PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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Publié le 31/05/2020

À la RATP, les intérimaires distributeurs de gel hydroalcoolique sont les nouveaux charbonneurs du monde d’après

 

par Nassira El Moaddem (site bastamag.net)

 

Dans les médias et les réseaux sociaux, les images de ces hommes et femmes en bleu distribuant du gel hydroalcoolique aux usagers du métro parisien ont fait l’objet de nombreux commentaires enjoués. Pourtant, derrière le coup de communication, des conditions de travail difficiles posent la question d’une mission vouée à se pérenniser. Reportage auprès de ces premiers de corvée.

Ils n’avaient pas imaginé qu’ils deviendraient, dès leurs premières heures de travail, une attraction pour les voyageurs du métro parisien. « À peine on avait commencé notre mission qu’il y avait plein de journalistes autour de nous, se souvient Peter, 42 ans, en poste à Châtelet-Les Halles avec quatre autres personnes. Je me suis même reconnu dans une des photos publiées », s’amuse-t-il. « C’est normal, les gens n’ont pas l’habitude, réagit sa compagne et collègue, Lenuta, 30 ans, c’est tout nouveau pour tout le monde ! ». Ces travailleurs, reconnaissables dans les couloirs du métro parisien à leur veste bleue, leur visière vissée sur la casquette et leur masque, ont surtout étonné avec leur énorme sac à dos muni d’un tuyau que prolonge un pistolet. Depuis lundi 11 mai, début du déconfinement progressif, ils inaugurent un nouveau travail dans les stations principales de la RATP. Leur mission : distributeur de gel hydroalcoolique. C’est l’intitulé même de leur contrat. 

Postés à proximité des sorties des grandes stations de métro ou au niveau des points de jonction avec d’autres lignes, les travailleurs, à très grande majorité des hommes, opèrent aux heures de pointe : du lundi au vendredi, de 7h à 10 h et de 16h à 19h. Leurs profils : des étudiants en pause du fait du confinement ou des travailleurs précaires, souvent jeunes, dont les missions intérimaires ou les CDD se sont brusquement arrêtés. Sur leur sac à dos, le sigle de la RATP apparaît en grosses lettres mais ces travailleurs ne sont pas des agents de la régie de transports parisiens. Comme de nombreux autres sous-traitants de la RATP, ils sont intérimaires, recrutés pour une mission censée durer jusqu’au 5 juin 2020, au moins. 

Du gel hydroalcoolique dans des sacs à bière

Tous ont signé un contrat qu’ils renouvellent chaque semaine soit avec Force Interim soit avec Samsic Emploi, la société intérimaire du groupe Samsic, spécialisé dans les services aux entreprises. C’est d’ailleurs une autre société du groupe, Samsic City, qui a obtenu ce marché de distribution de gel hydroalcoolique auprès de la RATP. Les gros sacs à dos sont, eux, la propriété du Stade de France. Jusqu’à récemment, ils servaient à la distribution de bières aux spectateurs des grandes rencontres de football ou de rugby. Lors de la préparation du déconfinement dans les transports, Samsic City a conclu un partenariat avec le Stade de France pour une réutilisation de ces sacs avec du gel hydroalcoolique à destination des voyageurs de la RATP. Une aubaine économique pour un marché qui assure le transport de près de 10 millions de personnes chaque jour. Selon la RATP, ces intérimaires seraient une trentaine, 80 selon Samsic City.

« La RATP met à votre disposition du gel ! N’hésitez pas ! Bonne journée ! » Il est 7h30 ce lundi 25 mai et à Châtelet-Les Halles, après les portes battantes qui mènent aux RER B et D, la voix guillerette de Lenuta détonne. La travailleuse d’origine roumaine, en France depuis 13 ans, ne manque pas d’enthousiasme vis-à-vis des nombreux voyageurs qui pressent le pas pour se rendre au travail. Elle n’hésite pas à aller au contact des utilisateurs du métro pour proposer du gel tandis que d’autres viennent spontanément à elle, tendant leur bras pour une petite dose avant de repartir très vite avec un “merci” ou un “bon courage” adressés à la jeune femme. Tous ceux rencontrés ce jour-là disent apprécier le service, comme Philomène, 55 ans, assistante maternelle. « On est tout le temps pressé, d’arriver au travail, de rentrer chez nous. Et aujourd’hui, avec ce virus, c’est vraiment important de se désinfecter les mains régulièrement dans les transports. Alors, leur présence nous aide beaucoup et ça nous évite de perdre du temps à chercher notre gel au fond du sac. »

12 kilos sur le dos : une pénibilité réelle

Le sac de Lenuta, qu’elle porte sur le dos quotidiennement pendant six heures malgré sa petite taille, pèse 12 kilos. « Ça va, je ne me plains pas. Heureusement, comme il y a du monde à ces heures-là, le gel part vite, ce qui allège aussi le sac. On le remplit tous les deux jours. » Lenuta ne se plaint pas car elle, qui travaille habituellement comme serveuse dans la restauration, n’a pas pu embaucher durant deux mois en raison de la situation sanitaire. C’est le cas d’un grand nombre des travailleurs rencontrés, des intérimaires sans revenus fixes pour qui ce type de travail, dans le contexte actuel, est indispensable pour subvenir à leurs besoins. Certains, d’origine étrangère, doivent également envoyer une partie de leurs salaires à leurs familles restées au pays.

À quelques mètres de Lenuta, Ghiles, collègue de 26 ans et étudiant algérien, a démarré son contrat le 13 mai 2020 après avoir reçu un SMS de Force Interim pour qui il a l’habitude de travailler. Depuis, la charge du sac le fait régulièrement souffrir.

« C’est un travail pénible. Depuis le début, je ressens des douleurs au niveau des épaules, c’est surtout le côté droit, je ne sais pas pourquoi, témoigne-t-il. Sans compter le fait qu’on est debout pendant 6 heures chaque jour, qu’on bouge beaucoup pour aller à la rencontre des voyageurs, en faisant des pas en avant, des pas en arrière… » À Gare de Lyon, Patrick, un des autres intérimaires distributeurs de gel posté juste avant les escaliers qui mènent au RER D et à la ligne 14 du métro, ressent lui aussi les mêmes douleurs. Pourtant, l’homme de 37 ans est un grand gaillard. « C’est aux épaules que ça fait le plus mal », raconte-t-il. « On a le droit à vingt minutes de pause toutes les trois heures, mais ça nous arrive de nous arrêter trois, voire quatre fois par vacation, précise Ghiles. Certains ont arrêté la mission à cause de la pénibilité ». En poste à Gare de Lyon depuis la mi-mai, à quelques mètres de Patrick, Jean, 25 ans, confirme. « Ici, quatre collègues ont abandonné le travail au bout de quelques jours. Ils n’ont pas tenu. Ils disaient que c’était difficile. »  

Selon les témoignages que nous avons recueillis, les intérimaires ne bénéficient d’aucun lieu de repos pour leurs pauses. Lors de notre rencontre à Châtelet-Les Halles, Ghiles prenait sa pause à l’endroit même où il est posté pour distribuer son gel aux voyageurs. « Moi, je continue à distribuer du gel aux voyageurs même quand je suis en pause, confie Patrick. Ils passent à mes côtés pendant que je m’arrête et que je suis accoudé à cette barrière. Alors s’ils me demandent, je leur donne ». Contactée, la RATP n’a pas répondu à nos questions à ce sujet.

Des sacs à dos ramenés au domicile chaque soir

Ce n’est pas tout. La pénibilité du travail poursuit ces intérimaires jusqu’à leur domicile. Comme ses autres collègues, chaque soir après sa vacation s’achevant à 19h, Jean trimballe dans les transports en commun son gros sac à dos qu’il doit obligatoirement ramener chez lui. Demeurant à Cergy, ses trajets pendulaires domicile-travail durent au moins une heure. « On nous a dit qu’il n’y avait aucune sécurité ici, qu’il y avait trop de passages dans les locaux de la gare de Lyon pour qu’on laisse les sacs. » Et que se passe-t-il s’il arrive quoi que ce soit aux sacs à dos chez les intérimaires ?

« Les sacs coûtent cher, environ 1000 euros chacun, ils ne nous appartiennent pas. Je n’avais pas les conditions de sécurité pour les laisser toute la nuit dans les locaux de la RATP », précise Bertrand Castagné, directeur général de Samsic City, l’entreprise du groupe Samsic qui a le marché de la distribution de gel auprès de la RATP. Problème : identifiés par leur gros sacs à dos, certains des intérimaires nous ont indiqué avoir été à plusieurs reprises « embêtés » par des voyageurs dans les transports. « Moi, ça m’arrive dans mon RER, quand je rentre chez moi le soir ou le matin quand je vais au travail, témoigne Patrick. Les gens me voient avec mon gros sac et ils me demandent du gel. Bah, je leur en donne ! »

Interrogé à ce sujet, le directeur général de Samsic City dit trouver cela « marrant », précisant également « avoir équipé les sacs de housses afin de cacher les inscriptions dessus ». Quant à la charge de 12 kilos que représente le sac à dos et des douleurs physiques que cela implique, Bertrand Castagné estime avoir été clair avec les intérimaires. « Dans la fiche de poste, nous avons été transparents sur les conditions de ce travail, sur le poids du sac à dos. Vous savez, ce n’est pas plus pénible que d’être ripeur derrière une benne à ordures ! Je n’ai embauché personne sous la contrainte ! C’est une belle opportunité pour ces gamins de 20 à 30 ans d’avoir trouvé un job dans ce contexte et avec des conditions de rémunération au dessus du SMIC, de se sentir utiles, d’avoir un engagement social, de vraies relations nouées avec les passagers. Chacun est libre de partir si les conditions ne sont pas supportables. » [1] À ce sujet, Bertrand Castagné chiffre à 10 % environ le nombre de personnes qui ont abandonné la mission en raison de la pénibilité du poste, « un petit turn-over », estime-t-il.

S’agissant de leur matériel, tous les travailleurs rencontrés assurent ne disposer que d’une seule et unique veste qu’ils doivent laver eux-mêmes chez eux. « Je la lave tous les soirs dès que j’arrive à la maison à 20h pour qu’elle soit sèche le lendemain matin », affirme Peter, en poste à Châtelet-Les Halles. D’autres reconnaissent ne la laver qu’une fois tous les deux ou trois jours. En revanche, aucun d’entre eux n’a été informé d’une prime quelconque qui leur serait versée par les sociétés intérimaires pour le dédommagement des frais d’entretien et de nettoyage. Un des contrats intérimaires de Force Interim que nous avons consulté ne la mentionne nulle part. Bertrand Castagné, le directeur général de Samsic City, assure de son côté que les vestes sont bien nettoyées par l’employeur malgré les différents témoignages qui le contredisent et précise « avoir repassé commande » pour l’achat de nouvelles vestes.

L’inspection du travail saisie

Selon nos informations, le syndicat Solidaires-RATP s’est étonné de ne pas avoir été informé de l’arrivée de ces travailleurs, ni par la direction de la régie ni par les présidents des Comités sociaux économiques des métros et des RER. Dans un courrier en date du 13 mai 2020 qui leur a été adressé et que nous nous sommes procuré, le syndicat a demandé des précisions quant à la mission de ces intérimaires, leurs conditions de travail et l’évaluation du risque, mettant en copie l’Inspection du travail qui s’est saisie du dossier. « On ne peut pas accepter que la RATP sous-traite le risque sans savoir les conditions d’employabilité de ces travailleurs. Nous n’avons à aucun moment été informés de leur présence, affirme François-Xavier Arouls, élu Solidaires à la RATP. C’est la raison pour laquelle nous avons saisi l’Inspection du Travail. Ces intérimaires travaillent dans notre entreprise, on ne peut pas fermer les yeux sur comment ils travaillent et comment ils sont traités. Nous, élus de la RATP, devons nous emparer de ces sujets ».  

 

Nous avons contacté la RATP à qui nous avons adressé une série de questions sur les conditions de travail de ces intérimaires, l’interpellation du syndicat Solidaires et la saisine de l’Inspection du travail. La régie parisienne n’a répondu à notre mail que par des propos généraux, évitant de répondre à la quasi totalité de nos questions. Elle nous a en revanche précisé que le service de distribution de gel hydroalcoolique par ces intérimaires sera « proposé en attendant l’installation de bornes de gel hydroalcoolique dans tous les espaces. 140 sont actuellement à disposition et d’ici fin juin, toutes les stations et gares RATP seront équipées ».

De son côté, le directeur général de Samsic City, Bertrand Castagné mise sur le déploiement de ce service dans d’autres secteurs. « J’ai des discussions avec des compagnies de transport, des aéroports à l’étranger, des centres commerciaux, des musées… Nos discussions les plus avancées sont avec les prestataires privés organisateurs des examens et concours pour les grandes écoles. Je prépare aussi une opération avec des restaurateurs parisiens pour leur réouverture. Notre objectif est clair : que ce service s’inscrive dans le paysage des lieux publics et privés sur le long terme et que cela devienne une demande récurrente des clients. » Un développement qui posera tout autant de questions sur les conditions de travail de ces nouveaux charbonneurs. 

Nassira El Moaddem (texte et photos)

Notes

[1] Les intérimaires recrutés par la société Force Interimaire perçoivent 11 euros brut de l’heure. Nous n’avons pas pu vérifier le tarif horaire pour celles et ceux travaillant po

Samsic Emploi.

<Publié le 30/05/2020

Hôpital. ​​​​​​​Grand prix du mépris pour le Ségur de la santé

 

Cécile Rousseau (site humanite.fr)

 

La première semaine de la grande concertation menée par le gouvernement a réussi à cristalliser le mécontentement en excluant des discussions toute une partie des acteurs du secteur.

Des médailles jetées à la poubelle. Le geste fort des soignants de l’hôpital Charles-Foix à Ivry-sur-Seine lors des « mardis de la colère » s’inscrit dans la vague de déception qui a submergé une majorité des acteurs du secteur en cette semaine d’ouverture du « Ségur de la santé ». « Nous avons bien compris que le gouvernement souhaitait poursuivre sa politique plus loin et plus fort, comme l’a exposé Édouard Philippe notamment sur le plan Ma santé 2022, déplore Mireille Stivala, secrétaire générale de la CGT santé-action sociale. On nous disait déjà à l’époque que c’était un moment historique, on commence à avoir l’habitude… Pendant ces premiers jours, nous n’avons en revanche jamais entendu parler des effectifs à l’hôpital alors que c’est une question primordiale. » Le sentiment est également mitigé du côté des internes en médecine. Comme le précise Justin Breysse, président de l’Isni (Intersyndicale nationale des internes), « nous avons exprimé à tour de rôle nos revendications mais ce n’était pas vraiment un dialogue. Il y avait beaucoup de représentants institutionnels, des directeurs d’hôpitaux et d’agences régionales de santé (ARS). Le premier ministre a estimé lundi qu’il n’y avait pas de souci de gouvernance à l’hôpital, juste des problèmes de management, nous pensons au contraire qu’il faut remettre de la démocratie dans tout ça ».

Après un lancement en grande pompe lundi, la première journée de discussion mardi autour des carrières et rémunérations n’a pas laissé un souvenir impérissable. Alors que les participants avaient demandé le montant de l’enveloppe allouée pour les revalorisations salariales, ils se sont heurtés au silence avant de découvrir le lendemain dans les Échos que l’État pourrait débloquer 5 à 6 milliards d’euros par an pour les infirmiers et les aides-soignants, soit 250 euros brut par mois. « Il faut savoir quelle somme sera précisément dédiée aux salaires et si les dettes des hôpitaux ne rentrent pas dans cette somme, poursuit Mireille Stivala. En ce qui nous concerne, nous sommes favorables à une augmentation du point d’indice de 20 % dans la fonction publique hospitalière. Il faut rendre nos métiers attractifs. Le gouvernement doit donner un signe fort maintenant et s’engager ensuite à poursuivre la discussion sur la durée. »

Les méthodes de sélection des acteurs du Ségur posent aussi problème. De nombreux collectifs et syndicats présents en visioconférence lors du raout médiatique du lundi n’ont, à leur grande surprise, pas été invités pour la suite. Jeunes médecins s’est ainsi vu claquer la porte au nez. « Le ministre de la Santé refuse qu’on vienne. On ne sait pas pourquoi, lance Emanuel Loeb, président de l’organisation, sauf que notre syndicat est représentatif, ils sont donc obligés de nous convoquer selon la loi. Notre avocat a déposé un référé liberté, nous aurons le résultat ce vendredi. Dans le discours d’Édouard Philippe, il y a des choses que l’on n’a pas du tout comprises, comme la remise en cause du statut de praticien hospitalier, qui va à l’encontre des désirs de la profession. »

Des pans entiers du secteur se retrouvent invisibilisés

De leur côté, les paramédicaux se sentent une nouvelle fois la cinquième roue du carrosse. Les infirmiers de bloc opératoire diplômés d’État (Ibode) ont fait part de leur déception de ne pas être conviés. Une pilule qui a d’autant plus de mal à passer après la crise du Covid, où ils ont été en première ligne. « Comme d’habitude, les personnels du terrain, les petites mains, ne sont pas écoutés, lâche Rachid Digoy, président du collectif Inter-blocs. On se sent méprisés alors que l’on a été surexposés au coronavirus, qu’on nous a transférés des blocs en réanimation et que nos plannings ont été changés de semaine en semaine. Aujourd’hui, nous sommes en train de rattraper les opérations qui n’ont pas pu avoir lieu pendant le pic de la pandémie. Nous avons beaucoup de responsabilités pour un salaire de 1 970 euros brut en début de carrière. » Le collectif a d’ailleurs porté plainte contre les 32 CHU du pays pour mise en danger de la vie d’autrui à cause du manque persistant de masques FFP2 dans les blocs. En pointe d’une mobilisation dans les services d’urgences depuis mars 2019 qui n’a cessé de s’élargir, le collectif Inter-urgences n’a également pas eu voix au chapitre. « Le ministère nous a répondu qu’il ne voulait pas des spécialités, détaille Hugo Huon, porte-parole du collectif. Pourtant, nous sommes au croisement de tous les services de l’hôpital, mais aussi de la médecine de ville, de la psychiatrie. Nous allons continuer à nous mobiliser, occuper le terrain à l’extérieur. »

Alors que ce Ségur devait être l’occasion de repenser de fond en comble le système de santé, des pans entiers du secteur se retrouvent invisibilisés. Les sages-femmes, dont l’activité n’a pas faibli durant la période du confinement, ont découvert, abasourdies, qu’il n’y avait aucun représentant de la périnatalité dans cette grande concertation. « À croire que la santé des femmes n’est pas importante, lance Caroline Combot, secrétaire générale de l’Organisation nationale syndicale des sages-femmes (ONSSF). Nous sommes pourtant en contact avec le ministère depuis des mois pour revoir les décrets de périnatalité qui sont en vigueur depuis vingt ans et obtenir plus d’effectifs. Nous sommes considérés comme du personnel médical, mais nous faisons partie de la fonction publique hospitalière. Nous sommes dans une situation spécifique avec des demandes spécifiques. »

35 heures, le doute plane

Autre motif d’inquiétude, même si mardi Nicole Notat, ex-secrétaire nationale de la CFDT et coordinatrice contestée du Ségur, a assuré que les 35 heures à l’hôpital ne seraient pas remises en cause, le doute plane. Pour le docteur Anne Geffroy-Wernet, présidente du SNPhare, Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs, également non convié aux concertations : « Il ne faudrait pas que les avancées sur les rémunérations servent de contreparties pour faire sauter les 35 heures, sinon ça ne va pas le faire ! Le gouvernement dit qu’il veut aller vite. Mais ça fait dix ans qu’on démantèle l’hôpital. Aujourd’hui, 30 % des postes de réanimateur vacants sont pris par des contractuels et cela fait des années que les médecins en milieu de carrière n’ont rien obtenu en termes de revalorisations. J’ai des collègues qui veulent changer de métier depuis la crise du Covid. La colère est toujours là. »

Comme l’analyse Mireille Stivala, la stratégie de l’exécutif est claire. « Il s’agit de diviser entre les différents métiers alors que ce Ségur doit être un lieu d’expression large. Lors des interventions, on voit bien que Nicole Notat ne connaît aucun des acteurs de la santé. Ils veulent nous faire discuter en bilatérales alors que nous souhaitons des multilatérales. Nous n’avons aucune visibilité sur la suite au calendrier. Nous savons juste que nous serons en comité de pilotage le 5 juin et c’est tout. Nous n’avons jamais vu de telles méthodes de la part d’un gouvernement. » Pour tous, les délais impartis pour aboutir à une rénovation du système, d’ici fin juin, avant une présentation du plan mi-juillet, sont juste intenables. Le Ségur ne fait donc que renforcer la détermination. Ce jeudi, les « JeDis Colère » ont battu leur plein dans de nombreux hôpitaux du pays, de Paris à Besançon en passant par Saint-Denis, pour maintenir la pression jusqu’à la mobilisation nationale du 16 juin prochain.

Publié le 29/05/2020

Comment Total, Sanofi et consorts bénéficient d’une discrète aide publique malgré leurs profits

 

par Olivier Petitjean (site bastamag.net)

 

Les dirigeants de Total ont justifié le maintien de leur dividende, malgré l’épidémie du Covid-19, en assurant ne bénéficier d’aucune forme de soutien financier de la part des pouvoirs publics. Une posture trompeuse, car le groupe pétrolier bénéficie bien, en toute discrétion, d’aides financières indirectes.

Renoncer à verser des dividendes ? Hors de question pour Total. Fin mars, le groupe pétrolier annonçait solennellement qu’il « ne sollicitera[it] pas le soutien de l’État pour faire face aux difficultés économiques créées par le Covid-19 que ce soit sous forme de soutien de trésorerie (prêts bancaires garantis, report de paiement des charges sociales ou fiscales) ou de recours au dispositif exceptionnel de chômage partiel » [1].

Un décision que l’entreprise n’a pas hésité à présenter comme une « contribution à la solidarité nationale », mais qui permettait surtout de couper court à la controverse. Beaucoup réclamaient en effet une suspension du versement de dividendes pour faire face à la crise, a fortiori pour les entreprises bénéficiant d’aides publiques. Mais est-il vrai que le groupe pétrolier ne bénéficie d’aucun soutien des pouvoirs publics ? À y regarder de plus près, pas vraiment.

Soutien discret des pouvoirs publics

Il existe en effet plusieurs formes de soutien financier public, et celles qui sont en apparence les plus techniques et les plus absconses ne sont pas les moins importantes. L’organisation espagnole Observatori del Deute en la Globalització (ODG), partenaire de l’Observatoire des multinationales au sein du réseau ENCO [2], s’est penché sur l’une d’entre elles : les achats d’obligations d’entreprises de la Banque centrale européenne (BCE) [3]. Fin mars, alors que l’épidémie s’étendait en Europe, l’institution financière basée à Francfort, et présidée aujourd’hui par Christine Lagarde, a annoncé une forte extension de son programme de soutien à la trésorerie des entreprises via l’achat de leur dette sur les marchés. Depuis cette annonce, selon les données rendues publiques, elle a acheté des obligations de plusieurs dizaines de multinationales européennes, dont quatre émises par Total.

D’autres grandes entreprises tricolores, qui ont maintenu leurs dividendes malgré la pandémie, ont également bénéficié de ce soutien discret des pouvoirs publics, comme Sanofi, Schneider Electric, ou Air Liquide. Les dirigeants de cette dernière entreprise avaient avancé le même argument que Total, se prévalant hypocritement de ne pas avoir « recours au chômage partiel, ni à des aides publiques (délais de paiement…) » [4]. D’autres firmes du CAC 40 qui n’ont fait que réduire leur dividende, comme Veolia, Orange, LVMH, Carrefour ou Capgemini, se trouvent aussi sur la liste. La BCE ne divulgue pas les montants investis, mais seulement le nom de l’entreprise et l’échéance de l’obligation.

Un soutien invisible et sans condition

On parle beaucoup du soutien apporté par le gouvernement français à Air France et à Renault. Il prend la forme de prêts directs de l’État, ou de prêts garantis par lui auprès de grandes banques commerciales : 7 milliards d’euros pour Air France, et 5 pour Renault. On a aussi évoqué à cette occasion les contreparties auxquelles ces entreprises devaient être tenues, sur le plan écologique et en termes de suspension du versement de dividendes. Finalement, il n’y aura aucune condition véritablement contraignante, le gouvernement se contentant de demander aux firmes concernées des « engagements » environnementaux (par exemple, pour Air France, la fermeture de certaines lignes intérieures) dont on ne voit pas bien le statut juridique.

L’émission d’obligations est une autre manière pour les multinationales de renforcer leur trésorerie pour faire face à la crise, à travers un emprunt à long terme sur les marchés financiers. Elle permet d’éviter de faire appel ostensiblement au soutien des États, ce que les dirigeants de Total considéreraient probablement comme une tache sur leur honneur. Cependant, le résultat est, concrètement, le même : ils sont bel et bien dépendants du soutien financier des pouvoirs publics. Autre avantage : cela permet aussi d’échapper à toute forme de contrepartie en échange de ce soutien, même sous la forme d’un engagement purement volontaire.

Un tour de passe-passe similaire en 2008

Le même tour de passe-passe avait eu lieu lors de la crise financière de 2008. Les grandes banques « trop grosses pour tomber », qui avaient été tenues à bout de bras par les États, se sont empressées de rembourser dès que possible prêts et autres aides directes, et de claironner partout qu’elles étaient quittes du soutien des pouvoirs publics. En oubliant commodément comment ces derniers les avaient aidées, de bien d’autres manières, indirectes, et souvent pour des montants autrement importants.

La BCE a bien demandé aux banques qu’elle supervise de ne pas verser de dividendes cette année, mais elle n’a pas spécifié de règles en ce qui concerne les entreprises soutenues via les achats d’obligations. Tout comme elle n’a posé aucun critère social ou environnemental à ses financements, ce qui l’a amenée à soutenir les plus gros pollueurs du continent comme Shell, Total, Airbus ou BMW. Comme la BCE a désormais tout intérêt à ce que ces firmes continuent à prospérer pendant de longues années pour récupérer son argent (au moins jusqu’en 2040 en ce qui concerne les obligations achetées à Total), les institutions européennes seront encore moins incitées à adopter des législations climatiques ambitieuses.

En ce qui concerne les multinationales françaises, ces achats d’obligations sont délégués par la BCE à... la Banque de France, dont le gouverneur François Villeroy de Galhau, ancien haut fonctionnaire et dirigeant de BNP Paribas, incarne à lui seul la consanguinité entre les élites politiques et économiques françaises. Les achats d’obligations françaises représentent près d’un tiers des sommes consacrées par la Banque européenne à son programme, pour un montant d’environ 65 milliards d’euros. Faute de transparence, on ne sait pas quels montants précis ont été alloués à chacune des entreprises concernées.

Olivier Petitjean

Cet article a initialement été publié sur le site de l’Observatoire des multinationales, édité par l’association Alter-Médias.

Notes

[1] Voir le communiqué de presse de Total

[2ENCO est un réseau de médias et d’organisations de la société civile de différents pays d’Europe qui se consacrent à enquêter et informer sur les entreprises multinationales et leur pouvoir. L’Observatoire des multinationales en France en est partie prenante.

[3] Lire l’analyse complète d’ODG : Au nom du Covid-19, un soutien accru des institutions financières européennes aux grandes entreprises polluantes

[4] Lire à ce sujet cet article

Publié le 28/05/2020

Discours présidentiel sur la culture : les syndicats réagissent. Entretien avec Agnès Loudes, secrétaire du Syndicat national des scènes publiques

« Il faut que la culture revienne au cœur des services publics »

 

(site journalzibeline.fr)

 

Emmanuel Macron ne les a pas conviés à sa visioconférence sur la culture. Zibeline invite les syndicats du secteur culturel à réagir aux annonces présidentielles. Entretien avec la directrice déléguée du Théâtre Antoine Vitez, à Aix-en-Provence, Agnès Loudes, secrétaire du Syndicat national des scènes publiques (SNSP).

Zibeline : Le président de la République a choisi d’échanger avec une douzaine d’artistes triés sur le volet sans s’adresser aux organisations représentatives du secteur culturel comme les syndicats. Comment réagissez-vous ?

Agnès Loudes : Une prise de parole du président de la République est toujours bienvenue. En plus, cela répondait à une inquiétude sur l’intermittence. La grande déception vient du format assez étrange, avec des personnalités, des artistes dont les compétences n’ont pas vocation à représenter tout un milieu. Le chef de l’État s’est adressé à eux en bras de chemise, les tutoyant. Pourquoi ce traitement ? Comme si la culture se devait d’être traitée comme ça. Nous nous considérons comme une branche professionnelle. Cela donnait une image assez désuète qui en a laissé plus d’un perplexe. On a l’impression d’une reprise en main, d’une personnalisation et d’une mise en place d’une cour. « Moi président de la république, j’ai des relations avec des grands artistes. » 

En termes de vision de la culture et du rôle des artistes, le chef de l’État vous a-t-il paru convaincant ?

Il y a eu peu de paroles sur la place, le rôle donnés à la culture. Il y a eu une demi-heure consacrée uniquement à l’intermittence, qui est un vrai au problème, mais de manière assez floue. C’était un peu court et ça donne l’impression que nous ne faisons rien. Il faut qu’il aille au-delà et que la culture revienne au cœur des services publics au même titre que la santé. Au cours de cette crise, le modèle économique totalement privé s’est effondré. Ne tient que le secteur subventionné. Ce qui est paradoxal avec les discours sur les grands groupes et le mécénat. On rappelle tout le temps que le nombre de salariés dans le spectacle vivant représente autant que ceux des industries automobile et aéronautique. On sait aussi que les touristes viennent pour la qualité de vie et l’activité culturelle. J’ai trouvé la place du ministre de la Culture humiliante.

Que pensez-vous de son encouragement à l’action culturelle ?

Aucun chômeur pris actuellement en charge par la solidarité nationale n’a eu jusqu’à présent à justifier d’une activité d’action culturelle. Là, on avait l’air de dire que les baladins allaient avoir à justifier leur indemnisation, comme une contrepartie. Si l’intention est de s’en référer au modèle allemand, cela veut dire alterner cours, sport et action culturelle et c’est un changement radical très compliqué à mettre en place à la rentrée. Si c’est dire que les artistes doivent se préoccuper de l’action culturelle avec l’éducation nationale, les prisons, les Ehpad… cela fait longtemps que ça existe. Donc on a été étonné de l’ignorance du président sur le fonctionnement actuel de l’action culturelle.

Et de sa suggestion de réinvention ?

Pas forcément réinventer parce qu’on invente tout le temps. Mais reposer l’idée de modèle, de pacte républicain. La place du spectateur, les modes de diffusion, tout est un peu réinterrogé C’est peut-être l’occasion de réactualiser la question de l’éducation populaire, de l’outil partagé. On est tous volontaires là-dessus et avec plein d’idées. Mais en concertation. Les organisations syndicales ne sont pas là pour bloquer. On peut faire des allers-retours et avancer très vite. Il n’y a aucun problème au SNSP pour qu’on débatte de ce qu’est une scène de territoire et pour coopérer. Mais si l’invention consiste à lâcher sur les questions d’émancipation, d’éducation populaire, de projet artistique, ça peut inquiéter. 

Votre syndicat regroupe essentiellement des lieux sous la tutelle des collectivités locales. Comment se comportent-elles dans ce contexte de crise ?

On a beaucoup travaillé, et plutôt en bonne entente, avec leurs exécutifs qui nous ont beaucoup sollicités à l’instar des ministères de la Culture et du Travail, ainsi qu’avec les associations d’élus, tous conscients de l’importance de la culture. Il y a eu un engagement réciproque d’assurer nos missions de service public de la culture si on nous garantissait une ceinture de sécurité via le maintien des subventions. Et les collectivités locales ont été très réactives dans ce sens. Même si on n’y voit pas encore très clair sur le fonds d’aide spécifique de l’État. 

Un des points positifs de ce temps de crise est l’intérêt et la nécessité d’échanger, de se concerter entre structures et milieux, parfois sous l’égide d’une collectivité comme c’est le cas avec la mairie d’Aix-en-Provence. Généralement, les grandes agglomérations ont répondu pour les festivals, les compagnies subventionnées. En revanche, les artistes indépendants ou les petites communes qui ont des théâtres municipaux sont beaucoup plus inquiets. Le président n’a pas du tout parlé des relations avec les collectivités locales alors qu’elles sont les premières financeuses de la culture.

Les mesures annoncées vont-elles suffire ?

Pour le moment, ce n’est pas suffisant. En termes de besoins numéraires pour 2021, il faudra qu’il y ait un volet culture dans le plan de relance et que toute la chaîne des forces vives y contribue. Si on veut redémarrer, il faut davantage développer les relations entre l’État, les collectivités et les professionnels. Et profiter de ce temps pour repenser les répartitions de compétences. Ces dernières sont partagées, il doit y avoir de la coordination. On ne peut pas faire chacun dans son coin. Et les élus locaux ont démontré une très grande réactivité. Mais selon où vous êtes, l’intérêt pour la culture varie et l’État doit être là pour équilibrer. Comme beaucoup de secteurs, nous défendons l’idée de mettre en place des conférences territoriales de la culture dans lesquelles les choix doivent être débattus entre les différents acteurs. 

Appréhendez-vous la reprise avec optimisme ?

On n’a jamais arrêté à part le contact avec le public. Mais il va y avoir de la casse. Je m’inquiète pour les équipes artistiques, émergentes, indépendantes et donc fragiles. Cela va être difficile, en musique comme en théâtre, car je crains que l’on recentre les moyens sur quelques équipements ou les gens connus. On en revient à la méthode du président de la République. Il n’a pas choisi des artistes sortant d’école qui représentent l’avenir pour discuter, il a demandé à des gens installés. Ce n’est pas la reprise qui m’inquiète le plus car on y travaille beaucoup, mais la crise de notre démocratie et comment les prises de décision sont partagées. On a encore des atouts dans notre démocratie très affaiblie comme les services publics. L’humanité, la société seront ce que nous en ferons.

 

Entretien réalisé par LUDOVIC TOMAS
Mai 2020

Publié le 27/05/2020

Union européenne. Le fonds de relance pourrait rester dans l’ornière

 

Thomas Lemahieu (site humanite.fr)

 

Après le projet présenté la semaine dernière par Angela Merkel et Emmanuel Macron, c’est au tour de la Commission européenne de dévoiler sa copie. Les aides, sous-dimensionnées par rapport à la récession qui se profile, demeurent liées à de futures réformes néolibérales.

La sonnerie de l’heure de vérité paraît bloquée dans l’Union européenne (UE), comme transformée en sirène d’alarme perpétuelle. La pandémie a, en fait, déferlé sur une terre totalement brûlée. Dans la dernière décennie, les crises ne se chassent pas l’une l’autre en Europe ; elles s’enchâssent : sauvetage des banques par l’endettement public, supplices infligés à la Grèce et aux autres pays soumis aux chantages de la troïka, choc politique et financier de la sortie du Royaume-Uni (Brexit), paralysie totale, en début d’année, dans les discussions sur le prochain budget pluriannuel 2021-2027 de l’UE, etc. Rien n’allait plus, déjà, et dans la panique face au nouveau coronavirus, les rouages de la solidarité se sont vite totalement grippés : refus de partage des moyens sanitaires avec l’Italie ou l’Espagne durement frappées, chapardages sur les livraisons de masques et, au sein des différentes instances européennes, enlisement dans un violent débat sur les « obligations corona », ces émissions d’une dette mutualisée à l’échelle de l’UE.

Deux mois plus tard, les noms d’oiseaux ne volent plus en escadrille, mais les couteaux restent tirés. Alors que les scénarios de la Banque centrale européenne (BCE) prévoient une récession sans précédent – de 5 à 12 % –, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, doit, ce mercredi, présenter un projet de plan de relance, adossée à un nouveau budget pluriannuel de l’UE. La semaine dernière, Angela Merkel et Emmanuel Macron ont pavé la route en présentant un accord pour un emprunt commun européen de 500 milliards d’euros sur les marchés financiers. Une formule magique, en quelque sorte, du couple franco-allemand qui, en les imbriquant, permettrait de sortir de l’impasse sur le budget européen comme sur la reconstruction post-pandémie, mais cela reste sans doute trop peu, trop tard et trop cher payé…

1 Un montant en dessous des aides de la seule Allemagne

500 milliards d’euros : la taille du fonds européen de relance avancé par l’Allemagne et la France n’est pas négligeable, mais elle est loin d’être mirobolante – elle ne représente qu’un peu plus de 3 % du PIB annuel de l’Union européenne et elle sera absorbée dans le budget fixé jusqu’en 2027 –, et demeure très en dessous du plan de sauvetage mis en place, fin mars, aux États-Unis, qui mobilisent, eux, 2 000 milliards de dollars (1 822 milliards d’euros) pour le « sauvetage de l’économie ». Mais le montant avancé par Macron et Merkel est aussi largement dépassé par le volume global des aides d’État dans l’UE. Car, pendant que les dirigeants européens s’écharpaient sur les « coronabonds » et que la Commission mettait sous cloche, de manière provisoire, les diktats budgétaires du pacte de stabilité, les gouvernements des États membres ont, sans attendre, lancé leurs mesures de soutien à l’économie et aux entreprises.

Au total, pour les vingt-huit – le Royaume-Uni entre encore en ligne de compte à ce stade –, ce sont plus de 2 000 milliards d’aides d’État qui ont été validées par les services de la Commission européenne, dont près de la moitié (47 %) émanent de l’Allemagne (contre 14 % pour la France et 10 % pour l’Italie, par exemple). Pour aider ses champions industriels, Berlin utilise à plein ses marges de manœuvre budgétaires, offertes notamment par les bénéfices directs qu’il tire de la zone euro, alors que les États du Sud, étranglés par les mesures d’austérité successives, doivent d’abord sauver leurs systèmes de soins. Le décalage est tel désormais qu’il inquiète dans de nombreux États membres et, à demi-mot, à la Commission. Ce qui peut éclairer sur le sens du revirement d’Angela Merkel, mais ne garantit pas du tout de réparer sur le long terme les inégalités et les distorsions au sein de l’UE.

2 Dotations ou prêts ? Rien n’est vraiment tranché

Merkel et Macron se gardent bien de s’étendre sur le sujet : la première doit penser que, comme il s’agit d’un fonds intégré au budget européen, il ne s’agit pas d’une mutualisation des dettes, et le second peut faire valoir que, comme c’est un emprunt commun, c’est plutôt une opération solidaire de ce type, en l’occurrence. Au bout du compte, ce n’est peut-être ni l’un ni l’autre, bien au contraire ! Ce qui tranche dans la proposition de la chancelière allemande et du président français, c’est que les fonds seraient alloués sous forme de dotations ou de subventions aux régions les plus touchées par la crise économique. Macron a beaucoup insisté sur cette nature d’aide sans contrepartie ni obligation de remboursement, la semaine dernière, alors que Merkel était moins diserte là-dessus. Peut-être car elle sait d’ores et déjà que les compromis nécessaires impliqueront de couper la poire en deux. Les États de la Ligue hanséatique (Pays-Bas, Suède, Danemark), rejoints par l’Autriche, sont déjà montés sur leurs grands chevaux, basant leur contre-projet sur des prêts remboursables par ceux qui en bénéficieraient. Et tout en saluant la démarche conjointe de l’Allemagne et de la France, la Commission promet un dispositif avec des transferts financiers directs, mais aussi des prêts. Représentant une enveloppe théorique de 540 milliards d’euros, les trois premiers mécanismes de soutien dont elle a, début avril, contrôlé la mise sur pied, reposent exclusivement sur des prêts, et, pour l’heure, ils ne fonctionnent pas vraiment à plein régime…

3 L’austérité promet de revenir par la fenêtre

Qui donne à qui, et pour quoi faire ? C’est un autre point aveugle du plan européen de relance en gestation : la Commission a l’air de vouloir s’adresser aux filières industrielles et aux grandes entreprises en difficulté, sans réelle contrepartie, au-delà des appels un peu rituels à la reconversion écologique. En revanche, pour les États, s’il est une chose avec laquelle la proposition franco-allemande ne rompt pas, c’est le carcan néolibéral de l’UE : Merkel et Macron font explicitement référence à « un engagement clair par les États membres d’appliquer des politiques économiques saines et un programme de réformes ambitieux ». Difficile de faire plus clair en demeurant volontairement flou ! Le groupe rassemblé autour des Pays-Bas et de l’Autriche peut encore durcir cette ligne, évidemment. Ce qui aurait pour conséquence de répliquer la défiance à l’égard du mécanisme européen de stabilité, assimilé, à raison, à un vecteur austéritaire, au sein du fonds européen de relance. Tout en jouant les amis du peuple, la semaine dernière, en présentant des recommandations focalisées sur le développement des systèmes de santé public qu’elle avait précédemment contribué à défaire (lire notre édition du 22 mai), la Commission envisage de contrôler les conditions fixées pour bénéficier du plan de relance dans le cadre du mécanisme du semestre européen, la vaste machine de surveillance des réformes néolibérales fixées par Bruxelles.

 

Thomas Lemahieu

Publié le 26/05/2020

Le capitalisme ne va pas s’effondrer tout seul, il faut s’en préoccuper !

 

Eve76 (site legrandsoir.info)

 

La crise sanitaire actuelle pousse à interroger la régulation capitaliste du monde, par quelque bout qu’on la prenne. La soi-disant « main invisible du marché », selon laquelle les actes de chacun, guidés par son seul intérêt personnel, conduisent au bien commun, apparaît comme une triste fable. En réalité, cette « main invisible » n’est qu’un artifice idéologique qui masque les intérêts d’une classe dominante qui ne cesse d’étendre son emprise sur le monde, d’une manière qui devient chaque jour plus mortifère.

De quelque bout qu’on la prenne : l’origine de la crise actuelle est liée à l’irruption dans la communauté humaine d’un virus jusqu’à présent hébergé par un animal, le pangolin. Cette épidémie, comme d’autres qui l’ont précédée, est liée à la raréfaction des ressources sauvages, au rapprochement des humains et d’espèces animales. Ceci impose une gestion rationnelle et solidaire des ressources naturelles, aux antipodes de la « main invisible » qui conduit aux grands chantiers, aux grandes exploitations qui doivent satisfaire les exigences de rentabilité sans se préoccuper de considérations écologiques.

Au niveau de ses conséquences, on ne peut encore prévoir l’impact des ondes de choc qui vont bouleverser toutes les fragilités des constructions économiques et politiques qui assurent jusqu’à présent la marche du monde. Tout ce que les pouvoirs en place envoient comme message la poursuite de la même logique, en profitant de la désorganisation généralisée, du confinement, pour en accélérer le cours.

A l’étage de la vie quotidienne, la réponse aux besoins des citoyens et de l’économie du pays requerrait une intervention forte de l’Etat, pour faire face à l’immédiat et repartir. En pleine acceptation des règles du jeu libérales, l’Etat a depuis longtemps réduit ses ressources propres, s’est désengagé des services publics, du soutien des citoyens, et d’une façon générale de la conduite de politiques cohérentes avec la poursuite du bien commun. Depuis longtemps cette cohérence est mise au service de la classe dominante, dont il exécute soigneusement les tâches à l’agenda de « libéralisation » du monde. Plus crispée que jamais, l’équipe politique au pouvoir continue sans concession sa trajectoire antérieure, en se préparant à faire payer la crise aux mêmes et à faire face à la colère sociale qu’il anticipe par les méthodes musclées que l’on connaît.

Descendre dans la rue ne suffira pas. Outre que nous pouvons anticiper une violence d’Etat qui n’aura rien à envier à celle qui a précédé et accompagné le confinement, ne servira à rien si les manifestations ne portent pas un projet global, à opposer à la course folle du capitalisme.

Il ne s’agit plus de revendiquer. Revendiquer, c’est placer un autre pouvoir, au-dessus de soi, qui possède les moyens et qui pourra céder, sous la pression, des concessions plus ou moins importantes sur lesquelles il n’aura de cesse de revenir. Le capitalisme n’existe que traversé par une pulsion prédatrice ; il s’arrête devant l’obstacle, recule parfois, mais pour mieux reprendre la main.

Le dernier recul important du capital date des lendemains de la Deuxième Guerre mondiale. Un ensemble de facteurs historiques, au centre duquel la rivalité Est-Ouest a joué un rôle, a conduit à l’instauration d’un compromis entre le capital et travail. La mise en place d’une protection sociale qui garantit à chacun la sécurité de ses moyens d’existence tout au long de la vie, un meilleur partage de la plus-value procurant de meilleurs salaires, l’avenir ouvert grâce à « l’ascenseur social » ont formé la base de ce compromis. Mais le capital gardait en main ses armes essentielles : la propriété du capital, d’une part ; et de l’autre, découlant de cette propriété, les finalités et l’organisation de la production.

Ce compromis a tenu tant que le capital y a trouvé son compte : l’augmentation des salaires soutenait l’expansion économique et les profits. Mais le mécanisme s’est grippé progressivement au cours des années soixante-dix, et la « révolution libérale » s’est mise en marche. Elle s’est mise en place concrètement grâce à des mesures mises en place par les différents gouvernements, Etats-Unis et Grande-Bretagne en tête, bientôt suivi de nombreux autres. La chute de l’URSS a accéléré le processus. La Chine s’ouvre au monde capitaliste dès 1978 et intègre l’OMC en 2001 devenant depuis une pièce maitresse de la mondialisation capitaliste.

Cette mise en place de la révolution libérale s’est accompagnée d’un intense discours idéologique destiné à faire accepter tous les reculs sociaux et l’austérité pour les classes populaires. Ce discours tend à faire de la réaction capitaliste une évolution en quelque sorte naturelle de l’économie, face à laquelle on ne pourrait rien faire que de s’adapter, au prix bien sûr de sacrifices imposés par la concurrence. Ceux qui tirent leur épingle du jeu dans le monde actuel le sont parce qu’ils sont les meilleurs, et les autres n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes.

Cette idéologie a d’autant mieux été intériorisée qu’elle ne s’est pas heurtée à un autre discours qui aurait remis le monde sur ses pieds et démonté les mécanismes de la domination capitaliste. La gauche de « gouvernement », celle qui se prétend réaliste et raisonnable, a enfourché tous les thèmes de l’idéologie libérale et l’a très largement mise en œuvre. Les autres forces de gauche et les syndicats combatifs ont certes mené une salutaire ligne de résistance, mais en prenant comme repère les acquis (ou conquis) de la période du compromis historique, compromis répudié depuis belle lurette par le capital qui s’est acharné à détruire méthodiquement les bases de la force de résistance du monde du travail.

Il est temps de prendre conscience de la façon dont le capital a construit son emprise sur le monde, parce que c’est là que nous devons porter notre attention pour construire notre offensive. Cette emprise du capital repose sur des mesures politiques, prises par des gouvernements, élus démocratiquement ou non, et qui ont sacrifié l’intérêt de leurs peuples aux intérêts de la classe capitaliste. Le mouvement du monde n’a rien d’inéluctable ou de naturel : il est dû à des décisions conscientes de politiques un peu trop liés à la classe des possédants.

Et ce que des hommes ont fait, d’autres hommes et femmes peuvent le défaire. Les dénonciations des diktats du capitalisme existent déjà dans la globalité et dans l’abstrait ; ou bien de manière concrète mais éparpillée et sectorisée dans les différents domaines où ils s’exercent, sans être reliée à tout l’échafaudage de pouvoir qui les rendent possibles.

Entre la dénonciation globale et abstraite du capitalisme, qui ne donne prise sur rien, et les luttes spécifiques qui ne permettent pas d’aborder la cohérence d’ensemble et la racine des problèmes, il faut dégager le cœur du pouvoir capitaliste.

Une des mesures initiales du libéralisme concerne la liberté de circulation des capitaux. Les gros détenteurs de capitaux acquièrent de ce fait la liberté de se désengager de l’activité économique dans les pays où ils sont implantés et celle de s’installer là où ils veulent, en fonction des profits escomptés. Donc une pression importante (pour ne pas dire un chantage...) est exercée sur les gouvernements, qui n’ont aucun intérêt à voir leurs entreprises mettre la clef sous la porte en contrariant « les investisseurs » ; et de fait, dans le discours des politiques, il n’est question que « d’attractivité » des territoires, c’est-à-dire de dérouler le tapis rouge pour les multinationales qui voudraient bien s’implanter. La libéralisation des échanges, qui ne met aucune condition ni sociale ni écologique à la libre circulation des marchandises, complète cette mise en concurrence.

Un autre angle d’attaque majeur du capitalisme est l’appauvrissement de l’Etat, en le privant de ressources fiscales : il n’a qu’à se dégager des politiques sociales et du financement des services publics, pour laisser place à une marchandisation accessible à ceux qui auront les moyens de payer.

La limitation du déficit des Etats et l’obligation de faire re-financer ces déficits publics par des capitaux privés créé pour les détenteurs de ces capitaux l’occasion de prélever une rente sur des fonds publics déjà anémié par l’évasion fiscale organisée. Mais elle met ces mêmes Etats dans la dépendance de ces détenteurs de capitaux, qui peuvent faire varier les taux de leurs prêts au gré de leurs intérêts. A cet égard tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne : les Etats-Unis profitent du statut de monnaie internationale du dollar pour accumuler leurs déficits de manière vertigineuse.

Dépendance des Etats vis-à-vis de la finance et mise en concurrence des travailleurs et des pays sur la base de leurs politiques plus ou moins conciliantes sont les deux principales armes du capital pour exercer sa domination, exploiter sans limites les hommes et la nature. La crise sanitaire rend cette situation intenable et aiguise la confrontation : l’heure est moins que jamais à la recherche d’accommodements mais de faire face à un choix décisif : prendre les problèmes à bras le corps en visant les causes du désordre actuel du monde ou bien le voir étendre ses ravages : dans un premier temps, un recul grave de nos droits économiques, sociaux, démocratiques ; et à plus ou moins brève échéance subir les effets imprévisibles dans leurs modalités mais certains dans leur survenue des futurs bouleversements écologiques, accompagnés de drames humains qui mettront la sécurité de la planète en péril.

Face à cette situation, des propositions sont émises, par le biais d’articles, de pétitions... dont il importe de voir leur portée, et de comparer afin de voir jusqu’à quel point elles se recoupent (ce qui fera l’objet d’un autre article). La fameuse « convergence des luttes » davantage prônée de manière incantatoire que mise en pratique, a besoin d’un socle solide, qui ne peut se constituer qu’en s’attaquant aux fondements de la domination capitaliste sur le monde. Cette convergence passe au moins autant par la confrontation des analyses que par le regroupement dans les mêmes cortèges. On a du pain sur la planche....

Publié le 25/05/2020

Vandana Shiva : « Avec le coronavirus, Bill Gates met en place son agenda sur la santé »

 

par Barnabé Binctin, Guillaume Vénétitay (site bastamag.net)

 

L’écologiste indienne, figure de la lutte contre les OGM et Monsanto, est très critique du « philanthrocapitalisme », incarné notamment par Bill Gates et sa fondation. Pour elle, cette générosité désintéressée cacherait une stratégie de domination bien rodée. Entretien.

« Le philanthrocapitalisme (…) ne relève guère de la charité ou du don, mais plutôt du profit, du contrôle et de l’accaparement. Il s’agit d’un modèle économique d’investissement et d’un modèle politique de contrôle qui étouffent la diversité, la démocratie et les solutions alternatives et qui, en attribuant des aides financières, exercent une domination et valent de nouveaux marchés et monopoles au milliardaire  ».

C’est ainsi que Vandana Shiva définit le « philanthrocapitalisme », dans son dernier ouvrage paru à l’automne dernier, 1%, reprendre le pouvoir face à la toute-puissance des riches (éd. Rue de l’échiquier, 2019). Ce « philanthrocapitalisme » est symbolisé par Bill Gates, 2ème fortune mondiale. Sa Fondation Bill et Melinda Gates, son principal instrument pour les donations, est très active en Inde. Sa visibilité médiatique face à la crise actuelle, et les millions qu’il investit dans la recherche d’un vaccin, en fait une cible privilégiée des théories du complot. Il est cependant utile de s’interroger, et de critiquer, ce nouveau pouvoir que le fondateur de Microsoft a acquis, aux côtés d’autres milliardaires comme Jeff Bezos (Amazon, 1ère fortune mondiale), Mark Zuckerberg (Facebook, 7ème fortune mondiale) ou, en France, Bernard Arnault (LVMH, 3ème fortune mondiale). Un nouveau pouvoir loin de relever d’une générosité désintéressée.

Réalisé avant l’émergence de cette pandémie, cet entretien a été volontairement actualisé de deux questions au début, auxquelles Vandana Shiva a répondu par mail le 7 mai.

Basta ! : Comment analysez-vous la crise du Covid-19 ? Peut-on parler de crise écologique ?

Vandana Shiva : Nous ne sommes pas face à une seule crise. Il y en a trois qui interviennent simultanément : celle du Covid-19, celle des moyens de subsistance et, par ricochet, celle de la faim. Elles sont les conséquences d’un modèle économique néolibéral, basé sur le profit, l’avidité et une mondialisation menée par des multinationales. Il y a un fondement écologique à cette situation : par exemple, la destruction des forêts et de leurs écosystèmes favorise l’émergence de nouvelles maladies. Ces trois crises amènent à la création d’une nouvelle classe. Ceux que j’appelle “les laissés pour compte”, exploités par le néolibéralisme et l’émergence de dictatures numériques. Il faut une prise de conscience : l’économie dominée par les 1% n’est pas au service du peuple et de la nature.

La crise du coronavirus peut-elle justement renforcer le pouvoir de ces « 1% » et des « philanthrocapitalistes » comme Bill Gates, figure centrale de votre livre ?

Cette crise confirme ma thèse. Bill Gates met en place son agenda pour la santé, l’agriculture, l’éducation et même la surveillance. Pendant 25 ans de néolibéralisme, l’État s’était mué en État-entreprise. On observe désormais une transformation en un État de surveillance soutenu par le philanthrocapitalisme. Ces 1% considèrent les 99% comme inutiles : leur futur, c’est une agriculture numérique sans paysans, des usines totalement automatisées sans travailleurs. En ces temps de crise du coronavirus, il faut nous opposer et imaginer de nouvelles économies et démocraties basées sur la protection de la terre et de l’humanité.

Vous assimilez ce contrôle à une nouvelle forme de colonisation, et qualifiez même Bill Gates de « Christophe Colomb des temps modernes » : pourquoi cette comparaison ?

Parce que Bill Gates ne fait que conquérir de nouveaux territoires. Ce n’est pas simplement de la philanthropie, au sens d’un don à la collectivité, comme cela a toujours existé dans l’Histoire. En réalité, ce sont des investissements qui lui permettent de créer des marchés dans lesquels il acquiert des positions dominantes. Dans le capitalisme, il y a des interlocuteurs qui font du profit. Mais avec la philanthropie, Bill Gates donne quelques millions mais finit par prendre le contrôle d’institutions ou de secteurs qui valent plusieurs milliards ! On le voit bien dans la santé ou l’éducation, qu’il contribue à privatiser et à transformer en véritables entreprises.

C’est aussi le cas dans l’agriculture, où Bill Gates utilise les technologies digitales comme nouveau moyen pour faire entrer les brevets. La première génération d’OGM, censée contrôler les nuisibles et les mauvaises herbes, n’a pas tenu ses promesses, mais Bill Gates continue de mettre de l’argent pour financer l’édition du génome – comme si la vie n’était qu’un copier-coller, comme sur Word. Il pousse à cette technique et a créé une entreprise spécialement pour ça, Editas. Bill Gates veut jouer au maître de l’univers, en imposant une seule et unique façon de faire : une seule agriculture, une seule science, une seule monoculture, un seul monopole. C’est d’ailleurs également ce qu’il essaye de faire en s’attaquant au problème du changement climatique.

De quelle façon ?

Il fait la promotion de sa solution : la géo-ingénierie, qui est la modification intentionnelle des conditions météorologiques et du climat. C’est une idée stupide, non-écologique et complètement irresponsable, car elle s’en prend à la lumière solaire pour faire mécaniquement un “refroidissement planétaire.” Le problème, ce n’est pas le soleil, qui nous est indispensable, mais les combustions fossiles et notre système industriel et agricole. Il parle de géo-ingénierie à tous les chefs d’État. Je me souviens notamment de la COP 21, à Paris, en 2015, où il traînait partout. C’était incroyable, il était sur scène avec les chefs d’État, se comportait comme s’il était le patron de chaque gouvernement. En 40 ans de carrière auprès des institutions de l’ONU, je n’avais jamais vu quelque chose de semblable. C’est une vraie transformation.

Diriez-vous qu’il est désormais plus puissant que des États ou que des institutions internationales telles que le FMI ou la Banque mondiale ?

Il est bien plus puissant. Quand la Banque mondiale a voulu financer le barrage de Sardar Sarovar en Inde à la fin des années 1980, il y a eu des protestations et elle a fini par reculer (le barrage a tout de même fini par être inauguré en 2017 par Narendra Modi grâce à d’autres circuits de financement, devenant le deuxième plus grand barrage au monde, ndlr). L’impunité de la Banque mondiale a des limites, elle ne peut pas échapper à ses responsabilités. Alors que Bill Gates, lui, continue de contourner les obstacles, toujours. Même si cela échoue à un endroit, il cherchera à déréguler à côté.

Je me suis rendu compte que ce que nous avions réussi à stopper en Inde, Bill Gates l’a financé pour l’implanter ailleurs. Comme les OGM, encore une fois : en 2010, Monsanto a par exemple essayé d’introduire une aubergine OGM. L’Inde a été une terre d’expérimentations pour développer des nouvelles technologies destructrices. Le ministre de l’environnement avait organisé des auditions publiques pour savoir ce que les paysans, les scientifiques et les consommateurs en pensaient – d’ailleurs, je dis toujours que c’est la première fois qu’un légume était le sujet d’un débat démocratique profond…

L’aubergine OGM a été bannie sur la base de ces consultations, mais Bill Gates a ensuite trouvé un moyen de la financer et de la promouvoir au Bangladesh. Or si c’est approuvé au Bangladesh, cela inonde forcément l’Inde puisque c’est une frontière non-contrôlée. Aujourd’hui, c’est à l’Afrique qu’il s’attaque, où il met des milliards de dollars pour promouvoir une nouvelle révolution verte, avec des produits chimiques et des OGM, en forçant les pays africains à réécrire leurs lois pour autoriser ces semences.

Comment expliquez-vous un tel pouvoir, aujourd’hui ?

Il a créé et investi 12 millions de dollars dans la Cornell Alliance for Science, qui se présente comme une institution scientifique mais n’est qu’un organe de communication. À chaque fois qu’il y a un débat, il fait venir cette « institution » qui élabore une propagande mensongère en faveur des biotechnologies. Parce que c’est Bill Gates, le New York Times et CNN en parleront et en feront leur une… La philanthropie n’est qu’un prétexte pour lui : à travers elle, il pousse ses propres intérêts et influence des politiques gouvernementales. C’est une manière très intelligente d’entrer dans le jeu sans se plier aux règles. Parce que si une entreprise dit à un gouvernement : « Voici mon argent, faites-ça », ça ne peut pas marcher, elle se fait forcément mettre dehors. Bill Gates, lui, joue de son image. Les gens le voient encore à travers Microsoft, comme un génie et un géant de l’informatique. De brillants ingénieurs ont pourtant fait bien mieux et ont lutté pour garder des logiciels open-source et un Internet ouvert, contrairement à lui. Bill Gates n’est pas un inventeur. Il introduit des brevets, c’est comme ça qu’il a bâti son empire.

Dans votre livre, vous insistez aussi sur l’utilisation de la technologie et des algorithmes…

La technologie a été élevée au rang de religion. Elle est devenue la religion des 1%, exactement comme la chrétienté aux États-Unis avait donné une légitimité aux 1% de l’époque pour exterminer 99% des Amérindiens, au nom de la « mission civilisatrice ». Il y a aujourd’hui des millions de gens qu’on veut « civiliser » avec ces nouveaux outils de communication ou de paiement. La technologie est d’ailleurs plus qu’un outil. C’est un instrument de pouvoir très puissant afin de collecter des informations que l’on peut ensuite manipuler à différentes fins. Vous utilisez ces technologies au quotidien, mais elles sont surtout un moyen de plus de vous mettre sous contrôle.

Là encore, derrière cette révolution numérique, on retrouve Bill Gates. Il a par exemple joué un rôle prépondérant dans la démonétisation en Inde ! Faire disparaître l’argent liquide pour développer les transactions numériques, c’est évidemment une façon d’accélérer la révolution numérique dont il tire profit. Or, de la même façon que les brevets sur les semences sont une tentative malhonnête destinée à mettre les paysans « hors la loi » en déclarant la conservation de semences illégale, la « démonétisation » perturbe directement les pratiques économiques du plus grand nombre, lesquelles représentent 80 % de l’économie réelle en Inde. C’est une forme de dictature technologique. Dans aucun des deux cas, cela ne résulte d’un choix souverain du peuple indien.

Et en même temps, dans les urnes, les gens finissent par voter pour les représentants de cette politique des 1%, comme en Inde par exemple, où Narendra Modi a été réélu confortablement l’année dernière. Comme s’il y avait une nouvelle forme de « servitude volontaire » ?

Nous ne sommes plus vraiment dans une démocratie électorale honnête, où les gens votent en connaissance de cause et en pleine conscience des enjeux ! Aujourd’hui, les algorithmes façonnent en grande partie le système électoral. En Inde, pour les dernières élections, ils ont autorisé les entreprises et les particuliers à faire des dons anonymes aux partis politiques. Cela veut dire que les plus grandes entreprises du monde ont pu financer les élections, ce qui était illégal jusque-là. Résultat, la grande majorité de ces dons sont arrivés dans les caisses d’un seul parti [le BJP, droite nationaliste, au pouvoir, ndlr]. Les élections indiennes ont coûté plus cher que les élections américaines – or l’Inde est quand même loin d’être un pays riche. On peut donc se demander d’où vient cet argent…Il est impossible d’avoir une démocratie honnête et fonctionnelle, si le peuple ne vote plus de façon souveraine. Cette perte d’autonomie, dans tous les domaines, c’est tout l’enjeu politique pour les 1%.

Le choix du terme « 1% » peut paraître un peu simplificateur, voire simpliste : pourquoi vous paraît-il être un mot d’ordre approprié, aujourd’hui ?

Le 1% est en soi une valeur approximative, je parle surtout des quelques milliardaires qui contrôlent la moitié des ressources de la planète. Ces milliards vont directement à des fonds d’investissement. Avant, les plus grosses entités étaient des firmes : Monsanto, Coca-Cola... Aujourd’hui, ce sont des nains. Elles sont détenues par les mêmes fonds d’investissement : BlackRock, Vanguard, etc. En réalité, il n’y a qu’une seule économie, celle des 1%. Ce sont eux qui détruisent. Les autres, les 99%, sont exclus. Ce sont les chômeurs d’aujourd’hui et de demain, les paysans déracinés, les femmes mis à l’écart, les peuples indigènes tués. Les 99% ne sont pas responsables, ils sont victimes. Ce sont les 1% qui sont responsables des dommages. Et nommer ce « 1% », c’est former un “nous” qui, ensemble, peut leur demander des comptes. Nous avons le droit, le devoir et le pouvoir de le faire. C’est une invitation à la solidarité et à l’action. Il faut que les 99% se lèvent.

Recueillis par Barnabé Binctin et Guillaume Vénétitay

Publié le 24/05/2020

Proche-Orient. La dignité des Palestiniens face à l’annexion programmée

 

Pierre Barbancey (site humanite.fr)

 

Mahmoud Abbas déclare ne plus être lié par les accords avec Israël et les États-Unis. La décision du gouvernement Netanyahou viole le droit international et signe la mort d’une solution à deux États. Mais aucune sanction n’est envisagée.

Peut-être emportés par leur allégresse d’une annexion prochaine de la quasi-­totalité des territoires occupés, les dirigeants israéliens et états-uniens en avaient visiblement oublié l’existence du peuple palestinien. Depuis la fin du mois de janvier et l’annonce officielle de « l’accord du siècle » concocté par les services de Donald Trump en lien avec les équipes de Benyamin Netanyahou sans la moindre information fournie aux Palestiniens, tout se passe comme si « un peuple sans terre » allait enfin mettre la main sur une « terre sans peuple », pour reprendre l’un des slogans sionistes les plus connus et les plus usités. L’histoire a déjà montré l’inanité d’une telle idée, mais, triste ironie, à terme, les Palestiniens pourraient devenir ce « peuple sans terre ».

Alors que se profile la date du 1er juillet, moment à partir duquel le nouveau ­gouvernement israélien doit se prononcer sur sa stratégie pour traduire dans les faits le plan du président américain, le président palestinien, Mahmoud Abbas, est venu se rappeler au bon souvenir de ceux qui voudraient le compter, lui et son peuple, pour quantité négligeable. Il avait déjà annoncé la rupture de « toutes les relations » avec Israël et les États-Unis après l’annonce du plan qui prévoit ­notamment l’annexion de la vallée du Jourdain et des colonies juives en Cisjordanie. Ce qui n’avait pas gêné le moins du monde Washington et Tel-Aviv. D’ailleurs, dimanche, lors du vote de confiance du Parlement israélien, qui lui donnait un nouveau mandat de 18 mois en tant que premier ministre, Benyamin Netanyahou ne le ­cachait pas : « Voici la vérité : ces territoires sont là où le peuple juif est né et s’est développé. Il est temps d’appliquer la loi israélienne et d’écrire un nouveau chapitre glorieux dans l’histoire du sionisme. » Et le même d’ajouter une « vérité, et tout le monde le sait, c’est que les centaines de milliers de résidents de Judée-Samarie (terme utilisé par les autorités israéliennes pour parler de la Cisjordanie – NDLR) resteront toujours chez eux, quel que soit l’accord de paix trouvé in fine ». Quant à Benny Gantz, qui a passé un accord gouvernemental avec lui, et que certains voudraient présenter comme un modérateur, il n’a pas eu un seul mot pour évoquer l’annexion.

La division continue entre les organisations palestiniennes

Autant dire que les accords d’Oslo de 1993, bien que politiquement morts parce que jamais appliqués par la force occupante, sont aujourd’hui caducs. C’est ce qu’a ­entériné, mardi, Mahmoud Abbas en déclarant que les Palestiniens ne se sentent plus liés « à tous ces accords et ententes avec les gouvernements américain et ­israélien, et toutes ces obligations basées sur ces ententes et ces accords, y compris celles relatives à la sécurité ». Certes, ce n’est pas la première fois que le président de l’Organisation de libération de la ­Palestine (OLP), seule signataire des accords d’Oslo et non pas l’Autorité palestinienne (AP), brandit la menace de rupture de la coopération sécuritaire avec Israël, mais sans grande application. Dans les faits, cette coopération fait de la police palestinienne des supplétifs de l’armée israélienne, en empêchant et en réprimant les manifestations aux abords des colonies de Cisjordanie, en fermant les yeux sur les incursions militaires israéliennes, voire en laissant s’infiltrer des commandos déguisés, comme cela s’est passé, mercredi, avec la tentative d’enlèvement de l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri (lire notre article). Une attitude des forces sécuritaires de l’AP de plus en plus dénoncée ces dernières années par la gauche palestinienne, les associations et les mouvements de jeunes.

Le président palestinien ira-t-il jusqu’au bout de ses menaces ? Incontestablement, la majorité des Palestiniens le souhaitent, même si cela va signifier des difficultés supplémentaires. Les Israéliens, eux, ne veulent pas prendre en charge tout un déploiement sécuritaire dans les territoires qu’ils occupent car cela signifierait une mobilisation humaine et des dépenses financières qu’ils ne veulent pas assumer. Pour Mahmoud Abbas, 85 ans, dont l’entourage politique semble plus préoccupé par sa succession que par des initiatives politiques capables de donner un nouveau souffle à la lutte de libération, c’est sa dernière chance, alors que la division continue à régner entre les organisations palestiniennes, ouvrant la voie à des situations terribles. L’annonce, hier, de l’arrivée d’un charter affrété par les Émirats arabes unis (EAU) et rempli de matériel pour lutter contre le coronavirus, en est l’exemple type. Abu Dhabi a pris cette initiative en concertation avec les seules autorités ­israéliennes, pas avec l’Autorité palestinienne, qui a annoncé, la mort dans l’âme, son refus d’en prendre livraison.

Pour faire front face à Israël, la question de l’unité se pose avec encore plus d’acuité. Car, à l’instar des Émirats, les pétromonarchies du Golfe sont en pleine phase de normalisation avec Israël sur fond d’animosité envers l’Iran, et elles ne feront rien – hormis en paroles – pour empêcher l’annexion des territoires palestiniens. La Jordanie, seul pays arabe avec l’Égypte à avoir signé une paix avec Israël, montre les dents. Mais le souverain hachémite n’en a peut-être pas les moyens et semble donner des gages à son opposition islamiste qui commence à ébranler son trône.

Une politique coloniale pleinement assumée

Depuis Ben Gourion, fondateur de l’État d’Israël en 1948, la politique coloniale de ce pays s’est surtout caractérisée par le fait accompli. C’est encore ce qui se passe avec le plan Trump. L’annexion ne serait donc pas à remettre en cause, juste à l’aménager aux marges. On en oublierait presque que cette annexion remet en réalité en cause la solution à deux États, si l’on entend par État une entité viable économiquement et politiquement sur un territoire continu. Tout juste les Palestiniens pourraient-ils disposer de quelques arpents de terre… Quant à Jérusalem, il leur faudrait l’oublier puisqu’elle serait la capitale d’Israël.

L’Union européenne (UE) pourrait jouer un rôle historique. Mais ses divisions, alimentées par l’extrême droite qui dirige la Hongrie ou les conservateurs en Autriche, deux fervents soutiens ­d’Israël, empêchent de mettre en garde Tel-Aviv sur de possibles mesures de rétorsion, voire de sanction, en cas d’annexion. Or c’est le seul langage à tenir. Dire qu’il faut respecter le droit international est insuffisant. Après tout, l’UE s’y est résolue contre la Russie lors de l’annexion de la Crimée, mesure dont elle est incapable s’agissant d’Israël. Les 27 ne se mettant pas d’accord, de timides initiatives se font jour. Le 20 mai, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le représentant de la France, Nicolas de Rivière, a déclaré qu’une annexion « y compris des seules colonies » constituerait une violation du droit international et « ne serait pas sans conséquences sur les relations de l’Union européenne avec Israël ». L’idée d’une initiative afin de permettre la reprise de négociations est sur la table. Mais pour l’heure, le plat est à disposition des Israéliens. Les Palestiniens, eux, n’ont même pas d’assiette.  

 

Pierre Barbancey

Publié le 23/05/2020

Mathilde Panot (LFI) : « L’exécutif a confiné la démocratie pour gérer la crise du Covid-19 de façon autoritaire »

 

(site regards.fr)

 

Le 30 mars, les groupes parlementaires de La France insoumise ont lancé une commission d’enquête sur le Covid-19. Après plus de 100 auditions d’experts, de scientifiques, de syndicalistes, d’associatifs, de travailleurs, de chercheurs, d’intellectuels et citoyens, voici leurs conclusions.

 

Regards. Hier, mercredi 20 mai, vous avez présenté le rapport de LFI intitulé « Mensonges et fiascos : enquête sur la gestion du Covid-19 ». Avant d’entrer dans le vif, pourquoi avez-vous considéré nécessaire de mener cette enquête et comment a-t-elle eu lieu concrètement ?

Mathilde Panot. Au début du confinement, on a été convoqué pour voter l’état d’urgence sanitaire qui concentre encore plus les pouvoirs autour du Président et du gouvernement que ce que ne permet la Vème République, avec un contrôle des parlementaires quasiment inexistant. En avril, une mission d’information sur l’épidémie a été lancée et il est apparu de façon très clair que tout ceci n’est qu’une mascarade démocratique. Je me rappelle de la première séance – où l’on a auditionné le Premier ministre. On a eu deux minutes de parole au bout de 2h30 d’audition. Puis, Richard Ferrand, qui préside la mission d’information, a décidé de réduire le temps de parole à une minute pour auditionner les ministres. Ils ont confiné la démocratie, concentré tous les pouvoirs autour d’eux pour tout décider seuls dans un moment où une mobilisation populaire était possible et le besoin de démocratie fort, notamment dans l’entreprise. Il nous a apparu très important de pouvoir faire ce contrôle du gouvernement, aussi par le biais d’auditions qu’on ne pouvait pas mener dans le cadre de la mission d’information. C’est aussi un exercice de transparence et de démocratie. La seule histoire qui a été racontée pour l’heure, c’est la version gouvernementale. Nos auditions ont couvert un large panel de thèmes : travail, écologie, état de droit, démocratie, etc. Le but était d’avoir une vision la plus exhaustive possible de ce qu’il s’était passé, du point de vue des acteurs eux-mêmes. Une sorte d’histoire populaire de la gestion de la pandémie. Certaines auditions nous ont aidés pour nos questions au gouvernement. Quand je questionne Olivier Véran, il ment ouvertement en affirmant qu’il n’a jamais été demandé de limiter l’usage de médicaments face à une pénurie de morphine (par exemple). Or, dans ce rapport, on a des témoignages de soignants expliquant qu’ils ont dû diminuer les doses voire substituer à la morphine du Valium.

Quelles sont les observations et les conclusions de ce rapport et, plus précisément, quels « mensonges » et « fiascos » avez-vous constaté ?

Je pense que tout le monde a été choqué des propos d’Emmanuel Macron, il y a quelques jours, quand il affirmait que « nous n’avons jamais été en rupture » de masques. Après, il peut faire comme Olivier Véran et traiter les soignants de menteurs. La gestion de la crise ne s’est pas appuyée sur des recommandations scientifiques – je pense notamment à l’OMS qui disait « testez, testez, testez ! », dès le 16 mars. En fait, ça a été une gestion guidée par la pénurie, sans le dire : la pénurie de soignants, de lits de réanimation, de médicaments, de protections, de masques, de tests. On nous a raconté pendant tout le début du confinement que porter des masques ne servait à rien – la palme allant à Sibeth Ndiaye qui nous racontait qu’il fallait avoir fait polytechnique pour en porter un ! – alors qu’on sait maintenant que c’est important puisque le virus se propage par l’air. Par ailleurs, et ça a été très flagrant, le gouvernement a refusé de jouer son rôle d’État. Or nous avions besoin d’État, plus que jamais. On a maintes fois proposé une planification sanitaire : réquisition des usines de textiles pour produire des masques, nationalisation de Luxfer qui produit les dernières bouteilles d’oxygène en Europe ou de Famar qui produit des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur. Un des plus gros fiascos, c’est cette histoire de respirateurs où le gouvernement a voulu faire un coup de com’. Sauf que, une fois de plus, en décidant seul et en refusant d’associer les soignants, il produise des milliers de respirateurs qui ne sont pas adapter pour soigner les malades du Covid-19. Outre le refus de planifier, le gouvernement a refusé d’organiser la solidarité pour éviter que la crise sanitaire se double d’une crise économique et sociale. Le préfet de Seine-Saint-Denis a alerté sur le fait que 10 à 15.000 personnes risquaient de souffrir de la faim. Le gouvernement a refusé de faire payer les plus riches en rétablissant, même temporairement, l’ISF. Tout ça a été refusé alors que nous avions besoin que l’État organise la gestion de cette crise inédite, en lien avec les syndicats, les associations, etc.

« Emmanuel Macron a toujours été autoritaire, mais notre inquiétude c’est que ça soit pérennisé – on se rappelle de l’état d’urgence pour faire face au terrorisme en 2015, prorogé six fois avant d’être inscrit dans le droit commun. »

Que répondez-vous à Emmanuel Macron qui, le 20 mars dernier, lançait : « Je félicite ceux qui avaient prévu tous les éléments de la crise une fois qu’elle a eu lieu » ?

Là encore, ça a à voir avec sa gestion autoritaire de la crise. C’est notre rôle d’opposition de faire des propositions – jamais rien de ce que l’on propose n’est accepté – et des critiques. C’est nécessaire dans un moment de crise d’avoir des contradictions. À tout moment, en démocratie, il faut expliquer qu’il y a d’autres manières de faire. Emmanuel Macron reproche simplement que l’opposition démocratique existe. J’irais même plus loin : la critique est nécessaire pour que le jeu démocratique, le débat, puisse avoir lieu. Le Président a voulu décider seul, en écrasant le Parlement. Ça n’est pas une manière démocratique de gérer une crise. Emmanuel Macron a toujours été autoritaire, mais notre inquiétude c’est que ça soit pérennisé – on se rappelle de l’état d’urgence pour faire face au terrorisme en 2015, prorogé six fois avant d’être inscrit dans le droit commun.

Le « monde d’après » le Covid-19 se dessine petit à petit, avec la crainte qu’il ressemble au monde d’avant, mais en pire, et pas seulement pour l’hôpital public. Comment faire pour éviter la catastrophe économique, sociale et politique qui s’annonce ?

Contrairement à ce que dit le gouvernement, on n’est pas dans une parenthèse. On ne va pas revenir à la normale – ce qui serait même dangereux puisque c’est la normale qui est responsable de cette situation. En 50 ans, ces maladies qui se transmettent de l’animal à l’Homme ont été multipliées par dix, accéléré par la destruction de l’écosystème. On sait qu’on va avoir d’autres pandémies et que l’urgence écologique va nous faire vivre des moments de crise d’une même intensité. Dans notre rapport, il y a toute une partie de préconisations données par les acteurs auditionnés qui vise, à partir des erreurs constatées dans la gestion de la crise, à ce que, justement, on ne reproduise jamais ces erreurs. Il faut assumer que c’est une crise systémique et que donc il faut des réponses systémiques. La première des choses, c’est de rompre avec toute la boîte à outils néolibérale (il faut baisser le coût du travail, flexibiliser, délocaliser). Pendant la crise du coronavirus, on a signé deux accords de libre-échange avec le Mexique et le Vietnam ! Il faut rompre avec ces dogmes qui nous ont amené au chaos – la sixième puissance mondiale s’est retrouvée avec des soignants en sac-poubelle. Il faut relocaliser les activités, réinvestir dans les services publics qui nous ont permis de tenir – en plus du dévouement des personnels. Il faut profiter de cette occasion où l’on a stoppé les secteurs polluants pour repenser la bifurcation écologique et solidaire dont on a besoin, ce qui veut dire : augmenter les salaires, mieux indemniser les chômeurs, re-répartir la richesse, créer des emplois socialement et écologiquement utiles, repenser les déplacements, sortir de l’agriculture industrielle et chimique, arrêter les jobs de merde qu’on donne aux gens et qui n’ont aucun sens. Si l’on avait des dirigeants ayant une réaction saine et rationnelle par rapport à la crise qu’on est en train de vivre, ça serait le moment de repenser tout cela. Mais leur stratégie est assumée, c’est la stratégie du choc de Naomie Klein : on utilise un choc pour refaire un choc néolibéral où à la fin on va continuer comme avant, mais en pire. Et ça, ça n’est pas possible.

 

Propos recueillis par Loïc Le Clerc

<Publié le 22/05/2020

Astuces patronales pour un monde d’après, pire qu’avant !

 

La rédaction (site rapportsdeforce.fr)

 

Régulièrement formulées par l’Institut Montaigne, les exigences des grands patrons se retrouvent souvent dans les lois imposées par les différents gouvernements. Pour préparer le monde d’après à la sauce entrepreneuriale, le think tank libéral a publié un nouveau rapport la semaine dernière : « Rebondir face au Covid-19 : l’enjeu du temps de travail ». Que nous dit-il des rêves du patronat ?

 

Trois réveils matin en illustration du rapport : pas de doute, l’heure est la reprise du travail. Et pas à moitié. Pour l’institut, « notre économie » n’effacera pas « les pertes subies à tout jamais pendant la phase aiguë de la crise », qu’il évalue à 500 milliards d’euros. Ainsi, le pays se serait sévèrement appauvri : une dette à rembourser ! Qui va la payer ? Pas les entreprises pour le très libéral think tank.

Chaque élément de la « démonstration » de l’Institut Montaigne* est une leçon de choses et donne la mesure de l’indécence des exigences que l’institut formule au gouvernement. « Il peut sembler paradoxal d’évoquer la nécessité d’accroître la durée du travail des salariés en emploi dans un contexte de chômage qui s’annonce massif », admettent-ils, tout en affirmant qu’une « augmentation, au moins temporaire, de la durée moyenne du travail sera nécessaire ». Il faudrait donc que les salariés travaillent plus longtemps. Loin d’y voir une contradiction, nos libéraux considèrent que « les réflexes traditionnels de type “partage du travail” entre salariés et chômeurs seraient particulièrement néfastes et ne feraient qu’affaiblir davantage notre économie ».

Mais pourquoi ? La raison en est simple : « cette hausse permettrait de compenser partiellement la perte de productivité liée aux mesures de protection contre le virus et la désorganisation provisoire des chaînes de production ». L’Institut Montaigne justifie ce souci de la productivité par la concurrence. Il faudrait essayer de produire moins cher. Comme les autres pays vont faire de même, l’écrasement des salaires sera sans fin, d’autant que la peur du chômage rend les salariés plus dociles. Mais peu importe. Les portes-voix du patronat ont un sac rempli d’astuces.

 

Astuce n° 1 : mieux utiliser les nombreuses « souplesses » existantes

 

L’Institut Montaigne rappelle d’abord avec gourmandise tout ce que le Medef a déjà obtenu et qui est utilisable par les employeurs pour faire travailler plus, avec n’importe quels horaires, et gagner moins : « un cadre légal actuel qui permet déjà de nombreuses souplesses qui vont être très utiles en phase de redémarrage, au moins dans le secteur privé ». Des lois Aubry en 2000, jusqu’aux ordonnances Macron de 2017, en passant par la loi travail de 2016, il énumère presque toute la panoplie de la casse du droit du travail. Sans oublier les précieuses exonérations de cotisations sociales qui manquent par dizaines de milliards d’euros chaque année à la Sécurité sociale.

Reconnaissants, nos ultralibéraux se félicitent qu’il y ait autant de codes du travail que d’entreprises pour ce qui concerne le temps de travail. En effet, les accords d’entreprise déterminent les règles en primant même sur les conventions collectives. La loi, elle, n’intervenant qu’à défaut de tout accord collectif, très facile à obtenir par temps de chômage massif. Très explicite, le rapport précise page 13 : « couronnant ces évolutions, la loi Travail de 2016 et les ordonnances de 2017 ont totalement décentralisé les négociations en inversant la hiérarchie des normes : ce sont aujourd’hui les accords d’entreprise […] qui priment les accords de branches, souvent plus conservateurs. À présent, on peut considérer que dans le respect des maxima légaux (parfois issus de normes européennes), une très grande souplesse est déjà possible. »

Et ce n’est pas tout. « L’introduction dans le Code du travail en 2017 des “accords de performance collective” pourrait être un outil supplémentaire pour lier temps de travail et rémunération du travail dans un contexte où de nombreuses entreprises devront prendre les mesures nécessaires, soit pour accroître le temps de travail, soit au contraire pour le diminuer dans un contexte de baisse des carnets de commandes ». Pour être totalement explicite, l’institut ne fait pas mystère que : « ces accords permettent en effet de diminuer le temps de travail avec perte de rémunération ou au contraire d’accroître le temps de travail sans augmentation proportionnelle des rémunérations ». Deux nouvelles versions du vieux slogan sarkozyste : travailler moins en gagnant moins ou travailler plus pour gagner pareil.

Cerise sur le gâteau, « ces accords s’imposant au contrat de travail, ils constituent un outil de flexibilité interne très puissant et devraient être privilégiés dans le contexte actuel », préconise sans fard l’Institut Montaigne. Un outil de flexibilité effectivement puissant puisqu’un refus est un motif de licenciement.

 

Astuce n° 2 : inventer de nouvelles « souplesses » pour le secteur privé

 

Encore plus gourmand, nos « représentants » d’un patronat en mal de souplesses préconisent de payer moins cher les heures supplémentaires, de les payer plus tard, voire jamais. Là encore, l’accord d’entreprise est mis en avant : « autoriser la négociation par accord collectif du montant du repos compensateur lié aux heures supplémentaires accomplies au-delà du contingent d’heures supplémentaires ». Mais aussi : « donner la possibilité à l’employeur, à titre temporaire, d’imposer le rachat de jours de RTT pour les salariés au forfait sans majorations ». Là, l’institut voit loin et imagine de conserver cette mesure jusqu’en 2022.

Pas en manque d’idée, il propose de transformer par un coup de baguette magique le paiement des heures supplémentaires en « participation aux bénéfices », si bénéfice il y a. Jackpot, ces rémunérations ne donnent pas lieu à versement de cotisations sociales. Jamais à court d’inspiration, il suggère : « pour les entreprises n’ayant pas d’accord de participation, intégrer le versement des rémunérations supplémentaires dans une formule d’intéressement simplifiée et exceptionnelle (versement conditionné à l’atteinte d’un objectif collectif simple, par exemple un niveau de chiffre d’affaires). » Rien de moins que de transformer le paiement des heures supplémentaires en prime, sans cotisations elle aussi.

Et si heures supplémentaires il reste : les payer plus tard. Bien plus tard, par exemple au moment du départ en retraite : « intégrer ces rémunérations supplémentaires sous forme d’abondement de l’employeur à un dispositif d’épargne salariale collective ». Enfin, comme à l’Institut Montaigne on ose tout : « toute formation figurant sur le plan de développement des compétences de l’entreprise pourrait être effectuée en dehors du temps de travail du salarié avec l’accord de celui-ci ». Un accord que l’on imagine aisément très théorique. Et puis en passant, « supprimer le jeudi de l’Ascension comme jour férié », puis « permettre de déroger au temps de repos minimum quotidien de 11 heures minimum par jour dans le cadre d’un accord sur le droit à la déconnexion », ou encore «  prolonger le relèvement provisoire des seuils maxima dans les secteurs manifestement en tension ». C’est à dire les 60 heures par semaine décidées par le gouvernement dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

 

Astuce n° 3 : inventer de nouvelles « souplesses » pour les fonctionnaires et agents publics

 

L’Institut Montaigne n’a pas oublié les fonctionnaires : « proposer aux fonctionnaires de secteurs d’activités nécessaires à la vie économique ou en tensions d’accroître temporairement leur durée de travail, en contrepartie d’une rémunération supplémentaire ». Toujours le travailler encore plus, au lieu d’embauches réclamées dans de nombreux services publics, notamment dans la santé. À quels secteurs nécessaires à la vie économique cela pourrait-il s’appliquer ? « Par exemple les crèches, les parents ne pouvant par exemple pas à la fois garder leurs enfants et travailler convenablement », avance l’institut sans sourciller.

Pour la prise en charge des enfants plus grands et les retards pris dans les apprentissages, le rapport préconise « une hausse du temps de travail et de présence dans les établissements » pour les enseignants. Se faisant précis, l’Institut Montaigne envisage que cela « pourrait prendre la forme, selon l’évolution de la situation sanitaire, de cours de rattrapage des heures perdues au printemps ou d’éventuels encadrements en petits groupes pour respecter les consignes de distanciation entre individus. En outre, des cours supplémentaires destinés aux élèves en difficulté pourraient avoir lieu au début de l’été ou à partir du 15 août ». Profs et élèves concernés apprécieront la suppression d’une partie de leurs vacances. D’ailleurs, au chapitre des vacances nos libéraux n’y vont pas avec le dos de la petite cuillère : « supprimer la première semaine des vacances scolaires de la Toussaint en 2020 ».

La question du temps de travail a également retenu toute l’attention du rapport. « Réexaminer la question de la durée et de l’aménagement (sur le mois, sur l’année, voire sur plusieurs années) du temps de travail dans les administrations publiques », mais aussi « accroître les catégories éligibles aux forfaits jour », un dispositif permettant de ne plus compter les heures de travail. Au passage en augmentant le nombre de jours travaillés sans modifier la rémunération. Et d’enfoncer le clou avec le télétravail : « le développement du télétravail dans la fonction publique montre, comme dans le secteur privé, les limites de la définition du temps de travail calculé sur une base horaire et hebdomadaire ». Pourquoi faire stable quand on peut tout déstabiliser. Le tout sans oublier les vieilles marottes libérales : « diminuer le nombre de RTT dans la fonction publique ». À titre provisoire veut rassurer l’Institut Montaigne.

 

Travailler toujours plus !

 

Finalement, le rapport s’appuie sur trois ressorts fondamentaux. D’abord, tout faire pour revenir sur le paiement d’un temps qui n’est pas « travaillé ». Celui des repos, des congés payés ou des jours fériés. Ensuite, tout faire pour que les heures travaillées soient payées le moins possible, le moins cher possible et le plus tard possible. Enfin, tout faire pour que les heures travaillées ne soient plus comptées, et donc, pour une part d’entre elles, plus payées. C’est le miracle du forfait jour, mais aussi du télétravail pour lequel l’Institut Montaigne donne la clef de sa principale utilité pour les employeurs.

« Cette souplesse accrue peut profiter de l’essor des technologies numériques, notamment en matière de travail et de formation à distance, qui fournit des opportunités nouvelles d’adoucir la distinction entre temps de travail et hors temps de travail », suggère le rapport. Tout un programme. Et l’écologie dans cette ode à la croissance sans freins ? Pas un mot, même pas pour faire semblant.

 

Richard Abauzit

Défenseur syndical et conseiller du salarié


 

* L’Institut Montaigne c’est quoi ?

L’Institut Montaigne regroupe 160 grandes entreprises. Parmi elles : Air France, Airbus, Amazon, AXA, BNP, Bolloré, Bouygues, Caisse des Dépôts, Carrefour, Casino, Crédit Agricole, Dassault, EDF, Enedis, Engie, Google, Groupe Rothschild, Groupe ORANGE, IBM , La Banque postale, L’Oréal , LVMH, Malakoff Mederick, Michelin, Microsoft, Natixis, Nestlé, RATP, RENAULT, Roche, Safran, Sanofi, Siemens, SNCF, SUEZ, UBER, Veolia, VINCI, Vivendi , Wendel.

Son Président actuel, Henri de Castries, ancien inspecteur des finances, est le richissime PDG de la compagnie d’assurances AXA. Très impliqué dans les groupements d’influence patronaux au niveau mondial, il a été lauréat du programme Young Leaders de la French-American Foundation en 1994, fondation qui accueille les personnes susceptibles de jouer un rôle politique important dans leur pays. Et en 2012, il a été nommé président du comité de direction du groupe Bilderberg qui regroupe chaque année depuis 1954 essentiellement des Américains et des Européens, et qui est composé en majorité des puissants de ce monde : affaires, politique, diplomatie, médias.

Son président d’honneur est Claude Bébéar, ancien PDG d’AXA, éminence grise du capitalisme français, dont la fortune selon le Canard Enchaîné s’élèverait à un milliard d’euros.

Publié le 21/05/2020

Demain le Corona des pauvres va nourrir les comptes des riches

 

Bertrand ROTHE (site legrandsoir.info)

 

Qui a cru à "un monde de demain qui ne serait plus comme celui d'hier" ? Macron l'a laissé entendre, dans la panique, puis il s'est ressaisi : le monde de demain sera celui de l'écrasement de ce qui reste de droits acquis, sera à une violence sociale qui, ayant le Covid pour fondement, n'a plus besoin d'alibi. Comment imaginer que des cerveaux formés dans des banques puissent imaginer autre chose que de conserver, ou d'améliorer, le taux de profit...

On ne sait plus à combien chiffrera réellement la douloureuse : 6 000 milliards rien que pour l’Europe ? 10 000 milliards ? On ne sait pas ! La pompe à phynance turbine trop vite. Face à sa calculatrice tout le monde n’a pas le génie de Glenn Gould face à son clavier. On se trompe sans cesse de chiffres et on joue faux. Trois zéros de plus c’est quoi ? Le pourboire ?

Pour tout simplifier les unités changent. Comme en 2008 on se remet à calculer en trilliards l’équivalent de mille milliards. Pour la seule Europe donc, la BCE a décidé d’acheter 750 milliards de bons du trésor. Ce qui fera passer à 1 100 milliards ses achats d’ici à décembre [1], la Commission y est allée de sa poche de 450 milliards auquel il faut ajouter 1 100 milliards [2] « d’aides aux entreprises » chez nos voisins germains (600 milliards pour les grandes entreprises et 357 milliards d’euros pour la banque d’investissement publique allemande).

Notre gouvernement s’est montré un peu plus pingre, un petit 300 milliards, à quoi il faut ajouter 7 milliards pour Air France, quelques autres milliards pour Renault et la SNCF sans oublier ceux qui vont continuer à dégringoler de la tirelire pour rassurer les marchés.

Schizophrène ou plaintif

Devant ce feu d’artifice, cette orgie financière, Le Point applaudit. Alors qu’en mars l’hebdomadaire de François Pinault accrochait le lecteur avec une couverture vitriolée : « Comment la CGT ruine la France », aujourd’hui il se réjouit que « la BCE sort le bazooka avec 750 milliards d’Euros ». On vient de s’endetter de 750 milliards d’euros et l’hebdomadaire est content ! Ose-t’on supposer que cette allégresse vient de ce que tous ces zéros, à l’infini, ne vont pas tomber dans la poche d’un gilet jaune ?

D’autres, comme Challenge, se plaignent pour exiger plus : « la France est à la traîne dans la course aux milliards ». Dans l’article, Elie Cohen, comme le Monsieur Plus de Balhsein, estime que ce n’est pas assez. 112 milliards ce n’est pas suffisant ! Est-ce bien le même Elie Cohen qui il y a quelques mois, affirmait que la France était incapable de financer nos retraites avec une barre placée à 13 milliards d’euros ?

D’un seul coup, et pour la seconde fois depuis 2008 et la crise des subprimes, c’est open bar pour sauver le « Nouveau Monde »Mais qui va payer ?

C’est nous qu’on va payer.

Évidemment pour ne pas casser la reprise, qu’il sait difficile mais qu’il souhaite la plus massive possible, Gérard Darmanin, ministre de « l’Action » et des Comptes publics, affirme sur France Inter que tous ces milliards ne nous coûterons rien : « pour ne pas démoraliser les Français... augmenter les impôts, ce n’est pas notre choix ».

Mais d’un autre côté, à bas bruit, les journalistes et autres économistes de garde invitent ceux qui le peuvent à faire des réserves et ceux qui sont dans le rouge le quinze du mois à se préparer à un monde plus dur. Le 2 mai deux journalistes du Monde nous préviennent « qu’il n’y a pas d’argent magique [3] ».

Le lecteur attentif comprend vite comment le Système va s’y prendre pour étrangler sans un cri. Premier, mais pas des moindres à tomber le masque, le gouverneur de la Banque de France rappelle dans le « JDD » que « dans la durée, il faudra rembourser cet argent... nous devrons également, sans freiner la reprise à court terme, traiter ensuite ce qui était déjà notre problème avant la crise : pour le même modèle social que nos voisins européens, nous dépensons beaucoup plus. Donc il faudra viser une gestion plus efficace [4] ».

Une gestion plus efficace ? Fermer de nouveaux des lits d’hôpitaux. Christophe Lannelongue le responsable de l’ARS d’Alsace Moselle, cœur de la chaudière du Corona avait juste un peu d’avance sur les réformes lorsqu’il demandait le 4 avril, la suppression de 598 postes la fermeture de 174 lits.

Encore dans le JDD, 60 « personnalités » de la droite libérale sont très porches du discours du patron de la Banque de France en signant « Libérons la société pour sortir de la crise ». En exergue le journal cite « La maîtrise de nos finances publiques s’impose comme un impératif moral ». On dirait du Kant !

L’institut Montaigne (une boite à mauvaises idées très proche d’Emmanuel Macron) n’est pas en reste, dans une note intitulée « Rebondir face au Covid-19 : l’enjeu du temps de travail ». Bertrand Martinot nous propose « une nécessaire augmentation de la durée moyenne du travail ». L’ouvrier de notre bonheur nous aligne « neuf propositions pour adapter le temps de travail en contexte de crise ».

Cette note propose pèle mêle : des « formules de rémunérations différées », c’est à dire d’« inciter à l’accroissement du temps de travail sans pour autant que la rémunération supplémentaire ne soit versée immédiatement », de « supprimer le jeudi de l’Ascension comme jour férié », de « supprimer la première semaine des vacances scolaires de la Toussaint en 2020 ».

On se demande où habite ce gonze : ce « spécialiste de l’économie du travail » présenté sur la plaquette de pub de Montaigne comme « un des meilleurs », ce qui nous laisse inquiet pour les autres. Cet économiste, peu économe de la sueur des autres, semble convaincu que les élèves et les enseignants se tournent les pouces depuis deux mois. Peut-être ce savant pousse-t-il l’économie jusqu’à se priver de l’achat d’un poste de télévision, d’une radio, ou d’un abonnement à “ Là-bas si j’y suis ” ?

A défaut de connaitre le monde réel il pourrait alors en apercevoir quelques images. Sur ces neuf propositions cinq visent spécifiquement les fonctionnaires, pouvait-il en être autrement ? Ces paresseux sans imagination, ceux qui viennent de vider nos poubelles pleines de Covid et de sauver les vies dans les hôpitaux, doivent se mettre au travail. Le drôle n’a même entendu la demande de notre président de « sortir des sentiers battus, des idéologies ».

Dans « Mieux Vivre Votre Argent », un site Internet, un normalien, agrégé, prof de fac, ancien de l’Essec (il a dû avoir une enfance difficile), Olivier Babeau, annonce sans retenue que « les Français peuvent éviter la hausse des impôts, à condition que l’État fasse enfin les profondes réformes structurelles qu’il repousse depuis si longtemps. La crise actuelle pourrait-elle servir d’électrochoc à cet égard ? On peut le souhaiter ».

Si par un tôt matin, dans la brume froide vous apercevez par le trou d’une palissade un pousseur de brouette, ne cherchez pas, c’est Babeau qui participe aux réformes structurelles, il montre l’exemple.

Ne croyez pas que l’hôpital, applaudi chaque soir, sera épargné. Dans un article du 1 avril, Mediapart [5] nous annonce, qu’aux ordres de l’Élysée, des têtes pensantes d’une filiale de la Caisse des Dépôts et Consignation, réfléchissent à la fin du premier épisode hospitalier et à sa suite. On change de héros, finis les soignants combattants, l’avenir est aux start-ups, et à l’ouverture, plus grande encore, au privé.

Après avoir lu le rapport, Pierre-André Juven, exemplaire sociologue, conclut, « ce document n’est pas seulement la marque d’une volonté d’étendre l’emprise du privé au sein de l’hôpital public, il traduit la conception technophile, néolibérale et paternaliste qu’une grande partie des acteurs administratifs et des responsables politiques ont de la santé ».

Vous aurez compris que, dès la crise passée, la relance effectuée, les bénéfices assurés, les fonds de pension rassurés, le rythme des « réformes » va reprendre voire s’accélérer. On connait le couplet et le refrain depuis Margaret Thatcher « Il n’y a pas d’alternative ». Le retour à l’anormal est prévu, il faut juste rattraper le retard. Demain sera « le même, en un peu pire » prédit, Michel Houellebecq, notre sinistre analyste.

« D’une manière générale, l’État dispose de trois leviers pour se financer »

On pouvait espérer une évolution puisqu’un Macron acculé avait évoqué pour demain un « monde différent ». D’autres stratégies sont possibles. Dans la précipitation il n’en est rien, le néolibéralisme revigoré au Covid garde la main sur notre sort. L’article du Monde cité plus haut en est une preuve de plus.

Rédigé en mode faux cul il commence par préciser « d’une manière générale (il faut comprendre pour toutes les personnes censées), l’État dispose de trois leviers pour se financer : – faire des coupes budgétaires ; – augmenter les impôts ; – s’endetter », puis ils expliquent avec beaucoup de pédagogie les avantages et les inconvénients de chacun des choix pour envisager, à la toute fin qu’il serait possible d’annuler la dette.

Mais là ils abandonnent le style direct pour évoquer cette monstruosité sortie de têtes loufoques : « plusieurs économistes ont émis l’idée d’annuler purement et simplement les dettes des États ». Faute de pioches, les travailleurs du Monde, ne creusent pas beaucoup plus l’hypothèse.

Également peu surprenant, dans cette trousse de secouriste, il n’est jamais envisagé de faire financer la dette directement par la Banque Centrale comme cela se pratique aux EU et en Grande Bretagne, deux pays qui n’éprouvent pas de nostalgie pour l’URSS.

Évidement dans quasiment aucun de ces articles il n’est envisagé de revenir sur la suppression de l’ISF. Pour faire payer un peu plus les riches le problème a définitivement été définitivement réglé par Darmanin sur France Inter : « Ce ne serait pas envisageable de remettre un ISF que nous avons supprimé il y a deux ans et qui a apporté ses preuves (sic). Aucun pays autour de nous ne l’a, il n’y a aucune raison de le remettre aujourd’hui. ». To be or not to be, les riches doivent rester riches.

Il ne nous reste plus qu’à imaginer les techniques mises en œuvre pour nous faire avaler la cigüe.

La faim de mois

La technique est éprouvée. Marx en avait décrit le principe au milieu du XIXe et l’avait appelé « l’armée de réserve ». Les chômeurs sont là pour tétaniser ceux qui ont encore un travail. Le jésuite et économiste hétérodoxe Gaël Giraud l’explique avec ses mots : « l’angoisse du chômage risque de servir d’épouvantail pour reconduire le monde d’hier ».

L’armée est en cours de constitution, son recrutement a commencé et pour ceux qui ont encore un travail les chiffres sont alarmants. En mars le chômage a bondi de 7,1%. Les statistiques à venir seront encore plus effrayantes. A ces nouvelles recrues s’ajoutent les 12 millions de chômeurs partiels qui risquent d’être sacrifiés.

Comme à chaque dois les plus précaires sont et seront les premiers touchés. L’étranglement du quinze du mois passe au premier. Plus d’espoir, il faut juste leur garder la tête hors de l’eau. Par crainte d’émeutes, annoncées par la DGSI, l’État colmate. Il devient dame de charité et augmente son aide alimentaire avant d’installer dans nos rues des camions de soupe populaire.

Nos petits-enfants pris en otage

Il va donc falloir faire des économies, et vite. Pour justifier cette nouvelle érection de la guillotine sociale, beaucoup d’économistes nous affirment qu’ils « souhaitent protéger nos enfants ». Impossible de laisser des dettes à nos chères petites têtes brunes ou blondes.

« Moralement impossible » crient ensemble les journalistes du Monde et les signataires de cette incroyable tribune du JDD : « Nous le devons à nos enfants : si les services publics sont un bien commun, il est de notre responsabilité de les leur léguer que libérés d’une dette qui les menace ».

Ce chantage est vieux comme Adam Smith. Juste avant la crise, devant une infirmière qui demandait plus de moyens, Emmanuel Macron répondait d’un direct : « C’est vos enfants qui payent quand ce n’est pas vous ! ».

La règle d’or du macronisme, « Bénéfices privés, pertes publiques », remplace plus que jamais « Liberté Égalité Fraternité ».

Bertrand Rothé

Notes

[1] https://www.la-croix.com/Economie/Monde/Coronavirus-milliards-endiguer...

[2] https://www.lefigaro.fr/conjoncture/en-allemagne-un-plan-de-soutien-ge...

[3] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/04/23/coronavirus-d-...

[4] https://www.banque-france.fr/intervention/le-journal-du-dimanche-cette...

Publié le 20/05/2020

« On ne veut pas qu’on nous aide, on veut un plan pour la culture »

(site zibeline.fr)

 

Emmanuel Macron ne les a pas conviés à sa visioconférence sur la culture. Zibeline invite les syndicats du secteur culturel à réagir aux annonces présidentielles. Entretien avec la comédienne, chanteuse, metteuse en scène Danielle Stéfan, conseillère nationale du SFA-CGT (Syndicat français des artistes interprètes, affilié à la Fédération du spectacle CGT).

Zibeline : Le président de la République a choisi de s’adresser à une douzaine d’artistes triés sur le volet sans s’adresser aux organisations représentatives du secteur culturel comme les syndicats. Comment réagissez-vous ?

Danielle Stéfan : C’est d’un profond mépris. Avant cela, il y a eu le rapport du professeur Bricaire sur le déconfinement dans la culture qui avait donné lieu à des contacts avec des représentants d’employeurs mais pas de salariés. Cela signifie que l’on imagine la reprise des salariés sans les salariés que sont les artistes. Les règles de la démocratie ne sont pas respectées.

Les artistes consultés lors de la visioconférence sont de vrais artistes, qui ont toute légitimité en tant qu’artistes mais pas en tant que représentants des autres artistes.

Sur le fond, par sa vision de la culture et du rôle des artistes, le chef de l’État vous a-t-il paru convaincant ?

Il n’y a pas de fond. Ce n’est pas un plan, c’est un grand déballage, une espèce de fantasmagorie personnelle. Les propositions ne sont pas dignes d’un gouvernement. Un plan, c’est précis, avec un financement. Là, le président fait un grand show où il réinvente l’eau chaude et nous explique, à nous artistes, comment il faut travailler. Pourtant, on l’a vu dans des théâtres. Qu’est-ce qu’il y voit ? À moins qu’il regarde qu’on le regarde. Que le président donne les grandes lignes et n’annonce pas le financement, pourquoi pas ? Mais il aurait fallu que son ministre de la Culture le fasse a posteriori, en fixant le calendrier des concertations pour la mise en œuvre. Mais derrière, on n’a pas de ministre de la Culture, on a quelqu’un qui prend des notes et à l’air de découvrir des choses. Bien sûr, il va y avoir des rencontres, mais on a l’impression d’une grande improvisation. Que la situation exceptionnelle que nous vivons désarme tout le monde y compris le gouvernement, on peut le comprendre. Dans ce cas, on dit « ça on sait, ça on ne sait pas et on va essayer de faire ensemble » plutôt que de donner des leçons.

Êtes-vous sensible à sa demande d’intervenir auprès de la jeunesse et des publics sensibles ?

C’est la grande blague. Les artistes interviennent en dehors de lieux de représentation depuis très longtemps, déjà à l’époque de Jean Vilar. Mais depuis une bonne quinzaine d’années, on ne cesse de diminuer les financements pour tout ce qui concerne l’éducation artistique et culturelle tout en demandant aux artistes de faire plus avec moins de moyens. De leur côté, les collectivités territoriales imposent que les aides à la création soient toujours assorties d’action culturelle. Cela revient à donner de l’argent en moins, puisque pour le même budget on mène le projet artistique et l’action culturelle qui en découle. En fait, on troque notre travail contre la paix sociale.

Pour en revenir au discours d’Emmanuel Macron, il ne parle pas d’emploi, ni de métier, ni de projets. Il nous parle d’heures pour avoir droit au chômage. Donc à part les grands artistes avec lesquels il parle, les autres sont des chômeurs qu’il faut aider. Mais on ne veut pas qu’on nous aide ! On veut un plan pour la culture et que l’emploi soit une des composantes essentielles d’une politique culturelle.

Et à sa suggestion de réinvention ?

On pense tous qu’il a dans la tête les tas de propositions produites par les artistes pendant le confinement et vues sur Internet. La plupart gratuites d’ailleurs. Et ça lui plaît bien, ça. Mais les choses les plus construites ont été faites par des gens, que ce soit par l’Opéra de Paris ou l’Orchestre national de France, qui continuaient à être payés. C’était extrêmement beau et léché parce qu’ils en ont les moyens. Les autres ont fait ça dans leur cuisine, leur salle de bain, avec des rendus plus ou moins intéressants ou médiocres. Si Emmanuel Macron veut que nous réinventions via les nouveaux outils –bien que le spectacle vivant ait besoin du contact physique et qu’il ne pourra passer bien longtemps par la technologie– mais qu’il ne met pas sur la table les moyens en espèce sonnante et trébuchante, cela ne se passera pas. On n’a jamais vu autant d’artistes travailler au chapeau depuis quelques années. Les premières mutuelles artistiques se sont créées à la fin du XIXe siècle pour justement arrêter que les artistes soient payés au chapeau et demander qu’ils soient des salariés.

Ne serait-ce pas davantage les politiques culturelles qui ont besoin d’être réinventées ?

Sans doute. Pendant le confinement, on ne s’est pas arrêté de se réunir pour régler les urgences. Mais on a aussi relancé des réflexions sur le fond et notamment sur la politique culturelle. Et on s’est dit que le point central à réinventer était les structures d’emploi. La Fédération du spectacle assigne en justice quinze centres dramatiques nationaux dont La Criée à Marseille et le Théâtre national de Nice qui ne respectent pas du tout l’accord sur le volume d’emploi des artistes interprètes prévu par la convention collective. Quand on a des réunions avec des représentants de ces employeurs, le Syndeac entre autres, on s’entend dire que le gros problème du théâtre actuellement, c’est les artistes interprètes. On serait presque de trop. Alors que ces boîtes ont été construites, inventées pour y faire du théâtre avec des comédiens. La politique du projet est une politique du kleenex : on nous prend puis on nous jette.

L’extension des droits des intermittents jusqu’en août 2021 correspond-elle à la revendication de la profession ?

Une grande partie de la profession l’a demandé comme ça. À la Fédération du spectacle (CGT), on s’est dit que le demander comme ça ne suffisait pas parce que cela ne couvrait pas tout le monde. On a réfléchi à comment organiser le repêchage. En effet, il faut sauver des gens mais vraiment. Là, on ne sait pas pourquoi août 2021. Cela correspond à quoi ? Pourquoi pas septembre ou 2022 ? Nous avons demandé un dispositif pour la période d’impossibilité de travailler normalement. Cette période, on ne peut pas la prévoir parce que cela sera différente selon les secteurs artistiques. Donc on demande que la période de référence soit celle qui va de début mars jusqu’au moment où toutes les activités vont pouvoir reprendre normalement. Par ailleurs, dans cette année blanche, rien n’est dit sur les nouveaux entrants, c’est-à-dire les personnes qui n’avaient pas encore droit au chômage intermittent mais qui étaient en voie de l’obtenir, ou celles qui étaient en rupture de droit et qui comptaient sur les dates annulées pour recouvrer leurs droits. Tous ceux-là ne sont pas concernés par l’année blanche. S’ajoutent les cas des personnes en congés maladie ou maternité. L’accès à la Sécurité sociale, relatif lui aussi à un calcul d’heures, est également compromis. Cela fait beaucoup de situations non prises en compte.

Quelles autres mesures demande la CGT du spectacle ? 

Nous voulons que la reprise du travail s’effectue avec un comité sanitaire et social du spectacle vivant et enregistré, composé de représentants des organisations syndicales, salariales et patronales, de la médecine du travail du spectacle, de la protection sociale, de la formation professionnelle… afin d’établir ensemble les conditions de la reprise.

Différents fonds ont été mis en place depuis mars. Mais on a très peur que le ruissellement n’arrive pas jusqu’en bas, c’est-à-dire jusqu’aux salariés car ces fonds ne sont pas fléchés. Nous demandons des fléchages incluant des conditions de salaire et d’emploi. 

Mais le grand absent demeure l’emploi, depuis longtemps. Cette crise révèle encore plus qu’une grande majorité des artistes sont précaires. En amont d’un spectacle, d’un projet, il y a une continuité dans le temps. Tant qu’il sera pensé que la chose à payer est le rendu, il n’y aura pas de vraie politique. Le travail, c’est tout le reste. Ce sont des heures et des heures de travail, et pas pour du chômage justement.

Les employeurs ont-ils globalement joué le jeu ?

Les entreprises ont été aidées à plusieurs niveaux, la plupart d’entre elles ont honoré leurs contrats. Mais il a fallu un peu batailler dans certains endroits. Notre service juridique n’a pas chômé pour faire respecter les droits des salariés. À Marseille, par exemple, on vient d’obtenir une grande victoire : l’Opéra va payer tous les artistes et intermittents dont les spectacles ont été annulés. La mairie ne connaissait pas les textes et estimait qu’elle n’avait pas à payer pour des représentations qui n’avaient pas eu lieu.

Êtes-vous optimiste quant à la reprise ?

On ne peut pas être optimiste. Mais on peut se dire que le monde du spectacle est doté d’une capacité d’imagination et d’invention –quoi qu’en pense notre président– étonnante et débordante.

Entretien réalisé par LUDOVIC TOMAS
Mai 2020

Publié le 19/05/2020

La colère sociale amorce son déconfinement

 

Marion d'Allard (site humanite.fr)

 

Des usines aux quartiers populaires, du privé au public, la crise sanitaire a nourri le sentiment de révolte et légitimé les revendications sociales. À l’heure de la levée de la quarantaine, les colères cherchent à s’imposer face à un pouvoir macroniste qui ne compte pas changer de cap.

En assignant la France à ­résidence, la crise sanitaire a mis en sourdine la colère sociale. Mais, deux mois plus tard, alors que le pays se « déconfine » progressivement, tout indique que la Cocotte-Minute sociale est prête à exploser. La défiance à l’égard du pouvoir confine aujourd’hui à la détestation d’un gouvernement que les deux tiers des Français (66 %) ne jugent « pas à la hauteur » de la situation. Cristallisée par les mensonges sur les masques, elle s’est agrégée aux colères existantes, aux exigences de revalorisations salariales et revendications d’égalité, de défense des services publics ou de pouvoir d’achat. Le climat actuel est d’autant plus inquiétant pour le pouvoir macroniste que, si le Covid a interdit un printemps social qu’annonçait la mobilisation historique contre la réforme des retraites, cette trêve forcée, loin d’avoir fait table rase des revendications, les a au contraire confortées.

Coup sur coup, plusieurs notes – révélées par le Parisien – du service central du renseignement territorial alertaient d’ailleurs, début avril, sur le retour en force de la mobilisation sociale , estimant que « le jour d’après (…) est un thème fortement mobilisateur des mouvances contestataires ». Ainsi, « le confinement ne permet plus à la gronde populaire de s’exprimer, mais la colère ne faiblit pas et la gestion de crise, très critiquée, nourrit la contestation », estimaient même les agents du renseignement.

Alors que la reprise se profile, sur les ronds-points, dans les usines, dans les transports, à l’école, dans les hôpitaux ou dans les tribunaux, les signaux repassent peu à peu au rouge. Mais là aussi le Covid aura laissé sa marque, à en croire Frédéric Dabi. « Le pays a constaté, lors de cette crise, qu’il pouvait moins compter sur les premiers de cordée que sur les métiers qui se sont ­retrouvés en première ligne et qui sont les moins bien payés », note le directeur général adjoint de l’Ifop. Le soutien de l’opinion publique, qui fait si souvent défaut aux luttes sociales, serait-il désormais acquis ? En partie, quand « 91 % des Français veulent que le pouvoir d’achat de ceux qui étaient en première ligne soit revalorisé », poursuit Frédéric Dabi.

« Atteintes graves au Code du travail »

De quoi galvaniser les soignants, gratifiés de leur engagement face à la pandémie à coups de prime et de médaille et qui continuent pourtant d’exiger l’augmentation générale de leurs salaires et des moyens pour l’hôpital public. En grève depuis plus d’un an, ils sont d’ailleurs les premiers à ressortir les banderoles. Les slogans refleurissent aussi aux frontons des écoles. Mobilisé à distance pour assurer la continuité pédagogique lors du confinement, le corps enseignant, mis sous pression, souffre des conditions de la réouverture partielle des établissements scolaires. Pris entre les directives du pouvoir et la crainte des parents, les fonctionnaires dénoncent des décisions unilatérales du ministère, prises au mépris de leur expérience du terrain. Dans une lettre adressée fin avril à Édouard Philippe, Benoît Teste, secrétaire général de la FSU, taclait ainsi « une organisation dont les personnels et leurs organisations syndicales sont convaincus qu’elle est précipitée ».

Particulièrement éprouvés par la séquence, les agents des services publics finiront par trouver le moyen d’exprimer leur colère. « Tout est une question de ­timing », estime Laurent Brun. Secrétaire général de la CGT des cheminots, il témoigne de la « colère sourde » qui gronde dans les rangs des agents du service public ferroviaire. Car, pour eux, ni prime, ni médaille. Oubliés des grands discours officiels et des honneurs aux « premières lignes », les cheminots rongent leur frein. Rouages indispensables dans l’acheminement des matières premières médicales, alimentaires et énergétiques, « 60 % des trains de fret ont roulé pendant le confinement, comme 30 % des TER et 7 % des TGV – y compris médicalisés – et des Intercités », rappelle pourtant Laurent Brun. « On a été sur le terrain chaque jour et, aujourd’hui, on maintient le gel de nos salaires et on nous promet des suppressions de postes par milliers. » Et même si « l’état d’esprit est moins à la grève qu’à la lutte pour la sécurité sanitaire dans le cadre de la reprise à plein du trafic », le syndicaliste promet un « retour à l’expression pleine et entière de cette colère ». Une colère partagée hors les murs de la SNCF, et renforcée par les menaces sur les 35 heures, les congés, les amplitudes horaires… Cette « théorie du choc », plébiscitée par « les néolibéraux pour répondre à la crise », et que redoute Enora Le Pape, candidate insoumise aux dernières municipales, à Rennes. « La mise en œuvre de politiques régressives et d’atteintes graves au Code du travail est un danger contre lequel il faut se battre », affirme la responsable politique, qui voit aussi dans ce ­moment particulier l’occasion de trouver à la prise de conscience populaire une traduction politique (lire notre article). « Chacun a vu les mensonges sur les masques, mais aussi la mise en avant de personnes ­méconsidérées, et même si le gouvernement d’Emmanuel Macron risque de se servir de la situation pour réprimer les rassemblements et interdire y compris les petites manifestations », il conviendra, poursuit la militante, de trouver « une autre façon d’occuper l’espace public ».

Des grands groupes mettent la pression sur la productivité

D’autant que, de décrets en ordonnances, l’exécutif a pris prétexte du coronavirus pour attaquer les droits des travailleurs. Allongement de la durée hebdomadaire de travail dans plusieurs secteurs – comme dans le transport routier –, offensive sur les congés payés et les RTT, les salariés reprennent le chemin du travail « traversés par un mélange de peur imminente de la contamination, de craintes sur l’avenir de leurs emplois et de colère », explique Fabien Gâche, délégué syndical central CGT du groupe Renault. Lourdement percutée par l’arrêt de la production, l’industrie fait face à un avenir tumultueux. Et si le gouvernement a sorti le chéquier pour renflouer les grands groupes, l’absence de contreparties sociales inquiète les syndicats. « Renault a touché 5 milliards d’euros d’aides publiques et la direction annonce la réduction de 2 milliards d’euros de ses coups fixes », détaille le syndicaliste. « Ils vont faire de cette pandémie une opportunité pour restructurer, mettre la pression sur la productivité, liquider un maximum de contrats précaires, CDD ou intérim », poursuit Fabien Gâche, qui juge la situation particulièrement « explosive ».

Cette crise a également montré l’ampleur de la désindustrialisation du pays et les appels de Bruno Le Maire à la relocalisation de la production sonnent plus faux que jamais. De leur côté, les grands groupes n’ont qu’un seul objectif : renouer le plus rapidement possible avec le profit. « La recherche d’économies va repartir de plus belle avec une hausse prévue de 25 % de notre compétitivité », note Michel Chevalier. Et le délégué syndical central du groupe Michelin de poser la question sans ambages : « Quels projets, quels sites, quels salariés vont être touchés ? On se demande tous ce qui va nous arriver. »

Chez les robes noires, le calcul est déjà fait. « 30 % des cabinets d’avocats sont menacés », affirme Sophie Mazas, avocate au barreau de Montpellier. ­Fortement mobilisée depuis le mois de décembre contre la réforme des retraites qui promettait la mort de sa caisse catégorielle, « la profession se bat en ce moment pour que la continuité du service public de la justice redevienne une réalité », poursuit l’avocate, membre du Syndicat des avocats de France. Une justice qui ne « peut pas rester confidentielle » ou rendue par le biais de visioconférences. Car, « alors que la colère sociale est de plus en plus grande », l’éloignement des justiciables de la justice n’est plus tenable. Bafoués, les droits de la défense doivent être réhabilités d’urgence pour accompagner, entre autres, la réponse sociale qui s’annonce, avec son lot de manifestations et de répression prévisibles.

« Les gens ont eu le temps de réfléchir à ce qu’ils veulent »

Car, même chez ceux dont la colère a été provisoirement apaisée par le versement d’une prime exceptionnelle de 1 000 euros, le chaudron des revendications se remet à bouillir. C’est le cas dans la grande distribution. Invisibilisés et maintenus au bas de l’échelle des rémunérations, les salariés du secteur, tout à coup mis sous les projecteurs, ont traversé ce confinement parfois au péril de leur propre santé. « L’urgence était alors de sauver des vies, d’éviter la transmission du virus. Mais, dans les semaines qui viennent, nous devrons continuer de nous opposer aux restructurations en cours, qui n’ont pas été suspendues par la direction », assure Philippe Allard, représentant de la CGT Carrefour. Ils le savent, la crise économique qui s’annonce risque de les « frapper de plein fouet », prévoit Guy Laplatine, de la CFDT Auchan. Car « en cas de baisse de la consommation des ménages, nous serons en première ligne et cela risque d’alimenter les suppressions de postes », explique le syndicaliste.

Dans le privé, dans le public, des entrées des usines aux quartiers populaires où la faim a fait son triste retour, la crise sanitaire a non seulement nourri mais légitimé le sentiment de révolte. « Il existe une grande attente, une détermination, les gens ont eu le temps, en confinement, de réfléchir à ce qu’ils veulent », analyse Aline Guitard, ­secrétaire de section PCF du Rhône. Et la militante en veut pour preuve la réussite d’un 1er Mai inédit qui a fait valoir, malgré les circonstances, des revendications très fortes, de justice sociale et de revalorisation salariale. Ces appels à changer de logiciel, à arracher les conditions d’une vie digne pour tous, à redynamiser la démocratie, qui ont envahi les ronds-points pendant plus d’un an, retentissent de nouveau. Et Inda Bigot, elle, n’a jamais quitté son gilet jaune. Elle affirme que beaucoup sont « prêts à reprendre les ronds-points ». Ce samedi, des dizaines de chasubles fluo ont battu le pavé, à Toulouse, à Montpellier, à Strasbourg, à Lyon, à Nantes… « malgré la répression policière et la peur du Covid ». Comme un avertissement, une preuve que « la colère sociale n’est pas près de retomber ».

Marion D’Allard avec les services capital travail, politique et société

Les cheminots de paris-est en grève ce lundi

Le préavis de grève a été déposé par quatre syndicats de cheminots. Ce lundi, la CGT, SUD, la CFDT et FO appellent les agents du secteur de Paris-Est à cesser le travail, en soutien à cinq des leurs convoqués à des entretiens préalables à sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’au licenciement. Accusés d’avoir occupé « illégalement » un local pourtant géré par le comité des activités sociales interentreprises, la direction reproche à ces cinq syndicalistes (CGT et SUD) de ne pas avoir prévenu la hiérarchie et d’avoir empêché l’encadrement d’accéder à ce fameux local. Des motifs de sanctions « infondés et totalement ubuesques » dénoncent les syndicats qui y voient « la marque d’un nouvel entêtement de la direction à “se faire” du syndicaliste ». Dans cette « période délicate » où le dialogue social est essentiel, et alors que « les militants syndicaux se mobilisent à chaque instant dans le cadre de la pandémie », les organisations syndicales dénoncent ce recours à la procédure disciplinaire. Une démarche qui « vise à museler toute forme de contestation sur un établissement dont la direction ne souffre aucune forme d’opposition », écrivent les syndicats. La gare de l’Est, le RER E et les trains de la banlieue est devraient être affectés par ce mouvement social.

Publié le 18/05/2020

Face aux impérities de l’État, l’outre-mer tente de reprendre la main sur sa stratégie de déconfinement

 

par Samy Archimède (site bastamag.net)

 

En dehors de Mayotte, où les autorités locales sont dépassées par la progression de l’épidémie, la catastrophe a pour l’instant été évitée en outre-mer. La crise sanitaire a cependant exacerbé la défiance vis-à-vis d’un État isolé, et souvent décalé.

Mayotte est le seul département français à rester confiné. Avec douze morts et des dizaines de nouveaux cas de Covid-19 déclarés chaque jour, Mayotte s’enfonce dans la crise sanitaire. L’intersyndicale de l’île et un collectif citoyen ont adressé une lettre ouverte aux autorités locales, le 7 avril, exigeant de la transparence dans la gestion de la crise [1]. Principaux destinataires : le préfet et la directrice générale de l’agence régionale de santé (ARS), qui est l’écologiste et ancienne ministre de l’Environnement Dominique Voynet, médecin de profession. La lettre est assortie de questions précises : de combien de tests de dépistage du coronavirus dispose Mayotte ? Quelles sont les quantités de médicaments disponibles ? Combien y a-t-il de lits de réanimation, de masques et de blouses pour les soignants ? « On veut des chiffres sur les tests, les médicaments, les lits, les masques ! On a besoin de connaître la vérité ! », s’inquiète Safina Soula Abdallah, porte-parole du collectif des citoyens de Mayotte, signataire de la lettre.

À Mayotte, des chiffres contestables et un État dépassé par les événements

C’était beaucoup demander à la toute nouvelle ARS de Mayotte, créée en décembre dernier, juste avant l’apparition d’une autre épidémie, elle aussi ravageuse, la dengue. Transmise par un moustique, cette maladie mobilise très fortement le seul centre hospitalier de l’île, notamment les lits de réanimation. Dominique Voynet a annoncé que le nombre de lits de réanimation mis à disposition était passé de 16 à 24 dans cet hôpital déjà saturé en temps normal. « Nous pouvons passer à 38 lits », a-t-elle assuré sur France Info – l’île compte officiellement 270 000 habitants. Des annonces qui laissent dubitatif le collectif des citoyens. Une étude du Conseil économique, social et environnemental alertait, en janvier, sur la « situation critique » de l’hôpital alors que le Covid-19 et la dengue n’avaient pas encore frappé : « Prévu pour 300 lits, [le centre hospitalier de Mayotte] accueille en réalité près de 900 malades. »

« Le nombre de cas est faible mais il est en augmentation », avance le Premier ministre, le 7 mai, lors de la présentation de la stratégie gouvernementale de déconfinement. En réalité, la situation sanitaire est devenue incontrôlable dans les bidonvilles surpeuplés, où confinement et gestes barrières n’existent pas. Quant au dépistage, essentiel à toute stratégie de déconfinement, il reste très insuffisant. La directrice de l’ARS prévoit de doubler la capacité du laboratoire du centre hospitalier, sans toutefois fixer d’échéance. Début mai, à peine 200 tests étaient effectués quotidiennement, selon l’agence. Bien moins, selon le collectif des citoyens. Autre élément aggravant : certains symptômes de la dengue rappellent fortement ceux du Covid-19, d’où une forte sous-estimation du nombre de cas de coronavirus.

La Réunion, « laboratoire » des réponses sécuritaires à la crise sanitaire

Maigre consolation, Mayotte sait qu’elle peut compter sur sa voisine, La Réunion, pour les évacuations sanitaires. Les autorités de l’île ne s’en privent pas. Avec seulement 437 cas au 12 mai, la collectivité d’outre-mer la plus peuplée (850 000 habitants) compte cinq fois moins de malades du Covid-19 par habitant que Mayotte et ne déplore à ce jour aucun décès dû au virus. La stratégie mise en place par l’ARS de la Réunion fait figure d’exception en outre-mer. Contactée par Basta !, l’agence explique ce succès par une stratégie de dépistage « très large » permettant « d’identifier les personnes atteintes par le virus, même si elles sont asymptomatiques ». Elle indique aussi avoir « très rapidement » élargi aux laboratoires privés la réalisation de ses tests. Enfin, grâce à « un dispositif de recherche des cas contact mis en place dès le début de l’épidémie », 3500 personnes potentiellement contaminées ont pu être contactées en date du 30 avril, précise l’ARS.

Nous avons aussi contacté les ARS et les préfectures de Mayotte, de Guadeloupe, de Martinique et de Guyane. Aucune n’a souhaité répondre à nos questions. À l’exception de Mayotte, toutes les collectivités d’outre-mer ont le feu vert du gouvernement pour enclencher le déconfinement. Mais sont-elles suffisamment équipées pour le faire ? Pas de réponse non plus de Santé publique France.

Certains traitements administrés par l’État à nos concitoyens ultramarins posent question. La Réunion, championne du dépistage du coronavirus, est aussi un « laboratoire » des réponses sécuritaires à la crise sanitaire, estime Serge Slama, professeur de droit à l’université de Grenoble. Le préfet de La Réunion a été le premier à imposer à toute personne entrant dans l’île une quarantaine « extrêmement stricte » – 14 jours de confinement dans un hôtel avec interdiction formelle de sortir – et « sans fondement légal », révèle une étude coordonnée par le chercheur grenoblois [2].

Inquiétude en Guyane face à l’explosion de l’épidémie du côté brésilien

Un mois plus tard, les préfets des Antilles et de la Guyane suivent l’exemple réunionnais, poussant l’ordre des avocats de la Guadeloupe, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy à déposer un recours contre cette mesure jugée attentatoire à la liberté d’aller et venir et contraire aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ce tour de vis réservé aux régions d’outre-mer – Nouvelle-Calédonie et Saint-Pierre-et-Miquelon inclues – était-il nécessaire pour protéger les populations ? Oui, répond le Conseil d’État en rejetant le recours des avocats guadeloupéens. Dans son avis du 8 avril consacré aux outre-mer, le conseil scientifique Covid-19 recommandait aussi la quatorzaine préventive.

Ce n’est pas tout : en Guyane, afin d’éteindre un foyer de contamination (21 personnes testées positives), le préfet a pris le 9 avril une mesure particulièrement coercitive : la mise en quarantaine stricte des quelque 300 habitants d’un village amérindien - Cécilia - situé près de l’aéroport de Cayenne. Le plus vaste département de France, et le moins densément peuplé (trois habitants au kilomètre carré), ne recense pourtant qu’un seul décès dû au virus depuis le début de la crise sanitaire.

En Guyane - comme à La Réunion ou aux Antilles - l’inquiétude de l’après-confinement se mêle au soulagement d’être relativement épargné par le nouveau coronavirus. Ces derniers jours, c’est le fleuve Oyapock, qui concentre toutes les attentions. En particulier la ville de Saint-Georges (4000 habitants) où les cas de Covid-19 ont commencé à se multiplier. Sur l’autre rive se trouve l’un des États les plus pauvres du Brésil, où l’épidémie est en train d’exploser. Le fleuve Maroni, qui sépare la Guyane du Suriname, est également surveillé de près. Mais comment contrôler ces zones frontalières où circulent orpailleurs et contrebandiers ? Selon le député Lennaïck Adam (LREM), interrogé par la chaîne Guyane La 1ère, « la situation est particulièrement alarmante » dans cette zone. « On ne confine pas à Grand-Santi [une commune de Guyane] comme on confine à Paris », poursuit l’élu, favorable à une stratégie locale de déconfinement.

Avec le confinement, les habitants des bidonvilles de Cayenne se retrouvent sans aucune ressource

Disséminés en partie aux abords des fleuves Maroni et Oyapock, les peuples autochtones - Bushinenge et Amérindiens - représentent plus d’un tiers de la population guyanaise. Elles sont parmi les populations les plus exposées au Covid-19. « Nous, les Amérindiens, on vit ensemble. Mais ce mode de vie, qui est une force, peut aussi accélérer la propagation du virus », reconnaît Christophe Pierre, porte-parole du réseau Jeunesse autochtone de Guyane.

Ce militant de la cause amérindienne regrette que le Grand conseil coutumier, qui défend les intérêts des autochtones, n’ait pas été associé aux cellules de crise organisées autour du préfet. Le plan de déconfinement du gouvernement ne lui dit rien qui vaille : « Ce plan, c’est un peu n’importe quoi ! Nous refusons catégoriquement d’envoyer les enfants au casse-pipe le 11 mai dans les communes de l’intérieur de la Guyane ! » Les élus de la collectivité territoriale, eux, ont d’ores et déjà repoussé à septembre la rentrée dans l’enseignement secondaire.

Dans les bidonvilles autour de Cayenne, où s’entassent des milliers de personnes habituées à vivre de la débrouille, le confinement a été vécu comme une catastrophe. « Ici, beaucoup de gens ne s’en sortent que grâce à l’économie informelle. Du fait de l’arrêt de cette économie, il se retrouvent sans aucun revenu », alerte Aude Trépont, coordinatrice générale de Médecins du monde en Guyane. « Malgré le travail réalisé ces dernières années, l’accès à l’eau et aux sanitaires n’est pas assuré pour tout le monde. » Pour le moment, le virus, peu présent, n’est pas une menace tangible pour ces habitants. « Mais s’il se mettait à circuler, on peut s’inquiéter pour ces personnes précaires dont la santé est souvent fragile. D’autant plus que notre système de santé est sous-dimensionné par rapport aux besoins du territoire », conclut-elle.

En pleine épidémie, 140 000 Antillais régulièrement privés d’eau

Le problème de l’accès à l’eau, déterminant pour respecter les « gestes barrière », ne touche pas que les Guyanais. Depuis le début du confinement, près de 40 000 Martiniquais, soit plus de 10 % de la population, en sont partiellement privés. Certains quartiers n’ont pas vu une goutte couler de leurs robinets pendant plus de trente jours d’affilée… En cause, les canalisations percées de toute part, faute d’entretien. L’eau et l’assainissement en Martinique sont principalement gérées par deux sociétés, la régie communautaire Odissy, et la Société martiniquaise des eaux, une filiale de Suez.

En Guadeloupe, les « tours d’eau », ces coupures intempestives de plusieurs heures, touchent pas moins de 100 000 personnes, soit un habitant sur quatre. Cela dure depuis des années. Dans ses vœux adressés aux Guadeloupéens pour 2019, le préfet Philippe Gustin s’était fixé pour objectif d’en finir avec ces coupures et de mettre en place un service public de l’eau pour remplacer la multitude de régies et syndicats inter-communaux. Le 30 avril dernier, face à la menace du Covid-19, il a dû réquisitionner plusieurs opérateurs incapables de fournir ce service de première nécessité.

Avec ou sans eau, les Antilles résistent à l’épidémie, enregistrant très peu de nouveaux cas ces derniers jours. Les alertes sur le manque de moyens des établissements de santé portées auprès des ministères de la Santé et des outre-mer par la Fédération hospitalière de Guadeloupe commencent aussi à porter leur fruits, estime son vice-président, le cardiologue André Atallah. « Au centre hospitalier de Basse-Terre, nous avons eu un avis favorable pour l’arrivée d’un petit automate permettant d’augmenter notre capacité de dépistage. » Des prélèvements commencent également à être effectués « en drive, sur des parkings de supermarché, des stades de foot ou sur le parking de l’hôpital », ajoute-t-il.

Concernant le matériel de protection (masques, visières, blouses), « le stock actuel est désormais plus conforme à la réalité des besoins », poursuit le cardiologue. Reste à remplir les armoires de médicaments de réanimation, « au cas où ». À l’hôpital, la possibilité d’une deuxième vague est dans tous les esprits. Elle pourrait venir de la réouverture des écoles ou d’un retour trop rapide des touristes, avance le docteur Atallah. Dans l’immédiat, la menace est limitée : la grande majorité des maires de Guadeloupe ont décidé de reporter la rentrée des classes à septembre. Quant aux plages, hôtels et restaurants, ils resteront fermés au moins jusqu’à début juin, sauf autorisation préfectorale.

Un collectif de médecins et de syndicats martiniquais veut des masques et du dépistage

Idem en Martinique. Dès le 23 avril, Alfred Marie-Jeanne, le président de la collectivité, a jugé « impossible » la réouverture le 11 mai des collèges et des lycées, vu le « risque de contamination ». La majorité des maires ont eux aussi fait savoir qu’ils laisseraient leurs écoles fermées. Face à des directives nationales déconnectées des réalités de terrain, des médecins, infirmiers et syndicalistes ont décidé de reprendre la main en créant le « collectif Martinique contre le Covid-19 ». Ils ont convaincu les élus de l’île de mettre en œuvre une stratégie locale de déconfinement. Avec trois priorités : le port du masque pour tous, un dépistage de masse et un confinement sélectif personnalisé.

« Pour le moment, nous ne sommes pas prêts au déconfinement, même sélectif ou progressif », prévient Jean-Michel Moundras, médecin anesthésiste-réanimateur au CHU de Fort-de-France et membre du collectif. « Nous ne possédons pas assez de masques et il faut refaire les stocks d’équipements de protection et de médicaments, mais aussi tester le personnel hospitalier. » Le ministre de la Santé assurait le 7 mai que la capacité de dépistage était suffisante dans toutes les régions françaises. Avant d’ajouter : « Parfois, de la théorie à la pratique il peut y avoir des écarts. » En matière d’épidémie, Jean-Michel Moundras préfère la pratique à la théorie. Avec son équipe, il multiplie les devis pour des masques chirurgicaux, FFP1 et FFP2 ainsi que pour des tests sérologiques de masse. « Nous avons bon espoir que les choses changent. Mais je ne serai satisfait que lorsque la population et les soignants seront en sécurité. »

 

Samy Archimède

Publié le 17/05/2020

TRIBUNE. Mad in France : pour en finir avec la souveraineté impériale

 

(site regards.fr)

 

La souveraineté est en odeur de sainteté en ce moment. À toutes les sauces, d’Emmanuel Macron à Jean-Luc Mélenchon. Mais, pour le juriste spécialisé sur les questions de gouvernance Luc Tezenas, il faut rester vigilant à ce qu’elle ne devienne pas une vaine occasion de vouloir réaffirmer la puissance de la France sur le reste du monde.

C’est quoi un souverain ?
C’est quoi être souverain ?
Pourquoi ces deux questions ne me racontent pas la même histoire ?

Le Président m’a fait vibrer le 13 avril : « Nous devons aussi savoir aider nos voisins d’Afrique à lutter contre le virus plus efficacement, à les aider aussi sur le plan économique en annulant massivement leurs dettes. Oui, nous ne gagnerons jamais seuls. »

Ensemble. Capables. Capables d’annuler des dettes, par exemple.

 « Leurs dettes » n’ont pas été annulées, nous n’en étions pas capables. La tabula rasa devra encore une fois attendre, un moratoire fera l’affaire. Mais en politique, tout est affaire de symbole, non ? Notre Président le sait, il ne s’attache pas au sens des mots. Quand ils sont si beaux, s’y attacher c’est pinailler. Nous allions aider « nos voisins d’Afrique […] en annulant massivement leurs dettes », car la France, souveraine, donne sans attendre en retour.

Gloire à la France très grande et très souveraine

C’est de cette France très grande et très souveraine dont parle Jean-Luc Mélenchon dans son meeting numérique du 17 avril : « Nous voyons que les êtres humains sont avant toute chose semblables, avant d’être différents par leur genre, par leur mœurs, par leur langue, par leur religion, par leur couleur de peau. Il faut produire des millions de masques, non seulement pour nous, mais pour nos familles dans le Maghreb, et dans l’Afrique, qui demain pourraient venir nous en demander. Je veux qu’atterrissent pour une fois les avions bleu blanc rouge pour amener autre chose que des militaires, des chars et des canons, pour amener des masques, des respirateurs, que la grande nation est capable de produire, et de proposer aux autres s’ils le demandent. »

« Grande nation », et très souveraine, car c’est d’abord ça, la France souveraine. Elle sauve, elle aide, elle donne. Les XIXème et XXème siècles nous l’ont bien montré : la Françafrique est une longue histoire d’amour désintéressé. Aujourd’hui – changement de siècle à l’épaule – l’histoire continue : il vaut mieux que la France produise souverainement pour donner gracieusement ses respirateurs, plutôt que la Chine échange les siens contre des parts de marché public, non ? Mais est-ce vraiment une affaire de souveraineté ? Quand on pense l’Afrique comme un réceptacle à masques, pense-t-on les Africains souverains ? Non. Car Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron ne se demandent pas ce qu’être souverain veut dire, mais ce qu’un empire souverain peut faire.

Le semblable comme coeur des projets politiques ?

Et heureusement pour l’Afrique, voire pour notre mondialité : la France est là. La France est là pour produire, puis pour donner ; pour assurer la protection des plus faibles et des plus démunis, de ces pays du Sud qui seraient sans elle en proie à l’impérialisme américain, ou pire, chinois. La France (grande et insoumise) est là pour rappeler à tous que « les êtres humains sont avant toute chose semblables, avant d’être différents par leur genre, par leurs mœurs, par leur langue, par leur religion, par leur couleur de peau ».

Les promoteurs de semblable me mettent la puce à l’oreille. Déjà, parce que le semblable est une fiction politique très utile qui efface le singulier, qui permet souvent au plus puissant de déclarer à tous les autres qu’ils sont comme lui, et qu’en conséquence, il doivent se comporter comme lui, parler comme lui, et s’imposer les mêmes règles que lui. Cette fiction a permis à des empires d’imposer leurs modèles économiques, leurs droits, et leurs langues. Mais en politique, tout est fiction, non ? En ce qui me concerne, je n’ai rien contre les fictions. Il arrive qu’elles nous sauvent. Donc au-delà de son caractère fictif, pourquoi le semblable dont parle Jean-Luc Mélenchon me met la puce à l’oreille ?

Les dangers du souverainisme

Je vois un animal dangereux reprendre corps depuis quelques temps, un an peut-être, et les mots du grand insoumis à la grande nation le dorlotent, le cajolent, le nourrissent presque malgré eux. Le Covid-19 a, en quelques jours, doté cet animal d’une belle fourrure, de griffes trop blanches, et de dents acérées. Cet animal, c’est le souverainisme. Le souverainisme français de gauche plus précisément. Celui que nous a légué Jean-Pierre Chevènement.

On peut s’étonner que j’entende souverainisme dans les mots d’Emmanuel Macron quand il promet d’annuler les dettes africaines, et dans ceux de Jean-Luc Mélenchon quand il prome(u)t de fournir en masques et en respirateurs ces mêmes pays – que je ne parle pas plutôt d’Arnaud Montebourg. C’est que la souveraineté, c’est comme le peuple, c’est un mot que l’on entend souvent, mais que ceux qui l’emploient s’évertuent à ne pas définir. Le flou permet de prononcer ces mots au cœur d’une polysémie vaseuse, que l’on oriente en fonction de son auditoire.

Mais nous, le soi-disant peuple, que pensons-nous de la souveraineté ? Nous pensons que la mondialisation a effacé les souverainetés nationales, qu’elle a donné naissance à un ordre mondial dont personne n’est le souverain, à part cette main invisible dont on entend souvent parler. Comme si la délocalisation d’une partie de nos industries en Chine était due à un mouvement tout aussi naturel que la fonte des glaces (naturel ?), et non à une série de décisions privées et publiques, parfaitement acceptées par les consommateurs-travailleurs-citoyens français, qui n’ont ni envie d’acheter plus cher ce qu’ils peuvent acheter moins cher, ni envie de renoncer à leur économie principalement fondée sur le secteur tertiaire.

Le mythe de l’effacement des souverainetés par la mondialisation

La mondialisation n’a aucunement effacé les souverainetés dans leur ensemble. Elle n’est que le résultat de la victoire de certaines, qui en ont inféodé d’autres , par la colonisation politique puis culturelle, par l’adaptation de très multiples cultures économiques, politiques, juridiques, et sémantiques à celles de quelques-uns. Ce que je dis est simple : que l’anglais soit parlé par beaucoup, et l’auvergnat par peu, n’est pas le résultat de la disparition des souverainetés, mais le résultat de la victoire de souverainetés, sur d’autres.

Les phrases de Jean-Luc Mélenchon et d’Emmanuel Macron montrent bien que le souverainisme français contemporain n’est pas vraiment un souverainisme national, mais bien un souverainisme impérial ; que parler de souveraineté nationale – donc parler en termes absolus de protectionnisme économique, ou d’autonomie – revient aujourd’hui à faire de la science-fiction, ou plutôt de la fiction historique d’ailleurs. Puisque si une partie de la gauche lutte contre la mondialisation économique, elle promeut l’universalisme ; elle vit, comme tout le monde et depuis longtemps, dans le « village mondial » de McLuhan. Du coup, on se dit souverainiste en réaction à une pandémie mondiale, on dit qu’il faut produire en France, pour les Français, mais cela implique directement et dans les mêmes discours, de produire en France pour les Africains, ou d’effacer depuis la France leurs dettes, bref, de donner aux nécessiteux partout dans le monde.

Car si les États-Unis ont transformé leur souveraineté nationale en souveraineté d’empire en alignant le monde entier à leur culture économique et juridique, et que la Chine l’a fait en contrôlant progressivement les infrastructures et les matières premières, l’Europe le fait depuis des siècles en prétendant sauver les inféodés de l’inféodation, et ce faisant, les inféodant.

Les souverainetés nationales qui sont sorties victorieuses du long processus de mondialisation ont pu le faire en devenant des souverainetés d’empire. Pas tout le temps. Il faudrait aussi que je parle des souverainetés insulaires. Parce que la Suisse n’est pas un empire. Singapour non plus. Ce sera pour une autre tribune.

La concurrence des souverainetés

Pourquoi je parle de souveraineté d’ailleurs ? Pourquoi on en parle tous, depuis quelques le temps ? Quand on a peur, et la pandémie fait peur, le mot-joker c’est plutôt sécurité, non ? Souveraineté (alimentaire, sanitaire etc.) et sécurité (alimentaire, sanitaire, etc.), veulent plus ou moins dire autosuffisance. Ces notions ne recouvrent pas exactement le même champ, mais elles sont bien trop proches pour que la victoire de l’une (souveraineté) sur l’autre (sécurité) soit liée à des questions techniques. En politique, l’orateur choisit souvent son lexique selon ce à quoi il renvoie l’auditeur. Or dans souveraineté, souverain nous renvoie au pouvoir. Depuis quelques semaines, quand quelqu’un (de gauche comme de droite) nous parle d’une France souveraine – ou d’une Europe souveraine plus centre-gauche compatible –, il ou elle renvoie surtout à une France ou à une Europe puissante ; c’est-à-dire à une France ou à une Europe qui ne serait pas ridiculisée par les ambassades chinoises, et qui ne serait pas assimilée à un empire américain décadent.

Dans ce nouveau monde d’empires concurrents, l’Europe doit en effet trouver le moyen de rester elle-même, si tant est que cela veuille encore dire quelque chose. Elle doit plutôt se diriger vers un futur dans lequel elle serait à nouveau elle-même. Je vais vous étonner, mais ce futur repose selon moi grandement sur le mot souveraineté, que je viens pourtant d’abondamment critiquer. Il nous faut détacher les mots souveraineté et nation, donc les mots souveraineté et empire. Pour cela, il nous faut employer souveraineté au pluriel. Le problème n’est plus la souveraineté de la nation française par rapport à la souveraineté de la nation chinoise – elles sont, et resteront interdépendantes – mais les souverainetés des habitants de l’Europe, dans cette Union.

L’interdépendance pour plus de souverainetés

Le rapport de force entre empires impose aujourd’hui à ces empires de se différencier clairement les uns des autres. C’est là que nos souverainetés doivent jouer en Europe. Pour cela, nous devons modifier notre usage de ce mot. Or avec à l’Ouest le culte d’une main invisible et souveraine en tout, et à l’Est celui d’un État trop visible et souverain en tout, il nous faut radicaliser notre démocratie européenne pour que rien ni personne ne soit en Europe souverain en tout, pour que les souverainetés européennes soient avant toute chose des affaires intérieures de partage du pouvoir à toutes les échelles, et non une affaire extérieure de rapport de force entre empires.

Depuis les quartiers et les villages jusqu’au Parlement européen, multiplions les échelles, les assemblées, les débats et les ententes ; pour qu’autour de multiples tables s’entendent les différences (entre autres de genre, de mœurs, de langue, de religion et de couleur de peau). Pour que l’on ne soit plus « avant toute chose semblables », mais avant tout différents, et riches de cette différence. Les souverainetés européennes peuvent se détacher de la schématique et internationale guerre des tranchées – guerre des ressources, guerre des cultures, etc. – pour entrer dans l’articulation de nos différences.

Nous sommes tous interdépendants, à toutes les échelles. Reconnaissons-le, et partageons en conséquence de cause denrées, données, analyses, prises de décisions, responsabilités et pouvoirs d’action. C’est en assurant en Europe les souverainetés des individus, organisés en communes, quartiers, collectifs ou assemblées – peu importe le mot, que nous serons souverains. C’est en réformant radicalement nos démocraties du local au supranational, que nous assurerons l’existence d’un modèle européen dans le monde de demain.

Radicalisons-nous.

 

Luc Tezenas

Publié le 16/05/2020

Crise de légitimité et processus de fascisation : l’accélération par la pandémie

 

Par Saïd Bouamama (site regards.fr)

 

Le concept d’« hégémonie culturelle » proposé par Gramsci permet d’éclairer le lien entre la « crise de légitimité » et le « processus de fascisation ». Le Covid-19 montre au grand jour l’ampleur de cette crise qui touche Emmanuel Macron.

Les images de personnels hospitaliers manifestant avec banderoles et drapeaux syndicaux dans plusieurs hôpitaux français illustrent l’ampleur de la crise de légitimité qui touche le gouvernement Macron. Ces défilés revendicatifs se déroulent au moment même où le gouvernement et ses relais médiatiques déploient un discours appelant à célébrer et applaudir les « héros de première ligne ». Le désaveu des hospitaliers est ici à la hauteur d’une colère populaire qui gronde sans pouvoir se visibiliser du fait du confinement. Cette colère populaire est mesurée par le gouvernement qui prépare activement ses réponses – répressives d’une part et idéologiques d’autre part – pour la juguler et la détourner. La crise de légitimité antérieure à la pandémie est accélérée par celle-ci et suscite logiquement une accélération du processus de fascisation, lui aussi déjà entamé avant la séquence du Corona. Le rappel de quelques fondamentaux permet d’éclairer la signification politique et idéologique de quelques faits et choix gouvernementaux récents ayant à première vue aucun liens : gestion autoritaire du confinement ayant déjà fait dix victimes dans les quartiers populaires, note aux établissements scolaires appelant à « lutter contre le communautarisme » dans le cadre du déconfinement, document de prospective du ministère des affaires étrangères sur les conséquences politiques de la pandémie en Afrique, soutien d’Emmanuel Macron à Éric Zemmour, etc.

Crise de légitimité et processus de fascisation

Le concept d’« hégémonie culturelle » proposé par Gramsci permet d’éclairer le lien entre la « crise de légitimité » et le « processus de fascisation ». Contrairement à une idée répandue ce n’est pas la répression qui est l’assise la plus importante de la domination. Les classes dominantes préfèrent s’en passer conscientes qu’elles sont de l’incertitude de l’issue d’un affrontement ouvert avec les classes dominées. C’est, souligne Gramsci, la dimension idéologique qui est l’assise la plus solide de la domination. Elle se déploie sous la forme de la construction d’une « hégémonie culturelle » dont la fonction est d’amener les dominés à adopter la vision du monde des dominants et à considérer la politique économique qui en découle au mieux comme souhaitable et au pire comme la seule possible. « La classe bourgeoise se conçoit comme un organisme en perpétuel mouvement, capable d’absorber la société entière, l’assimilant ainsi à sa propre dimension culturelle et économique. Toute la fonction de l’État a été transformée ; il est devenu un éducateur », explique Gramsci. [1] C’est cette hégémonie culturelle qui est donneuse de légitimité, les élections en constituant une mesure. À l’inverse l’affaiblissement de l’hégémonie signifie une crise de légitimité que l’auteur appelle « esprit de scission » : « Que peut opposer une classe innovatrice, demande Gramsci, au formidable ensemble de tranchées et de fortifications de la classe dominante ? L’esprit de scission, c’est-à-dire l’acquisition progressive de la conscience de sa propre personnalité historique ; esprit de scission qui doit tendre à l’élargissement de la classe protagoniste aux classes qui sont ses alliées potentielles. » [2]

L’ampleur de la régression sociale produite par la séquence néolibérale du capitalisme depuis la décennie 80 sape progressivement les conditions de la légitimation de l’ordre dominant. Cette séquence est par son culte de l’individu, des « gagnants » et des « premiers de cordée », son retrait de l’État des fonctions de régulation et de redistribution, sa destruction des protections sociales minimums, etc., productrice d’un déclassement social généralisé reflétant une redistribution massive des richesses vers le haut. La crise de légitimité n’a cessé de se déployer depuis sous les formes successives et dispersées de grands mouvements syndicaux (1995, réforme des retraites, etc.), de la révolte des quartiers populaires en novembre 2005, du mouvement des Gilets Jaunes, etc. La progression de l’abstention et son installation durable constitue un des thermomètres de cette illégitimité grandissante. L’élection d’Emmanuel Macron avec seulement 18,19% des inscrits – qui représente les électeurs ayant émis un vote d’adhésion – au premier tour souligne l’ampleur de celle-ci.

Au fur et à mesure que se développe l’illégitimité croissent les « débats écran » d’une part et l’usage de la répression policière d’autre part. Les multiples « débats » propulsés politiquement et médiatiquement par en haut sur le communautarisme, le voile, la sécession des quartiers populaires, etc., illustrent le premier aspect. Les violences policières – jusque-là essentiellement réservées aux quartiers populaires – à l’encontre des gilets jaunes et des opposants à la réforme des retraites concrétisent le second. C’est ce que nous nommons « processus de fascisation » du fait de ses dimensions idéologiques (construction d’un bouc émissaire dérivatif des colères sociales), juridiques (entrée dans le droit commun de mesures jusque-là limitée aux situations d’exception) et politique (doctrine de maintien de l’ordre).

Il convient de préciser le concept de « fascisation » pour éviter les compréhensions possiblement « complotistes » et « réductionnistes » de l’expression. La fascisation n’est pas le fascisme qui est un régime de dictature ouverte se donnant pour objectif la destruction violente et totale des opposants. Le processus de fascisation n’est pas non plus une intentionnalité de la classe dominante ou un « complot » de celle-ci. Il est le résultat de l’accumulation de réponses autoritaires successives pour gérer les contestations sociales dans un contexte de crise de légitimité. La carence de légitimité contraint la classe dominante et ses représentants à une gestion à court terme de la conflictualité sociale, crise par crise, mouvement social par mouvement social – par les trois vecteurs soulignés ci-dessus : idéologique, juridique et répressif. S’installe alors progressivement et tendanciellement un modèle autoritaire reflétant la crise de l’hégémonie culturelle de la classe dominante. Terminons ces précisions en soulignant que la fascisation ne mène pas systématiquement au fascisme, qu’elle n’en constitue pas fatalement l’antichambre. Le processus de fascisation exprime les séquences historiques particulières où les dominés ne croient plus aux discours idéologiques dominants sans pour autant encore constituer un « nous » susceptible d’imposer une alternative. L’issue de telles séquences est fonction du rapport de forces et de la capacité à produire ce « nous ».

C’est dans ce contexte que survient la pandémie qui comme toute perturbation durable du fonctionnement social et économique fait fonction de révélateur de dimensions que l’idéologie dominante parvenait encore à masquer : les pénuries de masques, de personnels de santé et de matériels médicaux visibilisent les conséquences de la destruction des services publics ; la faim qui apparaît dans certains quartiers populaires fait fonction de miroir grossissant de la paupérisation et de la précarisation massive qui avaient déjà suscités la révolte des quartiers populaires de novembre 2005 et le mouvement des Gilets Jaunes ; la gestion autoritaire du confinement et sa politique de l’amende révèlent au grand jour le modèle de citoyenneté infantilisante et méfiante qui s’est installé du fait de la crise de légitimité ; le maintien de l’activité dans des secteurs non vitaux en dépit du manque de moyens de protection démasquent l’ancrage de classe des choix gouvernementaux ; les aides et allégements de charges aux entreprises, l’absence de mesures sociales d’accompagnement des baisses de revenus brusques liées au confinement (annulation des loyers et des charges par exemple), l’annonce de mesures de restriction « temporaires » de conquis sociaux (durée du travail, congés, etc.) pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie, les conditions du déconfinement scolaire, etc., finissent de déchirer le mythe du discours sur l’unité nationale face à la crise. La crise de légitimité déjà bien avancée avant la pandémie sort de celle-ci considérablement renforcée. Le déconfinement survient dans ce contexte de colère sociale massive, d’écœurement des personnels de santé, de quartiers populaires au bord de l’explosion, etc.

La préparation policière, juridique et idéologique de l’après-pandémie

Le bilan humain du choix d’une gestion autoritaire du confinement est à lui seul parlant et significatif de la préparation policière de l’après-pandémie. Déjà une dizaine de décès suite à des contrôles de police depuis le début du confinement. Les révoltes populaires dans plusieurs quartiers suite à ces violences policières révèlent l’état de tension qui y règne. Non seulement les habitants de ces quartiers populaires ont été abandonnés à leur sort – alors que les niveaux connus de pauvreté et de précarité rendaient prévisibles la dégradation brusque des conditions d’existence que le confinement produirait – mais ils subissent les pratiques d’un appareil de police gangréné par le racisme, infiltré de manière non marginale par l’extrême droite, habitué à l’impunité, etc. Le mépris de classe et l’humiliation raciste caractérisent plus que jamais le rapport entre institution policière et habitant des quartiers populaires.

Le discours politique et médiatiques sur l’incivilité et l’irresponsabilité des habitants des quartiers populaires a accompagné cette accélération des violences policières. Sans surprise ceux que le géo-politologue Pascal Boniface a pertinemment appelé les « intellectuels faussaires » [3] ou les « experts du mensonge » ont été mobilisés. Dès le 23 mars Michel Onfray ouvre le bal : « Que le confinement soit purement et simplement violé, méprisé, moqué, ridiculisé dans la centaine des territoires perdus de la République, voilà qui ne pose aucun problème au chef de l’État. Il est plus facile de faire verbaliser mon vieil ami qui fait sa balade autour de son pâté de maison avec son épouse d’une amende de deux fois 135 euros que d’appréhender ceux qui, dans certaines banlieues, font des barbecues dans la rue, brisent les parebrises pour voler les caducées dans les voitures de soignants, organisent ensuite le trafic de matériel médical volé, se font photographier vêtus de combinaison de protection en faisant les doigts d’honneur. » [4] Alain Finkielkraut confirme ce constat alarmant et s’interroge quelques jours plus tard : « Les quartiers qu’on appelle "populaires" depuis que l’ancien peuple en est parti, le trafic continue, les contrôles policiers dégénèrent en affrontements, des jeunes dénoncent une maladie ou un complot des "Blancs" et les maires hésitent à imposer un couvre-feu parce qu’ils n’auraient pas les moyens de le faire respecter. Union nationale, bien sûr, mais formons-nous encore une nation ? » [5] La situation et ces discours de stigmatisation sont d’autant plus insupportables que les quartiers populaires et leurs habitants ont été le lieu et les acteurs d’une mobilisation de solidarité citoyenne multiforme. Mobilisations familiales, de voisinages, associatives, informelles ou organisées, autofinancées, etc., sans laquelle la situation aurait été bien plus grave qu’elle ne l’est.

Le contrôle, la contrainte, la mise en scène de la force – que révèlent de nombreuses vidéos de contrôles pendant le confinement – et la répression, dessinent la tendance des réponses envisagées en réponse aux colères sociales qui s’exprimeront inévitablement après la pandémie. C’est dans cette direction que s’oriente l’approbation le 6 mai 2020 par la commission des lois de la proposition de plusieurs députés de la majorité visant à autoriser des « gardes particuliers » à participer au contrôle des règles du déconfinement et à dresser des procès-verbaux en cas d’infractions. L’annonce de l’utilisation de drones et autres outils technologiques pour la surveillance du déconfinement est dans la même teneur. Comme le souligne l’Observatoire des Libertés et du Numérique (OLN) ces nouvelles technologies de surveillance sont porteuses d’une « régression des libertés publiques » :

« Chacune des crises qui ont marqué le 21e siècle ont été l’occasion d’une régression des libertés publiques. Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 ont vu l’Europe adopter la Directive sur la rétention des données de connexions électroniques et l’obligation faite aux opérateurs de stocker celles de tous leurs clients. Les attentats terroristes qui ont touché la France en 2015 ont permis le vote sans débat de la loi renseignement. Ils ont aussi entraîné la mise en place de l’état d’urgence dont des mesures liberticides ont été introduites dans le droit commun en 2017. La pandémie de Covid-19 menace d’entraîner de nouvelles régressions : discriminations, atteintes aux libertés, à la protection des données personnelles et à la vie privée. » [6]

La crise de légitimité oriente le gouvernement vers des réponses exclusivement autoritaires et répressives accompagnées d’une offensive idéologique visant à présenter les habitants des quartiers populaires comme incivils, irresponsables, irrationnels, complotistes, etc., à des fins d’isolement de leurs colères et de leurs révoltes légitimes. L’offensive idéologique s’annonce d’autant plus importante que l’expérience des Gilets Jaunes et du mouvement contre la réforme des retraites tant sur le plan du traitement médiatique [et des déformations des faits auquel il a donné lieu] que sur le plan des violences policières, ont produit des acquis palpables. En témoignent les déclarations de soutien aux habitants des quartiers populaires et de condamnation des violences policières qui ont vu le jour. Pour ne citer qu’un exemple, citons la vidéo de salariés et de syndicalistes de la RATP et de la SNCF témoignant de cette solidarité. De tels faits de solidarité étaient inexistants lors de la révolte des quartiers populaires de novembre 2005 et témoignent une nouvelle fois de l’approfondissement de la crise de légitimité.

C’est dans le cadre de ce besoin de détournement idéologique de l’attention qu’il faut, selon nous, situer la distribution à tous les établissements scolaires pour préparer le déconfinement d’une « fiche » intitulée « Coronavirus et risque de replis communautaristes ». Alors que la grande majorité des enseignants est légitimement préoccupée des conditions matérielles et pédagogiques de la reprise des cours, l’attention est orientée vers un pseudo danger « communautaristes » décrit de manière alarmante comme suit :

« Aujourd’hui, la violence de la pandémie causée par un nouveau virus nous confronte à l’incertitude sur de multiples plans (en matière, médicale, sociale, économique, culturelle...). La crise du Covid-19 peut être utilisée par certains pour démontrer l’incapacité des Etats à protéger la population et tenter de déstabiliser les individus fragilisés. Divers groupes radicaux exploitent cette situation dramatique dans le but de rallier à leur cause de nouveaux membres et de troubler l’ordre public. Leur projet politique peut être anti-démocratique et antirépublicain. Ces contre-projets de société peuvent être communautaires, autoritaires et inégalitaires. En conséquence, certaines questions et réactions d’élèves peuvent être abruptes et empreintes d’hostilité et de défiance : remise en question radicale de notre société et des valeurs républicaines, méfiance envers les discours scientifiques, fronde contre les mesures gouvernementales, etc. » [7]

Dénoncer l’incapacité ou les carences de l’État en matière de protection ou exprimer un désaccord contre les mesures gouvernementales devient ainsi un indicateur de communautarisme. Une autre partie du document situe les actes du gouvernement sans contestation possible du côté de la « science » et des « valeurs républicaines » et toute critique de ces actes du côté de l’irrationalité, du complot et du communautarisme. Bien sûr une telle introduction au « problème » ne peut déboucher que sur un appel à la délation dont il est précisé qu’il doit s’étendre jusque dans la cour de récréation :« • Être attentif aux atteintes à la République qui doivent être identifiées et sanctionnées. • Mobiliser la vigilance de tous : les enseignants en cours, les CPE et assistants d’éducation dans les couloirs et la cour pour repérer des propos hors de la sphère républicaine […] • Alerter l’équipe de direction afin qu’elle puisse : - Effectuer un signalement dans l’application « Faits établissement » ; - Informer l’IA-DASEN en lien avec la cellule départementale des services de l’État dédiée à cette action et mise en place par le préfet. » [8] Quand à la cible de cette vigilance et de cette délation, elle se situe, bien entendu dans les quartiers populaires, la « fiche » en question faisant référence au plan national de prévention de la radicalisation (« prévenir pour protéger ») du 23 février 2018 [9] 9 qui précise qu’il s’applique « plus particulièrement dans les quartiers sensibles ».

Même la politique étrangère française fait partie de ce document hallucinant au regard des questions concrètes et réelles que se posent les enseignants. Il leur est ainsi demandé de se faire les défenseurs de celle-ci : « • Aborder les questions sur la nouvelle situation géopolitique en lien avec la pandémie, en montrant à la fois la complexité des relations internationales et la place de la France ». [10] Il est vrai que les préoccupations africaines du gouvernement sont particulièrement fébriles comme en témoigne une autre note, cette fois-ci de ministère des affaires étrangères. Cette note datée du 24 mars 2020 et intitulée « L’effet Pangolin : la tempête qui vient en Afrique ? » émane du Centre d’Analyse, de Prévision et de Stratégie. Se voulant prospective l’analyse développée annonce une série de crises politiques en Afrique comme conséquences de la Pandémie : « En Afrique notamment, ce pourrait être « la crise de trop » qui déstabilise durablement, voire qui mette à bas des régimes fragiles (Sahel) ou en bout de course (Afrique centrale) ». Elle en déduit la nécessité « de trouver d’autres interlocuteurs africains pour affronter cette crise aux conséquences politiques » c’est-à-dire qu’elle appelle tout simplement à de nouvelles ingérences. Enfin elle précise la nature de ces nouveaux interlocuteurs sur lesquels la stratégie française devrait s’appuyer : « les autorités religieuses », « les diasporas », les « artistes populaires » et « les entrepreneurs économiques et businessmen néo-libéraux ». [11] Sur le plan international également l’après pandémie est en préparation et il a la couleur de l’ingérence impérialiste.

Les conséquences économiques de la pandémie dans le contexte d’un néolibéralisme dominant au niveau mondial, de crise de légitimité profonde et de colères sociales massives et généralisées, sont le véritable enjeu de cette préparation active de l’après-pandémie sur les plans policier, juridique et idéologique. L’économiste, Nouriel Roubini qui avait un des rares à anticiper la crise de 2008 parle d’ores et déjà de « grande dépression » en référence à la crise de 1929. Le séisme qui s’annonce ne peut avoir que deux issues logiques : une dégradation et un déclassement social sans précédent depuis la seconde guerre mondiale ou une baisse conséquente des revenus des dividendes faramineux des actionnaires. La fascisation, le retour aux fondamentaux islamophobes et à la stigmatisation des quartiers populaires expriment la stratégie de la classe dominante pour faire face à cet enjeu. Plus que jamais la phrase célèbre de Gramsci résonne avec une grande modernité : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître. Pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés. » [12] À nous d’accélérer par nos mobilisations la réunion des conditions de possibilité du nouveau sans lesquelles nous ne pourrons que déplorer le développement de ces morbidités.

Saïd Bouamama, sociologue et co-fondateur du FUIQP (Front uni des immigrations et des quartiers populaires)

Notes

[1] Antonio Gramsci, Cahier de Prison 8, in Gramsci dans le texte, éditions sociales, Paris, 1975, p. 572

[2] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 3, Gallimard, Paris, 1996, p.298.

[3] Pascal Boniface, Les Intellectuels faussaires : Le triomphe médiatique des experts en mensonge, Gawsewitch, Paris, 2011

[4] Michel Onfray, Faire la guerre, https://michelonfray.com/interventions-hebdomadaires/faire-la-guerre, consulté le 11 mai 2020 à 8h30

[5] Alain Finkielkraut, « Le nihilisme n’a pas encore vaincu, nous demeurons une civilisation », Le Figaro du 27 mars 2020

[6] « La crise sanitaire ne justifie pas d’imposer les technologies de surveillance », Communiqué de l’Observatoire des Libertés et du Numérique (OLN) du 8 avril 2020

[7] Fiche-replis communautaires, Coronavirus et replis communautaristes, Ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse, p. 1

[8] Ibid., p. 2

[9] « Prévenir pour protéger », Plan national de prévention de la radicalisation, Service de Presse de Matignon, 23 février 2018, p.

[10] Fiche-replis communautaires, op. cit., p. 2

[11] Manuel Lafont Rapnouil, L’Effet Pangolin : la tempête qui vient en Afrique ?, Note diplomatique du Centre d’analyse, de Prévision et de Stratégie NDI 2020 - 0161812, Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères, 24 mars 2020, pp. 1, 3 et 4

[12] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 3, Gallimard, Paris, 1996, p.283

Publié le 15/05/2020

Le chantage de trop de Sanofi : Big Pharma ne peut plus faire la loi

 

Thomas Lemahieu (site humanite.fr)

 

En prétendant délivrer son éventuel vaccin d’abord à l’Amérique de Donald Trump, Sanofi fait scandale, et dope les partisans d’une remise au pas des multinationales, afin de répondre aux besoins sanitaires sur la planète. D'autant que ce chantage du géant pharmaceutique n’est que la pointe émergée d'un système de prédation d'argent public et de restriction de l'accès aux traitements. Explications.

Le directeur général de Sanofi pouvait-il imaginer le scandale qu’il allait déclencher ? Mercredi soir, Paul Hudson a, avec ou sans naïveté, déclaré à l’agence de presse financière Bloomberg qu’en cas de mise au point réussie d’un vaccin contre le nouveau coronavirus par la multinationale française, les États-Unis seraient les premiers servis. Rien de plus normal, à ses yeux : pour essayer de protéger sa population, l’administration Trump aurait accepté de « partager le risque » en glissant quelques dizaines de millions d’euros à Sanofi dès le mois de février ; ils ont donc « droit aux plus grosses précommandes ». Au fond, le transfuge de Novartis qui a pris la tête de Sanofi l’été dernier n’a rien fait d’autre qu’édicter la règle cardinale des affaires au sein des Big Pharma : « Celui qui paye commande. » C’est le business, quoi !

Un géant qui bénéficie de milliards d’euros de la BCE

Mais voilà, tout remonte à la surface. Les superprofits, les pénuries, les logiques financières à l’œuvre dans la recherche qui doit être rentable, la privatisation des profits émanant de connaissances bâties dans un cadre public au départ, les aides d’État sans aucune contrepartie, etc. Sur ce dernier point, en plus du crédit d’impôt compétitivité emploi (Cice), du crédit d’impôt recherche (CIR) et des autres cadeaux donnés aveuglément en France, Sanofi se débrouille très bien en la matière à l’échelle européenne. Le géant pharmaceutique français était, l’année dernière, parmi les trois plus gros bénéficiaires de la manne de la Banque centrale européenne (BCE), à travers ses achats d’obligations émises par les multinationales (voir notre enquête) : d’après une estimation arrêtée en juillet 2019 par le quotidien économique italien Il Sole 24 Ore, ce sont 4,42 milliards d’euros au total qui lui avaient été apportés, et depuis lors, ce montant a, à l’évidence, encore gonflé, étant donné que la BCE vient d’acheter deux nouveaux lots de titres de dettes de Sanofi ces dernières semaines, au taux défiant toute concurrence de 1 % et 1,5 %.

Les États-Unis, eldorado des labos pharmaceutiques

Paul Hudson s’étend moins sur un autre aspect qui peut expliquer le privilège que Sanofi voudrait accorder aux États-Unis : pour les grands groupes pharmaceutiques mondiaux, le pays demeure un eldorado absolu car les prix des traitements et des vaccins n’y sont pas encadrés, et du coup les bénéfices attendus peuvent vite s’avérer mirobolants. Jeudi, Olivier Bogillot, le président de Sanofi France, a, lui, choisi d’en rajouter dans une forme d’enchère, en appelant l’Union européenne à être « aussi efficace » que Donald Trump « en nous aidant à mettre à disposition très vite ce vaccin ». Une manière de reluquer allègrement sur le pactole de 7,4 milliards d’euros amassé dans le cadre d’un appel aux dons, avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et la fondation Bill et Melinda Gates notamment, lancé il y a une quinzaine de jours par Bruxelles…

Des accords avec Gilead, détenteur du brevet du Remdevisir

Le chantage de Sanofi n’est, en réalité, que la pointe émergée de l’iceberg, comme l’illustre une autre information tombée à peu près au même moment. Connue pour ses tarifs souvent prohibitifs sur le marché américain, la multinationale Gilead, détentrice des brevets sur le Remdevisir, un des traitements qui, malgré des résultats controversés jusqu’ici, figure dans divers essais cliniques en cours pour soigner les malades atteints par le nouveau coronavirus, a officialisé un accord de licence avec plusieurs autres labos dans le monde afin de permettre une production et une distribution plus importante de ce médicament, développé dans la sphère de la recherche publique avant d’être privatisé. Mais ce programme écarte, d’après l’ONG états-unienne Public Citizen, près de 3,7 milliards de personnes dans le monde entier qui devront toujours passer par Gilead, selon ses capacités de production et à ses conditions financières, pour obtenir le traitement éventuellement efficace.

Vaccins et traitements, des biens publics 

Un accès universel à des tarifs abordables sur la planète pour tous les futurs médicaments et vaccins contre le Covid-19… Cette exigence de civilisation a pris une ampleur sans précédent depuis le début de la pandémie. Elle sera au centre de l’assemblée générale de l’OMS qui démarre mardi prochain, en l’absence des États-Unis, qui ont suspendu leur participation financière à cet organisme multilatéral sans doute plus nécessaire que jamais.

En dépit du sabotage de Donald Trump et de ses alliés, comme le Brésilien Jair Bolsonaro, de plus en plus de dirigeants se positionnent sur la ligne d’un classement comme « biens communs mondiaux » des éventuels vaccins anti-coronavirus. « Ce n’est pas le moment de placer les intérêts des multinationales et des gouvernements des pays les plus fortunés au-dessus de l’impératif universel qui est de sauver des vies, ou de laisser ce devoir moral aux forces du marché, écrivent le premier ministre pakistanais, Imran Khan, le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, et une cinquantaine d’ex-chefs d’État et de gouvernement dans une tribune parue ce jeudi. L’accès aux vaccins et aux traitements, ces biens publics mondiaux, est dans l’intérêt de toute l’humanité. Nous ne pouvons pas laisser les monopoles, le jeu de la concurrence et les nationalismes bigleux se mettre en travers du chemin. »

Un appel à la coopération mondiale

Alors que l’Union européenne soumet une proposition à l’assemblée générale de l’OMS visant à constituer sous l’égide de l’institution multilatérale un pôle d’échanges sur les traitements et vaccins anti-Covid-19, les coalitions d’ONG et d’associations essaient de se faire une place dans un cadre où les représentants de Big Pharma ont encore leurs entrées, à la différence des citoyens. Dans un communiqué publié ce jeudi et signé par 250 organisations du monde entier (dont Oxfam, MSF, Attac), elles appellent à entrer résolument dans une logique de « solidarité » et de « coopération mondiale ». « Le développement de médicaments, en s’appuyant sur des monopoles privés, est un échec pour le monde, dénoncent-elles. Les gouvernements devraient soutenir une recherche scientifique librement disponible et des pratiques de recherche pour les besoins sanitaires liés au Covid-19 qui permettent d’allier innovation et l’accès aux résultats. Les propriétaires des technologies de santé devraient placer les brevets, les secrets industriels, le savoir-faire, les cellules souches, les droits d’auteur, les logiciels, les données et toute autre propriété intellectuelle pertinente dans le domaine public. »

Publié le 14/05/2020

«Travailler plus» ou le retour de la guerre sociale

 

Par Romaric Godin (site mediapart.fr)

 

À peine le confinement est-il levé, progressivement, que les élites économiques lancent déjà l’offensive contre les 35 heures, leur vieille obsession. Mais cette demande est moins fondée sur le plan économique que dans l’optique d’une attaque généralisée à venir contre le monde du travail.

Les 35 heures sont déjà dans le collimateur. Alors que le confinement est « progressivement levé », la cohorte d’instituts néolibéraux divers n’a pas tardé à lancer une vaste offensive contre la réduction du temps de travail. Après l’Institut Montaigne le jeudi 7 mai, c’est l’Ifrap, un des fers de lance du néolibéralisme en France, qui, ce week-end, a fait la même proposition : lever les 35 heures pour permettre la « reconstruction de l’économie ». Immédiatement, sur France Inter, le chef de file des députés Les Républicains (LR), Christian Jacob, y est allé de son couplet sur le « carcan des 35 heures ».

Les chaînes de télévision en continu et de nombreux autres médias ont rapidement emboîté le pas et n’ont cessé de poser cette fausse question : « Faut-il travailler plus pour sauver l’économie ? » Le ton avait été donné par le gouvernement lui-même, qui avait profité de l’état d’urgence sanitaire pour rallonger la durée maximale du temps de travail de 48 à 60 heures par semaine.

Comme d’habitude, cette offensive s’appuie sur une apparence de « bon sens » : pour que l’économie reparte, il faut produire plus, et pour produire plus, il faut travailler plus. Élémentaire. Et pourtant, tout dans ces propositions semble très largement à côté de la plaque.

Pour le saisir, il faut d’abord refaire le point sur la situation économique actuelle. Le confinement a empêché physiquement une grande partie de la consommation et de la production. L’État a assuré le maintien d’une large part des revenus perdus, mais l’hypothèse d’une reprise rapide n’est plus envisagée désormais, pour plusieurs raisons : la persistance de l’épidémie, qui contraint la consommation, les pertes de revenus induites par le chômage partiel et l’absence de chiffre d’affaires, l’incertitude radicale quant à l’avenir de cette épidémie et de l’emploi, qui paralyse les dépenses d’avenir.

L’impact en termes de PIB pour la France est encore largement incertain. Le gouvernement prévoit un recul de 8 % sur 2020, mais il y a fort à parier que le bilan sera encore plus négatif in fine.

Pour « relancer la machine » plus rapidement, nos instituts se concentrent classiquement sur l’offre productive. En permettant à chaque entreprise de faire travailler davantage – et gratuitement – les salariés, ils espèrent dynamiser la production à moindre coût et donc améliorer la rentabilité des entreprises, et partant leur capacité future à embaucher et à investir. Mais cette recette, qui ressort à chaque crise, ne prend guère en compte la situation réelle de l’économie française.

Certes, cette crise a la spécificité d’être une crise conjuguée de l’offre et de la demande. Mais la crise de l’offre n’est en aucun cas liée à une sous-capacité structurelle à produire, comme cela peut être le cas après une guerre où la structure productive a été dégradée et modifiée. Dans le cas actuel, la structure productive a été « congelée », il n’y a pas eu de destruction de capital physique, les usines, les bureaux et les magasins demeurent disponibles, et la production n’a été que modérément réorientée vers les besoins sanitaires. Cela signifie que lorsque la demande va repartir, l’offre pourra suivre.

Certes, il peut y avoir quelques retards, liés à la mise aux nouvelles normes des locaux ou à la perturbation des chaînes de valeur internationales, les États déconfinant à des rythmes différents. Mais on voit mal comment l’augmentation du temps de travail pourrait répondre à ces difficultés temporaires.

En réalité, le vrai défi du moment va plutôt être de retrouver un niveau de dépenses proche de l’avant-crise (lequel était déjà peu satisfaisant). En effet, les ménages vont devoir faire face au risque du chômage et encaisser les pertes de revenus du confinement. Ils vont devoir également prendre en compte le risque sanitaire et la menace d’un reconfinement. Dans ces conditions, l’heure ne saurait être à la consommation mais bien plutôt au maintien d’une certaine épargne de précaution. Dès lors, l’offre risque moins d’être confrontée à une sous-capacité, qui supposerait effectivement de travailler davantage pour augmenter la production, qu’à une surcapacité face à une demande prudente.

Dans ce cas, alors, la levée des 35 heures peut être la pire idée qui soit. En effet, le risque principal portant sur l’emploi est bien que les entreprises ajustent leur offre sur ce niveau faible de dépenses et, partant, licencient massivement. Or, précisément, le rallongement du temps de travail facilitera encore ce mouvement. Il sera possible de réduire les emplois encore plus fortement en faisant porter une charge de travail supplémentaire à ceux qui restent. L’impact sur l’emploi de telles mesures serait dramatique et contribuerait à déprimer encore la demande, directement par l’augmentation du chômage et indirectement par la crainte de ce dernier. 

Dans ce cas, l’augmentation du temps de travail ne contribuerait pas à augmenter la production, bien au contraire. Elle permettrait, dans le meilleur des cas, de maintenir la productivité des entreprises. Mais ce serait là un équilibre très précaire, car devant la dépression de la demande et la persistance du risque sanitaire, le risque d’un ajustement permanent vers le bas ne saurait être écarté. Le bénéfice dégagé par cette mesure pourrait donc être réduit. Et comme les perspectives de croissance sont faibles, il n’irait de toute façon pas dans l’investissement mais bien plutôt sur les marchés financiers ou dans les paradis fiscaux.

Pourquoi, d’ailleurs, faudrait-il investir alors qu’il sera facile de faire travailler davantage et gratuitement son personnel ? L’attractivité d’un investissement coûteux pour augmenter une productivité que l’on peut ajuster aussi aisément sera d’autant plus faible que l’on peut faire travailler ses salariés davantage à moindre coût. Dès lors, le déclenchement du cercle vertueux décrit par nos instituts et fondé sur le seul critère du coût du travail est pour le moins douteux. « Autoriser les employeurs à augmenter fortement les horaires de travail des salariés en poste causera une nouvelle vague de chômage et le seul rattrapage qui aura lieu sera celui des profits et des dividendes, mais uniquement sur un horizon court », résume Guy Démarest, économiste et auteur d’un ouvrage à paraître cette année, La Déflation compétitive (éditions Classiques Garnier) et qui a rédigé ici une analyse sur le sujet.

Une offensive généralisée à venir

À rebours de ces recettes, il semble même que la réduction du temps de travail soit le meilleur moyen de soutenir l’emploi dans l’après-confinement. Guy Démarest explique en effet que « ce n’est que lorsque la durée moyenne effectivement travaillée baisse plus vite que le volume de travail nécessaire à l’activité économique que l’emploi augmente ». Or, dans un contexte où la productivité et la croissance sont structurellement faibles, la création d’emplois ne peut se faire que par une baisse du temps de travail. « L’évolution ultérieure de l’emploi dépendra par conséquent de l’évolution de la durée moyenne travaillée et sans réduction significative, l’emploi croîtra trop lentement et le chômage demeurera élevé », poursuit Guy Démarest.

C’est bien cette donnée que nos instituts font mine d’ignorer en se cachant derrière la vieille doctrine de Jean-Baptiste Say selon laquelle « l’offre crée la demande » et en niant toute forme de ralentissement structurel du capitalisme. Ces vieilles recettes réchauffées sous couvert d’urgence ne sauraient freiner la poussée attendue du chômage. Mais elles trahissent une forme « d’effet d’aubaine » pour des élites économiques françaises qui, depuis le début du siècle, sont obsédées par cette question de la réduction du temps de travail et des 35 heures. Car cette loi de 1998 a été perçue comme une défaite par le camp néolibéral, qui n’a eu de cesse, depuis, de la rogner, de créer des exceptions et d’en réduire la portée. Non qu’elle ait marqué une victoire unilatérale des salariés, bien loin de là, mais elle représentait un compromis entre le capital et le travail qui était inacceptable pour les tenants de la compétitivité et de l’adaptation à la mondialisation.

La crise actuelle offre donc au capital une occasion d’en finir définitivement et de remporter une victoire éclatante sur le travail. De ce point de vue, une des propositions de l’Institut Montaigne est très éloquente : elle propose de rémunérer les heures supplémentaires travaillées sous forme non plus de salaire mais de participation aux bénéfices. Autrement dit, ce travail ne serait plus payé comme un moyen de production, mais uniquement en fonction de la rentabilité du capital. Ce serait une défaite pour le travail, dont la spécificité serait niée : il ne serait pas davantage qu’un apport équivalent à celui du capital. Cela ne signifie dès lors rien d’autre que la soumission complète du travail en tant que tel, puisqu’on voit mal des salariés devenus pareils à des actionnaires contester à ces derniers le partage de la valeur ajoutée.

Ces propositions apparaissent donc comme le symptôme de cette « Restauration du capital » à venir où, après avoir été maintenu sous respirateur artificiel par l’État pendant près de deux mois et demi, le capital va exiger une soumission complète du travail à ses intérêts au nom de « l’emploi ». Cette stratégie pourra prendre des aspects « progressistes », s’accompagnant de plans de relance keynésiens ou de « relocalisations » ponctuelles, comme la Restauration de 1815 avait donné des gages de sa « modernité » pour assurer sa politique réactionnaire. Au reste, le patronat européen réclame à grands cris des plans de relance ambitieux, comme le révèlent ce 12 mai Les Échos, mais ce soutien public à la demande s’accompagnera d’une stabilité de la fiscalité sur le capital et d’une soumission croissante du travail.

Cette stratégie néokeynésienne est une variante connue du néolibéralisme. Elle s’appuie sur l’idée que l’État doit intervenir, en cas de choc exogène, pour rétablir la rentabilité du capital et la « normalité » du fonctionnement des marchés. Mais cette intervention a un double aspect. D’un côté, il s’agit de relever le niveau de la demande globale pour favoriser l’emploi des capacités de production, et, de l’autre, il faut favoriser les « réformes structurelles » pour améliorer l’allocation des capitaux et faciliter les « équilibres de marché ». Autrement dit, dans cette vision, relance budgétaire et soumission du travail vont de pair. Sans compter que cette relance finit toujours par être payée in fine par la population, puisque toute fiscalité du capital est nuisible.

Cette Restauration du capital devrait donc bien s’accompagner d’une réduction de la protection sociale et de la protection de l’emploi, au nom même des créations d’emplois. Le débat en son sein pourrait donc prendre un tour inquiétant, entre ceux qui souhaitent augmenter le temps de travail et ceux qui souhaitent le fractionner en favorisant la précarité et le temps partiel, sur le modèle allemand d’une réduction subie du travail, dirigée selon les intérêts du capital. Dans les deux cas, la situation des salariés ne pourrait cependant que se détériorer. Dans le premier cas, on l’a vu, par l’augmentation du chômage et, dans le second, par la détérioration des conditions de travail et de vie.

Il est même fort envisageable qu’une synthèse de ces deux visions finisse par s’imposer au nom de « l’emploi » : l’augmentation légale du temps de travail permettrait d’améliorer la rentabilité, tandis que la précarisation assurerait à la fois un taux de chômage faible en apparence et une baisse du coût du travail. Ceux qui se retrouveraient sur le bord de la route en raison de l’augmentation du temps de travail en seraient réduits à accepter des emplois précaires pour survivre, faisant baisser les exigences salariales durablement, ce qui est le seul salut du capital en période de stagnation séculaire.

Pour cela, il faudrait cependant une assurance-chômage plus stricte et moins généreuse, ce qui est à portée en France, où le gouvernement n’a que « suspendu » la réforme de l’assurance-chômage.

Tout prendrait alors sens : le capital, soutenu inconditionnellement par l’État, soumettrait entièrement le travail à sa propre logique. Le chantage à l’emploi et l’usage d’un « bon sens » de pacotille seraient les deux armes à la disposition de cette offensive dans l’opinion. Ces « propositions » sur les 35 heures annoncent donc une exacerbation de la guerre sociale, reprenant très clairement celle qui avait cours avant l’épidémie de coronavirus dans notre pays. Si le monde du travail n’est pas capable d’y répondre, il sera le grand perdant de la crise à venir.

Publié le 13/05/2020

 

Retour à l'école : les preuves que cette reprise laisse l'intérêt des élèves à distance

 

Olivier Chartrain (site humanité.fr)

 

Trop de contraintes, pas assez de temps pour se préparer : le retour à l’école, au compte-gouttes depuis hier, pose plus de questions pédagogiques, éducatives ou sociales qu’il n’en résout. Décryptage.

Depuis le 12 mai, ce n’est pas la rentrée. Jean-Michel Blanquer l’a dit : c’est la « reprise » de l’école. Une sorte d’aveu sur les ambitions limitées qui sont, pour une fois, les siennes. Et que la réalité de cette reprise à marche forcée risque de ramener à des proportions plus modestes encore. Peu d’élèves retournent à l’école cette semaine, avec des objectifs scolaires et sociaux très limités, et des craintes pour les plus jeunes. Une reprise dont les conditions obligent à se demander, de manière lancinante, si elle répond à des priorités pédagogiques… ou économiques.

1 Une rentrée minoritaire et anarchique

« Je souhaite que tous les enfants aient pu retrouver physiquement leur école au moins une fois d’ici la fin du mois. » C’est l’objectif fixé par Jean-Michel Blanquer dans une interview au JDD, le 10 mai. Selon le ministère, 80 à 85 % des écoles seront ouvertes cette semaine, ce qui permettrait d’accueillir 1 million d’élèves. Ce chiffre paraît de toute façon très optimiste. Le réaménagement des classes a mis en évidence ce à quoi les profs et leurs syndicats s’attendaient : des salles de classe qui, en respectant la norme des 4 m2 par personne, ne permettent pas souvent d’y installer les 15 (en élémentaire) ou 10 (en maternelle) élèves envisagés par le protocole sanitaire. Et de toute façon, 1 million sur les 6,7 millions d’élèves en primaire, cela fait seulement 15 % des élèves en classe. À ce rythme, l’objectif fixé par le ministre risque d’être très difficile à tenir. Si l’on imagine – ce qui sera loin d’être le cas partout – qu’une alternance (par semaine, par jour…) permette à un maximum d’élèves de retrouver le chemin de la classe, moins de 50 % d’entre eux pourront être scolarisés au fil des trois semaines qui restent d’ici la fin du mois.

Mais plus encore que les chiffres, ce sont les conditions qualitatives de cette reprise qui interpellent. Selon un sondage Harris réalisé pour le Snuipp-FSU (premier syndicat du primaire), 19 % seulement des établissements ont tenu un conseil d’école avant le 11 mai pour valider ou non la reprise, et les deux tiers n’ont même pas prévu de le faire. Cela en dit long sur la précipitation qui a présidé à cette reprise, et sur cette date du 11 mai prononcée ex cathedra par le président de la République sans qu’à aucun moment les premiers concernés aient été consultés. Résultat : sommés de se débrouiller pour tenir les délais, enseignants et mairies ont fait ce qu’ils pouvaient. Masques et gel ne sont pas toujours au rendez-vous, la restauration, à la cantine ou en classe, pose toujours problème… Les solutions adoptées devront passer l’épreuve du feu, mais avec de vrais élèves et personnels pour cobayes.

2 Un intérêt pédagogique limité

Quel est l’objectif réel de cette reprise ? La question tenaille tous les acteurs de l’éducation. Pendant le confinement, les enseignants se sont adaptés – malgré les nombreux dysfonctionnements des systèmes numériques de l’éducation nationale – pour réussir à maintenir leurs élèves « dans » l’école. Il va falloir à présent revenir au « présentiel »… mais pas pour tout le monde, et pas en même temps. Les quelques heures d’enseignement auxquelles les élèves vont avoir droit devront d’abord permettre de faire le point sur le « niveau » des uns et des autres après deux mois à la maison. Et après ? Les conditions mêmes d’enseignement, imposées par les mesures sanitaires jusque dans les gestes les plus quotidiens de la classe, limitent sévèrement toute perspective. En interdisant tout rapprochement, une grande partie des jeux, les échanges d’objets… elles restreignent terriblement les interactions et risquent d’empêcher la reconstitution de ce collectif qu’est la classe, pourtant indispensable à la plupart des apprentissages. C’est d’ailleurs la limite à laquelle se heurte l’école à distance, dont certains – à commencer par le ministre lui-même – semblent pourtant vouloir faire, dès septembre, le principe directeur de l’école de demain. École « occupationnelle », « garderie » : les mots employés par les enseignants eux-mêmes pour qualifier l’école de l’après-confinement suffisent à dire leurs doutes sur l’exercice qui leur est demandé.

3 Les « décrocheurs » répondront-ils à l’appel ?

Ne pas laisser les inégalités scolaires s’aggraver : c’est l’un des principaux arguments de Jean-Michel Blanquer pour motiver la reprise, et pour justifier que les classes « charnières » (grande section, CP, CM2) et les CP et CE1 classés en éducation prioritaire sont les premiers sur la liste. Le ministre a aussi donné un chiffre : les élèves « décrocheurs ou à risque de décrochage » seraient 4 %. Un chiffre dont nombre de professeurs avouent rêver. Et plus encore dans certains secteurs, comme le lycée professionnel ou, justement, l’éducation prioritaire. Mais comment aller les chercher ? Certes, les enseignants les connaissent : souvent, ce sont ceux qui étaient déjà en difficulté avant la fermeture des écoles. Ceux pour qui l’école à distance n’a pas pu devenir une réalité, parce qu’ils n’avaient pas de connexion, pas le matériel adéquat, parce qu’ils étaient confinés avec leur famille dans un logement trop petit, parce que leurs parents, en première ou en deuxième ligne face à l’épidémie, n’avaient guère de temps à consacrer aux devoirs… Mais puisque le retour se fait sur la base du « volontariat », comment les convaincre ? Porte-parole du Snuipp-FSU (et elle-même enseignante en éducation prioritaire), Francette Popineau le souligne : « Les familles de ces élèves-là sont aussi inquiètes que les autres pour la santé de leurs enfants. » Or, poursuit-elle, « ce sont des foyers où bien souvent un des deux parents ne travaille pas, et peut garder les enfants à la maison. Donc ils y restent. La reprise ne résoudra pas le problème des inégalités . »

4 Les plus petits maltraités ?

Sur les premières photos du retour des élèves en classe, souvent diffusées par des parents d’élèves sur les réseaux sociaux, on ne voit qu’eux : les petits. Ces élèves de maternelle, parfois hauts comme trois pommes, à qui un adulte doit expliquer que sa place dans la cour est là, sur la croix dessinée à la bombe de peinture, et pas ailleurs – surtout pas plus près de la copine ! Ou que, pendant le jeu, il ne doit surtout pas sortir du rectangle tracé à la craie sur le sol et qui l’isole de ses « partenaires ». Le premier des apprentissages, en maternelle, c’est celui du collectif, de la vie en collectivité, dans un environnement matériel et affectif qui doit lui permettre d’aller vers l’autre. Or, les contraintes sanitaires qui pèsent sur cette reprise, bannissant en outre les câlins et autres gestes de réassurance dont les petits ont besoin, sont à l’exact opposé d’un tel environnement. Elles sont même anxiogènes, pour des enfants qui viennent de passer deux mois en famille. « Les enseignants de maternelle sont très inquiets, nous confiait lundi Francette Popineau, ils ont peur d’être maltraitants », à leur corps défendant. Une crainte qui, visiblement, n’a pas même effleuré le ministère.

 

Olivier Chartrain

Publié le 12/05/2020

 

Je télétravaille, tu télétravailles, le patron profite !

 

La rédaction  (site rapportsdeforce.fr)

 

Pendant le confinement, près d’un salarié sur quatre a télétravaillé, contre 3 % avant la pandémie. Au-delà de la situation exceptionnelle liée au Covid-19, la législation n’a eu de cesse d’évoluer pour faciliter la vie des entreprises en rendant toujours plus corvéables les salariés travaillant à distance. Richard Abauzit, défenseur syndical et conseiller du salarié, explique et analyse pour Rapports de force ces évolutions qui intéressent grandement les employeurs pour le jour d’après.

 

Travailler chez soi, comme si l’on était autonome. Travailler chez soi sans déplacement coûteux et polluant. Travailler chez soi sans les chefs, petits et grands. Le « télétravail » que l’on nous vend a tout du charme d’un retour à l’artisanat, au travail libre enfin délivré de l’obéissance du salarié enchaîné. Ce qui a commencé à se mettre en place, et plus encore l’objectif poursuivi, en est l’exact contraire : le cheminement vers l’esclavage sous laisse électronique. L’évolution des textes qui le régissent et celle des pratiques qui se font jour le démontrent sans ambiguïté.

Le travail à domicile tel qu’il a existé au 19e siècle est toujours réglementé dans le Code du travail actuel dans les articles L.7411-1 à L.7424-3. Il garde la trace de ce qui a été conquis :

• contrôle du nombre d’heures de travail par fixation d’un tableau des temps d’exécution des travaux établis, soit par accord collectif, soit par arrêté préfectoral.
• fixation des salaires minima, soit par convention collective soit, à défaut, par décision administrative.
• paiement des heures supplémentaires (par rapport aux temps d’exécution du tableau) à la journée au-delà de 8 heures, avec une majoration de 25 % pour les deux premières heures et de 50 % au-delà.
• majoration pour le travail du dimanche ou un jour férié.
• paiement du loyer, du chauffage, de l’éclairage, de l’électricité et de l’amortissement des moyens de travail utilisés sur la base d’un tarif fixé par l’autorité administrative.
• fourniture gratuite des accessoires par l’employeur ou sinon remboursement.
• responsabilité de l’employeur pour les mesures de protection individuelle.

 

Combien d’heures ?

 

Nous aurions pu imaginer que le télétravail reprenne les dispositions du travail à domicile quand il a été défini, en 2012 pour le secteur privé, et en 2016 pour le secteur public. L’un portant sur la production de services, l’autre sur la production de biens, la différence entre les deux ne justifiait en rien une législation différente. D’ailleurs, dans les textes initiaux de 2012 et 2016, il était toujours question de contrôler le temps de travail :

• pour le public, un arrêté ministériel est censé fixer les « modalités de contrôle et de comptabilisation du temps de travail »
• pour le privé, le contrôle du temps de travail est censé être fixé par la convention collective ou le contrat de travail. À noter que des circonstances exceptionnelles étaient déjà prévues et la menace d’une épidémie citée comme exemple (le SRAS et la grippe H1N1 étaient passés par là). Dans ces situations, un décret, jamais sorti, même à l’occasion du Covid-19, devrait définir les conditions d’un tel télétravail.

En pratique, dans le secteur public, aucun contrôle n’a été fait du temps télétravaillé alors même que le décret de 2016 limite à trois jours maximum par semaine le temps de télétravail possible. Pour le privé, l’évolution de la législation permet de ne plus mesurer le temps de travail effectué. En effet, depuis 2017 et les ordonnances Macron, il est possible de ne plus compter les heures, mais juste de « réguler la charge de travail ». Et qui régule ? Soit un accord d’entreprise que l’employeur aura réussi à imposer, soit à défaut, l’employeur directement en rédigeant une « charte » qui est la dénomination moderne de ce qu’était le règlement intérieur au 19e siècle.

Et s’il n’y a ni accord d’entreprise ni charte ? Pour un télétravail « occasionnel » : un simple accord sans formalités entre l’employeur et son salarié. Et depuis le 29 mars 2018, également un « accord » de gré à gré même quand le télétravail n’est pas occasionnel.

Le premier objectif, le plus important pour les employeurs, est de pouvoir faire travailler le maximum d’heures sans en payer la totalité. Objectif largement atteint avec l’évolution de la législation qui permet de ne plus compter les heures. Dès lors, la durée du travail est uniquement déterminée par l’employeur. Celui-ci fixe des tâches à accomplir et un délai pour les exécuter. Connaître les objectifs poursuivis par les gouvernements successifs ne fait plus difficulté depuis le milieu des années 2000, tant la certitude de ne plus avoir sérieusement à craindre l’opposition des salariés les conduit à les formuler sans voiles. Ainsi, la loi de 2012 modifiant nombre de dispositions du droit du travail s’intitule : « loi de simplification du droit des entreprises ».

Et pour les femmes : une double ou triple peine. L’expérience du confinement l’a montré : au télétravail s’ajoutent les tâches ménagères, les enfants dont il faut s’occuper. Pas une miette de temps qui échappe.

 

Des volontaires ?

 

Si le télétravail a été imposé pendant la pandémie en cours, c’est pour partie en contradiction avec les textes applicables. Dans le public comme dans le privé, les textes réservaient le télétravail à ceux qui le pratiquaient de façon « régulière et volontaire ». Si le caractère « régulier » a disparu dans le privé, le volontariat est formellement maintenu dans la législation, même si, étape après étape, il tend à être imposé.

• L’article L.1222-9 du Code du travail lui-même, après avoir évoqué le volontariat du salarié, prévoit que l’accord collectif ou l’employeur lui-même par la « charte » fixera « les modalités d’acceptation par le salarié des conditions de mise en œuvre du télétravail ». Ce qui ressemble bien à la fixation d’un cadre à partir duquel on est un peu obligé d’être volontaire ;
• les cas d’empêchement de déplacement justifiant le recours au télétravail se multiplient : les épidémies en 2012, les épisodes de pollution (loi de 2018), la prise en compte du handicap (
loi Pénicaud). Très probablement, la généralisation du télétravail conduira à une limitation des arrêts maladie.

Si l’entrée dans le télétravail ne relève pas vraiment du volontariat, sa sortie est à la main de l’employeur, qu’il s’agisse de l’accord collectif, de la « charte », de l’accord informel pour le privé ou de la décision de l’administration dans le public. Une grande force pour l’employeur d’imposer n’importe quelles conditions de travail au salarié s’il ne peut exercer son travail qu’à domicile, pour des raisons de coût du déplacement ou pour des raisons familiales.

 

Payés combien ?

 

Pour le salaire, la question renvoie à celle du nombre d’heures qui ne seront pas payées. Pour les frais supportés par le salarié, notamment ceux liés à l’utilisation de l’informatique, la législation pour le privé prévoyait jusqu’en 2017 que l’employeur était tenu de les prendre en charge. Mais les ordonnances de 2017 ont supprimé cette obligation. Pour le public, l’obligation est maintenue, mais chacun aura pu observer qu’il n’a pas été question d’indemniser les agents ayant télétravaillé pendant le Covid-19.

Quant aux coûts de déplacement « économisés » par le salarié, ils deviennent un argument pour ne pas augmenter les salaires, voire les baisser si l’on prend en compte le salaire horaire. De son côté, l’employeur engrange les économies de fonctionnement dans ses locaux, en plus de l’augmentation de productivité qu’il attend du salarié en situation de télétravail.

 

Pour travailler où ?

 

Le télétravail n’est pas forcément le travail chez soi, sans la télé… Secteur public ou secteur privé, le télétravailleur travaille simplement « hors des locaux » de l’employeur. La seule condition est d’utiliser les « technologies de l’information et de la communication ». L’idéal pour les employeurs : le télétravailleur pourra travailler n’importe où, et donc aussi n’importe quand. Les employeurs peuvent donc espérer que vous ne perdiez pas une miette de temps, domicile, transports en commun, locaux d’une autre entreprise…

 

Sans contrôle ?

 

Il est à parier que, très vite, les salariés télétravaillant regretteront la proximité physique du manager « agile » ! Quand ils seront sollicités, tout seuls, à horaires précis décidés par l’employeur : dans le privé et dans le public, « les plages horaires durant lesquelles l’agent exerçant ses activités en télétravail est à la disposition de son employeur ». Quand tout leur travail sera en permanence tracé par l’ordinateur et leurs données personnelles stockées pour des motifs et prétextes divers. Quand ils seront mis en compétition avec les autres télétravailleurs et que leur emploi du temps sera en permanence bousculé par des demandes où une urgence en remplace une autre.

Dans cette question du contrôle par les chefs, la fable du « droit à la déconnexion » se heurte déjà à la réalité. Les limitations, par accord d’entreprise ou décision unilatérale de l’employeur de « limiter les heures de disponibilité du managé à distance », ne sont de nul effet tant que le travail demandé sera déterminé par les « résultats ». Mais aussi que la désapprobation, les mauvaises évaluations ou/et les sanctions viendront briser le moral et la carrière de ceux qui ne sauront pas se rendre « disponibles ». D’autant que rien n’est prévu pour sanctionner les dispositions illégales d’un accord collectif ou d’une décision unilatérale de l’employeur.

 

Salariés ?

 

Le rêve des employeurs, formulé explicitement par Emmanuel Macron, lors de sa campagne présidentielle, et mis en œuvre depuis, c’est d’avoir sous la main des salariés qui, de fait, ne soient plus salariés en droit. C’est-à-dire des personnes qui n’ont plus aucun droit : pas de limite du temps de travail, pas de salaire minimal, pas de sécurité sociale. Le tout, sous couvert de la « justice » : plus de statuts, sous-entendu plus de privilèges. Tous égaux dans la précarité et la pauvreté. Cela s’appelle travailleurs ubérisés sur plateformes, autoentrepreneurs et autres habillages du retour au début du 19e siècle.

Le télétravail, avec l’illusion de l’autonomie, peut être largement utilisé pour ce qui, en droit, mérite d’être qualifié de travail illégal.

 

Et la lutte ?

 

On ne peut faire mieux pour les employeurs que cette atomisation des travailleurs, qui est une constante tendance depuis les années 70. La capacité de lutte collective est en effet proportionnelle à la concentration et à la similitude des conditions. Or celles-ci ont fondu depuis une cinquantaine d’années : délocalisations, externalisations, restructurations, horaires individualisés, diminution des pauses, salaires au « mérite », diminution du nombre de cafés et de lieux pour se réunir, consultations des représentants du personnel désormais autorisées à distance, etc.

Outre l’atomisation, qui rend plus difficile l’élaboration d’objectifs de lutte et de stratégies, la solitude et le travail sur écrans conduisent plus sûrement à l’atonie voire à la dépression qu’à l’envie d’en découdre et d’obtenir gain de cause.

 

Et l’écologie dans tout ça ?

 

Le capitalisme agonisant a un besoin vital de l’immense marché lié au numérique et de l’asservissement de toute la population qu’il permet. Il n’a donc pas ménagé la propagande alliant modernité et « virtualité ». Au point que la réflexion manque souvent : combien de fois a-t-on entendu que l’informatique permettrait d’économiser du papier et que cela serait merveilleux pour les forêts ?

Et ce en oubliant l’extraction sanglante des matières premières dans les mines d’Afrique, l’absence de recyclage, la fabrication dans les pays asiatiques, puis le transport de ces outils numériques. Sans compter leur utilisation qui combine usines à Big data fonctionnant 24 h sur 24 et 7 jours sur 7 et microtravailleurs du clic par millions, préparant les futurs cancers en masse. Parcourir le cycle de vie d’un appareil portable par exemple, c’est faire le catalogue de tout ce qu’il nous faudra revoir si nous voulons que les jours d’après ne soient pas les mêmes que les jours d’avant.

 

Richard Abauzit

Publié le 11/05/2020

Mises à pied, bavures, morts collatéraux et vies épargnées : les autres chiffres du Covid-19

 

Par Loïc Le Clerc, Sébastien Bergerat (site regards.fr)

 

Depuis le début de la pandémie du coronavirus, nos vies sont rythmés par le décompte des entrées et des sorties des services de réanimation, du nombre de personnes infectées par le virus et de celui des décès. Mais il est d’autres données, moins médiatiques (et très provisoires), que voilà.

7 MISES À PIED

Qu’ils soient soignants, inspecteur du travail ou éboueur, ils n’avaient qu’une seule exigence : que chacun travaille en sécurité, avec l’équipement nécessaire, afin que la santé des travailleurs ne soient pas mise en danger par le Covid-19. Pour avoir demander cela, ils ont été mis à pied.

Le 16 avril, Anthony Smith, inspecteur du travail, a été mis à pied par le ministère du Travail, sans que l’on sache bien pourquoi. Sur le site Rapports de force, on lit : « Décidée par le ministère du Travail, cette suspension à titre conservatoire tombe le jour même où une action en justice était lancée par l’inspecteur du travail. En référé, il demandait à un juge de sommer une entreprise d’aide à la personne de protéger ses salariées des risques de propagation du Covid-19 en leur fournissant masques, surblouses et charlottes. Or les gestes barrières sont les seules préconisations, a minima, du ministère du Travail. Dans un communiqué le ministère a jugé les exigences de l’inspecteur Anthony Smith comme des "faits considérés comme fautifs". Une langue de bois qui cache mal un manque d’arguments. "Au-delà de la mise à pied, ça nous semble surtout une manière de faire un exemple et de faire régner la peur", ajoute Sabine Dauménil », syndiquée à la CGT. Une plainte a été envoyée à l’Organisation internationale du travail. 

Sur Reflets, on lit : « Laetitia P., aide-soignante au Centre hospitalier d’Hautmont (Nord), s’est vue notifier samedi 4 avril une mise à pied pour une durée de quatre mois maximum. La direction lui reproche des faits de "menaces" et d’entretenir un "climat de crainte" dans l’établissement. » Également représentante syndicale Sud Santé et déléguée au CHSCT, il lui est précisément reproché d’avoir demandé à ce que les soignants bénéficient du matériel adéquat après qu’un premier cas de Covid-19 ait été déclaré dans le centre.

Fin mars, à Toulouse, dans l’Ehpad de la Cépière, deux soignants ont été mis à pied après avoir demandé plus de protection pour le personnel. Là encore, la direction les accuse d’avoir « instiller la peur chez les soignants et les résidents », témoigne l’un d’eux à La Dépêche, où l’on lit ceci : « L’un d’eux a dû quitter son poste en plein service, escorté par la police. »

Le 26 mars, on lit dans le journal La République du Centre : « Une salariée de l’entreprise de Saint-Ay, CIRETEC, a été mise à pied, à titre conservatoire, parce qu’elle aurait demandé plus de mesures de sécurité concernant le coronavirus. La direction réfute totalement cette hypothèse. »

Dans l’enquête de Médiacités Lyon, on apprend que deux éboueurs du principal opérateur privé de collecte de déchets de la Métropole lyonnaise ont été mis à pied après s’être… serré la main. Or, selon les salariés, la direction n’a pris aucun mesure pour assurer leur protection.

7 BAVURES

C’est le recensement effectué par le site rebellyon.info, pour la seule période du du 8 au 15 avril :

  • Le 8 avril à Béziers : Mohamed, 33 ans, est mort au commissariat de Béziers vers 23h30.
  • Le 10 avril à Cambrai : deux hommes trouvent la mort après avoir voulu échapper à un contrôle de police.
  • Le 10 avril à Angoulême : Boris, 28 ans, prend la fuite après un contrôle de police. Pris de panique, il stoppe sa voiture au milieu d’un pont et saute dans l’eau. Il n’en ressortira pas vivant.
  • Le 15 avril à Rouen : un homme, âgé de 60 ans, est décédé en garde à vue.
  • Le 15 avril à la Courneuve : un jeune de 25 ans reçoit cinq balles, dont trois en pleine tête. Selon les policiers, l’individu se serait jeté sur eux et ils n’auraient eu d’autres choix que de lui tirer dessus.

À cette liste, il faut ajouter le décès d’un adolescent de 14 ans qui, fuyant un contrôle de police, a trouvé la mort au volant à Clermont-Ferrand fin avril, ainsi que celui d’un homme de 43 ans retrouvé mort dans une cellule du commissariat d’Albi.

Pour rappel, en France, il y a en moyenne un peu plus d’un mort par mois entre les mains de la police et/ou des gendarmes.

Rebellyon recense également trois faits de violences policières et rappelle que l’Association de lutte contre les violences policières a déjà enregistré sept plaintes contre les forces de l’ordre.

9000 DÉCÈS À DOMICILE LIÉS AU COVID-19

Selon MG France, syndicat des médecins généralistes, 9000 personnes seraient mortes du Covid-19 à domicile entre le 17 mars et 19 avril. De plus, selon l’Insee, le nombre des décès hors hôpital ou Ehpad a bondi de 26% début avril en France. Le nombre officiel de décès à domicile lié au Covid-19 sera connu au mois de juin, a fait savoir le ministre de la Santé Olivier Véran.

27 SOIGNANTS DÉCÉDÉS

27, ce sera le minimum, selon un décompte de l’AFP. Mais toujours aucun chiffre officiel, pas plus que l’on ne connaît le nombre de soignants admis à l’hôpital pour le Covid-19. Le 16 avril, le site medscape.com, qui publie les noms des personnels soignants décédés, décomptait 7 morts pour la France, contre 97 pour l’Italie et 85 pour les États-Unis.

45% DE CRIMES ET DÉLITS EN MOINS, 36% DE VIOLENCES INTRAFAMILIALES EN PLUS

Selon le le service statistique du ministère de l’Intérieur, depuis le 17 mars, les crimes et délits enregistrés par la police et la gendarmerie reculent en moyenne de 45%, jusqu’à -51% pour les vols sans violence. A contrario, les violences intrafamiliales ont bondi de 36% dans la zone de la préfecture de police de Paris pendant la première semaine du confinement.

+184% DES DEMANDES POUR UNE IVG TARDIVES

Sur le site Les Nouvelles News, on lit qu’un rapport du Planning familial constate « une augmentation de 330% des difficultés concernant des dysfonctionnements dans la prise en charge des personnes. [...] Au final "les femmes viennent globalement moins avorter alors qu’elles en ont toujours le même besoin" dit le rapport. [...] Autre chiffre inquiétant : sur trois semaines le numéro vert a reçu 54 demandes pour une IVG à l’étranger ou une IMG en France, contre 19 demandes en 2019, soit "une augmentation de 184% des demandes pour une interruption de grossesse au-delà de 12 semaines de grossesse." » En parallèle, selon le Fonds des Nations Unies pour la population, le confinement priverait 47 millions de femmes d’accès à la contraception, lesquelles risqueraient 7 millions de grossesses non désirées.

101 PERSONNES TUÉES EN MOINS SUR LES ROUTES

Selon les estimations de la sécurité routière, « en mars 2020 en France métropolitaine, 154 personnes sont décédées sur les routes, contre 255 en mars 2019, soit 101 personnes tuées en moins (- 39,6%) ». À noter également la baisse de plus de 40% des accidents corporels et des blessés.

50.000 MORTS COLLATÉRAUX AU ROYAUME-UNI

Outre-Manche, le professeur Karol Sikora, spécialiste du cancer, estime que l’épidémie de coronavirus pourrait entraîner 50.000 décès par cancer, faute de détection précoce, de suivi et de traitement, soit quasiment autant que les morts liées au Covid-19. En moyenne, le Royaume-Uni déplore chaque année 165.000 décès suite à un cancer, 148.000 pour la France [1]. À noter qu’en France, depuis le confinement, on constate dans certains établissements une baisse pouvant aller jusqu’à -50% du nombre de patients pour les cancers, les AVC ou les infarctus.

11.000 VIES SAUVÉES EN EUROPE GRÂCE À LA BAISSE DE LA POLLUTION

11.000 personnes « auraient dû mourir » à cause de la pollution en Europe. Confinement oblige, les émissions de CO2 ont chuté de 40% et celles de particules fines de 10%. Pour rappel, la pollution de l’air tue chaque année 400.000 personnes en Europe.

1 GARDE À VUE, SIX AUDITIONS LIBRES ET 1 VISITE À DOMICILE POUR DES BANDEROLES « MACRONAVIRUS »

Pour avoir affiché à sa fenêtre une banderole « Macronavirus, à quand la fin ? » [2], une Toulousaine a passé plusieurs heures en garde à vue, accusée d’« outrage à personne dépositaire de l’autorité publique », avant d’être relâchée. Quatre jours plus tard, six de ses colocataires sont à leur tour convoqué au commissariat, cette fois-ci pour une audition libre. L’histoire faisant grand bruit, de nombreuses personnes font de même. Un autre Toulousain recevra le week-end suivant la visite des policiers à son domicile, lui enjoignant un choix assez clair : soit il retire sa banderole, soit il vient au poste. D’autres pressions du même genre ont eu lieu un peu partout en France, concernant d’autres messages.

Loïc Le Clerc et Sébastien Bergerat

Ces données sont bien évidemment très provisoires, quand il ne s’agit pas d’estimations. Si jamais vous constatez des oublis, ou bien si vous considérez que d’autres chiffres sont révélateurs de la crise du Covid-19, n’hésitez pas à nous le signaler à cette adresse : redaction@regards.fr

Notes

[1] Source : Ligue du cancer et Cancer Research UK

[2] À noter que ce jeu de mot « Macronavirus » provient d’une Une de Charlie Hebdo.

10/05/2020

Rodez : reprise négociée de haute lutte, la CGT veut fabriquer des masques au lieu d’injecteurs pour moteurs diesels

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site lepoing.net)

 

Fin février, cette banderole a été déployée à l'entrée du site de l'usine. Pour protester contre les petites phrases d'un cabinet de stratégie industrielle en lien avec la direction, qui jugeait l'usine trop rouge à son goût ! ( Photo transmise par la CGT du site Bosch de Rodez )

Après un arrêt total de la production et des mesures de protection obtenues par la lutte des salariés, l’usine Bosch de Rodez, qui fabrique principalement des injecteurs pour moteur diesel et des bougies de préchauffage, a redémarré au début du mois d’avril. La crise du diesel, jugé écologiquement obsolète quelques années seulement après avoir été encensé, menace déjà depuis des mois ce site de production. Les salariés continuent de s’inquiéter, d’autant plus que le groupe pourrait être tenté par une politique de dumping social pour rattraper les bénéfices suspendus pendant la crise sanitaire. En parallèle, le syndicat CGT, majoritaire dans l’usine, propose au nom de l’utilité sociale une reconversion d’une partie de la production vers la fabrication de masques pour approvisionner le département de l’Aveyron. Mais la direction ne l’entend pas tout à fait de cette oreille…

Des mesures de protection sanitaire arrachées de haute lutte !

Mi-mars, la Bocsh de Rodez, premier employeur privé de l’Aveyron avec ses 1500 salariés, frémit : trois cas potentiellement positifs au Covid-19 parmi ses salariés sont déclarés !

L’intersyndicale Sud-CGT-CGC appelle à l’arrêt de la production, jusqu’à la fin de la crise sanitaire.

« L’usine cesse son activité au 17 mars, suite aux pressions syndicales et à une vague massive de salariés qui se lancent dans des débrayages et font jouer leur droit de retrait. La quasi-totalité des ouvriers y ont participé. », témoigne Yannick Angladès, délégué syndical CGT du site. « Mais dès le 25 mars, la direction a voulu faire redémarrer le site, avec des mesures clairement insuffisantes pour garantir la protection des salariés »

Selon les syndicats, des pressions gouvernementales seraient exercées pour que le site reprenne un certain niveau d’activité. Surtout, le constructeur Volvo attendrait une importante commande de bougies de préchauffage que seul le site ruthénois est capable de produire dans le monde chez le groupe Bosch. L’autre site qui en a les capacités se trouve en Inde, mais il est à l’arrêt total sur décision gouvernementale pour contrer la pandémie. Mais les ouvriers de l’Aveyron ne comptent pas être sacrifiés sur l’autel d’une production non-essentielle ! D’autant que, selon Pascal Raffanel, le délégué CFE-CGC, « beaucoup d’éléments n’ont pas été pris en compte comme les outillages utilisés en commun, qui peuvent être des vecteurs de contamination au Covid-19. »

« Nous refusions de reprendre notre poste pour une activité non prioritaire. La question aurait été différente si nous produisions des pièces pour des respirateurs médicaux comme PSA. Le seul équipement personnel que la direction prévoyait pour le personnel était un stylo, pour qu’ils puissent appuyer sur les touches d’une machine sans entrer en contact direct avec elle !”, reprend Yannick. « L’intersyndicale, avec l’appui de la médecine du travail, pointe l’insuffisance des mesures prises. Et on obtient un report de la date de reprise au premier avril, avec des mesures garantissant une certaine distanciation sociale ! »

A nouveau, les organisations syndicales jugent les mesures insuffisantes, et contraignent la direction à en prendre de nouvelles : si la revendication unanime de non-reprise avant la fin du confinement ne sera pas respectée, quand l’annonce d’un retour au turbin tombera le 4 avril, la direction aura été contrainte par la mobilisation à s’engager sur des mesures plus énergiques : le 8, lors d’un Conseil Social et Économique extraordinaire sur le site, elle dévoile disposer de stocks de masques chirurgicaux et FFP2 !

La CGT fait pression pour le maintien des salaires à 100% chez les sous-traitants !

Aujourd’hui, la production est relancée dans deux des ateliers de fabrication, pour les buses et les bougies. D’après Yannick, « sur les 1300 salariés du site, on en a entre 4 et 500 qui ont repris le travail sur place, plus 100 ou 150 qui font du travail administratif et sont en télétravail. Sur les ateliers qui ont redémarré, on a entre 30 et 40 % d’absentéisme, pour garder les gosses, ou venant de collègues qui ont des problèmes de santé trop lourds pour prendre des risques, même petits. On a obtenu une réduction provisoire du temps de travail, avec maintien des salaires complets, même pour le personnel en activité partielle. Ce qui assure la possibilité de faire tourner différentes équipes qui ne se croisent que très peu sur le site industriel. Jusqu’à la fin du mois de mai, on est passé de 8 à 6 heures de travail journalier. »

Pour la plupart des activités, les salariés disposent maintenant de masques chirurgicaux, 2 par jours, mais la direction a fait des stocks et il ne semble pas y avoir de problèmes pour en avoir en plus si besoin. Et pour les postes où le travail se fait en équipe, des masques FFP2 sont fournis ! A partir de la date de déconfinement, la semaine prochaine, les ateliers de production d’injecteurs vont être remis en marche, et petit à petit l’usine toute entière va se remettre en route.

Reste un des gros chevaux de bataille du syndicat CGT : « Les salariés des sous-traitants du site ne bénéficient pas du maintien des salaires à cent pour cent, seulement à 84 %, comme ceux du restaurant de l’usine géré par la société API Restauration.  Le syndicat a un droit de vote sur le renouvellement des contrats avec les sous-traitants, et refuse d’apporter le sien à API pour ces raisons. Il faut savoir qu’en cas de changement de sous-traitant, tous les emplois seraient maintenus. »

Des centaines d’emplois menacés, des salaires en baisse !

Le taux d’équipement en véhicules diesels en France a chuté de 73% en 2012 à 47% fin 2017. Un climat social lourd pèse au sein de l’usine Bosch de Rodez, menacée depuis des mois par la chute du marché du diesel en Europe, et l’absence de volontarisme d’un groupe peu soucieux d’éviter le dumping social. Les deux lignes de production d’injecteurs pour moteur diesel ancienne génération ont été remplacées par seulement une seule ligne de production nouvelle génération face aux nouvelles normes européennes anti-pollution. Ce qui pourrait à terme menacer des centaines d’emplois. Et de nombreux habitants de la région se sentent également très concernés par la fragilisation de ces bassins d’emploi : en avril 2019, ils étaient plus de 2000 à manifester sur Onet-le-Château en soutien aux ouvriers de la filière automobile !

« Un accord de transition a été signé entre la direction du site et les autres syndicats représentatifs, qui prévoit une absence de licenciements jusqu’à fin 2021, avec une direction qui s’engage à chercher activement des pistes de reconversion en dehors de Bosch », nous explique M. Angladès. « En échange de quoi, le coût résiduel pour l’entreprise des mises en activité partielle est partagé entre les bénéfices de la boîte et les salariés, sous forme d’augmentation du temps de travail pour le même salaire par exemple. C’est une des raisons pour laquelle la CGT a refusé de signer l’accord : les salariés font tourner l’entreprise depuis des décennies, lui permette de vivre, ce n’est pas à eux de payer, même partiellement, les déficiences de la direction en terme de stratégie industrielle ! » «Nous allons toucher 97 % du salaire, et subir la perte de l’intéressement et des primes. Sur l’année, un salarié va perdre de 1 500 à 2 000 €», ajoutait Cédric Belledent, syndicaliste à SUD, au moment de la signature de l’accord.

Par ailleurs la CGT souhaite que le site industriel reste dans le giron du groupe allemand : « les salariés y ont acquis des droits relativement avantageux par rapport à d’autres boîtes, et ce n’est pas tombé du ciel, c’est venu d’une tradition de lutte, avec des ouvriers qui ont payé de leur investissement, de la disparition de leurs salaires pendant les grèves. Or, avec la loi qui obligerait les partenaires à reprendre les salariés aux mêmes conditions de travail, ces derniers seraient protégés pendant deux ans : passé ce cap, les repreneurs seraient libres d’imposer les conditions initiales de leur entreprise. C’est donc la porte ouverte à des régressions sociales ! »Avant d’ajouter, pessimiste : « Bosch ne veut plus investir sur Rodez : ils regroupent les ateliers pour libérer des locaux. »

Un groupe de réflexion industriel incluant les syndicats a été formé à l’initiative de la direction. Avant la pandémie, le secteur de l’aéronautique était très mis en avant dans ces recherches, mais maintenant il s’est écroulé…

En plus de cette équipe dédiée en interne, le groupe allemand a mandaté le cabinet Alix Partners pour développer des pistes de diversification. Sur 812 entreprises contactées, seulement huit ont répondu avec un débouché sur des discussions actives, principalement pour des activités de sous-traitance. Un chiffre assez faible qui inquiète les syndicats, qui pensent voir se profiler un plan de départ à la retraite anticipé.

« Cela n’a rien d’extraordinaire d’évoquer cette hypothèse dans le contexte dans lequel nous sommes. Il y a eu des réflexions dans ce sens par le passé, mais je n’ai pas de commentaire à apporter à ce sujet », déclarait le dirigeant du site au journal La Tribune le 11 mars, juste avant le confinement.

Par ailleurs le syndicat du site de Rodez se greffe à des inquiétudes plus larges sur la politique industrielles française. Ces questions de politique industrielle sont vitales pour la vie sociale des classes populaires du département, et sur la question d’une large mobilisation, la CGT déclare être en lien avec le site de la Sam à Decazeville, un autre employeur important de la région, et qui voit lui aussi ses emplois menacés, entre plans sociaux avortés et redressement judiciaire.

Dans ce contexte, le syndicat s’indigne de ce que les subventions d’État aux grandes entreprises ne soient pas conditionnées, ou si peu, à une absence de dumping social. Voir suspendues à ce dumping social, appelé « effort de compétitivité » en novlangue néolibérale ! L’exemple de Renault est frappant : alors même que le constructeur automobile s’apprête à vendre des concessionnaires, sur Nîmes et Montpellier notamment, et qu’un mystérieux et inquiétant « plan d’économie » interne supplémentaire de 2 milliards d’euros était déjà à l’étude avant le confinement, le gouvernement octroie à l’entreprise une garanti sur des prêts à hauteur de 5 milliards ! Et exige en contrepartie du groupe encore plus de ces fameux « efforts de compétitivité », demandant au groupe qu’il n’ait pas de tabous en matière de restructurations

La CGT estime que les prêts perçus par Renault avec garanties de l’État pendant la crise de 2008-2009 ont « servis à financer des délocalisations. »Encore en 2019, le groupe délocalisait la production de la nouvelle Clio en Turquie et en Slovénie, provoquant l’inquiétude des 4500 salariés du site Renault Flins dans les Yvelines !

Pour Yannick Angladès, « il serait révoltant que, d’une manière ou d’une autre, l’argent public tiré des poches du contribuable serve encore une fois à baisser ce qu’ils appellent le coût du travail, c’est-à-dire nos salaires ! Et pour le moment, aucune garantie de l’État dans ce sens, le discours ambiant est même très inquiétant ! »

« En attendant », poursuit le syndicaliste, « le déclin du site est enclenché face à cette absence de garanties de la direction : on perd en moyenne une centaine de salariés par an, les plus prévoyants, les plus angoissés ou les moins protégés cherchent à se caser ailleurs ! » Les effectifs sont passés de 2 300 salariés à 1 500 en quelques années.

« Les bouseux trop payés vous saluent »

Le 27 février dernier a eu lieu à l’usine Bosch le Comité Social et Economique qui rassemblait autour de la table représentants du personnels et direction. A cette occasion, ont été présentés les travaux d’audit réalisés par le Cabinet Alix Partners dont le but serait de trouver des partenaires industriels pour s’implanter sur le site de Bosch. Le problème pointé par le cabinet ? Le positionnement géographique de l’usine et ses « difficultés d’accès », des salaires « trop élevés » et surtout un « climat social trop intense », l’usine de Rodez est trop rouge ». Des propos qui font bondir le syndicat…

« Pour la CGT, ces propos sont inqualifiables, depuis les années 60 une multinationale comme Bosch est implantée ici et nous avons lors de ces décennies livré le monde entier sans que cela ne pose le moindre problème. Dire que nos salaires sont élevés sans mettre en parallèle que nous travaillons dans un groupe qui dégage des milliards de bénéfices, c’est honteux… », commente Yannick Angladès. Le syndicaliste tient à évoquer la mobilisation qui s’en suivra, signe selon lui de la même combativité sociale qui a valu aux salariés leurs conquis sociaux, et des conditions de reprise après le pic de l’épidémie à peu près décentes : « Le lendemain matin, entre 100 et 200 personnes étaient rassemblées devant le site pour disposer des bottes de paille sur les places de stationnement réservées à la direction et leur faire une  haie de déshonneur en signe de protestation, avant le début d’un autre comité qui a eu lieu à 10h pour discuter des prévisions des volumes des productions pour les deux ans à venir. Avec cette banderole accrochée pour clamer notre sentiment, « Les bouseux trop payés vous saluent ! » » Comme un écho aux déclarations de Benjamin Griveaux sur « la France qui fume des clopes et roule au diesel », juste avant le début de la mobilisation des gilets jaunes…

La CGT propose de produire des masques

Quoi qu’il en soit, la CGT se pose aussi en force de proposition : « Au vu des manques de notre société, éclairés par la crise du coronavirus, le syndicat va essayer d’appuyer dans les prochains mois des projets de reconversion industrielle dans la fabrication locale de matériel médical. », assène Yannick.

De manière plus immédiate, proposition est faite à la direction, par la même CGT, d’ouvrir des chaînes de production de masques homologués, pour relancer l’activité d’une manière utile et solidaire.

«  La direction a proposé de monter deux postes dédiés à la fabrication de masques chirurgicaux pour fournir les salariés de l’usine, initialement pour une production prévue de 6000 masques par tranche de 24 heures. », nous explique M. Angladès. « Mais cet objectif a été revu à la baisse, avec un seul poste produisant 2000 masques seulement par jour, pendant 6 semaines. L’argumentation de la direction : en Allemagne il existe des chaînes de production qui en produisent au total 120 000 par jour, de quoi subvenir aux besoins des salariés du groupe en Europe. Alors nous on demande à ce qu’au moins une de ces chaînes soit déplacée dans l’Aveyron, pour répondre à la fois à la crise que connaît l’industrie de diesel et qui menace à moyen terme nos emplois, et à la crise sanitaire. On pourrait produire des masques également pour les personnels soignants et les employés du secteur social du département. La direction ne veut pas se lancer là-dedans, parce qu’il y a une faible plus-value commerciale sur cette production, et ils n’ont pas l’air très sensibles à l’argument de l’utilité sociale ! De plus, faire sortir les masques de la boîte obligerait à les produire homologués, ce qui n’est pas le cas actuellement, et ça représente un coût supplémentaire, moins de bénéfices pour la direction. »

Et comme le gouvernement dit avoir pris la mesure de la nécessaire relocalisation de certaines activités, la CGT prend le ministre de l’Économie Bruno Le Maire au mot et lui propose de contraindre Bosch a relocaliser l’emploi en France. Une double proposition qui paraît hautement raisonnable, alors que beaucoup des manques auxquels le France a dû faire face pendant cette crise son liés à l’extrême division internationale du travail, et au blocage des chaînes de production et d’exportation par les nécessaires mesures sanitaires prises par les États, en Asie du Sud-Est notamment…

La CGT de l’usine ruthénoise en profite pour dérouler quelques une de ses revendications. Au travers des aides étatiques, donc de l’argent public,  favoriser le maintien des emplois qui existent dans l’industrie aveyronnaise, tout en inscrivant dans la transition écologique les motorisations du futur. 

La lettre se termine par une proposition de réduction du temps de travail pour mieux partager l’emploi, une vieille revendication du syndicat, et qui se veut aussi réponse profitable aux salariés à la crise de l’activité industrielle sur le site…

Publié le 09/05/2020

La reprise du travail : une autre bombe sanitaire ?

 

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

 

Alors que tous les regards se portent sur les risques d’une réouverture des écoles, la reprise de l’activité économique a tendance à passer en dessous des radars. Pourtant, des millions de salariés vont utiliser les transports en commun et les équipements individuels de protection font encore défaut. Professionnels de la santé au travail et fonctionnaires chargés du contrôle dans les entreprises s’inquiètent de cette reprise, malgré la publication d’un Protocole de déconfinement pour les entreprises.

 

Combien de millions de salariés vont-ils retourner sur leur lieu de travail à partir du 11 mai ? Dans quelles conditions de sécurité ? Avec quel impact sur la circulation du Covid-19 ? Ce sont quelques-uns des enjeux, mais aussi des inconnues du déconfinement. « À ce stade, nous ne sommes pas en mesure d’avoir ces éléments chiffrés », admet le ministère du Travail. Pourtant, sans connaître le nombre de salariés concernés par la reprise de l’activité économique, pas de réelle évaluation possible de l’impact sanitaire d’un retour sur les lieux de travail. Selon qu’ils seront 5, 10 ou 15 millions, le nombre de points de contact en sera profondément modifié.

« Dans mon secteur, je n’ai pas vu d’entreprises qui disent qu’elles ne reprendront pas », explique Camille Planchenault. L’inspecteur du travail et délégué syndical Sud-Travail s’attend à voir repartir près de 70 % de l’activité économique du pays : « les chantiers reprennent, les services et l’industrie aussi ». Même constat pour Jean-Michel Sterdyniak : « dans le bâtiment, il est prévu que le travail reprenne progressivement le 11 mai. Je pense qu’il y aura une période d’observation. Les salariés et les employeurs vont essayer de voir comment cela se passe ». Le médecin du travail et président du syndicat national des professionnels de santé au travail imagine cependant qu’un tiers des salariés du BTP pourraient reprendre le travail, dès le 11 mai.

Rien de surprenant à ce que la plupart des entreprises tentent de redémarrer leur activité. Le gouvernement comme le patronat défendent ardemment cette option. « Nous devons retourner au travail », indiquait Bruno Le Maire le 29 avril. « Maintenant, ce qui compte, c’est recréer de la richesse », affirmait en écho le lendemain Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef. Une volonté également affichée à de nombreuses reprises par Muriel Pénicaud. La ministre du Travail n’a d’ailleurs pas attendu la perspective d’un déconfinement le 11 mai pour inciter à une reprise de l’activité économique. Début avril, elle vilipendait la fermeture des chantiers par le patronat du BTP qu’elle accusait de défaitisme.

 

Plus de 75 % des salariés ne télétravailleront pas

 

Le gouvernement a beau inciter les entreprises à faire un usage massif du télétravail, l’enjeu d’une reprise d’activité est d’abord un enjeu en présentiel, surtout pour les ouvriers et employés. Depuis le 17 mars, le travail à distance n’a en effet concerné que 25 % des salariés selon les données de la DARES, majoritairement des cadres. Soit environ 5 millions de personnes aux dires de la ministre du Travail. À la fois beaucoup, et en même temps peu, ramenés aux 26 millions de personnes pourvues d’un emploi en France. Sans oublier les chômeurs pouvant être amenés à chercher plus activement du travail à partir du 11 mai.

Et encore, le nombre de 5 millions de télétravailleurs devrait décroître. Même en région parisienne où la circulation du Covid-19 est très importante, une charte entre les collectivités locales et les organisations patronales envisage qu’une partie des salariés en télétravail retrouve le chemin des bureaux. Le 11 mai, leur nombre serait limité à ceux n’utilisant pas les transports en commun ou à qui l’isolement pèserait trop. Mais dès le 18 mai, 10 % d’entre eux pourraient reprendre une activité en présentiel, puis 20 % ensuite. Sur le reste du territoire, pas de charte à notre connaissance. Et ce, malgré son caractère pourtant non contraignant, et n’exposant à aucune sanction en cas de non-respect.

 

Des transports à hauts risques

 

Même si la région parisienne réussit à éviter un retour dans les transports de celles et ceux qui ont télétravaillé pendant le confinement, la question des trajets domicile-travail est loin d’être résolue à Paris comme dans les grandes villes. « La question des transports partout où il y a des métros est une question qui n’a pas été résolue », prévient le docteur Jean-Michel Sterdyniak. Une étude du Massachusetts Institute of Technology pointe effectivement le rôle du métro dans la propagation de la maladie dans la ville de New York. « Imaginer une reprise d’activité étendue, c’est exposer un grand nombre de travailleurs d’abord dans les transports et ensuite dans leur lieu de travail » critique le Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST).

Dans la capitale, la RAPT a annoncé le 24 avril qu’elle passerait de 30 à 70 % de ses capacités le 11 mai pour accueillir 8 millions de voyageurs au lieu de 12 en temps normal, tout en précisant qu’en cas d’obligation de distanciation physique ce chiffre pourrait être ramené à 2 millions. De son côté, la SNCF se concentre sur les liaisons de proximité et annonce 50 à 60 % de son trafic au 11 mai avec une place sur deux condamnées pour respecter une distanciation physique. Soit potentiellement la prise en charge de près d’un quart des 5 millions de voyageurs jour qu’elle enregistre habituellement.

L’inquiétude monte à propos de la probable grande affluence dans les transports à partir du 11 mai, et des risques qu’elle implique. Et ce même chez les patrons des entreprises de transport. Ceux de la SNCF, de la RATP, de Keolis et de Transdev ont écrit le 30 avril au Premier ministre, selon les informations du journal Le Monde, pour l’alerter d’une impossibilité à faire respecter les mesures de distanciations physiques. Autre problème : des syndicalistes de ces entreprises dénoncent des désinfections loin d’être systématiques et généralisées.

 

Un protocole plutôt qu’une ordonnance pour déconfiner

 

Pour ce qui relève des conditions de reprise sur les lieux de travail, le ministère du Travail a édité dimanche 3 mai un Protocole national de déconfinement. Celui-ci vient compléter 48 fiches de recommandation par métiers publiées au cours du mois précédent. Le protocole donne un mode d’emploi et fixe des obligations à chaque entreprise pour organiser son déconfinement. Il rappelle que le télétravail « doit être la règle chaque fois qu’il peut être mis en œuvre » pour éviter les risques d’exposition au virus. Lorsqu’il n’est pas possible, ce qui est finalement le cas dans la majorité des situations de travail, les entreprises doivent évaluer les risques et privilégier les mesures de protection collectives sur les équipements de protection individuels.

La liste des dispositions à prendre est conséquente. Par exemple : organiser des horaires décalés et limiter le nombre de personnes présentes en respectant un mètre entre chaque personne, soit 4 m2 par salariés, même si certains pays européens préconisent une distance supérieure. Les gestes barrières (lavage des mains, tousser dans son coude, etc.) sont rappelés comme restant la base de la doctrine du gouvernement en matière de lutte contre le virus. Y sont ajoutés diverses mesures comme l’aération toutes les trois heures des pièces fermées, la désinfection régulière des surfaces ou encore des recommandations pour les salariés suspectés d’être malades.

Mais comment comprendre que le télétravail doit être la norme, et qu’en même temps, une charte soit négociée entre le patronat et les collectivités en région parisienne pour ce même télétravail ? « Ce [le protocole – NDLR] n’est pas du droit. Si une entreprise ne respectait pas les 4 m², au final, il n’y aurait pas de sanction. Cela pourrait appuyer un référé devant un tribunal d’un salarié, mais ce n’est pas une infraction », s’agace Camille Planchenault, notre inspecteur du travail du syndicat SUD. Une interprétation à laquelle souscrit son collègue Julien Boeldieu de la CGT : « Le ministère présente des recommandations au lieu de rappeler quels sont les textes applicables, les sanctions encourues par les employeurs, et rappeler les droits des salariés ». Pour tous les deux : une sorte de « soft law », à la place du cadre contraignant du Code du travail en matière d’obligations des employeurs vis-à-vis de la santé de leurs salariés. Et clairement « un vieux rêve libéral d’avoir des normes à la place des réglementations » selon Camille Planchenault.

 

Hors de contrôle

 

« Il n’y aura pas des masques et du savon ou du gel hydroalcoolique partout. La distanciation physique n’est pas toujours possible », s’alarmait le Syndicat national des professionnels de la santé au travail le 30 avril. Pour les masques, il n’y en aura pas du tout, en tout cas des FFP2 ou chirurgicaux, toujours réservés aux professionnels de santé dans le protocole de déconfinement des entreprises édité dimanche. Seuls des « masques alternatifs » pourront être utilisés. « Ces masques n’ont pas été testés, il n’y a pas de norme. Si c’est mieux que rien, nous sommes très loin d’une protection pour les gens qui les portent » ne décolère pas le docteur Sterdyniak pour qui cette mesure n’est dictée que par la pénurie. Autre problème avec ce protocole pour le médecin du travail : « le ministère du Travail n’a prévu aucun contrôle de la réalité des mesures en entreprise ». Un rôle qui ne rentre pas dans ses attributions.

Alors, qui pour vérifier ? Les salariés ? « C’est très compliqué quand on est dans une petite entreprise de dire à son patron que les mesures ne sont pas respectées » objecte Julien Boeldieu, le secrétaire général du syndicat CGT au ministère du Travail. Alors, un représentant du personnel peut-être ? « Il n’y en a pas partout. La majorité des entreprises n’ont pas de représentant du personnel, car elles n’y sont pas assujetties » explique-t-il. Et même dans celles où il y en a, leurs moyens ont été drastiquement diminués avec la mise en place du Comité social et économique (CSE).

Que reste-t-il ? Normalement, l’inspection du travail ! Elle dont 50 % des observations portent en temps normal sur la santé et la sécurité au travail, déjà mal respectés par bien des employeurs. « Les consignes sont de ne pas trop aller chercher la petite bête auprès des employeurs pour ne pas freiner la relance de l’activité. On nous dit que notre rôle est de contribuer au soutien de l’activité économique », se désole Julien Boeldieu. Cerise sur le gâteau, alors que le gouvernement s’est bien gardé de rappeler les droits des salariés en matière de santé au travail, celui-ci aurait une oreille plus attentives aux demandes du patronat d’adapter le cadre de leur responsabilité pénale sur le sujet. Le 30 avril, les présidents du Medef, de la CPME et de l’U2P ont écrit une lettre commune au ministère du Travail en ce sens.

Publié le 08/05/2020

La banque centrale et ses enfants

 

Un ordre européen, sentant sa fin prochaine,
fit venir ses enfants, leur parla en dessins :
Travaillez, prenez de la peine, c’est le fonds qui manque le moins.

 

par Sandra Lucbert, (siteblog.mondediplo.net)

 

Il y a des dessins,
dans les articles du Monde ou bien du Figaro.
Il y a des décodeurs dans les journaux et puis à télé, c’est simple et puis c’est gai
 ; tout le monde est bien gentil,
en démocratie.

On va tout vous expliquer pourquoi on fait comme ça,
Pourquoi on ne va pas changer les règles européennes.
Et vous n’aurez plus peur.

On va vous faire un dessin, c’est d’accord ? Ça va pas trop vite ? Un dessin tout mignon, des institutions-bonhommes, des cubes drôlement sympas qui ont des attributs
Minimaux.
Une bouche contente ou pas, parfois une main — pour prendre ou donner de l’argent, prendre ou donner
des conseils, des notations.

Vous voyez, on a des artistes qui nous fournissent ces contenus solidaires en free lance
Pour vous expliquer pourquoi on ne va rien changer
Du tout.
«
 Dessine-moi l’éco », ça s’appelle.

Sur Youtube et Radio France aussi, on a mis des contenus pour la Nation apprenante
La Nation apprenante c’est vous, parce que vous apprenez tous les jours tous les jours,
Et nous, on vous explique tout tout tout,
Bien patiemment, en vidéo. Que ce soit plus marrant, d’apprendre ce qui ne peut être changé.

La vie c’est bien compliqué. Maman Lagarde, même si elle voulait, elle pourrait pas changer la vie. Maman Lagarde, elle peut pas aggraver la situation en nous laissant dépenser de l’argent.
C’est comme pour la circulation : vous, les enfants, vous avez envie de vous retrouver pour chahuter et faire des pâtés. Le virus, vous en avez marre. Alors on vous met un détecteur dans le téléphone et comme ça, on vous empêche d’aider le virus.
Pour la dette publique, c’est pareil : on va vous aider à vous protéger, on va tout vous expliquer.
Et vous n’aurez plus peur.

On va tout vous dire pourquoi face au virus il faut se serrer les coudes sans se toucher,
Mettre des masques même si on n’en a pas.
On va tout vous décrypter pourquoi les dépenses publiques il n’en faut pas, justement parce qu’il y a un virus méchant. Ce serait très très grave, les enfants, si on annulait les dettes, très très grave.
Vous comprenez
 ? Non, justement, mais on est là pour ça :
Pour vous expliquer.
C’est pour ça que maman Lagarde elle dit : on ne va pas racheter les dettes. Parce que c’est très dangereux. Et puis Bruno Le Maire aussi, il le dit, notre ministre des finances.

Il y a des questions très très compliquées dans la vie politique, les enfants, des qui font mal à la tête des enfants. Et puis il y a des choses très simples : des dangers, et comment s’en protéger. Ce qu’il y a quand on est parent c’est qu’on doit expliquer aux enfants comment elles sont,
ces choses de la vie qu’on ne peut pas changer.
C’est comme : si tu touches la flamme, tu te brûles et tu pleures
 ; si tu mets les doigts dans la porte, tu risques de te faire pincer très fort. C’est la vie expliquée aux enfants.
Il y a des dangers, plein de dangers. Qui pincent très très fort les enfants.
Mais les enfants, ils sont petits : les dangers, ils les voient pas, ils sont trop bas,
dans la société,
et trop fragiles aussi. La dette, c’est un grand danger qui pince très fort. Une fois brûlés, les enfants, ce sera trop tard pour pleurer.
Vous comprenez
 ? Il faut faire confiance aux grands.

Alors on va tout vous raconter toute l’histoire de la grosse banque.

C’est l’histoire de la grosse banque qui est là pour nous protéger de la dette.
Une grosse banque si grosse qu’on dit Banque Centrale Européenne : BCE. C’est elle qui fait la monnaie.
Aujourd’hui elle est indépendante, la BCE. C’est Maman qui la dirige.

Avant c’était pas comme ça, c’était pas bien avant, la banque centrale, elle dépendait de la France.
Sur le dessin qui bouge, regardez comme c’était pas bien, et comme c’est mieux maintenant :

D’abord on dessine la France et puis une route entre elle et la banque centrale, qui lui crée de la monnaie,
à la France.

Mais la grosse banque liée à la France, comme ça : qu’est-ce qui lui arrivait ? Il lui arrivait qu’elle dépendait de la France.
Et la France, elle était déjà pleine d’enfants agités comme vous. Du coup la grosse banque, avant, elle dépendait des politiciens qui veulent toujours vous gâter, les enfants agités, pour être élus, et qui dépensent dépensent dépensent et s’en fichent des autres.
Ça fait de l’inflation, ça va pas : avec l’inflation on se fait écraser par les prix des choses et puis les gens qui ont des choses plein de choses, eh bien, leurs choses elles valent plus rien, avec l’inflation. Alors ça va pas.

Donc dans l’animation, comme vous voyez, on efface la route entre la grosse banque et la France — qui est remplacée par l’Europe. Et la grosse banque elle s’appelle alors BCE ; elle, elle est indépendante, comme vous quand vous serez grands.
Elle est indépendante, ça veut dire qu’elle ne dépend plus de la France.
Ça veut dire qu’elle a changé d’amis, la grosse banque,
Maintenant elle joue avec les marchés financiers.

Les marchés financiers, eux c’est des grands ; pour eux, c’est fini les bêtises.

La France, elle, elle fait encore plein de bêtises.
Elle dépense elle dépense elle dépense.

Les marchés financiers, ils le savent : quand ils lui prêtent des billes, à la France, elle perd tout dans les parties. Elle est jamais concentrée, elle a plein d’émotions.
Et les marchés financiers, ils retrouvent pas leurs billes.
Alors ils lui disent : ma vieille, t’apprends à viser, sinon jt’en prête plus
 !
Et là, la France, elle peut plus jouer avec personne. Elle est bien embêtée.

La grosse banque, elle aussi elle est sage. C’est pour ça qu’elle quitte plus les marchés financiers. Ils se comprennent. Parce qu’avant d’être indépendante, c’était elle, la grosse banque, qui prêtait les billes. Elle en avait marre de la France.
Maintenant, avec les marchés financiers, les deux ensemble, ils disent à la France : ça suffit, tu vas un peu apprendre à les compter, tes billes. Sinon tu joues plus.

Toutes ces billes qu’elle a perdues, la France, c’est son déficit.
Et tout ce qu’il a fallu lui prêter, c’est sa dette.

Vous comprenez, les enfants, pourquoi c’est grave très grave, si on emprunte juste parce qu’on a peur ?
On pourra plus jouer avec personne. Vous ne voulez pas ça, les enfants : être tout seuls au fond de la cour
 ?

Voilà : la banque centrale, elle est indépendante, on ne peut pas la rendre aux petits enfants qui font des bêtises,
et c’est Maman qui la dirige,
Car elle sait mieux que vous les enfants,
Elle sait
Que ce sera terrible, après le virus, si la dette a explosé. Là on sera tout seuls et toute la cour ils parleront sur nous, ils riront, ils seront tous amis pas avec vous, vous voyez
 ?

Vous avez bien compris ? En démocratie, on fait ce qui doit être fait mais on explique tout bien pourquoi.

Même le président il vous parle bien gentiment pour tout vous expliquer.
Que vous n’ayez plus peur. Tous ensemble, on va tout vous expliquer pourquoi face au virus, il faut que vous renonciez à vos droits
les plus fondamentaux : vivre c’est une chance, si on compare avec les autres pays où ils ont moins de chance,
et meurent beaucoup beaucoup beaucoup.

Alors les grosses colères et les gros chagrins, c’est fini ; c’est l’heure
De faire ses devoirs.
Allez, les enfants, maintenant, on retourne travailler.

 

Sandra Lucbert

Auteure de littérature, actuellement en résidence au Cneai avec le soutien de la résidence Ile de France (voir ici).

Publié le 07/05/2020

 

POUR CONSTRUIRE UN MONDE NOUVEAU,

RETROUVER LES CHEMINS DE L’ESPOIR .

(Par OLIVIER GEBUHRER et PASCAL LEDERER)

* Nous sommes communistes et nous le disons : nous sommes inquiets. Ce qui suit se veut une incitation à la réflexion.  Nous ne voulons pas de la réédition d’un scénario catastrophe. Les luttes sociales, écologistes , féministes  sont indispensables. A elles seules, aussi importantes qu’elles puissent être pour la construction de la conscience collective, elles ne conduiront pas à créer l’alternative nécessaire. Nous ne voulons ni d’un gourou ni d’une promenade en solitaire. La réinvention nécessaire des partis politiques n’a pour nous rien en commun avec une dissolution dans une méta organisation aux contours fumeux. Si ce qui suit est entendu comme la contribution politique de militants qui n’ont rien abandonné mais qui « avouent avoir vécu », nous aurons atteint notre but. [1] 

I

1)L’angoisse, les tensions de tout ordre du confinement, vont progressivement laisser place aux hommages publics, à l’expression des souffrances liées à la perte d’êtres chers, au travail de deuil et aussi à l’espoir de la renaissance à la vie de notre pays. Ce moment devra être respecté.[2] 

  2) Pendant la période terrible qui a frappé toute l’humanité, à  divers degrés, tous les peuples du monde auront fait la cruelle expérience de la logique du profit contre l’humain. Elle provoque drames, conflits meurtriers et catastrophes impliquant des souffrances de tout ordre. Elle se montre incapable de répondre aux défis nouveaux qui décident de l’avenir de l’humanité comme de la planète.

Le coronavirus n’est pas la cause de la crise de civilisation dont nous sommes témoins, il en est, avec la crise climatique, l’un des révélateurs. [3] 

3) Aujourd’hui, toutes les attentions, les colères légitimes sont focalisées sur les systèmes de santé au sein desquels la France, malgré les coups portés depuis trois décennies se montre malgré tout capable de résister grâce au dévouement, à l’héroïsme de nos personnels soignants et au maintien des missions de service public. On redécouvre ainsi l’indispensable nécessité d’un service public de santé, échappant aux lois du marché, englobant toutes les dimensions y inclus celles liées au médicament.

4) Le droit à la santé, comme d’autres droits nouveaux devront être proclamés « biens communs de l’Humanité »[4]  et trouver leur traduction institutionnelle (droit à l’éducation, à la culture, à un environnement sain, au sport, droits nouveaux d’intervention, d’organisation professionnelle et syndicale….) .

5) Dans tous les secteurs d’activité vitaux, le rôle des femmes s’est montré crucial. Préparer demain suppose une reconnaissance nationale complète de leur rôle dans une société où l’humain doit primer. 

Mais si la focalisation actuelle sur les aspects sanitaires est compréhensible elle ne saurait dissimuler le fait que c’est l’ensemble des constituants d’une civilisation qui est convoqué.

Cette épreuve s’appuie sur plusieurs dimensions entrelacées : sanitaire, écologique, sociale, internationale.

6) La gouvernance mondiale devra être revisitée profondément à partir de ces dimensions. En particulier, l’ONU comme toutes les organisations mondiales qui en dépendent, devra être mise en mesure d’effectuer des missions trop longtemps tombées en déshérence. Ses résolutions, notamment celles qui sont relatives au respect des droits fondamentaux des peuples du monde, devront être mises en œuvre sans délai et l’ONU doit en recouvrer tous les moyens. Notre pays a le devoir impératif de s’y impliquer.

7) Les engagements planétaires relatifs aux mesures visant à préserver l’humanité de la catastrophe climatique devront être renforcés et mis en œuvre avec détermination, contrôle démocratique et évaluations régulières sans préjuger d’autres mesures importantes qui pourraient à la fois voir le jour et correspondre à des exigences majoritaires.  

8) Tirer toutes les leçons de la pandémie s’impose à tous et à toutes. C’est particulièrement le cas des dirigeants de l’Union Européenne et c’est évidemment celui de ceux de notre pays. Certaines déclarations, dont celles de Emmanuel Macron, semblent aller dans ce sens. Comment nos compatriotes pourraient -ils y être insensibles ? Des déclarations de cette nature ont toutefois vu le jour dans un passé récent sans que les actes ne suivent ….

 Nous sommes lucides : à nouveau, les voix des plus acharnées à détruire les fondements des services publics, à renforcer les pouvoirs sans partage des banques et des compagnies d’assurance sur notre vie, à détruire l’environnement, à préserver coûte que coûte profits des actionnaires et flux financiers spéculatifs, se font entendre quotidiennement : telle est l’expression des premiers responsables.  Leurs propos, jusqu’à ceux entendus aux Etats Unis d’Amérique, à la limite de la monstruosité, s’acharnent à préparer l’opinion à des cures nouvelles et dévastatrices d’une austérité sans fin. En France, ces dispositions ne peuvent que s’accompagner d’autoritarisme renforcé, d’atteintes profondes aux droits et libertés fondamentales, de xénophobie, de discriminations sociales et racistes.  Nous n'en doutons pas :   le pouvoir actuel cherche les moyens d’un renouvellement de son mandat acquis déjà une première fois dans des circonstances exceptionnelles, mettant en pleine lumière les terribles effets de l’absence d’alternative à gauche. [5]

1) Nous l’affirmons : on ne construira pas un monde réellement nouveau[6]  en se pliant aux exigences des forces « qui n’ont rien compris et rien appris ».

2) Le rôle de la BCE doit être le financement direct des Etats et non du système bancaire. Les traités de libre-échange, tel le CETA doivent être dénoncés. Les règles d’airain des traités européens, particulièrement celles qui prétendent régir l’endettement public, la concurrence, le commerce, d’autre part le rôle du FMI et de la Banque Mondiale devront être profondément modifiés pour répondre aux immenses besoins des populations. L’annulation de la dette publique en Afrique notamment est une exigence immédiate.[7] 

3) Evoquer le rôle central des services publics ne suffit pas. Les considérer comme une charge, un coût, et les réduire à une fonction régalienne est l’antipode de la réponse indispensable à la crise dont le système de santé, après bien d’autres et avec d’autres, a été le révélateur.

 Ils doivent être les moteurs comme les garants de l’intérêt commun. Ils doivent garantir le statut des personnels qui les servent, en en faisant des citoyennes et citoyens à part entière disposant des droits nécessaires à l’accomplissement de leurs missions, sans subordination à la raison d’Etat. Ils doivent disposer des moyens stables et récurrents d’assurer la totalité de leurs missions.

4) Pour les forces de progrès, les forces de gauche, les forces qui se réclament d’une transformation sociale au service de l’Humain, le défi est historique.

Aucune de ces forces ne peut imaginer être seule en mesure d’assurer l’alternative politique dont le besoin se fera sentir de façon aiguë.  Aucune de ces forces ne peut prétendre, seule, à disposer des solutions à mettre en œuvre pour ouvrir à nouveau la perspective des « Jours heureux ». Mais toutes peuvent et doivent y contribuer. Ensemble. [8] 

5) Même alors qu’elles y seraient prêtes, et cela urge, même alors qu’elles seraient disposées à abandonner les querelles byzantines, les chapelles et les egos, leur mise en commun nécessaire, essentielle, n’y suffira pas.

6) Tout nous semble imposer de créer les conditions d’une puissante vague d’initiative populaire et démocratique. Tout nous semble imposer que nos compatriotes trouvent, dès le « jour d’après », les lieux de confrontation, de contribution, de décisions qui jusque-là dans toutes les expériences antérieures ont fait si cruellement défaut. Investir tous les lieux de communication permis par les moyens numériques s’impose. Ils ne sauraient remplacer les échanges directs ni faire oublier la fracture numérique qui prive nombre de nos compatriotes des couches les plus populaires d’expression individuelle et collective. [9] 

 7 ) « S’unir, s’exprimer, confronter pour construire du commun » doit devenir impératif pour toutes et tous.

8) Que faire ? Que proposer qui ne soit pas la réédition cocasse et tragique d’un passé fût-il glorieux ? Que dire de nouveau qui ne soit pas la source de nouveaux échecs, de nouvelles illusions et désillusions ?

 Personne ne part de rien. Etudier mieux ce qui a été la caractéristique de grands moments ou d’initiatives malheureuses est, nous semble-t-il, la première des exigences. Il ne manque pas d’expressions pour se référer au CNR à titre d’exemple. Sachons distinguer le contenu de l’étiquette. La droite politique et les forces qu’elle représente sortaient de l’Occupation affaiblies ou discréditées. Les éléments d’un courant de droite sociale s’étaient affermis dans la Résistance à l’occupant nazi. L’idée d’une reconstruction nationale était très largement majoritaire.  L’idée d’une « voie française au socialisme » s’était manifestée par un éditorial fracassant au Times. Aucune de ces caractéristiques ne se retrouve dans la situation actuelle où la dimension nationale est indissolublement liée aux aspects mondiaux et européens et où le courant social de la droite politique en France n’existe plus qu’à l’état de trace. Les dangers qui menacent l’existence même de l’Humanité comportent celui que représentent les forces de l’obscurité fasciste qui relèvent la tête, mais ce qui domine c’est la menace de l’anéantissement nucléaire et celle de la catastrophe climatique. Le désarmement nucléaire global est à l’ordre du jour comme l’est la réduction drastique des émissions de gaz à effets de serre. [10]   

 9) Si, comme nous l’avons dit, tout nous semble imposer de créer les conditions d’une puissante vague d’initiative populaire et démocratique et donc d’en créer les lieux d’expression, de confrontation et de décision dans la plus grande variété possible, comment les concevoir ?

10) Nous pensons devoir aller au-delà de souhaits vagues et formuler quelques principes directeurs. 

 11) Dans ces lieux nouveaux, les militantes et militants organisés s’y exprimeraient avec la volonté d’accepter les conditions du débat public démocratique. Importantes, leurs contributions ne sauraient revêtir par avance aucune autorité de principe. Partout, la règle reconnue et acceptée devrait être l’autorité de l’argument, l’expression d’une volonté largement majoritaire. [11] 

12) Les courants et sensibilités qui aspirent à des transformations profondes du système social, économique, politique, ont, ensemble des points communs et des différences, voire des désaccords. Les premiers ne sont pas plus importants que les seconds. Leur nature n’est pas la même. La diversité des approches ne crée pas par elle-même une dynamique populaire nouvelle, son moteur est constitué du travail respectueux de cette diversité.[12] 

13)   Il nous semble, dans cet esprit, que toutes les forces disponibles, associatives  syndicales, politiques devraient être convoquées : collectivités territoriales de gauche et écologistes, élus de gauche et écologistes départementaux et régionaux pourraient mettre locaux et moyens à disposition de ces lieux citoyens nouveaux, y apporter leur expérience en tant que de besoin. [13] 

14) Ne serait-il pas, dans ce même esprit, envisageable de constituer au niveau national, un Conseil National citoyen – ou toute autre forme assurant les mêmes missions – comportant à la fois, dans des proportions à déterminer, forces politiques, associatives, forces de l’économie sociale et solidaire, féministes, et syndicales d’une part, citoyen(nes)s non organisé(es)s de l’autre ? [14] 

15) Cette structure nationale ne se substituerait pas aux formations politiques existantes, qui gardent leur personnalité propre et leur capacité d’initiatives.

16) Les débats du Conseil National CITOYEN doivent être publics, avec pouvoir d’animation locale. Il devra avoir pour première tâche de stimuler, collecter et diffuser les expressions populaires locales avec le souci majeur d’ateliers législatifs, c’est-à-dire l’écriture des fondements de textes à vocation législative.[15] 

Fédérer, impulser, rassembler, telle devrait être sa mission à l’antipode d’enjeux de pouvoir. 

17)Au vu d’expériences passées, la constitution du Collège citoyen revêt une importance toute particulière. Votation citoyenne à partir des lieux locaux, désignation par les assemblées citoyennes régionales, tirage au sort …, toutes les modalités peuvent être envisagées si prévaut l’expression majoritaire de la volonté de s’impliquer dans le travail commun.[16] 

De telles initiatives seraient, à notre sens, en mesure, de façon offensive, de battre en brèche le scénario catastrophe mûrement réfléchi visant à sauver les ressorts d’un système, le capitalisme, qui moins que jamais ne peut prétendre assurer un avenir pour les humains et la planète. Nous vous convions à y réfléchir avec nous.

Commentaires de Pierre Bachman. Le 1er mai 2020.

D’accord avec l’esprit et le souci du texte d’Olivier et de Pascal : il s’agit d’inventer vite du neuf et de créer du mouvement dans les idées, dans les actes et dans les actions. Il y a des basculements idéologiques à engager, organiser et gagner. Mais il y a aussi quelques écueils à éviter :

  • Éviter « l’entre soi » des militants « avertis »[17]  qui ont déjà l’habitude de se rencontrer, d’échanger, de se confronter sans pouvoir, trop souvent, aller au-delà. Cet « entre soi » est très souvent protestataire ce qui construit une « bonne conscience » qui reste enfermée dans le terrain de jeu capitaliste. Cette « bonne conscience » n’est pas « conscience » de ce qu’il convient de faire, mais un piège incapacitant qui permet de moins en moins d’atteindre des masses critiques d’idées et d’action[18]  permettant la moindre victoire.
  • Ce dépassement est un effort stratégique à réaliser si l’on ne veut pas rééditer les échecs antérieurs comme ceux des « Collectifs Antilibéraux » ou des assemblées citoyennes du « Front de gauche » qui ont été incapables de s’autogérer, de générer du mouvement car, en leur sein, beaucoup trop de personnes ou de forces s’érigeaient en pôle dirigeant avec une culture trop étroite d’organisation plus que de transformation et d’invention de nouvelles pratiques.
  • Ceci ne veut pas dire le grand happening inorganisé mais pose de façon aiguë la question dialectique de l’écoute, du mouvement, du contenu, du sens, des objectifs, des moyens et des critères permettant de vivre une transformation qualitative et quantitative des rapports idéologiques et des rapports de force. Tout ceci devrait s’appeler une « démarche de dépassements ». Objectivement, elle peut s’engager dans un certain « entre soi » par la force des choses, mais elle ne peut y stagner sous peine de s’éteindre ou de rester sur le mode de véhémence protestataire de la « bonne conscience ».
  • « Dépassements » se conjugue au pluriel car il en est de nombreux à opérer : individuels, collectifs, culturels, intellectuels etc. Les références nostalgiques aux « repères » du passé sont certes intéressantes mais ce n’est pas en les fantasmant que nous cheminerons. Notre vision doit porter loin et créer du désir. Le CNR c’est bien… mais l’aventure de demain nécessite beaucoup d’inventivité.

Alors, du « passé ne faisons pas table rase » mais, au risque de devenir des conservateurs du musée de l’histoire, il faut « du présent faire un souvenir de l’avenir » car c’est dans les contradictions du présent, leur compréhension et les luttes qu’elles doivent susciter, que demain doit être fait.


Cet avertissement a du prix. Il dit en peu de mots l’ampleur de la tâche. Touché par la gentille allusion à Neruda !

Les auteurs sont des êtres délicats

Se reconstruire comme force révolutionnaire, cela demande de nettoyer notre langage et notre pensée. Dans cet alinea il y a malheureusement un « quiproquo » de taille : « la logique du profit contre l’humain ». Ce qui est devant nous, ce à quoi nous nous attaquons, ce n’est pas seulement une logique. Qui dit logique réduit la dimension du problème. Une logique c’est un enchaînement de propos, de projets, de pensées... La logique est émise par une personne, un groupe, une classe. Ces derniers sont susceptibles d’en changer. C’est du même ordre qu’un programme, ou une politique. Notre visée à nous n’est pas seulement de combattre une logique : elle est d’aider de grandes masses humaines à « s’extraire de rapports sociaux » étroits et mutilants, et à s’ « installer », ou se positionner dans des rapports de production et des rapports sociaux nouveaux. En tout cas on ne peut soupçonner les auteurs d’une pensée infantile qui ferait du virus ou du réchauffement une arme consciente de la classe dominante (comme Monique Poinçon-Charmlot par exemple).

Idem j’ai des réserves sur cette notion de « biens communs ». Je considère qu’il vaut mieux réserver ce concept pour les ressources naturelles déclarées inaliénables et insusceptibles d’une appropriation privée. Comme l’air, l’eau, certains espaces naturels . Peut être aussi certaines productions de l’activité humaine comme les œuvres d’art, ou bien les résultats et controverses scientifiques, les sources des logiciels..Le droit à la santé et les autres droits essentiels sont d’une autre nature.

Scepticisme éclairé de militants d’expérience.

 

Oui ! les terribles effets de l’absence d’alternative à gauche

« Construire un monde nouveau » est à ranger au même rayon que la « logique du profit ».

Notre visée n’est pas de « construire un monde » ; cette ambition messianique n’est pas la notre. La notre devrait être plus modestement d’aider les gens exploités, dominés, aliénés, à s’affranchir pas à pas des positions subordonnées, infériorisées, limitées, souffrantes, mutilantes dans lesquelles ils sont assignés par des rapports sociaux dépassés.

La question centrale est de faire en sorte que la création de monnaie nécessaire pour redonner l’impulsion aux activités économiques utiles ne soit pas captée par la spéculation financière. Bien sûr redonner de l’air aux grands services publics, élargir leur champ de compétence (par exemple le fret ferroviaire, ou bien le renforcement d’une agriculture paysanne en proximité, … Mais surtout la question est celle de la conception de grands projets industriels, technologiques, scientifiques, de protection de l’environnement, de co-développement avec les pays éprouvant plus de difficultés.

Ici réside l’enjeu principal : comment faire participer les travailleurs et plus largement les citoyens à la conception de ces projets.

Aucune force ne peut prétendre seule ...etc. Oui ! dit crûment : allons nous assister à la dérisoire compétition pour voir qui pisse le plus haut et qui a la plus longue...

Souligné par Bachman. Bien sûr c’est l’essentiel. Trouver dès le jour d’après, les lieux où se confronter, contribuer, délibérer. Et sous quelle forme ?

Les auteurs font bien de rappeler que nous ne sommes pas en 1945. il faut donc créer et non invoquer « les jours heureux »

Aucune autorité de principe. Seule la force de l’argumentation et la volonté de contribuer à une expression majoritaire

Ne sous estimons pas les désaccords. Leur juxtaposition fait diversité mais en aucun cas ne favorise une dynamique populaire

Pour les assemblées élues, pour les élu-e-s : un rôle de facilitateurs et d’intercesseurs, et l’apport de leur expérience

Proposition majeure d’un conseil national associant forces organisées de différentes natures, et citoyen-nes inorganisé-es. Une composition mixte (proportions?)

Pour ce conseil national, un rôle d’impulsion, de collecte et de rediffusion. Ouverture d’ateliers législatifs.

Modalités de désignation du collège des citoyens non organisés

Comment éviter l’entresoi, pour atteindre des masses critiques

l’effet de masse critique dans le domaine des idées, et dans le domaine de l’action

Publié le 06/05/2020

Quatre hypothèses sur la situation économique

 

par Frédéric Lordon, (site blog.mondediplo.net)

 

Comme tout ce qu’il y a à dire sur la situation économique présente, etsséventuelles,issues,tiendrait difficilement en un seul texte, l’idée d’une sorte de (mini) série a semblé une possibilité, depuis la formulation de quelques hypothèses simples jusqu’à l’esquisse de voies de sortie, en passant par des essais de clarification du « problème » comme il se pose (ou comme on pourrait le poser). Pour l’instant on a en vue trois volets. On verra bien, en cours de route, s’il en vient d’autres, ou pas, et à quel rythme.

Hypothèse 1 : Ce qui vient est énorme

En matière d’économie, la seule hypothèse raisonnable d’où partir, c’est que ce qui s’annonce est énorme, titanesque et dévastateur. Alain Minc qui, début 2008, annonçait, pourtant après le premier coup de bélier de la crise des subprimes, que le système financier absorberait parfaitement ce choc finalement bénin et tout à fait dans ses cordes, prédit aujourd’hui que la crise sera relativement aisée à contenir et que « le système capitaliste ne va pas disparaître puisqu’il n’y a pas d’alternative ». Il a raison d’accrocher l’une à l’autre les deux propositions car, en effet, elles sont assez solidaires. Et finalement, en tout cas mises dans la bouche de Minc, porteuses d’espoir : car, providence logique, la boussole qui indique le Sud nous donne le Nord du même coup.

À l’évidence Mickey n’a pas idée de ce qui lui vient dessus. Il suffit pourtant d’avoir vu cette photo d’une interminable file d’attente pour une distribution de colis alimentaire le long d’une route à Clichy-sous-Bois pour avoir l’intuition que des seuils se rapprochent. Si le collapsus économique n’arrive que graduellement, comme de juste il frappe en premier les populations déjà les plus précaires. Les beaux quartiers feraient mieux de ne pas s’en indifférer comme d’habitude : ce pourrait n’être que des prémices. S’il est encore à distance, le reste va venir et pourrait bien les concerner. Macron voulait la disruption, il va l’avoir — mais pas exactement celle qu’il croyait. Pour que les cinglés du gouvernement aient envisagé d’envoyer les profs à la récolte des fraises, c’est que jusque dans leurs têtes, le spectre de lignes de production bien disruptées, dans le secteur de l’alimentation par exemple, a semé un léger trouble.

C’est qu’en cette matière, les files d’attente sont une chose, et les émeutes en sont une autre. On ne sait pas encore très bien si les inquiétudes qui commencent à planer sur l’approvisionnement ont surtout à voir avec des tensions objectives du côté de l’offre ou des pertes de revenus (non éligibilité au chômage partiel, revenus d’économie informelle mis à mal par le confinement). Mais on peut difficilement exclure que la chaîne agroalimentaire ne vienne à souffrir elle aussi, soit que les effectifs finissent entamés par la contamination, soit que se trouvent désorganisées les chaînes de main d’œuvre semi-esclavagisée qui peuplent sa coulisse, constituées de saisonniers est-européens ou nord-africains désormais interdits de déplacements, et que la production en soit atteinte (ce n’était pas encore le cas début avril dans le point de conjoncture de l’Insee). Un pouvoir devrait en tout cas savoir que les gens sont prêts à beaucoup de choses pour nourrir leurs gosses, et que le surgissement de la faim altère considérablement les données politiques générales.

Il n’est même pas besoin d’en arriver à ce genre d’évocations extrêmes pour mesurer convenablement l’effroyable dévastation qui est en route. Certains secteurs de l’économie sont mieux placés que les autres pour se la figurer : hôtellerie-restauration et spectacles vivants, par exemple, s’apprêtent déjà à ramasser comme jamais, parfois jusqu’à en être complètement atomisés. La mortalité générale d’entreprises, les petites en tête évidemment, s’annonce effroyable, les baisses de revenu terribles. Les dispositifs de chômage partiel ne sont grotesquement pas à la hauteur de la masse de détresses financières qui est en train de se former — à commencer hors-salariat.

Que, dans les têtes, l’angoisse économique rivalise depuis un moment avec l’angoisse sanitaire, c’est une évidence. De nombreuses personnes n’auront bientôt plus le choix qu’entre sombrer dans la misère ou bien en venir à des impayés systématiques qui, par effet de report entre agents, iront se propager n’importe où dans l’économie. Il n’y a pas trente-six manières, dans l’urgence, de maintenir les gens dans leur situation matérielle quand leurs revenus s’effondrent d’un coup, il n’y en a même qu’une : que la puissance publique vienne se substituer à eux pour assurer la continuité de leurs paiements essentiels.

Dans la foulée, on procéderait de même avec la fourniture des biens indispensables, énergie, eaux et télécommunications

Ainsi d’une caisse publique de compensation des loyers qui, soit abonderait les comptes des locataires éligibles, soit fonctionnerait comme guichet à l’usage des propriétaires, formule peut-être préférable qui permettrait de discriminer parmi ceux-ci et de mettre les plus gros, notamment les institutionnels, sous condition, eux aussi, d’éligibilité, ou de plafond de compensation (la puissance publique est bonne fille mais, quand ce sont de gros bailleurs privés qui ne se privent pas pour verser d’épais dividendes, c’est qu’ils ont de la marge pour absorber des pertes, à hauteur de quoi la caisse de compensation ne compensera rien).

Dans la foulée, on procéderait de même avec la fourniture des biens indispensables, énergie, eaux et télécommunications, dont les abonnés, sous condition de ressource bien sûr, seraient juridiquement libérés de leurs paiements, les fournisseurs demeurant astreints à leur prestation, mais pouvant, là encore, trouver la compensation auprès d’une caisse ad hoc, étant de nouveau entendu que cette compensation ne prendrait effet que dans des conditions semblables à celle des loyers : à savoir, après absorption par les bénéficiaires d’un manque à gagner égal par exemple au montant du dernier dividende payé.

Mais la situation des gens, ça n’a jamais beaucoup intéressé ce gouvernement. Lui a l’argent magique sélectif. S’il sort les milliards, c’est pour « sauver les entreprises » — il faut voir lesquelles et avec quelles contreparties… Pas de chance : ici la hargne sociale connaîtra la punition économique. En bonne logique keynésienne, le choc de revenu se convertit aussitôt en contractions aiguës des dépenses des ménages, resserrées sur le strictement indispensable à l’exclusion de tout le reste, donc, par totalisation au niveau macroéconomique, en un effondrement cumulatif de la demande qui précipite l’économie entière aux tréfonds — et les recettes fiscales avec. Ce qui laisse le choix entre le surplus d’endettement des transferts de charge opérés par les caisses de compensation et le surplus d’endettement entraîné par l’erreur de politique économique. À ceci près que l’un sauve les gens et l’autre les laisse crever. Le pire étant qu’aucun ne poserait de problème insoluble pourvu qu’ils soient directement financés par des concours de la banque centrale au Trésor, pour finir en dettes monétisées-annulées. Il est vrai que nous sommes sous euro… donc ils en poseront.

Hypothèse 2 : Anticapitaliste n’est plus une option

Mais il ne faut pas se raconter d’histoire : ces béquilles, même si elles voyaient le jour, ne nous sauveraient pas d’un choc terrible. Au reste, elles ne sont que bricolage interne à la grammaire fondamentale du capitalisme et, finalement, le moyen gentiment hétérodoxe de la reconduire sans y toucher. Or, précisément, la deuxième hypothèse suggère qu’on ne viendra pas à bout de ce dont il est en fait question en demeurant dans la logique des rustines.

Argument : « s’il n’y avait pas le virus, tout irait bien. D’ailleurs, tout allait bien »

Installer cette deuxième hypothèse demande cependant de rompre avec l’énorme implicite du commentaire ordinaire pour qui, finalement, il n’y a pas à proprement parler de « crise économique », de crise de l’économie : il n’y a que les conséquences économiques de la « vraie » crise, première et causale : la crise épidémique. Argument : « s’il n’y avait pas le virus, tout irait bien. D’ailleurs, tout allait bien ». En fait non, tout n’allait pas bien. Tout allait même très mal. Les travaux d’une infectiologie « écologiste », eux, le savent. Ils ne font pas de l’épidémie présente un fait originaire. Ils vont en chercher la cause, non dans la faute à pas de chance, mais dans le saccage capitaliste de la nature, le chamboulement des partages d’habitats entre humains et animaux qui s’en est suivi, et le champ libre ouvert à toutes les zoonoses (1). Seul le détour inhabituel par le virus empêche de voir que nous avons affaire à une crise interne au capitalisme — donc au sens propre du terme : à une crise du capitalisme.

La lutte contre l’écocide capitaliste avait contre elle de rester relativement abstraite : certes nous commencions à tenir à peu près l’idée que nous allons finir grillés/asphyxiés/submergés, mais nous avions encore la ressource de penser que ça n’était pas non plus pour tout de suite. L’accrochage saccage/épidémie, tel qu’il est en train de se préciser, change sensiblement la donne : « ça » pourrait venir plus vite que prévu. En fait, même, « c’ »est déjà là : Covid. À l’évidence nous n’en sommes pas débarrassés pour tout de suite, les réassurances de l’immunité acquise semblent fragiles, on prédit au virus des retours avec mutation. Et surtout, on voit que la poursuite du ravage pourra nous en faire venir d’autres et des plus moches — « si nous ne changeons pas nos modes de vie, nous subirons des monstres autrement plus violents que ce coronavirus », avertit Jean-François Guégan. Qui, précisément, travaille sur les relations santé/environnement.

À mesure que les connexions apparaissent (enfin) et que le Covid fait figure de répétition générale, nous savons un peu mieux à quoi nous en tenir. On est toujours aussi étonné de voir un journal comme Le Monde publier des propos d’une clarté aussi percutante sans jamais qu’on sente la moindre modification subséquente de sa ligne éditoriale — on n’ose pas dire de sa pensée. Car un esprit minimalement doué de logique entendrait d’abord « capitalisme » dans « nos modes de vie », puis, lisant qu’il y aura à choisir entre « les changer », donc « en sortir », ou bien nous préparer à « des monstres autrement plus violents », conclurait normalement que l’alternative offre soit de devenir anticapitaliste par raison, soit de demeurer entièrement con — et prématurément tout à fait mort.

Le temps approche où anticapitaliste ne sera plus une option. La nature est en train de nous offrir une occasion à « moindres » frais de nous en rendre compte. Nous aurions grand intérêt à la saisir. Et pourtant…

Hypothèse 3 : Pas eux

Et pourtant, il y a la troisième hypothèse, sans doute la plus robuste de toutes, qui est qu’aux mains d’une clique pareille, la probabilité d’être à la hauteur de la situation, même sous la forme minimale d’un virage-CNR autre que Potemkine, est rigoureusement nulle. Sous couleur de « démondialisation », on ré-internalisera les quelques productions essentielles destinées à nous épargner à l’avenir les humiliations présentes, et à rendre autonome un régime de production continue sous épidémie chronique. Et ce sera bien tout. Quand Le Maire en appelle à « un capitalisme plus respectueux des personnes, plus soucieux de lutter contre les inégalités, plus respectueux de l’environnement », comme il inviterait sans doute un tigre croisé dans la jungle à se mettre à la salade, et les entreprises du CAC 40 qui touchent le chômage partiel à la modération en matière de dividendes ; quand Darmanin organise des téléthons pour l’hôpital sans qu’il ne lui vienne un instant que le rétablissement immédiat de l’ISF, la suppression de la flat tax et du CICE ne sont plus seulement des évidences financières mais des évidences morales ; quand Pénicaud casse l’inspection du travail, dernière barrière contre le salariat à mort s’il le faut, nous connaissons exactement nos chances en matière de « jours heureux ».

À plus forte raison si l’on compte avec le chaos psychique de l’enfant, et sa propension à vivre dans la fantasmagorie de son verbe sans égard pour la réalité. « Que le CNR soit ! Et le CNR fut » : il est à craindre que les rapports des mots et des choses s’agencent de cette manière dans le Disneyland qui lui tient lieu de vie intérieure. Le souverain profère, ou prophétise, bref fait du bruit avec la bouche, et la réalité est. Par exemple : « Nous devons savoir aider nos voisins d’Afrique en annulant massivement leur dette ». Macron la montagne. Deux jours plus tard, G20 des ministres des finances, la souris : moratoire sur les seuls intérêts. Mais peu importe. Dans un psychisme ainsi « organisé », le réel ne peut atteindre les mots pour cette raison que les mots sont le réel. « CNR » a été dit, donc, quoi qu’il s’en suivra, « CNR » aura été fait. C’est dire ce qui nous attend. Mais la duplicité, accompagnée au sommet par les solutions psychiques de l’escapisme verbal, est comme la marque de fabrique de ce gouvernement. Récemment interrogé quant aux suites à donner à la crise présente, Macron répond qu’elle « n’enlève rien de ce qu’on a fait avant » et qu’« on rebâtira sur cette base-là ». « Nous allons prendre un grand tournant mais sur cette base de la ligne droite ». La politique comme géométrie non-euclidienne, même Gilles Le Gendre, toujours inquiet de se montrer trop intelligent et trop subtil, pourrait avoir du mal.

On nous annonce un discours refondateur pour le 14 juillet. Un grand moment clinique en perspective.

Hypothèse 4 : Le choc et l’enjeu : une opportunité (en faire quelque chose)

Même le simulacre du dixième de ce qu’il y aurait à envisager n’est pas à leur portée. Cependant les signes s’accumulent qui indiquent la différence qualitative de la situation en train de se former avec ce qu’on a jusqu’à présent appelé « crises ». Et l’intuition suggère que, cette fois-ci, on va jouer avec les limites. Un indice de la gravité du moment nous est sans doute livré en creux par le concours d’ignominie que se livrent les fanatiques du marche-ou-crève salarial, comme Éric Le Boucher ou Jean Quatremer, dont les textes ou les tweets, en même temps qu’il suintent une haine sociale où la vie des subalternes compte pour rien, expriment une terreur à peine dissimulée : la terreur que leur chose adorée, le capitalisme néolibéral, ce meilleur des systèmes à l’exception d’aucun autre, ne vienne à s’effondrer.

La violence du choc, la profondeur de ce qu’il met en question, créent une opportunité. Mais une opportunité seulement. La puissance de renversement de l’événement ne fait pas tout toute seule, il s’en faut même de beaucoup. Au reste, il faut aller chercher loin dans l’histoire des événements semblables qui puissent soutenir la comparaison et dont nous puissions éventuellement nous instruire — en sachant d’ailleurs que l’histoire ne pratique pas la décalcomanie, que les suites pour nous seront différentes, et les conclusions à en tirer nécessairement originales. Sous ces réserves, ce sont, sans surprise, 1929 et 1923 qui viennent à l’esprit. 1929, la Grande Dépression, 1923 l’hyperinflation allemande — deux genres de beauté très différents donc. Mais qui ont pour point commun de dire le pouvoir de dislocation sociale du capitalisme en grande crise.

Il faut lire les travaux d’André Orléan (2) pour se faire une idée de la destruction à cœur que l’hyperinflation impose aux rapports marchands. Les coordonnées habituelles de l’échange et de la reproduction matérielle y sont complètement abolies, le tâtonnement des agents, pour tenter d’en reconstituer de nouvelles, forcené. Observées avec beaucoup de distance dans le temps, les formes que prend le chaos total, les efforts désespérés des agents pour s’y débattre, sont parfois d’un comique irrésistible (3). Ici, les amis du « retour à la normale » trouveront cependant un motif d’espoir : après tout l’épisode n’a-t-il pas été contenu dans l’année même et tout n’est-il pas « reparti comme avant » ? C’est exact, et c’est le propre du fait monétaire que, consistant essentiellement en des rapports sociaux de confiance et de croyance, son organisation peut être restaurée aussi soudainement que son effondrement est survenu — à ce sujet, André Orléan parle à juste titre de « miracles monétaires ». L’épisode de l’hyperinflation nous donne donc d’utiles images de ce que peut être un chaos économique, mais ne sera pas la référence la plus adéquate (ne pas le dire trop vite tout de même).

Et la Grande Dépression ? À l’évidence, nous sommes plus proche de cette configuration. Effondrement de production, chômage au zénith — le taux de chômage montera jusqu’à 36 % aux États-Unis en 1932. Les images, nous les connaissons : la littérature et le cinéma se sont chargés de nous les mettre sous les yeux. Elles n’étaient pas belles à voir, et après ? Le capitalisme n’a-t-il pas redémarré « comme il redémarre toujours » ? C’est vrai : il avait redémarré. Mais le capitalisme n’est pas une chose autonome suspendue en l’air : il est dans une société, et même s’il la façonne profondément à son usage et à sa continuité, il ne se maintient que si celle-ci le laisse se maintenir. Or les sociétés bougent, leur sensibilité se déplacent. Des images tolérables jadis ne le sont plus aujourd’hui. Au début du XXe siècle on envoyait les hommes à la boucherie par millions. Ce serait moins évident aujourd’hui… Les années 30 ont peut-être réussi à « faire » avec la famine, les gosses en haillons et des morts de faim sur les bas-côtés, on n’en tirera pas la conclusion que la société d’aujourd’hui est partante pour rééditer l’exploit.

Alors c’est exact, à 25 % de taux de chômage en 2015, la société grecque n’a pas moufté non plus — manière de parler : les protestations n’avaient pas manqué. Était-ce parce que beaucoup estimaient que ce gouvernement « de gauche » ne pouvait pas être totalement mauvais, en tout cas qu’il était meilleur que les autres possibles ? Etait-ce parce que « moufter » aurait voulu dire — au moins — sortir de l’euro et que l’idée était encore trop vertigineuse ? Mais précisément : la société grecque se retapera-t-elle, tel quel, un taux de chômage à 25 % ? Car la deuxième fois n’est pas juste une deuxième première fois — surtout quand elles se suivent à si peu d’intervalle. À un moment tout de même, il y a les effets de cumul — et « la fois de trop ».

Où en est la société française à cet égard, elle qui sort à peine des « gilets jaunes » et d’un mouvement social d’une longueur sans précédent — et ne donne donc pas d’indication d’une grosse réserve de sérénité pour encaisser un choc social supplémentaire ? Où se trouvent ses seuils à elle, ses limites de plasticité ? Quelles sont les tensions maximales qu’elle peut reprendre sans partir en morceaux ? — et quelles seront les tensions effectives qui vont lui être appliquées bientôt ?

En réalité la question de savoir si, après, « tout sera différent » ou bien « pareil » n’a jamais eu beaucoup de sens. « Tout » sera ce que nous en ferons et rien d’autre. Évidemment, pour « en faire » quelque chose, il s’agit d’avoir l’idée de quoi — et puis après de monter les forces pour. Au moins dans la situation présente nous savons qu’il n’y a jamais eu autant sens à l’idée d’ajouter la puissance de renversement de la politique à l’impulsion renversante des choses.

À suivre

 

Frédéric Lordon

Publié le 05/05/2020

Entre craintes et espoirs, «le monde d’après» vu par les travailleurs

 

Par Khedidja Zerouali (site mediapart.fr)

 

Postière, médecin, caissière, infirmier, assistante maternelle, danseuse, professeure, contractuel dans la fonction publique s’interrogent elles et eux aussi sur « le monde d’après ».

  Depuis le début de la crise sanitaire, Juan a des envies de syndicalisme. Il lui faudrait une organisation qui défende à la fois ses intérêts et ceux de sa femme. Lui est médecin généraliste libéral à Toulouse et, comme de nombreux soignants, il a manqué de tout pour se protéger, protéger ses patients et pratiquer sereinement. Sa femme, médecin elle aussi, doit en plus affronter la précarité, puisqu’elle n’a pas eu son diplôme du bon côté des frontières. Elle est malaysienne et Padhue, c’est-à-dire « praticienne à diplôme hors Union européenne ».

« Comme tous mes confrères qui ont des diplômes hors de l’UE, elle se retrouve dans un labyrinthe bureaucratique. C’est une situation complètement absurde, encore plus en pleine pandémie. Ils ont des contrats et des conditions de travail qui sont pires que le dernier des internes. Ce sont des professionnels low cost et jetables. »

 

Arrivé d’Espagne il y a bientôt quatorze ans, Juan s’agace du fonctionnement des institutions françaises de la santé. Sa femme, qui n’a pas souhaité s’exprimer, est en CDD dans un hôpital en Ariège et, comme elle, Juan est de ceux que le gouvernement et son langage guerrier a propulsés en « première ligne ».

Dans « le monde d’après », Juan espère que les institutions qui bloquent les Padhue dans la précarité, les mêmes qui ont été si lentes à s’organiser face au manque de moyens pour protéger ses soignants, sauront se remettre en question. D’ailleurs, il estime que si cette crise a bien montré une chose, c’est que les institutions ont été si inefficaces que les soignants ont dû se débrouiller seuls.

« On se sent seuls et ce n’est pas nouveau. Nous ne recevions déjà pas de réponse claire, avant la crise du Covid, sur la multiplication des déserts médicaux », raconte-t-il, la voix fatiguée. S’est ajoutée à cette situation une crise sans précédent et, là encore, la réponse institutionnelle n’était pas à la hauteur. Il raconte le système D, l’urgence,
les masques toujours manquants, ceux donnés par les particuliers, le groupe WhatsApp pour s’organiser entre médecins mais surtout les moments, trop nombreux, où il se sentait seul face à l’épidémie.

Au-delà du manque de rapidité et d’efficacité, Juan ajoute que les institutions, dans cette crise, ont aussi péché par manque de connaissance « de ce qui se passe dans la vraie vie, sur le terrain ».

Une critique que Sofia* pourrait facilement reprendre à son compte. Elle est professeure d’histoire-géographie dans un lycée public de la région parisienne et, pour elle, les consignes du ministère de l’éducation nationale sont déconnectées de la réalité. Sofia a cessé de donner des cours. Elle donne des devoirs puis les corrige pendant ses classes virtuelles. Pour l’instant, le programme a été mis sur pause, pour ne pas trop pénaliser ceux qui, pour de diverses raisons, ont décroché. Ces séances qu’elle peine à appeler « des cours », tant le lien essentiel à l’apprentissage manque, ne mobilisent qu’une timide moitié de ses élèves. « Et ce sont les élèves les plus scolaires qui sont présents, ceux qui ont le plus de difficulté, on les a perdus », rajoute-t-elle. 

Clara*, enseignante de sociologie partage le constat. Elle donne des cours dans un établissement d’études supérieures, catholique et privé, et sous contrat. Pour l’après, Clara n’est pas non plus très optimiste. En plus du ministère de l’éducation, l’enseignante a dû composer avec les consignes de la direction « très zélée » de son établissement privé. Elle a été forcée de maintenir ses cours, aux mêmes horaires, avec un « flicage » permanent des élèves et des professeurs organisé par la direction.

Parmi ses élèves, il y a celle qui travaille la nuit à Carrefour pour se payer ses études, ceux qui n’ont pas le matériel pour suivre le cours, ceux qui doivent partager une chambre à plusieurs. « J’ai bien peur que l’organisation pour laquelle je travaille soit tellement rigide qu’elle ne tire aucune leçon de cette période, notamment quand je vois qu’ils n’ont pas pris en compte
les conditions de vie des étudiants. »

Emmanuel Macron, dans sa quatrième allocution, évoquait les inégalités creusées par le confinement. Mais comme beaucoup d’autres enseignants, Sofia reste sceptique. « C’est du pipeau. Ils ne cessent de supprimer des postes et des heures. S’ils rouvrent des classes, ce n’est que pour que les parents retournent au travail », s’agace-t-elle.

« Et pourtant, ajoute-t-elle, il y a beaucoup d’autosatisfaction dans la hiérarchie, à commencer par le ministre qui expliquait dès le début qu’on était en capacité d’assurer les cours à distance, sans difficulté. C’est faux. Si on a pu s’organiser, ce n’est que parce que certains professeurs ont passé des heures à trouver des solutions, la première semaine. » Une attitude de « bon élève » que Sofia, syndiquée à Sud éducation, regrette parfois. « Il faut qu’on arrête de se faire marcher dessus et de dire merci. »

Dans « le monde d’après », Sofia craint que rien ne change dans l’éducation nationale. « Ça fait des années que ça ne va pas, je ne vois pas pourquoi, là, le gouvernement changerait de positionnement », conclut-elle, amère.

Cette année, la journée internationale des travailleurs se fera sans manifestations, confinement oblige. (Photo prise lors de la journée de grève du 9 janvier 2020, à Lille). KZ

Il y a quelques jours, Clara a donc décidé de se syndiquer. « Pour ne plus être seule » dans un établissement où elle ne partage ni les vues de ses collègues, ni celles d’une direction trop rigide, même en temps de pandémie. Pour la professeure de sociologie, au-delà des horaires très lourds et de la réorganisation nécessaire à l’apprentissage par webcams interposées, il a aussi fallu supporter un harcèlement dont l’intensité a été décuplée par le confinement.

« Je n’ai pas vraiment le profil de l’enseignement privé catholique, s’amuse-t-elle, je suis jeune, plutôt très à gauche et lesbienne. » On lui reproche régulièrement sa trop grande proximité avec ses élèves et ses positionnements pédagogiques depuis son arrivée. Avec le confinement, elle espérait voir les remarques quotidiennes se tarir. Pas du tout. « Les autres profs se sont mis à vérifier à quelle heure je me connectais, on m’a reproché d’avoir fini un cours dix minutes plus tôt. Si je ne réponds pas tout de suite à leurs SMS du soir, on me reproche de ne pas avoir d’esprit d’équipe. » Cette période de crise et sa gestion par son établissement ont fini de la convaincre. « C’est fini de se laisser faire », ajoute-t-elle, la carte de la CGT en poche.

« L’antagonisme de classe est visible comme jamais auparavant », estime, de son côté, Laurent Degousée, co-délégué de la fédération SUD Commerce. Il fait partie de ceux qui espèrent que les inégalités décuplées par la crise feront naître un large mouvement de contestation chez les travailleuses et travailleurs dans « le monde d’après » dont les bases se posent dès aujourd’hui.

Dans son secteur, les luttes ont été nombreuses depuis le début de la crise. « Mais, une chose est sûre, c’est qu’on est condamnés à tenir compte de ce qu’on a vécu », affirme le syndicaliste optimiste. Chez Amazon, ils ont gagné. « On a mis à l’abri les salariés du 16 avril au 5 mai, au moins. Les entrepôts ont été fermés et les salaires, payés entièrement par l’entreprise, ont été maintenus à 100 % », ajoute-t-il, pas peu fier.

A quoi servent les patrons ?

Dans la grande distribution, les salariés ont dû aussi se battre pour acquérir quelques protections face au virus. Parfois, en vain. « Surtout, ce qu’a montré cette crise, c’est que dès le début, ce sont les salariés qui se sont organisés pendant que les patrons, tranquillement confinés au chaud, n’ont servi à rien. » C’est ce qui, par exemple, s’est passé dans un Carrefour Market en Essonne où ce sont les caissières qui ont décidé de ne pas présenter les stocks complets de pâtes ou de papier toilette dès le matin pour en laisser à leurs clients du soir, le plus souvent des travailleurs qui étaient encore sur le terrain malgré la pandémie. « Ça nous donnait deux fois plus de travail, mais c’est pas grave », explique Carole, l’une des hôtesses de caisse du petit magasin. Peut-être que cela fera germer dans certains esprits une remise en question de la hiérarchie sociale des métiers. En tout cas, elle l’espère.

Ernest Everhard, personnage du roman Le Talon de fer de Jack London, disait, en 1908, ceci du rapport des salariés à leurs cadres ou aux patrons : « Aucun rouage de la machine industrielle n’est libre de ses actions – sauf les grands capitalistes et encore ce n’est même pas vraiment le cas, si vous me permettez cette pirouette verbale digne d’un Irlandais. Les maîtres sont en effet sincèrement persuadés que leur comportement est juste et bénéfique. C’est ça la suprême absurdité de la situation sociale… La faiblesse de leur position tient à ce qu’ils ne sont en réalité que des hommes d’affaires… Mais voilà : hors du domaine des affaires, ces hommes sont bornés et stupides. Ils n’excellent que dans le commerce. Ils ne connaissent ni l’humanité ni la société. Et cependant, ils se voient dans le rôle d’arbitres du destin de millions d’affamés et de larges masses. Un jour, l’histoire éclatera, à leur dépens, d’un grand rire sardonique. » 

En attendant ce jour-là, Carole espère une meilleure reconnaissance et une hausse de salaire. 57 ans, 13 ans passés en tant qu’hôtesse de caisse dans un Carrefour en Essonne, 13 ans aussi de combats syndicaux, un salaire mensuel de 1 300 euros, 35 à 40 heures de travail par semaine, puis trois enfants et neufs petits-enfants et, au bout du compte, une grande fatigue.

Pour elle, cette crise a été d’une violence inouïe. « C’était horrible. Certains clients ont été dégueulasses. On a reçu des insultes, mêmes des crachats. Il fallait qu’on scanne vite, plus vite, qu’on ne râle pas, qu’on les serve », rapporte-t-elle, la voix secouée par la colère.

Elle répète dans le détail les mots et les gestes qui lui ont fait mal ces dernières semaines. Il y a ce jour où une jeune caissière lui demande si elle peut prendre un thé. Carole passe un appel pour demander la permission de quitter son poste quelques minutes. Comme il n’y a personne à sa caisse, on le lui accorde. Elle revient de la salle de pause avec deux petits verres de thé et pose à côté de sa jeune collègue le verre. Un monsieur dans la file d’attente grogne. « Il lui dit, d’un air ironique : “Surtout, prenez votre temps, vous voulez pas une cigarette aussi ?” Elle n’avait même pas posé les lèvres sur le verre, elle attendait de n’avoir personne en caisse. Elle est jeune, elle n’a rien dit, alors j’ai répondu à sa place. Et là, le client nous a rétorqué : “Vous fermez votre gueule et vous nous servez.” »

Et puis, il y a eu les quelques remerciements, les sympathies appuyées de clients pressés, la politesse accordée comme un cadeau à celles qui, le reste de l’année, essuient souvent mépris ou indifférence. « Moi, j’ai pas besoin de remerciements, c’est mon travail, c’est tout », tranche-t-elle.

Difficile pour Carole, après une journée éreintante de 10 heures, de s’étaler sur ce que pourrait ou devrait être un « monde d’après » hypothétique. Elle imagine, dans ses fantasmes, de grandes grèves, une union des travailleurs, et plus particulièrement des travailleuses, « et sans distinction d’origine », tient-elle à préciser. Elle rêve aussi, plus simplement, d’un salaire plus décent. « 200 euros en plus par mois, ça serait bien. » Bien mieux que la prime de 1000 euros promise que ni elle ni ses collègues n’ont touchée. « De toute façon, on préfère des augmentations de salaire à des primes ponctuelles et dont on n’est pas sûres du tout », ajoute-t-elle.

Des primes ont aussi été promises aux soignants. « Les primes, c’est toujours pour calmer et faire rentrer les gens dans le rang mais on se rend compte que dans l’application, c’est toujours plus compliqué. Sauf que s’ils jouent aux cons sur la prime, ça va majorer une colère déjà très présente », prévient, de son côté, Mathieu Collart, infirmier au CHU de Lille.

Très rapidement, les rêves de révolution s’estompent et la dure réalité du monde du travail rattrape Carole. Dans « le monde d’après », en tout cas, elle espère que les directions et les clients sauront se rappeler l’importance des caissières et ne les laisseront pas être remplacées par une batterie de caisses automatiques. Et s’il faut se battre, elle se battra. « Le monde du travail va changer », prédit-elle, sans pour autant pouvoir dire si ce changement ira, ou pas, dans le bon sens.

Elles aussi se sentent abandonnées dans la crise du Covid. Le 18 mars, dans une note, la direction générale de la cohésion sociale du ministère de la santé annonçait que les assistantes maternelles devaient continuer de garder les enfants dont elles avaient la garde, comme nous l’avions déjà raconté. Il y a quelques jours, Magali Mollé, assistante maternelle en Seine-et-Marne, a eu la mauvaise surprise d’apprendre qu’elle perdait, par la même occasion, ses droits au chômage et à la retraite : « En effet, nous n’avons pas le droit au chômage partiel donc nous touchons un paiement compensatoire donné par nos employeurs qui s’élève à 80 % de notre salaire. Ce paiement compensatoire me paraîtrait juste si je ne devais pas, en même temps, renoncer à mes droits au chômage et à mes droits à la retraite. »

Sur les quatre enfants qu’elle garde normalement, seul l’un d’entre eux continue de venir chez elle, un petit garçon de vingt mois dont la mère travaille à l’hôpital. « Nous, on prend des risques et voilà comment on nous remercie », s’agace-t-elle.

Dans une lettre adressée au ministère de la santé, Julie, assistante maternelle à Orléans, explique ce que lui a coûté le choix de la sécurité : « J’ai quant à moi fait le choix de me protéger et de cesser l'accueil. Une solution difficile à prendre, car n'ayant pas de droit de retrait, refuser l'accueil est un abandon de poste. Mes employeurs pouvaient me licencier. J'ai eu de la chance, ils ont compris. D'autres collègues ont perdu leur emploi. J'ai cherché des réponses à mes interrogations auprès de ma PMI [service départemental de la protection maternelle et infantile – ndlr], de l'Agence régionale de santé, de mon médecin. Le constat est simple : seule. Seule face à la crise, face à l'administratif, face au virus. »

Des lettres de ce type, le ministère doit se préparer à en recevoir plusieurs puisque face au silence des institutions, Magali Mollé a demander à ses consœurs d’écrire avec elle pour alerter sur la situation. Malgré la solidarité entre travailleuses et les actions de mobilisation, l’assistante maternelle est tout sauf rassurée. Elle demande l’intégration des assistantes maternelles au Code du travail et une meilleure considération de la part des parents et des pouvoirs publics. Boostée par l’initiative qu’elle porte, par les mots de ses collègues, elle se dit que peut-être cette crise sera enfin le moment de faire reconsidérer leur travail. En attendant, elles multiplient les petites humiliations et les galères quotidiennes.

L'impression de crier dans le vide

Un autre ministère a récemment reçu une lettre d’une travailleuse en colère. Laura Campino, danseuse sous le statut d’intermittente du spectacle, a écrit le 21 avril au ministre de la culture, Franck Riester. Avec la fermeture de tous les lieux accueillant du public, beaucoup d’intermittents ont vu leurs dates annulées : « Nous avons donc tous perdus (tous métiers confondus : techniciens, musiciens, comédiens, danseurs, chanteurs...), au minimum trois mois d’activité entre mars et mai 2020. Néanmoins, ceci a entraîné la perte de cachets pour de nombreux intermittents. Sachant que nos contrats ne sont que rarement signés à l’avance, pour de nombreux cas la mise en place de l’activité partielle n’a pas été possible. » Elle raconte ensuite, sur plusieurs pages, les difficultés de tout un milieu qui pâtit très sévèrement du confinement, comme nous l’avions déjà expliqué.

La danseuse craint que si le confinement perdure, de plus en plus d’intermittents perdent leur statut. Alors, elle demande, entre autres, la prolongation de tous les dossiers des intermittents d’au moins six mois ou le renouvellement de tous les intermittents d’un an, sur la base de leur dernière ouverture de droits pour, dit-elle, « pallier cette année noire ».

Le groupe Facebook de repérage de castings que tient Laura s’est transformé depuis deux mois en mur des lamentations. Là, sur les réseaux sociaux, les chanteurs privés de scène, les techniciens, les comédiens désemparés échangent et tentent de trouver des solutions avec, comme beaucoup, l’impression de crier dans le vide.

À en croire Martine*, les postiers, eux non plus, ne sont donc pas près de retrouver « les jours heureux » promis à tous par Emmanuel Macron dans son allocution du 13 avril. « Je pense qu’après, les conclusions seront rudes pour nous. »

En mars, elle nous racontait la difficulté de travailler à La Poste en pleine pandémie : « Le coronavirus, c’est la cerise sur le gâteau. La direction ne sait pas trop comment gérer ce truc. On n’a rien pour se protéger. » Un mois après, les protections continuent de manquer, les masques distribués sont périmés depuis 2009 et la colère monte. Elle partage le constat d’impuissance avec ses collègues et pourtant, même syndiquée, elle se sent terriblement seule. « Les collègues, ils ont la tête dans le guidon, puis ils ont peur. Ils font ce qu’on leur dit. On n’est pas beaucoup à râler, finalement. Et les syndicats, dans les petits bureaux comme les nôtres, on ne les voit jamais, à part pendant les élections », souffle-t-elle.

Martine craint, après la crise, les suppressions de tournées, notamment en campagne et la montée en puissance des services annexes et payants que La Poste, pendant cette crise, n’a cessé de mettre en avant comme le portage de repas ou le programme « Veillez sur mes parents ». « Ils vont encore supprimer des postes et on va bientôt vendre des assurances », conclut-elle, avec ironie.

La postière tient trop au service public pour imaginer quitter La Poste. Il y a du sens dans ses missions, et l’habituée des luttes syndicales ne baissera pas les bras. Cependant, après presque deux mois de crise, de luttes permanentes, elle fatigue parfois.

Lara*, lui, a sauté le pas. C’est décidé, il quitte son job. Pendant cette crise, plus qu’auparavant, il s’est senti déconsidéré par le musée dans lequel il travaille. Puis, finalement, au moment même où l’utilité du travail de chacun a été requestionné, lui ne trouvait plus aucun sens à son job.

Depuis novembre dernier, il est contractuel de la fonction publique en tant que conseiller de vente et serveur dans l’espace boutique et salon de thé d’un musée municipal du sud de la France. Après un BTS en commerce et une malheureuse expérience dans une agence de voyage, il a commencé ce job parce que l’occasion se présentait et qu’il voulait se rapprochait « du monde de l’art ».

À son arrivée, il y a moins d’un an, les petites déceptions s’ajoutent. « En fait, je ne conseillais rien du tout, j’étais serveur, c’est pas ce que ma fiche de poste promettait. »  Il s’ennuie et se questionne régulièrement sur son utilité réelle. Pourtant, il s’accroche.

Puis arrive le coronavirus, le musée ferme à la dernière minute, quand la direction y est obligée. On lui dit cependant qu’il doit être disponible. « Tu es d’astreinte », le prévient sa hiérarchie, et il peut être contacté du lundi au vendredi, alors même que le musée est fermé. On ne l’appelle pas et on ne le prévient pas de grand-chose. Ni de la date de la réouverture, ni de ce qui va se passer après. Le flou règne, alors il pose la question : Est-il au chômage partiel ? en télétravail ? en autorisation exceptionnelle d’absence ?

Le jeune homme de 24 ans se noie dans des termes juridiques qu’il maîtrise peu, aimerait qu’on l’informe et, malgré ses sollicitations, la direction des ressources humaines répond absente. Il y a une semaine, il reçoit enfin des nouvelles. Un compte rendu de réunion organisant la reprise après le 11 mai. À chaque employé, des tâches. Sauf pour lui. « Je suis la seule personne qui a un paragraphe avec écrit “Attente de décision pour voir si une reprise de poste est possible et nécessaire”. Même eux pensent que je ne sers pas à grand-chose. »

« Du coup, j’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir à ce que je faisais. Je ne suis pas très utile à la société, en fait. Le cadre me plaît, mais pas le travail », rapporte celui qui, en septembre, reprendra des études pour devenir graphiste. « Peut-être qu’un jour, mes tableaux seront vendus dans l’espace boutique de ce musée où je travaillais », ajoute-t-il, le sourire dans la voix.

Pendant que Lara reprend sa vie en main et redonne du sens aux heures de travail qui rythmeront sa vie, Mathieu Collart espère la révolution. Enfin le raz-de-marée qui emportera, avec le Covid, toutes les mesures néolibérales qui ont conduit l’hôpital français dans la crise où il se trouve. Il est infirmier au CHU de Lille et porte-parole de la CGT à l’hôpital de Lille. Comme partout, il raconte le manque de masques, de blouses, de lits et
les risques que prennent les soignants. En décembre 2019, il battait le pavé avec tout le reste du secteur hospitalier, contre la réforme des retraites et contre la casse de l’hôpital public. À l’époque, il balayait d’un revers de main les primes promises par Agnès Buzyn, alors ministre de la santé. « C’est d’effectifs qu’on a besoin », répétait-il.

Aujourd’hui, les cris que les soignants poussaient jusqu’alors dans le vide trouvent un triste écho. « Tout ce sur quoi alertaient nos syndicats, ou les collectifs inter-urgences et inter-hôpitaux, s’est produit. Alors, certains se mettent aujourd’hui à poser des constats que, nous, on pose depuis des années, sans être entendus », souffle le soignant. Pour lui, c’est encore trop tôt pour savoir si la crise aura pour effet une nouvelle mobilisation, plus forte, de l’hôpital français.

Ce qui est sûr, c’est que l’infirmier ne donne aucun crédit à la parole gouvernementale. Dans son allocution du 12 mars, Emmanuel Macron s’exprimait en ces termes : « Ce que révèle d'ores et déjà cette pandémie, c'est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence, ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. »

« Pour l’après, j’y crois pas du tout à leurs promesses sur l’hôpital », tranche Mathieu Collart qui dénonce les discours qui viennent aujourd’hui contredire les décisions d’hier. Pire encore, ce discours vient même contredire des décisions budgétaires qui continuent d’être prises. Ainsi,
comme nous l’avions écrit, la direction d’un hôpital en Ariège vient d’instaurer une nouvelle organisation horaire, alors même que le 6 avril 2020, le premier ministre, Édouard Philippe, annonçait dans un courrier au maire de Nancy que « les plans de réorganisation » des hôpitaux étaient « évidemment suspendus ».

Des exemples comme ça, Mathieu Collart en a aussi dans la région de Lille. « Franchement, ils n’ont pas vraiment envie de changer la situation de l’hôpital. Par exemple, est-ce qu’on entend, quelque part, la possibilité d’abandonner la tarification à l’activité qui nous met dans la boue depuis dix ans ? Non, on ne l’entend pas. Pour l’instant, ils continuent comme avant. »

L’espoir, Mathieu Collart le place plutôt dans le mouvement social. « Notre page Facebook est beaucoup plus consultée qu’avant et on a de nombreuses sollicitations qu’on n’avait pas avant. Auprès de gens qui n’y auraient jamais pensé avant, on est devenus le recours pour se renseigner, être guidé, pour être aidé, pour être soutenu », se réjouit le syndicaliste. Reste à voir si la colère se transformera en actions. « Et là, se posera la question de comment on se mobilise pendant une pandémie », ajoute l’infirmier qui, pour ce 1er mai, prévoit de participer à un cortège automobile de la CGT, bruyant, autour du CHU de Lille en attendant de pouvoir, de nouveau, battre le pavé.

Publié le 04/05/2020

« Nous avons les moyens d’annuler la nouvelle dette publique accumulée face à la crise »

 

par Barnabé Binctin (site bastamag.net)

 

L’endettement des Etats augmente fortement pour tenter de limiter les conséquences de la crise sur le secteur économique et les entreprises, protéger en partie les populations tout en renforçant le système de santé. Quels doivent être les objectifs de ces investissements et comment les financer ? Quel rôle doit jouer l’Union européenne et sa Banque centrale ? Deuxième partie de notre entretien avec l’économiste Dominique Plihon.

Basta ! : La toute première réponse à la crise, en termes de politique économique, a consisté à annoncer des investissements importants dans le secteur hospitalier : que vous inspire ce soutien public ?

Dominique Plihon [1] : L’État a compris, bien tardivement, qu’il fallait investir dans le domaine de la santé, et ce dans toutes les directions : avoir des respirateurs et des lits supplémentaires, mais aussi financer des labos de recherche fondamentale – car cela constitue aussi une forme d’investissement. Évidemment, dans le contexte actuel, on ne peut que saluer cet effort, même si c’est aussi un peu trop « facile », après avoir déshabillé l’hôpital pendant tant d’années, à tous les niveaux (matériel, effectifs...), de venir à son chevet avec des grands effets d’annonce.

Ce qui compte, c’est d’une part ce que représente concrètement cette aide – et ça, j’aimerais bien le savoir, car ce n’est pas très transparent pour l’instant. Et d’autre part, savoir si elle sera pérenne, car c’est le seul moyen de remettre durablement à flot l’hôpital. Par ailleurs attention : l’aide de l’État ne se limite pas à ces investissements, il y a aussi la revalorisation des salaires, et tout ce qui est de l’ordre de la protection sociale au sens large – en apportant des fonds supplémentaires pour l’assurance-chômage, ou des allocations aux ménages les plus pauvres. C’est également très important !

Quelles sont les options pour financer ces dépenses publiques ?

Un État de droit, comme le nôtre, a des attributs que ne peuvent utiliser les agents privés : le levier fiscal, le levier monétaire, et un troisième levier, le droit, qu’il peut faire évoluer pour encourager certaines activités, en interdire d’autres, grâce à des réglementations, des incitations fiscales, etc. En France, nous avons un potentiel de ressources fiscales considérable pour éponger les déficits publics, couvrir les dépenses, et donc limiter la dette et la financer.

Mais l’idéologie néolibérale de Macron et de ses prédécesseurs consiste à réduire et discréditer l’impôt. On le réduit en particulier pour les plus riches. Or l’impôt, c’est « de chacun selon ses capacités, et à chacun selon ses besoins ». C’est-à-dire que tout le monde doit payer l’impôt, en fonction de ses revenus et de son patrimoine, pour garantir les besoins fondamentaux de tous. Autrement dit, l’impôt sert à lever des fonds et à financer l’activité publique, mais il a aussi la fonction de redistribuer, ce que l’on semble avoir complètement oublié.

Faut-il réformer la politique fiscale ?

Un virage à 180°, à l’opposé du système fiscal actuel est nécessaire pour redéfinir un nouveau contrat fondé sur la justice. La suppression de l’impôt sur la fortune ou le prélèvement proportionnel forfaitaire – et non plus progressif – ont considérablement porté atteinte à la justice fiscale. Il faut réintroduire des tranches supplémentaires dans l’impôt sur le revenu, remettre l’ISF en le rendant plus progressif, tout comme l’imposition sur le capital et les revenus financiers, et revoir également la fiscalité indirecte sur la consommation – en particulier la TVA, qui est un impôt régressif : il touche plus les bas revenus que les hauts revenus. On pourrait donc mettre un taux zéro sur la tranche la plus basse des biens de première nécessité, et au contraire l’augmenter sur les biens de luxe ainsi que les biens jugés polluants, dangereux ou inutiles.

Il faut aussi supprimer certaines niches fiscales inutiles, coûteuses et inégalitaires, comme le CICE [crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, qui permet notamment à des très grandes entreprises de bénéficier d’avantageuses ristournes fiscales, ndlr], et développer certains impôts beaucoup trop faibles, en France : l’écotaxe et la fiscalité écologique, plus faible en France que chez nos voisins, qu’il faut repenser pour qu’elle soit plus efficace et plus juste ; et une meilleure fiscalité du capital, avec par exemple la taxation sur les transactions financières qui peut rapporter quelques dizaines de milliards en France. Un autre prélèvement obligatoire dont on ne parle pas beaucoup, c’est la CSG - la contribution sociale généralisée. Elle a une qualité, c’est de taxer en même temps les revenus du capital et ceux du travail. Mais il faut la rendre progressive : vous payez plus de CSG si vous avez des revenus ou un patrimoine plus élevés. Cette réforme serait un facteur à la fois de justice fiscale et de revenus supplémentaires pour la protection sociale.

Et puis, il faut évidemment se battre contre l’évasion fiscale. En France, cela représente au total entre 60 et 100 milliards, soit à peu près le montant du déficit public avant la crise. Il faut absolument être plus interventionniste et plus sévère, comme c’est le cas aux États-Unis : quand on y fraude fiscalement, on va en taule ! En France, il n’y a qu’à voir le cas Cahuzac…

Pour l’heure, c’est plutôt l’option de la création monétaire qui est privilégiée : qu’en pensez-vous pour la suite ?

On a les moyens, via la Banque centrale européenne, d’annuler en grande partie – si ce n’est en totalité – la dette « nouvelle », accumulée à l’occasion de la crise. Comment ? Par l’achat par la BCE dès leur émission des titres publics de dette, les fameux « bons du Trésor ». Ensuite, la BCE peut transformer l’échéance de 3, 5 ou 10 ans de ces créances qu’elle détient sur les pays en une dette dite « perpétuelle », c’est à dire une dette qui ne sera jamais remboursée. Au total, la charge de la dette pour les États est fortement réduite, puisqu’il n’y a plus de remboursement, et que les taux d’intérêts sont très bas actuellement. Cette procédure a un double avantage : elle conduit à une quasi-annulation de la dette, et permet leur mutualisation à l’échelle des pays de la zone euro.

Qui, derrière, assumera le coût de ce non-remboursement ?

Personne, dans le sens où il n’y a pas de créancier lésé : la créancière, c’est la BCE, autrement dit, nous tous. C’est pourquoi il y a mutualisation de la dette. Certains disent que la BCE n’a pas les fonds propres pour ça, mais c’est une erreur : la BCE ne fonctionne pas comme une banque ordinaire, elle est un peu comme l’État, avec des propriétés particulières, notamment celle de créer de la monnaie ex-nihilo.

De manière générale, faisons attention à notre manière d’analyser la dette et ne pas raisonner que d’un seul côté – cela vaut tout autant pour les particuliers ou les entreprises : on a tendance à ne regarder que le passif, alors que ce qui compte, c’est l’actif, ce que j’ai fait avec cette dette. Quels investissements, quels biens d’équipement pour une entreprise, quel logement pour un ménage... Quand on regarde le cas de la France, on voit certes une dette importante, mais en face, nous avons des actifs publics qui sont extraordinairement importants pour la qualité de notre vie, et pour l’appareil productif – ce sont des infrastructures de transport, de télécommunication, etc. Nous avons donc une dette qui est utile socialement, mais aussi productive. Elle n’est pas dangereuse économiquement puisqu’elle est source de création de richesses.

Pour l’instant, cette question de la mutualisation des dettes semble être un vrai facteur de blocage au niveau européen…

Mutualiser les dettes est aux antipodes du discours idéologique néolibéral de la BCE et de la plupart des États, qui considèrent que la dette doit forcément être remboursée. Christine Lagarde [présidente de la BCE] a encore fait des déclarations récemment en ce sens, mais elle risque de devoir avaler son chapeau, contrainte et forcée. Si elle ne veut pas un effondrement général de l’économie européenne, elle va devoir racheter de la dette publique, c’est d’ailleurs ce qu’elle fait déjà tous les jours. Politiquement, c’est peut-être habile de ne pas dire trop fort qu’elle ne sera pas remboursée, mais concrètement, c’est ce qui devrait se passer.

Les Allemands utilisent beaucoup l’argument moral pour justifier leur positionnement : si vous êtes endettés, c’est que vous avez mal géré, et donc il faut payer pour ça. C’est le but des politiques d’austérité que de punir. C’est ce qui s’était déjà passé au moment de la crise grecque, les Allemands considéraient qu’il n’y avait pas de raison que les Grecs ne remboursent pas leur dette puisque c’était de leur faute s’ils en étaient arrivés là. Or, quand on travaille sur l’origine des dettes publiques à travers le monde, on se rend souvent compte qu’une partie de celles-ci sont illégitimes, voire « odieuses » : elles ont servi à l’enrichissement de dictateurs ou à financer des biens inutiles comme l’armement. C’est pour cela qu’on défend l’idée de l’audit citoyen de la dette publique que nous demandons.

Concrètement, préconisez-vous les coronabonds ?

Je préfère une mutualisation par la création monétaire de la BCE. Les coronabonds, c’est se remettre à nouveau dans la main des marchés puisque ces titres pourront donner lieu à de la spéculation, avec potentiellement des gains considérables pour certains acteurs, ce qu’on n’a pas spécialement envie de favoriser. Si l’on parvient à démontrer que les coronabonds sont peu sujet à spéculation, cela mérite discussion. Pour l’heure, je privilégie le financement des dépenses publiques par la monnaie de la BCE, et par une réforme fiscale mettant à contribution les multinationales et les riches.

L’épargne populaire pourrait-elle également être mise à contribution ?

Oui, il faut réhabiliter des circuits de financements publics mobilisant l’épargne populaire. Cela peut passer par la Caisse des dépôts et consignations (CDC), qui a déjà ce rôle de collecter l’épargne – via les livrets A, de développement durable – pour la canaliser vers le logement social ou du prêt aux collectivités territoriales. Il y a plusieurs façons de collecter l’épargne, soit par l’émission de titres par la CDC, soit l’ouverture de comptes spéciaux par exemple, mais il s’agirait cette fois de flécher cette épargne vers des projets de relance très clairement ciblés sur la transition écologique et sociale. Un grand emprunt national ? Pourquoi pas, mais cela dépend de la forme qu’il prend. Si c’est par l’émission de titres qui pourraient finir sur le marché, non !

L’enjeu, c’est de renationaliser la dette, comme au Japon dont l’essentiel de la dette est détenu par ses ressortissants. A l’inverse, en France, notre dette est détenue pour plus de la moitié par des investisseurs internationaux, tels que BlackRock, qui en font un objet de spéculation. Ce qui compte, c’est de réduire le pouvoir de la finance sur les États. C’est pour cela qu’on ne veut pas émettre des titres qui, demain, donneraient des armes aux financiers pour imposer des politiques d’austérité, en Europe notamment.

N’y a-t-il justement pas un risque d’assister à une nouvelle vague d’austérité ? Ces dernières années, cela reste le principal levier qu’ont utilisé les États…

On vient de constater le résultat de ces politiques d’austérité sur l’hôpital public. L’abandon de ces politiques dépendra du rapport de force politique, et éventuellement des changements idéologiques qui interviendront à la suite de cette crise. Je pense que les gouvernements y réfléchiront à deux fois avant de relancer des politiques d’austérité dans certains secteurs. L’opinion publique est désormais sensibilisée ! Il faudra rester très vigilants, car ceux qui gouvernent auront du mal à changer de « logiciel » politique. Il suffit de voir les prises de position du Medef qui cherche à revenir au « monde d’avant ».

Revenons à l’Europe : comment jugez-vous la réponse des institutions européennes ? La crise fragilise-t-elle l’UE ?

D’abord, il n’y a eu aucune solidarité trans-européenne. Des pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas ont ressorti ce discours du « pas question de payer pour les autres », en s’appuyant sur la clause du « no bail-out » qui figure dans les traités et qui limite la capacité de soutien entre les États membres. Ensuite, les États ont réagi en ordre dispersé face à la pandémie, avec chacun des politiques très différentes. Il n’y a eu aucune concertation, aucune tentative d’avoir des politiques communes. C’est très grave, parce que ça veut dire que les États européens font passer leur nationalisme avant la coopération européenne.

La Commission n’a pas réussi à proposer une politique commune, même s’il faut reconnaître que c’est difficile. Le plan de 550 milliards d’euros pour venir en aide aux pays en difficulté reste très insuffisant. En plus, il y a des conditions – c’était l’une des exigences des Pays-Bas : on prête, mais uniquement pour les dépenses de santé ! Or il est également essentiel d’aider d’autres secteurs comme l’agriculture, ou les PME dans des secteurs prioritaires. Ces conditionnalités-là sont inacceptables.

Le pacte de stabilité a tout de même été assoupli, avec la suspension des règles de 3% ?

Cela va dans le bon sens, en effet. Cela n’a été obtenu que sous la pression des événements, et c’est une suspension provisoire. Le pacte budgétaire n’est donc pas remis en cause – il ne peut de toute façon pas vraiment l’être, puisque c’est un traité international. Mais de ce point de vue, ces coups de boutoir ne peuvent qu’être salutaires : cela montre combien ces objectifs et ces contraintes sur les finances publiques sont dangereuses !

Il est temps de repenser un nouveau contrat social européen, avec pourquoi pas des impôts et des cotisations européens. Le pouvoir de l’Assemblée reste insuffisant, on a besoin d’un Parlement plus légitime et plus représentatif. C’est notamment l’idée d’une 3ème chambre, celle des citoyens, qui seraient tirés au sort et qui siégeraient avec un pouvoir de contrôle et de proposition. En France comme en Europe, cette idée d’une 3ème chambre citoyenne me paraît importante pour renouveler notre démocratie, et pour qu’il y ait une adhésion à l’idée européenne, bien mal en point. Il faut une réforme institutionnelle en profondeur de l’UE, et donc probablement une constituante européenne – comme cela avait été essayé sans résultat probant en 2005. Un nouveau traité est devenu nécessaire, pour une Europe solidaire, écologique et sociale.

Faut-il plus d’Europe ?

Bien sûr ! Pas l’Europe néolibérale, mais une autre Europe, qui joue un rôle stratégique dans le monde de demain, en faveur de la transition écologique et sociale. Certains pays ne sont pas d’accord ? C’est leur droit. Dans ce cas, développons des systèmes de coopération renforcée – ce qu’on appelle parfois une « Europe à géométrie variable ». C’est une idée que défend Thomas Piketty notamment : si des pays comme la Pologne ou la Hongrie ne veulent pas jouer le jeu, très bien, on ne les chasse pas, ils peuvent rester dans l’Europe, mais hors de ces systèmes de coopération renforcée. Autrement dit, sans le modèle social européen.

Les quatre grands pays européens – la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, car on ne peut pas imaginer une Europe sans ces quatre-là – doivent prendre l’initiative d’un nouveau traité et s’unir pour défendre cette vision alternative. Comme à ses débuts, d’une certaine manière, avec des solidarités et des politiques publiques plus importantes. Si on ne fait pas ça, l’Union européenne va finir par mourir, tout comme la zone euro. Peut-être pas demain, mais après-demain !

Cela peut-il passer par un plan de relance comme le Green deal européen, par exemple ?

L’enjeu crucial, c’est surtout d’articuler les politiques actuelles de relance aux secteurs et aux emplois de la transition écologique et sociale, avec une conditionnalité des aides qui empêcherait par exemple de financer les acteurs de l’énergie fossile. Pour l’instant, on semble plutôt parti pour faire une relance « aveugle », sans aucun critère climatique. Il faut aussi raisonner en termes de souveraineté, alimentaire et sanitaire par exemple, en relocalisant une grande partie de notre production. Il ne s’agit pas de protectionnisme tous azimuts. Les pays du Sud ont besoin de commercer avec nous, donc il faut reconstruire des échanges avec ces régions moins favorisées que nous, en sortant de la logique et de l’idéologie des accords de libre-échange. Ne pas oublier non plus le numérique, qui est un domaine stratégique, où il nous faut retrouver nos propres moyens, pour limiter notre dépendance aux technologies étrangères. Les « GAFA » nous font perdre une partie de notre marge de manœuvre, et de notre liberté !

C’est tout l’enjeu des relocalisations. Je constate malheureusement que le Green new deal n’intègre pas cette dimension pour le moment. Il est pourtant vital de redonner du pouvoir et de l’importance aux territoires. C’est exactement ce qu’a détruit la mondialisation : elle a « déterritorialisé » les biens et l’argent, qui circulent désormais sans aucune référence aux territoires et à leur population.

Propos recueillis par Barnabé Binctin

Photo : Banderole de contestation politique, Aubervilliers, le 17 Avril 2020 / © Anne Paq

Retrouvez la première partie de notre entretien : « Ceux dont on a le plus besoin pour survivre sont les plus dévalorisés par les élites néo-libérales »

Notes

[1] Dominique Plihon est économiste, a été professeur à l’Université Paris XIII. Il est membre d’Attac France et des économistes atterrés.

Publié le 03/05/2020

Révélation. Décryptage du protocole sanitaire pour la reprise de l’école

 

Olivier Chartrain (sire humanite.fr)

 

L’Humanité a pu consulter le projet de protocole sanitaire national, exigé pour encadrer le retour des élèves et des enseignants en classe, et qui doit être officialisé le 1er mai. Il laisse en suspens au moins une question, capitale : qui va, in fine, décider qu’un établissement peut ouvrir ou pas ?

Il était attendu, ce fameux protocole sanitaire national, véritable vade-mecum destiné à cadrer les conditions de la réouverture des établissements scolaires ! La plupart des syndicats avaient fait de son établissement un préalable absolu à tout retour en classe. Jeudi 30 avril, à la veille de la publication prévue du document définitif, c’est une version de travail qui a commencé à circuler et que l’Humanité a pu se procurer.

Un texte ultra-complet, mais difficilement applicable

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce texte d’une bonne cinquantaine de pages est ultra-complet. De l’accueil des élèves à la désinfection des locaux, de la gestion des circulations à l’intérieur des établissements à l’organisation des enseignements dits « spécifiques » (sports, ateliers, arts plastiques, sciences, musique…), de la cantine aux récréations, des sanitaires à l’aménagement des salles de classe… tout, ou presque, est envisagé. On notera tout de même que la question des internats, dont certains collèges sont dotés, ne figure pas dans le document que nous avons pu consulter – alors qu’elle pose des problèmes spécifiques comme, par exemple, l’existence fréquente de couchages collectifs.

« C’est plutôt positif » apprécie Frédérique Rolet, co-secrétaire général du Snes-FSU (principal syndicat du secondaire), « même si nous aurions préféré une autre méthode que celle qui a consisté à se précipiter pour annoncer des dates de reprise, avant même de présenter le protocole. » Du côté du Snuipp-FSU (primaire), qui a déposé un droit d’alerte le 29 avril, « on a le protocole, on ne va pas s’en plaindre » concède sa porte-parole, Francette Popineau, avant de tempérer aussitôt : « Mais il va être difficilement applicable ».

Un maximum de 15 élèves... dans une classe de 50 m2

Sans entrer dans le détail des 50 pages, quelques principes se dégagent. Il est acté – c’était une autre demande des syndicats – que les personnels (enseignants ou non-enseignants) présentant des facteurs de risque n’auront pas à reprendre les cours en présentiel. Ils pourront en revanche continuer à assurer des cours à distance. Pour les élèves, il est demandé aux familles de prendre la température des enfants chaque matin (mais aussi le soir, au retour) et de les laisser à la maison dès lors que celle-ci atteint ou dépasse 37,8 °C.

Le respect, en toutes circonstances, de la distance sanitaire d’un mètre minimum entre toute personne est érigé en principe absolu, «  dans tous les contextes et tous les espaces (arrivée et abords de l’école, récréation, couloirs, préau, restauration scolaire, sanitaires, etc.) ». Pour y parvenir, les salles de classe devront être réaménagées : pas de tables en vis-à-vis, par exemple. Un effectif maximal de 15 élèves par classe est fixé, dans une salle de 50  m2. « Il va falloir trouver des salles » objecte Francette Popineau, « car peu de classes font cette taille. » Le Snuipp aurait préféré, comme en Belgique, que l’on fixe une norme de 4 m 2 par personne (élèves et adultes), ce qui aboutirait à des effectifs de « 10 élèves par classe en élémentaire, et 5 ou 6 en maternelle. » Pour le Snes également, cet effectif de 15 par salle est trop élevé.

Autre souci : la coordination des transports scolaires

Pour éviter le « brassage », les entrées, sorties et récréation devront être décalées sur le principe d’une classe à la fois, et les circulations à l’intérieur des locaux organisées et fléchées afin d’éviter les croisements. Avec les goulets d’étranglement que constituent les entrées dans nombre d’établissements, la chose promet d’être plus facile à dire qu’à faire… Autre souci : la coordination des transports scolaires avec ces horaires d’entrée et de sortie décalés.

Dans le même ordre d’idée, ce ne seront plus les élèves qui se déplaceront d’une salle à l’autre entre chaque cours au collège, mais les enseignants. Le port du masque « grand public » est rendu obligatoire pour tous les adultes, fourni par leur employeur, qu’il s’agisse de l’État ou des collectivités locales. Obligatoire aussi pour les collégiens, mais il revient cette fois aux familles de se les procurer même si, au départ, les établissements doivent recevoir des stocks permettant d’en fournir à ceux qui n’en auront pas. En élémentaire, les enfants «  peuvent en être équipés s’ils le souhaitent et s’ils sont en mesure de le porter dans des conditions satisfaisantes  ». En maternelle, le port du masque est exclu. Tous les établissements seront aussi dotés de masques FFP1, afin d’équiper les élèves qui présenteraient des symptômes pendant la journée. Ceux-ci devront être isolés et pris en charge par l’infirmière scolaire… s’il y en a une.

Le lavage des mains posera aussi, à n’en pas douter, des problèmes. Il est prescrit à l’arrivée, à chaque entrée en classe, avant et après les récréations, avant et après tout passage aux toilettes, après avoir touché des objets ou des surfaces possiblement contaminés et enfin, après tout éternuement (dans le coude). De la difficulté à faire respecter une telle contrainte aux plus jeunes au manque de sanitaires et de points d’eau dans de nombreux établissements, que la possibilité d’utiliser du gel hydroalcoolique « sous la surveillance d’un adulte » ne palliera pas toujours, de nombreux paramètres risquent de faire obstacle au respect de cette règle.

Aux collectivités locales, l'organisation de l'entretien des locaux et de la restauration scolaire

Voilà pour les prescriptions les plus usuelles. Il faut y ajouter l’obligation d’un double nettoyage quotidien (nettoyage classique plus désinfection) des locaux, auquel s’ajoute l’obligation de désinfecter « plusieurs fois par jour » toutes «  les zones fréquemment touchées  » (sanitaires, poignées de portes, rampes, supports pédagogiques…) que les collectivités locales sont priées d’organiser. On doute que les effectifs actuels de personnel de mairie ou départemental présents dans les établissements suffisent à l’assurer. D’autant que la restauration scolaire repose sur les mêmes. Sur ce point, le projet de protocole recommande de «  privilégier la restauration en salle de classe sous la surveillance d’un adulte sous forme de plateaux ou de paniers repas. » Mais il n’exclut ni la possibilité de demander aux élèves d’apporter leurs repas ni, à l’opposé, la réouverture des cantines – avec dans ce cas une organisation stricte.

Qui veillera à l'application du protocole ? On ne sait pas...

Point capital : là où l’ensemble des prescriptions du protocole ne pourraient être respectées, l’établissement n’ouvrira pas. « Mais qui va vérifier si c’est applicable ou pas dans chaque établissement ? », demande Claire Guéville. « Le protocole répète « on veille à… » Mais qui c’est, ce « on » ? » s’interroge Francette Popineau. « Le texte n’est pas clair sur qui décide » poursuit-elle. « Jean-Michel Blanquer ne nous a pas apporté de réponse sur ce point » complète sa collègue du Snes. Toutes deux demandent deux choses. Premièrement, du temps : « Du temps pour que les équipes des établissements se préparent avant la rentrée des élèves », côté Snes et « du temps pour pouvoir tout mettre en place » côté Snuipp. Francette Popineau envisage le retour des élèves de primaire au mieux pour le 18 – alors qu’il est prévu le 12, selon les annonces du gouvernement (la journée du 11 étant consacrée à la prérentrée des enseignants). Deuxièmement, la validation du protocole par les instances représentatives du personnel, conseils d’école et conseils d’administration. Au Snuipp on va plus loin : « C’est à la commission de sécurité qu’il revient de valider le dispositif pour chaque établissement », martèle Francette Popineau. Sinon, entre collectivités locales, les directions des écoles et des établissements et les inspections académiques, la balle de la décision risque de rebondir longtemps.

 

Olivier Chartrain

Publié le 02/05/2020

 

La bataille de la dette

 

par Bernard Marx (site regards.fr)

 

Face aux causes de l’épidémie du Covid-19 et à ses conséquences économiques, Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise font de la question de la dette un enjeu politique majeur. Ils ne sont pas les seuls. Les « choses lues par Monsieur Marx », saison 2, épisode 25, c’est maintenant !

Des économistes et des responsables politiques d’horizon divers réclament, selon des modalités différentes, un allègement de la dette. La bataille de la dette qui devra être également de dimensions européenne et mondiale peut être rassembleuse et victorieuse.

En juin 2015, François Villeroy de Galhau – qui a quitté depuis peu la direction de la banque BNP-Paribas – n’est pas encore Gouverneur de la Banque de France. Il est une des figures des « Gracques », influent think tank du social-libéralisme. Alors que le gouvernement d’Alexis Tsipras se bat encore pour une annulation de la dette grecque, les Gracques, qui se prennent plutôt pour Brutus, publient une tribune dans le journal Les Échos, sobrement intitulée « Ne laissons pas M. Tsipras braquer l’Europe ! ». On sait ce qu’il est advenu.

« Il faudra rembourser cet argent »

Cinq ans plus tard, face aux conséquences économiques de l’épidémie de Covid-19, le Gouverneur de la Banque de France a soutenu le plan de la Banque Centrale Européenne pour refinancer massivement les dettes des États de la zone euro et des banques. Mais il n’a pas changé. Il annonce clairement la couleur, le 19 avril, dans une interview au Journal du Dimanche : « La France va sortir de ce choc avec une dette publique accrue d’au moins 15 points de PIB, à 115%. Dans la durée, il faudra rembourser cet argent. Le retour de la croissance par notre travail y contribuera. Les précédents dans l’histoire peuvent aussi conduire à cantonner la dette liée au coronavirus, pour ne la rembourser que dans plus longtemps. Mais nous devrons également, sans freiner la reprise à court terme, traiter ensuite ce qui était déjà notre problème avant la crise : pour le même modèle social que nos voisins européens, nous dépensons beaucoup plus. Donc il faudra viser une gestion plus efficace, d’autant que les Français ne souhaitent pas payer plus d’impôts. L’Allemagne peut répondre massivement au choc actuel parce qu’elle a su diminuer sa dette quand cela allait mieux. »

Le ministre de comptes publics Gérald Darmanin a eu tôt fait de lui emboîter le pas. « La reprise économique va créer des recettes pour rembourser la dette, a-t-il affirmé le 21 avril. Et ce remboursement devra se faire sans taxer les plus riches : « Rrevenir en arrière ne fait pas aller de l’avant. On a besoin que ceux qui possèdent de l’argent puissent le mettre dans les entreprises. Il n’est pas raisonnable de rétablir l’ISF. » Le message est clair : on ne repassera pas par la case départ. Les cartes de la Caisse de communauté seront vite épuisées. L’argent magique est un pistolet à un coup. Ce sera « Rendez-vous directement sur la case Austérité ».
Les questions de la monnaie, de la doctrine de politique monétaire et de la dette s’annoncent donc, une fois de plus en temps de crise économique majeure, comme une bataille politique essentielle.

Repères sur trois Pourquoi ? et Comment ?

1. Ceci n’est pas une crise conjoncturelle
Le capital financier dominant l’économie, les Banquiers centraux qui n’en sont pas indépendants et les dirigeants politiques qui ne le sont pas non plus, s’accrochent, comme des berniques à leur rocher, à l’idée que la crise est grave mais pas tant que cela. Ils conçoivent la sortie de pandémie comme un retour au régime de croissance d’avant. Mais c’est se bercer d’illusions et surtout nous berner. Le récit économique qui sert de support à cette thèse est celui d’un recul très brutal de la production mais conjoncturel. Il serait suivi d’un rebond massif permettant un retour finalement assez rapide à la normale. Le besoin de déficits et d’endettements supplémentaires serait rapidement jugulable.

Certes, dit François Villeroy de Galhau, « la France devrait connaitre en 2020 une chute du PIB d’au moins 8% et le choc économique est très sévère partout, y compris dans les pays moins touchés par la pandémie comme le Japon, le Canada ou l’Allemagne ». Mais, ajoute-t-il, « si nous gérons bien la suite, le choc peut rester temporaire. Il faut être prudent mais le FMI prévoit que la France pourrait retrouver l’an prochain une croissance forte à +4,5% ». Le pire serait sans doute que le Gouverneur croit lui-même à ce qu’il nous raconte. D’une part la crise économique est mondiale. Elle est particulièrement brutale et cruelle dans les pays émergents et les pays en développement, d’Afrique et d’Amérique latine. Dans les pays du Nord, en l’absence de médicaments efficaces et de vaccins, les mesures dites barrières devront être appliquées durablement après un déconfinement qui sera lent et progressif. On n’est pas à l’abri d’une nouvelle vague de l’épidémie. Le FMI lui-même relativise beaucoup son hypothèse d’une reprise soutenue et durable de la croissance dès 2021. Il a produit trois autres scénarios plus sombres. L’OFCE nous dit que les revenus distribués en ce moment alors que la consommation forcément restreinte génère une augmentation massive de l’épargne des ménages (55 milliards en 8 semaines de confinement). Si l’intégralité de cette épargne était consommée, la perte annuelle d’activité serait alors de deux points de PIB au lieu de cinq points. Mais l’institut de conjoncture prend bien soin de préciser qu’il avance ces chiffres « pour donner un ordre de grandeur ».

En fait, cela a bien peu de chance d’arriver. Le chiffre global d’augmentation de l’épargne masque l’aggravation des inégalités. La reprise de l’offre et de la demande dans de nombreuses activités comme le tourisme, la restauration, les transports aériens, le cinéma et le spectacle vivant sera au mieux très progressive. Il serait bien hasardeux de prévoir une ruée sur l’achat de voitures et une reprise de l’investissement des entreprises. S’il y a de l’argent disponible il servira plutôt à racheter pour pas cher des entreprises en difficulté. Les crises produisent en règle générale des concentrations. On l’a vu dans le secteur bancaire et financier en 2008-2009 épicentre de la crise de l’époque.

Certes, analyse Olivier Passet, directeur de recherches de Xerfi, « la normalisation des niveaux de production dans nombre de secteurs va créer l’illusion d’un rebond. Mais derrière ce trompe l’œil, il y aura un emploi, un pouvoir d’achat et des niveaux de dette dégradés qui pèseront sur la dynamique de la croissance à moyen terme. Pour échapper à cette fatalité, conclut-il, il nous faudra quelque chose d’extraordinaire. Et cette chose extraordinaire ne peut être que l’annulation des "dettes Covid". Alors ne tardons pas à le dire pour agir sur les anticipations, car plus on attend en la matière, plus on laisse jouer les effets récessifs de second tour, plus la note sera salée et moins cette mesure de la dernière chance sera efficace. » Bien entendu, les « dettes covid » qu’évoque Olivier Passet ne sont pas uniquement des dettes publiques. Loin de là. Les dettes et les reports de charges de nombreuses entreprises vont vite être insupportables. Mais si l’on ne veut pas que toute la mécanique du crédit ne s’enraye et se transforme en crise bancaire généralisée, ce sera à l’Etat de prendre en charge ces annulations indispensables. C’est du reste ce qui est largement prévu avec les 300 milliards de garanties publiques accordées pour maintenir à flot le crédit bancaire pendant la pandémie. Assez vite c’est donc la question de la dette publique qui se trouvera posée. Ajoutons que le déficit du budget n’est pas seul en cause. Celui de la Sécurité Sociale va se chiffrer par dizaines de milliards. Il faudra bien acter une prise en charge par les finances publiques. A moins de recommencer la comédie tragique d’une « conférence de financement du retour à l’équilibre » convoquée à la levée du confinement, comme elle l’avait été à la vieille de celui-ci.

2. Un allègement de la dette est indispensable pour les pays en développement, notamment d’Afrique
L’organisation des Nations Unis sur le commerce et le développement, la CNUCED, a alerté dès la fin du mois de mars : la pandémie de Covid est en train d’engendrer des « dommages économiques sans précédent » pour les deux tiers de la population mondiale vivant dans les pays en développement. L’organisation plaidait, dès ce moment, pour la mise en place d’un programme de soutien d’un montant de 2500 milliards de dollars. Le FMI et la Banque Mondiale ont pris des initiatives. Mais on est encore très loin du compte. Pour leur part, les ministres des finances du G20 et les dirigeants des principales Banques centrales du monde ont décidé, le 15 avril, de suspendre, jusqu’au 1er avril 2021, le service de la dette des 76 pays les plus pauvres du monde dont 40 africains. Ce n’est même pas une suppression des échéances, juste un report. Selon les dirigeants français qui se sont volontiers montrés à l’initiative de la décision, celle-ci libérera 14 milliards de dollars au profit des pays concernés. C’est un pas. Mais très insuffisant pour y endiguer la déferlante de la crise sanitaire, économique et sociale. Il n’est même pas acquis qu’elle arrive à empêcher une vague de défauts sur les dettes souveraines. Alors que les créanciers privés sont devenus les principaux bailleurs de fonds de ces Etats, rien n’est acquis en ce qui concerne leur participation à ce moratoire.

Comme l’expliquent l’ancien premier ministre britannique Gordon Brown et l’ancien conseiller de Bill Clinton, Lawrence Summers : « Il serait inadmissible que tous les fonds débloqués par nos institutions multilatérales pour aider les pays les plus défavorisés ne soient pas utilisés aux fins de la santé et de la lutte contre la pauvreté, et qu’ils finissent dans les poches de créanciers privés, notamment de ceux qui, à l’instar de grandes banques américaines, continuent de verser des dividendes en période de crise ».

En fait, la mécanique à l’œuvre est doublement perverse. Elle ne profite pas seulement aux créanciers privés. Les pays riches et notamment les Etats Unis bien installés sur le privilège du dollar sont en mesure de lever des fonds énormes à des taux défiant toute concurrence. Mais comme le soulignent d’autres économistes universitaires de différents pays « ces fonds proviennent en partie des pays émergents en quête de sécurité, et d’investisseurs américains qui liquident leurs avoirs étrangers. En d’autres termes, une partie du financement dont dépendent les États-Unis et d’autres économies avancées provient d’économies émergentes qui ont pourtant des besoins financiers beaucoup plus pressants ».

Au reste, il ne s’agit pas seulement de s’inquiéter de cette situation par esprit de solidarité et par philanthropie, mais parce que le monde est un. Il serait totalement illusoire de prétendre que les pays développés pourraient être à l’abri des conséquences de la catastrophe qui menace les pays en développement, notamment les pays d’Afrique.

En réalité, il y aurait deux grandes initiatives financières à prendre. La CNUCED les a mises sur la table dès la fin mars. Elles sont reprises par de nombreux économistes d’horizons divers, parfois même de courants assez orthodoxes. D’une part des financements massifs par le FMI grâce à la réaffectation des droits de tirage spéciaux existants et par l’émission de nouveaux droits de tirages spéciaux. D’autre part, arrêt immédiat des paiements de la dette souveraine qui devrait être suivi d’une négociation pour un allégement significatif de la dette. La CNUCED propose ainsi l’annulation de 1000 milliards de dollars cette année sous la supervision d’un organisme créé de manière indépendante. [1]

3. Sortir de la crise liée à l’épidémie et en même temps changer de modèle économique
Le scénario de 2008-2010 ne doit pas se répéter. Les Etats et les Banques centrales ont sauvé les banques. Ils ont financé une reprise de la croissance comme avant, c’est-à-dire dominée par le capitalisme financiarisé avec son cortège de marchandisation sans limite, de dégradation des services publics, de poursuite du réchauffement climatique et de dégradation de la biodiversité.

Déjà Bruno Le Maire aligne les milliards à Air France, à Renault, à la FNAC-Darty sans contreparties selon la même règle de socialisation des pertes et de privatisations de gains. Déjà le MEDEF, l’Association française des entreprises privées (AFEP) qui regroupe les 113 premiers groupes actifs en France, le Comité des constructeurs français d’automobiles (CCFA) ou l’Association internationale du transport aérien (IATA) présidée par l’ancien PDG d’Air France, multiplient les pressions sur le gouvernement et sur Bruxelles pour réduire les normes environnementales et climatiques.

C’est tout le contraire qui est nécessaire. Une reprise de l’économie qui prenne franchement le cap de l’écologie politique et d’un autre régime de développement. Les investissements publics doivent servir à cela et non à revenir au « business as usual ». Et ils devront être massifs. Mais comment faire si déjà l’argent public a été massivement mobilisé et doit continuer de l’être, comme il se doit, pour soutenir les revenus et éviter les faillites en chaîne des PME et de plus grandes entreprises.
Cela passe certainement par l’Impôt sur le patrimoine et les hauts revenus. Mais cela ne suffira pas. Il faut aussi un allègement de la dette publique existante. Cela ne peut pas se résoudre seulement au niveau national. La question est sans doute vitale pour l’avenir de l’Union européenne.

L’économiste atterré Henri Sterdyniak n’est pas d’accord. Certes, admet-il, « la crise sanitaire risque paradoxalement de retarder la mise en place d’une grande politique écologique, la technocratie pouvant arguer des déséquilibres des finances publiques pour annuler les investissements écologiques et les grandes entreprises de la difficulté de la reprise pour échapper à la mise en place de taxes et de normes écologiques ». Mais, selon lui, les réponses comme l’annulation de la dette, la planche à billets ou la monétisation relèvent des solutions magiques. Afin de financer les investissements publics et la transition écologique Henri Sterdyniak préconise à la place le développement d’un système financier public offrant aux ménages des placements sans risque mais protégés de l’inflation et une obligation imposée aux banques de consacrer une partie de leurs dépôts à de tels emplois. Et pourquoi pas fromage et dessert ? De nombreuses expériences historiques, à commencer par l’effacement en 1953 de plus de la moitié de la dette allemande contractée avant et après- guerre attestent que cela peut faire partie des solutions.

Henri Sterdyniak argumente également que la France peut se financer, sans limites, à des taux extrêmement faibles, négatifs même souvent, tout comme l’Allemagne, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, « de sorte qu’il n’est pas pertinent actuellement de réclamer que la banque centrale finance directement les Etats ». Par contre admet-il, des menaces des marchés financiers renchérissant la dette pèsent sur l’Europe du Sud et notamment l’Italie. Mais pourquoi alors ne serait-il pas pertinent de réclamer que la Banque centrale c’est-à-dire la BCE finance directement les Etats du Sud ? Et La France restera-t-elle du bon coté de la force si les Etats Unis ou le Royaume Uni multiplie les dispositifs d’attraction des capitaux ? Chacun peut constater que les plans de soutien de sauvetage de l’économie sont dans la zone euro peu ou prou alignés sur ces différences. L’Allemagne a mis sur la table un plan de soutien public totalisant potentiellement près de 28% du PIB de 2019. 10 points de plus que le plan français. Et encore plus que ceux de l’Italie ou l’Espagne. Elle peut espérer s’en sortir mieux et plus dominante. Effectivement, juge Romaric Godin, « comme souvent pour l’Allemagne, le risque principal est que si cette récession de 2020 se révèle in fine moins forte qu’ailleurs, cela la conforte dans ses choix économiques désastreux pour l’ensemble de l’Europe ».

Bien entendu un allègement de la dette ne saurait suffire. Dans l’affrontement actuel autour du plan de relance européen on voit bien que ce qui fait le plus problème, ce n’est pas tant la création d’obligations européennes, que le fait qu’elles puissent servir non pas à des prêts qui augmenteraient la dette des Etats emprunteurs mais à des aides et des subventions qui leur seraient accordées directement. Il faut un changement de la doctrine monétaire et de la gouvernance de la Banque centrale européenne pour la mettre en capacité de financer directement les investissements publics des Etats européens et financer les banques publiques de développement dont le rôle devrait être systématiquement développé. La réponse doit être fondée sur une coopération explicite entre politique monétaire et politiques budgétaires.
Mais un allègement de la dette reste indispensable pour diminuer la pression des capitaux financiers.

Les économistes Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau préconisent une annulation partielle des dettes publiques détenues par la BCE, conditionnée par un investissement des mêmes montants dans des investissements publics de transition écologique. Jean-Luc Mélenchon préconise quant à lui la transformation d’une partie de la dette en emprunt perpétuel, ce qui allège la charge de la dette puisque le capital emprunté n’est plus à rembourser. Mais il n’est pas le seul. L’économiste Daniel Cohen et le banquier mutualiste Nicolas Théry – réputés moins collectivistes – affirment eux aussi qu’il faut « financer la crise que nous traversons et les investissements climatiques avec une dette de très longue durée – à 50 ou 100 ans, voire avec une dette perpétuelle – et rémunérée à un taux aussi bas que le permet la situation actuelle ». Et le gouvernement espagnol a mis sur la table du Conseil européen une proposition d’émission de dette perpétuelle pour financer un plan européen de relance de 1500 milliards d’euros.

Ce n’est qu’un début, continuons le combat !

 

Bernard Marx

 

Notes

[1] Voir notamment sur le site Project Syndicate :

Joseph Stiglitz : Les aspects internationaux de la crise. 6 avril 2020

Pierre-Olivier Gourinchas, Chang-Tai Hsieh : COVID-19 : une Bombe à retardement de défauts souverains. 9 avril 2020

Ngozi Okonjo-Iweala , Brahima Coulibaly : La dette de l’Afrique doit être allégée pour lui permettre de lutter contre le Covid-19. 9 avril 2020

Carmen M. Reinhart , Kenneth Rogoff : Suspendre la dette des pays émergents et en voie de développement.13 avril 2020

Mohamed A. El-Erian : Sauver les pays en voie de développement face au COVID-19. 15 avril 2020

Arkebe Oqubay : Comment l’Afrique peut combattre la pandémie. 17 avril 2020

Bodo Ellmers : The Global South needs debt relief. 21 avril 2020

Publié le 01/05/2020

Chômeurs, étudiants, mères isolées... En France, on souffre aujourd'hui de la faim

 

Eugénie Barbezat Lola Ruscio (site humanite.fr)

 

L’annonce, jeudi, d’une enveloppe de 39 millions d’euros pour l’aide alimentaire ne satisfait pas les associations, qui alertent : en France, la colère de ceux qui ont faim pourrait exploser, faute de réponses rapides. Témoignages.

« Dans nos permanences, entre 25 et 50 % de personnes nouvelles ont demandé une aide alimentaire depuis la mi-mars. Et c’est une réalité dans tous les départements », alerte la présidente du Secours populaire français (SPF), Henriette Steinberg. Même constat de la part de Patrice Blanc, son homologue des Restos du cœur : « Dans les villes, le nombre de personnes SDF qui sollicitent des repas chauds a triplé depuis la crise du Covid-19. » « On a beaucoup d’appels au 115 de personnes qui ne nous demandent pas un hébergement mais nous disent qu’elles n’ont pas mangé depuis plusieurs jours. C’est nouveau… », confirme Florent Gueguen, le directeur de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS). Dans les quartiers populaires, les associations multiplient les distributions alimentaires, pour lesquelles la demande est exponentielle : « Lors de la première distribution à Clichy-sous-Bois, il y avait 250 personnes, à la deuxième 500, puis à la troisième 700. Les gens ont faim. C’est tragique », témoigne Mohamed Mechmache, fondateur du collectif AClefeu qui, depuis début avril, distribue des denrées à Clichy-sous-Bois.

Derrière ces chiffres, il y a des visages. Ceux de mamans isolées, travaillant à temps partiel, parfois sans être déclarées, qui ne peuvent plus remplir leur frigo et assurer trois repas par jour à leurs enfants, qui, eux, ne mangent plus à la cantine. « Le soir, mon fils de 13 ans se contente de biscuits trempés dans du lait. Et le midi, ce sont des pâtes ou du riz. Je ne peux même plus lui offrir un burger… », culpabilise Maryam, employée à mi-temps dans une crèche à Paris, et actuellement au chômage partiel. La mère de famille vient de se résoudre à aller demander de l’aide alimentaire, pour la première fois de sa vie «Je n’aurais jamais cru un jour en arriver là, je me suis toujours débrouillée », soupire la jeune femme. Comme elle, des jeunes qui avaient des petits boulots, des stages indemnisés ou qui glanaient quelque argent en aidant à la plonge dans des restaurants, ont vu s’évanouir leurs rares moyens de subsistance, grossissant les files d’attente des distributions alimentaires. «On commence aussi à voir arriver des professions intellectuelles, des autoentrepreneurs, des chauffeurs VTC, des petits patrons qui ne remplissent pas toutes les cases pour bénéficier de l’aide de l’État et se retrouvent pris à la gorge. Leur détresse fait peine à voir : ils vivent un déclassement très violent », rapporte Henriette Steinberg.

Il faut rouvrir d'urgence les restos U

Les étudiants ne sont épargnés. « On ne découvre pas la précarité étudiante. Une antenne des Restos du cœur était déjà ouverte sur le campus avant l’arrivée du coronavirus. Mais aujourd’hui, on reçoit des jeunes qui n’auraient jamais dû y avoir recours », explique Emmanuelle Jourdan-Chartier, en charge de la vie étudiante à l’université de Lille. La fac compte 75 000 étudiants, dont 36 % de boursiers qui touchent au maximum 500 euros par mois, sur dix mois. « Les plus impactés sont les 30 % d’étudiants salariés, souvent en CDD, qui ont perdu leurs emplois et les près de 10 000 étudiants internationaux, dont les familles sont parfois elles-mêmes frappées par la crise du coronavirus dans leurs pays et qui ne peuvent plus les aider financièrement», précise-t-elle. Pour secourir ces étudiants dont les frigos sont vides, les services sociaux de l’université de Lille ont distribué des bons d’achat alimentaires, mais cela risque de ne pas suffire. «Il faudrait rouvrir d’urgence les restos U, au moins pour de la vente à emporter, suspendre les loyers des étudiants en chambre universitaire, et maintenir les bourses cet été, car les étudiants, dont les examens ont été décalés en juillet, vont devoir rester », insiste Emmanuelle Jourdan-Chartier.

Cette situation inédite, le SPF l’a vue venir depuis des semaines : «Grâce à notre implantation sur le terrain et au fait que nous n’avons pas arrêté nos distributions avec le confinement, nous avons vu arriver le tsunami. Nous avions donc alerté le ministre des Solidarités, le premier ministre et le président de la République dès la mi-mars », lâche, amère, Henriette Steinberg. Un appel qui semble enfin avoir été entendu puisque, jeudi, la secrétaire d’État chargée de la lutte contre la pauvreté, Christelle Dubos, annonçait une enveloppe de 39 millions d’euros dédiés à l’aide alimentaire d’urgence. Si elles saluent le geste, les associations pointent l’insuffisance de la somme. « On parle en milliards pour les entreprises et en millions quand il s’agit des gens qui ont faim », pointe Mohamed Mechmache…

Identifier ceux qui n’osent se manifester

Autre difficulté : la mise en œuvre de cette aide sur le terrain. « La difficulté va être d’identifier ceux qui n’osent pas se manifester et qui ne sont pas forcément connus des services sociaux », prévient Florent Gueguen. Pour cela, Henriette Steinberg a une solution : faire confiance aux associations ! « Aujourd’hui, on estime que 2 ou 3 millions de personnes supplémentaires ne vont pas pouvoir manger à leur faim du fait des conséquences de la crise sanitaire. C’est pourquoi nous avons proposé à M me Dubos de s’appuyer sur les compétences de notre mouvement, qui a déjà pris des contacts avec le marché d’intérêt national (Min) de Rungis et ceux régionaux pour établir des filières d’approvisionnement avec des petits producteurs, qui correspondent aux besoins des populations que nous soutenons… Nous nous engageons à rendre des comptes à l’État concernant l’utilisation de chaque euro d’argent public. Dans l’intérêt de ceux qui ont faim ! »

Peut-être aussi dans l’intérêt général. Tous s’accordent à le dire : la crise sociale qui va suivre la crise sanitaire sera profonde et durable. « Les ménages modestes vont avoir besoin de temps pour rétablir leur pouvoir d’achat. Il ne faut pas que cette aide soit un fusil à un coup. Il faudra augmenter les montants en fonction de l’évaluation des besoins, qui sont et seront immenses », prévient Florent Gueguen. Au SPF, on a fait les comptes : « Cela fait à peine un à deux euros par personne dans le besoin, c’est ridicule ! » Et on a aussi de la mémoire : «N otre longévité fait que l’on a un recul historique. On se souvient des marches des chômeurs, des révoltes de 1936, puis de 1938… Alors, on demande au gouvernement de réfléchir à de vraies mesures d’urgence, pour que la faim, doublée d’un sentiment de mépris et d’abandon, ne pousse pas les gens dans les rues », avertit sa présidente.

Elle n’est d’ailleurs pas la seule à redouter des « émeutes de la faim». Selon le Canard enchaîné, le terme aurait été employé par le préfet de Seine-Saint-Denis, Georges-François Leclerc, dans un mail envoyé par le haut fonctionnaire, le 18 avril, à son homologue Michel Cadot, préfet de la région Île-de-France. Dans ce courriel, le préfet du 93 évoquait son inquiétude face à « une baisse importante et brutale des revenus des précaires de Seine-Saint-Denis », redoutant des réactions violentes des personnes impactées. Cette éventualité, Mohamed Mechmache ne l’exclut pas non plus : « Les jeunes sont à cran ; si en plus la police les harcèle, ça peut partir vite et devenir incontrôlable… », prévient le porte-parole d’AClefeu, dont le collectif a été créé au moment des révoltes des banlieues en 2005. « Cette crise sanitaire a suscité des carences alimentaires massives, qui pourraient aboutir à des débordements de colère », conclut Florent Gueguen. Comme une invitation à agir. Vite. 

Pour Louise, Sandra, Khalid ou Christophe, la faim au quotidien. Ils témoignent.

« Je n’ai même pas d’argent pour m’acheter une datte… »

Khalid, 54 ans, résident marocain dans un foyer social aux Ulis (Essonne)

Khalid est au bout du rouleau. « C’est très difficile, on ne sait même pas quand tout ça va se terminer », lâche cet homme de 54 ans, qui vit dans une petite chambre du foyer social Adoma, aux Ulis (Essonne). Il y a des jours où ce sans-papiers marocain ne mange pas, pendant deux jours d’affilée. « C’est arrivé plusieurs fois pendant le confinement », lâche-t-il, gêné. Impossible d’acheter de la nourriture, il n’a plus un sou. Khalid enchaînait jusqu’au 17 mars les petits boulots au noir, payés au lance-pierre : il réparait des voitures, nettoyait, jardinait chez des particuliers. « Mais il n’y a plus de boulot nulle part désormais ! » répète-t-il, angoissé. Avec le virus et la pression policière, Khalid se terre dans son foyer. Et quand il sort, c’est seulement pour acheter « une canette de coca à 90 centimes » et du « pain à 1,20 euro ». Le lait, l’huile, le sucre, et autres aliments essentiels, il en consomme grâce aux colis-repas distribués par une association de quartier. Au premier jour du ramadan, vendredi 24 avril, les difficultés se sont cruellement rappelées à lui. « Je me sens mal : je n’ai même pas d’argent pour acheter une datte, je ne peux pas manger le matin à 5 heures. Combien de temps va-t-on devoir vivre comme ça ? »

L.R.

« Ça fait mal de demander de l’aide »

Sandra, 44 ans, mère célibataire, sans emploi, à Strasbourg (Bas-Rhin)

Dans le quartier populaire de la Cité de l’Ill, au nord de Strasbourg, Sandra vit dans un logement social avec sa fille de 11 ans. Début avril, elle fait une demande d’aide alimentaire auprès de son assistante sociale. « J’ai envoyé tous les papiers justificatifs, mais un mois après, je reste sans nouvelles, s’agace-t-elle. Je ne peux pas joindre directement mon assistante sociale, tout est restreint depuis le confinement. Résultat, je ne sais même pas quand je vais avoir cette aide. » Sans travail, ni conjoint, cette mère de famille au RSA s’est tournée vers les services sociaux pour subvenir à ses besoins alimentaires. Une première. « Je n’avais plus le choix, explique-t-elle avec pudeur. Je ne voulais pas me retrouver endettée jusqu’au cou, j’avais déjà emprunté de l’argent à des amis. » Depuis, un sentiment de honte l’habite : « On a l’impression d’être un mendiant. Ça fait mal de demander de l’aide. » En temps normal, elle fait du ménage à droite, à gauche, pour arrondir ses fins de mois. Avec le confinement, c’est terminé. Dans le même temps, Sandra voit ses dépenses alimentaires monter en flèche : « Chez mon maraîcher, je payais 99 centimes mon kilo de courgettes, contre 2,99  euros aujourd’hui. Je cuisine beaucoup, j’achète un sac de 5 kg de pommes de terre, je prends les aliments en promo, je fais mon pain moi-même, mais ça reste compliqué de vivre. » Les difficultés se cumulent. Grâce aux réseaux sociaux, elle a établi un contact avec l’association Alis. Depuis, la structure lui livre des colis-repas. Pour la quadragénaire, c’est un immense coup de pouce. « Je suis à découvert de 300 euros, il me reste 40 euros en liquide jusqu’au 6 mai, avant de toucher mes 726 euros de RSA. Comment suis-je censée tenir avec ma fille ? » Quid des aides promises par Emmanuel Macron ? « Pff… ça ne suffit pas. J’arriverai tout juste à régler ma facture d’électricité. Qui risque d’ailleurs de flamber avec le confinement : ma fille passe son temps sur l’ordinateur. »  

L.R.

« Resto U fermé, frigo vide, carte bleue bloquée… »

Louise, 21 ans, étudiante en licence de chimie, à Lille (Nord)

Depuis le confinement, la vie de Louise, étudiante de 21 ans, en deuxième année de licence de chimie à Lille-I, s’est compliquée très brutalement. Serveuse dans la restauration rapide, elle était sur le point de se faire embaucher dans un café quand « tout s’est arrêté ». La jeune femme s’est donc retrouvée sans aucun revenu. « Mon découvert bancaire s’est vite creusé, jusqu’au moment où ma carte bleue a été bloquée. Pas de chance, ma mère qui, d’habitude, m’envoie de l’argent liquide du Gabon, n’a pas pu le faire depuis le mois de mars. Les plateformes de transfert d’argent ont toutes été bloquées là-bas, où la crise sanitaire sévit aussi. D’ailleurs, mes deux parents, fonctionnaires, sont au chômage à cause du virus. Et, au Gabon, il n’y a pas les mêmes garanties qu’en France. Mon père m’a dit qu’il pouvait encore payer le loyer de mon studio, mais si la crise perdure, cela ne sera plus possible. »

Sans ressource, ni possibilité d’aller « se remplir le ventre au resto-U pour 3 euros » et avec un frigo « complètement à sec », Louise s’est résolue, début avril, à aller voir l’assistante sociale de l’université. « Je ne savais même pas où c’était. Je n’aurais jamais imaginé devoir faire un jour cette démarche », avoue l’étudiante encore « très touchée » par l’écoute et l’aide qui lui ont été apportées par les services sociaux de son université. « Ils m’ont tout de suite donné deux bons de 50 euros pour que je puisse faire des courses à Carrefour, avec qui la fac a un partenariat pour l’aide alimentaire. D’ailleurs, je tiens toujours avec les courses que j’ai faites avec cet argent, en début de mois… » Aujourd’hui, si Louise est surtout préoccupée par les partiels qu’elle commence à passer en ligne ce lundi, elle s’inquiète aussi pour les mois à venir. Trouver du travail cet été, si les restaurants restent fermés, va être compliqué. « Je vais chercher dans la grande distribution, je suis prête à faire n’importe quel boulot », assure l’étudiante qui a aussi une pensée pour les autres étudiants étrangers. La plupart ne pourront pas retrouver leur famille cet été à cause de la fermeture des frontières. Beaucoup d’entre eux aussi ont vu leurs parents tout perdre à cause du coronavirus et ne reçoivent plus d’aide venue du pays.

« Ce sont les SDF à qui je donnais une pièce avant qui m’ont donné des conseils »

Christophe, 43 ans, artiste de rue, à Grenoble (Isère)

Depuis qu’il a perdu son statut d’intermittent, il y a quelques années, Christophe (*) se débrouille. Avec sa guitare et ses chansons rigolotes, il écume les cafés du centre-ville où il est payé au chapeau. Ancien circassien reconverti dans le théâtre de rue et la danse, il travaille surtout l’été, enchaînant les festivals où il engrange de quoi passer l’hiver à peu près tranquille. « En général, vers le mois de mars, ça devient un peu tendu financièrement. Heureusement, je donne des cours de cirque et de clown à des jeunes dans plusieurs associations, ça me permet d’avoir quelques rentrées d’argent. »

Voilà à quoi ressemblait, jusqu’au 17 mars 2020, la vie de ce grand échalas à l’éternel jean délavé, figure de la vie culturelle locale. Depuis, confiné seul dans un petit appartement, il tourne en rond. « Ma vie, c’étaient les copains musiciens, les discussions dans les cafés… Tout cela est mis entre parenthèses et je ne sais pas pour combien de temps. » Faire les courses ? Christophe oubliait souvent, mais déjeunait presque tous les midis dans le boui-boui en bas de chez lui, dont « le patron est un pote ». Le soir, c’étaient les endroits où il se produisait qui pourvoyaient à son repas. «Avoir un jour faim et plus un rond pour aller m’acheter à manger, je ne l’aurais jamais imaginé », constate l’artiste, qui explique même avoir « un peu lâché la bride sur ses dépenses », début mars, dans l’espoir de pouvoir jouer en Avignon cet été. «Quand la compagnie m’a appelé pour m’annoncer que tout était annulé, j’ai paniqué. J’étais vraiment mal, alors je suis descendu faire un tour. Du côté de la gare, j’ai croisé les SDF à qui je file une pièce et avec lesquels j’ai l’habitude d’échanger quelques mots… Là, c’est moi qui leur ai raconté ma galère. » Ironie du sort, ce sont les « professionnels de la vie à la rue » qui lui ont indiqué la permanence du Secours populaire, la seule distribution alimentaire restée ouverte. Sur le coup, Christophe rigole de cette situation cocasse et rentre chez lui. Mais le lendemain, le ventre vide, il saute le pas et va se placer dans la file des gens qui attendent une aide alimentaire. « L’association se trouve dans le quartier où je donnais des cours… Je redoutais de croiser l’un de mes élèves. Mais au final, tout s’est bien passé : les femmes qui faisaient la distribution m’ont accueilli avec une grande bienveillance, on a même rigolé ensemble. Je me suis senti respecté. J’y reviendrai pour avoir de l’aide, mais aussi, j’espère, pour filer un coup de main. »

(*) Le prénom a été modifié.

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