PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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septembre 2021

publié le 30 septembre 2021

Le gouvernement passe en force contre les chômeurs

Par Cécile Hautefeuille et Dan Israel sur www.mediapart.fr

En publiant le décret d’application un jour à peine avant l’entrée en vigueur de la réforme de l’assurance-chômage, le 1er octobre, l’exécutif s’est assuré que les syndicats ne pourraient pas l’attaquer immédiatement. Il annonce d’autres mesures pour adoucir son image.


 

L’exécutif n’aura pas dévié de sa ligne. Ce vendredi 1er octobre, la réforme du mode de calcul des allocations-chômage entre en vigueur. Le décret est paru jeudi 30 septembre au Journal officiel. À la toute dernière minute, comme Mediapart l’avait pronostiqué, pour mieux prendre de court les syndicats prêts à le contester une nouvelle fois en justice.

C’est le volet majeur de la réforme du régime d’assurance-chômage qui se met finalement en place. Majeur, et maudit : pour les chômeurs qui en paieront le prix fort ; et pour le gouvernement qui s’acharne, depuis plus de deux ans, à le faire appliquer.

Mise en chantier dès la fin 2017, retoquée par le Conseil d’État il y a un an, puis repoussée en raison du Covid, remaniée puis à nouveau suspendue, cette réforme aura connu un parcours pour le moins chaotique. Mais l’exécutif n’a jamais voulu y renoncer. Le 12 juillet 2021, trois semaines à peine après la seconde suspension par le Conseil d’État, Emmanuel Macron l’affirmait sans ciller (et sans attendre sa décision sur le fond, qui arrivera dans les prochains mois) : la réforme serait pleinement mise en œuvre le 1er octobre.

Une promesse prise immédiatement au sérieux par Pôle emploi qui, ni une ni deux, a mis à jour des documents destinés à former ses agents sur cette réforme : comme Mediapart a pu le vérifier, la date du 1er octobre figurait sur sa communication interne dès le mois d’août. Tout semblait donc acquis. Le gouvernement avait sans doute déjà en tête sa stratégie, pour enjamber la décision du Conseil d’État et passer en force.

L’exécutif ne s’est jamais caché de ses objectifs : « Nous croyons profondément que cette réforme permettra de lutter contre les contrats courts payés de façon indue par l’assurance-chômage et qu’elle incitera à un arbitrage entre le travail et la non-activité en faveur de l’emploi, dès lors qu’il y en a, ce qui est le cas, affirmait en début de semaine le premier ministre Jean Castex dans Les Échos. Je n’ai pas d’objectif chiffré, mais je suis persuadé que les comportements vont changer. »

Son entourage insiste : « Tout doit être fait pour encourager le travail et pour privilégier l’emploi durable, c’est la vocation de cette réforme. » On peut le dire moins diplomatiquement, à l’image de Patrick Martin, numéro deux du Medef. De passage à Perpignan mercredi 29 septembre, il a déploré que les restaurants ne trouvent pas de main-d’œuvre, alors même que les Pyrénées-Orientales sont le département au plus fort taux de chômage de l’Hexagone. Sa conclusion ? « Vivement la réforme de l’assurance-chômage ! »

Une centaine d’économistes, dont Thomas Piketty, s’indignent de cette réforme, qu’ils jugent « inefficace, injuste et punitive ».

Tant pis si l’argumentaire sur lequel sont basées de telles affirmations est vicié, pour ne pas dire mensonger, puisqu’il n’existe quasiment aucun cas où un demandeur d’emploi gagnerait plus d’argent que lorsqu’il travaillait. Un mensonge réitéré le 16 septembre par Emmanuel Macron, déclarant encore qu’« il faut s’assurer qu’il n’est jamais plus rentable de ne pas travailler que de travailler ».

Tant pis, surtout, pour les précaires alternant petit boulot et période de chômage, puisque ces derniers seront les principaux perdants de la réforme. Selon les projections de l’Unédic (l’organisme qui gère l’assurance-chômage), 1,15 million de personnes seraient pénalisées la première année. Leurs allocations baisseraient de 17 % en moyenne, mais pas moins de 400 000 personnes subiraient une baisse de 40 %.

Dans Le Monde, une centaine d’économistes, dont Thomas Piketty, s’indignent de cette réforme, qu’ils jugent « inefficace, injuste et punitive ». « Le gouvernement y va parce qu’il sait que sa réforme est populaire, au fond. Il n’y avait pas du tout lieu de se précipiter, mais elle est devenue un objet politique », glisse pour sa part un haut responsable syndical. « L’exécutif est en campagne électorale, il faut bien qu’Emmanuel Macron puisse dire à ses électeurs : “Vous avez vu ? J’avais dit que je ferais cette réforme, je l’ai faite” », estimait déjà Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, il y a quelques jours.

Course de vitesse entre syndicats et gouvernement

Sur le fond, le nouveau décret, tel qu’il a été publié, est identique à celui dont l’application avait été suspendue en référé (la procédure d’urgence) le 22 juin par le Conseil d’État, à la demande des syndicats. Mais le gouvernement a pris en compte la décision de la plus haute instance de la justice administrative, puisque la suspension avait été décidée « au nom des incertitudes sur la situation économique ».

La réforme du mode de calcul des allocations-chômage entre en vigueur le 1er octobre 2021. © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Le ministère du travail a donc produit une copieuse note de conjoncture pour démontrer que la situation économique et celle du marché de l’emploi sont désormais bonnes.

Mais la manœuvre est aussi tactique. En publiant le décret la veille de sa mise en application, le pouvoir s’assure que les opposants à la réforme ne pourront pas la faire suspendre une nouvelle fois avant qu’elle entre en vigueur. Qui plus est, il est de notoriété publique que les juges du Conseil d’État hésitent à retoucher un texte entré en vigueur, d’autant plus s’il a des conséquences financières.

Si la réforme était à nouveau suspendue, ou annulée sur le fond dans quelques mois, il se pourrait alors que Pôle emploi doive recalculer le montant des allocations qu’il a déjà versées. Usine à gaz en perspective.

Les syndicats vont néanmoins tenter de prendre leur part à cette course de vitesse. « Nous allons déposer les recours le plus tôt possible, dès la semaine prochaine, pour demander une nouvelle suspension, précise Denis Gravouil, responsable du dossier à la CGT. L’objectif est d’obtenir une audience en référé avant la fin du mois d’octobre, avant que les allocations liées au nouveau calcul ne soient versées. »

Les cinq syndicats représentatifs feront front commun sur cette question, y compris la CFTC, qui n’avait pas déposé de recours en juin. « Nous allons attaquer le décret, nous travaillons actuellement à une saisine commune avec la CFDT », confirme Cyril Chabanier, président du syndicat chrétien.

Le gouvernement veut éviter l’image du père Fouettard

Cette opposition unanime des représentants des salariés porte pourtant peu dans les débats politico-médiatiques. Parce qu’au-delà d’une condamnation de circonstance, le sort des chômeurs mobilise traditionnellement peu, y compris dans les rangs de la gauche. Parce que les principaux concernés ont une capacité d’organisation réduite et ne se vivent pas comme un ensemble homogène.

Emmanuel Macron et son gouvernement ont néanmoins conscience du danger de s’afficher uniquement comme des pères Fouettard à l’approche de l’élection présidentielle (les 10 et 24 avril). Et le passage en force de la réforme n’est sans doute pas étranger à la récente série d’annonces en faveur de certains demandeurs d’emploi.

Mi-septembre, c’est d’abord Emmanuel Macron qui a promis aux travailleurs indépendants une amélioration du système qui leur permet d’accéder à une forme d’allocation-chômage. Promesse de campagne du candidat Macron version 2017, cette allocation (d’environ 800 euros, pendant six mois maximum) a été mise en place le 1er novembre 2019. Mais elle n’a touché presque aucun travailleur indépendant : selon les derniers chiffres fournis à Mediapart pour l’Unédic, seuls 1 039 d’entre eux ont réellement touché cette allocation.

« Les conditions posées ont été si contraignantes que c’étaient des gens très motivés qui sont allés chercher la réforme », a reconnu le président. Il fallait en effet que le travailleur ait travaillé au moins deux ans, pour un bénéfice annuel d’au moins 10 000 euros et que son entreprise fasse l’objet d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire. Ces conditions seront largement adoucies à partir de janvier.

Mais l’essentiel des annonces gouvernementales ont été faites par Jean Castex et la ministre du travail Élisabeth Borne autour du sujet crucial de la formation. 600 millions d’euros seront investis pour former 350 000 salariés. Et 800 millions seront disponibles quasi immédiatement pour tenter d’aider les 2,8 millions de demandeurs d’emploi de longue durée (inscrits à Pôle emploi depuis plus d’un an).

« Le nombre de demandeurs d’emploi de longue durée est très important et a considérablement augmenté, de l’ordre de 10 % pendant cette crise. C’est un niveau qui ne peut pas être satisfaisant », reconnaît-on à Matignon. Et cela fait plus de douze mois que le nombre de personnes inscrites depuis trois ans ou plus est passé au-dessus du million. Du jamais vu.

Le mot d’ordre est donc à la mobilisation générale à Pôle emploi, qui doit mettre en place « un parcours de remobilisation » pour les demandeurs d’emploi de très longue durée. « Notre engagement, c’est que chaque demandeur d’emploi de longue durée soit recontacté par Pôle emploi d’ici à la fin de l’année pour lui proposer une immersion, un accompagnement adapté ou une formation », a promis la ministre du travail.

Interrogé au lendemain de la présentation du plan à la presse, un manager de Pôle emploi commente : « En interne, personne n’est vraiment emballé par ce qui a été annoncé. Ce n’est pas très ambitieux. Mais soyons honnêtes : à ce jour, nous n’avons aucune consigne précise. On aimerait prendre de l’avance mais on ne sait rien ! Devrons-nous contacter les demandeurs d’emploi par mail ? Les recevoir en agence ? Ce n’est pas le même temps opérationnel. Et puis notre temps n’est pas extensible. Cela va forcément se faire en défaveur d’autres activités, tout aussi urgentes. »

Là où le gouvernement annonce vouloir former 1,4 million de demandeurs d’emploi en 2022, le manager rappelle qu’« en fin de quinquennat, François Hollande voulait, lui, former 500 000 chômeurs » et pointe la proximité de la présidentielle dans ces annonces. « Seules les formations longues, dans le cadre d’une reconversion par exemple, ou celles qui sont accolées à des plans d’actions précis, avec un emploi à la clef, sont utiles, considère-t-il. Le reste, ça sert surtout à faire changer les gens de catégorie… »

Un demandeur d’emploi qui entre en formation passe en effet dans la catégorie D (qui rassemble aussi les personnes en arrêt maladie ou maternité). En août dernier, elle comptait 442 700 inscrits, un chiffre en hausse continue depuis avril 2021 : +30 % en un an, et +48 % par rapport à février 2020.

Dans les agences Pôle emploi, plusieurs sources confirment à Mediapart la volonté de la hiérarchie de « placer et prescrire » des formations depuis plusieurs mois. « Formation, formation, il n’y a plus que ce mot qui compte, souligne le cadre. Les robinets sont ouverts, plus que jamais ! »

publié le 30 septembre 2021

Énergie. Fabrice Coudour : « Il est temps de dire stop à la concurrence »

 

Stéphane Guérard sur www.humanite.fr

À trois jours d’une nouvelle hausse du tarif réglementé du gaz, la CGT mines-énergie appelle à diminuer les taxes sur les factures, puis à sortir l’énergie du marché, seule solution de long terme contre la flambée des prix. Entretien avec le secrétaire fédéral de le FNME-CGT.


 

Au lendemain de l’annonce d’une nouvelle hausse du tarif réglementé du gaz de 12,6 % au 1er octobre, le porte-parole du gouvernement a affirmé, mardi, que l’exécutif « travaille à des mesures supplémentaires » au chèque énergie exceptionnel de 100 euros en décembre pour six millions de ménages modestes. La CGT mines-énergie lui en souffle quelques-unes, par la voix de son secrétaire fédéral, Fabrice Coudour.

Ces 100 euros suffiront-ils aux particuliers les plus précaires à faire face à la flambée des factures ?

Fabrice Coudour Pour les personnes en précarité énergétique, 100 euros représentent peut-être une bouffée d’oxygène. Mais, dans les faits, c’est moins que le prix d’un abonnement, cela ne couvre que onze jours de consommation de courant pour un foyer de quatre personnes en plein hiver. En revanche, pour les fournisseurs alternatifs qui ont fait un grand lobbying, cette prime couvrira des impayés. Le gouvernement peut agir plus fortement.

De quelle manière ?

Fabrice Coudour En jouant sur les taxes qui représentent un tiers du coût des factures. À très court terme, dans le projet de loi de finances 2022, le gouvernement peut reconnaître l’énergie comme un produit de première nécessité en lui appliquant un taux de TVA à 5,5 %. Actuellement, seul l’abonnement est à ce niveau. La consommation est, elle, taxée à 20 %. Tout aussi rapidement, l’exécutif peut modifier la contribution sur le service public de l’électricité (CSPE) dont près de la moitié de son produit part dans le budget de l’État sans savoir ce qu’elle finance. Enfin, personne ne le sait, mais l’État applique la TVA sur toutes les autres taxes figurant sur la facture d’électricité comme de gaz ! Ces trois mesures représenteraient 400 euros d’économies par an pour un foyer de quatre personnes vivant dans une maison de 100 mètres carrés plutôt bien isolée. Quatre cents euros sur une facture moyenne de 1 800 euros. Les 100 euros de chèque énergie font pâle figure ! Ce même mécanisme peut s’appliquer au gaz. C’est un choix politique que le gouvernement a l’opportunité de faire en faveur de l’intérêt général.

Cette solution suffirait-elle à lisser les soubresauts du marché ?

Fabrice Coudour Elle ne résoudra pas le problème de fond. Tout au long de notre bataille contre le projet Hercule (de démantèlement d’EDF – NDLR) et contre le projet Clamadieu (de découpe d’Engie – NDLR), nous avons appelé à faire le bilan des vingt dernières années de déréglementation. Durant cette période, le prix du gaz a doublé. Aucun investissement n’a été réalisé pour moderniser le parc d’EDF. Aucun des fournisseurs alternatifs n’a investi dans la production. Au contraire, l’État comme ces groupes privés ont cherché à faire de l’argent. Si bien que 10 % de hausse des tarifs de l’électricité sont évoqués pour février 2022. Or, à la CGT, on estime que 10 % de plus poussent 400 000 personnes dans la précarité. Voilà pourtant des années qu’on nous promet la baisse des tarifs grâce à la concurrence. Il est temps de dire stop. Nous n’avons plus affaire à de simples hausses, mais à une hémorragie. La solution réside dans un mix énergétique équilibré bas carbone et piloté par deux entreprises publiques, avec un tarif régulé. Elle seule permet l’établissement de coûts justes couvrant les investissements nécessaires aux besoins et à la transition énergétique, finançant aussi la lutte contre la précarité.

En quoi une entreprise publique pour le gaz protégerait-elle ses usagers des hausses du marché international, alors que nous importons 99 % de notre consommation ?

Fabrice Coudour Les cours du gaz répondent certes à des considérations géopolitiques. Mais nous demandons la création de deux établissements publics à caractère industriel et commercial (Epic) pour l’électricité comme pour le gaz car ces deux énergies sont liées. Tout le monde ne se chauffe pas à l’électricité. Le gaz est primordial pour le chauffage urbain. Il est aussi essentiel dans la production d’électricité. L’État peut très bien assumer d’extraire ces deux énergies des marchés internationaux, en faisant valoir que la concurrence est néfaste pour les particuliers comme pour les entreprises. Le droit européen reconnaît les services d’intérêt général. Il refuse en revanche tout avantage concurrentiel sur les marchés. Mais ces deux Epic n’y seraient évidemment pas.


 


 

Énergie. François Carlier : « L’ouverture à la concurrence n’a eu que des effets pervers »

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

Le blocage des prix de l’énergie ne peut être qu’une solution à court terme. Le délégué général de l’association de consommateurs CLCV préconise l’organisation d’un référendum et le retour à un monopole régulé de l’électricité.

François Carlier Délégué général de la CLCV

Pour sortir des hausses incessantes du prix de l’électricité, l’association de consommateurs CLCV (Consommation, logement et cadre de vie) a son remède : un grand débat public suivi d’un référendum pour ou contre la concurrence ou le monopole public. Son délégué général, François Carlier, nous explique pourquoi.

Quelles sont les conséquences de l’augmentation des dépenses en énergie sur le budget des ménages ?

François Carlier L’énergie représente 3 % à 5 % du budget des ménages si l’on prend en compte les dépenses de gaz, d’électricité et de carburant. C’est à peu près les chiffres que donne l’Insee, mais c’est un marché très heurté. La dépense annuelle en énergie résidentielle (gaz et électricité – NDLR) est d’environ 1 500 euros par ménage. Une augmentation de 10 % représente donc un surcroît de charges de 150 euros annuels, auxquels il faut ajouter la hausse des carburants et l’augmentation des prix des denrées de première nécessité. Pour celles et ceux qui se serrent la ceinture à la fin du mois, cela a un véritable impact sur le « reste à vivre » et, pour la très large classe moyenne, c’est une réelle perte de confort. On rogne forcément sur quelque chose.

On a le sentiment que les prix sont en hausse continue depuis plus de quinze ans…

François Carlier Il faut distinguer la hausse du gaz et du pétrole de celle de l’électricité. Entre 2005 et 2013, on a constaté une forte hausse au niveau des deux premières énergies. Les tarifs ont baissé, puis remonté. Le secteur fonctionne de façon cyclique. Avec la crise du Covid-19, on a assisté à une baisse importante des prix. Maintenant, ça remonte en flèche. En réalité, sur les dernières années, la hausse s’est beaucoup jouée au niveau fiscal, jusqu’au mouvement des gilets jaunes.

Pourquoi est-ce moins le cas pour l’électricité ?

François Carlier Le monopole d’État et l’instauration du tarif réglementé de vente ont été bâtis pour protéger les ménages des fluctuations du marché. Aujourd’hui, le tarif réglementé n’existe plus que pour garantir l’aspect concurrentiel du secteur. Tout est mis en œuvre pour sauver les opérateurs virtuels de la faillite. On augmente donc les tarifs. C’est injuste et ça vient s’ajouter aux taxes et parataxes. Les prix augmentent sur une tendance longue depuis dix ans.

Dans ce contexte, le blocage des tarifs est-il une bonne idée ?

François Carlier Le problème réside dans le fait que les directives de l’Union européenne (UE) ont fait inscrire la concurrence dans la loi. Chaque fois qu’en France on a essayé de bloquer les tarifs de l‘énergie, les opérateurs virtuels ont immédiatement saisi le Conseil d’État, qui leur a donné raison. Les États européens craignent une fronde massive, une sorte de mouvement des gilets jaunes à l’échelle de l’Europe. Dans des pays comme l’Espagne, la hausse est si importante qu’on court au drame. C’est pourquoi Bruxelles vient de donner l’autorisation aux États de prendre des mesures exceptionnelles. Mais un blocage des prix rencontrerait forcément des obstacles.

Quelles sont les autres solutions ?

François Carlier À court terme la solution est fiscale. On pourrait jouer sur la baisse de la TVA de façon temporaire pour compenser la hausse des prix. On pourrait aussi jouer sur la CSPE (contribution au service public de l’électricité – NDLR), qui atteint aujourd’hui près de 15 % du prix de l’électricité. C’est un levier facile à activer dans le cadre d’une loi de finances. Dans la situation actuelle, l’UE ne l’empêcherait pas.

Et à plus long terme ?

François Carlier À la CLCV, nous préconisons le retour du secteur de l’électricité à un monopole régulé. L’ouverture à la concurrence n’a eu que des effets pervers depuis les années 1990. En outre, les Français n’ont jamais été consultés. Un référendum devrait être organisé sur la question. Le problème va se reposer dès juin 2022, après les élections présidentielle et législatives. La concurrence dans le secteur de l’énergie ne fonctionne pas. Aux États-Unis, par exemple, la majorité des États mettent en place des monopoles publics. C’est aussi le cas dans de nombreuses provinces du Canada. En France, il faut définitivement trancher cette question en permettant aux Français de s’exprimer.

publié le 29 septembre 2021

Enquête de l'Ifop. Frédéric Dabi :

« Chez les jeunes, l ’idéal de liberté est supplanté par l’égalité »


 

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr


 

En 1957, l’Ifop lançait pour la première fois une grande enquête sur la jeunesse. Un sondage réitéré en 1968, 1978, 1988, 1999, puis en 2021, à l’initiative de Frédéric Dabi et de son confrère Stewart Chau, de l’institut ViaVoice, auprès de 1 500 jeunes âgés de 18 à 30 ans. De ces six « photographies », ils ont tiré un ouvrage, « la Fracture », qui met en lumière les espoirs, les valeurs et les contradictions de la jeunesse actuelle. Entretien.


 

C’est une des données frappantes de votre enquête : le niveau de bonheur des jeunes s’écroule. De quelle ampleur est le phénomène et quel rôle le Covid joue-t-il ?

Frédéric Dabi C’est un véritable effondrement : la réponse « très heureux » obtient 27 points de moins qu’en 1999. S’il existe bien non pas une mais des jeunesses, qu’il s’agisse de lycéens, d’étudiants, de jeunes en recherche d’emploi ou au travail, trois indicateurs se dégradent. Le niveau de bonheur plonge, le sentiment de vivre une période de malchance est très partagé, et la notion d’idéal s’évanouit. Une génération Covid s’est construite du fait d’un vécu partagé – « on va payer pour la dette » ; « on a été stigmatisés » ; « on a été sacrifiés » –, avec une logique de citadelle assiégée. Néanmoins, ce n’est pas une explication suffisante.

Dans les années 1980, le sida, le chômage de masse, les TUC (contrats aidés créés en 1984 – NDLR), les nouveaux pauvres n’avaient eu qu’un effet marginal sur l’indicateur de bonheur. Cette fois, le Covid a eu un effet amplificateur pour des jeunes qui ont préalablement vécu une succession de chocs comme le terrorisme, ou encore l’urgence écologique. Mais la réduction ad Covidum n’est pas juste. Notre enquête montre aussi une jeunesse résiliente et d’un optimisme individuel beaucoup plus fort que parmi l’ensemble des Français. Par exemple, 90 % estiment que « la vie a beaucoup à leur à offrir ».

Outre un rapprochement entre les valeurs des jeunes et celles de leurs aînés, vous relevez un retour des valeurs dites traditionnelles, comme la famille. Est-ce là aussi un effet de la crise ?

Frédéric Dabi Les jeunes sont très pragmatiques, désidéologisés, et font leur marché entre des valeurs plutôt modernes, d’ouverture et des valeurs dites traditionnelles, qu’ils ne perçoivent pas forcément comme telles. Sur la famille, la crise a un effet accélérateur parce qu’elle a renforcé les liens. Certains jeunes sont retournés chez leurs parents, d’autres ont été aidés. Mais c’est aussi une rupture avec l’imagerie de relations intrafamiliales ontologiquement conflictuelles, très valable dans les années 1960-1970. Pour les jeunes, elle est de moins en moins le lieu du conflit sur la libération de la femme, sur la politique, sur les mœurs, sur l’avortement, l’homosexualité… Car un mouvement d’homogénéisation s’est opéré. En revanche, sur certains sujets de société, s’ils ne sont pas dans l’opposition, ils font bande à part, ils ne se comprennent pas avec leurs aînés. Par exemple, quand les jeunes parlent d’islamophobie, les plus de 40 ans jugent que c’est exagéré.

Les critères de définition d’un bon travail évoluent. Bien sûr, la rémunération compte, mais l’intérêt, la quête de sens, l’utilité du travail montent en puissance.

Comment la crise a-t-elle affecté leur rapport au travail ?

Frédéric Dabi Ce qui est nouveau, c’est que ceux qui ont un travail lient plus que par le passé les sphères personnelle et professionnelle. Ils réhabilitent également l’entreprise, avec un regard globalement positif, tout en opérant une distinction entre TPE-PME et grands groupes, toujours jugés sévèrement, avec même un effet repoussoir. Surtout, les critères de définition d’un bon travail évoluent. Bien sûr, la rémunération compte, mais l’intérêt, la quête de sens, l’utilité du travail montent en puissance.

Sur les questions économiques, les conceptions libérales, voire conservatrices, semblent imprégner la jeunesse. Y voyez-vous un effet collatéral de la droitisation du débat public ?

Frédéric Dabi C’est une jeunesse kaléidoscopique, mais le libéralisme est un mot devenu moins tabou. Alors qu’il a pu être un terme « Voldemort » (l’ennemi d’Harry Potter dont on ne doit pas dire le nom – NDLR) qu’on prononçait à peine, il est jugé positif par six jeunes sur dix. 60 % des 18-30 ans estiment aussi qu’un « chômeur peut trouver du travail s’il le veut vraiment ». Mais cela n’empêche pas l’idéal de liberté, sur le plan des valeurs, d’être supplanté par l’égalité. Plus qu’une droitisation, c’est une forme de pragmatisme absolu avec des cadres idéologiques un peu rompus. Cela induit certains décalages.

La jeunesse serait aussi plus favorable à une conception multiculturelle de la société, tout en étant encline à partager certaines propositions du RN, comme la préférence nationale. Est-ce le fruit de clivages qui traversent cette génération ?

Frédéric Dabi Cela peut paraître surprenant. Pour 60 % d’entre eux, le « droit d’asile » a une connotation positive – contre 44 % seulement pour l’ensemble des Français –, 69 % sont favorables à l’idée de multiculturalisme, 61 % au droit de vote des étrangers… Mais ce tropisme d’ouverture se fracasse sur les réalités socio-économiques. Quand on leur demande s’il faut, en période de crise, réserver en priorité les embauches aux Français, près des trois quarts approuvent. C’est quand même la préférence nationale de Jean-Marie Le Pen, mais cette génération n’a connu ni ses calembours douteux, ni ses dérapages. Cette idée est davantage partagée par les jeunes hommes et par les 25-30 ans qui sont en insertion et constituent cet électorat jeune tenté par Marine Le Pen.

Quatre jeunes sur dix estiment qu’il existe un privilège blanc ; six sur dix pensent que l’islamophobie est une réalité, quatre sur dix qu’il y a un racisme d’État.

 

Dans le même temps, ils sont aussi bien plus sensibles aux différentes formes de discrimination…

Frédéric Dabi Ils ont une capacité d’indignation permanente et font le constat d’une société injuste à presque 60 %. Ils ne sont pas « wokes » (éveillés en français, désigne le fait d’être conscients des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale – NDLR), ils ne connaissent pas ce mot, mais ils en partagent certains piliers comme le rejet des injustices et la défense des identités. Ils ne sont pas dans une logique assimilationniste. C’est un vrai point de divergence avec l’ensemble des Français. Quatre sur dix estiment qu’il existe un privilège blanc ; six sur dix pensent que l’islamophobie est une réalité, quatre sur dix qu’il y a un racisme d’État. Cela ne se traduit pas par une opposition avec les autres générations mais par un dialogue de sourds.

 

Pour les jeunes, la laïcité, c’est d’abord mettre les religions sur un pied d’égalité et garantir la liberté de conscience. 

 

Alors que religion et laïcité font régulièrement la une, quel rapport les jeunes entretiennent-ils avec ces sujets ?

Frédéric Dabi Pour le grand public, le principe de laïcité renvoie à la séparation de la politique et des religions ou à l’idée de faire reculer l’influence de ces dernières. Pour les jeunes, c’est d’abord mettre les religions sur un pied d’égalité et garantir la liberté de conscience. 67 % jugent justifié que les enseignants montrent des caricatures. 75 % des jeunes considèrent qu’il faut respecter les religions et ne pas offenser les croyants. En conséquence, et contrairement à l’ensemble des Français de plus de 35 ans, ils n’opèrent pas de distinction entre le droit au blasphème et l’interdiction de discriminer. En outre, 36 % des jeunes assurent que la religion est très importante pour eux. Et 51 % déclarent croire en Dieu. Mais ils sont aussi 49 % à dire croire en l’astrologie. On observe, certes, un retour à la religion mais aussi une envie de croire dans un contexte où tous les modèles, tous les cadres traditionnels ont beaucoup décliné.

L’importance de l’enjeu climatique est une autre grande spécificité. Dans quelle mesure cette préoccupation est-elle partagée ?

Frédéric Dabi C’est vraiment l’enjeu prioritaire. Trois quarts des jeunes se considèrent engagés vis-à-vis du climat et ils se montrent très critiques sur l’action politique. Que ce soit par Emmanuel Macron ou les écolos, ils ont été déçus. Ils ne supportent pas la procrastination. Cela conduit à une certaine radicalité : un sur cinq se dit prêt à se sacrifier pour le climat. Évidemment, ce n’est qu’une déclaration, mais cela témoigne de l’importance de la question. Si c’est un des rares sujets sur lesquels ils croient au collectif, ils font davantage confiance aux citoyens, voire aux entreprises, qu’à l’État pour faire avancer les choses. Contrairement à d’autres sujets, en la matière, cette génération est très diffusionniste : elle a imposé l’équation écologie égale climat.

Sur le rapport des jeunes à la démocratie, vous pointez une tentation pour un modèle autoritaire. La République et ses institutions ne convainquent-elles plus ?

Frédéric Dabi Avant tout, il faut rappeler que 78 % de ces jeunes estiment que la démocratie est la seule forme de gouvernement acceptable. Mais l’enquête montre également un essoufflement d’une République rendue responsable de l’installation d’inégalités et de discriminations. La tentation d’un chef autoritaire qui n’aurait pas à se soucier des élections – perçu comme positif par près d’un jeune sur deux (73 % chez ceux qui se classent parmi les privilégiés, contre 40 % pour les catégories défavorisées – NDLR) – vient de l’attente d’une plus grande efficacité. Ce qui est le plus dévastateur pour le politique, ce n’est pas tant le « tous pourris », que le « tous impuissants ». Cela vient aussi d’une remise en cause du principe de représentativité, déléguer son pouvoir à quelqu’un va moins de soi pour eux. D’où une appétence pour des formes plus directes de démocratie, comme la démocratie participative.

Les derniers scrutins ont été marqués par une surabstention des plus jeunes. Un tel « exil électoral » est-il susceptible de se reproduire à la présidentielle de 2022 ?

Frédéric Dabi C’est la question la plus difficile. L’abstention n’est pas une fatalité : en 1981, en 1995 ou en 2007, les jeunes motivés par le changement ont voté autant, voire plus, que les Français. Mais nous sommes aussi dans un cycle abstentionniste jamais vu. À toutes les élections depuis 2017, sauf les européennes, le seuil de 50 % d’abstention a été franchi. Parmi les jeunes, la proportion est terrible, un véritable exil : 84 % d’abstention aux régionales. Cela recouvre plusieurs réalités. D’abord une désaffiliation, avec une offre électorale qui n’est pas jugée satisfaisante. Mais surtout, un sentiment de vanité du vote, l’idée que voter ne change pas la vie, ne résout pas les problèmes. Est-ce que cela signifie automatiquement que la présidentielle sera un véritable cimetière de participation ? Difficile à dire. Deux tiers des jeunes estiment tout de même que cette élection est une chance pour la France. Et avec le Covid, tous les candidats investissent encore davantage la question de la jeunesse.

 

 « La Fracture », de Frédéric Dabi avec Stewart Chau. Éditions les Arènes, 278 pages, 19,90 euros.

publié le 29 septembre 2021

Mal-être et agents désenchantés :

crise de sens dans le service public 

Par Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr

Des milliers de fonctionnaires et contractuels ont répondu à une enquête révélant une perte de sens de leur travail et de leurs missions. Plus de de 3 000 d’entre eux ont rédigé un témoignage. Des récits éclairants sur l’état, mal en point, des troupes du service public.


 

Parfois, un seul mot suffit pour résumer son état d’esprit. « Désabusée », lâche ainsi une enseignante, pour décrire la perte de sens de son travail. « Lassitude », synthétise un soignant. D’autres sont plus prolixes, comme ce cadre du ministère du travail, qui rêve d’efficience : « C’est quand même souvent le foutoir et les sujets [d’organisation] sont souvent vus comme secondaires […]. L’action de l’État serait plus efficace si on réfléchissait un peu avant d’agir ! »

Ces témoignages ont été déposés dans le cadre d’une enquête du collectif Nos services publics. Fonctionnaires et contractuels ont été interrogés, entre avril et août 2021, « sur le sens et la perte de sens de leur travail ». 4 555 agents ont répondu. Plus de 3 000 ont rédigé un témoignage et accepté, dans leur majorité, que ces récits soient rendus publics et compilés dans un fichier.

Parcourir ce document provoque un léger vertige. On y lit l’absurdité de certaines tâches ou injonctions du quotidien, la lourdeur de la hiérarchie, la détresse, la souffrance et, parfois, la violence du management. « J’ai subi une mise au placard durant trois ans. Je ne savais plus pourquoi je me levais », raconte un anonyme. Un autre dépeint « la face cachée et sordide » de la direction générale d’une collectivité territoriale et développe : « Une fois entré dans ce cercle très fermé, j’ai réalisé combien le pouvoir était concentré dans une poignée d’individus dont l’ambition n’avait rien à voir avec l’intérêt général. J’ai pu appréhender leur soif de carriérisme, le déni de leur désintérêt pour le bien commun […]. »

Les résultats de cette enquête révèlent « un mal-être profond », souligne le collectif. 80 % des répondants déclarent être confrontés « régulièrement ou très fréquemment à un sentiment d’absurdité dans l’exercice de leur travail ». Ils déplorent une perte de sens qui égratigne leur engagement. Plus de deux tiers des sondés (68 %) déclarent en effet avoir rejoint le service public « pour servir l’intérêt général ». Aujourd’hui, ils en sont déçus.

En toute transparence, les auteurs de l’enquête concèdent quelques biais. Et en premier lieu, un panel non représentatif de l’ensemble des agents français. Ceux de catégorie A sont ainsi surreprésentés (60 %) dans le sondage par rapport aux catégories B et C. Les contractuels, eux, représentent 12 % de l’échantillon. Le collectif estime toutefois que le volume de réponses et la concordance des témoignages demeurent significatifs. Et que le mal-être fait peu de doutes.

Les difficultés citées battent en brèche certains préjugés. La carrière et la rémunération arrivent loin derrière le manque de moyens, premier motif de désenchantement. Selon le collectif, ce motif est particulièrement marqué dans les secteurs de la justice, de l’Éducation nationale et de la santé. « L’hôpital public est devenu un endroit où l’on ne soigne plus les gens, raconte un infirmier en psychiatrie. Les patients sont des chiffres qu’il faut vite faire sortir [pour que] d’autres prennent leur place pour faire plus de chiffre. Moi, je suis là pour faire du soin, faire du bien aux malades, pas pour les réexpédier chez eux, presque aussi mal qu’à leur arrivée. »

Parmi les problèmes rencontrés, les répondants citent en tout premier lieu ceux qui limitent l’accomplissement de leur mission.

Stéphanie, professeure des écoles, résume sa vision, côté Éducation nationale : « faire toujours plus avec de moins en moins de moyens », tandis qu’un autre enseignant déplore de devoir « être rentable ». Les réformes successives au sein de l’Éducation nationale sont maintes fois citées comme un motif de perte de sens... et de boussole. « Faire et défaire selon les orientations du ministre en poste », cingle une prof. Jean-Michel Blanquer est d’ailleurs nommé près de trente fois comme étant la source du problème.

Un de mes supérieurs m’a dit : “J’assume la baisse de qualité du service”.

Manque de moyens, manque de temps et parfois... manque d’humanité. L’expression revient à maintes reprises, dans les milliers de témoignages. « Je n’ai plus le temps d’être à l’écoute des personnes, alors qu’il s’agit du cœur de mon métier », déplore une assistante sociale qui s’indigne de devoir « mettre des familles dans des cases » par souci de « rentabilité ». Une conseillère emploi-formation, elle, dénonce « une instruction des demandes de RSA dématérialisée et sans prise en compte de l’individu et de ses besoins spécifiques ».

D’autres motifs de désillusion « s’entrecroisent régulièrement », selon le collectif à l’origine de l’enquête. Parmi eux, les lourdes et interminables procédures, « ces formulaires administratifs sans fin et qui ne seront jamais lus » ou les petites – mais agaçantes et répétées – absurdités : « Des palettes livrées au rez-de-chaussée alors qu’elles sont stockées au sous-sol. »

Les témoignages révèlent aussi l’impression « de servir un intérêt particulier plus que l’intérêt général », allant de pair avec une hiérarchie régulièrement jugée hors sol. « Ce qui importe pour mes supérieurs, c’est le paraître, la communication et leur carrière », raconte un bibliothécaire, qui décrit le moment précis où sa mission a perdu tout son sens : « Un de mes supérieurs m’a dit : “J’assume la baisse de qualité du service.” »

Quant à ceux qui se décrivent comme « la base », ils regrettent de n’avoir que rarement leur mot à dire : « Tout descend d’en haut, on n’écoute plus les gens de terrain », pointe Olivier, adjoint gestionnaire dans l’Éducation nationale.

Le « sentiment d’absurdité » dépeint par 80 % des répondants « croît légèrement avec l’âge des enquêtés », soulignent les auteurs du sondage. En clair : plus ils sont âgés – et expérimentés –, plus les agents sont désappointés. Un inspecteur des affaires sociales dépeint ainsi « une lente impression [d’être] transformé au fil des années en simple contrôleur de gestion, dont l’unique objectif serait de faire remonter des chiffres sur des réformes prioritaires conduites en nombre ». Il déplore que « la tutelle/le cabinet ne s’engage [jamais] en retour à tenir des discussions sur des problématiques de long terme et sur les moyens pour y faire face ».

Seule petite lueur d’espoir dans cet océan de désillusions et de paperasse, le service de l’intérêt général et l’intérêt pour la mission restent, selon le sondage, les premiers motifs évoqués par les agents pour rester en poste. « Je rêve de construire un service public à partir [des habitants] et avec les habitants », témoigne ainsi Vanessa, employée de mairie. Malgré ses critiques sur « la recherche de l’optimisation », elle confie un autre sentiment, celui « de ne pas servir à rien, pour [s]on territoire ».

publié le 28 septembre 2021

Allemagne. Berlin veut exproprier BlackRock and Co

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Plus d’un million de Berlinois ont voté oui au référendum d’initiative citoyenne exigeant le passage sous régie publique des grandes sociétés immobilières de la cité, détenues par les champions de la Bourse de Francfort et de Wall Street.

Explosion de joie aux abords des ateliers de l’Union-Film Studio dans la Oberlandstrasse, des cris, on se jette dans les bras les uns des autres, on se congratule revêtu de la chasuble violette fluorescente avec laquelle on a participé à toutes les manifestations, organisé tous les porte-à-porte, en dépit des restrictions, des pressions et du coronavirus. Des jeunes gens, des syndicalistes, des personnalités des milieux associatif et culturel et des membres de l’initiative citoyenne Deutsche Wohnen & Co Enteignen (Exproprier Deutsche Wohnen & Compagnie) s’étaient rassemblés, dimanche soir, sous les hangars des lieux dédiés à la production cinématographique pour suivre le résultat du référendum exigeant ou non le passage des grandes sociétés immobilières privées sous contrôle public du Land de Berlin. « Je n’en reviens pas, même si on a tout donné pour y arriver, pour gagner en se relayant auprès des gens, dans des conférences avec les associations de locataires ! » s’exclame Reiner, 35 ans, technicien employé à l’université Humboldt.

L’adversaire : des mastodontes de l’immobilier dans lesquels sont impliqués les géants de la finance, comme le champion de Wall Street, BlackRock, ou la Deutsche Bank, qui contrôlent ensemble Deutsche Wohnen (Logement allemand) – 115 000 logements berlinois. L’ensemble des sociétés possédant plus de 3 000 logements est visé par les mesures d’expropriation revendiquées par l’initiative citoyenne. Au total, cela représente plus de 220 000 logements berlinois.

L’ampleur de la victoire du oui, qui l’emporte avec plus de 56 % des suffrages, est un autre élément de surprise et de satisfaction. Tout comme le niveau élevé de la participation au scrutin. Il avait lieu, certes en même temps que deux autres élections importantes dimanche, celle du Bundestag et du Parlement du Land capitale. Mais les électeurs auraient très bien pu bouder cette autre consultation indépendante. Plus d’un million de Berlinois ont voté oui. Ce qui ne peut que peser très lourd dans la suite du débat pour la mise en œuvre concrète du passage des logements sous contrôle public.

Des loyers qui ont doublé en dix ans

«Nous avons gagné une bataille importante », relève Ingrid Hoffmann, de la direction de l’initiative citoyenne. Mais il ne s’agit, à ses yeux, que d’une première étape. « Il va falloir, dit-elle , continuer à se mobiliser, établir de nouveaux rapports de forces pour faire passer dans la loi la volonté des citoyens. » Le mouvement est né en 2018, en réaction à l’explosion des loyers berlinois. La quittance de la majorité des locataires, qui constituent encore à Berlin 80 % des habitants, a plus que doublé en l’espace de dix ans. Et dans la dernière période, la ville était en train de rejoindre nombre d’agglomérations allemandes ou européennes où les travailleurs sont contraints de dépenser jusqu’à un tiers, parfois plus, de leur salaire pour seulement se loger. Dans ce sens, la mobilisation des Berlinois ne peut que rencontrer un écho considérable en Europe.

Pourtant, dimanche soir, les choses paraissaient bien mal engagées. Au fur et à mesure que tombaient les premières estimations des résultats de l’élection du Bundestag, il apparaissait que Die Linke serait le grand perdant de la soirée . Or, ce parti est le seul du spectre politique allemand à s’être engagé sans la moindre réserve aux côtés des Berlinois. Au point d’avoir collecté plusieurs dizaines de milliers de paraphes sur les 350 000 signatures rassemblées au total par l’initiative citoyenne. Le fort recul enregistré à l’élection du Bundestag aurait dû, en toute mauvaise logique politique, conduire à une désillusion pour le référendum. « Et pourtant, nous avons gagné, preuve que deux élections, même lorsqu’elles sont organisées le même jour, peuvent avoir des ressorts très différents, voire contradictoires », pointe Ingrid Hoffman. Un sondage fait apparaître que jusqu’à 30 % des électeurs de la CDU se sont dits prêts à voter oui au référendum. Le critère dominant, c’est alors l’expérience vécue, l’étranglement progressif du pouvoir d’achat pour toutes les familles qui habitent dans les grands ensembles de logements.

Le bras de fer va se poursuivre dans les jours qui viennent avec le nouvel exécutif de la cité-État. Ce sera en effet à lui de décider s’il valide et intègre ou non le souhait des électeurs d’arracher 220 000 logements berlinois des mains des requins de l’immobilier. Les différents partis de gauche (SPD/Verts/Die Linke) aux commandes de l’exécutif berlinois sortant ont réalisé des performances proches des élections précédentes. La reconduction d’une municipalité bien disposée – elle avait mis en place un plafonnement très strict des loyers sous l’égide de Sebastian Scheel, ministre du Logement Die Linke – devrait a priori être à nouveau à l’ordre du jour.

Hostilité de la bourgmestre

Il reste cependant une inconnue : l’attitude de la tête de liste SPD, donc potentiellement nouvelle bourgmestre, Franziska Giffey. Alignée sur l’aile droitière de son parti, elle n’a pas caché son hostilité, à plusieurs reprises, à l’expropriation exigée par l’initiative citoyenne. Elle a même fait observer qu’il s’agirait d’une «ligne rouge» pour la conclusion d’un éventuel accord de coalition.

À l’initiative citoyenne, on souligne néanmoins qu’il va désormais être difficile à n’importe quel exécutif « d’ignorer l’avis d’un million de Berlinois ». Giffey, qui fut ministre du Travail du gouvernement fédéral de grande coalition, argue du caractère inconstitutionnel de la démarche en brandissant une violation du sacro-saint « droit de propriété ». Mais, lui répondent les habitants, les locataires, les syndicalistes berlinois, c’est précisément sur la Constitution que nous nous sommes appuyés pour convoquer le référendum. Son article 15 proclame en effet qu’en raison du bien commun, d’un intérêt public majeur «l e sol et les terres, les ressources naturelles et les moyens de production peuvent être placés, aux fins de socialisation, sous un régime de propriété collective ou d’autres formes de gestion collective».

La colère des Berlinois, excédés par les hausses de loyers, avait pris une dimension tellement palpable dans la ville que plusieurs observateurs et journaux locaux avaient multiplié, en fin de campagne, des appels souvent pontifiants, dont certains fleuraient l’angoisse, pour tenter d’empêcher les électeurs de délivrer leur verdict. Les plus grosses sociétés immobilières ont cédé, à la veille du vote, 15 000 logements au Land, au prétexte que cela pourrait améliorer la part de logements publics pour réduire la pression sur les loyers.

Mais aucune de ces manœuvres de dernière minute n’a finalement pu infléchir la volonté populaire. Berlin a pris la tête d’une formidable bataille mettant directement aux prises les locataires avec le capital. L’onde de choc de cette première victoire peut se propager dans toute l’Europe. Partout où l’on sait que le logement n’est pas une marchandise.

publié le 28 septembre 2021

« Du côté des politiques, plus grand-monde n’ose aborder la question du logement, pourtant fondamentale »

par Maïa Courtoissur www.bastamag.net

Encadrement des loyers, logement social, rénovation... Alors que les confinements ont mis en exergue les inégalités de logement, Manuel Domergue, de la Fondation Abbé Pierre, convoque ces enjeux historiques à l’approche des présidentielles.

Basta ! : Les expulsions locatives ont repris cet été. Près de 30 000 ménages sont menacés. Quelles conséquences de la crise sanitaire observez-vous sur la difficulté de se maintenir dans le logement ?

Manuel Domergue [1] : Les conséquences sociales sont encore à déterminer, dans la mesure où la crise sanitaire n’est pas finie. Pour l’instant, les victimes sociales de cette crise sont essentiellement les personnes déjà fragilisées, qui avaient du mal à payer leur loyer. La crise leur a maintenu la tête sous l’eau : elles ont eu plus de mal à trouver des arrangements avec leurs bailleurs, à commencer à régler leurs dettes, et à sortir des procédures d’expulsion par le haut. Dans les mois qui viennent, peut-être y aura-t-il davantage de nouveaux pauvres : certaines entreprises qui se maintiennent encore grâce aux aides publiques pourraient couler... Dans toutes les crises, les conséquences sociales s’observent sur le long terme ; et il faut parfois des années avant que cela se transforme en expulsions locatives. Entre la perte d’emploi, puis la fin de droits, et enfin le moment où les ménages n’arrivent plus à payer leurs loyers, il s’écoule toujours des mois, voire des années. Ceci étant, au vu des files d’attente pour les distributions alimentaires, il y a déjà de la casse sociale.

Le gouvernement a annoncé le maintien de 43 000 places d’hébergement d’urgence, même hors période hivernale, et ce jusqu’en mars 2022. La ministre du logement Emmanuelle Wargon vient d’annoncer, le 6 septembre, un travail autour d’une loi de programmation pluriannuelle des places d’hébergement. Assiste-t-on à une rupture avec la traditionnelle gestion au thermomètre ?

Chaque année, jusqu’à la fin de la période hivernale, on ne sait pas si les places d’hébergement seront pérennisées : cela créé de l’incertitude pour les personnes. Cette annonce ministérielle, en visant à pérenniser des places, relève d’une bonne orientation. Mais elle n’engage pas à grand-chose. D’abord, ce n’est que l’acceptation de travailler ensemble sur le sujet. Ensuite, elle arrive en fin de mandat [2], alors que tout l’intérêt d’une loi de programmation pluriannuelle est d’être établie en début de quinquennat. Par ailleurs, il y a une limite au maintien des places : il n’équivaut pas au maintien des personnes. Il peut y avoir du turn-over, des remises à la rue pour faire entrer d’autres personnes : nous n’avons pas de garantie que la continuité de l’hébergement soit respectée. Par-dessus tout, l’objectif n’est pas de laisser les personnes pendant des mois dans de l’hébergement précaire, des hôtels parfois surpeuplés, où enfants et parents dorment dans le même lit, en périphérie des villes... On peut se féliciter que les personnes ne soient pas à la rue, mais on ne peut pas s’en contenter. Cela ne respecte pas l’ambition affichée par la politique du Logement d’Abord [le programme social lancé par Emmanuel Macron après son élection, qui vise à reloger les personnes sans domicile, ndlr]. Dans l’idéal, il faudrait une loi qui planifie les dépenses de l’État sur le logement social et le Logement d’Abord.

Justement, à moins d’un an de la fin du quinquennat, quel bilan faites-vous du plan Logement d’Abord ? Lancé par ce gouvernement, il visait précisément à mettre fin aux parcours sinueux dans l’hébergement pour favoriser l’accès direct au logement.

Le bilan est assez critique. Sur le papier, c’était à saluer : beaucoup de mesures reprenaient les préconisations des associations, deux appels à manifestation d’intérêt en 2018 et 2020 ont permis à 46 collectivités de s’approprier cette politique. Un consensus s’est créé. Chaque année, ​​davantage de ménages sortent de leur situation de sans-domicile pour aller vers un logement pérenne. Mais il y a des signaux contradictoires. Dans la plupart des collectivités engagées, on a augmenté un peu les objectifs de logements très sociaux, créé une ou deux pensions de famille... On reste dans une dimension expérimentale, marginale. Quant au gouvernement, il n’a pas du tout mis les moyens à la hauteur de son plan. Ceux-ci ont été cannibalisés par l’hébergement d’urgence, à l’opposé des objectifs du Logement d’Abord. Surtout, ce gouvernement a coupé dans les politiques traditionnelles servant à faire du Logement d’Abord – même lorsque cela ne s’appelait pas encore ainsi. C’est très paradoxal de demander aux bailleurs sociaux d’accueillir les ménages qui viennent de la rue, d’éviter les expulsions, tout en leur coupant les vivres. Cela a été le cas avec la réforme des APL, ou encore avec le dispositif de réduction du loyer de solidarité – une ponction de 1,3 milliard par an. Alors que les bailleurs sociaux devraient être les acteurs principaux du Logement d’Abord…

Aujourd’hui, comment décririez-vous la santé financière des bailleurs sociaux ?

Avant le début du quinquennat, ils étaient plutôt en bonne santé financière. Et heureusement, car on en a besoin ! Cette bonne santé financière ne se traduit pas par des dividendes ou des stock-options, puisque ce sont des acteurs à but non lucratif, ou à la lucrativité très encadrée. Depuis quinze ans, celle-ci leur a permis de faire de la rénovation urbaine, de doubler la production HLM, d’accueillir des ménages de plus en plus pauvres, dans un contexte où les aides à la pierre avaient quasiment disparu. Aujourd’hui, ils sont en moins bonne santé financière, avec un endettement accru auprès de la Caisse des dépôts. Cela se traduit par une baisse de la production neuve, ou par des loyers de sortie trop élevés, que les pouvoirs publics acceptent pour pouvoir boucler les opérations. Ces logements neufs ne sont dès lors pas destinés aux plus pauvres. Ceux qui paient vraiment les ponctions de l’État, ce ne sont donc pas tant les bailleurs sociaux et leurs salariés ; mais bien les gens qui ne pourront pas accéder au parc social ou qui y paient des loyers trop élevés. Autre conséquence : la baisse des dépenses d’entretien – ascenseurs, isolation… – pour rééquilibrer les comptes. Le parc va se dégrader au fil des années... À un moment, il faudra faire des rénovations à grands frais.

Dans le parc privé, comment percevez-vous la progression de l’idée d’encadrement des loyers ?

Au début du quinquennat, nous étions très inquiets. Votée dans la loi ALUR en 2014, cette mesure avait été détricotée par le gouvernement Valls. Seules Paris et Lille l’avaient mise en place, avant que cela ne soit cassé par les tribunaux. Puis, nous avons eu de bonnes surprises : d’abord, la juridiction administrative a acté la légalité de l’encadrement à Paris. La loi ELAN a clarifié ce point de droit, en affirmant qu’une collectivité pouvait mettre en place l’encadrement sur une seule partie de l’agglomération. Une sorte de compromis, reflétant l’avis mitigé de la majorité et d’Emmanuel Macron. Après les élections municipales de 2020, beaucoup de collectivités se sont lancées. On compte aujourd’hui Paris et Lille, Grenoble, Lyon, Villeurbanne, Montpellier, Bordeaux, Plaine Commune depuis le 1er juin et bientôt Est Ensemble en Île-de-France... Le projet de loi 4D va aussi prolonger l’expérimentation de 2023 à 2026. Les premiers retours à Paris sont assez positifs. Il n’y a pas de baisse massive des loyers, mais un écrêtement des loyers les plus abusifs. C’est un acquis important, qui n’était pas du tout gagné. Nous espérons que les villes et les habitants se l’approprieront de plus en plus, que les propriétaires bafouant la loi seront davantage sanctionnés… Pour que l’on puisse envisager, dans un second temps, un encadrement plus strict dans les villes très chères. Aujourd’hui, on prend le loyer médian du marché, on rajoute 20 %, et il est interdit d’aller au-delà ; on pourrait passer à 10 %, ou 0 %...

Quelle place peut-on espérer pour le logement dans le débat politique de ces présidentielles ?

C’est un sujet que nous avons beaucoup de mal à politiser, ces dernières années. Au début du quinquennat Hollande, ce chantier était très investi politiquement, avec des mesures identifiées à gauche sur la production HLM ou l’encadrement des loyers. Puis il y a eu un retour en arrière avec le gouvernement Valls. Cette partie de la gauche a mis en sourdine ses revendications, parce qu’elle a fait tout et son contraire. Emmanuel Macron, lui, est arrivé avec une idéologie de la dérégulation, du choc de l’offre. Il s’est aperçu que cela ne marchait pas et, face à cet échec, a également mis en sourdine ses ambitions. En somme, plus grand-monde n’ose aborder cette question. Idem chez les écologistes, pris dans une tension entre la volonté de ne pas artificialiser davantage, de ne pas faire trop de densité, et en même temps la nécessité de faire du logement.

Les confinements ont montré que le logement était fondamental pour vivre, travailler, se protéger. Il faut arriver à transformer cette prise de conscience en une politique publique offensive. Notre crainte, c’est que cela ne se traduise que par des réactions individuelles : des cadres s’achetant des résidences secondaires, ou télétravaillant depuis une banlieue lointaine et verdoyante… Et des gens vivant dans des taudis ou des logements surpeuplés qui y restent. Pendant cette campagne, nous misons beaucoup sur le thème de la rénovation énergétique. Pour les politiques de tous bords, c’est un boulevard : il s’agit de relance économique, de diminution de l’empreinte carbone, de pouvoir d’achat des ménages, de santé des occupants… Même si, dans le fond, le sujet n’est pas si consensuel, car il pose la question des aides publiques pour les ménages les plus modestes, de l’obligation, de la planification.

Vous évoquez la difficulté de politiser le thème du logement. Du côté de la société civile, il semble également compliqué de mobiliser. En dehors des actions associatives, il n’existe pas de mouvement citoyen d’ampleur...

C’est en effet un gros écueil. Et c’est notre difficulté depuis toujours – sauf exceptions, comme l’appel de l’Abbé Pierre en 1954 ou les Enfants de Don Quichotte en 2006. Les gens sont sensibilisés à des sujets comme l’encadrement des loyers, les impacts d’Airbnb... Mais les mobilisations demeurent ponctuelles, éphémères. À Lyon, le collectif Jamais sans Toit est porté par des parents d’élèves qui occupent des écoles pour loger des élèves sans domicile : c’est très intéressant, mais cela reste local. En ce moment, les mobilisations citoyennes ne sont pas florissantes. Et puis le sujet est perçu comme très technique. Les personnalités politiques en campagne, tout comme nous, dirigeants associatifs, avons la responsabilité de montrer qu’il y a des solutions, nécessitant un peu de courage politique… Mais aussi des choix à faire entre groupes sociaux. C’est cela qui n’est pas simple à expliquer. Si vous faites du Logement d’Abord, cela implique d’attribuer des logements sociaux à des sans-domicile plutôt qu’à d’autres ménages. Si vous faites de l’encadrement des loyers, vous privilégiez les locataires du parc privé par rapport à leurs bailleurs. Ces arbitrages financiers font des gagnants et des perdants... Il y a donc du conflit. Du conflit de classe. Mais c’est cela, politiser un sujet.

Notes

[1] Directeur des études de la Fondation Abbé Pierre.

[2] Selon le ministère, les rendus des groupes de travail auront lieu au premier trimestre 2022.

publié le 27 septembre 2021

Pouvoir d’achat : 

le contre-exemple espagnol

Par Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

 

Alors que la facture d’électricité des Espagnols a explosé cet été, le gouvernement de Pedro Sánchez veut récupérer une partie des bénéfices des électriciens. Le dossier pourrait s’inviter à l’agenda du prochain sommet européen.

Après des mois d’escalade de la facture d’électricité pour les ménages espagnols, mais aussi de vives tensions avec son partenaire de coalition Unidas Podemos, le socialiste Pedro Sánchez a fini par passer à l’action. La mesure la plus spectaculaire annoncée le 14 septembre consiste à limiter l’ampleur des bénéfices engrangés par les groupes énergétiques comme Iberdrola ou Endesa, qui n’utilisent pas de gaz eux-mêmes, mais qui profitent, par ricochet, de l’actuelle flambée des cours de gaz sur les marchés internationaux. 

Des bénéfices « tombés du ciel », qui pourraient représenter, selon les calculs du gouvernement, un pactole de 2,6 milliards d’euros. Cette taxe exceptionnelle resterait en vigueur au moins jusqu’en mars 2022. L’exécutif s’engage à utiliser cet argent pour payer l’entretien des infrastructures du secteur qui, autrement, alourdirait encore la facture des ménages. « Nous allons rediriger ces bénéfices vers les consommateurs. Ces bénéfices exceptionnels ne sont pas raisonnables. Nous devons nous montrer solidaires », a déclaré Pedro Sánchez dans un entretien à la télévision publique.

« Pour la première fois, un gouvernement défend les gens face aux électriciens qui empochent des bénéfices à sept chiffres en piétinant un droit élémentaire » à l’énergie, s’est félicitée, de son côté, Ione Bellara, l’une des ministres Unidas Podemos du gouvernement. En juin, l’exécutif avait déjà dévoilé un mécanisme similaire, censé rapporter quelque 650 millions d’euros, consistant à récupérer une partie des bénéfices des groupes énergétiques qui profitaient de la poussée des cours des quotas de CO2, sur fond d’intense spéculation sur ces marchés. Certains groupes énergétiques, furieux, ont menacé de mettre à l’arrêt les centrales nucléaires du pays (20 % de la production d’électricité). 

À cet arsenal s’ajoute une mesure déjà prise par décret fin juillet : la réduction de la TVA sur l’électricité, de 21 à 10 %, en priorité pour les ménages les plus modestes, au moins jusqu’au 31 décembre. Parallèlement, l’exécutif a suspendu une taxe sur les électriciens au troisième trimestre de l’année, impôt que les groupes se contentaient jusqu’alors de répercuter sur la facture des ménages. 

Tout cela sera-t-il suffisant pour que Sánchez tienne sa promesse ? Dans un entretien à El País début septembre, il s’est engagé à ce que les ménages paient des factures d’électricité équivalentes à celles de 2018, inflation mise à part. À ce stade, on en est loin. Les prix de l’électricité ont grimpé de 35 % sur les trois mois de l’été, par rapport à la même période de 2020. Le prix du mégawattheure s’établissait encore à des niveaux historiques mercredi, autour de 175 euros (contre 50 euros en 2020, soit +247 %). Des médias avancent le chiffre de 1,3 million de foyers – six millions de personnes – en situation de pauvreté énergétique dans le pays.

Au menu du prochain Conseil européen

L’Espagne n’est pas un cas particulier : la hausse des prix de l’énergie (pétrole, gaz, électricité) est globale, portée notamment par une stratégie de rationnement des producteurs (lire l’analyse de Martine Orange). Le ministre italien de l’environnement a évoqué début septembre des hausses allant jusqu’à 40 % de la facture d’électricité, au cours du prochain trimestre. Athènes a débloqué un fonds de 150 millions d’euros censé amortir la flambée des prix pour les ménages grecs. Au Portugal, des députés du Bloco de Esquerda (gauche) mettent en garde l’exécutif social-démocrate contre la « bombe à retardement » que représente la hausse des prix de l’énergie. Des hausses sévères se profilent au Royaume-Uni.

« En Espagne, les gens sont directement touchés au portefeuille. Mais ce n’est pas un problème espagnol, c’est un problème européen, voire mondial, commente Angel Talavera, de la société Oxford Economics, interrogé par le Financial Times. C’est lié aux spécificités du marché espagnol, mais, même si l’essentiel du monde ne l’a pas encore remarqué, cette tendance se reproduira tôt ou tard dans d’autres pays. »

À Bruxelles, les Espagnols s’activent pour inscrire le sujet des prix de l’énergie à l’agenda du prochain sommet des dirigeants européens fin octobre, avec le soutien de l’Italie, de Malte ou encore du Portugal. « Les États membres ne devraient pas avoir à improviser des mesures ad hoc à chaque fois que les marchés dysfonctionnent, et ensuite espérer que la Commission ne formule pas d’objections, lit-on dans un document préparatoire mis en circulation par Madrid, et révélé par EUobserver. Nous avons besoin, de toute urgence, d’une batterie de mesures disponibles pour pouvoir réagir immédiatement en cas de flambée des prix ».

Le gouvernement espagnol propose d’interdire certains acteurs présents uniquement pour spéculer sur le marché des quotas de CO2, ou encore de constituer une plateforme de stockage des réserves stratégiques de gaz naturel au niveau européen. Le pays a beaucoup développé la production d’énergies renouvelables ces dernières années (44 % de la production totale), mais reste dépendant aux gazoducs algériens, surtout lors des pics de consommation.

La flambée des prix a nourri une crise politique tout au long de l’été à Madrid, et fragilisé les bases de la coalition au pouvoir. « Tout cela est le résultat d’un processus de privatisations du secteur électrique, qui nous avait été vendu comme une étape de la modernisation du pays [...] et qui a fini en oligopole avec des prix multipliés chaque année », avait déclaré, dans un entretien à Ctxt en août, la ministre du travail Yolanda Díaz.

Cette communiste, annoncée comme la successeure de Pablo Iglesias pour représenter la gauche critique aux prochaines élections, se félicitait que les socialistes aient enfin accepté, selon elle sous la pression de Unidas Podemos, d’agir sur les bénéfices des grands électriciens (lire le récit d’InfoLibre sur les coulisses de la négociation). Mais elle plaidait pour davantage : « C’est le moment de se montrer courageux. [...] Il faut intervenir sur le prix de l’énergie, et se diriger vers des prix régulés. »

Le débat sur la renationalisation des électriciens a été relancé. En théorie retiré de la vie politique, Pablo Iglesias, cofondateur de Podemos, s’est fendu d’un message sur Twitter, mi-septembre, rappelant le contenu d’un article de la Constitution (le 128), qui ouvrirait, selon certains experts, la possibilité d’une renationalisation de poids lourds comme Endesa. Le scénario reste, à ce stade, totalement écarté par le PSOE, qui s’abrite derrière les règles de l’UE et la libération du secteur de l’énergie, pour justifier son refus.

publié le 27 septembre 2021

Vraiment à droite, la France qui vient ?

Le bloc note de Jean-Emmanuel Ducoin sur www.humanite.fr

Murmure.Telle une passion triste, le déboussolé de gauche n’en finit pas de nous exténuer en tant que permanence. Qu’il est difficile, par les temps qui courent, de conjuguer optimisme avec le « cercle de la raison » retrouvé. Tout l’espace public semble broyé par le paysage médiatico-politique ambiant, et pourtant, quelque chose nous murmure à l’oreille : et si la France qui vient ne ressemblait en rien à ce qu’on nous promet du matin au soir ? Puisqu’il convient d’être de son temps et secrètement à côté, un pied dedans, un pied déjà ailleurs, dans un présent étale et par-delà, tentons pour une fois de déconstruire une idée toute faite qui imprègne jusqu’aux esprits les plus critiques. Ainsi donc, la société française dans son ensemble traverserait une « droitisation » généralisée, pour ne pas dire une « ultradroitisation », en épousant aveuglément ses thématiques essentielles. Ce serait tellement évident et visible que le bloc-noteur lui-même, par dépit de la constatation, a souvent accrédité l’hypothèse. Depuis, cette thèse est relayée comme s’il s’agissait d’une vérité acquise. Exemple, Rachida Dati, qui expliquait la semaine dernière : « La France est majoritairement à droite. Elle est majoritairement à droite dans ses valeurs, dans ses attentes et dans ses préoccupations. » Vous avez bien lu : les « valeurs », les « attentes » et les « préoccupations ». Fermez le ban.

Corpus. Un mythe (une idée plus une croyance) naît parfois de quiproquos. D’autant que le positionnement « politique » ne dépend pas seulement d’un scrutin et/ou des intentions de vote. Se focaliser sur les derniers résultats électoraux, frappés d’une abstention record, singulièrement chez les moins de 35 ans, signifierait que nous négligions mécaniquement plus de la moitié des Français qui, à l’évidence, se remobiliseront pour l’élection présidentielle. Par ailleurs, attention de ne pas confondre le débat médiatique – l’emprise de la petite « musique » dominante – et la réalité du corps social environnant, plus divers qu’il n’y paraît. Même en admettant que le positionnement à droite continue de grimper sur certains aspects, les « valeurs de gauche » progressent régulièrement, elles aussi, et de manière plus structurante et durable chez les jeunes générations. Promesses d’à-venir ? Les fractures béantes existent, mais le socle commun est là, sous nos yeux. Une récente étude d’EVS (European Values Study) confirme ce que nous ne voyons pas forcément.

Contrairement à l’idée de droitisation, ce sondage montre « une hausse des valeurs de tolérance et d’égalité » en France, tandis que notre société « devient plus permissive, moins conservatrice ». Quant à l’attachement à la justice sociale, il reste essentiel pour plus de 70 % de nos concitoyens, sans parler de l’aspiration à la « solidarité », aux « partages des richesses », à « l’intervention de l’État », à « la réduction des inégalités », etc. Ce corpus pèse.

Vraiment à droite, la France qui vient ?

Oligopole Que signifie, dès lors : « La droite est majoritaire » ? Et de quelles droites parle-t-on ? Certes, le climat idéologique se vautre dans l’oligopole. Selon la définition, une condition d’oligopole se rencontre lorsque nous trouvons, « sur un marché, un nombre faible d’offreurs disposant d’un certain pouvoir de marché et un nombre important de demandeurs », traduit autrement par « situation de marché oligopolistique ». Bref, « les » droites et tous leurs relais s’échinent à construire l’agenda de la précampagne (à l’image d’Éric Zemmour), bien aidés par la puissance dogmato-médiacratique. Demeure une vérité : les crises successives se sont accumulées et elles s’additionnent aux valeurs de progrès qui, de leur côté, ne cessent de croître. Inéluctable évolution ? Ou optimisme déplacé ?

publié le 26 septembre 2021

Gaz et électricité : face à l’inflation, l’option d’un blocage des prix

Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr

Le débat enfle dans l’opposition, alors que le chèque énergie d'Emmanuel Macron s’annonce insuffisant pour compenser l’explosion des factures.

L’État doit-il prendre ses responsabilités et siffler la fin de l’emballement des prix de l’énergie ? C’est en tout cas le sens de l’appel de Fabien Roussel, jeudi 23 septembre. « Je demande au président de la République de bloquer les prix : à partir du 1er octobre, qu’il n’y ait plus une seule hausse des prix de l’électricité et du gaz », a interpellé le secrétaire national du Parti communiste français et candidat à la présidentielle sur Public Sénat.

Une hausse de 150 euros

La facture s’annonce en effet salée pour les foyers français cet hiver, avec des conséquences dramatiques pour les ménages les plus fragiles. Les tarifs du gaz explosent partout en Europe depuis la fin de l’été dans un contexte de forte demande due à la reprise post-Covid, alors que les stocks sont faibles. Pour ne rien arranger, la Russie a réduit ses flux d’exportations gaziers, officiellement suite à plusieurs incidents sur ses infrastructures et gazoducs. Résultat, le prix du gaz a subi une série de hausses : 10 % en juillet, 5 % en août et 8,7 % en septembre. Et pour l’électricité, dépendante des cours du pétrole, ce n’est guère mieux. Selon UFC-Que choisir, la facture passera en 2022 à 1 700 euros par an, contre1 550 euros en moyenne début 2021.

Cela représente une hausse de 150 euros qui excède les 100 euros supplémentaires de chèque énergie promis en catastrophe par le gouvernement (d’autant que la mesure, chiffrée à 600 millions d’euros, ne concerne que 20 % de ménages éligibles). Sans compter les répercussions de la hausse de l’énergie sur le niveau général des prix, plus difficile à quantifier. Pour le gouvernement, une telle situation pourrait être socialement explosive. Or l’Élysée, qui cauchemarde encore des gilets jaunes la nuit, a tout intérêt à s’éviter un nouveau mouvement social contre la vie chère à quelques mois des élections.

La renationalisation d’EDF également évoquée

Face à l’explosion des prix, l’option d’une intervention de l’État afin de plafonner les tarifs énergétiques fait son chemin dans l’opposition. Jean-Luc Mélenchon a lui aussi appelé à un blocage des prix des produits de première nécessité, parmi lesquels l’essence, le gaz et l’électricité, auxquels le candidat de la France insoumise ajoute l’alimentaire. Cette proposition s’inscrirait dans un projet de loi d’urgence sociale qui inclurait une augmentation du Smic à 1 400 euros net. Même si elle ne manquerait pas de faire grincer des dents les producteurs et distributeurs, l’option d’un blocage n’a rien d’infaisable, surtout temporairement. En juillet 2011, le gouvernement Fillon avait annulé la hausse attendue des prix du gaz, qui devait excéder les 10 %, puis avait fait en sorte de la limiter en dessous de 5 %.

Fabien Roussel, qui propose également d’augmenter le Smic à 1 800 euros brut, s’est saisi de la question pour élargir le débat à la question de la renationalisation de la production et de la « souveraineté en matière de choix énergétiques ». « Moi je propose de diviser par deux la facture d’électricité et de gaz. On renationalise EDF pour retrouver la maîtrise de ce merveilleux outil de production et distribution d’électricité, et on fixe les tarifs », a déclaré le député PCF du Nord. Se faisant, il deviendrait possible de supprimer les taxes que prélève actuellement l’État, « ce qui ferait gagner 40 % sur le coût de la facture ».

publié le 26 septembre 2021

Précarité. Le cri des jeunes :

« À 20 ans, on veut vivre, pas survivre »

Alexandra Chaignon sur www.humanite.fr

La crise sanitaire, qui a exacerbé une précarité déjà criante, les a heurtés de plein fouet. La réponse de Macron ? Une mesurette, le « REJ » (revenu d'engagement pour les jeunes), quand il faudrait à la jeunesse un plan à la hauteur de ses aspirations. La grande enquête de l’Ifop auprès des 18-30 ans le dit : le niveau de bonheur des jeunes s’écroule. Pourtant, ils estiment que la vie a beaucoup à leur offrir...

Morgan a 21 ans. L’âge de tous les possibles, normalement. Sauf que l’horizon du jeune homme est aujourd’hui bouché. Sans boulot, sans revenu, il en est réduit à vivre au jour le jour. « Je travaillais dans la restauration. Je ne roulais pas sur l’or, mais je pouvais payer mon loyer, manger, sortir. Avec le Covid, tout s’est arrêté. J’ai perdu mon emploi. J’ai tenu quelques mois sur mes maigres économies, car je n’ai pas droit à des aides. J’ai fini par rendre mon studio, car je ne pouvais plus payer les charges. Depuis, je suis hébergé à droite, à gauche. J’ai quand même passé quelques nuits dans ma voiture. » Comme beaucoup, ce jeune Normand venu à Paris en espérant trouver un emploi survit grâce aux associations et à leurs distributions alimentaires. « À 20 ans, on veut vivre, pas survivre », lâche-t-il, amer.

L’Observatoire des inégalités indique que, en 2002, 8,2 % des 18-29 ans sont pauvres, contre 12,5 % en 2018, soit une progression de plus de 50 % !

Si la crise sanitaire a principalement frappé les plus âgés, la crise économique et sociale qui la suit affecte en premier lieu les jeunes. En réalité, elle a révélé la grande précarité des moins de 25 ans. Dans son dernier rapport, paru en septembre, l’Observatoire des inégalités indique que, en 2002, 8,2 % des 18-29 ans sont pauvres, contre 12,5 % en 2018, soit une progression de plus de 50 % ! « Les jeunes adultes constituent la tranche d’âge où le risque d’être pauvre est le plus grand et pour qui la situation s’est la plus dégradée en quinze ans », note l’Observatoire.

Obligés de sauter des repas

Épiceries solidaires, maraudes, distribution de colis alimentaires sont autant d’illustrations de la précarité des jeunes, qui s’est accentuée en nombre et en intensité depuis la crise sanitaire. « À Lyon, pendant le confinement, 4 000 étudiants ont fréquenté les épiceries sociales et solidaires, et 95 % d’entre eux étaient inconnus de ce réseau », notait ainsi Antoine Dulin, vice-président du Conseil économique, social et environnemental (Cese) et rapporteur de plusieurs avis sur l’insertion et les droits des jeunes, dans le dernier rapport de la Fondation Abbé-Pierre sur le logement.

   Un quart des 24-35 ans déclarent vivre dans l’insécurité des découverts bancaires, soit   10 points de plus que l’ensemble des Français.

Samia, 23 ans, en est la parfaite illustration. Étudiante à Marseille, elle a perdu son job dans une enseigne de prêt-à-porter en mars 2020. « Les quelques heures que je faisais me permettaient d’aider ma mère, chez qui je vis avec ma petite sœur. Ma mère s’est retrouvée au chômage partiel; du coup, c’était difficile », résume-t-elle de façon pudique. Elle avoue avoir eu « parfois un peu faim ». « Heureusement, une association étudiante livrait sur le campus des colis chaque semaine. J’en bénéficie encore une fois par semaine », confie-t-elle.

Selon le dernier baromètre de la pauvreté du Secours populaire français, 34 % des moins de 35 ans sautent des repas. Autre enseignement de cette étude : « Affectés par les cours à distance, la fin des jobs étudiants ou celle des missions d’intérim », un quart des 24-35 ans déclarent vivre dans l’insécurité des découverts bancaires, soit 10 points de plus que l’ensemble des Français.

Une solidarité familiale mise à mal

« Comme d’habitude, ce sont les plus vulnérables qui ont été les plus exposés », rappelle la sociologue Patricia Loncle, coauteure de l’ouvrage « Une jeunesse sacrifiée ? », pointant notamment les « inégalités entre générations ». « Au sein d’une même génération, les inégalités sociales demeurent très fortes. Avec la crise, par le biais de l’enseignement à distance, de l’accès à Internet, du fait de bénéficier d’une chambre à soi, etc., ces inégalités se sont renforcées. » Depuis l’après-guerre, la protection sociale repose en effet sur la solidarité de la famille. Sauf qu’avec la crise sanitaire, elle n’a pas pu fonctionner partout. Les familles modestes n’ont pu répondre et de nombreux jeunes se sont retrouvés démunis.

D’après les données récentes de la Fondation Abbé-Pierre, 25 % des moins de 25 ans n’ont pas d’emploi.

« Les politiques sociales ont pourtant un rôle primordial à jouer en matière de lutte contre les inégalités, poursuit Patricia Loncle. Mais du fait de la suspicion d’un “assistanat” potentiel des jeunes, l’accès aux droits sociaux leur est refusé pour valoriser leur insertion professionnelle, alors même que le marché du travail est dégradé. » Sachant que même le diplôme ne garantit plus l’accès à un emploi, notamment de qualité. Aujourd’hui, un jeune trouve son premier emploi en moyenne à 27-28 ans. Dans les années 1990, c’était aux environs de 22 ans. D’après les données récentes de la Fondation Abbé-Pierre, 25 % des moins de 25 ans n’ont pas d’emploi.

Une situation aggravée par la ­pandémie, comme le montre une étude de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques), parue le 16 septembre dernier, et intitulée « Comment la situation des jeunes sur le marché du travail a-t-elle évolué en 2020 ? » : au plus fort du premier confinement, au mois d’avril, parmi les moins de 30 ans, les embauches ont chuté de 77 % sur un an et le nombre d’inscrits à Pôle emploi a augmenté de 36 %. Entre fin 2019 et fin 2020, le nombre de jeunes inactifs a crû de 2,4 % : la durée en études s’est allongée (+ 0,2 année en moyenne) et le nombre de jeunes ni en emploi, ni en études, ni en formation parmi les 16-29 ans s’est accrû de 4,6 %.

Une exception française

Mais alors que les chiffres prouvent l’ampleur de la précarité de cette catégorie de la population, le gouvernement continue à suivre la même logique, en refusant notamment l’ouverture du RSA aux moins de 25 ans. Une spécificité française : dans la quasi-totalité des pays européens, les jeunes peuvent bénéficier d’un revenu minimum dès 18 ans. « Les dispositifs qui existent proposent des petits fonds. Ce sont des aides fragmentées, sans compter qu’elles dépendent en grande partie des départements. Et là aussi, il y a de fortes disparités territoriales », précise la sociologue.

C’est d’une véritable stratégie de lutte contre la pauvreté dont les jeunes ont besoin, qui leur garantisse « l’accès aux droits fondamentaux que sont un revenu suffisant et un logement pérenne ».

Le gouvernement s’est gargarisé d’avoir versé en décembre 2020 une prime de 150 euros à 1,3 million de jeunes en situation précaire. Mais rien pour les moins de 25 ans, qui ne bénéficient d’aucun dispositif, d’aucune aide. « Et quand bien même, combien de temps vit-on avec 150 euros ? » interroge Samia. La garantie jeunes ? Si elle assure une formation et une allocation aux 16-25 ans pendant un an, elle laisse encore trop de jeunes sur le bord de la route du fait de sa limitation dans le temps et elle ne garantit pas l’accès à d’autres droits.

Comme le rappellent toutes les associations de solidarité, c’est d’une véritable stratégie de lutte contre la pauvreté dont les jeunes ont besoin, qui leur garantisse « l’accès aux droits fondamentaux que sont un revenu suffisant et un logement pérenne », ainsi que le martèle la Fondation Abbé-Pierre. Pour rappel, en 2020, note la Drees (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques), 74 % des adultes vivant chez leurs parents n’avaient pas les moyens financiers de vivre dans un logement indépendant et subissaient majoritairement la situation. Parmi eux, 42 % étaient étudiants, 30 % occupaient un emploi et 19 % étaient au chômage.


 

Ulysse Guttmann-Faure, CO'P1 : « Notre association comble un trou de la solidarité 

Nous avons lancé notre association à la rentrée 2020 en réaction à la crise sanitaire. Quand vous avez une amie qui vous dit qu’elle ne s’est pas lavée depuis trois jours parce qu’elle n’a pas de quoi s’acheter un gel douche, cela pousse à agir. En un an, nous sommes passés de 6 étudiants de l’université Paris-I à près de 600 bénévoles agissant sur 30 sites d’enseignement supérieur à Paris. Nous distribuons des denrées alimentaires et des produits hygiéniques, mais nous mettons aussi en relation des étudiants avec les entreprises afin de trouver des stages. Nous comblons un trou dans la raquette de la solidarité en aidant des étudiants. Assez rapidement, des associations comme le Secours populaire français nous ont aidés. La Ville de Paris a même mis à notre disposition des moyens financiers mais aussi un local et une voiture. Et, pour rassurer les étudiants qui n’osent pas venir demander de l’aide, nous levons des barrières avec une organisation horizontale où chacun intervient comme il le souhaite. D’ailleurs, un tiers de nos bénéficiaires sont eux aussi des bénévoles. »


 


 

Les propositions des organisations de jeunesse :


 

« Créer une allocation d’autonomie pour les étudiants »

Mélanie Luce Union nationale des étudiants de France (Unef)

La crise du Covid a mis en avant la faillite de notre système social. Pour subvenir à leurs besoins, les étudiants sont obligés de dépendre de leurs parents ou de se salarier. Ces deux béquilles – elles-mêmes handicapantes, puisqu’elles empêchent l’autonomie des étudiants et favorisent l’échec scolaire – ont toutes les deux été affectées par la crise. Notre société a su reconnaître un âge de la vie quand nous avons mis en place les minima sociaux pour les plus âgés. Il est temps de faire de même pour la jeunesse. C’est pour cela que nous plaidons pour une allocation d’autonomie pour les étudiants, une aide universelle calculée en fonction de la situation de l’étudiant, mais au-dessus du seuil de pauvreté. Et, pour les jeunes en insertion, nous appelons à l’ouverture du RSA. Même s’il ne va pas suffire pour vivre, c’est une mesure de justice sociale qui s’impose. Il est aberrant d’être exclu de la solidarité nationale quand on a moins de 25 ans sous prétexte qu’il serait possible de se reposer sur nos parents. »


 

« Garantir un emploi à chaque jeune pour vivre dignement »

Léon Deffontaines Mouvement des jeunes communistes de France (MJCF)

Dans notre société, il y a un paradoxe injustifiable. D’un côté nous avons des besoins de main-d’œuvre et de l’autre 1,5 million de jeunes se retrouvent sans emploi ni formation. Il y a urgence à dépasser cette contradiction, en mettant en place un plan pour garantir un emploi à chaque jeune afin que tous puissent vivre dignement. Concrètement, cela consiste en des prérecrutements dans le service public, mais aussi à agir dans le secteur privé en réindustrialisant le pays et en interdisant les délocalisations.

Nous souhaitons également conditionner les aides publiques à l’embauche en CDI et à la formation professionnelle des jeunes. Outre un véritable service public de l’orientation, pour éviter que des jeunes ne disparaissent des radars, nous ambitionnons de créer un nouveau service public de l’emploi. Tout en travaillant avec Pôle emploi, il s’agira d’une évolution des missions locales, avec les moyens nécessaires pour accompagner les jeunes, identifier leurs besoins et leurs aspirations, tout en les mettant en lien avec les acteurs économiques. »


 

« Une obligation d'embauche pour les apprentis »

Manon Schricke Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC)

Aujourd’hui, les entreprises préfèrent prendre un jeune en apprentissage plutôt qu’en CDD. D’ailleurs, l’apprentissage a été facilité avec les aides débloquées pour faire face à la crise, sans que cela ne contraigne pour autant à une véritable embauche ensuite. De plus, dans de nombreux cas, les apprentis se retrouvent sans réel tuteur dédié, altérant ainsi la qualité de leur formation. Le tout avec un chantage exercé sur l’apprenti pour qu’il travaille plus d’heures contre la promesse d’une embauche. Il est temps de revenir à la base de l’apprentissage : un lieu de formation pour le jeune, avec un encadrement par des tuteurs qualifiés et un droit de regard des écoles sur ce qui se passe dans l’entreprise. Nous souhaitons aussi l’instauration d’une grille minimale de rémunérations et appelons à rendre obligatoire pour les entreprises la transformation des contrats d’apprentissage en emploi. Quand un jeune passe deux ans à se former, à adopter un rythme de vie et à nouer des liens avec ses collègues, il est cruel de se retrouver sans rien à la clef et parfois même de voir un autre apprenti prendre la suite. »

« Réformer le système des bourses »

Paul Mayaux Fédération des assemblées générales étudiantes (Fage)

Le système de bourse à critères sociaux actuel est profondément injuste. Toute une partie des étudiants issus des catégories socioprofessionnelles moyennes basses en sont exclus d’emblée parce que l’on considère que leurs parents gagnent trop. C’est donc une double peine, dans la mesure où les parents ne peuvent souvent pas accompagner leurs enfants, sans pour autant que ces derniers puissent bénéficier d’une bourse. Il faut ajouter à cela une crise sanitaire qui a provoqué une dégradation de la situation sociale des parents et des étudiants sans que pour autant les critères sociaux et d’attribution des bourses ne bougent.

Il est donc urgent d’engager une réforme. À la Fage nous voulons linéariser le système pour que les bourses ne soient plus calculées par échelons mais au pourcentage des ressources perçues. De manière concrète, nous ne voulons plus que deux étudiants, dont l’un a des parents qui gagnent 24 000 euros et l’autre 34 000 euros, perçoivent une même aide de 100 euros. »

publié le 25 septembre 2021

« Au paléolithique,
la femme occupait
une place décisive »

Laurent Etre sur www.humanite.fr

Jusqu’à récemment, le rôle des femmes dans le fonctionnement des sociétés préhistoriques était minoré, vu au prisme de clichés sexistes. Réalisé par Thomas Cirotteau, le documentaire « Lady sapiens » – diffusé le 30 septembre sur France 5 – entreprend, grâce au concours de scientifiques, de rétablir la vérité. Entretien.

Les peintres du XIXe siècle, Émile Bayard ou Paul Jamin, représentent la femme préhistorique soumise. De même, les Gaz et électricité : face à l’inflation, l’option d’un blocage des prix

premiers préhistoriens n’imaginent pas que l’homme des cavernes ait pu ne pas avoir le monopole des activités de chasse ou de l’art rupestre. Lorsque des ossements datant de 27 000 ans sont découverts, en 1868, dans la vallée de la Vézère, les archéologues n’ont aucun doute sur le fait qu’il s’agisse de restes masculins car des pierres taillées, vraisemblablement à des fins de prédation, jouxtent les sépultures. Pourtant, on découvrira plus tard que, parmi ces squelettes, l’un est féminin.

Avec la participation de nombreux spécialistes, parmi lesquels Henry de Lumley ou Marylène Patou-Mathis, « Lady sapiens », de Thomas Cirotteau, redonne toute sa place aux femmes de la préhistoire, en s’appuyant sur les travaux les plus récents et les plus novateurs. L’étude des dents, par exemple, permet désormais d’évaluer la durée d’allaitement, le nombre moyen d’enfants et donc la part réellement dévolue aux activités maternelles. Fascinant sous sa forme documentaire, le film, dont l’univers graphique est directement inspiré du jeu vidéo « Far Cry Primal », d’Ubisoft, est aussi décliné en modules pédagogiques pour les plus jeunes, sur Lumni.fr. Il trouvera par ailleurs son pendant dans un livre éponyme, à paraître aux éditions des Arènes, ainsi qu’au travers d’une expérience interactive proposée par France TV StoryLab. Un véritable dispositif transmédia, propre à toucher le public le plus large.

Quel est le sens de cet intitulé, « Lady sapiens » ?


Thomas Cirotteau Nous voulions un titre qui évoque à la fois le genre féminin, la préhistoire, mais également l’humanité dans son ensemble. Nous sommes tous des sapiens, que nous vivions en Europe, en Asie, en Afrique, Océanie ou Amérique. Le film, comme le livre qui l’accompagne, se devait de parler à tout le monde. Le terme « lady » renvoie aussi à un certain esprit chevaleresque, fait de générosité, de courage et de respect.

Quel est l’enjeu principal du film ?

Thomas Cirotteau Le projet de départ était de redonner toute sa place aux femmes de la préhistoire. Dans cette démarche, deux points nous tenaient particulièrement à cœur : d’une part, confronter les idées reçues avec les dernières découvertes scientifiques ; d’autre part, mener une enquête rigoureuse afin d’être en mesure de dresser le portrait de Lady sapiens.

Justement, pouvez-vous en indiquer les traits essentiels ?

Thomas Cirotteau La première caractéristique qui se dégage, c’est la pluralité. On ne peut pas affirmer que toutes chassaient ou que toutes étaient artistes… Le portrait est nécessairement pluriel : il élargit la représentation en donnant à voir tout le potentiel.

Il est rappelé que, longtemps, la femme préhistorique a été réduite à une image de mère nourricière ou, éventuellement, de séductrice… Elle est représentée, dans la peinture du XIXe siècle, comme fondamentalement vulnérable et dépendante de l’homme.

Thomas Cirotteau Le XIXe siècle avait dressé, pour des raisons culturelles et sociétales propres à l’époque, le portrait d’une femme de la préhistoire cantonnée à la sphère domestique. Elle s’occupait des enfants ou du campement, tandis que l’homme chasseur allait vaillamment chercher des vivres. C’est ce portrait du XIXe siècle que nous avons cherché à déconstruire grâce aux récentes avancées scientifiques. Celles-ci nous permettent de couvrir un champ très large, touchant aussi bien à la question de la morphologie féminine, des activités, du statut…

Longtemps, la chasse a été considérée comme ce qui avait fait évoluer l’humanité, par les progrès techniques induits. Or, on se rend compte que les sociétés du paléolithique supérieur étaient culturellement bien plus riches que ce que l’on pouvait imaginer, et, qu’en leur sein, la femme occupait une place décisive, y compris au plan économique, dans la quête de ressources alimentaires pour la tribu. Nous nous sommes aperçus, par le biais d’analyses ethnographiques, que la cueillette représentait alors pratiquement 70 % des apports, ce qui est considérable. Et c’était aussi le rôle des femmes, traditionnellement, que de participer à cette activité, à laquelle on peut également adjoindre, entre autres, ce qui relève de la chasse aux petits animaux.

Au-delà de la seule question du rôle des femmes, « Lady sapiens » fait ressortir l’importance de l’entraide, la complémentarité des sexes dans l’organisation sociale et, au final, dans le progrès de l’humanité…

Thomas Cirotteau Tout à fait. Ce dont on se rend compte à travers les différentes études, qu’elles soient archéologiques ou anthropologiques, c’est que le mode de société en vigueur repose plutôt sur la coopération. La répartition des tâches ne se fait pas selon le sexe, mais probablement beaucoup plus selon la situation, les besoins et les compétences.

Peut-on discerner une dimension politique dans votre film ?

Thomas Cirotteau Il ne s’agit aucunement d’un film militant. Ceci étant, ce qui nous a frappés lorsque nous avons commencé à explorer le sujet, en 2018, c’est que rien n’avait vraiment été entrepris en matière de vulgarisation scientifique quant à la place des femmes. Des livres de spécialistes existent, bien sûr. Mais ce que nous voulions, de notre côté, c’était transmettre ces connaissances au plus grand nombre, en suivant les chercheurs sur le terrain, dans les laboratoires comme sur les sites archéologiques.

C’est l’actrice Rachida Brakni qui prête sa voix pour le commentaire. Quels ont été vos critères de sélection ?

Thomas Cirotteau Il était évident, pour nous, que le commentaire de cette histoire devait être porté par une voix féminine. Nous avons organisé un casting. Et ce qui nous a énormément plu chez Rachida Brakni, c’est qu’elle avait à la fois cette gravité et cette poésie, capables de nous transporter par les émotions. « Lady sapiens » est un documentaire scientifique, au contenu parfois assez complexe. Or, je suis, pour ma part, convaincu que la transmission d’une information n’est pleinement réussie que lorsqu’elle touche à la fois le cœur et le cerveau. Rachida Brakni dispose de cette capacité à nous faire vibrer, avec une véritable profondeur dans le récit. Sa voix correspondait parfaitement à ce que nous recherchions.

publié le 25 septembre 2021

Edwy Plenel : « La gauche a baissé la garde face à la saloperie raciste, suprématiste, ségrégationniste et sexiste »

Qu’est-ce qu’on a fait pour en arriver là ? C’est la question à laquelle Edwy Plenel, président-fondateur de Mediapart, auteur de "A gauche de l’impossible" aux éditions La Découverte. Il est l’invité de #LaMidinale du journal Regards.

 

  Pour regarder la vidéo de l’entretien : http://www.regards.fr/la-midinale/article/la-gauche-a-baisse-la-garde-face-a-la-saloperie-raciste-suprematiste

ou bien

https://youtu.be/Ym-_2WtrM4A

 

        En voici des extraits :


 

 Sur son expression « l’heure de nous-même » 

« Face au sentiment que la catastrophe est déjà en cours, il faut créer un "nous". Ma réponse, c’est que la gauche, avant d’être des partis, des élus, c’est d’abord accompagner, mobiliser, écouter, apprendre des refus de la société, de ses mobilisations. La gauche et la République se sont toujours inventées comme ça. »

« Le problème de la gauche, depuis qu’elle est arrivée, sous la Vème République, au pouvoir, c’est qu’elle a progressivement tourné le dos à ce mouvement de la société, au point d’en venir à se méfier d’elle et de se placer du côté de l’ordre établi, du côté du conservatisme. »

« L’urgence climatique n’est pas venue d’en haut, d’une avant-garde autoproclamée, c’est venu des militants, de la jeunesse, de ceux qu’on considérait comme des extrémistes. »


 

 Sur la présidentielle 

« Il ne faut jamais prétendre prédire l’avenir. Il y a des accidents, des surprises. Je n’ai pas de mépris envers celles et ceux qui veulent obtenir des suffrages et prendre des responsabilités. On a oublié que la gauche doit soulever des montagnes. Il y a des intérêts économiques, des puissances financières, du conservatisme qui est installé. Pour soulever la montagne, il faut un levier : le rapport de force dans la société. Ce n’est pas simplement du verbe, des leaders. »

« La gauche a réduit la politique à l’élection, et donc aux professionnels de la politique. Comme si changer la société, c’était d’abord par l’élection. Non, c’est d’abord militer et organiser la société. »

« Le présidentialisme est une perdition, il abrutit tout le monde et donne ce virilisme des campagnes électorales. C’est l’inverse même de ce que la gauche défend historiquement, qui est la délibération collective, l’égalité, la culture et la vitalité démocratique. »


 

 Sur la défiance de la gauche vis-à-vis des mouvements sociaux 

« Pourquoi la gauche est triste et divisée ? Parce que les partis ont loupé toutes les occasions de mobiliser la société. Ils se sont pincé le nez, qu’il s’agisse des gilets jaunes, des mobilisations des jeunes des quartiers, des radicalités liées au climat, de #MeToo.  »

« Depuis 40 ans, les partis ont perdu sans cesse des militants. Ils n’ont pas cherché à en recruter. Ce sont des partis où les militants n’ont pas le contrôle de ce qu’il se passe. »

« Quand on vit de la politique, on a un rapport malsain à l’État. La politique devient la prise de contrôle de l’État. Mais l’État n’est pas neutre. Il est infiltré des rapports de force sociaux. »

« Vivre de la politique, c’est ne pas avoir de métier pendant des décennies. Ça crée, socialement, un monde politique qui se pense plus sachant que la société, et qui n’est plus dans la société. Être de gauche, c’est d’abord lutter là où on travaille, dans son entreprise. »

« Le décalage entre ce monde politique professionnel et cette vitalité de la société se traduit par une jeunesse qui ne veut pas voter. C’est une abstention très politisée. Il faut reconstruire ce lien. »

« Résister à la saloperie, à la violence, à l’extrême droite, ça ne se passera pas par un débat à la télé, ça se passera par la construction d’un rapport de force dans la société. »


 

 Sur le projet politique de la gauche 

« C’est dans la résistance que se crée le projet. C’est la mobilisation de la société qui met à l’agenda du débat politique des questions que les autres voulaient ignorer. »

« Il y a un problème de culture démocratique. Regardons la campagne législative allemande : on n’y parle pas de migrants, d’identité. On parle d’urgence écologique, de questions sociales. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu une culture démocratique différente. La France est une démocratie de très basse intensité à cause du cancer du présidentialisme. En ramenant tout au pouvoir d’un seul, la démocratie, qui est l’arme première des dominés, dysfonctionne. »

« Si les médias déconnent, c’est parce que le système démocratique déconne. Nous ne sommes pas un pays démocratique, nous ne sommes pas une République – encore moins démocratique, sociale et écologique –, nous sommes une monarchie. »


 

 Sur la question coloniale 

« La question coloniale, c’est la question française : la France a fait, y compris les gauches, à partir des années 1962 et l’indépendance de l’Algérie, comme si la question coloniale n’était plus son problème puisqu’il y avait des pays indépendants. »

« La France a oublié qu’elle restait une puissance coloniale car grâce à sa domination sur d’autres peuples, elle est le deuxième domaine maritime du monde derrière les Etats-Unis. »

« Il y a eu une gauche colonialiste. »

« Le responsable politique de la torture pendant la guerre d’Algérie est mort dans son lit en 1989 a été parlementaire jusqu’en 1980 pour le Parti socialiste - et il n’a jamais eu de comptes à rendre. »

« La complicité française contre les Tutsis au Rwanda s’est faite sous la présidence de François Mitterrand. »

« Il y a eu un aveuglement pendant toute la présidence de François Mitterrand à commencer par l’amnistie pour les généraux de l’OAS. »

« En ayant considérer que la République était forcément universelle et libératrice, on a oublié qu’il y a eu une République conservatrice et colonialiste qui pensait que la France était une culture et une civilisation supérieures. La gauche n’a pas été au rendez-vous de l’émancipation. »

« Eric Zemmour est l’ultime avatar, probablement le plus monstrueux, de ce qui monte depuis 30 ans dans notre pays dans cette brèche ouverte par une gauche faible qui reste à prétention colonialiste. »

« La gauche a baissé la garde et n’a pas construit la digue qui permet de créer ce rapport de forces pour faire reculer la saloperie raciste, suprématiste, ségrégationniste, sexiste. »

« Tant que la gauche n’aura pas déverrouillé le coffre-fort de la question coloniale, elle sera impuissante à faire face aux monstruosités qui sont en train aujourd’hui d’occuper toute la place. »


 

 Sur la question des médias dans la démocratie 

« La question des médias, c’est d’abord la question de l’indépendance : nous résistons et nous sommes quelques uns à le faire mais nous faisons face à un système qui n’a cessé de se dégrader. »

« Nous sommes la seule vieille grande démocratie du monde où la majorité du système médiatique et éditoriale est la propriété d’oligarques extérieurs aux métiers de l’information qui ont fait fortune dans l’exploitation de l’Afrique, dans le luxe, dans les télécommunication, dans la finance ou dans les ventes d’armes : il y a conflit d’intérêts car les propriétaires de médias sont des puissances qui imposent leurs lois à l’Etat. »

« Le rôle d’un média, c’est d’informer, c’est-à-dire faire surgir l’agenda de la société en racontant ce qui s’y passe. »

« Ma position par rapport à des idéologies explicitement racistes, du côté de l’inégalité naturelle, du côté de l’ennemi éternel de l’émancipation, c’est la formule du compagnon de la Libération et historien Jean-Pierre Vernant : on ne débat pas recette de cuisine avec un anthropophage. Ce sont des idées que l’on combat, pas avec lesquelles on débat. »

« Le piège médiatique qui nous est tendu et qui a permis la dégradation du paysage médiatique, cheval de Troie pour étouffer les informations et le droit de savoir, bref la vitalité démocratique : c’est l’opinion. »

« Le blabla des opinions est devenu le soit-disant travail des journalistes. »

« Les médias en continu ont créé un espace où l’on peut dire n’importe quoi et souvent les plus grosses monstruosités. »

« Mon métier, ce n’est pas débattre de monstruosités mais de raconter la société en la défendant et en lui donnant la parole. »

« Nous avons déjà eu le débat à Mediapart et nous avons décidé de ne pas inviter Marine Le Pen - et cela vaut pour tous ses succédanés. Parce qu’avec elle, c’est un affrontement, pas un débat. »

publié le 24 septembre 2021

Médico-social. Les grandes oubliées de l’aide à domicile veulent sortir de l’ombre

Marie Toulgoat sur www.humanite.fr

Œuvrant discrètement à la santé des personnes dépendantes, ces salariées souffrent d’un manque de reconnaissance, entre grande précarité et conditions de travail pénibles. La CGT appelle à la mobilisation ce jeudi.

Chaque matin, Sylvie éteint son réveil à 6 heures. Un petit déjeuner avalé, ses vêtements enfilés, l’auxiliaire de vie prend sa voiture et commence à arpenter les routes iséroises, qu’elle sillonne depuis trois ans. Il n’y a là pas de temps pour rester flâner : une fois débarquée chez sa première patiente, elle dispose d’une demi-heure, montre en main, pour lui faire sa toilette. Trente minutes pour déshabiller minutieusement une personne âgée, l’amener dans la salle de bains, ou bien la nettoyer assise, au gant, pour les plus fragiles d’entre elles.

Lorsqu’il s’agit d’aider une personne à se rendre dans la douche, se laver les cheveux, alors Sylvie peut négocier quarante-cinq minutes. « C’est trop juste. Pendant qu’on leur fait la toilette, on peut leur demander si ça va, mais ça se cantonne souvent à “bonjour” et “au revoir”. J’aimerais bien pouvoir discuter un petit peu plus des fois, savoir si les gens se portent mieux que la veille. Mais, le pire, c’est qu’on n’a pas le droit de sympathiser », souffle-t-elle. Pas de temps pour la mélancolie : la soignante doit se rendre au domicile d’une dizaine de personnes supplémentaires avant de terminer sa journée de travail.

À 900 kilomètres de là, dans le Calvados, Nadège aussi enchaîne les rendez-vous. « On scanne notre planning à l’entrée du bénéficiaire et à la sortie. On est minutées. » Si son employeur tente de regrouper ses patients pour ne pas que la soignante coure à travers le département, il arrive parfois que la salariée se retrouve avec des rendez-vous de dernière minute à assurer à plusieurs dizaines de kilomètres de sa tournée. « Je n’ai parfois que cinq minutes pour faire la route entre les bénéficiaires. Ce n’est pas sûr, je conduis vite, je suis stressée », lâche-t-elle.

Parfois, l’auxiliaire de vie depuis vingt ans dit même pratiquer des gestes pour lesquels elle n’a jamais été formée, comme enfiler des bas de contention, ou rencontrer des personnes souffrant de troubles mentaux au sujet desquels elle n’a pas été prévenue. À la fin de la journée, même si elle ne travaille pas à temps complet, la Normande de 43 ans, mère de deux garçons, s’effondre de fatigue sur son canapé. En cumulant son épuisement et ses 1 400 euros net de salaire mensuel, frais kilométriques compris, celle-ci songe parfois à changer de métier.

Ni Ségur de la santé, ni prime Covid

Si le secteur des soins à domicile est historiquement précaire et en tension, la crise sanitaire a révélé l’ampleur des difficultés, jusque-là cachées sous le tapis, que rencontrent les salariées. « Tout le monde est d’accord sur le constat que ce sont des personnels mal reconnus, mal considérés. Pourtant, on remarque sur le terrain qu’aucune mesure n’est prise pour enfin reconnaître ces personnels féminins et très précarisés », analyse Rachel Contoux, secrétaire fédérale de la CGT services publics. Tandis que ces employées, en écrasante majorité des femmes, ont œuvré pendant les confinements successifs auprès de populations très vulnérables, elles n’ont eu le droit ni aux revalorisations de salaires décidées dans le cadre du Ségur de la santé, ni pour certaines à la prime Covid.

Depuis qu’elle est devenue auxiliaire de vie, il y a huit ans, Sylvie a pu observer dans sa chair les effets de ce manque criant de reconnaissance. À 54 ans, elle souffre de hernie discale et d’arthrose cervicale. Pourtant, la fatigue l’avait déjà forcée à n’accepter qu’un contrat de 25 heures de travail hebdomadaires, soit 1 100 euros net par mois en comptant les frais kilométriques. Depuis le 18 septembre, une dépression l’a également contrainte à cesser le travail, comme deux autres de ses collègues. « Tout ça, c’est beaucoup de stress », confie-t-elle, la gorge nouée et des sanglots dans la voix. « Il n’y a pas de discussion, les plannings sont faits du jour au lendemain et changent parfois plusieurs fois dans la journée. On rentre chez nous, on pense avoir fini notre journée, et, finalement, il faut reprendre vite la voiture, c’est très angoissant », détaille l’auxiliaire de vie. Pour Nadège aussi, le manque de contacts avec son administration et l’isolement professionnel sont un obstacle au bon déroulement de ses journées. « Quand j’ai commencé, il y a vingt ans, on avait des chargés de secteur qui venaient sur le terrain, on était plus écoutées et respectées. Les problèmes qu’on faisait remonter étaient pris en compte. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. »

Beaucoup de salariées décident de partir et ne sont pas remplacées

En plus d’esquinter les corps et les esprits des soignantes à domicile, leurs mauvaises conditions de travail ont également un impact très direct sur les bénéficiaires. Beaucoup de salariées décident de partir et ne sont pas remplacées. Une charge de travail supplémentaire pour les auxiliaires de vie restantes, qui ont reçu pour consigne de privilégier, chez les personnes âgées qu’elles visitent, les tâches les plus importantes. « On fait bien les toilettes, mais tout le ménage est laissé de côté. J’ai l’impression d’être devenue une entreprise où la personne âgée n’est plus au centre des préoccupations », regrette Nadège.

Si les prochaines revalorisations de salaires dont elles pourront bénéficier vont leur permettre d’obtenir des rémunérations plus décentes, il en faudra plus pour que les auxiliaires de vie soient reconnues à leur juste utilité, estiment ces dernières. Quatre fédérations de la CGT (commerce et services, organismes sociaux, services publics et santé et action sociale) ont décrété pour jeudi « 24 heures sans aide à domicile ». Une journée de grève et de mobilisation pour réclamer une « considération à la hauteur », explique la cégétiste Rachel Contoux.


 

Des propositions concrètes portées par la CGT

Pendant leur journée de mobilisation, ce jeudi, les quatre fédérations de la CGT en charge des aides à domicile portent des revendications pour améliorer les conditions de travail de ces soignantes et les sortir de la précarité. Pour les salariées de la branche associative, la CGT réclame notamment l’augmentation des frais kilométriques et la hausse du temps de travail pour les professionnelles qui le souhaitent, beaucoup étant aujourd’hui contraintes à des temps partiels. Pour les employées du secteur privé lucratif, le syndicat demande également la revalorisation des salaires conventionnels d’un euro par heure et le paiement des intervacations. Pour les agents de la fonction publique, l’organisation porte – comme pour d’autres secteurs – le dégel du point d’indice. Enfin, pour les aides à domicile, toutes branches confondues, la CGT réclame la reconnaissance de la pénibilité de leur travail et le versement des 183 euros mensuels du Ségur de la santé.

publié le 24 septembre 2021

AZF   20 ans après,

les risques industriels majeurs perdurent !

Sur le site : https://altermidi.org/

"Le ministère de l’Environnement vient d’assouplir la réglementation sur l’implantation des sites dangereux et celui du Travail entend faire de même avec la réglementation sur le risque chimique et cancérogène."

Dans un communiqué publié le 20 septembre, la CGT fait le constat que l’explosion de l’usine AZF de Toulouse n’a pas permis de mettre en place les mesures de protection qui s’imposent. Pour prévenir les risques et protéger les personnels, la centrale syndicale ouvrière préconise un droit d’intervention et de contrôle des salarié.es ainsi que la remise en place des CHSCT (Comité d’Hygiène de Sécurité et de Conditions de Travail).

  

Communiqué de la CGT :

AZF 20 ans après, les risques industriels majeurs perdurent !

 Le 21 septembre 2001, à 10h17, une énorme explosion pulvérisait l’usine AZF (groupe Total) de Toulouse. L’agglomération entière est sinistrée avec un bilan matériel et humain lourd : 31 morts, 20 000 blessés, 89 établissements scolaires touchés par la déflagration. Nombreuses sont les victimes qui subissent encore aujourd’hui les séquelles de ce désastre.

Les responsables ont, aujourd’hui, été définitivement condamnés après une longue procédure judiciaire qui s’est achevée fin 2019. Ce sont bien les exploitants industriels d’AZF qui sont responsables. Leur stratégie de morcellement du travail, de recours à la sous-traitance et de réduction des coûts ne permettait plus la mise en place d’organisation de travail sécurisée.

Les mesures de protection, les principes de prévention, la formation et, surtout, le partage d’expérience entre les travailleuses et travailleurs doivent redevenir une véritable priorité sur tous les lieux de travail.

AZF n’a pas servi de leçon. L’incendie de l’Usine Lubrizol à Rouen, le 26 septembre 2019, en est la démonstration. Et, malheureusement, les exemples sont nombreux. Les logiques de profit au détriment de la sécurité des salarié.es et de la population doivent cesser.

Le gouvernement, en la matière, ne prend pas la bonne mesure de la situation : le ministère de l’Environnement vient d’assouplir la réglementation sur l’implantation des sites dangereux — via la loi d’accélération et de simplification de l’action publique (ASAP) — et celui du Travail entend faire de même avec la réglementation sur le risque chimique et cancérogène.

La CGT exige, pour chaque lieu d’exploitation, un véritable droit d’intervention des salarié.es et un contrôle des services et organismes compétents :

  • un droit d’intervention et de contrôle des salarié.es avec la remise en place des CHSCT (Comité d’Hygiène de Sécurité et de Conditions de Travail) couvrant tous.tes les salarié.es, y compris ceux des TPE et PME, et que leur champ d’actions soit élargi aux questions environnementales. Les travailleuses et travailleurs et leurs représentant.es doivent pouvoir intervenir sur l’organisation de travail. Les lanceurs d’alerte doivent être écoutés et non réprimés ;

  • un contrôle des services et organismes compétents, avec un renforcement des moyens humains et juridiques des inspecteurs du travail, des inspecteurs de l’environnement ou encore des contrôleurs et préventeurs des Carsat (Caisse d’Assurance Retraite et de Santé au travail), branche de la Sécurité sociale. Ces agents et ingénieurs doivent être acteurs d’un système qui impose à tous les exploitants la priorité de la préservation de la vie avant la course aux profits.

La CGT revendique un renforcement de la réglementation, afin que les industriels arrêtent de jouer avec la vie des salarié.es, des riverain.es et de la planète.

Gagner le droit à la sécurité au travail passera par la mobilisation des salarié.es.

Pour l’ensemble de ces revendications, pour l’augmentation des salaires, l’emploi, l’amélioration des conditions de travail, la CGT appelle l’ensemble des salariés, des agents, des retraités, des privés d’emplois, à se mobiliser et à agir, par la grève, le 5 octobre prochain.

publié le 23 septembre 2021

Comment le recours à des enseignants précaires et sous-payés sert à masquer la paupérisation de l’école

par Pierre Jequier-Zalc sur www.bastamag.net

Les contractuels, professeurs non-titulaires, sont devenus, au fil des ans, la variable d’ajustement des problèmes structurels de l’Éducation nationale. Une précarité qui les fragilise et nuit, parfois, à la qualité même de leur enseignement.

Ils ont raté les concours d’enseignement ou n’ont tout simplement pas envie de les passer, ils se reconvertissent sur le tard après une perte de sens dans le privé ou une mauvaise expérience à l’étranger. Parmi les quelques 35 000 enseignants contractuels dans l’enseignement secondaire public que compte l’Éducation nationale, la diversité des profils est importante. Cette main d’œuvre, souple et précaire, est devenue depuis plusieurs années indispensable au bon fonctionnement des établissements. « C’est une variable d’ajustement, très clairement. C’est grâce à eux que le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, peut dire le jour de la rentrée que tout s’est bien passé et que chaque classe avait un prof devant le pupitre », assène Danielle Arnaud, responsable des contractuels au Syndicat des personnels de l’Éducation nationale (SNALC).

Si le recours à des enseignants non-titulaires, donc non-fonctionnaires, ne datent pas d’aujourd’hui, leur part dans les professeurs du second degré a presque doublé en dix ans. Comment expliquer cette hausse, et quelles sont ses effets ? On vous explique.

« Les profs allaient être mieux formés et que la baisse de candidats ne serait que conjoncturelle... »

Ce n’est pas un scoop. Les concours d’enseignement (Capes/Agrégation) attirent de moins en moins. Même si les réalités diffèrent selon les disciplines, le constat est là : chaque année, moins de candidats tentent leur chance. Depuis quinze ans, leur nombre a presque été divisé par deux.

Une des raisons majeures réside surement dans la réforme, menée sous le mandat de Nicolas Sarkozy, de la masterisation. Une réforme poursuivie et accentuée par Jean-Michel Blanquer. Auparavant, il suffisait d’une licence (BAC +3) pour s’inscrire au CAPES, désormais, il faut posséder un Master pour passer le concours à la fin de l’année du M2, soit un Bac +5. « Sur le papier, c’était très mignon, on disait que les profs allaient être mieux formés et que la baisse de candidat ne serait que conjoncturelle. Dans les faits, ça a été tout pourri » , remarque amèrement Claire Lemercier, directrice de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations de Sciences Po (CSO), et coautrice de La Valeur du service public, à paraître prochainement à La Découverte. « Un BAC +5 ça demande beaucoup d’investissement et d’approfondissement, ça a très certainement découragé du monde. Ceux qui ont poursuivi dans leur idée de passer les concours sont donc plutôt des gens pour qui enseigner est une vraie vocation. En parallèle, il n’y a pas eu plus de postes ouverts, et les concours sont restés exigeants. Donc pour tous ceux qui les ratent, parfois d’un rien, c’est une main-d’œuvre extrêmement qualifiée qui ne peut pas avoir le statut. Avec cette réforme, on a créé un vivier. »

De ce vivier, Celia en fait partie. Cette prof contractuelle de physique chimie a toujours voulu enseigner. « Depuis que je suis petite je veux faire ça » , souffle-t-elle. Mais les concours, ce n’est pas pour elle. « Je suis une stressée de la vie, je ne suis pas faite pour ça », rigole l’intéressée aujourd’hui. Elle les rate à deux reprises, puis décide finalement de faire un Master de nanochimie pour s’orienter dans l’ingénierie ou la recherche. « C’est à la fin de mon M2, devant mon envie d’être prof qu’on m’a parlé du système des contractuels. J’ai foncé », explique-t-elle.

« Les enseignants ont un fort niveau d’études et la rémunération ne suit pas derrière »

Dans le cas de Célia, c’est son rêve de gosse qui l’a poussée à faire le métier dont elle a toujours eu envie. Pour d’autres étudiants, notamment dans des cursus scientifiques, qui n’ont pas la vocation dans le sang, cette réforme les éloigne vite des concours. « Avec un BAC+5 ils peuvent trouver des postes avec des rémunérations au minimum deux à trois fois supérieures de ce que gagne un prof titulaire. Pour beaucoup, le calcul est vite fait », souligne Damien Besnard, du secteur non-titulaires du SNES-FSU Créteil. En maths, en lettres classiques et en allemand, près de 300 postes n’ont même pas été pourvus, faute de candidats ayant réussi les concours.

La profession d’enseignants fait aussi face à une crise d’attractivité. « Il n’y a pas un malaise mais des malaises enseignants » , souligne Anne Barrère, sociologue de l’éducation, professeure à l’université Paris-Descartes et autrice d’Au cœur des malaises enseignants. « Ils peuvent être très différents selon les contextes locaux, ça peut être le climat dans la classe, un sentiment d’impuissance de ne pas faire réussir tout le monde, un ressenti d’abandon de la part de l’institution… »

Le sujet de la rémunération, plus faible que la moyenne dans les pays de l’OCDE, est aussi régulièrement souligné. « Pour moi, le problème principal de ce manque d’attractivité c’est celui des salaires. Les enseignants ont un fort niveau d’études et la rémunération ne suit pas derrière », explique Jean-Rémi Girard, président SNALC. « La reconnaissance économique c’est aussi très important », abonde Damien Besnard, « si les salaires suivaient, on n’aurait pas cette crise d’attractivité, c’est certain. »

« J’avais toujours le sentiment de mal faire mon métier, alors j’ai dit stop »

Sur le terrain, le ressenti est le même. « J’étais à bout de nerfs », raconte Yohan, professeur contractuel de gestion durant plusieurs années qui a récemment jeté l’éponge, « il y a une morosité ambiante ; avec le Covid on apprenait les différents protocoles par voie de presse, avec des consignes paradoxales. J’avais toujours le sentiment de mal faire mon métier, alors j’ai dit stop. »

Des concours qui ne font plus le plein, des enseignants qui partent de longs mois en arrêt maladie, cela crée des postes vacants. En parallèle, le nombre d’élèves ne baisse pas, au contraire. Depuis dix ans, le nombre d’élèves dans le secondaire public a augmenté de 230 400. Le recours aux contractuels devient alors la norme pour combler ces manques. « Au SNALC, on s’est assez vite rendu compte que la contractualisation n’était pas un épisode conjoncturel, mais bien quelque chose qui allait durer », note Jean-Rémi Girard. « Baisser le nombre de fonctionnaires ne diminuent pas les besoins qui continuent d’augmenter de manière pérenne. Mais les salaires et les créations de postes ne suivent pas. Donc on a recours à de plus en plus de contractuels » , souligne Damien Besnard.

« C’est vrai que dans le second degré, c’est parfois plus compliqué », reconnaît le ministère

Pourquoi, alors, ne pas tout simplement augmenter le nombre de titulaires ? Pour les enseignants non-titulaires, des passerelles existent pour accéder à ce statut. Au bout de trois ans d’ancienneté, s’ils sont titulaires d’une licence, ils ont accès au CAPES interne. Au bout de cinq ans, et s’ils sont titulaires d’un master, à l’agrégation interne. « J’ai passé, et encore raté le CAPES interne, il y a deux ans » , glisse Celia, « cette année, je tente l’agrégation interne, on verra bien ». Mais beaucoup ne sont pas aussi déterminés que la professeure de physique-chimie. « Je ne veux pas passer les concours », assène Jamal. « C’est un choix personnel. J’aime ce métier, mais il est fatigant, très prenant, et nos conditions de travail sont une honte. Je ne veux pas le faire jusqu’à la retraite. »

Du côté du ministère de l’Éducation nationale, contacté par basta !, on explique que la priorité a d’abord été mise sur le premier degré. « Il y a vraiment eu un effort accentué sur les primaires et les maternelles où on a priorisé les créations de postes. C’est vrai que dans le second degré, c’est parfois plus compliqué, mais on met des choses en place. » Rue de Grenelle, on souligne la hausse des heures supplémentaires défiscalisées annualisées pour compenser les suppressions de postes (l’équivalent de 1800 emplois en 2020). Cela demeure insuffisant. « Les non-titulaires sont gérés par les rectorats, donc après, selon les besoins, c’est à la liberté des académies », note-t-on au ministère.

« Il ne doit pas y avoir beaucoup de non-titulaires à Henri IV ou à Louis-Le-Grand »

Ce recours massifié aux contractuels est inégal selon les territoires. Les départements de la couronne parisienne (académie de Créteil et Versailles) et les DROM (départements et régions d’outre-mer) sont, de loin, les territoires où la part des contractuels est la plus importante. À Mayotte, plus d’un enseignant sur deux est non-titulaire. Cette part est bien moins importante dans les deux académies de la couronne parisienne (environ 12 %), mais en leur sein, les disparités départementales sont exacerbées. Si les chiffres ne sont pas donnés par l’Éducation nationale, de nombreux interlocuteurs notent que dans certains bassins d’éducation, comme en Seine-Saint-Denis, la part de contractuels est largement supérieure à la moyenne nationale. « En revanche, il ne doit pas y avoir beaucoup de non-titulaires à Henri IV ou à Louis-Le-Grand », ironise Claire Lemercier.

Cette inégalité provient notamment de l’affectation nationale des jeunes lauréats du concours. « Ils sont affectés sur l’ensemble du territoire national, donc souvent dans les académies de Créteil ou Versailles, là où il y a le plus de besoin. Mais dès qu’ils le peuvent, au bout de quatre ou cinq ans, ils retournent dans leur région d’origine », explique Damien Besnard. « Ça crée donc d’importants besoins dans les zones les plus difficiles. Pour y pallier, le rectorat utilise les contractuels qu’on balance comme par hasard dans ces zones. C’est injuste et absurde pour tout le monde. Pour eux, mais aussi pour les élèves », assène le syndicaliste. « Je travaille dans un bassin d’éducation prioritaire, et le turnover est super important », confirme Jamal, « les titulaires partent souvent vite et du coup les besoins sont énormes, et ce sont des gens du coin qui acceptent de bosser dans ces établissements, par envie ou par besoin financier. »

« Comme je ne sais jamais si je serais reconduite l’année suivante, je n’ose pas organiser des projets de long-terme »

Le recours aux enseignants non-titulaires a aussi des conséquences concrètes sur l’enseignement. « Sans préjuger de leur compétence, leurs conditions de travail nuisent à la qualité de l’enseignement », souligne Claire Lemercier. « Ils arrivent parfois en cours d’année, sans connaître l’établissement et l’équipe pédagogique, ils ne savent pas combien de temps ils vont y rester, ils ne veulent pas faire de vague pour être reconduit… Tout ça a forcément des conséquences sur la qualité pédagogique. » Une analyse confirmée sur le terrain. « Je n’ai jamais monté de projet pédagogique interdisciplinaire », confie Celia, prof de physique-chimie, « pourtant j’adore l’histoire et l’histoire des sciences, mais comme je ne sais jamais si je serais reconduite l’année suivante, je n’ose pas organiser des projets de long-terme. »

D’autres pointent du doigt la qualité même des compétences de certains enseignants contractuels. « Il y a des gens ultra-compétents, mais aussi certains très mauvais pédagogiquement et scientifiquement. J’ai vu des choses plus que limite. Mais quand ce sont des disciplines où il y a des manques, ces enseignants restent, malgré ces manques pédagogiques » , raconte Laurenne*, enseignante en histoire dans l’académie de Créteil. « La prof de français de ma fille passait son temps à leur donner des gâteaux et à faire des goûters. Le chef d’établissement m’avait dit que cette personne n’avait pas de concours et que c’était le rectorat qui leur avait envoyé cette remplaçante… », souffle ce parent d’élève d’une collégienne de l’est parisien.

Le ministère explique que de nombreuses formations existent pour les enseignants contractuels, notamment dans le cadre des plans académiques de formation. Il appuie aussi sur une stabilisation des enseignants non-titulaires. Comme le révèle nos confrères de La Croix, 25 % des contractuels bénéficient désormais d’un CDI. Une maigre avancée pour Damien Besnard. « Le CDI ne donne pas le statut de fonctionnaire. Pour plein de raisons, ça reste encore précaire, notamment au niveau financier et des affectations, qui restent aléatoires et tardives. Nous, au FNES-FSU, restons attachés au statut. Les besoins existent, des postes et un système de titularisation des enseignants contractuels doivent être créés. »

L’intersyndicale FSU/CGT éducation/FO/Solidaires appellent ainsi à une grève générale dans l’éducation nationale ce 23 septembre de l’intersyndicale. Pour cette journée de mobilisation, la création de postes dans le secondaire est en tête des revendications.

publié le 23 septembre 2021

Grève dans l'éducation nationale :

les 4 raisons de la colère

Olivier Chartrain sur www.humanite.fr

Tous les métiers de l’éducation nationale sont appelés, ce jeudi, à la grève pour un « plan d’urgence » à la hauteur des besoins sur les salaires, le recrutement et la sécurité sanitaire. Décryptage en quatre points.

Il faut « un plan d’urgence pour l’éducation ». C’est pour l’exiger que de nombreux enseignants et personnels de l’éducation nationale seront en grève et dans la rue (à 13 h 30 au métro Jussieu pour les Parisiens, mais d’autres rassemblements sont prévus dans toute la France), ce jeudi 23 septembre. Ils répondent ainsi à l’appel d’une intersyndicale constituée de la CGT Éduc’Action, des différents syndicats de la FSU, de la Fnec-FO et de SUD éducation, qui a reçu le soutien de la première fédération de parents d’élèves, la FCPE. Dénonçant « le déni de réalité du ministre » et son refus « de prendre les mesures nécessaires » pour remédier aux difficultés créées par sa propre politique, ils déclarent : « Notre école ne peut fonctionner sans moyens supplémentaires et sans personnels revalorisés et reconnus dans leurs expertises professionnelles. » Tour d’horizon des principaux motifs de colère.

1. Salaires, l’arnaque de la revalorisation

C’est le motif n° 1. Avec – comme tous les fonctionnaires – le gel du point d’indice depuis dix ans, les personnels de l’éducation nationale ont vu leur pouvoir d’achat s’effriter considérablement. La dernière étude de l’OCDE est venue confirmer que les enseignants français sont parmi les plus mal payés, y compris en regard de leur charge et de leurs horaires de travail.

Le prof-bashing auquel persistent à se livrer sur ce sujet quelques « experts » médiatiques met à cet égard les profs en rage. Or, la « revalorisation historique » promise par Jean-Michel Blanquer (formulée à la suite du mouvement contre la réforme des retraites, qui programmait un effondrement des pensions) a fait pschitt. La « prime d’attractivité » censée la concrétiser ignorait les deux tiers des profs dans sa première version ; 51 % toucheront la deuxième tranche… entre 27 et 57 euros mensuels. Secrétaire générale du Snes-FSU, Sophie Vénétitay parle d’un « déclassement salarial », qui a entre autres pour conséquences une grave crise du recrutement, mais aussi des démissions et reconversions qui se multiplient. Saphia Guereschi, secrétaire nationale du syndicat des infirmières scolaires Snics-FSU, confirme en évoquant les nombreux établissements où, au mépris de la sécurité des élèves, aucune infirmière n’est présente : « Beaucoup d’infirmières veulent partir. Et d’autres ne viennent pas, ou plus, puisque les besoins accrus en personnels de santé, du fait de la crise sanitaire, leur permettent d’espérer mieux ailleurs… »


 

2. Effectifs, le grand blanc

Dans de nombreux collèges depuis la rentrée, on découvre des classes à bien plus de 30 élèves, 34, 35… C’est l’effet direct des 1 880 suppressions de postes décidées par le ministre dans le secondaire, alors que les effectifs ont crû de 36 500 élèves. Depuis le début du quinquennat, près de 7 500 postes y ont été perdus. Dans les lycées, les heures supplémentaires ne suffisent plus à couvrir le manque et l’on voit ainsi disparaître des options, voire des spécialités, réduisant de fait la promesse de « liberté de choix » de la réforme Blanquer.

Affiché comme une « priorité », le primaire souffre moins dans ce domaine. Mais les apparences sont trompeuses : la volonté de mettre en avant les dédoublements de classes en CP-CE1 dans les zones d’éducation prioritaire a eu pour conséquences d’aspirer de nombreux postes. Les dispositifs spécialisés (Ulis, Rased…) ont été les premiers à en faire les frais, mais aussi les classes au-delà du CE1, où les effectifs d’élèves se sont alourdis – rendant plus difficile, comme dans le secondaire, la remédiation aux conséquences pédagogiques des confinements. Le manque de surveillants et de CPE (conseillers principaux d’éducation) rend plus difficile le quotidien des établissements.

Enfin, alors que le gouvernement brandit l’école inclusive en tête de gondole, la réalité est tout autre : le manque d’AESH (accompagnants d’élèves en situation de handicap) est tel que, malgré la mutualisation de ces personnels – parfois sur plusieurs établissements –, les prescriptions des MDPH (maisons départementales des personnes handicapées) sont de moins en moins respectées. Anne Falciola, AESH dans la région lyonnaise et animatrice du collectif CGT AESH, explique : « Même avec la nouvelle grille salariale, il faudrait douze ans à une AESH pour… passer au-dessus du seuil de pauvreté ! »

3. « École ouverte » mais classes fermées

La gestion de la crise sanitaire par le ministère est encore et toujours une source de mécontentement. Les mois d’incertitude, les ordres et contrordres contraignant les équipes à réorganiser du jour au lendemain le fonctionnement de leur établissement, le refus de rendre les personnels prioritaires à la vaccination, l’illusion de la « continuité pédagogique » obligeant les enseignants à se jeter à corps perdu dans la débrouille pour permettre à leurs élèves de surnager… Tout cela a été vécu comme une forme de maltraitance à leur égard, dont il reste un très fort ressentiment.

Cette rentrée lancée au niveau 2 du protocole sanitaire n’a rien arrangé : l’allégement des contraintes qui en a découlé permet surtout au ministère de communiquer sur des chiffres plutôt bas de fermetures de classes (3 300 au bilan du 17 septembre) et quasiment pas d’établissements fermés (16 à la même date). Les campagnes de vaccination sont un échec, les dépistages massifs annoncés ne sont pas là mais, observe Guislaine David, porte-parole du Snuipp-FSU, « les collègues, même s’ils veulent avant tout protéger les enfants, aspirent aussi à revenir à la vie d’avant, d’autant plus que la plupart des enseignants sont vaccinés ».

4. Réformes à la hache, métiers en perte de sens

Jean-Michel Blanquer, le réformateur… pas sûr que cela soit vu positivement par les personnels de l’éducation nationale. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, aujourd’hui, quatre ans après son arrivée Rue de Grenelle, les enseignants sont les plus nombreux parmi les fonctionnaires, dans les enquêtes sur le sujet, à souffrir d’une perte de sens de leur métier.

Dernier avatar en date, qui mobilise l’attention et la colère, dans le prolongement de la délétère réforme du bac et du lycée : le « Guide de l’évaluation », censé aider les profs à harmoniser leurs notations, en raison de l’arrivée en force du contrôle continu au bac – ce qui révèle, en creux, combien celui-ci porte en lui le risque d’inégalités accrues. « On est à la frontière entre conseil et prescription », relève Sophie Vénétitay, qui craint que ce guide n’entraîne « un nouveau recul de la liberté pédagogique » des enseignants, « dans la logique de Blanquer de normaliser les pratiques et de prendre le contrôle sur nos métiers ». Dans le premier degré, c’est la volonté d’imposer un statut hiérarchique des directeurs, contre la volonté clairement exprimée de ces derniers, qui cristallise aujourd’hui les craintes de voir ce ministère en finir avec ce que l’école française a de meilleur. Il sera décidément difficile d’évacuer l’enjeu scolaire des débats de la prochaine présidentielle.


 

Marseille : appel au boycott de l’expérience Macron

Les équipes pédagogiques de 40 écoles REP+ (éducation prioritaire), sur les 180 que compte Marseille, ont publié, mercredi 22 septembre, un appel à « boycotter l’expérimentation Blanquer/Macron » sur les directions d’école. Le 2 septembre, le président de la République avait annoncé une « expérimentation » pour permettre aux directeurs de 50 écoles REP+ de recruter et choisir les équipes enseignantes. Un projet qui « organise de fait la casse de l’école républicaine », écrivent les signataires, qui appellent « l’ensemble des écoles à boycotter massivement cette proposition ».

publié le 22 septembre 2021

En quête d’un emploi : « Traverser la rue ne suffit plus. Il faut traverser le désert »

Par Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr

Face à la petite musique qui monte sur les patrons peinant à recruter, Mediapart fait entendre la voix de celles et ceux qui cherchent, font des concessions, mais ne trouvent pas de travail. Même dans des secteurs dits « en tension ». Témoignages.

Postuler, attendre, espérer, déchanter. C’est le quotidien, pesant, décrit par bon nombre de demandeurs d’emploi. À la suite de notre appel à témoignage, nous avons recueilli la parole de femmes et d’hommes aux parcours professionnels, âges et niveaux d’études différents. Tous, sans exception, déplorent de n’avoir presque jamais de réponse à leurs candidatures. Et ne supportent plus de passer pour des « fainéants » et des « profiteurs ».

Jean-Michel, 60 ans. « Pour les uns, je n’ai pas assez de compétences. Pour les autres, j’en ai trop »

Journaliste, Jean-Michel est sans emploi depuis un an et demi. Le quotidien local qui l’employait n’a pas renouvelé son contrat, faute de moyens. Il avait trouvé dans la foulée une nouvelle – et enthousiasmante – collaboration mais elle a été tuée dans l’œuf par la pandémie, en mars 2020.

Dans son secteur , il n’y a aucune offre. Jean-Michel, qui survit avec 900 euros mensuels d’allocation-chômage, postule désormais « pour des emplois peu qualifiés » d’employé de drive ou d’ouvrier de production en usine. « Je n’ai jamais de réponse aux candidatures par courrier ou sur le Net. Alors je me déplace directement sur le site qui embauche. »

Et souvent, c’est une épreuve. « Quand les patrons voient mon CV, ça les fait rire. Je suis journaliste, j’ai 60 ans mais aucune expérience dans leur domaine d’activité. Un jour, on m’a demandé : “Mais pourquoi vous êtes là ?” Parce que j’ai faim, ai-je répondu. Heureusement, tous ne rient pas. Certains ont de la compassion mais mon âge et mon manque d’expérience sont des freins. On me le dit clairement. »

Récemment, Jean-Michel a postulé à un emploi dans le domaine de la communication. « Il était pour moi, ce travail ! Tout me correspondait, j’y ai vraiment cru. Mais cette fois, on m’a répondu que j’étais “surdimensionné pour le poste”. Pour les uns, je n’ai pas assez de compétences, pour les autres, j’en ai trop. Je ne sais plus comment manœuvrer. Que dois-je faire ? Mentir sur mon parcours ? Mentir pour être employé de drive, non merci... »

Jean-Michel tente de tenir bon. Mais son moral s’érode. « J’oscille entre désespoir et, parfois, lueur d’espoir quand il y a une offre. Et puis, les journées sont extraordinairement longues. J’ai l’impression d’être inutile. Financièrement, c’est très dur. Je n’ai plus de voiture, j’ai vendu mes guitares, je ne peux plus répondre à chaque petit – ou gros –accident de la vie, comme un reliquat des impôts, qu’on me réclame actuellement. Je ne demande pas grand-chose. Juste un peu de lumière. »

Valérie, 52 ans : « Ce qui me frappe, ce sont les offres pour des petits contrats, de quelques heures ou quelques jours »

Depuis fin août, c’est le retour à la case chômage pour Valérie, après une brève éclaircie. Elle vient de terminer un CDD de six mois durant lequel elle a fait du « contact-tracing » pour l’assurance-maladie. Grâce à ce contrat, Valérie peut de nouveau prétendre à des allocations-chômage. Avant cela, elle percevait 500 euros par mois d’ASS (allocation de solidarité spécifique).

La quinquagénaire, qui vit chez sa mère, est en quête d’un emploi de secrétaire ou d’assistante de direction. Elle connaît et subit depuis de longues années le chômage. Ce contrat de six mois lui a permis de souffler un peu. « On revit, quand on travaille ! Le jour de ma première paye, j’ai eu l’impression d’avoir gagné au Loto ! Personne ne se complaît dans la précarité. Personne n’est heureux de vivre avec quelques centaines d’euros par mois. Ceux qui font la leçon sur les chômeurs n’ont jamais connu cette situation. Qu’ils essaient de prendre ma place pendant trois mois. Je leur laisse tout : mes petits revenus, mon logement, mes soucis. Tout. Et on en reparle. »

Ceux qui cherchent un emploi se confrontent à de nombreuses difficultés, bien loin du simple “traversez la rue” prôné par Emmanuel Macron. © Photo Guillaume Nédellec / Hans Lucas via AFP

Valérie passe beaucoup de temps à regarder les offres d’emploi. Elle a d’ailleurs continué à chercher un travail pendant son CDD. « Je postule mais je n’ai jamais de réponse. Pourtant, je vois l’offre tourner quelque temps, disparaître et puis revenir. C’est désespérant. Ce qui me frappe également, ce sont les offres pour des tout petits contrats de quelques heures ou quelques jours, note-t-elle. On entend qu’il y a un million d’offres sur le site de Pôle emploi mais il faut voir ce qui se cache derrière ! Aller distribuer des flyers devant une gare pendant sept jours et à mi-temps, c’est pas un boulot, ça ! Le CDI, pour moi, ce n’est pas le Graal. Mais la société fait que vous ne pouvez rien faire sans un CDI. Vous loger, faire un prêt, acheter une voiture… »

Mickaël, 34 ans. « Prêt à accepter un salaire en deçà de mes allocations-chômage »

Des candidatures, par dizaines, dans un secteur qui recrute. Des concessions, de taille, sur le salaire. Mais rien n’y fait. Mickaël*, au chômage depuis près de dix mois, commence à désespérer. « Ça m’inquiète, car plus on s’éloigne de l’emploi, plus c’est difficile d’y retourner. À l'évidence, traverser la rue ne suffit plus. Il faut désormais traverser le désert ! »

Ex-cadre commercial dans une compagnie aérienne, il a été licencié fin décembre 2020. Rapidement, le trentenaire a construit un projet de reclassement dans le management hôtelier. « On parlait déjà à l’époque d’un secteur qui allait manquer de main-d’œuvre, se souvient-il. Je me disais aussi que ma connaissance du monde du tourisme, du marketing et de l’encadrement d’équipe allait jouer en ma faveur. »

Pour consolider son projet, Mickaël se forme et consulte à tout-va : « J’ai suivi les conseils fournis par Pôle emploi et un cabinet de reclassement. Je me suis formé en ligne via des supports gratuits, pour approfondir mes connaissances en management et gestion d’outils informatiques. J’ai réalisé des enquêtes-métiers auprès de professionnels du secteur… »

Mais depuis, « les échecs se suivent et se ressemblent, souffle Mickaël. La plupart des candidatures reviennent avec une réponse négative, dans le meilleur des cas. Pour les grands discours sur les besoins non pourvus dans le secteur de l’hôtellerie-restauration, on est clairement dans de la communication absolue : oui, les besoins existent, preuve en est des offres d’emploi régulières. Mais l’ouverture à des profils hors secteur n’est pas encore à l’ordre du jour. Ou alors uniquement les offres concernant les métiers dits opérationnels comme réceptionniste, plongeur ou barman, qui ne sont pas en lien avec mon statut de cadre ».

Mickaël est toutefois prêt à revoir sérieusement ses prétentions salariales à la baisse, quitte à gagner « 10 000 à 15 000 euros par an de moins qu’avant ». Quitte, même, à accepter un salaire en deçà de ses allocations-chômage, auxquelles il a droit pendant encore plus d’un an. « Comme quoi, ça prouve que les gens n’ont pas envie de rester chez eux car c’est plus confortable », lâche-t-il, agacé par les idées reçues régulièrement véhiculées sur les chômeurs.

« D’ailleurs, avec Pôle emploi, j’ai l’impression d’être en permanence dans la justification de mes recherches plutôt que dans un vrai accompagnement, regrette-t-il. Si ça n’aboutit pas, c’est forcément que je n’ai pas su bien me vendre auprès de l’employeur. C’est culpabilisant. »

Ghislaine, 58 ans. « Vous voyez des gens jeunes qui ont bac+5 et qui vont se contenter d’un Smic. On ne peut pas lutter »

Sans emploi depuis six ans, Ghislaine n’a aucun revenu. « Ni allocation-chômage, ni RSA. Mon mari apporte l’unique salaire du foyer. »

Son CV affiche 20 ans d’expérience dans le secrétariat et la comptabilité. Elle a même repris ses études pour « se remettre à jour » et obtenir un titre professionnel de niveau bac, qu’elle n’avait pas jusqu’alors.

Mais depuis trois ans, Ghislaine ne prospecte plus. « J’ai baissé les bras, murmure-t-elle. J’ai longtemps cherché activement. J’avais un moral d’acier, j’étais à fond. Certains mois, j’envoyais au moins 200 CV. Mais jamais, jamais je n’étais retenue. Je pense que le problème principal, c’était mon âge. Déjà, à 40 ans, on me disait que j’étais trop vieille ! »

Ghislaine a en tête une collection de motifs de refus. « J’ai entendu dix mille excuses des recruteurs, je ne les compte même plus. On m’a même dit un jour que je n’étais pas retenue parce que j’avais “une voix trop bizarre”. J’ai une maladie aux poumons qui m’empêche de bien reprendre mon souffle. Ça me donne un débit de voix un peu saccadé. C’est désagréable de ne pas être retenue à cause de ça, mais je préfère quand on me dit la vérité, finalement. »

Ce qu’elle décrit comme « un parcours du combattant » a fini par l’épuiser et la faire sombrer. « Je pleurais tout le temps. Je m’étais beaucoup battue mais je ne pouvais plus. L’exigence des employeurs était trop forte. Et la concurrence, aussi. Dans la salle d’attente pour les entretiens, vous voyez des gens jeunes, qui ont bac+5 et qui vont se contenter d’un Smic. On ne peut pas lutter. Pourtant, moi aussi je demande le Smic, alors qu’on ne me dise pas que je coûte trop cher. »

Isabelle, 30 ans : « Ne pas avoir de réponse des recruteurs, ça vous pourrit la vie »

Un doctorat de biochimie en poche, Isabelle* cherche, depuis six mois, un emploi de chef de projet ou de conceptrice-rédactrice médicale. Elle n’a pas droit aux allocations-chômage et se dit chanceuse d’avoir un compagnon qui travaille.

Isabelle scrute les offres sur les réseaux sociaux professionnels ou des sites d’emploi spécialisés dans son domaine. « Le monde de la recherche est compliqué. On est trop nombreux dans ce domaine pour peu d’emplois », constate-t-elle.

Elle consigne toutes ses candidatures dans un dossier. « À chaque fois, jenvoie un CV et une lettre de motivation personnalisés. J’y passe du temps, je fais des recherches sur l’entreprise. Mais les trois quarts du temps, je n’ai aucune réponse », se désole-t-elle. Tenace, Isabelle insiste. « Au bout d’un certain temps sans nouvelles, jécris toujours une autre lettre pour essayer de comprendre pourquoi ma candidature n’a pas été retenue. Je veux m’améliorer et avancer. Mais là non plus, je n’ai jamais de réponse. Ça fait mal. Il y a des jours, c’est horrible, ça vous pourrit la vie. »

Il y a quelques semaines, la jeune femme a réussi à décrocher deux entretiens. D’abord au téléphone puis au sein de l’entreprise. « Le premier contact téléphonique était encourageant. Mon CV a été applaudi, j’étais pleine d’espoir. Mais le deuxième entretien, c’était une catastrophe. La personne en face de moi faisait la gueule, il n’y a pas d’autre expression pour décrire son attitude ! Je n’ai pas compris... »

Là encore, l’expérience s’est soldée par une immense déception et un silence, « humiliant », du recruteur. « Ils m’ont dit de surveiller ma boîte mail... mais rien. Pas même un courriel de refus. J’ai fini par en déduire que je n’étais pas prise. Ce n’est pas correct. »

Isabelle réalise, ponctuellement, quelques missions de rédaction grâce à son réseau personnel. « Ça me permet de ne pas devenir folle », soupire-t-elle. L’inactivité pèse sur son moral. Et les discours sur les chômeurs la minent. « On nous considère comme des fainéants qui ne profiteraient pas d’une multitude d’offres d’emploi à notre disposition ! Ça aussi, ça fait mal. Moi, je sais ce que je fais et je vois la réalité autour de moi. On est plein, on est juste plein dans ce cas. »

 

publié le 22 septembre 2021

Assurance chômage :

la CGT et FO contre-attaquent

Stéphane Guérard sur www.humanite.fr

Les deux syndicats ont confirmé le dépôt d’un nouveau recours contre le nouveau décret du gouvernement pour imposer un nouveau tour de vis à l’encontre des chômeurs. 

Le bras de fer se poursuit sur la réforme de l’Assurance chômage. Quelques heures après la transmission du nouveau décret durcissant le calcul des allocations, la CGT et Force ouvrière ont annoncé que leurs recours auprès du Conseil d’État étaient prêts à être déposés pour contrecarrer la mise en place au 1er octobre du dernier volet de ce coup de bambou à l’encontre des actuels et futurs privés d’emploi. D’autres centrales syndicales pourraient se joindre à la procédure.

« Le gouvernement ressort exactement le même décret avec les mêmes arguments qui sont faux. Il met la pression sur le Conseil d’État (…) avant même qu’il ait eu le temps de juger sur le fond. En termes de méthode, c’est ignoble », et c’est « ignoble pour les demandeurs d’emploi », a insisté Denis Gravouil auprès de l’AFP ce vendredi matin. Le négociateur assurance chômage pour la CGT dénonce un « passage en force » et « un argumentaire de mauvaise foi puisqu’on nous ressort une sorte de corrélation entre les règles d’assurance chômage et le fait de rester au chômage volontairement, ce qui est complètement faux ».

Au même moment, sur France info, Yves Veyrier, a aussi indiqué que son syndicat allait « regarder effectivement dans quelle mesure encore on peut instruire un recours en référé pour suspendre ce décret ». Pour le secrétaire général de Force ouvrière, « c’est la logique du gouvernement qui est en cause. Le Conseil d’État contrairement à ce que laisse entendre le gouvernement n’a pas fait d’économie, il a contesté le fait qu’on pénalise les salariés qui subissent les contrats courts (…) en réduisant leur indemnisation ». En revanche, le système du bonus-malus « qui, lui, est censé pénaliser les entreprises qui abusent des contrats courts, n’entrera en vigueur qu’en septembre 2022 » après une période d’observation démarrée en juillet, déplore le responsable syndical, alors que l’on fait « tout de suite subir ces pénalités aux demandeurs d’emploi les plus précaires ».

Les organisations syndicales craignent cependant que le gouvernement joue la montre pour empêcher le dépôt de leurs recours. Ce dernier peut en effet attendre jusqu’au 30 septembre pour publier son nouveau décret au Journal officiel.

Ce dernier texte ne revient pas sur le précédent décret portant sur les nouvelles règles de calcul du montant de l’allocation-chômage, qui devaient entrer en vigueur au 1er juillet. Ces règles avaient été suspendues en référé par le Conseil d’État en juin dernier, du fait des « incertitudes sur la situation économique », en attendant une décision sur le fond de l’affaire courant octobre. Mais en juillet, Emmanuel Macron avait annoncé qu’il n’attendrait pas ce jugement et que la réforme entrerait en vigueur au 1er octobre, quoi qu’il en coûte. Le ministère du Travail se fonde sur « le vif rebond de l’emploi depuis mai », et sur le fait que « fin juin l’emploi salarié privé a d’ores et déjà dépassé son niveau d’avant-crise », pour avancer à marche forcée. Et tant pis pour les 1,15 million de personnes qui, selon des évaluations de l’Unédic, pourraient toucher une allocation plus faible du fait des nouvelles règles de calcul (-17 % en moyenne), pas entièrement compensée par une « durée théorique d’indemnisation » allongée (14 mois en moyenne contre 11 avant la réforme).

« Il faut s’assurer qu’il n’est jamais plus rentable de ne pas travailler que de travailler », a à nouveau lancé, Emmanuel Macron, jeudi, reprenant les vieilles rengaines de l’assistanat, jamais étayées par des statistiques. Ce tour de vis n’est d’ailleurs pas le seul coup bas porté par cette réforme. Au 1er décembre devrait entrer en vigueur le durcissement des règles sur la dégressivité des allocations et sur la durée d’affiliation nécessaire pour ouvrir ou recharger un droit. Il faudra alors avoir cotisé non plus quatre mois mais six mois pour avoir accès à l’assurance chômage.


 

publié le 21 septembre 2021

Droit du travail :

Uber condamné mais pas inquiété

Sur www.politis.fr

 

En France, une énième condamnation est tombée le 10 septembre contre le géant californien.

Uber essuie les foudres des tribunaux du monde entier. En France, une énième condamnation est tombée de la justice civile, le 10 septembre. Le géant californien devra s’acquitter d’un total de 180 000 euros de dommages et intérêts à partager entre 900 chauffeurs de taxi, pour « concurrence déloyale ». Il avait eu recours entre 2014 et 2015 à de simples particuliers, sans licence de taxi ni de chauffeur VTC, avec son application Uber Pop, désactivée depuis. Les faits sont anciens et isolés, a réagi en substance la direction d’Uber, comme à chacune de ses nombreuses condamnations.

Des juges californiens à la Cour suprême britannique en passant par la Cour de cassation française et, ce lundi 13 septembre encore, un tribunal néerlandais, Uber est sommé par tous de requalifier le statut d’indépendant de -nombreux chauffeurs en contrat salarié. Pourtant, la plateforme refuse encore et toujours de changer de modèle, grâce à de précieux appuis du côté des législateurs, qui préfèrent bricoler des conventions collectives, comme au Danemark ou en Suède, ou faire embaucher les chauffeurs par des entreprises tierces, pour décharger Uber de ses responsabilités sociales, comme cela existe en Allemagne ou au Portugal. En France, où les salariés ubérisés représentent environ 4 % de la population active, l’heure est à la recherche acharnée de solutions indolores pour Uber. Le salariat, de l’aveu d’une commission mise en place sur le sujet, qui a livré son rapport au Premier ministre en décembre 2020, n’est clairement pas une « hypothèse de travail ». Uber n’a donc pas trop à craindre les « coups de tonnerre » de la justice.

publié le 21 septembre 2021

 

Sans papiers mais pas sans droits : deux ans de prison ferme pour le patron de MT-BAT-Immeubles

 

sur le site www.cgt.fr

Nouvelle victoire pour les travailleurs sans papiers de l'avenue de Breteuil à Paris : le patron qui les exploitait hors de tout cadre légal vient d'être sanctionné par la justice.

Le gérant de fait de l'entreprise MT-BAT-Immeubles vient d'être condamné pour travail dissimulé, emploi d'étranger sans titre et conditions de travail indignes. Il écope de deux ans de prison ferme, 40 000 euros d'amende et une interdiction de gérer de quinze ans avec mandat d'arrêt.

Petit rappel des faits : en septembre 2016, 25 travailleurs sans papiers sortent de l'ombre suite à l'accident de travail de l'un des leurs.

Travaillant depuis plusieurs semaines au 46, avenue de Breteuil, dans le très huppé 7e arrondissement de Paris, ils ne sont pas déclarés. Ils se mettent en grève, accompagnés par l'union départementale de Paris, l'union locale du 7e arrondissement, le collectif confédéral Migrants, mais aussi la Fédération construction, bois et ameublement et la Fédération banques et assurances (le propriétaire des lieux ou maître d'ouvrage est Covéa, qui possède notamment GMF, MMA et la MAAF).

L'implication de toutes ces structures permet de faire pression sur le maître d'ouvrage et sur le donneur d'ordre et d'obtenir « un protocole atypique traité avec l'ensemble des acteurs », salue Marilyne Poulain, secrétaire de l'UD de Paris, membre de la direction confédérale et responsable du collectif Migrants.

À l'issue du conflit, les travailleurs sans papiers obtiennent leur régularisation sur la base de la reconnaissance de leur travail.

Alors qu'ils travaillaient pour la petite entreprise sous-traitante MT-BAT-Immeubles, ils sont embauchés par le donneur d'ordre, Capron.

C'est ensuite le Défenseur des droits et le conseil des prud'hommes de Paris qui pointent pour la première fois la « discrimination systémique » : si tous les travailleurs du chantier sont des Maliens sans titres de séjour, ce n'est pas un hasard, il s'agit bien d'une organisation réfléchie.

La condamnation du gérant de l'entreprise MT-BAT-Immeubles constitue une nouvelle étape dans la lutte des travailleurs sans papiers. « Les coiffeuses sans papiers qui travaillaient au noir boulevard de Strabourg avaient obtenu leur régularisation sur la base de la reconnaissance de la traite des êtres humains. Cette fois, les ouvriers de Breteuil ont été régularisés sur la base de leur travail. Le travail indigne a été reconnu. On avance… » commente Marilyne Poulain.

La CGT défend l'égalité de traitement et l'application du droit du travail français pour tous les salariés qui travaillent en France.

Elle prône la reconnaissance du travail et la régularisation administrative des travailleurs sans papiers surexploités parce que sans droits. Qu'ils aient ou non une autorisation de séjour et de travail, ce qui importe, c'est qu'ils travaillent et vivent ici.

 

publié le 20 septembre 2021

Covid-19. Obligation vaccinale : les soignants meurtris par les sanctions

Cécile Rousseau sur www.humanite.fr

Depuis mercredi et l’entrée en vigueur de cette disposition, près de 3 000 agents ont été suspendus selon le ministère de la Santé. Un chiffre minoré au vu des remontées du terrain. L’impact commence à se faire sentir sur les soins.

Des mises à pied pas si indolores. Au lendemain de l’entrée en vigueur de l’obligation vaccinale pour les soignants, le 15 septembre, le ministère de la Santé tentait de minimiser l’ampleur des sanctions contre les réfractaires. Selon Olivier Véran, jeudi dernier, 3 000 agents auraient été suspendus et une dizaine de démissions constatées.  « Nous parlons d’un public de 2,7 millions de salariés », a-t-il précisé, assurant que « la continuité des soins a été assurée (…) Un grand nombre de ces suspensions ne sont que temporaires et concernent essentiellement du personnel des services supports ». Un chiffre qui semblait toutefois sous-estimé. L’AFP avait relevé 1 500 sanctions rien que sur une quinzaine d’hôpitaux. De fait, au CHU de Nice, 450 personnels ont été pénalisés, 100 à Perpignan et 350 à l’Assistance publique des hôpitaux de Paris (AP-HP), dont 5 médecins.

Coups de pression par SMS

Si le recensement du gouvernement est à prendre avec des pincettes, c’est qu’il ne tient pas non plus compte des agents en arrêt maladie ou en congé ce jour-là. Certains voient donc le couperet s’abattre après coup. Camille (1), sage-femme qui manifestait jeudi devant le siège de l’AP-HP à l’appel de la CGT et de FO comme une centaine d’autres blouses blanches, est dans ce cas. À peine revenue de repos, elle reçoit un mail de sa DRH la convoquant. Elle subit aussi les coups de pression de sa cadre par SMS lui intimant de « penser à ses collègues ».

« Lors de l’entretien, je leur ai montré mon rendez-vous pris pour une injection le 17 septembre. J’ai demandé à poser deux jours de congé d’ici là, raconte-t-elle. Mais la direction a refusé et préféré me suspendre. Leur radicalité montre bien que l’objectif n’est pas de garder des soignants. J’ai trouvé ça tellement brutal. Je me suis sentie mal. Mon médecin m’a arrêtée. »

La jeune femme a en revanche pu compter sur le soutien de ses collègues vaccinés : « Il y a un vrai malaise, explique-t-elle.  Tous les jours, on apprend des démissions. Nous n’avons reçu qu’un seul CV de candidature en plusieurs mois. Il faut aussi entendre les craintes autour du vaccin et y répondre ! J’ai franchi le pas car je ne voulais pas qu’on m’oblige à abandonner mes patientes. »

« Je vais essayer de faire des petits boulots »

Si l’immense majorité des soignants en Ehpad et à l’hôpital ont reçu au moins une dose – ils sont 89,8 % selon Santé publique France –, ces milliers de sanctions s’ajoutent aux multiples départs. Secrétaire indispensable au bon fonctionnement de son service de médecine interne, Mathilde (1) ne s’attendait pas à être suspendue, comme 14 autres agents de son hôpital. Après trente-cinq années de loyaux services, couplés aux efforts consentis dans la période, la pilule a du mal à passer.

Lire aussi : Obligation vaccinale. En Ehpad, un rejet minoritaire, mais explosif

« C’est inhumain, il n’y a pas de mots ! s’étrangle-t-elle. Comme j’ai un poste stratégique, la direction va essayer de recruter pour affecter quelqu’un. C’est un métier que j’aime, dans lequel je suis impliquée. Le côté “obligatoire” de cette vaccination m’a rebutée. Jusqu’au 15 septembre, j’allais faire des tests PCR sans problème. » Seule avec une fille étudiante à charge, désormais sans salaire, elle s’inquiète : « Je vais essayer de faire des petits boulots et de filer des coups de main dans des associations. J’espère que les choses vont bouger dans le bon sens. »

Déprogrammations d’interventions

En attendant, ces pertes de personnels risquent de continuer à dégrader l’accès aux soins des usagers déjà sévèrement mis à mal par le Covid-19. À l’hôpital de Montélimar (Drôme), des déprogrammations d’interventions non urgentes du fait de l’absence de trois médecins anesthésistes travaillant au bloc ont été décidées, selon le directeur adjoint. La voilure va également être réduite dans un autre service, où trois allergologues sont aussi absents.

Du côté de l’hôpital Beaujon, à Clichy (Hauts-de-Seine), 18 mises à pied sont déjà tombées. Des agents manquent en radiologie, dans les laboratoires et dans les blocs opératoires. « Deux cadres sont suspendus, dont une qui s’occupait de la logistique autour des plannings des blocs opératoires. Il risque d’y avoir des conséquences », prédit Paul Bénard, secrétaire de la CGT en rappelant : « Nous avons été les premiers à revendiquer la vaccination et la réalisation d’un test PCR avant chaque prise de poste. On nous avait ri au nez à l’époque. »

Au fil des mois, les sentiments d’injustice s’accumulent. Bon nombre d’infirmières et d’aides-soignantes touchées par le Covid ne digèrent de ne pas pouvoir être reconnues en maladie professionnelle. « On a subi toutes les vagues et maintenant, ce serait nous qui contaminerions les patients ! dénonce Brahim Yatera, délégué syndical FO. Nous avons perdu 80 lits en trois ans, faute de personnel. Ces suspensions vont aussi servir de prétexte pour continuer à restructurer notre hôpital avec en ligne de mire le projet de fusion avec Bichat contre lequel nous nous battons (qui s’inscrit dans le cadre du projet du nouvel hôpital Grand Paris Nord avec une capacité de 300 lits en moins – NDLR). »

Pour Olivier Cammas, de l’Usap-CGT, la bataille ne fait donc que commencer. « Tous les corps de métier sont touchés par ces sanctions. Nous allons continuer à recenser les collègues concernés et à les accompagner. Nous nens lâcherons rien pour leur réintégration. »

(1) Les prénoms ont été changés.

En Guadeloupe, l’impossible mise en œuvre

Le CHU de Guadeloupe a estimé jeudi être dans l’impossibilité de sanctionner les personnels non vaccinés. « Je ne peux pas appliquer la loi », a affirmé Gérard Cotellon, directeur de l’établissement hospitalier, où 74,19 % du personnel non médical n’a pas encore entamé de parcours. Une situation qui le met « dans l’impossibilité » de suspendre les agents non vaccinés, sous peine de pénaliser l’activité du CHU. Mercredi, la directrice générale de l’ARS, Valérie Denux, disait prévoir des « rappels pédagogiques aux soignants non vaccinés » par écrit « pour que les professionnels concernés puissent comprendre l’importance majeure de la vaccination », avant l’instauration de contrôles plus stricts, voire de sanctions. Depuis le début de la pandémie, les autorités en Guadeloupe se heurtent à une forte opposition à la gestion de la crise sanitaire.


 


 

Obligation vaccinale. Anne Geffroy-Wernet : « Il est censé y avoir une confidentialité entre l’employeur et le salarié »


 

Selon Anne Geffroy-Wernet, présidente du SNPHARE (syndicat des médecins anesthésistes-réanimateurs), cette mesure, instaurée dans la précipitation, laisse de nombreuses zones d’ombre en matière de respect du secret médical. Entretien

Quelle légalité pour les fichiers de vaccinés ? Quelle durée de conservation des données ? La praticienne hospitalière répond à nos questions. Elle déplore que la médecine du travail n’ait pas pu jouer un rôle central dans la vaccination contre le Covid des professionnels de santé.

Quels manquements au secret médical avez-vous pu constater dans le cadre de l’obligation vaccinale des soignants ?

Anne Geffroy-Wernet En matière de santé, il est censé y avoir une confidentialité entre l’employeur et le salarié. C’est un principe qui découle du secret médical. Or, cet été, des listings de non-vaccinés ont circulé dans de nombreux hôpitaux. Ça a commencé à Mayotte. Cela s’est vite résolu avec l’intervention de l’agence régionale de santé (ARS). Les fichiers ont été détruits. Mais nous savons que cela s’est également déroulé de manière assez endémique, comme à Rennes ou à Toulouse… À l’Assistance publique des hôpitaux de Paris (AP-HP), un portail interne où déposer son attestation de vaccination a été mis en place. La pratique est toujours en vigueur. Dans mon hôpital, nous n’avons pas eu ce cas de figure, le directeur nous a bien précisé que cela devait passer uniquement par la médecine du travail.

Pourquoi préconisez-vous un contrôle de l’obligation vaccinale par la seule médecine du travail ?

Anne Geffroy-Wernet Pour entrer à l’hôpital public, on doit être vacciné contre le BCG, l’hépatite B… Tout ceci est géré par la médecine du travail, qui peut même demander des titrages d’anticorps. Elle communique ensuite aux établissements la satisfaction ou non de l’obligation vaccinale. Ça ne passe jamais par l’employeur et le reste des informations est confidentiel. Pour l’obligation vaccinale liée au Covid, la circulaire d’application de la loi émise par la Direction générale de l’organisation des soins (DGOS) n’est sortie que le 14 septembre, soit la veille de l’entrée en vigueur. Il apparaît que les services de médecine au travail ont été clairement squeezés, en indiquant aux personnels qu’ils n’étaient pas obligés de passer par là.

La DGOS nous a répondu que la médecine du travail n’avait pas les moyens de faire face. Ce qui est très agaçant, parce que cela fait des années que nous demandons plus de moyens. C’est ainsi que de nombreux agents se sont retrouvés obligés de signaler directement à leur employeur s’ils avaient eu un Covid ou une contre-indication à la vaccination.

Vous demandez un plan national pour la médecine du travail. De quoi s’agit-il ?

Anne Geffroy-Wernet Ce chantier de la médecine du travail n’a pas été lancé. Dans le protocole d’accord du Ségur de la santé, une visite annuelle pour les praticiens avait par exemple été promise, mais elle n’a pas été mise en place. Cela fait plus de vingt ans que je suis médecin, j’ai eu une visite d’embauche au bout de huit ans parce que j’ai été en contact avec quelqu’un qui avait eu la tuberculose. Les professionnels de santé sont exténués et ont plus de troubles musculo-squelettiques que dans le bâtiment et les travaux publics ! Il faudrait donc des médecins du travail supplémentaires, des financements pour la prévention. Mais aussi leur donner plus de pouvoirs d’intervenir dans les CHSCT afin d’améliorer les conditions de travail. Si on l’avait lancé, ce plan national, on aurait aussi sans doute un taux de vaccination plus élevé en outre-mer et ailleurs.

Vous posez aussi l’épineuse question du devenir des données collectées dans le cadre de l’obligation vaccinale…

Anne Geffroy-Wernet Au début, l’AP-HP voulait les garder six ans, puis finalement le temps de la durée vaccinale, comme le prévoit la loi. Or, cette obligation vaccinale n’est pas près d’être abrogée… Il faudra donc faire attention à comment elles vont être conservées. Si ces données avaient transité par la médecine du travail, cette problématique n’aurait pas lieu d’être.

Que pensez-vous de la manière dont a été mise en place l’obligation vaccinale pour les soignants ?

Anne Geffroy-Wernet Les personnels de santé ont accès à la vaccination depuis janvier. Quand on n’adhère pas aux données acquises de la science, déontologiquement, on ne peut pas être dans l’exercice de ce métier. Il faut rappeler que la non-vaccination ne touche qu’une toute petite partie des soignants. Quant aux suspensions, je trouve que c’est extrêmement violent.

publié le 20 septembre 2021

Loin des micros officiels, discussions avec des manifestants anti-pass |

6ème entretien

 


note des animateurs du site 100.paroles : Le site d’information « lepoing.net » a publié une série d’entretiens avec certains des manifestants antipass sanitaire, entretiens réalisés lors des manifestations montpelliéraine du 28 août et 4 septembre derniers. L’entretien est précédé d’une introduction rédigée par le site lepoing.net dont nous retranscrivons l’essentiel. Contrairement à notre habitude nous avons laissé les hyperliens présents dans l’article de lepoing.net car ils sont en accès libres et permettent d’aller plus loin, pour ceux qui le souhaitent. Vous pouvez lire les 5 premiers entretiens (ainsi que les comptes-rendus des manifs antipass montpelléraines) sur le site lepoing.net

Sur le site https://lepoing.net/

(…) Le Poing vous a déjà, avec d’autres médias indépendants, proposés des vérifications de faits. Dans le cas des manifs anti pass, souvent sur l’extrême-droite, sur certaines théories sorties de sources non fiables, ou encore sur la nature du leadership du mouvement montpelliérain. Et nous continuerons à le faire. Nous avons, comme d’autres, exprimé notre point de vue de manière raisonnée et documentée, via des éditos ou des analyses. Et nous continuerons à la faire.

Vérifiez toujours vos sources, recoupez les pour voir si vous tombez sur la même chose ailleurs, ne cédez pas aux rumeurs de couloirs, c’est crucial dans une période où les vautours de toutes sortes manipulent les justes colères !

Mais cette fois-ci notre démarche sera différente. Nous nous intéresserons très directement aux gens présents, en silence. Aussi comprenez que si tout n’est pas sourcé, ça ne relève pas de la négligence. Une conviction humaine, contrairement à un fait, ne se source pas : elle se constate, se discute, évolue parfois. Comprenez aussi que l’absence de commentaires ne relève pas d’une volonté de permettre à n’importe quelle thèse de se répandre. Il s’agit plutôt, avec nos maigres moyens, de saisir une époque.

Nous n’entretenons aucune illusions quant au fait que le mouvement anti-pass soit un mouvement entièrement ouvrier ou populaire. On y trouve de tout. Y compris des gens des classes populaires. (...)

Montpellier. Nouvelle manifestation contre le pass sanitaire, le 4 septembre. Alors qu’une bonne partie du rassemblement est encore place de la Comédie, j’aborde un homme, blouse blanche, autour d’un regroupement de soignants.


LP : Qu’est ce qui vous fait venir dans ces manifs ?

Lui : Je fais partie des premiers concernés dans le sens où je suis aide-soignant, donc je risque la suspension. Dans six mois et pas dans quelques jours parce que j’ai chopé le covid il y a un mois. [NDLR : Initialement instauré jusqu’au 30 septembre 2021, le passe sanitaire peut désormais être imposé jusqu’au 15 novembre 2021 seulement… sous réserve d’une nouvelle prolongation]. Le tout pour une mesure dont je pense qu’elle a plus à voir avec le politique qu’avec le sanitaire. Et puis moi qui ait toujours pris la devise “liberté ,égalité, fraternité” comme une vaste mascarade, je pensais pas me retrouver un jour à la défendre. Non pas parce que je n’y adhère pas, mais parce que jusqu’ici j’avais l’impression que d’autres la défendait. Du coup je reprend le flambeau, parce qu’eux apparemment ne sont plus là pour le faire. Paradoxalement, quand j’ai pris la décision de ne pas me faire vacciner, je me suis jamais senti aussi libre.

LP : Pourquoi est-ce que t’es réticent à ce vaccin personnellement ?

Lui : Pour de nombreuses raisons. La toute première déjà c’est le principe de précaution. C’est quand même un vaccin qui est en essai clinique phase 3. [NDLR : c’est une des thèses répandues notamment par le réseau RéinfoCovid pour avancer la dangerosité potentielle du vaccin. Cet article explique pourquoi ce n’est pas forcément un problème en terme de risques pour la santé.] C’est marqué nul part que c’est un vaccin, au niveau légal, donc c’est pas rien. Ce qui suffit à me rendre très méfiant pour ma santé. Après quand on commence à se renseigner sur les chiffres et qu’on a des retours des collègues sur les effets des vaccins on est encore plus réticents. Et puis le simple principe d’obliger, de forcer quelqu’un à se faire vacciner, au mépris du code du travail, au mépris des droits de l’homme. Rien que ça, je trouve ça extrêmement grave. Y’a des générations entières qui se sont battues pour la liberté. Et de mettre l’intérêt général au dessus de la liberté, ça ne va pas, parce que c’est elle qui fait de nous des citoyens. Si je ne suis pas libre, ma vie n’a pas de sens.

LP : Comment ça s’est passé pour toi au boulot au plus fort de la crise sanitaire ?

Lui : Déjà précisons que je suis aide soignant à domicile. Pendant la première vague, on a eu un patient en réanimation, mais aucun morts parmi eux. Dans les familles des patients, oui, il y en a eu. Après la première vague, tous les problèmes de contaminations qu’on a eu concernaient les soignants, et étaient reliés au variant delta. C’est là que j’ai été contaminé. Donc, oui, je confirme, le variant delta a l’air très contagieux. Je dirais à vue de nez qu’entre collègues non vaccinés et vaccinés ça été à peu près du 50/50. J’ai passé trois jours alité, faible, mais pas plus que ça. [NDLR : ce papier montre que le variant delta est en capacité de provoquer des formes graves] J’ai eu des gueules de bois pires que ça. Dans lehttps://lepoing.net/loin-des-micros-officiels-discussions-avec-des-manifestants-anti-pass-6eme-entretien/ même temps les lits d’hôpitaux disparaissent. Je pense que le gouvernement devrait investir plus massivement dans la santé. Ce qui est vraiment fatiguant aussi, c’est le double discours concernant les soignants. Ca m’est arrivé encore récemment, avec une personne qui est âgée, et qui a des problèmes cognitifs aussi faut dire, mais c’est pas anodin quand même. Il m’a reproché de pas être vacciné, et je lui avais expliqué que j’avais été contaminé récemment, et donc que j’avais une bonne immunité et pas besoin du vaccin [NDLR : Santé publique france considère effectivement qu’on n’a quasiment aucune chance d’être contagieux pendant une période de six mois après une contamination]. Puis il s’est mis à taxer les non-vaccinés de salauds, de meurtriers inconscients. Ce qui me désole c’est pas tant son attitude, mais le fait que quand on entend toute la journée en boucle des messages du genre, la relation au patient se dégrade énormément. C’est hallucinant de voir comment on peut retourner une population en quinze jours, les faire applaudir, puis les faire haÏr les soignants réfractaires au vaccin. Par exemple à la télé j’ai vu un débat entre amis, mais qui n’est pas du tout mené sur le ton d’un débat entre amis. C’est une manière pour moi de valider, de faire passer le message suivant :“Vous avez le droit de gueuler sur les gens qui ne sont pas vaccinés, qui sont des dangers pour la société.”

LP : Comment tu penses que cette lutte pourrais être gagnée, autrement qu’en manifestant tous les samedis ? Parce que les gilets jaunes, après une phase très féconde en actions diverses, l’ont fait longtemps, et ça a pas vraiment fonctionné.

Lui : Je te montre mon panneaux, sur lequel il y a marqué “cherche réseaux pour pouvoir choisir dans quel monde je veux vivre”. Louis Fouché en est l’inspirateur [NDLR : sulfureux médecin poussé à démissionner, fondateur du site RéinfoCovid, véritable “pépinière d’extrême-droite” aux antipodes du désir d’horizontalité exprimé par l’interviewé]. Je vois les manifestations, auxquelles je participe en même temps, comme l’enfance de notre mobilisation, comme si on disais “papa, fais quelques chose”. La prochaine étape pour l’humanité, ce serait de grandir, d’être adultes. De s’organiser en réseaux, de parler, de fonctionner autrement. Peut-être que ça prendra des plombes, peut-être que ça se fera pas. Dans tous les cas, même si ça ne devais se faire que partiellement ou brièvement, ça serait toujours quelque chose qui germerait, des expériences qui pourraient être réinvesties pour le futur. On pourrait comme ça lancer une logique de fonctionnement en société plus horizontale, sortir de la hiérarchie. Apprendre à faire les choses par nous même. Là bientôt je vais faire ma première réunion dans un groupe RéinfoCovid local, et je trouve ça super parce que y’a beaucoup de médecins, de soignants. Ca me donne beaucoup d’énergie, l’idée de rentrer dans un groupe, de pouvoir refaire confiance. Pas comme on rentre dans un uniforme, mais un groupe avec des idées, des convictions, qui souhaite un monde différent. Un monde bâti autour de la valeur de liberté déjà, ça je pense que ça peut réunir beaucoup de gens. Humainement je compte beaucoup là dessus, pour me booster quand les poches seront vides par exemple, parce que professionnellement ça risque de pas être tout rose.

LP : Est ce que toi personnellement tu trouves du temps pour te mobiliser en semaine, et si oui comment ?

Lui : Déjà il va y avoir l’investissement dans RéinfoCovid. Sinon y’a une manifestation à Nîmes, lundi, à laquelle je pourrais pas assister parce que je bosse. C’est un peu difficile, parce que j’ai l’impression d’encore collaborer à un système en y allant. Et en même temps en tant que soignant c’est difficile de planter mes collègues. En tout cas j’encourage les gens à y aller, c’est à 11h au CHU de Nîmes, en soutien aux soignants en grève contre l’obligation vaccinale.

LP : Qu’est ce que tu penses de la présence de groupes d’extrême-droite dans ces mobilisations ?

Lui : C’est des pièges médiatiques. Aussi bien ici à Montpellier deux semaines auparavant ça a été des fachos qui ont barré la route à la manifestation, et la semaine dernière place de la préfecture y’a eu bisbille entre des antifas et des fascistes vers la préfecture. A part ça je vois des drapeaux français, mais si ça veut dire que les gens aiment bien la France ça fait pas d’eux des fachos, ils ont bien le droit. Des deux côtés je pense que la violence entre les manifestants est un piège. J’ai été très surpris que des fachos barrent la route à la manifestation deux semaines en arrière. Je dis pas qu’ils sont proches de nos idées. Par contre y’a des thèmes qui devraient faire consensus. C’est pas comme si on était en train de fêter les 200 ans de l’esclavage. Ils avaient aucune raison de nous barrer la route. A part s’ils étaient manipulés. Après j’ai pas d’infos sur le sujet, mais j’ai pas d’autres explications.

LP : C’est l’inverse qui s’est produit en fait. Ce jour là des antifascistes ont bloqué le cortège, pour dénoncer la présence de l’extrême-droite constituée en garde rapprochée de M. Derouch, un temps leader autoproclamé des manifs montpelliéraine, maintenant discrédité et hors course. Et expulser les fascistes, qui avaient agressés.

Lui : Peu importe. J’appelle en tout cas tous les manifestants à n’attaquer personne. Se défendre oui, évidemment, mais pas attaquer. C’est un piège, après les gens vont se dire qu’on est des casseurs, des violents, qu’on ne manifeste pas pour la liberté. Quelque part c’est le même piège qui a été tendu aux gilets jaunes.

Nous nous sommes entretenus avec des personnes aux sensibilités variées. Retrouvez prochainement notre entretien suivant dans Le Poing.

ublié le 19 septembre 2021

Catalogne. Madrid et Barcelone retrouvent la voie d’un difficile dialogue

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Pedro Sanchez, le chef du gouvernement de gauche espagnol, et Pere Aragonès, le patron de l’exécutif catalan, relancent un processus de négociation après les tensions nées du référendum illégal d’autodétermination en 2017.

Se dirige-t-on enfin vers une normalisation des rapports entre Madrid et Barcelone ? Les représentants du gouvernement de gauche espagnol et les dirigeants de la Generalitat se sont retrouvés, mercredi 15 septembre, pour réenclencher un processus de négociation suspendu depuis un an et demi. Le président du gouvernement madrilène, Pedro Sanchez, a donné un caractère solennel à l’événement en inaugurant lui-même ces retrouvailles. « J’ai toujours défendu le dialogue (…), la nécessité d’ouvrir un nouveau chapitre » en Catalogne, a-t-il déclaré. L’enjeu d’un apaisement des tensions entre Madrid et la Catalogne, la plus riche des dix-sept communautés autonomes que compte l’Espagne, est considérable. Tant les dissensions n’ont jamais vraiment disparu depuis la crise de 2017 et la convocation d’un référendum illégal suivie d’une proclamation unilatérale de l’indépendance par l’ex-chef du gouvernement catalan Carles Puigdemont.

La tâche s’annonce rude

Le souci du dialogue exprimé par les autorités de gauche espagnoles, coalition entre le PSOE et Unidos Podemos, avait déjà débouché en juin sur un geste fort du président du gouvernement. Pedro Sanchez avait annoncé la grâce de 9 des dirigeants indépendantistes emprisonnés depuis 2019 pour « sécession » et « détournements de fonds publics ». Pour obtenir une véritable désescalade, il s’affirme, cette fois, prêt à élargir l’autonomie déjà très large dont jouit la Catalogne à « de nouvelles compétences ».

Toutefois, la tâche s’annonce rude. Pere Aragonès, le chef de l’exécutif catalan, membre du centre gauche indépendantiste (ERC), est à la tête d’un attelage indépendantiste peu commode. Il est allié au gouvernement de Barcelone avec la droite libérale d’Ensemble pour la Catalogne (JxC), la formation de Puigdemont, et soutenu par la Candidature d’unité populaire (CUP), un petit parti d’extrême gauche. S’il affiche sa volonté de dialoguer avec Madrid, il n’en maintient pas moins la revendication d’un « nouveau référendum sur l’indépendance ». Revendication maximaliste et intolérable aux yeux de Pedro Sanchez, qui y oppose une fin de non-recevoir : «  Si nous sommes face à des revendications jusqu’au-boutistes, il est clair que la discussion ne va pas durer longtemps », a-t-il prévenu, précisant qu’un référendum d’autodétermination était « contraire à la Constitution ».

Un Puigdemont toujours influent

La conjonction des victoires de la gauche à Madrid et à Barcelone est pour beaucoup dans ces efforts de reprise du dialogue. Pedro Sanchez, qui ne disposait en 2020 que d’une étroite majorité, avait, on s’en souvient, bénéficié de l’appui de l’ERC pour accéder à nouveau au poste de chef du gouvernement. En échange, il s’était mis d’accord avec Pere Aragonès sur le lancement du processus de négociation.

Cependant, les relations très difficiles entre les deux principaux partis de l’alliance indépendantiste au pouvoir à Barcelone pèsent. L’ERC doit compter en permanence avec les surenchères de JxC et d’un Puigdemont toujours influent. En dépit de la levée de son immunité de parlementaire européen par une majorité d’eurodéputés en mars, il vit toujours « réfugié » à Bruxelles alors qu’une procédure aurait dû conduire en toute bonne logique judiciaire à son extradition vers l’Espagne, où il doit être jugé comme principal organisateur de la sédition de 2017. Un recours contre la démarche du Parlement européen le maintient encore hors d’atteinte.

Le parti JxC de Puigdemont cultive une ligne nationale-libérale classique qui traduit les aspirations d’une partie importante de la bourgeoisie catalane à augmenter la compétitivité de ses entreprises en se débarrassant d’un morceau de solidarité nationale, ces charges sociales et fiscales versées à l’État espagnol. Observé dans maintes régions européennes, du Pays basque à la Flandre, le phénomène est alimenté directement par les logiques et les règles qui servent de compas à l’UE. L’accent mis sur l’exacerbation de la compétition entre individus, collectivités et régions comme recette de la prospérité a contribué à renforcer toutes sortes de mouvements centrifuges animés par le désir de ne plus payer pour les pauvres et les régions déclassées.


 

publié le 19 septembre 2021

50 millions de vaccinés : un succès sanitaire, mais une société fracturée

Par Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr

Le passe sanitaire a indéniablement permis à la France d’atteindre un bon niveau de vaccination. Mais ce passage en force a aussi fracturé une partie de la société. Même parmi les plus fragiles face au virus, certains ont perdu toute confiance dans la parole médicale, politique ou médiatique.

La France franchit ce week-end le cap symbolique des 50 millions de Français vaccinés. Depuis le 12 juillet, jour de l’annonce par Emmanuel Macron du passe sanitaire et de l’obligation vaccinale des personnels de santé, 14 millions de Français ont fait le pas vers le vaccin. Le gouvernement a ainsi mis à l’abri une grande partie de la France d’une quatrième vague portée par le variant delta.

Les exceptions, comme la Guadeloupe et la Martinique, en sont la preuve tragique : sur ces deux îles, où moins de 30 % de la population est vaccinée, l’hôpital a été soufflé par le Covid. La Martinique compte, en temps normal, vingt-neuf lits de réanimation. Depuis le milieu du mois d’août, vingt malades graves du Covid y sont admis en réanimation chaque jour. Malgré les renforts, le matériel arrivé de métropole, de très nombreux soignant ont témoigné de pertes de chance pour les malades de Martinique (notre reportage ici). La soixantaine d’évacuations sanitaires vers la métropole n’a pas suffi, la plupart des patients n’étant pas transférables. 

Les vaccins ne protègent pas parfaitement, mais très largement contre les formes graves du Covid. Les preuves ne cessent de s’accumuler. En France, entre le 30 août et le 5 septembre, « 81 % des admissions en soins critiques et 76 % des admissions en hospitalisation conventionnelle sont le fait de personnes non vaccinées », comptabilise la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques. Elle estime qu’il y a « environ douze fois plus d’entrées en soins critiques parmi les personnes non vaccinés que parmi celles complètement vaccinés », « cinq fois plus de décès parmi les personnes non vaccinées ».

Public Health England compte autrement mais arrive à des résultats semblables : au 14 septembre, l'agence de santé publique anglaise estime que l’efficacité du vaccin contre une hospitalisation reste, vingt semaines après la vaccination, de 95 % avec le vaccin Pfizer et de 80 % avec l’Astra Zeneca. Une baisse d’efficacité apparaît chez les personnes les plus âgées, au système immunitaire affaibli.

Une vaccination complète diminue cinq fois le risque d’infection et plus de dix fois le risque d’hospitalisation et de décès.

Les Center for Disease Control (Centres de contrôle des maladies) américains ont suivi le nombre d’infections, d’hospitalisations et de décès en fonction du statut vaccinal, dans la population américaine, entre le 4 avril et le 17 juillet. D’une étude fouillée, ils tirent un message très clair : contre le variant Delta devenu dominant, une vaccination complète diminue cinq fois le risque d’infection et plus de dix fois le risque d’hospitalisation et de décès.

Seule mauvaise nouvelle, tombée cet été : l’efficacité des vaccins est un peu diminuée contre une infection par le variant Delta, bien plus contagieux. Du côté de la pharmacovigilance, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) française a repéré à l’été un signal de moindre efficacité du vaccin Janssen, administré en une seule dose. Les autorités françaises conseillent donc une seconde dose avec un vaccin à ARN messager.

Il y a peu de raisons de douter de l’efficacité des vaccins. Pourtant, les cortèges qui défilent chaque samedi contre le passe sanitaire regorgent de slogans et de paroles défiants ou hostiles à la vaccination. 13 % des Français éligibles ne sont pas toujours convaincus. Le refus du vaccin reste majoritaire en Guadeloupe et en Martinique, pourtant dévastées par le virus, mais aussi à Mayotte et en Guyane. Une partie des non vaccinés, les plus jeunes, ceux qui sont en bonne santé, peut légitimement se considérer peu à risque face au virus. Mais des personnes âgées ou malades ne sont toujours pas convaincues par l’utilité du vaccin.

C’est la grande faiblesse de la France : plus de 10 % des personnes âgées de plus de 75 ans ne sont pas vaccinées. De très nombreux pays européens – l’Italie, l’Espagne, le Portugal, ou le Danemark – sont au contraire parvenus à vacciner la totalité de leur population âgée.

Les territoires urbains et ruraux les plus pauvres accusent également un net retard (voir notre article sur les inégalités de vaccination). Dans les territoires non vaccinés, les discours hostiles aux vaccins « se propagent comme une flamme », nourrissent des peurs irrationnelles, racontent des professionnels de santé dans les quartiers nord de Marseille (voir notre reportage). « On a du mal à contrer un tel mur d’hostilités », dit encore l’adjointe à la santé de la mairie de Creil.

Le niveau de vaccination honorable en France est une façade lézardée de toutes parts. La société française est fracturée entre ceux qui placent leur confiance dans la médecine et la science, et ceux qui les rejettent, les mettant dans le même sac que des politiques et des médias honnis. La fracture est désormais physique, bientôt financière : il y a les vaccinés, libres d’aller et venir, et les non vaccinés contraints de se faire tester, et qui devront payer pour le faire à compter du 15 octobre. La fracture est même scolaire, entre les collégiens et les lycéens non vaccinés qui doivent rentrer chez eux s’ils sont cas contact, et leurs camarades vaccinés qui poursuivront les cours en présentiel.

Personne ne peut prédire le cours de l’épidémie, le virus nous réserve encore des surprises, heureuses ou malheureuses. Grâce aux vaccins, à des traitements plus efficaces, le Covid peut devenir une maladie comme une autre, remplissant de manière saisonnière des lits dans les hôpitaux, sans les déborder. Le virus peut aussi muter, profitant d’une flambée épidémique pour trouver une parade à l’immunité acquise par la population humaine.

Les virologues ne cessent de le répéter : plus le virus circule, plus le risque est grand que survienne une mutation dangereuse. Les pays riches ont encore trop peu partagé le vaccin, une grande partie du monde reste sans protection.

Le virus est imprévisible, il faudrait savoir collectivement s’y adapter, en souplesse. Seulement, en France, la politique sanitaire est décidée par un homme seul, péremptoire. Emmanuel Macron a annoncé le passe sanitaire le 12 juillet, ensuite voté en urgence au Parlement. En avril, il avait pourtant promis que ce passe « ne serait jamais un droit d’accès qui différencie les Français ». « Je l’ai dit, je le répète : le vaccin ne sera pas obligatoire », s’est-il aussi engagé au début de la campagne vaccinale.

Puisque le virus reflue, il s’est déclaré disposé à desserrer l’étau du passe sanitaire : « Il y a des départements où on va être amené à alléger un peu les contraintes en fonction de l’évolution de l’épidémie », a-t-il déclaré mercredi 15 septembre. Il n’a manifestement même pas pris la peine de concerter son gouvernement : « Nous n’y sommes pas encore […]. Nous n’avons pas fait d’annonce », l’a contredit son ministre la santé le lendemain.

Aux prémices de l’épidémie, le 14 avril, nous révélions une note du président du conseil scientifique Jean-François Delfraissy adressée à l’Élysée. « Même en situation d’urgence, l’adhésion de la population est une condition importante du succès de la réponse. La confiance des citoyens dans les institutions suppose que celles-ci ne fonctionnent pas exclusivement par un contrôle opéré d’en haut. » En décidant d’en haut, à toutes les étapes de l’épidémie, Emmanuel Macron a perdu la confiance d’une partie de la population.

publié le 18 septembre 2021

Les « sept de Briançon » relaxés !

par Pierre Isnard-Dupuysur www.politis.fr

 

La cour d'appel de Grenoble a relaxé la semaine dernière les « 7 de Briançon », qui avaient manifesté le 22 avril 2018 pour dénoncer l'action anti-migrants de Génération identitaire au col de l’Échelle. Ils avaient été condamnés en première instance pour « aide à l'entrée irrégulière d'étrangers en France ».

 

Tout ça pour ça ! » À la sortie du Palais de justice de Grenoble, Agnès Antoine de l'association Tous Migrants ne mâche pas ses mots malgré sa satisfaction. Ce jeudi 9 septembre, la cour d'appel vient de clore l'affaire des « sept de Briançon » par une relaxe. Le 22 avril 2018, Lisa, Mathieu, Juan, Benoit, Eleonora, Theo et Bastien avaient participé à une manifestation transfrontalière de l'Italie à la France pour dénoncer l'action anti-migrants engagée la veille par Génération identitaire, ainsi que « la militarisation de la frontière ». Le groupe d’extrême droite a été dissout depuis, en mars 2021, par le ministère de l'Intérieur.

 

Fin 2018, les « sept de Briançon » avaient été condamnés pour « aide à l'entrée irrégulière d'étrangers sur le territoire national » à des peines de six mois de prison avec sursis pour cinq d'entre eux, à douze mois dont quatre fermes pour les deux autres. Les enquêteurs ont affirmé qu'une vingtaine de personnes en situation irrégulière avaient pu venir en France grâce à la manifestation.

 

« Il n’est pas démontré que cette marche a été organisée avec l’intention d’aider des étrangers à entrer irrégulièrement en France, cette marche constituant à l’évidence une réaction à la présence de Génération identitaire », considère l'arrêt de la cour d'appel.

 

« C'est un très bon message pour les maraudeurs »

« C'est un signal positif pris par des magistrats qui ont su se montrer indépendants », se réjouit Me Vincent Brengarth. L'avocat de cinq des prévenus regrette toutefois que les questions préjudicielles qu'il avait demandé de transmettre à la Cour de justice européenne aient été rejetées. Ils pointait des incohérences entre le cadre juridique européen et le droit des étrangers en France.

 

« On savait depuis le début qu'il n'y avait pas matière à poursuivre. Le droit de manifestation est quelque chose que l'on ne peut pas nous enlever », affirme pour sa part Agnès Antoine. Elle dénonce au passage trois ans et demi de pression non seulement sur les prévenus mais aussi sur l'ensemble des solidaires, par la crainte de la condamnation et s’étrangle :

 

On a dépensé beaucoup d'argent et d'énergie pour la justice, alors qu'on aurait pu les dépenser pour mieux accompagner des exilés.

 

Du côté de Lisa, Benoît et Mathieu, les trois prévenus venus entendre le délibéré, le soulagement prédomine après de longues minutes de circonspection. « Ça va faire du bien dans le Briançonnais. On était inquiet pour l'hiver qui va arriver et de l'aide extérieure que l'on va recevoir. Cette décision va nous aider à nous organiser », dit Benoît Ducos, les yeux rougis après avoir laissé échapper quelques larmes.

 

« Si ça fait jurisprudence, c'est un très bon message pour les maraudeurs », se réjouit le Belgo-Suisse Theo Buckmaster, joint par téléphone. Principalement l'hiver, des maraudeurs bénévoles se rendent chaque nuit en montagne afin de mettre à l'abri les personnes exilées qui transitent à pied en essayant d'échapper aux forces de l'ordre.

Condamnation pour « rébellion »

Seul bémol dans la décision rendue ce jeudi, Mathieu Burelier voit sa condamnation pour « rébellion » maintenue. Il écope de 4 mois de prison avec sursis ainsi que de 300 euros à verser à chacun des sept policiers qui ont tenté de l'arrêter au titre de préjudices moraux et 1.000 euros en tout pour leurs frais de justice. « Je me retrouve inscrit dans ce que beaucoup de personnes subissent après avoir subi des violences policières. La rébellion et l'outrage ça tape dure », expose Mathieu, qui a fait constater 10 jours d’interruption temporaire de travail suite à une entorse cervicale consécutive aux faits. Me Vincent Brengarth dénonce un « dossier artificiellement gonflé par les fonctionnaires de police. » Son client a déposé pour cela une plainte, d'abord classée par le parquet. Puis il s'est constitué partie civile, ouvrant une instruction judiciaire en juillet dernier. Les « sept de Briançon » c'est fini, mais l'affaire dans l'affaire se poursuit.


 

publié le 18 septembre 2021

Écrans plats ou impayés de cantine : le fantasme des pauvres irresponsables

Par Faïza Zerouala sur le site www.mediapart.fr

Ces derniers jours, plusieurs histoires ont enflammé les médias, stigmatisant à chaque fois des personnes pauvres accusées de mal gérer leur argent ou de frauder. Pour les sociologues Vincent Dubois et Denis Colombi, ces affirmations reposent sur des fantasmes mais sont ressuscitées à intervalles réguliers pour des raisons politiques.
 

Le problème avec les polémiques, c’est qu’elles ne sont pas infinies. Alors rien ne vaut le recyclage de vieilles antiennes. Et cela vaut aussi lorsqu’il s’agit de brocarder les plus pauvres.

Ces derniers jours, plusieurs histoires ont illustré cette tendance. Elles n’ont d'autre lien entre elles que de concerner des familles en difficulté et de montrer à quel point l’appel à se responsabiliser ne vise que les plus modestes. Surtout dans ce moment particulier où la pauvreté s’accroît, et que 45 % des Français interrogés ont indiqué avoir perdu des revenus, comme l’a démontré la dernière enquête du Secours populaire, publiée le 10 septembre.

Premier exemple : un enfant de 7 ans, scolarisé à Saint-Médard-de-Guizières (Gironde), a été exclu de la cantine scolaire le 10 septembre, pour cause d’impayés. Il a été escorté chez lui par un policier municipal à l’heure du déjeuner. Ce qui n’a pas manqué de susciter un émoi généralisé.

La maire de la commune, Mireille Conte-Jaubert, a affirmé deux jours plus tard dans un entretien à Sud Ouest qu’elle sollicitait la mère de l’enfant « depuis 2019 » pour régler cette dette qui s’élève selon l’élue à 800 euros, soit « 350, voire 400 repas 15 septembre 2021». « Je n’ai pas eu d’autres choix pour récupérer l’enfant. Soit j’appelais la police, soit j’appelais les services sociaux », a expliqué à France info la maire du village, assurant avoir fait au mieux.

Invitée sur le plateau de Cyril Hanouna sur C8 le 13 septembre, Chirley, la mère de l’enfant, livre une autre version des faits. Elle commence par raconter que son fils s’est senti humilié par cet incident et a dû subir les moqueries du type « tu vas aller en prison » par ses camarades de classe. Sans emploi, elle a reconnu avoir cumulé 870 euros de dettes de cantine depuis janvier 2020 pour ses deux fils, l’aîné vient d’aller au collège. Elle a expliqué avoir déjà lancé des démarches pour se remettre en règle mais, n’étant pas véhiculée, elle peine à se rendre au Trésor public, dans la ville voisine.

Après avoir été questionnée pendant près de vingt minutes dans tous les sens par les chroniqueurs et accusée de laxisme par certains d’entre eux, la mère de famille a promis qu’elle allait régulariser sa situation au plus vite, avec l’aide financière de sa mère, a-t-elle été obligée de préciser, un peu gênée. Avec une mise en scène propre à ce genre d’émission, Chirley s’est vu proposer par l’animateur d’éponger cette dette en la prenant en charge « avec la production ».

Autre exemple, désormais récurrent. Lors de la rentrée, le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a fustigé, sur France 3 le 29 août, le fait que l’allocation de rentrée scolaire soit détournée par les familles à d’autres fins que l’achat des fournitures scolaires. Selon le locataire de la Rue de Grenelle, elle serait utilisée par certaines familles pauvres pour s’offrir des écrans plats, ressuscitant ainsi une vieille accusation lancée notamment par la droite dès 2008.

Le député Édouard Courtial, alors à l’UMP, expliquait dans un entretien au Parisien que l’allocation de rentrée scolaire ne devait pas servir à acheter un écran plat. Mot pour mot les termes et arguments employés par Jean-Michel Blanquer.

Et même s’il y a quelque chose d’absurde à vérifier si les ventes de téléviseurs à écran plat (les tubes cathodiques n’existent plus, donc tous les écrans sont plats par définition) sont en hausse au mois d’août (le mois de versement de l’allocation) et septembre, Libération, entre autres, s’y est attelé dans sa rubrique de fact-checking.

Résultat, le ministre a tout faux. Deux études de 2002 et 2013, réalisées par la Caisse d’allocation familiales (CAF), démontrent que les récipiendaires de l’allocation de rentrée scolaire l’utilisent pour acheter des fournitures scolaires, des équipements de sport ou payer la cantine scolaire. Et que les mois de septembre et août sont les pires mois de l’année en matière de vente de télévisions en France.

Enfin, dernière histoire. À Nice, une habitante du quartier des Chênes a vu son bail résilié par l’office HLM Côte d’Azur Habitat parce que son fils de 19 ans a été condamné à 20 mois de prison pour trafic de stupéfiants et serait coupable d’incivilités. Le bail de l’appartement est au nom de cette mère de famille. Là encore, l’affaire a créé de l’émoi et soulevé des interrogations. 

Dans Libération, Anthony Borré, président de Côte d’Azur Habitat, le plus grand bailleur social du département, et premier adjoint (LR) au maire de Nice, justifie cette future expulsion : « L’urgence sociale ne suffit pas pour prioriser les dossiers. Je prends en compte la méritocratie. Ceux qui ne respectent pas les lois de la République ne sont pas les meilleurs candidats, expose-t-il. On est responsable des actes de ses enfants et des personnes que l’on héberge sous son toit. Je veux faire savoir à ceux qui trafiquent que je serai intraitable : qu’ils quittent ces quartiers. »

Le 7 septembre, Christian Estrosi, le maire de Nice, a indiqué sur France 2 que d’autres procédures seront lancées concernant des familles dans la même situation que celle expulsée dans le quartier des Chênes. 70 autres familles sont concernées, a avancé Côte d’Azur Habitat.

Ce nouveau règlement à l’œuvre, voté fin mars en conseil municipal, a été dénoncé notamment par la Fondation Abbé-Pierre. Son directeur régional, Florent Houdmon, questionnait déjà auprès de l’AFP l’efficacité de la méthode en avril, la comparant à une punition collective.

« Est-ce que la punition collective est la bonne réponse ? C’est injuste et assez aberrant pour les autres occupants », non condamnés mais visés par l’expulsion, voire « irresponsable » selon lui. « Je ne nie pas le droit à la sécurité. Il y a des familles qui subissent le manque de présence policière et d’actions de prévention, mais quand ce ménage aura quitté son HLM, on va le retrouver ailleurs dans des copropriétés dégradées du parc privé. La réponse est dans la répression et la prévention. »

L’affaire de l’enfant privé de cantine a créé la polémique. Face à cela, la Défenseuse des droits, Claire Hédon, s’est « saisie d’office » afin d’enquêter sur la situation de cet enfant et de sa famille. « Les enfants doivent être laissés à l’écart des conflits entre leurs parents et l’administration », a-t-elle rappelé dans un communiqué le 14 septembre.

Dans un rapport publié en juin 2019, le Défenseur des droits avait déjà appelé à ce que le règlement des factures impayées fasse uniquement l’objet de procédures entre les collectivités et les parents, sans impact sur les enfants. L'institution appelle à bannir la pratique du « déjeuner humiliant » visant à servir aux enfants des menus différenciés afin de faire pression sur les parents et ne pas recourir aux exclusions.

De son côté, la FCPE, principale fédération de parents d’élèves, a salué l’initiative de la Défenseuse des droits dans un communiqué et rappelle que la restauration scolaire est « un temps éducatif et de socialisation et peut-être, pour certains enfants, le seul repas équilibré de la journée. Il est crucial d’accompagner les familles et non de les mettre à l’index ». La FCPE a rappelé qu’elle défend depuis toujours la gratuité de la restauration, avec une prise en charge par l’État, à l’image de la Suède et de la Finlande. Ce qui éviterait ce genre d’incidents.

Toutes ces histoires démontrent bien comment les personnes pauvres sont accusées avec facilité d’être irresponsables et sont infantilisées. Il faudrait les punir en cas de manquement et les surveiller davantage que toute autre frange de la population.

L’enseignant et sociologue Denis Colombi s’est précisément penché en 2019 sur ce sujet dans son ouvrage Où va l’argent des pauvres ? (Payot). Il est formel à propos du mauvais usage de l’allocation de rentrée scolaire : « Aucun rapport, aucune enquête n’est venue la placer sur l’agenda médiatique et politique pour signaler l’existence d’un problème qui demanderait une intervention urgente. Mais en la matière, l’anecdote et la suspicion sont amplement suffisantes et il n’en faut pas plus pour attirer le feu des projecteurs et les commentaires les plus assurés. »

Mais le fantasme perdure. Denis Colombi rappelle aussi qu’en 2015 le conseil départemental des Bouches-du-Rhône a décidé, au lieu d’un virement, de verser la prime de Noël des allocataires du RSA sous forme de bons d’achat de jouets de 50 euros, un par enfant de moins de 12 ans, pour éviter que l’argent échoie à une autre dépense.

La même année, aux États-Unis, le Missouri a décidé d’interdire l’achat de certains aliments comme les cookies, les chips ou les steaks avec les food stamps, les bons alimentaires, parce que trop associés à l’idée de plaisir. Les personnes pauvres sont censées avoir une relation utilitaire à la nourriture et ne savent pas résister à la tentation.

Ce présupposé que les bénéficiaires des allocations et personnes modestes fraudent et ne sont pas responsables, le sociologue Vincent Dubois, auteur de Contrôler les assistés (éditions Raisons d’agir), l’a rencontré maintes fois lors de ses travaux de recherche.

Interrogé par Mediapart, il confirme que « cette polémique autour de l’allocation de rentrée scolaire ne repose sur rien d’objectivé, et on fait pourtant des tendances générales. Il n’est pas exclu que quelques familles ne l’utilisent pas pour des fournitures scolaires mais il n’y a aucun moyen de le vérifier. À part si on supervisait les comptes des bénéficiaires par des assistantes sociales et conseillères en économie sociale et familiale. Mais cela supposerait un degré très fort de supervision et d’immixtion dans le quotidien des familles pauvres, ce qui deviendrait légitime pour eux mais serait insupportable pour des familles ne serait-ce que de classe moyenne ».

À chaque fois, explique Denis Colombi dans son ouvrage, des considérations morales sous-tendent ces décisions. Les pauvres ne sauraient pas gérer leur argent : « On reproche implicitement de ne pas être capable de se contrôler, de se retenir ou de faire les bons choix. » D’où l’idée récurrente de contrôler les dépenses des personnes pauvres. « Donnez-leur de l’argent, disent ainsi les critiques des revenus d’assistance, et vous les enfermerez dans l’oisiveté, les découragerez de faire des efforts et, finalement, les maintiendriez dans la pauvreté », écrit encore Denis Colombi.

Le sociologue Vincent Dubois relève pour sa part dans ces déclarations une opportunité politique de la part du ministre de l’éducation nationale qui flatte ainsi à peu de frais l’électorat de droite, et « droitise » un peu plus le camp macroniste.

Au-delà de l’aspect opportuniste, Vincent Dubois voit dans ces différentes histoires une réactivation d’un « schème très ancien de mise en cause des comportements des personnes pauvres. Ils sont considérés par une partie de la société comme responsables de leur propre situation, comme n’étant pas courageux ou encore comme ne cherchant pas de travail ».

Ce qui appelle au contrôle des comportements des personnes qui bénéficient des aides publiques, car elles pourraient se rendre coupables d’abus ou de mauvais usage du soutien financier apporté. Certains aimeraient aussi réclamer des contreparties aux plus pauvres, là où ce serait « une hérésie » quand il s’agit d’entreprises, indique Vincent Dubois.

L’affaire de la cantine scolaire est relativement proche, selon lui, et convoque les mêmes mécanismes d’accusation d’incurie, de malhonnêteté ou de combinaison des deux. « Plus il y a de pauvres, plus on met en cause les individus dans la responsabilité de leur situation. C’est comme pour le chômage, plus il est élevé et se stabilise à un haut niveau, plus on accuse les chômeurs, sauf en période de forte crise où on admet un effet conjoncturel. »

L’expulsion locative pour cause de condamnation pénale obéit à la même logique de la responsabilité individuelle et de mise en cause des individus qui subissent ainsi une double peine. Et sans garantie que la sanction soit efficace. De la même manière que le retrait des allocations familiales aux parents d’enfants pour cause d’absentéisme n’a jamais été efficace. Vincent Dubois juge que « c’est un remède pire que le mal ».

publié le 17 septembre 2021

Bidonvilles de Montpellier : ces incendies qui arrangent la préfecture

par Nadia Sweeny sur www.politis.fr


 

À Montpellier, trois bidonvilles ont flambé dans des conditions suspectes ces dernières semaines. Des incendies qui ont servi de justification à l’expulsion des habitants et à la destruction des lieux par la préfecture de l’Hérault.

P endant la nuit, deux personnes masquées sur une moto sont arrivées et ont jeté deux bouteilles avec de l’essence, » témoigne un habitant du bidonville de Nina Simone, au sud-est de la ville. C’était au petit-matin du jeudi 16 septembre. Les caravanes visées sont non habitées. Elles prennent feu et enflamment une partie du campement où plusieurs dizaines de personnes vivent.

Telle une réaction pavlovienne, la préfecture déclenche ce vendredi, le processus qui doit conduire à l’expulsion dudit bidonville sous le prétexte du péril sanitaire. C’est la troisième expulsion sous ce prétexte depuis début août. Toutes, sans exception, font suite à un incendie. Le Mas rouge, à l’est de la ville, 110 habitants dont des dizaines de mineurs, en flamme le 5 août dernier. Expulsé le 31 août. Le Zénith 2, plus de 150 habitants, brûle le 31 août. Il est rasé le 8 septembre. Et maintenant, Nina Simone…

Trois incendies, en quelques semaines, dans trois bidonvilles différents : du jamais vu. « Ça fait dix ans qu’on n’a pas eu d’incendie d’ampleur dans les bidonvilles de Montpellier », témoigne Damien Nantes, coordinateur régional Languedoc Roussillon de Médecins du monde qui intervient très régulièrement sur place. D’autant que les conditions climatiques – des pluies torrentielles – ont plutôt conduit à des inondations dans ces campements, ce qui rend la probabilité du déclenchement d’un feu involontaire, d’autant moins crédible.

D'après Médecins du Monde, les pompiers intervenus sur Zenith 2 faisaient état de plusieurs départs de feux simultanés. Or aucune investigation ne semble avoir été menée pour déterminer l’origine des deux premiers incendies. « On ne nous a pas demandé d’expertise là-dessus, nous confirme le Service départemental d'incendie et de secours de l'Hérault. Normalement, c’est à la police de faire des constatations légales, mais il aurait fallu le faire tout de suite. » Or la destruction des lieux dans la foulée, rend désormais impossible ces constatations.

(Ci-dessous la destruction du Mas rouge)

Au bidonville Nina Simone, la mairie de Montpellier prétend avoir retardé l’intervention des équipes de nettoyage dans l’attente de ces constatations policières.

Cagoulés et armés

Car bien d’autres éléments viennent renforcer la suspicion d’une origine criminelle. Dans la nuit du 31 août au 1er septembre, des habitants du bidonville du Zénith témoignent avoir vu des hommes armés et cagoulés s’approcher de leur campement. D’après eux, ils auraient tiré en l’air. Des menaces directes qui se réitèrent dans la nuit du 3 au 4 septembre.

Le 13, c’est au bidonville de Saporta que plusieurs témoins évoquent des hommes cagoulés, armés de fusil qui débarquent aux alentours, vers trois heures du matin. Une famille, qui avait trouvé refuge sur le parking du Géant Casino des Arènes témoigne, elle, avoir été menacée directement par trois hommes cagoulés qui ont tiré en l’air de leur Peugeot 308 blanche…

D’après actu.fr, dans la nuit de mercredi 15 à jeudi 16 vers 4h du matin, dans le campement de Bonnier de la Mosson des Roumains intrigués par des bruits suspects ont découvert un individu en possession de matériel incendiaire qui a pris la fuite.

Jeudi 16 septembre, une quinzaine d’habitants de trois bidonvilles différents ont déposé plainte contre X, pour « destruction par moyen dangereux pour les personnes et violence avec arme par personne dissimulant volontairement leur visage et en réunion ». Dans les bidonvilles reconstitués, les gens terrorisés, s’organisent pour faire des veilles de nuit. Contacté, le parquet n'a pour le moment pas donné suite à nos sollicitations.

De son côté, la préfecture, au lieu d’organiser la protection des habitants, les expulse. « Cette démarche s’inscrit dans un engagement fort des services de l’État de lutte contre toute source d’insécurité et de délinquance », a même osé Hugues Moutouh, le préfet de l'Hérault dans un communiqué de presse. « Les pompiers estimaient que l’incendie (celui du Mas rouge, ndlr) était lié à l’insalubrité et que les gens vivaient là dans un état de danger permanent. Il fallait évacuer, mais les services de l’Etat se sont organisés pour accompagner cette opération de 100 % de propositions de relogement » s’est-il expliqué au journal Le Monde. « C’est faux ! » s’insurge les associatifs. « Non seulement il ne s’agit pas de relogement mais de mise à l’abri temporaire, dans des hôtels qui ne correspondent pas aux besoins des gens et qui les éloignent de leur lieu de travail ou de leur lieu de scolarité. Mais en plus, plus de la moitié n’ont pas été mis à l’abri ! » s’étouffe Damien Nante.

Prise en charge sociale saccagée

Tous ces bidonvilles étaient pris en charge depuis plus de 5 ans par des travailleurs sociaux et des associations qui aujourd’hui sont effondrés par ces expulsions. « C’est un désastre ! C’est saccager un travail d’intégration qui portait ses fruits : la majorité des gens étaient en emploi, les enfants scolarisés, ils étaient nombreux à avoir un dossier de logement social en cours, souffle Catherine Vassaux de l’association Area. On travaillait de manière intelligente pour aller vers une résorption de l’ensemble des sites de manière pérenne. » Des conventions étaient signées avec les autorités et financées par les fonds publics. « On est dans la schizophrénie la plus totale ! »

Mais ça ne va pas assez vite pour le préfet Moutouh, proche de Nicolas Sarkozy : « Le temps administratif n’est pas le temps associatif. Et puis je ne suis pas tout à fait d’accord avec le bilan que me présentent les associations. J’ai aussi des éléments que celles-ci n’ont pas : des rapports de police qui me parlent de prostitution d’enfants et de trafics divers. »

Des éléments dont les associatifs n’ont jamais entendu parlé : « Et quand bien même ça aurait été le cas : c’est l’expulsion la solution ? où sont les services de l’enfance ? où est la brigade des mineurs ? » demande Damien Nante, de Médecins du monde. Contacté, le cabinet du préfet n'a, pour le moment, pas donné suite.

De son côté, la mairie de Montpellier est comme un lapin pris dans les phares : incapable d’empêcher ni même de s’opposer franchement à la politique du nouveau préfet alors que le maire PS, Michaël Delafosse, membre de l’équipe de campagne d’Anne Hidalgo, s’était pourtant positionné contre la méthode des expulsions. La situation est d’autant plus délicate que le terrain du bidonville dit du « Zenith 2 » lui appartient. Cette expulsion n’a donc pas pu se faire sans son aval. « La municipalité n’a pas formulé de demande d’expulsion de bidonvilles et demeure extérieure à ces opérations initiées par la Préfecture, en application d'une décision de justice et sur la base d'une demande formulée sous le précédent mandat », se défend-elle dans un communiqué le 8 septembre. Le préfet avait-il le droit d’utiliser une demande formulée par une autre équipe municipale ? Le débat juridique fait rage au sein des collectifs.

Pendant ce temps-là, le Préfet Moutouh reste bien décidé à continuer de démanteler la quinzaine de campements établis sur Montpellier

publié le 17 septembre 2021

EDF accusée en justice d’abus de sous-traitance

Par Dan Israel sur www.mediapart.fr


 

Une vingtaine d’assistantes administratives sont employées par un sous-traitant, parfois depuis 35 ans. L’inspection du travail estime qu’EDF est leur « véritable employeur ». Elles demandent au tribunal de reconnaître l’injustice qu’elles subissent.

Elles ne sont qu’une poignée contre un mastodonte, mais leurs arguments sont solides, et elles espèrent se voir donner raison. Ce vendredi 17 septembre, 23 assistantes de direction travaillant pour une filiale d’EDF en Seine-et-Marne attaquent le fournisseur d’électricité devant le tribunal judiciaire de Meaux.

Elles veulent faire reconnaître le caractère artificiel, et désavantageux pour elles, de leur statut : elles ne sont pas salariées, mais ont été employées par une kyrielle de sous-traitants au fil des ans, aujourd’hui Canon France Business Services (CFBS).

Précision de taille : la plus ancienne de ces salariées d’un genre particulier travaille sur place depuis… 1986, et elles sont onze à être en poste depuis plus de vingt ans. L’audience devant le tribunal est l’aboutissement d’une démarche lancée par les principales concernées courant 2017, avec l’appui de la CGT de leur entreprise.

« Jusqu’à la fin 2017, nous travaillions toutes dans différents services, au milieu des agents EDF. Nous faisions vraiment de l’assistanat, témoigne l’une des salariées. C’est EDF qui nous fournissait le travail, le matériel, les badges, nous travaillions comme les autres agents. Certains ne savaient même pas que nous étions des prestataires. »

Cette confusion est un problème, car pour la loi, une entreprise n’a pas le droit d’employer des sous-traitants pour effectuer exactement les mêmes tâches que ses salariés. La Poste a par exemple fait récemment les frais de cette règle : le 30 septembre 2020, l’entreprise publique a été condamnée en appel pour prêt illicite de main-d’œuvre et marchandage.

Ces deux termes juridiques désignent la situation où une entreprise emploie un sous-traitant là où un salarié classique, en CDI, CDD ou même en intérim, aurait tout aussi bien pu être embauché, et où les sous-traitants subissent un préjudice en raison de cette situation. Par exemple lorsqu’ils ne peuvent pas bénéficier des conditions offertes par l’entreprise (salaire, formation, etc.) à ses salariés officiels.

Une sous-traitante perdrait jusqu’à 15 000 euros par an

Selon l’analyse des salariées, de la CGT Seine-et-Marne et de leur avocat, la situation est exactement la même chez EDF UTO, une unité de la branche nucléaire de l’entreprise qui compte environ 900 salariés. EDF UTO est chargée d’alimenter les 19 centrales nucléaires en pièces de rechange et de permettre la maintenance opérationnelle du parc. Son budget annuel est gigantesque : 700 millions d’euros.

Selon les calculs de la CGT, une sous-traitante non salariée directement par EDF perdrait jusqu’à 15 000 euros par an, en salaire, avancement, primes et avantages divers, comme le 13mois, les activités sociales du comité social et économique ou le « tarif agent » qui assure une ristourne de 90 % sur le prix de l’électricité. Sollicitée par Mediapart, EDF n’a pas donné suite à nos demandes d’explication ou de commentaire.

« Avant d’aller au tribunal, nous avons tenté de négocier avec l’entreprise, mais ils jouent la montre, regrette un représentant du personnel. C’est comme au Loto, ils estiment qu’ils ont une chance de gagner, alors ils jouent. Et ils n’en ont rien à faire de la grande détresse des salariées en question depuis quatre ans. Certaines sont en dépression, le malaise est important. »

Les salariées peuvent s’appuyer sur un document qui fait méticuleusement le tour de leur situation : un procès-verbal de 60 pages signé par l’inspection du travail le 17 avril 2019, par lequel l’organe de contrôle et sa hiérarchie ont attesté qu’EDF a commis des infractions, et les ont signalées au parquet.

L’avocat des assistantes sous-traitées, Jérôme Borzakian, salue « une enquête assez extraordinaire menée par l’inspection du travail » : « Ce PV est un brûlot, tout a été étudié. Les contrats et les prestations ont été épluchés au peigne fin », salue celui qui s’est largement appuyé sur ce document pour rédiger son assignation devant le tribunal.

D’octobre 2017 à octobre 2018, l’inspectrice du travail chargée du dossier a en effet amassé un maximum de documents, de témoignages et d’information. Pour aboutir à un constat simple : « EDF est le véritable employeur des salariés » prétendument prestataires de service.

À l’époque de l’enquête, l’employeur des assistantes administratives (et de quelques autres collègues) était la société Segula. Pour l’inspectrice du travail, l’ensemble des éléments recueillis « démontre, en raison de son caractère extrêmement fort, le transfert du lien de subordination de Segula vers le donneur d’ordre EDF ».

« Un travail que le donneur d’ordre sait faire mais qu’il ne veut plus faire »

Les salariés concernés étaient en théorie placés sous l’autorité d’une représentante du sous-traitant, présente dans les locaux. Mais du fait de leur « proximité physique immédiate » avec les agents EDF, ils se situaient en fait « sous l’autorité fonctionnelle d’agents UTO appartenant au service auxquels ils sont affectés ». Agents « qui leur donnent des instructions de façon quotidienne […] et surtout à qui les salariés Segula sont, pour certains d’entre eux, susceptibles de rendre compte de l’activité réalisée au quotidien ».

« L’existence d’un lien de subordination est étayée par le fait qu’UTO impose les horaires, le lieu de travail, les locaux, le matériel et les logiciels informatiques à son sous-traitant », souligne encore le rapport de l’inspection du travail.

La loi prévoit bien que la sous-traitance est possible pour des activités qu’une entreprise ne sait pas réaliser. Or, les missions confiées au sous-traitant se cantonnent à « un travail que le donneur d’ordre sait faire mais qu’il ne veut plus faire », tranche le document.

Plusieurs comptes rendus de réunions du comité d’entreprise l’attestent en effet. Le 5 février 2015, la direction de l’entreprise a expliqué aux élus du personnel que les fonctions d’assistant étaient historiquement assurées par des assistantes recrutées en interne, mais que leurs postes ont été externalisés.

Classement sans suite

Déjà en 2013 et en 2014, il avait été question d’« externalisation », mais aussi de « ré-internaliser » certains postes d’assistantes de direction. Et en effet, trois employées du sous-traitant ont été réintégrées directement au sein d’EDF en 2015. Sans changement particulier de leurs missions, selon leurs propres dires.

D’ailleurs, fin 2016, un annuaire interne intitulé « Qui fait quoi » recensait les salariées du sous-traitant comme des agents de secrétariat, sans plus de précisions. Problématique, puisque la charte éthique rappelle que les salariés ne doivent pas « faire appel à un tiers pour effectuer une tâche qu[’ils peuvent] effectuer [eux]-mêmes ».

Malgré ces éléments, le parquet de Meaux avait décidé en avril 2020 du classement sans suite de la plainte de la CGT. Ce qui a obligé le syndicat à saisir le tribunal dans le cadre de la procédure directe, où aucune enquête n’est réalisée en amont de l’audience.

« Ce classement sans suite est curieux », euphémise MJérôme Borzakian. Le parquet a en effet considéré que les missions de secrétariat confiées aux sous-traitants étaient en fait particulièrement techniques, et qu’elles étaient donc autorisées par la loi.

Ainsi, écrit le parquet, il ne s’agit pas d’une « simple assistance à direction mais d’une expertise mobilisée en permanence ». La suite n’est pas des plus limpide : « Même si elle n’est pas directement l’expression de la sécurité nucléaire, elle demeure essentielle et stratégique tant pour l’indépendance énergétique que pour la sécurité nationale. »

De même, assure le parquet, « il semble logique que les salariés de Segula soient directement sous l’autorité fonctionnelle d’EDF UTO puisque la réactivité devant être optimum, l’information doit être partagée et les procédures connues ». Avant d’évacuer : « Le caractère lucratif de la prestation n’est pas suffisamment documenté. »

Du jour au lendemain, il a fallu vouvoyer des agents EDF alors que certaines d’entre nous les connaissions depuis 30 ans

Pourtant, l’inspection du travail a établi que Segula dépensait environ 73 000 euros bruts par mois en salaire pour ses employés placés chez EDF, pour une facture mensuelle de 169 000 euros.

Depuis l’enquête de l’inspection du travail, EDF UTO applique mieux les règles. D’autres entreprises prestataires ont été invitées à travailler dans d’autres locaux. Et les assistantes ayant lancé la procédure ne sont plus mélangées aux autres agents depuis décembre 2017.

D’autres précautions ont été prises par EDF : « Du jour au lendemain, il a fallu vouvoyer des agents EDF alors que certaines d’entre nous les connaissions depuis 30 ans », s’émeut l’une des assistantes.

Les femmes qui sont montées au créneau jouent gros. Le contrat du prestataire actuel prend fin en décembre. Il est déjà prévu que les assistantes encore en poste sortent des locaux, voire quittent la Seine-et-Marne. Elles craignent aussi de subir une rétrogradation dans les qualifications de leur poste et voient poindre de nettes baisses de salaire. À moins que la justice ne les entende, et ordonne à EDF de les intégrer enfin dans ses rangs.


 

publié le 16 septembre 2021

Aurélie Trouvé : « Unir les luttes sans perdre la radicalité de chacune est une nécessité »

Paru sur Humanite.fr

La porte-parole d’Attac publie « le Bloc arc-en-ciel ». Elle y livre son analyse de la situation politique et sociale du pays et les conditions indispensables, selon elle, pour aboutir à un rassemblement des forces de gauche à huit mois de la présidentielle. Voici son analyse. 


 

Très présente depuis plusieurs années au sein des mobilisations sociales et citoyennes, l’ingénieure agronome et économiste, militante altermondialiste et féministe, a récemment participé à plusieurs universités d’été (EELV, mouvements sociaux, NPA et FI). Dans « le Bloc arc-en-ciel » (la Découverte), son ouvrage qui sort en cette rentrée, elle aborde les questions difficiles pour le mouvement social et les forces politiques de la gauche et de l’écologie, qu’elles soient stratégiques ou programmatiques. Au-delà des débats contradictoires bien nécessaires, elle appelle à la constitution d’un bloc social rouge-vert-jaune-multicolore à la manière de la Rainbow Coalition (bloc arc-en-ciel) à la fin des années 1960, mais dans les conditions actuelles.

L'urgence d'un réenchantement de la politique

« Plus de 66 % d’abstention aux élections régionales et départementales de juin 2021. Un record absolu. Les jeunes en particulier ont boudé les urnes. Si la gauche écologique veut gagner à l’avenir avec une base forte, elle doit urgemment s’interroger sur un réenchantement de la politique. Comment faire pour que ceux qui pensent à gauche votent à gauche ? Pour que ceux qui veulent agir pour une transformation écologique, sociale et démocratique s’engagent dans la politique ?

Face à l’impératif sanitaire de la pandémie, le gouvernement français applique la “stratégie du choc”. Il profite de la désorientation produite par la crise pour accélérer la mise en œuvre de sa politique antisociale et anti-écologique. C’est le programme d’une droite “bourgeoise”, qui, pour passer, doit étouffer toute voix qui s’oppose à elle. D’où une alliance de plus en plus manifeste avec la droite identitaire pour restreindre les libertés publiques à coups de lois liberticides, pour réprimer toujours plus les mouvements sociaux et diviser les populations en attisant les racismes.

Idées majoritaires

Mais qui peut croire que les citoyens accepteront de tracer un trait sur ce qu’il s’est passé ? Sur le manque de lits en réanimation, de masques, de tests, de vaccins, de soignants ? Sur les fractures sociales qui ont exacerbé la crise ? Au sortir d’une pandémie qui vient clore une décennie de chaos économique et social et de périls démocratiques et environnementaux, les bouleversements politiques à provoquer sont radicaux. Notre tâche collective est de trouver les moyens d’une réponse à la hauteur de la situation. Pour défaire la droite des riches, la droite identitaire et leurs hybrides, elle devra s’attaquer aux racines du système, avec une alliance de forces suffisamment large pour espérer prendre le pouvoir et l’exercer de façon démocratique.

Mais on sent bien que la difficulté est immense. On peine encore à voir une force politique à même d’insuffler une vague d’espoir, de prendre le pouvoir et de changer la société aux prochaines élections. Pourtant, les valeurs de gauche et de l’écologie, et les propositions radicales qu’elles supposent, apparaissent majoritaires dans la population (1). Et les mouvements sociaux et réseaux de résistance et de solidarité ont retrouvé une certaine vitalité.

Tactiques complémentaires

Si je fais partie des “enfants” des luttes antilibérales et du mouvement altermondialiste né à la fin des années 1990, j’observe que le lien se fait avec ces mouvements écologistes, féministes, antiracistes qui ont pris de l’ampleur ces dernières années. Ils poursuivent la vague de mobilisations qui a surgi sur les places publiques dans la décennie précédente. On y campe, on y débat et on se confronte de manière déterminée au pouvoir. On y fait de la politique. On y couple une diversité de formes d’organisation et de tactiques.

Plaidoyers, recours juridiques, manifestations, grèves, actions symboliques, occupations, réappropriation d’espaces, sabotages… C’est cette complémentarité qui a fait la réussite, par exemple, de la bataille contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou du mouvement des retraites de 2019-2020. On y assume la complémentarité des tactiques (2). Stratégie de rupture, de confrontation brutale avec l’ordre dominant, telle que le dessinait le mouvement des gilets jaunes. Stratégie “interstitielle”, de fissures à l’intérieur du système, comme le sont nombre d’alternatives locales et concrètes, de contre-modèles coopératifs, culturels, intellectuels. Stratégie “symbiotique”, passant par la participation critique aux institutions.

Causes amies

Et si ces luttes sociales et écologiques, sur le terrain, pouvaient irriguer le champ politique et la gauche écologique de leur énergie, de leur capacité de rassemblement, des alliances inédites qui s’y construisent ces dernières années ? Et si elles pouvaient activer les ressorts d’une nouvelle articulation sociale et politique pour faire bloc, à la manière dont la Rainbow Coalition, à la fin des années 1960, fit trembler l’ordre raciste et capitaliste aux États-Unis ? Les Black Panthers, mouvement de libération des Noirs, et d’autres organisations de migrants pauvres, latinos et blancs, ont alors su dépasser leurs différences et lutter ensemble face à la ségrégation raciale et sociale.

L’enjeu pourrait être de donner forme à un bloc social rouge-vert-jaune-multicolore, arc-en-ciel. Le “rouge” issu des traditions communistes et syndicales, le “vert” des mouvements écologistes, le “jaune” des insurrections populaires, le “multicolore” des luttes pour l’égalité réelle, antipatriarcales et antiracistes. Ces couleurs ne s’additionnent pas, elles s’alimentent les unes les autres. La stratégie du bloc arc-en-ciel est celle d’un soutien indéfectible entre causes amies face au camp du capital et de l’autoritarisme. Elle se nourrit des mobilisations de ces dernières années, qui ont rassemblé des millions de citoyens, dans un rejet du système de plus en plus assumé. Elles apportent les ingrédients idéologiques et le savoir-faire nécessaires pour forger un nouveau projet politique.

À l’image du collectif Plus jamais ça

Mais, face à un système capitaliste dans lequel les dominés, les opprimés, vivent des réalités très différentes, comment constituer un front commun ? Comment établir cette conviction profonde que nos intérêts sont partagés, face à un système capitaliste et ses multiples rapports de domination, patriarcale et raciste, exploitant toujours plus le travail et le vivant et s’imposant par la force ? Pour construire un bloc majoritaire, aucune lutte ne doit imposer son hégémonie. Et il s’agit de respecter les différentes identités et oppressions (qui ne sont pas forcément celles de la classe sociale) à partir desquelles chacun a choisi de lutter contre un même système.

Reste à articuler ces luttes, ces revendications pour construire des mobilisations et un projet commun. Et c’est là que des expériences récentes dans les mouvements sociaux et écologiques ouvrent la voie. À l’image du collectif Plus jamais ça, qui regroupe des dizaines d’organisations syndicales et associatives. Un arc de forces inédit qui couple préoccupations de fins de mois et fin du monde et propose un plan de rupture écologique et social, sorti le 26 août dernier.

Lire aussi : Alternatives. Le collectif Plus jamais ça présente son « plan de rupture »

Ce que montre Plus jamais ça, c’est que ces larges alliances n’enlèvent rien de la radicalité de chacune des luttes rassemblées. La conjonction des luttes, ce n’est pas édulcorer les revendications portées par chacune, mais faire en sorte qu’elles fassent “système” contre celui qui nous est imposé aujourd’hui. Et c’est en même temps élargir la base militante et politique en rassemblant des luttes et en se faisant l’écho d’aspirations différentes. C’est cette conjonction des luttes qui peut donner un contenu et une base large à la gauche écologique.

Toutes les dominations, toutes les colères

Emmanuel Macron essaie de gommer l’idée d’un clivage gauche-droite. Son idéologie de la fin des idéologies vise à effacer l’opposition des intérêts entre riches et pauvres, entre patrons et salariés, entre multinationales et citoyens, à nier la domination systémique des hommes sur les femmes, des Blancs sur les non-Blancs. Il s’agit de remettre en lumière ces rapports de domination. Et nous pouvons justement nous appuyer sur les mobilisations extrêmement diverses de ces dernières années. Qu’elles soient contre la réforme des retraites ou les violences policières, qu’elles soient “gilets jaunes”, féministes ou pour le climat, elles portent toutes un rejet du système de plus en plus assumé.

Il ne s’agit pas de changer telle mesure, de modifier tel pan de la société. Il s’agit de transformer tout le système, toutes les formes de domination subsumées sous le capitalisme. Et de se nourrir de la colère des habitants des quartiers populaires et des populations qui subissent le racisme, l’injustice et la répression. Celle des gilets jaunes ou des féministes, “fortes, fières, radicales et en colère”. Une colère et une radicalité qui peuvent inspirer la reconstruction, sur le plan électoral, d’un mouvement de gauche et écologique capable de prendre le pouvoir. Car l’unité pour l’unité n’a pas de sens. Pour emporter la conviction, le rassemblement doit réunir sur des valeurs et aspirations communes, un programme et une stratégie, faisant naître un nouvel horizon politique.

Vers une justice globale

Comment irriguer la sphère politique et électorale de la richesse de ces mouvements ? D’abord en repensant les liens entre eux. Marine Le Pen est aux portes du pouvoir, qu’elle accède à la présidence de la République ou qu’elle y soit indirectement, en inspirant la droite réactionnaire des riches. Face à la catastrophe qui s’annonce, les mouvements sociaux ne peuvent rester indifférents. Pas plus que les partis politiques qui souhaitent mener la gauche et l’écologie au pouvoir ne peuvent se payer le luxe d’ignorer ces mouvements sociaux et ce qu’ils portent. Il ne saurait y avoir d’extériorité entre deux modes d’intervention qui partagent des objectifs similaires.

Autrement dit, l’autonomie nécessaire des mouvements sociaux n’implique pas une séparation. Politiser les mouvements, mouvementiser la politique. C’est une question de respect entre deux logiques de combat pour la justice globale, mais c’est aussi une question de passerelle et d’articulation. Alors comment faire pour que les luttes écologiques et sociales se traduisent dans le champ politique, dans les élections et les institutions, afin de les démocratiser radicalement ? Dans cette période extrêmement difficile qui s’annonce pour la gauche, le moment est venu d’être créatif. On ne revitalisera pas la politique sans réancrer le politique dans les luttes sociales. » 

PROFIL. Ingénieure du génie rural, des eaux et des forêts et docteur en sciences économiques, Aurélie Trouvé est maîtresse de conférences en économie à AgroParisTech. Coprésidente d’Attac France de 2006 à 2012, elle est maintenant porteparole du mouvement altermondialiste. Elle est l’autrice de nombreuses notes et publications universitaires et a déjà publié « Le business est dans le pré » (Fayard, 2015).

(1) Voir, par exemple, le sondage Ifop pour le journal « l’Humanité », mai 2021.

(2) « Utopies réelles », d’Erik Olin Wright. La Découverte, Paris, 2017.


 

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