PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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septembre 2023

  publié le 22 septembre 2023

Budget 2024 : des députés suggèrent de raboter les exonérations
de cotisations des entreprises

Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Un rapport parlementaire pointe l’inefficacité de certains allègements de cotisations sociales à destination des entreprises, auxquels l’économie française est considérablement dopée. Une piste de réflexion à approfondir pour mieux répartir l’effort budgétaire dans le pays. 

MettreMettre le holà sur les allègements aveugles de cotisations sociales à destination des entreprises. Voilà qui pourrait être l’un des sujets brûlants du débat autour du budget 2024 qui va s’engager au Parlement lors des prochains jours.

Un rapport transpartisan de deux députés de la commission des affaires sociales – le Renaissance Marc Ferracci et le PS Jérôme Guedj –, qui sera soumis au vote la semaine prochaine, met potentiellement le feu aux poudres : il pointe l’inefficacité de certains de ces allègements auxquels les entreprises françaises ont été dopées ces dernières années.

Le montant global des allègements de cotisations sociales pour les entreprises a en effet quasiment triplé, de 26,4 milliards d’euros en 2012 à 73,6 milliards en 2022 ; il atteindrait même 77,2 milliards d’euros en 2023 à la faveur de la hausse des salaires nominaux soumis à cotisations, prédit le rapport.

Ce qui fait des allègements de cotisations en faveur des employeurs « le poste budgétaire qui a le plus augmenté depuis dix ans en France », pointe Jérôme Guedj. Tous les secteurs de l’économie sont concernés : « On observe que plus de 78 % de l’ensemble de l’assiette salariale soumise à cotisations de notre pays – c’est-à-dire l’assiette salariale des salariés rémunérés jusqu’à 3,5 Smic – est concerné par au moins un allègement », est-il écrit dans le rapport. C’est dire à quel point ces aides publiques en direction des entreprises pèsent. 

Les exonérations au-dessus de 2,5 Smic ciblées 

Ainsi, les deux députés ont cherché à évaluer « les effets concrets des allégements, en particulier ceux qui portent sur les plus hauts niveaux de salaire, et dont de nombreuses études économiques suggèrent que leurs effets sur l’emploi et la compétitivité des entreprises sont faibles, voire insignifiants », explique Marc Ferracci dans un propos introductif au rapport. « Il ne doit pas y avoir de tabou à questionner le “pognon de dingue” que mobilisent les exonérations de cotisations sociales patronales », surenchérit Jérôme Guedj.

Trois grandes catégories d’exonérations ont été évaluées : d’abord les réductions sur les bas salaires – de 1 à 1,6 Smic –, dont l’idée est née en 1993 quand le taux de chômage atteignait 10,1 % en France, dont 16,6 % pour les travailleuses et travailleurs les moins qualifiés. Il a dès lors été décidé de favoriser les embauches à bas salaire par des baisses de cotisations, qui ont été actées dans moult réformes successives en 1993, 1995, 2000, 2003, 2014 et 2019. Deuxième type d’allègement : l’exonération de cotisations d’assurance-maladie, héritière du dispositif du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), mis en place en 2012.

Cette mesure proposait un crédit d’impôt aux entreprises sur une part des rémunérations de leurs employé·es dont le montant était inférieur à 2,5 Smic. Crédit d’impôt qui a été transformé, le 1er janvier 2019, en réduction pérenne de cotisations sociales d’assurance-maladie par l’exécutif actuel. Enfin, dernière exonération : celle sur les cotisations d’allocations familiales, actée le 1er avril 2016, pour les salarié·es dont la rémunération annuelle n’excède pas 3,5 Smic.  

C’est cette dernière mesure, initialement créée – comme le préconisait le fameux rapport Gallois – pour accroître la compétitivité des entreprises exportatrices en favorisant les emplois payés entre 2,5 et 3,5 Smic, qui a mis d’accord les deux rapporteurs sur son inefficacité.

Après avoir pris connaissance des diverses études économiques existantes sur le sujet, ils se sont faits à l’idée que « l’exposition à la concurrence internationale ne signifie pas pour autant qu’une réduction du coût du travail sur les hauts salaires soit un moyen efficace d’améliorer la compétitivité des entreprises concernées »

En effet, selon eux, « l’impact des allégements sur la compétitivité dépend de la capacité des entreprises à ne pas répercuter ces allégements sur les salaires bruts. Or, pour des niveaux de salaire élevés, le pouvoir de négociation des salariés est tel qu’il leur permet de capter une large part des exonérations au travers des augmentations de salaire ultérieures ».

Dès lors, il vaudrait mieux mettre un terme à cet effet d’aubaine qui ne fait que gonfler les marges d’entreprises ayant, qui plus est, déjà les reins les plus solides : « Les entreprises de 2 000 salariés ou plus concentrent 28,3 % du montant total de cette exonération, contre 5,9 % du montant total pour les entreprises de 10 à 19 salariés », écrivent les rapporteurs.

Un rapport qui aurait pu aller plus loin 

Le gain annuel espéré pour les finances publiques de la suppression d’une telle exonération serait de... 1,6 milliard d’euros. C’est peu au regard de la manne globale de 73,6 milliards d’allégements de cotisations sociales en faveur des entreprises en 2022. Mais il eût été tout de même surprenant de voir un rapport coproduit par un député macroniste, ici Marc Ferracci, proposer un retournement complet de la politique socio-fiscale de l’exécutif, qui baisse les prélèvements obligatoires depuis 2017.

Pour sa part, dans son propos introductif, Jérôme Guedj cible toutefois une plus large part de ces aides publiques à destination des entreprises. Selon le député PS, la question de l’inefficacité des allègements de cotisations sociales se pose aussi pour les entreprises employant des salarié·es payé·es entre 1,6 et 2,5 Smic. On parle ici « d’un tiers » du montant total des exonérations, soit plus de 20 milliards d’euros, dont l’impact économique « reste vague », estime Jérôme Guedj.

Il en veut pour preuve « les travaux d’évaluation existants, notamment du CICE, par le Conseil d’analyse économique, France Stratégie, l’Institut des politiques publiques, l’Office français des conjonctures économiques ou du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences Po (Liepp) », qui « invitent au scepticisme et nourrissent une critique raisonnée des exonérations sociales portant sur les salaires situés au-delà de 1,6 Smic, et a fortiori, envers celles portant sur les salaires au‑delà de 2,5 Smic ».

Ainsi, Jérôme Guedj questionne : « Si environ un tiers des allégements n’a pas d’impact positif connu sur les marges, la compétitivité ou l’emploi dans les entreprises françaises, à quoi bon persister dans cette inertie et raréfier davantage les ressources publiques ? » Et d’ajouter : « Priver la Sécurité sociale d’autant de recettes à l’heure des crises sanitaires, des pénuries de personnels à l’hôpital ou dans les Ehpad, à ce niveau, avec une telle persistance, et avec une garantie relative d’efficacité interroge et peut inquiéter. »

Rappelons que l’on parle ici d’un montant de dépenses potentiellement inefficaces – plus de 20 milliards d’euros – supérieur aux économies espérées par le gouvernement grâce à sa réforme des retraites et aux deux réformes de l’assurance-chômage combinées.

Trappe à bas salaires 

Du reste, les deux députés s’accordent sur un point : il faut maintenir les exonérations sur les salaires inférieurs à 1,6 Smic – qui pèsent pour près des deux tiers du montant total des allègements de cotisations – car elles auraient déjà créé « les centaines de milliers d’emplois attendus », dit Jérôme Guedj. Toutefois une critique – que les rapporteurs n’ont pas éludée – est souvent émise par des économistes vis-à-vis de ces allègements de cotisations sur les plus faibles rémunérations : ils constitueraient des « trappes à bas salaires » en incitant les employeurs à niveler les rémunérations vers le bas. 

Citant l’économiste de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) Mathieu Plane, les deux rapporteurs concèdent que « l’on observe que 50 % des salariés gagnaient moins de 2 012 euros net par mois en 2021, soit environ l’équivalent de 1,6 Smic ». Et que, par ailleurs, « depuis 2010, la proportion de salariés rémunérés au Smic s’est accrue de près de 5 points, selon les données publiées par la Direction de l’analyse, de la recherche, des études et des statistiques (Dares), avec une forte accélération en 2022 ».

Nonobstant ces chiffres macroéconomiques, ils préfèrent prendre en compte d’autres travaux de la Dares, concernant la mise en œuvre des premières exonérations sur les bas salaires entre 1995 et 2002, qui disent que « 33 % des salariés initialement rémunérés au voisinage du Smic (jusqu’à 1,05 Smic) obtiennent cinq ans plus tard un salaire plus élevé ; et que seulement 7 % demeurent au voisinage du Smic de façon permanente ». Mais les deux rapporteurs admettent tout de même que tous les effets qui produiraient des « trappes à bas salaires » « méritent d’être approfondis, dans le cadre de futures études ».

On ne saurait trop encourager la majorité et l’exécutif à approfondir encore davantage leur connaissance des effets des aides socio-fiscales à destination des entreprises sur l’économie, afin d’aller chercher davantage que ce chiffre potentiel de 1,6 milliard d’euros, somme toute modeste. Et au minimum à équilibrer l’effort budgétaire, qui pèse bien davantage ces derniers mois sur le modèle social et les services publics que sur le capital.

  publié le 22 septembre 2023

Guerre en Ukraine :
« Un chemin étroit vers
une conciliation existe »

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Guerre en Ukraine Depuis l’invasion du pays par la Russie, le 24 février 2022, la seule logique militaire demeure au risque d’une escalade toujours plus inquiétante. Si tout retour en arrière est impensable entre les deux sociétés, des pistes de paix existent.

Les débateurs

  • Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en science politique sur les sociétés post-soviétiques à Paris X-Nanterre

  • Vincent Boulet, responsable du secteur international du PCF

  • Roland Nivet, porte-parole du Mouvement de la paix.

Le 24 février 2022, le président russe Vladimir Poutine a déclenché l’invasion de l’Ukraine. Appelée « opération spéciale », la guerre dure depuis 574 jours. Si aucun chiffre n’est donné de part et d’autre, plusieurs services de renseignements évaluent les pertes et blessés à plus de 550 000. Sur les court et long termes, l’impact sur les populations apparaît dramatique notamment à travers l’escalade d’armements déployés (bombes à sous-munitions, missiles à uranium appauvri, drones…). Les deux pouvoirs ont préparé leurs opinions à une guerre longue jusqu’en 2025. Cette guerre a également déclenché un conflit par procuration entre grandes puissances et un retour à une logique de blocs.

Au bout de dix-neuf mois de conflit, quelle analyse en tirez-vous ?

Anna Colin Lebedev : Le coût humain devient de plus en plus sensible dans la société. L’État ukrainien ne communique pas dessus. Un responsable militaire français a confirmé qu’il s’agissait du secret le mieux gardé. Mais il existe une évaluation que les gens se font à travers leurs proches décédés au combat. Et ce chiffre peut grimper très vite avec un conflit qui se maintient sur la durée. Cela produit un sentiment d’injustice. Une partie des Ukrainiens jugent perdre leur avenir alors que certains ont pu se mettre à l’écart. Une forme d’injustice adressée aussi vis-à-vis de l’Europe. Je précise que ce n’est pas mon opinion mais bien le ressenti côté ukrainien. Un sentiment transparaît aussi de défendre le continent « seul » face à la Russie et d’en subir les pertes humaines, l’Europe n’ayant que des pertes économiques.

En Ukraine, la vie quotidienne se poursuit. Les écoles ont rouvert, les étudiants retournent à l’université, les gens sortent. Ces gestes, qui peuvent paraître banals, apparaissent comme une manière de refuser de se faire confisquer sa vie. Ils veulent se réapproprier leur existence. Sur les réseaux sociaux, on peut voir apparaître des discussions sur la paternité tout en étant combattant. Cela peut paraître anecdotique mais cela pousse la société à aller de l’avant. L’interprétation des Ukrainiens n’a pas changé depuis le début de la guerre. Ils estiment que les événements de 2014 avec l’annexion de la Crimée étaient une première étape. L’autre débat porte sur la corruption, une lutte qui a été portée à plusieurs reprises par la population en temps de paix et reprend aussi en temps de guerre.

Côté russe, nous avons une situation extrêmement surprenante. La guerre s’invite de plus en plus dans le quotidien des Russes avec les morts et les frappes de drones dans plusieurs régions. La mobilisation des soldats, qui s’étend dans la durée, y participe. Le conflit a également un impact sur l’économie du pays. Néanmoins, une partie de la société fait tout pour se soustraire à la guerre comme si elle n’existait pas. Lors des récentes élections régionales, aucun parti n’a évoqué « l’opération militaire spéciale » durant sa campagne. La répression accrue que mène le régime pose la question de sa fragilité.

Vincent Boulet : Avant toute chose, nous rappelons notre solidarité avec le peuple ukrainien qui souffre de cette guerre criminelle. Et avec le peuple russe qui subit la politique de ses dirigeants et du régime de Vladimir Poutine. Après tout, il est l’héritier de la politique ultracapitaliste menée par l’ancien président Boris Eltsine et du chauvinisme impérial grand-russe.

La situation est marquée par un engrenage dont les facteurs sont différents. Il faut reconnaître la responsabilité des autorités russes d’avoir fait le choix de la guerre. Il place le peuple ukrainien dans une situation dramatique. Outre les chiffres des morts et des blessés, il faut rappeler les 14 millions de déplacés et les crimes de guerre. Dans son discours de février 2022 qui devait justifier l’invasion, le président russe accable la politique de Lénine vis-à-vis de l’Ukraine. Il se replace dans la logique impériale et en oublie le droit à l’autodétermination du peuple ukrainien et à sa souveraineté. Un discours qui remet en cause l’héritage des révolutionnaires de 1917 et du droit à l’autodétermination. Le pouvoir souhaite unifier le pays avec des discours réactionnaires et nationalistes. Ils sont assez révélateurs de l’idéologie que le pouvoir entend véhiculer désormais.

Si la responsabilité russe est claire, il faut mentionner que le conflit se place dans un engrenage militaire préexistant entre la Russie, l’Otan et l’Occident. Depuis 1991, la Russie a été maltraitée. Un certain nombre de signaux n’ont pas été entendus. George F. Kennan a alerté sur l’erreur que représentait l’expansion de l’Otan toujours plus à l’est et aux frontières de la Russie. Au sommet de l’alliance, à Bucarest en 2008, la volonté américaine de faire entrer la Géorgie et l’Ukraine contre l’avis de la France et de l’Allemagne a débouché sur une possible adhésion, reportée. À l’époque, l’ambassadeur des États-Unis à Moscou a jugé que cela risquait d’amener à une confrontation directe entre l’organisation militaire et la Russie. L’Union européenne participe pleinement à la logique d’engrenage militaire. Elle a augmenté à travers ses États membres ses budgets d’armements. Ce sujet doit être débattu à l’occasion des élections européennes.

Actuellement, l’engrenage porte aussi sur l’armement avec l’utilisation d’armes à sous-munitions. Le spectre s’étend à l’alimentaire avec la suspension de l’accord céréalier par Moscou. Une décision qui met en danger l’approvisionnement d’un certain nombre de pays dont la Corne de l’Afrique où sévissent déjà des situations de famine.

Roland Nivet : Ces 570 jours démontrent deux choses. Premièrement, que la guerre n’est jamais une solution mais toujours un échec. Elle conduit au chaos et engendre des monstruosités dont seuls profitent les vendeurs d’armes et les lobbys militaro-industriels, mais dont les victimes sont toujours les populations civiles. Le deuxième enseignement, c’est que le mouvement des peuples pour la paix est déterminant pour obtenir l’arrêt de ces guerres. Dès le début, nous avons condamné l’agression de la Russie et affirmé notre solidarité avec la population ukrainienne. Nous avons demandé que la France, dans le cadre des Nations unies, prenne des initiatives nécessaires pour une issue négociée. Dans ce contexte, nous avons soutenu les principes qui avaient été à la base de l’accord de Minsk de 2015. Il reposait sur un cessez-le-feu durable, le respect de la souveraineté et de l’intégrité de l’Ukraine et sur une solution d’autonomie pour certains territoires. Nous défendions aussi l’idée que Kiev obtienne le statut de sécurité collective d’indépendance et de neutralité qui soit garanti par l’ONU et avancions l’idée d’une force d’interposition. Cette analyse ne nous a pas empêchés de constater que la détermination de l’Otan à s’élargir aux pays de l’Est n’avait pas été un facteur apaisant.

Une conciliation ou du moins un processus de paix vous semble-t-il réellement envisageable ?

Anna Colin Lebedev : Pour répondre à cette question, il faut comprendre l’état des sociétés aujourd’hui et les velléités politiques. Pour ma part, je laisserai de côté l’aspect diplomatique. Il faut savoir que l’Ukraine, comme la France, n’a pas connu de guerre sur son territoire depuis la Seconde Guerre mondiale. Kiev n’a jamais engagé d’opérations armées hors de ses frontières depuis son indépendance en 1991. La majorité des Ukrainiens ont refusé de participer à leur service militaire. La guerre est finalement arrivée de l’extérieur. Une phrase est inlassablement répétée au sein de la population et résume l’état d’esprit des Ukrainiens : si la Russie arrête de combattre, il n’y a plus de guerre, mais si l’Ukraine arrête de combattre, il n’y a plus d’Ukraine. Ils ont donc l’impression d’être dans une guerre défensive pour leur territoire, leur identité, leurs valeurs et leur démocratie. Aujourd’hui, pour stopper cette guerre, ils souhaitent des garanties que leur voisin russe ne pourra pas mener une nouvelle invasion. Si une discussion peut être lancée, elle doit débuter avant toute chose par cette assurance.

Côté russe, je distinguerai trois niveaux. Le premier porte sur le Kremlin et les décideurs, qui ont déclenché cette invasion. Le second s’avère être les différentes strates des élites (économique, politique et diplomatique) et le dernier sur la population ordinaire. Si elle détourne son attention vis-à-vis de cette guerre, c’est qu’elle reste persuadée qu’aucune action ne pèsera sur le conflit et sur les décisions prises par le pouvoir. Les Russes peuvent seulement se protéger avec les moyens dont ils disposent. Les instituts de sondage ont récemment demandé aux Russes : « Si Moscou enclenchait des négociations pour stopper la guerre, vous seriez pour ou contre ? » Une large majorité a répondu y être favorable. Du côté des élites, elles pèsent en permanence les risques et les avantages de cette « opération spéciale ». Ce que la guerre leur rapporte ou non et de s’opposer ou non au régime. Pour certains, il s’agit de maintenir son niveau de vie et, pour d’autres, de garder sa position, chèrement obtenue au sein du pouvoir. À grand renfort de liquidités, de répression et avec la politique des sanctions, le pouvoir russe a fait croire aux élites que la guerre leur était bénéfique. Mais cet équilibre bouge énormément avec l’enlisement du conflit. Leurs revenus baissent car la guerre accapare l’essentiel des recettes. Aucune alternative n’apparaît pour l’instant. Mais la dynamique de l’évolution viendra de leur positionnement.

Un processus de paix vous semble-t-il réaliste ?

Vincent Boulet : Tout retour en arrière semble impossible. Mais un chemin étroit vers une conciliation existe. Elle dépend d’une volonté politique qui doit reposer sur plusieurs principes partagés : la charte des Nations unies, la souveraineté des peuples, la sécurité collective. Il faut sortir de la seule logique militaire. Cette politique doit amener à s’interroger sur notre architecture de sécurité au niveau européen incluant la Russie et l’Ukraine. La question de la neutralité de cette dernière doit être posée. Il ne s’agit pas de laisser l’Ukraine, seule, face à deux blocs et sans garanties de sécurité. Il faut lui assurer sa souveraineté à travers une protection internationale sous l’égide des Nations unies. Il faut aussi remettre en avant la question du désarmement au niveau européen, y compris nucléaire, en intégrant la Russie et la Biélorussie. Il faut porter une conférence européenne de sécurité collective et de paix. Cela implique que les 27, et notamment la France, mènent une politique indépendante des États-Unis et de l’Otan. Ces négociations de paix ne doivent pas servir les intérêts de Vladimir Poutine, en entérinant de fait des gains territoriaux. Paris doit prendre une initiative et c’est le sens de la lettre envoyée par Fabien Roussel au président de la République, en juillet dernier.

La France peut-elle réellement peser sur des négociations entre Kiev et Moscou ?

Vincent Boulet : Aujourd’hui, la diplomatie française défend une logique d’engrenage. Le discours aux ambassadeurs et ambassadrices d’Emmanuel Macron, fin août, s’enferme dans une logique de blocs en évoquant « notre camp occidental », « notre ordre international ». Cette vision est complètement aveugle aux évolutions du monde. La paix passera au contraire par la prise en compte de ce basculement.

Roland Nivet : Toutes les initiatives sont bonnes. Mais que peut-on attendre du gouvernement Macron qui propose une augmentation de 40 % du budget militaire pour « gagner les guerres du futur » ? Un gouvernement qui prévoit 60 milliards d’euros pour les armes nucléaires alors que l’article 6 du traité de non-prolifération nucléaire signé par la France appelle à agir pour leur élimination ?

Une issue diplomatique nécessite un processus de paix multilatérale conduit avec les Nations unies. De notre côté, nous appelons au respect de la charte de l’ONU et de son préambule. L’article 2 prévoit l’interdiction de recourir à la menace ou à l’utilisation de la force contre l’intégrité territoriale d’un État souverain. L’article 33 exhorte à la recherche de solutions par des moyens pacifiques. L’article 51 reconnaît, lui, le droit naturel de légitime défense. Nous attirons l’attention sur la deuxième partie de cet article qui exprime le devoir de la communauté internationale à maintenir ou rétablir la paix. C’est cet aspect qui a été raté depuis 2014. Nous n’avons cessé de demander à la France de prendre des initiatives en ce sens.

   publié le 21 septembre 2023

Marche du 23 septembre :
« Tout l’enjeu est dans la mobilisation des quartiers populaires »

Simon Mauvieux sur https://rapportsdeforce.fr/

Deux mois après la mort de Nahel, abattu par un policier à Nanterre, et les révoltes qui ont suivi dans les quartiers populaires de France, l’unité politique autour des violences policières doit se concrétiser dans la rue ce samedi 23 septembre. Mais sur le terrain de la mobilisation, le travail reste immense.

 À la cité des Marguerites, à Nanterre, tout le monde est encore marqué par la mort de Nahel. Les murs des bâtiments aussi : « Nahel, 27/06 Allah y rahmo » (“Que Dieu lui accorde sa miséricorde”, invocation en arabe utilisée couramment pour dire “repose en paix”), peut-on lire sur l’un d’eux. Un paquet de tracts sous le bras, Mornia Labssi, de la Coordination des collectifs des quartiers populaires, et deux militants, sortent de leur voiture. Il est 16 heures, les parcs se remplissent d’enfants pendant que les mamans viennent s’asseoir sur les bancs.

« On organise une marche le 23 à Paris, contre les violences policières, contre le racisme, on parlera du voile et des abayas, faites circuler ou même soyez là ! », lancera-t-elle des dizaines de fois, récoltants des « mercis » ou « bon courage », déclenchant quelques conversations sur le clientélisme de la mairie, les jeunes dépolitisés par les réseaux sociaux ou le sentiment d’être chez soi nulle part, ni en France, ni au bled. Un échantillon d’opinions du quotidien, qui sortent parfois de la doxa de la gauche qui cherche pourtant désespérément à s’implanter ou se maintenir dans les quartiers populaires. Un homme accepte un tract, un peu gêné : « c’est compliqué, je suis policier », dit-il en souriant timidement. « C’est pas grave, vous pouvez être contre les violences policières ! », lui répond Mornia Labssi. « C’est vrai, c’est vrai », admet-il.

« Dans ce mouvement, tout l’enjeu est dans la mobilisation des quartiers populaires », soulève Farid Bennaï, militant au Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP), membre de la coalition à l’appel de la marche du 23. « Mais on a très peu de moyens, et les difficultés que vivent les quartiers, nous aussi, en tant que militants, on les vit », enchaîne Mornia Labbsi, en sortant d’une imprimerie avec des centaines de tracts, payés de sa poche. “Nous on mobilise plus sur les réseaux sociaux mais on a aussi des associations qui font le relais dans notre ville », confie Assetou Cissé, la sœur de Mahamadou Cissé, tué par un ancien militaire le 9 décembre 2022 à Charleville Mézières.

 Islamophobie, logement : mobiliser au delà des violences policières

 Assis sur son scooter, un jeune homme, la trentaine, discute avec Mornia Labbsi des contrôles au faciès, des violences policières, de l’islamophobie. « Au final ils gagnent toujours les policiers », lâche-t-il. « Je ne vais pas te vendre du rêve et te dire qu’on va gagner samedi. Mais si on en est arrivé là, c’est par ce que l’État pensait qu’on était incapable de se bouger. Mais ils ont eu peur pendant les révoltes », répond la militante. « C’est vrai, sur l’islamophobie je suis d’accord. On a besoin de gens comme vous ! », lance-t-il. « Nous aussi on a besoin de gens comme toi. Essaie de passer samedi ».

La militante connaît son sujet et aussi son terrain. Elle a grandi ici, aux Pâquerettes, dans un HLM construit sur les cendres d’un des bidonvilles de Nanterre dans les années 60. « Les gens ici vivent plusieurs  discriminations. Si tu ne parles que des violences policières, tu neutralises toutes ces femmes qui vivent ici, qui se lèvent à quatre heures du mat’ pour trois francs six sous, il y a plein de formes de violence », explique-t-elle en pointant l’un des bâtiments de la cité. « Ici, l’immeuble a été rénové, c’est grâce à l’action de plein de femmes ! Le toit était troué pendant un an, de l’eau s’écoulait dès qu’il pleuvait. Et c’est l’action de ces femmes, bien seules, qui a fait bouger le bailleur. Le racisme systémique c’est aussi ça, on ghettoïse des Arabes et des Noirs et ne fait plus rien », poursuit la militante.

 Un cadre unitaire tiraillé entre la gauche institutionnelle et les collectifs de quartiers

 Initiée dans les jours qui ont suivi la mort de Nahel, la marche unitaire du 23 septembre a dû très vite chercher un débouché politique à la révolte des quartiers populaires, mais surtout à rassembler au-delà de la gauche institutionnelle. « Au début, on était une cinquantaine d’organisateurs, dont très peu de racisés, les principaux concernés n’étaient pas là. Ça s’est crispé, ça s’est braqué, puis on a fait venir des gens, des collectifs, habituellement défiants envers les organisations institutionnelles », se félicite Mornia Labbsi. Au total, près de 150 organisations se sont rassemblées pour organiser cette marche, une alliance qui rassemble les partis politiques (LFI, EELV, NPA..), syndicats (CGT, Solidaires, FSU..) et collectifs de quartiers et de victimes de violences policières.

« Les mouvements sociaux sont passés à côté d’une grande partie de la population prolétaire et racisée des quartiers, mais je ne vois pas une possible transformation sans eux, ce serait une faute politique majeure pour la gauche de passer à côté de ça », analyse Farid Bennaï.

Face à des organisations de gauche parfois frileuses sur les questions antiracistes, les collectifs de quartiers populaires ont dû taper du poing sur la table pour renverser le rapport de force au sein du cadre unitaire, sans toujours y parvenir : « On a dû batailler pour que soit inscrit « racisme systémique » dans les revendications », se remémore Mornia Labbsi, qui a aussi plaidé pour une manifestation en banlieue, plutôt que dans Paris. En vain, la marche partira de la gare du Nord. L’interdiction des abayas à l’école est d’ailleurs venue percuter cette fragile alliance. « Ces violences racistes et islamophobes doivent être combattues avec la plus grande fermeté. C’est un combat essentiel. Nos amis à gauche ne semblent pas avoir pris la mesure de la violence islamophobe d’une telle mesure. L’histoire nous regardera », avait déclaré le 13 septembre dernier Adel Amana, élu municipal de Villiers-sur-Marne et initiateur du collectif d’élus du Val-de-Marne contre l’islamophobie, comme pour remettre les pendules à l’heure.

 Le 23 septembre, « une première étape »

 Face au manque d’accroche des organisations de gauche auprès des quartiers populaires, les collectifs comptent bien ancrer la marche du 23 septembre dans une dynamique plus large. « Le point de bascule ne se fera pas sur cette marche, mais après : il y a tout à revoir, notamment le rapport qu’ont les organisations politiques avec les gens dans les quartiers », soutient Farid Bennaï. Mornia Labbsi abonde : « Je ne vois que la suite. Pour cette marche, il faut déjà des gens qui mettent la main dans le cambouis. Si on laisse ça aux autres, ça va tourner autour des libertés publiques et ça va faire un truc gnangnan ». Mais pour elle, la suite sera déterminée par les moyens mis sur la table pour organiser des assemblées, des réunions, des colloques et d’autres mobilisations. « Ça demande beaucoup d’énergie et on a très peu de moyens. Et quand on n’a pas l’argent, on n’a pas le rapport de force », soulève-t-elle.

La marche à Paris partira de la Gare du Nord à 14h, ce samedi 23 septembre. Une centaine de marches sont organisées le même jour partout en France.

  publié le 21 septembre 2023

Esclavage moderne :
notre enquête sur les travailleurs sans-papiers qui produisent du champagne

Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr

Un contrôle de l’inspection du travail a mis au jour l’exploitation et les conditions d’hébergement épouvantables de vendangeurs sans papiers dans la Marne. Le parquet de Châlons-en-Champagne a ouvert une enquête préliminaire pour traite d’êtres humains.

Ils ont été mis à l’abri dans le réfectoire d’un hôtel de Châlons-en-Champagne et sur un site de la Fondation de l’Armée du Salut, loin des contremaîtres qui les faisaient travailler sous la menace, loin des hébergements collectifs dans lesquels ils étaient logés dans des conditions sordides.

Mais plusieurs jours après avoir été soustraits à cet enfer, ces saisonniers étrangers enrôlés pour les vendanges dans le vignoble champenois sont encore sous le choc. Ils sont une soixantaine de travailleurs migrants, originaires d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mali, Mauritanie, Guinée, Gambie), sans papiers pour la majorité d’entre eux.

Recrutés par Anavim, un prestataire spécialisé dans les travaux viticoles, domicilié rue de la Paix, à Paris, ils étaient censés être logés et nourris correctement, et percevoir une rémunération de 80 euros par jour. Rendez-vous pris porte de la Chapelle, dans la capitale, ils sont montés à bord d’un bus, direction la Marne.

Des travailleurs affamés, épuisés, dans un état de santé dégradé

Arrivés dans la nuit à Nesle-le-Repons, ils ont découvert, en guise d’hébergement, des locaux précaires, vétustes et insalubres, tenant moins du dortoir que du hangar, sans plafond, avec des murs de parpaings nus, un sol de terre et de pierraille. Lors d’un contrôle de routine, dans le cadre de leurs prérogatives de lutte contre le travail illégal, des agents de la Mutualité sociale agricole et des gendarmes de la Marne ont mis au jour ces conditions d’habitat indignes.

Ils ont aussi découvert des travailleurs affamés, épuisés, dans un état de santé dégradé pour certains d’entre eux. Le 14 septembre, un nouveau contrôle, conduit par l’inspection du travail celui-là, a permis de dresser un constat accablant, qui a conduit à la fermeture des lieux par arrêté préfectoral.

En guise d’hébergement, des locaux précaires, vétustes et insalubres, tenant moins du dortoir que du hangar

La décision, placardée aux portes de cet hébergement collectif, fait état de « la présence de nombreuses literies de fortune », relève « l’état de vétusté, de délabrement, d’insalubrité, d’absence de nettoyage et de désinfection » des locaux, constate « l’état répugnant des toilettes, sanitaires et lieux communs », avec « l’accumulation de matières fécales dans les sanitaires ». Autre source de danger pour les occupants, qui dormaient sous de la laine de verre à nu : des installations électriques non conformes.

Cadences folles et chaleur accablante

Avec ces « désordres sanitaires », dans cet « état d’insalubrité et d’indignité des logements et de leurs installations », plusieurs travailleurs sont tombés malades, souffrant notamment de troubles respiratoires et de diarrhées. Il faut dire qu’ils étaient d’autant plus fragiles que les inspecteurs du travail ayant procédé au contrôle les ont retrouvés dans un préoccupant état de sous-nutrition et de malnutrition.

« On avait chaud le jour et froid la nuit, on ne mangeait pas beaucoup, on était traités comme des esclaves. » Kalulou, un travailleur originaire du Mali

« On nous avait promis qu’on serait nourris, mais ils nous ont juste apporté un sac de riz, avec un peu de raisin pour tout le monde », témoigne l’un d’entre eux, Amadou, un Sénégalais joint par l’Humanité. « C’était très difficile, les conditions de boulot, les horaires. On partait le matin très tôt le ventre vide. À 13 heures, ils nous apportaient des sandwichs avariés. Je ne pouvais pas avaler ça », nous confie aussi Kalulou, un Malien disposant d’une carte de séjour, pris dans cette galère car il avait besoin d’un travail d’appoint pour payer une facture d’électricité trop salée.

S’ils se plaignaient de la faim, les contremaîtres affectés à leur surveillance, dont l’un était armé d’une bombe lacrymogène, déchaînaient sur eux leur colère, les enjoignant à aller « travailler ailleurs » s’ils n’étaient pas « contents ». Poussés par la faim, ces forçats ont fini par aller glaner quelques épis de maïs dans les champs voisins des parcelles de vigne où ils étaient affectés. « On avait chaud le jour et froid la nuit, on ne mangeait pas beaucoup, comme des chiens, on dormait comme des moutons, on se lavait à l’eau froide, on était traités comme des esclaves. Les toilettes étaient bouchées, ça sentait très mauvais. On a vraiment souffert », résume Mahamadou, originaire du Mali.

Alors que la déclaration préalable à l’embauche que certains se sont vu remettre prévoyait 35 heures de travail hebdomadaires sur deux semaines, avec une rémunération de 80 euros par jour et une embauche à 8 heures chaque matin, ces vendangeurs trimaient plutôt dix heures par jour ou davantage.

Avec des cadences folles, une charge de travail très lourde, sous les chaleurs accablantes qui ont causé la mort par arrêt cardiaque de cinq vendangeurs dans le vignoble champenois cette année. Réveillés aux aurores, vers 6 heures, ces travailleurs africains étaient entassés, jusqu’à plusieurs dizaines d’entre eux par véhicule, dans des fourgonnettes aveugles, aux vitres barrées de contreplaqué, qui les transportaient vers les lieux de récolte.

Des encadrants aux pratiques d’hommes de main

La patronne d’Anavim, le prestataire mis en cause, une quadragénaire née au Kirghizistan, est propriétaire des locaux dont la préfecture a décrété la fermeture. Pour esquiver le contrôle d’un second hébergement collectif dans les dépendances de son propre domicile, à Troissy, elle a fait évacuer les lieux. Des hommes d’origine ou de nationalité géorgienne épaulaient cette femme pour superviser ces travailleurs migrants, faire pression sur eux.

« On n’était pas fainéants, mais, eux, ils n’étaient pas faciles, soupire Kalulou. Ils nous mettaient violemment au travail. » Ces encadrants aux pratiques d’hommes de main les ont suivis jusque dans l’hôtel où ils ont trouvé refuge, les exhortant, sur un ton agressif, à reprendre leur besogne et à les suivre vers d’hypothétiques logements, leur promettant de leur verser les salaires dus. Sans effet.

« À ce jour, ces travailleurs saisonniers n’ont pas reçu la rémunération promise. Nous allons les accompagner pour saisir les prud’hommes et nous exigeons la régularisation de ceux d’entre eux qui sont sans papiers », prévient Sabine Duménil, secrétaire générale de l’union départementale CGT de la Marne, en plaidant pour qu’ils soient « soignés, hébergés dignement jusqu’à ce que la situation se décante ».

Qui étaient les propriétaires des parcelles de vigne sur lesquelles étaient exploités ces vendangeurs ? Pour l’instant, mystère. « Nous voudrions que les donneurs d’ordres soient connus et poursuivis, qu’ils rendent des comptes mais, pour l’instant, c’est l’omerta complète sur le sujet », déplore cette syndicaliste.

À Troissy, le maire, Rémy Joly, lui-même viticulteur, est dépité. « Beaucoup de vignerons donnent leurs vendanges à faire à des prestataires, à cause des difficultés de recrutement et des tracasseries d’hébergement. Et puis il y a ceux qui ne veulent pas s’embêter avec ça. Ça donne lieu à des abus, très peu, mais très peu, c’est déjà trop », tranche-t-il, en défendant ceux qui privilégient une « cueillette traditionnelle », sans intermédiaires, « respectueuse des travailleurs ».

Une précédente affaire retentissante

Dans cette affaire, deux personnes ont été placées en garde à vue, avant d’être relâchées. Le parquet de Châlons-en-Champagne a ouvert une enquête préliminaire pour conditions d’hébergement indignes et traite d’êtres humains. Une précédente affaire de cette nature avait donné lieu, en 2020, à un retentissant procès à Reims. Elle concernait des travailleurs afghans et africains victimes des mêmes infractions, eux aussi exploités, mal nourris et logés dans des conditions effroyables. Verdict : trois ans de prison dont un avec sursis pour le couple à la tête de l’entreprise sous-traitante mise en cause pour traite d’êtres humains.

Parmi les prévenus, du côté des donneurs d’ordres, le responsable des prestations viticoles et vendanges de la maison Veuve Clicquot, propriété du groupe de luxe LVMH, avait fini par être relaxé : il niait fermement avoir eu connaissance des conditions indignes dans lesquelles étaient hébergés ces vendangeurs. Aucune maison de champagne, en tant que telle, n’avait été mise en cause pénalement.

LE RÉDACTEUR EN CHEF D’UN JOUR

Lyonel Trouillot, écrivain et poète haïtien : « La mise en esclavage se perpétue »

« En Champagne se passe quelque chose qui pourrait ressembler à ce qu’on appelait autrefois la “traite”. C’était le privilège des États et des compagnies marchandes de se livrer à ce jeu-là.

Aujourd’hui, à une moindre échelle et sans prétexte idéologique, perdure une cupidité qui ne cherche pas à se justifier. Comme quoi les choses changent sans vraiment changer, à part la découverte tardive de l’indignité. Quant à la mise en esclavage du plus faible, elle se perpétue tant qu’elle peut demeurer à l’abri des regards. »


 


 


 

Au CHU de Montpellier, les agents d’entretien d’Onet sont en grève illimitée

sur https://lepoing.net/

Une quarantaine d’agents d’entretien qui font une partie du nettoyage au CHU Lapeyronie sont en grève depuis la semaine dernière. Ils et elles demandent de meilleurs salaires, plus de temps et moins de contrôle pour effectuer leurs missions

A cinq heures ce lundi 18 septembre matin, ils et elles étaient entre trente et quarante sur leur piquet de grève, soit 70 % des titulaires. Après une heure de débrayage mercredi dernier, une heure jeudi, une journée de grève vendredi et une réunion infructueuse avec la direction, les salariés de l’entreprise Onet, qui gère le nettoyage du CHU de Montpellier, sont entrés en grève illimitée. Ils demandent entre autres une augmentation de salaires, une prime équivalente au treizième mois et plus de temps pour effectuer leurs missions. « Les surfaces à nettoyer sont trop importantes par rapport au temps donné pour effectuer la tâche », déplore Khadija Bouloudn, déléguée syndicale CGT-Onet. Selon le syndicat, leurs rémunérations se situent déjà parmi les plus basses du salariat, l’inflation rend leurs conditions de vie encore plus difficiles.

Mais outre leurs conditions de travail, les salariés dénoncent une application de pointage et de contrôle : « On doit désormais sortir notre téléphone à chaque fois qu’on doit nettoyer un espace, c’est du temps en plus alors qu’on en manque, et ce dispositif a été mis en place sans en informer le CSE et les salariés », explique Khadija Bouloudn.

Pour les soutenir dans leur grève, une caisse de grève est disponible ici.

  publié le 20 septembre 2023

Politique migratoire : 
pourquoi
l’Europe des clôtures est une impasse

Carine Fouteau sur www.mediapart.fr

Depuis plus de vingt ans, la politique migratoire européenne s’enferre dans une stratégie inefficace et meurtrière. Alors qu’une fois encore Lampedusa se retrouve au centre de l’attention, il est urgent d’accepter, enfin, que l’Europe non seulement peut mais doit accueillir plus de migrants.

LesLes gesticulations des responsables politiques partis en campagne sur l’île de Lampedusa pour accroître leur capital électoral en vue du prochain scrutin européen de juin 2024 donnent le tournis, pour ne pas dire la nausée, tant l’histoire se répète depuis le début des années 2000.

Le fond de l’air est rance : alors que le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin s’est rendu à Rome lundi 18 septembre dans la soirée pour proposer à l’Italie de l’aider à « tenir sa frontière extérieure », tout en déclarant ne pas être prêt à accueillir de migrant·es, on a entendu l’extrême droite française plaider soit pour un « blocus militaire », soit pour un « mur juridique ».

Chaque naufrage d’envergure, chaque arrivée massive de migrant·es sur les côtes européennes produit le même spectacle désespérant, les mêmes démonstrations de force, les mêmes promesses de fermeté, les mêmes recherches de coupables.

Après les îles grecques, de Lesbos ou de Chios, c’est à nouveau au tour de Lampedusa, bout de terre italienne à l’extrême sud de l’Europe, d’être le théâtre d’une sinistre instrumentalisation. En raison de sa proximité géographique avec la Tunisie, cette île est le principal lieu de débarquement des migrant·es dans le canal de Sicile depuis des années.

En une semaine, les conditions météorologiques aidant, plus de 11 000 personnes y ont accosté, dont près de la moitié pour la seule journée du mardi 12 septembre. Les arrivées s’annonçant record pour l’ensemble de l’année (plus de 118 500 personnes ont atteint les côtes italiennes depuis janvier, soit près du double des 64 529 enregistrées sur la même période en 2022), cela fait de Lampedusa le décor tout trouvé pour agiter les peurs.

Alors que défilent sur les écrans les images déshumanisantes d’exilé·es épuisé·es et affamé·es après une traversée périlleuse, les représentant·es politiques n’ont plus qu’à déverser leur rhétorique guerrière et à déployer, dans une surenchère d’où l’extrême droite sort gagnante, les mêmes vieilles recettes : toujours moins de droits pour les migrant·es, toujours plus de murs. Et cela en prenant à partie les habitants de l’île, qui n’ont pourtant rien demandé à personne, et qui, bien au contraire, ont fait au fil des ans la démonstration de leur hospitalité, pour peu qu’on leur en donne les moyens.

Cela fait plus de vingt ans que dure ce jeu de rôle cynique et meurtrier. Et que l’Europe tourne en rond. Les raisons de cette faillite sont identifiées de longue date par les chercheur·es et universitaires qui travaillent sur ces questions. Mais à la différence de ce qui s’est passé au cours des dernières années sur l’écologie avec la mise en sourdine progressive des climatosceptiques, les arguments rationnels sur les enjeux migratoires restent inaudibles. Ils tiennent pourtant en une phrase : les politiques européennes mises en œuvre depuis les années 2000 contribuent à créer les conditions des départs irréguliers contre lesquels elles sont censées lutter.

Une politique inhumaine et inefficace

Déplions. La première de ces recettes, aussi inhumaine qu’inefficace, consiste à fermer les frontières. Ce qui pourrait apparaître comme du « bon sens » n’est qu’une illusion. Les voies d’accès légales dans les pays de l’Union européenne pour les personnes extracommunautaires n’ont en effet cessé d’être réduites, avec une accélération de la fermeture depuis 2015-2016, dans le sillage des printemps arabes et de la guerre en Syrie, au motif de « maîtriser les flux migratoires ».

Les visas sont délivrés au compte-gouttes dans les pays de départ ; s’en procurer relève du parcours du combattant. Conséquence : ne pouvant obtenir des papiers en bonne et due forme, les exilé·es se rabattent sur les voies « illégales », contraint·es de risquer leur vie en traversant la Méditerranée sur des barcasses.

Non seulement cette politique ne produit pas les effets escomptés, mais en plus elle est meurtrière : selon l’Organisation internationale pour les migrations, qui tente de tenir à jour le macabre décompte, près de 30 000 morts sont survenues aux portes de l’Europe depuis 2014, la plupart des migrant·es étant mort·es ou ayant disparu sans que leur nom ait pu être identifié.

L’histoire pluriséculaire des migrations nous l’enseigne : aucune barricade n’a jamais été à même de contrer une dynamique mondiale, celle qui pousse sur le chemin de l’exil des centaines de milliers d’hommes et de femmes fuyant la dictature ou la misère ; ou les effets du dérèglement climatique, dont les pays européens sont en grande partie responsables. Les portes pourront continuer de se verrouiller davantage, les personnes dont la vie est en danger dans leur pays d’origine continueront de se déplacer dans l’espoir d’une vie meilleure.

Incapable de dissuader les candidat·es au départ, cette politique de fermeture grossit donc les rangs des exilé·es sans papiers et, au passage, enrichit les réseaux criminels de trafic d’êtres humains qu’elle prétend vouloir éradiquer.

Le second écueil dans la gestion européenne de l’asile et de l’immigration réside dans le choix de concentrer les points d’arrivée dans certains lieux, baptisés technocratiquement « hotspots », le plus souvent sur de petites îles du pourtour méditerranéen. Cette politique a pour conséquence de fixer les difficultés, d’accroître les tensions locales et de visibiliser les phénomènes d’engorgement, comme c’est le cas aujourd’hui à Lampedusa, dont les capacités d’accueil sont insuffisantes par rapport au nombre des arrivées.

Dans une tribune publiée dimanche 17 septembre dans Libération, Marie Bassi, enseignante-chercheuse à l’Université Côte d’Azur, et Camille Schmoll, chercheuse au laboratoire Géographie-cités et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), expliquent de quoi Lampedusa est le symptôme : « Ces îles-frontières concentrent à elles seules, parce qu’elles sont exiguës, toutes les caractéristiques d’une gestion inhumaine et inefficace des migrations. Pensée en 2015 au niveau communautaire mais appliquée depuis longtemps dans certains pays, cette politique n’est pas parvenue à une gestion plus rationnelle des flux d’arrivées. Elle a en revanche fait peser sur des espaces périphériques et minuscules une énorme responsabilité humaine et une lourde charge financière. Des personnes traumatisées, des survivants, des enfants de plus en plus jeunes sont accueillis dans des conditions indignes. »

Nous sommes face à une « crise de l’accueil et non [à une] crise migratoire », analysent-elles.

Les effets de la sous-traitance des contrôles migratoires

Voilà pour l’aval. En amont des départs, les impasses sont tout aussi palpables. Les politiques qui cherchent à maîtriser les flux dans les pays d’origine ou de transit en sous-traitant à leurs autorités le rôle de gardes-frontières, sont, elles aussi, vouées à l’échec.

Le récent accord signé par l’Union européenne avec la Tunisie en est la plus flagrante démonstration. Cette voie diplomatique, que l’on serait plutôt tenté de qualifier de marchandage, n’a pas fait baisser le nombre des départs, comme le montrent les mouvements actuels. Mais elle a pour conséquence de fragiliser encore un peu plus les migrant·es déjà pris·es pour cible par le président tunisien, Kaïs Saïed.

Depuis ses déclarations racistes, de nombreux exilés ont en effet été expulsés de leur domicile, ont perdu leur travail ou été déportés dans le désert, où certains sont morts de soif. Une telle dégradation de leurs conditions de vie ne peut que les inciter, y compris ceux qui n’en avaient pas l’intention, à prendre la fuite et à tenter la traversée.

Le précédent accord, signé par l’Union européenne en 2016 avec la Turquie, à la suite de la guerre en Syrie, est éclairant à un autre égard : si les routes migratoires qui traversent ce pays se sont temporairement taries, elles se sont aussitôt déplacées ailleurs, en l’occurrence vers les pays du nord de l’Afrique, au premier rang desquels… la Tunisie.

Dans leur tribune, Marie Bassi et Camille Schmoll rappellent aussi le cas libyen, et le chantage exercé en son temps par Mouammar Kadhafi. « Nous avons collaboré avec des gouvernements irrespectueux des droits des migrants : en premier lieu la Libye, que nous avons armée et financée pour enfermer et violenter les populations migrantes afin de les empêcher de rejoindre l’Europe », écrivent-elles. Et cela sans impact sur les réseaux de trafiquants, qui, à peine démantelés, se sont réorganisés sous d’autres formes, parfois avec l’aide des autorités locales, comme nous l’avons documenté dans Mediapart.  

Autre diversion agitée à l’envi par les responsables politiques européens, et pas seulement par ceux de l’extrême droite, la criminalisation des ONG venant en aide aux migrant·es a pour seule et unique conséquence de faire augmenter la létalité de la traversée maritime.

Comme le rappelle la journaliste Cécile Debarge dans nos colonnes, le scénario actuel met à mal la théorie de l’« appel d’air », supposément créé par les sauvetages en mer. Depuis une semaine, détaille-t-elle, le navire Aurora, affrété par l’ONG Sea Watch, a débarqué 84 migrant·es au port de Catane, l’Ocean Viking de SOS Méditerranée a amené 68 migrant·es jusqu’au port d’Ancône, et, à Lampedusa, ce sont le Sea Punk 1, le Nadir et le ResQ People qui ont respectivement amené à terre 44, 85 et 96 personnes. Ces chiffres, conclut-elle, sont dérisoires lorsqu’ils sont rapportés à l’ensemble des personnes arrivées en Italie.

Pour clore ce panorama, examinons une dernière solution largement reprise à droite et à gauche de l’échiquier politique : déployer l’aide au développement pour réduire les arrivées de migrant·es. Dans un entretien accordé au Journal du dimanche en mai 2021, à l’occasion d’une visite au Rwanda et en Afrique du Sud, le chef de l’État a mis en garde contre l’« échec » de la politique de développement.

« Si on est complices de l’échec de l’Afrique, assenait Emmanuel Macron, on aura des comptes à rendre mais on le paiera cher aussi, notamment sur le plan migratoire. » Il ajoutait : « Si cette jeunesse africaine n’a pas d’opportunités économiques, si on ne la forme pas, si on n’a pas de bons systèmes de santé en Afrique, alors elle émigrera. »

Or les nombreux travaux de recherche sur cette question aboutissent à la même conclusion : l’aide au développement n’est pas une réponse à court terme ; au contraire, dès lors qu’elle conduit à une hausse du revenu par habitant·e, elle favorise plutôt qu’elle ne décourage l’émigration vers l’Europe. Les personnes qui partent ne sont pas les plus pauvres parmi les pauvres, mais plutôt celles qui disposent d’un certain capital financier et culturel nécessaire pour envisager l’exil dans un pays lointain. 

Changer de paradigme

Face à ces impasses, que faire ? Pour commencer, il est indispensable de dézoomer des polémiques politiciennes, de regarder la réalité des chiffres en face et d’accepter que l’Europe, encore appelée le Vieux Continent dans les manuels scolaires, non seulement peut mais doit accueillir des migrant·es.

La manière dont nos pays ont ouvert leurs portes aux réfugié·es ukrainien·nes donne un aperçu de notre capacité à faire preuve d’hospitalité, et, par voie de conséquence, laisse entrevoir un soubassement raciste dans notre difficulté à laisser entrer les réfugié·es africain·es.

Ce changement de paradigme, François Héran, professeur au Collège de France à la chaire Migrations et Sociétés, l’appelle de ses vœux. Centrant ses travaux sur la France, il ne cesse de répéter que « le débat public sur l’immigration est en décalage complet par rapport aux réalités de base ».

Dans son livre Immigration : le grand déni (Seuil, 2023), il démontre méticuleusement, chiffres à l’appui, que certes, l’immigration augmente, mais que l’Hexagone, contrairement aux fantasmes, n’est ni particulièrement accueillant par rapport à ses voisins, ni même particulièrement attractif aux yeux des migrant·es.

Un seul exemple, celui des exilés syrien·nes, irakien·nes et afghan·es. Seuls 18 % des 6,8 millions de Syrien·nes sont parvenu·es à déposer une demande d’asile en Europe, « dont 53 % en Allemagne et 3 % en France ». De même, 400 000 Irakien·nes ont cherché refuge dans l’Union européenne entre 2014 et 2020, dont 48 % en Allemagne et 3,5 % en France. Sur la même période, les réfugié·es afghan·es dans l’UE n’ont été que 8,5 % à demander la protection de la France, quand 36 % d’entre eux sont allés en Allemagne.

L’accueil est par ailleurs une nécessité : le déclin démographique de l’Europe suppose en effet pour continuer de faire tourner nos économies, financer les retraites, accompagner les plus âgé·es et agir contre le dérèglement climatique d’ouvrir plus largement nos portes.

Selon les chiffres d’Eurostat, le solde naturel de la population européenne (qui mesure la différence entre le nombre de naissances et le nombre de décès) est négatif depuis 2015, et l’immigration est déjà le principal facteur d’augmentation de la population.

L’Allemagne l’a bien compris qui en fait une politique volontariste, assumant son biais utilitariste. Les réformes entreprises outre-Rhin pour faciliter l’accueil des étrangers s’appuient ainsi sur les estimations selon lesquelles 13 millions de travailleurs quitteront le marché du travail au cours des quinze prochaines années, soit presque un tiers des actifs. L’Agence pour l’emploi estimait, au printemps 2023, à 400 000 arrivées par an le besoin d’immigration pour compenser la perte de force de travail.

Tout aussi préoccupée par le vieillissement de sa population, l’Espagne est moins crispée que la France. On se souvient en 2020 d’un ministre en charge des migrations déclarant lors d’un forum international que l’économie de son pays aurait besoin « de millions et de millions » de migrant·es pour se maintenir à son niveau actuel, et que ses voisins devraient aussi être « préparés à intégrer » massivement les populations exilées.

Pendant ce temps, notre pays, à contre-courant, s’enfonce dans le déni et s’étripe pour savoir si, à trop ouvrir ses portes, l’Europe ne risque pas d’être « submergée ». Cette question, dont l’extrême droite française a fait son fonds de commerce, est l’objet d’une querelle ancienne mais toujours vivace. Elle s’est cristallisée en 2018 autour de la publication du livre de l’ex-journaliste Stephen Smith La ruée vers l’Europe (Grasset), qui anticipait que d’ici une trentaine d’années l’Europe serait peuplée à 25 % d’immigrés subsahariens.

Depuis, de nombreux chercheurs ont infirmé sa thèse, la passant au tamis des données démographiques publiques. François Héran a été l’un des premiers à y répondre de manière argumentée dans un bulletin d’information scientifique de l’Institut national des études démographiques (Ined).

Dans ce texte intitulé « L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes », il replace les migrations africaines dans le tableau mondial des diasporas, rappelant que « lorsque l’Afrique subsaharienne émigre, c’est à 70 % dans un autre pays subsaharien et à 15 % seulement en Europe ».

« Comparée aux autres régions du monde – l’Amérique centrale, l’Asie ou les Balkans –, l’Afrique subsaharienne émigre peu en raison même de sa pauvreté », ajoute-t-il, précisant que « si l’on intègre les projections démographiques de l’ONU, les migrants subsahariens occuperont une place grandissante dans les sociétés du nord mais resteront très minoritaires : environ 4 % de la population vers 2050 », soit très loin de la « prophétie » des 25 % avancée par Stephen Smith.

« L’attractivité relative de la France décrochera, menaçant son économie et son modèle social » Philippe Askenazy, économiste

Aujourd’hui, nous en sommes encore à batailler autour d’une vingt-neuvième loi restrictive sur l’immigration depuis les années 1980.

« Pourtant, comme le note l’économiste Philippe Askenazy dans une tribune parue dans Le Monde du 31 mai 2023, si la démographie naturelle française demeure plus favorable qu’outre-Rhin, les dernières projections de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), à politique migratoire constante, suggèrent une quasi-stagnation de la main-d’œuvre disponible dans les prochaines décennies. »

« Au lieu d’en être inquietle pouvoir est, en aparté, soulagé que si peu d’Ukrainiens aient choisi la France comme refuge, même en comparaison avec des pays encore plus éloignés géographiquement de l’Ukraine : rapporté à la population, six fois moins qu’en Irlande, trois fois moins qu’au Portugal et deux fois moins qu’en Espagne », observe-t-il, avant de constater, pour le regretter : « Que ce soit le projet Darmanin ou ceux des membres du parti Les Républicains, l’obsession est de “reprendre le contrôle” en luttant contre le mirage d’une France attractive, à coups d’une police bureaucratique coûteuse et de quotas également bureaucratiques. »

À force de s’entêter, conclut-il, « l’attractivité relative de la France décrochera, menaçant son économie et son modèle social ».

Il est donc urgent de changer de focale et d’ouvrir des voies d’accès légales au Vieux Continent tout en faisant preuve de solidarité interétatique dans l’accueil des réfugié·es arrivé·es sur nos côtes. Si le « Pacte sur l’asile et l’immigration » en discussion depuis quatre ans à l’échelon européen intègre des mesures visant à mieux répartir les arrivant·es, il reste fondé sur le postulat que l’UE est menacée par la pression migratoire et doit s’en protéger.

Au regard du débat politico-médiatique français, on comprend qu’il est vain d’attendre de notre pays qu’il joue un quelconque rôle moteur pour transformer cette vision éculée tant il paraît obnubilé par ses démons postcoloniaux et aspiré par la tentation du repli.


 


 

Lampedusa :
l’union inhumaine

Hugo Boursier  sur www.politis.fr

Alors que la situation reste critique sur l’île et que l’urgence est avant tout humanitaire, la Commission européenne perfectionne ses outils pour expulser plus rapidement les personnes en exil.

Vite, il faut inonder les médias d’un seul et même message : l’accueil des quelque dix mille migrants arrivés entre le lundi 11 et le mercredi 13 septembre à Lampedusa n’est pas « une priorité », car la seule qui vaille, pour l’Europe, c’est l’expulsion de « ceux qui n’ont rien à y faire ». Si ces propos ont été tenus le 18 septembre par le ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, sur Europe 1 et CNews, ils auraient pu l’être par de nombreux dirigeants européens. Sur le continent, l’accueil digne n’est définitivement plus un réflexe. L’urgence, la vraie, c’est de trier. Et d’expulser. Vite, le plus vite possible.

Pour Darmanin, l’urgence, la vraie, c’est de trier. Et d’expulser. Vite, le plus vite possible.

Vous qui fuyez les pays en guerre : passez, mais sachez qu’en France vous aurez droit à la rue, aux tentes lacérées comme à Calais, aux bouteilles d’eau réquisitionnées et au soupçon généralisé. Vous qui êtes originaires de Guinée, de Côte d’Ivoire ou du Cameroun : c’est demi-tour. La machine administrative a décidé que vous n’étiez que des « migrants économiques ». Une qualification qui colle sur votre front le billet irrévocable du retour au pays.

Habituel vendeur de ce discours xénophobe, Gérald Darmanin vante son funeste bilan sur Bolloré News : « Quand je suis arrivé au ministère de l’Intérieur, nous étions le deuxième pays d’Europe qui accueillait le plus de demandeurs d’asile. Aujourd’hui, nous sommes le quatrième. On doit pouvoir continuer à faire ce travail. » Objectif : être le dernier de la liste ? La Hongrie de Viktor Orbán n’a qu’à bien se tenir. Si le pays d’Europe centrale est celui qui a reçu le moins de demandes d’asile en 2021, il pourrait bien voir la France concurrencer ce record.

C’est peut-être le doux rêve du locataire de la place Beauvau avant d’accéder à l’Élysée, en 2027. Celui de Marine Le Pen, qui a festoyé aux côtés de Matteo Salvini, vice-président du Conseil italien et patron du parti d’extrême droite la Ligue, le week-end dernier, ne doit pas être bien éloigné. La figure de proue du Rassemblement national parle de « submersion migratoire » pour qualifier la situation à Lampedusa, quand Gérald Darmanin se félicite de ne pas accueillir de demandeurs d’asile – donc de potentiels réfugiés. Pour les agitateurs de la haine, aux grands maux les grands remèdes.

Mais les déclarations de Gérald Darmanin n’ont rien de choquant si l’on écoute celles tenues par Ursula von der Leyen. La présidente de la Commission européenne a répondu à l’appel de détresse de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni – le seul que l’Europe entend vraiment. Car ceux lancés en pleine mer par les ONG, souvent criminalisées pour avoir tenté de sauver des vies humaines, s’évanouissent silencieusement dans un ciel toujours plus sombre. Ensemble sur l’île où accostent les bateaux de fortune, à quelques mètres des exilés qui attendent, épuisés, que se joue leur destin, les deux femmes ont affiché une consternante solidarité.

Pour les agitateurs de la haine, aux grands maux les grands remèdes.

À l’aube du laborieux « pacte sur la migration et l’asile » entre les pays membres, qui vise, par exemple, à réaliser un premier filtrage parmi les exilés depuis les frontières de l’UE, la présidente de la Commission a listé plusieurs priorités : renforcer Frontex, l’agence de gardes-côtes et de gardes-frontières de l’UE, améliorer le dialogue avec les premiers pays d’émigration pour pouvoir mieux y renvoyer leurs citoyens, et empêcher toute velléité de départ depuis les pays où s’échappent les bateaux vers l’Europe, à commencer par la Tunisie. Autant d’arguments pour les nationalistes en prévision des élections européennes. Et de pierres pour ériger la forteresse.

   publié le 20 septembre 2023

Sophie Binet : « Pour le capital, la démocratie est un problème »

Naïm Sakhi et Sébastien Crépel sur www.humanite.fr

La secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, était l’invitée, samedi, de l’Agora de l’Humanité. La dirigeante estime que les syndicats ont « semé des graines », alors que la centrale cégétiste a réalisé 40 000 nouvelles adhésions.

La foule des grands jours pour Sophie Binet. Samedi, en début d’après-midi, la secrétaire générale de la CGT avait carte blanche à l’Agora de l’Humanité. Alors que la rentrée prend à la gorge une majorité de salariés et de familles qui n’arrivent plus à faire face à la cherté de la vie, la dirigeante cégétiste a avancé des propositions alternatives. Avec pour ligne de mire la mobilisation du 13 octobre pour les salaires et contre l’austérité, elle a aussi indiqué de nouveaux enjeux où se cristallise l’affrontement de classe.

Vous avez été élue en mars au congrès de Clermont-Ferrand, votre profil se différencie de ceux de vos prédécesseurs : vous êtes une femme, cadre, qui n’a pas fait ses armes au PCF. Que signifie votre élection à la tête de la CGT ?

Sophie Binet : La CGT est souvent caricaturée, mais les femmes ont toujours été présentes dans nos rangs. Notre congrès fondateur de 1895 a été présidé par une femme, Marie Saderne, une corsetière, à la tête d’une grève de quatre-vingt-dix jours. Le fait d’avoir une femme secrétaire générale n’est pas arrivé naturellement, mais concrétise l’aboutissement des combats féministes pour mettre des femmes à tous les postes de responsabilité dans la CGT.

Nous avons passé une étape importante, mais je ne dois pas être l’arbre qui cache la forêt : amplifions notre développement féministe et la syndicalisation des femmes.

L’année 2023 restera comme celle des grèves et manifestations intersyndicales contre la réforme des retraites. Que retenez-vous de cette lutte ?

Sophie Binet : Nous avons écrit, ensemble, une page de l’histoire sociale. Soyons fiers de ce que nous avons réalisé. Au regard du rapport de force, dans les autres pays européens qui ne sont pas sous le régime de la Ve République nous aurions gagné. Nous sommes à un point de bascule : pour le capital, la démocratie est un problème, alors que les populations sont de plus en plus lucides et refusent les réformes libérales.

Cela va de pair avec l’autoritarisme patronal dans les entreprises. Les banlieues ont été matées à coups de comparution immédiate. Oui, les vols et saccages sont inacceptables, mais ce sont des enfants. C’est une victoire à la Pyrrhus pour Macron.

Il n’a pas de majorité à l’Assemblée. Il ne peut pas inaugurer le Mondial de rugby sans se faire huer par 80 000 supporteurs. Et le match est ouvert au sein même de son gouvernement pour sa succession. Le pouvoir est affaibli par ce passage en force.

Peut-on parler d’un tournant dans l’histoire du mouvement syndical, en dépit de l’application du texte ? La CGT en sort-elle renforcée ?

Sophie Binet : Nous avons semé des graines. Les organisations syndicales sont revenues au centre du jeu. La CGT compte 40 000 nouvelles adhésions. C’est plus de 100 000 pour l’ensemble des centrales syndicales. Nous avons gagné la bataille de l’opinion. Mais cela n’a pas suffi. Nous devons gagner la bataille de la grève.

Elle ne se décrète pas, mais se construit. La CGT a réussi des grèves reconductibles, notamment dans l’énergie, les transports, le traitement des déchets, etc. Dans certains secteurs, la CGT est implantée, forte de ses nombreuses adhésions. Pour inverser le rapport de force, nous devons faire reculer les déserts syndicaux : 40 % des salariés du privé n’ont pas de syndicats dans leurs entreprises.

« Avec le 13 octobre, nous donnons ensemble le cap : mobilisons-nous pour les salaires. »

Le droit de grève y est théorique ; il n’y a pas d’action collective. Comme en 1936, en 1945, en 1968, enclenchons un grand mouvement de syndicalisation. Les conquêtes sociales ont été obtenues lorsque les organisations syndicales, et singulièrement la CGT, étaient au plus fort de leurs effectifs. L’unité syndicale est un grand acquis de ce mouvement, mais elle ne gomme pas les différences.

La CGT et la CFDT sont deux grandes centrales et nous pouvons débattre des jours durant de nos désaccords. Mais l’unité syndicale donne le cap et permet de rassembler largement le monde du travail. En face, la stratégie du capital est d’abord la répression, mais aussi la multiplication des débats identitaires pour empêcher la classe du travail de s’organiser. Avec le 13 octobre, nous donnons ensemble le cap : mobilisons-nous pour les salaires.

De nombreux cégétistes sont inquiétés pour leurs actions de grève. Le secrétaire général de la fédération des mines et énergie CGT, Sébastien Menesplier, a été convoqué par la gendarmerie. Peut-on parler de menaces sur les libertés syndicales en France ?

Sophie Binet : Je tire un signal d’alarme démocratique, non seulement sur les libertés syndicales, mais sur les libertés en général. On croit rêver quand le ministre de l’Intérieur ambitionne de ne plus subventionner la Ligue des droits de l’homme ou qualifie les lanceurs d’alerte environnementaux d’écoterroristes.

Sébastien Menesplier a été convoqué parce qu’il est le secrétaire général de la fédération fer de lance de la mobilisation contre la réforme des retraites. Nous sommes dans un ruissellement de la répression : taper sur les directions syndicales pour envoyer un message aux chefs d’entreprise afin d’encourager les licenciements dans les entreprises. Si l’extrême droite arrive au pouvoir, elle aura tous les outils constitutionnels et législatifs pour mettre à bas les conquis sociaux.

Une question de méthode : faut-il discuter avec le gouvernement ?

Sophie Binet : La CGT ne discute pas avec l’exécutif ou les patrons. La CGT négocie, sur la base d’un rapport de force et sur nos revendications. Grâce à l’unité syndicale, cette méthode est retenue par les autres organisations syndicales. Le patronat change un peu de ton. Et le gouvernement a découvert un nouveau mot : les salaires. Pourtant, il ne voulait pas d’une conférence sociale sur les salaires.

Les patrons ne supportent pas que le législatif dicte les hausses de salaire et déplorent même l’existence d’un Smic fixé par l’exécutif. La boucle prix-salaire n’existe pas, contrairement à la boucle prix-profit. La conditionnalité des aides publiques, 200 milliards chaque année, soit le tiers du budget de l’État, est une nécessité. Tout comme l’égalité femmes-hommes. La force du capitalisme est de récupérer des dynamiques dans la société à son avantage.

C’est le cas de l’index inégalité salariale. Il occulte les inégalités entre les femmes et les hommes et, avec des biais grossiers, permet à 95 % des entreprises d’avoir une bonne note. La CGT lie la lutte entre les rapports de domination du capital et celle contre le patriarcat.

Six saisonniers sont morts ces derniers jours durant les vendanges. Le patronat se plaint d’un problème de recrutement. Mais le problème n’est-il pas celui des conditions sociales et des salaires ?

Sophie Binet : D’abord, relativisons le problème du recrutement : 5 millions de personnes sont toujours privées d’emploi. Les métiers concernés sont ceux les moins bien payés avec les conditions sociales les plus difficiles. Dans ces secteurs, pour embaucher, il faut modifier les conditions de travail.

Mais la solution du patronat est de couper dans les allocations-chômage et contraindre les gens à accepter ces métiers difficiles. Dans le dossier de l’assurance-chômage, les organisations syndicales sont pour la première fois unies. Toutes refusent la lettre de cadrage du gouvernement. Le patronat se nie en parlant du non-recours aux droits sociaux, alors que ce phénomène concerne une majorité de chômeurs.

Dans les services publics, les besoins en personnel sont criants. Le discours de l’exécutif sur la réduction de la dette publique est-il audible ?

Sophie Binet : Les services publics se trouvent à un stade critique de paupérisation, alors que le budget de l’armement n’a jamais été aussi élevé. Cet été, parmi les 400 décès supplémentaires en raison des fortes chaleurs, combien sont liés à la fermeture des services d’urgence ? 50 % des établissements scolaires manquent d’au moins un enseignant. Les métiers de la fonction publique ont un problème d’attractivité.

Le recul des services publics s’accompagne d’une explosion du privé lucratif. Nous assistons à une offensive du privé contre la protection sociale. C’est le cas pour les retraites, mais aussi pour le secteur du soin et du lien, nouveau lieu d’affrontement avec le capital. Pas de subventions au privé lucratif ! Si l’on cherche des pistes économiques, elles sont de ce côté-là.

Après un été caniculaire, la question environnementale ne doit-elle pas devenir prioritaire dans les modes de production ?

Sophie Binet : La question environnementale est au cœur de l’affrontement de classe, comme à Sainte-Soline. L’eau est un nouveau lieu d’affrontement avec le capital. La chaleur tue des travailleurs en France, dans l’agriculture, dans le bâtiment, dans les métiers pénibles et d’extérieur. La CGT revendique l’interdiction du travail au-delà d’une certaine température. Nous devons évidemment rétablir les CHSCT.

Pour répondre au défi environnemental, nous ne pouvons pas nous limiter à la culpabilisation des pratiques individuelles. Nous devons transformer en profondeur l’outil productif. Le cas de STMicroelectronics en est l’illustration. Emmanuel Macron a annoncé le doublement de la production des puces électroniques sur le site, comme l’exigeait la CGT. Mais leur fabrication demande énormément d’eau. Et les aides gouvernementales ne sont pas conditionnées à des critères environnementaux.

La CGT formule une proposition : plutôt que d’utiliser de l’eau propre, recyclons la même eau pour éviter de consommer les ressources de la région. Mais cela coûte plus cher. À Thales, les camarades ont monté un projet d’imagerie médicale avec les technologies utilisées pour fabriquer des engins de guerre. Je pourrais multiplier les exemples. Mais, malheureusement, les militants CGT se retrouvent comme des passagers clandestins, sans pouvoir exposer leur projet. C’est pourquoi de nouveaux droits des salariés dans les entreprises sont à conquérir.

  publié le 19 septembre 2023

Détresse pour les précaires,
hausse des marges pour les entreprises :
à qui profite l’inflation ?

par Maxime Combes sur https://basta.media/

Loin d’avoir été jugulée, l’inflation s’installe comme pérenne. Elle fait des gagnants, les entreprises qui augmentent indûment leurs profits, et des perdants, les ménages les plus pauvres qui subissent. Ce n’est pas une fatalité.

Voilà presque deux ans que le gouvernement annonce que l’inflation est « temporaire », qu’elle va finir par « baisser » et qu’elle est plus faible en France que dans les autres pays européens. « Le pic de l’inflation est désormais passé », affirmait encore Élisabeth Borne le 23 août dernier. Mais huit jours plus tard, l’Insee annonçait que l’indice des prix à la consommation avait progressé de 4,8 % sur un an au mois d’août contre seulement 4,3% au mois de juillet. L’inflation en France est dorénavant supérieure à celle de la zone euro et l’une des plus élevées d’Europe. Comment l’expliquer ? Quels sont les perdants ? Les gagnants ?

L’inflation repart à la hausse

C’est devenu un jeu sur les réseaux sociaux : répertorier les innombrables interventions publiques du président de la République et des membres du gouvernement promettant une « inflation temporaire » (le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, le 17 novembre 2021), un « pic de l’inflation déjà atteint » (encore Bruno Le Maire, le 27 juin 2022, puis Emmanuel Macron le 27 février 2023 et la Première ministre Élisabeth Borne le 23 août 2023) ou encore une « baisse à venir » (Olivier Véran, porte-parole du gouvernement le 28 juillet 2022).

Les chiffres disent pourtant le contraire : les prix à la consommation sont durablement orientés à la hausse en France. Sur deux ans, entre août 2021 et août 2023, la hausse est de 10,5 %, et même de 20 % pour les seuls produits alimentaires et de 31 % pour l’énergie.

Le net rebond de la hausse au mois d’août 2023 s’explique par une inflation pérenne sur les produits alimentaires, et par l’augmentation des prix de l’électricité : après les avoir augmentés de 15 % au 1er février, le gouvernement a décidé d’une deuxième hausse de 10 % au 1er août, en plein cœur de l’été.

C’est environ 400 euros de plus en moyenne par an et par ménage, auxquels il faut ajouter les prix du pétrole et du gaz repartis eux aussi à la hausse. Selon Eurostat, la France est désormais dans le peloton de tête des pays européens les plus touchés par l’inflation.

Pouvoir d’achat en baisse

En parallèle, les salaires augmentent en moyenne bien moins vite. Les salaires dits réels, c’est-à-dire lorsque l’inflation est prise en compte, sont par conséquent, depuis deux ans et en moyenne, orientés à la baisse. Dans le secteur privé, les salaires réels ont même été en recul sept trimestres consécutifs sur les années 2021-2023.

Selon l’Insee, le niveau de vie des ménages a ainsi reculé en moyenne de 0,3 % en 2022 et de 0,6 % au premier trimestre 2023, avec une stabilisation au second trimestre 2023. Ces chiffres cachent d’énormes disparités. Certains salaires n’ont pas été, ou peu, revalorisés.

Aucune politique publique n'a été décidée pour juguler l'inflation tirée par les profits

Après avoir vécu sous un régime de (très) faible inflation depuis la fin des années 1980, nous faisons face à une augmentation subite, continue et générale des prix depuis deux ans. Ce qui est source d’angoisses, de privations et d’insécurité. Alors qu’il n’y a jamais eu autant de millionnaires en France, plus d’un tiers des habitant·es du pays affirment ne plus pouvoir se procurer une alimentation saine, lui permettant de faire trois repas par jour, et 45 % ont des difficultés pour payer certains actes médicaux ou leurs dépenses d’énergie. C’est l’inquiétant constat fait par le 17e baromètre d’Ipsos et Secours populaire de la pauvreté et de la précarité.

Détresse sociale

Le recours à l’aide alimentaire, qui avait déjà triplé entre 2012 et 2022, concerne toujours plus de familles et d’étudiant·es. De plus en plus de personnes ayant un emploi y recourent aussi. Les Restos du cœur annoncent avoir déjà reçu 18 % de personnes en plus en 2023 que l’année précédente.

Cette « déconsommation » subie s’observe jusque dans les statistiques générales : la consommation de produits agricoles a baissé, en volume, de plus de 10 % depuis fin 2021. Une baisse aussi rapide est inédite. Va-t-elle se poursuivre ? Quels seront ses effets économiques et sociaux ? Sur la santé de celles et ceux qui doivent se priver ?

Cette déconsommation subie frappe d’autant plus les ménages qu’ils sont pauvres. Les 9,2 millions de personnes dont les revenus sont situés sous le seuil de pauvreté sont celles dont les dépenses contraintes (loyers, énergie, alimentation) sont déjà les plus importantes : elles doivent faire avec 41 % de dépenses dites « pré-engagées » en moyenne, contre 28 % pour les ménages aisés, selon les données de France stratégie.

Inflation pour les uns, profit pour les autres

Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Les grandes entreprises tirent particulièrement leur épingle du jeu. Pour le troisième trimestre consécutif, leur taux de marge – hors secteur financier – a progressé, pour atteindre 33,2 %, en hausse de 1,5 point par rapport au trimestre précédent. C’est plus qu’en 2018, avant la pandémie de Covid-19.

Selon l’Insee, près des trois quarts de cette hausse s’expliquent par l’envolée des prix de leurs produits. Par l’inflation donc. L’industrie agroalimentaire affiche ainsi des marges historiques. La hausse des prix des produits alimentaires qui frappe si fortement les ménages, notamment les plus pauvres, font ainsi grossir les profits de l’agro-industrie.

Une publication du Fonds monétaire international montre que l’augmentation des bénéfices des entreprises, qui ne peut s’expliquer par une hausse de leur productivité, est désormais « à l’origine de près de la moitié de la hausse de l’inflation des deux dernières années en Europe ».

Les entreprises ont été et se sont mieux protégées de l’augmentation du prix des matières premières que les populations. En plus du soutien organisé par les pouvoirs publics, elles ont joué sur les prix pour augmenter leurs marges et leurs profits. Une publication de l’Insee montre par exemple que les entreprises répercutent sur leurs prix de vente l’équivalent de 127 % des hausses de prix de l’énergie auxquelles elles sont confrontées.

En revanche, quand les prix de l’énergie baissent, comme au printemps, les entreprises ne répercutent sur leurs prix que 58% de cette baisse. L’écart entre les deux, payé par les consommateurs, alimente directement les profits sans que cela soit justifié. Les économistes ont appelé ce phénomène la « profitflation », une inflation tirée par les profits.

Aucune mesure contre les profits

Aucune politique publique n’a pourtant été décidée pour juguler l’inflation tirée par les profits. Du côté de la Banque centrale européenne, dont la mission est de maintenir l’inflation à 2 % en Europe, on fait comme si la profitflation n’existait pas. La BCE vient en effet d’augmenter pour la dixième fois consécutive ses taux directeurs, risquant de paralyser l’économie, plutôt que de restreindre la capacité des (grandes) entreprises à augmenter leurs profits.

Le FMI montre pourtant que les profits des entreprises doivent être réduits très significativement pour que l’inflation revienne dans les clous des objectifs de la BCE. Selon les hypothèses retenues, il faudrait qu’ils soient ramenés à un niveau compris entre celui qui était le leur dans les années 1990 et celui d’avant la pandémie. En tout cas bien plus bas qu’aujourd’hui. La BCE pourrait donc conditionner son soutien aux très grandes entreprises au fait que celles-ci réduisent très sensiblement leurs prix ou les dividendes versés ou investissent massivement dans la transition écologique. Ce n’est pas le chemin choisi.

Le gouvernement protège les entreprises

L’exécutif français, de son côté, s’est démultiplié pour éviter une augmentation générale des salaires et des prestations sociales, comme s’il craignait l’enclenchement d’une improbable spirale prix-salaire. Les experts sont pourtant formels. Il n’y a pas de hausse autoentretenue entre les prix et les salaires, puisque les seconds sont peu revalorisés et, lorsqu’ils le sont, c’est avec un délai conséquent.

Les salaires sont donc en retard. Pour juguler la profitflation, l’exécutif aurait donc pu œuvrer pour que les entreprises privilégient une augmentation des salaires plutôt que des profits. Mais au printemps, le gouvernement fait tout le contraire en préconisant via le projet de loi sur le partage de la valeur ajoutée une augmentation des primes plutôt que des salaires, encourageant de fait une augmentation des profits.

Sur l’autre versant, l’exécutif pourrait décider d’encadrer plus strictement les prix, afin que ceux-ci ne soient pas maintenus artificiellement plus haut que nécessaire par les entreprises. Mais le ministre de l’Économie Bruno Le Maire s’est pour l’instant limité à demander aux entreprises en général, et aux enseignes alimentaires en particulier, de contenir les hausses de prix. Les inviter à mettre sur pied des paniers anti-inflation garantit de laisser inchangé leur pouvoir de marché et faire comme si les pouvoirs publics étaient impuissants.

Nous l’avions un peu oublié avec la disparition de l’inflation depuis les années 1980, mais tout épisode inflationniste place en général les entreprises dans le camp des gagnants et les personnes les plus précaires dans le camp des perdants.

Lutter contre l’inflation par des mesures de contrôles des prix et des profits d’un côté, et de hausse des revenus de l’autre, dessine en creux une politique qui permettrait de réduire les inégalités face à l’inflation et les terribles souffrances qui l’accompagne.


 


 

Essence, alimentation… Inflation d’expédients contre la hausse des prix

Clotilde Mathieu, Cyprien Boganda et Samuel Eyene sur www.humanite.fr

Après avoir demandé aux acteurs de l’alimentaire de baisser leurs tarifs en rayon, le gouvernement ouvre la voie à la vente à perte dans les pompes à essence. Mais rien contre l’explosion des marges des grands groupes.

Il est peu recommandé d’user d’un pistolet à eau pour éteindre un incendie. Alors que les prix à la pompe ont franchi les 2 euros le litre, le gouvernement s’en remet à des expédients pour faire baisser les factures, quitte à ce que ceux-là soient contre nature. Après avoir félicité la semaine dernière TotalEnergies pour le plafonnement du litre à 1,99 euro dans ses 3 400 stations, Matignon et Bercy envisagent d’autoriser tous les pompistes à vendre à perte pour une durée limitée. « Ce sera effectif à partir de début décembre », a expliqué lundi Bruno Le Maire sur France 2.

Cette mesure, interdite depuis 1963, autoriserait les distributeurs à vendre leurs combustibles en dessous des prix commerciaux d’achat. De quoi inquiéter les stations-service indépendantes. « Mes adhérents vivent à 40 %, 50 % , voire plus, de la vente du carburant, donc s’ils vendent à perte, je leur donne trois mois », a déploré Francis Pousse, président du département Stations-service et énergies nouvelles du syndicat professionnel Mobilians, représentant les stations indépendantes. Le gouvernement s’est engagé lundi 18 septembre à accorder des « compensations » à ces dernières. Les près de 6 000 stations-service hors des grandes surfaces « ne pourront pas compenser les pertes sur cette activité par des autres recettes – notamment les produits alimentaires » a indiqué le syndicat dans un communiqué, ajoutant que cette disposition n’était « économiquement pas viable pour les distributeurs indépendants ». En plus de voir leurs clients aller faire le plein dans des stations moins chères, ces indépendants craignent de voir diminuer leurs revenus liés aux activités annexes, comme le lavage des voitures ou les boutiques par exemple.

Le gouvernement aurait pu jouer sur les taxes appliquées aux carburants, qui représentent près de 60 % du prix final pour l’automobiliste. Mais il préfère contourner le Code du commerce et s’en remettre au bon vouloir des producteurs et distributeurs. Pour le locataire de Bercy, pas de doute : cette « méthode » est gagnante car elle permet de « partager le fardeau de l’inflation ». Pour réduire l’inflation, il en use et abuse. Des carburants à l’alimentaire.

21 % d’augmentation sur l’alimentaire en deux ans

Après l’annonce d’une nouvelle hausse des prix au mois d’août, tirée par l’alimentaire (+ 11,1 % sur un an, + 21 % sur deux ans), Bruno Le Maire a menacé la semaine dernière une énième fois les distributeurs et industriels d’agir directement sur les prix en bloquant, ou en baissant, ceux de 5 000 produits en magasin – soit un quart des références –, de « 5 %, 10 %, 15 % selon les produits concernés », et ce « tout de suite ». Là encore, Bruno Le Maire laisse le soin aux industriels et distributeurs de sélectionner les produits qui figureront dans la liste qui devrait être transmise « très prochainement à Bercy », nous précise-t-on. Les contrôles, eux, ne volent pas haut. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) analyse l’évolution du prix des produits concernés et vérifie si les engagements pris par les distributeurs volontairement impliqués sont respectés.

5 % des supermarchés contrôlés

Même jeu « petit bras » pour faire face à la nouvelle mode des agro-industriels, qui vendent au même prix qu’avant des quantités plus faibles (la « shrinkflation »). Depuis un an, la Répression des fraudes vérifie le poids et la quantité des produits mis en rayon. Selon Bercy, ces enquêtes auraient été effectuées dans « 300 supermarchés », soit seulement 5 % des établissements présents sur le territoire.

Quarante et une « anomalies » auraient été détectées. De quoi, explique la DGCCRF, « constater la réalité de cette pratique », mais note aussi « son absence de caractère généralisé ». Mais cette administration prévient. Elle « veille à la loyauté et au bon équilibre des relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs ». Mais elle n’a pas vocation à analyser les marges, car « les prix sont fixés librement ».

48 % de taux de marge

Pourtant, il faudra bien s’intéresser aux marges des entreprises si on veut faire baisser l’inflation, car ce sont elles qui tirent les prix à la hausse depuis au moins un an. Selon le FMI, au premier trimestre 2023, les profits des entreprises de la zone euro ont contribué à hauteur de 49 % à la hausse des prix, devant les salaires, les coûts de l’énergie, etc. En France, le tableau est identique. « Au deuxième trimestre, les marges des entreprises ont été le premier moteur de l’inflation en France », confirme Maxime Darmet, économiste chez Allianz Trade au journal les Échos.

Après les géants de l’énergie, TotalEnergies en tête en 2022-2223, les industriels de l’agroalimentaire sont parmi les grands gagnants de la période, avec des taux de marge ahurissants de 48 %, au premier trimestre, selon l’Insee. Il y a quelques mois, Bruno Le Maire brandissait un index accusateur à l’endroit des industriels qui ne joueraient pas le jeu des baisses de prix, menaçant de dévoiler la liste des mauvais élèves.

La liste, jamais publiée, doit dormir dans un tiroir de Bercy. Le ministre s’est borné à laisser filtrer les noms de Unilever, Nestlé et Pepsi. Et à annoncer sa volonté d’avancer les négociations annuelles entre les industriels et la grande distribution, qui doivent déterminer les niveaux des prix dans les mois à venir.

D’autres solutions sont possibles

Pourtant, l’exécutif pourrait faire bien plus. Un nombre croissant d’économistes et de responsables politiques plaident pour un blocage général des prix, même s’il ne suffit pas de le décider dans un ministère pour le rendre effectif. « Un blocage administratif ne suffira pas, alertait l’économiste communiste Denis Durand dès le printemps 2022. Il faut agir sur la formation des prix et la fixation des marges là où elles se décident, dans les entreprises. Les mieux placés pour en avoir connaissance, pour signaler les abus au public et, le cas échéant, pour en saisir l’administration sont les salariés de ces entreprises eux-mêmes. »

Cela exige deux conditions, poursuivait l’économiste : « Un renforcement des effectifs et des moyens des services de Bercy, et l’exercice de nouveaux droits d’accès à l’information économique par les institutions représentatives du personnel, avec de nouveaux pouvoirs d’intervention et de décision pour imposer des changements dans la politique de prix de l’entreprise. »

Autre solution qui a le vent en poupe, l’indexation des salaires sur la hausse des prix, en vigueur en France jusqu’en 1983. Les libéraux s’y opposent, officiellement pour ne pas enclencher une boucle prix-salaires, qui voit la hausse des salaires alimenter l’augmentation des prix.

Reste que l’argument ne marche pas. « Il y a un consensus entre analystes pour expliquer qu’aujourd’hui l’inflation n’est pas tirée par les hausses de salaire, confirme Sylvain Billot, statisticien économiste. On pourrait donc tout à fait indexer les salaires sur les prix, à condition évidemment de fixer un plafond pour que la mesure ne profite pas aux très hauts salaires. »

  publié le 19 septembre 2023

Au G77 à La Havane, les pays du Sud veulent créer un
nouvel ordre économique mondial

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Le Sommet du G77 + Chine s’est achevé par un appel à renforcer la coopération entre les pays en voie de développement et par la volonté de créer un nouvel ordre économique mondial.

« La gouvernance mondiale reste asymétrique. Les Nations unies, le système de Bretton Woods et l’OMC perdent de leur crédibilité », a ainsi lancé Lula à la tribune.
© Esteban COLLAZO / Argentinian Presidency / AFP

« Après tout le temps où le Nord a organisé le monde selon ses intérêts, c’est maintenant au Sud de changer les règles du jeu ». Dès l’ouverture du sommet du Groupe des 77 + Chine (G 77+1), le président cubain Miguel Diaz-Canel – dont le pays occupe depuis janvier la présidence tournante du groupe – donnait le ton : les pays du Sud sont plus que jamais décidés à faire entendre sa voix pour bousculer le statut quo dans un système où les règles ont été conçues par et pour les grandes puissances.

À quelques jours de la grand-messe diplomatique annuelle – le débat de l’Assemblée générale, prévue à partir de mardi à New York – et après un sommet du G20 à New Delhi (Inde) déjà marqué par un bras de fer entre pays émergents et un bloc occidental dominé par des États-Unis, le G 77 a confirmé sa volonté d’œuvrer en faveur d’un « nouvel ordre économique international ».

Bien que le sommet avait pour thème « Les objectifs actuels du développement : le rôle de la science, de la technologie et de l’innovation », Cuba a régulièrement insisté sur la nécessité d‘inclure dans son agenda la promotion d’un ordre international plus juste, ce que n’ont pas manqué de faire nombre des représentants des 116 pays sur 134 1 et 12 organisations et agences des Nations unies (soit plus de 1 300 participants selon le ministère des Affaires étrangères cubain) présents les 15 et 16 septembre derniers à La Havane.

« Le XXIe siècle appartient aux peuples du Sud »

Parmi les trente et un chefs d’État et de gouvernement présents à la Perle des Antilles, plusieurs dirigeants latino-américains ont fait le déplacement comme le brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, qui a refusé qu’« une poignée d’économies riches, rééditant la relation de dépendance entre le centre et la périphérie » décident des orientations à suivre face aux transformations majeures touchant à la révolution digitale et à la transition écologique.

« La gouvernance mondiale reste asymétrique. Les Nations unies, le système de Bretton Woods et l’OMC perdent de leur crédibilité », a-t-il signalé non sans lancer un appel à l’unité du G77 pour parvenir à « la construction d’un nouvel ordre économique international ». De la même façon, le Colombien Gustavo Petro a proposé « négociation universelle pour le changement d’un nouveau système financier mondial » pour réduire la dette des pays du Sud afin de mettre en place une transition vers une économie décarbonée qui cesse d’« intensifier des relations internationales basées sur la domination ».

« Un système qui profite à toute l’humanité » Antonio Guterres

« Le XXIe siècle appartient aux peuples du Sud » a déclaré Nicolás Maduro. Rappelant les efforts historiquement mis en place par le G77 pour atteindre un nouveau « modèle civilisationnel », le président vénézuélien a invité à refuser « les diktats » de la part de « puissances ayant des prétentions coloniales ou de domination ».

Quant à, Miguel Diaz-Canel a condamné une « architecture internationale » qui perpétue les « inégalités » et qui est « hostile au progrès » des pays du Sud, rappelant que ceux-ci sont les principales « victimes » du commerce et de la finance internationale. « Il faut renverser cette situation dans laquelle des siècles de dépendance coloniale et néocoloniale nous ont plongés ; elle est injuste et le Sud ne peut plus la supporter », a indiqué le président hôte du Sommet, au côté de son homologue Argentin, Alberto Fernandez, pointant le rôle néfaste joué un Fonds monétaire international assujetti aux dispositions du gouvernement des États-Unis.

Des revendications soutenues par un secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, qui a rappelé la nécessité de « reformuler les organisations et organismes internationaux » dans « un système qui a failli à ses obligations envers les pays en développement ». Le Portugais à la tête de l’ONU a invité les pays du Sud à « élever la voix pour lutter en faveur d’un monde qui fonctionne pour tous » n’hésitant à appeler le G77 à « utiliser son poids pour défendre un système fondé sur l’égalité, un système disposé à mettre fin à des siècles d’injustice et de négligence, un système qui profite à toute l’humanité ».

Les conclusions du sommet présentées cette semaine à l’assemblée générale de l’ONU

Formellement adoptée samedi par les délégations des 116 pays participants, la déclaration finale du Sommet sur le rôle de la science, de la technologie et de l’innovation n’a pas oublié de consacrer les revendications exprimées lors des sessions, soulignant par exemple l’« urgence de procéder à une réforme globale de l’architecture et de la gouvernance financière internationale » ou critiquant un « système économique injuste pour les pays en développement ». Deux alinéas insistent sur le rejet de l’imposition de mesures coercitives économiques, dont les sanctions unilatérales, « des actions qui constituent de sérieux obstacles au progrès de la science, de la technologie et de l’innovation, et empêchent la pleine réalisation du développement économique et social, notamment dans les pays en développement ».

En tant que président du G77, le président de Cuba doit présenter les résultats du Sommet de La Havane cette semaine à New York, dans le cadre des réunions de haut niveau de la 78e session de l’assemblée générale.

Impulsé en 1964 par 77 pays – dont une grande proportion faisait partie du Mouvement des non-alignés – à l’issue de la première Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, le G 77, dont l’objectif est de promouvoir les intérêts diplomatiques des pays du Sud au sein des organes multilatéraux, compte désormais 134 membres plus la Chine qui y participe en qualité d’« acteur externe ».

« C’est la voix du Sud global, le plus grand groupe de pays sur la scène internationale », déclarait à son propos le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, en juillet dernier. Malgré une activité intense commencée il y a déjà six décennies, une représentativité atteignant près des deux tiers des membres de l’ONU et un poids économique dépassant les 45 % du PIB mondial (face à 30 % pour le G7), le bloc est encore trop souvent ignoré par la majorité de la presse occidentale, bien qu’il incarne aussi 80 % des habitants de notre planète.

  1. Les pays représentés à l’évènement provenaient d’Amérique latine et des Caraïbes (33), d’Afrique (46) d’Europe et d’Asie (34) ↩︎

 

   publié le 18 septembre 2023

Immigration et asile : sortir de la stigmatisation en optant pour des solutions humanistes et réalistes

Communiqué LDH sur https://www.ldh-france.org/

Le projet de loi sur l’immigration et l’asile porté par le ministre de l’Intérieur devrait être examiné au Sénat début novembre et à l’Assemblée nationale en février.

La LDH (Ligue des droits de l’Homme) a déjà exprimé son profond désaccord avec la logique de ce texte essentiellement répressif. En effet, le projet de loi prévoit de durcir les conditions de délivrance et de renouvellement des titres de séjour, de faciliter les expulsions en étendant encore les pouvoirs arbitraires des préfets au motif de menaces pour l’ordre public ou de non-respect des principes républicains, et plus généralement de réduire les droits des personnes étrangères. Plus aucune personne étrangère ne sera protégée quel que soit son degré d’intégration à l’exception des seuls mineurs.

Le ministre de l’Intérieur entend faire le tri entre les personnes étrangères et se débarrasser de celles et ceux qualifiés de « méchants » dont le seul tort, le plus souvent, est de n’avoir pu obtenir un visa en fuyant leur pays et de ce fait, d’être entrés illégalement en France.

Faute de majorité à l’Assemblée nationale, le gouvernement en est réduit à négocier avec les parlementaires Les Républicains (LR), qui s’en donnent à cœur joie dans la surenchère, comme on le voit avec le dépôt de leurs deux propositions de loi qui semblent directement issues du programme du Rassemblement national. Tout y passe : l’accès à tous les titres de séjour est mis en cause et une des pires mesures, outre le fait de vouloir s’exonérer des conventions internationales, est sans doute, sauf soins d’urgence, la suppression de l’aide médicale d’Etat (AME), c’est-à-dire le droit aux soins élémentaires pour toute personne vivant en France, ce qui peut entrainer une catastrophe humanitaire et sanitaire.

Ce n’est en aucun cas un projet de loi équilibré comme le prétend le gouvernement. Les exceptions au durcissement du Code des étrangers (Ceseda) sont infinitésimales. C’est néanmoins le cas de la mesure de régularisation des personnes étrangères travaillant dans des métiers dits en tension. Cette mesure est cependant beaucoup trop limitative d’autant qu’il faut prouver que l’on est en France depuis trois ans, et que l’on y a travaillé au moins huit mois (sans en avoir le droit). Mais, aussi limité cela soit-il, les LR en font un point de blocage, une surenchère politicienne qui n’a pas grand-chose à voir avec les réalités humaines et économiques rencontrées par les personnes exilées.

La LDH tient cependant à se féliciter de toutes les initiatives et prises de position qui amènent un peu d’humanité par rapport à la vague nauséabonde alimentée par divers responsables politiques de notre pays.

Forte du constat que font quotidiennement ses militantes et militants, ainsi que de nombreuses associations et des centaines de chercheurs qui travaillent sur ce sujet, et également des syndicats de salariés, de nombreux employeurs, formateurs, enseignants, lycéens qui se mobilisent pour la régularisation de leurs camarades, la LDH appelle à une large régularisation qui permettrait de faire reculer la précarité de nombre de personnes étrangères vivant dans notre pays, mais aussi le travail clandestin et les situations de surexploitation. Elle appelle à une autre politique, fondée sur l’humanité, l’accueil et l’égalité des droits.

Puisse cet appel être enfin entendu.

Paris, le 18 septembre 2023

    publié le 18 septembre 2023

« Tout ce qu’on demande, c’est un peu de considération » :
grève chez Keolis

Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

À Montesson dans les Yvelines, les conducteurs de bus sont en grève depuis plusieurs jours et dénoncent leurs mauvaises conditions de travail depuis le rachat du dépôt par Keolis en 2022. Aussi, ils demandent à recevoir de nouveau leurs primes de participation et d’intéressement. 

IlsIls découpent finement des tomates, de la mozzarella, des oignons, enduisent des cuisses de poulet d’épices et d’huile d’olive, font chauffer le barbecue. Dans le fond, une petite enceinte crache des musiques commerciales et du rap à l’ancienne. Les plus téméraires se sont installés là dès 3 h 30 du matin, leur heure de prise de service, les autres arrivent au compte-gouttes durant la journée. Ils discutent de leurs horaires qui changent sans cesse, de leur dos qui leur fait mal, des mots du patron qui ne passent pas. 

Depuis quatre jours, les chauffeurs Keolis du dépôt de Montesson dans les Yvelines sont en grève reconductible. Ce jeudi 15 septembre, comme les journées précédentes, les salariés tiennent le piquet de grève. La semaine dernière, ils avaient déjà paralysé tout le trafic local lundi et mardi. Selon Sud-Solidaires, les taux de grévistes atteignent les 90 % et plus aucun bus ne sort. Les quelques conducteurs non grévistes ont déposé leur droit de retrait. 

Ils racontent les restrictions budgétaires, la perte des primes, les journées hachées et une pression qui ne cesse de s’accroître depuis que le dépôt est passé sous le giron de Keolis en 2022. En grande couronne d’Île-de-France comme en province, tel est le visage de la mise en concurrence des transports publics qui devrait s’étaler jusqu’à la fin 2026 pour Paris et la proche banlieue.

Lors d’une réunion avec les salariés grévistes, le directeur du dépôt l’assumait en ces mots : « On a vécu la première vague de la mise en concurrence. Très clairement, les opérateurs ont été extrêmement agressifs commercialement pour essayer de prendre les contrats. C’est vrai de tous les opérateurs… L’ensemble des opérateurs aujourd’hui, sur ce modèle, perdent de l’argent. » Et, serait-on tenté de rajouter, pour essayer de rentrer dans leurs frais, pressurisent leurs salariés et abîment le service rendu aux usagers. 

Des primes d’intéressement et de participation supprimées

À Montesson, face à l’important taux de grève, la direction a décidé de fermer le dépôt. Des agents de sécurité et une huissière ont même été dépêchés pour surveiller les grévistes. « On n’est pas des voyous, souffle un conducteur. La plupart d’entre nous sont des pères de famille. Tout ce qu’on demande, c’est un peu plus de considération. » Seul acte de vandalisme assumé : le jet d’œufs sur les voitures de cadres qui entrent dans le dépôt cadenassé. 

La grève a été lancée selon un mot d’ordre : récupérer les primes d’intéressement et de participation que les conducteurs ne touchent plus depuis que Keolis a racheté le dépôt en 2022. Mais, dans les discussions et sur les banderoles, il est aussi largement question de pénibilité, de conditions de travail et de manque de reconnaissance. 

En ce qui concerne les primes d’intéressement et de participation, en tout, ce sont quelque 1 000 euros que les salariés ne touchent plus. De son côté, la direction assure que « compte tenu des résultats », ils sont « dans le regret de ne pas pouvoir réglementairement verser ces primes aux salariés ». À cela s’ajoutent toutes les primes spécifiques que les conducteurs ne touchent plus depuis le rachat par Keolis : la prime de qualité de service, de 45 euros par mois, la prime de non-accident, de 65 euros mensuels. Les conditions d’accès à la prime panier-repas ont aussi évolué : « Avant Keolis, tu la touchais que tu travailles la journée ou le soir, maintenant pour avoir ces 8,50 euros, il faut travailler de 11 heures à 13 heures, sinon tu la touches pas », s’agace Ismael, conducteur de 62 ans. La prime d’habillement, de 500 euros à l’année, qui leur permettait de s’acheter chemises et pantalons a aussi sauté. Désormais, on leur fournit des uniformes, la réduction des coûts est partout.

Alors que l’heure est aux restrictions budgétaires pour les conducteurs, les salariés du premier étage, employés ou agents de maîtrise, « les gens des bureaux » comme les appellent les conducteurs, auront leur prime de fin d’année. 

Pour Abdelkader, conducteur et délégué du personnel, le groupe s’est organisé de sorte à ne pas être en capacité de verser les primes d’intéressement et de participation. « Les grands groupes font tout pour ne pas rester des grands groupes, ils créent plusieurs filiales, découpent tout. Par exemple, Keolis, c’est 160 filiales différentes. Nous, on est déficitaires, mais d’autres filiales sont bénéficiaires et si on était tous dans la même entité, alors on aurait le droit à ces primes. » Avant 2022 et le passage du dépôt de Transdev à Keolis, les conducteurs, les agents d’entretien, les agents de sécurité étaient tous embauchés par la même entreprise. Depuis, tout a été parcellisé. Korriva, filiale de Keolis, s’occupe du réseau, des incidents, des retards. Les contrôleurs ont été envoyés dans une autre filiale, comme les agents de sécurité. Le nettoyage a été externalisé à une autre entreprise, Koala Propreté. 

« D’ailleurs, Koala non plus ils ne nous traitent pas bien, souffle l’une des femmes de ménage qui salue ses camarades grévistes avant d’aller travailler. On doit se battre pour le moindre seau d’eau savonneuse, pour un balai, pour tout. On n’est pas beaucoup payé·es et on travaille parfois deux ou trois heures seulement dans la journée. J’ai un collègue qui fait deux heures de trajet aller-retour pour venir travailler, il fait presque autant d’heures de ménage que d’heures de transport. » Pour l’heure, les agents d’entretien et les salariés de l’atelier n’ont pas rejoint la grève.

« En tout, on a perdu plus d’une centaine de collègues avec l’envoi de collègues dans les filiales et l’externalisation, reprend Abdelkader. Ce découpage de l’entreprise leur permet d’afficher des chiffres bas et de ne pas nous verser les primes, mais ça réduit aussi la représentation des salariés. » Plus une entreprise est petite, moins bien sont représentés les salariés et moins le comité social et économique (CSE) est financé. 

En moyenne, les conducteurs que nous avons interrogés touchent, selon leur ancienneté, entre 12 et 15 euros de l’heure, pour un salaire mensuel avoisinant les 2 000 euros net pour la plupart d’entre eux. « Moi je touche 2 200 euros net, mais il y a dix ans je touchais déjà 2 000 euros, vous voyez comme on évolue peu, avance Ismael, conducteur depuis 22 ans. Pour toucher 100 euros de plus par mois, parfois 150, j’enchaîne les soirs et les week-ends. Je travaille à peu près six week-ends sur sept, je vois pas beaucoup mes enfants. » 

« Ils nous mettent la pression, on manque de collègues parce que ce métier n’est plus attractif, alors chaque jour une dizaine de services tombent par terre, ajoute le conducteur. Quand on arrive et que le bus d’avant n’est pas passé, les usagers s’en prennent à nous, mais on n’y est pour rien. »

Des journées de travail hachées 

Mais ce qui occupe le plus Ismael et ses camarades, c’est la dégradation des conditions de travail. Ce sujet est de toutes les discussions, bien avant la suppression des primes. 

« Depuis que Keolis nous a racheté, on fait les mêmes trajets, mais sur des temps plus courts », expliquent-ils tous en cœur. Dans le détail, on leur demande de faire autant d’arrêts, mais plus rapidement. Par exemple, de la gare du Vésinet jusqu’à l’arrêt Hauts de Chatou, les conducteurs doivent mettre 12 minutes quand ils en avaient 15 avant Keolis. Sur la même ligne, ils doivent aussi réduire de trois minutes le trajet de la gare de Houilles jusqu’à Hauts de Chatou. Sur chaque ligne, sur chaque tronçon, des efforts ont été demandés aux conducteurs pour réduire le temps de trajet. « Alors on est stressés, on essaye d’aller plus vite, on n’y arrive pas toujours, et on va finir par faire plus d’accidents », s’inquiète El-Hassan, conducteur et régulateur depuis 2017.

 « On ne peut pas toujours s’arrêter pour aller aux toilettes, boire un coup, ça devient très difficile, abonde Amine, conducteur et délégué syndical Sud-Solidaires. Comme ils manquent de conducteurs, ils pressurisent à fond ceux qui sont déjà là. Un chauffeur ne fait plus cinq jours de travail pour deux jours de repos, désormais, la plupart travaillent six jours sur sept. Les conducteurs acceptent pour gagner un peu plus. » 

Par ailleurs, Keolis émince les journées de travail avec la même application qu’il découpe son entreprise en une myriade de filiales. Ainsi, nombre de conducteurs se retrouvent à devoir travailler très tôt le matin et très tard le soir, avec des coupures de 3, 4, 5 heures au beau milieu de la journée. « On a beaucoup de collègues qui ont des amplitudes de 6 heures du matin à 20 heures le soir, avec des heures non travaillées au milieu, ajoute Amine de Sud-Solidaires. La plupart restent sur le dépôt parce qu’ils habitent loin et n’ont pas le temps de rentrer chez eux et de revenir. » 

Abdelali, 52 ans, habite à 32 kilomètres du dépôt. Quand il a 4 ou 5 heures de coupure, il rentre chez lui à chaque fois. « Ça me fait des factures d’essence à 450 euros par mois, souffle-t-il. Une part importante de mon salaire. » 

D’autres n’ont pas ce luxe et épuisent leurs journées au dépôt, dans une salle de pause bien spartiate : des chaises et quelques tables. Ils ont bien essayé de demander des canapés, en vain. Les journées et les services en confettis sont le lot de nombre des grévistes, dont Oumi : « Je commençais à 6 heures jusqu’à 10 heures, puis j’étais en pause jusqu’à 16 heures, je reprenais ensuite jusqu’à 20 heures et comme ça toute la semaine. Puis il y avait une semaine où j’étais en horaires du matin, puis celle d’après en horaires du soir, puis je recommençais à avoir des semaines avec des services hachés… ça changeait tout le temps. » La conductrice habite à 30 kilomètres du dépôt, lorsqu’elle devait faire les services en deux fois, elle avalait 120 kilomètres par jour, « et ça fait beaucoup d’argent dans l’essence. Je suis épuisée, fatiguée moralement, physiquement. Je ne vois plus mes enfants »

Selon l’INRS, (Institut national de recherche et de sécurité), le travail en horaires fractionnés et le travail en horaires flexibles engendrent une dégradation de la santé des travailleurs. Selon l’organisme de référence dans le domaine de la santé au travail, « le travail flexible est associé à une mauvaise santé cardiovasculaire, à de la fatigue et à des effets sur la santé mentale »

Pour Oumi, ça n’a pas loupé, depuis l’arrivée en 2022 de Keolis et les changements qui sont allés avec, la mère célibataire a vu sa santé décliner. « J’ai fait un début de burn-out en décembre 2022, le métier m’a complètement flinguée. Je ne tenais plus. Le médecin du travail, le médecin généraliste, le psy m’ont dit que ça ne pouvait plus continuer. Ils m’ont fait passer en restriction, maintenant je ne travaille plus que le matin, j’avais un rythme infernal. » Avant les médecins, la conductrice avait tenté d’échanger avec la direction du site, en vain. « Ils n’ont rien voulu savoir, ils ne nous écoutent pas. D’ailleurs, quand on veut remonter des problèmes à la responsable d’exploitation, on n’a plus le droit d’aller la voir directement, on doit lui écrire sur un petit carnet qu’elle nous met à disposition et elle n’a jamais le temps pour nous. » 

Quelques jours avant la grève, une réunion d’une heure entre les conducteurs et la direction s’était tenue dans une ambiance tendue. Depuis, les discussions semblent complètement rompues. Auprès de Mediapart, Keolis assure rester « ouverte aux discussions qui continueront ce week-end avec les salariés en grève sur le site de Montesson. Une issue favorable ne pourrait avoir lieu qu’avec l’ensemble et l’accord des représentations ». Les grévistes, eux, ont dors et déjà annoncé poursuivre la grève la semaine prochaine. 


 


 

Une grève à Keolis Montesson
après l’ouverture à la concurrence

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr

Depuis le 12 septembre, une grève très suivie a lieu chez Keolis à Montesson (Yvelines). Les salariés des transports franciliens constatent la dégradation de leurs conditions de travail depuis le rachat de leur dépôt, auparavant détenu par Transdev. Cette grève s’inscrit dans le large contexte d’ouverture à la concurrence du réseau de transports francilien.

 Les salariés de Keolis à Montesson (Yvelines) sont en grève illimitée depuis près d’une semaine, avec un débrayage initié mardi 12 septembre. Selon Sud-Solidaires, les taux de grévistes atteignent les 90 % et plus aucun bus ne sort, rapporte Mediapart. Depuis le rachat par Keolis de leur dépôt, jusqu’ici tenu par Transdev, en janvier 2022, les salariés constatent la dégradation de leurs conditions de travail. Parmi leurs principales revendications aujourd’hui : le versement des primes d’intéressement et de participation, qui ne leur sont plus attribuées depuis le changement d’opérateur.

Cette grève chez Keolis s’inscrit dans le large contexte d’ouverture à la concurrence du réseau de transports francilien. De fait, les lignes de bus de la grande couronne francilienne ont été divisées en 36 lots. Depuis début 2021, ces 36 lots font l’objet d’appels d’offres, gérés par Ile-de-France Mobilités, l’autorité publique d’organisation des transports, administrée par la présidente de région Valérie Pécresse.

 Pour remporter ces appels d’offres, les sociétés comme Keolis jouent la carte du moins-disant social et rognent sur les coûts salariaux. Les chauffeurs de Céobus à Magny-en-Vexin, par exemple, ont été rachetés par Transdev Vexin. Depuis, « on a perdu 500 euros sur nos feuilles de salaire », témoignait Hafed Guerram, délégué syndical CGT, auprès du Parisien, fin 2021. Les salariés de Transdev en Seine-et-Marne avaient déjà sonné l’alarme. De septembre à fin octobre 2021, ces derniers avaient maintenu un bras-de-fer avec leur direction et Ile-de-France Mobilités, contre les nouveaux accords dégradant leurs conditions de travail. Ces réseaux de bus de moyenne et grande couronne vont être ainsi rachetés jusqu’en 2024.

 L’ouverture à la concurrence arrive à la RATP

 En 2025, la direction de la RATP, qui gère Paris et sa petite couronne, va à son tour lancer l’ouverture à la concurrence. Le groupe se prépare déjà à cet horizon : fin 2021, la direction a dénoncé les accords sur les conditions de travail des machinistes-receveurs (conducteurs). Tout le réseau de surface, c’est-à-dire les bus et les tramways, est concerné ; un délai légal de 15 mois est prévu entre la dénonciation d’un accord et la mise en place d’un nouveau. L’organisation et la rémunération du travail changent, aboutissant entre autres à « l’augmentation du temps de travail de 190 heures par an », ou encore à « l’augmentation de 30 % du nombre de services en deux fois en semaine », détaillait alors Jean-Christophe Delprat, de FO RATP, auprès de Rapports de Force.

Le réseau historique de la RATP va, à terme, être découpé en une douzaine de lots. Un appel d’offres régira chacun d’entre eux. Pour y répondre, la RATP compte de son côté créer des filiales privées, sortes de petites entreprises, pour chaque centre-bus. « Il n’y aura plus du tout de conditions de travail harmonisées, quand bien même les futurs lots dépendront de la même convention collective », nous expliquait ainsi Vincent Gautheron, secrétaire de l’union syndicale CGT RATP.

Pour rappel, « l’ouverture à la concurrence n’a jamais été une obligation légale », précisait Vincent Gautheron. « La loi autorisait à garder une sorte de monopole public. À condition de créer une entreprise ayant pour seule et unique mission de réaliser l’offre de service public, sans conquérir de nouveaux marchés extérieurs. » Ce qui n’a pas été le choix politique d’Ile-de-France Mobilités.

  publiél le 17 septembre 2023

Transports, énergie...
la France traine des pieds dans la lutte contre le réchauffement climatique

Camille Bauer sur www.humanite.fr

Révélé jeudi 14 septembre, le bilan annuel 2022 de l’Observatoire Climat-Énergie montre que l’Hexagone ne respecte pas ses engagements en matière de lutte contre le réchauffement climatique.

Les apparences sont parfois trompeuses. Si on regarde les émissions de carbone de la France en 2022, tous secteurs confondus, les objectifs fixés en 2019, lors de la révision de la stratégie nationale bas carbone (SNBC), ont été respectés. Pourtant, on est loin du compte. « En termes d’émissions nettes, c’est-à-dire un soustrayant la séquestration de CO2 par les puits de carbone, le dépassement est de 20 millions de tonnes (Mt) », souligne Anne Bringault, directrice des programmes au Réseau Action Climat (RAC), à l’occasion de la sortie du rapport annuel de l’Observatoire Climat-Énergie. Autre point, dans de nombreux secteurs, les baisses d’émissions sont liées à des facteurs conjoncturels, comme les conséquences de la hausse des prix de l’énergie. Les nécessaires mesures d’adaptation structurelle semblent, elles, prendre toujours plus de retard…

L’artificialisation des sols continue de progresser

Le principal facteur de cet écart entre résultat et objectif est la perte d’efficacité des puits de carbone. « Les forêts n’absorbent absolument pas le CO2 comme prévu dans la SNBC, du fait de l’impact des sécheresses accrues, des incendies et des parasites », détaille la responsable du RAC. Le scénario, qui prévoyait un niveau d’absorption par les forêts plus de deux fois supérieur à la réalité (41 Mt CO2, contre 16,9 Mt), a été élaboré… sans prendre en compte l’effet du changement climatique sur ces dernières.

« Les autres éléments qui constituent des puits de carbone sont les prairies permanentes et les haies. La loi dit qu’elles doivent augmenter. Pourtant, chaque année, l’artificialisation des sols les fait reculer », explique Cyrielle Denhartigh, coordinatrice des programmes au RAC. Pour les prairies, ce sont 20 000 à 30 000 hectares qui disparaissent chaque année. Quant aux haies, 23 571 kilomètres ont été détruits annuellement, en moyenne, entre 2017 et 2021, contre 10 400 kilomètres entre 2006 et 2014, selon un rapport du ministère de l’Agriculture.

Le résultat est aussi inquiétant pour le transport, secteur le plus émetteur, avec des émissions supérieures de 4,5 Mt aux objectifs. Un chiffre qui ne prend même pas en compte le trafic aérien international, invisibilisé car pas intégré aux statistiques nationales. Cette hausse s’explique en partie par la reprise des vols intérieurs, facilitée par le maintien de l’exemption de taxes sur le kérosène, qui coûte pourtant 7 milliards d’euros à l’État.

Mais ce sont les véhicules particuliers qui pèsent le plus. « Les progrès de l’électrification sont compensés par la hausse du poids des véhicules, notamment des SUV qui représentent désormais une vente sur deux », indique Pierre Leflaive, en charge des transports au Réseau Action Climat. Plus lourdes, les voitures consomment plus (la consommation de carburant routier en 2022 est en hausse de 2,3 %), donc émettent davantage. La situation pourrait continuer à se dégrader car, pour préserver leurs marges, les constructeurs de voitures électriques se concentrent sur les gros modèles, privant les ménages modestes d’un accès à un véhicule propre.

Seuls les secteurs du bâtiment et de l’industrie ont respecté leurs objectifs, mais pour des raisons conjoncturelles. Pour le premier, les baisses d’émissions sont « liées en partie à un hiver plus doux et aussi à la hausse du coût de l’énergie, qui a produit une baisse forcée de la consommation », souligne Anne Bringault. Et pas à une vraie politique d’efficacité énergétique : en 2022, seules 66 000 rénovations énergétiques performantes ont été réalisées. Même constat dans l’industrie, où la baisse d’émissions est liée au ralentissement causé par la hausse des prix. C’est le cas notamment dans la sidérurgie, la plus consommatrice, qui a été à certains moments contrainte d’arrêter la production en raison de la hausse des tarifs du fer.

Une loi climat remise aux calendes grecques ?

Si ces résultats sont décevants, l’avenir inquiète encore plus. « Nous avons aujourd’hui une feuille de route qui nécessite des changements structurels dans beaucoup de secteurs et pas juste des effets d’annonce », souligne Emeline Notari, responsable « politiques climat » au RAC. Et le premier enjeu est celui de la justice sociale. « Il faut que la transition soit accessible à tous, et que les forts revenus, qui sont les plus pollueurs, mais aussi les industries, participent davantage à son financement. » Mais, du côté de l’exécutif, les signaux sont au rouge.

Si les groupes de travail sur la Loi de programmation sur l’énergie et le climat (LPEC) ont bien rendu leurs conclusions le 12 septembre, l’examen de la loi semble remis aux calendes grecques. « C’est une très mauvaise nouvelle qu’Emmanuel Macron ne parle plus de transition énergétique, s’inquiète Anne Bringault. Pire, quand on l’interroge sur le sujet, il reprend l’argument de ceux qui veulent la freiner, selon lequel la France n’est responsable que de 1 % des émissions mondiales. »

 

  publié le 17 septembre 2023

« Les services publics sont
de moins en moins capables de répondre aux besoins des citoyens »

Embarek Foufa  sur www.politis.fr

Le rapport du collectif « Nos services publics » vient d’être publié après neuf mois de travaux. Il dresse un constat sombre et implacable sur leur état. Entretien avec Lucie Castets, co porte-parole de l’organisation.

Initié en janvier 2023, le rapport sur l’état des services publics est le fruit d’un travail collectif qui a rassemblé plus d’une centaine de personnes aux positionnements divers qui se complètent : agents du service public, chercheuses et chercheurs, expertes et experts, mais aussi des citoyens. Le collectif, ouvert à « tou.tes.s les agents qui souhaitent participer et retrouver du sens sur nos services publics, quelque soit leur statut », est composé d’agents et cadres de l’action publique incontournables à son fonctionnement, à l’image de Lucie Castets en poste à la Mairie de Paris.

Ce ne sont pas les services publics qui sont un facteur d’accroissement des inégalités mais plutôt leur délitement.

Tout d’abord, comment est née l’idée de mener ce travail sur le temps long et quelle méthode avez-vous utilisée ?

Lucie Castets : On a déjà fait des travaux sur les différents secteurs du service public mais là on s’est dit qu’il fallait avoir une vision d’ensemble. L’objectif était d’essayer de résoudre la contradiction apparente entre le fait que les services publics sont dans un état déplorable et le fait que les services publics seraient aspergés d’argent public. On s’est demandé ce que cachait cette contradiction. On a voulu changer la focale. D’habitude on en parle exclusivement à travers l’aspect budgétaire, et nous, on entre par la question des besoins (*). On a étudié l’évolution des besoins adressés aux services publics, à la fois liés à des évolutions exogènes comme l’évolution démographique, l’évolution du taux de mortalité, mais aussi les besoins liés à la transition écologique. Puis, des aspects endogènes comme l’attente des Français en matière de sécurité par exemple. Le besoin de protéger les femmes contre les violences faites aux femmes n’est pas nouveau, mais il y a une sensibilité accrue de la population depuis quelques années, comme c’est aussi le cas pour la lutte contre les discriminations raciales. On s’est rendu compte que les besoins augmentent nettement plus que les moyens alloués aux services publics pour y répondre.

*Les besoins sociaux, dont la croissance sollicite beaucoup les services publics, sont au cœur de l’étude. Pouvez-vous définir ce que vous entendez par cette expression ?

Il s’agit des besoins auxquels la collectivité doit répondre. Ils peuvent être déclinés individuellement comme le besoin de santé par exemple, qui se ressent ensuite individuellement, mais il répond à des besoins décidés dans le cadre de notre pacte social collectif. On peut parler des besoins en santé, transport, éducation ou logement. On n’a pas travaillé sur le logement cette année mais je pense qu’on va s’y pencher prochainement avec le besoin de se chauffer. Par la suite, on a essayé de comprendre les facteurs qui faisaient évoluer les besoins. Pour la santé, ça peut être le vieillissement, pour l’éducation, le nombre de bacheliers chaque année. En termes de justice, on regarde si les personnes qui commettent des homicides ou qui harcèlent ou tuent leur conjoint sont jugées justement et de manière impartiale, ou encore si les fraudeurs fiscaux sont suffisamment poursuivis.

Dans le rapport, vous indiquez que la répartition des moyens des services publics reste souvent centrée sur des mesures accessoires, en décalage avec les évolutions de la société et les attentes de la population. Qu’entendez-vous par là ?

D’une part, à l’échelle macro, les moyens dédiés aux services publics et à la réponse aux besoins sont insuffisants, ils ne vont pas aussi vite que l’évolution des besoins. Le nombre d’agents publics n’augmente pas assez vite pour répondre aux besoins puisqu’il diminue dans la part totale de l’emploi. Certes, leur nombre augmente mais si on regarde la démographie globale, le nombre de fonctionnaires augmente moins vite que le nombre d’agents qui travaillent dans le privé, donc leur part diminue. D’autre part, en micro, en regardant selon les secteurs, on se rend compte que les moyens sont affectés d’une manière qui semble parfois étonnante.

Les moyens donnés à la police augmentent de manière extrêmement nette, que ce soit au niveau des effectifs ou de l’argent donné.

C’est le cas pour la police…

Oui ! Si on regarde les moyens donnés à la police, ils augmentent de manière extrêmement nette, que ce soit au niveau des effectifs ou de l’argent donné. Mais l’augmentation est très hétérogène en fonction du type de forces de sécurité dont on parle. La hausse est considérable pour ceux qui travaillent sur la lutte contre l’immigration, l’immigration irrégulière ou le trafic de stupéfiants là où les moyens globaux dédiés à la lutte contre la délinquance financière sont largement insuffisants par rapport au préjudice que cette délinquance cause à la société.

Face à ce constat, le secteur privé ne cesse de prendre du terrain pour la santé et l’éducation par exemple. Cette année a été rythmée par la mobilisation contre la réforme des retraites où la question de la privatisation du système a été largement évoquée. Quel est votre regard là-dessus ?

L’écart croissant entre les besoins et les moyens fait que progressivement les services publics sont de moins en moins capables de répondre aux besoins des citoyens. Un espace s’ouvre pour une offre privée payante et lucrative avec un besoin de rentabilité. Dans la santé, les cliniques privées, qui sont le plus souvent à but lucratif, récupèrent les actes médicaux les plus simples et les plus rémunérateurs comme les petits actes chirurgicaux. L’hôpital prend les affections les plus graves et surtout les plus coûteuses à prendre en charge pour la collectivité et les urgences. Par ailleurs, la puissance publique finance de manière équivalente, par élève, les écoles publiques et les écoles privées sous contrat. La priorité n’est pas du tout donnée au domaine public.

Un espace s’ouvre pour une offre privée payante et lucrative avec un besoin de rentabilité.

Comment en est-on arrivé à une situation où les services publics qui ont pour mission, en partie, de réduire les inégalités, en viennent à constituer un facteur d’accroissement de ces inégalités ?

Ce ne sont pas les services publics qui sont un facteur d’accroissement des inégalités mais plutôt leur délitement. Quand on numérise les services publics, c’est un service public inaccessible pour beaucoup de gens. La fracture numérique touche les personnes âgées, celles qui n’ont pas d’équipement informatique et les personnes qui ne savent pas lire. Alors, oui, vous avez raison, finalement le service peut lui-même être facteur d’accroissement des inégalités. Ce qui est sûr, c’est qu’il manque des moyens aux services publics et qu’il est parfois difficile de comprendre la manière dont ils sont affectés.

Premier poste de dépenses du budget de l’État, le secteur éducatif est un enjeu majeur aux multiples chantiers. Comment percevez-vous la rentrée 2023 où le débat public s’est enfermé dans une polémique sur un vêtement ?

C’est un débat qui n’est pas du tout intéressant et qui invisibilise les problématiques concrètes de l’éducation. Est-ce qu’on arrive à recruter suffisamment de profs ? La réponse est non. Est-ce que le niveau de rémunération est suffisant ? La réponse est non. La lutte contre l’inflation a-t-elle été compensée par les récentes hausses de rémunération accordées au corps enseignant ? La réponse est non. La France est un des pays de l’OCDE qui rémunère le moins bien ses professeurs, quand on sait ce que représente l’éducation pour la construction de chacun et le reste de la vie des enfants, c’est incroyable.

Concernant la financiarisation des transports, vous dites que le débat est absent pour un tel enjeu démocratique alors que 80 % des kilomètres parcourus le sont en voiture. Certaines villes (Dunkerque, Montpellier ou Aubagne), essaient de mettre en place la gratuité des transports collectifs publics, est-ce que cela va dans le bon sens et ce sujet doit-il plus être mis en avant ?

C’est un sujet intéressant, mais pour l’instant, on ne s’est pas encore prononcé sur la question des solutions. On n’a pas la science infuse, donc nous n’avons pas encore de propositions figées là-dessus. Je ne veux pas présenter ce que pourrait dire le collectif dans l’avenir mais oui, c’est nécessaire d’avoir des débats sur le financement des transports en commun si on veut réduire la place du transport individuel. Après, il faut réfléchir à la manière dont on finance cette gratuité en regardant ce que dit la théorie économique. Par exemple, si on peut financer avec une tarification progressive en fonction des revenus.

Pour inverser la tendance, vous dites que le changement de paradigme est nécessaire et possible. L’idée d’une taxation ciblée voulue par une majorité de la population est pourtant mise de côté par le gouvernement. Comment percevez-vous ce choix politique ?

Nous ne sommes pas des personnes illuminées qui pensent que la contrainte de la dette n’existe pas, surtout dans une période où les taux remontent. On dit simplement qu’il faut regarder comment on dépense l’argent de l’État. Tous les ans, les entreprises reçoivent 200 milliards d’euros d’argent public, la plupart sans condition. Il y a aussi la question du recours au levier des recettes dont on ne parle jamais alors qu’on parle toujours des dépenses. C’est un tabou, on ne veut pas toucher aux impôts qu’on tend à baisser. Ce n’est plus possible surtout quand vous avez des rapports comme celui du CAE (Conseil d’Analyse Économique) qui annonce que les 0,01 % les plus riches paient un impôt dégressif grâce à l’impôt sur les sociétés du fait de bénéfices non distribués. Ils sont moins taxés que les revenus du travail, c’est fou !

On a besoin d’investissements publics massifs pour adapter notre pays aux changements climatiques.

Le financement de la transition écologique est une question vitale pour la puissance publique. Mais les projections budgétaires sur les cinq prochaines années vous font craindre le pire en termes de capacité d’adaptation des services publics et de réponse aux besoins et de transition écologique.

Oui, ce sont des facteurs qui vont nécessiter une intervention de la puissance publique. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a des entités et des organisations reconnues qui font le même constat que nous, comme en témoigne par exemple le rapport de Jean Pisani-Ferry qui appelle à financer plus équitablement la transition écologique et qu’on ne peut qualifier de dangereux gauchiste. Si on recule maintenant, ça va nous coûter plus cher plus tard, donc même si on est dans une perspective totalement budgétaire et financière, c’est une bêtise de ne pas faire ces dépenses maintenant. On a besoin d’investissements publics massifs pour adapter notre pays aux changements climatiques, contrer ses effets et le ralentir.

 

publié le 15 septembre 2023

Troisième site en grève
chez Emmaüs dans le Nord :
les salariés et les compagnons unis

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr

Depuis le 12 septembre, la totalité des compagnons sans-papiers d’Emmaüs à Tourcoing sont en grève. L’entrepôt et le magasin ne tournent plus. Comme à Saint-André-Lez-Lille et à Grande-Synthe, où les compagnons ont cessé le travail depuis des semaines, ils demandent la régularisation et l’obtention d’un contrat de travail. Cette fois, les salariés du site les ont rejoints.

 Installée sur un transat de toile, le dos tourné à l’immense entrepôt Emmaüs de la rue d’Hondschoote, à Tourcoing, Marlène se repose enfin. Ce mardi 12 septembre au matin, c’est la grève, elle n’aura pas à décharger, trier et entasser. « Il faut imaginer la température qu’il fait là-dedans, quand c’est l’hiver, quand il neige. On a froid, c’est un travail difficile », raconte la jeune mère. Venue du Gabon en 2015 pour ses études, elle est diplômée d’un DUT en génie électrique. Malgré les stages, elle ne parvient pas à obtenir de contrat de travail et la régularisation qui va avec. Alors, depuis deux ans, elle est compagnonne chez Emmaüs… et demande un titre de séjour « vie privée et familiale ». « Mais si je suis ici aujourd’hui, c’est surtout pour soutenir les autres. Ils travaillent dur. Pendant le Covid, ils ont fabriqué des visières de protection pour les hôpitaux. Ils ont même été récompensés par la mairie, jamais régularisés. »

A quelques mètres de Marlène : Karim. C’est le cuistot du groupe. Tous les jours, il assure le repas pour la quarantaine de compagnons hébergés par Emmaüs Tourcoing. Mais aujourd’hui, c’est détente, l’UL CGT de Tourcoing se charge du barbecue. « Ça fait cinq ans que je suis en France, trois ans à Emmaüs. J’ai fait des stages en électroménager chez Boulanger, je suis déclaré à l’URSSAF, j’ai passé le B1 [ndlr : niveau de langue] en français…», récite l’Algérien. Il montre avec ses mains : « A la préfecture, j’ai un dossier gros comme ça. Pourtant tout ce que j’ai réussi à avoir, c’est une OQTF [ndlr : obligation de quitter le territoire français] ».

La « promesse » d’Emmaüs

Algériens, Géorgiens, Gabonais, Camerounais, Marocains, Tunisiens, Albannais… Cela  fait 3, 5, parfois 8 ans qu’ils travaillent pour Emmaüs, qu’ils ont l’impression de « tout bien faire » et qu’ils attendent une régularisation qui ne vient pas. Un sentiment exprimé par les 36 compagnons entrés en grève ce 12 septembre à Emmaüs Tourcoing. Mais aussi par ceux des deux autres Emmaüs du département du Nord, mis à l’arrêt avant eux : Saint-André-Lez-Lille, en grève depuis 76 jours ; Grande-Synthe, depuis 24 jours. Tous dénoncent « la promesse d’Emmaüs » : obtenir leur régularisation au bout de trois années consécutives de travail au sein de la communauté.

 De fait, la loi immigration du 10 septembre 2018 donne la possibilité aux compagnons sans-papiers d’Emmaüs d’obtenir une carte de séjour sur la base de trois années d’expérience au sein des communautés. Mais, un an et demi après l’entrée en vigueur des textes, Emmaüs France a pu constater que cela n’avait rien d’automatique et différait en fonction des préfectures, rappelle le Gisti. « Les dossiers, on les dépose ! Mais ça fait deux ans qu’il n’y a plus de régularisations ! », confirme Marie-Charlotte. Assistante sociale à Emmaüs Tourcoing depuis 5 ans et demi, elle est entrée en grève ce 12 septembre, tout comme les 4 autres employés en CDI et 10 des 17 CDD d’insertion (CDDI) du site. Sur les trois Emmaüs du Nord en lutte, c’est la première fois que les salariés s’associent aux compagnons.

 Les salariés également en grève à Emmaüs Tourcoing

« On est là pour soutenir les compagnons, mais nous avons aussi des revendications propres », rappelle Marie-Charlotte. Pour les employés, la première d’entre elles demeure l’embauche d’un directeur à Emmaüs Tourcoing. « Depuis neuf mois, nous n’avons plus personne à la tête du site. L’ancien est parti après un burn out. C’est devenu ingérable et les compagnons sont les premiers à en faire les frais », continue l’assistante sociale. Alicia, employée en CDDI, confirme : « Quand je vois les conditions dans lesquelles travaillent les compagnons, j’ai honte. Il y a une invasion de rats dans les hébergements, depuis trois semaines, la salle de pause a été transposée dans une réserve… Je vous le demande : est-ce que c’est normal ? », interpelle la jeune femme.

A cela s’ajoutent les mauvaises conditions de travail de ces salariés en insertion. « Nous n’avons pas de convention collective, nous travaillons le dimanche et nous sommes payés en dessous du SMIC ! », poursuit-elle. Alors que le SMIC, indexé sur l’inflation, est aujourd’hui de 1383€ mensuels net, cette salariée serait payée 1280€ si elle était à temps plein.

 Les compagnons, bénévoles ou salariés ?

 Quant aux compagnons d’Emmaüs, ils sont rémunérés via une allocation communautaire d’environ 350€, mais ne sont pas salariés. Ils n’ont pas de contrat de travail et pas la possibilité non plus de passer par la case prud’hommes. Pour autant, le statut des organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires (OACAS), duquel dépend Emmaüs, leur « permet » de travailler jusqu’à 40 heures par semaine.

Reste que dans la mesure où ce public est particulièrement précaire, qu’il loge sur place et qu’il espère obtenir une régularisation par le biais d’Emmaüs, cette permission se transforme bien souvent en obligation, voire en contrat tacite. « C’est de l’exploitation, tout simplement », juge Mohammed, compagnon à Emmaüs Tourcoing depuis 8 ans et responsable d’un magasin.

Aussi, les grévistes de Tourcoing, comme ceux de Grande-Synthe et de Saint-André avant eux, demandent « la requalification en contrats salariés des statuts de “bénévoles” (étant entendu qu’on ne peut être bénévoles 40 heures par semaine pendant des années », souligne l’Union locale CGT de Tourcoing dans un communiqué. « Il y a d’autres Emmaüs où les compagnons finissent par être embauchés. Ici on nous dit qu’il faut aller ailleurs. Pourquoi ? », s’interroge Mohammed. Évidemment, la reconnaissance du statut des personnes accueillies dans les OACAS, comme étant un « contrat de travail », remettrait complètement en cause le fonctionnement national d’Emmaüs.

 Grève Emmaüs : les réactions des directions

 Emmaüs étant constitué d’associations indépendantes avec leurs propres conseils d’administration et leurs propres bureaux, chaque site en grève tente de trouver ses propres solutions. Selon la Voix du Nord, l’administration d’Emmaüs Tourcoing a proposé une augmentation de quelques dizaines d’euros de l’allocation communautaire ainsi qu’une médiation. A Grande-Synthe, la direction a une autre stratégie, et menace d’expulser les grévistes de leur lieu d’hébergement.

A Saint-André-Lez-Lille, premier site en grève, une enquête a été ouverte par le parquet de Lille pour « traite d’êtres humains » et « travail dissimulé » suite à un article de Streetpress. La directrice de cette communauté ne déclarait même pas ses compagnons à l’URSSAF.

  publié le 15 septembre 2023

« Plus qu’un programme, c’est un projet qu’il faut à l’union de la gauche »

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

À la veille de la Fête de l’Humanité, l’historien du communisme Roger Martelli fait l’état des lieux des défis que l’union de la gauche doit relever, sur le fond et sur la forme, pour devenir une alternative solide. 

La Fête de l’Humanité ouvre ses portes le 15 septembre à Brétigny-sur-Orge (Essonne) dans un contexte de fragilisation de l’union de la gauche. Les universités d’été du Parti communiste français (PCF), de La France insoumise (LFI), du Parti socialiste (PS) et d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), qu’ils ont tenues séparément, ont témoigné d’un refroidissement des relations sur fond de dissensions sur les élections sénatoriales et européennes.

La situation globale n’a, elle, pas changé : droitisation du macronisme, exclusion de la gauche d’un « arc républicain » imaginaire et banalisation de l’extrême droite à l’échelle française et européenne. Face à ces vents contraires, l’historien du communisme Roger Martelli, qui vient de publier Pourquoi la gauche a perdu et comment elle peut gagner (Arcane 17), juge que « tout retour en arrière [de l’union de la gauche] serait calamiteux »

Il s’inquiète pourtant de voir se rejouer le bras de fer entre le PCF et le PS qui avait conduit à la rupture du programme commun en 1978, et appelle à la construction d’une « culture de l’union ». La signature du programme de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), en mai 2022, est loin de suffire à installer celle-ci, et à constituer un projet majoritaire. Il explique pourquoi, et propose un chemin alternatif nourri des expériences victorieuses du passé.

Mediapart : La rentrée politique à gauche est marquée par un moment de stagnation, d’indécision sur la question de l’union. Jean-Luc Mélenchon insiste sur la nécessité de « reconstruire une culture du programme ». Mais est-ce suffisant pour relancer la gauche et la rendre majoritaire ?

Roger Martelli : Pour ma part, j’essaie de réfléchir à partir d’un état des lieux. Entre 2017 et 2022, la droitisation du macronisme n’a profité que marginalement à la gauche, alors que l’effondrement de la droite traditionnelle a largement profité à l’extrême droite. Ce déséquilibre est ancré dans la réalité française, et renvoie à la poussée de l’extrême droite à l’échelle européenne. Dans ce contexte difficile, l’union de la gauche autour de la Nupes a marqué le paysage politique, et tout retour en arrière serait calamiteux. Mais on ne peut pas se contenter de dire qu’il faut maintenir l’unité de la Nupes, car telle qu’elle est, telle qu’elle fonctionne et est perçue, elle ne semble pas dynamiser la totalité de l’espace de la gauche.

Comment la faire évoluer pour qu’elle redonne à la gauche la place qui a pu être la sienne et pour qu’elle regagne les catégories populaires perdues ? Bien sûr, elle a pour cela besoin d’un programme – c’est le b.a.-ba de la concurrence politique. Mais ce qui compte en politique, c’est moins le programme comme ensemble cohérent de propositions que la petite musique qui entoure le programme, et qu’on peut désigner comme le projet. Par exemple, ce n’est pas la qualité de son programme qui a fait autrefois la force et le dynamisme du vote communiste : c’est plutôt son utilité globale perçue, à la fois sociale, politique, symbolique, idéologique.

Il faut éviter de reproduire à l’infini la vieille logique du bras de fer où il s’agit de décider de qui est unitaire et qui ne l’est pas.

Jusqu’à ce jour, le Rassemblement national (RN) et le macronisme ont proposé l’un et l’autre une cohérence de projets avec des récits simples : d’un côté un projet libéral, autoritaire, ouvert sur l’Europe et sur le monde, et de l’autre un projet « illibéral », protectionniste et excluant. Faute d’une cohérence analogue perçue par l’opinion, le rassemblement de la gauche risque d’apparaître comme une simple construction partisane, où seule compte la voix du plus fort.

LFI pourrait vous répondre que, au-delà de son programme, elle a une vision du monde « écosocialiste », qui actualise l’héritage de la gauche à la lumière des enjeux écologiques…

« Écosocialisme » est un mot qui a sa force, mais parmi d’autres possibles, car il y a d’autres terrains pour l’émancipation humaine que ceux qui renvoient à l’histoire ancienne du « socialisme » et aux développements plus récents de l’écologie. Mais pour l’instant, le mot me semble parler à un espace restreint, plutôt militant. Travailler ce terme plutôt qu’un autre ? pourquoi pas. Mais si l’enjeu est la mobilisation populaire, l’essentiel est le récit qui donne aux mots leur légitimité, c’est l’image de la société qu’il propose, les valeurs qui sont les siennes, le cheminement démocratique qui peut permettre sa réalisation. Ce qui compte, c’est qu’on voie l’ampleur des ambitions proposées, l’ouverture grand-angle des rassemblements recherchés, le souci d’occuper tous les terrains sur lesquels les dominés peuvent converger contre le désordre social existant.

Les composantes de la Nupes doivent travailler, à la fois séparément et ensemble, sur leurs pratiques et le message qui leur permettra d’être clairement identifiées, attractives et de rendre leur projet désirable. C’est ce qu’il faut apprendre à faire. Inutile donc de mettre la charrue avant les bœufs.

La plupart des controverses au sein de la Nupes portent sur la forme de l’union, ses rapports de force internes, ses divisions aux élections européennes… Cela vous semble-t-il primordial ?

Les débats sur les formes sont bien sûr importants. L’image de la Nupes est pour l’instant celle d’une formation dominée par LFI, et surdéterminée par la personnalité de Jean-Luc Mélenchon, qui attire et repousse dans un même mouvement. Il est donc important de trouver la formule qui permet à chacun de se retrouver dans une dynamique, sans que cela ne s’apparente à la seule juxtaposition de particularités. Ce qu’il faut éviter, en tout cas, c’est de reproduire à l’infini la vieille logique du bras de fer où il s’agit de décider de qui est unitaire et qui ne l’est pas. J’ai vécu la période où, en 1978, il y avait un bras de fer de ce type entre le PCF et le PS. À l’arrivée, le PS a gagné son duel, mais aux législatives du printemps 1978, la gauche a perdu alors qu’elle avait toutes ses chances de gagner.

L’union est un horizon nécessaire, car sans elle il n’y a pas de majorité, et sans majorité il n’y a pas de changement. Mais l’union suppose des constructions projectives fortes et sincèrement partagées, pour en faire autre chose qu’un choix électoral tactique. Pour que l’union fonctionne, il ne suffit pas de signer une déclaration ou de rédiger un programme commun. Il faut que s’installe durablement une culture de l’union. Et une vraie culture de l’union suppose que l’on apprenne à être soi-même et à se développer sans prendre de l’air à ses partenaires, actuels ou à venir. On peut partir bien sûr de l’idée que la gauche est plurielle et que les différences en son sein ne sont pas nécessairement de détail. Et on peut parfaitement considérer qu’il n’est pas secondaire de savoir qui donne le ton, par exemple la logique d’un certain accommodement avec le système ou une logique de rupture avec lui. Mais cela ne doit jamais conduire à oublier que, si la gauche n’est pas rassemblée dans toutes ses sensibilités, elle ne peut pas espérer conquérir la majorité de second tour.

Plusieurs stratégies s’affrontent à ce sujet. Pour franchir la barre du second tour de la présidentielle, les partisans de Jean-Luc Mélenchon se donnent comme priorité de convaincre des abstentionnistes et les « fâchés pas fachos ». Est-ce une bonne piste ?

Il y a un risque à se polariser sur la question du premier tour. L’enjeu pour la gauche, c’est la construction de majorités politiques rendant possibles le changement de société et le dépassement progressif de toutes les logiques de dépossession. L’esprit des institutions actuelles oblige certes à parvenir pour cela à ce qu’on appelle le tour décisif. Il faut alors reconnaître que, dans le cadre de la tripartition actuelle, ce n’est pas un objectif insurmontable pour la gauche, même si elle n’est pas dans sa plus grande forme. Mais encore faut-il, au second tour, aller bien au-delà des forces d’ores et déjà rassemblées. Il ne suffit pas d’être assez attractif au premier tour : il faut être le moins répulsif possible au second. Or, pour l’instant, même si elle est en progrès, la gauche est largement minoritaire. Et pour l’instant, l’extrême droite a plutôt montré qu’elle profitait davantage de l’effondrement de la droite que la gauche ne profite du discrédit du macronisme.

Il faut être capable d’insérer la revendication sociale dans une vision globale de la société alternative à celle qui est en filigrane dans les discours de Le Pen.

Quant à la question des abstentionnistes, je suis dubitatif sur cette insistance. Depuis les années 1980, chez les communistes puis dans le reste de la gauche, j’entends dire qu’il faut reconquérir les abstentionnistes perdus. Or cela n’a jamais réussi et l’abstention a suivi son petit bonhomme de chemin. En fait, les abstentionnistes ne sont pas une population à part et plusieurs enquêtes suggèrent que, s’ils votaient, ils ne voteraient pas différemment des autres.

De façon plus générale, je doute des vertus des politiques de ciblage, surtout à gauche. Il n’y a pas à faire des choix savants à l’intérieur du champ large des catégories populaires. Il est dangereux de privilégier le « rural » ou « l’urbain », le « social » ou le « sociétal », le stable ou le précaire, les inégalités ou les discriminations. On s’adresse à l’immense palette des dominés, pour les rassembler autour de tout ce qui peut produire de l’émancipation, sans préjuger de ce qui compte ou ne compte pas.

Julia Cagé et Thomas Piketty expliquent dans leur livre qu’en 2017 et 2022, « les écarts de vote entre mondes rural et urbain » ont atteint « des niveaux inédits » depuis la fin du XIXe siècle, et que « la gauche n’a pas de proposition très construite pour attirer ces classes populaires rurales ». Leur analyse va donc sûrement être utilisée à gauche par ceux qui pensent qu’il suffit de combler ce « trou dans la raquette » pour gagner…

Julia Cagé et Thomas Piketty ont mille fois raison de souligner cette dichotomie qui sépare les catégories populaires de l’urbain (les métropoles et leurs banlieues) et du rural (les bourgs et les villages). Et ils ont raison de rappeler que la source de ce clivage est dans le détachement des catégories populaires à l’égard de la gauche politique. Le PCF en a été la première victime, puis le PS au pouvoir. Du coup, si les banlieues populaires s’ancrent ou se réancrent à gauche, le peuple des bourgs et des villages est largement tenté par un vote d’extrême droite.

Il faut poursuivre la réflexion sur ce phénomène, sans préjuger des réponses. Cagé et Piketty insistent par exemple à juste titre sur le fait que le « rural » est un territoire si marqué par la montée des inégalités territoriales qu’il se sent délaissé. Mais pourquoi le sentiment de l’abandon pousse-t-il vers l’extrême droite plutôt que vers la gauche ? La banlieue de l’entre-deux-guerres était aussi un territoire délaissé. Or il a choisi la gauche, et en premier lieu le PCF, et pas le fascisme. Il l’a fait parce que le peuple avait en son centre un groupe ouvrier en expansion, que ces ouvriers se sont constitués en « mouvement ouvrier » doté d’une conscience et qu’ils pouvaient s’appuyer sur une espérance, dans le prolongement de la « République démocratique et sociale ».

Aujourd’hui, après la désindustrialisation et la crise de l’urbain, ce qui caractérise le salariat c’est l’éclatement, et il n’y a plus d’éléments d’identification ni d’espérance sociale pour les espaces délaissés. Or, quand il n’y a plus d’espérance sociale, le ressentiment, la recherche du bouc émissaire et le fantasme de la clôture l’emportent. Il n’y a pas de voie courte pour remonter la pente. Il faut bien sûr s’appuyer sur le socle de la demande sociale. Mais pour contrer le discours « social » du RN, il faut être capable d’insérer la revendication sociale dans une vision globale de la société alternative à celle qui est en filigrane dans les discours de Le Pen. Si on ne fait pas ce raccord de la proposition sociale et d’un authentique projet de société, c’est le RN qui pourrait bien gagner la bataille du « social ».

Le PCF de Fabien Roussel veut s’engager dans une reconquête de ces territoires, mais le fait-il avec une vision juste des classes populaires ?

Incontestablement, Roussel a réintroduit le PC dans les représentations politiques courantes. En termes d’image, il a marqué des points. Pour comprendre le positionnement du PC actuel, il ne faut pas oublier le fond : l’actif communiste s’est persuadé que les déboires électoraux du parti tenaient à son absence des consultations nationales structurantes et à des alliances où il était en position dominée. La direction communiste pense donc que, pour exister, il faut « faire la différence » et se démarquer des autres forces de gauche.

Roussel a joué de cette différence, non sans une certaine efficacité. Il est vrai que, pour y parvenir, il n’hésite pas à flirter avec les limites, par exemple sur les questions de sécurité et d’immigration. Ce n’est pas la première fois qu’il a cette tentation. Les fois précédentes, par exemple à la charnière des années 1970-1980, cela ne lui a pas réussi et a même terni son image. La méthode actuelle remettra-t-elle le Parti communiste dans le jeu électoral ou crée-t-elle plus de problèmes qu’elle n’en résout ? Qui vivra verra…

 

   publié le 13 septembre 2023

Ukraine : des « dérapages »
de plus en plus inquiétants

Par Francis Wurtz, député honoraire du parlement européen  sur www.humanite.fr

Après dix-sept mois d’agression russe et de ripostes ukrainiennes, toutes les limites imaginables de cette guerre sont régulièrement franchies, qu’il s’agisse du nombre ahurissant de victimes ou de la nature, de plus en plus barbare, des armements engagés, de part et d’autre. Or, loin d’avoir ouvert la voie à une issue du conflit, cette hécatombe humaine et cette escalade militaire mettent chaque jour un peu plus, le monde – et en premier lieu l’Europe – à la merci d’un dérapage. Plusieurs faits récents sont venus nous rappeler la réalité de cette menace.

On se souvient du cas de ce missile « de fabrication russe » qui avait frappé un village de l’est de la Pologne, près de la frontière ukrainienne, provoquant la mort de deux personnes, le 15 novembre dernier. S’il s’était agi d’une provocation russe, la Pologne étant membre de l’Otan, les autres États membres auraient été tenus, en vertu du fameux article 5 du traité de l’Alliance atlantique, de lui porter secours : autrement dit, de s’engager dans une guerre contre l’une des deux principales puissances nucléaires du globe. C’est en pleine connaissance de cet enjeu stratégique capital que Volodymir Zelensky avait d’emblée accusé Moscou d’avoir délibérément commis ce forfait pour « adresser un message au sommet du G20 » (les 20 principales puissances du monde) , alors réuni à Bali. L’enquête avait finalement établi que l’explosion provenait des « systèmes de défense antiaériens ukrainiens », ce que Kiev mit beaucoup de temps à admettre. Nous sommes passés tout près d’une situation critique.

Un incident semblable vient à nouveau de se produire, le 4 septembre en Roumanie, à quelques kilomètres de la frontière avec l’Ukraine. Cette fois, ce sont des débris d’un drone russe qui sont retombés sur le sol d’« un pays allié de l’Otan, bénéficiant (à ce titre) de garanties de sécurité très importantes », comme l’a rappelé le président de ce pays, mais il n’y a pas eu de victime et le caractère accidentel de l’incident a été reconnu. Seconde alerte.

Quant à la stupéfiante révélation du milliardaire américain Elon Musk, elle fait franchement froid dans le dos ! En tant que propriétaire d’une constellation de satellites couvrant une cinquantaine de pays (!), il affirme avoir été, il y a un an, sollicité par le gouvernement ukrainien pour permettre le guidage de drones bourrés d’explosifs afin de « couler la majeure partie de la flotte russe », stationnée dans le port de Sébastopol, en Crimée ! Lui qui avait déployé la couverture Internet de « sa » société SpaceX au profit de l’Ukraine auparavant, a refusé cette fois-là. Un magnat à l’ego dangereusement surdimensionné peut donc seul, selon son humeur, décider de favoriser ou non des opérations militaires, le cas échéant aux conséquences incalculables !

Aucun doute : la responsabilité première de ces situations redoutables incombe au Kremlin. Sans son inexcusable guerre, point de risque de dérapage ! Leur rappel vise, non à relativiser l’ineffaçable faute de Vladimir Poutine, mais à souligner combien la poursuite d’un tel engrenage militaire conduit quasi inévitablement à une perte de maîtrise des conséquences des actes de protagonistes manifestement désemparés. Ce conflit doit s’arrêter ! Non pour entériner les gains territoriaux russes, mais pour ouvrir la voie à un règlement politique global du conflit dans le cadre d’une reconstruction de l’architecture de sécurité du continent européen.

  publié le 13 septembre 2023

Payer pour percevoir ses aides :
le désengagement de l’État
laisse place au privé

par Emma Bougerol sur https://basta.media

Faire valoir ses droits au RSA ou à une allocation devient de plus en plus compliqué. Des sociétés privées se saisissent de cette opportunité et de la désorganisation des caisses de sécurité sociale pour marchander l’accès aux aides.

« Je ne saurais absolument pas quelles aides me correspondent, ni quelles démarches faire, ni où me présenter, ni avec qui parler… Ni rien. » Thomas, 37 ans, secoue la tête devant les caméras de TF1, dans un reportage du journal de 20 heures [1]. Comme lui, des millions de personnes se retrouvent démunies en France face au difficile accès aux allocations sociales. La dématérialisation a encore accru la complexité.

Tapez dans un moteur de recherche la requête « À quelles aides ai-je droit ? ». En plus du site de l’État, service-public.fr, l’algorithme vous suggérera probablement les sites Mes-allocs.fr, demarchesadministratives.fr, aide-sociale.fr, ou mesallocations.fr… Ces sites vous expliquent d’abord les différentes prestations sociales. Vous voulez savoir à quelles aides vous pouvez effectivement prétendre ? Vous voilà redirigé vers un numéro surtaxé ou un simulateur assorti d’un service d’accompagnement, qui est payant.

La majorité de ces sites proposent un service téléphonique à 80 centimes la minute. D’autres sociétés ont une offre plus large. C’est le cas de Mes-allocs.fr, détenu par l’entreprise Expertaide, basée en Essonne. Ce site a d’ailleurs mis en avant le reportage de TF1 sur la difficulté à comprendre et toucher les allocations sociales. Ces services payants, pour faire valoir un droit censé être garanti par l’État, prospèrent sur la complexité des prestations sociales, et la lenteur des services publics, plus prompts à contrôler et à sanctionner, qu’à traiter convenablement les dossiers des demandeurs, comme l’illustre la situation des Caisses d’allocations familiales.

Trente euros pour pouvoir toucher ses allocs

Né en 2018, Mes-allocs.fr propose d’abord aux usagers de simuler gratuitement les prestations auxquelles ils pourraient avoir droit, parmi « plus de 1800 aides ». Ensuite, les personnes peuvent souscrire à un « service d’accompagnement administratif » ponctuel pour 29,90 euros par trimestre plus des frais d’inscription. Cela permet de bénéficier d’un accompagnement personnalisé avec un conseiller, où toutes les démarches sont prises en charge. L’entreprise a également noué des partenariats, notamment avec Uber Eats, avec une offre spéciale pour ses coursiers.

Bien que discret dans sa communication, Mes-allocs.fr n’est pas passé inaperçu chez les travailleurs du social. « Des sociétés qui font payer pour fournir un service gratuit à des personnes qui ont de faibles revenus, voire sont surendettées. Des sociétés de conseils gratuits payants qui s’adressent à des gens en galère d’argent : fallait y penser ! » s’offusquait une assistante sociale du Syndicat unitaire des personnels des administrations parisiennes [2]. La plateforme affirme avoir aidé plus de 40 000 personnes dans leurs démarches administratives depuis cinq ans.

« Le site Mes-allocs.fr prospère illégalement sur le dos des personnes les plus fragiles », dénonce de son côté l’Association nationale des assistants de service social (Anas). L’association met en avant deux décisions de la Cour de cassation datant des années 1950 pour appuyer ses propos. « J’ai passé un été à chercher ces décisions pour montrer qu’il y avait bien un délit », nous explique le président de l’association, Joran Le Gall.

Ces deux décisions judiciaires soulignent le caractère illégal des activités de ceux qui proposent leurs services payants à des bénéficiaires d’aides publiques. Cette interdiction est également mentionnée à l’article L554-2 du Code de la Sécurité sociale, qui dispose que « tout intermédiaire convaincu d’avoir offert ou fait offrir ses services moyennant émoluments convenus d’avance, à un allocataire en vue de lui faire obtenir des prestations qui peuvent lui être dues », se verra condamné à une amende de 4500 euros.

Le président de l’Anas admet que le fonctionnement de certaines de ces plateformes a légèrement évolué. Par exemple en proposant un paiement par forfait plutôt qu’en prélevant un pourcentage des aides, comme c’est le cas pour Mes-allocs.fr. Pour autant, Joran Le Gall n’en démord pas : « Il y a un certain nombre de pratiques illégales, insiste-t-il. Pour lui, tout cela est aussi « immoral même si sur ce point on ne peut pas faire grand-chose. » Depuis cette alerte, rien n’a semblé changer : ces services existent toujours, et la plainte contre Mes-allocs.fr déposée en 2019 par l’association auprès de la procureure d’Évry n’a pour l’instant pas eu de suites.

Silence chez les organismes de Sécurité sociale

Dans des courriers datés de janvier 2022, l’association a interpellé les organismes de Sécurité sociale, la Défenseure des droits ainsi qu’Olivier Véran, à l’époque ministre des Solidarités et de la Santé, sur l’existence de Mes-allocs.fr. « Derrière la vitrine d’une louable ambition énoncée sur son site Internet, le fonctionnement de cette plateforme vient montrer une tout autre réalité, bien plus mercantile », y dénonce l’Association des assistants de service social.

Seul le directeur général de la Mutualité sociale agricole (MSA) a répondu, dans un courrier adressé au président de l’Anas daté du 14 mars 2022. « Après renseignement pris auprès des services des affaires juridiques de la caisse centrale, je vous confirme que l’accompagnement proposé par le site pour l’obtention de prestations sociales moyennant rémunération, en l’espèce sous la forme d’un abonnement, paraît illégal au regard de l’article L. 725-13 du Code rural et de la pêche maritime s’agissant du régime agricole. » Il précise saisir l’ensemble des parties prenantes « pour envisager ensemble les suites à donner à cette situation ». Depuis, aucune nouvelle.

Mes-allocs.fr se défend fermement des accusations portées par l’Anas sur l’illégalité de ses prestations. « D’un point de vue de la loi, notre activité est bien légale, soutient Joseph Terzikhan, créateur de la plateforme. Nous avons eu de nombreux échanges avec la Caisse nationale d’allocations familiales depuis 2019 et avons bien pris soin de valider ce point avec leur direction. »

Nous avons contacté les différentes caisses de Sécurité sociale, y compris la Mutualité sociale agricole. Elles nous ont renvoyés vers la direction de la Sécurité sociale, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations.

« Il n’y a plus personne pour vous aider »

« Tout le monde est au courant de l’existence de ces plateformes et il ne se passe rien, se désespère Joran Le Gall. Ce n’est pas le boulot de l’Anas de s’occuper de ça, mais on s’en est saisi parce que ce fonctionnement était trop immonde… » Le président de l’association souhaite désormais voir les caisses de Sécurité sociale se saisir de la question. « Ce que propose Mes-Allocs.fr, c’est un interlocuteur humain face à un système de protection sociale où il n’y a plus personne, soupire-t-il. Aujourd’hui, il y a des centaines de droits, mais il n’y a plus personne dans les services publics pour vous aider à mobiliser tout ça. » Un constat partagé par la défenseure des droits, Claire Hédon : « La dématérialisation ne doit pas signifier la disparition du téléphone et de l’accueil dans les services publics. Le problème est là : les réclamants ne peuvent plus aller voir quelqu’un », confiait-elle à basta!.

D’autres plateformes du même type ont vu le jour, puis ont changé de direction. Ainsi, l’offre payante de l’entreprise « Toutes mes aides », devenue Klaro, s’est tournée uniquement vers les entreprises. Une autre, Wizbii Money, une start-up grenobloise visant principalement les jeunes, a été décrite par Mediapart comme une « entreprise qui capitalise sur la phobie administrative des étudiants ». En 2021, le syndicat étudiant Unef avait qualifié d’ « inadmissible » les pratiques « qui utilisent la détresse des jeunes pour leur soutirer le peu d’aides disponibles » du site. La start-up prélevait alors 4 % du montant des aides sociales obtenues par leur intervention.

Depuis ces controverses, le service d’accompagnement de Wizbii Money est devenu totalement gratuit pour les utilisateurs. « Notre modèle économique a toujours été, dans la mesure du possible, de ne jamais faire payer le jeune pour nos services », se défend l’un des fondateurs de la plateforme, Romain Gentil. Désormais, cette branche de la start-up Wizbii n’engage de bénéfices que sur les partenariats avec des entreprises. Pour toucher ses aides, il faudra néanmoins obligatoirement passer par la plateforme bancaire de la start-up, Swan.

Romain Gentil affirme qu’il est hors de question de repasser à un système payant pour les jeunes. Il affirme qu’« aujourd’hui, Wizbii Money n’est pas un service rentable. On veut continuer de le proposer parce que c’est quelque chose qui fonctionne et qui est utile », assure-t-il. Du côté de Mes-allocs.fr aussi, son fondateur affirme que son service d’accompagnement pour les particuliers est « structurellement déficitaire ».

« Si nous pouvions éviter de faire payer l’utilisateur, nous le ferions, défend de son côté Joseph Terzikhan, de Mes-allocs.fr. Mais notre structure est autofinancée, nous ne pouvons pas nous permettre de proposer ce service gratuitement pour le moment, nous avons besoin de couvrir les frais ou une partie des frais afin de pouvoir continuer à fournir un service de qualité dans le temps. Nous cherchons d’autres modes de financement, notamment auprès des organismes étatiques. »

Un foyer éligible sur trois ne touche pas le RSA

L’existence de ces entreprises est « le symptôme d’un désengagement de l’État sur la question de l’accès aux droits sociaux », affirme Arnaud Bontemps, porte-parole du collectif Nos Services Publics. « Le marché a horreur du vide, ajoute-t-il. On ne peut pas lui reprocher, c’est le propre du marché. » Sa start-up répond à un manque de services de la part de l’État, abonde Romain Gentil. « Je pense que ce que nous proposons est la mission de l’État social, du gouvernement, mais il y a des trous dans la raquette », dit l’entrepreneur. « D’un point de vue idéologique, je comprends qu’il puisse être difficile pour certains d’accepter qu’une structure privée se mette à résoudre des problématiques d’ordre social », ajoute le fondateur de Mes-allocs.fr, Joseph Terzikhan. Selon lui, « le monde évolue, et l’État ne peut pas tout faire lui-même ».

Sur leurs vidéos promotionnelles comme dans leur communication externe, ces plateformes mettent en avant l’argument du non-recours aux aides sociales en France. Une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), montre qu’en 2018 un foyer sur trois éligible au Revenu de solidarité active (RSA) ne le touchait pas, faute de démarches.

Chez les personnes âgées seules, le taux de non-recours au minimum vieillesse est estimé par la Drees à près de 50 %. Le site Mes-allocs.fr évalue les montants non réclamés par les ayants droit en France à dix milliards d’euros chaque année. Ce décompte a largement été partagé par les médias nationaux.

Clara Deville, chargée de recherche en sociologie à l’université de Bourgogne Franche-Comté, s’est elle aussi intéressée au non-recours au RSA. « Le RSA est souvent une prestation “porte d’entrée” à beaucoup d’autres. Quand on est non recourant, on ne touche souvent pas d’autres aides », explique la chercheuse. Elle ajoute que le non-recours aux aides sociales est devenu un problème public au début des années 2010, dans un contexte politique bien particulier.

Le discours qui domine est alors que si les bénéficiaires ne demandent pas les aides auxquelles ils ont pourtant droit, ce serait parce qu’ils « auraient peur du stigmate, qu’ils n’auraient pas accès à l’information, ou font face à la complexité administrative ». Ainsi, depuis une dizaine d’années, « il y a une forme d’individualisation de ce problème public »« la dématérialisation érigée comme solution. C’est un peu absurde sachant que le numérique est facteur d’inégalité », détaille la chercheuse.

« Cela a eu trois conséquences : des fermetures d’antennes de CAF, de MSA, et d’autres services publics en milieu rural, une réforme de l’accueil au guichet, où il faut désormais prendre rendez-vous par Internet, ainsi qu’un report du travail administratif vers les demandeurs d’aides », analyse Clara Deville. Ces conséquences entretiennent elles-mêmes le non-recours.

Le non-recours aux droits aux oubliettes politiques

Les plateformes marchandes prospèrent donc dans le vide laissé par les services de l’État. Si bien que, parfois, ce sont les services publics qui se tournent vers ces entreprises privées. « On est en lien très fort avec certains organismes. Aujourd’hui, on échange même avec des assistantes sociales du Crous qui nous posent parfois des questions sur certains dispositifs qui peuvent exister », dit par exemple Romain Gentil, de Wizbii Money.

Le manque de moyen des organismes de Sécurité sociale favorise l’existence de tels services. « Rares sont les organismes de Sécu qui ont beaucoup de moyens à consacrer à l’accès aux droits », confirme le porte-parole du collectif Nos Services Publics, Arnaud Bontemps. « On voit bien que dans les récentes déclarations politiques, on nous parle de fraude fiscale et sociale, mais on ne nous parle pas de l’accès aux droits », se désespère-t-il.

En témoigne le plan présenté fin mai par le ministre des Comptes publics, Gabriel Attal (devenu en juillet ministre de l’Éducation nationale). Le ministre affirmait dans les colonnes du Parisien : « Nous allons créer mille postes supplémentaires dans le quinquennat pour lutter contre la fraude sociale et investir un milliard d’euros dans les systèmes d’information. » Le non-recours aux aides sociales, lui, est oublié.

En cas de difficultés et face au manque d’interlocuteurs dans les organismes de Sécurité sociale, il n’est pas forcément nécessaire de se tourner vers des services privés, rappelle Arnaud Bontemps : « Il y a déjà des associations qui font gratuitement, bénévolement, un travail extrêmement précieux d’accès aux droits. »

Notes

[1] Diffusé en en janvier 2022.

[2] Dans un billet d’humeur daté de 2019

  publié le 12 septembre 2023

« L’Éducation nationale est la plus grande enseigne de bricolage du pays »

Tristan Dereuddre  sur https://www.politis.fr/

Pari réussi pour le gouvernement. La polémique de l’abaya et du qamis a étouffé une sombre réalité en ce début d’année scolaire : de nombreux élèves ont effectué leur rentrée sans professeurs.

Un enseignant devant chaque classe, c’était la promesse du président de la République pour cette rentrée scolaire. Gabriel Attal lui avait rapidement emboîté le pas après sa nomination au ministère de l’Éducation nationale, martelant que cette mesure serait une priorité absolue. Pourtant, l’objectif est loin d’être atteint pour de nombreux lycées, collèges et écoles. Et malgré les tentatives du gouvernement de voiler cette fâcheuse réalité derrière la polémique des abayas et des qamis, les témoignages de terrains qui émergent rendent compte d’une situation préoccupante dans de nombreux établissements.

Lancé par le Snes-FSU, premier syndicat des collèges et des lycées, le hashtag sur le réseau X (ex-Twitter) #LaRentréeEnVrai permet de recueillir les témoignages des parents, directeurs ou enseignants sur le déroulement de la rentrée. Le constat est sans appel : de nombreux postes de professeurs sont inoccupés dans les salles de cours. « La promesse du ministère d’un enseignant par classe est loin d’avoir été tenue », affirme Sophie Vénétitay, secrétaire générale du syndicat. Depuis le début de la semaine, elle enchaîne les plateaux de télévision et les entretiens dans les médias pour faire remonter ces témoignages. « Dans certains collèges et lycées, on a des collègues qui ont distribué des emplois du temps aux élèves avec marqué ‘Madame X’ ou ‘’Monsieur Y’. On a donc des élèves qui commencent les cours avec des trous dans leurs emplois du temps, parce qu’il n’y a pas de profs », rapporte-t-elle.

On a des collègues qui ont distribué des emplois du temps aux élèves avec marqué ‘Madame X’ ou ‘Monsieur Y’. Sophie Vénétitay, Snes-FSU

Dans les écoles maternelles, la conjoncture est comparable au primaire et au secondaire : « Pour l’instant on a des classes où seule la moitié de l’année est assurée. Les grandes sections n’ont pas d’instituteur deux jours par semaine. Mais comme il y a une obligation d’accueil de l’école, on les répartit sur les autres classes, ce qui conduit à une surcharge des effectifs de cinq ou six élèves », témoigne Louise Paternoster, professeure des écoles en région parisienne.

Un manque d’attractivité préoccupant

Mais cette crise ne s’arrête pas qu’aux enseignants, elle concerne d’autres personnels issus de la communauté éducative, comme celui des AESH (accompagnants des élèves en situation de handicap). Aurélien Mateu, directeur d’une école maternelle parisienne, est confronté à cette situation : « Dans mon école, neuf élèves devraient bénéficier d’un suivi de la part d’un AESH. Mais on n’en a qu’un seul, qui s’occupe de trois d’entre eux (ceux en situation de handicap « lourd »). Les six autres élèves doivent compter sur les enseignants qui aident au maximum. Mais ils ne peuvent pas effectuer cette mission à plein temps en plus de leur travail. » Pour lui, le manque d’AESH revient à priver des enfants d’un accompagnement dont ils auraient besoin compte tenu de leur situation. Sans surprise, il explique cette pénurie par des salaires « indécemment bas », et une considération bien trop insuffisante. « Il faut revaloriser à tout prix ces métiers », s’alarme-t-il.

Un constat largement partagé par Sophie Vénétitay : « Le manque d’attractivité n’est pas une surprise, ça fait des années que ça dure. Il suffit de regarder le nombre de postes non pourvus au concours d’entrée 2023. » Car au total, ce sont 3 163 postes qui n’ont pas été pourvus au concours d’entrée, dont 1 315 dans le premier degré et 1 848 dans le second degré. Un manque d’attractivité qui s’explique par des conditions de travail de plus en plus difficiles, mais aussi par un manque de perspectives salariales : depuis le début des années 1980, le pouvoir d’achat des enseignants ne cesse de décliner (baisse de 20 % entre 1981 et 2004).

En 1980, un enseignant débutant gagnait environ 2,3 fois le SMIC, contre seulement 1,2 fois aujourd’hui.

La valeur du point d’indice des salaires est gelée depuis des années, malgré quelques hausses qui n’ont jamais permis de s’aligner sur l’inflation. En 1980, un enseignant débutant gagnait environ 2,3 fois le SMIC, contre seulement 1,2 fois aujourd’hui. Dans certaines académies plus que d’autres, cette crise d’attractivité prend des tournures de désertification. À Créteil, seuls 51,9 % des postes ont été pourvus, un pourcentage inquiétant que l’on retrouve dans l’académie de Versailles (55 %). Le triste record est attribué à la Guyane, avec seulement 30,2 % de postes pourvus.

Du « bricolage pour colmater les brèches’’

Pour combler les manques, les établissements essayent tant bien que mal de s’adapter : « On bricole. J’ai coutume de dire l’Éducation nationale est la plus grande enseigne de bricolage de ce pays. Tout le monde essaye de colmater les brèches », assène Sophie Vénétitay. Certains ont même recours à des méthodes étonnantes : à Geaune, dans les Landes, une directrice ajointe a publié une série d’annonces Facebook pour recruter du personnel AESH ou ADE, mais aussi des enseignants en mathématiques et en espagnol. « Ça devient fréquent, on voit de plus en plus d’annonces sur LeBonCoin, on épuise les voies classiques. Ça donne une idée de l’état dans lequel on se trouve. On en est là, en 2023, on recrute les enseignants sur Facebook », déplore un membre du Snes-FSU de Dorgogne.

On en est là, en 2023, on recrute les enseignants sur Facebook. Un membre du Snes-FSU

Pour redonner de l’attractivité au métier, Sophie Vénétitay réclame la mise en place de deux mesures urgentes : « On attend qu’ils prennent la mesure de la réalité et qu’ils prennent les décisions qui en découlent : l’impératif est d’augmenter de manière significative les salaires, et d’améliorer les conditions de travail en diminuant les effectifs dans les classes. Ce sont les deux jambes de la sortie de la crise : en augmentant les salaires, on attire plus de monde, on peut recruter plus, les classes sont moins surchargées et les conditions de travail et d’apprentissage s’améliorent. »

De son côté, le gouvernement semble bien compter sur le « pacte enseignant » qui prévoit que les professeurs volontaires pourront toucher un complément de salaire contre en contrepartie de nouvelles missions, pour résoudre cette crise. Mais si les chiffres des signataires ne sont pas encore disponibles, les témoignages concordent vers un rejet assez massif du dispositif. La secrétaire du Snes-FSU l’assure : « Si le gouvernement reste sur ses positions, il portera la lourde responsabilité de n’avoir rien fait face à une crise historique dans l’éducation nationale. Ils assumeront de ne pas mettre un prof formé devant chaque classe tout au long de l’année. »

  publié le 12 septembre 2023

« Je vous rappelle que nous sommes des policiers et non des voyous » : même l’IGPN s’offusque dans l’affaire Hedi

Pascale Pascariello sur www.mediapart.fr

De faux rapports rédigés pour couvrir les faits, des déclarations contradictoires, et pour certains des implications dans d’autres affaires de violences : les premiers éléments de l’enquête judiciaire, consultés par Mediapart, sur les policiers qui ont grièvement blessé Hedi à Marseille le 2 juillet, sont accablants pour les mis en cause et leur hiérarchie

nEn l’espace d’une minute, Hedi a reçu un tir de lanceur de balle de défense (LBD) dans la tête, et, dans la foulée, a été roué de coups de pied et de coups de poing par trois policiers de la brigade anticriminalité (BAC). En moins de deux minutes, dans la nuit du 1er au 2 juillet, la vie de ce jeune homme de 22 ans a basculé. 

Son pronostic vital engagé, il a été opéré en urgence et a subi l’amputation d’une partie du crâne, le contraignant désormais à porter un casque. Terribles images qui ont fait, depuis, le tour des médias. 

Depuis le 5 juillet, date de l’ouverture de l’instruction pour « violences volontaires aggravées » (notamment parce qu’elles ont été commises en réunion par des personnes dépositaires de l’autorité publique et avec armes), les quatre policiers, clairement identifiés par les enregistrements de plusieurs caméras de vidéosurveillance et les déclarations de deux témoins comme étant les auteurs des violences, ont persisté à nier les faits. Le placement en détention de l’auteur présumé du tir de LBD, Christophe I. (depuis libéré), avait alors provoqué un mouvement de fronde inédit au sein de la police nationale.

Ce policier avait, jusqu’alors, catégoriquement contesté être l’auteur du tir sur Hedi. Mais face au faisceau de preuves accablantes, il devenait pour lui trop inconfortable de maintenir sa position initiale et c’est « après mûres réflexions », selon les termes de son avocat, Pierre Gassend, qu’il est finalement passé aux aveux le 30 août, devant la juge d’instruction (après l’avoir fait une première fois devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel d'Aix-en-Provence, le 3 août). Devant la magistrate, il a reconnu le tir, « justifié et réglementaire » selon lui, allant jusqu’à dire : « Je regrette les blessures mais pas le tir. » 

À la fin de son interrogatoire, son avocat a tenu à préciser qu’il avait été contacté « par téléphone par le directeur général de la police nationale [Frédéric Veaux – ndlr], qui l’a assuré de son soutien personnel, et qu’il accordait [au policier] la protection fonctionnelle ». Tout fonctionnaire, victime d’agression dans le cadre de son travail ou poursuivi par la justice en raison de son activité professionnelle, peut être protégé et assisté par son administration. Un policier doit néanmoins prouver qu’il n’a pas outrepassé ses droits et qu’il n’a pas commis de faute détachable du service. 

Une minute d’extrême violence

Très rapidement, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), chargée de l’enquête avec la police judiciaire, identifie quatre policiers et retrace la chronologie des faits. 

Ce 2 juillet au soir, la commandante Virginie G. et six policiers de la BAC se rendent au cours Lieutaud, une artère située dans le centre-ville de Marseille, pour sécuriser des magasins en cours de pillage. Sur place, tandis qu’un agent demeure dans le véhicule, les six autres inspectent les lieux et rejoignent une rue adjacente non éclairée, dans laquelle certains commerces ont leur devanture forcée. À 1 h 54, la commandante annonce sur les ondes radio « un carnage » du fait de plusieurs enseignes aux vitrines brisées. 

Un policier se dirige vers l’un des commerces, tandis que la commandante reste à côté de Christophe I., porteur du LBD, posté à l’intersection de deux rues. De l’autre côté d’un passage piéton, les trois autres policiers croisent alors Hedi et son ami Lilian, qui ne sont pas identifiés sur les enregistrements exploités par l’IGPN comme des pilleurs. Ce soir-là, Hedi a quitté le restaurant de ses parents vers 22 h 30 et a rejoint Lilian sur le Vieux-Port. 

Là, il découvre une « scène de film », ainsi qu’il l’a raconté à Mediapart. « Il y avait un hélicoptère, on a eu l’idée de le suivre, ce qui n’était pas très malin. Mais bon, un hélicoptère qui survole le ciel à Marseille dans un tel chaos, on n’en voit pas tous les jours. »

Le déroulé des faits en regardant les vidéos à la seconde près permet de comprendre l’enchaînement des faits et leur violence (l’horodatage débute avec le déclenchement de la caméra).

À 1 heure 56 minutes et 8 secondes, Lilian et Hedi sont « rapidement entourés par au moins trois policiers », Gilles A., David B. et Boris P., selon les retranscriptions des vidéos par la police des polices. 

À 1 heure 56 minutes et 11 secondes, Hedi et Lilian « prennent la fuite ». Lors de son audition par l’IGPN, Hedi expliquera avoir salué les agents de la BAC mais « leurs visages étaient fermés. Ils semblaient très tendus » : « Je suis parti en courant car ces policiers me faisaient peur. » 

À 1 heure 56 minutes et 15 secondes, Hedi « tombe lourdement au sol », touché par le tir de LBD. Un policier le relève et le ramène à l’angle de deux rues. Quelques secondes plus tard, à 1 heure 56 minutes et 28 secondes, Hedi « est debout, marche en titubant, porte sa main droite à sa tête et est maintenu par un policier », selon les retranscriptions de l’IGPN.

À 1 heure 56 minutes et 35 secondes, un autre policier « assène un violent coup de pied à Hedi » et le fait chuter. Entouré de trois, puis de quatre policiers, « dos au sol », Hedi reçoit alors « deux coups de pied dans le ventre ou le bassin », plusieurs coups de poing notamment au visage. À 1 heure 56 minutes et 50 secondes, alors que le jeune homme se relève en se protégeant la tête, un policier lui donne un coup de pied aux fesses, avant de le laisser partir.  

Hedi n’a rien fait. Mais il a été massacré.

Ces images de vidéosurveillance ainsi que certains détails vestimentaires permettent rapidement d’identifier les policiers. L’un a des gants coqués, pourtant interdits, un autre est en short, deux sont affublés de casquettes, et le tireur de LBD, Christophe I., arbore son arme en bandoulière sur un t-shirt blanc. 

Avant et après le tir, Christophe I. est visible à quelques mètres de Hedi. Il est également le seul des six policiers de son équipage à être en possession d’une telle arme. Par ailleurs, deux témoins l’identifient clairement, l’un d’eux l’ayant vu tirer : « Il portait une arme longue [...] Après avoir aperçu cet homme, je le vois guetter, il épaule l’arme, vise puis tire. »

Malgré tous ces éléments, les policiers nient avoir commis des violences, et refusent même de se reconnaître sur les vidéos qui leur sont soumises par la police des polices.

Je vous rappelle que nous sommes policiers et non des voyous. Il est grand temps de nous raconter ce qu’il s’est passé exactement, de nous dire quel a été votre rôle dans cette affaire ? L’IGPN lors de l’audition du policier Gilles A.

Parmi les trois policiers auteurs des coups portés à Hedi, on retrouve David B., qui comme nous l’avions révélé, avait déjà été inquiété dans l’affaire d’Angelina, plus connue sous le pseudonyme de Maria. Cette jeune fille de 19 ans avait reçu, elle aussi, un tir de LBD en marge des manifestations des « gilets jaunes », puis, une fois à terre, avait eu le crâne fracassé par des policiers. Rapidement, les investigations s’étaient resserrées sur David B. qui avait nié toute implication dans les violences. Il adopte la même posture pour cette enquête. 

Avant d’entrer dans la police, il a passé quinze ans dans le premier régiment de parachutistes d’infanterie de la marine, chargé des opérations spéciales.

Lors de ses auditions par l’IGPN, David B. refuse de se reconnaître sur les vidéos et déclare : « Je ne me souviens pas avec qui j’étais à ce moment-là. » Alors qu’un de ses collègues l’identifie comme étant auteur des coups portés à Hedi, il répond invariablement : « Impossible à déterminer. » Il en arrive même à « ne pas savoir » où il était et conclut par : « Ça ne sert à rien, à la fin je ne vais plus répondre à vos questions. » Même comportement face à la juge. Interrogé sur les coups portés à Hedi, il répond : « Je me souviendrais si j’avais porté des coups à un homme à terre. » 

Portant des gants coqués de motard, une casquette à l’envers, Gilles A., qui a passé 17 ans à la BAC nord de Marseille, se comporte à l’identique. Clairement identifié comme l’auteur du dernier coup de pied à Hedi, il explique lui aussi être dans l’incapacité de dire où il était et avec qui.

Face à pareille omerta, l’IGPN insiste : « La situation est extrêmement grave. Nous avons une personne qui a été gravement blessée. Je vous rappelle que nous sommes policiers et non des voyous. Il est grand temps de nous raconter ce qu’il s’est passé exactement, de nous dire quel a été votre rôle dans cette affaire, quel a été celui de vos collègues, de nous dire qui a tiré. » 

Confronté aux photos du crâne de Hedi lors de son hospitalisation, un policier déclare : « Je n’arrive pas à avoir de l’empathie. C’est super difficile. » 

Gilles A. finit par reconnaître qu’il y a eu « des accrochages », des « contacts avec des personnes qu’[ils ont] dû repousser ». Il reconnaît avoir « mis un coup de poing » sur le haut du corps de Hedi, puis évoque également un « coup de pied vers sa tête »

Devant le juge, Gilles A. est moins loquace. Interrogé sur le tir de LBD, il répond : « Moi, je n’ai ni entendu ni vu. J’ai ma conscience tranquille. » Il reconnaît uniquement avoir donné « le dernier coup de pied » qu’il qualifie de « malheureux ». Concernant les violences commises par ses collègues, il affirme avoir « vu sans trop… [...] [Il] sai[t] qu’il y a eu des échanges ».

Confronté aux images du crâne de Hedi, lors de son hospitalisation, il déclare en larmes vouloir « arrêter la police », se sentant « abandonné », et prenant « des risques qui sont trop importants ». Il est « triste de voir un jeune homme mais [il] n’arrive pas à avoir de l’empathie. C’est super difficile ».

« Nous sommes des policiers et non des voyous », rappelle l’IGPN aux agents auditionnés qui semblent en avoir adopté les pratiques : non seulement ils nient les faits, mais ils tentent de les maquiller. 

Des faux rapports et beaucoup d’omissions

À l’issue d’une opération, tout policier ayant fait usage d’une arme a en effet pour obligation de déclarer ses tirs, dans un fichier nommé TSUA (traitement relatif au suivi de l’usage des armes) et cela dans les plus brefs délais. Il doit préciser le nombre de tirs, le lieu et la date. Or, sous le commandement direct de Virginie G., les deux policiers Christophe I. et Boris P. ayant fait usage de leur LBD ne remplissent leur fiche que le 7 juillet, soit six jours après les faits, quasiment à la même heure, 0 h 50 pour l’un, 0 h 51 pour l’autre. Pour justifier leurs tirs, ils écrivent exactement le même texte, en changeant seulement le nombre de tirs (dix pour le premier, neuf pour le second). « Jai fait usage du lanceur de balle de défense à [X] reprises en ciblant à chaque fois des individus se trouvant dans des groupes mobiles et hostiles lançant divers projectiles vers les forces de l’ordre engagés sur le service d’ordre. » 

Tous deux rapportent ces tirs à la même heure, 22 heures, et au même endroit, bien loin de la ruelle où Hedi a été touché. Nul trace du tir qui l’a atteint et encore moins d’un quelconque blessé dans la déclaration de Christophe I. 

Alors que d’autres policiers ont rempli leur fiche le lendemain voire dans la nuit même, Christophe I. a expliqué à la juge que les consignes de leurs supérieurs étaient que « les fiches TSUA n’étaient pas nécessaires »

Ayant, au cours d’une deuxième audition devant la juge, enfin reconnu être l’auteur du tir LBD ayant blessé Hedi, Christophe I. explique avoir « oublié de faire le TSUA pour ce tir », ajoutant : « C’est une erreur de ma part sans aucune arrière-pensée. Je ne souhaitais pas dissimuler quoi que ce soit. » 

Pour justifier son tir, Christophe I explique que Hedi se serait retourné et aurait « armé son bras gauche avec le poing fermé comme s’il voulait lancer un objet […] une pierre ». « [Ayant] clairement détecté un danger pour mes collègues, c’est à ce moment-là que j’ai décidé de me servir à une reprise du LBD. » 

Seulement, aucune retranscription des vidéos par les enquêteurs ne mentionne un mouvement menaçant de la part de Hedi avec son bras gauche. Le jeune homme conteste aussi toute violence. 

Je ne vais pas inventer une version des faits. Il a fallu que je remette de l’ordre dans mes idées. L’auteur du tir de LBD, Christophe I., revenant sur ses déclarations initiales

Dubitative sur les justifications du policier, la juge l’interroge sur la trajectoire du tir. Là encore, les explications restent floues. Christophe I. assure avoir été à une distance minimum de sept mètres, respectant les distances réglementaires. 

C’est pourtant le même policier qui, lors de sa première comparution, déclarait que « la rue était dans le noir » et que tirer, « c’était prendre le risque de toucher des personnes dans des parties sensibles. C’était une prise de risque en raison de la distance ». Par ailleurs, il affirmait n’avoir pas tiré car il n’avait « pas été en position de danger à l’endroit où se sont passés les faits ».

Mais si ce tir était réglementaire, pourquoi avoir omis de le déclarer ? « Il a fallu que je remette de l’ordre dans mes idées. » Elles ne semblent toujours pas claires puisque lui-même finit par douter de son geste : « En temps normal, je ne sais pas s’il y avait matière à l’interpeller […]. Pour moi, la tentative de violence, je ne suis pas sûr qu’elle tienne. »

La cheffe de la BAC ne sait rien, n’a rien vu, et n’a rien entendu

Christophe I. n’est pas le seul à avoir la mémoire qui flanche. Dans son rapport, la commandante Virginie G. énumère les déplacements de ses unités dans différents secteurs de la ville et l’interpellation de personnes lors du « pillage d’une parfumerie ».

Mais lorsqu’il est question de leur intervention dans la rue au moment où Hedi a été blessé, elle signale seulement que les vitrines de plusieurs magasins étaient cassées. Elle précise même qu’après 23 heures, « à [s]a connaissance, aucun tir de lanceur n’a été effectué ».

Avec sa queue de cheval tressée, Virginie G. est facilement traçable. Un témoin l’a vue. Les caméras de vidéosurveillance l’ont enregistrée : elle se situe à trois mètres de Christophe I. au moment où il tire. Elle nie pourtant avoir « assisté à cette scène ».

Lors de son audition par l’IGPN, cette cheffe de la BAC s’est déchargée de toute responsabilité. En préambule, elle précise qu’elle était « le chef de colonne BAC, de toutes les BAC » : « J’étais la plus gradée. » 

Pour autant, elle n’avait pas le rôle de « superviseur », censé encadrer les tireurs. « Je rappelle qu’on était dans des violences urbaines et non pas dans les règles du maintien de l’ordre », se justifie-t-elle. Elle rejette la faute sur ses effectifs qui « à aucun moment ne [l]’ont avisée ». Elle paraît, d’ailleurs, tout ignorer de ses subordonnés. Certains ne portent pas de brassard, un autre n’est plus habilité à avoir un LBD, alors même qu’il en est porteur. 

Comme ses agents, elle non plus ne se reconnaît pas sur les vidéos. Mais « dans l’hypothèse où ce serait [elle] », dit-elle, « en aucun cas » n’a-t-elle pu voir ce qui se passait puisqu’elle tournait le dos à la scène au moment du tir. « Je suis sincère », lance-t-elle aux inspecteurs. Les enregistrements des caméras de vidéosurveillance en font sérieusement douter. Comment n’a-t-elle pu entendre la détonation du LBD, alors même que le témoin, bien plus éloigné qu’elle du tireur, l’a perçue, lui ? C’est « le bruit partout, des gens qui courent dans tous les sens, les sirènes de police ou de pompiers »

La commandante n’a donc rien vu, ni rien entendu. Elle a pris soin, néanmoins, d’appeler trois de ses agents lorsqu’ils ont appris leur convocation par l’IGPN. Une communication qui pose question et qui a justifié la saisie du téléphone de la commandante. Interrogée sur ces appels, elle les justifie pour « savoir s’ils avaient fait quelque chose qu’ils ne [lui] auraient pas dit ».

Certains policiers déjà mis en cause pour des violences 

Cependant, l’IGPN cherche aussi à voir ce qu’ils pourraient imputer à Hedi. Bien que son casier judiciaire soit vierge, l’IGPN tient à faire préciser qu’il a fait l’objet de signalement auprès de la justice, notamment pour « conduite d’un véhicule sans permis ». Son horaire d’arrivée à Marseille est également contesté : contrairement à ce que ses parents ont déclaré, il n’est pas arrivé à Marseille aux alentours de minuit, mais vers 23 heures. Et question de la plus haute importance : les enquêteurs ont voulu savoir pourquoi il portait un sweat à capuche. Le ciel était-il si menaçant ? Figure au dossier le bulletin météo du jour des faits.

On éclatait les groupes de pilleurs car nous ne pouvions plus interpeller. Gilles A., policier de la BAC, lors de son interrogatoire

Du côté des agents, si les notations de leur hiérarchie au cours de leur carrière sont souvent élogieuses, certains sont également connus défavorablement de la justice. C’est le cas de l’auteur du tir, Christophe I., décrit par sa hiérarchie comme « sérieux et assidu », aux « compétences physiques et intellectuelles de qualité ». Néanmoins, le policier a été mis en cause pour « atteintes à la dignité de la personne, harcèlement sur conjoint » en novembre 2020. Il a écopé d’un rappel à la loi et d’un stage contre les violences conjugales. Ce policier est également visé par une enquête pour « atteinte corporelle volontaire sur majeur », pour des faits du 15 mai 2023.

Son coéquipier Boris P., auteur de coups sur Hedi, est également poursuivi pour des « violences par personne dépositaire de l’autorité publique sur majeur », pour des faits datant également du 15 mai 2023. Pourtant, il est décrit comme un « chef de brigade respecté qui fait preuve de grandes qualités humaines ».

Le 2 juillet, à 1 h 58, quelques minutes après les violences commises sur Hedi, le même Boris P. a été identifié par les enquêteurs sur une autre vidéo. Il a plaqué au sol un homme muni d’un objet lumineux et lui a asséné plusieurs coups. Selon nos informations, une nouvelle enquête pourrait être ouverte à la demande de la juge d’instruction. 

Interrogé sur ces faits, le commissaire à la tête de la voie publique à Marseille évoque la fatigue des agents, mais également les ordres donnés au cours de la nuit du 1er juillet. 

Dans la soirée, faute de place dans les commissariats et d’effectifs sur le terrain, ils ont « reçu instruction de procéder à de simples relevés d’identité en vue de convocation ultérieure », et de ne plus interpeller. « Cette consigne a généré beaucoup d’incompréhension parmi les effectifs présents, les laissant relativement démunis pour gérer des faits d’une particulière gravité. »

L’un des policiers mis en examen, Gilles A., ne cache pas à la juge « sa frustration » face à de tels ordres et explique : « On éclatait les groupes de pilleurs car nous ne pouvions plus interpeller. »

  publié le 11 septembre 2023

Répression syndicale :
Sébastien Menesplier et tant d’autres

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

 Une manifestation hier devant le commissariat de Montmorency (95) pour soutenir Sébastien Menesplier, secrétaire général de la FNME-CGT. Une autre demain, à Niort, pour accompagner les militant·es convoqué·es au tribunal suite aux manifestations contre les méga-bassines de Sainte-Solines. La rentrée est d’ores et déjà placée sous le signe de la répression syndicale et militante.

 Ce mercredi 6 août, plusieurs centaines de personnes, en premiers lieu des militant·es cégétistes, ont fait le déplacement devant le commissariat de Montmorency, dans le Val d’Oise (95), pour soutenir Sébastien Menesplier, le secrétaire générale de la Fédération Nationale des Mines et Énergies CGT (FNME-CGT). Ce dernier était entendu pour « mise en danger d’autrui par personne morale (risque immédiat de mort ou d’infirmité) par violation manifestement délibérée d’une obligation réglementaire de sécurité ou de prudence », dans le cadre d’une enquête diligentée par le parquet de Privas (Ardèche). Il aura passé trois heures entre les murs du commissariat.

Pour la FNME-CGT, cette convocation fait suite à une opération de « mise en sobriété énergétique (coupure de courant) », effectuée le 8 mars à Annonay (07). Cette action avait été décidée localement et Sébastien Menesplier dément avoir été présent. À sa sortie du commissariat, il a réaffirmé son soutien aux nombreuses actions de reprise en main de l’outil de travail effectuées lors du conflit contre la réforme des retraites.

400 militant·es CGT poursuivis

« Quand on s’attaque à un premier dirigeant, on le fait pour décomplexer la répression syndicale à tous les niveaux. Aujourd’hui ce n’est pas seulement Sébastien qui est convoqué par le commissariat, c’est toute la CGT », a soutenu Sophie Binet, secrétaire générale de la confédération, présente pour l’occasion. Des rassemblements ont également eu lieu ailleurs en France (Toulouse, Marseille…) en soutien à ce dirigeant de la fédération qui fut fer de lance de la bataille contre la réforme des retraites. « La dernière fois que la CGT a été confrontée à une répression de la sorte, c’était dans les années cinquante et le refus des dockers de livrer des armes pour l’Indochine », rappelle Sophie Binet.

Mais si la figure de Sébastien Menesplier attire l’attention, il n’est que l’arbre qui cache la forêt. Selon la CGT, plus de 400 militant·es CGT sont aujourd’hui poursuivi·es devant les tribunaux pour avoir mené des actions de lutte contre la réforme des retraites. 

Les militant·es des industries électriques et gazières en première ligne

En première ligne dans la bataille sociale, les militant·es de la FNME-CGT sont désormais en première ligne face à la répression syndicale. Salariés de RTE perquisitionnés et mis en garde à vue par la DGSI, technicien gazier en grève pour l’augmentation de son salaire menotté à son domicile, ou encore, dossier à charge monté de toute pièce contre une militante de base dans le but de l’exclure de GRDF, dans les industries électriques et gazières (IEG), la répression est menée aussi bien par les directions d’entreprises que par la police et la justice.

D’autres cadres de la FNME-CGT sont aussi visés. Renaud Henry, secrétaire générale de la CGT Énergie Marseille passera au tribunal le 15 septembre. Deux autres syndicalistes CGT, dont le secrétaire général du syndicat, sont convoqués au tribunal de Bordeaux le 21 novembre.

Des têtes syndicales visées partout en France

Mais les salarié·es des IEG ne sont pas les seuls à être dans le viseur. Le procès qui aura lieu ce 8 septembre au tribunal de Niort le rappelle. Neufs activistes opposés aux méga-bassines sont convoqué·es. Parmi eux : des membres du collectif Bassines Non Merci 79 et des Soulèvements de la Terre mais aussi des militants syndicaux de la Confédération paysanne, dont un ancien porte-parole national, le secrétaire départemental de la CGT 79 et le co-délégué de Solidaires 79. Ils sont accusés d’avoir organisé les manifestations interdites de Sainte-Soline, en octobre 2022 et en mars 2023. La manifestation mise en place pour les soutenir ce 8 septembre s’est vu interdire les abords du tribunal.

Enfin, les postiers sont également concernés par la répression syndicale. Le secrétaire général de la CGT Poste 66, Alexandre Pignon, qui avait déjà animé une grève victorieuse à la distribution du courrier, longue de sept mois en 2016 a été convoqué mardi 4 juillet à un entretien disciplinaire au siège national de La Poste, en vue d’une révocation, la plus lourde sanction possible pour un fonctionnaire. « C’est une remise en question de notre droit à nous organiser collectivement », analysait le syndicaliste, face à un dossier de la direction qu’il jugeait fragile et qui ne portant que sur l’exercice du droit de grève. Malgré tout, la sanction est tombé fin août : 18 mois de mise à pied sans traitement. Un appel à la grève à été lancé dans Pyrénées-Orientales pour jeudi 14 septembre, à l’appel de la CGT, de SUD et de la CNT.

<< Nouvelle zone de te  publié le 11 septembre 2023

Les avantages exorbitants de la domination du dollar

Par Robert Kissous sur https://www.humanite.fr/en-debat/

Le 7 juin 2023, la commission des services financiers de la Chambre des représentants des États-Unis a tenu une audition intitulée « Dominance du dollar : préserver le statut du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale ». L’inquiétude est manifeste mais les représentants se sont rassurés : il n’y a pas de risque sérieux à court terme estimant, sur la base de leurs données, que 88 % des transactions monétaires sont effectuées en dollars et que les banques centrales mondiales détiennent 59 % de leurs réserves de change en dollars.

À cette occasion ont été rappelés les multiples avantages exorbitants tirés par les États-Unis du rôle du dollar et de sa domination du système financier international. C’est d’abord une réduction du coût des emprunts aux États-Unis (50 à 60 points de base) pour les ménages, les entreprises et les autorités fédérales, étatiques et locales. Cette domination augmente la valeur du dollar, ce qui profite au gouvernement, aux consommateurs et entreprises états-uniens en réduisant le prix des biens importés générant ainsi des économies estimées entre 25 et 45 milliards de dollars par an. Les réserves en dollars à l’étranger constituent ainsi un prêt sans intérêt aux États-Unis, soit une économie de 10 à 20 milliards de dollars par an. Cela réduit les risques de change pour les entreprises états-uniennes. Ainsi la politique monétaire de l’Amérique du Nord a un fort impact sur la situation financière (dette et commerce) des autres pays et particulièrement des pays du Sud.

Mais ce n’est pas tout. La domination du système financier international par les États-Unis et l’importance du dollar ont des conséquences politiques considérables renforcées par les règles d’extraterritorialité. Ils ne se privent pas d’en abuser pour maintenir leur hégémonie. Des sanctions ont touché des pays représentant plus d’un tiers de la population mondiale représentant 29 % du PIB mondial. En 2000, seuls quatre pays étaient directement visés. En 2023, plus de 20 le sont.

Sans compter les menaces et pressions ou les sanctions secondaires s’appliquant à ceux qui outrepassent les boycotts décidés par l’impérialisme hégémonique états-unien.

Bien évidemment, lors de cette audition, la Chine a été ciblée pour oser vouloir utiliser le yuan dans ses échanges commerciaux et pour contracter des accords d’échanges de devises. D’autant que la Chine réduit ses actifs en dollars, notamment les bons du Trésor descendus à leur plus bas niveau depuis 2010 (réduction de 174 milliards de dollars en 2022), alors que son stock d’or croît régulièrement.

Mais les sanctions, décidées unilatéralement par les États-Unis, ne font que susciter la méfiance et l’opposition des nombreux pays, hors du bloc occidental, émergents ou en développement. Ils peuvent un jour ou l’autre en être victimes. Raison pour laquelle la majorité des pays ne boycottent pas la Russie.

Ainsi l’utilisation du dollar en tant qu’instrument de politique étrangère pour peser contre la souveraineté d’un pays ajoutée aux privilèges exorbitants du dollar conduit nombre de pays à accroître leurs échanges ou prêts en devises nationales. La dédollarisation et le développement d’un système de paiement international qui ne soient pas sous la coupe des États-Unis sont des recommandations importantes du dernier sommet des Brics, un événement majeur de la situation internationale.

Mais, alors que les pays émergents et en développement représentent près de 85 % de la population mondiale, on peut s’étonner que ces questions soient si peu prises en compte dans les programmes politiques des partis de gauche des pays avancés et notamment en France.


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