elles. »

voie électorale a aussi été envisagée. Sans grand résultat pour l’heure. Le collectif On s’en mêle, constitué de militants des quartiers populaires, a appelé à soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon en 2022. Mais il s’est finalement avoué déçu de s’être retrouvé insuffisamment représenté lors des candidatures aux législatives, au profit d’autres candidats de la NUPES. « Après les accords nationaux de la NUPES, on sent bien que la représentativité n’y est pas », estime Abdelkader Lahmar, candidat NUPES dans la 7e circonscription du Rhône.

La lutte contre la répression

Quel sera l’avenir du cadre unitaire liant la gauche sociale et politique aux associations de militants des quartiers populaires ? « Il est probable que l’aggiornamento de la gauche sur la question des quartiers populaires rende plus facile la construction de leur autonomie politique », suggère Julien Talpin. Si personne n’a de boule de cristal, Youcef Brakni, lui, a une boussole.

« Je crois que ce qui se joue pour nous maintenant c’est la question de la répression, car l’État va mettre en place une répression inouïe, ils vont aller chercher des jeunes chez eux, faire des perquisitions… L’État va mettre des moyens considérables pour continuer la répression. Il faut donc que ces forces de gauche se mobilisent contre toutes les lois liberticides qui vont arriver. Car avec ces révoltes ces lois vont passer un cap, on parle déjà d’une attaque répressive sur les réseaux sociaux. L’enjeu aujourd’hui, c’est donc la constitution d’un front large contre la répression en cours et contre celle qui va se poursuivre, contre les militants antiracistes notamment. »

De fait, depuis le 27 juillet, 3915 arrestations (dont 1244 mineurs) ont eu lieu en marge des scènes de révolte et 374 comparutions immédiates. Comme nous le rapportions lors d’un reportage au tribunal, les peines prononcées à l’égard des personnes arrêtées sont souvent lourdes. Et la répression ne s’est pas abattue qu’au tribunal mais aussi sur les corps, parfois de manière mortelle. Ainsi, Mohammed, 27 ans, livreur Uber Eats à Marseille est décédé dans la nuit du 1 au 2 juillet en marge de scènes de casse à Marseille « à la suite d’un choc violent au niveau du thorax causé par le tir d’un projectile de “type flash-ball” », a indiqué le parquet de Marseille.

 Note : 

* La presse a pris l’habitude de qualifier « d’émeute » les situations de confrontation avec la police, ou de casse, lorsqu’elles sont menées massivement par des personnes issues des quartiers populaires. Nous lui préférons celui de « révolte » , qui n’oublie pas que ces violences ont des causes politiques.

  publié le 13 juillet 2023

Au Blanc-Mesnil, le châtiment collectif érigé en politique de la ville

Faïza Zerouala sur www.mediapart.fr

La municipalité de Seine-Saint-Denis a décidé de priver ses habitants de la plage urbaine qui devait ouvrir ses portes le 15 juillet. Objectif : sanctionner les enfants et les familles des quartiers défavorisés après les dégradations commises en réaction à la mort de Nahel.

Cet été, les habitant·es du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) seront privé·es de sortie. Comme on punirait un enfant intenable ou un adolescent turbulent. Le maire de la commune, Jean-Philippe Ranquet (sans étiquette), a annoncé, mercredi 12 juillet, l’annulation de la distraction estivale locale, Beach Mesnil, une plage urbaine avec une multitude d’activités aquatiques et sportives. 

La sentence s’affiche en lettres capitales sur les murs du Blanc-Mesnil. Les panneaux annonçant la manifestation se retrouvent barrés d’un grand bandeau jaune : « Annulé ». 

Le site internet municipal est au diapason : une fenêtre s’ouvre pour prévenir de l’annulation des animations censées se tenir de la mi-juillet au 6 août, comme chaque été depuis 2014. Et ce, « au regard de l’ampleur des dégâts causés lors des émeutes [...] Les équipements municipaux seront réparés avec les économies réalisées. » Le bal et le feu d’artifice du 13 sont également sacrifiés sur l’autel des réparations. 

Le courroux municipal s’abat ainsi sans distinction sur toute une ville, au motif que certain·es se sont révolté·es après la mort de Nahel, abattu par un policier le 27 juin à Nanterre (Hauts-de-Seine), et ont dégradé des bâtiments publics. 

Invité sur RMC, le 13 juillet, Thierry Meignen, président de droite de la majorité municipale et ancien maire, a de surcroît affirmé que les personnes s’étant livrées à des dégradations seraient identifiées par les caméras de vidéosurveillance. « Les gamins qui étaient dans les émeutes sont nos gamins. Un moment donné, c’est stop ! »

Le sénateur prétend taper du poing sur la table pour « livrer un message clair » et prouver qu’une politique sociale se mérite… Le même, quand il était aux manettes de la ville, s’était illustré par des coupes dans les subventions aux associations, dont le Secours populaire.

En 2016, la chambre régionale des comptes avait aussi pointé la générosité de la municipalité, qui rémunérait un collaborateur du maire plus de de 10 000 euros par mois et dépensait 140 000 euros par an dans des abonnements au Parc des Princes.

Ces élus dégainent une arme de plus en plus mobilisée, la punition collective, et s’inscrivent dans les pas du président LR d’Estérel-Côte d’Azur Agglomération et du maire Rassemblement national de Fréjus (Var) qui avaient suspendu les subventions à plusieurs associations du quartier populaire de la Gabelle, après des heurts liés à la victoire du Maroc contre l’Espagne, lors de la Coupe du monde au Qatar cet automne. 

Ils arrivent après des élus qui ont déjà décidé, lors des récentes révoltes, de priver les habitant·es des quartiers populaires de transports en commun le soir, en suspendant la circulation des bus et des tramways plusieurs jours durant. Faisant ainsi fi des complications engendrées pour les usagers, contraints de marcher ou de s’organiser. 

Une violence sociale et de l’affichage politique

Sans honte, ni modération, le même Thierry Meignen s’est permis, le 3 juillet, lors d’un discours, de qualifier de « petits connards » les jeunes ayant pris part aux révoltes. Plus tard, les mêmes sont devenus « une poignée de racailles ».

Mais le châtiment ne s’arrête pas à l’annulation de Beach Mesnil. Le sénateur a également promis lors de cette prise de parole, rapporte Le Parisien, que les auteurs de dégradations, des « gamins sans cervelle », et leurs familles « seront exclus de toutes les organisations faites pour les enfants au moment des vacances d’été au Blanc-Mesnil : centre de loisirs, départs en vacances en voyage avec la Ville… ». Sans préciser s’il s’agirait, dans son esprit, des mineurs déjà condamnés, présentés devant un juge, placés en garde à vue ou simplement interpellés… Ni comment il se procurerait la liste.

Ainsi, les familles qui vivent au Blanc-Mesnil ne vont pas seulement supporter le poids des dégâts matériels. Cette décision du maire, qui déchire un peu plus le tissu social, n’apporte aucune réponse aux problèmes profonds ayant conduit aux révoltes. Dans une ville avec un taux de pauvreté de 32 %, la possibilité de s’aérer, de pratiquer des activités gratuites reste un apport inestimable.  

Beach Mesnil, c’était, pour les plus pauvres, la promesse de se baigner, sans avoir besoin d’aller loin, « dans un décor de carte postale et les pieds dans l’eau », selon la ville, « sur une véritable plage de 600 tonnes de sable chaud agrémentée de palmiers, de transats et d’un vaste bassin ». Soit une échappatoire à un quotidien rêche, surtout en temps d’inflation, alors que les vacances demeurent un luxe pour les 40 % de Français·es qui ne pourront pas partir cet été, faute de moyens. 

Personne n’aura la naïveté de croire que ces ersatz de plages parviennent à corriger des inégalités enkystées. Mais elles ont au moins le mérite de permettre à des enfants de voir autre chose, d’alimenter leur rédaction de rentrée sur les vacances avec des anecdotes plus charpentées que s’ils étaient restés devant des écrans ou au pied de leurs immeubles.

Chaque jour, les étés précédents, quelque 2 500 personnes se rendaient dans le parc municipal pour profiter de la plage urbaine.

Au-delà de sa violence sociale manifeste, cette décision s’avère surtout de l’affichage politique. D’autant que les 130 000 euros économisés sur cette opération ne peuvent suffire à compenser les 800 000 euros de dégâts estimés, toujours selon Le Parisien.

Ces velléités punitives et l’infantilisation des habitant·es des quartiers populaires ne sont d’ailleurs pas cantonnées au Blanc-Mesnil. À Saint-Gratien (Val-d’Oise), le maire Julien Bachard (Les Républicains) a opté pour l’invitation ferme à la délation : début juillet, il a adressé une missive aux seuls habitants des Raguenets, un quartier relevant de la politique de la ville particulièrement touché par les dégradations ayant suivi la mort de Nahel, pour enjoindre à ces administrés de « communiquer les informations qu’ils possèdent » sur les faits et leurs auteurs.

En menaçant : « Tant que nous ne posséderons pas les noms, aucuns travaux de reconstruction ne seront engagés. Le seuil de tolérance est largement dépassé. » Pour lui, « maintenant, la neutralité est considérée comme de la complicité », a-t-il ajouté. Une double peine qui frappe sans discernement des habitant·es déjà privés du peu d’infrastructures dont ils disposaient.

  publié le 13 juillet 2023

14 juillet :
« Notre fête nationale célèbre une émeute »

Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr

Éric Vuillard, auteur de 14 Juillet et de la Guerre des pauvres, en appelle au legs de la Révolution française et des Lumières pour affronter une époque d’accroissement sans précédent des inégalités et de concentration du pouvoir et des richesses.


 

Le 14 Juillet n’est plus qu’un défilé militaire. Comment la commémoration de cet événement fondateur a-t-elle fini par le vider de toute substance politique, par gommer son caractère révolutionnaire ?

Éric Vuillard : Notre fête nationale célèbre une émeute. C’est un événement que les élites, tout au long du XIXe siècle, n’ont pas réussi à effacer, et qu’il est en quelque façon impossible de commémorer.

Le 14 Juillet qui se prépare est une fiction. Le ministère des Armées annonce que le slogan du défilé militaire de cette année est « Nos forces morales », vaste programme ! En réponse aux ­récentes émeutes, madame Borne promet « des moyens massifs pour protéger les Français ». On évoque même un décret interdisant les feux d’artifice, les Nîmois auront droit à un spectacle de drones, ce qui laisse rêveur.

Il est tout à fait improbable qu’une seule personne parvienne à entr’apercevoir, serait-ce même une caricature de la Révolution française, à travers une poignée de canons Caesar, un déploiement exceptionnel des forces de l’ordre autour des quartiers populaires, et un discours du chef de l’État.

Tout cela fait partie d’une représentation illusoire, postiche. Nous aurons donc un 14 Juillet officiellement contre le peuple, contre les banlieues. Un 14 Juillet pour vendre quelques rafales supplémentaires à l’Inde, nos fameuses « forces morales ».

Dans votre récit  14 Juillet, vous parlez des événements qui ont conduit à la prise de la Bastille comme d’une « émeute » dans laquelle vous vous fondez pour raconter « le grand nombre anonyme qui fut victorieux ce jour-là ». Sous votre plume, ce terme d’émeute n’a rien de dépréciatif. Qu’est-ce qui distingue l’émeute de la révolte, du soulèvement, de l’insurrection ?

Éric Vuillard : Le passage célèbre des Misérables où Hugo, dans un grand moment de prose exaltée, passe en revue ces termes, est sans doute ce qu’on a fait de mieux. Au-delà de toutes distinctions, son lyrisme établit un continuum, il définit l’émeute, réputée aveugle, ignorante de ses causes et de ses désirs, comme le premier pas vers un mouvement révolutionnaire, il se refuse à la disqualifier.

Il en fait une vérité abrupte, raboteuse, mais impérissable, qui revient sans cesse, contre un impôt scélérat, ou une énième violence de l’État. Elle est la réfutation spontanée, récurrente de ce qui opprime, une menace à l’ordre établi.

Ainsi, ne peut-on pas voir dans le soulèvement de ceux qu’offusque la mort d’un jeune homme, un chapitre déchirant de cette sourde douleur qui traverse la vie sociale ?

Et ne peut-on pas voir dans le fait que la plupart des personnes arrêtées étaient « sans antécédents judiciaires », non seulement un démenti flagrant de ceux qui attisent le mépris social, mais le signe d’une colère qu’il n’est pas indigne de partager ?

Votre livre s’ouvre sur le saccage de la folie Titon, une riche maison de plaisance : « La révolution commença ainsi : on pilla la belle demeure, on brisa les vitres (…). Tout fut cassé, détruit », écrivez-vous. Comment lisez-vous les pillages qui ont accompagné l’explosion de colère dans les banlieues, après la mort du jeune Nahel abattu par un policier à Nanterre ?

Éric Vuillard : À Tours, où je vis, deux personnes ont été interpellées et placées en garde à vue pour le pillage d’un Lidl. Ce sont des personnes de plus de 60 ans. On a retrouvé chez eux du dentifrice, de la mousse à raser, du gel douche, des boîtes de corned-beef, deux grille-pain et une machine à glaçons.

Ils ont déclaré que c’était pour leur famille, ils n’étaient jusque-là « pas connus de la justice ». Dans une période de chômage de masse, d’inflation aiguë sur les produits de première nécessité, dans un monde sans perspective d’émancipation, un Lidl, du corned-beef, du dentifrice, un grille-pain, de la part de retraités sans casier judiciaire, cela s’appelle les émeutes de la faim.

Le portrait que vous brossez de la France de 1789 entre en résonance avec notre présent d’inégalités : « Beaucoup de Parisiens ont à peine de quoi acheter du pain. Un journalier gagne six sous par jour, un pain de quatre livres en vaut quinze. Mais le pays, lui, n’est pas pauvre. Il s’est même enrichi. Le profit colonial, industriel, minier a permis à toute une bourgeoisie de prospérer. Et puis les riches paient peu d’impôts ; l’État est presque ruiné, mais les rentiers ne sont pas à plaindre. Ce sont les salariés qui triment pour rien (…). » Où se situe le point de rupture ?

Éric Vuillard : Nous vivons une époque sans précédent d’accroissement des inégalités, de concentration du pouvoir entre quelques mains, et la domination d’un petit groupe de privilégiés est sur le point de devenir mondiale. Nous assistons à une régression idéologique d’avant les Lumières. C’est pourquoi, dans le contexte où nous sommes, la pensée des Lumières redevient une ligne de défense. Contre les tenants hypocrites de Machiavel, il faut s’en tenir à Montesquieu et à Rousseau.

Le discours critique à l’égard des Lumières, qui était jadis émancipateur et souhaitait aller au-delà des exigences trop formelles des philosophes, doit aujourd’hui se raviser ; il faut défendre ces exigences formelles, puisqu’elles sont à présent menacées.

Puisque le contrôle continu et le grand oral ont remplacé la procédure anonyme du bac, ce n’est plus l’hypocrisie relative de la procédure anonyme qui doit être dénoncée avec Bourdieu, il faut lutter pour le retour de l’anonymat, qui fut la meilleure parade contre le règne sans partage des fils de famille.

Et puisque l’on peut condamner en comparution immédiate trois cent quatre-vingts personnes en à peine quelques jours et qu’il faudra des années pour juger le policier qui a tué Nahel, on voit bien que la simple égalité devant la loi devient de nouveau un enjeu.

Un syndicat de police en appelait ces jours-ci à la « guerre » contre les « nuisibles », les « hordes sauvages ».  La dimension raciste de cette déclaration est manifeste. Mais ces mots ne trahissent-ils pas, aussi, la vieille hantise des classes dangereuses ? On pense à Flaubert tenant les communards pour de « piètres monstres » et accusant la capitale insurgée de « dépasser le Dahomey en férocité et en bêtise ».

En un sens, la provocation de ce syndicat de police traduit une réalité, ne sommes-nous pas en guerre civile ? Les puissants ne sont-ils pas en guerre contre la majorité des gens, Bolloré ne cherche-t-il pas à s’approprier toute la chaîne du savoir : la presse, l’édition et maintenant les librairies ?

Et lorsque, après quelques jours d’émeute, le président de la République évoque comme « pistes de réflexion », alors que le tir à bout portant d’un policier a tué un jeune garçon, la suspension des réseaux sociaux et la sanction des parents irresponsables à ses yeux, ce sont bien des menaces réelles, menaces de censure, d’amende et de prison ; n’est-ce pas une guerre civile larvée qui est ici menée, une violence qui ne dit pas son nom ?

Et, pour reprendre le titre de Victor Hugo, qui est désormais celui de Ladj Ly et de toutes les banlieues françaises : les menaces du président de la République sont directement adressées aux Misérables.

Les classes dominantes ont substitué à l’idéal égalitaire de la Révolution française de brumeuses promesses d’« équité », d’« égalité des chances ». Comment ce principe d’égalité pourrait-il encore charpenter une politique d’émancipation ?

Éric Vuillard : Dans une période aussi rétrograde, toutes les luttes égalitaires sont bonnes à prendre. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue le cœur du dispositif inégalitaire : la clé de répartition des richesses.

Au soir du 14 juillet, trente mille personnes des faubourgs ouvriers sont en armes, c’est sans précédent ; l’armée du roi incapable de tenir Paris, cela restructure les consciences. On se plaît à nous répéter que les gens d’aujourd’hui seraient trop dépolitisés, et ceux-là mêmes qui sont les plus réfractaires à tout changement font comme s’ils déploraient cette apathie populaire ! Mais ce qui m’a le plus frappé en travaillant sur le 14 Juillet, c’est la rapidité à laquelle chacun se politise.

Ainsi, un type se trouve du côté de Belleville le 12 juillet, des jeunes gens gueulent dans la rue et exigent qu’il hurle « Vive le tiers État ! », il refuse, demande ce que c’est que le tiers État, on lui répond : « Ce sont les pauvres ouvriers comme nous. » Deux jours plus tard, l’homme participe à la prise de la Bastille, quatre ans plus tard, il est général de la Convention.

 

Entre 1935 et 1936, les effectifs de la CGT sont multipliés par cinq en quelques mois. Et puisque ni les 40 heures ni les congés payés ne figuraient au programme du Front populaire, c’est avant tout de l’affrontement que cette politique d’émancipation est venue.

Selon une loi élémentaire de la physique sociale, on peut à coup sûr parier qu’un conflit d’une intensité plus forte eut encore permis de nouveaux progrès.

À la fin de La Guerre des pauvres, vous écrivez : « Le martyre est un piège pour ceux que l’on opprime, seule est souhaitable la victoire. Je la raconterai. » À quoi pourrait ressembler la victoire ?

Éric Vuillard : Il est curieux de constater combien les heureux du monde, pour emprunter l’ironique expression d’Edith Wharton, font l’éloge de la défaite, de la modestie qu’elle encourage, de ce qu’elle est censée nous apprendre.

Cette complaisance, à la fois paradoxale et banale, chez ceux qui souffrent le moins des rigueurs de la vie sociale, doit être repoussée. Oui, la victoire est souhaitable et possible.

Dans son fameux  Discours de la servitude volontaire, La Boétie se demandait comment il se fait, nous qui sommes si nombreux, que nous acceptions d’être dirigés par un seul, ou, ce qui revient au même, par un petit groupe de privilégiés. Depuis 1789, nous savons qu’en réalité, nous ne l’acceptons pas.

Si j’ignore à quoi pourrait ressembler la victoire, puisqu’un événement de cette ampleur reconfigurerait l’ensemble de la vie sociale, nous savons néanmoins tous, par les leçons de l’histoire moderne, que le jaillissement de l’événement nous surprendra, que sa forme nous déroutera, qu’il dissipera, serait-ce pour un temps, le brouillard de nos consciences.

Ainsi des gilets jaunes ; on les imaginait autrement, sans drapeaux français, sans  Marseillaise, sans ronds-points. Ce sont pourtant des gens bien réels, pas des petits bonshommes de papier qui, entre deux coups de Flash-Ball, ont écrit sur l’Arc de triomphe : « Les gilets jaunes triompheront ».

C’est pourquoi j’écris à la fin de mon petit livre que je la raconterai, après coup. Les soulèvements ne sont pas des créations littéraires


 


 

La Fête nationale défigurée

Sébastien Crépel sur www.humanite.fr

Les Français qui ont pris la Bastille sans demander l’autorisation des puissants, il y a 234 ans, mériteraient-ils de célébrer la Fête nationale cette année ? La question peut se poser, à l’heure où certains s’arrogent le droit de décider qui fait partie de la République et qui n’en est pas, dans une version dénaturée de cette grande œuvre du peuple de France. La gauche, héritière de Jean Jaurès qui n’a eu de cesse de se battre pour la construire et l’approfondir, est sur le point d’être excommuniée par le nouveau parti de l’ordre, rassemblant les élites « modérées » jusqu’aux droites extrêmes.

Profitant de l’exacerbation des tensions qui a suivi la mort de Nahel à Nanterre, certains poussent leur avantage en prétendant trier les « vrais » et les « faux » Français. De LR au RN, on traite les quartiers populaires comme une 5e colonne, tandis qu’est déniée, dans un langage qui n’a rien à envier au pire répertoire fasciste, l’appartenance à la nation de jeunes Français nés en France révoltés par les exactions de la police. En se servant de la figure de « l’émeutier » comme d’un repoussoir, les nouveaux Tartuffe cherchent à escamoter les clivages de classe pour fédérer le patron comme l’ouvrier des campagnes, le bourgeois des beaux quartiers et le travailleur précaire des cités, chacun étant mis en demeure de choisir son camp : qui n’est pas pour le « retour à l’ordre » est forcément complice du feu et du chaos.

On mesure la dérive idéologique de la droite quand on réécoute les paroles de Jacques Chirac après l’embrasement des cités de 2005 : « Je veux dire aux enfants des quartiers difficiles, quelles que soient leurs origines, qu’ils sont tous les filles et les fils de la République. » Ces mots d’un président qui n’avait pourtant rien de gauche – et qui ne les a nullement traduits en actes par la suite – lui vaudraient sûrement aujourd’hui un procès en trahison de la part de ses héritiers politiques. Emmanuel Macron s’honorerait pourtant à reprendre ces paroles à son compte, ce 14 Juillet, s’il ne veut pas d’une Fête nationale défigurée par les divisions et la haine qu’on attise jusque dans son camp.


 


 

Quartiers populaires : 
les oubliés du bal du 14 Juillet

Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr

La France célébrera, ce vendredi, une fête nationale synonyme de chute de l’Ancien Régime et d’acte de naissance de la République. Mais la promesse républicaine demeure ce grand inachevé, comme en témoigne le soulèvement des quartiers populaires.

Il plane sur ce 14 juillet 2023 une sale odeur de poudre et les mèches des feux d’artifice n’y sont pour rien. La France s’apprête à célébrer en grande pompe la République et la nation, tandis qu’une partie de sa population, coupable d’avoir laissé sa colère exploser après la mise à mort d’un adolescent, est accusée de toutes les sécessions.

Sur les Champs-Élysées, si près et en même temps si loin de Nanterre où un policier a tiré sur Nahel, ce sera, vendredi, le grand raout des régiments qui marchent au pas, de la République en bon ordre, des insignes et des flonflons. À la tribune officielle, Emmanuel Macron recevra en majesté le premier ministre indien, l’ultranationaliste hindou Narendra Modi, soucieux qu’il reparte à New Delhi avec, dans sa valise, 26 avions Rafale achetés au groupe Dassault. Étrange spectacle que celui de la déconnexion entre la célébration et l’objet célébré…

« Le 14 Juillet, dans nos banlieues, c’est au mieux un folklore national »

A-t-on perdu le sens du 14 Juillet ? On y marque le coup de la prise de la Bastille, des « tyrans descendus au cercueil », de l’effervescence politique révolutionnaire et de la démocratie comme horizon pour tous. Vraiment pour tous ?

La promesse sonne désormais comme une trahison, dans les quartiers populaires. « Le 14 Juillet, dans nos banlieues, c’est au mieux un folklore national, soupire Philippe Rio, maire PCF de Grigny (Essonne). La promesse républicaine n’est plus tenue depuis bien longtemps, ça relève davantage de la fable du père Noël. Elle est censée s’incarner dans le triptyque liberté-égalité-fraternité, or les habitants sont, au contraire, très conscients des inégalités, de la discrimination, des injustices. La République, pour eux, c’est ça. »

C’est qu’il ne suffit pas de psalmodier « République » et « arc républicain » tous les quatre matins sur les plateaux télé de Paris pour que l’idée prenne corps. Encore faut-il lui donner une contenance. L’égalité est gravée en lettres d’or sur le fronton des mairies mais, en Seine-Saint-Denis, on vit en moyenne quatre ans de moins que dans le département voisin des Hauts-de-Seine, le plus riche de France.

La désertification des services publics ronge tout le pays, mais les banlieues pauvres sont particulièrement mal servies : il y a cinq fois plus de bureaux de poste à Neuilly-sur-Seine qu’à Saint-Denis, pour une population deux fois plus nombreuse. Dans les immeubles haussmanniens chics du « 92 », des concierges plus ou moins affables veillent à la tranquillité des bourgeois. Dans le « 93 », l’ascenseur en panne depuis plusieurs mois pourrit le quotidien d’une tour de douze étages. 45 % des moins de 25 ans sont au chômage, dans les quartiers dits « politique de la ville ».

Au pied des cités, la République revêt bien trop souvent l’uniforme et la matraque

Au pied des cités, la République revêt bien trop souvent l’uniforme et la matraque. Les témoignages sur les petites humiliations policières, le contrôle au faciès, les insultes sont nombreux.

L’idée que les « flics assassins » ne sont jamais condamnés est largement partagée , alors que la justice – pour Zyed et Bouna, pour Adama, pour Nahel – est au cœur de toutes les revendications. «  Dans les faits, il y a une impunité judiciaire presque complète pour ces policiers, explique Yassine Bouzrou, avocat de la famille de Nahel, dans le Monde. La justice n’a jamais été aussi radicale dans l’exonération des policiers. »

Elle contraste avec les comparutions immédiates et les sanctions délivrées à rythme industriel pour les jeunes pris lors des pillages. « Le seul »dialogue« qui s’instaure entre l’État et les habitants, c’est souvent la répression », résume Lauren Lolo.

La jeune femme, cofondatrice de l’association Cité des chances, milite pour que les banlieues s’intéressent à la politique. Une gageure : « Il y a une grosse méfiance, beaucoup de »tous pourris« , mais aussi de la méconnaissance sur qui gère quoi… On leur a tellement répété que ce n’était pas leur affaire, voire pas leur pays quand ils sont racisés, que certains ont fini par y croire. »

La stigmatisation se déverse par tous les canaux médiatiques

La devise républicaine a bon dos quand la stigmatisation se déverse par tous les canaux médiatiques. On y crée des « sous-Français », des « pas-comme-nous ». « Les émeutiers, vous allez me dire qu’ils sont français. Oui, mais comment Français ? » s’interroge la sénatrice LR Jacqueline Eustache-Brinio, quand son président de groupe Bruno Retailleau évoque sans sourciller « une régression » des immigrés « vers leurs origines ethniques ». 

Valeurs actuelles déclare les banlieues en « sécession », Paris Match noircit ses pages de « casseurs pilleurs qui mettent la France à feu et à sang ». Le RN parle de « Français de papier », de « nationalité faciale », relance le débat sur la déchéance de nationalité pour les binationaux.

Lauren Lolo en mesure les conséquences sur le terrain : « Les banlieues sont tellement stigmatisées, qu’a fini par s’y développer l’idée qu’il faudra se débrouiller sans l’État, sans la République. D’où tous ces discours d’apologie de l’autoentreprise, très start-up nation, qui marchent bien dans les quartiers. »

La combine est connue : plus un service public se dégrade, plus le discours pro-intérêts privés gagne du terrain. Quitte à éroder un peu plus la confiance. « Aujourd’hui, le citoyen français, a fortiori dans les banlieues populaires, se méfie des politiques, de la police et de la justice, évalue Philippe Rio. Plus vous lui parlez de République, moins il vous croit. La maison République est à rénover de fond en comble, pour retrouver le sens de notre devise et du 14 Juillet. »

Certaines banlieues n’auront d’ailleurs même pas le droit au folklore. À Sartrouville (Yvelines), le maire LR Pierre Fond a décidé d’annuler le spectacle traditionnel de la fête nationale. « Je ne suis pas un amuseur public », se défend l’élu, qui préfère voir « les forces de l’ordre prêtes à se projeter sur des violences potentielles » plutôt qu’à sécuriser les festivités. Mêmes décisions dans d’autres villes franciliennes, comme Chelles, Dammarie-les-Lys, Bussy-Saint-Georges, Claye-Souilly, Vaires-sur-Marne ou encore Jouy-le-Moutier. Histoire de rajouter de l’exclusion à l’exclusion. Le gouvernement veille : en tout, 130 000 policiers et gendarmes seront déployés dans le pays.

  publié le 12 juillet 2023

Syndicats et patronat convoqués à Matignon :
ce qui peut en sortir

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

À Matignon, Élisabeth Borne reçoit syndicats et patronat ce mercredi 12 juillet. Si la première ministre espère tourner définitivement la page de la réforme des retraites, les syndicats comptent imposer leur agenda social.

La date est cruciale pour les syndicats, le patronat et l’exécutif. Les trois acteurs du «  pacte de la vie au travail » voulu par Emmanuel Macron doivent se rencontrer mercredi 12 juillet, soit un peu plus d’un mois après la dernière manifestation contre la réforme des retraites, mais surtout seulement deux jours avant la fin des « 100 jours d’apaisement » décrétés par le président de la République.

Cette réunion intervient également au moment où la perspective d’un remaniement occupe tous les esprits, et où le poste de chef du gouvernement est convoité par Gérald Darmanin, malgré ses fiascos à répétition. Si les syndicats vont essayer d’empêcher la page « réforme des retraites » de se refermer, ils vont surtout tenter de faire avancer leur propre agenda social.

Les cinq organisations syndicales représentatives (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC) et les trois organisations patronales (Medef, CPME, U2P) rencontrent à partir de 10 heures la première ministre Élisabeth Borne, mais aussi le ministre du travail Olivier Dussopt. Deux nouveaux venus feront leur apparition : la nouvelle secrétaire générale de la CFDT Marylise Léon, et le futur président du Medef Patrick Martin.

« Après la débâcle des 100 jours, il faut changer de cap ! »

« Après la débâcle des 100 jours, il faut changer de cap ! », affirme, dans un communiqué, la CGT qui assure de sa volonté de rappeler son opposition à la réforme des retraites. Cependant, contrairement aux précédentes rencontres avec l’exécutif, la suite des discussions ne sera pas soumise à l’issue des débats sur le sujet.

Le syndicat et sa secrétaire générale Sophie Binet prévoit d’aborder la réforme du RSA et de l’assurance chômage, la loi « plein-emploi  », le rôle de la police, les quartiers populaires, mais aussi le démantèlement du Fret ferroviaire et la situation de l’entreprise MG Valdunes ou celle des salariés de l’entreprise de logistique Sonelog.

Sur France Inter, Sophie Binet affirme également vouloir discuter de la situation au JDD, en grève depuis plusieurs semaines depuis l’annonce de l’arrivée du journaliste d’extrême droite Geoffroy Lejeune à la tête de la rédaction.

La question du salaire est « taboue » pour le gouvernement, a aussi fustigé la secrétaire générale de la CGT  sur France 2 la veille de la rencontre. Le mardi 11 juillet, la CGT avait déjà communiqué ses 100 «  mesures immédiates pour protéger et améliorer la vie des salarié.es  » construites autour de cinq axes : salaire, retraite, démocratie sociale, chômage et égalité femmes/hommes.

Borne fait les yeux doux au patronat

De son côté, Matignon explique que «  la première ministre aura l’occasion de saluer le travail des partenaires sociaux, de confirmer (…) l’engagement de transposer (dans la loi) les accords qui pourraient être trouvés » entre patronat et syndicats.

Sur son compte Twitter, Élisabeth Borne, après avoir remercié Geoffroy Roux de Bézieux «  pour son engagement » et félicité Patrick Martin «  pour son élection à la tête du Medef », promet de recevoir «  les partenaires sociaux pour bâtir ensemble un nouveau pacte de la vie au travail ».

Matignon a toutefois déjà annoncé sa réticence face aux revendications salariales, soulignant que le sujet pourrait revenir dans les discussions internes entre patronat et syndicats, en marge du «  volet déroulé de carrière et parcours professionnels ».

Le mercredi 12 juillet au matin, Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, affirmait au micro de Franceinfo qu'il s'agissait d'« un jour important dans l'histoire social contemporaine de notre pays ». L'ancien ministre de la Santé, en reprenant les éléments de langage du gouvernement et du président de la République, promet que « ce qui va se nouer, ce sont les prémices d'un véritable pacte de la vie au travail ».

Les syndicats, la CGT de Sophie Binet en tête, réclament depuis plusieurs semaines une rencontre avec Emmanuel Macron. Olivier Véran reste évasif : « Personne ne dit qu'il n'y aura pas à un moment donné une rencontre ». À propos d'un éventuel remaniement, le porte-parole du gouvernement affirme que le gouvernement « ne réfléchit pas à la question ».


 


 

Matignon : après la débâcle des 100 jours,
il faut changer de cap !

 Communiqué CGT sur http://r.servicepresse.cgt.fr

La CGT affirmera et rappellera, en premier lieu, son opposition à la réforme des retraites qui s’appliquera, dès le 1er septembre, dans des conditions catastrophiques pour des millions de Françaises et Français. Nous dénonçons l’application de cette réforme, à marche forcée, et nous exigeons l’abrogation de la réforme.

La CGT affirmera et rappellera, en premier lieu, son opposition à la réforme des retraites qui s’appliquera, dès le 1er septembre, dans des conditions catastrophiques pour des millions de Françaises et Français. Nous dénonçons l’application de cette réforme, à marche forcée, et nous exigeons l’abrogation de la réforme.

Ce rendez-vous sera, aussi, l’occasion pour la CGT d’aborder plusieurs dossiers extrêmement inquiétants et urgents :

le démantèlement du FRET ferroviaire et la situation de l’entreprise MG Valdunes (fabriquant de roues de train) qui menace des milliers d’emploi, à contresens des besoins sociaux et environnementaux de notre société ;

la situation des salarié·es de l’entreprise de logistique Sonelog, au Pontet (84), dont le délégué syndical et 10 salarié·es grévistes ont été licenciés pour avoir fait grève ;

l’arrivée d’un rédacteur en chef d’extrême droite à la tête du JDD - dont les salarié·es sont en grève depuis plus de 3 semaines - qui menace l’indépendance juridique et éditoriale de leur journal. Le gouvernement doit conditionner les aides à la presse et renforcer la loi pour garantir l’indépendance de la presse.

Enfin, et surtout, la CGT portera les priorités des travailleurs et travailleuses. Dans un contexte où l’inflation atteint des records, les questions des salaires, de protection sociale ou encore d’égalité salariale sont complètements invisibilisées par le gouvernement et le patronat.

C’est pourquoi la CGT publie, aujourd’hui, ses 100 propositions pour protéger et améliorer la vie des salarié·es.

Ces propositions sont construites autour de 5 axes prioritaires :

les salaires pour lesquels la CGT demande l’indexation des salaires sur l’inflation, la revalorisation du Smic à 2000 euros pour faire face à l’inflation et un conditionnement des aides publiques aux entreprises à un avis conforme du CSE ;

• les retraites avec notamment : la négociation des retraites complémentaires AGIRC-ARRCO, les départs anticipés pour pénibilité et l’aménagement des fins de carrières ;

la démocratie sociale dont : les questions de libertés syndicales, les moyens alloués aux représentant·es du personnel pour revenir sur les « ordonnances Macron » ;

le chômage avec la remise en cause des violentes réformes du gouvernement qui ont drastiquement réduit les indemnités des privés d’emplois ;

l’égalité femmes/hommes pour garantir l’égalité salariale, la révision de l’index égalité et la lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail.

Comme le démontre l’échec des 100 jours, l’autoritarisme et la répression ne peuvent constituer la réponse à la défiance profonde et aux fortes attentes sociales. L’escalade de violence et de répression ne résoudra rien. Des réponses sociales urgentes doivent être données.

Montreuil, le 11 juillet 2023


 

publié le 12 juillet 2023

Pour la reprise du
défilé populaire du 14 juillet

sur https://blogs.mediapart.fr/

Dans l'espace occidental, le défilé militaire marquant seul en France la fête nationale fait exception. Sous le Front populaire et après la Libération, des défilés populaires avaient lieu le 14 juillet. En 1953, une répression policière meurtrière y a mis fin, qui a fait sept morts par balles, six Algériens et un responsable des métallos CGT. Des associations souhaitent en reprendre la tradition.

Se réapproprier le 14 juillet

L'invitation au défilé des Champs-Elysées du président indien Narendra Modi, qui incarne dans son pays un intégrisme religieux et un racisme islamophobe opposé à la laïcité et facteur de guerre civile, suscite de l'indignation. Mais, au-delà de l'invitation paradoxale de ce type de personnages pour commémorer la Révolution française, le fait que le seul défilé pour le 14 juillet soit à Paris un défilé militaire, triste particularité française dans le monde à l'exception des régimes autoritaires, conduit les partisans d'une République sociale fidèle aux idéaux de 1789 à vouloir se réapproprier la fête nationale.

Ci-dessous, l'appel lancé lors d'une conférence de presse tenue dans un café de la Place de la Nation. Notamment à assister à la projection-débat organisée le 10 juillet dans l'auditorium de l'Hôtel-de-Ville de Paris autour du film « Les balles du 14 juillet 1953 », avec le président de la Ligue des droits de l'Homme, Patrick Baudouin, et le réalisateur de ce film, Daniel Kupferstein. C'est l'occasion de revenir sur une répression policière qui a mis aux défilés populaires portant les espoirs du Front populaire et de la Libération et aussi d'échanger sur l'interdiction le 8 juillet d'une Marche pacifique que la LDH a dénoncée comme une violation des libertés d’expression et de manifestation et sur les réponses citoyennes nécessaires face aux atteintes aux libertés publiques et pour en finir avec la colonialité des pratiques policières françaises.

Ces atteintes, dont les violences policières inadmissibles commises ces derniers jours contre les initiateurs de la Marche pacifique pour Adama Traoré, rendent urgente la convergence de toutes les initiatives – y compris celles de la Marche des Solidarités ou du Comité Vérité et Justice pour Adama –, qui partagent la défense des droits de l'Homme pour tous les êtres humains, ainsi que les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité sur lesquelles la République française s'est fondée et que des forces fascisantes mettent en cause aujourd'hui.


 

Appel pour reprendre les défilés populaires tous les 14 juillet

Peu de gens le savent aujourd’hui mais, depuis 1935, les forces progressistes syndicales, associatives et politiques de notre pays défilaient dans les rues, tous les 14 juillet en l’honneur de la Révolution française et pour défendre ses idéaux qui étaient régulièrement attaqués notamment par les Ligues d’extrême droite. Ces défilés ont été très importants pendant le Front populaire et évidemment interrompus par le gouvernement de Vichy pendant l’occupation nazie. Ils ont repris après la guerre, jusqu’en 1953 ; ce jour-là, 7 manifestants (6 algériens et un français) ont été tués par la police parisienne, place de la Nation. Suite à ce massacre d’État, jamais reconnu, le
gouvernement français a interdit ces manifestations du 14 juillet.

Nous pensons qu’il est devenu urgent de reprendre ces défilés populaires pour défendre les valeurs républicaines, exprimées par cette devise Liberté-Egalité-Fraternité et qui sont aujourd’hui bafouées. La liberté est de plus en plus limitée par des interdictions de manifester, un contrôle accru des citoyens et citoyennes, des violences policières très souvent impunies ou encore par des agressions de locaux militants et la répression patronale.

L’égalité est de plus en plus mise à mal par l’augmentation des écarts entre riches et pauvres mais aussi par les discriminations envers les populations issues de l’immigration coloniale ou encore la poursuite des inégalités entre hommes et femmes.

La fraternité enfin, est violemment remise en cause par des débordements de haine raciale contre les personnes migrantes, en particulier les demandeurs d’asile qui fuient les guerres, la faim ou des régimes dictatoriaux au péril de leur vie mais aussi contre ceux et celles qui veulent les aider, pour citer quelques exemples.

C’est pour toutes ces raisons que nous appelons tous les citoyens et citoyennes, toutes les organisations démocratiques de notre pays à reprendre les défilés populaires du 14 juillet, afin de faire vivre la devise « Liberté-Egalité-Fraternité » non seulement sur les frontons des mairies ou des écoles mais surtout dans notre quotidien et dans nos actes.

Le 14 juillet n’appartient ni aux militaires ni aux nationalistes xénophobes, il est notre bien à toutes et tous.

Partout en France, réapproprions-nous le 14 juillet !

A Paris, rendez-vous pour le premier rassemblement le 14 juillet 2023 à 11h Place de la Bastille, où nos organisations annonceront leur volonté de travailler ensemble à un grand 14 juillet 2024, populaire, revendicatif, anticolonial, féministe et anti impérialiste, pour la paix et l’émancipation sociale.

Premières organisations signataires :

Algeria Democracy - Association pour le changement et la démocratie en Algérie (ACDA) - Agir contre le colonialisme aujourd’hui (ACCA) - Association culturelle Les Oranges - Association des Ami.e.s de Maurice Rasjsfus - Association Histoire coloniale et postcoloniale - Association Josette et Maurice Audin - Association de promotion des cultures et du voyage (APCV) - ATTAC-France - Collectif 17 Octobre 1961, Vérité et Justice - Confédération général du travail – Ensemble ! - Editions Syllepse - Fédération nationale de la Libre Pensée - Institut Tribune Socialiste (ITS) – L’Humanité - Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs Compagnons - Les Amis du Monde diplomatique - Ligue des Droits de l’Homme, fédération de Paris - Mouvement contre le Racisme et pour l'Amitié entre les Peuples (Mrap) - Mouvement de la Paix - Parti Communiste Français, fédération de Paris – QG décolonial - Réseau féministe « Ruptures » - Union syndicale Solidaires, Paris.

  publié le 11 juillet 2023

Ocean-Viking :
comment les garde-côtes libyens ont tiré sur le bateau de SOS Méditerranée 

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

Les gardes-côtes libyens, soutenus par l’Union européenne et le gouvernement italien d’extrême droite, ont mené une attaque à l’arme à feu contre les membres de l’ONG SOS Méditerranée, en pleine opération de sauvetage en mer. Un acte inadmissible qui ne suscite pour l’heure que bien peu de réactions.

L’effroi suscité par le naufrage du chalutier qui a coûté la vie, le 14 juin, à plus de 500 personnes, à la suite d’un probable remorquage par les gardes-côtes grecs visant à refouler les 750 exilés à bord, n’a rien changé à ce qui se trame en Méditerranée centrale.

Pire, des milices, directement équipées par les pays membres de l’Union européenne (UE) pour barrer la route aux exilés fuyant l’enfer libyen, ouvrent maintenant le feu, en pleine mer, sur les ONG de sauvetage et les personnes auxquelles elles portent secours.

« On a vu un patrouilleur des gardes-côtes libyens arriver sur zone dans le but de récupérer le bateau vide »

Ce vendredi 7 juillet, vers midi, l’équipage de l’Ocean-Viking, de SOS Méditerranée, effectue un premier sauvetage, à 45 milles nautiques au large de Garabulli, sur la côte libyenne.

L’ONG sauve 46 personnes entassées dans une barque en fibre de verre à la dérive. « L’opération de sauvetage venait juste de se terminer lorsqu’on a vu un patrouilleur des gardes-côtes libyens arriver sur zone dans le but, dans un premier temps, de récupérer le bateau vide. Ils ont dû estimer qu’il avait une valeur marchande », explique José Benavente, fondateur de l’ONG Pilotes volontaires, qui, aux commandes d’un avion Colibri 2, a observé et filmé le déroulement de toute cette journée.

Le bateau libyen est parfaitement identifiable. Il s’agit d’un des deux navires de classe Currubia récemment offerts à la Libye par la garde des finances italienne. Une cérémonie pour leur livraison a été organisée le 23 juin, à Messine, en présence de fonctionnaires de l’UE, des autorités italiennes et de gardes-côtes libyens.

Cette aide matérielle fait partie du projet « Soutien à la gestion intégrée des frontières et des migrations en Libye », élaboré à Bruxelles, alors même qu’au mois de mars, un rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme dénonçait la collusion des « gardes-côtes libyens » et de la « Direction de la lutte contre les migrations illégales », avec des trafiquants «  liés à des milices, dans le cadre de l’interception et de la privation de liberté des migrants ».

Au même moment, sur le Canal 16 de la radio VHF de l’Ocean-Viking et de l’aéronef, un nouveau message de détresse se fait entendre. Une autre embarcation, avec une dizaine de personnes à bord, vient de lancer un « Mayday ! » à quelques milles nautiques de là. Les pilotes volontaires repèrent rapidement le petit navire et aiguillent les sauveteurs de SOS Méditerranée dans sa direction.

À Rome, le Centre de coordination des secours maritimes (MRCC) italien prend contact avec l’ Ocean-Viking pour lui indiquer que le port de Civitavecchia lui est assigné pour débarquer les rescapés du premier sauvetage.

L’équipage prévient l’Italie de la présence du second bateau à la dérive. Les autorités maritimes italiennes lui demandent alors de se rendre sur zone pour « procéder à l’évaluation » de la situation.

Les Libyens sont toujours à proximité. Les sauveteurs tentent d’entrer en communication avec eux. « Allez-vous-en ! » leur ordonnent les hommes en arme à bord du patrouilleur. L’équipage de l’ Ocean-Viking leur rétorque qu’ils ont le feu vert de l’Italie. Arrivés sur zone, ils demandent l’autorisation aux Libyens de lancer leur opération de sauvetage. Les gardes-côtes répondent par un simple : « Ok, ok ! »

Des balles claquent dans l’eau, d’autres sont tirées en l’air.

Les sauveteurs mettent deux bateaux pneumatiques à l’eau et se dirigent vers les onze exilés en détresse. Tous montent à bord des canots de sauvetage, qui repartent directement en direction de l’ Ocean-Viking. C’est alors que le patrouilleur libyen entame une série de manœuvres rapides et dangereuses visant à barrer la route aux sauveteurs et rescapés.

Ces derniers accélèrent mais à trois reprises au moins les gardes-côtes ouvrent le feu en leur direction. Des balles claquent dans l’eau, d’autres sont tirées en l’air. Tout le monde se couche dans les navires pneumatiques, qui parviennent malgré tout à rejoindre le bateau mère. « Cette démonstration de violence est totalement contraire à toutes les règles du sauvetage en mer et au droit humanitaire », a réagi Alessandro Porro, chef de l’équipe de sauvetage de SOS Méditerranée, qui se trouvait dans l’un des deux hors-bord attaqués.

«  C réer la panique et ajouter du danger dans une situation où il y en a déjà n’est pas seulement une question de bon sens, c’est aussi une question de justice. » « Ils prouvent une fois de plus qu’ils ne sont pas là pour sauver les gens, abonde José Benavente, qui a assisté à toute la scène depuis son avion . Nous les observons quotidiennement mener des opérations de type commando pour intercepter les bateaux d’exilés. »

La journée n’est pas finie. Un nouveau « Mayday ! » retentit dans les radios. Une autre embarcation se trouve en détresse dans les eaux sous responsabilité maltaise. Le Colibri 2 vole dans sa direction. L’ Ocean-Viking est autorisé par Rome à se rendre sur place. Mais les gardes-côtes maltais sont plus rapides et refoulent l’embarcation avant l’arrivée des sauveteurs. Les 450 exilés à bord n’échappent pas, cette fois, à l’interception libyenne.

« Là-bas, ils sont condamnés à revivre l’enfer des viols et de l’esclavage », dénonce le fondateur de Pilotes volontaires. En Méditerranée centrale, on nage bel et bien dans un océan d’inhumanité.

 

  publié le 11 juillet 2023

Face aux violences policières,
une convergence des luttes inédite

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

En réponse à l’autoritarisme gouvernemental, de plus en plus aligné sur la violence verbale de l’extrême droite, et au déni du racisme et des violences policières, une riposte unitaire se construit, que beaucoup disent « inédite ».

« Le« Le climat est malsain », « Il n’y a plus aucune limite à l’autoritarisme de l’État », « On se fait rouler dessus par l’extrême droite »… Au téléphone, le 10 juillet, des militant·es antiracistes et de la gauche sociale et associative partagent un sentiment de désarroi. Celui-ci n’a fait que grandir depuis la diffusion des images de la mort de Nahel, 17 ans, tué à bout portant par un policier lors d’un contrôle routier à Nanterre (Hauts-de-Seine) le 27 juin.

L’empathie pour la victime et la nécessité d’apporter une réponse politique digne ont très vite laissé place au racisme décomplexé dans les médias et sur les réseaux sociaux, et au déni du gouvernement pensant pouvoir se contenter d’une parade sécuritaire. La cagnotte en faveur du policier mis en examen après la mort de Nahel, lancée par le polémiste d’extrême droite Jean Messiha et qui a recueilli plus d’un million d’euros, est le symbole le plus cru de ce basculement.

Ces 7 et 8 juillet, l’interdiction du rassemblement organisé par le comité La vérité pour Adama, en hommage au jeune homme mort il y a sept ans dans les locaux de la gendarmerie de Persan (Val-d’Oise), et l’interpellation violente du frère d’Adama, Yssoufou, par la BRAV-M (brigade de répression de l’action violente motocycliste), qui a aussi frappé des journalistes, ont achevé de plonger toute une sphère politique et militante de gauche, organisée ou pas, dans la stupeur.

De l’effroi à l’action

Mais la riposte s’organise, avec « une convergence inédite d’associations, syndicats, partis et collectifs de quartiers populaires », souligne Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac France. « La mort de Nahel est un catalyseur », affirme-t-elle, pleine d’espoir dans ce sursaut politique et de la société civile.

D’une part, un collectif de 122 organisations s’est réuni derrière l’appel « Notre pays est en deuil et en colère ». Ce collectif a soutenu le comité Adama en réagissant à chaque nouvelle interdiction préfectorale par un communiqué. Plusieurs de ses membres, dont des dizaines de député·es de La France insoumise (LFI) et d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), étaient dans la rue le 8 juillet, lors de la manifestation interdite, et devant le commissariat du Ve arrondissement, où avaient été conduits Yssoufou Traoré et Samir Elyes (un militant historique des quartiers populaires, sur lequel Mediapart avait publié une enquête en 2022). 

Ce cadre unitaire est voué à perdurer. Ce 12 juillet, une nouvelle réunion aura lieu, notamment concernant la marche du 15 juillet, place de la République à Paris, à l’appel de la Coordination nationale contre les violences policières : « C’est la prochaine grosse échéance, un jalon de plus dans la convergence actuelle : compte tenu de la répression inacceptable, extrêmement grave de ce week-end, et de l’acharnement sur la famille Traoré, elle est d’autant plus nécessaire. Si on n’arrive pas à faire front commun, la répression aura le dessus, et on sera en incapacité de défendre nos droits et nos libertés », alerte Youlie Yamamoto.

D’autre part, la tribune publiée le 8 juillet dans le Club de Mediapart, signée par des artistes, militant·es associatifs et politiques, et des personnalités de la société civile, a dépassé en 48 heures les 7 000 signataires. On compte parmi eux des profils aussi divers que Virginie Despentes, Casey, Médine, Angèle, Annie Ernaux, Édouard Louis, Olivier Besancenot, Usul, Yelle, des député·es LFI, des membres d’EELV, du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) ou encore Alternatiba Paris…

On a tenu à ce que les revendications des militants de terrain soient entendues.

Alignée sur les revendications de collectifs des quartiers populaires, comme celui d’Amal Bentounsi (« Urgence, notre police assassine »), cette tribune exige notamment l’interdiction du transfert de fonds de la « cagnotte de la honte », une refonte de la police, mais aussi « que cesse immédiatement le recours systématique aux détentions provisoires et aux comparutions immédiates dont nous avons pu voir ces derniers jours qu’elles aboutissent presque systématiquement à des peines de prison ferme ». « On a tenu à ce que les revendications des militants de terrain soient entendues », explique Chaïma, étudiante en M1 en communication, engagée dans le milieu associatif, à l’origine de cette initiative.

Une dynamique unitaire qui se poursuit

C’est elle qui a d’abord créé un groupe privé informel sur Instagram, dont l’objectif était d’obtenir la fermeture de la cagnotte de Jean Messiha : « C’est parti de l’effroi face à cette cagnotte. De fil en aiguille, c’est devenu une campagne de mobilisation digitale pour atteindre GoFundMe [la plateforme l’hébergeant – ndlr], puis une tribune », explique-t-elle. 

« Ce groupe est né d’une indignation collective étouffée. On est nombreux à être inquiets de la criminalisation des collectifs antiracistes politiques et du mouvement social, et on a trouvé intéressant de dire qu’ils ne sont pas seuls », abonde Zohra M., qui travaille dans le domaine des droits humains et fait également partie des instigatrices.

La journaliste à L’Obs Renée Greusard, qui a prêté main-forte au projet, affirme avoir depuis le sentiment de « sortir la tête de l’eau ». « On était tous révoltés, et ça nous booste d’être ensemble », explique-t-elle. « Nahel est un gamin dont la mort du fait d’un tir policier a été filmée, mais combien de fois il n’y a pas eu d’images ? Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas de réponse politique digne de ce nom. Il faut les réveiller, qu’ils ne puissent plus se contenter de dire que “c’est inexplicable” : il faut que la police soit réformée, la situation est hallucinante », défend-elle.

L’interdiction de la manifestation du comité Adama et l’interpellation violente d’Yssoufou Traoré ont accéléré la publication du texte. « On était déjà à bout, quand dans une même scène on a vu un militant se faire agresser par la BRAV-M, une jeune fille se faire pousser violemment et des journalistes se prendre des coups de matraque. On est horrifiés par la situation, et on est d’accord pour se faire l’écho des revendications des collectifs et citoyens qui tiennent à l’État de droit », résume Zohra M.

Par capillarité, le texte a circulé jusqu’à atteindre des milliers de signatures, comme celle de la militante écologiste Pauline Rapilly Ferniot. Jointe par Mediapart, celle-ci se félicite de voir cette réaction unitaire qui se hisse à la hauteur de l’urgence.

Ces violences sont devant nos yeux, et pour le gouvernement, c’est un non-sujet.

À force de répétition des mêmes scènes de violences, elle s’inquiétait d’une sorte d’accoutumance : « Avant, il y avait une indignation quand, par exemple, le journaliste Rémy Buisine se faisait taper dessus par les policiers. Maintenant, il n’y a même plus un seul membre du gouvernement qui fait semblant de s’indigner, alors qu’il y a des vidéos ! Linterpellation d’Yssoufou Traoré a été vue des millions de fois, ces violences sont devant nos yeux, et ils ne disent même pas qu’il y a un problème, c’est un non-sujet. On est tous sur le cul de ce qui nous arrive », témoigne-t-elle.

Samedi encore, la députée Renaissance Anne-Laurence Petel allait jusqu’à s’en prendre aux journalistes victimes de violences policières – « Un militant va au contact de la police un journaliste respecte les règles », a-t-elle sermonné sur Twitter. « Le climat est malsain, il y a une montée en puissance de l’autoritarisme gouvernemental, tout est prétexte à interdire les rassemblements. C’est indigne d’un pays qui se dit démocratique », s’inquiète aussi Alain Coulombel, membre du bureau exécutif d’EELV.

Après la répression des manifestations contre la réforme des retraites, celle de la mobilisation contre les mégabassines à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) et la dissolution des Soulèvements de la Terre (SLT), la nécessité d’une réponse forte et solidaire des révoltes dans les quartiers populaires a donc trouvé un débouché. Récemment encore, un rapport d’ONG sur Sainte-Soline dénonçait un « usage immodéré et indiscriminé d’armes de guerre », qui a failli coûter la vie à Serge D.

« Ces méthodes sont pratiquées depuis des années dans les quartiers populaires et les territoires ultramarins, maintenant elles touchent le mouvement social et écologiste », observe Youlie Yamamoto, d’Attac. De ce point de vue, la militante constate une solidarité nouvelle, qui fait la force de la mobilisation naissante : « Pour des raisons historiques, les réactions communes de ces luttes – qui ne travaillent pas sur le même terrain – n’étaient pas évidentes, mais désormais, c’est fini. Le lien est évident, car la répression a un même visage : celui de Macron, qui utilise l’arme policière et judiciaire au service de sa politique, contre toute forme de transformation sociale », conclut-elle.

  publié le 10 juillet 2023

« La politique de la ville
est bureaucratisée
et le tissu associatif épuisé »

Stéphane Alliès sur www.mediapart.fr

La sociologue et urbaniste Marie-Hélène Bacqué avait coordonné un rapport, aussi intéressant qu’il fut vite ignoré, sur la « démocratie d’interpellation » dans les quartiers populaires. Dix ans après la remise de ce rapport, et dix jours après la mort de Nahel, elle revient sur cet abandon d’une politique de la ville ambitieuse et participative.

C’était il y a pile dix ans, en juillet 2013. On fêtait les trente ans de la Marche pour l’égalité et Mediapart recueillait le constat de la sociologue Marie-Hélène Bacqué, professeure d’études urbaines à l’université Paris-Nanterre. Son diagnostic pointait alors la mise à l’écart des quartiers populaires dans les décisions politiques. À ses côtés, Mohamed Mechmache, fondateur du collectif Aclefeu de Clichy-sous-Bois né après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005.

Ensemble, ces deux actrice et acteur théoriques et pratiques de la citoyenneté des quartiers populaires venaient de rendre public un rapport intitulé « Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera pas sans nous », remis au ministre de la ville d’alors, François Lamy. Une trentaine de propositions ayant pour ambition de redonner du pouvoir aux habitant·es des quartiers relégués et ségrégués, plaidant pour leur participation aux projets territoriaux comme aux conseils d’administration des bailleurs sociaux, ou encore l’indépendance des associations à l’égard des élus locaux.

Dix ans après, Marie-Hélène Bacqué répond à nouveau à nos questions, dix jours après la mort du jeune Nahel d’une balle tirée à bout portant par un policier, et revient sur les nuits de violences qui se sont ensuivies, à l’image de l’abandon de politique des quartiers populaires depuis la remise de ce rapport, suivi par d’autres tout autant ignorés.

Que vous inspirent le climat politique de ces dix derniers jours et les événements touchant la France depuis la mort du jeune Nahel ?

Marie-Hélène Bacqué : Les premiers jours qui ont suivi la mort de Nahel, j’étais à Montréal avec un groupe de jeunes de quartiers populaires et de professionnels de la jeunesse issus de ces quartiers et y travaillant, de chercheurs et de comédiens, pour présenter une recherche participative que nous avons menée ensemble pendant quatre ans et la pièce de théâtre qui en est issue. Nous avons tous été plongés dans un état de sidération. Comment est-il possible qu’en France, en 2023, un jeune homme soit abattu pour refus d’obtempérer ? Nous avons arrêté nos activités pour prendre le temps de penser ensemble ces événements qui, dans le même temps, n’étonnaient aucun de nous.

Tout cela m’inspire tristesse, colère et inquiétude. Tristesse pour la mort du jeune Nahel tout d’abord et pour tous ces jeunes arrêtés et jugés dans l’urgence, qui voient leur avenir se fermer brutalement. Colère vis-à-vis de cette violence policière mille fois dénoncée, que les gouvernements successifs n’ont rien fait pour arrêter, de même qu’ils n’ont rien fait pour endiguer le racisme systémique qui traverse cette institution. Inquiétude pour l’avenir, au regard de l’absence de réponse de fond du gouvernement et du président de la République, qui ne semble pas vouloir entendre la colère qui s’exprime dans les quartiers populaires et ses ressorts profonds. Les réactions du syndicat de police Alliance font par ailleurs froid dans le dos, de même que la montée des discours d’extrême droite.

En 2005, la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois et les tensions qui en ont découlé avaient donné lieu à l’émergence d’acteurs ou de médias associatifs. Près de vingt ans après, que ce soit en termes d’émergence de paroles ou de réponse politique, on semble loin de ce qui était déjà à l’époque jugé insuffisant…

Marie-Hélène Bacqué : La situation des banlieues populaires ne s’est guère améliorée depuis 2005. Elle s’est même détériorée sur plusieurs plans. Les inégalités sociales et territoriales n’ont fait que croître, comme le montrent nombre de rapports. Certes, un grand programme de rénovation urbaine a été engagé, qui a contribué à changer l’image de certains quartiers. Mais, le plus souvent, ces rénovations ont été menées sans les habitants, voire leur ont été imposées.

Des travaux comme ceux de Christine Lelévrier ont montré leur impact social contrasté, notamment pour les populations les plus précaires, parfois repoussées de cité en cité, perdant les réseaux de solidarité qui leur permettaient de tenir, et ce au nom de la mixité sociale. Un scénario raté de dispersion de la pauvreté a prévalu dans les années 2000, qui pose la question de la reconnaissance de l’existence de quartiers populaires et de leurs populations.

Par ailleurs, il ne suffit pas de démolir des bâtiments, de clôturer des espaces, de repeindre des façades, pour améliorer la vie des habitants. Leurs premières demandes, comme le montre le bilan du tour de France réalisé par le collectif Pas sans nous, sont les services publics, l’école, le logement, l’accès à l’emploi. La politique de la ville, c’est-à-dire la politique portant sur les quartiers dits « défavorisés », a pour beaucoup perdu de sa substance sociale. Elle a été bureaucratisée et les professionnels et associations qui y contribuent sont aujourd’hui largement épuisés par les logiques de concurrence et d’appel d’offres, les contrôles tatillons auxquels ils sont soumis.

Du côté associatif, un ensemble de collectifs sont nés à la suite des révoltes de 2005 qui s’inscrivaient pour beaucoup dans une histoire plus longue des quartiers populaires, notamment la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Des mouvements plus récents montrent que les quartiers populaires ne sont pas des vides politiques, par exemple les collectifs Pas sans nous, Vérité et justice pour Adama ou le Front des mères, sans compter les multiples collectifs locaux.

Notre recherche collective a ainsi mis en lumière les multiples formes d’engagement des jeunes, qui s’accompagnent d’une distance forte avec la politique institutionnelle. Mais les deux dernières décennies ont été marquées par la montée de l’islamophobie, qui s’est accompagnée de formes de répression du monde associatif, conduisant à la dissolution de certaines organisations, à la remise en cause d’agréments, à la suppression de financements.

Tout cela, qui est très bien documenté par l’Observatoire des libertés associatives, a conduit à un affaiblissement et à un épuisement du tissu associatif. J’ai mesuré ces derniers jours, lors de discussions avec des militants associatifs ou des professionnels, à quel point ces difficultés récurrentes (carcan administratif, baisse des moyens, manque de prise en compte de leurs actions) les ont épuisés. Et à quel point ils partagent la colère des jeunes, même si la leur ne prend pas les mêmes formes.

En 2012, vous coordonniez et rédigiez avec l’ancien porte-parole d’Aclefeu Mohamed Mechmache un rapport pour le secrétaire d’État à la ville, appelant notamment à donner du pouvoir aux habitant·es des quartiers populaires dans les choix politiques les concernant, en tout cas à partager le pouvoir local des maires et à en finir avec le clientélisme municipal. En quoi cette approche aurait-elle pu éviter l’embrasement de ces derniers jours ?

Marie-Hélène Bacqué : Nous proposions de remettre la politique de la ville sur ses pieds, c’est-à-dire de partir des habitants et de construire avec eux des politiques de transformation sociale. Cette approche aurait permis de consolider le réseau associatif et notamment les petites associations ou les collectifs qui ont un rôle social majeur, d’appuyer les initiatives locales, de mobiliser les citoyens autour de la vie collective et de la vie de la cité.

Nos propositions débordaient largement des quartiers populaires, quand nous proposions par exemple la création d’un fonds pour une démocratie d’interpellation, qui permettrait de développer des démarches participatives portées par les habitants, au lieu qu’elles émanent des institutions ou plus largement la co-construction des politiques publiques.

Nous insistions aussi sur la nécessité de mettre les habitants au cœur des services publics et nous avions notamment travaillé sur les rapports entre police et population, soulignant l’acuité de cet enjeu et l’urgence d’une réforme profonde de l’institution policière afin qu’elle retrouve un ancrage local et un rôle de gardien de la paix. Le rapport comportait des propositions précises déjà portées par des associations et collectifs, comme l’instauration d’une politique de reçu d’identité, la limitation du port d’armement intermédiaire du type flashball et taser, l’interdiction des pratiques ayant mené à la mort, telles que la clé d’étranglement.

Pour orienter l’approche de la police vers le dialogue avec les citoyens, nous proposions de réinstaurer la politique des « îlotiers », de mettre en place des comptes-rendus publics d’activité de la police préparés de façon à ce que tous les citoyens puissent y participer, y compris ceux qui sont considérés comme « des problèmes » par les forces de police ou par les habitants, de généraliser les groupes de veille (groupes locaux de traitement de la délinquance) auxquels participeraient les agents de police travaillant dans le quartier, les élus en charge de la sécurité, des représentants locaux du ministère de la justice (via les maisons de justice et du droit) et du Défenseur des droits, les citoyens et leurs associations.  

Pour mettre en place cette démarche, plusieurs propositions étaient centrées sur l’amélioration des conditions de travail des policiers et leur formation. Un volet portait aussi sur la création d’instances d’interpellation et de recours pour les citoyens. Si ces propositions avaient été mises en œuvre, elles auraient contribué à transformer les relations entre police et population. Mais on est au contraire allé en sens inverse.

Quelle fut la postérité institutionnelle de ce rapport ?

Marie-Hélène Bacqué : L’élaboration de ce rapport a reposé sur un travail collectif et une conférence de citoyens réunissant une centaine d’acteurs associatifs, militants, professionnels. Cette conférence de citoyens avait d’ailleurs choisi de mettre comme première de ses trente propositions le droit de vote pour les étrangers aux élections locales, une promesse faite par François Mitterrand, puis par François Hollande, mais jamais tenue. Je le souligne car cela montre à quel point l’histoire des quartiers populaires en France est jalonnée de déceptions et de promesses non tenues.

Notre rapport n’a pas échappé à cela. Quasiment aucune des propositions n’a été reprise par les gouvernements Hollande puis Macron. Si le principe de co-construction de la politique de la ville a été inscrit dans la loi, elle n’y est pas définie et les moyens législatifs et pratiques ne sont pas donnés. Nous inspirant d’un dispositif québécois, nous avions proposé que la puissance publique soutienne la création de « tables de quartier », c’est-à-dire d’initiatives réunissant plusieurs collectifs et associations pour travailler ensemble, élaborer des propositions, contester si nécessaire.

À la place, la loi rend obligatoire des conseils citoyens, dont la composition est avalisée par le préfet et qui dans beaucoup de cas sont restés des coquilles vides, sans pouvoir réel. Nous proposions de soutenir des démarches venant des habitants, c’est un nouveau dispositif émanant d’en haut qui est encore créé. La fédération des centres sociaux et le collectif Pas sans nous ont pu expérimenter la création d’une douzaine de tables de quartier mais avec un financement bien faible au regard de ce qui existe au Québec. Et encore une fois, on en est restés au stade de l’expérimentation. Cela est très significatif de l’incapacité ou du refus à penser et mettre en œuvre une dynamique participative portée par les citoyens.

Les politiques publiques sont aussi parties à contresens en termes de reconnaissance de l’action collective dans les quartiers populaires, et tout simplement de reconnaissance de leurs habitants, ce qui représentait un volet de nos propositions. Ces quartiers ont été pointés du doigt après les attentats de 2015. On a parlé de « reconquête républicaine », comme s’ils étaient en dehors de la République.

Ces discours ont des effets importants sur la façon dont des jeunes en particulier peuvent se projeter dans la société française, sur leur sentiment de légitimité et sur leurs rapports aux institutions.

Votre travail a depuis été rejoint dans le tiroir à oublis par les rapports Borloo (pour le gouvernement), El Karoui (Institut Montaigne), ou Cornut-Gentille/Kokuendo (groupe parlementaire Les Républicains)… Comment expliquer le décalage entre le nombre de réflexions existantes sur les quartiers populaires et leur absence continue de concrétisation politique ?

Marie-Hélène Bacqué : Il faudrait pour que ces constats et propositions – que je ne mettrais pas toutes sur le même plan, le rapport Borloo, par exemple, restant très descendant – une volonté politique de justice sociale et de transformation. Cela n’est pas le cas. L’ouverture de 1983 après la publication du rapport Dubedout s’est vite refermée. Travailler en profondeur sur les quartiers populaires implique de poser la question des inégalités sociales et environnementales, et aussi de la redistribution sociale.

Lors de la crise sanitaire et des confinements, on a tout à coup découvert les « métiers essentiels », mais la population des quartiers populaires reste invisibilisée, quand elle n’est pas stigmatisée.

À partir de ces quartiers se posent des questions centrales pour la société française : celle de l’égalité, celle de la démocratie, celle de la gestion de la crise climatique qui s’y fera sentir plus fortement qu’ailleurs, et celle de notre héritage colonial. Pour toutes les embrasser, il faut de la volonté et du courage politique, qui ne sont pas à l’ordre du jour.

En termes de militantisme citoyen, la réflexion a permis de construire des ponts entre acteurs des quartiers (initiant la création du collectif Pas sans nous) puis avec d’autres acteurs associatifs (France Nature environnement, Secours catholique, Fondation Abbé Pierre)… En dépit du silence radio du pouvoir politique, la dynamique a perduré jusqu’à la présidentielle de 2017, avant de sembler s’amenuiser depuis. Où en est-elle ?

Marie-Hélène Bacqué : En effet, dans la dynamique du rapport, des réflexions communes ont été menées autour, par exemple, de la proposition de création d’un fonds d’interpellation, rebaptisé ensuite fonds d’initiative, proposition travaillée et reprise par de grandes associations nationales. Des actions conjointes ont été organisées entre le collectif Pas sans nous et Alternatiba, le collectif Justice et vérité pour Adama et Alternatiba. Mais ces ponts semblent encore fragiles, même s’ils indiquent une perspective stimulante.

Au sein même des quartiers populaires, il reste à consolider des alliances. Depuis la Marche pour l’égalité et contre le racisme, on a observé plusieurs tentatives de créations d’un « mouvement des banlieues » ou des quartiers populaires. Mais ces collectifs restent encore parcellisés. Au moment des élections présidentielles de 2022, le collectif On s’en mêle a tenté de structurer une position collective. Il s’est autodissous mais de nouvelles initiatives sont en discussion.

Alors que le monde politique et médiatique se mobilise davantage pour saluer les maires en première ligne plutôt que les victimes de violences et de racisme policiers, la « démocratie d’interpellation » que vous appeliez de vos vœux peut-elle encore être audible dans le contexte actuel ?

Marie-Hélène Bacqué : Elle est en tout cas plus nécessaire que jamais. Cette démocratie d’interpellation était aussi une demande des « gilets jaunes » et, d’une autre façon, du mouvement contre la réforme de la retraite ou des mobilisations écologiques. Le président Macron a multiplié les dispositifs dits de participation comme le « grand débat », la Conférence citoyenne pour le climat, le Conseil national de la refondation.

Tous ces dispositifs ne sont pas équivalents. La Conférence citoyenne pour le climat a représenté une vraie expérience démocratique, montrant la capacité des citoyens à se saisir d’enjeux complexes et à délibérer. Pour autant, les propositions qui en ont émané sont restées lettre morte. Ces initiatives présidentielles et leurs absences de débouchés contribuent à miner l’idée de participation et à faire monter un sentiment d’impuissance et de colère.

Dans la période récente, son refus d’entendre une contestation soutenue par la majorité des citoyens et d’organiser un référendum sur les retraites témoigne d’une surdité et d’un autoritarisme très dangereux pour la démocratie. Face à cela, il me semble que plus que jamais il faudrait réaffirmer la nécessité d’une démocratie d’interpellation et la mettre en œuvre partout où c’est possible, avec les moyens du bord.

Comment expliquez-vous la permanence, voire la généralisation des critiques autour de l’autorité parentale qui serait déficiente et finalement première responsable de la situation ?

Marie-Hélène Bacqué : Cette responsabilisation des familles est profondément choquante quand on sait par ailleurs que les mêmes parents doivent préparer leurs enfants à réagir sans danger aux contrôles agressifs de la police, ou à réagir à des propos ou des réactions racistes. 

C’est une vieille rengaine que celle des classes dangereuses, des familles déficientes, de la disparition de l’autorité parentale, voire de l’existence d’une culture de la pauvreté et de la dépendance. Elle rejaillit régulièrement et imprègne une partie du travail social quand il est vu comme un encadrement et une éducation des familles.

Si l’on revient à ce qui s’écrivait sur les banlieues dans l’entre-deux-guerres, on retrouve le même type de propos adossés à une bonne dose de moralisme condescendant au regard des classes populaires. Et c’est la même critique qui a conduit à la proposition récurrente de suppression des allocations familiales pour les parents déficients. C’est une rhétorique facile, qui permet d’éviter les vraies questions.

Comment expliquez-vous qu’aujourd’hui tout le camp progressiste semble tétanisé au lieu d’afficher son soutien aux victimes de violences policières dans les quartiers ?

Marie-Hélène Bacqué : Les « alliés » sont eux-mêmes dans le viseur du gouvernement (par exemple la Ligue des droits de l’homme). Comme si l’on se résignait à la catastrophe… Les attaques se multiplient contre le monde associatif critique, mais aussi contre la pensée critique dans les universités. Tout cela ouvre un large champ à l’extrême droite, ainsi que l’indiquent les réactions qui ont suivi la mort de Nahel et les révoltes des quartiers populaires.

Faut-il s’y résigner ? Non, bien sûr. Mais le chemin est étroit. Et il ne peut passer que par des convergences qui commencent à se structurer, comme on l’a vu autour de la marche pour Adama du samedi 8 juillet. Il reste néanmoins beaucoup à faire : le Parti socialiste comme le Parti communiste n’ont pas appelé à cette marche. Pourtant, un soutien clair aux victimes des violences policières me semble un point de départ indispensable pour construire une réponse politique face à une crise de la démocratie, à la montée de formes d’autoritarisme, et au danger de l’extrême droite, qui ne concernent pas que les quartiers populaires.

  publié le 10 juillet 2023

Avez-vous idée du montant record accumulé par les 500 plus grandes fortunes françaises ?

Jean Bensimon sur www.humanite.fr

Les 500 plus riches cumulent désormais 1170 milliards d’euros. Mais l’inflation les atteint aussi, précise sans rire le magazine Challenges dans son classement annuel. Eclairage sur cette accumulation extrême de capital.

Comme chaque année, le magazine hebdomadaire Challenges publie son classement des 500 plus grandes fortunes de France. Ce classement est l’éclairage annuel sur l’état du capitalisme à la française. Celui-ci se porte plus que bien puisque la fortune cumulée des 500 personnes les plus riches de France est passée de 194 milliards en 2009 à 1170 milliards cette année. Cela représentait 10 % du PIB en 2009 contre 45 % de ce dernier en 2023.

Cette accumulation de capital extrême est qualifiée de «millésime exceptionnel» par Challenges. Les grands capitalistes français se portent tellement bien que l’homme le plus riche du monde est Français, Bernard Arnault. Et la femme la plus riche l’est également, en la personne de Françoise Bettencourt Meyer, souligne le journal dans un élan cocardier.

Le luxe domine tout

Cette forte progression est majoritairement due au domaine du luxe, grande spécialité française, qui a vu ses fortunes exploser. Le podium est d’ailleurs uniquement trusté par des patrimoines constitués dans le luxe. Bernard Arnault, propriétaire du groupe LVMH est en première position avec 203 milliards d’euros, en augmentation de 53 milliards sur un an.

La seconde par la famille Hermès (+59 milliards) et la famille Wertheimer (+20 milliards), propriétaire de Chanel, ferme le podium. Cette impressionnante vitalité du luxe s’explique du fait qu’il constitue une valeur refuge. En effet, il est moins soumis que les autres aux affres de l’inflation et ainsi utilisé par certains investisseurs comme moyen de spéculation.

« Au-delà des chiffres records cette édition 2023 traduit les difficultés que rencontrent nos champions tricolores », tempère le journal détenu à 40 % par le numéro un de leur classement. L’hebdomadaire fait ainsi référence à l’inflation qui touche les sociétés que détiennent les membres du top 500. « Les conditions économiques sont difficiles », pour ces capitaines d’industrie.

Les colonnes de l’hebdomadaire citent, sans rire, l’exemple de la famille fondatrice de la marque de cosmétique Yves Rocher dont la fortune est passée de 2,3 milliards à 1,9 milliard. Ce qui a dû engendrer des difficultés financières évidentes.

  publié le 9 juillet 2023

Mort de Nahel : un comité de l’ONU exige une enquête « approfondie et impartiale »

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Suite à la mort de Nahel, une instance de l’ONU a publié une déclaration qui estime que la France doit lutter contre les discriminations raciales aux causes « structurelles et systémiques » dans la police. Par sa réponse, le Ministère des Affaires étrangères se retranche dans le déni.

Le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale (Cerd) a rendu vendredi une déclaration sévère contre la France, suite au décès de Nahel M., 17 ans, tué d’un tir policier suite à un refus d’obtempérer, à Nanterre, le 27 juin dernier. Le Cerd, composé de dix-huit experts indépendants (juristes, politistes, diplomates, etc.) « demande instamment » une enquête « approfondie et impartiale » et que les auteurs présumés, « s’ils sont reconnus coupables », soient sanctionnés « à la mesure de la gravité du crime ».

Si elle regrette également « le pillage et la destruction de biens privés et publics », l’instance chargée de veiller au respect de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale se livre à un véritable réquisitoire concernant la politique de Paris en matière de maintien de l’ordre et de pratiques policières. Elle déplore ainsi « les informations faisant état d’arrestations et de détentions massives de manifestants » et invite à respecter « le principe de proportionnalité et de non-discrimination lors de la lutte contre les protestations et les manifestations de masse ».

Pour le Quai d’Orsay, la déclaration du Cerd est « excessive »

Le Cerd recommande en outre aux autorités « de s’attaquer en priorité aux causes structurelles et systémiques de la discrimination raciale », notamment au sein de la police. Elle relève la pratique d’un « profilage racial dans les opérations de police, les contrôles d’identité discriminatoires », touchant particulièrement les personnes d’origine africaine et arabe et demande que les autorités françaises adoptent une législation prohibant ces pratiques.

Le Quai d’Orsay, qui publie régulièrement des communiqués sur les atteintes aux droits de l’homme commises dans d’autres pays, n’a pas goûté de se voir rattrapé par la patrouille. Le Ministère des affaires étrangères a répondu par un communiqué « contester » les propos de la déclaration du comité onusien « qu’elle juge excessifs ». Quand bien même Cerd, dont ce n’est pas la mission, a bien pris soin de déplorer les atteintes aux biens publics et privés, le Ministère fait diversion en disant déplorer « l’oubli des violences injustifiables commises ces derniers jours contre les forces de l’ordre, les élus, les services publics, les commissariats, des écoles, des centres sociaux et de soins ». Pour Paris, « toute accusation de racisme ou de discrimination systémique par les forces de l’ordre en France est infondée ».

Le Quai d’Orsay rappelle que le « profilage ethnique » est interdit en France et que des mesures ont été prises en vue de lutter contre les « dérives de contrôles dits au faciès ». Il vante également un niveau de contrôle interne et externe des forces de sécurité «  tels que peu de pays en connaissent ». La politique menée par les dirigeants du pays des droits de l’homme reste « circulez, il n’y a rien à voir ».

 

   publié le 9 juillet 2023

Comité Adama. Pari réussi
contre les violences policières,
malgré les interdictions

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Convoqué par le comité La Vérité pour Adama Traoré, avec le soutien des syndicats (CGT, FSU, Solidaires) et de partis politiques, comme LFI, EELV et le NPA, le rassemblement avait été interdit à Beaumont-sur-Oise, puis dans la capitale. Dans le calme mais avec détermination, un millier de personnes ont bravé l’interdit afin d’exercer leur liberté de manifester, de s’exprimer et aussi leur droit d’honorer les morts.

Pari gagné pour le comité La Vérité pour Adama, du nom du jeune homme mort le 19 juillet 2016 au cours d’une interpellation par la gendarmerie à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise). Après l’interdiction par les autorités préfectorales du département de la manifestation qui se tient chaque année depuis le drame, initialement prévue à Persan et Beaumont, un millier de personnes ont, ce samedi après-midi, bravé la deuxième interdiction édictée à Paris, et se sont retrouvées, ce samedi après-midi, sur la place de la République, au centre de la capitale. « Ce sont des décisions politiques qui visent à nous empêcher de nous exprimer et à jeter de l’huile sur le feu », dénonce Assa Traoré, soeur d’Adama et porte-parole du comité. « A Beaumont, nous avons toujours défilé de manière organisée et dans le calme. Ils nous ont dit d’arrêter les révoltes dans les quartiers, puis quand on veut se rassembler, on prétend nous l’interdire, c’est inacceptable. Mais nous avons le dernier mot, personne ne peut nous interdire de marcher, de nous rassembler, de défendre notre pays et notre démocratie. »« 

Membre de la Coordination nationale contre les violences policières, Omar Slaouti abonde :  »En nous interdisant d’aller à Beaumont, on veut aussi nous empêcher d’avoir un élan d’amour, d’amitié et de sympathie pour Adama et ses proches. Nos morts parlent encore, ils nous réveillent la nuit, nos morts réclament justice« .Alors que l’information judiciaire sur le décès de son petit frère a été clôturée en fin d’année dernière mais que le parquet de Paris doit encore se prononcer pour requérir, ou non, le renvoi de l’affaire devant la justice, Assa Traoré rappelle encore, au cours d’un point presse improvisé, sans mégaphone, quelques minutes avant l’heure du rassemblement déjà nassé par les policiers et les gendarmes:  »Le jour où Adama est mort, c’était le jour de son anniversaire. Il avait mis sa plus belle chemise à fleurs, il avait enfilé un bermuda et pris son bob. Il voulait juste faire un tour en vélo, et il n’en est pas revenu. Sept ans après, on attend encore, la justice et la vérité doivent toujours être faites.« 

Cette année, après la mort du jeune Nahel, abattu à bout portant par un policier, le 27 juin, à Nanterre (Hauts-de-Seine), le rendez-vous traditionnel organisé par le comité avait été inscrit au coeur d’un appel unitaire appuyé par des collectifs, des associations, des syndicats et des formations politiques. Après une évacuation précipitée par les sommations lancées par les policiers et les gendarmes, puis dans la manifestation qui remonte vers la Gare du Nord, on croise ainsi près d’une dizaine de députés insoumis, dont Mathilde Panot et Rachel Keke, ainsi que l’écologiste Sandrine Rousseau, la porte-parole de Solidaires Murielle Guilbert, mais également des représentants de la Fondation Copernic ou encore d’Attac. Au nom de la CGT, Céline Verzeletti dénonce  »une atteinte au droit à l’expression, au droit à la mémoire« .»Nous dénonçons la violence institutionnelle, le racisme, et nous revendiquons l’égalité sociale dans toutes ses dimensions, ajoute-t-elle. Mais ce gouvernement n’a strictement aucune réponse politique, et du coup, il n’est plus du tout légitime.« 

Après avoir défilé, sans le moindre heurt, sur quelques centaines de mètres, boulevard Magenta, Assa Traoré monte sur un abribus pour une dernière prise de parole avant d’appeler à la dispersion dans le calme.

»On pourchasse nos morts jusque dans leurs tombes, on veut nous interdire de les nommer, avance encore la jeune femme. En somme, on nie leurs existences jusque dans la mort... C’est une déshumanisation totale.« Pour Assa Traoré qui fait le décompte des jeunes gens tués, avant Nahel, pour »refus d’obtempérer« , il y a urgence :  »L’Etat doit reconnaître qu’il y a du racisme en France. Ce ne serait pas une faiblesse ! Reconnaître qu’il y a du racisme en France, c’est sauver des vies !« 

Sous les applaudissements et les slogans  »Pas de justice, pas de paix« , les manifestants se dispersent tranquillement. Quelques dizaines de minutes plus tard, une escouade de la Brav-M procède, malgré tout, à l’interpellation très brutale de deux des membres du comité La Vérité pour Adama. Au passage, les policiers bousculent violemment des manifestants et des journalistes. Sinistre hoquet de l’Histoire : Youssouf, l’un des propres frères d’Adama Traoré, est embarqué, après avoir été immobilisé par plusieurs agents entassés sur son torse, soit exactement les gestes qui ont pu conduire, d’après ses proches, au décès du jeune homme à Beaumont-sur-Oise il y a sept ans.

Selon Eric Coquerel, le membre du comité a dû être transporté à l’hôpital, tandis que la préfecture de police envisage, elle, de poursuivre Assa Traoré pour appel à participation à un rassemblement interdit. Signe évident, là encore, comme le dit le député insoumis, d’une  »persécution vis-à-vis de la famille Traoré« ​​​​​​​.


 


 

En hommage à Adama Traoré,
la convergence des colères
face aux interdictions

Clémentine Mariuzzo  sur www.politis.fr

Pour la septième année consécutive, 2 000 personnes se sont rassemblées, samedi 8 juillet, place de la République à Paris, en hommage à Adama Traoré. Bravant les interdictions des préfectures, les manifestants étaient portés par la mort de Nahel et les récentes révoltes en France.

Malgré deux interdictions préfectorales, la marche annuelle en hommage à Adama Traoré a eu lieu, samedi 8 juillet à Paris. Sur un abribus du boulevard Magenta, sur le bord de la fontaine place de la République ou sur un banc, Assa Traoré a dû se contenter d’estrades de fortune pour faire porter la voix de son frère. Alors que le rassemblement devait se tenir à Beaumont-sur-Oise, où est mort le jeune homme asphyxié par un gendarme le 19 juillet 2016, la préfecture du Val-d’Oise l’a interdit par peur des tensions. Le programme était pourtant clair : concert, jeux pour les enfants, débats. Rien ne laissait penser que des « éléments radicaux », comme le mentionne l’arrêté de la préfecture, auraient pu se déplacer. Mais, moins de deux semaines après le décès de Nahel, le tribunal administratif du Val-d’Oise a estimé que « bien que les violences aient diminué ces derniers jours, leur caractère extrêmement récent ne permet [pas] de présumer que tout risque de trouble à l’ordre public ait disparu ».

Alors, le collectif La Vérité pour Adama s’est rabattu sur la place de la République à Paris, « lieu d’expression et de liberté », comme l’a défini la sœur du défunt. Mais le verdict tombe la veille du rassemblement : la préfecture de police de Paris emboîte le pas de celle du Val-d’Oise et l’interdit pour les mêmes raisons. L’eau n’a pas encore coulé sous les ponts, après les révoltes qui ont émaillé la France des quartiers populaires, jusqu’aux centres urbains et villes moyennes. La colère fume encore. La préfecture craint une convergence et elle a raison : Nahel est sur toutes les bouches. « Ils ne veulent pas que nous rassemblions nos colères. Ils ont peur », dénonce Assa Traoré lors de sa première prise de parole, sur un coin de la place de la République, peu avant 15 heures. Car malgré « un arsenal de guerre », un rassemblement a lieu. Officiellement, une conférence de presse. Officieusement, le début de « la victoire pour la liberté de manifester », comme le clamera Assa Traoré.

Nous avons le droit de crier le nom de nos morts même si l’État ne le veut pas.. Assa Traoré

Par deux fois, le cordon policier est forcé. D’abord, pour rejoindre la fontaine de la Place de la République ou les députés insoumis et écologistes ont pris la parole. Puis, après une dernière sommation des policiers, pour débuter une marche sur le boulevard Magenta. Dans le calme, les quelques milliers de manifestants ont battu le pavé pendant moins d’une heure vers la Gare de l’Est en scandant : « Pas de justice, pas de paix ». Manifestation sauvage oblige, la circulation continue et les conducteurs se retrouvent dans la foule. Les organisateurs leur glissent un petit mot d’excuse par la vitre, l’ambiance n’est pas à l’affrontement.

Recueillement et injustice

Pour beaucoup, elle est au recueillement, notamment pour Noah* 39 ans. Cet entrepreneur habite Bordeaux mais a grandi en banlieue parisienne. « J’essaye de venir chaque année pour rendre hommage à Adama, ça aurait pu être mon petit frère » dit-il, ému. L’interdiction de la préfecture l’a touché, mais il « la comprend. Ils ont peur des débordements et ils ont peur de nous ». Mais malgré la tristesse ambiante du deuil se crée la colère de « l’injustice ». Assa Traoré n’a jamais la voix chevrotante mais dans ses déclarations l’émotion est là : « Nous avons le droit de crier le nom de nos morts même si l’État ne le veut pas. Ils ne reviendront pas mais nous sommes là pour les vivants et pour la liberté ». Pour Noah, comme pour Assa Traoré, « ce n’est pas au gouvernement de dire si l’on peut marcher pour nos morts ». C’est aussi ce que croit Alice Coffin, élue écologiste à la mairie de Paris, et comme elle le précise elle-même, « militante antiraciste et féministe ».

C’est par cette deuxième dénomination qu’elle est présente ce 8 juillet : « J’avais prévu de venir avec ou sans autorisation de la préfecture ». Pourtant, en tant qu’élue, elle dit s’être « battue avec le préfet de police de Paris pour autoriser la manifestation, mais ça n’a pas abouti ». Thomas Portes, député LFI, dit aussi avoir « fait son possible pour autoriser l’hommage ». Écharpes tricolores en guise de bouclier, lui et des élus de gauche défilent fièrement aux côtés des Traoré. Pourtant, la manifestation a divisé la Nupes. Le Parti communiste et le Parti socialiste ont refusé d’y prendre part. La France insoumise et Europe écologie Les Verts, eux, étaient bien présents. Tous dénoncent « fortement la répression de l’État et l’entrave à la liberté de manifester. », comme le souligne la députée LFI Mathilde Panot. Pas seulement présents pour rendre hommage à Adama Traoré, les élus sont aussi là pour « soutenir les organisateurs après cette décision antidémocratique » mais aussi et surtout, « pour que l’État reconnaisse le racisme dans la police ».

« La mort d’Adama est une conséquence du racisme dans la police »

Dans la foule, la présence des politiques « fait plaisir », confie Sarah, 24 ans, venue de Créteil pour marcher, « mais il ne faut pas qu’ils nous oublient quand ça sera fini. On verra s’ils seront là dans deux mois pour parler de nos problèmes. » Plus qu’un hommage à Adama Traoré, le rassemblement ressemble à un cri de colère contre les violences policières. Les « problèmes » sont dans les bouches. « La mort d’Adama est une conséquence du racisme dans la police, dénonce Sarah, c’est pour ça qu’on est là ». Les mobilisations simultanées dans les grandes villes en sont la preuve. D’après la police, 5 500 personnes ont marché en France contre les violences policières ce 8 juillet. Assa Traoré citera Nahel à plusieurs reprises, mais aussi Mahamadou et 11 victimes pour présomption de refus d’obtempérer. La volonté est claire : « Nous nous battons pour que l’État reconnaisse qu’il y a du racisme en France. Le reconnaître, ce n’est pas une faiblesse, c’est sauver des vies », expliquera la jeune femme perchée sur un abribus.

Bravant tous les interdits, Amina*, 73 ans, fait face aux policiers, elle a « l’habitude ». Prête à « prendre des risques » contre « l’injustice que ces gens vivent », elle n’a pas hésité à venir en sachant que le rassemblement était à côté de chez elle. « Interdit ou pas, je serais venue », s’exclame-t-elle. La retraitée est bénévole au DAL (Droit au Logement), arborant de petits stickers sur son gilet jaune « Non aux expulsions dans les quartiers ». « Tout cela est relié, la répression, le racisme systémique apporte la précarité et le mal logement. Elle continue : « Les jeunes qui ont été mis en prison après avoir participé aux émeutes, certaines de leurs familles ont déjà été expulsées à cause de ça. » À peine le temps de finir sa phrase, que les policiers chargent.

C’est à l’arrivée du cortège à la Gare de l’Est que l’ambiance tourne au vinaigre. Alors que la dispersion se passe dans le calme, une brigade de BRAV-M donne alors à voir une image tristement symbolique, avec l’arrestation par placage ventral et menottage de Youssouf Traoré, frère d’Adama Traoré. Soit la même position qui a entraîné la mort de son frère. Il sortira du commissariat du 5e arrondissement sur un brancard, blessé à l’œil. D’après BFMTV, une commissaire de police aurait porté plainte contre le jeune homme pour violences sur personne dépositaire de l’autorité publique. Une procédure judiciaire est également en cours contre Assa Troré pour délit d’organisation d’une manifestation non déclarée.

On a gagné, on leur a montré que nous avions eu le dernier mot. Assa Traoré

Assa TraoréLors de sa prise de parole finale, cette dernière conclut sagement : « On a gagné, on leur a montré que nous avions eu le dernier mot. Rentrons chez nous ». Une déclaration qui ne fait pas l’unanimité dans la foule. « Non, nous n’avons pas gagné. Pourquoi rentrer maintenant ? », s’interroge une manifestante tenant une pancarte affichant « Justice ? » dans les mains. Le 15 juillet, une seconde manifestation est annoncée, que les organisateurs espèrent voir autorisée. L’occasion de « s’organiser ensemble pour demander la justice, et dénoncer l’injustice », déclarera Assa Traoré, consciente que les enjeux sont cette année encore plus grands que l’hommage à son frère.

* Le prénom a été changé, comme tous ceux suivis d’une astérisque.


 


 

D’Adama Traoré à Nahel : la marche
contre les violences policières
brave les interdits

Mathieu Dejean et Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

En dépit de l’interdiction préfectorale, le comité Vérité et justice pour Adama a défilé à Paris contre les violences policières et le racisme. Dans le contexte de révolte des quartiers populaires après la mort de Nahel, la mobilisation pacifique, soutenue par la gauche sociale et politique, a donné lieu à l'interpellation violente d’un frère Traoré par la police.

LesLes autorités ont tout fait pour que la marche en mémoire d’Adama Traoré, mort il y a sept ans dans les locaux de la gendarmerie de Persan (Val-d’Oise), n’ait pas lieu. D’abord, la préfecture du Val-d’Oise a interdit le rassemblement qui devait se tenir, comme chaque année, le 8 juillet à Beaumont-sur-Oise – décision confirmée par la justice administrative. Par arrêté préfectoral, la circulation des trains de la RATP a ensuite été interrompue vers Persan-Beaumont. 

Enfin, le comité Vérité et justice pour Adama ayant décidé d’appeler à se réunir place de la République, à Paris, la préfecture de Paris a interdit le rassemblement à son tour. « Cette manifestation intervient dans un contexte encore sensible, après un épisode de violences urbaines survenues en Île-de-France, et notamment à Paris », argue la préfecture dans son communiqué. Le contexte, c’est aussi la mort de Nahel M., 17 ans, tué à bout portant par un policier lors d’un contrôle routier à Nanterre (Hauts-de-Seine) le 27 juin. 

Une manifestation s’est pourtant bien lancée de la place de la République ce samedi 8 juillet, malgré une lourde présence policière. Les organisateurs ont, dans un premier temps, été nassés par la police mais, rapidement et sous l’impulsion du comité Vérité et justice pour Adama, le cordon policier a été forcé : une première fois pour accéder à la fontaine de la place de la République, une seconde pour débuter la marche. Elle aura duré moins d’une heure, dans le calme. 

La préfecture de Paris a annoncé une procédure judiciaire contre l’organisatrice, Assa Traoré, sœur d’Adama. Par ailleurs, deux interpellations ont été effectuées, les deux concernent des membres du comité Adama, dont l’un des frères Traoré, Youssouf, violemment arrêté comme en témoignent ces images. On y entend une militante répéter : « Pas à trois sur son dos, laissez le juste respirer. » Blessé à l’œil, Youssouf Traoré a été transféré du commissariat du Varrondissement à l’hôpital. Selon BFMTV, une policière a déposé plainte contre le frère d’Adama Traoré pour violences sur personne dépositaire de l’autorité publique. Le Comité Adama affirme ne pas avoir été informé du dépôt de cette plainte pour l'instant. 

Assa Traoré gagne un « bras de fer »

À 15 h 45, Assa Traoré monte sur un arrêt de bus, boulevard Magenta, vers la gare de l’Est, pour prendre la parole. Le cortège n’est pas allé plus loin. « Reconnaître qu’il y a du racisme en France, c’est sauver des vies. On a le droit de marcher pour nos frères. Vous allez rentrer chez vous avec fierté, honneur et dignité », lance-t-elle devant les manifestant·es bien encadré·es par des cordons de policiers. « C’est un hommage à Adama et pour toutes les victimes de violences policières : qu’elle dure une heure ou trois heures, peu importe, estime Omar Slaouti, militant historique des quartiers populaires. C’est un bras de fer : on sait qu’en face ils ne vont rien lâcher pour ne pas nous laisser s’exprimer. » 

Dans la foule, près de 2000 personnes, beaucoup de militant·es des quartiers populaires, de responsables politiques de La France insoumise (LFI) et d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), quelques rares chasubles syndicales aux couleurs des deux seules organisations de travailleurs présentes ce jour-là : la CGT et Solidaires. Les très jeunes habitant·es des quartiers populaires qui se sont révolté·es ces derniers jours et qui se succèdent en comparution immédiate en ce moment ne sont pas de la partie. Pour les personnes interrogées, cela s’explique par le fait que la marche s’est faite à Paris plutôt qu’à Beaumont-sur-Oise, et par la crainte que peut faire naître chez eux une présence policière accrue. 

Dans la famille, on est ACAB de père en filles.

Tala et Tasnim, deux sœurs, sont venues d’Épinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), battre le pavé aux côtés du comité Vérité et justice pour Adama. La première a 25 ans et travaille en tant que consultante dans la santé, la deuxième a 17 ans et vient d’obtenir son bac avec mention. Les deux jeunes femmes sont noires, portent le voile et racontent la violence du « racisme systémique », dans la rue pour leur frère et leur père, dans les études pour elles deux. « Mon père est un homme noir qui est arrivé en France dans les années 1980, alors les violences de la police, il connaît, commente Tala. Mon frère pareil. Nous aussi. Dans la famille, on est ACAB [All cops are bastards – ndlr] de père en filles. » 

La plus jeune répète ce que toutes les personnes racisées nous indiquent lors de cette marche : ça aurait pu être son frère. « Et quand on se révolte, nous, on nous réprime encore plus durement, s’inquiète Tasnim. Quand les habitants des quartiers populaires se mobilisent, c’est des émeutes. Quand ce sont des blancs, ce sont des manifestations engagées. J’ai pas l’impression d’être particulièrement agressive ou animale. »

Autour d’elles, les slogans fusent : « Tout le monde déteste la police », « Pas de justice, pas de paix », « Justice pour Adama », « Justice pour Nahel », « On ne nous empêchera pas de manifester, contre le racisme et l’impunité ». La voix de Tasnim se hisse au-dessus des mégaphones pour expliquer qu’elle n’a pas eu peur d’amener sa petite sœur dans une manifestation interdite par la préfecture : « On risque de se faire violenter et arrêter, mais, de toute façon, en tant que racisés, on risque tout cela tout le temps, manifs ou pas. Alors, les interdictions, on s’en fout. » 

Témoignages du racisme ordinaire de la police

Un peu plus loin, Fanta et Enora Gomes, elles, ne parlent pas au conditionnel quand elles disent que ça aurait pu être un membre de leur famille. Leur cousin, Olivio Gomes, est mort le 17 octobre 2020 de trois balles tirées par un policier de la BAC de Poissy (Yvelines), pour refus d’obtempérer. Comme Assa Traoré, elles répètent son nom, la date de sa mort, les conditions dans lesquelles celle-ci a eu lieu à de nombreuses reprises pour que le jeune homme de 28 ans ne tombe pas dans l’oubli. 

« C’est toujours la même histoire, souffle Enora. C’est juste les acteurs qui changent : il y a un refus d’obtempérer, et les policiers utilisent leurs armes pour tuer alors qu’il y a d’autres moyens d’interpeller. Ce qui s’est passé pour Nahel, c’est exactement la même chose, sauf que, pour nous, il n’y a pas de vidéo. » Les deux étudiantes, de 20 et 21 ans arborent un tee-shirt appelant à la « justice pour Olivio Gomes », racontent « l’angoisse permanente », ce poids qui leur reste sur le cœur chaque fois qu’elles aperçoivent un petit frère ou un petit cousin dans la rue, comme autant de potentielles victimes de violences policières. 

Les appels au calme sans justice sociale et sans moyens conséquents, ce n’est même pas entendable.

Elles se désolent d’une même voix que les « marches, les communiqués, ça ne sert plus à rien. Ça fait des années qu’on en fait, ça n’a rien changé, ils tuent encore. » Alors, si elles ne cautionnent pas les violences qui ont pu avoir lieu dans certains quartiers populaires après la mort de Nahel, elles comprennent : « Détruire notre milieu urbain à nous, c’est peut-être pas la meilleure solution, mais on n’a pas d’autres moyens de se faire entendre. »

Le constat est partagé par Farid Bennai du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP) : « Les jeunes qui se révoltent le font parce qu’ils savent très bien que ça aurait pu être eux-mêmes, leur frère, leur copain. » Alors que la plupart des responsables politiques ont appelé au calme, l’éducateur de rue estime que leurs prises de parole sont inopérantes : « Les pouvoirs publics violentent et créent une crispation dans les quartiers populaires et on demande ensuite aux éducateurs d’appeler au calme. Les appels au calme sans justice sociale et sans moyens conséquents, ce n’est même pas entendable. Ça ne veut rien dire. » 

Dans une même phrase, il raconte ces jeunes qui viennent le voir pour se plaindre des humiliations quotidiennes que leur font vivre la police, l’abandon progressif de l’État dans les quartiers les plus précaires et la marche impitoyable de « la machine répressive », faisant référence aux comparutions immédiates bâclées lors desquelles nombre de jeunes banlieusards ont pris des peines de prison ferme après les révoltes. Et de se souvenir d’une phrase qui, pour lui, résume tout : « Un jeune m’a dit un jour : “On nous traite comme des animaux, on se révolte comme des sauvages.” » 

Une gauche sidérée, mais solidaire

Quelques heures plus tôt, le collectif d’associations, de syndicats et de partis politiques de gauche, signataire de l’appel « Notre pays est en deuil et en colère », tenait une conférence de presse en catastrophe, près de la place de la République. Les mines sont ternes et la tension palpable. Éric Coquerel, député LFI de Seine-Saint-Denis, confie sa colère face aux interdictions : « Le gouvernement met la France au ban des démocraties. Le droit de manifester est un droit constitutionnel, ils n’ont même plus de prétexte : cette marche commémorative a toujours été pacifique. C’est sidérant. » « Le droit à manifester devient à discrétion des préfets et du gouvernement, ce n’est pas possible. Il faut protéger les libertés publiques », abonde la députée écologiste Sandrine Rousseau. 

Pour l’Insoumis, le seul point positif, c’est le sursaut d’une partie de la gauche sociale et syndicale, qui ne laisse pas les quartiers populaires seuls dans la bataille : « En grande partie, la gauche considère que ce qui se passe est politique, et que ça la concerne. Mais le gouvernement est bien plus dur qu’en 2005 en termes de fuite en avant répressive. »

Du côté des partis, LFI, Europe Écologie-Les Verts (EELV) et le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), notamment, étaient représentés – pas le Parti socialiste (PS), ni le Parti communiste français (PCF). La CGT, Solidaires ou encore Attac entouraient aussi Assa Traoré. Au micro, Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la CGT, rappelle le soutien de la confédération au comité et se désole de la réaction de l’exécutif : « La seule réponse du gouvernement, c’est la répression, les atteintes à tous les droits et aucune réponse sociale ou politique. Ce gouvernement n’est plus du tout légitime. »

« Nous empêcher de manifester, c’est nous empêcher de dire notre amour à l’endroit de ceux et celles qui devraient vivre aujourd’hui », déclare Omar Slaouti, évoquant un « tournant majeur » lors de la conférence de presse qui s’est tenue avant le départ du cortège. « On commence toujours par les quartiers, mais ça se termine dans tous les mouvements sociaux : ce qui se passe, c’est l’interdiction de tes libertés, en tant que femme, qu’écologiste, que syndicaliste », prévient-il. Et de rappeler le prochain rendez-vous : une marche contre les violences policières le 15 juillet, place de la République à Paris, à l'initiative de la Coordination Nationale contre les violences policières. 

À l’heure des questions, une seule journaliste prend la parole : « Assa Traoré, appelez-vous au calme ? » Et cette dernière de lui répondre : « Pourquoi me posez-vous cette question ? A-t-on déjà appelé à la violence ? »

publié le 8 juillet 2023

WaffenKraft :
les leçons de la première affaire de terrorisme d’extrême droite
jugée aux assises

Nadia Sweeny  sur www.politis.fr

Vendredi 30 juin, l’ancien gendarme adjoint, Alexandre G. a été condamné à 18 ans de prison avec une période de sûreté des deux tiers. La plus grosse peine prononcée pour une association de malfaiteurs terroriste en lien avec l’extrême droite. Son idéologie et sa haine, comme chez ses coaccusés, se nourrissent du pourrissement du débat actuel et l’éclairent d’une lumière crue.

« Vous êtes face à une sorte de jihad. Un jihad nouveau. Un white jihad » – jihad blanc, a clamé l’avocat général du parquet national antiterroriste lors de son réquisitoire jeudi 29 juin, après dix jours de débats devant la cour d’assises de Paris, lors du procès de l’affaire dite « WaffenKraft ». Une première pour une association de malfaiteurs terroriste en lien avec l’extrême droite. Quatre jeunes néonazis étaient ainsi jugés du 19 au 30 juin accusés d’avoir voulu commettre des attentats. Le principal accusé, Alexandre G. ancien gendarme adjoint a écopé de 18 ans de prison assortis d’une période de sûreté des deux tiers. Il a dix jours pour faire appel. La cour d’assises de Paris a cependant été plus clémente avec les coaccusés dont les peines les exemptent d’une incarcération. Mais au cours de ces dix jours de débats, a émergé la réalité d’une violence terroriste largement alimentée par le débat public et la banalisation des rhétoriques d’extrême droite.

À 22 ans au moment des faits (2017-2018), Alexandre G. dit s’être radicalisé sur internet après les attentats jihadistes de 2015 sur les forums « d’ultra-droite » où s’échangent sans modération propos racistes, haine anti-immigrés, antisémitisme décomplexé. À grands coups d’humour potache, de récupération de faits divers choisis – devenue la spécialité de l’extrême droite – et de culte viriliste, la haine se nourrie. « Je me suis enfermé dans ma bulle. J’ai fait un amalgame entre musulmans et terroristes. C’est la haine le moteur de tout ça. J’en voulais à l’État que je trouvais trop laxiste. Quand on est radicalisé c’est difficile d’en sortir », reconnaît-il aujourd’hui. Devant le magistrat instructeur, le gendarme admet qu’ainsi, les musulmans et les manifestants de gauche sont devenus ses « ennemis ». C’est notamment ceux-là, qu’il cible dans ses deux manifestes terroristes que Politis a pu consulter.

Dans ces documents retrouvés sur son ordinateur lors de la perquisition, il détaille les méthodes pour faire un « maximum de morts » et annonce les raisons de son passage à l’acte. Dans « tactiques et opérations de guérilla », Alexandre G. reconnaît avoir copié-collé les techniques d’attaques diffusées par la propagande jihadiste dont il est fasciné. Il y dévoile trois cibles : la gare de Sevran-Beaudottes (93) – quartier populaire de banlieue parisienne – qu’il imagine attaquer par « explosion », la mosquée Omar et le PCF par « fusillade ». Il évoque aussi une attaque « dans une cité sensible réputée pour faire régner la terreur et où la police s’y aventure que très rarement, de ce fait vous avez 90 % de chance de ne pas croiser la police ce qui en fera un avantage énorme. Allez de rue en rue et fusillez les cafards là où vous les trouverez. » Peut-on lire. La mention étant accompagnée d’une photo devant illustrer lesdits « cafards ».

Une rhétorique visant les habitants des quartiers populaires, qui n’est pas sans éclairer d’une lumière crue un communiqué officiel de deux syndicats de policiers majoritaires diffusé le 30 juin à l’occasion des violences urbaines déclenchées par la mort du jeune Nahel sous les balles d’un policier. Dans ce communiqué, les syndicats de police annoncent être « en guerre » et que l’heure est « au combat contre ces « nuisibles » », définis comme « des hordes sauvages ». En parallèle, des politiques définissent, sans ambages, un lien de cause à effet direct entre origines immigrées et violences urbaines. Le discours de l’« ultra-droite » se trouve ainsi largement validé par des organisations ou personnalités pourtant considérées comme « républicaines ». Si dans son réquisitoire définitif le parquet national antiterroriste s’alarme d’une « surreprésentation des membres ou anciens membres des forces armées et de sécurité intérieure au sein de l’ultra-droite », il note aussi que « la centralité des thèses soutenues par l’extrême droite au sein du débat public tend à légitimer celles promues par l’ultra-droite. » La mécanique qui aboutit à l’engagement de ces jeunes dans une spirale terroriste est ainsi indissociable de l’état du débat public en France.

Les fruits de haine

Ainsi la généralisation des discours contre les immigrés et la préservation d’une identité française fantasmée comme chrétienne, blanche et épurée d’éléments allogènes portent ses fruits de haine au cœur des groupuscules violents. « Je n’aime pas le concept de multiculturalisme. Comme beaucoup de gens j’estimais qu’il ne fallait pas se laisser submerger par des immigrations non européennes », explique Alexandre G. à la barre, abreuvé de la théorie dangereuse du grand remplacement reprise par des personnalités politiques comme Valérie Pécresse ou Eric Ciotti et qui sert de ferment aux discours néonazis. Pour Evandre A. l’intellectuel du groupe, « c’est Alain Soral qui a banalisé ces idées. Puis, l’alt-right américaine a présenté ça comme quelque chose de scientifique et plus seulement idéologique et c’est plus dur à remettre en question. Du coup, je me suis mis à lire de la littérature néonazie. J’étais favorable aux thèses eugénistes, opposé aux mariages mixtes pour la stérilisation des personnes handicapées et l’évaluation de ceux qui avaient le droit de se reproduire, liste-t-il. Cela dit, mes idées n’étaient pas si incompatibles avec la société française : en 2017, M. Fillon avait suggéré des quotas d’immigration en fonction de la nationalité d’origine et de mon point de vue, c’est satisfaisant »

Pour moi, il fallait séparer les races sinon, il y aurait des conflits. 

Condamné à cinq ans de prison dont trois avec sursis, il réfléchit avec son avocate, Me Olivia Ronen, à faire appel. Celle-ci avait en effet demandé une exemption de peine pour son client car Evandre A. avait prévenu les autorités avant l’ouverture de l’enquête judiciaire contre le gendarme. Le 10 août 2018, il a en effet appelé la gendarmerie pour faire part de son inquiétude face à l’éventualité d’une attaque terroriste d’Alexandre G. « Je voulais endoctriner les gens avec l’esthétique de la violence mais j’étais contre le terrorisme, c’est contreproductif et ça ferait reculer l’extrême droite en France », déclare à la barre celui pour qui « sans race, pas de société. Pour moi, il fallait séparer les races sinon, il y aurait des conflits. »

C’est aussi ce que pensait Julien, mineur au moment des faits. Devant le magistrat, il préfère se considérer comme « racialiste » – comme la plupart des personnes accusées de terrorisme en lien avec l’extrême droite qui réfute le terme raciste. « Je ne vais pas dire « nègre » ou dire que le jaune est plus intelligent que nous. Je vais plutôt dire que nous sommes différents. La race est une réalité génétique et culturelle », a-t-il déclaré. « Le nazisme permet, par la promotion d’une identité d’un peuple supérieur aux autres, de conforter son besoin de remettre en question le système démocratique français », pense l’éducatrice de la protection judiciaire de la jeunesse qui l’a suivi au début de son contrôle judiciaire. Pour le psychiatre, « sa crainte de ne pas exister en tant qu’ethnie est en réalité une crainte de ne pas exister en tant que personne. »

« Je ne souhaite la mort de personne mais après… »

Abreuvé de la théorie du grand remplacement, le petit groupe va naturellement diriger sa haine non plus seulement contre les immigrés, mais aussi contre les groupes vus comme responsables et « puissants » : les institutions, les journalistes et les Juifs. « Je suivais les instructions d’Anders Breivik qui dit qu’il faut s’en prendre aux puissants, a déclaré Alexandre G. à la barre. Quand on est nazi, on pense que ce sont les Juifs qui contrôlent. » Julien ne dit rien de moins devant la section de recherche de la gendarmerie qui l’interroge après son arrestation : « Il serait illogique de dire qu’il faut tuer Mamadou parce qu’il est là. Mamadou, il n’y est pour rien. C’est le système qui les a fait venir-là qui est en cause. » Puis, devant le magistrat : « je ne souhaite la mort de personne mais après… il y a comme un truc qui s’est fait au milieu du Moyen Âge avec les bons chrétiens qui ne devaient pas manier l’argent. Du coup ce sont les juifs qui se sont retrouvés, et encore aujourd’hui, à des postes importants. Pour moi, ces postes importants sont censés représenter notre pays et je trouve ça étrange que ce ne soit pas des Français de souche. » (sic)

Quoi de plus « naturel » alors que de cibler le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) ? Dans le second document terroriste de l’ancien gendarme, nommée « opération croisée – communiqué de guerre » celui-ci fait aussi une liste détaillée de cibles de puissant et de traîtres. Des députés européens, de gauche comme Yannick Jadot ou de droite, comme Brice Hortefeux, mais aussi une liste de journalistes qualifiés de « féminazies » – terme péjoratif pour désigner des féministes. Deux d’entre eux sont issus de notre rédaction. Ces noms semblent avoir été copiés de listes diffusées sur les réseaux sociaux. Un procédé que l’on retrouve dans l’affaire FRDeter, du nom de ce groupe Télégram sur lequel des militants d’ultra-droite faisaient part de leur volonté d’actions violentes.

Julien a été condamné à cinq ans de prison dont trois avec sursis. À l’annonce de sa peine, qui lui évite un passage par la case détention, le jeune homme s’est effondré en larmes dans les bras de son avocate, Me Modestie Corde. « Je suis contente que la Cour ait pu prendre la mesure de la gravité des faits reprochés, tout en tenant compte de la personnalité « cabossée » de Julien, a réagi son avocate auprès de Politis. La détention aurait été contre-productive car cela l’aurait replongé dans un milieu violent. Julien a pleinement pris conscience de la gravité des faits reprochés et de la « relative » clémence de la peine. » Après le verdict, le jeune homme est allé spontanément à la rencontre des parties civiles et notamment de Me Ilana Soskin, avocate de la Licra, association antiraciste que Julien avait visée dans un échange de SMS sur lequel il disait « go les incendier ». Auprès de Me Soskin, Julien s’est excusé. « Il m’a remercié d’avoir été là pendant les quinze jours de son procès. Il m’est apparu sincère et je dois avouer que ça m’a beaucoup touchée », raconte-t-elle. Une lueur d’espoir dans le sombre tunnel que nous traversons ?

 

  publié le 8 juillet 2023

Le sous-titre des émeutes

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

« En dernière instance, une émeute est le langage de ceux qu’on n’entend pas. » Faut-il s’inspirer de Martin Luther King et donner du sens à ce qui est survenu depuis le meurtre de Nahel ? Si l’on en croit un sondage Elabe, une immense majorité de Français refusent de s’engager dans cette voie : 90 % estimeraient que la mort du jeune homme n’a constitué qu’un prétexte pour « casser ». Adopter cette thèse reviendrait dramatiquement à ne pas entendre. Ceci dit, que faut-il « entendre » dans des scènes de pillages et d’incendies qui ont produit autant d’images, mais aussi peu de paroles ? Notons au passage le vide organisationnel qui domine dans les quartiers populaires. Rien d’analogue au mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, qui avait, notamment après la mort de George Floyd, encadré les manifestations et assuré le « portage » revendicatif.

Faute de mots d’ordre et de slogans, il faut donc sous-titrer le film des « émeutes ». Selon le sociologue Romain Huët, elles « sont le signe d’une détresse politique ». Dans la « cité », ces jeunes ne sont jamais des jeunes : ils sont « des cités », des « banlieues », « issus de l’immigration »… L’accumulation de relégations, sociale, spatiale et symbolique, s’incarne dans une sorte de paradoxe ultime : les rencontres les plus fréquentes qu’ils ont avec des agents du service public – nous parlons ici de policiers – tournent trop souvent au contrôle d’identité sans raison, à l’intimidation, à l’humiliation. Et parfois à la mort. La liste est désormais trop longue et établie depuis trop longtemps (dès les années 1980) pour que persiste le déni : il y a bien un problème dans le rapport assigné par le pouvoir à l’institution policière.

La France de 2023 n’est pas l’Amérique de 1967, mais on ne manquera pas de trouver un puissant écho dans cette autre phrase du leader du mouvement des droits civiques : « Aussi longtemps que l’Amérique remettra la justice à plus tard, nous serons dans la position de voir se répéter des vagues de violence. »

  publié le 7 juillet 2023

Budget : 60 milliards à trouver d’ici 2027, la Cour des comptes crie haro
sur les niches fiscales

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Dans sa quête sans fin des économies budgétaires, la Cour des comptes s’en prend, dans une note publiée ce vendredi 7 juillet, aux lourdes dépenses - presque 100 milliards d’euros - que sont les niches fiscales accordées aux entreprises sans condition ni contrôle.

Derrière la boutade, il y a quand même un changement de doctrine. Puisque le gouvernement a sifflé la fin du « Quoi qu’il en coûte » et qu’il compte même infliger une bonne pincée d’austérité aux dépenses publiques, la Cour des comptes propose une nouvelle méthode. Plutôt que d’aller encore chasser les fraudeurs au RSA, de grappiller de nouvelles miettes sur les services publics et les allocations-chômage, elle regarde enfin, même si c’est par la bande, la première dépense de l’État (un tiers de son budget) : les aides aux entreprises.

Et plus particulièrement l’une de celles qui augmentent le plus rapidement : les niches fiscales. Celles-ci ont coûté pas moins de 94,2 milliards d’euros à l’État en 2022, un record, après une hausse de 4,6 milliards sur un an. Les deux tiers de ce montant colossal ont été captés par les grandes entreprises. Mais sur ce point, les Sages de la rue Cambon, n’insistent pas trop.

160 milliards d’euros d’aides publiques versées aux entreprises chaque année

« Pour restaurer nos marges de manœuvre, un effort substantiel devra être conduit sur la dépense publique », de façon à dégager « idéalement » soixante milliards d’euros d’économies d’ici 2027, a ainsi déclaré le premier président de la Cour Pierre Moscovici, en présentant sa note sur ce thème. Les magistrats financiers suggèrent d’instaurer un meilleur « mécanisme de plafonnement » du coût des niches fiscales entre 2023 et 2027, car l’actuel « est trop élevé et inopérant ». La Cour suggère enfin de limiter à quatre ans la durée de tout nouvel avantage fiscal ou réduction d’impôt. Ils ne s’aventurent toutefois pas jusqu’à demander un audit, pour mesurer leur efficacité concrète. Dommage.

La Cour des comptes restant ce qu’elle est, la note sur les niches fiscales cohabite avec celle sur les dépenses d’éducation, sur la politique du logement ou celle sur les relations financières entre État et collectivités locales… On conseillera ainsi plutôt à la Cour des comptes de se pencher sur l’étude réalisée par les chercheurs du Clersé, de l’université de Lille, à la demande de la CGT, “Un capitalisme sous perfusion” (voir ci-dessous).

Ils y trouveront notamment que sur les 160 milliards d’euros d’aides publiques versées sans condition ni contrepartie chaque année aux entreprises, il y a aussi les exonérations de cotisations sociales – près de 70 milliards – qui plombent très sérieusement le financement de la protection sociale.


 


 

Un capitalisme accro aux aides publiques

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Coût du capital Avec près de 160 milliards d’euros versés en 2019, les subventions aux entreprises sont devenues le premier poste de dépenses de l’État. Cela représente même le double du budget de l’éducation nationale.

C’est comme si le salaire d’un employé du privé sur quatre était en réalité payé par l’État. Le montant des aides publiques au capitalisme français est colossal : 156,88 milliards d’euros, révèle une étude réalisée par les chercheurs du Clersé, de l’université de Lille, à la demande de la CGT. « Ces dépenses ou ces renoncements à percevoir l’impôt ne sont pas identifiés comme tels par l’administration. Aucun rapport annuel ne les recense, nous avons donc dû éplucher les budgets des différentes fonctions publiques et agréger de très nombreuses données, explique l’économiste Thomas Dallery. C’est quand même fou, d’ailleurs, dans un pays qui répète qu’il faut faire attention et couper les dépenses dans la majorité des ministères », pointe le coauteur du rapport « Un capitalisme sous perfusion », paru en octobre. La méthodologie est donc claire. Il s’agit de répertorier les types d’aides aux entreprises, qui sont de trois ordres : les subventions directes, les crédits d’impôt et les baisses de cotisations. Ils amputent autant de budgets, de l’État, des administrations publiques locales et de la Sécurité sociale.

Que ces aides représentent le premier poste de dépenses publiques n’a pas toujours été le cas, puisque, en 1980, elles n’atteignaient même pas 10 milliards d’euros. « Une première rupture nette a lieu au début des années 2000, avec le passage à la monnaie unique. Avant, on utilisait des dévaluations légères du franc pour booster la compétitivité des entreprises. Depuis qu’on ne peut plus le faire, on passe par des formes de dévaluation fiscale », pointe Thomas Dallery.

Une incidence sur la protection sociale

Puis, le volume des aides bondit à nouveau après 2012, avec le tournant de la politique de l’offre défendue par François Hollande, et l’arrivée à Bercy d’un certain… Emmanuel Macron. Mais ces pics ne doivent pas masquer l’augmentation régulière d’aides aux entreprises, qui fait dire aux auteurs du rapport que le capitalisme français a développé une véritable accoutumance. « On peut utiliser la métaphore de l’alcoolique : pour préserver le même degré d’ivresse, il lui faut progressivement une quantité d’alcool de plus en plus importante, explicite l’économiste. Les entreprises sont tout aussi dépendantes, elles ont besoin qu’on augmente régulièrement la dose, par une nouvelle niche fiscale, une nouvelle baisse de cotisations… »

Les subventions directes, avec 32 milliards d’euros par an, sont les formes d’aides les plus stables, mais aussi les moins élevées. Le passage du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (Cice) en baisse permanente des cotisations, en 2019, a fait de ce type d’aide la plus importante en volume, avec près de 65 milliards d’euros, contre 61 milliards pour les niches fiscales. Les auteurs du rapport montrent de leur côté que ces baisses des cotisations ont une incidence énorme sur la protection sociale, qui n’est plus financée qu’à 58 % par le travail. « C’est une manière d’étatiser la gestion de la protection sociale, de couper le lien protection-cotisation et, incidemment, de contourner les syndicats », note Thomas Dallery.

« Un maintien du niveau des profits »

Si, en revanche, on prend en compte les dépenses fiscales dites déclassées, alors ce poste de dépenses, ou plutôt de renoncement à percevoir l’impôt, arrive de loin en tête avec près de 110 milliards d’euros par an. En 2019, il y a eu pour 48 milliards de dépenses déclassées, dont 44 liés à l’impôt sur les sociétés, dont l’essentiel est constitué par le « régime mère-fille », un dispositif qui vise, selon Bercy, à éliminer les doubles impositions entre sociétés mères et filiales, mais qui est surtout un moyen d’optimisation fiscale dont abusent les multinationales. Raison pour laquelle les auteurs ont choisi d’en faire état dans un calcul à part, qui porte l’addition finale à 205 milliards d’euros. « Je tiens aussi à préciser que nous n’intégrons pas le manque à gagner lié à une réforme fiscale comme la baisse progressive de l’impôt sur les sociétés », poursuit l’économiste. Et comme le chiffrage s’arrête en 2019, toutes les aides liées à la pandémie n’y sont pas non plus intégrées. On pourrait s’attendre à ce que l’augmentation de ces mesures fiscales provoque une diminution du taux de prélèvement obligatoire dans son ensemble. Sauf que, dans les faits, la pression fiscale est plutôt reportée sur d’autres acteurs économiques. Par exemple, lorsque l’État a mis en place le Cice, il a augmenté dans le même temps et en partie la fiscalité assise sur les particuliers, via la hausse de la TVA, et la fiscalité écologique.

« Le premier poste de budget de l’État sert avant tout à maintenir le niveau des profits. Et dans ce monde de capitalisme financiarisé, une large part des bénéfices va aux actionnaires », insiste Thomas Dallery. Si ces aides sont à 70 % qualifiées d’inefficientes par l’inspection générale des finances, l’accoutumance est telle que les supprimer pourrait avoir des conséquences importantes sur l’investissement ou l’emploi. « Une solution serait par contre d’imposer des contreparties. Il est possible d’imaginer conditionner des aides à une modération de dividendes pour soutenir plutôt les salaires et les investissements écologiques », propose l’économiste, qui rappelle que, depuis la pandémie, cette idée gagne du terrain dans l’opinion publique.

  publié le 7 juillet 2023

« Emmanuel Macron
ne comprend rien
aux banlieues »

Nadia Sweeny  sur www.politis.fr

Ali Rabeh, maire de Trappes (Yvelines), a participé à l’Élysée à la rencontre entre le chef de l’État et quelque 200 maires, le 4 juillet, pour évoquer la révolte des quartiers populaires. Il dénonce sans langue de bois l’incapacité du Président à comprendre ce qui se joue dans les banlieues et son manque de perspectives pour l’avenir.


 

Vous avez été reçu mardi 4 juillet à l’Élysée par le président de la République avec des dizaines d’autres maires. Comment ça s’est passé ?

Ali Rabeh : Le Président a fait une introduction très courte pour mettre en scène sa volonté de nous écouter, de nous câliner à court terme, en nous disant à quel point on était formidable. Puis ça a viré à la thérapie de groupe. On se serait cru aux alcooliques anonymes. Tout le monde était là à demander son petit bout de subvention, à se plaindre de la suppression de la taxe d’habitation, de la taille des LBD pour la police municipale ou de l’absence du droit de fouiller les coffres de voiture… Chacun a vidé son sac mais, à part ça et nous proposer l’accélération de la prise en charge par les assurances, c’est le néant. La question primordiale pour moi n’est pas de savoir si on va pouvoir réinstaller des caméras de surveillances en urgence, ou comment réparer quelques mètres de voiries ou des bâtiments incendiés. Si c’est cela, on prend rendez-vous avec le cabinet du ministre de la Ville ou celui des Collectivités territoriales. Mais ce n’est pas du niveau présidentiel.

Quand on parle avec le président de la nation, c’est pour cerner les causes structurelles du problème et fixer un cap afin d’éviter que ça ne se reproduise. Et là-dessus on n’a eu aucune réponse, ni aucune méthode. Il nous a dit qu’il avait besoin d’y réfléchir cet été. En fait, Emmanuel Macron voulait réunir une assemblée déstructurée, sans discours commun. Il a préféré ça au front commun de l’association Ville & Banlieue réunissant des maires de gauche et de droite qui structurent ensemble un discours et des revendications. Mais le Président refuse de travailler avec ces maires unis. Il préfère 200 maires en mode grand débat qui va dans tous les sens, parce que ça lui donne le beau rôle. En réalité, on affaire à des amateurs qui improvisent. Globalement ce n’était pas à la hauteur.

Le Président n’a donc rien évoqué, par exemple, de l’appel de Grigny ou des nombreuses propositions déjà faites par le passé sur les problématiques liées aux banlieues et qui ne datent quand même pas d’hier ?

On a eu du mépris, de l’arrogance et de l’ignorance. Il n’a pas écouté les nombreuses alertes des maires de banlieue.

Ali Rabeh : Non. Il a fait du « Macron » : il a repris quelques éléments de ce qu’on racontait et il en fait un discours général. Il avait besoin d‘afficher qu’il avait les maires autour de lui, il nous a réunis en urgence pendant que les cendres sont brûlantes, ce qu’il a refusé de faire avant que ça n’explose. Et ce, malgré nos supplications. Pendant des mois, l’association Ville & Banlieue a harcelé le cabinet de Mme Borne pour que soit convoqué un Conseil interministériel des villes conformément à ce qu’avait promis le Président. Cela ne s’est jamais fait. Macron n’a pas tenu sa parole. On a eu du mépris, de l’arrogance et de l’ignorance. Il n’a pas écouté les nombreuses alertes des maires de banlieue parce qu’il pensait que nous étions des cassandres, des pleureuses qui réclament de l’argent. C’est sa vision des territoires. Elle rappelle celle qu’il a des chômeurs vus comme des gens qui ne veulent pas travailler alors qu’il suffirait de traverser la route. Emmanuel Macron n’a donc pas vu venir l’explosion. Fondamentalement, il ne comprend rien aux banlieues. Il ne comprend rien à ce qu’il s’est passé ces derniers jours.

A-t-il au moins évoqué le plan Borloo qu’il a balayé d’un revers de main en 2018 ?

Ali Rabeh : Je m’attendais justement à ce qu’il annonce quelque chose de cet acabit. Il ne l’a pas fait. Il a fait un petit mea-culpa en disant qu’à l’époque du rapport Borloo, sur la forme il n’avait pas été adroit mais il affirme que la plupart des mesures sont mises en œuvre. Il prétend, tout content de lui, qu’il y a plus de milliards aujourd’hui qu’hier et que le plan Borloo est appliqué sans le dire. C’était grotesque. J’aurais aimé qu’il nous annonce une reprise de la méthode Borloo : on fait travailler ensemble les centaines de maires et d’associatifs. On se donne six mois pour construire des propositions actualisées par rapport au rapport Borloo et s’imposer une méthode. Lui a dit : « J’ai besoin de l’été pour réfléchir. » Mais quelle est notre place là-dedans ?

Dans ses prises de paroles publiques, le Président a fustigé la responsabilité des parents qui seraient incapables de tenir leurs enfants. Qu’en pensez-vous ?

Ali Rabeh : Qu’il faut commencer par faire respecter les mesures éducatives prescrites par les tribunaux. Pour ces mamans qui n’arrivent pas à gérer leurs enfants dont certains déconnent, les magistrats imposent des éducateurs spécialisés chargés de les accompagner dans leur fonction parentale. Or, ces mesures ne sont pas appliquées faute de moyens. C’est facile après de les accabler et de vouloir les taper au porte-monnaie mais commençons par mettre les moyens pour soutenir et accompagner les familles monoparentales en difficulté.

Le deuxième élément avancé ce sont les réseaux sociaux…

Ali Rabeh : C’est du niveau café du commerce. C’est ce qu’on entend au comptoir : « Faut que les parents s’occupent de leur môme, faut les taper aux allocs. Le problème ce sont les réseaux sociaux ou les jeux vidéo… » Quand on connaît la réalité c’est un peu court comme réponse. On peut choisir d’aller à la simplicité ou on peut se poser la question fondamentale des ghettos de pauvres et de riches. Pour moi l’enjeu c’est la mixité sociale : comment les quartiers « politique de la ville » restent des quartiers « politique de la ville » trente ans après. Or personne ne veut vraiment l’aborder car c’est la montagne à gravir.

On peut choisir la simplicité ou se poser la question fondamentale des ghettos de pauvres et de riches.

Vous avez abordé cette question lors de votre intervention à l’Élysée. Comment le Président a-t-il réagi ?

Ali Rabeh : Il a semblé réceptif quand j’ai évoqué les ghettos de riches et les maires délinquants qui, depuis vingt-deux ans, ne respectent pas la loi SRU. Il a improvisé une réponse en évoquant le fait que dans le cadre des J.O, l’État prenait la main sur les permis de construire en décrétant des opérations d’intérêt national, un moyen de déroger au droit classique de l’urbanisme. Il s’est demandé pourquoi ne pas l’envisager pour les logements sociaux. S’il le fait, j’applaudis des deux mains. Ça serait courageux. Mais je pense qu’il a complètement improvisé cette réponse.

En ce moment, on assiste à une répression judiciaire extrêmement ferme : de nombreux jeunes sans casier judiciaire sont condamnés à des peines de prison ferme. Est-ce de nature à calmer les choses, à envoyer un message fort ?

Ali Rabeh : Non. On l’a toujours fait. À chaque émeute, on a utilisé la matraque. Pareil pour les gilets jaunes. Pensez-vous que la colère est moins forte et que cela nous prémunit pour demain ? Pas du tout. Que les peines soient sévères pour des gens qui ont mis le feu pourquoi pas, mais ça ne retiendra le bras d’aucun émeutier dans les années qui viennent.

Quand Robert Ménard a dit que le problème provenait de l’immigration, le Président n’a pas tiqué.

Vous avez été dans les rues de Trappes pour calmer les jeunes. Qu’est-ce qui vous a marqué ?

Ali Rabeh : La rupture avec les institutions est vertigineuse. Elle va au-delà de ce que j’imaginais. J’ai vu dans les yeux des jeunes une véritable haine de la police qui m’a glacé le sang. Certains étaient déterminés à en découdre. Un jeune homme de 16 ans m’a dit « Ce soir on va régler les comptes », comme s’il attendait ce moment depuis longtemps. Il m’a raconté des séances d’humiliation et de violence qu’il dit avoir subies il y a quelques mois de la part d’un équipage de police à Trappes. Beaucoup m’ont dit : « Ça aurait pu être nous à la place de Nahel : on connaît des policiers qui auraient pu nous faire ça. » J’ai tenté de leur dire qu’il fallait laisser la justice faire son travail. Leur réponse a été sans appel : « Jamais ça ne marchera ! Il va ressortir libre comme tous ceux qui nous ont mis la misère. » Ils disent la même chose de l’impunité des politiques comme Nicolas Sarkozy qui, pour eux, n’ira jamais en prison malgré ses nombreuses condamnations. Qui peut leur donner tort ?

Il se développe aussi un discours politique extrêmement virulent sur le lien de ces violences urbaines avec les origines supposément immigrées des jeunes émeutiers. Qu’en pensez-vous ?

Ali Rabeh : Quand Robert Ménard a frontalement dit, dans cette réunion des maires, que le problème provenait de l’immigration, le président de la République n’a pas tiqué. Une partie de la salle, principalement des maires LR, a même applaudi des deux mains. Il y a un glissement identitaire très inquiétant. Culturellement, l’extrême droite a contaminé la droite qui se lâche désormais sur ces sujets. Ces situations demandent de raisonner pour aller chercher les causes réelles et profondes du malaise comme l’absence d’équité, la concentration d’inégalités, d’injustices, de frustrations et d’échecs. C’est beaucoup plus simple de s’intéresser à la pigmentation de la peau ou d’expliquer que ce sont des musulmans ou des Africains violents par nature ou mal élevés.

Comment ces discours sont-ils perçus par les habitants de Trappes ?

Ali Rabeh : Comme la confirmation de ce qu’ils pensent déjà : la société française les déteste. Dans les médias, matin, midi et soir, ils subissent continuellement des discours haineux et stigmatisant de gens comme Éric Zemmour, Marine le Pen, Éric Ciotti, etc. qui insultent leurs parents et eux-mêmes au regard de leur couleur de peau, leur religion ou leur statut de jeune de banlieue. Ils ont le sentiment d’être les rebuts de la nation. Quotidiennement, ils ont aussi affaire à une police qui malheureusement contient en son sein des éléments racistes qui l’expriment sur la voie publique dans l’exercice de leur métier. Ça infuse. Les jeunes ne sont pas surpris de l’interprétation qui est faite des émeutes. En réalité ils l’écoutent très peu, parce qu’ils ont l’habitude d’être insultés.

D’après vous, que faut-il faire dans l’urgence ?

Ali Rabeh : Il faut arrêter de réfléchir dans l’urgence. Il faut s’engager sur une politique qui change les choses sur dix à quinze ans. C’est possible. On peut desserrer l’étau qui pèse sur les quartiers en construisant des logements sociaux dans les villes qui en ont moins. Moi, je ne demande pas plus de subventions. Je veux que dans quinze à vingt ans, on me retire les subventions « politique de la ville » parce que je n’en aurai plus besoin. C’est l’ambition qu’on doit porter.

Il faut lancer un cercle vertueux de dialogue police-population.

Et sur le court terme ?

Ali Rabeh : Il faut envoyer des signaux. Revenir sur la loi 2017 car cela protégera les policiers qui arrêteront de faire usage de leurs armes à tort et à travers, s’exposant ainsi à des plaintes pour homicide volontaire, et cela protégera les jeunes qui n’auront plus peur de se faire tirer comme des lapins. Il faut aussi engager un grand dialogue entre la police et les jeunes. On l’a amorcé à Trappes avec le commissaire et ça produit des résultats. Le commissaire a fait l’effort de venir écouter des jeunes hermétiquement hostiles à la police, tout en rappelant le cadre et la règle, la logique des forces de l’ordre. C’était très riche. Quelques semaines plus tard le commissaire m’a dit que ses équipes avaient réussi une intervention dans le quartier parce que ces jeunes ont calmé le jeu en disant « on le connaît, il nous respecte ». Il faut lancer un cercle vertueux de dialogue police-population, et jeunesse en particulier, dans les mois qui viennent. La police doit reprendre l’habitude de parler avec sa population et être acceptée par elle. Mettons la police autour de la table avec les jeunes, les parents du quartier, des éducateurs, les élus locaux pour parler paisiblement du ressenti des uns et des autres. Il peut y avoir des signaux constructifs de cet ordre-là. Or là on est dans la culpabilisation des parents. Ça ne va pas dans le bon sens.

   publié le 6 juillet 2023

Police :  « Allo, Beauvau ?  
Faut tout changer ! »

Camille Bauer et Alexandre Fache sur www.humanite.fr

La mort du jeune Nahel, le 27 juin, à Nanterre, repose la question d’une réforme de l’institution. Usage des armes, formation, place des syndicats, indépendance de l’instance de contrôle… À peu près tout est à revoir.

Pour son premier déplacement depuis la mort du jeune Nahel, le 27 juin, Emmanuel Macron a choisi, lundi, de se rendre dans une caserne du 17e arrondissement de Paris.

L’idée était – on l’a compris – de soutenir des agents mobilisés contre les « violences urbaines » de ces derniers jours, et non d’entamer, aux côtés de son ministre de l’Intérieur, une grande réflexion sur le rôle de la police dans notre société. Pourtant, il y a matière, et il y a urgence.

En abattant à bout portant un adolescent de 17 ans pour un simple refus d’obtempérer, le policier Florian M. a confirmé que le triste record de 2022 (13 personnes tuées dans ces circonstances) relevait d’une tendance lourde.

Il a aussi provoqué un désordre immense dans tout le pays, qui devrait forcer les responsables politiques à s’interroger. Les missions de la police sont-elles les bonnes ? Sa doctrine d’intervention ? La formation de ses agents ? Au fond, est-elle là – comme on se l’imagine – pour protéger les citoyens, ou pour servir le pouvoir en place ?

« Quand Fouché crée la police au début du XIXe  siècle, son rôle est de servir le monarque. Et en vérité, c’est toujours le cas », analyse le juriste Olivier Cahn, chercheur au Cesdip. L’article 111-1 du Code de la sécurité intérieure en témoigne : « L’État a le devoir d’assurer la sécurité en veillant (…) à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics, à la protection des personnes et des biens. »

« Dans cette énumération, l’ordre a son importance. C’est la défense des institutions qui prime », relève Olivier Cahn. Décryptage des pistes sur la table pour renouer avec une police républicaine.

1. Revoir l’usage des armes et le maintien de l’ordre

«  La loi de février 2017 relative à la sécurité publique autorise les policiers français à tirer sur les occupants de véhicules, même lorsqu’ils ne représentent pas une menace immédiate », alertaient déjà, début 2023, les chercheurs Sebastian Roché, Paul le Derff et Simon Varaine.

La mort de Nahel est venue remettre cette vérité au cœur du débat public. De fait, le texte de 2017, qui élargit l’usage des armes à feu au-delà de la stricte légitime défense, a été à l’origine de 16 décès en dix-huit mois, lors de « refus d’obtempérer ».

Depuis une semaine, sa suppression est demandée par toute la gauche, et des associations comme la LDH ou l’Association des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat). « Soyons clairs : nous ne sommes pas pour le désarmement, mais pour un meilleur encadrement légal de l’usage des armes, afin qu’il soit conforme au respect des droits et des libertés », détaille Émilie Schmidt, de l’Acat. Qui rappelle que « la police française est une des plus armées en Europe ».

Au-delà des armes à feux, les armes dites non létales (grenades lacrymogènes, de désencerclement ou LBD) sont aussi très critiquées, car utilisées massivement dans le cadre du maintien de l’ordre, quand nombre de nos voisins se l’interdisent.

Le résultat d’une doctrine qui repose sur la confrontation directe, plus que sur l’évitement, et ne s’interdit pas l’utilisation de nasses ou les interpellations préventives. Bref, tout l’inverse de ce que recherchait la police de proximité, stoppée en 2003. Pour l’ensemble de la Nupes, il faut aujourd’hui renouer avec cette forme de police proche des citoyens, même si elle ne fait pas figure de « solution miracle ».

2. Développer et réorienter la formation des agents

Pointée du doigt, la formation des agents pourrait aussi être largement améliorée, dans la durée comme le contenu. Fin 2022, un rapport de la fondation Terra Nova pointait un dispositif « fragmenté », « peu ouvert sur l’extérieur » et manquant de « cohérence ».

Abaissée à seulement huit mois en 2020 pour réussir à tenir les promesses de recrutements du président de la République, la formation des gardiens de la paix a été rallongée à un an, en 2022. Soit trois fois moins qu’en Allemagne, en Norvège ou en Finlande…

« Mes prédécesseurs avaient raccourci la formation initiale. C’était une erreur », avait reconnu Gérald Darmanin pour justifier ce rétropédalage. « Un an, ça reste bien trop court, regrette Anthony Caillé, secrétaire général de la CGT police. Il faudrait au moins vingt-quatre mois. Cela permettrait de ne pas se limiter, sur le plan pédagogique, au seul apprentissage des infractions, du Code de la route ou du Code de procédure pénale. »

Le syndicaliste plaide pour intégrer à ces formations des avocats, des magistrats, des historiens, des éducateurs… « Au lieu de développer le seul physique des policiers, il faudrait développer leur intellect », résume d’une formule le journaliste David Dufresne, fondateur du site AuPoste.fr.

3. Avoir une instance de contrôle véritablement indépendante

L’impunité dont bénéficient les auteurs de violences policières contribue à creuser l’écart entre la police et la population. Les proches des personnes blessées ou tuées lors d’une interaction avec la police sont confrontés à des années de marathon judiciaire, ou pire, à des non-lieux.

Pour mettre fin à cette situation, beaucoup réclament une réforme de l’IGPN (et de l’IGGN pour la gendarmerie), seule instance autorisée à enquêter pour les cas graves, mais dont la mansuétude est critiquée.

« Nous demandons un organe externe à la police, qui soit réellement indépendant et impartial. L’IGPN dépend du directeur général de la police nationale, qui lui-même dépend du ministre de l’Intérieur », explique Émilie Schmidt.

Cette spécificité de l’IGPN – ainsi que sa composition uniquement policière – est une anomalie en Europe, où nombre de pays, comme la Grande-Bretagne ou la Belgique, se sont dotés d’organismes de contrôle pluridisciplinaires, non affiliés à la police.

En France, le Défenseur des droits partage ces caractéristiques, mais contrairement à ses homologues, il ne dispose pas de pouvoir contraignant. Par ailleurs, toute réforme efficace dans ce domaine demande de garantir l’identification des mis en cause.

Or, sur ce point aussi, la France est en retard. « Même quand une enquête est menée, elle est souvent classée sans suite, notamment parce que les auteurs ne sont pas identifiés », rappelle Émilie Schmidt.

Obtenir que l’obligation faite aux policiers de porter leur numéro d’identification soit effective est un axe important de réforme, réclamé devant la justice par les associations.

4. Remettre les syndicats de police à leur juste place

Le pouvoir exorbitant dévolu aux syndicats de police dans l’institution ne date pas d’hier. Mais, de plus en plus, il interroge. Salaires, avancements, mutations… En siégeant avec l’administration dans les différentes commissions, les élus du personnel disposent d’un levier très important, qui explique sans doute la très forte syndicalisation de la profession (70 %).

Ce poids joue aussi dans le rapport de force avec le pouvoir politique, toujours le petit doigt sur la couture du pantalon quand les policiers manifestent, comme ce fut le cas, le 19 juin 2021, devant l’Assemblée nationale. « Le principal problème de la police, c’est la justice », avait alors lancé à la tribune le secrétaire national d’Alliance, sans susciter la réprobation de Gérald Darmanin.

Depuis, son syndicat, allié avec l’Unsa police, est devenu le premier dans la profession (50 % des voix). Et le 30 juin, il n’a pas hésité à se déclarer « en guerre » contre les « hordes sauvages » et « les nuisibles », menaçant directement le gouvernement.

« Cette droitisation des syndicats de police, c’est une faillite du ministère de l’Intérieur, qui devrait nous protéger de cette dérive, au lieu de l’encourager », estime David Dufresne.

5. En finir avec les contrôles au faciès et le racisme

L’affaire Nahel a remis sur le devant de la scène la prévalence du racisme dans la police. Rien n’illustre mieux ce problème que la question du contrôle d’identité.

En 2016 déjà, le Défenseur des droits rappelait que « 80 % des personnes correspondant au profil de jeune homme perçu comme noir ou arabe déclarent avoir été contrôlées dans les cinq dernières années, contre 16 % pour le reste des enquêté·es », soit une probabilité 20 fois plus élevée.

La gauche a longtemps fait de cette question un cheval de bataille, l’instauration d’un récépissé ayant même figuré dans le programme présidentiel de François Hollande…

Dans un appel, mercredi 5 juillet, cinq organisations de défense des droits de l’homme, dont Amnesty International, ont demandé à nouveau au gouvernement une réforme afin que les contrôles « ne puissent être fondés que sur un soupçon légitime et individualisé ».

Une action de groupe est d’ailleurs toujours en cours devant le Conseil d’État depuis juillet 2021 pour forcer l’État à mettre fin à ces contrôles au faciès. Car loin d’avoir un effet sur le niveau de criminalité, ils détruisent le tissu social. « Plus la police fait un usage immodéré des contrôles, moins la population a envie de s’en remettre aux agents, plus une relation d’hostilité s’installe », résumait le sociologue Sebastian Roché, dans une tribune à l’Obs en 2018.

Un motif pour la gauche de continuer à appeler à une réforme. Dans son programme présidentiel, le candidat du PCF, Fabien Roussel, promettait : « Les violences et les abus à caractère raciste dans la police ne seront plus tolérés Leurs auteur·es seront déféré·es devant la justice et pourront faire l’objet de procédures de révocation. Les contrôles au faciès seront combattus, grâce à la mise en place du récépissé justifiant qu’une personne a déjà été contrôlée. »


 


 

Réforme de la police :
le grand tabou des macronistes

Pauline Graulle sur www.mediapart.fr

Plan contre les discriminations à l’emploi, suppression de certaines aides aux familles… La majorité présidentielle jure vouloir apporter une réponse politique aux émeutes, mais se garde d’affronter l’essentiel : les pratiques des forces de l’ordre.

Comment éteindre l’incendie provoqué par la mort de Nahel M. ? Encore groggy au sortir de la bataille contre la réforme des retraites, les troupes macronistes font face à une nouvelle épreuve. « On a eu les “gilets jaunes”, le Covid, les retraites, aujourd’hui, les quartiers flambent comme jamais… À date, je ne sais pas comment on s’en sort : on n’a aucun levier à activer à court terme », souffle, désemparé, un député, qui craint que la suite ne se résume à un énième numéro de « communication ».

Depuis des jours, les élus de la majorité, encouragés par la présidente du groupe Renaissance à l’Assemblée nationale, Aurore Bergé, à aller arpenter leur circonscription, phosphorent pour trouver quelques pistes de solutions aptes à apaiser, après plusieurs nuits de violences, les quartiers populaires de France. Le tout, sans dévier de la ligne fixée par Emmanuel Macron : mettre « des milliards » ne servirait à rien.

Ce n’est pas Karl Olive, député Renaissance des Yvelines, qui dirait le contraire. Loin d’appeler à une refonte globale des politiques publiques pour répondre au malaise des quartiers populaires, le coprésident du groupe d’étude Villes et banlieues à l’Assemblée nationale entend plutôt « taper au portefeuille » des familles si « le logiciel de l’éducation et des règles de vie part à l’envers ».

Une politique qu’il avait lui-même déployée à Poissy, quand, alors maire de la ville, il avait conditionné les chèques sports ou loisirs distribués par la mairie au « comportement citoyen » de ses administrés. « Rien que de faire cela, ça permet de sortir de l’impunité et d’arrêter de laxisme, et c’est ce que les Français veulent », affirme celui qui, dans un « en même temps » bien à lui, appelle à « remettre de l’humain au cœur des relations avec les habitants ».

Autorité parentale, emploi et cellules psychologiques

Elle-même originaire des quartiers nord de Marseille, la députée des Bouches-du-Rhône Sabrina Agresti-Roubache a, de son côté, passé la semaine dernière à se creuser la tête pour expliquer pourquoi la deuxième ville de France, restée relativement discrète en 2005, a cette fois été le théâtre d’intenses violences. Outre l’émergence des « réseaux sociaux qui ont tout changé », le cœur du problème serait, selon elle, à chercher dans l’évolution contemporaine de la famille. « Ça fait des années que je hurle parce que la politique familiale est décorrélée de la politique de la ville, indique cette proche de Brigitte Macron. Les pères sont absents, les mères seules… Comment voulez-vous que ça tienne ? »

Mardi, dans l’hémicycle, la première ministre Élisabeth Borne n’a pas dit autre chose. Fustigeant ces parents « qui laissent leurs enfants traîner le soir et mettre le feu à nos commissariats », la cheffe du gouvernement a appelé à examiner « tous les sujets, sans exception, sans tabou », à commencer par « le respect de l’autorité en général et l’exercice de l’autorité parentale en particulier ».

Un refrain qui est subitement revenu en force dans l’agenda médiatico-politique ces derniers jours – la solution, c’est « deux claques et au lit », a ainsi lancé le préfet de l’Hérault sur France Bleu. Mais aussi sur le terrain, assure la députée du Val-d’Oise Cécile Rilhac.

Membre de ladite « aile gauche » de Renaissance, l’élue de cette circonscription très touchée par les violences raconte avoir croisé, ces derniers jours, des « mères désarmées qui ne demandent qu’à retrouver leur autorité parentale sur leur enfant ». « On a la chance d’être dans un pays de droits et de devoirs, mais l’un ne va pas sans l’autre si l’on veut préserver la cohésion », juge-t-elle.

On a besoin d’eux pour assurer le retour à l’ordre, ce n’est pas maintenant qu’on va commencer à leur rentrer dedans.

Quand sa collègue de l’Ain, Olga Givernet, pense à mettre en place des « cellules psychologiques » dans les quartiers touchés par les émeutes, Marc Ferracci, proche du président de la République, avance sa solution : prendre à bras-le-corps la question des discriminations à l’embauche, « même si ce n’est pas le seul levier ».

Hasard du calendrier, le député des Français de l’étranger (Suisse et Liechtenstein) a déposé une proposition de loi développant les opérations de « testing », au moment même où la France s’embrasait. « L’idée, c’est de déverrouiller l’accès à certains emplois dans ces quartiers où le taux de chômage reste plus élevé qu’ailleurs. Et pour ce faire, je ne suis pas contre le “name and shame” », indique-t-il, espérant qu’une telle loi pourrait servir d’électrochoc.

L’annonce a pourtant des airs de déjà-vu. En 2020, Emmanuel Macron promettait, sur Brut, la mise en place d’un espace où les jeunes « pourront dire en quoi ils sont discriminés et où », ainsi que la création d’un numéro vert, géré par l’État et les associations. Rien n’a vu le jour.

Une police « merveilleuse »

Si les soutiens du chef de l’État fourmillent d’idées pour tenter d’améliorer (à peu de frais) les politiques publiques à destination des habitants, reste un grand tabou : les violences policières, pourtant à l’origine du déclenchement des émeutes (lire nos reportages).

« On a besoin d’eux [les policiers – ndlr] pour assurer le retour à l’ordre, ce n’est pas maintenant qu’on va commencer à leur rentrer dedans », glisse une députée pour expliquer la discrétion des troupes macronistes sur le sujet. « On a beaucoup de chance d’être en France. En Angleterre ou aux États-Unis, il y aurait eu des morts [au moment des émeutes, ndlr] ! », apprécie aussi, depuis ses terres phocéennes, Sabrina Agresti-Roubache.

Alors, surtout, ne pas froisser la police. Et tant pis si les deux principaux syndicats maison, Alliance et l’Unsa, ont appelé, dans un communiqué, au « combat » et qualifié les jeunes des quartiers de « nuisibles ». « Tout ce qui est excessif est insignifiant », balaie Karl Olive.

Lundi, la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, y est même allée de son ode aux forces de l’ordre lors de l’émission « Télématin ». Après avoir dénoncé les « amalgames » de la porte-parole du Haut-Commissariat de l’ONU qui réclamait que la France « s’attaque sérieusement aux profonds problèmes de racisme et de discrimination raciale parmi les forces de l’ordre », la titulaire du perchoir a coupé court à tout débat : « La police nationale et la gendarmerie exercent leur métier dans le respect de nos règles […]. Parfois, il pourrait y avoir quelques faits [sic], mais il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur une profession dans son ensemble qui exerce sa mission de façon merveilleuse. »

La proposition de loi abrogeant la loi Cazeneuve est populiste : en réalité, le policier qui a tiré sur l’adolescent était hors de tous les clous.

Si, dans les rangs de la majorité présidentielle, tout le monde ne verse pas dans de telles louanges, l’évocation d’une possible révision de la doctrine du maintien de l’ordre ou seulement même de la responsabilité du policier de Nanterre n’est pas sans créer un certain malaise. « Certes, il y a un pauvre flic qui a fait le con, dit ainsi Karl Olive, mais il faut se garder de généraliser : les brebis galeuses existent, mais c’est infime. » « On n’a pas une police qui martyrise les jeunes, et la justice fonctionne en France », se rassure, quant à elle, Sabrina Agresti-Roubache.

Dans ce contexte, l’insistance de la gauche pour revenir sur la loi 2017 permettant un usage facilité des armes à feu pour les forces de l’ordre est accueillie pour le moins fraîchement.

« Il ne faut pas y toucher, ce serait démagogique et cela laisserait entendre qu’il y aurait un problème d’un côté et pas de l’autre », estime l’élue marseillaise. « Les Français attendent de la fermeté, ce n’est pas le moment », abonde Cécile Rilhac, qui trouve « outrancier » de résumer, comme le fait Jean-Luc Mélenchon, la loi Cazeneuve à un « permis de tuer ». « La proposition de loi de LFI est populiste : en réalité, le policier qui a tiré sur l’adolescent était hors de tous les clous », ajoute son collègue Sacha Houlié.

Racisme dans la police : la gêne des macronistes

Le président de la commission des lois, qui a vu les affrontements entre jeunes et policiers se multiplier sur sa circonscription en milieu de semaine dernière, envisage néanmoins de mettre en place, à l’automne, une mission d’information sur le refus d’obtempérer, dans l’optique de mieux comprendre pourquoi treize personnes ont été tuées par les forces de l’ordre dans de telles circonstances rien qu’en 2022.

De quoi jeter les bases d’un débat sur la doctrine policière ? « On est sur un chemin de crête, reconnaît Sacha Houlié. Mais une chose est sûre : ce n’est pas en claquant des doigts qu’on changera quelque chose. Il faut attendre les effets du Beauvau de la sécurité, notamment les mesures sur la formation initiale des policiers. »

Certains concèdent néanmoins, quoiqu’à demi-mot, que la relation entre police et population, spécifiquement les jeunes des quartiers, pourrait être « réajustée ». « Il faut changer le regard des gens sur la police, dire à la police qu’on l’aime ! », exhorte Sabrina Agresti-Roubache.

Militante à Amnesty International, la députée Mireille Clapot espère néanmoins remettre sur la table le retour de la police de proximité supprimée par Nicolas Sarkozy – aujourd’hui visiteur du soir d’Emmanuel Macron. « Les policiers, la BAC, police secours d’un côté, et les jeunes de l’autre, doivent avoir des moments pour s’apprivoiser mutuellement », plaide-t-elle. « Il faut qu’il y ait de l’empathie de part et d’autre », abonde Marc Ferracci.

Silence, en revanche, sur l’épineuse question du racisme dans la police, qui avait pourtant fait l’objet d’un rapport circonstancié à l’été 2021. Adressé au ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, et au garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, lesquels s’étaient empressés de l’enterrer, il pointait un « phénomène sous-estimé ». Quelques mois auparavant, Emmanuel Macron reconnaissait d’ailleurs lui-même que « quand on a une couleur de peau qui n’est pas blanche, on est beaucoup plus contrôlé, encore plus quand on est un garçon, car on est identifié comme étant un problème ». Un constat qui n’avait pas été suivi d’effets.

Mais là encore, pas question, pour l’heure, d’aborder frontalement le sujet. Le député armoricain Éric Bothorel, qui s’est pourtant récemment élevé contre l’usage des LBD par les forces de l’ordre, temporise : « Il faut laisser la justice faire son travail, ne pas se laisser emporter par l’émotion. Il faut d’abord objectiver le débat avant d’agir », estime celui qui refuse de parler de racisme systémique dans un milieu professionnel où le premier syndicat représentatif n’a pourtant pas appelé à voter Macron contre Marine Le Pen en 2022.

Un peu plus offensive, Cécile Rilhac aimerait toutefois remettre à l’ordre du jour le plan contre le racisme, présenté fin janvier par Élisabeth Borne, afin « d’aborder le sujet des formations contre les préjugés pour l’ensemble de la fonction publique, dont les fonctionnaires de police, mais pas eux uniquement », précise-t-elle.

L’ancienne ministre déléguée chargée de la ville Nadia Hai, aujourd’hui députée, entend faire entendre une voix un peu à part dans la période. Refusant de « faire des généralités sur le racisme », elle veut toutefois raconter la « haine » qui s’est instillée entre les forces de l’ordre et les jeunes des quartiers.

« Parler de la politique de la ville, des copropriétés dégradées, des discriminations à l’embauche, c’est ne pas comprendre grand-chose à ce qu’il se passe en ce moment, estime-t-elle. Le vrai problème, c’est que ces jeunes ne se sentent pas français car on ne les intègre pas, qu’ils se sentent discriminés, qu’ils pensent que leur vie vaut moins que celle des autres. » Elle en est encore persuadée, malgré les renoncements successifs d’Emmanuel Macron sur les contrôles au faciès, les violences policières ou le racisme au sein de l’institution, « il n’a pas tourné le dos aux quartiers populaires. De tous les présidents que nous avons eus, c’est de loin le meilleur pour les comprendre ».


 


 

Ailleurs en Europe,
le « racisme institutionnel »
des forces de police est mis au débat

Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

Le racisme au sein de la police est-il systémique ? Des pays d’Europe ont pris en charge ce débat sensible, et parfois reconnu le « racisme institutionnel » des forces de l’ordre. Passage en revue en Belgique, en Allemagne et au Royaume-Uni.

Y a-t-il un « racisme institutionnel » dans la police française ? La question, qui reprend une expression inventée dans un contexte précis, celui de l’activisme afro-américain dans les années 1960 aux États-Unis, a ressurgi en France après la mort de Nahel M., tué le 27 juin à Nanterre par un policier, et les nuits d’émeutes qui ont suivi.

Mais l’exécutif français, qui nie l’existence de violences policières et n’avait déjà pas jugé utile de donner suite à un rapport interne remis à l’été 2021 à Gérald Darmanin et Éric Dupond-Moretti sur le racisme dans la police, n’a pas l’air décidé à ouvrir en grand ce débat.

« Il n’ y a pas de racisme dans la police », a encore répété le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, interrogé par BFMTV, manière de fermer la porte à toute discussion. Ailleurs en Europe pourtant, d’autres approches prévalent pour mesurer l’ampleur du racisme au sein de l’institution et réformer la police. Passage en revue dans trois pays : Royaume-Uni, Allemagne et Belgique.

Au Royaume-Uni, un rapport conclut dès 1999 au racisme institutionnel de la police du Grand Londres

Dans la foulée des émeutes de Brixton, à Londres, en 1981, le gouvernement de Margaret Thatcher commande un rapport indépendant au lord Leslie Scarman : ce « rapport Scarman » – « l’un des morceaux fétiches des réformistes de la police », dit le chercheur au CNRS et spécialiste de la police Fabien Jobard – exhorte déjà à mieux former les policiers dans la lutte contre le racisme et à inclure des personnes issues des minorités dans la police.

Mais Scarman se refuse à conclure qu’il existe un « racisme institutionnel », et l’argumente explicitement dans son texte. L’analyse est différente en 1999 : le rapport Macpherson, requis après l’assassinat d’un adolescent noir, Stephen Lawrence, par un groupe de jeunes Blancs en 1993, décrit, lui, la police métropolitaine de Londres comme « institutionnellement raciste ». Parmi les 70 recommandations figure celle de fixer des objectifs précis de diversité dans les recrutements au sein de la « Met ».

« Dans le cas du Royaume-Uni, les problèmes sont abordés et discutés, ils peuvent faire l’objet d’un rejet, qui est officiellement documenté et argumenté. On voit aussi que la position évolue », observe Fabien Jobard, qui souligne que « le soin de réfléchir à ces questions-là » est confié « à des commissions indépendantes du gouvernement ».

Les mobilisations de Black Lives Matter au Royaume-Uni, en 2020, ont relancé le débat sur l’ampleur du racisme au sein de la police du Grand Londres. L’un des principaux dirigeants de la police nationale avait alors reconnu qu’il était nécessaire d’en faire davantage, non pas au nom d’un prétendu « wokisme », mais bien pour rendre l’action des forces de l’ordre plus légitime et efficace sur le terrain.

Dans la foulée, un autre rapport indépendant, et massif, de plus de 360 pages, a été publié en mars 2023, rédigé par une lady au profil social, Louise Casey. Ici, le déclencheur fut un scandale sexuel ayant impliqué un policier violeur en 2021, qui n’avait pas été inquiété par ses collègues. Le rapport de Casey documente l’échec de la police londonienne à faire face aux comportements sexistes, homophobes et racistes.

Dans ce pays où existent les statistiques ethniques, la partie de l’étude sur le racisme souligne un retard dans le recrutement. Les personnes travaillant pour la Met et se décrivant comme « BAME » (« noirs, asiatiques et autres minorités ethniques ») représentaient 17 % des effectifs en janvier 2023. Une hausse sur dix ans (10 % en 2012), mais un niveau qui reste très inférieur à la diversité des habitant·es du Grand Londres dans leur ensemble (46 %).

Autre constat : 46 % des personnes noires et 33 % de celles issues de minorités asiatiques travaillant pour la police métropolitaine disaient avoir fait l’expérience de pratiques racistes au travail. Le rapport observe aussi que les minorités noire et asiatique sont ciblées de manière disproportionnée dans le cadre des fouilles menées sans mandat d’arrêt sur des piétons. Selon cette méthode du stop and search, une personne noire entre 16 et 61 ans a chaque année 3,5 fois plus de « chance » d’être fouillée dans les rues du Grand Londres.

Décrivant un « échec collectif et prolongé de la Met à comprendre, reconnaître et faire face au racisme à tous les niveaux de l’organisation », l’étude conclut, 24 ans après le rapport Macpherson, à la persistance d’un « racisme institutionnel ». Sa publication a déclenché une vague d’excuses, notamment du chef de la police londonienne, Mark Rowley, qui a refusé l’expression de « racisme institutionnel » pour lui préférer celle d’« échecs systémiques ».

« Les preuves sont accablantes », avait aussi réagi Sadiq Khan, le maire travailliste de Londres. Quant à la droite au pouvoir, elle a répondu, par la voix du chef du gouvernement Rishi Sunak, un Britannique d’origine indienne dont les parents sont nés en Afrique : « Il est clair qu’il y a eu de graves défaillances dans la culture et l’encadrement [de l’institution] et la confiance dans la police a été fortement endommagée. »

Ces déclarations n’ont pas empêché l’exécutif, comme le relevait à l’époque le site openDemocracy, de conférer de nouveaux pouvoirs à la police dans un texte de loi sur l’ordre public, au risque d’écorner le droit de manifester. La dynamique n’est par ailleurs pas circonscrite au Grand Londres : en mai dernier, le chef de la police écossaise avait lui aussi fait un spectaculaire mea culpa, Iain Livingstone parlant de sa police comme « institutionnellement raciste » et « discriminatoire ».

En Allemagne, une vaste enquête sur le travail de la police prise en charge par l’université

En Allemagne, où la police est une compétence régionale, la manière dont le débat s’est posé diffère des cas français ou britannique. Il faut remonter à la dizaine de meurtres commis par une cellule néonazie, baptisée Clandestinité national-socialiste (NSU, pour Nationalsozialistischer Untergrund), de la fin des années 1990 à 2011. Le procès des membres encore vivants de cette cellule s’est tenu à Munich durant cinq ans, jusqu’en 2018.

Les forces de l’ordre, durant l’enquête, s’étaient montrées incapables de faire le lien entre les différents assassinats, et d’imaginer un mobile raciste derrière des meurtres qui ont presque à chaque fois visé des hommes d’origine turque. « Comme dans le rapport Macpherson au Royaume-Uni, on s’est rendu compte qu’il y avait un biais raciste, en ce sens que les enquêteurs d’abord refusaient de croire que des Turcs victimes de meurtres pouvaient avoir été les cibles de néonazis, explique Fabien Jobard. Au contraire, les enquêtes tournaient systématiquement autour de spécificités culturelles imputées par les policiers aux victimes. Ils interrogeaient les parties civiles sur les liens exacts des victimes avec la “communauté turque”, sur des histoires familiales qui auraient mal tourné, des vengeances claniques ou sur la criminalité propre “aux milieux turcs”... L’un des dossiers d’enquête s’appelait d’ailleurs “Bosphore”. »

Dans la foulée, le débat s’est renforcé sur la présence de néonazis dans les forces de l’ordre. Quelque 29 agents de police du commissariat d’Essen, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie (NRW, frontalier avec la France), ont par exemple été limogés en 2020 pour avoir participé pendant des années à des groupes de discussion WhatsApp aux contenus racistes et haineux.

En réaction, informé de l’ampleur de ces réseaux d’extrême droite, le ministre de l’intérieur Horst Seehofer (CSU, droite bavaroise), sous l’autorité de la chancelière Angela Merkel, commande un rapport sur l’extrême droite dans la police. Mais il se refuse dans un premier temps à l’élargir à la question du racisme, jugeant la démarche inutile. Sous la pression du SPD, les sociaux-démocrates, alors dans l’opposition, le Bavarois finit par accepter de lancer cette étude, qui englobe des enjeux plus vastes sur les conditions de travail des forces de l’ordre.

C’est une professeure de droit pénal, Anja Schiemann, de l’Université de police allemande (Deutsche Hochschule der Polizei), qui s’y consacre à partir de 2021, dans ce pays où la formation des policiers se fait à l’université. Anja Schiemann travaille à partir des 50 825 questionnaires qui lui sont retournés par Internet, ce qui représente le plus grand échantillon jamais constitué parmi les forces policières du pays (16 % du total). Mais cet échantillon présente un biais significatif, puisqu’il repose sur le seul volontariat des personnes consultées.

Les premières conclusions de l’enquête, publiées en avril 2023, établissent que les forces de l’ordre de plusieurs Länder affichent par exemple un niveau de rejet plus élevé que le reste de la population vis-à-vis des sans-abri ou des personnes de confession musulmane. Au total, 15 % des personnes interrogées jugent que trop d’étrangères et d’étrangers vivent en Allemagne, et 21 % estiment que les exilé·es n’y viennent que pour profiter du système social.

« Les policiers allemands se sont pas moins animés de stéréotypes que la plupart de leurs collègues dans le reste de l’Europe, intervient Fabien Jobard. Mais il est très clair que les policiers allemands ne se livrent pas aux excès qu’on observe dans la police française. Des réseaux néonazis sont très ancrés au sein de certaines polices allemandes, mais le comportement des policiers dans la rue, le contact des citoyens, les missions quotidiennes ne donnent absolument pas lieu à ce l’on peut voir en France. » Ce qui fait dire au politiste : « Le problème n’est pas tellement le racisme, de savoir si les policiers français sont racistes ou pas, mais s’ils sont tenus ou pas, s’il y a un sens de la discipline dans cette maison. »

En Belgique, les autorités se refusent toujours à enclencher un audit 

Des trois pays mentionnés ici, la Belgique est sans doute celui dont la situation se rapproche davantage de la France, avec des autorités réticentes à enclencher un débat de fond sur le racisme dans les forces de police.

Pourtant, plusieurs morts récentes de personnes racisées, dans des circonstances chaque fois différentes, ont rappelé l’urgence de la situation : la mort d’Ibrahima B., 23 ans, dans un commissariat du nord de Bruxelles en janvier 2021 ; celle d’Adil, 19 ans, en avril 2020, qui tentait d’échapper à un contrôle policier en marge du confinement à Anderlecht, dans la région de Bruxelles ; ou encore celle de Sourour Abouda, travailleuse sociale de 46 ans, dont il a d’abord été dit – a priori à tort – qu’elle s’était suicidée dans une cellule d’un commissariat du centre de Bruxelles, en janvier dernier.

Au-delà des mobilisations sociales que ces morts ont déclenchées, sur lesquelles Mediapart reviendra bientôt plus en longueur, les autorités belges restent dans le déni : « Il n’y a pas de problème de racisme structurel au sein de la police », affirmait par exemple, en juin 2020, le ministre de l’intérieur alors en poste, le chrétien-démocrate flamand Pieter De Crem (CD&V).

« Cette problématique est documentée, surtout par des recherches qualitatives en sociologie et anthropologie qui font part de leurs mécanismes. Mais il n’y a pas de recherches quantitatives parce que le gouvernement nie le problème. Il refuse donc de donner des moyens pour récolter les chiffres qui permettraient d’objectiver le phénomène », dénonçait dans la presse belge en 2020 l’universitaire et anthropologue Saskia Simon, par ailleurs coordinatrice de Police Watch, un observatoire des violences policières mis sur pied par la Ligue des droits humains.

publié le 6 juillet 2023

Milices d’extrême droite
« anti-casseurs » :
de quoi parle-t-on ?

sur https://rapportsdeforce.fr/

Depuis le début des révoltes causées par la mort de Nahel, des militants d’extrême droite se rêvent en milice « anti-casseurs ». Entre réelle force para-policière et simple coup de communication, décryptage d’une situation plus complexe qu’il n’y paraît.

 Ce dimanche 2 juillet à Lyon, aux alentours de 21h, entre 80 et 100 militants d’extrême droite se réunissent aux abords de La Traboule, locaux de feu Génération identitaire. Après une brève déambulation, ils atteignent les marches de l’Hôtel de ville, entonnent un « on est chez nous », et lancent le slogan favori des identitaires lyonnais : « avant, avant, Lyon le melhor ». La scène dure quelques minutes. Les jeunes hommes, cagoulés ou capuchés, reçoivent rapidement une pluie de palets lacrymogènes et se dispersent. « La police les a peut-être pris pour des jeunes des quartiers », sourit Raphaël Arnault, porte-parole du collectif antifasciste la Jeune Garde, peu habitué à voir les « fafs » (acronyme de « France au Français » utilisé pour désigner les militants d’extrême droite) visés par la police. Un comble, puisque cette milice autoproclamée se targue justement de mettre fin aux mouvements de révolte* menés par les habitants des quartiers populaires.

Retour à l’ordre par la force

Depuis le 27 juin et la mise à mort, à Nanterre, du jeune Nahel (17 ans) par un policier, plus de 1000 bâtiments publics ou commerciaux ont été dégradés ou incendiés ainsi que près de 6000 voitures. Au total, 3500 personnes ont été interpellées dont un tiers de mineurs, selon les chiffres du ministère de l’intérieur. De nombreuses confrontations avec les policiers ont éclaté dans les quartiers populaires mais aussi dans les centres-villes.

Malgré quelques (fines) nuances rhétoriques, l’extrême droite la plus médiatique (RN, Reconquête et ses compagnons de route éditorialistes) y voit la confirmation de ses thèses. Elle met directement en cause l’immigration, renouvelle son soutien à la police et appelle à rétablir l’ordre par la force.

De manière plus souterraine, sur des canaux Telegram, des groupuscules nationalistes appellent, eux, à se substituer aux forces de l’ordre et à monter des milices. « Insurrection dans les cités ? Laissez nous gérer ! Avec 10 000 hommes dans Paris, on assure la reconquête en une nuit », peut-on lire sur un visuel flanqué de croix celtiques qui circule sur des canaux Telegram d’extrême droite.

Milice d’extrême droite : de la com’ avant tout

Mais pour l’heure, ils sont loin d’être assez nombreux. Depuis le 27 juin, des tentatives de constitution de milice d’extrême droite n’ont pu être constaté que dans trois villes : Lyon, Angers et Chambéry. Le cas de Lorient est plus complexe et nous y reviendrons en fin d’article.

À noter : Lyon exceptée, ces militants ne sont sortis que dans des villes de taille modeste. Cent cinquante-cinq mille habitants pour Angers et 60 000 pour Chambéry, bien loin de l’ambition de « reconquérir Paris » affichée sur les réseaux sociaux. Enfin, toutes ces sorties sont loin d’avoir débouché sur des affrontements avec des jeunes des quartiers populaires. Encore moins sur des « victoires » physiques.

« À Lyon, c’était surtout un beau coup de com’. Les fafs sont venus le dimanche soir, quand le centre-ville était plutôt calme et il y avait 4 ou 5 personnes autour d’eux pour les filmer. Ils étaient là pour faire des images, pas pour prendre la rue. Le but, c’était de gagner des points auprès des personnes réactionnaires ou racistes en faisant de la propagande sur les réseaux sociaux, pas de faire une vraie action de rue. Ça ne m’étonnerait pas qu’ils publient rapidement une vidéo sur leurs réseaux sociaux », estime Raphaël Arnault.

Après avoir pris la pose et respiré un peu de lacrymo, les militants d’extrême droite rentrent rapidement dans leur fief du vieux Lyon en compagnie de leurs comparses de Clermont-Ferrand, Valence, ou encore Chambéry, venus pour l’occasion.

Chambéry : « une ligne d’extrême droiture »

C’est peut-être à Chambéry que le fantasme de la milice nationaliste « reconquérant » les rues a le plus été réalisé.

Luc**, un militant syndicaliste et antifasciste local raconte :

« Un communiqué non signé annonçait un rassemblement intitulé “pour les victimes françaises des émeutes” , ce samedi 1er juillet, aux alentours de 21h. Finalement une trentaine de fafs se sont réunis. Ce n’étaient pas ceux qu’on a l’habitude de croiser à Chambéry, à savoir les anciens du Bastion social et de l’Edelweiss. Eux, on les avait déjà vus toute la journée mettre la pression sur un local autogéré et menacer les personnes qui étaient à l’intérieur. Cette fois c’était plutôt des militants de Reconquête et de la Cocarde. Celui qui les dirigeait les a fait former une “ligne d’extrême droiture” – ce sont ses mots. Puis ils ont défilé dans le centre-ville et dans le quartier Covet. Mais ils ne sont pas allés jusque dans les Hauts-de-Chambéry (ndlr : le plus gros quartier populaire de la ville). »

Pendant une partie de la soirée, le groupe auto-proclamé « anti-casseurs » lance des slogans racistes : « Français réveille toi, tu es ici chez toi » et « on est chez nous ». Le défilé, solidement encadré par un service d’ordre d’une quinzaine de personnes et par des policiers, se reproduit les deux nuits suivantes. « Lundi soir, ils se sont à nouveau retrouvés en centre-ville, notamment pour chanter la Marseillaise. Ils étaient une cinquantaine, cette fois ils incitaient les passants à venir les rejoindre », continue Luc.

C’est cette nuit-là que des affrontements entre cette milice d’extrême droite et un groupe d’opposants ont finalement lieu. Selon Le Dauphiné Libéré, un militant d’extrême droite aurait alors reçu un « cocktail molotov à ses pieds » tandis qu’un autre aurait été « frappé à la tête à l’aide d’un marteau ». Cette seconde agression est par ailleurs revendiquée sur un canal Télégram antifasciste. Le préfet de Savoie a finalement interdit les manifestations dans le centre-ville de Chambéry pour la nuit suivante, du 4 au 5 juillet.

Angers : l’Alvarium assiégé

À Angers, les tensions se sont cristallisées autour du local l’Alvarium, tenu de longue date par un groupuscule nationaliste révolutionnaire du même nom. Ce dernier, dissout en 2021 par le ministère de l’intérieur, exploite cependant toujours ses locaux sous le nom de Rassemblement des étudiants de droite (RED).

Vendredi 28 juin, un rassemblement contre les violences policières rassemble environ 250 personnes dans le centre-ville d’Angers. Interdit, il est dispersé à grand renfort de gaz lacrymogène par la police. En quittant le cortège, certains manifestants passent à proximité de l’Alvarium, située à quelques pas de là, et se font attaquer par ses militants, équipés de bâtons et de battes de baseball.

La situation prend de l’ampleur le lendemain. Un faux communiqué attribué à l’Alvarium annonce une « opération nettoyage quartier ». Le groupe d’extrême droite a beau réactiver ses comptes sur les réseaux sociaux (alors qu’il n’en a pas le droit car il est dissout) pour démentir, un rassemblement à proximité de l’Alvarium s’organise dans la soirée du samedi soir, en représailles. « Des jeunes des quartiers ont commencé à arriver, ils avaient entendu des trucs racistes la veille et ça a mis le feu au poudre », relate Bernard, militant du réseau angevin antifasciste (RAAF). Cette fois, les militants d’extrême droite sont une soixantaine, se permettent un petite patrouille dans le centre-ville et « [poursuivent] en courant des individus, armés d’un couteau et de bâtons », signale un arrêté de la ville d’Angers qui interdira l’accès à la rue qui mène à l’Alvarium à l’issue de cette soirée. Enfin, dans la nuit de lundi à mardi, des affrontements ont encore eu lieu à proximité du local. Cette fois, les nationalistes sont aidés par leur alliés parisiens du GUD.

Milice d’extrême droite : l’avant garde du racisme

Pour l’heure, ces quelques tentatives de constitution de milice restent à mi-chemin entre l’agitation-propagande et la réelle volonté de s’opposer aux révoltés. Elles sont relativement isolées et il reste peu probable que les militants d’extrême droite, malgré leurs fantasmes, se substituent réellement à la police. Pour autant, s’ils sont les premiers à sortir dans la rue pour montrer les muscles, ces derniers ne sont pas les seuls à voir dans la révolte des habitants des quartiers populaires « une guerre ». Ils partagent cette idée avec un certain nombre de policiers et de militaires, particulièrement sensibles aux thèses de l’extrême droite.

« Aujourd’hui, les policiers sont au combat car nous sommes en guerre », assurent Alliance et UNSA-Police, dans un communiqué martial publié le 30 juin. Dans ce texte, qui n’a rien à envier à ceux de Reconquête, ces deux syndicats policiers, qui constituent un bloc de 49,5% des voix exprimés lors des élections professionnelles, appellent au « combat contre ces “nuisibles” » et à « mettre les interpellés hors d’état de nuire ». Leur déclaration joue avec l’idée d’une autonomisation de la « famille police » (selon leurs termes), que l’action d’un gouvernement trop laxiste aurait rendue nécessaire.

Certains militaires ne sont quant-à eux pas en reste. Ainsi à Lorient, dans la nuit du 30 juin au 1er juillet un mystérieux commando ici encore auto-proclamé « anti-casseurs », a procédé à l’arrestation de jeunes qui se livraient à des destructions de bien, en bonne intelligence avec la police. L’un de ses membres a reconnu auprès du journal Ouest-France être un militaire « ayant déjà à son actif plusieurs missions à l’étranger dans des zones de conflit ». Peu étonnant dans cette ville bretonne qui abrite 4000 militaires de la marine nationale. Selon les informations de Mediapart, le ministère des armées a ouvert une enquête administrative. Car, si l’article 73 du Code de procédure pénale prévoit les interpellations par de simples citoyens, plusieurs questions se posent. « D’abord le fait que les membres de ce groupe se soient dissimulés sous des cagoules et des cache-nez pour interpeller d’autres citoyens. Ensuite, le caractère musclé de leur intervention qu’a reconnu le milicien interviewé par Ouest-France », écrit Médiapart.

Enfin, dans la soirée du 4 juillet, pendant que des militaires, des policiers et des militants d’extrême droite rêvent de pouvoir laisser libre cours à leur violence, on apprend qu’un homme de 27 ans est décédé dans la nuit du 1 au 2 juillet en marge de scènes de casse à Marseille. « Les éléments de l’enquête permettent de retenir comme probable un décès causé par un choc violent au niveau du thorax causé par le tir d’un projectile de “type flash-ball” », indique le parquet au journal La Marseillaise.

Note

* La presse a pris l’habitude de qualifier « d’émeute »  les situations de confrontation avec la police, ou de casse, lorsqu’elle sont menées massivement par des personnes issues des quartiers populaires. Nous lui préférons celui de « révolte » , qui n’oublie pas que ces violences ont des causes politiques.

** Prénom modifié

 

   publié le 5 juillet 2023

Révolte des banlieues :
ceci est bien
un mouvement social

Nicolas Framont sur https://www.frustrationmagazine.fr/

« Partage du temps de travail, partage des richesses ou alors ça va péééteeer – ça va péter !! » : ce slogan de manif, un poil usant, a retenti dans toutes les villes de France durant près de 4 mois pour protester contre la réforme des retraites. Pourtant, moins d’un mois après que le mouvement social ait été défait, de façon violente et humiliante, l’explosion de colère qui a littéralement embrasé ces mêmes villes suite au meurtre d’un jeune homme durant un contrôle de police est délégitimé par les mêmes qui, il y a encore quelques semaines, chantaient ce refrain. Ce seraient seulement des émeutes violentes, aveugles et irrationnelles. La preuve : ces jeunes n’ont aucune revendication et s’en prennent à n’importe quel bâtiment, y compris des services publics qui leur seraient pourtant favorables. Cette colère de jeunes gens qui, selon nos politiques et nos préfets, mériteraient quelques claques, n’aurait pas sa place dans la lutte contre Macron et son monde, combat que la majorité des Français soutiennent ordinairement. En voyant les choses ainsi, on se condamne à la division, on marginalise ces jeunes et, surtout, on se trompe : sans romantiser la réalité crue de cette révolte, il s’agit bien là d’un mouvement social. Retour sur quelques clichés qui nous empêchent de penser et d’agir.

« Ce sont des émeutes irrationnelles, sans revendication »

Tous les participants à un mouvement social se voient systématiquement décrits comme irrationnels et impulsifs par les partisans de l’ordre établi. Il en va du mouvement actuel comme de tous les précédents. Et même les bonnes âmes s’en donnent à cœur joie : en 1871, pendant la Commune de Paris, tentative révolutionnaire contre une république monarchiste et bourgeoise, l’écrivain Emile Zola traitait dans ses articles les communards de « misérables fous », « têtes folles », « têtes mal construites », cerveaux « détraqués », « pauvres fous » ou « pauvres hallucinés ». Plus récemment, les gilets jaunes ont subi le même sort, sous la plume de nombre de nos éditorialistes qui les décrivaient au mieux comme des prolos un peu paumés, au pire comme des fous assoiffés de vengeance. Quand un mouvement de lycéen se produit, on entend à chaque fois le cliché selon laquelle la cause défendue serait un prétexte pour “sécher les cours”. Durant le mouvement contre la réforme des retraites, les macronistes ont estimé que les manifestants étaient « jaloux » de Macron et des riches, comme si nous ne pouvions pas nous mobiliser pour des raisons rationnelles et légitimes, autre que nos petites émotions mesquines. Ce sort que les militants connaissent régulièrement, nombreux sont ceux qui l’appliquent avec vigueur envers les jeunes mobilisés suite à la mort de Nahel.

Tous les participants à un mouvement social se voient systématiquement décrits comme irrationnels et impulsifs par les partisans de l’ordre établi. Il en va du mouvement actuel comme de tous les précédents.

Pourtant, il s’agit bien là d’une mobilisation collective visant l’instauration d’un rapport de force afin d’arriver à ses fins : un garçon a été tué durant un contrôle de police. La police a menti dans un premier temps et c’est la diffusion d’une vidéo, puis de la version des passagers, qui a permis, comme à chaque fois, de rétablir les faits. Ce drame n’est pas un fait isolé, un fait divers qui ferait péter un câble à tout le monde. Cet évènement en a rappelé d’autres qui se sont succédé ces dernières années, y compris au cours du mois de juin : à Angoulême, un jeune homme de 19 ans a aussi été tué par balle lors d’un contrôle routier alors qu’il se rendait à son travail. Le policier est mis en examen pour homicide volontaire. Ces deux drames participent d’un fait social, c’est-à-dire une réalité qui traverse l’ensemble de la société et qui s’impose aux gens, qu’ils soient gentils ou méchants : en France, la police traite très différemment la jeunesse des quartiers et elle le fait sur des critères raciaux. Selon une enquête du Défenseur des droits de 2017, les jeunes noirs ou arabes ont 20 fois plus de chances d’être contrôlés par la police que les autres. Accompagnés du tutoiement systématique, de brimades et d’humiliations, ces contrôles représentent un danger grave, voire létal, pour ces jeunes, en particulier depuis la loi votée en février 2017 par le gouvernement socialiste de Bernard Cazeneuve. Cette loi donne plus de latitude aux policiers pour ouvrir le feu sur des conducteurs de véhicules et, selon une étude publiée en 2022 dans la très respectable revue de sciences humaines Esprit, elle a multiplié par cinq les tirs mortels de policiers.

Si les jeunes qui se sont déployés dans toutes les villes de France le lendemain de la mort de Nahel ne portaient pas toujours de pancartes ni de banderoles de manif, s’ils ne marchaient pas à côté de ballon CGT et ne disposaient pas de porte-parole officiel, il est impossible de nier le lien entre les nuits de violence qui se sont succédés et le drame de la mort de Nahel qui s’inscrit lui-même dans une série de meurtres dont on peut dire facilement qu’ils sont le fait d’une institution policière de plus en plus raciste. Les manifestants contre la réforme des retraites mettaient sans cesse en avant le fait tragique suivant : en repoussant l’âge de la retraite, plus nombreux seront celles et ceux qui mourront sans en profiter, c’est une réalité mathématique qui en a décidé plus d’un à se mobiliser. Eh bien pour les jeunes noirs et arabes, l’impunité et le racisme croissant de la police augmente le risque pour eux de ne pas même profiter de leur jeunesse. C’est une réalité mathématique, un impératif vital, qui les a poussés à se mobiliser.

Il n’y a donc rien d’irrationnel dans la démarche de ces jeunes, bien au contraire. Leur revendication ? Vivre en paix et, c’est la vérité tragique, survivre.

« Oui mais la violence ne mène jamais à rien »

Nombreux sont ceux qui estiment que la violence employée par les mobilisés décrédibilise leur mouvement et lui retire tout caractère politique : c’est le cas du chef du fil du Parti Communiste Français aux élections européennes, pour qui “il n’y aucun message politique dans ce qu’ils font”. Il est vrai que ce mouvement social n’utilise pas les modes opératoires pacifistes qui sont les classiques de la mobilisation collective en France : manifestations de masse,  sit-in, signature de pétition, happenings… Au contraire, les nuits de ce mouvement social ont été rythmées par des actions violentes : incendies de poubelles, de bâtiments publics, de véhicules de toutes sortes, pillage de très nombreux magasins… Ces modalités d’actions sont-elles par essence apolitiques ?

Pas du tout. Au cours de notre histoire sociale, les émeutes, avec saccage de tout type de bien, ont été monnaie courantes. Durant la Commune de Paris, précédemment citée, les incendies ont été très nombreux. Plus tôt et plus consensuelle, la Révolution Française a connu des milliers d’actes de vandalisme et de mise à sac de maisons, de châteaux, de bâtiments publics, de prisons etc. Le mouvement des suffragettes au Royaume-Uni a obtenu des résultats significatifs en faisant du bris systématique de toutes les fenêtres et vitrines son principal mode opératoire. Bien entendu, l’histoire retient de cet épisode des beaux tableaux et des gravures d’époques, tandis que la réalité actuelle nous est montrée du point de vue des caméras de BFM TV : c’est moins glamour. Mais il est parfaitement faux de considérer que l’usage de la violence invalide le caractère politique du mouvement social de la jeunesse des banlieues.

En choisissant spontanément la violence, les jeunes de banlieue ont choisi, qu’on le veuille ou non, le seul mode opératoire qui a permis, ces dix dernières années, de créer un rapport de force avec le gouvernement.

Quant à savoir si la violence est efficace ou non, le débat mérite d’être regardé avec honnêteté : notre pays a connu une suite de mobilisation collective d’importance dont la plus massive en nombre de manifestants, cette année, n’a obtenu absolument rien. Précédemment, le mouvement contre la loi travail, lui aussi centré sur la manifestation pacifiste de masse, n’avait absolument pas fait reculer le gouvernement. Seul le mouvement des gilets jaunes, qui a fait trembler la classe dominante suite à la mise à sac de préfectures, de centres-villes, de péages et de quartiers bourgeois a été partiellement victorieux : le retrait du projet de taxe carbone et l’octroi de nouvelles aides sociales, pour plus de dix milliards d’euros, ont été obtenus. C’est la seule fois que Macron et sa clique ont reculé.

En choisissant spontanément la violence, les jeunes de banlieue ont choisi, qu’on le veuille ou non, le seul mode opératoire qui a permis, ces dix dernières années, de créer un rapport de force avec le gouvernement. Face à la violence de la répression policière et judiciaire et la façon dont la quasi-totalité de la classe politique fait front commun pour cracher sur ce mouvement social, le succès n’est pas garanti. Mais dire que le choix de la violence serait complètement irrationnel relève de la mauvaise foi ou d’une bien pauvre analyse.

« Ils pillent et s’en prennent à leurs propres services publics : c’est bien la preuve qu’ils sont débiles »

Il est bien plus confortable pour les dominants de se raconter que ceux qui s’opposent à eux seraient débiles, irrationnels et fous plutôt que dotés d’une réelle envie de changer les choses. C’est aussi très confortable pour celles et ceux qui ont le monopole de l’opposition légitime : les grands syndicats, les partis politiques de gauche ont tout intérêt à considérer ce mouvement social avec dédain et mépris. Il ne faudrait pas non plus qu’une telle explosion de colère ne remette en cause leur relative inefficacité…

Ainsi, l’argument massue des pillages et de l’incendie d’écoles et de bibliothèques fera vaciller n’importe quel militant de gauche ou syndicaliste chevronné. A première vue, on comprend pourquoi : on se casse la tête à “réenchanter la politique” à chaque élection, on se bat contre les réformes destructrices de l’éducation nationale ou, quand on est enseignant, on fait le mieux possible pour les gosses de tout milieu sociaux… et c’est comme ça qu’on nous remercie ? Je comprends le dépit des gens qui travaillent dans ces établissements et qui font tout leur possible pour rendre la lecture accessible à tous, et pour qui c’est un drame de voir une bibliothèque brûler…

Mais je crois sincèrement que la seule chose qui vaut d’être sacralisée, dans notre société, c’est la vie humaine. Par conséquent, la perte d’un bien quelconque, qu’il soit public ou privé, ne doit jamais nous empêcher de déployer nos capacités d’empathie pour les humains qui l’ont engendré. « Oui mais c’est contre leurs propres intérêts qu’ils font ça ! ». En est-on si sûr ? Prenons l’exemple des mairies. Sont-elles vraiment les « maisons du peuple » que l’on se plaît à décrire quand elles prennent feu ? En France, le gouffre entre les élus et le reste de la population est immense, et cela touche même les échelons locaux. Les municipalités et communautés d’agglomération ne sont pas des instituts perçus comme positives par des gens qui dépendent d’elles pour trouver un logement, obtenir des réparations dans le leur, obtenir un service de propreté digne de ce nom… 

Quant à l’école, il faut toujours garder en tête qu’elle n’est pas, pour une grande partie de la population, le lieu de savoir et d’émancipation qu’elle a été pour beaucoup de bons élèves. De plus en plus, l’école est avant tout un lieu de tri social, particulièrement violent, ou le destin social des enfants des classes laborieuses est tranché dès le collège, et parfois avec violence.

Oui mais les assos, les écoles, c’est intolérable non ? Il se trouve hélas que même le monde associatif est de plus en plus élitiste et excluant. Parfois, l’aide alimentaire peut tourner au procès de bonnes mœurs, avec un net biais raciste, j’en sais quelque chose pour avoir un temps aidé à la distribution de nourriture dans un quartier difficile de ma ville… Quant à l’école, il faut toujours garder en tête qu’elle n’est pas, pour une grande partie de la population, le lieu de savoir et d’émancipation qu’elle a été pour beaucoup de bons élèves. De plus en plus, l’école est avant tout un lieu de tri social, particulièrement violent, ou le destin social des enfants des classes laborieuses est tranché dès le collège, et parfois avec violence. Aussi dérangeant que cette idée puisse paraître, on peut tout à fait penser que l’incendie de l’école de son quartier soit une forme de vengeance envers une institution maltraitante…

Bien sûr, d’autres cibles peuvent sembler plus appropriées : « pourquoi ne s’en prennent-ils pas aux riches, aux politiques ? ». Ce refrain est ressorti à chaque mouvement social, et la réponse est la même : car en France, et en particulier à Paris, les dominants protègent avec force leurs lieux de vie et ne laissent personne y pénétrer, et surtout pas des jeunes de banlieues qui sont stoppés dès le RER (les transports publics ont été d’ailleurs arrêtés dès la première nuit de mobilisation, afin de bloquer les jeunes dans leurs quartiers).

Que dire alors du pillage des magasins ? N’est-ce pas une façon de transformer une action collective en petit larcin individuel ? Eh oui, la jeunesse racisée et populaire est souvent plus pauvre que le reste de la population. Bombardée comme nous tous d’injonctions à consommer, soumise à une forte précarité financière, nombreux sont ceux qui, parmi elle, se sont jetés sur les hypermarchés pour faire des courses gratuites. Désormais, leurs patrons viennent se plaindre de cette « violence aveugle ». Aveugle, vraiment ? L’inflation que notre pays connaît depuis deux ans, et qui a touché particulièrement les produits alimentaires, a été le fait des industriels et de la grande distribution qui ont spéculé sur le contexte international. Que des jeunes gens pensent à piller de la nourriture, dans la France de 2023, devrait collectivement nous foutre la honte sur la façon dont nous avons laissé la pauvreté s’installer en France, du fait de l’appétit toujours plus vorace de ceux qui en détiennent la production et la distribution.

« Oui mais cela me fait peur »

Rien ne permet donc de dépolitiser, comme le font notre classe politique et beaucoup de gens autour de nous, ce qui est en train de se passer. Qu’on le veuille ou non, nous assistons bel et bien à un mouvement social visant à combattre la violence raciste et policière dont la jeunesse de banlieue est la première victime et qui ne se déroule pas selon les modalités habituelles des mobilisations collectives. Ceci étant dit, il est logique que son caractère spectaculaire et les dégâts qu’il produise fasse peur à une partie de la population. Même dans les quartiers d’où partent les émeutes, les habitants ont peur : que leur voiture brûle, que leur immeuble prenne feu, qu’ils soient victimes d’une agression… Cette peur ne doit pas être méprisée ou niée. Un mouvement social, c’est moche, bruyant et, oui, dangereux. Et celui-ci l’est particulièrement en raison de son important niveau de désorganisation.

Mais cette peur ne doit pas nous aveugler : bien sûr qu’un groupe social qui se bat pour sa survie et dont l’adolescence s’est déroulée dans la violence, la précarité et le mépris des institutions ne le fait pas avec des pincettes. On peut évidemment espérer et chercher des façons d’agir qui exposent moins ces jeunes, car ils sont victimes d’une répression violente et qui font moins de mal aux habitants des banlieues qui vivent près des lieux où “ça pète”. Mais maintenant, qu’est-ce qu’on en fait, nous autres qui regardons, inquiets, ce spectacle de révolte ?

Que des jeunes gens pensent à piller de la nourriture, dans la France de 2023, devrait collectivement nous foutre la honte sur la façon dont nous avons laissé la pauvreté s’installer en France, du fait de l’appétit toujours plus vorace de ceux qui en détiennent la production et la distribution.

On peut se désolidariser, comme en appellent la plupart des partis politiques. On peut aussi estimer que ce mouvement social menace nos intérêts de blancs – quand on l’est – et se rallier plutôt à celles et ceux qui prônent son écrasement dans le sang. C’est la proposition du RN et de Reconquête. Ils ne l’assument pas encore totalement mais quand on réclame le droit pour la police de tirer sans être inquiétée, comme le fait la Youtubeuse pro-RN Tatiana Ventôse, ou réclamant l’usage personnelle des armes pour défendre son domicile, comme le fait Marion Maréchal-Le Pen, on prône une extermination du groupe mobilisé. 

On peut aussi vouloir criminaliser les parents, leur retirer des prestations sociales pour les punir de n’avoir pas su tenir leurs enfants – et ainsi dénier à ces derniers tout libre-arbitre. D’un côté on aura nié la dignité d’une jeunesse toute entière et de l’autre on continuera à paupériser ses parents. Pour espérer quoi ? Que les habitants des banlieues, toujours plus pauvres, crèvent en silence ? C’est la proposition de Macron et de ses ministres. 

Ou bien on peut chipoter, dire que l’on adhérerait bien, si les médiathèques et les voitures d’habitants du coin n’étaient pas prises pour cible : qu’on soit clair, dire cela ne sert à rien, à part à soulager sa propre conscience.

Comme tout mouvement social, celui de la jeunesse des banlieues de 2023 contre le racisme policier gagnerait à recevoir de nombreux soutiens. Car c’est sa marginalisation politique qui permet au gouvernement de réprimer comme il le fait. A l’heure où j’écris ses lignes, des centaines de jeunes passent la nuit en prison pour avoir ramassé un jean ou volé un t-shirt, ou simplement parce qu’ils se trouvaient là. Un gouvernement envisage de faire payer aux parents l’engagement de leurs enfants et n’a eu pour l’instant aucun geste pour changer un tant soi peu l’attitude raciste de sa police. On peut mettre de côté ses réserves, dépasser sa peur réelle et légitime et penser stratégiquement que notre soutien collectif est nécessaire pour que le calme advienne : celui de la justice et des revendications obtenues, à commencer par la fin des contrôles policiers systématiques, la suppression de la loi de 2017 et la fin de l’utilisation des armes policières qui terrorisent jeunes de banlieues comme manifestants, et dont on apprenait hier qu’elles avaient fait un mort durant la répression à Marseille… En attendant une reprise en main totale de notre police en roue libre.

  publié le 5 juillet 2023

Yanis Varoufakis : « Sans sortie de l’OTAN, l’Europe restera un continent vassal »

Julien Chevalier sur https://lvsl.fr

Les dernières élections grecques ont été marquées par le faible score du parti de « gauche radicale » SYRIZA, au pouvoir quelques années plus tôt. Élu en 2015, le leader du parti, Alexis Tsipras, avait abandonné au bout de six mois sa promesse de lutte contre l’austérité et les privatisations, entraînant la démission de son ministre des Finances Yanis Varoufakis. Demeuré un analyste attentif de l’actualité, ce dernier nous livre ici son analyse sur l’endettement de la Grèce, la récession de la zone euro, mais aussi l’alignement du Vieux continent sur Washington et l’émergence des BRICS. Il se montre particulièrement critique à l’égard de la perspective « d’autonomie stratégique » européenne portée par Emmanuel Macron, qu’il juge chimérique sans une sortie de l’Alliance atlantique. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.


 

LVSL – Depuis 2019 et la chute du gouvernement Tsipras, le pays est dirigé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, leader du parti conservateur la Nouvelle Démocratie. Lors des dernières élections législatives, le parti Syriza, au sein duquel vous étiez membre, n’a obtenu que 17,84 % des voix. Récemment, le chef du parti, Alexis Tsipras, a annoncé sa démission. Quelle conclusion tirez-vous de cette situation ?

Yanis Varoufakis – La conclusion est que les radicaux ne sont jamais accueillis longtemps dans le club des puissants, même s’ils sont prêts à trahir leurs principes pour bien les servir.

Tsipras a toutes les raisons de se sentir maltraité par le pouvoir en place. Après avoir imposé au peuple grec, impitoyablement et plutôt efficacement, les mesures politiques face auxquelles il avait été élu pour s’opposer, il a « réussi » à stabiliser la Grèce aux dépens du plus grand nombre et dans les intérêts de l’oligarchie internationale. Pour ce faire, il a imposé – au nom de la gauche radicale ! -des politiques que même les représentants politiques les plus fervents de l’oligarchie, lorsqu’ils étaient au gouvernement, avaient été réticents à introduire.

Qu’a-t-il obtenu en échange ? Lorsqu’il était Premier ministre du pays [entre 2015 et 2019, NDLR] et instaurait une politique d’austérité, les puissants l’aidaient et le gratifiaient de quelques compliments. Mais une fois le « sale boulot » accompli, le pouvoir en place l’a abandonné en soutenant ses représentants politiques traditionnels, le parti de la Nouvelle Démocratie dirigé par Kyriakos Mitsotakis. Sans une once de gratitude envers leur véritable sauveur, Tsipras, ils l’ont abandonné dans un environnement électoral où – en raison de ses propres choix – il n’avait aucune chance d’obtenir le soutien du peuple qu’il avait soumis à la torture oligarchique de la Troïka. Bref, que les politiciens de gauche qui hésitent à trahir se méfient : ça ne paie pas !

LVSL – Les avantages et les inconvénients d’un « Grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro, NDLR] sont bien connus. Un tel choix serait-il aujourd’hui favorable au pays ? Plus largement, quel est pour vous le paradigme économique vers lequel devrait s’orienter la Grèce pour mettre fin à ce cycle récessif ?

Yanis Varoufakis –L’économie grecque est devenue une vache à lait pour l’oligarchie transnationale à cause des politiques qui assurent sa non-viabilité et la diminution constante des perspectives de la majorité des citoyens grecs. Pour relancer l’économie du pays, et la rendre réellement stable, il faut mettre fin à l’hémorragie de richesse qui est actuellement exportée, sous forme de rentes massives vers divers paradis fiscaux. Par exemple, l’expropriation des biens immobiliers de la classe moyenne (par la vente de prêts à des fonds vautours), les privatisations d’actifs publics dans le cadre d’opérations de capital-investissement, les impôts indirects gigantesques, la diminution constante des biens communs qui nous restent (ressources en eau, santé publique, éducation…).

« Une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. »

Dans tout cela, la question de la monnaie est secondaire. Cependant, si la menace du Grexit est l’arme principale par laquelle l’oligarchie transnationale s’assure que toutes les pratiques prédatrices susmentionnées se poursuivront, alors les progressistes grecs doivent apprendre l’art d’imaginer la Grèce sans l’euro.

LVSL – De nombreux pays européens sont lourdement endettés, notamment la Grèce et l’Italie, dont les dettes représentent respectivement près de 180 % et 150 % de leur PIB. Dans le même temps, la zone euro est en récession et pourrait à nouveau connaître plusieurs années de faible croissance. Quelle politique monétaire estimez-vous que la BCE devrait adopter ?

 

Yanis Varoufakis –Aucune politique monétaire ne peut, à ce stade, faire face à l’endettement gigantesque (aussi bien privé que public) qui régit le capitalisme occidental. L’endettement excessif est sa caractéristique principale – pas un accident de parcours.

Il reflète un système qui a généré une demande insuffisante pour les produits qu’il fabrique et qui, par conséquent, a besoin de dettes pour maintenir la production et l’accumulation de capital. En outre, une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. Bref, il n’y a plus de perspective de traitement des dettes impayables, ni en Europe, ni ailleurs, qui n’implique pas une révolution dans la manière de produire et de distribuer les richesses. Yanis Varoufakis –

LVSL – Le parti politique MeRA25, dont vous êtes le fondateur, propose l’introduction d’un système de paiement numérique appelé « Demeter ». En quoi consiste-t-il ? Que pensez-vous d’une monnaie numérique créée par une banque centrale, notamment l’euro numérique ?

Yanis Varoufakis –J’ai beaucoup écrit sur les raisons pour lesquelles une monnaie numérique centrale serait très utile pour a) diminuer le pouvoir exorbitant du secteur financier sur le reste de la société et b) fournir les fondements d’un revenu de base universel.

La question qui se pose à tous les pays de la zone euro est la suivante : comment introduire un tel système de paiement numérique public lorsque l’on ne dispose pas de sa propre banque centrale ? La réponse de MeRA25 est « Demeter » : au lieu que la banque centrale offre des comptes numériques de banque centrale à chaque résident, les autorités le font en créant un compte par numéro de dossier fiscal. Il en résulte une sorte de monnaie fiscale. Bien qu’inférieure à une véritable monnaie numérique de banque centrale, elle offrirait bon nombre de ses avantages tant au public qu’à l’État.

[NDLR : Nous nous permettons de citer ici in extenso un extrait de l’article de Yanis Varoufakis paru dans Project Syndicate :

Cette monnaie fiscale serait présente sur la plateforme numérique de l’administration, en utilisant le numéro de dossier fiscal existant des particuliers et des entreprises. Toute personne possédant un numéro de dossier fiscal dans un pays recevrait un compte gratuit lié. Les particuliers et les entreprises pourront alors créditer ce compte en transférant de l’argent depuis leur compte bancaire habituel, comme ils le font aujourd’hui pour payer leurs impôts. Mais ils le feront bien avant de payer leurs impôts car l’État garantirait un taux d’intérêt annuel de 8 % payable à ceux qui sont prêts à payer leurs impôts un an avant la date prévue.

Par exemple, une fois que 1.000 euros ont été transférés sur un compte lié au numéro fiscal, un numéro d’identification personnel est émis, et peut être utilisé soit pour transférer le crédit de 1.000 euros sur le compte fiscal de quelqu’un d’autre, soit pour payer des impôts à l’avenir. Ces futurs euros peuvent être conservés pendant un an jusqu’à leur échéance ou être utilisés pour effectuer des paiements à d’autres contribuable. Le Trésor pourra contrôler l’offre de monnaie fiscale, en ajustant le taux d’intérêt pour garantir que la valeur nominale de l’offre totale ne dépasse jamais un pourcentage du revenu national, ou de l’ensemble des impôts. Pour garantir une transparence totale, et donc la confiance, un algorithme de blockchain, conçu et supervisé par une autorité nationale indépendante, pourrait régler les transactions en monnaie fiscale].

LVSL – Face à la guerre en Ukraine, l’OTAN se montre unie tandis que les pays européens souffrent des conséquences de ce conflit (hausse des prix de l’énergie, désindustrialisation…). Comment l’Europe peut-elle sortir de cette situation ?

Yanis Varoufakis –Ce n’est pas possible. Les rêves de Macron concernant « l’autonomie stratégique » de l’Europe restent et resteront des chimères tant que l’Europe ne sortira pas de l’OTAN. Tant qu’elle sera sous l’emprise de Washington, l’Europe restera un continent vassal, incapable de veiller aux intérêts de ses propres classes dirigeantes.

« Les historiens reconnaîtront dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance. »

Je ne doute pas un instant que les historiens des prochaines décennies reconnaîtront, dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance.

LVSL – Depuis plusieurs mois, et notamment le gel des avoirs russes, de nombreuses voix s’élèvent contre l’hégémonie du dollar (en particulier les présidents des BRICS). Quel serait, selon vous, les contours d’un système monétaire international plus juste et plus équilibré ?

Yanis Varoufakis –Il ne peut y avoir de système monétaire international équilibré tant que les capitalistes chinois, brésiliens, mexicains et indiens rêvent de profits en dollars à de réinvestissements dans le secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier américain.

Tant que cette situation perdurera, l’idée que les BRICS représenteraient un défi à l’hégémonie américaine restera au mieux un rêve, au pire une distraction.

  publié le 4 juillet 2023

En Macronie, surdité et répression

Pierre Jequier-Zalc  sur www.politis.fr

Gilets jaunes, réforme des retraites, révoltes des quartiers populaires… Les crises s’enchaînent quasiment sans interruption pour un Emmanuel Macron autoritaire, qui ne veut ni entendre ni comprendre. Jusqu’à quand cela peut-il tenir ?

« Il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser. » Manuel Valls, alors Premier ministre, après les attentats de novembre 2015. Huit ans ont passé. Une phrase devenue doctrine. Ne pas expliquer. Ne pas politiser. Condamner ou légitimer. Dans une dichotomie digne d’un roman de gare, la Macronie, suivie par une bonne partie des médias mainstream, renvoie une semaine de révolte à une violence injustifiée. Injustifiable. Inexplicable, en somme. La stratégie est désormais trop bien connue, trop bien huilée. Dévier les débats de fond pour se concentrer sur la forme. Puis tourner en boucle dessus. Même processus lors de la mobilisation des gilets jaunes. Ou encore, plus récemment, pendant le mouvement contre la réforme des retraites. Toujours la même injonction, hier et aujourd’hui : condamnez-vous ces violences ? Expliquer, essayer de comprendre, en revanche, n’est pas une discipline macroniste.

Dévier les débats de fond pour se concentrer sur la forme. Puis tourner en boucle dessus.

Preuve en est : ce bingo, depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, de crises sociales qui s’enchaînent presque sans interruption. Les classes moyennes laborieuses : les gilets jaunes. Les fonctionnaires du service public : la crise sanitaire et de l’hôpital public. Les travailleurs, et surtout travailleuses, de la deuxième ligne : le mouvement social contre la réforme des retraites. La jeunesse des quartiers populaires : la mort de Nahel. À ces colères, légitimes, la seule réponse de ce pouvoir est celle de la surdité et de la répression. Ces derniers jours n’en sont qu’une cruelle illustration. Les jeux vidéo, les réseaux sociaux et le manque d’autorité parentale : voilà les vrais responsables du désordre, selon Emmanuel Macron, expert ès sciences sociales. Autant de déviations pour ne pas écouter. Des éborgnements, des arrêtés préfectoraux illégaux, une police toujours plus violente, des condamnations en comparution immédiate d’une extrême lourdeur : autant de répression pour faire taire. Jusqu’à quand cela tiendra-t-il ?

Ces méthodes ont un but évident. Éviter, à tout prix, de s’attaquer au fond des problèmes. Pourtant, parfois, il s’agirait d’écouter les sachants. Car comprendre, c’est pouvoir agir. Expliquer, c’est vouloir améliorer. « C’est dans cette histoire [coloniale] que se sont construits un répertoire policier (contrôles d’identité, fouilles corporelles…) et des illégalismes violents (bavures, ratonnades…) qui n’ont pas cessé avec les indépendances des années 1960 », souligne, par exemple, Emmanuel Blanchard, directeur adjoint de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, dans un entretien au Monde. Un racisme de la police pointé du doigt par l’ONU. Mais non, circulez, il n’y a rien à comprendre, ces « émeutiers » sont des « nuisibles » pour reprendre les termes d’Alliance et de l’Unsa Police, les deux principaux syndicats policiers. « La police est merveilleuse », a même osé la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet.

Mais cette révolte ne dit pas que ça. Elle démontre une colère liée à l’abandon de ces quartiers. À la disparition des services publics, à l’incapacité de l’école à créer son rôle émancipateur, à l’insalubrité de logements sociaux vieillissants. À l’inflation, à laquelle les réponses gouvernementales sont restées au stade du pansement sur une fracture ouverte, aux inégalités fiscales, aux boulots pénibles, mal rémunérés, accidentogènes. Des phénomènes documentés, expliqués. Sans autre réponse politique à ces colères que celle de la répression, l’exécutif continue d’attiser la haine et la frustration. Jusqu’à quand cela tiendra-t-il ?


 


 

2005-2023 : mêmes causes, mêmes effets

Aurélien Soucheyre, Camille Bauer, Olivier Chartrain et Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr

L’embrasement des quartiers populaires après l’assassinat de Nahel fait écho à celui qui, il y a dix-huit ans, avait fait suite à la mort de Zyed et Bouna. Depuis, malgré quelques velléités politiques, aucune mesure efficace n’a permis de mettre fin aux inégalités et la relégation des banlieues.

Zyed et Bouna, 17 et 15 ans, Nahel, 17 ans. En 2023 comme en 2005, après le choc, c’est le feu qui vient jeter une lumière crue sur les injustices entourant la mort tragique de ces adolescents de banlieue. En 2005, Jacques Chirac, alors président de la République, avait rappelé après le drame de Clichy-sous-Bois que « le devoir de la République, c’est d’offrir partout et à chacun les mêmes chances ». Dix-huit ans ont passé, et rien ne semble avoir changé. Entre-temps, les inégalités ont explosé.

Des relations dégradées entre la police et les habitants

« Les raisons pour lesquelles cela explose sont les mêmes depuis une quarantaine d’années en France, avance Anthony Pregnolato, docteur en sciences politiques et spécialiste des mobilisations contre les violences policières.  Depuis 2005, il y a eu d’autres rébellions dans les quartiers populaires suite à des morts ou des blessés graves par la police. Mais elles n’ont pas toujours été très médiatisées. » Ce qui participe, ou non, à la contagion de la colère.

Au début des années 2020, le collectif Réseau d’entraide vérité et justice est créé pour apporter un soutien financier, moral et juridique aux familles endeuillées et aux personnes blessées et mutilées. Cela procède d’un lent travail de visibilisation et de conscientisation de la violence et du harcèlement policiers contre les jeunes hommes issus des quartiers populaires.

Mais le délitement des relations entre la police et les habitants doit aussi beaucoup aux décisions régaliennes. Après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, Jacques Chirac avait annoncé la couleur : « La première nécessité, c’est de rétablir l’ordre public. » Ce mantra a la vie longue. Depuis, les gouvernements successifs, aiguillonnés par les syndicats majoritaires de la police, s’illustrent par une surenchère sécuritaire accompagnée d’un surarmement des policiers.

Cette politique se traduit par un renforcement de la présence policière et une augmentation du nombre de morts et de blessés durant les interventions. « Un certain nombre de pratiques renforcées et officialisées par l’état d’urgence, instauré en 2015 après les attentats, se sont généralisées. Plus récemment, le déploiement de l’amende forfaitaire pour usage et détention de cannabis, la multiplication des contrôles durant les confinements liés au Covid en 2020 et 2021 ont produit un effet d’accumulation, analyse Anthony Pregnolato. Tous ces éléments expliquent une montée des tensions entre la population des quartiers populaires et la police, bien que les discriminations et interventions policières mortelles, très peu jugées et encore moins condamnées, ne soient pas nouvelles et persistent depuis plus de cinquante ans. »

Pour le député de Seine-Saint-Denis Stéphane Peu, « la suppression de la police de proximité (décidée en 2003 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement Jean-Pierre Raffarin – NDLR) se paie chaque année un peu plus. La dégradation de la relation entre la population et la police est une réalité absolue, notamment chez les jeunes. Tout le monde, les policiers, les éducateurs, les élus locaux, les habitants, reconnaissent qu’il y a une relation abîmée dont les effets sont délétères ».

Les chiffres étaient ce sentiment : Selon une enquête réalisée par l’association Médiation nomade et la LDH en septembre 2021, 30 % des garçons de moins de 30 ans habitant un quartier considéré par eux comme « ayant mauvaise réputation », ont été contrôlés plus de trois fois dans l’année, tandis que 67 % des habitants de quartiers ayant bonne réputation affirment n’avoir jamais été contrôlés.

Éducation, le grand « abandon »

Pour Stéphane Peu, « l’éducation aurait dû être la priorité parmi toutes les priorités, et elle a sans doute été la politique fondamentale de l’État la plus abandonnée, abîmée et dégradée depuis 2005. »

Territoire devenu symbolique depuis qu’Emmanuel Macron a décidé d’en faire le laboratoire de sa politique de la ville et de « l’école du futur  », Marseille illustre tout ce qui n’a pas été fait : « Hormis les dédoublements pour les CP-CE1 en éducation prioritaire, observe Ramadan Aboudou, secrétaire adjoint du Snes dans l’académie, tous les établissements REP (réseau éducation prioritaire – NDLR) ont vu leurs moyens rabotés. Et c’est la même chose sur le territoire : depuis 2005, pas d’ouverture de théâtre, de cinéma, des quartiers qui ne sont toujours pas desservis par le tramway… Nous vivons un véritable abandon par l’État. »

Sa collègue Marion Choupinet abonde : « Depuis le premier mandat Macron, 8 000 postes de prof ont été supprimés et nous affrontons à présent une crise de recrutement sans précédent. »

Or, depuis 2005, le constat de la dégradation de l’école est implacable : affaiblissement des réseaux d’éducation prioritaire, dégradation de la formation des enseignants et de leur recrutement, précarisation du métier, perte massive d’heures d’enseignement faute de remplaçants… sont autant de stigmates qui touchent en particulier les quartiers populaires, là où, au contraire, les meilleures compétences seraient requises.

Observant qu’à la différence de la région parisienne aucune école n’a brûlé à Marseille, Ramadan Aboudou l’explique par une ville « très unie », mais avertit : « La destruction des services publics, c’est la première des violences et c’est ce que nous subissons depuis trop longtemps. Il y a aujourd’hui une perte de sens de l’école, pour les personnels comme pour les familles, il ne reste plus que cette entreprise de tri social qui génère souffrance et colère. De quels moyens disposons-nous pour transformer toute cette colère en énergie utile ? »

Avec d’autres mots, le sociologue Michel Kokoreff, spécialiste des banlieues, pose un diagnostic similaire : « Les écoles, les mairies, les équipements publics incendiés le sont en tant que symboles d’une République qui discrimine les jeunes. L’école, souvent, est le lieu premier où ils font l’expérience de l’échec avant de décrocher, en gardant une rancœur à l’égard de l’institution. » Une expérience face à laquelle toutes les promesses républicaines ne servent à rien si elles ne sont pas tenues.

Des quartiers toujours sous-dotés

Pauvreté, relégation, faiblesse des services publics, les 1 514 quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), cumulent les inégalités.

Parmi les 5,5 millions de personnes qui vivent dans ces territoires, 43,3 % vivent en dessous du seuil de pauvreté contre 14,5 % dans le reste de la France. Le taux de chômage y est également deux fois plus élevé qu’ailleurs (18,6 % contre 8,5 %), avec une part plus élevée d’emplois précaires (7,3 % d’intérim contre 2,1 % et 15,1 % de CDD contre 9,9 % dans le reste de la France).

« Ces quartiers continuent à concentrer des populations à faible revenu, avec des conditions de logement et d’emploi difficiles, des jeunes souvent en décrochage scolaire, des femmes plus éloignées de l’emploi et une part importante de ses habitants issus de l’immigration », résume le rapport de l’Observatoire national de la politique de la ville (ONPV) en 2020.

Pas un secteur n’est épargné : Il y a  37 % de professionnels de santé en moins par habitant dans les QPV que dans le reste du territoire. On trouve aussi 36 % de bibliothèques en moins, trois fois moins d’équipements sportifs et 10 % des QPV ne disposent d’aucune desserte de transport, notait un rapport publié en octobre 2020 par l’Institut Montaigne.

Cette grande fragilité des habitants des QPV s’est révélée pendant la crise sanitaire. Plus nombreux à vivre dans des logements exigus et surpeuplés, mais aussi parce qu’ils occupent davantage d’emplois de seconde ligne, ils ont été presque deux fois plus touchés par le virus que le reste de la population.

Aujourd’hui, ils prennent de plein fouet l’inflation, dont l’impact est d’autant plus fort que beaucoup ne parvenaient déjà pas à boucler leurs mois. « Des habitants sont contraints de ne pas manger à tous les repas, et le nombre de personnes qui font appel aux distributions d’urgence alimentaire ne fait qu’augmenter », rappelait fin mai une tribune de maires dans Le Monde intitulée « Les banlieues au bord de l’asphyxie ». Une alerte qui fait écho à l’appel de Grigny, lancé par une centaine de maires de tous horizons en… 2017.

Malgré ces accumulations de handicaps, et les appels à l’aide récurrents des élus locaux, l’investissement de l’État n’a pas été davantage au rendez-vous après les émeutes de 2005.

« Les quartiers populaires reçoivent plus d’argent que les autres. Toutes les politiques dérogatoires dites politiques de la ville, Anru (Agence nationale pour la rénovation urbaine), zones d’éducation prioritaire, zones de reconquête, etc., ne compensent jamais le différentiel de moyens permanent lié à des politiques de droit commun inégalitaires », rappelle Stéphane Peu.

Les 12 milliards d’euros versés à la politique de la ville entre 2003 et 2021 ont servi pour l’essentiel à mener à bien la rénovation du bâti dans 600 quartiers, mais aussi à améliorer la vie d’habitants d’immeubles construits à la va-vite dans les années 1950-1960. Mais les rénovations n’ont souvent pas été précédées d’une concertation suffisante et ont pu se traduire par l’expulsion hors du quartier des plus vulnérables.

Cette tendance à mettre l’accent sur le bâti s’est encore accentuée avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, qui a supprimé les emplois aidés, portant un coup sévère aux réseaux associatifs en banlieue. En 2018, il a également enterré le rapport commandé à Jean-Louis Borloo.

Depuis, rien ou presque, sauf un conseil interministériel de rattrapage en Seine-Saint-Denis et une promesse durant la dernière campagne, d’un « plan banlieues 2030 », dont les contours, les objectifs et les financements restent flous.

Un climat politique volontairement excluant

Le climat politique a lui aussi considérablement évolué entre 2005 et 2023 et tend aujourd’hui à exclure davantage les habitants des quartiers populaires.

L’extrême droite est devenue omniprésente médiatiquement, et ses idées pénètrent de plus en plus le discours de la droite dite « républicaine ». Le président du parti LR, Éric Ciotti, mais aussi le RN de Marine Le Pen et d’Éric Zemmour se livrent depuis le meurtre de Nahel à une forme de surenchère visant à faire passer les citoyens issus de « l’immigration extra-européenne » pour des ennemis de l’intérieur. « Nous sommes dans les prodromes d’une guerre civile. C’est une guerre ethnique, raciale », a lâché le fondateur de Reconquête, qui élude toute question sociale.

Au séparatisme économique et social imposé par des décennies de libéralisme s’ajoutent une essentialisation et une ethnicisation des citoyens des quartiers par l’extrême droite. Cette double attaque nourrit depuis des années le sentiment de relégation et de stigmatisation des habitants concernés, et creuse le fossé voulu par la droite et son extrême. Le RN et LR soutiennent ainsi le policier qui a tué Nahel et fustigent « l’immigration de masse », qu’ils lient aux dégradations.

Des propos qui choquaient en 2005, et semblent désormais banalisés. Lors de son allocution télévisée, le président de la République d’alors, Jacques Chirac, avait certes appelé à la « réussite de notre politique d’intégration » en se montrant « strict dans l’application des règles du regroupement familial » et en renforçant « la lutte contre l’immigration irrégulière », traçant un lien entre révoltes et immigration.

Mais son diagnostic allait bien plus loin. « Nous ne construirons rien de durable si nous laissons monter, d’où qu’ils viennent, le racisme, l’intolérance, l’injure, l’outrage. Nous ne construirons rien de durable sans combattre ce poison pour la société que sont les discriminations (et) si nous ne reconnaissons pas et n’assumons pas la diversité de la société française. » Face à la montée de l’extrême droite, Emmanuel Macron pourrait s’en inspirer.

  publié le 4 juillet 2023

Cisjordanie : à Jénine, la punition collective contre la résistance

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

L’armée israélienne, qualifiant la grande ville du nord de la Palestine et son camp de réfugiés de « nid à frelons », a démarré une opération militaire terrestre et aérienne faisant 8 morts. Ces tentatives pour éradiquer le combat contre l’occupation ne réussiront pas, prédit le directeur du Théâtre de la Liberté de Jénine, Mustafa Sheta.

La ville et le camp de réfugiés de Jénine, au nord de la Cisjordanie, ont été une nouvelle fois la cible de l’occupant israélien. Dans la nuit de dimanche à lundi, l’armée a frappé la localité avec des drones dans ce qui s’avère l’une des plus grandes incursions en Cisjordanie en vingt ans. Le bilan est là, lourd.

Neuf personnes ont été tuées et au moins cent blessées, dont vingt dans un état grave, alors que les affrontements se poursuivaient lundi. Un porte-parole de l’armée a déclaré que l’offensive durerait aussi longtemps que nécessaire. « Une opération ne se termine pas en un jour », a déclaré à la radio de l’armée Israël Katz, membre du cabinet de sécurité et ministre de l’Énergie.

Selon le témoignage d’habitants que nous avons pu recueillir par téléphone, les drones étaient clairement audibles au-dessus et les bruits de tirs et d’explosifs résonnaient dans toute la ville. Au cours de la matinée, au minimum six drones ont été déployés autour de Jénine et du camp adjacent, une zone densément peuplée abritant environ 14 000 réfugiés dans moins d’un demi-kilomètre carré.

« C'est une vraie guerre. Il y a eu des frappes venant du ciel et ciblant le camp »

« Ce qui se passe dans le camp de réfugiés est une vraie guerre, a expliqué à Reuters Khaled Alahmad, chauffeur d’ambulance palestinien. Il y a eu des frappes venant du ciel et ciblant le camp. Les cinq à sept ambulances que nous conduisions revenaient à chaque fois pleines de blessés. »

Durant l’opération, les bulldozers blindés israéliens ont labouré les routes du camp, interrompant l’approvisionnement en eau de la ville. À tel point que la municipalité a lancé un message aux habitants via les ondes d’une radio locale : « Nous appelons tous les habitants de Jénine et de son camp à rationaliser la consommation d’eau et à conserver les quantités disponibles, en raison de la destruction massive et délibérement brutale par les forces d’occupation sur les principales lignes du réseau d’approvisionnement et qui a empêché les équipes de travailler. Nous vous demandons également de préserver ce que vous avez de fournitures ménagères en raison du siège mené par les forces d’occupation contre la ville et son camp. »

L’armée israélienne a déclaré que ses forces ont frappé un bâtiment qui servait de centre de commandement pour les combattants des brigades de Jénine. Une opération qu’elle a décrite comme un vaste effort de contre-terrorisme visant à détruire les infrastructures et à empêcher les militants d’utiliser le camp de réfugiés comme base. En réalité, il s’agit bien d’une opération contre la résistance palestinienne dans laquelle on retrouve toutes les composantes politiques. Ces brigades ont d’ailleurs riposté contre les soldats israéliens et même abattu un drone.

Depuis plus d’un an, les raids de l’armée se multiplient en Cisjordanie alors que les colons organisant des pogroms et des descentes armées dans les villages

Comme chaque fois, le Théâtre de la Liberté de Jénine a été la cible de l’armée d’occupation, raconte à l’Humanité son directeur, Mustafa Sheta : « Ils visaient un groupe de familles du camp, qui avaient décidé de s’abriter dans le théâtre à cause des tirs et des bombardements. Le message est clair : ils veulent punir l’incubateur populaire de la résistance à Jénine et dire à la société israélienne qu’elle peut compter sur l’armée et ses capacités de dissuasion. »

Le vice-gouverneur de Jénine, Kamal Abu Al Rub, contacté par téléphone, a dénoncé l’armée israélienne qui « cible non seulement les gens, mais aussi l’infrastructure du camp. Il s’agit d’une punition collective pour tous les résidents de Jénine, et en particulier les réfugiés. Ce sont les Israéliens qui pillent nos régions et nos foyers. Et nous avons le droit de défendre notre dignité et notre honneur parce que nous sommes les propriétaires légitimes de ces terres. »

Depuis plus d’un an, les raids de l’armée dans des villes telles que Jénine se déroulent régulièrement en Cisjordanie alors que les colons multiplient les pogroms, organisant des descentes armées dans les villages. Ailleurs, comme au sud de Hébron, les écoles palestiniennes reçoivent des ordres de démolition pour permettre l’extension des colonies. Pour Ofer Cassif, député communiste israélien, « ceux qui envahissent les villes occupées et les camps de réfugiés en Cisjordanie sont les criminels et les terroristes ! Ceux qui luttent contre les envahisseurs pour la libération sont des combattants de la liberté ».

« Les tentatives de l’occupation pour éradiquer la résistance à Jénine ne réussiront pas. Leurs prédécesseurs ont échoué en 2002, souligne Mustafa Sheta . Ces actions ne serviront qu’à créer une nouvelle génération qui reprendra le flambeau de la résistance transmise par ceux qui l’ont précédée, comme nous le faisons aujourd’hui et comme nos enfants le feront à l’avenir. C’est une quête incessante, motivée par l’aspiration à reconquérir notre terre et à restaurer la dignité de chaque être humain. »


 


 

Cisjordanie : à Masafer Yatta, une petite école face à la violence de la colonisation israélienne

Marion d'Allard sur www.humanite.fr

Dans cette zone semi-désertique du sud d’Hébron, l’établissement d’Um Qussa est sous le coup d’un ordre de destruction imminente. La population en appelle à la communauté internationale

Masafer Yatta (sud d’Hébron, Cisjordanie occupée), envoyée spéciale.

À l’ombre du préau de la petite école de Khirbet Um Qussa, juchée sur l’une des crêtes pelées des collines de Masafer Yatta, la chaleur accablante devient soudain plus supportable. À perte de vue, le paysage ici se décline entre terres et rocailles.

Antichambre du Néguev, c’est dans cette zone semi-désertique du sud de la Cisjordanie que vivent et que résistent à l’occupation israélienne 2 500 Palestiniens, agriculteurs et éleveurs, jadis nomades, désormais sédentarisés dans une douzaine de villages alentour.

« Avant, les enfants devaient se rendre, à pied ou à dos d’âne, à 8 kilomètres, beaucoup abandonnaient vers 5 ou 6 ans. »

L’école est flambant neuve, sortie de terre en 2020, puis agrandie en 2021 et 2022, financée notamment par des ONG. Elle assure l’instruction d’une soixantaine d’élèves,  »qui n’ont pas d’autre endroit pour apprendre« , explique Youssef, directeur et professeur d’Um Qussa.

»Avant sa construction, poursuit-il , les enfants devaient se rendre, à pied ou à dos d’âne, à 8 kilomètres de là, dans une autre école de la région, et beaucoup abandonnaient vers 5 ou 6 ans.«  Alors, pour édifier le petit établissement, tous les propriétaires du coin ont donné une partie de leurs terres.

Et parce que l’hôpital le plus proche est à Hébron, à 35 kilomètres au nord, un dispensaire y a été accolé, pour répondre aux besoins de santé de ces populations isolées.

Pourtant, c’est le spectre des bulldozers de l’armée israélienne qui plane sur le destin d’Um Qussa, depuis qu’en ce dimanche 18 juin l’école a reçu un ordre de démolition imminente, le troisième depuis 2020, émis par l’administration civile de la Cour martiale israélienne.

Motif : la région de Masafer Yatta a tout entière été décrétée  »zone de tir 918«  par Israël en 1981. Exécutoire sous un mois, cette décision sert avant tout de prétexte à la récupération des terres palestiniennes. Si l’ordre est appliqué, Um Qussa deviendra le troisième établissement scolaire détruit par l’armée d’occupation en moins d’un an, quelques mois à peine après l’école d’As-Sfai, déjà à Masafer Yatta, démolie froidement en octobre.

« Depuis quarante ans, nos montagnes sont visées par les colons. Leur but est de nous rayer de la carte et de récupérer notre terre. »

Sami est né dans cette région aride de la Palestine occupée, il y a tout juste vingt-cinq ans. Membre du comité de résistance populaire, il raconte la violence des raids de colons, la pression constante de l’armée israélienne, les intimidations et les humiliations quotidiennes :  »Depuis quarante ans, nos montagnes sont visées par les colons. Leur but est de nous rayer de la carte, de récupérer notre terre« , explique le jeune homme.

Et pour y parvenir, Israël construit des routes, interdites à la circulation pour les Palestiniens. Au début des années 1980, la route 317, qui serpente entre les collines de Masafer Yatta, a ainsi permis à l’occupant de créer des ponts entre ses colonies en isolant les villages palestiniens.

Depuis, dénonce Sami, cette route fait office pour Israël de deuxième frontière, doublant celle de 1948 à l’intérieur des terres palestiniennes. Artifice inique qui a justifié, il y a un an, l’établissement d’un ordre d’expulsion émis contre 8 des 12 communautés de Masafer Yatta. 1 300 Palestiniens, depuis, vivent dans l’angoisse d’un déplacement forcé. Dans la région, les démolitions, visant des habitations et les infrastructures publiques, se multiplient et s’accélèrent.

»Chaque matin, les enfants me demandent si l’école va être détruite« , déplore Youssef. Le directeur d’Um Qussa marque une courte pause. Puis reprend :  »Si cet ordre est exécuté, c’est une tragédie. Qu’ont-ils fait, ces gamins, pour mériter que leurs droits soient à ce point niés ? Quelle est leur faute ? Ils vont être condamnés à l’analphabétisme.«  L’homme, alors, pointe le doigt vers l’horizon.  »Là, à 5 kilomètres d’ici, il y a une colonie israélienne, dans laquelle se trouvent une école et même… une piscine.« 

Au-delà du seul sort de la petite école, c’est la machine infernale de la colonisation que les comités de résistance populaire locaux et les organisations de solidarité internationales mettent au centre de leur viseur.  »Aujourd’hui, en Palestine, le bruit de la craie sur le tableau noir risque d’être remplacé par le claquement des balles de l’occupation« , dénonce l’Association de jumelage entre les villes françaises et les camps de réfugiés palestiniens. La communauté internationale et les réseaux humanitaires doivent assumer leurs responsabilités, intime enfin Youssef l’instituteur, et agir auprès du gouvernement israélien. » Sans quoi le rouleau compresseur de l’occupation atteindra d’autres régions, d’autres villages, d’autres écoles aussi.

  publié le 3 juillet 2023

Après la mort de Nahel :
« La République est face à
un immense défi »

Florent LE DU sur www.humanite.fr

La fracture entre les institutions et une partie de la population est consommée, juge Gilles Leproust, qui réclame des réponses de l’État en termes de moyens et de réforme de la police. Gilles Leproust est Maire PCF d’Allonnes (Sarthe) et président de l’association Ville & Banlieue


 

En tant que maire d’Allonnes, où des violences urbaines ont éclaté depuis la mort de Nahel, le 27 juin, parvenez-vous à faire entendre votre voix pour tenter d’apaiser la situation ?

Gilles Leproust : En tant que maires, nous sommes des médiateurs. C’est dans notre fonction d’aller à la rencontre des gens, en plus de rassurer la population et, chaque matin, de remettre en état de marche nos services publics.

J’essaye donc de discuter avec les jeunes, d’entendre leur colère vis-à-vis de la mort de Nahel, un gamin de leur âge, de tenter de leur expliquer qu’elle doit s’exprimer autrement. Mais c’est dur. Cela fait des années qu’on interpelle sur le fait qu’il y a de plus en plus de gens qui se sentent abandonnés, qui ne se sentent plus appartenir à la République parce que la République ne les respecte pas.

La crise de la politique fait que certains renvoient dos à dos le gouvernement, le maire, les services publics. C’est pour cette raison que nous demandons que l’accès au droit, à l’égalité, aux services publics soit réel. Ce n’est pas le cas pour beaucoup de jeunes de nos quartiers.

On est dans une crise profonde de la République, plus encore qu’en 2005 avec, en outre, une droite et une extrême droite qui attisent les tensions. Il y a un enjeu démocratique : remettre au cœur des constructions l’ensemble des populations, quelles qu’elles soient, particulièrement dans les banlieues populaires.

Président de l’association Ville & banlieue, vous avez participé, vendredi, au comité interministériel des villes, prévu de longue date. Quel discours avez-vous porté devant la première ministre Élisabeth Borne ?

Gilles Leproust :D’un commun accord, ce comité s’est transformé en un temps d’échange sur la situation et un autre sera organisé début septembre pour mettre au point des propositions concrètes.

Mais, pour sortir de la crise, nous avons fait entendre les justes demandes des habitants. Comme l’exigence de sortir de ce divorce, de plus en plus fort, entre la population des quartiers populaires et la police.

Le drame de Nanterre a malheureusement rappelé à tous que la doctrine développée au plus haut niveau de la hiérarchie sur le rapport entre la police et les jeunes n’est pas acceptable et doit changer. Cela pose la question de la formation, de l’impunité qui existe, de la justice. L’exigence aussi de remettre du lien, notamment en recréant la police de proximité. Les policiers ne doivent plus être vus comme des adversaires, mais des partenaires pour produire du vivre-ensemble sur le territoire.

Aujourd’hui, le ressenti de la population – pas seulement de la jeunesse – des quartiers populaires vis-à-vis de la police est très inquiétant. Il y a un sentiment de crainte alors que la police doit être protectrice.

Pour faire République, il faut impliquer toute la population et créer de la confiance mutuelle ; si celle-ci n’existe pas, il y a déjà un problème. Le chantier est sur la table, reste à voir si le gouvernement va y répondre dans les prochains jours.

Au-delà de la question de la police, quelles propositions mettez-vous en avant pour retisser un lien de confiance entre les populations des quartiers populaires et les institutions publiques ?

Gilles Leproust :Ce dont souffrent les quartiers, c’est de la question sociale. La fin de mois, pour beaucoup d’habitants d’Allonnes, c’est le 15.

Si on n’agit pas sur ces inégalités, on ne pourra pas sortir de cette crise profonde. Il y a par ailleurs de nombreux chantiers sur lesquels on réclame des moyens depuis des années : la rénovation urbaine, le sport, la culture, qui sont des éléments importants pour la vie des quartiers.

La question fondamentale est celle du droit commun. La politique de la ville doit être là pour faire plus que le droit commun dans des territoires où les discriminations et les inégalités sont très fortes, pour que les services de l’État soient particulièrement fléchés sur les banlieues.

On se félicite de la création, depuis 2019, des cités éducatives qui regroupent des professionnels de l’enseignement, des associations et des collectivités. D’accord, mais quels moyens sont mis dans cette belle idée ? Dans le même temps, l’éducation nationale supprime des postes d’enseignants…

C’est pareil pour la police, la justice. Les finances des collectivités s’assèchent également. Le compte n’y est pas, et on voit bien que cela conduit à des conséquences dramatiques. Il est urgent qu’une véritable politique de la ville, réfléchie collectivement, soit mise en place. Nous sommes face à un défi pour la République et cela passe y compris par des politiques de l’État qui soient au niveau.

 

  publié le 3 juillet 2023

Ce qui m'étonne,
c'est qu'on s'étonne

Alain Manach sur https://blogs.mediapart.fr/

« Je ne comprends pas toutes ces réactions offusquées, atterrées, scandalisées face à ce qui se passe dans notre pays en ce moment. Pourtant tout était annoncé depuis fort longtemps » : après plusieurs nuits de révoltes, témoignage d'un habitant du quartier de la Villeneuve, à Grenoble.

Je ne comprends pas toutes ces réactions offusquées, atterrées, scandalisées face à ce qui se passe dans notre pays en ce moment. Pourtant tout était annoncé depuis fort longtemps. Annoncé par les acteurs sociaux, les acteurs syndicaux, la société civile, les habitants des quartiers populaires, tous nous étions inquiets et sensibles au fait que « cela allait mal et que ça allait sûrement péter un jour » Nous ne savions pas quand, ni comment. À l’évidence, nous y sommes…

Que dire d’une société dont les dirigeants au plus haut niveau de l’État parlent des « sans dents » des racailles à « karchèriser » qui affirment que le « boulot est au bout de la rue » qui crient à tue-tête « bon sang tenez vos gosses ! », mais qui, par exemple, pratiquent au jour le jour les contrôles au faciès, qui érigent la discrimination en système, qui fustigent les bénéficiaires du RSA…

Que dire d’une société qui n’entend jamais les habitants des quartiers populaires lorsqu’ils parlent des conséquences de la colonisation/décolonisation ? C’est un des aspects spécifiques de notre culture d’aujourd'hui. Ce qui est étonnant, c’est qu’on ne comprenne pas pourquoi cette question est structurante de nos quartiers. Il faudrait en parler ensemble, aller jusqu’au bout des inquiétudes, pour dégager la richesse de ce vécu commun.

Que dire d’une société dont la puissance publique n’entend pas, n’entend jamais les paroles des habitants de ces fameux quartiers populaires… même si par ailleurs dans des belles envolées certains élus nous rassurent en disant que « vous êtes la solution et pas le problème », ou encore qui reprennent sans vergogne cette phrase attribuée à Nelson Mandela « ce qui se fait pour nous, sans nous, se fait contre nous » Mais qui classent verticalement les rapports Borloo[1] ou Bacqué-Mechmache[2]. Que ce soit sur la rénovation urbaine, les aménagements, le rôle et la fonction des petits commerces, la rénovation des bâtiments, ou encore la vie sociale…

Que dire d’une société qui retire des moyens aux collèges de nos quartiers au nom de l’égalité ? Vous avez bien lu : égalité… Ce qui dans la tête des institutions qui nous gouvernent veut dire les mêmes moyens à tout le monde, les quartiers riches comme les quartiers pauvres… et qui de ce fait empêchent les équipes enseignantes de développer le formidable travail qui est le leur. À la Villeneuve de Grenoble, le collège avait un taux de réussite au brevet des collèges de 71 % en 2017 et il est aujourd’hui de 91 % et crac badaboum… on supprime les moyens financiers principaux leviers de la réussite de cette équipe formidable.

Que dire d’une société qui depuis plus de quarante ans matraque la vie associative et l’éducation populaire, par une logique néolibérale plutôt que de soutenir l’engagement des citoyens ? Pour ceux qui connaissent le jargon de la vie associative, ce sont les appels à projet, la mise en concurrence des associations entre elles, le refus des financements de fonctionnement etc. Notre quartier de la Villeneuve est bien atteint par ce virus-là.

Que dire d’une société dont les dirigeants à tous les niveaux de la représentation affirment que de toute façon, au final « ils ont forcément raison ! »

Enfin que dire d’une société qui érige une loi scélérate dite « contrat d’engagement républicain » qui en fait crée un nouveau délit de séparatisme ? Ce délit permet de manière discriminatoire de dissoudre des associations ou en tout cas d’entraver gravement la liberté associative, niant la dimension de créativité et d’invention qui la caractérise.

Nous voilà quarante ans après la marche pour l’égalité et les premiers pas des politiques de la ville esquissées par Hubert Dubedout ! Et c’est le feu !

Moi, ce qui m’étonne c’est que notre société mette le mépris au cœur du mode de gouvernance et de gestion de notre démocratie ! De toute évidence c’est un échec ! Tout cela semble organisé par des logiques néolibérales et ce n’est pas l’idée que je me fais de la démocratie… Le mépris c’est l’atteinte physique, l’atteinte à la dignité de la personne.

Là je ne comprends pas ! Ma conception du monde porte sur la reconnaissance et le respect des personnes. Les personnes habitant les quartiers populaires aujourd'hui n’arrivent plus à se penser comme sujets de leurs propres vies. Comment alors peser sur le monde à construire ensemble ? Aujourd'hui il y a trop de mépris, trop de conditions de vie difficiles et humiliantes : cela détruit les conditions d’une vie réussie. Il ne faudrait pas seulement se contenter de pointer les inégalités ou les injustices sociales mais mettre la reconnaissance des personnes au cœur d’une politique réellement innovante… Aujourd'hui, après des années et des années de lutte contre la consommation, tout semble malheureusement être organisé par l’industrie de la mode, les publicités, qui mènent les personnes à croire que la « réalisation de soi » passe toujours par plus de consommation.

Rappelons à nos scandalisés de l’État et des micros la déclaration des droits de l’homme de 1948 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

Et pour revenir à mes propos du début, ce qui m’étonnerait en revanche, c’est que nos dirigeants tirent véritablement la leçon de ce qui se passe aujourd'hui !

Ce qui m’étonnerait, c’est qu’ils mettent en place de vrais moyens favorisant le développement des personnes des quartiers populaires. Qu’ils reconnaissent leurs capacités, qu’ils ne soient jamais des citoyens de seconde zone, et qu’ils puissent agir pour l’intérêt général.

Aujourd'hui, c’est comme un barrage qu’on fait sauter ! Tout le monde s’engouffre dans la brèche, même ceux qui agissent de façon inadmissible. Car ce qui se passe est évidemment inadmissible : pillages, destructions, incendies, violences etc. Ne peut-on se demander si ces actes inadmissibles ne sont pas le produit de cette société du mépris ?

Hélas, tel un boomerang, ces actes décrédibilisent les habitants des quartiers populaires, aggravant encore leur situation.

Alain MANAC’H, habitant de la Villeneuve de Grenoble

[1] Commandé en 2018 par Emmanuel Macron. Rapport qui vient au monde, mort-né.

[2] Commandé en 2013 par François Lamy, ministre du logement de Lionel Jospin

   publié le 2 juillet 2023

Au Val Fourré, on comprend les plus jeunes, sans cautionner leurs actes

Caroline Coq-Chodorge et Célia Mebroukine sur www.mediapart.fr

À Mantes-la-Jolie, dans le quartier du Val Fourré, des bâtiments publics et des commerces ont été brûlés ou cambriolés après la mort de Nahel. Dans un même souffle, les habitants condamnent et comprennent. Car tous ont vécu, souvent de très près, des violences et incivilités policières au cours des dernières décennies.

Mantes-la-Jolie (Yvelines).– Au Val Fourré, c’est un samedi 1er juillet de fêtes, celles de la fin de l’année scolaire. Les enfants, très jeunes et moins jeunes, accompagnés ou pas de leurs parents, déambulent dans le dédale de ce quartier de Mantes-la-Jolie (Yvelines), une des plus grandes cités de France avec ses 21 000 habitant·es. Sur la vaste esplanade au cœur du quartier, une association a monté des jeux gonflables. Les clubs de sport organisent leur fête de fin d’année. Au stade se joue la CAN, la Coupe d’Afrique des nations de Mantes, où s’affrontent les jeunes, filles et garçons, répartis dans des équipes plus ou moins aux couleurs de leurs origines, tant elles sont diverses et mélangées.

Il y a des ombres au tableau : la façade crevée de l’annexe de la mairie, brûlée deux nuits plus tôt ; celle noircie de la banque, désormais inutilisable ; le centre des impôts, lui aussi rongé par les flammes. Le quartier s’est embrasé après la mort de Nahel, sans surprise, tant les violences policières émaillent son histoire, de génération en génération. 

Dans la nuit de vendredi à samedi, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin s’est déplacé à Mantes-la-Jolie, aux alentours de 3 heures du matin. Mais il est resté dans le centre-ville cossu, à un gros kilomètre du Val Fourré.

Un frère, mort en garde à vue en 1991

Au gymnase Souquet, les festivités du club de karaté se terminent. Sonia Mebarka, 54 ans, secrétaire exécutive du club, salue tout le monde : les bénévoles, les coachs, les jeunes adhérent·es, leurs mères, leurs frères et sœurs. À ses côtés, son fils Naoufel et son meilleur copain Ademe. Les jeunes adolescents veulent aller au tournoi de foot organisé un peu plus loin dans le quartier. Sonia hésite : « Jai peur, peut-être que les policiers vont s’acharner ce soir. »

Comme beaucoup dans cette ville des Yvelines, Sonia a vécu les violences policières dans sa chair. C’était il y a plus de trente ans. Le 27 mai 1991, son frère Aïssa Ihich est mort d’un malaise cardiaque en garde à vue. Il avait 19 ans. Deux jours plus tôt, raconte Sonia, Aïssa s’était retrouvé « au mauvais endroit au mauvais moment », en chemin vers le domicile d’un ami. Des policiers mobilisés dans le quartier du Val Fourré à cause d’émeutes  l’avaient arrêté et roué de coups. Asthmatique, Aïssa n’a pas survécu à sa garde à vue sans ses médicaments. 

Selon Sonia, « les policiers ont dit qu’ils avaient arrêté mon frère pour des jets de pierre, mais moi je sais que c’est faux. Il fallait juste lui coller quelque chose, c’est tout. »

Les deux policiers impliqués dans son arrestation et le médecin ayant validé la garde à vue ont été poursuivis. Onze ans plus tard, les policiers ont été condamnés pour « violences aggravées » et ont écopé de huit mois de prison avec sursis. « Ça fait trente ans que je dis qu’il y a une justice à deux vitesses en France », soupire Sonia. 

Pour elle, la détention provisoire du policier après la mort de Nahel ne change rien : « Cest pour calmer le peuple, c’est tout. Je ne pense pas qu’il sera condamné. Ils l’aideront à déménager, à être muté et il sera oublié. »

Ils sont trop jeunes pour construire un discours politique.

« Quand mon frère est décédé, je voulais que ce soit le dernier. Mais ça recommence sans cesse », ajoute Sonia, dépitée. « On a l’habitude », acquiesce son fils Naoufel, âgé d’à peine 14 ans. La mère de trois enfants, salariée à Pôle emploi, comprend l’exaspération des jeunes, parfois très jeunes, qui participent à la révolte. Mais selon elle, ils ne visent pas « les bonnes cibles », en référence aux commerces et à la salle de sport brûlés. 

Un constat que partage Nathalie Coste, une amie de Sonia qui, comme elle, est une ancienne élue d’opposition – de gauche – à la mairie. Elles se sont rejointes pour un café sur la dalle centrale du Val Fourré. « Ce qu’ils font ne nuit qu’à eux-mêmes », regrette Nathalie, ancienne professeure d’histoire-géographie, qui a enseigné pendant 38 ans au lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie. Cette révolte est, selon elle, « autodestructrice » car elle fait la part belle à une « violence sans discernement et sans discours politique. » « Certes, ils sont trop jeunes pour construire un discours politique, tempère-t-elle. Car il y a aussi une faiblesse du tissu politique dans ces quartiers. »

« En 2005, on découvrait presque les violences policières, se rappelle Nathalie. Leur médiatisation était sporadique. Mais aujourd’hui, les histoires s’accumulent, c’est chronique. Ces jeunes disent qu’ils ne seront plus des victimes et c’est important. Même si ce n’est pas de la bonne manière. » 

Yazid Kherfi est de la même génération que Sonia et Nathalie. Et son analyse rejoint la leur. Cet ancien braqueur, devenu enseignant à l’université et formateur sur les questions de prévention de la délinquance, considère que ce qui se passe est « plus grave » qu’en 2005. « En 2005, il y avait des revendications en lien avec Zyed et Bouna mais aussi par rapport aux propos de Nicolas Sarkozy sur la “racaille”, explique-t-il. Aujourd’hui, casser un magasin et tout piller, quel rapport avec la mort de Nahel ? »

« On a les jeunes qu’on mérite », lance Yazid, faisant plutôt peser plutôt la faute sur les adultes qui entourent ces jeunes. Des parents aux maires, en passant par les éducateurs mais aussi les policiers. Depuis plus de dix ans, Yazid sillonne les quartiers populaires de France avec son camion pour créer des espaces de discussion, la nuit, avec les jeunes. Yazid ne comprend pas que les centres de vie sociale « ferment tous à 18 heures » alors que la nuit est le moment le plus propice pour créer du lien. Il regrette également qu’au cours de ses « 500 soirées », aucun policier n’ait jamais accepté de discuter avec les jeunes qu’il réunit. 

La peur des mères de famille

À la sortie du gymnase Souquet, trois mères de famille, d’abord réticentes, sont finalement soulagées de « vider leur cœur ». Toutes trois exigent l’anonymat, comme beaucoup d’habitant·es du quartier, tant l’atmosphère y est sensible, chancelante. Elles ont chacune quatre ou cinq enfants, âgés de 9 à 26 ans. Depuis la mort de Nahel, elles sont « au-delà de la colère. Les enfants d’aujourd’hui voient bien qu’il n’y a pas de justice. On a l’impression d’être abandonnés face à une police qui peut faire ce qu’elle veut. » 

Quand elles voient des policiers dans le quartier, toutes ont le même réflexe : « On les appelle tout de suite : “T’es où ? Tu fais quoi ? Rentre à la maison !” Eux nous répondent que ce n’est pas normal, qu’ils ne font rien de mal. Mais il faut voir comment les policiers abordent les jeunes qui discutent dans la rue : ils sont tout de suite dans l’agressivité. Et si nos enfants leur tiennent tête, ils finissent en garde à vue. »

Dans le quartier du Val Fourré vivent presque exclusivement des immigré·es et des enfants d’immigré·es racisé·es. La police est-elle raciste ? « Je n’aime pas ce mot, ça me touche, dit une mère. Mais je crois que ça existe, oui... » « On explique à nos enfants qu’ils sont comme tout le monde, qu’ils doivent s’intégrer, s’adapter, dit une autre. Qu’ils ne sont ni des victimes, ni des coupables. Mais ce qu’ils voient, c’est l’inverse... » 

Au stade Jean-Paul-David, plusieurs milliers de personnes assistent aux finales de la CAN de Mantes : chez les filles, le Maroc a dominé le Sénégal, chez les garçons, l’Algérie s’est imposée face à la Gambie. C’est la liesse autour des vainqueurs. Les jeunes ne veulent pas parler du reste. Sonia montre un garçon de 13 ans, passé à tabac en garde à vue, à la suite d’un mauvais mot contre un policier. On l’aborde, il refuse la conversation : « C’était mon frère, j’ai oublié. »

On arrache quelques mots à un lycéen, avant que ses amis le rejoignent et le chambrent, coupant court à la conversation : « Les policiers nous parlent mal, parce qu’on est des Noirs. Depuis ce qui s’est passé, je sors plus, mes parents me l’interdisent, c’est pour la bonne cause. Ce qu’ils ont fait à Nahel, c’est grave. Et cela me concerne, parce que cela peut arriver à tout le monde ici. »

Ça ne passe pas, ça ne passera jamais d’avoir été humilié de cette façon.

La nuit est tombée sur le Val Fourré. Face à la grande mosquée de Mantes-la-Jolie, Younès et Nadir se souviennent. « J’ai même noté la date dans mon calendrier, attendez, demande Younès. C’était le 6 décembre 2018. » « Un jeudi », précise Nadir. Ce jour-là, les deux jeunes hommes, âgés de 15 et 17 ans à l’époque, participent à une manifestation « calme » contre la réforme du bac et Parcoursup, aux abords de leur lycée Saint-Exupéry, dans le quartier du Val Fourré. Après quelques dégradations, la police intervient et nasse les jeunes manifestants. Il est 11 heures du matin lorsque Nadir, Younès et plus d’une centaine d’autres lycéens sont arrêtés par la police et mis à genoux, mains sur la tête, alignés les uns à côté des autres. Dans une vidéo qui fait le tour des réseaux sociaux, on entend un des policiers participant à l’opération lancer : « Voilà une classe qui se tient sage. »

Nadir et Younès restent plusieurs heures à genoux, mains sur la tête, dans le froid. « Ils voulaient nous humilier », raconte Nadir. « Ces policiers n’étaient pas à la hauteur de l’uniforme », ajoute Younès.

Une enquête administrative est menée. L’IGPN conclut à « l’absence de comportements déviants » de la part des policiers. Nadir, Younès et d’autres se constituent alors partie civile et obtiennent en 2020 l’ouverture d’une enquête par un juge d’instruction. Ce n’est que deux ans plus tard, en décembre 2022, que Younès et Nadir sont enfin entendus. Malgré la lenteur de la procédure, les deux jeunes hommes ont une « once d’espoir » que ce qui est devenu leur « cause » aboutisse.  

Lorsqu’ils ont appris la mort de Nahel, « ça a fait remonter des choses. » « Ça ne passe pas, ça ne passera jamais d’avoir été humilié de cette façon », souffle Nadir. « Depuis, je suis dans la crainte de ceux qui sont censés nous protéger », dit Younès. « Mais qui nous protège d’eux ? », demande son ancien camarade de classe. 

Même s’ils n’ont pas été surpris par la révolte, Nadir et Younès ne cautionnent pas tout. Comme leurs aînés, ils regrettent que les jeunes s’en prennent aux biens des personnes. Pour Younès, cette « prise de conscience » est « respectable » mais la violence relève d’un « processus d’autodestruction ». « C’est dommage qu’il n’y ait plus que ce canal pour exister, regrette-t-il. On a été relégués et oubliés. »

Dimanche 2 juillet, vers 1 heure de matin, un restaurant et plusieurs cafés sont encore ouverts sur la dalle du Val Fourré. Il n’y a plus que des hommes dans les rues. Les plus vieux jouent aux cartes, imperturbables. Des très jeunes observent, méfiants. Aux deux principales entrées de la zone commerciale, des commerçants veillent, pour quelques heures au moins. 

Ils racontent le cambriolage de la boutique de réparation de téléphone par « des petits, des 13-17 ans, la plupart avaient moins de 15 ans ». Eux aussi ne comprennent pas qu’ils s’en prennent « aux commerces, aux voitures des gens d’ici. Mais leur colère, on la comprend. Nous aussi on a la haine de la police, et ça changera jamais. On connaît tous des gens qui ne sont jamais sortis de garde à vue. La police est profondément raciste »

L’un d’eux raconte une anecdote : il est allé saluer un groupe d’hommes. Parmi eux, il y avait « des baqueux [des policiers membres de la BAC – ndlr] habillés comme des racailles. Ils ont refusé de me saluer, en me disant : “On n’est pas des vôtres.” Moi aussi, quand j’en verrai un se faire piétiner, je lui dirai : “Je ne suis pas des vôtres.” » Les anecdotes sur la police sont inépuisables. Mais ce commerçant, père de famille, a pris le parti d’en rire. 

Une autre histoire encore, toute récente : « Il y a deux nuits de cela, j’étais ici, à veiller. Les policiers arrivent et me disent : “Levez les mains !” Mais ils me connaissent ! Et j’étais comme maintenant : pieds nature, en claquettes ! Et genre, je vais être un émeutier ? »

La nuit est encore calme. Au loin, claquent les feux artifices, ces « mortiers » de pacotille. Les commerçants pensent que les jeunes, soixante environ, sont quelques rues plus loin. Ils pourraient arriver sur la dalle, masqués ou cagoulés. Un des commerçants enregistre un message vidéo sur Snapchat dans lequel il dit aux jeunes : « Je suis avec vous. » Il explique : « Je n’ai aucun pouvoir sur eux. Mais je leur dis qu’ils sont la famille et que je veille aux débordements. » Et qu’en cas d’affrontements avec la police, il « montrera ce qui se passe ».

    publié le 2 juillet 2023

Mort de Nahel : les propositions des syndicats pour sortir de la crise

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Les syndicats, réagissant aux évènements qui secouent le pays, proposent des pistes pour répondre à l'urgence comme aux problèmes plus structurels. La CGT appelle notamment à un « plan de renforcement des services publics dans une perspective de justice et de mixité sociale ».

En responsabilité, les syndicats jouent la carte de l’apaisement. Dans un communiqué, publié ce samedi 1 er juillet, la CGT a condamné « les violences, les surenchères sécuritaires et les appels factieux qui se font jour. » Si la centrale de Montreuil assure qu’après la mort de Nahël « l’irruption la colère » était « légitime », elle dénonce la dégradation « de nombreux lieux de travail, parmi eux des services publics essentiels à la vie en commun. »

En outre, la confédération « appelle les employeurs à mettre en place les dispositions nécessaires pour protéger les personnels exposés et adapter les horaires de travail aux restrictions de circulation des transports. » Une position que partage également la CFDT, pour qui « personne ne devrait connaître la peur sur son lieu de travail et se sentir menacé. »

La veille, la CGT, la FSU et Solidaires, aux côtés d’associations comme le Mrap et Attac, ont lancé un « appel pour la jeunesse populaire. » Selon lequel, « la mort dramatique de Nahel à Nanterre a mis en lumière les tensions toujours très fortes dans les quartiers populaires qui dépassent le seul cadre des violences policières et sont liées aux injustices et discriminations subies au quotidien ».

Les organisations rappellent notamment «   que les jeunes hommes perçus comme arabes ou noirs ont 20 fois plus de probabilité d’être contrôlés par la police que les autres. » Et, ajoutent « que les associations de proximité ont subi toutes ces dernières années les coupures de subventions. »

Réformer la police et renforcer les services publics

Parmi les pistes communes avancées, figure celle du remplacement de l’IGPN par un organisme indépendant ainsi que la création d’une plateforme en ligne « permettant de déposer images et vidéos de potentielles violences policières ». Les signataires revendiquent aussi « l’embauche massive d’éducateurs de prévention diplômés et formés »

De son côté, la CGT appelle également à une refonte de la « police républicaine et son lien à la population », ainsi qu’à un « plan de renforcement des services publics dans une perspective de justice et de mixité sociale » et à une « revalorisation du travail et une lutte contre la précarité à rebours des politiques menées par le gouvernement. »


 


 

Communiqué unitaire:
Appel pour la jeunesse populaire

CGT, FSU, Soidares, ATTAC, MRAP, Fondation Copernic sur https://solidaires.org/

La mort dramatique de Nahel à Nanterre a mis en lumière les tensions toujours très fortes dans les quartiers populaires de France qui dépassent le seul cadre des violences policières et sont liées aux injustices et discriminations subies au quotidien. Elles nécessitent une réponse politique de court et de long terme.

Nous, signataires de cette tribune, sommes convaincu-es que l’avenir de la société se joue dans la place qu’elle parvient à faire, notamment à toutes les jeunesses. Nous exigeons un plan ambitieux qui permette de sortir par le haut d’une situation que les gouvernements actuel et passés ont contribué à créer et ont laissé dégénérer.

Une grande partie de la jeunesse subit le racisme au quotidien, victime de préjugés, de discriminations, et de violences. Un climat idéologique d'ensemble stigmatise en particulier les musulman.es ou celles et ceux qui sont perçu.es comme tel.les et notamment les jeunes. C’est cette situation-là qui ne peut plus durer.

Dans les quartiers populaires notamment, les rapports entre la police et la population, particulièrement les jeunes, sont conflictuels et discriminants. Il est prouvé, par exemple, que les jeunes hommes perçus comme arabes ou noirs ont 20 fois plus de probabilité d’être contrôlés par la police que les autres. Nous demandons l’abrogation de la loi de 2017 sur l’assouplissement des règles en matière d’usage des armes à feu par la police. Nous demandons la fin de la seule réponse répressive par la police dans les quartiers. Nous nous prononçons également pour la création d'un service dédié aux discriminations touchant la jeunesse au sein de l'autorité administrative présidée par le Défenseur des droits. Nous revendiquons la création d’un organisme indépendant de contrôle, en remplacement de l'IGPN, et nous sommes favorables à la création et la promotion d'une plateforme en ligne permettant de déposer images et vidéos de potentielles violences policières. Nous demandons le retour des services de prévention spécialisés avec l'embauche massive d'éducateurs et d'éducatrices de prévention (dit « de rue ») diplomé-es et formé-es pour prévenir les conflits entre jeunes, entre les jeunes et le reste de la population, et faire de l’accompagnement éducatif.

La relégation sociale de la jeunesse populaire est le résultat de politiques qui ont trop souvent oublié la jeunesse et participé à sa marginalisation. Les services publics, en premier lieu, l’Ecole, ont subi des années de suppressions d’emplois qui ont aussi touché les établissements les plus défavorisés. Derrière les discours prétendument volontaristes, l’Education prioritaire a été démantelée dans les lycées. En collège, elle a été diluée dans une série de mesures dans des politiques territoriales académiques qui ont mis à mal l’ambition initiale de l’Education prioritaire. La crise économique n’a cessé de creuser les inégalités sociales dans le pays, multipliant le nombre d’établissements qui pourraient relever des critères sociaux de l’éducation prioritaire. Et pourtant, le chantier de la révision et l’élargissement de la carte de l’Education prioritaire n’a même pas été entamé ! Les autres services publics ont aussi disparu des quartiers populaires alimentant un sentiment légitime d’abandon : comment croire à l’égalité quand des quartiers se retrouvent sans services publics ? Quand les quartiers restent enclavés faute de transports accessibles, sans médecins, sans hôpital de proximité ? Quand le logement est profondément dégradé dans ces quartiers, accentuant le sentiment de relégation ? Quand l’accès à l’emploi est plus difficile pour les jeunes de ces quartiers, comme l’ont démontré de multiples études ? Cette jeunesse se retrouve assignée à résidence sociale et géographique : c’est un renoncement mortifère pour la démocratie ! Comment ne pas voir qu’en assignant des jeunes à leur origine sociale, en enfermant cette jeunesse populaire dans des destins tout tracés, s’opère alors une rupture amère et pleine de rancoeurs avec les promesses du modèle républicain ?

Les quartiers populaires ont eux aussi besoin de services publics qui permettent de créer du lien social, de la solidarité, de la proximité, de l’égalité. Ils font du commun dans une société et, plus particulièrement dans des quartiers qui n’en ont plus. L’espoir d’un avenir meilleur pour la jeunesse populaire passe par un grand plan d’investissement pour l’Ecole, les transports, le logement, l’emploi.

Les associations de proximité ont subi toutes ces dernières années les coupures de subvention, et un contrôle de plus en plus renforcé sous prétexte du respect des principes républicains.

Les moyens nécessaires doivent être attribués aux programmes de prévention et de lutte contre les discriminations dans les établissements scolaires, où des agent-es formé-es doivent servir de personnes ressources missionnées en tant que telles pour accompagner et orienter les élèves qui en sont victimes. Par ailleurs, une évaluation et une réflexion autour des programmes scolaires est nécessaire pour aboutir à une prise en compte satisfaisante de l’histoire, des études et des notions liées à l’esclavage, à la colonisation, au racisme, à l’oppression des femmes et des minorités sexuelles et aux combats divers pour l’égalité qui s’y rapportent. Une école qui promeut l’égale dignité de tous et toutes les élèves, futur-es citoyen-nes, à la préoccupation constante de garantir que ses contenus d’enseignement ne comportent ni oublis ni angles morts sur ces questions et transmettent des savoirs utiles à la compréhension des origines et des mécanismes de discriminations pour contribuer efficacement à leur disparition à plus long terme.

Le 30 juin 2023


 


 

Mort de Nahel : le gouvernement doit créer les conditions de l’apaisement

Communiqué de la CGT sur www.cgt.fr

Après la mort de Nahel et l’irruption de colère légitime y faisant suite, la CGT condamne les violences, les surenchères sécuritaires et les appels factieux qui se font jour.

Des personnes sont mortes en Guyane, en Seine-Maritime, ou ont été gravement blessées. De nombreux lieux de travail ont été dégradés ou détruits et parmi eux des services publics essentiels à la vie en commun. Des salarié·es et agent·es ont été victimes de violences dans l’exercice de leurs missions.

La CGT appelle les employeurs à mettre en place les dispositions nécessaires pour protéger les personnel·les exposé·es et adapter les horaires de travail aux restrictions de circulation des transports.

Face à cette situation explosive, les orientations politiques données par les ministères de l’Intérieur et de la Justice ne concourent pas à l’apaisement et la désescalade nécessaires. Au contraire, ils font le terreau de l’extrême-droite qui instrumentalise la violence pour banaliser ses idées et menacer notre démocratie.

Pour sortir de la spirale destructrice de la violence, la CGT demande, en premier lieu – et c’est une condition incontournable – que la justice soit faite pour Nahel. Il faut abroger la loi de 2017 qui autorise la police à tirer en cas de refus d’obtempérer et créer une autorité de contrôle de la police réellement indépendante. Nous demandons, aussi, que les services de police et de gendarmerie mettent immédiatement en œuvre des actions de désescalade et que les préfectures garantissent les libertés de réunion, de manifestation et de circulation.

Au-delà, des chantiers de fond doivent être ouverts immédiatement pour :

* refonder notre police républicaine et son lien à la population, avec l’engagement d’un travail de fond en matière de formation, de management et de directive de maintien de l’ordre ;

* mener une politique active et ferme de lutte contre le racisme et contre toute forme de discrimination dans les services publics et dans la société ;

* créer d’urgence un plan de renforcement et de financement des services publics à hauteur des besoins sur tout le territoire, dans une perspective de justice et de mixité sociale ;

* donner à l’école les moyens matériels et humains de permettre à chaque enfant, où qu’il ou elle grandisse en France, de devenir un·e adulte libre et responsable pour se réaliser pleinement en tant que personne, sur son lieu de vie comme au travail ;

* résoudre la crise sociale et politique qui s’exprime en France sous diverses formes depuis plusieurs années maintenant, avec des actes de solidarité, de revalorisation du travail et de lutte contre la précarité à rebours des politiques menées par le gouvernement.

Montreuil, le 1 er juillet 2023

   publié le 1° juillet 2023

François Ruffin -
« Nahel : l'apaisement,
mais comment ? »

par Ruffin François, Député de la Somme sur www.mediapart.fr

Depuis trois jours et la mort de Nahel, 17 ans, tué par un policier, le pays s'est embrasé. L'apaisement attend une réponse politique, qui ne met pas la poussière sous le tapis des amertumes et des colères, qui n'émet pas de promesses en l'air, mais qui sait entendre et s'amender.

Mardi, le jeune Nahel, 17 ans, est mort, tué par un policier. Qui prétend à la légitime défense. Mais la scène est filmée, contredit la version de ce dernier.

Le pays est saisi d’une indignation, légitime. Comment un contrôle routier, sans mise en danger des policiers, peut-il se terminer par la mort d’un adolescent, fût-ce après un refus d’obtempérer ?

Depuis, le pays connait une situation de tension supérieure à celle de 2005. Trois nuits d’affilée, les quartiers populaires se sont révoltés, se sont embrasés. Avec, dans mon coin à Amiens, une mairie vandalisée, une médiathèque et une école brûlées, une asso de réinsertion dévastée. Ailleurs, des tirs de mortier, des commissariats attaqués, des commerces pillés. J’y reviendrai. Dans certaines villes, les transports en commun sont arrêtés en soirée et des maires décrètent des couvre-feux.

Devant cette vague, devant la vidéo qui circule sur les réseaux, le pouvoir a choisi l’apaisement plutôt que l’affrontement. Emmanuel Macron a qualifié d’« inexplicable », d’« injustifiable » le tir du policier, ajoutant « rien, rien ne justifie la mort d’un jeune ». Gérald Darmanin a parlé d’« images extrêmement choquantes, apparemment pas conformes à ce que nous souhaitons dans la police » et s’est engagé à dissoudre le syndicat, en réalité, l’association, « France Police » coupable d’avoir applaudi le meurtre. La porte-parole du ministère de l’Intérieur, Camille Chaize, a balayé les remarques sur le passé judiciaire du jeune homme : « Peu importe s’il était connu des services de police, ce n’est pas le débat ».

Hier, quelques heures avant la marche blanche, une enquête pour homicide volontaire a été ouverte, et le policier auteur du tir mortel placé en détention provisoire. « Le parquet considère que les conditions légales d’usage de l’arme ne sont pas réunies », a expliqué le procureur de Nanterre.

La violence judiciaire

Et pourtant, et pourtant, une colère a jailli et ne rentre pas. Visible par la casse, mais dans les cœurs aussi : « On a perdu notre enfant parce que ça aurait pu être l’enfant de n’importe qui », lance Najet, 49 ans, mère de quatre enfants. Et chez les jeunes, ce refrain : « Ça aurait pu être nous ». Chacun y va de son expérience, humiliante ou violente, avec des policiers. De nom propre, Nahel devient nom commun : une défiance entre police et population. D’une confiance plus que rompue, d’une hostilité réciproque, alimentant un cercle vicieux de violence dont tout le monde sort perdant. Alors, voilà, voilà pourquoi cette colère explose et ne rentre pas : elle s’inscrit dans une histoire, une longue histoire pas seulement de violences policières, mais aussi de violences judiciaires. Des dénis de justice plus que fréquents, devenus habituels.

Le média d’information en ligne indépendant – Bastamag – relève que sur 213 affaires d’interventions létales (de janvier 1977 à juin 2020), les deux-tiers n’ont eu aucun prolongement (classée sans suite ou non-lieu). Au-delà des chiffres, ces « affaires » ont des noms, qui restent dans la mémoire collective.

Zyed Benna et Bouna Traoré, morts électrocutés dans un transformateur EDF en tentant de se soustraire à un énième contrôle d’identité. Les policiers sont mis en examen pour « non-assistance à personne en danger ». Mais obtiennent une relaxe définitive après dix ans de procédures. Le juge a conclu qu’aucun deux n’avait eu « une conscience claire d’un péril grave et imminent », alors qu’ils avaient dit sur les ondes : « s’ils entrent ici, je ne donne pas cher de leur peau ».

Adama Traoré, mort par asphyxie à la suite d’un plaquage ventral. La procédure est encore en cours mais on ne compte plus les entraves policières et judiciaires, les expertises et contre-expertises médicales, les mensonges et maquillages de la première heure jusqu’à aujourd’hui. La Défenseure des droits vient de demander un renvoi en correctionnel des policiers.

Gaye Camara, tué par 8 tirs d’un policier de la BAC. Un non-lieu prononcé, avec refus répétés des demandes de reconstitution par l’avocat de la famille.

Zineb Redhouane, tuée par le tir d’un gaz lacrymogène à la fenêtre de son appartement. L’IGPN a bien identifié l’auteur du tir mais ne l’a pas sanctionné, l’enquête judiciaire est au point mort.

Cédric Chouviat, mort par asphyxie à la suite d’un plaquage ventral, après avoir répété à plusieurs reprises qu’il ne pouvait plus respirer. Une procédure est en cours mais le ministère de l’Intérieur a refusé à plusieurs reprises de suspendre les fonctionnaires de police impliqués, malgré un nouvel enregistrement vidéo et sonore accablant.

La liste serait trop longue.

Voilà les marques qui restent. Ils endeuillent des familles et la nation toute entière. Parce qu’il y a cette conscience, désormais, qu’après la mort, viennent les entraves, nombreuses, à la vérité : au sein de la police, à l’IGPN, au parquet. Que la justice n’est pas un long fleuve tranquille, mais un combat qui dure, deux, trois, quatre, cinq, dix ans.

Alors, on y est. Ça sort, ça brûle, ça pète. L’apaisement ? Bien sûr, je suis pour, tout le monde est pour. Qui peut se satisfaire de voitures brûlées, de bâtiments publics calcinés, de forces de l’ordre attaquées ? L’appel au calme ? Évidemment. Je peux l’écrire ici, le dire, sans difficulté : « j’appelle au calme ». Si c’était si simple, si ça produisait un quelconque effet. Comme pendant la crise des gilets jaunes : quand la colère, la rage, la tension s’emparent d’une partie du corps social, les appels incantatoires « d’en haut » font joli sur les plateaux, mais sont autant de coups d’épée dans l’eau. La colère prend du temps à redescendre. Le temps de l’écoute, de la reconnaissance, et de l’espoir d’une réparation effective, dont on saisit désormais qu’elle n’arrivera pas du seul fait de la mise en examen du policier.

Mais lorsque l’Etat envoie les blindés, la BRI, le GIGN, le RAID, l’armée, qu’il montre les muscles pour, au final ne pas s’en servir – car les professionnels du maintien de l’ordre le savent, ça serait pire – le Président Macron révèle qu’il n’a pas encore entendu. Et en refusant d’écouter, ce sont aussi les policiers qu’il met en danger.

Un brigadier-chef à Nanterre témoignait : « On sait qu’on va retourner se faire tirer dessus, avec des mortiers, des cocktails Molotov, des grenades… En espérant que ce soit plus calme que la veille, et que justice se fasse. » Ça vient du terrain, des agents avec de l’expérience : ils serviront de digue mais la réponse ne sera pas policière, elle doit être judiciaire – et surtout politique.

Nos propositions

L’apaisement attend donc une réponse politique, qui ne met pas la poussière sous le tapis des amertumes, qui n’émet pas des promesses en l’air, mais qui sait entendre et s’amender. Ces pistes, je les proposais déjà en 2020, dans mon rapport parlementaire « Pour une police de la confiance ».

Le dépaysement de l’enquête. Dès qu’un policier est mis en cause, ou lorsqu’il porte plainte lui-même, sortir l’affaire de sa juridiction, l’éloigner, la porter vers un lieu plus neutre. Tant c’est évident : localement, des liens, et des liens forts, existent entre le parquet et le commissariat, qui interdisent toute confiance en la justice. Et au-delà, surtout : je réclamerais une chambre spécialisée dans les relations « police – population ».

L’abrogation de la loi Cazeneuve de 2017 sur les conditions d’usage des armes par les policiers lors des refus d’obtempérer.

Un contrôle externe de la police. Comme la Belgique, comme l’Angleterre. Que la police n’auto-enquête pas sur elle-même avec l’IGPN. Mais surtout, que sur le rôle de la police, que sur son modèle d’autorité, que sur la formation des agents, la police ne s’auto-gère pas en vase clos avec le ministre de l’Intérieur. Que le Parlement, que les maires, que des associations y participent. Que soit donné au Défenseur des Droits le pouvoir d’enquêter comme de sanctionner.

L’instauration d’un récépissé pour les contrôles d’identité. Comparés aux pays voisins, la police française recourt bien plus aux contrôles d’identité, sur les minorités, sur les Noirs et les Arabes. Ces interventions, banales, sans délit préalable constaté, sont vécues comme humiliantes.

Et à plus long terme, bien sûr, une formation repensée, augmentée à deux ans (et pas seulement neuf mois) et le retour d’une police de proximité, démantelée par Nicolas Sarkozy.

Auto-sabotage

Maintenant, les violences, les dégradations.

Disons-le : s’attaquer aux services publics est illégal, condamnable. Mais surtout, c’est une catastrophe. La mairie, l’école, la médiathèque, la maison de quartier, la salle de boxe, le bus… Détruire les équipements qui mettent du commun, pour faire-ensemble. Non, ce n’est pas acceptable. Pour nos banlieues déjà souvent désertées par les services publics, c’est la double peine. Un auto-sabotage. Un gâchis. Les habitants qui font la vigie devant les bâtiments, pour empêcher la casse, le savent mieux que personne. Luc Bronner, dans Le Monde, raconte comment les parents d’élèves, les collectifs de mères, les médiateurs, les élus et les personnels municipaux s’interposent : « On espère, par notre présence, réussir à apaiser un peu les choses. Brûler les écoles, ce serait le pire », expliquait Eric Solas, 47 ans. Ils font le tour des quartiers, écoutent, dialoguent, raisonnent, prennent la température. Nous partageons le cri de désespoir, l’émotion de cette enseignante, qui court vers des jeunes dégradant une école maternelle : « Non, pas l’école, s’il vous plaît, pas l’école, ne touchez pas à l’école ! » Qui pâtira, au réveil, de l’école saccagée, du bus incendié, de la voiture brûlée : les gens du commun, les petites gens, les papas, les mamans, les habitants des mêmes quartiers, ceux qui tiennent le pays debout. Patrick Jarry, le maire de Nanterre n’a exprimé autre chose lorsqu’il pointe la « tristesse et la désolation des habitants face aux violences ».

Pour une « réconciliation nationale »

Le risque d’escalade est réel. Tous les ingrédients sont présents : des jeunes avec une volonté d’en découdre, de revanche, qui n’écoutent plus rien ni personne (ni même leur famille). Des syndicats policiers – et non des moindres – qui se disent « en guerre » contre des « hordes sauvages », en appellent à mots ouverts à la sédition, à la « résistance », et menacent le Gouvernement. Un homme tué par une « balle perdue » en Guyane. Des policiers sur le terrain, à bout physiquement et psychologiquement, après des nuits de peur. Quelle réponse ? Emmanuel Macron dit : responsabilité des parents, des réseaux sociaux, des jeux vidéos. C'est un peu court, au regard de l’urgence, quand on est le chef de l’Etat.

Et Marine Le Pen dans tout ça ? Sans parler de son nervis Eric Zemmour qui tourne en boucle en parlant d’enclaves d’étrangers ? Eux veulent cet affrontement de la France avec elle-même, que les Français se confrontent. Que la République se délite. Ils soufflent sur les braises de la sédition, et qu’advienne dans les cendres leur projet de société : un Etat policier.

Alors, dans cette période trouble, quelle est notre boussole politique ? Comme souvent, il faut écouter ceux qui ont des nerfs plantés dans le pays. Des élus locaux, des maires, en premières lignes, qui méritent tout notre soutien, toute notre attention.

Philippe Rio par exemple, maire de Grigny : « Il aurait pu y avoir du mouvement, par exemple avec le plan Borloo pour les banlieues, en 2018. On était 200 maires à avoir travaillé dessus, et Emmanuel Macron a dit « poubelle ». Je ne sais pas ce qu’il en serait aujourd’hui, si on aurait évité ce qui se passe, mais ce plan s’appelait « Pour une réconciliation nationale », et je trouve que ce mot de réconciliation résonne particulièrement aujourd’hui. »

« Une poudrière », voilà comment Philippe Rio décrit la situation en banlieue. Une poudrière sur laquelle, on a décidé de fermer les yeux plutôt que d’agir, depuis trop longtemps. Le plan Borloo, un plan réfléchi et pensé par les acteurs de terrain, à cinquante milliards, jeté à la poubelle, rayé d’un trait de plume par un homme seul, là-haut.

Ali Rabeh, maire de Trappes, dit la même chose : « Ils sont rattrapés par le réel, les naïfs, ce sont eux ». Le réel, c’est le déni de la relation, toujours plus dégradée entre police et population, c’est une République qui ne tient pas ses promesses d’égalité. Un cocktail explosif.

Au-delà, même, des banlieues : durant la crise Covid, les jeunes se sont enfermés pour protéger les plus âgés. Ce sont eux, souvent précaires, qui ont payé le prix d’une économie au ralenti, avec les queues pour des colis alimentaires. Leur taux de pauvreté est quatre fois plus élevé que chez les plus de 60 ans. Leur taux de dépression a doublé. Pour eux, ou une partie du moins, c’est la désespérance qui s’installe. Et face à cela, quels plan, quelles propositions a portées le président Macron ? Le néant.

On n’en sortira ni par le déni, ni par la violence aveugle. On s’en sortira par le haut : par la vérité, par la justice, par l’égalité. Par une réconciliation nationale qui ne sera possible que si le Président et le gouvernement remettent tout sur la table. « Sans tabou ». Reconnaissant leurs erreurs, qu’ils se replongent dans les travaux qu’ils ont fait produire aux acteurs et actrices de terrain, avant de les balayer d’un revers de la main, et s’engagent sur des solutions qui réparent les maux. Les transformations de l’institution police, on l’a dit. Mais aussi le reste : la ségrégation urbaine, les discriminations à l’embauche, le trafic de drogue et les réseaux mafieux, les moyens pour les élus locaux, les associations, la revalorisation des métiers des premiers et premières de corvée, le soutien aux mères célibataires qui tiennent tout le foyer sur leur dos, etc.

Nous, nous voulons la paix. Pas la guerre civile.

La « réconciliation nationale », il la faut.

  publié le 1° juillet 2023

Quelle justice fiscale
pour lutter contre
la sécession des riches ?

Jérôme Skalski sur www.humanite.fr

Répartition des richesses Une série de rapports officiels viennent démontrer, chiffres à l’appui, la fuite en avant fiscale des grandes fortunes dans la France d’Emmanuel Macron.

Éric Bocquet, Sénateur PCF du Nord, membre du groupe CRCE

Monique Pincon-Charlot, Sociologue, ancienne directrice de recherche au CNRS

Quentin Parrinello, Conseiller principal en politiques de l’Observatoire fiscal de l’UE, membre de l’École d’économie de Paris


 

À la suite de la publication d’un rapport de France Stratégie, fin mai, sur la fiscalité de la transition écologique, Emmanuel Macron aurait conseillé à ses ministres d’ « éviter le piège à la con sur la fiscalité des riches » dans leurs interventions publiques. Début juin, un rapport de l’Institut des politiques publiques sur la fiscalité des « méga-riches » a pu montrer en quoi ces derniers accentuaient encore cette « sécession » fiscale de classe.

Pourquoi la taxation des plus riches serait-elle un « piège à la con » selon l’Élysée ?

Éric Bocquet : Les gouvernements successifs mènent depuis longtemps une véritable guerre à l’impôt, celui des riches principalement. Au-delà des alternances, depuis une trentaine d’années, ce discours a été relayé par les responsables politiques. Chacun et chacune se souviendra de ces paroles de François Mitterrand, qui considérait que l’ISF était un « impôt imbécile ». François Fillon avait les mêmes propos en 2013. En 2012, la très libérale Agnès Verdier-Molinié, directrice de la fondation Ifrap, habituée des plateaux de télévision, employait l’expression de « matraquage fiscal ». Et enfin, nous rappellerons le commentaire de Pierre Moscovici, en août 2013, disant comprendre le ras-le-bol fiscal de nos concitoyens. Emmanuel Macron, dès la première année du premier quinquennat, supprimait l’ISF et instaurait une taxation unique des dividendes à 30 %, il mettait fin à la progressivité de l’impôt. Il y a donc eu un véritable tir de barrage du camp libéral contre l’idée de taxer les plus hauts revenus et patrimoines. Le contexte de forte inflation pourrait réveiller l’aspiration à faire contribuer plus fortement les plus riches.

Quentin Parrinello : Emmanuel Macron a fondé sa doctrine économique sur le fait que baisser les impôts, notamment des plus riches, relancerait l’investissement et donc la croissance. Cinq ans après, quatre études des services du gouvernement montrent que la suppression de l’ISF n’a pas eu d’impact sur l’investissement productif, pas de « ruissellement ». Mais ce choix politique a eu des conséquences budgétaires : moins d’argent dans les caisses publiques pour financer la santé, l’hôpital, pour payer la facture de la crise. On entend aujourd’hui de plus en plus de voix – y compris des anciens proches du président comme Jean Pisani-Ferry – demander un débat autour de la taxation des plus riches. Le « piège » pourrait être en train de se retourner contre Emmanuel Macron, qui aura bien du mal à échapper au débat. À tel point qu’il envisagerait désormais, selon Challenge, de soutenir un ISF au niveau mondial. Manière d’éviter le débat en France ? Il ne peut en tout cas plus esquiver le sujet.

Monique Pinçon-Charlot : La proposition de faire payer une partie de la transition écologique par un impôt de 5 % sur le patrimoine financier des 10 % les plus riches en un seul et unique prélèvement, avec la liberté pour chaque contribuable de choisir les modalités de paiement, a déclenché l’ire du président des ultra-riches. En effet, les cadeaux fiscaux faits aux plus riches dès l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée, avec la suppression de l’ISF et son remplacement par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI), débarrassé des valeurs mobilières, mais aussi la baisse de l’impôt sur les revenus du capital avec la création d’un prélèvement forfaitaire unique (PFU) à seulement 12,8 %, sont tellement généreux à l’égard des revenus financiers des plus riches que le président de la République a toutes les raisons de craindre un effet boomerang. Car les impôts sur les revenus du travail, eux, restent progressifs jusqu’à 45 %. Selon un rapport d’information du Sénat en octobre 2019, les 100 premiers contribuables n’ont en effet payé en 2018 que 23,3 millions d’IFI, contre 141,7 millions d’euros d’ISF l’année précédente. La suppression de la progressivité de l’impôt sur les revenus du capital a eu l’effet d’inciter les entreprises à accroître la distribution des dividendes. En effet, pourquoi se priver de cet effet d’aubaine lié au fait que les dirigeants d’entreprise bénéficiant de salaires très élevés ont désormais intérêt à être rémunérés en dividendes de manière forfaitaire à 12,8 % ? Les liens de classe qui unissent le président de la République avec les « premiers de cordée » expliquent la peur de celui-ci à l’égard de « ce piège à la con » d’avoir à faire face aux revendications du peuple de France de faire payer les riches capitalistes face au dérèglement climatique, dont ils portent une très forte responsabilité.

Un rapport de l’Institut des politiques publiques sur la fiscalité des « méga-riches » a été publié début juin. En quoi est-il significatif ?

Quentin Parrinello : La nouveauté, dans ce débat, c’est notamment cette étude de l’IPP qui montre que les milliardaires paient proportionnellement moins d’impôts que le reste de la population française, et ce de manière tout à fait légale. Tous les Français paient des impôts, le système est progressif pour 99,9 % de la population. Mais pour les 0,1 % les plus riches, il devient régressif. Cela pose un double problème. Premièrement, de consentement à l’impôt : comment accepter un système où ceux qui ont le plus paient le moins ? Deuxièmement, de financement : car si le problème est limité aux 0,1 % les plus riches, ce sont ceux qui ont le plus de moyens de contribuer. Or, on en a urgemment besoin pour financer nos services publics, notre protection sociale et la transition écologique.

Monique Pinçon-Charlot Ce rapport tombe à point nommé. On comprend la panique grandissante d’Emmanuel Macron avec son impôt spécial riches sans solidarité ni progressivité à l’idée du prochain rapport des économistes de l’Institut des politiques publiques, rattaché à l’École d’économie de Paris, qui intégrera les effets de sa révolution fiscale à la faveur des plus riches dès l’automne 2017.

Éric Bocquet : Le discours des ministres et du président consiste à répéter inlassablement qu’ils ont rendu du pouvoir d’achat aux Français en supprimant des impôts, telles la taxe d’habitation ou la redevance pour l’audiovisuel public. Ces sommes sont dérisoires au regard des besoins de la population. La vérité est ailleurs : entre 2009 et 2022, le patrimoine des milliardaires a bondi de 439 % en France. À titre de comparaison, il a augmenté de 170 % aux États-Unis et de 168 % au Royaume-Uni. Une autre étude récente réalisée par Gabriel Zucman, maître de conférences à l’université de Berkeley, en Californie, a montré que les ultra-riches ne paient que 2 % d’impôt. Les 370 plus grosses fortunes ne paient quasiment aucun impôt. Par ailleurs, les sociétés du CAC 40 paient en moyenne 4,5 % d’impôt. L’artisan du quartier, la PME du secteur sont soumis, eux, à un taux de 25 %. Les classes populaires ont, elles, un taux d’imposition de l’ordre de 40 à 50 %. Rappelons ici que le 0,1 % des Français les plus riches sont ceux qui gagnent plus de 600 000 euros par an. Alors oui, incontestablement, le rapport de l’IPP nourrit utilement l’indispensable débat sur la fiscalité.

Comment une fiscalité repensée peut-elle être facteur de justice sociale ?

Quentin Parrinello : Notre système fiscal n’arrive pas à correctement taxer les plus riches. En mettant en place des impôts qui visent spécifiquement les ultra-riches, on peut réintroduire de la progressivité, ce qui est en soi un facteur de justice sociale et donc de consentement à l’impôt. Mais on peut surtout dégager de l’argent pour financer nos services publics, notre protection sociale, la transition écologique, avec un impact réel sur le budget des classes moyennes et populaires. Cela passe notamment par un véritable impôt sur la fortune des plus riches. L’étude de l’IPP montre que l’ISF tel qu’il existait avant 2017 n’arrivait pas à correctement taxer les plus riches, la faute à de nombreuses exonérations (sur les biens professionnels) et à un plafonnement trop restrictif qui ne prenait pas en compte tous les revenus. Il faut réfléchir à un véritable impôt sur la fortune sans exonération, comme le propose en effet l’économiste Gabriel Zucman, accompagné de mesures anti-fraude, anti-exil fiscal. Le seuil et le taux doivent faire l’objet d’un débat démocratique, mais l’étude de l’IPP fournit un cadre de réflexion intéressant : le problème est concentré à partir des 0,1 % les plus riches.

Éric Bocquet : La fiscalité est un levier essentiel pour faire avancer la justice sociale. Il faut systématiquement contrer ce discours contre l’impôt que les dominants tiennent depuis toujours. Ils ne l’ont au fond jamais accepté que par l’effet d’un rapport de force. L’impôt fut posé dans son principe dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Tous les progressistes doivent être offensifs sur cette question de la justice fiscale. Une fiscalité repensée nécessite l’instauration d’une plus grande progressivité, c’est la première condition d’une notion fondamentale dans notre République, celle du consentement à l’impôt. Soyons tous des militants de l’impôt juste.

Monique Pinçon-Charlot : La fraude fiscale était évaluée en septembre 2018 par le syndicat Solidaires finances publiques à 100 milliards d’euros de manque à gagner par an dans les caisses de l’État, alors que, cette année-là, le déficit public s’élevait à 80 milliards d’euros. Il faudrait ajouter les dizaines de milliards d’euros des niches fiscales, alors que l’impôt qui rapporte le plus à l’État reste la TVA avec 180 milliards d’euros en 2022, cet impôt indirect qui concerne tout le monde, que l’on soit pauvre ou riche ! Rappelons que l’impôt sur le revenu a rapporté 89 milliards et celui sur les sociétés seulement 69 milliards !

Comment l’idée de justice fiscale peut-elle progresser dans l’esprit public ?

Monique Pinçon-Charlot : La justice sociale me paraît incompatible avec le capitalisme, basé sur l’exploitation de toutes les formes du vivant. À l’heure du chaos climatique qui menace les conditions d’habitabilité de la planète, seul un horizon dégagé des droits à la prédation pour une petite oligarchie permettra de reconstruire une société faite d’humanité et de solidarité. Seule l’approche marxiste de l’exploitation de classe imbriquée à celle de la domination par Pierre Bourdieu peut permettre une pensée qui mette en relation les différentes formes de la violence des riches au détriment des membres des classes moyennes et populaires. Cette prise de conscience me paraît indispensable pour penser le postcapitalisme.

Quentin Parrinello : Cette idée progresse déjà. Ce débat qui était l’apanage de quelques économistes et ONG il y a dix ans est en train de gagner du terrain. C’est une demande centrale des mouvements sociaux ces dernières années. Des prix Nobel comme Joseph Stiglitz ou Esther Duflo soutiennent un impôt sur la fortune des plus riches. Des économistes proches du président, comme Jean Pisani-Ferry, ne s’y opposent plus. Dominique de Villepin, ancien premier ministre d’un gouvernement de droite, s’est prononcé en sa faveur il y a quelques jours. L’ONU travaille sur un guide de la taxation des plus riches. Tout cela était impensable il y a quelques années. Alors oui, cette progression est trop lente au vu de l’urgence, des investissements dont nous avons besoin pour faire face à la crise sociale et écologique que nous vivons. Il faut évidemment continuer à faire progresser cette idée, mais aussi débattre des modalités de l’impôt sur les plus riches. En Amérique latine, la Colombie et l’Argentine ont sauté le pas, mettant en place des impôts sur la fortune. Le Brésil et le Chili pourraient les rejoindre. Au Kenya, au Canada ou encore en Malaisie, l’idée est débattue.

Éric Bocquet : Il en est de ce sujet comme de tous les autres, notre œuvre progressiste commune consiste à contrer systématiquement les discours contre l’impôt. Il faut mettre au cœur des débats publics cette question et ne pas la dissocier des débats de fond sur l’avenir de notre société, de la solidarité, du développement et de la démocratie. Il est indispensable que toutes les forces de gauche se mettent d’accord sur ce principe essentiel. Il ne s’agit pas de savoir, comme le fait Gabriel Attal, le ministre des Comptes publics, « si j’en ai pour mes impôts ». La question est de savoir si les moyens existent de construire une autre société. Ceux qui combattent l’impôt sont les mêmes qui rêvent d’un monde sans États, sous tutelle des marchés financiers mondiaux. Poser dans ces termes le débat en fait un sujet politique et citoyen majeur.

Eric Bocquet est coauteur de Milliards en fuite !, éditions du Cherche Midi, 2021.

Monique Pinçon-Charlot est coautrice du Président des ultra-riches, la Découverte, 2019.

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