PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

   publié le 1° décembre 2023

Décryptage
du projet de loi asile et immigration

par la CIMADE sur https://www.ritimo.org/

Le nouveau projet de loi sur l’asile et l’immigration intitulé « projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » qui sera prochainement débattu à l’Assemblée nationale, a franchi, par la version adoptée au Sénat, un cap supplémentaire vers des régressions sans précédent des droits des personnes migrantes. Analyse par la CIMADE.

Le texte initial présenté par le gouvernement s’inscrivait déjà la lignée d’une frénésie législative sur ce sujet, avec plus de 20 lois en près de 40 ans, et dans cette « loi des séries » que l’on peut ainsi résumer : à chaque nouveau gouvernement son projet de loi sur l’immigration, et à chaque nouveau projet de loi des restrictions de droits supplémentaires pour les personnes étrangères.

Car le texte initial, faussement présenté par le gouvernement comme « équilibré », reposait en réalité sur une philosophie marquée par l’idée qu’il faudrait à tout prix continuer à freiner les migrations des personnes exilées jugées indésirables, par un renforcement continu des mesures sécuritaires et répressives. Au mépris de la réalité de notre monde dans lequel les migrations vont continuer à occuper une place croissante. Au risque de nouveaux drames sur les routes de l’exil. À rebours d’une vision fondée sur la solidarité et l’hospitalité, qui ferait pourtant honneur à notre humanité commune.

Au lieu de cela, le texte était dès le début très centré sur les mesures d’expulsion du territoire, visant à criminaliser et à chasser celles qui, parmi les personnes étrangères, sont considérées comme indésirables par le gouvernement. La notion de menace à l’ordre public y est instrumentalisée pour faire tomber les maigres protections contre le prononcé d’une mesure d’expulsion.

Et lorsqu’elles ne sont pas expulsées, les personnes sont placées dans des situations de précarité administrative, avec l’ajout de conditions supplémentaires pour accéder à un titre de séjour plus stable ou pour le faire renouveler.

Sous couvert de simplification des règles du contentieux, les délais de recours sont raccourcis, les garanties procédurales amoindries. Et pour réduire la durée de la procédure d’asile, le fonctionnement de l’OFPRA et de la CNDA sont profondément modifiés, avec un risque d’affaiblissement de ces instances de protection.

Quelques mesures étaient présentées comme étant protectrices pour les personnes migrantes ou à même de favoriser leur intégration. Mais elles étaient, au mieux, insuffisantes pour répondre aux enjeux d’accueil des personnes migrantes – comme la régularisation limitée à des besoins de main d’œuvre – ou à la nécessaire protection des enfants – comme l’interdiction partielle de l’enfermement des enfants en centre de rétention. Quand elles n’étaient pas dangereuses et contre-productives, comme l’exigence d’un diplôme de français pour l’obtention d’un titre de séjour pluriannuel.

La vision des politiques migratoires sous-tendue par ces mesures a connu une inflexion encore accrue après le drame d’Arras, quand le projet de loi a été présenté comme la réponse politique à cet événement, avalisant un lien quasi exclusif et automatique entre immigration, délinquance et terrorisme. Accélération du calendrier, introduction des mesures répressives supplémentaires : c’est dans ce contexte que le projet de loi est arrivé dans la chambre Haute et que jour après jour, son examen a égrené son lot de mesures indignes, absurdes et dangereuses, portées par les parlementaires mais aussi par le gouvernement lui-même, venant durcir un texte déjà très inquiétant dès son origine :

  • Suppression de l’Aide Médicale d’Etat ;

  • Restriction du droit de vivre en famille via le regroupement familial, la réunification familiale ou les titres de séjour pour motifs familiaux ;

  • Suppression des articles, pourtant très drastiques à la base, portant sur la régularisation dans les métiers en tension ou l’accès au travail des demandeurs d’asile ;

  • Restriction des conditions d’accès à la nationalité française ;

  • Renforcement de la double peine ;

  • Rétablissement du délit de séjour irrégulier ;

  • Mise à mal des protections contre les expulsions jusqu’à la suppression des protections contre les obligations de quitter le territoire français (OQTF), au détriment de tout discernement et de toute considération humaine ;

  • Durcissement de la rétention administrative, notamment pour les demandeurs d’asile ou encore facilitation des expulsions sans que la légalité de l’interpellation et le respect des droits ne soient examinés par le juge des libertés et de la détention.

Mais au-delà de l’examen parlementaire, c’est également le débat médiatique l’entourant qui s’est montré dramatique, distillant, y compris sur des médias de service public, son lot d’émissions et de propos anti-migration stigmatisants, caricaturaux, voire carrément haineux.

Il y ainsi urgence à ce que lors du débat à l’Assemblée nationale, des voix s’élèvent pour rappeler qu’une autre politique migratoire est possible, fondée sur l’accueil et la solidarité, le respect des droits et de la dignité des personnes. C’est au nom de ces valeurs que La Cimade rejette fermement ce nouveau projet de loi répressif.

Lire l’analyse complète sur le site de La Cimade

   publié le 30 novembre 2023

Javier Milei devient moins libertarien pour être toujours plus néolibéral

Romaric Godin sur www.mediapart.fr

Le président élu d’Argentine s’est rapproché de la droite traditionnelle, notamment sur le plan économique. Désormais, la dollarisation n’est plus la priorité, mais l’austérité, elle, s’annonce ultraviolente.

Pendant sa campagne électorale, le président élu d’Argentine, Javier Milei aimait à se présenter en dynamiteur de la « caste » qui, selon lui, gérait l’État rapace et la Banque centrale voleuse. Avec son déguisement de « général Ancap », pour « anarcho-capitaliste », il entendait bien en finir avec la gestion technocratique de l’Argentine à coups de dollarisation et de dissolution de la Banque centrale.

Depuis son élection le 19 novembre, tout cela ne semble plus aussi évident. En une semaine, la « caste » semble déjà avoir pris sa revanche, notamment dans la définition de la future politique économique du nouveau président. Pour autant, l’Argentine semble bel et bien à la veille d’un choc libéral violent, relevant d’une forme de néolibéralisme radicalisé.

La première étape de la définition de la future politique de Javier Milei a été l’annonce de la structure de son gouvernement et des premières nominations. Le président élu a voulu satisfaire son électorat de premier tour en réduisant drastiquement le nombre de ministères, à seulement huit portefeuilles.

C’était un clin d’œil appuyé a une de ses plus fameuses vidéos de campagne où on le voyait balancer à terre la plupart des ministères existants avec de tonitruants « ¡ Afuera ! » (« Dehors ! »). Mais déjà la promesse n’est que très partiellement remplie.

Dans la vision minimaliste initiale du candidat, seules les fonctions régaliennes devaient rester dans le giron étatique : défense, sécurité, justice. Le président élu, lui, a plutôt décidé de regrouper les administrations autour de « grands ministères » aux noms ronflants empruntés au vocabulaire néolibéral.

Ainsi, l’éducation, la santé, le travail et le développement social seront regroupés dans un seul ministère du « capital humain ». De même, les transports, les travaux publics, l’énergie, les mines et les communications seront rassemblés dans un ministère des « infrastructures ».

Distribution de postes

Cette méthode est utilisée classiquement par les gouvernements néolibéraux « réformistes ». En 1986, en France, le gouvernement de Jacques Chirac, alors très thatchérien, avait limité le nombre de ministres à quatorze, par exemple. Mais ce qui est mis en place, ce sont des ministères géants regroupant des administrations existantes, ce qui, dans les faits, ne simplifie pas toujours la gestion publique, ni ne réduit la bureaucratisation, loin de là.

Cela permet, par ailleurs, de distribuer des postes de secrétaire d’État et de ministre à des alliés politiques. Dans le cas de Javier Milei, les premières nominations tendent à appuyer l’idée que l’influence de la droite traditionnelle, celle de l’ancien président Mauricio Macri (en poste de 2015 à 2019), que le libertarien avait attaqué sans relâche jusqu’au premier tour, sera décisive.

Le choix le plus symbolique est la nomination de son ancienne rivale à la présidentielle Patricia Bullrich au ministère de la sécurité, poste qu’elle occupait déjà sous Macri. Ici, le message de continuité est clair. On parle même du retour de l’ancien président de la Banque centrale, Federico Sturzenegger, à la tête d’un ministère de la « modernisation » chargé de réduire le rôle de l’État et qui avait déjà existé pendant le mandat de l’ancien président de droite.

Tout cela est assez logique, dans la mesure où, au Congrès, la droite traditionnelle a plus d’élus que le parti libertarien du nouveau président. 

Plus significatif encore, la direction de la Sécurité sociale (Anses), qui était promise à une proche de Javier Milei, Caroline Pípero, a finalement été attribuée à un fonctionnaire de la province de Córdoba, Osvaldo Giordano, affilié au candidat péroniste « indépendant » Juan Schiaretti. 

Cette influence du macrisme, et avec celui-ci, des milieux d’affaires argentins, ne semble se confirmer nulle part aussi bien que dans le domaine économique. Le portefeuille de l’économie et le poste de gouverneur de la Banque centrale argentine, la BCRA, apparaissent comme les deux postes stratégiques du nouveau mandat.

Caputo, pilier du mandat Macri, à l’économie

Javier Milei a fait une campagne centrée sur l’économie et la lutte contre l’inflation, c’est donc là le centre de sa particularité politique. Or, depuis une semaine, ceux qui ont contribué à construire le programme du président élu laissent, là aussi, la place à la vieille garde macriste.  

Le ministre de l’économie pressenti est Luís « Toto » Caputo, un pilier du mandat de Mauricio Macri. Ancien de la Deutsche Bank, secrétaire d’État au budget puis ministre des finances, il a fini ce mandat comme président de la BCRA. Tout ce que déteste, en théorie, Javier Milei.

Caputo est un pur produit de cette « caste » où se mêlent hauts fonctionnaires et gestionnaires de grandes entreprises. Les vidéos du futur président hurlant tout le mal qu’il pense de Luís Caputo, en en faisant un des artisans de la crise actuelle, circulent d’ailleurs sur les réseaux sociaux depuis la fin de la semaine dernière.

Seulement, depuis quelques jours, Javier Milei n’a pas de mots assez élogieux pour l’ancien ministre. Certes, sa nomination n’a pas encore été confirmée, mais il n’y a quasiment aucun doute : ce dernier se comporte déjà comme un ministre en exercice, rencontrant les milieux bancaires et le secteur agricole, et accompagnant même Javier Milei à Washington ce 27 novembre pour entamer des discussions importantes avec le Fonds monétaire international (FMI) et le Trésor étasunien.

Or cette nomination n’est pas qu’une question personnelle ou d’influence, elle va déterminer en grande partie la nature de la politique du futur gouvernement, notamment sur les deux aspects clés du programme Milei : la dollarisation et la fermeture de la Banque centrale.

Au point que l’évidence de la nomination de Luís Caputo a provoqué l’éviction du principal conseiller économique du nouveau président, Emilio Ocampo, qui avait été présenté dès avant le premier tour par Javier Milei comme le nouveau gouverneur de la BCRA chargé de la « dissoudre ». Ocampo a annoncé qu’il renonçait à ce poste, en grande partie en raison de désaccords fondamentaux avec Caputo…

L’obsession des « lettres de liquidité »

Pour saisir cette différence et ses conséquences, il faut rappeler la logique qui était celle du programme Milei, préparé en grande partie par Emilio Ocampo. Coauteur d’un ouvrage prônant la dollarisation rapide, et auteur d’un blog où il précisait ses idées sur le sujet, ce dernier pense que l’Argentine connaît une « dollarisation spontanée » qui se traduit par une préférence générale pour la devise étasunienne, au détriment du peso argentin.

En donnant rapidement cours légal au billet vert, on libérerait les avoirs des épargnants, on réduirait les taux d’intérêt et on attirerait les capitaux étrangers débarrassés du risque monétaire et du contrôle des changes. Son programme était donc celui d’un choc monétaire où, rapidement, le peso disparaissait.

Dans ce schéma, un des obstacles était la gestion d’un instrument financier de la BCRA, les Leliq (pour « Lettras del liquidez » ou « lettres de liquidité »). Créé en 2018 par… Luís Caputo, c’est un placement en pesos à un terme relativement court, majoritairement autour de deux mois, qui présente un rendement réel souvent légèrement négatif, compensé par sa valeur en dollars au taux officiel. Autrement dit, par rapport à un placement en dollars, très encadré en Argentine, les Leliq sont plutôt une bonne affaire.

Le camp libertarien a fait des lettres de liquidité le nœud de tous les problèmes du pays.

La BCRA utilise cet instrument pour « geler » une partie de la masse monétaire en pesos sans dégrader le taux de change. En soi, cet instrument ne présente pas de difficulté particulière parce que sa rémunération réelle est négative, c’est-à-dire que sa valeur réelle a tendance à se réduire et qu’il est remboursé en pesos, c’est-à-dire en monnaie émise par la BCRA. Il ne peut donc pas y avoir de défaut sur ses titres, en théorie.

Mais le camp libertarien en a fait, à l’image d’Emilio Ocampo, le nœud de tous les problèmes du pays. La masse des Leliq représente environ 23 000 milliards de pesos, ce qui, au cours officiel, équivaut à 64 milliards de dollars étasuniens. C’est effectivement effrayant au regard des 22 milliards de dollars de réserves en devises de la BCRA. Mais le problème ne se présente réellement que si l’on doit rembourser ces Leliq en dollars, c’est-à-dire si on dollarise l’économie. Autrement dit, le problème, en ce cas, ce ne sont pas les Leliq mais la dollarisation.

Les partisans de Javier Milei accusent alors les Leliq d’être la source de l’inflation galopante que connaît le pays (143 % sur un an) parce qu’ils contribuent à faire émettre de plus en plus de pesos par la BCRA. C’est le fameux « effet boule de neige » : la rémunération des Leliq augmente avec l’inflation, ce qui amène à émettre plus de pesos, donc à faire augmenter l’inflation et donc à augmenter encore le taux des Leliq.

Cette vision aussi est contestable, dans la mesure où les taux sont toujours négatifs en termes réels et que les Leliq permettent malgré tout de « neutraliser » une partie importante de la masse monétaire en pesos. Si les Leliq sont « roulés », c’est-à-dire renouvelés sans cesse, l’effet sur la masse monétaire et la demande en pesos reste plus réduite que si on laissait ces pesos sur le marché.

Cela ne veut pas dire que cet instrument ne pose pas de problème du tout. Il a été utilisé massivement par les banques pour recycler l’épargne locale, qui est ainsi dirigée vers la Banque centrale plutôt que vers le crédit et l’investissement. Or le vrai problème de l’Argentine, c’est sa structure productive déséquilibrée, qui l’oblige à importer massivement en dollars.

Mais ce problème n’est pas traité par les libertariens. Car leur vrai objectif est de lever rapidement le contrôle des changes. Or, si le peso devient librement convertible, l’intérêt des placements en Leliq disparaît et les 23 000 milliards de pesos vont rapidement chercher à devenir des dollars. Cela va entraîner un effondrement massif du peso et, inévitablement, une explosion de l’inflation qui pourrait bien déboucher sur de l’hyperinflation (définie comme une augmentation de 50 % des prix par mois).

On aura alors non seulement de l’hyperinflation, mais aussi une dette publique en dollars ingérable pour l’État argentin. Sans compter que les banques argentines, qui détiennent la masse des créances en Leliq, se retrouveraient avec des difficultés majeures. Pour les libertariens, il est donc essentiel de régler la « bulle des Leliq » avant de lever le contrôle des changes. Et c’est ici que se dresse le fossé entre Emilio Ocampo et Luís Caputo.

Changement de priorités

Le premier estime qu’on doit rapidement « dollariser » à condition de transformer la Banque centrale en une sorte de fonds de défaisance des Leliq. Concrètement, cela reviendrait à titriser les actifs de la Banque centrale, principalement des créances sur l’État argentin, pour les vendre sur les marchés financiers internationaux. Le produit de cette vente permettrait de financer le remboursement et l’épurement des Leliq.

Plus besoin de banque centrale, mais seulement d’une institution gérée par un liquidateur chargé simplement de collecter les fonds et de rembourser les créanciers. C’est pourquoi, dans cette logique, dollarisation et fermeture de la Banque centrale vont de pair.

Mais le ministre annoncé de l’économie, Luís Caputo donc, a une autre vision. Lui aussi adopte un discours alarmiste en apparence sur les Leliq et annonce vouloir réduire cette « bulle ». Mais sa méthode est très différente. Selon ses déclarations rapportées par la presse argentine lors de la rencontre avec le secteur bancaire, Luís Caputo aurait deux plans pour tenter de maîtriser les Leliq.

Le premier est de proposer un échange « volontaire » de Leliq contre de la dette publique à long terme moins rémunératrice, mais garantie par les recettes des privatisations de l’entreprise pétrolière YPF, ainsi que par le fonds de garantie de la Sécurité sociale. On viendrait donc transférer une charge de la Banque centrale que cette dernière peut gérer vers le budget de l’État fédéral, alors même que l’on va chercher à réduire les dépenses publiques.

Le second plan consisterait à lever 15 milliards de dollars sur les marchés financiers pour réduire les besoins de couverture en devises des Leliq et ainsi réduire progressivement leur émission.

Dimanche, dans une émission télévisée, Javier Milei a estimé que Luís Caputo, jadis appelé le « Messi de la finance », était l’expert le plus apte à régler le problème des Leliq. Mais rien n’est moins sûr, au regard de ces choix. En effet, le recours à l’endettement ne peut que contribuer à réduire la confiance dans l’État argentin et, partant, à aggraver la crise.

Si ce n’est pas rentable pour le secteur privé, c’est parce que ce n’est pas socialement désirable. Javier Milei

Tout cela ressemble cependant à un compromis au sein du capital argentin. La droite traditionnelle de Macri, proche des milieux bancaires, n’est pas favorable à la dollarisation et à la disparition de la Banque centrale. La question des Leliq n’est pas centrale pour ce courant conservateur, et donc pour Luís Caputo.

Mais il faut donner des gages aux électeurs libertariens et au président élu. Ce dernier, vendredi 24 novembre, s’est même fendu d’un communiqué pour préciser que la fermeture de la Banque centrale n’était « pas négociable ». Mais il ne précise pas à quel horizon, ce qui est très différent des plans montés par Emilio Ocampo.

En tentant une solution « volontaire » aux Leliq, on va dans le sens de l’objectif fixé par le président sans réellement chercher à régler le problème puisque, sans contrôle des changes, le plan d’échange volontaire n’a aucun sens : les épargnants iront acheter du dollar plutôt que de prêter à l’État argentin en pesos à taux réduit.

Devant les banquiers, Luís Caputo a d’ailleurs bien précisé que la levée du contrôle des changes n’était pas immédiate. La BCRA n’est donc pas près de fermer. Mais du moins aura-t-on tenté. On pourra alors passer aux choses sérieuses, sur lesquelles droite conservatrice et droite libertarienne sont d’accord : réduire les dépenses de l’État à un point tel que l’on fera baisser les prix et que le recours aux lettres de liquidité deviendra inutile. On pourra alors lever le contrôle des changes puisque la confiance dans la monnaie argentine aura été en théorie rétablie.

Évidemment, les choses peuvent encore bouger et des conflits peuvent réapparaître. Ce week-end, le proche de Mauricio Macri pressenti pour prendre la tête de la BCRA, Demian Reidel, a, à son tour, jeté l’éponge. Il était partisan de la levée rapide du contrôle des changes. Il y a ainsi une inversion des logiques : l’austérité devient centrale, la dollarisation et la fin de la Banque centrale deviennent un objectif lointain et donc plus incertain.

Nouveau consensus néolibéral radicalisé

Dès lors, l’austérité devrait être le cœur de la politique du nouveau mandat. Les premières semaines du gouvernement Milei s’annoncent comme extrêmement violentes. Dès le 11 décembre, un « paquet de lois de réforme de l’État » sera proposé et transmis au Congrès, qui sera convoqué en session extraordinaire.

Les coupes budgétaires seront « uniques dans l’histoire nationale », a prévenu le président élu en route vers Washington le 27 novembre. Elles devront être générales, notamment dans le domaine des travaux publics. Avec cette doctrine comme référence : « Si ce n’est pas rentable pour le secteur privé, c’est parce que ce n’est pas socialement désirable. » Ici, le point de jonction entre libertariens et néolibéraux classiques est facile à trouver : on privatise, on remplace l’action publique par le privé et on garantit les créances du secteur financier.

« Il faut faire l’ajustement. Le seul sujet est de savoir si nous le ferons de façon désordonnée avec des choses dantesques dont nous mettrons beaucoup de temps à sortir, ou si nous ferons un ajustement ordonné avec une macroéconomie ordonnée », a indiqué dimanche Javier Milei, en admettant cependant qu’il « y aura des choses négatives mais de manière transitoire ».

C’est là le discours austéritaire classique, promettant le bonheur après une souffrance nécessaire et ordonnée. Mais la réalité défie toujours ces propos qui, par ailleurs, ont peu de sens, car une « macroéconomie ordonnée » avec de l’austérité ne veut pas dire grand-chose.

D’ailleurs, Javier Milei a convenu qu’il faudra prévoir un filet de sécurité social pour amortir le choc. Mais là encore, les exemples historiques montrent que le coût social de l’austérité est tel qu’il devient vite indispensable de couper dans ces budgets. D’autant que le futur président entend non seulement rembourser le FMI, mais prendre aussi de nouvelles dettes en dollars. Il faudra donc serrer la vis pour payer les intérêts.

Ce que cette première semaine permet de voir est une réunification entre le courant libertarien et le courant néolibéral autour d’une forme de néolibéralisme radicalisé, qui se débarrasse des formes les plus extrêmes – la dollarisation rapide – pour conserver un choc libéral austéritaire classique mais ultraviolent.

Ce genre de compromis peut laisser certains libertariens radicaux sur la touche, comme Emilio Ocampo ou Carlos Rodríguez, proche conseiller économique de Javier Milei qui a annoncé vendredi 24 novembre son départ du parti présidentiel La Libertad avanza. En temps de crise, les conflits internes au capital sont courants, mais les compromis sont toujours possibles, tant que la société paie pour le redressement des profits.


 

   publié le 29 novembre 2023

La lutte plutôt que l’exploitation, deux ans de combat pour les régularisations des Chronopost d’Alfortville

Simon Mauvieux sur https://rapportsdeforce.fr/

Le 7 décembre 2021, 18 travailleurs sans papier de l’agence Chronopost d’Alfortville ont déclenché une grève devant leur dépôt, pour dénoncer les conditions de travail indignes et demander leur régularisation. En deux ans, le mouvement est devenu incontournable dans la lutte des travailleurs sans-papiers. Il rappelle aussi que les régularisations peuvent s’obtenir par la lutte, plutôt que par l’exploitation au travail.

Tenir les comptes du nombre de manifestations organisées par les Chronopost d’Alfortville depuis deux ans relève de l’exploit, tant le petit groupe de travailleurs sans-papiers a su rester actif et mobilisé ces 24 derniers mois. Le siège de Chronopost porte d’Orléans, la préfecture du Val-de-Marne, l’Église de Créteil, ces lieux ils les connaissent par cœur, ils y ont battu le pavé des dizaines de fois, mégaphone et tambour à la main.

Malgré deux ans de lutte durant lesquelles très peu de personnes ont pu être régularisées, le mouvement n’a pas reculé d’un pouce. « Dans le marasme actuel, où le mouvement ouvrier se porte pas très bien, où la résistance de classe n’est pas facile, ils ont montré que des choses étaient encore possibles », résume admiratif Jean Louis Marziani, de SUD solidaires, présent depuis le début auprès des chronos. Fin 2021, des travailleurs sans-papiers de trois sites se mettent en grève : celui de Chronopost Alfortville, DPD au Coudray-Monceaux, et RSI à Gennevilliers.

À Alfortville, dès le départ, d’autres sans-papiers rejoignent la lutte des grévistes, élargissant alors les demandes de régularisation à tous les travailleurs sans-papiers présents sur le piquet de grève, devenu un camp permanent et désormais un lieu de lutte et de solidarité. Car le collectif permet de centraliser les demandes de régularisations, pour venir à bout collectivement de démarches administratives longues et complexes. Trente-deux dossiers ont été déposés en préfecture cet été, dont les 18 grévistes de Chronopost. Depuis, 14 personnes ont été régularisées, mais seulement trois sont issus du groupe de grévistes de Chronopost. Selon la préfecture, qui a communiqué le 24 novembre sur ces régularisations, le lien de travail n’a pas pu être avéré pour les autres anciens intérimaires de Chronopost. Une nouvelle accueillie froidement par les grévistes, qui entendent toujours poursuivre la lutte pour la régularisation de l’ensemble du collectif.

« On ne peut plus faire marche arrière », la détermination des chronopost reste intacte

Dans les bureaux de la préfecture du Val-de-Marne, immense bâtiment aux fenêtres orangées planté au bord du lac de Créteil, on doit connaitre par cœur les slogans demandant l’ouverture des guichets et la régularisation des travailleurs sans papiers. Lieu emblématique de la lutte, c’est ici que terminent généralement les manifestations des chronos. C’est ici aussi que la bataille pourrait s’achever, avec à la clé, les régularisations de tous les travailleurs sans-papiers du piquet, la revendication principale des grévistes depuis deux ans.

« Ouvrez les guichets, régularisez », une fois de plus, ces mots résonnent sur le boulevard qui mène à la préfecture, ce mercredi 22 novembre, où une centaine de travailleurs sans-papiers marchent au rythme des chants et des tambours. Dans le cortège, Demba* raconte ces deux ans de lutte, lui qui n’a pas travaillé chez Chronopost, mais qui vit les mêmes galères et les mêmes humiliations au travail, dans le BTP, dans des centres de tri ou des usines.  Il a rejoint la lutte dès le début, refusant parfois des journées de travail pour venir aux manifs. Il vit sur le piquet depuis deux ans avec ses camarades, et ne compte s’arrêter là. « On est déterminé, et on poursuit l’objectif qu’on s’est fixé dès le début : la régularisation. On n’arrêtera pas tant qu’on ne l’a pas obtenue, c’est la seule solution », lance-t-il avec conviction.

Tous ici partagent ce point de vue, impossible de s’arrêter maintenant tant les sacrifices ont été importants. « Deux ans c’est long, et c’est dur de vivre sur le piquet de grève, de dormir dehors, même un jour c’est difficile alors imaginez deux ans ! », s’exclame Mamadou Drame, lunettes de soleil sur le nez. « On restera jusqu’en 2026 s’il le faut, jusqu’à ce que tout le monde ait une carte de séjour », poursuit-il. Lui vient d’obtenir une carte d’un an, mais son engagement pour les régularisations de ses camarades reste intact : « Même si j’ai eu mon titre, je continue la lutte pour les autres », clame-t-il.

Forger la solidarité, étendre la lutte

 La grève des chronos ne se résume pas qu’à un piquet de grève. En deux ans, de solides liens se sont forgés entre ces travailleurs sans-papiers, qu’ils aient travaillé chez Chronopost ou non. « On est comme une famille », souligne Mamadou Drame. Alors que 18 anciens travailleurs de Chronopost n’ont pas repris le travail depuis deux ans, les soutiens eux, continuent d’aller travailler, dans le nettoyage, le BTP, ou la restauration, comme les centaines de milliers de sans-papiers qui travaillent en France. L’exploitation et les humiliations que dénoncent les chronos, ils les vivent au quotidien. Alors le collectif est devenu une arme face aux abus des « patrons voyous », comme on les appelle ici.

Mi-novembre, deux travailleurs sans-papiers du piquet, qui travaillaient sur un chantier de rénovation en Seine-et-Marne, ont alerté leurs camarades : leur patron avait arrêté de les payer. Une petite équipe se forme et une manif (déclarée en préfecture) s’organise pour aller réclamer leur salaire, directement sur le chantier. Le retour au piquet s’est fait dans la joie, les deux travailleurs ont récupéré les 1500 euros que leur patron refusait de leur verser. « C’est des choses concrètes comme celle-ci qui est permise par la force de ce collectif », résume Jean Louis Marziani de Sud Solidaires. Au long de ces deux dernières années, le syndicat a pu aider de nombreux travailleurs du piquet à obtenir des certificats de concordance ou le fameux Cerfa, ce document qui prouve l’embauche d’un salarié étranger, document central dans un dossier de régularisations.

 La Poste continue de jouer l’autruche à Chronopost

Employés par Derichebourg, un sous-traitant de Chronopost, les grévistes n’ont toujours pas obtenu la reconnaissance officielle de leurs liens avec leur ancien employeur. Une situation gênante pour la Poste qui a toujours affirmé ne pas être au courant des agissements de son sous-traitant. Aux yeux de la loi pourtant et en tant que donneur d’ordre, l’entreprise publique a l’obligation de veiller à ce que ses sous-traitants n’aient pas recours au travail dissimulé.

La Poste a justement rompu son contrat en 2022 avec Derichebourg pour la gestion du site d’Alfortville, mais aussi celui de DPD au Coudray Manceau (91), un autre site en lutte depuis 2021. « La poste, c’est toujours l’axe vertébrant de la lutte, c’est quelque chose d’emblématique pour montrer que l’État fabrique les lois pour rendre la vie impossible aux sans-papiers, mais les exploite aussi à travers ses entreprises », souligne Christian Schweyer, du collectif des travailleurs sans papier de Vitry (CTSPV). Assigné ne justice par Sud PTT, La Poste s’est retrouvé le 20 septembre face aux juges, accusées d’avoir manqué à son devoir de vigilance, notamment pour avoir laissé ses sous-traitants embaucher des sans-papiers. Le délibéré doit être prononcé le 5 décembre prochain.

Si cette assignation a été vécue comme une victoire pour les grévistes et les syndicalistes, derrière la Poste, c’est l’État et ses responsabilités qui sont aussi visées, de quoi rendre encore plus compliqué la résolution de ce dossier que l’État à tout intérêt à faire trainer. Le 31 octobre lors des questions au gouvernement, le Sénateur communiste Pascal Savoldelli a justement demandé des « réparations » à l’État, face à une situation « illégale » et « inhumaine ». La ministre déléguée chargée des Collectivités territoriales et de la Ruralité, Dominique Faure, qui lui a répondu, a indiqué que « l’inspection du travail mène à ce jour les investigations nécessaires concernant les salariés du site d’Alfortville ». Une information confirmée par la préfecture, qui a indiqué par voie de communiqué le 24 novembre que «les contrôles menés en 2022 sur le site de Chronopost à Alfortville n’ont pas démontré d’infractions liées au travail illégal».

 « Lors des contrôles, on nous demandait de nous cacher dans les toilettes »

 Pourtant, sur le piquet, personne n’a vu l’inspection du travail ni n’a été invité à fournir les preuves, pourtant abondantes, de l’emploi de travailleurs sans papiers chez Chronopost. Sur leurs téléphones, les grévistes auraient des choses à montrer à l’inspection du travail, notamment ces photos ou vidéos sur lesquelles ils apparaissent, gilet de sécurité sur le dos, triant des colis. Traoré*, l’un des grévistes a encore au travers de la gorge la manière dont ils ont été traités par Derichebourg, quand l’entreprise avait encore besoin d’eux dans le centre de tri, notamment pendant le Covid.

« On a travaillé là-bas comme des esclaves, ils nous ont traités comme des animaux », se rappelle-t-il. À chaque contrôle de l’inspection du travail, son chef d’équipe lui disait d’aller se cacher aux toilettes. « Et finalement, on a eu une inspection surprise un jour, l’inspecteur a bien vu que les papiers que je lui ai montrés n’étaient pas les miens. J’ai eu honte, mes collègues ne savaient pas que j’étais sans-papiers », dit-il. Ce dernier contrôle marquera la fin de ses missions dans ce centre, mais malgré tout, l’agence d’intérim le rappellera quelques jours plus tard pour aller travailler chez DPD, en Essonne. « Ils savaient très bien que je n’avais pas de papiers », affirme-t-il.

Prochaine étape : le combat contre la loi immigration

 Le prochain grand rendez-vous des grévistes a déjà été pris, ce sera dans la rue le 3 décembre, à l’occasion des 40 ans de la marche pour l’égalité de 1983 et le 18 décembre, pour la journée internationale des migrants. Des manifestations qui ont pour but de s’opposer au projet de loi immigration, dont le texte qui ferait pâlir d’envie l’extrême droite arrive à l’Assemblée nationale début décembre.  Une loi qui pourrait rendre encore plus difficile les régularisations et qui vise aussi à criminaliser et précariser les étrangers sans-papiers, en facilitant leur arrestation et leur expulsion et en supprimant la Sécurité sociale ou les allocations familiales.

« L’heure est grave, l’État a touché le fond, ils veulent nous priver de soins ou de l’aide sociale, ils veulent laisser les gens crever de maladie ou de faim. Nous on vient pour pouvoir vivre dignement, mais c’est l’impérialisme qui a décidé de lier l’histoire de France à la nôtre. La France a plein d’entreprises au Mali, au Sénégal, l’uranium des centrales françaises, il vient d’où ?! », clame Aboubacar Dembélé, l’un des porte-paroles des grévistes. « La loi elle va contre nous, alors qu’on travaille ici, restauration, bâtiment, logistique, manutention, qui fait ces boulots ? C’est les étrangers. Ils nous traitent comme des voleurs, comme des délinquants, alors qu’on est là pour travailler, c’est des hypocrites, il est temps qu’on se réveille ! », abonde Traoré.

Comme beaucoup de travailleurs sans-papiers, Traoré explique être parti de son pays pour retrouver des membres de leur famille, qui travaillent en France depuis plusieurs générations : « Moi, mon père, mon grand-père, ils ont tous travaillé ici comme des esclaves. Ils sont morts deux ans après leurs retraites tellement ils avaient travaillé. Moi je suis venu ici en tant qu’ancien colonisé par la France et ils nous traitent encore comme des animaux », ajoute-t-il. Ces deux ans de lutte auront profondément ancré les chronos et leurs soutiens dans le mouvement des luttes de l’immigration.  En rappelant que leur situation fait partie d’un continuum historique, ils ont choisi la voie de la lutte pour rappeler que l’amélioration de la vie des sans-papiers passe avant tout par le combat politique.


 

   publié le 28 novembre 2023

Sur le terrain, les acteurs s’alarment d’une « haine totalement libérée » de l’extrême droite

Nejma Brahim, Mathilde Goanec, Manuel Magrez et Ilyes Ramdani sur www.mediapart.fr

Le rassemblement violent de néonazis à Romans-sur-Isère met en lumière la litanie des agressions de l’extrême droite. Des militants associatifs, élus et acteurs de terrain racontent à Mediapart un climat de menaces et d’intimidations parfois « effrayant ».

L’expédition violente de militants néonazis à Romans-sur-Isère (Drôme), samedi 25 novembre, vient allonger une longue liste d’irruptions violentes de l’extrême droite à travers le pays. Des universités aux bars antifascistes, des quartiers populaires aux associations féministes, de Lyon à Rennes, en passant par Paris, Bordeaux ou Orléans, les agressions de bandes radicales se multiplient à travers le pays et dessinent, mises bout à bout, un climat d’affirmation de la fachosphère sur le terrain.

À Stains, les images de Romans-sur-Isère ont indigné Mehdi Messai, jeune élu local, par ailleurs professeur dans l’Éducation nationale. « On parle de groupuscules violents, de ratonnades, de mecs avec des battes de baseball, assure-t-il. C’est fou, quand même. Vous imaginez, si on parlait de mecs de quartier avec des battes et des armes, criant des slogans anti-France ou je ne sais quoi ? Le choc national que ça aurait été ! Là, on a l’impression que c’est normal. »

Pour une large partie des populations racisées ou du tissu associatif marqué à gauche, tout cela n’est pourtant pas une immense découverte. Les récits que nous font nos interlocuteurs et interlocutrices se ressemblent terriblement. Cela commence par des signaux faibles, des messages reçus comme des avertissements. À Saint-Brevin-les-Pins, la gauche et le tissu associatif local se souviennent des mois qui ont précédé le déménagement d’un Centre d’accueil pour demandeurs et demandeuses d’asile (Cada). L’installation du lieu, décidée par l’État, a été largement instrumentalisée par l’extrême droite après l’épisode de Callac (lire nos articles ici et là).

Président d’un collectif d’habitant·es qui viennent en aide aux demandeurs et demandeuses d’asile, Philippe Croze se souvient des « tentatives d’intimidation ». Il raconte le tract « très bizarre » déposé dans sa boîte aux lettres, qui décrivait les migrants comme « des délinquants dont il fallait se méfier » ; des articles de Riposte laïque, un site d’extrême droite, qu’il retrouvait « timbrés et à [son] nom ». Alors que, dans le même temps, la maison du maire de la commune est incendiée, Philippe Croze porte plainte à deux reprises. « J’étais clairement identifié comme étant un catho de gauche, assure-t-il. Ils étaient très bien renseignés. »

Durant des mois, un climat « malsain » s’installe à Saint-Brevin-les-Pins. À l’époque, la gendarmerie lui promet de « faire des rondes » autour de son domicile. Des parents d’élèves de l’école située près des futurs locaux du Cada reçoivent des mails visant à les intimider. Au marché, les discussions tournent parfois, raconte-t-il, autour des « migrants » qui arriveraient en ville. « C’est effrayant, commente-t-il aujourd’hui au sujet de l’extrême droite. Je pense qu’ils sont relativement peu nombreux mais qu’ils sont très organisés et mobiles. Sur les photos qui circulent, on retrouve les mêmes à Callac, Saint-Brevin ou Saint-Jean-de-Monts », trois lieux ciblés par ces réseaux pour les mêmes raisons.

Élue Europe-Écologie Les Verts (EELV), Véronique Rey-Thibault évoque quant à elle la « peur » qui traverse alors la commune. Les tracts pro-Zemmour, les messages sur les réseaux sociaux, les manifestations devant la mairie aux cris de « On ne t’entend plus, Clément Méric » (un militant antifasciste tué par l’extrême droite en 2013)… « À chaque fois, ces groupuscules étaient protégés par la police », déplore-t-elle. Ils reviennent régulièrement, jusqu’à ce colloque sur les migrations organisé en septembre dernier, où plusieurs lieux publics doivent fermer par mesure de sécurité. « On s’est retrouvés avec une protection policière folle », observe l’élue, à cause de groupuscules « bien plus dangereux que la prétendue ultragauche ». Mais l’État préfère selon elle pointer les « écoterroristes ».

À Rennes, la gauche locale a également connu son moment de terreur. Ciblée après l’attentat d’Arras, parce qu’elle avait protesté plusieurs années plus tôt contre l’expulsion de la famille du terroriste, la section communiste a été vandalisée. Sur la devanture du local, étaient inscrites les phrases « Traîtres à la France, PCF assassin » ou « aujourd’hui le PCF soutient les assassins islamistes comme autrefois il défendait les terroristes algériens du FLN ». Le tout entouré de faux sang et de cordons, comme pour mimer une scène de crime.

D’autres organisations, comme le Réseau éducation sans frontières (RESF), en ont fait les frais. « Il y a eu beaucoup d’appels en numéros privés, des insultes et des menaces par téléphone », raconte Joelle Quemener, militante de RESF. Ce harcèlement « a duré trois semaines environ, maintenant ça s’est calmé », retrace-t-elle. « J’ai peut-être tort mais je m’en fiche et je continuerai de militer. » 

À Nanterre et à Stains, les menaces régulières

À Saint-Brevin comme à Rennes, le plus dur est, semble-t-il, passé. Ailleurs, on craint qu’il arrive seulement. À Nanterre (Hauts-de-Seine), par exemple, les bénévoles de la mosquée de la ville ont reçu le 8 novembre dernier une lettre des « amis de Charles Martel » les menaçant de « brûler au hasard » les « mosquées », les « quartiers », les « cités » et de « pourchasser » les musulmans « hors de France jusqu’au dernier ».

La mort de Nahel Merzouk, un adolescent tué par la police fin juin, puis les révoltes urbaines qui ont suivi ont déjà placé la commune de l’ouest parisien sous les projecteurs morbides de l’extrême droite. D’attaque frontale, il n’y a pourtant pas eu. Pour l’instant. « La réaction autour de moi était sur le mode : “Qu’ils viennent, on les attend !” », raconte Mornia Labssi, habitante d’une des cités de la ville et syndicaliste à la CGT. Ici, la ville a une longue histoire militante, mais aussi coloniale et de migrations, qui en fait à la fois une cible et un rempart.

« L’idée n’est pas d’aller à la confrontation mais ce n’est pas neutre comme narratif, poursuit Mornia Labssi. Cela dit bien le sentiment, conscient ou inconscient, qu’il y a très peu de prise en charge de ceux qui sont censés garantir notre sécurité, c’est-à-dire la police et la justice, et qu’on va devoir se défendre tout seuls contre l’extrême droite. »

Que ce soit après l’envahissement de la mairie de Stains, en Seine-Saint-Denis, par une dizaine de membres du groupuscule Action française il y un an, ou après les événements de Romans-sur-Isère, Mornia Labssi s’inquiète également des vocables ayant cours dans l’espace politique et médiatique pour les qualifier. « On parle trop souvent de “militants” d'extrême droite : ce n’est pas neutre et cela nous heurte !, lance-t-elle. Il s’agit d’une forme de normalisation de ces groupes et de leurs idées. »

Les responsables politiques n’ont pas pris la mesure de leurs discours. La haine s’est totalement libérée.

À Stains, justement, Mehdi Messai a vécu de près la manifestation violente organisée par l’Action française en octobre 2022. L’élu local, adjoint du maire communiste Azzedine Taïbi, raconte avec une banalité déconcertante les « menaces de mort hebdomadaires » reçues par l’équipe municipale. « On est obligés de faire des périmètres de sécurité régulièrement pour faire sortir le personnel municipal, poursuit le jeune élu. On a tellement de lettres menaçantes, de colis suspects et autres qu’on a appris à vivre avec ça. Et on a l’impression que ça n’intéresse personne. »

La montée de l’extrême droite indigne celui qui est engagé à gauche, mais aussi au sein d’une association d’amitié franco-algérienne. « Les immigrés d’hier qui étaient dans des métiers en bas de l’échelle sont aujourd’hui dans des postes à responsabilité, et ça fait peur à une partie de la France, pointe-t-il. Ajoutez à cela un contexte de guerre d’occupation en Palestine, de discussion d’une loi “immigration” très à droite, la stigmatisation quotidienne et l’ambiance anxiogène diffusée par la télévision… Tout ça fait un mélange explosif. Et chez certains, la peur et la haine de l’autre deviennent de la violence politique, armée. »

Le tout avec la complicité, au moins passive, des pouvoirs publics, selon Mehdi Messai. « La Marche des Beurs a 40 ans et les revendications d’égalité sont toujours là, souligne-t-il. Les responsables politiques n’ont pas pris la mesure de leurs discours. La haine s’est totalement libérée. Le moindre appel à la ratonnade rassemble des foules aujourd’hui. Et le ministère de l’intérieur a du mal à canaliser tous ces groupuscules. Rien n’est fait par les pouvoirs publics pour arranger les choses. On laisse passer. »

À Lyon, c’est très directement le conflit entre Israël et le Hamas qui a donné lieu à une attaque. Le 11 novembre au soir, alors qu’une conférence dédiée au blocus de la bande de Gaza organisée par le collectif Palestine 69 se tient dans le Vieux Lyon, un groupe de militants d’extrême droite tente de faire irruption dans la Maison des passages. Dans la rue attenante, les slogans des assaillants laissent peu de doute sur leur appartenance politique. « La rue, la France, nous appartient », est scandé par le groupe d’hommes encagoulés.

« J’étais inquiète », admet Nadine Chopin, présidente de la Maison des passages, qui dit cependant « ne pas être surprise » de cette attaque. « On est un lieu très identifié », explique-t-elle, faisant de cette salle une cible de choix pour l’extrême droite. Si le dernier événement d’une telle violence date d’il y a une dizaine d’années, Nadine Chopin se dit habituée. « Entre-temps, il y a eu des intimidations. Des jets de pierres dans la vitrine qui nous ont obligés à installer un rideau de fer, et des affiches collées presque tous les ans. Les dernières en date étaient celles de Zemmour », retrace la présidente de la Maison des passages.  

« Cette fois-ci, on a eu beaucoup de messages de soutien, personne ne nous a dit qu’il ne viendrait plus par crainte, ce qui m’étonne moi-même », ajoute-t-elle. Avant de conclure : « En fait, les gens nous disent qu’ils veulent résister. »


 

   publié le 27 novembre 2023

L’appel de Politis :
« Ce n’est pas ça, la France ! »

sur https://www.politis.fr/

Face au regain des discours xénophobes, à l’exploitation politique indigente et délétère des peurs, Politis publie l’appel d’intellectuels et d’artistes en faveur du retrait du projet de loi immigration, et de la création d’un véritable service public d’accueil des exilés. 

Nous, signataires du présent appel, exprimons notre consternation devant la teneur du débat qui se mène au Sénat sur la loi immigration. Son indigence réside dans la nature même du texte du ministre de l’Intérieur, aggravé aujourd’hui des concessions auxquelles celui-ci se prête avec complaisance. La question de l’accueil des exilés, qui, plus que toute autre, dessine le visage de la France, mérite mieux que l’opération de basse politique à laquelle se livrent MM. Macron et Darmanin, dont le seul but est de recomposer la droite à leur profit et d’intégrer le Rassemblement national dans une majorité de gouvernement.

Alors que l’immigration est loin d’être la préoccupation principale des Françaises et des Français, qui s’inquiètent de l’inflation, des effets des désastres climatiques, de la dégradation du service public d’éducation, des déserts médicaux, des discriminations, le gouvernement est prêt à toutes les compromissions pour séduire une droite extrême et une extrême droite qui veulent dicter leur logique identitaire. Pour cela, MM. Macron et Darmanin n’hésitent pas à instrumentaliser la peur de l’autre et à jouer de tous les amalgames entre immigration et délinquance, entre immigration et terrorisme – laissant entendre que le danger viendrait nécessairement de l’extérieur.

Ce n’est pas en dressant des murs de xénophobie et de haine que la France fera face à des mouvements de population désormais irréversibles, qui, d’ailleurs, concernent moins notre pays que ses voisins. La France, ce pays dans lequel une multitude d’individus, d’origines, de croyances et d’opinions vit ensemble, ce n’est pas ça ! Ce n’est pas cet esprit de forteresse assiégée. Ce n’est pas la remise en cause du droit du sol, l’un des grands acquis de notre histoire. Ce n’est pas sacrifier des droits d’asile inaliénables et indivisibles. Ce n’est pas le recours à la notion floue de « menace à l’ordre public ».

Au prétexte de sécurité et de préférence nationale, le gouvernement attaque le socle de notre État de droit.

La France que nous voulons, ce n’est pas livrer les exilés à une justice expéditive devant un juge unique. Ce n’est pas la multiplication des obligations de quitter le territoire, avec la seule obsession du chiffre. La France que nous voulons, ce n’est pas, au mépris de toute humanité, interdire aux médecins de prendre en charge les exilés malades avant qu’ils éprouvent une « douleur aiguë » ou souffrent d’un mal incurable. Où est la logique quand on privilégie la médecine d’urgence à la prévention ?

Au prétexte de sécurité et de préférence nationale, le gouvernement attaque le socle de notre État de droit. S’il y a un problème d’intégration des exilés, c’est d’abord un problème social. Nous rejetons toute logique identitaire. Nous nous prononçons pour un véritable service public d’accueil des exilés, les initiant à notre langue et les orientant vers l’emploi dans le respect du droit du travail. Les grands mouvements qui agitent la planète appellent une réponse faite de lucidité, d’ambition, de dignité et de générosité. Avec MM. Macron et Darmanin, nous en sommes loin. C’est pourquoi nous demandons le retrait d’un projet de loi menaçant pour les exilés et dangereux pour toute notre société.

Signataires

Étienne Balibar, philosophe • Patrick Baudouin, président de la LDH • Hourya Bentouhami, philosophe • Amal Bentounsi, militante associative • Alain Bertho, anthropologue • William Bourdon, avocat • Youcef Brakni, militant associatif • Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières • Vincent Brengarth, avocat • Dominique Cabrera, cinéaste • Fanélie Carrey-Contes, secrétaire générale de La Cimade • Samuel Churin, comédien • Alexis Cukier, philosophe • Valérie Damidot, animatrice de télévision • Eva Darlan, comédienne • Laurence De Cock, historienne • Rokhaya Diallo, journaliste, autrice et réalisatrice • Samia Djitli, retraitée de la culture • Elsa Dorlin, philosophe • Annie Ernaux, écrivaine • Mireille Fanon-Mendès-France, présidente de la Fondation Frantz-Fanon • Éric Fassin, sociologue • Corentin Fila, comédien • Bernard Friot, sociologue, économiste • François Gemenne, politologue • Roland Gori, psychanalyste • Robert Guédiguian, cinéaste • Nacira Guénif, sociologue, anthropologue • Kaoutar Harchi, sociologue, écrivaine • Jean-Marie Harribey, économiste • Cédric Herrou, agriculteur et responsable de la communauté Emmaüs de la Roya • Chantal Jaquet, philosophe • Gaël Kamilindi, comédien • Bernard Lahire, sociologue • Mathilde Larrère, historienne • Frédéric Lordon, économiste • Sandra Lucbert, autrice • Noël Mamère, écologiste • Corinne Masiero, comédienne • Henry Masson, président de La Cimade • Christelle Mazza, avocat • Médine, rappeur • Philippe Meirieu, universitaire • Gérard Mordillat, cinéaste • Gérard Noiriel, historien • Émilie Notéris, écrivaine • Thomas Piketty, économiste • Jean-Michel Ribes, scénariste, réalisateur • Michèle Riot-Sarcey, historienne • Gisèle Sapiro, sociologue • Catherine Sinet, journaliste • Maboula Soumahoro, universitaire • Christiane Taubira, ancienne ministre de la Justice • Assa Traoré, militante associative • Enzo Traverso, historien • Usul, vidéaste • Marie-Christine Vergiat, vice-présidente de la LDH • Éric Vuillard, écrivain • Sophie Wahnich, historienne • Jacques Weber, comédien • Catherine Wihtol de Wenden, politiste, spécialiste des migrations internationales.


 

   publié le 22 septembre 2023

Budget 2024 : des députés suggèrent de raboter les exonérations
de cotisations des entreprises

Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Un rapport parlementaire pointe l’inefficacité de certains allègements de cotisations sociales à destination des entreprises, auxquels l’économie française est considérablement dopée. Une piste de réflexion à approfondir pour mieux répartir l’effort budgétaire dans le pays. 

MettreMettre le holà sur les allègements aveugles de cotisations sociales à destination des entreprises. Voilà qui pourrait être l’un des sujets brûlants du débat autour du budget 2024 qui va s’engager au Parlement lors des prochains jours.

Un rapport transpartisan de deux députés de la commission des affaires sociales – le Renaissance Marc Ferracci et le PS Jérôme Guedj –, qui sera soumis au vote la semaine prochaine, met potentiellement le feu aux poudres : il pointe l’inefficacité de certains de ces allègements auxquels les entreprises françaises ont été dopées ces dernières années.

Le montant global des allègements de cotisations sociales pour les entreprises a en effet quasiment triplé, de 26,4 milliards d’euros en 2012 à 73,6 milliards en 2022 ; il atteindrait même 77,2 milliards d’euros en 2023 à la faveur de la hausse des salaires nominaux soumis à cotisations, prédit le rapport.

Ce qui fait des allègements de cotisations en faveur des employeurs « le poste budgétaire qui a le plus augmenté depuis dix ans en France », pointe Jérôme Guedj. Tous les secteurs de l’économie sont concernés : « On observe que plus de 78 % de l’ensemble de l’assiette salariale soumise à cotisations de notre pays – c’est-à-dire l’assiette salariale des salariés rémunérés jusqu’à 3,5 Smic – est concerné par au moins un allègement », est-il écrit dans le rapport. C’est dire à quel point ces aides publiques en direction des entreprises pèsent. 

Les exonérations au-dessus de 2,5 Smic ciblées 

Ainsi, les deux députés ont cherché à évaluer « les effets concrets des allégements, en particulier ceux qui portent sur les plus hauts niveaux de salaire, et dont de nombreuses études économiques suggèrent que leurs effets sur l’emploi et la compétitivité des entreprises sont faibles, voire insignifiants », explique Marc Ferracci dans un propos introductif au rapport. « Il ne doit pas y avoir de tabou à questionner le “pognon de dingue” que mobilisent les exonérations de cotisations sociales patronales », surenchérit Jérôme Guedj.

Trois grandes catégories d’exonérations ont été évaluées : d’abord les réductions sur les bas salaires – de 1 à 1,6 Smic –, dont l’idée est née en 1993 quand le taux de chômage atteignait 10,1 % en France, dont 16,6 % pour les travailleuses et travailleurs les moins qualifiés. Il a dès lors été décidé de favoriser les embauches à bas salaire par des baisses de cotisations, qui ont été actées dans moult réformes successives en 1993, 1995, 2000, 2003, 2014 et 2019. Deuxième type d’allègement : l’exonération de cotisations d’assurance-maladie, héritière du dispositif du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), mis en place en 2012.

Cette mesure proposait un crédit d’impôt aux entreprises sur une part des rémunérations de leurs employé·es dont le montant était inférieur à 2,5 Smic. Crédit d’impôt qui a été transformé, le 1er janvier 2019, en réduction pérenne de cotisations sociales d’assurance-maladie par l’exécutif actuel. Enfin, dernière exonération : celle sur les cotisations d’allocations familiales, actée le 1er avril 2016, pour les salarié·es dont la rémunération annuelle n’excède pas 3,5 Smic.  

C’est cette dernière mesure, initialement créée – comme le préconisait le fameux rapport Gallois – pour accroître la compétitivité des entreprises exportatrices en favorisant les emplois payés entre 2,5 et 3,5 Smic, qui a mis d’accord les deux rapporteurs sur son inefficacité.

Après avoir pris connaissance des diverses études économiques existantes sur le sujet, ils se sont faits à l’idée que « l’exposition à la concurrence internationale ne signifie pas pour autant qu’une réduction du coût du travail sur les hauts salaires soit un moyen efficace d’améliorer la compétitivité des entreprises concernées »

En effet, selon eux, « l’impact des allégements sur la compétitivité dépend de la capacité des entreprises à ne pas répercuter ces allégements sur les salaires bruts. Or, pour des niveaux de salaire élevés, le pouvoir de négociation des salariés est tel qu’il leur permet de capter une large part des exonérations au travers des augmentations de salaire ultérieures ».

Dès lors, il vaudrait mieux mettre un terme à cet effet d’aubaine qui ne fait que gonfler les marges d’entreprises ayant, qui plus est, déjà les reins les plus solides : « Les entreprises de 2 000 salariés ou plus concentrent 28,3 % du montant total de cette exonération, contre 5,9 % du montant total pour les entreprises de 10 à 19 salariés », écrivent les rapporteurs.

Un rapport qui aurait pu aller plus loin 

Le gain annuel espéré pour les finances publiques de la suppression d’une telle exonération serait de... 1,6 milliard d’euros. C’est peu au regard de la manne globale de 73,6 milliards d’allégements de cotisations sociales en faveur des entreprises en 2022. Mais il eût été tout de même surprenant de voir un rapport coproduit par un député macroniste, ici Marc Ferracci, proposer un retournement complet de la politique socio-fiscale de l’exécutif, qui baisse les prélèvements obligatoires depuis 2017.

Pour sa part, dans son propos introductif, Jérôme Guedj cible toutefois une plus large part de ces aides publiques à destination des entreprises. Selon le député PS, la question de l’inefficacité des allègements de cotisations sociales se pose aussi pour les entreprises employant des salarié·es payé·es entre 1,6 et 2,5 Smic. On parle ici « d’un tiers » du montant total des exonérations, soit plus de 20 milliards d’euros, dont l’impact économique « reste vague », estime Jérôme Guedj.

Il en veut pour preuve « les travaux d’évaluation existants, notamment du CICE, par le Conseil d’analyse économique, France Stratégie, l’Institut des politiques publiques, l’Office français des conjonctures économiques ou du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences Po (Liepp) », qui « invitent au scepticisme et nourrissent une critique raisonnée des exonérations sociales portant sur les salaires situés au-delà de 1,6 Smic, et a fortiori, envers celles portant sur les salaires au‑delà de 2,5 Smic ».

Ainsi, Jérôme Guedj questionne : « Si environ un tiers des allégements n’a pas d’impact positif connu sur les marges, la compétitivité ou l’emploi dans les entreprises françaises, à quoi bon persister dans cette inertie et raréfier davantage les ressources publiques ? » Et d’ajouter : « Priver la Sécurité sociale d’autant de recettes à l’heure des crises sanitaires, des pénuries de personnels à l’hôpital ou dans les Ehpad, à ce niveau, avec une telle persistance, et avec une garantie relative d’efficacité interroge et peut inquiéter. »

Rappelons que l’on parle ici d’un montant de dépenses potentiellement inefficaces – plus de 20 milliards d’euros – supérieur aux économies espérées par le gouvernement grâce à sa réforme des retraites et aux deux réformes de l’assurance-chômage combinées.

Trappe à bas salaires 

Du reste, les deux députés s’accordent sur un point : il faut maintenir les exonérations sur les salaires inférieurs à 1,6 Smic – qui pèsent pour près des deux tiers du montant total des allègements de cotisations – car elles auraient déjà créé « les centaines de milliers d’emplois attendus », dit Jérôme Guedj. Toutefois une critique – que les rapporteurs n’ont pas éludée – est souvent émise par des économistes vis-à-vis de ces allègements de cotisations sur les plus faibles rémunérations : ils constitueraient des « trappes à bas salaires » en incitant les employeurs à niveler les rémunérations vers le bas. 

Citant l’économiste de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) Mathieu Plane, les deux rapporteurs concèdent que « l’on observe que 50 % des salariés gagnaient moins de 2 012 euros net par mois en 2021, soit environ l’équivalent de 1,6 Smic ». Et que, par ailleurs, « depuis 2010, la proportion de salariés rémunérés au Smic s’est accrue de près de 5 points, selon les données publiées par la Direction de l’analyse, de la recherche, des études et des statistiques (Dares), avec une forte accélération en 2022 ».

Nonobstant ces chiffres macroéconomiques, ils préfèrent prendre en compte d’autres travaux de la Dares, concernant la mise en œuvre des premières exonérations sur les bas salaires entre 1995 et 2002, qui disent que « 33 % des salariés initialement rémunérés au voisinage du Smic (jusqu’à 1,05 Smic) obtiennent cinq ans plus tard un salaire plus élevé ; et que seulement 7 % demeurent au voisinage du Smic de façon permanente ». Mais les deux rapporteurs admettent tout de même que tous les effets qui produiraient des « trappes à bas salaires » « méritent d’être approfondis, dans le cadre de futures études ».

On ne saurait trop encourager la majorité et l’exécutif à approfondir encore davantage leur connaissance des effets des aides socio-fiscales à destination des entreprises sur l’économie, afin d’aller chercher davantage que ce chiffre potentiel de 1,6 milliard d’euros, somme toute modeste. Et au minimum à équilibrer l’effort budgétaire, qui pèse bien davantage ces derniers mois sur le modèle social et les services publics que sur le capital. 

   publié le 21 septembre 2023

Marche du 23 septembre :
« Tout l’enjeu est dans la mobilisation des quartiers populaires »

Simon Mauvieux sur https://rapportsdeforce.fr/

Deux mois après la mort de Nahel, abattu par un policier à Nanterre, et les révoltes qui ont suivi dans les quartiers populaires de France, l’unité politique autour des violences policières doit se concrétiser dans la rue ce samedi 23 septembre. Mais sur le terrain de la mobilisation, le travail reste immense.

 À la cité des Marguerites, à Nanterre, tout le monde est encore marqué par la mort de Nahel. Les murs des bâtiments aussi : « Nahel, 27/06 Allah y rahmo » (“Que Dieu lui accorde sa miséricorde”, invocation en arabe utilisée couramment pour dire “repose en paix”), peut-on lire sur l’un d’eux. Un paquet de tracts sous le bras, Mornia Labssi, de la Coordination des collectifs des quartiers populaires, et deux militants, sortent de leur voiture. Il est 16 heures, les parcs se remplissent d’enfants pendant que les mamans viennent s’asseoir sur les bancs.

« On organise une marche le 23 à Paris, contre les violences policières, contre le racisme, on parlera du voile et des abayas, faites circuler ou même soyez là ! », lancera-t-elle des dizaines de fois, récoltants des « mercis » ou « bon courage », déclenchant quelques conversations sur le clientélisme de la mairie, les jeunes dépolitisés par les réseaux sociaux ou le sentiment d’être chez soi nulle part, ni en France, ni au bled. Un échantillon d’opinions du quotidien, qui sortent parfois de la doxa de la gauche qui cherche pourtant désespérément à s’implanter ou se maintenir dans les quartiers populaires. Un homme accepte un tract, un peu gêné : « c’est compliqué, je suis policier », dit-il en souriant timidement. « C’est pas grave, vous pouvez être contre les violences policières ! », lui répond Mornia Labssi. « C’est vrai, c’est vrai », admet-il.

« Dans ce mouvement, tout l’enjeu est dans la mobilisation des quartiers populaires », soulève Farid Bennaï, militant au Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP), membre de la coalition à l’appel de la marche du 23. « Mais on a très peu de moyens, et les difficultés que vivent les quartiers, nous aussi, en tant que militants, on les vit », enchaîne Mornia Labbsi, en sortant d’une imprimerie avec des centaines de tracts, payés de sa poche. “Nous on mobilise plus sur les réseaux sociaux mais on a aussi des associations qui font le relais dans notre ville », confie Assetou Cissé, la sœur de Mahamadou Cissé, tué par un ancien militaire le 9 décembre 2022 à Charleville Mézières.

 Islamophobie, logement : mobiliser au delà des violences policières

 Assis sur son scooter, un jeune homme, la trentaine, discute avec Mornia Labbsi des contrôles au faciès, des violences policières, de l’islamophobie. « Au final ils gagnent toujours les policiers », lâche-t-il. « Je ne vais pas te vendre du rêve et te dire qu’on va gagner samedi. Mais si on en est arrivé là, c’est par ce que l’État pensait qu’on était incapable de se bouger. Mais ils ont eu peur pendant les révoltes », répond la militante. « C’est vrai, sur l’islamophobie je suis d’accord. On a besoin de gens comme vous ! », lance-t-il. « Nous aussi on a besoin de gens comme toi. Essaie de passer samedi ».

La militante connaît son sujet et aussi son terrain. Elle a grandi ici, aux Pâquerettes, dans un HLM construit sur les cendres d’un des bidonvilles de Nanterre dans les années 60. « Les gens ici vivent plusieurs  discriminations. Si tu ne parles que des violences policières, tu neutralises toutes ces femmes qui vivent ici, qui se lèvent à quatre heures du mat’ pour trois francs six sous, il y a plein de formes de violence », explique-t-elle en pointant l’un des bâtiments de la cité. « Ici, l’immeuble a été rénové, c’est grâce à l’action de plein de femmes ! Le toit était troué pendant un an, de l’eau s’écoulait dès qu’il pleuvait. Et c’est l’action de ces femmes, bien seules, qui a fait bouger le bailleur. Le racisme systémique c’est aussi ça, on ghettoïse des Arabes et des Noirs et ne fait plus rien », poursuit la militante.

 Un cadre unitaire tiraillé entre la gauche institutionnelle et les collectifs de quartiers

 Initiée dans les jours qui ont suivi la mort de Nahel, la marche unitaire du 23 septembre a dû très vite chercher un débouché politique à la révolte des quartiers populaires, mais surtout à rassembler au-delà de la gauche institutionnelle. « Au début, on était une cinquantaine d’organisateurs, dont très peu de racisés, les principaux concernés n’étaient pas là. Ça s’est crispé, ça s’est braqué, puis on a fait venir des gens, des collectifs, habituellement défiants envers les organisations institutionnelles », se félicite Mornia Labbsi. Au total, près de 150 organisations se sont rassemblées pour organiser cette marche, une alliance qui rassemble les partis politiques (LFI, EELV, NPA..), syndicats (CGT, Solidaires, FSU..) et collectifs de quartiers et de victimes de violences policières.

« Les mouvements sociaux sont passés à côté d’une grande partie de la population prolétaire et racisée des quartiers, mais je ne vois pas une possible transformation sans eux, ce serait une faute politique majeure pour la gauche de passer à côté de ça », analyse Farid Bennaï.

Face à des organisations de gauche parfois frileuses sur les questions antiracistes, les collectifs de quartiers populaires ont dû taper du poing sur la table pour renverser le rapport de force au sein du cadre unitaire, sans toujours y parvenir : « On a dû batailler pour que soit inscrit « racisme systémique » dans les revendications », se remémore Mornia Labbsi, qui a aussi plaidé pour une manifestation en banlieue, plutôt que dans Paris. En vain, la marche partira de la gare du Nord. L’interdiction des abayas à l’école est d’ailleurs venue percuter cette fragile alliance. « Ces violences racistes et islamophobes doivent être combattues avec la plus grande fermeté. C’est un combat essentiel. Nos amis à gauche ne semblent pas avoir pris la mesure de la violence islamophobe d’une telle mesure. L’histoire nous regardera », avait déclaré le 13 septembre dernier Adel Amana, élu municipal de Villiers-sur-Marne et initiateur du collectif d’élus du Val-de-Marne contre l’islamophobie, comme pour remettre les pendules à l’heure.

 Le 23 septembre, « une première étape »

 Face au manque d’accroche des organisations de gauche auprès des quartiers populaires, les collectifs comptent bien ancrer la marche du 23 septembre dans une dynamique plus large. « Le point de bascule ne se fera pas sur cette marche, mais après : il y a tout à revoir, notamment le rapport qu’ont les organisations politiques avec les gens dans les quartiers », soutient Farid Bennaï. Mornia Labbsi abonde : « Je ne vois que la suite. Pour cette marche, il faut déjà des gens qui mettent la main dans le cambouis. Si on laisse ça aux autres, ça va tourner autour des libertés publiques et ça va faire un truc gnangnan ». Mais pour elle, la suite sera déterminée par les moyens mis sur la table pour organiser des assemblées, des réunions, des colloques et d’autres mobilisations. « Ça demande beaucoup d’énergie et on a très peu de moyens. Et quand on n’a pas l’argent, on n’a pas le rapport de force », soulève-t-elle.

La marche à Paris partira de la Gare du Nord à 14h, ce samedi 23 septembre. Une centaine de marches sont organisées le même jour partout en France.


 

   publié le 20 septembre 2023

Politique migratoire : pourquoi
l’Europe des clôtures est une impasse

Carine Fouteau sur www.mediapart.fr

Depuis plus de vingt ans, la politique migratoire européenne s’enferre dans une stratégie inefficace et meurtrière. Alors qu’une fois encore Lampedusa se retrouve au centre de l’attention, il est urgent d’accepter, enfin, que l’Europe non seulement peut mais doit accueillir plus de migrants.

LesLes gesticulations des responsables politiques partis en campagne sur l’île de Lampedusa pour accroître leur capital électoral en vue du prochain scrutin européen de juin 2024 donnent le tournis, pour ne pas dire la nausée, tant l’histoire se répète depuis le début des années 2000.

Le fond de l’air est rance : alors que le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin s’est rendu à Rome lundi 18 septembre dans la soirée pour proposer à l’Italie de l’aider à « tenir sa frontière extérieure », tout en déclarant ne pas être prêt à accueillir de migrant·es, on a entendu l’extrême droite française plaider soit pour un « blocus militaire », soit pour un « mur juridique ».

Chaque naufrage d’envergure, chaque arrivée massive de migrant·es sur les côtes européennes produit le même spectacle désespérant, les mêmes démonstrations de force, les mêmes promesses de fermeté, les mêmes recherches de coupables.

Après les îles grecques, de Lesbos ou de Chios, c’est à nouveau au tour de Lampedusa, bout de terre italienne à l’extrême sud de l’Europe, d’être le théâtre d’une sinistre instrumentalisation. En raison de sa proximité géographique avec la Tunisie, cette île est le principal lieu de débarquement des migrant·es dans le canal de Sicile depuis des années.

En une semaine, les conditions météorologiques aidant, plus de 11 000 personnes y ont accosté, dont près de la moitié pour la seule journée du mardi 12 septembre. Les arrivées s’annonçant record pour l’ensemble de l’année (plus de 118 500 personnes ont atteint les côtes italiennes depuis janvier, soit près du double des 64 529 enregistrées sur la même période en 2022), cela fait de Lampedusa le décor tout trouvé pour agiter les peurs.

Alors que défilent sur les écrans les images déshumanisantes d’exilé·es épuisé·es et affamé·es après une traversée périlleuse, les représentant·es politiques n’ont plus qu’à déverser leur rhétorique guerrière et à déployer, dans une surenchère d’où l’extrême droite sort gagnante, les mêmes vieilles recettes : toujours moins de droits pour les migrant·es, toujours plus de murs. Et cela en prenant à partie les habitants de l’île, qui n’ont pourtant rien demandé à personne, et qui, bien au contraire, ont fait au fil des ans la démonstration de leur hospitalité, pour peu qu’on leur en donne les moyens.

Cela fait plus de vingt ans que dure ce jeu de rôle cynique et meurtrier. Et que l’Europe tourne en rond. Les raisons de cette faillite sont identifiées de longue date par les chercheur·es et universitaires qui travaillent sur ces questions. Mais à la différence de ce qui s’est passé au cours des dernières années sur l’écologie avec la mise en sourdine progressive des climatosceptiques, les arguments rationnels sur les enjeux migratoires restent inaudibles. Ils tiennent pourtant en une phrase : les politiques européennes mises en œuvre depuis les années 2000 contribuent à créer les conditions des départs irréguliers contre lesquels elles sont censées lutter.

Une politique inhumaine et inefficace

Déplions. La première de ces recettes, aussi inhumaine qu’inefficace, consiste à fermer les frontières. Ce qui pourrait apparaître comme du « bon sens » n’est qu’une illusion. Les voies d’accès légales dans les pays de l’Union européenne pour les personnes extracommunautaires n’ont en effet cessé d’être réduites, avec une accélération de la fermeture depuis 2015-2016, dans le sillage des printemps arabes et de la guerre en Syrie, au motif de « maîtriser les flux migratoires ».

Les visas sont délivrés au compte-gouttes dans les pays de départ ; s’en procurer relève du parcours du combattant. Conséquence : ne pouvant obtenir des papiers en bonne et due forme, les exilé·es se rabattent sur les voies « illégales », contraint·es de risquer leur vie en traversant la Méditerranée sur des barcasses.

Non seulement cette politique ne produit pas les effets escomptés, mais en plus elle est meurtrière : selon l’Organisation internationale pour les migrations, qui tente de tenir à jour le macabre décompte, près de 30 000 morts sont survenues aux portes de l’Europe depuis 2014, la plupart des migrant·es étant mort·es ou ayant disparu sans que leur nom ait pu être identifié.

L’histoire pluriséculaire des migrations nous l’enseigne : aucune barricade n’a jamais été à même de contrer une dynamique mondiale, celle qui pousse sur le chemin de l’exil des centaines de milliers d’hommes et de femmes fuyant la dictature ou la misère ; ou les effets du dérèglement climatique, dont les pays européens sont en grande partie responsables. Les portes pourront continuer de se verrouiller davantage, les personnes dont la vie est en danger dans leur pays d’origine continueront de se déplacer dans l’espoir d’une vie meilleure.

Incapable de dissuader les candidat·es au départ, cette politique de fermeture grossit donc les rangs des exilé·es sans papiers et, au passage, enrichit les réseaux criminels de trafic d’êtres humains qu’elle prétend vouloir éradiquer.

Le second écueil dans la gestion européenne de l’asile et de l’immigration réside dans le choix de concentrer les points d’arrivée dans certains lieux, baptisés technocratiquement « hotspots », le plus souvent sur de petites îles du pourtour méditerranéen. Cette politique a pour conséquence de fixer les difficultés, d’accroître les tensions locales et de visibiliser les phénomènes d’engorgement, comme c’est le cas aujourd’hui à Lampedusa, dont les capacités d’accueil sont insuffisantes par rapport au nombre des arrivées.

Dans une tribune publiée dimanche 17 septembre dans Libération, Marie Bassi, enseignante-chercheuse à l’Université Côte d’Azur, et Camille Schmoll, chercheuse au laboratoire Géographie-cités et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), expliquent de quoi Lampedusa est le symptôme : « Ces îles-frontières concentrent à elles seules, parce qu’elles sont exiguës, toutes les caractéristiques d’une gestion inhumaine et inefficace des migrations. Pensée en 2015 au niveau communautaire mais appliquée depuis longtemps dans certains pays, cette politique n’est pas parvenue à une gestion plus rationnelle des flux d’arrivées. Elle a en revanche fait peser sur des espaces périphériques et minuscules une énorme responsabilité humaine et une lourde charge financière. Des personnes traumatisées, des survivants, des enfants de plus en plus jeunes sont accueillis dans des conditions indignes. »

Nous sommes face à une « crise de l’accueil et non [à une] crise migratoire », analysent-elles.

Les effets de la sous-traitance des contrôles migratoires

Voilà pour l’aval. En amont des départs, les impasses sont tout aussi palpables. Les politiques qui cherchent à maîtriser les flux dans les pays d’origine ou de transit en sous-traitant à leurs autorités le rôle de gardes-frontières, sont, elles aussi, vouées à l’échec.

Le récent accord signé par l’Union européenne avec la Tunisie en est la plus flagrante démonstration. Cette voie diplomatique, que l’on serait plutôt tenté de qualifier de marchandage, n’a pas fait baisser le nombre des départs, comme le montrent les mouvements actuels. Mais elle a pour conséquence de fragiliser encore un peu plus les migrant·es déjà pris·es pour cible par le président tunisien, Kaïs Saïed.

Depuis ses déclarations racistes, de nombreux exilés ont en effet été expulsés de leur domicile, ont perdu leur travail ou été déportés dans le désert, où certains sont morts de soif. Une telle dégradation de leurs conditions de vie ne peut que les inciter, y compris ceux qui n’en avaient pas l’intention, à prendre la fuite et à tenter la traversée.

Le précédent accord, signé par l’Union européenne en 2016 avec la Turquie, à la suite de la guerre en Syrie, est éclairant à un autre égard : si les routes migratoires qui traversent ce pays se sont temporairement taries, elles se sont aussitôt déplacées ailleurs, en l’occurrence vers les pays du nord de l’Afrique, au premier rang desquels… la Tunisie.

Dans leur tribune, Marie Bassi et Camille Schmoll rappellent aussi le cas libyen, et le chantage exercé en son temps par Mouammar Kadhafi. « Nous avons collaboré avec des gouvernements irrespectueux des droits des migrants : en premier lieu la Libye, que nous avons armée et financée pour enfermer et violenter les populations migrantes afin de les empêcher de rejoindre l’Europe », écrivent-elles. Et cela sans impact sur les réseaux de trafiquants, qui, à peine démantelés, se sont réorganisés sous d’autres formes, parfois avec l’aide des autorités locales, comme nous l’avons documenté dans Mediapart.  

Autre diversion agitée à l’envi par les responsables politiques européens, et pas seulement par ceux de l’extrême droite, la criminalisation des ONG venant en aide aux migrant·es a pour seule et unique conséquence de faire augmenter la létalité de la traversée maritime.

Comme le rappelle la journaliste Cécile Debarge dans nos colonnes, le scénario actuel met à mal la théorie de l’« appel d’air », supposément créé par les sauvetages en mer. Depuis une semaine, détaille-t-elle, le navire Aurora, affrété par l’ONG Sea Watch, a débarqué 84 migrant·es au port de Catane, l’Ocean Viking de SOS Méditerranée a amené 68 migrant·es jusqu’au port d’Ancône, et, à Lampedusa, ce sont le Sea Punk 1, le Nadir et le ResQ People qui ont respectivement amené à terre 44, 85 et 96 personnes. Ces chiffres, conclut-elle, sont dérisoires lorsqu’ils sont rapportés à l’ensemble des personnes arrivées en Italie.

Pour clore ce panorama, examinons une dernière solution largement reprise à droite et à gauche de l’échiquier politique : déployer l’aide au développement pour réduire les arrivées de migrant·es. Dans un entretien accordé au Journal du dimanche en mai 2021, à l’occasion d’une visite au Rwanda et en Afrique du Sud, le chef de l’État a mis en garde contre l’« échec » de la politique de développement.

« Si on est complices de l’échec de l’Afrique, assenait Emmanuel Macron, on aura des comptes à rendre mais on le paiera cher aussi, notamment sur le plan migratoire. » Il ajoutait : « Si cette jeunesse africaine n’a pas d’opportunités économiques, si on ne la forme pas, si on n’a pas de bons systèmes de santé en Afrique, alors elle émigrera. »

Or les nombreux travaux de recherche sur cette question aboutissent à la même conclusion : l’aide au développement n’est pas une réponse à court terme ; au contraire, dès lors qu’elle conduit à une hausse du revenu par habitant·e, elle favorise plutôt qu’elle ne décourage l’émigration vers l’Europe. Les personnes qui partent ne sont pas les plus pauvres parmi les pauvres, mais plutôt celles qui disposent d’un certain capital financier et culturel nécessaire pour envisager l’exil dans un pays lointain. 

Changer de paradigme

Face à ces impasses, que faire ? Pour commencer, il est indispensable de dézoomer des polémiques politiciennes, de regarder la réalité des chiffres en face et d’accepter que l’Europe, encore appelée le Vieux Continent dans les manuels scolaires, non seulement peut mais doit accueillir des migrant·es.

La manière dont nos pays ont ouvert leurs portes aux réfugié·es ukrainien·nes donne un aperçu de notre capacité à faire preuve d’hospitalité, et, par voie de conséquence, laisse entrevoir un soubassement raciste dans notre difficulté à laisser entrer les réfugié·es africain·es.

Ce changement de paradigme, François Héran, professeur au Collège de France à la chaire Migrations et Sociétés, l’appelle de ses vœux. Centrant ses travaux sur la France, il ne cesse de répéter que « le débat public sur l’immigration est en décalage complet par rapport aux réalités de base ».

Dans son livre Immigration : le grand déni (Seuil, 2023), il démontre méticuleusement, chiffres à l’appui, que certes, l’immigration augmente, mais que l’Hexagone, contrairement aux fantasmes, n’est ni particulièrement accueillant par rapport à ses voisins, ni même particulièrement attractif aux yeux des migrant·es.

Un seul exemple, celui des exilés syrien·nes, irakien·nes et afghan·es. Seuls 18 % des 6,8 millions de Syrien·nes sont parvenu·es à déposer une demande d’asile en Europe, « dont 53 % en Allemagne et 3 % en France ». De même, 400 000 Irakien·nes ont cherché refuge dans l’Union européenne entre 2014 et 2020, dont 48 % en Allemagne et 3,5 % en France. Sur la même période, les réfugié·es afghan·es dans l’UE n’ont été que 8,5 % à demander la protection de la France, quand 36 % d’entre eux sont allés en Allemagne.

L’accueil est par ailleurs une nécessité : le déclin démographique de l’Europe suppose en effet pour continuer de faire tourner nos économies, financer les retraites, accompagner les plus âgé·es et agir contre le dérèglement climatique d’ouvrir plus largement nos portes.

Selon les chiffres d’Eurostat, le solde naturel de la population européenne (qui mesure la différence entre le nombre de naissances et le nombre de décès) est négatif depuis 2015, et l’immigration est déjà le principal facteur d’augmentation de la population.

L’Allemagne l’a bien compris qui en fait une politique volontariste, assumant son biais utilitariste. Les réformes entreprises outre-Rhin pour faciliter l’accueil des étrangers s’appuient ainsi sur les estimations selon lesquelles 13 millions de travailleurs quitteront le marché du travail au cours des quinze prochaines années, soit presque un tiers des actifs. L’Agence pour l’emploi estimait, au printemps 2023, à 400 000 arrivées par an le besoin d’immigration pour compenser la perte de force de travail.

Tout aussi préoccupée par le vieillissement de sa population, l’Espagne est moins crispée que la France. On se souvient en 2020 d’un ministre en charge des migrations déclarant lors d’un forum international que l’économie de son pays aurait besoin « de millions et de millions » de migrant·es pour se maintenir à son niveau actuel, et que ses voisins devraient aussi être « préparés à intégrer » massivement les populations exilées.

Pendant ce temps, notre pays, à contre-courant, s’enfonce dans le déni et s’étripe pour savoir si, à trop ouvrir ses portes, l’Europe ne risque pas d’être « submergée ». Cette question, dont l’extrême droite française a fait son fonds de commerce, est l’objet d’une querelle ancienne mais toujours vivace. Elle s’est cristallisée en 2018 autour de la publication du livre de l’ex-journaliste Stephen Smith La ruée vers l’Europe (Grasset), qui anticipait que d’ici une trentaine d’années l’Europe serait peuplée à 25 % d’immigrés subsahariens.

Depuis, de nombreux chercheurs ont infirmé sa thèse, la passant au tamis des données démographiques publiques. François Héran a été l’un des premiers à y répondre de manière argumentée dans un bulletin d’information scientifique de l’Institut national des études démographiques (Ined).

Dans ce texte intitulé « L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes », il replace les migrations africaines dans le tableau mondial des diasporas, rappelant que « lorsque l’Afrique subsaharienne émigre, c’est à 70 % dans un autre pays subsaharien et à 15 % seulement en Europe ».

« Comparée aux autres régions du monde – l’Amérique centrale, l’Asie ou les Balkans –, l’Afrique subsaharienne émigre peu en raison même de sa pauvreté », ajoute-t-il, précisant que « si l’on intègre les projections démographiques de l’ONU, les migrants subsahariens occuperont une place grandissante dans les sociétés du nord mais resteront très minoritaires : environ 4 % de la population vers 2050 », soit très loin de la « prophétie » des 25 % avancée par Stephen Smith.

« L’attractivité relative de la France décrochera, menaçant son économie et son modèle social » Philippe Askenazy, économiste

Aujourd’hui, nous en sommes encore à batailler autour d’une vingt-neuvième loi restrictive sur l’immigration depuis les années 1980.

« Pourtant, comme le note l’économiste Philippe Askenazy dans une tribune parue dans Le Monde du 31 mai 2023, si la démographie naturelle française demeure plus favorable qu’outre-Rhin, les dernières projections de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), à politique migratoire constante, suggèrent une quasi-stagnation de la main-d’œuvre disponible dans les prochaines décennies. »

« Au lieu d’en être inquietle pouvoir est, en aparté, soulagé que si peu d’Ukrainiens aient choisi la France comme refuge, même en comparaison avec des pays encore plus éloignés géographiquement de l’Ukraine : rapporté à la population, six fois moins qu’en Irlande, trois fois moins qu’au Portugal et deux fois moins qu’en Espagne », observe-t-il, avant de constater, pour le regretter : « Que ce soit le projet Darmanin ou ceux des membres du parti Les Républicains, l’obsession est de “reprendre le contrôle” en luttant contre le mirage d’une France attractive, à coups d’une police bureaucratique coûteuse et de quotas également bureaucratiques. »

À force de s’entêter, conclut-il, « l’attractivité relative de la France décrochera, menaçant son économie et son modèle social ».

Il est donc urgent de changer de focale et d’ouvrir des voies d’accès légales au Vieux Continent tout en faisant preuve de solidarité interétatique dans l’accueil des réfugié·es arrivé·es sur nos côtes. Si le « Pacte sur l’asile et l’immigration » en discussion depuis quatre ans à l’échelon européen intègre des mesures visant à mieux répartir les arrivant·es, il reste fondé sur le postulat que l’UE est menacée par la pression migratoire et doit s’en protéger.

Au regard du débat politico-médiatique français, on comprend qu’il est vain d’attendre de notre pays qu’il joue un quelconque rôle moteur pour transformer cette vision éculée tant il paraît obnubilé par ses démons postcoloniaux et aspiré par la tentation du repli.


 


 

Lampedusa : l’union inhumaine

Hugo Boursier  sur www.politis.fr

Alors que la situation reste critique sur l’île et que l’urgence est avant tout humanitaire, la Commission européenne perfectionne ses outils pour expulser plus rapidement les personnes en exil.

Vite, il faut inonder les médias d’un seul et même message : l’accueil des quelque dix mille migrants arrivés entre le lundi 11 et le mercredi 13 septembre à Lampedusa n’est pas « une priorité », car la seule qui vaille, pour l’Europe, c’est l’expulsion de « ceux qui n’ont rien à y faire ». Si ces propos ont été tenus le 18 septembre par le ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, sur Europe 1 et CNews, ils auraient pu l’être par de nombreux dirigeants européens. Sur le continent, l’accueil digne n’est définitivement plus un réflexe. L’urgence, la vraie, c’est de trier. Et d’expulser. Vite, le plus vite possible.

Pour Darmanin, l’urgence, la vraie, c’est de trier. Et d’expulser. Vite, le plus vite possible.

Vous qui fuyez les pays en guerre : passez, mais sachez qu’en France vous aurez droit à la rue, aux tentes lacérées comme à Calais, aux bouteilles d’eau réquisitionnées et au soupçon généralisé. Vous qui êtes originaires de Guinée, de Côte d’Ivoire ou du Cameroun : c’est demi-tour. La machine administrative a décidé que vous n’étiez que des « migrants économiques ». Une qualification qui colle sur votre front le billet irrévocable du retour au pays.

Habituel vendeur de ce discours xénophobe, Gérald Darmanin vante son funeste bilan sur Bolloré News : « Quand je suis arrivé au ministère de l’Intérieur, nous étions le deuxième pays d’Europe qui accueillait le plus de demandeurs d’asile. Aujourd’hui, nous sommes le quatrième. On doit pouvoir continuer à faire ce travail. » Objectif : être le dernier de la liste ? La Hongrie de Viktor Orbán n’a qu’à bien se tenir. Si le pays d’Europe centrale est celui qui a reçu le moins de demandes d’asile en 2021, il pourrait bien voir la France concurrencer ce record.

C’est peut-être le doux rêve du locataire de la place Beauvau avant d’accéder à l’Élysée, en 2027. Celui de Marine Le Pen, qui a festoyé aux côtés de Matteo Salvini, vice-président du Conseil italien et patron du parti d’extrême droite la Ligue, le week-end dernier, ne doit pas être bien éloigné. La figure de proue du Rassemblement national parle de « submersion migratoire » pour qualifier la situation à Lampedusa, quand Gérald Darmanin se félicite de ne pas accueillir de demandeurs d’asile – donc de potentiels réfugiés. Pour les agitateurs de la haine, aux grands maux les grands remèdes.

Mais les déclarations de Gérald Darmanin n’ont rien de choquant si l’on écoute celles tenues par Ursula von der Leyen. La présidente de la Commission européenne a répondu à l’appel de détresse de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni – le seul que l’Europe entend vraiment. Car ceux lancés en pleine mer par les ONG, souvent criminalisées pour avoir tenté de sauver des vies humaines, s’évanouissent silencieusement dans un ciel toujours plus sombre. Ensemble sur l’île où accostent les bateaux de fortune, à quelques mètres des exilés qui attendent, épuisés, que se joue leur destin, les deux femmes ont affiché une consternante solidarité.

Pour les agitateurs de la haine, aux grands maux les grands remèdes.

À l’aube du laborieux « pacte sur la migration et l’asile » entre les pays membres, qui vise, par exemple, à réaliser un premier filtrage parmi les exilés depuis les frontières de l’UE, la présidente de la Commission a listé plusieurs priorités : renforcer Frontex, l’agence de gardes-côtes et de gardes-frontières de l’UE, améliorer le dialogue avec les premiers pays d’émigration pour pouvoir mieux y renvoyer leurs citoyens, et empêcher toute velléité de départ depuis les pays où s’échappent les bateaux vers l’Europe, à commencer par la Tunisie. Autant d’arguments pour les nationalistes en prévision des élections européennes. Et de pierres pour ériger la forteresse.

   publié le 19 septembre 2023

Détresse pour les précaires,
hausse des marges pour les entreprises :
à qui profite l’inflation ?

par Maxime Combes sur https://basta.media/

Loin d’avoir été jugulée, l’inflation s’installe comme pérenne. Elle fait des gagnants, les entreprises qui augmentent indûment leurs profits, et des perdants, les ménages les plus pauvres qui subissent. Ce n’est pas une fatalité.

Voilà presque deux ans que le gouvernement annonce que l’inflation est « temporaire », qu’elle va finir par « baisser » et qu’elle est plus faible en France que dans les autres pays européens. « Le pic de l’inflation est désormais passé », affirmait encore Élisabeth Borne le 23 août dernier. Mais huit jours plus tard, l’Insee annonçait que l’indice des prix à la consommation avait progressé de 4,8 % sur un an au mois d’août contre seulement 4,3% au mois de juillet. L’inflation en France est dorénavant supérieure à celle de la zone euro et l’une des plus élevées d’Europe. Comment l’expliquer ? Quels sont les perdants ? Les gagnants ?

L’inflation repart à la hausse

C’est devenu un jeu sur les réseaux sociaux : répertorier les innombrables interventions publiques du président de la République et des membres du gouvernement promettant une « inflation temporaire » (le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, le 17 novembre 2021), un « pic de l’inflation déjà atteint » (encore Bruno Le Maire, le 27 juin 2022, puis Emmanuel Macron le 27 février 2023 et la Première ministre Élisabeth Borne le 23 août 2023) ou encore une « baisse à venir » (Olivier Véran, porte-parole du gouvernement le 28 juillet 2022).

Les chiffres disent pourtant le contraire : les prix à la consommation sont durablement orientés à la hausse en France. Sur deux ans, entre août 2021 et août 2023, la hausse est de 10,5 %, et même de 20 % pour les seuls produits alimentaires et de 31 % pour l’énergie.

Le net rebond de la hausse au mois d’août 2023 s’explique par une inflation pérenne sur les produits alimentaires, et par l’augmentation des prix de l’électricité : après les avoir augmentés de 15 % au 1er février, le gouvernement a décidé d’une deuxième hausse de 10 % au 1er août, en plein cœur de l’été.

C’est environ 400 euros de plus en moyenne par an et par ménage, auxquels il faut ajouter les prix du pétrole et du gaz repartis eux aussi à la hausse. Selon Eurostat, la France est désormais dans le peloton de tête des pays européens les plus touchés par l’inflation.

Pouvoir d’achat en baisse

En parallèle, les salaires augmentent en moyenne bien moins vite. Les salaires dits réels, c’est-à-dire lorsque l’inflation est prise en compte, sont par conséquent, depuis deux ans et en moyenne, orientés à la baisse. Dans le secteur privé, les salaires réels ont même été en recul sept trimestres consécutifs sur les années 2021-2023.

Selon l’Insee, le niveau de vie des ménages a ainsi reculé en moyenne de 0,3 % en 2022 et de 0,6 % au premier trimestre 2023, avec une stabilisation au second trimestre 2023. Ces chiffres cachent d’énormes disparités. Certains salaires n’ont pas été, ou peu, revalorisés.

Aucune politique publique n'a été décidée pour juguler l'inflation tirée par les profits

Après avoir vécu sous un régime de (très) faible inflation depuis la fin des années 1980, nous faisons face à une augmentation subite, continue et générale des prix depuis deux ans. Ce qui est source d’angoisses, de privations et d’insécurité. Alors qu’il n’y a jamais eu autant de millionnaires en France, plus d’un tiers des habitant·es du pays affirment ne plus pouvoir se procurer une alimentation saine, lui permettant de faire trois repas par jour, et 45 % ont des difficultés pour payer certains actes médicaux ou leurs dépenses d’énergie. C’est l’inquiétant constat fait par le 17e baromètre d’Ipsos et Secours populaire de la pauvreté et de la précarité.

Détresse sociale

Le recours à l’aide alimentaire, qui avait déjà triplé entre 2012 et 2022, concerne toujours plus de familles et d’étudiant·es. De plus en plus de personnes ayant un emploi y recourent aussi. Les Restos du cœur annoncent avoir déjà reçu 18 % de personnes en plus en 2023 que l’année précédente.

Cette « déconsommation » subie s’observe jusque dans les statistiques générales : la consommation de produits agricoles a baissé, en volume, de plus de 10 % depuis fin 2021. Une baisse aussi rapide est inédite. Va-t-elle se poursuivre ? Quels seront ses effets économiques et sociaux ? Sur la santé de celles et ceux qui doivent se priver ?

Cette déconsommation subie frappe d’autant plus les ménages qu’ils sont pauvres. Les 9,2 millions de personnes dont les revenus sont situés sous le seuil de pauvreté sont celles dont les dépenses contraintes (loyers, énergie, alimentation) sont déjà les plus importantes : elles doivent faire avec 41 % de dépenses dites « pré-engagées » en moyenne, contre 28 % pour les ménages aisés, selon les données de France stratégie.

Inflation pour les uns, profit pour les autres

Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Les grandes entreprises tirent particulièrement leur épingle du jeu. Pour le troisième trimestre consécutif, leur taux de marge – hors secteur financier – a progressé, pour atteindre 33,2 %, en hausse de 1,5 point par rapport au trimestre précédent. C’est plus qu’en 2018, avant la pandémie de Covid-19.

Selon l’Insee, près des trois quarts de cette hausse s’expliquent par l’envolée des prix de leurs produits. Par l’inflation donc. L’industrie agroalimentaire affiche ainsi des marges historiques. La hausse des prix des produits alimentaires qui frappe si fortement les ménages, notamment les plus pauvres, font ainsi grossir les profits de l’agro-industrie.

Une publication du Fonds monétaire international montre que l’augmentation des bénéfices des entreprises, qui ne peut s’expliquer par une hausse de leur productivité, est désormais « à l’origine de près de la moitié de la hausse de l’inflation des deux dernières années en Europe ».

Les entreprises ont été et se sont mieux protégées de l’augmentation du prix des matières premières que les populations. En plus du soutien organisé par les pouvoirs publics, elles ont joué sur les prix pour augmenter leurs marges et leurs profits. Une publication de l’Insee montre par exemple que les entreprises répercutent sur leurs prix de vente l’équivalent de 127 % des hausses de prix de l’énergie auxquelles elles sont confrontées.

En revanche, quand les prix de l’énergie baissent, comme au printemps, les entreprises ne répercutent sur leurs prix que 58% de cette baisse. L’écart entre les deux, payé par les consommateurs, alimente directement les profits sans que cela soit justifié. Les économistes ont appelé ce phénomène la « profitflation », une inflation tirée par les profits.

Aucune mesure contre les profits

Aucune politique publique n’a pourtant été décidée pour juguler l’inflation tirée par les profits. Du côté de la Banque centrale européenne, dont la mission est de maintenir l’inflation à 2 % en Europe, on fait comme si la profitflation n’existait pas. La BCE vient en effet d’augmenter pour la dixième fois consécutive ses taux directeurs, risquant de paralyser l’économie, plutôt que de restreindre la capacité des (grandes) entreprises à augmenter leurs profits.

Le FMI montre pourtant que les profits des entreprises doivent être réduits très significativement pour que l’inflation revienne dans les clous des objectifs de la BCE. Selon les hypothèses retenues, il faudrait qu’ils soient ramenés à un niveau compris entre celui qui était le leur dans les années 1990 et celui d’avant la pandémie. En tout cas bien plus bas qu’aujourd’hui. La BCE pourrait donc conditionner son soutien aux très grandes entreprises au fait que celles-ci réduisent très sensiblement leurs prix ou les dividendes versés ou investissent massivement dans la transition écologique. Ce n’est pas le chemin choisi.

Le gouvernement protège les entreprises

L’exécutif français, de son côté, s’est démultiplié pour éviter une augmentation générale des salaires et des prestations sociales, comme s’il craignait l’enclenchement d’une improbable spirale prix-salaire. Les experts sont pourtant formels. Il n’y a pas de hausse autoentretenue entre les prix et les salaires, puisque les seconds sont peu revalorisés et, lorsqu’ils le sont, c’est avec un délai conséquent.

Les salaires sont donc en retard. Pour juguler la profitflation, l’exécutif aurait donc pu œuvrer pour que les entreprises privilégient une augmentation des salaires plutôt que des profits. Mais au printemps, le gouvernement fait tout le contraire en préconisant via le projet de loi sur le partage de la valeur ajoutée une augmentation des primes plutôt que des salaires, encourageant de fait une augmentation des profits.

Sur l’autre versant, l’exécutif pourrait décider d’encadrer plus strictement les prix, afin que ceux-ci ne soient pas maintenus artificiellement plus haut que nécessaire par les entreprises. Mais le ministre de l’Économie Bruno Le Maire s’est pour l’instant limité à demander aux entreprises en général, et aux enseignes alimentaires en particulier, de contenir les hausses de prix. Les inviter à mettre sur pied des paniers anti-inflation garantit de laisser inchangé leur pouvoir de marché et faire comme si les pouvoirs publics étaient impuissants.

Nous l’avions un peu oublié avec la disparition de l’inflation depuis les années 1980, mais tout épisode inflationniste place en général les entreprises dans le camp des gagnants et les personnes les plus précaires dans le camp des perdants.

Lutter contre l’inflation par des mesures de contrôles des prix et des profits d’un côté, et de hausse des revenus de l’autre, dessine en creux une politique qui permettrait de réduire les inégalités face à l’inflation et les terribles souffrances qui l’accompagne.


 


 

Essence, alimentation… Inflation d’expédients contre la hausse des prix

Clotilde Mathieu, Cyprien Boganda et Samuel Eyene sur www.humanite.fr

Après avoir demandé aux acteurs de l’alimentaire de baisser leurs tarifs en rayon, le gouvernement ouvre la voie à la vente à perte dans les pompes à essence. Mais rien contre l’explosion des marges des grands groupes.

Il est peu recommandé d’user d’un pistolet à eau pour éteindre un incendie. Alors que les prix à la pompe ont franchi les 2 euros le litre, le gouvernement s’en remet à des expédients pour faire baisser les factures, quitte à ce que ceux-là soient contre nature. Après avoir félicité la semaine dernière TotalEnergies pour le plafonnement du litre à 1,99 euro dans ses 3 400 stations, Matignon et Bercy envisagent d’autoriser tous les pompistes à vendre à perte pour une durée limitée. « Ce sera effectif à partir de début décembre », a expliqué lundi Bruno Le Maire sur France 2.

Cette mesure, interdite depuis 1963, autoriserait les distributeurs à vendre leurs combustibles en dessous des prix commerciaux d’achat. De quoi inquiéter les stations-service indépendantes. « Mes adhérents vivent à 40 %, 50 % , voire plus, de la vente du carburant, donc s’ils vendent à perte, je leur donne trois mois », a déploré Francis Pousse, président du département Stations-service et énergies nouvelles du syndicat professionnel Mobilians, représentant les stations indépendantes. Le gouvernement s’est engagé lundi 18 septembre à accorder des « compensations » à ces dernières. Les près de 6 000 stations-service hors des grandes surfaces « ne pourront pas compenser les pertes sur cette activité par des autres recettes – notamment les produits alimentaires » a indiqué le syndicat dans un communiqué, ajoutant que cette disposition n’était « économiquement pas viable pour les distributeurs indépendants ». En plus de voir leurs clients aller faire le plein dans des stations moins chères, ces indépendants craignent de voir diminuer leurs revenus liés aux activités annexes, comme le lavage des voitures ou les boutiques par exemple.

Le gouvernement aurait pu jouer sur les taxes appliquées aux carburants, qui représentent près de 60 % du prix final pour l’automobiliste. Mais il préfère contourner le Code du commerce et s’en remettre au bon vouloir des producteurs et distributeurs. Pour le locataire de Bercy, pas de doute : cette « méthode » est gagnante car elle permet de « partager le fardeau de l’inflation ». Pour réduire l’inflation, il en use et abuse. Des carburants à l’alimentaire.

21 % d’augmentation sur l’alimentaire en deux ans

Après l’annonce d’une nouvelle hausse des prix au mois d’août, tirée par l’alimentaire (+ 11,1 % sur un an, + 21 % sur deux ans), Bruno Le Maire a menacé la semaine dernière une énième fois les distributeurs et industriels d’agir directement sur les prix en bloquant, ou en baissant, ceux de 5 000 produits en magasin – soit un quart des références –, de « 5 %, 10 %, 15 % selon les produits concernés », et ce « tout de suite ». Là encore, Bruno Le Maire laisse le soin aux industriels et distributeurs de sélectionner les produits qui figureront dans la liste qui devrait être transmise « très prochainement à Bercy », nous précise-t-on. Les contrôles, eux, ne volent pas haut. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) analyse l’évolution du prix des produits concernés et vérifie si les engagements pris par les distributeurs volontairement impliqués sont respectés.

5 % des supermarchés contrôlés

Même jeu « petit bras » pour faire face à la nouvelle mode des agro-industriels, qui vendent au même prix qu’avant des quantités plus faibles (la « shrinkflation »). Depuis un an, la Répression des fraudes vérifie le poids et la quantité des produits mis en rayon. Selon Bercy, ces enquêtes auraient été effectuées dans « 300 supermarchés », soit seulement 5 % des établissements présents sur le territoire.

Quarante et une « anomalies » auraient été détectées. De quoi, explique la DGCCRF, « constater la réalité de cette pratique », mais note aussi « son absence de caractère généralisé ». Mais cette administration prévient. Elle « veille à la loyauté et au bon équilibre des relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs ». Mais elle n’a pas vocation à analyser les marges, car « les prix sont fixés librement ».

48 % de taux de marge

Pourtant, il faudra bien s’intéresser aux marges des entreprises si on veut faire baisser l’inflation, car ce sont elles qui tirent les prix à la hausse depuis au moins un an. Selon le FMI, au premier trimestre 2023, les profits des entreprises de la zone euro ont contribué à hauteur de 49 % à la hausse des prix, devant les salaires, les coûts de l’énergie, etc. En France, le tableau est identique. « Au deuxième trimestre, les marges des entreprises ont été le premier moteur de l’inflation en France », confirme Maxime Darmet, économiste chez Allianz Trade au journal les Échos.

Après les géants de l’énergie, TotalEnergies en tête en 2022-2223, les industriels de l’agroalimentaire sont parmi les grands gagnants de la période, avec des taux de marge ahurissants de 48 %, au premier trimestre, selon l’Insee. Il y a quelques mois, Bruno Le Maire brandissait un index accusateur à l’endroit des industriels qui ne joueraient pas le jeu des baisses de prix, menaçant de dévoiler la liste des mauvais élèves.

La liste, jamais publiée, doit dormir dans un tiroir de Bercy. Le ministre s’est borné à laisser filtrer les noms de Unilever, Nestlé et Pepsi. Et à annoncer sa volonté d’avancer les négociations annuelles entre les industriels et la grande distribution, qui doivent déterminer les niveaux des prix dans les mois à venir.

D’autres solutions sont possibles

Pourtant, l’exécutif pourrait faire bien plus. Un nombre croissant d’économistes et de responsables politiques plaident pour un blocage général des prix, même s’il ne suffit pas de le décider dans un ministère pour le rendre effectif. « Un blocage administratif ne suffira pas, alertait l’économiste communiste Denis Durand dès le printemps 2022. Il faut agir sur la formation des prix et la fixation des marges là où elles se décident, dans les entreprises. Les mieux placés pour en avoir connaissance, pour signaler les abus au public et, le cas échéant, pour en saisir l’administration sont les salariés de ces entreprises eux-mêmes. »

Cela exige deux conditions, poursuivait l’économiste : « Un renforcement des effectifs et des moyens des services de Bercy, et l’exercice de nouveaux droits d’accès à l’information économique par les institutions représentatives du personnel, avec de nouveaux pouvoirs d’intervention et de décision pour imposer des changements dans la politique de prix de l’entreprise. »

Autre solution qui a le vent en poupe, l’indexation des salaires sur la hausse des prix, en vigueur en France jusqu’en 1983. Les libéraux s’y opposent, officiellement pour ne pas enclencher une boucle prix-salaires, qui voit la hausse des salaires alimenter l’augmentation des prix.

Reste que l’argument ne marche pas. « Il y a un consensus entre analystes pour expliquer qu’aujourd’hui l’inflation n’est pas tirée par les hausses de salaire, confirme Sylvain Billot, statisticien économiste. On pourrait donc tout à fait indexer les salaires sur les prix, à condition évidemment de fixer un plafond pour que la mesure ne profite pas aux très hauts salaires. »


 

    publié le 18 septembre 2023

Immigration et asile : sortir de la stigmatisation en optant pour des solutions humanistes et réalistes

Communiqué LDH sur https://www.ldh-france.org/

Le projet de loi sur l’immigration et l’asile porté par le ministre de l’Intérieur devrait être examiné au Sénat début novembre et à l’Assemblée nationale en février.

La LDH (Ligue des droits de l’Homme) a déjà exprimé son profond désaccord avec la logique de ce texte essentiellement répressif. En effet, le projet de loi prévoit de durcir les conditions de délivrance et de renouvellement des titres de séjour, de faciliter les expulsions en étendant encore les pouvoirs arbitraires des préfets au motif de menaces pour l’ordre public ou de non-respect des principes républicains, et plus généralement de réduire les droits des personnes étrangères. Plus aucune personne étrangère ne sera protégée quel que soit son degré d’intégration à l’exception des seuls mineurs.

Le ministre de l’Intérieur entend faire le tri entre les personnes étrangères et se débarrasser de celles et ceux qualifiés de « méchants » dont le seul tort, le plus souvent, est de n’avoir pu obtenir un visa en fuyant leur pays et de ce fait, d’être entrés illégalement en France.

Faute de majorité à l’Assemblée nationale, le gouvernement en est réduit à négocier avec les parlementaires Les Républicains (LR), qui s’en donnent à cœur joie dans la surenchère, comme on le voit avec le dépôt de leurs deux propositions de loi qui semblent directement issues du programme du Rassemblement national. Tout y passe : l’accès à tous les titres de séjour est mis en cause et une des pires mesures, outre le fait de vouloir s’exonérer des conventions internationales, est sans doute, sauf soins d’urgence, la suppression de l’aide médicale d’Etat (AME), c’est-à-dire le droit aux soins élémentaires pour toute personne vivant en France, ce qui peut entrainer une catastrophe humanitaire et sanitaire.

Ce n’est en aucun cas un projet de loi équilibré comme le prétend le gouvernement. Les exceptions au durcissement du Code des étrangers (Ceseda) sont infinitésimales. C’est néanmoins le cas de la mesure de régularisation des personnes étrangères travaillant dans des métiers dits en tension. Cette mesure est cependant beaucoup trop limitative d’autant qu’il faut prouver que l’on est en France depuis trois ans, et que l’on y a travaillé au moins huit mois (sans en avoir le droit). Mais, aussi limité cela soit-il, les LR en font un point de blocage, une surenchère politicienne qui n’a pas grand-chose à voir avec les réalités humaines et économiques rencontrées par les personnes exilées.

La LDH tient cependant à se féliciter de toutes les initiatives et prises de position qui amènent un peu d’humanité par rapport à la vague nauséabonde alimentée par divers responsables politiques de notre pays.

Forte du constat que font quotidiennement ses militantes et militants, ainsi que de nombreuses associations et des centaines de chercheurs qui travaillent sur ce sujet, et également des syndicats de salariés, de nombreux employeurs, formateurs, enseignants, lycéens qui se mobilisent pour la régularisation de leurs camarades, la LDH appelle à une large régularisation qui permettrait de faire reculer la précarité de nombre de personnes étrangères vivant dans notre pays, mais aussi le travail clandestin et les situations de surexploitation. Elle appelle à une autre politique, fondée sur l’humanité, l’accueil et l’égalité des droits.

Puisse cet appel être enfin entendu.

Paris, le 18 septembre 2023

 

   publiél le 17 septembre 2023

Transports, énergie... la France traine des pieds dans la lutte contre le réchauffement climatique

Camille Bauer sur www.humanite.fr

Révélé jeudi 14 septembre, le bilan annuel 2022 de l’Observatoire Climat-Énergie montre que l’Hexagone ne respecte pas ses engagements en matière de lutte contre le réchauffement climatique.

Les apparences sont parfois trompeuses. Si on regarde les émissions de carbone de la France en 2022, tous secteurs confondus, les objectifs fixés en 2019, lors de la révision de la stratégie nationale bas carbone (SNBC), ont été respectés. Pourtant, on est loin du compte. « En termes d’émissions nettes, c’est-à-dire un soustrayant la séquestration de CO2 par les puits de carbone, le dépassement est de 20 millions de tonnes (Mt) », souligne Anne Bringault, directrice des programmes au Réseau Action Climat (RAC), à l’occasion de la sortie du rapport annuel de l’Observatoire Climat-Énergie. Autre point, dans de nombreux secteurs, les baisses d’émissions sont liées à des facteurs conjoncturels, comme les conséquences de la hausse des prix de l’énergie. Les nécessaires mesures d’adaptation structurelle semblent, elles, prendre toujours plus de retard…

L’artificialisation des sols continue de progresser

Le principal facteur de cet écart entre résultat et objectif est la perte d’efficacité des puits de carbone. « Les forêts n’absorbent absolument pas le CO2 comme prévu dans la SNBC, du fait de l’impact des sécheresses accrues, des incendies et des parasites », détaille la responsable du RAC. Le scénario, qui prévoyait un niveau d’absorption par les forêts plus de deux fois supérieur à la réalité (41 Mt CO2, contre 16,9 Mt), a été élaboré… sans prendre en compte l’effet du changement climatique sur ces dernières.

« Les autres éléments qui constituent des puits de carbone sont les prairies permanentes et les haies. La loi dit qu’elles doivent augmenter. Pourtant, chaque année, l’artificialisation des sols les fait reculer », explique Cyrielle Denhartigh, coordinatrice des programmes au RAC. Pour les prairies, ce sont 20 000 à 30 000 hectares qui disparaissent chaque année. Quant aux haies, 23 571 kilomètres ont été détruits annuellement, en moyenne, entre 2017 et 2021, contre 10 400 kilomètres entre 2006 et 2014, selon un rapport du ministère de l’Agriculture.

Le résultat est aussi inquiétant pour le transport, secteur le plus émetteur, avec des émissions supérieures de 4,5 Mt aux objectifs. Un chiffre qui ne prend même pas en compte le trafic aérien international, invisibilisé car pas intégré aux statistiques nationales. Cette hausse s’explique en partie par la reprise des vols intérieurs, facilitée par le maintien de l’exemption de taxes sur le kérosène, qui coûte pourtant 7 milliards d’euros à l’État.

Mais ce sont les véhicules particuliers qui pèsent le plus. « Les progrès de l’électrification sont compensés par la hausse du poids des véhicules, notamment des SUV qui représentent désormais une vente sur deux », indique Pierre Leflaive, en charge des transports au Réseau Action Climat. Plus lourdes, les voitures consomment plus (la consommation de carburant routier en 2022 est en hausse de 2,3 %), donc émettent davantage. La situation pourrait continuer à se dégrader car, pour préserver leurs marges, les constructeurs de voitures électriques se concentrent sur les gros modèles, privant les ménages modestes d’un accès à un véhicule propre.

Seuls les secteurs du bâtiment et de l’industrie ont respecté leurs objectifs, mais pour des raisons conjoncturelles. Pour le premier, les baisses d’émissions sont « liées en partie à un hiver plus doux et aussi à la hausse du coût de l’énergie, qui a produit une baisse forcée de la consommation », souligne Anne Bringault. Et pas à une vraie politique d’efficacité énergétique : en 2022, seules 66 000 rénovations énergétiques performantes ont été réalisées. Même constat dans l’industrie, où la baisse d’émissions est liée au ralentissement causé par la hausse des prix. C’est le cas notamment dans la sidérurgie, la plus consommatrice, qui a été à certains moments contrainte d’arrêter la production en raison de la hausse des tarifs du fer.

Une loi climat remise aux calendes grecques ?

Si ces résultats sont décevants, l’avenir inquiète encore plus. « Nous avons aujourd’hui une feuille de route qui nécessite des changements structurels dans beaucoup de secteurs et pas juste des effets d’annonce », souligne Emeline Notari, responsable « politiques climat » au RAC. Et le premier enjeu est celui de la justice sociale. « Il faut que la transition soit accessible à tous, et que les forts revenus, qui sont les plus pollueurs, mais aussi les industries, participent davantage à son financement. » Mais, du côté de l’exécutif, les signaux sont au rouge.

Si les groupes de travail sur la Loi de programmation sur l’énergie et le climat (LPEC) ont bien rendu leurs conclusions le 12 septembre, l’examen de la loi semble remis aux calendes grecques. « C’est une très mauvaise nouvelle qu’Emmanuel Macron ne parle plus de transition énergétique, s’inquiète Anne Bringault. Pire, quand on l’interroge sur le sujet, il reprend l’argument de ceux qui veulent la freiner, selon lequel la France n’est responsable que de 1 % des émissions mondiales. »


 

   publié le 15 septembre 2023

Troisième site en grève
chez Emmaüs dans le Nord :
les salariés et les compagnons unis

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr

Depuis le 12 septembre, la totalité des compagnons sans-papiers d’Emmaüs à Tourcoing sont en grève. L’entrepôt et le magasin ne tournent plus. Comme à Saint-André-Lez-Lille et à Grande-Synthe, où les compagnons ont cessé le travail depuis des semaines, ils demandent la régularisation et l’obtention d’un contrat de travail. Cette fois, les salariés du site les ont rejoints.

 Installée sur un transat de toile, le dos tourné à l’immense entrepôt Emmaüs de la rue d’Hondschoote, à Tourcoing, Marlène se repose enfin. Ce mardi 12 septembre au matin, c’est la grève, elle n’aura pas à décharger, trier et entasser. « Il faut imaginer la température qu’il fait là-dedans, quand c’est l’hiver, quand il neige. On a froid, c’est un travail difficile », raconte la jeune mère. Venue du Gabon en 2015 pour ses études, elle est diplômée d’un DUT en génie électrique. Malgré les stages, elle ne parvient pas à obtenir de contrat de travail et la régularisation qui va avec. Alors, depuis deux ans, elle est compagnonne chez Emmaüs… et demande un titre de séjour « vie privée et familiale ». « Mais si je suis ici aujourd’hui, c’est surtout pour soutenir les autres. Ils travaillent dur. Pendant le Covid, ils ont fabriqué des visières de protection pour les hôpitaux. Ils ont même été récompensés par la mairie, jamais régularisés. »

A quelques mètres de Marlène : Karim. C’est le cuistot du groupe. Tous les jours, il assure le repas pour la quarantaine de compagnons hébergés par Emmaüs Tourcoing. Mais aujourd’hui, c’est détente, l’UL CGT de Tourcoing se charge du barbecue. « Ça fait cinq ans que je suis en France, trois ans à Emmaüs. J’ai fait des stages en électroménager chez Boulanger, je suis déclaré à l’URSSAF, j’ai passé le B1 [ndlr : niveau de langue] en français…», récite l’Algérien. Il montre avec ses mains : « A la préfecture, j’ai un dossier gros comme ça. Pourtant tout ce que j’ai réussi à avoir, c’est une OQTF [ndlr : obligation de quitter le territoire français] ».

La « promesse » d’Emmaüs

Algériens, Géorgiens, Gabonais, Camerounais, Marocains, Tunisiens, Albannais… Cela  fait 3, 5, parfois 8 ans qu’ils travaillent pour Emmaüs, qu’ils ont l’impression de « tout bien faire » et qu’ils attendent une régularisation qui ne vient pas. Un sentiment exprimé par les 36 compagnons entrés en grève ce 12 septembre à Emmaüs Tourcoing. Mais aussi par ceux des deux autres Emmaüs du département du Nord, mis à l’arrêt avant eux : Saint-André-Lez-Lille, en grève depuis 76 jours ; Grande-Synthe, depuis 24 jours. Tous dénoncent « la promesse d’Emmaüs » : obtenir leur régularisation au bout de trois années consécutives de travail au sein de la communauté.

 De fait, la loi immigration du 10 septembre 2018 donne la possibilité aux compagnons sans-papiers d’Emmaüs d’obtenir une carte de séjour sur la base de trois années d’expérience au sein des communautés. Mais, un an et demi après l’entrée en vigueur des textes, Emmaüs France a pu constater que cela n’avait rien d’automatique et différait en fonction des préfectures, rappelle le Gisti. « Les dossiers, on les dépose ! Mais ça fait deux ans qu’il n’y a plus de régularisations ! », confirme Marie-Charlotte. Assistante sociale à Emmaüs Tourcoing depuis 5 ans et demi, elle est entrée en grève ce 12 septembre, tout comme les 4 autres employés en CDI et 10 des 17 CDD d’insertion (CDDI) du site. Sur les trois Emmaüs du Nord en lutte, c’est la première fois que les salariés s’associent aux compagnons.

 Les salariés également en grève à Emmaüs Tourcoing

« On est là pour soutenir les compagnons, mais nous avons aussi des revendications propres », rappelle Marie-Charlotte. Pour les employés, la première d’entre elles demeure l’embauche d’un directeur à Emmaüs Tourcoing. « Depuis neuf mois, nous n’avons plus personne à la tête du site. L’ancien est parti après un burn out. C’est devenu ingérable et les compagnons sont les premiers à en faire les frais », continue l’assistante sociale. Alicia, employée en CDDI, confirme : « Quand je vois les conditions dans lesquelles travaillent les compagnons, j’ai honte. Il y a une invasion de rats dans les hébergements, depuis trois semaines, la salle de pause a été transposée dans une réserve… Je vous le demande : est-ce que c’est normal ? », interpelle la jeune femme.

A cela s’ajoutent les mauvaises conditions de travail de ces salariés en insertion. « Nous n’avons pas de convention collective, nous travaillons le dimanche et nous sommes payés en dessous du SMIC ! », poursuit-elle. Alors que le SMIC, indexé sur l’inflation, est aujourd’hui de 1383€ mensuels net, cette salariée serait payée 1280€ si elle était à temps plein.

 Les compagnons, bénévoles ou salariés ?

 Quant aux compagnons d’Emmaüs, ils sont rémunérés via une allocation communautaire d’environ 350€, mais ne sont pas salariés. Ils n’ont pas de contrat de travail et pas la possibilité non plus de passer par la case prud’hommes. Pour autant, le statut des organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires (OACAS), duquel dépend Emmaüs, leur « permet » de travailler jusqu’à 40 heures par semaine.

Reste que dans la mesure où ce public est particulièrement précaire, qu’il loge sur place et qu’il espère obtenir une régularisation par le biais d’Emmaüs, cette permission se transforme bien souvent en obligation, voire en contrat tacite. « C’est de l’exploitation, tout simplement », juge Mohammed, compagnon à Emmaüs Tourcoing depuis 8 ans et responsable d’un magasin.

Aussi, les grévistes de Tourcoing, comme ceux de Grande-Synthe et de Saint-André avant eux, demandent « la requalification en contrats salariés des statuts de “bénévoles” (étant entendu qu’on ne peut être bénévoles 40 heures par semaine pendant des années », souligne l’Union locale CGT de Tourcoing dans un communiqué. « Il y a d’autres Emmaüs où les compagnons finissent par être embauchés. Ici on nous dit qu’il faut aller ailleurs. Pourquoi ? », s’interroge Mohammed. Évidemment, la reconnaissance du statut des personnes accueillies dans les OACAS, comme étant un « contrat de travail », remettrait complètement en cause le fonctionnement national d’Emmaüs.

 Grève Emmaüs : les réactions des directions

 Emmaüs étant constitué d’associations indépendantes avec leurs propres conseils d’administration et leurs propres bureaux, chaque site en grève tente de trouver ses propres solutions. Selon la Voix du Nord, l’administration d’Emmaüs Tourcoing a proposé une augmentation de quelques dizaines d’euros de l’allocation communautaire ainsi qu’une médiation. A Grande-Synthe, la direction a une autre stratégie, et menace d’expulser les grévistes de leur lieu d’hébergement.

A Saint-André-Lez-Lille, premier site en grève, une enquête a été ouverte par le parquet de Lille pour « traite d’êtres humains » et « travail dissimulé » suite à un article de Streetpress. La directrice de cette communauté ne déclarait même pas ses compagnons à l’URSSAF.


 

   publié le 13 septembre 2023

Ukraine : des « dérapages »
de plus en plus inquiétants

Par Francis Wurtz, député honoraire du parlement européen  sur www.humanite.fr

Après dix-sept mois d’agression russe et de ripostes ukrainiennes, toutes les limites imaginables de cette guerre sont régulièrement franchies, qu’il s’agisse du nombre ahurissant de victimes ou de la nature, de plus en plus barbare, des armements engagés, de part et d’autre. Or, loin d’avoir ouvert la voie à une issue du conflit, cette hécatombe humaine et cette escalade militaire mettent chaque jour un peu plus, le monde – et en premier lieu l’Europe – à la merci d’un dérapage. Plusieurs faits récents sont venus nous rappeler la réalité de cette menace.

On se souvient du cas de ce missile « de fabrication russe » qui avait frappé un village de l’est de la Pologne, près de la frontière ukrainienne, provoquant la mort de deux personnes, le 15 novembre dernier. S’il s’était agi d’une provocation russe, la Pologne étant membre de l’Otan, les autres États membres auraient été tenus, en vertu du fameux article 5 du traité de l’Alliance atlantique, de lui porter secours : autrement dit, de s’engager dans une guerre contre l’une des deux principales puissances nucléaires du globe. C’est en pleine connaissance de cet enjeu stratégique capital que Volodymir Zelensky avait d’emblée accusé Moscou d’avoir délibérément commis ce forfait pour « adresser un message au sommet du G20 » (les 20 principales puissances du monde) , alors réuni à Bali. L’enquête avait finalement établi que l’explosion provenait des « systèmes de défense antiaériens ukrainiens », ce que Kiev mit beaucoup de temps à admettre. Nous sommes passés tout près d’une situation critique.

Un incident semblable vient à nouveau de se produire, le 4 septembre en Roumanie, à quelques kilomètres de la frontière avec l’Ukraine. Cette fois, ce sont des débris d’un drone russe qui sont retombés sur le sol d’« un pays allié de l’Otan, bénéficiant (à ce titre) de garanties de sécurité très importantes », comme l’a rappelé le président de ce pays, mais il n’y a pas eu de victime et le caractère accidentel de l’incident a été reconnu. Seconde alerte.

Quant à la stupéfiante révélation du milliardaire américain Elon Musk, elle fait franchement froid dans le dos ! En tant que propriétaire d’une constellation de satellites couvrant une cinquantaine de pays (!), il affirme avoir été, il y a un an, sollicité par le gouvernement ukrainien pour permettre le guidage de drones bourrés d’explosifs afin de « couler la majeure partie de la flotte russe », stationnée dans le port de Sébastopol, en Crimée ! Lui qui avait déployé la couverture Internet de « sa » société SpaceX au profit de l’Ukraine auparavant, a refusé cette fois-là. Un magnat à l’ego dangereusement surdimensionné peut donc seul, selon son humeur, décider de favoriser ou non des opérations militaires, le cas échéant aux conséquences incalculables !

Aucun doute : la responsabilité première de ces situations redoutables incombe au Kremlin. Sans son inexcusable guerre, point de risque de dérapage ! Leur rappel vise, non à relativiser l’ineffaçable faute de Vladimir Poutine, mais à souligner combien la poursuite d’un tel engrenage militaire conduit quasi inévitablement à une perte de maîtrise des conséquences des actes de protagonistes manifestement désemparés. Ce conflit doit s’arrêter ! Non pour entériner les gains territoriaux russes, mais pour ouvrir la voie à un règlement politique global du conflit dans le cadre d’une reconstruction de l’architecture de sécurité du continent européen.


 

   publié le 12 septembre 2023

« L’Éducation nationale est la plus grande enseigne de bricolage du pays »

Tristan Dereuddre  sur https://www.politis.fr/

Pari réussi pour le gouvernement. La polémique de l’abaya et du qamis a étouffé une sombre réalité en ce début d’année scolaire : de nombreux élèves ont effectué leur rentrée sans professeurs.

Un enseignant devant chaque classe, c’était la promesse du président de la République pour cette rentrée scolaire. Gabriel Attal lui avait rapidement emboîté le pas après sa nomination au ministère de l’Éducation nationale, martelant que cette mesure serait une priorité absolue. Pourtant, l’objectif est loin d’être atteint pour de nombreux lycées, collèges et écoles. Et malgré les tentatives du gouvernement de voiler cette fâcheuse réalité derrière la polémique des abayas et des qamis, les témoignages de terrains qui émergent rendent compte d’une situation préoccupante dans de nombreux établissements.

Lancé par le Snes-FSU, premier syndicat des collèges et des lycées, le hashtag sur le réseau X (ex-Twitter) #LaRentréeEnVrai permet de recueillir les témoignages des parents, directeurs ou enseignants sur le déroulement de la rentrée. Le constat est sans appel : de nombreux postes de professeurs sont inoccupés dans les salles de cours. « La promesse du ministère d’un enseignant par classe est loin d’avoir été tenue », affirme Sophie Vénétitay, secrétaire générale du syndicat. Depuis le début de la semaine, elle enchaîne les plateaux de télévision et les entretiens dans les médias pour faire remonter ces témoignages. « Dans certains collèges et lycées, on a des collègues qui ont distribué des emplois du temps aux élèves avec marqué ‘Madame X’ ou ‘’Monsieur Y’. On a donc des élèves qui commencent les cours avec des trous dans leurs emplois du temps, parce qu’il n’y a pas de profs », rapporte-t-elle.

On a des collègues qui ont distribué des emplois du temps aux élèves avec marqué ‘Madame X’ ou ‘Monsieur Y’. Sophie Vénétitay, Snes-FSU

Dans les écoles maternelles, la conjoncture est comparable au primaire et au secondaire : « Pour l’instant on a des classes où seule la moitié de l’année est assurée. Les grandes sections n’ont pas d’instituteur deux jours par semaine. Mais comme il y a une obligation d’accueil de l’école, on les répartit sur les autres classes, ce qui conduit à une surcharge des effectifs de cinq ou six élèves », témoigne Louise Paternoster, professeure des écoles en région parisienne.

Un manque d’attractivité préoccupant

Mais cette crise ne s’arrête pas qu’aux enseignants, elle concerne d’autres personnels issus de la communauté éducative, comme celui des AESH (accompagnants des élèves en situation de handicap). Aurélien Mateu, directeur d’une école maternelle parisienne, est confronté à cette situation : « Dans mon école, neuf élèves devraient bénéficier d’un suivi de la part d’un AESH. Mais on n’en a qu’un seul, qui s’occupe de trois d’entre eux (ceux en situation de handicap « lourd »). Les six autres élèves doivent compter sur les enseignants qui aident au maximum. Mais ils ne peuvent pas effectuer cette mission à plein temps en plus de leur travail. » Pour lui, le manque d’AESH revient à priver des enfants d’un accompagnement dont ils auraient besoin compte tenu de leur situation. Sans surprise, il explique cette pénurie par des salaires « indécemment bas », et une considération bien trop insuffisante. « Il faut revaloriser à tout prix ces métiers », s’alarme-t-il.

Un constat largement partagé par Sophie Vénétitay : « Le manque d’attractivité n’est pas une surprise, ça fait des années que ça dure. Il suffit de regarder le nombre de postes non pourvus au concours d’entrée 2023. » Car au total, ce sont 3 163 postes qui n’ont pas été pourvus au concours d’entrée, dont 1 315 dans le premier degré et 1 848 dans le second degré. Un manque d’attractivité qui s’explique par des conditions de travail de plus en plus difficiles, mais aussi par un manque de perspectives salariales : depuis le début des années 1980, le pouvoir d’achat des enseignants ne cesse de décliner (baisse de 20 % entre 1981 et 2004).

En 1980, un enseignant débutant gagnait environ 2,3 fois le SMIC, contre seulement 1,2 fois aujourd’hui.

La valeur du point d’indice des salaires est gelée depuis des années, malgré quelques hausses qui n’ont jamais permis de s’aligner sur l’inflation. En 1980, un enseignant débutant gagnait environ 2,3 fois le SMIC, contre seulement 1,2 fois aujourd’hui. Dans certaines académies plus que d’autres, cette crise d’attractivité prend des tournures de désertification. À Créteil, seuls 51,9 % des postes ont été pourvus, un pourcentage inquiétant que l’on retrouve dans l’académie de Versailles (55 %). Le triste record est attribué à la Guyane, avec seulement 30,2 % de postes pourvus.

Du « bricolage pour colmater les brèches’’

Pour combler les manques, les établissements essayent tant bien que mal de s’adapter : « On bricole. J’ai coutume de dire l’Éducation nationale est la plus grande enseigne de bricolage de ce pays. Tout le monde essaye de colmater les brèches », assène Sophie Vénétitay. Certains ont même recours à des méthodes étonnantes : à Geaune, dans les Landes, une directrice ajointe a publié une série d’annonces Facebook pour recruter du personnel AESH ou ADE, mais aussi des enseignants en mathématiques et en espagnol. « Ça devient fréquent, on voit de plus en plus d’annonces sur LeBonCoin, on épuise les voies classiques. Ça donne une idée de l’état dans lequel on se trouve. On en est là, en 2023, on recrute les enseignants sur Facebook », déplore un membre du Snes-FSU de Dorgogne.

On en est là, en 2023, on recrute les enseignants sur Facebook. Un membre du Snes-FSU

Pour redonner de l’attractivité au métier, Sophie Vénétitay réclame la mise en place de deux mesures urgentes : « On attend qu’ils prennent la mesure de la réalité et qu’ils prennent les décisions qui en découlent : l’impératif est d’augmenter de manière significative les salaires, et d’améliorer les conditions de travail en diminuant les effectifs dans les classes. Ce sont les deux jambes de la sortie de la crise : en augmentant les salaires, on attire plus de monde, on peut recruter plus, les classes sont moins surchargées et les conditions de travail et d’apprentissage s’améliorent. »

De son côté, le gouvernement semble bien compter sur le « pacte enseignant » qui prévoit que les professeurs volontaires pourront toucher un complément de salaire contre en contrepartie de nouvelles missions, pour résoudre cette crise. Mais si les chiffres des signataires ne sont pas encore disponibles, les témoignages concordent vers un rejet assez massif du dispositif. La secrétaire du Snes-FSU l’assure : « Si le gouvernement reste sur ses positions, il portera la lourde responsabilité de n’avoir rien fait face à une crise historique dans l’éducation nationale. Ils assumeront de ne pas mettre un prof formé devant chaque classe tout au long de l’année. »

   publié le 11 septembre 2023

Répression syndicale :
Sébastien Menesplier et tant d’autres

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

 Une manifestation hier devant le commissariat de Montmorency (95) pour soutenir Sébastien Menesplier, secrétaire général de la FNME-CGT. Une autre demain, à Niort, pour accompagner les militant·es convoqué·es au tribunal suite aux manifestations contre les méga-bassines de Sainte-Solines. La rentrée est d’ores et déjà placée sous le signe de la répression syndicale et militante.

 Ce mercredi 6 août, plusieurs centaines de personnes, en premiers lieu des militant·es cégétistes, ont fait le déplacement devant le commissariat de Montmorency, dans le Val d’Oise (95), pour soutenir Sébastien Menesplier, le secrétaire générale de la Fédération Nationale des Mines et Énergies CGT (FNME-CGT). Ce dernier était entendu pour « mise en danger d’autrui par personne morale (risque immédiat de mort ou d’infirmité) par violation manifestement délibérée d’une obligation réglementaire de sécurité ou de prudence », dans le cadre d’une enquête diligentée par le parquet de Privas (Ardèche). Il aura passé trois heures entre les murs du commissariat.

Pour la FNME-CGT, cette convocation fait suite à une opération de « mise en sobriété énergétique (coupure de courant) », effectuée le 8 mars à Annonay (07). Cette action avait été décidée localement et Sébastien Menesplier dément avoir été présent. À sa sortie du commissariat, il a réaffirmé son soutien aux nombreuses actions de reprise en main de l’outil de travail effectuées lors du conflit contre la réforme des retraites.

400 militant·es CGT poursuivis

« Quand on s’attaque à un premier dirigeant, on le fait pour décomplexer la répression syndicale à tous les niveaux. Aujourd’hui ce n’est pas seulement Sébastien qui est convoqué par le commissariat, c’est toute la CGT », a soutenu Sophie Binet, secrétaire générale de la confédération, présente pour l’occasion. Des rassemblements ont également eu lieu ailleurs en France (Toulouse, Marseille…) en soutien à ce dirigeant de la fédération qui fut fer de lance de la bataille contre la réforme des retraites. « La dernière fois que la CGT a été confrontée à une répression de la sorte, c’était dans les années cinquante et le refus des dockers de livrer des armes pour l’Indochine », rappelle Sophie Binet.

Mais si la figure de Sébastien Menesplier attire l’attention, il n’est que l’arbre qui cache la forêt. Selon la CGT, plus de 400 militant·es CGT sont aujourd’hui poursuivi·es devant les tribunaux pour avoir mené des actions de lutte contre la réforme des retraites. 

Les militant·es des industries électriques et gazières en première ligne

En première ligne dans la bataille sociale, les militant·es de la FNME-CGT sont désormais en première ligne face à la répression syndicale. Salariés de RTE perquisitionnés et mis en garde à vue par la DGSI, technicien gazier en grève pour l’augmentation de son salaire menotté à son domicile, ou encore, dossier à charge monté de toute pièce contre une militante de base dans le but de l’exclure de GRDF, dans les industries électriques et gazières (IEG), la répression est menée aussi bien par les directions d’entreprises que par la police et la justice.

D’autres cadres de la FNME-CGT sont aussi visés. Renaud Henry, secrétaire générale de la CGT Énergie Marseille passera au tribunal le 15 septembre. Deux autres syndicalistes CGT, dont le secrétaire général du syndicat, sont convoqués au tribunal de Bordeaux le 21 novembre.

Des têtes syndicales visées partout en France

Mais les salarié·es des IEG ne sont pas les seuls à être dans le viseur. Le procès qui aura lieu ce 8 septembre au tribunal de Niort le rappelle. Neufs activistes opposés aux méga-bassines sont convoqué·es. Parmi eux : des membres du collectif Bassines Non Merci 79 et des Soulèvements de la Terre mais aussi des militants syndicaux de la Confédération paysanne, dont un ancien porte-parole national, le secrétaire départemental de la CGT 79 et le co-délégué de Solidaires 79. Ils sont accusés d’avoir organisé les manifestations interdites de Sainte-Soline, en octobre 2022 et en mars 2023. La manifestation mise en place pour les soutenir ce 8 septembre s’est vu interdire les abords du tribunal.

Enfin, les postiers sont également concernés par la répression syndicale. Le secrétaire général de la CGT Poste 66, Alexandre Pignon, qui avait déjà animé une grève victorieuse à la distribution du courrier, longue de sept mois en 2016 a été convoqué mardi 4 juillet à un entretien disciplinaire au siège national de La Poste, en vue d’une révocation, la plus lourde sanction possible pour un fonctionnaire. « C’est une remise en question de notre droit à nous organiser collectivement », analysait le syndicaliste, face à un dossier de la direction qu’il jugeait fragile et qui ne portant que sur l’exercice du droit de grève. Malgré tout, la sanction est tombé fin août : 18 mois de mise à pied sans traitement. Un appel à la grève à été lancé dans Pyrénées-Orientales pour jeudi 14 septembre, à l’appel de la CGT, de SUD et de la CNT.

 

   publié le 18 juillet 2023

EXCLUSIF. L’intégralité de
la note officielle sur le
« racisme dans la police »
que le gouvernement a enterrée

Alexandre Fache sur www.humanite.fr

Rédigée en juillet 2021 par la délégation interministérielle contre le racisme (Dilcrah), elle avançait 12 pistes pour faire reculer ce phénomène, jugé préoccupant mais pas “systémique”. Malgré l’insistance de ses rédacteurs, elle n’a jamais été rendue publique… L’Humanité a choisi de la publier.

Le document de douze pages n’a rien d’un brûlot, mais il décrit avec une acuité certaine la prégnance du racisme dans la maison police et les raisons de profondes de ce mal. Mieux, il ne formule pas moins de douze recommandations pour tenter de le faire reculer, qui résonnent douloureusement aujourd’hui, alors que cette question a de nouveau envahi le débat public, après la mort de Nahel, à Nanterre, le 27 juin dernier, victime d’un tir policier.

Cette note que l’Humanité s’est procurée, personne ou presque n’y avait eu accès jusqu’ici, alors qu’elle date de juillet 2021. Seul l’hebdomadaire Charlie Hebdo a évoqué son contenu, dans son édition du mercredi 12 juillet 2023. La raison : un enterrement de première classe orchestré par le gouvernement, qui n’a jamais accepté de la rendre publique. « À l’époque, le ministère de l’Intérieur avait lancé son Beauvau de la sécurité, et il n’a pas dû voir d’un bon œil ce travail », confie aujourd’hui, avec une certaine amertume, son initiateur, le sociologue Smaïn Laacher, alors président du conseil scientifique de la Dilcrah, la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. «  Moralement et politiquement, c’est une faute de ne pas avoir publié ce rapport, appuie l’ancien juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile. Nous avons travaillé pendant plusieurs mois ; des policiers, des chercheurs, des responsables associatifs ont accepté de s’exprimer sur ce sujet sensible, qui est au cœur des fondements de notre République… Et on mettrait tout ça à la poubelle ? C’est inadmissible !  »

Le Beauvau de la sécurité, une grand-messe en vase clos

La colère est d’autant plus vive, dans le petit groupe des sept chercheurs (en histoire, philosophie, anthropologie, sociologie ou sciences de l’éducation) ayant rédigé ce document, que leurs analyses n’ont cessé d’être confortées par l’actualité récente. Et en particulier par l es nombreuses affaires de racisme révélées ces derniers mois dans l’institution : cinq policiers condamnés à Rouen en novembre 2021 pour des propos tenus sur un groupe de discussion WhatsApp ; deux autres, en juin 2022, pour « injure publique à caractère racial », après des messages postés sur le groupe Facebook « TN Rabiot Police officiel », fort de 8000 membres, et dont les peines viennent d’ailleurs d’être allégées en appel… Le Beauvau de la Sécurité lui-même avait été lancé en février 2021 à la suite de l’interpellation violente du producteur de musique Michel Zecler, fin novembre 2020 à Paris. Mais, sept mois plus tard, nulle trace dans les conclusions tirées par Emmanuel Macron de cette grand-messe en vase clos d’une quelconque mesure autour du racisme dans la police…

La note juge qu’il n’y a pas de « racisme systémique », mais…

Plus que l’affaire Michel Zecler, c’est la mort de George Floyd, en mai 2020, aux Etats-Unis, qui a poussé Smaïn Laacher à s’intéresser au sujet. « Même s’il était acquis qu’on ne pouvait pas comparer les situations française et américaine, la question était de nouveau posée : y a-t-il un racisme systémique dans la police ? » Le président du conseil scientifique propose alors à la déléguée interministérielle, la préfète Sophie Elizéon, de lancer un travail sur ce thème. La réaction est enthousiaste et le feu vert rapidement obtenu. S’en suivront pas moins de 21 auditions, réalisées entre janvier et mai 2021, dont celles du contrôleur général de la Direction générale de la police nationale (DGPN), Vincent Le Beguec, ou des responsables de l’Ecole nationale supérieur de la police (ENSP). Et un constat des plus mesurés : il n’y a pas dans « l’institution policière française » de « racisme systémique », estime la note, mais des problèmes lourds de « formation initiale et continue » et une « régulation » insuffisante de ce phénomène par la hiérarchie policière, comme par l’IGPN (la “police des polices”), jugée trop dépendante de la Direction générale de la police nationale, « ce qui nuit à son efficacité et à sa crédibilité ».

La pédagogie et la médiation, plutôt que les seuls gestes techniques

Constructifs, les chercheurs avancent des pistes d’amélioration, suggérant d’ « augmenter le temps de formation initiale des gardiens de la paix” » et surtout de ne pas limiter celle-ci à l’apprentissage des seuls « gestes techniques », mais au contraire de l’ouvrir à « la lutte contre le racisme », au « fonctionnement de la justice » et aux « sciences humaines et sociales ». Dans le même esprit, ils regrettent que « les évaluations (des agents) ne portent pas sur les manières de faire diminuer la conflictualité », et réclament un enseignement davantage centré sur la « pédagogie » et la « médiation ». La note propose aussi que soit favorisée « une entrée progressive dans le métier » et que «  l’avancement de carrière soit “conditionné” au suivi de formations sur la déontologie, l’éthique dans les pratiques policières et la lutte contre le racisme  ». Enfin, elle suggère que l’IGPN soit désormais rattachée au ministère de la Justice, et que l’institution soit dirigée par un(e) magistrat(e)… Une dernière mesure qui est bien la seule de ce catalogue à avoir été mise en œuvre par l’exécutif, avec la nomination, en juillet 2022, d’Agnès Thibault-Lecuivre à la tête de la police des polices.

Le conseil scientifique de la Dilcrah a été dissous en janvier dernier

Sur le reste du constat, la fin de non-recevoir est totale. Depuis la place Beauvau, Gérald Darmanin a toujours religieusement nié tout problème de racisme dans la police. Une ligne réaffirmée le 3 juillet dernier par la présidente de l’Assemblée nationale, sur France 2. « Il n’y a pas de problème avec la police en France (…) qui exerce sa mission de façon merveilleuse », a assuré Yaël Braun-Pivet, en réaction à l’alerte lancée par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, fustigeant « les profonds problèmes de racisme » dans la police française. Quant au conseil scientifique de la Dilcrah, il a tout bonnement été dissous, en janvier dernier, par Isabelle Rome, ministre chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Egalité des chances, sur fond de polémique autour de la question trans. « Il y avait une controverse dans le conseil scientifique sur ce sujet, mais qui était en train de se régler, estime Smaïn Laacher. Avec cette dissolution, prononcée sans aucune explication, le gouvernement a clairement montré qu’il refusait tout débat et toute critique. C’est un bel exemple de lâcheté intellectuelle. »

 

Consultable ici : NOTE SUR LE RACISME DANS LA POLICE.pdf


 

   publié le 17 juillet 2023

Marche contre les violences policières  : «Nous refusons d’obtempérer
face au racisme »

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

En interdisant coup sur coup les deux principales mobilisations contre les violences policières à Paris, le gouvernement entend, selon une coordination nationale, réduire au silence les proches de victimes. Malgré cette répression, la mobilisation s’étoffe encore.

Rebelote. Une semaine après celles de Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise) et de la place de la République à Paris, qui a eu lieu malgré tout, mais s’est soldée par une forme de vendetta de la Brav-M – elle a interpellé très brutalement et molesté Yssoufou Traoré, frère d’Adama, tué après une interpellation par des gendarmes en 2016 –, un défilé contre les violences policières était à nouveau interdit, ce samedi 15 juillet, sur la place de la République…

Sur injonction directe de Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur, la préfecture de police de la capitale a pris un nouvel arrêté d’interdiction contre l’appel de la Coordination nationale contre les violences policières – rassemblant de nombreux collectifs de familles et de proches de jeunes gens tués par des policiers.

Un appel pourtant soutenu par une centaine d’associations (LDH, Attac, Amnesty International, etc.) d’organisations syndicales (CGT, FSU, Solidaires et Unef) et politiques (FI, EELV et NPA). Et le tribunal administratif a validé, sans moufter, cette suspension des libertés d’expression et de manifestation.

« Darmanin nous inflige une double peine : après la mort de nos proches, il s’agit de nous invisibiliser, de nous réduire au silence »

De quoi susciter une bronca chez les organisateurs, qui avaient convoqué la presse, à quelques pas de la place de la République. « Nous étions pourtant allés très loin dans la conciliation en proposant de nous contenter d’un simple rassemblement, mais le gouvernement n’a rien voulu savoir, dénonce Omar Slaouti, l’un des porte-parole de cette coordination. C’est une double peine que Darmanin nous inflige : après la mort de nos proches, il s’agit de nous invisibiliser, de nous réduire au silence, alors que, pour des raisons que chacun comprendra aisément, il n’est pas question d’aller à la confrontation avec la police avec notre coordination qui rassemble des enfants, des parents et des grands-parents. »

Avant de se replier pour un meeting dans un gymnase, plein comme un œuf, du XX e arrondissement, ouvert en urgence pour l’événement par la mairie, une dizaine de représentants des collectifs témoignent devant les journalistes.

Sur les pancartes, ils réclament l’interdiction des techniques d’interpellation les plus dangereuses et même létales qui sont, pour certaines, interdites dans les pays européens ou aux États-Unis : plaquage ventral, clé d’étranglement, « pliage », etc.

À travers leurs récits, beaucoup dénoncent un traitement post-mortem indigne des victimes de violences policières. « Mon frère a été lynché par la police, puis il a été déshumanisé par l’institution judiciaire », dénonce ainsi Fatou Dieng, sœur de Lamine Dieng, mort au cours d’une interpellation en 2007 à Paris.

En plus de la suppression de l’IGPN, qui doit, selon eux, être remplacée par une « instance de contrôle indépendante de la police », tous réclament en chœur l’abrogation immédiate de l’article L. 435.1 du Code de sécurité intérieure, introduit dans la loi de 2017 par Bernard Cazeneuve et qui permet aux agents de police et aux gendarmes d’utiliser leurs armes à feu notamment dans les cas de refus d’obtempérer. « Nous refusons d’obtempérer face au racisme de la police et du gouvernement », retourne Issam El Khalfaoui, le père de Souheil, abattu par un policier en 2021 à Marseille.


 

   publié le 16 juillet 2023

Oui, il y a bien
une justice de classe en France

Rob Grams et Nicolas Framont sur https://www.frustrationmagazine.fr

Les riches et les pauvres sont-ils jugés de la même façon ? En théorie, oui : les grands principes de séparation des pouvoirs, d’indépendance de la justice et d’égalité devant la loi font apparaître la notion de justice de classe comme une exagération ou une forme de complotisme. Du côté de la droite et des défenseurs de la police, on entend dire plutôt que la justice serait laxiste et favorable à des peines légères. Mais la période actuelle, de répression intense du mouvement social des banlieues, où des personnes sont condamnés à de la prison ferme pour avoir ramassé une canette de soda ou juste s’être trouvées là, nous permet une fois de plus d’observer que la justice de classe existe. Elle se donne actuellement en spectacle et nous rappelle qu’à ce genre, malgré les beaux principes, il n’y a pas d’égalité devant la loi, car celle-ci, et ses modalités d’application,  ne sont que les reflets du rapport de force social dans le pays. Démonstration :

Le traitement judiciaire de la mort de Nahel, tué par un policier lors d’un contrôle routier, a suscité des révoltes massives car il mettait d’un côté en scène une justice expéditive – la peine de mort existe toujours en France, elle est donnée, sans jugement, par des policiers – et de l’autre une institution policière protégée. Le meurtrier de Nahel est en détention provisoire mais dans des conditions privilégiées et n’a pas été condamné de manière expéditive. En revanche, la justice broie les vies en 15 minutes des (très) jeunes arabes et noirs qui ont osé se révolter contre un ordre policier raciste, brutal et injuste, ou bien se trouvaient juste au mauvais endroit, au mauvais moment

10 mois ferme pour avoir volé une canette de Redbull

Après le meurtre du jeune Nahel, comme le rappelait l’avocat de la famille, Yassine Bouzrou, habitué des dossiers de violences policières, seul le procureur de la République de Nanterre “qui n’est pas un magistrat indépendant” dirigeait “l’enquête sur des policiers de son propre département”. On ne sait pas quand le policier sera jugé, sûrement dans très longtemps.  Pour le moment il est placé en détention provisoire à la prison de la Santé, une des prisons les moins insalubres de France, en plein centre de Paris. Une demande de remise en liberté a été déposée par son avocat qui sera étudiée à la fin du mois de juillet par la Cour d’Appel. 

Ce dernier bénéficie de conditions de détention privilégiées : il a été affecté dans le quartier des personnes vulnérables et médiatiques.C’est là qu’on y met par exemple les politiciens corrompus. Tandis que les jeunes qui sont envoyés en prison sont en permanence soumis à des dangers extrêmes (viol, meurtre, passage à tabac, chantage, menaces…).  

Pour les mineurs en colère, la justice a su être étrangement “efficace”. Le 2 juillet, des tas de jeunes avaient déjà été lourdement condamnés, à des peines de prison ferme, alors qu’aucun d’entre eux n’a tué qui que ce soit. Partout en France la justice fait des exemples pour terroriser les noirs et les arabes. Jamais, ou de manière rarissime, de telles peines ne sont prononcées en temps normal, pour des gens sans casier, y compris pour des agressions très violentes ou des viols. Il s’agit donc bien d’une répression politique. On avait vu le même genre de phénomènes pendant les Gilets Jaunes. 

Rafik Chekkat, avocat de formation et concepteur de @islamophobia.fr, raconte les comparutions immédiates à Marseille, qui donne une idée du délire répressif en cours. 

Quelques exemples : 

– “4 mois de prison ferme pour une jeune femme de 19 ans rentrée dans le magasin Snipes sans avoir rien pris

– “1 an ferme pour des vols au Monoprix

– “10 mois ferme pour un étudiant malien en Master à Aix pour le vol de deux pantalons chez Hugo Boss

Aucune de ces trois personnes n’avait de casier judiciaire. 

– “Un homme de 58 ans est jugé pour recel pour avoir ramassé des objets au sol des heures après les pillages”, “l’homme de 58 ans a été déclaré coupable de recel et condamné à une peine d’un an de prison ferme. Pour avoir ramassé des objets au sol 3h après les pillages.

– “3 hommes (21, 34 et 39 ans) jugés pour avoir pénétré dans le magasin Monoprix. Pour 2 les faits ont été requalifiés en tentative de vol (ils n’avaient pas de nourriture en leur possession). Ils ont été condamnés à 10 mois ferme. Le 3e homme à 1 an ferme. La Présidente a ordonné le maintien en détention. Pas de témoins ni de vidéos. Seuls les PV d’interpellation font foi.

A Pontoise, la logique est la même, comme le raconte Révolution Permanente : “un lycéen de 18 ans, sans casier, prend 12 mois de prison ferme avec mandat de dépôt (départ en prison depuis l’audience). Il est accusé d’avoir fourni le briquet qui aurait servi à l’incendie d’une voiture. A la lecture du délibéré, sa mère s’effondre.

Le Tribunal de Nanterre, là où Nahel a été tué, la justice s’en donne aussi à cœur joie pour protéger des institutions pourries jusqu’à la moelle : Yannis S., 20 ans, est condamné à 6 mois de prison (dont quatre avec sursis) pour avoir appelé à participer à la révolte sur Snapchat. Il explique son geste “Ce ne sont que des mots madame la juge. J’ai balancé tout ce que j’avais en tête. À ce moment-là, je suis choqué parce qu’il y a un mort. C’est quelque chose qui nous a tous choqué dans les quartiers”. C’est quelque chose qui a choqué dans les quartiers, mais c’est quelque chose qui ne choque pas les juges. C’est pas à leurs propres enfants que ça serait arrivé de toute façon. Peu de chance de se faire abattre à la sortie de l’ENS ou d’HEC. Ailleurs un homme a pris 10 mois de prison ferme pour avoir volé une canette de redbull.

Il faut noter que les jugements sont par ailleurs rendus dans de très mauvaises conditions puisque les greffières et greffiers sont en grève, mais de toute façon il ne s’agit pas de rendre justice mais de réprimer à la chaîne, de façon industrielle. 

Pour les citoyens bien nés, une justice plus clémente ?

Histoire de comparer, regardons les condamnations récentes de prévenus aisés et respectés :

  • Jean-Philippe Dambreville, directeur du conservatoire d’Aix-en-Provence a été condamné pour harcèlement sexuel sur une enseignante. Mais harceler sexuellement des femmes, c’est moins grave que voler un jean, alors il n’a été condamné qu’à 10 mois de prison avec sursis et sans inscription au fichier des auteurs d’infraction sexuelle. 

  • Nicole Ithurria, directrice de la polyclinique de Saint-Jean-de-Luz, a été condamnée pour “abus de confiance, blanchiment et usages de faux en écriture”. En effet, elle a détourné 340 000 euros sur son propre compte. Ca vous parait beaucoup ? Ben rappelez vous que c’est toujours moins grave que de voler des masques de beauté dans un Sephora à 18 ans, puisque ça ça coute 6 mois de prison ferme, alors que dans ce cas c’est 15 mois avec sursis. 

  • Moins d’un an de prison avec sursis pour les trois cadres de l’hôpital public ayant installé un climat de harcèlement moral à l’encontre d’un cardiologue qui a fini par se suicider. Le harcèlement systématique au travail ne souffrira pas non plus du procès France Telecom, dont l’ex-PDG, Didier Lombard, condamné à un an de prison avec sursis et 15 000€ d’amende pour harcèlement institutionnel. Le lien avec les dizaines de suicides s’étant produit dans l’entreprise publique dans les années 2010 n’a pas été retenu. 

  • Valérie Pécresse veut une peine plancher d’un an de prison ferme et “pourrir les vacances des émeutiers”. Et son fils arrêté à de multiples reprises pour possession de stupéfiants ? Il a été condamné à quoi (spoiler : à rien) ?

Qu’est-ce que la justice de classe ? C’est un système judiciaire qui traite différemment les gens selon leur appartenance sociale et, dans le cas de la France, raciale. Concrètement, cela se traduit de plusieurs façons : 

Les plus pauvres n’ont pas accès à une défense de qualité, sont mal informés et, dans le cas des répressions policières, sont soumis à une justice expéditive dans le cadre du système de comparution immédiate. La comparution immédiate est une procédure rapide qui permet au procureur de faire juger une personne tout de suite après sa garde à vue. Le procureur de la République peut engager cette procédure s’il estime que les indices sont suffisants et que l’affaire est en état d’être jugée. L’auteur présumé doit, en présence de son avocat, accepter d’être jugé immédiatement. Pour le compte instagram “le droit c’est nous”, la comparution immédiate “est une procédure qui rend quasiment impossible” l’individualisation de la peine, qui est pourtant l’un des principes de base du droit pénal : “chaque individu doit être jugé selon les caractéristiques qui lui sont propres : son milieu, son accès à certains privilèges, sa compréhension des enjeux sociétaux, ses faits propres”. Or, la comparution immédiate ne permet pas ça, car c’est une procédure trop rapide pour éclairer le contexte et les caractéristiques individuelles des personnes jugées. En plus, elle ne permet pas d’avoir du recul face aux évènements. La comparution immédiate a été privilégiée pour juger les émeutiers parce que le ministre de la justice l’a exigé dans une circulaire où il a demandé au système judiciaire une réponse “rapide, ferme et systématique”. 

Une institution judiciaire située socialement… du côté de la bourgeoisie

Les juges et les avocats ne sont pas neutres dans notre société de classe : ils font partie de la classe supérieure, que cela soit par leurs fonctions ou leurs origines. Pour le sociologue Yoann Demoli, auteur d’une étude récente sur le groupe des magistrats, ils ont “un profil d’élite. Il ressemble à celui des étudiants de Sciences Po. On trouve parmi les magistrats deux tiers d’enfants de cadres supérieurs, et de professions libérales.” Les études de droits sont exigeantes, sélectives et longues, et permettent très difficilement à des personnes d’origines sociales diverses de les mener entièrement. Par conséquent, ceux qui nous jugent font partie de la bourgeoisie ou de la sous-bourgeoisie, tout comme ceux qui nous défendent. La neutralité sociale de l’institution judiciaire est un mythe : celles et ceux qui la constituent ont une compréhension spontanée bien plus grande des motifs de leurs semblables que de celles et ceux dont ils ne connaissent pas la vie. Il est difficile d’imaginer que cette institution, comme la police ou la médecine, n’a pas d’importants biais racistes.

Les membres des classes supérieures ont des compétences et un réseau qui leur permettent de se voir jugées moins durement et dans des circonstances plus favorables. C’est ce que le criminologue américain Edwin H. Sutherland appelait “le crime en col blanc” : c’est un acte illégal commis par une personne respectable, de statut social élevé, dans son cadre professionnel. Pour lui, la criminalité des classes supérieures est systématiquement sous-estimée, car d’une part, les classes supérieures utilisent leur puissance politique et financière pour échapper aux condamnations et d’autre part, des systèmes juridiques spécifiques existent pour les milieux d’affaires et les professions bien établies. C’est le cas des professionnels de santé, dont les actes doivent être signalés aux Ordres (des médecins, des pharmaciens), qui sont des instances parallèles, et qui plus est, corporatistes. Au niveau du système judiciaire de droit commun, les bourgeois sont très bien défendus, ils sont informés et bénéficient de délai de procédures bien plus favorables à la préparation de leur défense.

A l’heure de la révolte, notre système judiciaire, actuellement totalement lié aux injonctions du pouvoir politique, ne prend pas de gant pour juger, ou plutôt réprimer, les jeunes gens qui ont pris part aux émeutes. Derrière la neutralité affichée du système, c’est bien à une justice de classe, répressive et donc profondément injuste, que nous avons à faire.

   publié le 15 juillet 2023

La longue dérive de la police

Alexandre Fache sur www.humanite.fr

Sans la vidéo, on en serait resté à la seule version policière. Le décès du jeune Nahel, le 27 juin, à Nanterre, a suscité une immense vague de colère dans le pays. Abandon de la prévention au profit du tout-répressif, sabordage de la formation et pression de syndicats radicalisés... Des « gardiens de la paix » aux « forces de l’ordre », retour sur la dérive de l’institution.

Il n’y a plus guère que dans les formulaires de recrutement qu’on les appelle encore des « gardiens de la paix ». Depuis des années, une expression, devenue omniprésente dans le discours politique, à droite en particulier, a relégué ce vocable au rang de vieux souvenir : les « forces de l’ordre ».

Pourtant, en tirant à bout portant sur le jeune Nahel, 17 ans, mardi 27 juin, à Nanterre (Hauts-de-Seine), c’est un désordre immense – en plus d’un drame familial – qu’a provoqué le motard de la compagnie territoriale de la circulation et de la sécurité routière des Hauts-de-Seine. Par son geste fou, incompréhensible, ce policier de 38 ans a fait déborder une colère qui n’attendait qu’une étincelle pour exploser à nouveau, dix-huit ans après les révoltes de 2005 provoquées par la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis).

En plus de gonfler la liste, bien trop longue, des victimes de violences policières : Rémi Fraisse (2014), Adama Traoré (2016), Zineb Redouane (2018), Cédric Chouviat (2020)… Une liste qui ne retient là que les affaires les plus médiatiques, celles qui ont surnagé, sortant de l’ombre grâce à la quête de vérité des familles ou à des vidéos battant en brèche des versions officielles souvent mensongères.

Un signal d’impunité

« Quand j’entends le mot “violences policières”, personnellement, je m’étouffe », avait osé Gérald Darmanin en juillet 2020. Après la mort de Nahel, le ministre n’a pas versé dans les mêmes provocations. Confronté aux images accablantes du contrôle policier du 27 juin, il a bien été obligé de reconnaître, en creux, la faute de son agent : « Un refus d’obtempérer, c’est inacceptable, mais ce n’est pas parce que c’est inacceptable que nous devons avoir des contrôles qui tournent mal au point de tirer sur quelqu’un », a-t-il indiqué au lendemain du drame. Un argument de bon sens qui se heurte pourtant à la vérité des chiffres.

En 2022, treize personnes ont perdu la vie dans ce type de circonstances, un triste record. Mais, surtout, une tendance lourde, affirment plusieurs enquêtes très documentées. Celle publiée en septembre 2022 par les chercheurs Sebastian Roché, Paul Le Derff et Simon Varaine, dans la revue « Esprit », a démontré que les tirs policiers mortels sur les véhicules en mouvement ont été multipliés par cinq après le vote de la loi du 28 février 2017, qui avait révisé les conditions encadrant l’usage des armes par ces fonctionnaires.

Dans sa nouvelle rédaction, l’article 435-1 du Code de la sécurité intérieure leur permet d’utiliser leur arme « en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée », mais aussi lors de refus d’obtempérer, « lorsque les conducteurs sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ». Une disposition considérée par beaucoup comme trop floue, mais qui était censée répondre à la demande de protection des policiers, après l’attaque subie par des agents à Viry-Châtillon en octobre 2016, ou l’émotion suscitée par les attentats terroristes de 2015 et 2016.

« En fait, le texte n’a pas modifié de façon radicale la règle, mais c’est la communication de la Direction générale de la police nationale, comme des syndicats de policiers, qui a pu changer la perception des agents », relève Olivier Cahn, professeur de droit pénal à la faculté de Cergy-Pontoise et chercheur au Cesdip (Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales).

Au début des années 2000, pour les policiers, l’idée était largement partagée que « sortir son arme, c’était le début des emmerdements ». Aujourd’hui, cette maxime a quasiment disparu. Un changement d’état d’esprit aux conséquences gravissimes. Selon le média en ligne « Basta ! », qui met à jour régulièrement une base de données sur les interventions policières létales depuis 1977, celles-ci se multiplient depuis quelques années. Le nombre de personnes tuées par balles par des policiers ou des gendarmes est passé de 3 en 2010 à 12 en 2020, 18 en 2021 et 26 en 2022. Ces 44 morts en deux ans représentent une hausse de 140 % par rapport à la moyenne constatée sur la période 2010-2020.

Et parmi ces personnes tuées, 18 n’étaient pas armées (+ 275 % par rapport à 2010-2020). « Gérald Darmanin peut bien dire, avec l’IGPN, que le nombre de tirs policiers lors de refus d’obtempérer est en baisse depuis 2017, la réalité, c’est que le nombre de morts explose », constate aussi l’écrivain et journaliste David Dufresne, fondateur du site d’information AuPoste.fr. « Alors qu’en Allemagne, on n’a relevé qu’un seul décès en dix ans dans ces circonstances. C’est accablant pour notre pays. »

« Un travail policier très appauvri »

La réforme de février 2017, dont de nombreuses voix réclament aujourd’hui l’abrogation, explique-t-elle à elle seule ces dérives ? Non, répondent en chœur les chercheurs et certains responsables policiers, qui évoquent une « lame de fond » bien plus ancienne. Secrétaire général de la CGT Police, Anthony Caillé pointe ainsi « les missions de plus en plus répressives assignées aux policiers depuis plus de vingt ans, en particulier depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir et l’abandon de la police de proximité ».

Une analyse partagée par le chercheur au CNRS Christian Mouhanna. « Depuis ces années Sarkozy, les policiers ont été cantonnés à un seul rôle : sanctionner. Leur travail en a été considérablement appauvri. Avant, un gardien de la paix pouvait être fier d’avoir résolu un problème sans en faire forcément une affaire judiciaire, sans interpeller qui que ce soit. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et on ne jure que par la répression, la violence, la force. »

En un mot, que par le « bâton », celui qui fracasse les corps et gonfle les statistiques internes. « La priorité est devenue le “maintien de l’ordre”, et la police est là pour faire peur, pas pour gagner la confiance de la population », résume aussi David Dufresne.

Vague de démissions dans la police

Ces injonctions uniquement répressives ont nourri une souffrance au travail grandissante chez les policiers comme chez les gendarmes. Résultat : les deux institutions ont connu une vague de démissions record depuis quatre ans, a révélé la Cour des comptes en avril 2023, estimant même que les chiffres officiels étaient largement sous-estimés. « Recruter des policiers est devenu de plus en plus difficile et, pour satisfaire aux promesses électorales d’Emmanuel Macron, on a dû rogner sur la formation, déjà très limitée », déplore aussi David Dufresne.

Abaissé à huit mois seulement en école de police, ce temps de formation n’est repassé à douze mois que l’an dernier. Pour le spécialiste des violences policières, « c’est très insuffisant. Dans les pays scandinaves, à poste égal, c’est trois ans. Et comme par hasard, là-bas, les indices de confiance de la population dans la police sont bien supérieurs aux nôtres… »

D’autant que le contenu de la formation pose aussi problème. « Aucune place n’est donnée à l’histoire de la police, à la psychologie, aux sciences sociales, à tout ce qui pourrait permettre aux agents de développer leur esprit critique, leur capacité de jugement. On développe le seul physique, et pas l’intellect. Or, au bout du compte, ils auront quand même des armes dans les mains… » rappelle David Dufresne.

Du racisme chez les « forces de l’ordre »

De plus en plus de policiers semblent aussi adhérer aux idées d’extrême droite, voire afficher des comportements ouvertement racistes. Selon une étude du Cevipof publiée en mai 2021, 60 % des policiers et des militaires prévoyaient de voter Marine Le Pen à la présidentielle de 2022, un chiffre en hausse par rapport à 2017. De même, l’État français a été condamné à plusieurs reprises pour des contrôles au faciès répétés. En juillet 2021, six ONG, dont Amnesty International, avaient saisi le Conseil d’État pour dénoncer « l’inaction du gouvernement » face à cette « discrimination systémique ».

La semaine dernière encore, quelques heures après la mort de Nahel, Ravina Shamdasani, la porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, invitait la France à « s’attaquer sérieusement aux profonds problèmes de racisme et de discrimination raciale parmi les “forces de l’ordre” ». Le même jour, le premier syndicat de policiers, Alliance-Unsa Police, publiait un communiqué inquiétant, illustrant l’ampleur de ces « problèmes ».

Réagissant aux révoltes ayant suivi la mort de Nahel, il réclamait « d’imposer l’ordre » à « ces hordes sauvages ». « L’heure n’est pas à l’action syndicale mais au combat contre ces “nuisibles”. (…) Nous sommes en guerre. Demain, nous serons en résistance », prévenait le syndicat. S’il a existé de grande figures de gauche dans l’histoire du syndicalisme policier, force est de constater qu’elles ont aujourd’hui disparu.

Et l’extrême droite tient désormais le haut du pavé, entretenant un rapport de force permanent avec le pouvoir politique. « Je ne sais pas si le racisme a progressé dans la police. Mais il y a clairement une radicalisation des policiers qui se double d’un enfermement corporatiste encouragé par le ministère », estime Christian Mouhanna. Le Beauvau de la sécurité, très étriqué, ou la suppression de toutes les structures de réflexion au sein de l’institution en témoignent.

Reste à savoir comment inverser la tendance et restaurer une police véritablement au service des citoyens. Pour David Dufresne, « le chantier est immense, car il faut une refonte complète, pas une simple réforme. Réfléchir aux ressorts de la délinquance et de la criminalité. Se demander si la réponse judiciaire est la seule valable, face à ces problèmes ». Les déclarations gouvernementales, depuis le drame de Nanterre, n’augurent pas d’une telle remise en question. « Les policiers disent qu’ils sont les derniers remparts de la République, reprend le journaliste. Pour moi, il n’y a pas pire critique de la République. »


 

   publié le 14 juillet 2023

Nicolas Sansu : « La Macronie fait tout
pour que la loi sur les cabinets de conseil soit enterrée »

Marceau Taburet sur www.humanite.fr

Le député PCF du Cher Nicolas Sansu regrette que la majorité tente de repousser l’examen du texte voté à l’unanimité au Sénat sur l’encadrement des recours aux cabinets de conseil.

Député communiste du Cher, Nicolas Sansu a remis un rapport à la suite d’une mission flash menée avec l’élue Renaissance Marie Lebec. L’idée était de voir s’il faut élargir le champ d’application de la proposition de loi (PPL) votée au Sénat en octobre 2022 aux collectivités locales - une manière pour la majorité de noyer le poisson, selon lui. Dans un premier temps, seul l’Etat, écorné dans l’affaire McKinsey, devrait être concerné par l’encadrement des dépenses versées aux cabinets de conseil, défend le communiste.

Pourquoi avoir étudié l’extension de l’encadrement du recours aux cabinets de conseil aux collectivités ?

Nicolas Sansu : La proposition de loi sénatoriale votée en octobre 2022 se concentre sur les recours de l’Etat aux cabinets de conseil. Elle a été déposée sur le bureau de la présidence de l’Assemblée nationale au début du mois de novembre et depuis, la présidente Yaël Braun-Pivet fait en sorte que ça ne vienne jamais. On les a secoués plusieurs fois en leur rappelant que c’est un texte transpartisan qui a été voté à l’unanimité au Sénat. Vouloir l’élargir aux collectivités est un prétexte pour repousser le texte. Ils veulent nous faire perdre huit, dix, douze mois et espérer que ce soit enterré. Bien sûr c’est intéressant de voir quel usage font les collectivités territoriales des cabinets de conseil mais ce n’est pas tout à fait la même chose que pour l’Etat. 

Quelles sont les différences entre Etat et collectivités ?

Nicolas Sansu : Au niveau local, c’est un marché atomisé : il y a de tous petits cabinets comme des beaucoup plus gros. Les prestations sont différentes. De même, les conditions de contrôle existent déjà pour les collectivités : le code de la commande publique et le passage devant le conseil municipal, départemental ou régional sont obligatoires. Les mesures de contrôle sont plus nombreuses. Sans doute peut-on les améliorer, notamment en matière de prévention aux conflits d’intérêt, mais ce n’est pas l’urgence. D’autant que nous n’avons aucune idée de la réalité budgétaire du recours aux cabinets de conseils à l’échelon local. On est incapable de le chiffrer tout simplement parce qu’il n’y a pas de mesure de recollement ou de remontée des données.

Comment s’est passé le travail avec la co-rapporteure Renaissance de la mission flash Marie Lebec ?

Nicolas Sansu : La mission s’est bien passée, même si elle a tout fait pour tenter de repousser la proposition de loi sénatoriale. Ma mission à moi, que j’essaye de faire gagner et que je pense pouvoir faire aboutir, est d’inscrire tout de suite le texte sur les questions de l’Etat à l’Assemblée et de lancer une mission sur les collectivités qui pourra faire l’objet d’une future proposition de loi dans les mois à venir.

Pourquoi vouloir faire deux textes différents ?

Nicolas Sansu : C’est le plus raisonnable. Après le rapport de la Cour des comptes (qui pointait une envolée des dépenses et des irrégularités dans le recours aux cabinets de conseil de la part de l’Etat, NDLR), il faut légiférer vite. On ne peut plus attendre. Le gouvernement s’est déjà fait attrapé une fois par le Parquet national financier (PNF) au sujet de McKinsey. Si cela se reproduit, sans qu’il n’ait agi entretemps, ça peut lui coûter cher.

Pourquoi le gouvernement tente-t-il de repousser l’adoption du texte ?

Nicolas Sansu : Ils ont les mains dans le peau de confiture. Ils rappellent qu’ils ont fait une circulaire, qui a permis de faire baisser les dépenses de 35 %. C’est vrai, il y a eu des choses de faites mais une circulaire n’est pas une loi. Elle peut être retirée du jour au lendemain. En commission des lois, tout le monde demande l’examen de la proposition de loi. La concordance avec le rapport de la Cour des comptes est du pain bénit pour nous. On a une semaine de l’Assemblée du 4 au 10 décembre, allons-y. Et sur les collectivités, regardons de plus près les risques de conflits d’intérêt, laissons-nous le temps.

Faut-il encadrer les dépenses en conseils ?

Nicolas Sansu : À partir du moment où il y a cet encadrement, on y aura moins recours. Ça permet de limiter les dépenses. La question est : à quel type de prestations a recours la puissance publique ? Quand il s’agit de prestations informatiques pour se prémunir des cyberattaques, c’est évidemment légitime. Dans les collectivités, les services de l’Etat n’ont pas forcément les compétences techniques, certaines entreprises le font bien mieux. En revanche, quand c’est de la stratégie pure, et que les cabinets donnent le la, ce n’est pas possible.


 


 

Les cabinets de conseil,
la drogue dure du gouvernement

Mathias Thépot sur www.mediapart.fr

Un rapport de la Cour des comptes montre, exemples édifiants à l’appui, que le recours aux cabinets de conseil est une addiction répandue dans la Macronie pour privatiser l’action publique. Prévisible, car c’est depuis le début l’ADN politique de ce mouvement.

Vous reprendrez bien une petite dose de cabinets de conseil ? Un dernier rapport de la Cour des comptes, publié ce lundi 10 juillet, critique un gouvernement adepte des conseils de McKinsey, Capgemini, Roland Berger, BCG, et autres Eurogroup Consulting pour élaborer et mettre en œuvre les politiques publiques.

Ce nouveau document vient compléter le rapport de la commission d’enquête sénatoriale publié en mars 2022 et déjà salé à l’endroit du gouvernement. Commission d’enquête qui s’était elle-même montée après la divulgation par la presse du rôle prépondérant et ambigu du cabinet McKinsey dans la stratégie vaccinale de l’État contre le Covid en 2020.

S’il est policé sur le ton, le rapport de la Cour des comptes, à force d’exemples, pose un nouveau constat édifiant sur la sollicitation à outrance des cabinets de conseil privés depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Les magistrats de la rue Cambon estimaient pourtant initialement qu’un recours mesuré à des prestations n’appellerait « pas d’objection sur le principe ».

Recours industrialisé

Mais en creusant, ils se sont rendu compte que les pratiques récentes ont « pu conduire à un usage inapproprié des missions de conseil ». Sont plus précisément ciblées par le rapport les « prestations intellectuelles » demandées à ces cabinets – hors domaine informatique.

Prestations qui ont crû dans des proportions folles depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir : elles ont plus que triplé entre 2017 et 2021, à 233,6 millions d’euros, avant de redescendre à 200 millions d’euros en 2022. Année au début de laquelle le gouvernement s’est fait taper sur les doigts après la publication du rapport sénatorial, ce qui l’a incité à calmer le jeu.

Pour industrialiser ce recours aux prestataires privés, la Macronie s’est en fait appuyée sur deux outils fondamentaux : d’une part la direction interministérielle de la transformation publique (DITP), façonnée par un décret du 20 novembre 2017, et chargée d’attribuer la plupart des marchés aux cabinets de conseil pour le compte des ministères.

Et d’autre part l’utilisation régulière de « bons de commande », qui trivialement sont des contrats renouvelables à l’œil entre la puissance publique et les cabinets de conseil, et pour lesquels les contrôles de qualité et les exigences de mises en concurrence sont minimes.  

Ceux-ci ont permis que, trop souvent, selon la Cour des comptes, « des prestataires extérieurs soient appelés à remplir des fonctions relevant du “cœur de métier” de l’administration, y compris des tâches d’exécution à caractère permanent, ou à intervenir dans le processus de décision ou au titre de missions régaliennes, ou encore quand leur association répétée induit des phénomènes d’abonnement, de dépendance, de perte de compétences, voire de démotivation des agents publics ».

Accompagner les réformes structurelles 

Les exemples sont multiples. Mais parlons d’abord du rôle joué par les cabinets de conseil dans la mise en œuvre des réformes structurelles du gouvernement. Le pilier de sa politique néolibérale. 

La Cour des comptes cite trois exemples notables : d’abord, Capgemini a été mandaté pour auditer le dispositif des aides exceptionnelles à l’apprentissage mis en place au moment de la crise sanitaire. En 2021 et 2022, ce cabinet s’est vu confier, à la suite de cela, une autre prestation spécifique de « transfert de l’animation de la gouvernance » de ce dispositif.

Or laisser le pilotage d’une telle mesure au secteur privé n’était pas sérieux. Cette aide exceptionnelle s’est en effet avérée être une « fuite en avant » inefficace et très coûteuse – l’État y perdrait 8 milliards d’euros par an – comme l’expliquait ici l’économiste spécialiste du sujet Bruno Coquet. Le pilotage du projet aurait donc dû demeurer de la responsabilité de l’administration, estime la Cour des comptes.  

Autre exemple concernant cette fois-ci l’assurance-chômage : plutôt que de solliciter l’administration, le gouvernement a demandé à la DITP pour le compte du ministère du travail de missionner McKinsey afin « d’analyser les modalités requises pour la mise en œuvre d’un processus en juillet 2019 de gestion d’un bonus-malus sur les cotisations patronales d’assurance-chômage ». Ce dispositif est censé sanctionner les employeurs qui abusent des contrats courts.  

Mais le travail a été bâclé : « le “livrable” relatif à l’étude confiée en 2019 à McKinsey pour la réalisation d’une étude sur le bonus/malus en matière de cotisations d’assurance-chômage a été remis dix jours seulement après l’émission du bon de commande », déplore la Cour des comptes.

Comment Mc Kinsey a-t-il pu travailler aussi rapidement ? « L’administration explique que le prestataire a pu s’appuyer sur les travaux réalisés par elle avant son intervention, ce qui lui a permis de rendre ses conclusions en quelques jours », précise la cour… On est ici loin d’une l’utilisation la plus efficiente des deniers publics ! Et le pire, c’est que le bonus-malus est la partie de la réforme de l’assurance-chômage qui a mis le plus de temps à être mise en œuvre, comme nous l’expliquions ici.

Dernier exemple sidérant en matière de réforme structurelle : celui du changement du mode de calcul des aides personnalisées au logement (APL). Afin de préparer cette réforme lancée en 2018, le ministère de l’écologie a fait appel à McKinsey pour sécuriser le déploiement d’un dispositif qui concernait initialement la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf).  En d’autres termes, il a été demandé à McKinsey d’expliquer à la Cnaf comment calculer les APL… qu’elle est habituellement chargée de calculer.  On est ici clairement dans un cas de « contournement de l’administration », déplore la Cour des comptes.

Pis, McKinsey n’avait visiblement pas si bien préparé que cela la réforme, puisque celle-ci a mis quatre ans à être mise en œuvre. Peu lui importait, du reste, car un droit de suite a été invoqué pour passer six nouvelles commandes à McKinsey, entre 2018 et 2020, pour le suivi de la mise en œuvre de la réforme des APL. Plus cela durait, plus cela lui rapportait ! 

Ainsi, résume la Cour des comptes, « dans plusieurs des situations examinées, la commande d’une prestation privée a eu pour objet d’obtenir la validation et la justification externe de mesures envisagées ou d’évolutions attendues par les décideurs politiques. Cela vaut aussi bien pour la conduite de politiques publiques que pour la mise en œuvre de projets de transformation des administrations ». 

Missions inutiles

Mais ce n’est pas fini. La Macronie a aussi donné aux cabinets de conseil des missions déjà remplies par l’administration… Premier cas : « Dans la perspective de la création de l’Office français de la biodiversité (OFB), le ministère chargé de l’écologie a par exemple confié en 2019 » à une filiale de McKinsey, une mission de conseil afin de « finaliser la synthèse des priorités de politiques publiques ».

Ce, alors même qu’il disposait d’un récent (2018) et très complet rapport de l’inspection générale des finances et du Conseil général de l’environnement et du développement durable sur « l’avenir des acteurs de l’eau et de la biodiversité » et qu’il s’agissait de délimiter le périmètre d’intervention des différents acteurs.

Plus drôle, le service d’information du gouvernement (SIG) – pas le dernier pour démarcher les cabinets de conseil privés – a commandé en 2020 une mission externe à Eurogroup Consulting pour auditer « la communication gouvernementale » ! Preuve, s’il en fallait une de plus, que le gouvernement ne peut vraiment pas se passer des cabinets de conseil pour se donner confiance.

Surtout qu’un rapport portant sur ce même thème avait déjà été remis au premier ministre en janvier 2018, par trois… inspections générales interministérielles. Sans surprise, le rapport remis par le consultant privé – pour un coût de 123 946 euros, tout de même – comportait des développements très proches de ceux de la mission d’inspection, et avait, de fait, « une très faible valeur ajoutée », cingle la Cour des comptes.

Toujours plus incroyable, les magistrats de la rue Cambon ont découvert que le Service d’information du gouvernement avait aussi fait appel à BCG en 2020 « pour l’accompagner dans la préparation de son dossier de demande de financement » auprès du Fonds de transformation de l’action publique (FTAP). On est ici dans une « externalisation quasi complète de la préparation » d’une demande de financement « interne à l’administration » ! Ce qui est « d’autant plus anormale que la DITP est en capacité d’apporter son soutien technique aux administrations requérantes ». De l’assistanat de l’État par le secteur privé, en somme. 

Enfin, dernier exemple qui montre que les cabinets de conseil remplissent des tâches qui pourraient ou devraient l’être par les agents publics une commande passée le ministère de l’éducation nationale à EY et BCG pour réfléchir à la réorganisation de la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO). Or, ces réflexions, selon la Cour des comptes, « auraient plus naturellement vocation à être remplies au moyen de compétences internes, par exemple l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR) ».

En fait, résume le rapport, « dans un certain nombre de cas, le recours à un cabinet externe a été motivé par le fait que, à compétences techniques au moins égales, son expertise a été considérée comme ayant plus de poids ou comme étant plus légitime que celle de l’administration ou des établissements publics compétents ». En d’autres termes, on constate ici un incroyable manque de confiance de la Macronie envers la haute fonction publique et plus globalement envers l’administration.

Une loi ? Pas sûr que la Macronie accepte 

Heureux de voir la Cour des comptes leur emboîter le pas, les sénateurs et sénatrices qui ont élaboré le rapport de la Commission d’enquête ont appelé le gouvernement à prendre en considération leur proposition de loi régulant les recours aux cabinets de conseil : « Une loi est plus que jamais nécessaire pour mieux encadrer l’intervention des cabinets de conseil dans l’administration et renforcer les obligations déontologiques des consultants, au nom de l’intérêt général : le gouvernement doit passer des promesses aux actes », ont-ils lancé. 

Certes, dans une circulaire du 19 janvier 2022, le premier ministre de l’époque Jean Castex avait bien défini une « nouvelle politique de recours aux prestations intellectuelles », qui devait introduire un meilleur encadrement des pratiques. Mais celui-ci est minime selon les sénateurs et la Cour des comptes. Cette dernière estime que les modalités de mise en œuvre de la circulaire sont floues et « doivent encore être précisées et complétées et leur application vérifiée ».

Du reste, il y a peu de chance que l’exécutif retourne sa veste sur le sujet des cabinets de conseil. Cela ferait en tout cas figure de changement de logiciel intellectuel radical, car il faut rappeler qu’en Macronie, l’utilisation des cabinets de conseil pour la « modernisation » et la « transformation » de l’action publique est inscrite dans son ADN idéologique.

Dans un ouvrage quasi programmatique publié debut 2017 et titré « l’État en mode start-up » qu’il a préfacé, Emmanuel Macron ne disait pas autre chose : pour être « efficace », assurait-il « l’État doit sans cesse recourir aux outils dont il dispose : la consultation, l’expérimentation et l’évaluation. C’est cette méthode qui nous permettra de répondre à l’unique question qui vaille : chaque euro dépensé l’est-il de la manière la plus efficace et la plus juste qui soit ? »

Dans cet ouvrage, écrit sous la direction de Thomas Cazenave, qui prendra quelques mois plus tard, la tête de la DITP, de nombreux personnages clés du recours systématiques aux cabinets de conseil lors du premier quinquennat ont apposé leur signature.

Citons juste le responsable de chez McKinsey des missions pour le secteur public Karim Tadjeddine – qui avait fait campagne pour Emmanuel Macron en 2017. Un personnage central du scandale McKinsey qui avait vu l’État entrer dans une situation de dépendance vis-à-vis du cabinet américain pour l’élaboration et la mise en place de sa stratégie vaccinale en 2020.

Une situation de dépendance qui lui avait coûté énormément : le coût moyen journalier par consultant (près de 2 800 euros) dépassait très largement celui d’un agent du public. Un scandale qui n’a visiblement que très peu fait bouger les lignes jusqu’ici…


 

   publié le 13 juillet 2023

Au Blanc-Mesnil, le châtiment collectif érigé en politique de la ville

Faïza Zerouala sur www.mediapart.fr

La municipalité de Seine-Saint-Denis a décidé de priver ses habitants de la plage urbaine qui devait ouvrir ses portes le 15 juillet. Objectif : sanctionner les enfants et les familles des quartiers défavorisés après les dégradations commises en réaction à la mort de Nahel.

Cet été, les habitant·es du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) seront privé·es de sortie. Comme on punirait un enfant intenable ou un adolescent turbulent. Le maire de la commune, Jean-Philippe Ranquet (sans étiquette), a annoncé, mercredi 12 juillet, l’annulation de la distraction estivale locale, Beach Mesnil, une plage urbaine avec une multitude d’activités aquatiques et sportives. 

La sentence s’affiche en lettres capitales sur les murs du Blanc-Mesnil. Les panneaux annonçant la manifestation se retrouvent barrés d’un grand bandeau jaune : « Annulé ». 

Le site internet municipal est au diapason : une fenêtre s’ouvre pour prévenir de l’annulation des animations censées se tenir de la mi-juillet au 6 août, comme chaque été depuis 2014. Et ce, « au regard de l’ampleur des dégâts causés lors des émeutes [...] Les équipements municipaux seront réparés avec les économies réalisées. » Le bal et le feu d’artifice du 13 sont également sacrifiés sur l’autel des réparations. 

Le courroux municipal s’abat ainsi sans distinction sur toute une ville, au motif que certain·es se sont révolté·es après la mort de Nahel, abattu par un policier le 27 juin à Nanterre (Hauts-de-Seine), et ont dégradé des bâtiments publics. 

Invité sur RMC, le 13 juillet, Thierry Meignen, président de droite de la majorité municipale et ancien maire, a de surcroît affirmé que les personnes s’étant livrées à des dégradations seraient identifiées par les caméras de vidéosurveillance. « Les gamins qui étaient dans les émeutes sont nos gamins. Un moment donné, c’est stop ! »

Le sénateur prétend taper du poing sur la table pour « livrer un message clair » et prouver qu’une politique sociale se mérite… Le même, quand il était aux manettes de la ville, s’était illustré par des coupes dans les subventions aux associations, dont le Secours populaire.

En 2016, la chambre régionale des comptes avait aussi pointé la générosité de la municipalité, qui rémunérait un collaborateur du maire plus de de 10 000 euros par mois et dépensait 140 000 euros par an dans des abonnements au Parc des Princes.

Ces élus dégainent une arme de plus en plus mobilisée, la punition collective, et s’inscrivent dans les pas du président LR d’Estérel-Côte d’Azur Agglomération et du maire Rassemblement national de Fréjus (Var) qui avaient suspendu les subventions à plusieurs associations du quartier populaire de la Gabelle, après des heurts liés à la victoire du Maroc contre l’Espagne, lors de la Coupe du monde au Qatar cet automne. 

Ils arrivent après des élus qui ont déjà décidé, lors des récentes révoltes, de priver les habitant·es des quartiers populaires de transports en commun le soir, en suspendant la circulation des bus et des tramways plusieurs jours durant. Faisant ainsi fi des complications engendrées pour les usagers, contraints de marcher ou de s’organiser. 

Une violence sociale et de l’affichage politique

Sans honte, ni modération, le même Thierry Meignen s’est permis, le 3 juillet, lors d’un discours, de qualifier de « petits connards » les jeunes ayant pris part aux révoltes. Plus tard, les mêmes sont devenus « une poignée de racailles ».

Mais le châtiment ne s’arrête pas à l’annulation de Beach Mesnil. Le sénateur a également promis lors de cette prise de parole, rapporte Le Parisien, que les auteurs de dégradations, des « gamins sans cervelle », et leurs familles « seront exclus de toutes les organisations faites pour les enfants au moment des vacances d’été au Blanc-Mesnil : centre de loisirs, départs en vacances en voyage avec la Ville… ». Sans préciser s’il s’agirait, dans son esprit, des mineurs déjà condamnés, présentés devant un juge, placés en garde à vue ou simplement interpellés… Ni comment il se procurerait la liste.

Ainsi, les familles qui vivent au Blanc-Mesnil ne vont pas seulement supporter le poids des dégâts matériels. Cette décision du maire, qui déchire un peu plus le tissu social, n’apporte aucune réponse aux problèmes profonds ayant conduit aux révoltes. Dans une ville avec un taux de pauvreté de 32 %, la possibilité de s’aérer, de pratiquer des activités gratuites reste un apport inestimable.  

Beach Mesnil, c’était, pour les plus pauvres, la promesse de se baigner, sans avoir besoin d’aller loin, « dans un décor de carte postale et les pieds dans l’eau », selon la ville, « sur une véritable plage de 600 tonnes de sable chaud agrémentée de palmiers, de transats et d’un vaste bassin ». Soit une échappatoire à un quotidien rêche, surtout en temps d’inflation, alors que les vacances demeurent un luxe pour les 40 % de Français·es qui ne pourront pas partir cet été, faute de moyens. 

Personne n’aura la naïveté de croire que ces ersatz de plages parviennent à corriger des inégalités enkystées. Mais elles ont au moins le mérite de permettre à des enfants de voir autre chose, d’alimenter leur rédaction de rentrée sur les vacances avec des anecdotes plus charpentées que s’ils étaient restés devant des écrans ou au pied de leurs immeubles.

Chaque jour, les étés précédents, quelque 2 500 personnes se rendaient dans le parc municipal pour profiter de la plage urbaine.

Au-delà de sa violence sociale manifeste, cette décision s’avère surtout de l’affichage politique. D’autant que les 130 000 euros économisés sur cette opération ne peuvent suffire à compenser les 800 000 euros de dégâts estimés, toujours selon Le Parisien.

Ces velléités punitives et l’infantilisation des habitant·es des quartiers populaires ne sont d’ailleurs pas cantonnées au Blanc-Mesnil. À Saint-Gratien (Val-d’Oise), le maire Julien Bachard (Les Républicains) a opté pour l’invitation ferme à la délation : début juillet, il a adressé une missive aux seuls habitants des Raguenets, un quartier relevant de la politique de la ville particulièrement touché par les dégradations ayant suivi la mort de Nahel, pour enjoindre à ces administrés de « communiquer les informations qu’ils possèdent » sur les faits et leurs auteurs.

En menaçant : « Tant que nous ne posséderons pas les noms, aucuns travaux de reconstruction ne seront engagés. Le seuil de tolérance est largement dépassé. » Pour lui, « maintenant, la neutralité est considérée comme de la complicité », a-t-il ajouté. Une double peine qui frappe sans discernement des habitant·es déjà privés du peu d’infrastructures dont ils disposaient.

   publié le 12 juillet 2023

Syndicats et patronat convoqués à Matignon : ce qui peut en sortir

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

À Matignon, Élisabeth Borne reçoit syndicats et patronat ce mercredi 12 juillet. Si la première ministre espère tourner définitivement la page de la réforme des retraites, les syndicats comptent imposer leur agenda social.

La date est cruciale pour les syndicats, le patronat et l’exécutif. Les trois acteurs du «  pacte de la vie au travail » voulu par Emmanuel Macron doivent se rencontrer mercredi 12 juillet, soit un peu plus d’un mois après la dernière manifestation contre la réforme des retraites, mais surtout seulement deux jours avant la fin des « 100 jours d’apaisement » décrétés par le président de la République.

Cette réunion intervient également au moment où la perspective d’un remaniement occupe tous les esprits, et où le poste de chef du gouvernement est convoité par Gérald Darmanin, malgré ses fiascos à répétition. Si les syndicats vont essayer d’empêcher la page « réforme des retraites » de se refermer, ils vont surtout tenter de faire avancer leur propre agenda social.

Les cinq organisations syndicales représentatives (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC) et les trois organisations patronales (Medef, CPME, U2P) rencontrent à partir de 10 heures la première ministre Élisabeth Borne, mais aussi le ministre du travail Olivier Dussopt. Deux nouveaux venus feront leur apparition : la nouvelle secrétaire générale de la CFDT Marylise Léon, et le futur président du Medef Patrick Martin.

« Après la débâcle des 100 jours, il faut changer de cap ! »

« Après la débâcle des 100 jours, il faut changer de cap ! », affirme, dans un communiqué, la CGT qui assure de sa volonté de rappeler son opposition à la réforme des retraites. Cependant, contrairement aux précédentes rencontres avec l’exécutif, la suite des discussions ne sera pas soumise à l’issue des débats sur le sujet.

Le syndicat et sa secrétaire générale Sophie Binet prévoit d’aborder la réforme du RSA et de l’assurance chômage, la loi « plein-emploi  », le rôle de la police, les quartiers populaires, mais aussi le démantèlement du Fret ferroviaire et la situation de l’entreprise MG Valdunes ou celle des salariés de l’entreprise de logistique Sonelog.

Sur France Inter, Sophie Binet affirme également vouloir discuter de la situation au JDD, en grève depuis plusieurs semaines depuis l’annonce de l’arrivée du journaliste d’extrême droite Geoffroy Lejeune à la tête de la rédaction.

La question du salaire est « taboue » pour le gouvernement, a aussi fustigé la secrétaire générale de la CGT  sur France 2 la veille de la rencontre. Le mardi 11 juillet, la CGT avait déjà communiqué ses 100 «  mesures immédiates pour protéger et améliorer la vie des salarié.es  » construites autour de cinq axes : salaire, retraite, démocratie sociale, chômage et égalité femmes/hommes.

Borne fait les yeux doux au patronat

De son côté, Matignon explique que «  la première ministre aura l’occasion de saluer le travail des partenaires sociaux, de confirmer (…) l’engagement de transposer (dans la loi) les accords qui pourraient être trouvés » entre patronat et syndicats.

Sur son compte Twitter, Élisabeth Borne, après avoir remercié Geoffroy Roux de Bézieux «  pour son engagement » et félicité Patrick Martin «  pour son élection à la tête du Medef », promet de recevoir «  les partenaires sociaux pour bâtir ensemble un nouveau pacte de la vie au travail ».

Matignon a toutefois déjà annoncé sa réticence face aux revendications salariales, soulignant que le sujet pourrait revenir dans les discussions internes entre patronat et syndicats, en marge du «  volet déroulé de carrière et parcours professionnels ».

Le mercredi 12 juillet au matin, Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, affirmait au micro de Franceinfo qu'il s'agissait d'« un jour important dans l'histoire social contemporaine de notre pays ». L'ancien ministre de la Santé, en reprenant les éléments de langage du gouvernement et du président de la République, promet que « ce qui va se nouer, ce sont les prémices d'un véritable pacte de la vie au travail ».

Les syndicats, la CGT de Sophie Binet en tête, réclament depuis plusieurs semaines une rencontre avec Emmanuel Macron. Olivier Véran reste évasif : « Personne ne dit qu'il n'y aura pas à un moment donné une rencontre ». À propos d'un éventuel remaniement, le porte-parole du gouvernement affirme que le gouvernement « ne réfléchit pas à la question ».


 


 

Matignon :
après la débâcle des 100 jours,
il faut changer de cap !

 Communiqué CGT sur http://r.servicepresse.cgt.fr

La CGT affirmera et rappellera, en premier lieu, son opposition à la réforme des retraites qui s’appliquera, dès le 1er septembre, dans des conditions catastrophiques pour des millions de Françaises et Français. Nous dénonçons l’application de cette réforme, à marche forcée, et nous exigeons l’abrogation de la réforme.

La CGT affirmera et rappellera, en premier lieu, son opposition à la réforme des retraites qui s’appliquera, dès le 1er septembre, dans des conditions catastrophiques pour des millions de Françaises et Français. Nous dénonçons l’application de cette réforme, à marche forcée, et nous exigeons l’abrogation de la réforme.

Ce rendez-vous sera, aussi, l’occasion pour la CGT d’aborder plusieurs dossiers extrêmement inquiétants et urgents :

le démantèlement du FRET ferroviaire et la situation de l’entreprise MG Valdunes (fabriquant de roues de train) qui menace des milliers d’emploi, à contresens des besoins sociaux et environnementaux de notre société ;

la situation des salarié·es de l’entreprise de logistique Sonelog, au Pontet (84), dont le délégué syndical et 10 salarié·es grévistes ont été licenciés pour avoir fait grève ;

l’arrivée d’un rédacteur en chef d’extrême droite à la tête du JDD - dont les salarié·es sont en grève depuis plus de 3 semaines - qui menace l’indépendance juridique et éditoriale de leur journal. Le gouvernement doit conditionner les aides à la presse et renforcer la loi pour garantir l’indépendance de la presse.

Enfin, et surtout, la CGT portera les priorités des travailleurs et travailleuses. Dans un contexte où l’inflation atteint des records, les questions des salaires, de protection sociale ou encore d’égalité salariale sont complètements invisibilisées par le gouvernement et le patronat.

C’est pourquoi la CGT publie, aujourd’hui, ses 100 propositions pour protéger et améliorer la vie des salarié·es.

Ces propositions sont construites autour de 5 axes prioritaires :

les salaires pour lesquels la CGT demande l’indexation des salaires sur l’inflation, la revalorisation du Smic à 2000 euros pour faire face à l’inflation et un conditionnement des aides publiques aux entreprises à un avis conforme du CSE ;

• les retraites avec notamment : la négociation des retraites complémentaires AGIRC-ARRCO, les départs anticipés pour pénibilité et l’aménagement des fins de carrières ;

la démocratie sociale dont : les questions de libertés syndicales, les moyens alloués aux représentant·es du personnel pour revenir sur les « ordonnances Macron » ;

le chômage avec la remise en cause des violentes réformes du gouvernement qui ont drastiquement réduit les indemnités des privés d’emplois ;

l’égalité femmes/hommes pour garantir l’égalité salariale, la révision de l’index égalité et la lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail.

Comme le démontre l’échec des 100 jours, l’autoritarisme et la répression ne peuvent constituer la réponse à la défiance profonde et aux fortes attentes sociales. L’escalade de violence et de répression ne résoudra rien. Des réponses sociales urgentes doivent être données.

Montreuil, le 11 juillet 2023

 

   publié le 11 juillet 2023

Ocean-Viking :
comment les garde-côtes libyens ont tiré sur le bateau de SOS Méditerranée 

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

Les gardes-côtes libyens, soutenus par l’Union européenne et le gouvernement italien d’extrême droite, ont mené une attaque à l’arme à feu contre les membres de l’ONG SOS Méditerranée, en pleine opération de sauvetage en mer. Un acte inadmissible qui ne suscite pour l’heure que bien peu de réactions.

L’effroi suscité par le naufrage du chalutier qui a coûté la vie, le 14 juin, à plus de 500 personnes, à la suite d’un probable remorquage par les gardes-côtes grecs visant à refouler les 750 exilés à bord, n’a rien changé à ce qui se trame en Méditerranée centrale.

Pire, des milices, directement équipées par les pays membres de l’Union européenne (UE) pour barrer la route aux exilés fuyant l’enfer libyen, ouvrent maintenant le feu, en pleine mer, sur les ONG de sauvetage et les personnes auxquelles elles portent secours.

« On a vu un patrouilleur des gardes-côtes libyens arriver sur zone dans le but de récupérer le bateau vide »

Ce vendredi 7 juillet, vers midi, l’équipage de l’Ocean-Viking, de SOS Méditerranée, effectue un premier sauvetage, à 45 milles nautiques au large de Garabulli, sur la côte libyenne.

L’ONG sauve 46 personnes entassées dans une barque en fibre de verre à la dérive. « L’opération de sauvetage venait juste de se terminer lorsqu’on a vu un patrouilleur des gardes-côtes libyens arriver sur zone dans le but, dans un premier temps, de récupérer le bateau vide. Ils ont dû estimer qu’il avait une valeur marchande », explique José Benavente, fondateur de l’ONG Pilotes volontaires, qui, aux commandes d’un avion Colibri 2, a observé et filmé le déroulement de toute cette journée.

Le bateau libyen est parfaitement identifiable. Il s’agit d’un des deux navires de classe Currubia récemment offerts à la Libye par la garde des finances italienne. Une cérémonie pour leur livraison a été organisée le 23 juin, à Messine, en présence de fonctionnaires de l’UE, des autorités italiennes et de gardes-côtes libyens.

Cette aide matérielle fait partie du projet « Soutien à la gestion intégrée des frontières et des migrations en Libye », élaboré à Bruxelles, alors même qu’au mois de mars, un rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme dénonçait la collusion des « gardes-côtes libyens » et de la « Direction de la lutte contre les migrations illégales », avec des trafiquants «  liés à des milices, dans le cadre de l’interception et de la privation de liberté des migrants ».

Au même moment, sur le Canal 16 de la radio VHF de l’Ocean-Viking et de l’aéronef, un nouveau message de détresse se fait entendre. Une autre embarcation, avec une dizaine de personnes à bord, vient de lancer un « Mayday ! » à quelques milles nautiques de là. Les pilotes volontaires repèrent rapidement le petit navire et aiguillent les sauveteurs de SOS Méditerranée dans sa direction.

À Rome, le Centre de coordination des secours maritimes (MRCC) italien prend contact avec l’ Ocean-Viking pour lui indiquer que le port de Civitavecchia lui est assigné pour débarquer les rescapés du premier sauvetage.

L’équipage prévient l’Italie de la présence du second bateau à la dérive. Les autorités maritimes italiennes lui demandent alors de se rendre sur zone pour « procéder à l’évaluation » de la situation.

Les Libyens sont toujours à proximité. Les sauveteurs tentent d’entrer en communication avec eux. « Allez-vous-en ! » leur ordonnent les hommes en arme à bord du patrouilleur. L’équipage de l’ Ocean-Viking leur rétorque qu’ils ont le feu vert de l’Italie. Arrivés sur zone, ils demandent l’autorisation aux Libyens de lancer leur opération de sauvetage. Les gardes-côtes répondent par un simple : « Ok, ok ! »

Des balles claquent dans l’eau, d’autres sont tirées en l’air.

Les sauveteurs mettent deux bateaux pneumatiques à l’eau et se dirigent vers les onze exilés en détresse. Tous montent à bord des canots de sauvetage, qui repartent directement en direction de l’ Ocean-Viking. C’est alors que le patrouilleur libyen entame une série de manœuvres rapides et dangereuses visant à barrer la route aux sauveteurs et rescapés.

Ces derniers accélèrent mais à trois reprises au moins les gardes-côtes ouvrent le feu en leur direction. Des balles claquent dans l’eau, d’autres sont tirées en l’air. Tout le monde se couche dans les navires pneumatiques, qui parviennent malgré tout à rejoindre le bateau mère. « Cette démonstration de violence est totalement contraire à toutes les règles du sauvetage en mer et au droit humanitaire », a réagi Alessandro Porro, chef de l’équipe de sauvetage de SOS Méditerranée, qui se trouvait dans l’un des deux hors-bord attaqués.

«  C réer la panique et ajouter du danger dans une situation où il y en a déjà n’est pas seulement une question de bon sens, c’est aussi une question de justice. » « Ils prouvent une fois de plus qu’ils ne sont pas là pour sauver les gens, abonde José Benavente, qui a assisté à toute la scène depuis son avion . Nous les observons quotidiennement mener des opérations de type commando pour intercepter les bateaux d’exilés. »

La journée n’est pas finie. Un nouveau « Mayday ! » retentit dans les radios. Une autre embarcation se trouve en détresse dans les eaux sous responsabilité maltaise. Le Colibri 2 vole dans sa direction. L’ Ocean-Viking est autorisé par Rome à se rendre sur place. Mais les gardes-côtes maltais sont plus rapides et refoulent l’embarcation avant l’arrivée des sauveteurs. Les 450 exilés à bord n’échappent pas, cette fois, à l’interception libyenne.

« Là-bas, ils sont condamnés à revivre l’enfer des viols et de l’esclavage », dénonce le fondateur de Pilotes volontaires. En Méditerranée centrale, on nage bel et bien dans un océan d’inhumanité.


 

   publié le 10 juillet 2023

« La politique de la ville
est bureaucratisée
et le tissu associatif épuisé »

Stéphane Alliès sur www.mediapart.fr

La sociologue et urbaniste Marie-Hélène Bacqué avait coordonné un rapport, aussi intéressant qu’il fut vite ignoré, sur la « démocratie d’interpellation » dans les quartiers populaires. Dix ans après la remise de ce rapport, et dix jours après la mort de Nahel, elle revient sur cet abandon d’une politique de la ville ambitieuse et participative.

C’était il y a pile dix ans, en juillet 2013. On fêtait les trente ans de la Marche pour l’égalité et Mediapart recueillait le constat de la sociologue Marie-Hélène Bacqué, professeure d’études urbaines à l’université Paris-Nanterre. Son diagnostic pointait alors la mise à l’écart des quartiers populaires dans les décisions politiques. À ses côtés, Mohamed Mechmache, fondateur du collectif Aclefeu de Clichy-sous-Bois né après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005.

Ensemble, ces deux actrice et acteur théoriques et pratiques de la citoyenneté des quartiers populaires venaient de rendre public un rapport intitulé « Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera pas sans nous », remis au ministre de la ville d’alors, François Lamy. Une trentaine de propositions ayant pour ambition de redonner du pouvoir aux habitant·es des quartiers relégués et ségrégués, plaidant pour leur participation aux projets territoriaux comme aux conseils d’administration des bailleurs sociaux, ou encore l’indépendance des associations à l’égard des élus locaux.

Dix ans après, Marie-Hélène Bacqué répond à nouveau à nos questions, dix jours après la mort du jeune Nahel d’une balle tirée à bout portant par un policier, et revient sur les nuits de violences qui se sont ensuivies, à l’image de l’abandon de politique des quartiers populaires depuis la remise de ce rapport, suivi par d’autres tout autant ignorés.

Que vous inspirent le climat politique de ces dix derniers jours et les événements touchant la France depuis la mort du jeune Nahel ?

Marie-Hélène Bacqué : Les premiers jours qui ont suivi la mort de Nahel, j’étais à Montréal avec un groupe de jeunes de quartiers populaires et de professionnels de la jeunesse issus de ces quartiers et y travaillant, de chercheurs et de comédiens, pour présenter une recherche participative que nous avons menée ensemble pendant quatre ans et la pièce de théâtre qui en est issue. Nous avons tous été plongés dans un état de sidération. Comment est-il possible qu’en France, en 2023, un jeune homme soit abattu pour refus d’obtempérer ? Nous avons arrêté nos activités pour prendre le temps de penser ensemble ces événements qui, dans le même temps, n’étonnaient aucun de nous.

Tout cela m’inspire tristesse, colère et inquiétude. Tristesse pour la mort du jeune Nahel tout d’abord et pour tous ces jeunes arrêtés et jugés dans l’urgence, qui voient leur avenir se fermer brutalement. Colère vis-à-vis de cette violence policière mille fois dénoncée, que les gouvernements successifs n’ont rien fait pour arrêter, de même qu’ils n’ont rien fait pour endiguer le racisme systémique qui traverse cette institution. Inquiétude pour l’avenir, au regard de l’absence de réponse de fond du gouvernement et du président de la République, qui ne semble pas vouloir entendre la colère qui s’exprime dans les quartiers populaires et ses ressorts profonds. Les réactions du syndicat de police Alliance font par ailleurs froid dans le dos, de même que la montée des discours d’extrême droite.

En 2005, la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois et les tensions qui en ont découlé avaient donné lieu à l’émergence d’acteurs ou de médias associatifs. Près de vingt ans après, que ce soit en termes d’émergence de paroles ou de réponse politique, on semble loin de ce qui était déjà à l’époque jugé insuffisant…

Marie-Hélène Bacqué : La situation des banlieues populaires ne s’est guère améliorée depuis 2005. Elle s’est même détériorée sur plusieurs plans. Les inégalités sociales et territoriales n’ont fait que croître, comme le montrent nombre de rapports. Certes, un grand programme de rénovation urbaine a été engagé, qui a contribué à changer l’image de certains quartiers. Mais, le plus souvent, ces rénovations ont été menées sans les habitants, voire leur ont été imposées.

Des travaux comme ceux de Christine Lelévrier ont montré leur impact social contrasté, notamment pour les populations les plus précaires, parfois repoussées de cité en cité, perdant les réseaux de solidarité qui leur permettaient de tenir, et ce au nom de la mixité sociale. Un scénario raté de dispersion de la pauvreté a prévalu dans les années 2000, qui pose la question de la reconnaissance de l’existence de quartiers populaires et de leurs populations.

Par ailleurs, il ne suffit pas de démolir des bâtiments, de clôturer des espaces, de repeindre des façades, pour améliorer la vie des habitants. Leurs premières demandes, comme le montre le bilan du tour de France réalisé par le collectif Pas sans nous, sont les services publics, l’école, le logement, l’accès à l’emploi. La politique de la ville, c’est-à-dire la politique portant sur les quartiers dits « défavorisés », a pour beaucoup perdu de sa substance sociale. Elle a été bureaucratisée et les professionnels et associations qui y contribuent sont aujourd’hui largement épuisés par les logiques de concurrence et d’appel d’offres, les contrôles tatillons auxquels ils sont soumis.

Du côté associatif, un ensemble de collectifs sont nés à la suite des révoltes de 2005 qui s’inscrivaient pour beaucoup dans une histoire plus longue des quartiers populaires, notamment la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Des mouvements plus récents montrent que les quartiers populaires ne sont pas des vides politiques, par exemple les collectifs Pas sans nous, Vérité et justice pour Adama ou le Front des mères, sans compter les multiples collectifs locaux.

Notre recherche collective a ainsi mis en lumière les multiples formes d’engagement des jeunes, qui s’accompagnent d’une distance forte avec la politique institutionnelle. Mais les deux dernières décennies ont été marquées par la montée de l’islamophobie, qui s’est accompagnée de formes de répression du monde associatif, conduisant à la dissolution de certaines organisations, à la remise en cause d’agréments, à la suppression de financements.

Tout cela, qui est très bien documenté par l’Observatoire des libertés associatives, a conduit à un affaiblissement et à un épuisement du tissu associatif. J’ai mesuré ces derniers jours, lors de discussions avec des militants associatifs ou des professionnels, à quel point ces difficultés récurrentes (carcan administratif, baisse des moyens, manque de prise en compte de leurs actions) les ont épuisés. Et à quel point ils partagent la colère des jeunes, même si la leur ne prend pas les mêmes formes.

En 2012, vous coordonniez et rédigiez avec l’ancien porte-parole d’Aclefeu Mohamed Mechmache un rapport pour le secrétaire d’État à la ville, appelant notamment à donner du pouvoir aux habitant·es des quartiers populaires dans les choix politiques les concernant, en tout cas à partager le pouvoir local des maires et à en finir avec le clientélisme municipal. En quoi cette approche aurait-elle pu éviter l’embrasement de ces derniers jours ?

Marie-Hélène Bacqué : Nous proposions de remettre la politique de la ville sur ses pieds, c’est-à-dire de partir des habitants et de construire avec eux des politiques de transformation sociale. Cette approche aurait permis de consolider le réseau associatif et notamment les petites associations ou les collectifs qui ont un rôle social majeur, d’appuyer les initiatives locales, de mobiliser les citoyens autour de la vie collective et de la vie de la cité.

Nos propositions débordaient largement des quartiers populaires, quand nous proposions par exemple la création d’un fonds pour une démocratie d’interpellation, qui permettrait de développer des démarches participatives portées par les habitants, au lieu qu’elles émanent des institutions ou plus largement la co-construction des politiques publiques.

Nous insistions aussi sur la nécessité de mettre les habitants au cœur des services publics et nous avions notamment travaillé sur les rapports entre police et population, soulignant l’acuité de cet enjeu et l’urgence d’une réforme profonde de l’institution policière afin qu’elle retrouve un ancrage local et un rôle de gardien de la paix. Le rapport comportait des propositions précises déjà portées par des associations et collectifs, comme l’instauration d’une politique de reçu d’identité, la limitation du port d’armement intermédiaire du type flashball et taser, l’interdiction des pratiques ayant mené à la mort, telles que la clé d’étranglement.

Pour orienter l’approche de la police vers le dialogue avec les citoyens, nous proposions de réinstaurer la politique des « îlotiers », de mettre en place des comptes-rendus publics d’activité de la police préparés de façon à ce que tous les citoyens puissent y participer, y compris ceux qui sont considérés comme « des problèmes » par les forces de police ou par les habitants, de généraliser les groupes de veille (groupes locaux de traitement de la délinquance) auxquels participeraient les agents de police travaillant dans le quartier, les élus en charge de la sécurité, des représentants locaux du ministère de la justice (via les maisons de justice et du droit) et du Défenseur des droits, les citoyens et leurs associations.  

Pour mettre en place cette démarche, plusieurs propositions étaient centrées sur l’amélioration des conditions de travail des policiers et leur formation. Un volet portait aussi sur la création d’instances d’interpellation et de recours pour les citoyens. Si ces propositions avaient été mises en œuvre, elles auraient contribué à transformer les relations entre police et population. Mais on est au contraire allé en sens inverse.

Quelle fut la postérité institutionnelle de ce rapport ?

Marie-Hélène Bacqué : L’élaboration de ce rapport a reposé sur un travail collectif et une conférence de citoyens réunissant une centaine d’acteurs associatifs, militants, professionnels. Cette conférence de citoyens avait d’ailleurs choisi de mettre comme première de ses trente propositions le droit de vote pour les étrangers aux élections locales, une promesse faite par François Mitterrand, puis par François Hollande, mais jamais tenue. Je le souligne car cela montre à quel point l’histoire des quartiers populaires en France est jalonnée de déceptions et de promesses non tenues.

Notre rapport n’a pas échappé à cela. Quasiment aucune des propositions n’a été reprise par les gouvernements Hollande puis Macron. Si le principe de co-construction de la politique de la ville a été inscrit dans la loi, elle n’y est pas définie et les moyens législatifs et pratiques ne sont pas donnés. Nous inspirant d’un dispositif québécois, nous avions proposé que la puissance publique soutienne la création de « tables de quartier », c’est-à-dire d’initiatives réunissant plusieurs collectifs et associations pour travailler ensemble, élaborer des propositions, contester si nécessaire.

À la place, la loi rend obligatoire des conseils citoyens, dont la composition est avalisée par le préfet et qui dans beaucoup de cas sont restés des coquilles vides, sans pouvoir réel. Nous proposions de soutenir des démarches venant des habitants, c’est un nouveau dispositif émanant d’en haut qui est encore créé. La fédération des centres sociaux et le collectif Pas sans nous ont pu expérimenter la création d’une douzaine de tables de quartier mais avec un financement bien faible au regard de ce qui existe au Québec. Et encore une fois, on en est restés au stade de l’expérimentation. Cela est très significatif de l’incapacité ou du refus à penser et mettre en œuvre une dynamique participative portée par les citoyens.

Les politiques publiques sont aussi parties à contresens en termes de reconnaissance de l’action collective dans les quartiers populaires, et tout simplement de reconnaissance de leurs habitants, ce qui représentait un volet de nos propositions. Ces quartiers ont été pointés du doigt après les attentats de 2015. On a parlé de « reconquête républicaine », comme s’ils étaient en dehors de la République.

Ces discours ont des effets importants sur la façon dont des jeunes en particulier peuvent se projeter dans la société française, sur leur sentiment de légitimité et sur leurs rapports aux institutions.

Votre travail a depuis été rejoint dans le tiroir à oublis par les rapports Borloo (pour le gouvernement), El Karoui (Institut Montaigne), ou Cornut-Gentille/Kokuendo (groupe parlementaire Les Républicains)… Comment expliquer le décalage entre le nombre de réflexions existantes sur les quartiers populaires et leur absence continue de concrétisation politique ?

Marie-Hélène Bacqué : Il faudrait pour que ces constats et propositions – que je ne mettrais pas toutes sur le même plan, le rapport Borloo, par exemple, restant très descendant – une volonté politique de justice sociale et de transformation. Cela n’est pas le cas. L’ouverture de 1983 après la publication du rapport Dubedout s’est vite refermée. Travailler en profondeur sur les quartiers populaires implique de poser la question des inégalités sociales et environnementales, et aussi de la redistribution sociale.

Lors de la crise sanitaire et des confinements, on a tout à coup découvert les « métiers essentiels », mais la population des quartiers populaires reste invisibilisée, quand elle n’est pas stigmatisée.

À partir de ces quartiers se posent des questions centrales pour la société française : celle de l’égalité, celle de la démocratie, celle de la gestion de la crise climatique qui s’y fera sentir plus fortement qu’ailleurs, et celle de notre héritage colonial. Pour toutes les embrasser, il faut de la volonté et du courage politique, qui ne sont pas à l’ordre du jour.

En termes de militantisme citoyen, la réflexion a permis de construire des ponts entre acteurs des quartiers (initiant la création du collectif Pas sans nous) puis avec d’autres acteurs associatifs (France Nature environnement, Secours catholique, Fondation Abbé Pierre)… En dépit du silence radio du pouvoir politique, la dynamique a perduré jusqu’à la présidentielle de 2017, avant de sembler s’amenuiser depuis. Où en est-elle ?

Marie-Hélène Bacqué : En effet, dans la dynamique du rapport, des réflexions communes ont été menées autour, par exemple, de la proposition de création d’un fonds d’interpellation, rebaptisé ensuite fonds d’initiative, proposition travaillée et reprise par de grandes associations nationales. Des actions conjointes ont été organisées entre le collectif Pas sans nous et Alternatiba, le collectif Justice et vérité pour Adama et Alternatiba. Mais ces ponts semblent encore fragiles, même s’ils indiquent une perspective stimulante.

Au sein même des quartiers populaires, il reste à consolider des alliances. Depuis la Marche pour l’égalité et contre le racisme, on a observé plusieurs tentatives de créations d’un « mouvement des banlieues » ou des quartiers populaires. Mais ces collectifs restent encore parcellisés. Au moment des élections présidentielles de 2022, le collectif On s’en mêle a tenté de structurer une position collective. Il s’est autodissous mais de nouvelles initiatives sont en discussion.

Alors que le monde politique et médiatique se mobilise davantage pour saluer les maires en première ligne plutôt que les victimes de violences et de racisme policiers, la « démocratie d’interpellation » que vous appeliez de vos vœux peut-elle encore être audible dans le contexte actuel ?

Marie-Hélène Bacqué : Elle est en tout cas plus nécessaire que jamais. Cette démocratie d’interpellation était aussi une demande des « gilets jaunes » et, d’une autre façon, du mouvement contre la réforme de la retraite ou des mobilisations écologiques. Le président Macron a multiplié les dispositifs dits de participation comme le « grand débat », la Conférence citoyenne pour le climat, le Conseil national de la refondation.

Tous ces dispositifs ne sont pas équivalents. La Conférence citoyenne pour le climat a représenté une vraie expérience démocratique, montrant la capacité des citoyens à se saisir d’enjeux complexes et à délibérer. Pour autant, les propositions qui en ont émané sont restées lettre morte. Ces initiatives présidentielles et leurs absences de débouchés contribuent à miner l’idée de participation et à faire monter un sentiment d’impuissance et de colère.

Dans la période récente, son refus d’entendre une contestation soutenue par la majorité des citoyens et d’organiser un référendum sur les retraites témoigne d’une surdité et d’un autoritarisme très dangereux pour la démocratie. Face à cela, il me semble que plus que jamais il faudrait réaffirmer la nécessité d’une démocratie d’interpellation et la mettre en œuvre partout où c’est possible, avec les moyens du bord.

Comment expliquez-vous la permanence, voire la généralisation des critiques autour de l’autorité parentale qui serait déficiente et finalement première responsable de la situation ?

Marie-Hélène Bacqué : Cette responsabilisation des familles est profondément choquante quand on sait par ailleurs que les mêmes parents doivent préparer leurs enfants à réagir sans danger aux contrôles agressifs de la police, ou à réagir à des propos ou des réactions racistes. 

C’est une vieille rengaine que celle des classes dangereuses, des familles déficientes, de la disparition de l’autorité parentale, voire de l’existence d’une culture de la pauvreté et de la dépendance. Elle rejaillit régulièrement et imprègne une partie du travail social quand il est vu comme un encadrement et une éducation des familles.

Si l’on revient à ce qui s’écrivait sur les banlieues dans l’entre-deux-guerres, on retrouve le même type de propos adossés à une bonne dose de moralisme condescendant au regard des classes populaires. Et c’est la même critique qui a conduit à la proposition récurrente de suppression des allocations familiales pour les parents déficients. C’est une rhétorique facile, qui permet d’éviter les vraies questions.

Comment expliquez-vous qu’aujourd’hui tout le camp progressiste semble tétanisé au lieu d’afficher son soutien aux victimes de violences policières dans les quartiers ?

Marie-Hélène Bacqué : Les « alliés » sont eux-mêmes dans le viseur du gouvernement (par exemple la Ligue des droits de l’homme). Comme si l’on se résignait à la catastrophe… Les attaques se multiplient contre le monde associatif critique, mais aussi contre la pensée critique dans les universités. Tout cela ouvre un large champ à l’extrême droite, ainsi que l’indiquent les réactions qui ont suivi la mort de Nahel et les révoltes des quartiers populaires.

Faut-il s’y résigner ? Non, bien sûr. Mais le chemin est étroit. Et il ne peut passer que par des convergences qui commencent à se structurer, comme on l’a vu autour de la marche pour Adama du samedi 8 juillet. Il reste néanmoins beaucoup à faire : le Parti socialiste comme le Parti communiste n’ont pas appelé à cette marche. Pourtant, un soutien clair aux victimes des violences policières me semble un point de départ indispensable pour construire une réponse politique face à une crise de la démocratie, à la montée de formes d’autoritarisme, et au danger de l’extrême droite, qui ne concernent pas que les quartiers populaires.


 

   publié le 9 juillet 2023

Mort de Nahel : un comité de l’ONU exige une enquête « approfondie et impartiale »

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Suite à la mort de Nahel, une instance de l’ONU a publié une déclaration qui estime que la France doit lutter contre les discriminations raciales aux causes « structurelles et systémiques » dans la police. Par sa réponse, le Ministère des Affaires étrangères se retranche dans le déni.

Le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale (Cerd) a rendu vendredi une déclaration sévère contre la France, suite au décès de Nahel M., 17 ans, tué d’un tir policier suite à un refus d’obtempérer, à Nanterre, le 27 juin dernier. Le Cerd, composé de dix-huit experts indépendants (juristes, politistes, diplomates, etc.) « demande instamment » une enquête « approfondie et impartiale » et que les auteurs présumés, « s’ils sont reconnus coupables », soient sanctionnés « à la mesure de la gravité du crime ».

Si elle regrette également « le pillage et la destruction de biens privés et publics », l’instance chargée de veiller au respect de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale se livre à un véritable réquisitoire concernant la politique de Paris en matière de maintien de l’ordre et de pratiques policières. Elle déplore ainsi « les informations faisant état d’arrestations et de détentions massives de manifestants » et invite à respecter « le principe de proportionnalité et de non-discrimination lors de la lutte contre les protestations et les manifestations de masse ».

Pour le Quai d’Orsay, la déclaration du Cerd est « excessive »

Le Cerd recommande en outre aux autorités « de s’attaquer en priorité aux causes structurelles et systémiques de la discrimination raciale », notamment au sein de la police. Elle relève la pratique d’un « profilage racial dans les opérations de police, les contrôles d’identité discriminatoires », touchant particulièrement les personnes d’origine africaine et arabe et demande que les autorités françaises adoptent une législation prohibant ces pratiques.

Le Quai d’Orsay, qui publie régulièrement des communiqués sur les atteintes aux droits de l’homme commises dans d’autres pays, n’a pas goûté de se voir rattrapé par la patrouille. Le Ministère des affaires étrangères a répondu par un communiqué « contester » les propos de la déclaration du comité onusien « qu’elle juge excessifs ». Quand bien même Cerd, dont ce n’est pas la mission, a bien pris soin de déplorer les atteintes aux biens publics et privés, le Ministère fait diversion en disant déplorer « l’oubli des violences injustifiables commises ces derniers jours contre les forces de l’ordre, les élus, les services publics, les commissariats, des écoles, des centres sociaux et de soins ». Pour Paris, « toute accusation de racisme ou de discrimination systémique par les forces de l’ordre en France est infondée ».

Le Quai d’Orsay rappelle que le « profilage ethnique » est interdit en France et que des mesures ont été prises en vue de lutter contre les « dérives de contrôles dits au faciès ». Il vante également un niveau de contrôle interne et externe des forces de sécurité «  tels que peu de pays en connaissent ». La politique menée par les dirigeants du pays des droits de l’homme reste « circulez, il n’y a rien à voir ».


 

   publié le 8 juillet 2023

WaffenKraft : les leçons de la première affaire de terrorisme d’extrême droite jugée aux assises

Nadia Sweeny  sur www.politis.fr

Vendredi 30 juin, l’ancien gendarme adjoint, Alexandre G. a été condamné à 18 ans de prison avec une période de sûreté des deux tiers. La plus grosse peine prononcée pour une association de malfaiteurs terroriste en lien avec l’extrême droite. Son idéologie et sa haine, comme chez ses coaccusés, se nourrissent du pourrissement du débat actuel et l’éclairent d’une lumière crue.

« Vous êtes face à une sorte de jihad. Un jihad nouveau. Un white jihad » – jihad blanc, a clamé l’avocat général du parquet national antiterroriste lors de son réquisitoire jeudi 29 juin, après dix jours de débats devant la cour d’assises de Paris, lors du procès de l’affaire dite « WaffenKraft ». Une première pour une association de malfaiteurs terroriste en lien avec l’extrême droite. Quatre jeunes néonazis étaient ainsi jugés du 19 au 30 juin accusés d’avoir voulu commettre des attentats. Le principal accusé, Alexandre G. ancien gendarme adjoint a écopé de 18 ans de prison assortis d’une période de sûreté des deux tiers. Il a dix jours pour faire appel. La cour d’assises de Paris a cependant été plus clémente avec les coaccusés dont les peines les exemptent d’une incarcération. Mais au cours de ces dix jours de débats, a émergé la réalité d’une violence terroriste largement alimentée par le débat public et la banalisation des rhétoriques d’extrême droite.

À 22 ans au moment des faits (2017-2018), Alexandre G. dit s’être radicalisé sur internet après les attentats jihadistes de 2015 sur les forums « d’ultra-droite » où s’échangent sans modération propos racistes, haine anti-immigrés, antisémitisme décomplexé. À grands coups d’humour potache, de récupération de faits divers choisis – devenue la spécialité de l’extrême droite – et de culte viriliste, la haine se nourrie. « Je me suis enfermé dans ma bulle. J’ai fait un amalgame entre musulmans et terroristes. C’est la haine le moteur de tout ça. J’en voulais à l’État que je trouvais trop laxiste. Quand on est radicalisé c’est difficile d’en sortir », reconnaît-il aujourd’hui. Devant le magistrat instructeur, le gendarme admet qu’ainsi, les musulmans et les manifestants de gauche sont devenus ses « ennemis ». C’est notamment ceux-là, qu’il cible dans ses deux manifestes terroristes que Politis a pu consulter.

Dans ces documents retrouvés sur son ordinateur lors de la perquisition, il détaille les méthodes pour faire un « maximum de morts » et annonce les raisons de son passage à l’acte. Dans « tactiques et opérations de guérilla », Alexandre G. reconnaît avoir copié-collé les techniques d’attaques diffusées par la propagande jihadiste dont il est fasciné. Il y dévoile trois cibles : la gare de Sevran-Beaudottes (93) – quartier populaire de banlieue parisienne – qu’il imagine attaquer par « explosion », la mosquée Omar et le PCF par « fusillade ». Il évoque aussi une attaque « dans une cité sensible réputée pour faire régner la terreur et où la police s’y aventure que très rarement, de ce fait vous avez 90 % de chance de ne pas croiser la police ce qui en fera un avantage énorme. Allez de rue en rue et fusillez les cafards là où vous les trouverez. » Peut-on lire. La mention étant accompagnée d’une photo devant illustrer lesdits « cafards ».

Une rhétorique visant les habitants des quartiers populaires, qui n’est pas sans éclairer d’une lumière crue un communiqué officiel de deux syndicats de policiers majoritaires diffusé le 30 juin à l’occasion des violences urbaines déclenchées par la mort du jeune Nahel sous les balles d’un policier. Dans ce communiqué, les syndicats de police annoncent être « en guerre » et que l’heure est « au combat contre ces « nuisibles » », définis comme « des hordes sauvages ». En parallèle, des politiques définissent, sans ambages, un lien de cause à effet direct entre origines immigrées et violences urbaines. Le discours de l’« ultra-droite » se trouve ainsi largement validé par des organisations ou personnalités pourtant considérées comme « républicaines ». Si dans son réquisitoire définitif le parquet national antiterroriste s’alarme d’une « surreprésentation des membres ou anciens membres des forces armées et de sécurité intérieure au sein de l’ultra-droite », il note aussi que « la centralité des thèses soutenues par l’extrême droite au sein du débat public tend à légitimer celles promues par l’ultra-droite. » La mécanique qui aboutit à l’engagement de ces jeunes dans une spirale terroriste est ainsi indissociable de l’état du débat public en France.

Les fruits de haine

Ainsi la généralisation des discours contre les immigrés et la préservation d’une identité française fantasmée comme chrétienne, blanche et épurée d’éléments allogènes portent ses fruits de haine au cœur des groupuscules violents. « Je n’aime pas le concept de multiculturalisme. Comme beaucoup de gens j’estimais qu’il ne fallait pas se laisser submerger par des immigrations non européennes », explique Alexandre G. à la barre, abreuvé de la théorie dangereuse du grand remplacement reprise par des personnalités politiques comme Valérie Pécresse ou Eric Ciotti et qui sert de ferment aux discours néonazis. Pour Evandre A. l’intellectuel du groupe, « c’est Alain Soral qui a banalisé ces idées. Puis, l’alt-right américaine a présenté ça comme quelque chose de scientifique et plus seulement idéologique et c’est plus dur à remettre en question. Du coup, je me suis mis à lire de la littérature néonazie. J’étais favorable aux thèses eugénistes, opposé aux mariages mixtes pour la stérilisation des personnes handicapées et l’évaluation de ceux qui avaient le droit de se reproduire, liste-t-il. Cela dit, mes idées n’étaient pas si incompatibles avec la société française : en 2017, M. Fillon avait suggéré des quotas d’immigration en fonction de la nationalité d’origine et de mon point de vue, c’est satisfaisant »

Pour moi, il fallait séparer les races sinon, il y aurait des conflits. 

Condamné à cinq ans de prison dont trois avec sursis, il réfléchit avec son avocate, Me Olivia Ronen, à faire appel. Celle-ci avait en effet demandé une exemption de peine pour son client car Evandre A. avait prévenu les autorités avant l’ouverture de l’enquête judiciaire contre le gendarme. Le 10 août 2018, il a en effet appelé la gendarmerie pour faire part de son inquiétude face à l’éventualité d’une attaque terroriste d’Alexandre G. « Je voulais endoctriner les gens avec l’esthétique de la violence mais j’étais contre le terrorisme, c’est contreproductif et ça ferait reculer l’extrême droite en France », déclare à la barre celui pour qui « sans race, pas de société. Pour moi, il fallait séparer les races sinon, il y aurait des conflits. »

C’est aussi ce que pensait Julien, mineur au moment des faits. Devant le magistrat, il préfère se considérer comme « racialiste » – comme la plupart des personnes accusées de terrorisme en lien avec l’extrême droite qui réfute le terme raciste. « Je ne vais pas dire « nègre » ou dire que le jaune est plus intelligent que nous. Je vais plutôt dire que nous sommes différents. La race est une réalité génétique et culturelle », a-t-il déclaré. « Le nazisme permet, par la promotion d’une identité d’un peuple supérieur aux autres, de conforter son besoin de remettre en question le système démocratique français », pense l’éducatrice de la protection judiciaire de la jeunesse qui l’a suivi au début de son contrôle judiciaire. Pour le psychiatre, « sa crainte de ne pas exister en tant qu’ethnie est en réalité une crainte de ne pas exister en tant que personne. »

« Je ne souhaite la mort de personne mais après… »

Abreuvé de la théorie du grand remplacement, le petit groupe va naturellement diriger sa haine non plus seulement contre les immigrés, mais aussi contre les groupes vus comme responsables et « puissants » : les institutions, les journalistes et les Juifs. « Je suivais les instructions d’Anders Breivik qui dit qu’il faut s’en prendre aux puissants, a déclaré Alexandre G. à la barre. Quand on est nazi, on pense que ce sont les Juifs qui contrôlent. » Julien ne dit rien de moins devant la section de recherche de la gendarmerie qui l’interroge après son arrestation : « Il serait illogique de dire qu’il faut tuer Mamadou parce qu’il est là. Mamadou, il n’y est pour rien. C’est le système qui les a fait venir-là qui est en cause. » Puis, devant le magistrat : « je ne souhaite la mort de personne mais après… il y a comme un truc qui s’est fait au milieu du Moyen Âge avec les bons chrétiens qui ne devaient pas manier l’argent. Du coup ce sont les juifs qui se sont retrouvés, et encore aujourd’hui, à des postes importants. Pour moi, ces postes importants sont censés représenter notre pays et je trouve ça étrange que ce ne soit pas des Français de souche. » (sic)

Quoi de plus « naturel » alors que de cibler le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) ? Dans le second document terroriste de l’ancien gendarme, nommée « opération croisée – communiqué de guerre » celui-ci fait aussi une liste détaillée de cibles de puissant et de traîtres. Des députés européens, de gauche comme Yannick Jadot ou de droite, comme Brice Hortefeux, mais aussi une liste de journalistes qualifiés de « féminazies » – terme péjoratif pour désigner des féministes. Deux d’entre eux sont issus de notre rédaction. Ces noms semblent avoir été copiés de listes diffusées sur les réseaux sociaux. Un procédé que l’on retrouve dans l’affaire FRDeter, du nom de ce groupe Télégram sur lequel des militants d’ultra-droite faisaient part de leur volonté d’actions violentes.

Julien a été condamné à cinq ans de prison dont trois avec sursis. À l’annonce de sa peine, qui lui évite un passage par la case détention, le jeune homme s’est effondré en larmes dans les bras de son avocate, Me Modestie Corde. « Je suis contente que la Cour ait pu prendre la mesure de la gravité des faits reprochés, tout en tenant compte de la personnalité « cabossée » de Julien, a réagi son avocate auprès de Politis. La détention aurait été contre-productive car cela l’aurait replongé dans un milieu violent. Julien a pleinement pris conscience de la gravité des faits reprochés et de la « relative » clémence de la peine. » Après le verdict, le jeune homme est allé spontanément à la rencontre des parties civiles et notamment de Me Ilana Soskin, avocate de la Licra, association antiraciste que Julien avait visée dans un échange de SMS sur lequel il disait « go les incendier ». Auprès de Me Soskin, Julien s’est excusé. « Il m’a remercié d’avoir été là pendant les quinze jours de son procès. Il m’est apparu sincère et je dois avouer que ça m’a beaucoup touchée », raconte-t-elle. Une lueur d’espoir dans le sombre tunnel que nous traversons ?

 

 

   publié le 7 juillet 2023

Budget : 60 milliards à trouver d’ici 2027, la Cour des comptes crie haro sur les niches fiscales

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Dans sa quête sans fin des économies budgétaires, la Cour des comptes s’en prend, dans une note publiée ce vendredi 7 juillet, aux lourdes dépenses - presque 100 milliards d’euros - que sont les niches fiscales accordées aux entreprises sans condition ni contrôle.

Derrière la boutade, il y a quand même un changement de doctrine. Puisque le gouvernement a sifflé la fin du « Quoi qu’il en coûte » et qu’il compte même infliger une bonne pincée d’austérité aux dépenses publiques, la Cour des comptes propose une nouvelle méthode. Plutôt que d’aller encore chasser les fraudeurs au RSA, de grappiller de nouvelles miettes sur les services publics et les allocations-chômage, elle regarde enfin, même si c’est par la bande, la première dépense de l’État (un tiers de son budget) : les aides aux entreprises.

Et plus particulièrement l’une de celles qui augmentent le plus rapidement : les niches fiscales. Celles-ci ont coûté pas moins de 94,2 milliards d’euros à l’État en 2022, un record, après une hausse de 4,6 milliards sur un an. Les deux tiers de ce montant colossal ont été captés par les grandes entreprises. Mais sur ce point, les Sages de la rue Cambon, n’insistent pas trop.

160 milliards d’euros d’aides publiques versées aux entreprises chaque année

« Pour restaurer nos marges de manœuvre, un effort substantiel devra être conduit sur la dépense publique », de façon à dégager « idéalement » soixante milliards d’euros d’économies d’ici 2027, a ainsi déclaré le premier président de la Cour Pierre Moscovici, en présentant sa note sur ce thème. Les magistrats financiers suggèrent d’instaurer un meilleur « mécanisme de plafonnement » du coût des niches fiscales entre 2023 et 2027, car l’actuel « est trop élevé et inopérant ». La Cour suggère enfin de limiter à quatre ans la durée de tout nouvel avantage fiscal ou réduction d’impôt. Ils ne s’aventurent toutefois pas jusqu’à demander un audit, pour mesurer leur efficacité concrète. Dommage.

La Cour des comptes restant ce qu’elle est, la note sur les niches fiscales cohabite avec celle sur les dépenses d’éducation, sur la politique du logement ou celle sur les relations financières entre État et collectivités locales… On conseillera ainsi plutôt à la Cour des comptes de se pencher sur l’étude réalisée par les chercheurs du Clersé, de l’université de Lille, à la demande de la CGT, “Un capitalisme sous perfusion” (voir ci-dessous).

Ils y trouveront notamment que sur les 160 milliards d’euros d’aides publiques versées sans condition ni contrepartie chaque année aux entreprises, il y a aussi les exonérations de cotisations sociales – près de 70 milliards – qui plombent très sérieusement le financement de la protection sociale.


 


 

Un capitalisme accro aux aides publiques

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Coût du capital Avec près de 160 milliards d’euros versés en 2019, les subventions aux entreprises sont devenues le premier poste de dépenses de l’État. Cela représente même le double du budget de l’éducation nationale.

C’est comme si le salaire d’un employé du privé sur quatre était en réalité payé par l’État. Le montant des aides publiques au capitalisme français est colossal : 156,88 milliards d’euros, révèle une étude réalisée par les chercheurs du Clersé, de l’université de Lille, à la demande de la CGT. « Ces dépenses ou ces renoncements à percevoir l’impôt ne sont pas identifiés comme tels par l’administration. Aucun rapport annuel ne les recense, nous avons donc dû éplucher les budgets des différentes fonctions publiques et agréger de très nombreuses données, explique l’économiste Thomas Dallery. C’est quand même fou, d’ailleurs, dans un pays qui répète qu’il faut faire attention et couper les dépenses dans la majorité des ministères », pointe le coauteur du rapport « Un capitalisme sous perfusion », paru en octobre. La méthodologie est donc claire. Il s’agit de répertorier les types d’aides aux entreprises, qui sont de trois ordres : les subventions directes, les crédits d’impôt et les baisses de cotisations. Ils amputent autant de budgets, de l’État, des administrations publiques locales et de la Sécurité sociale.

Que ces aides représentent le premier poste de dépenses publiques n’a pas toujours été le cas, puisque, en 1980, elles n’atteignaient même pas 10 milliards d’euros. « Une première rupture nette a lieu au début des années 2000, avec le passage à la monnaie unique. Avant, on utilisait des dévaluations légères du franc pour booster la compétitivité des entreprises. Depuis qu’on ne peut plus le faire, on passe par des formes de dévaluation fiscale », pointe Thomas Dallery.

Une incidence sur la protection sociale

Puis, le volume des aides bondit à nouveau après 2012, avec le tournant de la politique de l’offre défendue par François Hollande, et l’arrivée à Bercy d’un certain… Emmanuel Macron. Mais ces pics ne doivent pas masquer l’augmentation régulière d’aides aux entreprises, qui fait dire aux auteurs du rapport que le capitalisme français a développé une véritable accoutumance. « On peut utiliser la métaphore de l’alcoolique : pour préserver le même degré d’ivresse, il lui faut progressivement une quantité d’alcool de plus en plus importante, explicite l’économiste. Les entreprises sont tout aussi dépendantes, elles ont besoin qu’on augmente régulièrement la dose, par une nouvelle niche fiscale, une nouvelle baisse de cotisations… »

Les subventions directes, avec 32 milliards d’euros par an, sont les formes d’aides les plus stables, mais aussi les moins élevées. Le passage du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (Cice) en baisse permanente des cotisations, en 2019, a fait de ce type d’aide la plus importante en volume, avec près de 65 milliards d’euros, contre 61 milliards pour les niches fiscales. Les auteurs du rapport montrent de leur côté que ces baisses des cotisations ont une incidence énorme sur la protection sociale, qui n’est plus financée qu’à 58 % par le travail. « C’est une manière d’étatiser la gestion de la protection sociale, de couper le lien protection-cotisation et, incidemment, de contourner les syndicats », note Thomas Dallery.

« Un maintien du niveau des profits »

Si, en revanche, on prend en compte les dépenses fiscales dites déclassées, alors ce poste de dépenses, ou plutôt de renoncement à percevoir l’impôt, arrive de loin en tête avec près de 110 milliards d’euros par an. En 2019, il y a eu pour 48 milliards de dépenses déclassées, dont 44 liés à l’impôt sur les sociétés, dont l’essentiel est constitué par le « régime mère-fille », un dispositif qui vise, selon Bercy, à éliminer les doubles impositions entre sociétés mères et filiales, mais qui est surtout un moyen d’optimisation fiscale dont abusent les multinationales. Raison pour laquelle les auteurs ont choisi d’en faire état dans un calcul à part, qui porte l’addition finale à 205 milliards d’euros. « Je tiens aussi à préciser que nous n’intégrons pas le manque à gagner lié à une réforme fiscale comme la baisse progressive de l’impôt sur les sociétés », poursuit l’économiste. Et comme le chiffrage s’arrête en 2019, toutes les aides liées à la pandémie n’y sont pas non plus intégrées. On pourrait s’attendre à ce que l’augmentation de ces mesures fiscales provoque une diminution du taux de prélèvement obligatoire dans son ensemble. Sauf que, dans les faits, la pression fiscale est plutôt reportée sur d’autres acteurs économiques. Par exemple, lorsque l’État a mis en place le Cice, il a augmenté dans le même temps et en partie la fiscalité assise sur les particuliers, via la hausse de la TVA, et la fiscalité écologique.

« Le premier poste de budget de l’État sert avant tout à maintenir le niveau des profits. Et dans ce monde de capitalisme financiarisé, une large part des bénéfices va aux actionnaires », insiste Thomas Dallery. Si ces aides sont à 70 % qualifiées d’inefficientes par l’inspection générale des finances, l’accoutumance est telle que les supprimer pourrait avoir des conséquences importantes sur l’investissement ou l’emploi. « Une solution serait par contre d’imposer des contreparties. Il est possible d’imaginer conditionner des aides à une modération de dividendes pour soutenir plutôt les salaires et les investissements écologiques », propose l’économiste, qui rappelle que, depuis la pandémie, cette idée gagne du terrain dans l’opinion publique.


 

   publié le 6 juillet 2023

Police :  « Allo, Beauvau ?  
Faut tout changer ! »

Camille Bauer et Alexandre Fache sur www.humanite.fr

La mort du jeune Nahel, le 27 juin, à Nanterre, repose la question d’une réforme de l’institution. Usage des armes, formation, place des syndicats, indépendance de l’instance de contrôle… À peu près tout est à revoir.

Pour son premier déplacement depuis la mort du jeune Nahel, le 27 juin, Emmanuel Macron a choisi, lundi, de se rendre dans une caserne du 17e arrondissement de Paris.

L’idée était – on l’a compris – de soutenir des agents mobilisés contre les « violences urbaines » de ces derniers jours, et non d’entamer, aux côtés de son ministre de l’Intérieur, une grande réflexion sur le rôle de la police dans notre société. Pourtant, il y a matière, et il y a urgence.

En abattant à bout portant un adolescent de 17 ans pour un simple refus d’obtempérer, le policier Florian M. a confirmé que le triste record de 2022 (13 personnes tuées dans ces circonstances) relevait d’une tendance lourde.

Il a aussi provoqué un désordre immense dans tout le pays, qui devrait forcer les responsables politiques à s’interroger. Les missions de la police sont-elles les bonnes ? Sa doctrine d’intervention ? La formation de ses agents ? Au fond, est-elle là – comme on se l’imagine – pour protéger les citoyens, ou pour servir le pouvoir en place ?

« Quand Fouché crée la police au début du XIXe  siècle, son rôle est de servir le monarque. Et en vérité, c’est toujours le cas », analyse le juriste Olivier Cahn, chercheur au Cesdip. L’article 111-1 du Code de la sécurité intérieure en témoigne : « L’État a le devoir d’assurer la sécurité en veillant (…) à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics, à la protection des personnes et des biens. »

« Dans cette énumération, l’ordre a son importance. C’est la défense des institutions qui prime », relève Olivier Cahn. Décryptage des pistes sur la table pour renouer avec une police républicaine.

1. Revoir l’usage des armes et le maintien de l’ordre

«  La loi de février 2017 relative à la sécurité publique autorise les policiers français à tirer sur les occupants de véhicules, même lorsqu’ils ne représentent pas une menace immédiate », alertaient déjà, début 2023, les chercheurs Sebastian Roché, Paul le Derff et Simon Varaine.

La mort de Nahel est venue remettre cette vérité au cœur du débat public. De fait, le texte de 2017, qui élargit l’usage des armes à feu au-delà de la stricte légitime défense, a été à l’origine de 16 décès en dix-huit mois, lors de « refus d’obtempérer ».

Depuis une semaine, sa suppression est demandée par toute la gauche, et des associations comme la LDH ou l’Association des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat). « Soyons clairs : nous ne sommes pas pour le désarmement, mais pour un meilleur encadrement légal de l’usage des armes, afin qu’il soit conforme au respect des droits et des libertés », détaille Émilie Schmidt, de l’Acat. Qui rappelle que « la police française est une des plus armées en Europe ».

Au-delà des armes à feux, les armes dites non létales (grenades lacrymogènes, de désencerclement ou LBD) sont aussi très critiquées, car utilisées massivement dans le cadre du maintien de l’ordre, quand nombre de nos voisins se l’interdisent.

Le résultat d’une doctrine qui repose sur la confrontation directe, plus que sur l’évitement, et ne s’interdit pas l’utilisation de nasses ou les interpellations préventives. Bref, tout l’inverse de ce que recherchait la police de proximité, stoppée en 2003. Pour l’ensemble de la Nupes, il faut aujourd’hui renouer avec cette forme de police proche des citoyens, même si elle ne fait pas figure de « solution miracle ».

2. Développer et réorienter la formation des agents

Pointée du doigt, la formation des agents pourrait aussi être largement améliorée, dans la durée comme le contenu. Fin 2022, un rapport de la fondation Terra Nova pointait un dispositif « fragmenté », « peu ouvert sur l’extérieur » et manquant de « cohérence ».

Abaissée à seulement huit mois en 2020 pour réussir à tenir les promesses de recrutements du président de la République, la formation des gardiens de la paix a été rallongée à un an, en 2022. Soit trois fois moins qu’en Allemagne, en Norvège ou en Finlande…

« Mes prédécesseurs avaient raccourci la formation initiale. C’était une erreur », avait reconnu Gérald Darmanin pour justifier ce rétropédalage. « Un an, ça reste bien trop court, regrette Anthony Caillé, secrétaire général de la CGT police. Il faudrait au moins vingt-quatre mois. Cela permettrait de ne pas se limiter, sur le plan pédagogique, au seul apprentissage des infractions, du Code de la route ou du Code de procédure pénale. »

Le syndicaliste plaide pour intégrer à ces formations des avocats, des magistrats, des historiens, des éducateurs… « Au lieu de développer le seul physique des policiers, il faudrait développer leur intellect », résume d’une formule le journaliste David Dufresne, fondateur du site AuPoste.fr.

3. Avoir une instance de contrôle véritablement indépendante

L’impunité dont bénéficient les auteurs de violences policières contribue à creuser l’écart entre la police et la population. Les proches des personnes blessées ou tuées lors d’une interaction avec la police sont confrontés à des années de marathon judiciaire, ou pire, à des non-lieux.

Pour mettre fin à cette situation, beaucoup réclament une réforme de l’IGPN (et de l’IGGN pour la gendarmerie), seule instance autorisée à enquêter pour les cas graves, mais dont la mansuétude est critiquée.

« Nous demandons un organe externe à la police, qui soit réellement indépendant et impartial. L’IGPN dépend du directeur général de la police nationale, qui lui-même dépend du ministre de l’Intérieur », explique Émilie Schmidt.

Cette spécificité de l’IGPN – ainsi que sa composition uniquement policière – est une anomalie en Europe, où nombre de pays, comme la Grande-Bretagne ou la Belgique, se sont dotés d’organismes de contrôle pluridisciplinaires, non affiliés à la police.

En France, le Défenseur des droits partage ces caractéristiques, mais contrairement à ses homologues, il ne dispose pas de pouvoir contraignant. Par ailleurs, toute réforme efficace dans ce domaine demande de garantir l’identification des mis en cause.

Or, sur ce point aussi, la France est en retard. « Même quand une enquête est menée, elle est souvent classée sans suite, notamment parce que les auteurs ne sont pas identifiés », rappelle Émilie Schmidt.

Obtenir que l’obligation faite aux policiers de porter leur numéro d’identification soit effective est un axe important de réforme, réclamé devant la justice par les associations.

4. Remettre les syndicats de police à leur juste place

Le pouvoir exorbitant dévolu aux syndicats de police dans l’institution ne date pas d’hier. Mais, de plus en plus, il interroge. Salaires, avancements, mutations… En siégeant avec l’administration dans les différentes commissions, les élus du personnel disposent d’un levier très important, qui explique sans doute la très forte syndicalisation de la profession (70 %).

Ce poids joue aussi dans le rapport de force avec le pouvoir politique, toujours le petit doigt sur la couture du pantalon quand les policiers manifestent, comme ce fut le cas, le 19 juin 2021, devant l’Assemblée nationale. « Le principal problème de la police, c’est la justice », avait alors lancé à la tribune le secrétaire national d’Alliance, sans susciter la réprobation de Gérald Darmanin.

Depuis, son syndicat, allié avec l’Unsa police, est devenu le premier dans la profession (50 % des voix). Et le 30 juin, il n’a pas hésité à se déclarer « en guerre » contre les « hordes sauvages » et « les nuisibles », menaçant directement le gouvernement.

« Cette droitisation des syndicats de police, c’est une faillite du ministère de l’Intérieur, qui devrait nous protéger de cette dérive, au lieu de l’encourager », estime David Dufresne.

5. En finir avec les contrôles au faciès et le racisme

L’affaire Nahel a remis sur le devant de la scène la prévalence du racisme dans la police. Rien n’illustre mieux ce problème que la question du contrôle d’identité.

En 2016 déjà, le Défenseur des droits rappelait que « 80 % des personnes correspondant au profil de jeune homme perçu comme noir ou arabe déclarent avoir été contrôlées dans les cinq dernières années, contre 16 % pour le reste des enquêté·es », soit une probabilité 20 fois plus élevée.

La gauche a longtemps fait de cette question un cheval de bataille, l’instauration d’un récépissé ayant même figuré dans le programme présidentiel de François Hollande…

Dans un appel, mercredi 5 juillet, cinq organisations de défense des droits de l’homme, dont Amnesty International, ont demandé à nouveau au gouvernement une réforme afin que les contrôles « ne puissent être fondés que sur un soupçon légitime et individualisé ».

Une action de groupe est d’ailleurs toujours en cours devant le Conseil d’État depuis juillet 2021 pour forcer l’État à mettre fin à ces contrôles au faciès. Car loin d’avoir un effet sur le niveau de criminalité, ils détruisent le tissu social. « Plus la police fait un usage immodéré des contrôles, moins la population a envie de s’en remettre aux agents, plus une relation d’hostilité s’installe », résumait le sociologue Sebastian Roché, dans une tribune à l’Obs en 2018.

Un motif pour la gauche de continuer à appeler à une réforme. Dans son programme présidentiel, le candidat du PCF, Fabien Roussel, promettait : « Les violences et les abus à caractère raciste dans la police ne seront plus tolérés Leurs auteur·es seront déféré·es devant la justice et pourront faire l’objet de procédures de révocation. Les contrôles au faciès seront combattus, grâce à la mise en place du récépissé justifiant qu’une personne a déjà été contrôlée. »


 


 

Réforme de la police :
le grand tabou des macronistes

Pauline Graulle sur www.mediapart.fr

Plan contre les discriminations à l’emploi, suppression de certaines aides aux familles… La majorité présidentielle jure vouloir apporter une réponse politique aux émeutes, mais se garde d’affronter l’essentiel : les pratiques des forces de l’ordre.

Comment éteindre l’incendie provoqué par la mort de Nahel M. ? Encore groggy au sortir de la bataille contre la réforme des retraites, les troupes macronistes font face à une nouvelle épreuve. « On a eu les “gilets jaunes”, le Covid, les retraites, aujourd’hui, les quartiers flambent comme jamais… À date, je ne sais pas comment on s’en sort : on n’a aucun levier à activer à court terme », souffle, désemparé, un député, qui craint que la suite ne se résume à un énième numéro de « communication ».

Depuis des jours, les élus de la majorité, encouragés par la présidente du groupe Renaissance à l’Assemblée nationale, Aurore Bergé, à aller arpenter leur circonscription, phosphorent pour trouver quelques pistes de solutions aptes à apaiser, après plusieurs nuits de violences, les quartiers populaires de France. Le tout, sans dévier de la ligne fixée par Emmanuel Macron : mettre « des milliards » ne servirait à rien.

Ce n’est pas Karl Olive, député Renaissance des Yvelines, qui dirait le contraire. Loin d’appeler à une refonte globale des politiques publiques pour répondre au malaise des quartiers populaires, le coprésident du groupe d’étude Villes et banlieues à l’Assemblée nationale entend plutôt « taper au portefeuille » des familles si « le logiciel de l’éducation et des règles de vie part à l’envers ».

Une politique qu’il avait lui-même déployée à Poissy, quand, alors maire de la ville, il avait conditionné les chèques sports ou loisirs distribués par la mairie au « comportement citoyen » de ses administrés. « Rien que de faire cela, ça permet de sortir de l’impunité et d’arrêter de laxisme, et c’est ce que les Français veulent », affirme celui qui, dans un « en même temps » bien à lui, appelle à « remettre de l’humain au cœur des relations avec les habitants ».

Autorité parentale, emploi et cellules psychologiques

Elle-même originaire des quartiers nord de Marseille, la députée des Bouches-du-Rhône Sabrina Agresti-Roubache a, de son côté, passé la semaine dernière à se creuser la tête pour expliquer pourquoi la deuxième ville de France, restée relativement discrète en 2005, a cette fois été le théâtre d’intenses violences. Outre l’émergence des « réseaux sociaux qui ont tout changé », le cœur du problème serait, selon elle, à chercher dans l’évolution contemporaine de la famille. « Ça fait des années que je hurle parce que la politique familiale est décorrélée de la politique de la ville, indique cette proche de Brigitte Macron. Les pères sont absents, les mères seules… Comment voulez-vous que ça tienne ? »

Mardi, dans l’hémicycle, la première ministre Élisabeth Borne n’a pas dit autre chose. Fustigeant ces parents « qui laissent leurs enfants traîner le soir et mettre le feu à nos commissariats », la cheffe du gouvernement a appelé à examiner « tous les sujets, sans exception, sans tabou », à commencer par « le respect de l’autorité en général et l’exercice de l’autorité parentale en particulier ».

Un refrain qui est subitement revenu en force dans l’agenda médiatico-politique ces derniers jours – la solution, c’est « deux claques et au lit », a ainsi lancé le préfet de l’Hérault sur France Bleu. Mais aussi sur le terrain, assure la députée du Val-d’Oise Cécile Rilhac.

Membre de ladite « aile gauche » de Renaissance, l’élue de cette circonscription très touchée par les violences raconte avoir croisé, ces derniers jours, des « mères désarmées qui ne demandent qu’à retrouver leur autorité parentale sur leur enfant ». « On a la chance d’être dans un pays de droits et de devoirs, mais l’un ne va pas sans l’autre si l’on veut préserver la cohésion », juge-t-elle.

On a besoin d’eux pour assurer le retour à l’ordre, ce n’est pas maintenant qu’on va commencer à leur rentrer dedans.

Quand sa collègue de l’Ain, Olga Givernet, pense à mettre en place des « cellules psychologiques » dans les quartiers touchés par les émeutes, Marc Ferracci, proche du président de la République, avance sa solution : prendre à bras-le-corps la question des discriminations à l’embauche, « même si ce n’est pas le seul levier ».

Hasard du calendrier, le député des Français de l’étranger (Suisse et Liechtenstein) a déposé une proposition de loi développant les opérations de « testing », au moment même où la France s’embrasait. « L’idée, c’est de déverrouiller l’accès à certains emplois dans ces quartiers où le taux de chômage reste plus élevé qu’ailleurs. Et pour ce faire, je ne suis pas contre le “name and shame” », indique-t-il, espérant qu’une telle loi pourrait servir d’électrochoc.

L’annonce a pourtant des airs de déjà-vu. En 2020, Emmanuel Macron promettait, sur Brut, la mise en place d’un espace où les jeunes « pourront dire en quoi ils sont discriminés et où », ainsi que la création d’un numéro vert, géré par l’État et les associations. Rien n’a vu le jour.

Une police « merveilleuse »

Si les soutiens du chef de l’État fourmillent d’idées pour tenter d’améliorer (à peu de frais) les politiques publiques à destination des habitants, reste un grand tabou : les violences policières, pourtant à l’origine du déclenchement des émeutes (lire nos reportages).

« On a besoin d’eux [les policiers – ndlr] pour assurer le retour à l’ordre, ce n’est pas maintenant qu’on va commencer à leur rentrer dedans », glisse une députée pour expliquer la discrétion des troupes macronistes sur le sujet. « On a beaucoup de chance d’être en France. En Angleterre ou aux États-Unis, il y aurait eu des morts [au moment des émeutes, ndlr] ! », apprécie aussi, depuis ses terres phocéennes, Sabrina Agresti-Roubache.

Alors, surtout, ne pas froisser la police. Et tant pis si les deux principaux syndicats maison, Alliance et l’Unsa, ont appelé, dans un communiqué, au « combat » et qualifié les jeunes des quartiers de « nuisibles ». « Tout ce qui est excessif est insignifiant », balaie Karl Olive.

Lundi, la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, y est même allée de son ode aux forces de l’ordre lors de l’émission « Télématin ». Après avoir dénoncé les « amalgames » de la porte-parole du Haut-Commissariat de l’ONU qui réclamait que la France « s’attaque sérieusement aux profonds problèmes de racisme et de discrimination raciale parmi les forces de l’ordre », la titulaire du perchoir a coupé court à tout débat : « La police nationale et la gendarmerie exercent leur métier dans le respect de nos règles […]. Parfois, il pourrait y avoir quelques faits [sic], mais il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur une profession dans son ensemble qui exerce sa mission de façon merveilleuse. »

La proposition de loi abrogeant la loi Cazeneuve est populiste : en réalité, le policier qui a tiré sur l’adolescent était hors de tous les clous.

Si, dans les rangs de la majorité présidentielle, tout le monde ne verse pas dans de telles louanges, l’évocation d’une possible révision de la doctrine du maintien de l’ordre ou seulement même de la responsabilité du policier de Nanterre n’est pas sans créer un certain malaise. « Certes, il y a un pauvre flic qui a fait le con, dit ainsi Karl Olive, mais il faut se garder de généraliser : les brebis galeuses existent, mais c’est infime. » « On n’a pas une police qui martyrise les jeunes, et la justice fonctionne en France », se rassure, quant à elle, Sabrina Agresti-Roubache.

Dans ce contexte, l’insistance de la gauche pour revenir sur la loi 2017 permettant un usage facilité des armes à feu pour les forces de l’ordre est accueillie pour le moins fraîchement.

« Il ne faut pas y toucher, ce serait démagogique et cela laisserait entendre qu’il y aurait un problème d’un côté et pas de l’autre », estime l’élue marseillaise. « Les Français attendent de la fermeté, ce n’est pas le moment », abonde Cécile Rilhac, qui trouve « outrancier » de résumer, comme le fait Jean-Luc Mélenchon, la loi Cazeneuve à un « permis de tuer ». « La proposition de loi de LFI est populiste : en réalité, le policier qui a tiré sur l’adolescent était hors de tous les clous », ajoute son collègue Sacha Houlié.

Racisme dans la police : la gêne des macronistes

Le président de la commission des lois, qui a vu les affrontements entre jeunes et policiers se multiplier sur sa circonscription en milieu de semaine dernière, envisage néanmoins de mettre en place, à l’automne, une mission d’information sur le refus d’obtempérer, dans l’optique de mieux comprendre pourquoi treize personnes ont été tuées par les forces de l’ordre dans de telles circonstances rien qu’en 2022.

De quoi jeter les bases d’un débat sur la doctrine policière ? « On est sur un chemin de crête, reconnaît Sacha Houlié. Mais une chose est sûre : ce n’est pas en claquant des doigts qu’on changera quelque chose. Il faut attendre les effets du Beauvau de la sécurité, notamment les mesures sur la formation initiale des policiers. »

Certains concèdent néanmoins, quoiqu’à demi-mot, que la relation entre police et population, spécifiquement les jeunes des quartiers, pourrait être « réajustée ». « Il faut changer le regard des gens sur la police, dire à la police qu’on l’aime ! », exhorte Sabrina Agresti-Roubache.

Militante à Amnesty International, la députée Mireille Clapot espère néanmoins remettre sur la table le retour de la police de proximité supprimée par Nicolas Sarkozy – aujourd’hui visiteur du soir d’Emmanuel Macron. « Les policiers, la BAC, police secours d’un côté, et les jeunes de l’autre, doivent avoir des moments pour s’apprivoiser mutuellement », plaide-t-elle. « Il faut qu’il y ait de l’empathie de part et d’autre », abonde Marc Ferracci.

Silence, en revanche, sur l’épineuse question du racisme dans la police, qui avait pourtant fait l’objet d’un rapport circonstancié à l’été 2021. Adressé au ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, et au garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, lesquels s’étaient empressés de l’enterrer, il pointait un « phénomène sous-estimé ». Quelques mois auparavant, Emmanuel Macron reconnaissait d’ailleurs lui-même que « quand on a une couleur de peau qui n’est pas blanche, on est beaucoup plus contrôlé, encore plus quand on est un garçon, car on est identifié comme étant un problème ». Un constat qui n’avait pas été suivi d’effets.

Mais là encore, pas question, pour l’heure, d’aborder frontalement le sujet. Le député armoricain Éric Bothorel, qui s’est pourtant récemment élevé contre l’usage des LBD par les forces de l’ordre, temporise : « Il faut laisser la justice faire son travail, ne pas se laisser emporter par l’émotion. Il faut d’abord objectiver le débat avant d’agir », estime celui qui refuse de parler de racisme systémique dans un milieu professionnel où le premier syndicat représentatif n’a pourtant pas appelé à voter Macron contre Marine Le Pen en 2022.

Un peu plus offensive, Cécile Rilhac aimerait toutefois remettre à l’ordre du jour le plan contre le racisme, présenté fin janvier par Élisabeth Borne, afin « d’aborder le sujet des formations contre les préjugés pour l’ensemble de la fonction publique, dont les fonctionnaires de police, mais pas eux uniquement », précise-t-elle.

L’ancienne ministre déléguée chargée de la ville Nadia Hai, aujourd’hui députée, entend faire entendre une voix un peu à part dans la période. Refusant de « faire des généralités sur le racisme », elle veut toutefois raconter la « haine » qui s’est instillée entre les forces de l’ordre et les jeunes des quartiers.

« Parler de la politique de la ville, des copropriétés dégradées, des discriminations à l’embauche, c’est ne pas comprendre grand-chose à ce qu’il se passe en ce moment, estime-t-elle. Le vrai problème, c’est que ces jeunes ne se sentent pas français car on ne les intègre pas, qu’ils se sentent discriminés, qu’ils pensent que leur vie vaut moins que celle des autres. » Elle en est encore persuadée, malgré les renoncements successifs d’Emmanuel Macron sur les contrôles au faciès, les violences policières ou le racisme au sein de l’institution, « il n’a pas tourné le dos aux quartiers populaires. De tous les présidents que nous avons eus, c’est de loin le meilleur pour les comprendre ».


 


 

Ailleurs en Europe,
le « racisme institutionnel »
des forces de police est mis au débat

Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

Le racisme au sein de la police est-il systémique ? Des pays d’Europe ont pris en charge ce débat sensible, et parfois reconnu le « racisme institutionnel » des forces de l’ordre. Passage en revue en Belgique, en Allemagne et au Royaume-Uni.

Y a-t-il un « racisme institutionnel » dans la police française ? La question, qui reprend une expression inventée dans un contexte précis, celui de l’activisme afro-américain dans les années 1960 aux États-Unis, a ressurgi en France après la mort de Nahel M., tué le 27 juin à Nanterre par un policier, et les nuits d’émeutes qui ont suivi.

Mais l’exécutif français, qui nie l’existence de violences policières et n’avait déjà pas jugé utile de donner suite à un rapport interne remis à l’été 2021 à Gérald Darmanin et Éric Dupond-Moretti sur le racisme dans la police, n’a pas l’air décidé à ouvrir en grand ce débat.

« Il n’ y a pas de racisme dans la police », a encore répété le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, interrogé par BFMTV, manière de fermer la porte à toute discussion. Ailleurs en Europe pourtant, d’autres approches prévalent pour mesurer l’ampleur du racisme au sein de l’institution et réformer la police. Passage en revue dans trois pays : Royaume-Uni, Allemagne et Belgique.

Au Royaume-Uni, un rapport conclut dès 1999 au racisme institutionnel de la police du Grand Londres

Dans la foulée des émeutes de Brixton, à Londres, en 1981, le gouvernement de Margaret Thatcher commande un rapport indépendant au lord Leslie Scarman : ce « rapport Scarman » – « l’un des morceaux fétiches des réformistes de la police », dit le chercheur au CNRS et spécialiste de la police Fabien Jobard – exhorte déjà à mieux former les policiers dans la lutte contre le racisme et à inclure des personnes issues des minorités dans la police.

Mais Scarman se refuse à conclure qu’il existe un « racisme institutionnel », et l’argumente explicitement dans son texte. L’analyse est différente en 1999 : le rapport Macpherson, requis après l’assassinat d’un adolescent noir, Stephen Lawrence, par un groupe de jeunes Blancs en 1993, décrit, lui, la police métropolitaine de Londres comme « institutionnellement raciste ». Parmi les 70 recommandations figure celle de fixer des objectifs précis de diversité dans les recrutements au sein de la « Met ».

« Dans le cas du Royaume-Uni, les problèmes sont abordés et discutés, ils peuvent faire l’objet d’un rejet, qui est officiellement documenté et argumenté. On voit aussi que la position évolue », observe Fabien Jobard, qui souligne que « le soin de réfléchir à ces questions-là » est confié « à des commissions indépendantes du gouvernement ».

Les mobilisations de Black Lives Matter au Royaume-Uni, en 2020, ont relancé le débat sur l’ampleur du racisme au sein de la police du Grand Londres. L’un des principaux dirigeants de la police nationale avait alors reconnu qu’il était nécessaire d’en faire davantage, non pas au nom d’un prétendu « wokisme », mais bien pour rendre l’action des forces de l’ordre plus légitime et efficace sur le terrain.

Dans la foulée, un autre rapport indépendant, et massif, de plus de 360 pages, a été publié en mars 2023, rédigé par une lady au profil social, Louise Casey. Ici, le déclencheur fut un scandale sexuel ayant impliqué un policier violeur en 2021, qui n’avait pas été inquiété par ses collègues. Le rapport de Casey documente l’échec de la police londonienne à faire face aux comportements sexistes, homophobes et racistes.

Dans ce pays où existent les statistiques ethniques, la partie de l’étude sur le racisme souligne un retard dans le recrutement. Les personnes travaillant pour la Met et se décrivant comme « BAME » (« noirs, asiatiques et autres minorités ethniques ») représentaient 17 % des effectifs en janvier 2023. Une hausse sur dix ans (10 % en 2012), mais un niveau qui reste très inférieur à la diversité des habitant·es du Grand Londres dans leur ensemble (46 %).

Autre constat : 46 % des personnes noires et 33 % de celles issues de minorités asiatiques travaillant pour la police métropolitaine disaient avoir fait l’expérience de pratiques racistes au travail. Le rapport observe aussi que les minorités noire et asiatique sont ciblées de manière disproportionnée dans le cadre des fouilles menées sans mandat d’arrêt sur des piétons. Selon cette méthode du stop and search, une personne noire entre 16 et 61 ans a chaque année 3,5 fois plus de « chance » d’être fouillée dans les rues du Grand Londres.

Décrivant un « échec collectif et prolongé de la Met à comprendre, reconnaître et faire face au racisme à tous les niveaux de l’organisation », l’étude conclut, 24 ans après le rapport Macpherson, à la persistance d’un « racisme institutionnel ». Sa publication a déclenché une vague d’excuses, notamment du chef de la police londonienne, Mark Rowley, qui a refusé l’expression de « racisme institutionnel » pour lui préférer celle d’« échecs systémiques ».

« Les preuves sont accablantes », avait aussi réagi Sadiq Khan, le maire travailliste de Londres. Quant à la droite au pouvoir, elle a répondu, par la voix du chef du gouvernement Rishi Sunak, un Britannique d’origine indienne dont les parents sont nés en Afrique : « Il est clair qu’il y a eu de graves défaillances dans la culture et l’encadrement [de l’institution] et la confiance dans la police a été fortement endommagée. »

Ces déclarations n’ont pas empêché l’exécutif, comme le relevait à l’époque le site openDemocracy, de conférer de nouveaux pouvoirs à la police dans un texte de loi sur l’ordre public, au risque d’écorner le droit de manifester. La dynamique n’est par ailleurs pas circonscrite au Grand Londres : en mai dernier, le chef de la police écossaise avait lui aussi fait un spectaculaire mea culpa, Iain Livingstone parlant de sa police comme « institutionnellement raciste » et « discriminatoire ».

En Allemagne, une vaste enquête sur le travail de la police prise en charge par l’université

En Allemagne, où la police est une compétence régionale, la manière dont le débat s’est posé diffère des cas français ou britannique. Il faut remonter à la dizaine de meurtres commis par une cellule néonazie, baptisée Clandestinité national-socialiste (NSU, pour Nationalsozialistischer Untergrund), de la fin des années 1990 à 2011. Le procès des membres encore vivants de cette cellule s’est tenu à Munich durant cinq ans, jusqu’en 2018.

Les forces de l’ordre, durant l’enquête, s’étaient montrées incapables de faire le lien entre les différents assassinats, et d’imaginer un mobile raciste derrière des meurtres qui ont presque à chaque fois visé des hommes d’origine turque. « Comme dans le rapport Macpherson au Royaume-Uni, on s’est rendu compte qu’il y avait un biais raciste, en ce sens que les enquêteurs d’abord refusaient de croire que des Turcs victimes de meurtres pouvaient avoir été les cibles de néonazis, explique Fabien Jobard. Au contraire, les enquêtes tournaient systématiquement autour de spécificités culturelles imputées par les policiers aux victimes. Ils interrogeaient les parties civiles sur les liens exacts des victimes avec la “communauté turque”, sur des histoires familiales qui auraient mal tourné, des vengeances claniques ou sur la criminalité propre “aux milieux turcs”... L’un des dossiers d’enquête s’appelait d’ailleurs “Bosphore”. »

Dans la foulée, le débat s’est renforcé sur la présence de néonazis dans les forces de l’ordre. Quelque 29 agents de police du commissariat d’Essen, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie (NRW, frontalier avec la France), ont par exemple été limogés en 2020 pour avoir participé pendant des années à des groupes de discussion WhatsApp aux contenus racistes et haineux.

En réaction, informé de l’ampleur de ces réseaux d’extrême droite, le ministre de l’intérieur Horst Seehofer (CSU, droite bavaroise), sous l’autorité de la chancelière Angela Merkel, commande un rapport sur l’extrême droite dans la police. Mais il se refuse dans un premier temps à l’élargir à la question du racisme, jugeant la démarche inutile. Sous la pression du SPD, les sociaux-démocrates, alors dans l’opposition, le Bavarois finit par accepter de lancer cette étude, qui englobe des enjeux plus vastes sur les conditions de travail des forces de l’ordre.

C’est une professeure de droit pénal, Anja Schiemann, de l’Université de police allemande (Deutsche Hochschule der Polizei), qui s’y consacre à partir de 2021, dans ce pays où la formation des policiers se fait à l’université. Anja Schiemann travaille à partir des 50 825 questionnaires qui lui sont retournés par Internet, ce qui représente le plus grand échantillon jamais constitué parmi les forces policières du pays (16 % du total). Mais cet échantillon présente un biais significatif, puisqu’il repose sur le seul volontariat des personnes consultées.

Les premières conclusions de l’enquête, publiées en avril 2023, établissent que les forces de l’ordre de plusieurs Länder affichent par exemple un niveau de rejet plus élevé que le reste de la population vis-à-vis des sans-abri ou des personnes de confession musulmane. Au total, 15 % des personnes interrogées jugent que trop d’étrangères et d’étrangers vivent en Allemagne, et 21 % estiment que les exilé·es n’y viennent que pour profiter du système social.

« Les policiers allemands se sont pas moins animés de stéréotypes que la plupart de leurs collègues dans le reste de l’Europe, intervient Fabien Jobard. Mais il est très clair que les policiers allemands ne se livrent pas aux excès qu’on observe dans la police française. Des réseaux néonazis sont très ancrés au sein de certaines polices allemandes, mais le comportement des policiers dans la rue, le contact des citoyens, les missions quotidiennes ne donnent absolument pas lieu à ce l’on peut voir en France. » Ce qui fait dire au politiste : « Le problème n’est pas tellement le racisme, de savoir si les policiers français sont racistes ou pas, mais s’ils sont tenus ou pas, s’il y a un sens de la discipline dans cette maison. »

En Belgique, les autorités se refusent toujours à enclencher un audit 

Des trois pays mentionnés ici, la Belgique est sans doute celui dont la situation se rapproche davantage de la France, avec des autorités réticentes à enclencher un débat de fond sur le racisme dans les forces de police.

Pourtant, plusieurs morts récentes de personnes racisées, dans des circonstances chaque fois différentes, ont rappelé l’urgence de la situation : la mort d’Ibrahima B., 23 ans, dans un commissariat du nord de Bruxelles en janvier 2021 ; celle d’Adil, 19 ans, en avril 2020, qui tentait d’échapper à un contrôle policier en marge du confinement à Anderlecht, dans la région de Bruxelles ; ou encore celle de Sourour Abouda, travailleuse sociale de 46 ans, dont il a d’abord été dit – a priori à tort – qu’elle s’était suicidée dans une cellule d’un commissariat du centre de Bruxelles, en janvier dernier.

Au-delà des mobilisations sociales que ces morts ont déclenchées, sur lesquelles Mediapart reviendra bientôt plus en longueur, les autorités belges restent dans le déni : « Il n’y a pas de problème de racisme structurel au sein de la police », affirmait par exemple, en juin 2020, le ministre de l’intérieur alors en poste, le chrétien-démocrate flamand Pieter De Crem (CD&V).

« Cette problématique est documentée, surtout par des recherches qualitatives en sociologie et anthropologie qui font part de leurs mécanismes. Mais il n’y a pas de recherches quantitatives parce que le gouvernement nie le problème. Il refuse donc de donner des moyens pour récolter les chiffres qui permettraient d’objectiver le phénomène », dénonçait dans la presse belge en 2020 l’universitaire et anthropologue Saskia Simon, par ailleurs coordinatrice de Police Watch, un observatoire des violences policières mis sur pied par la Ligue des droits humains.


 

   publié le 5 juillet 2023

Révolte des banlieues :
ceci est bien un mouvement social

Nicolas Framont sur https://www.frustrationmagazine.fr/

« Partage du temps de travail, partage des richesses ou alors ça va péééteeer – ça va péter !! » : ce slogan de manif, un poil usant, a retenti dans toutes les villes de France durant près de 4 mois pour protester contre la réforme des retraites. Pourtant, moins d’un mois après que le mouvement social ait été défait, de façon violente et humiliante, l’explosion de colère qui a littéralement embrasé ces mêmes villes suite au meurtre d’un jeune homme durant un contrôle de police est délégitimé par les mêmes qui, il y a encore quelques semaines, chantaient ce refrain. Ce seraient seulement des émeutes violentes, aveugles et irrationnelles. La preuve : ces jeunes n’ont aucune revendication et s’en prennent à n’importe quel bâtiment, y compris des services publics qui leur seraient pourtant favorables. Cette colère de jeunes gens qui, selon nos politiques et nos préfets, mériteraient quelques claques, n’aurait pas sa place dans la lutte contre Macron et son monde, combat que la majorité des Français soutiennent ordinairement. En voyant les choses ainsi, on se condamne à la division, on marginalise ces jeunes et, surtout, on se trompe : sans romantiser la réalité crue de cette révolte, il s’agit bien là d’un mouvement social. Retour sur quelques clichés qui nous empêchent de penser et d’agir.

« Ce sont des émeutes irrationnelles, sans revendication »

Tous les participants à un mouvement social se voient systématiquement décrits comme irrationnels et impulsifs par les partisans de l’ordre établi. Il en va du mouvement actuel comme de tous les précédents. Et même les bonnes âmes s’en donnent à cœur joie : en 1871, pendant la Commune de Paris, tentative révolutionnaire contre une république monarchiste et bourgeoise, l’écrivain Emile Zola traitait dans ses articles les communards de « misérables fous », « têtes folles », « têtes mal construites », cerveaux « détraqués », « pauvres fous » ou « pauvres hallucinés ». Plus récemment, les gilets jaunes ont subi le même sort, sous la plume de nombre de nos éditorialistes qui les décrivaient au mieux comme des prolos un peu paumés, au pire comme des fous assoiffés de vengeance. Quand un mouvement de lycéen se produit, on entend à chaque fois le cliché selon laquelle la cause défendue serait un prétexte pour “sécher les cours”. Durant le mouvement contre la réforme des retraites, les macronistes ont estimé que les manifestants étaient « jaloux » de Macron et des riches, comme si nous ne pouvions pas nous mobiliser pour des raisons rationnelles et légitimes, autre que nos petites émotions mesquines. Ce sort que les militants connaissent régulièrement, nombreux sont ceux qui l’appliquent avec vigueur envers les jeunes mobilisés suite à la mort de Nahel.

Tous les participants à un mouvement social se voient systématiquement décrits comme irrationnels et impulsifs par les partisans de l’ordre établi. Il en va du mouvement actuel comme de tous les précédents.

Pourtant, il s’agit bien là d’une mobilisation collective visant l’instauration d’un rapport de force afin d’arriver à ses fins : un garçon a été tué durant un contrôle de police. La police a menti dans un premier temps et c’est la diffusion d’une vidéo, puis de la version des passagers, qui a permis, comme à chaque fois, de rétablir les faits. Ce drame n’est pas un fait isolé, un fait divers qui ferait péter un câble à tout le monde. Cet évènement en a rappelé d’autres qui se sont succédé ces dernières années, y compris au cours du mois de juin : à Angoulême, un jeune homme de 19 ans a aussi été tué par balle lors d’un contrôle routier alors qu’il se rendait à son travail. Le policier est mis en examen pour homicide volontaire. Ces deux drames participent d’un fait social, c’est-à-dire une réalité qui traverse l’ensemble de la société et qui s’impose aux gens, qu’ils soient gentils ou méchants : en France, la police traite très différemment la jeunesse des quartiers et elle le fait sur des critères raciaux. Selon une enquête du Défenseur des droits de 2017, les jeunes noirs ou arabes ont 20 fois plus de chances d’être contrôlés par la police que les autres. Accompagnés du tutoiement systématique, de brimades et d’humiliations, ces contrôles représentent un danger grave, voire létal, pour ces jeunes, en particulier depuis la loi votée en février 2017 par le gouvernement socialiste de Bernard Cazeneuve. Cette loi donne plus de latitude aux policiers pour ouvrir le feu sur des conducteurs de véhicules et, selon une étude publiée en 2022 dans la très respectable revue de sciences humaines Esprit, elle a multiplié par cinq les tirs mortels de policiers.

Si les jeunes qui se sont déployés dans toutes les villes de France le lendemain de la mort de Nahel ne portaient pas toujours de pancartes ni de banderoles de manif, s’ils ne marchaient pas à côté de ballon CGT et ne disposaient pas de porte-parole officiel, il est impossible de nier le lien entre les nuits de violence qui se sont succédés et le drame de la mort de Nahel qui s’inscrit lui-même dans une série de meurtres dont on peut dire facilement qu’ils sont le fait d’une institution policière de plus en plus raciste. Les manifestants contre la réforme des retraites mettaient sans cesse en avant le fait tragique suivant : en repoussant l’âge de la retraite, plus nombreux seront celles et ceux qui mourront sans en profiter, c’est une réalité mathématique qui en a décidé plus d’un à se mobiliser. Eh bien pour les jeunes noirs et arabes, l’impunité et le racisme croissant de la police augmente le risque pour eux de ne pas même profiter de leur jeunesse. C’est une réalité mathématique, un impératif vital, qui les a poussés à se mobiliser.

Il n’y a donc rien d’irrationnel dans la démarche de ces jeunes, bien au contraire. Leur revendication ? Vivre en paix et, c’est la vérité tragique, survivre.

« Oui mais la violence ne mène jamais à rien »

Nombreux sont ceux qui estiment que la violence employée par les mobilisés décrédibilise leur mouvement et lui retire tout caractère politique : c’est le cas du chef du fil du Parti Communiste Français aux élections européennes, pour qui “il n’y aucun message politique dans ce qu’ils font”. Il est vrai que ce mouvement social n’utilise pas les modes opératoires pacifistes qui sont les classiques de la mobilisation collective en France : manifestations de masse,  sit-in, signature de pétition, happenings… Au contraire, les nuits de ce mouvement social ont été rythmées par des actions violentes : incendies de poubelles, de bâtiments publics, de véhicules de toutes sortes, pillage de très nombreux magasins… Ces modalités d’actions sont-elles par essence apolitiques ?

Pas du tout. Au cours de notre histoire sociale, les émeutes, avec saccage de tout type de bien, ont été monnaie courantes. Durant la Commune de Paris, précédemment citée, les incendies ont été très nombreux. Plus tôt et plus consensuelle, la Révolution Française a connu des milliers d’actes de vandalisme et de mise à sac de maisons, de châteaux, de bâtiments publics, de prisons etc. Le mouvement des suffragettes au Royaume-Uni a obtenu des résultats significatifs en faisant du bris systématique de toutes les fenêtres et vitrines son principal mode opératoire. Bien entendu, l’histoire retient de cet épisode des beaux tableaux et des gravures d’époques, tandis que la réalité actuelle nous est montrée du point de vue des caméras de BFM TV : c’est moins glamour. Mais il est parfaitement faux de considérer que l’usage de la violence invalide le caractère politique du mouvement social de la jeunesse des banlieues.

En choisissant spontanément la violence, les jeunes de banlieue ont choisi, qu’on le veuille ou non, le seul mode opératoire qui a permis, ces dix dernières années, de créer un rapport de force avec le gouvernement.

Quant à savoir si la violence est efficace ou non, le débat mérite d’être regardé avec honnêteté : notre pays a connu une suite de mobilisation collective d’importance dont la plus massive en nombre de manifestants, cette année, n’a obtenu absolument rien. Précédemment, le mouvement contre la loi travail, lui aussi centré sur la manifestation pacifiste de masse, n’avait absolument pas fait reculer le gouvernement. Seul le mouvement des gilets jaunes, qui a fait trembler la classe dominante suite à la mise à sac de préfectures, de centres-villes, de péages et de quartiers bourgeois a été partiellement victorieux : le retrait du projet de taxe carbone et l’octroi de nouvelles aides sociales, pour plus de dix milliards d’euros, ont été obtenus. C’est la seule fois que Macron et sa clique ont reculé.

En choisissant spontanément la violence, les jeunes de banlieue ont choisi, qu’on le veuille ou non, le seul mode opératoire qui a permis, ces dix dernières années, de créer un rapport de force avec le gouvernement. Face à la violence de la répression policière et judiciaire et la façon dont la quasi-totalité de la classe politique fait front commun pour cracher sur ce mouvement social, le succès n’est pas garanti. Mais dire que le choix de la violence serait complètement irrationnel relève de la mauvaise foi ou d’une bien pauvre analyse.

« Ils pillent et s’en prennent à leurs propres services publics : c’est bien la preuve qu’ils sont débiles »

Il est bien plus confortable pour les dominants de se raconter que ceux qui s’opposent à eux seraient débiles, irrationnels et fous plutôt que dotés d’une réelle envie de changer les choses. C’est aussi très confortable pour celles et ceux qui ont le monopole de l’opposition légitime : les grands syndicats, les partis politiques de gauche ont tout intérêt à considérer ce mouvement social avec dédain et mépris. Il ne faudrait pas non plus qu’une telle explosion de colère ne remette en cause leur relative inefficacité…

Ainsi, l’argument massue des pillages et de l’incendie d’écoles et de bibliothèques fera vaciller n’importe quel militant de gauche ou syndicaliste chevronné. A première vue, on comprend pourquoi : on se casse la tête à “réenchanter la politique” à chaque élection, on se bat contre les réformes destructrices de l’éducation nationale ou, quand on est enseignant, on fait le mieux possible pour les gosses de tout milieu sociaux… et c’est comme ça qu’on nous remercie ? Je comprends le dépit des gens qui travaillent dans ces établissements et qui font tout leur possible pour rendre la lecture accessible à tous, et pour qui c’est un drame de voir une bibliothèque brûler…

Mais je crois sincèrement que la seule chose qui vaut d’être sacralisée, dans notre société, c’est la vie humaine. Par conséquent, la perte d’un bien quelconque, qu’il soit public ou privé, ne doit jamais nous empêcher de déployer nos capacités d’empathie pour les humains qui l’ont engendré. « Oui mais c’est contre leurs propres intérêts qu’ils font ça ! ». En est-on si sûr ? Prenons l’exemple des mairies. Sont-elles vraiment les « maisons du peuple » que l’on se plaît à décrire quand elles prennent feu ? En France, le gouffre entre les élus et le reste de la population est immense, et cela touche même les échelons locaux. Les municipalités et communautés d’agglomération ne sont pas des instituts perçus comme positives par des gens qui dépendent d’elles pour trouver un logement, obtenir des réparations dans le leur, obtenir un service de propreté digne de ce nom… 

Quant à l’école, il faut toujours garder en tête qu’elle n’est pas, pour une grande partie de la population, le lieu de savoir et d’émancipation qu’elle a été pour beaucoup de bons élèves. De plus en plus, l’école est avant tout un lieu de tri social, particulièrement violent, ou le destin social des enfants des classes laborieuses est tranché dès le collège, et parfois avec violence.

Oui mais les assos, les écoles, c’est intolérable non ? Il se trouve hélas que même le monde associatif est de plus en plus élitiste et excluant. Parfois, l’aide alimentaire peut tourner au procès de bonnes mœurs, avec un net biais raciste, j’en sais quelque chose pour avoir un temps aidé à la distribution de nourriture dans un quartier difficile de ma ville… Quant à l’école, il faut toujours garder en tête qu’elle n’est pas, pour une grande partie de la population, le lieu de savoir et d’émancipation qu’elle a été pour beaucoup de bons élèves. De plus en plus, l’école est avant tout un lieu de tri social, particulièrement violent, ou le destin social des enfants des classes laborieuses est tranché dès le collège, et parfois avec violence. Aussi dérangeant que cette idée puisse paraître, on peut tout à fait penser que l’incendie de l’école de son quartier soit une forme de vengeance envers une institution maltraitante…

Bien sûr, d’autres cibles peuvent sembler plus appropriées : « pourquoi ne s’en prennent-ils pas aux riches, aux politiques ? ». Ce refrain est ressorti à chaque mouvement social, et la réponse est la même : car en France, et en particulier à Paris, les dominants protègent avec force leurs lieux de vie et ne laissent personne y pénétrer, et surtout pas des jeunes de banlieues qui sont stoppés dès le RER (les transports publics ont été d’ailleurs arrêtés dès la première nuit de mobilisation, afin de bloquer les jeunes dans leurs quartiers).

Que dire alors du pillage des magasins ? N’est-ce pas une façon de transformer une action collective en petit larcin individuel ? Eh oui, la jeunesse racisée et populaire est souvent plus pauvre que le reste de la population. Bombardée comme nous tous d’injonctions à consommer, soumise à une forte précarité financière, nombreux sont ceux qui, parmi elle, se sont jetés sur les hypermarchés pour faire des courses gratuites. Désormais, leurs patrons viennent se plaindre de cette « violence aveugle ». Aveugle, vraiment ? L’inflation que notre pays connaît depuis deux ans, et qui a touché particulièrement les produits alimentaires, a été le fait des industriels et de la grande distribution qui ont spéculé sur le contexte international. Que des jeunes gens pensent à piller de la nourriture, dans la France de 2023, devrait collectivement nous foutre la honte sur la façon dont nous avons laissé la pauvreté s’installer en France, du fait de l’appétit toujours plus vorace de ceux qui en détiennent la production et la distribution.

« Oui mais cela me fait peur »

Rien ne permet donc de dépolitiser, comme le font notre classe politique et beaucoup de gens autour de nous, ce qui est en train de se passer. Qu’on le veuille ou non, nous assistons bel et bien à un mouvement social visant à combattre la violence raciste et policière dont la jeunesse de banlieue est la première victime et qui ne se déroule pas selon les modalités habituelles des mobilisations collectives. Ceci étant dit, il est logique que son caractère spectaculaire et les dégâts qu’il produise fasse peur à une partie de la population. Même dans les quartiers d’où partent les émeutes, les habitants ont peur : que leur voiture brûle, que leur immeuble prenne feu, qu’ils soient victimes d’une agression… Cette peur ne doit pas être méprisée ou niée. Un mouvement social, c’est moche, bruyant et, oui, dangereux. Et celui-ci l’est particulièrement en raison de son important niveau de désorganisation.

Mais cette peur ne doit pas nous aveugler : bien sûr qu’un groupe social qui se bat pour sa survie et dont l’adolescence s’est déroulée dans la violence, la précarité et le mépris des institutions ne le fait pas avec des pincettes. On peut évidemment espérer et chercher des façons d’agir qui exposent moins ces jeunes, car ils sont victimes d’une répression violente et qui font moins de mal aux habitants des banlieues qui vivent près des lieux où “ça pète”. Mais maintenant, qu’est-ce qu’on en fait, nous autres qui regardons, inquiets, ce spectacle de révolte ?

Que des jeunes gens pensent à piller de la nourriture, dans la France de 2023, devrait collectivement nous foutre la honte sur la façon dont nous avons laissé la pauvreté s’installer en France, du fait de l’appétit toujours plus vorace de ceux qui en détiennent la production et la distribution.

On peut se désolidariser, comme en appellent la plupart des partis politiques. On peut aussi estimer que ce mouvement social menace nos intérêts de blancs – quand on l’est – et se rallier plutôt à celles et ceux qui prônent son écrasement dans le sang. C’est la proposition du RN et de Reconquête. Ils ne l’assument pas encore totalement mais quand on réclame le droit pour la police de tirer sans être inquiétée, comme le fait la Youtubeuse pro-RN Tatiana Ventôse, ou réclamant l’usage personnelle des armes pour défendre son domicile, comme le fait Marion Maréchal-Le Pen, on prône une extermination du groupe mobilisé. 

On peut aussi vouloir criminaliser les parents, leur retirer des prestations sociales pour les punir de n’avoir pas su tenir leurs enfants – et ainsi dénier à ces derniers tout libre-arbitre. D’un côté on aura nié la dignité d’une jeunesse toute entière et de l’autre on continuera à paupériser ses parents. Pour espérer quoi ? Que les habitants des banlieues, toujours plus pauvres, crèvent en silence ? C’est la proposition de Macron et de ses ministres. 

Ou bien on peut chipoter, dire que l’on adhérerait bien, si les médiathèques et les voitures d’habitants du coin n’étaient pas prises pour cible : qu’on soit clair, dire cela ne sert à rien, à part à soulager sa propre conscience.

Comme tout mouvement social, celui de la jeunesse des banlieues de 2023 contre le racisme policier gagnerait à recevoir de nombreux soutiens. Car c’est sa marginalisation politique qui permet au gouvernement de réprimer comme il le fait. A l’heure où j’écris ses lignes, des centaines de jeunes passent la nuit en prison pour avoir ramassé un jean ou volé un t-shirt, ou simplement parce qu’ils se trouvaient là. Un gouvernement envisage de faire payer aux parents l’engagement de leurs enfants et n’a eu pour l’instant aucun geste pour changer un tant soi peu l’attitude raciste de sa police. On peut mettre de côté ses réserves, dépasser sa peur réelle et légitime et penser stratégiquement que notre soutien collectif est nécessaire pour que le calme advienne : celui de la justice et des revendications obtenues, à commencer par la fin des contrôles policiers systématiques, la suppression de la loi de 2017 et la fin de l’utilisation des armes policières qui terrorisent jeunes de banlieues comme manifestants, et dont on apprenait hier qu’elles avaient fait un mort durant la répression à Marseille… En attendant une reprise en main totale de notre police en roue libre. 

   publié le 4 juillet 2023

En Macronie, surdité et répression

Pierre Jequier-Zalc  sur www.politis.fr

Gilets jaunes, réforme des retraites, révoltes des quartiers populaires… Les crises s’enchaînent quasiment sans interruption pour un Emmanuel Macron autoritaire, qui ne veut ni entendre ni comprendre. Jusqu’à quand cela peut-il tenir ?

« Il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser. » Manuel Valls, alors Premier ministre, après les attentats de novembre 2015. Huit ans ont passé. Une phrase devenue doctrine. Ne pas expliquer. Ne pas politiser. Condamner ou légitimer. Dans une dichotomie digne d’un roman de gare, la Macronie, suivie par une bonne partie des médias mainstream, renvoie une semaine de révolte à une violence injustifiée. Injustifiable. Inexplicable, en somme. La stratégie est désormais trop bien connue, trop bien huilée. Dévier les débats de fond pour se concentrer sur la forme. Puis tourner en boucle dessus. Même processus lors de la mobilisation des gilets jaunes. Ou encore, plus récemment, pendant le mouvement contre la réforme des retraites. Toujours la même injonction, hier et aujourd’hui : condamnez-vous ces violences ? Expliquer, essayer de comprendre, en revanche, n’est pas une discipline macroniste.

Dévier les débats de fond pour se concentrer sur la forme. Puis tourner en boucle dessus.

Preuve en est : ce bingo, depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, de crises sociales qui s’enchaînent presque sans interruption. Les classes moyennes laborieuses : les gilets jaunes. Les fonctionnaires du service public : la crise sanitaire et de l’hôpital public. Les travailleurs, et surtout travailleuses, de la deuxième ligne : le mouvement social contre la réforme des retraites. La jeunesse des quartiers populaires : la mort de Nahel. À ces colères, légitimes, la seule réponse de ce pouvoir est celle de la surdité et de la répression. Ces derniers jours n’en sont qu’une cruelle illustration. Les jeux vidéo, les réseaux sociaux et le manque d’autorité parentale : voilà les vrais responsables du désordre, selon Emmanuel Macron, expert ès sciences sociales. Autant de déviations pour ne pas écouter. Des éborgnements, des arrêtés préfectoraux illégaux, une police toujours plus violente, des condamnations en comparution immédiate d’une extrême lourdeur : autant de répression pour faire taire. Jusqu’à quand cela tiendra-t-il ?

Ces méthodes ont un but évident. Éviter, à tout prix, de s’attaquer au fond des problèmes. Pourtant, parfois, il s’agirait d’écouter les sachants. Car comprendre, c’est pouvoir agir. Expliquer, c’est vouloir améliorer. « C’est dans cette histoire [coloniale] que se sont construits un répertoire policier (contrôles d’identité, fouilles corporelles…) et des illégalismes violents (bavures, ratonnades…) qui n’ont pas cessé avec les indépendances des années 1960 », souligne, par exemple, Emmanuel Blanchard, directeur adjoint de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, dans un entretien au Monde. Un racisme de la police pointé du doigt par l’ONU. Mais non, circulez, il n’y a rien à comprendre, ces « émeutiers » sont des « nuisibles » pour reprendre les termes d’Alliance et de l’Unsa Police, les deux principaux syndicats policiers. « La police est merveilleuse », a même osé la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet.

Mais cette révolte ne dit pas que ça. Elle démontre une colère liée à l’abandon de ces quartiers. À la disparition des services publics, à l’incapacité de l’école à créer son rôle émancipateur, à l’insalubrité de logements sociaux vieillissants. À l’inflation, à laquelle les réponses gouvernementales sont restées au stade du pansement sur une fracture ouverte, aux inégalités fiscales, aux boulots pénibles, mal rémunérés, accidentogènes. Des phénomènes documentés, expliqués. Sans autre réponse politique à ces colères que celle de la répression, l’exécutif continue d’attiser la haine et la frustration. Jusqu’à quand cela tiendra-t-il ?


 


 

2005-2023 : mêmes causes, mêmes effets

Aurélien Soucheyre, Camille Bauer, Olivier Chartrain et Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr

L’embrasement des quartiers populaires après l’assassinat de Nahel fait écho à celui qui, il y a dix-huit ans, avait fait suite à la mort de Zyed et Bouna. Depuis, malgré quelques velléités politiques, aucune mesure efficace n’a permis de mettre fin aux inégalités et la relégation des banlieues.

Zyed et Bouna, 17 et 15 ans, Nahel, 17 ans. En 2023 comme en 2005, après le choc, c’est le feu qui vient jeter une lumière crue sur les injustices entourant la mort tragique de ces adolescents de banlieue. En 2005, Jacques Chirac, alors président de la République, avait rappelé après le drame de Clichy-sous-Bois que « le devoir de la République, c’est d’offrir partout et à chacun les mêmes chances ». Dix-huit ans ont passé, et rien ne semble avoir changé. Entre-temps, les inégalités ont explosé.

Des relations dégradées entre la police et les habitants

« Les raisons pour lesquelles cela explose sont les mêmes depuis une quarantaine d’années en France, avance Anthony Pregnolato, docteur en sciences politiques et spécialiste des mobilisations contre les violences policières.  Depuis 2005, il y a eu d’autres rébellions dans les quartiers populaires suite à des morts ou des blessés graves par la police. Mais elles n’ont pas toujours été très médiatisées. » Ce qui participe, ou non, à la contagion de la colère.

Au début des années 2020, le collectif Réseau d’entraide vérité et justice est créé pour apporter un soutien financier, moral et juridique aux familles endeuillées et aux personnes blessées et mutilées. Cela procède d’un lent travail de visibilisation et de conscientisation de la violence et du harcèlement policiers contre les jeunes hommes issus des quartiers populaires.

Mais le délitement des relations entre la police et les habitants doit aussi beaucoup aux décisions régaliennes. Après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, Jacques Chirac avait annoncé la couleur : « La première nécessité, c’est de rétablir l’ordre public. » Ce mantra a la vie longue. Depuis, les gouvernements successifs, aiguillonnés par les syndicats majoritaires de la police, s’illustrent par une surenchère sécuritaire accompagnée d’un surarmement des policiers.

Cette politique se traduit par un renforcement de la présence policière et une augmentation du nombre de morts et de blessés durant les interventions. « Un certain nombre de pratiques renforcées et officialisées par l’état d’urgence, instauré en 2015 après les attentats, se sont généralisées. Plus récemment, le déploiement de l’amende forfaitaire pour usage et détention de cannabis, la multiplication des contrôles durant les confinements liés au Covid en 2020 et 2021 ont produit un effet d’accumulation, analyse Anthony Pregnolato. Tous ces éléments expliquent une montée des tensions entre la population des quartiers populaires et la police, bien que les discriminations et interventions policières mortelles, très peu jugées et encore moins condamnées, ne soient pas nouvelles et persistent depuis plus de cinquante ans. »

Pour le député de Seine-Saint-Denis Stéphane Peu, « la suppression de la police de proximité (décidée en 2003 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement Jean-Pierre Raffarin – NDLR) se paie chaque année un peu plus. La dégradation de la relation entre la population et la police est une réalité absolue, notamment chez les jeunes. Tout le monde, les policiers, les éducateurs, les élus locaux, les habitants, reconnaissent qu’il y a une relation abîmée dont les effets sont délétères ».

Les chiffres étaient ce sentiment : Selon une enquête réalisée par l’association Médiation nomade et la LDH en septembre 2021, 30 % des garçons de moins de 30 ans habitant un quartier considéré par eux comme « ayant mauvaise réputation », ont été contrôlés plus de trois fois dans l’année, tandis que 67 % des habitants de quartiers ayant bonne réputation affirment n’avoir jamais été contrôlés.

Éducation, le grand « abandon »

Pour Stéphane Peu, « l’éducation aurait dû être la priorité parmi toutes les priorités, et elle a sans doute été la politique fondamentale de l’État la plus abandonnée, abîmée et dégradée depuis 2005. »

Territoire devenu symbolique depuis qu’Emmanuel Macron a décidé d’en faire le laboratoire de sa politique de la ville et de « l’école du futur  », Marseille illustre tout ce qui n’a pas été fait : « Hormis les dédoublements pour les CP-CE1 en éducation prioritaire, observe Ramadan Aboudou, secrétaire adjoint du Snes dans l’académie, tous les établissements REP (réseau éducation prioritaire – NDLR) ont vu leurs moyens rabotés. Et c’est la même chose sur le territoire : depuis 2005, pas d’ouverture de théâtre, de cinéma, des quartiers qui ne sont toujours pas desservis par le tramway… Nous vivons un véritable abandon par l’État. »

Sa collègue Marion Choupinet abonde : « Depuis le premier mandat Macron, 8 000 postes de prof ont été supprimés et nous affrontons à présent une crise de recrutement sans précédent. »

Or, depuis 2005, le constat de la dégradation de l’école est implacable : affaiblissement des réseaux d’éducation prioritaire, dégradation de la formation des enseignants et de leur recrutement, précarisation du métier, perte massive d’heures d’enseignement faute de remplaçants… sont autant de stigmates qui touchent en particulier les quartiers populaires, là où, au contraire, les meilleures compétences seraient requises.

Observant qu’à la différence de la région parisienne aucune école n’a brûlé à Marseille, Ramadan Aboudou l’explique par une ville « très unie », mais avertit : « La destruction des services publics, c’est la première des violences et c’est ce que nous subissons depuis trop longtemps. Il y a aujourd’hui une perte de sens de l’école, pour les personnels comme pour les familles, il ne reste plus que cette entreprise de tri social qui génère souffrance et colère. De quels moyens disposons-nous pour transformer toute cette colère en énergie utile ? »

Avec d’autres mots, le sociologue Michel Kokoreff, spécialiste des banlieues, pose un diagnostic similaire : « Les écoles, les mairies, les équipements publics incendiés le sont en tant que symboles d’une République qui discrimine les jeunes. L’école, souvent, est le lieu premier où ils font l’expérience de l’échec avant de décrocher, en gardant une rancœur à l’égard de l’institution. » Une expérience face à laquelle toutes les promesses républicaines ne servent à rien si elles ne sont pas tenues.

Des quartiers toujours sous-dotés

Pauvreté, relégation, faiblesse des services publics, les 1 514 quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), cumulent les inégalités.

Parmi les 5,5 millions de personnes qui vivent dans ces territoires, 43,3 % vivent en dessous du seuil de pauvreté contre 14,5 % dans le reste de la France. Le taux de chômage y est également deux fois plus élevé qu’ailleurs (18,6 % contre 8,5 %), avec une part plus élevée d’emplois précaires (7,3 % d’intérim contre 2,1 % et 15,1 % de CDD contre 9,9 % dans le reste de la France).

« Ces quartiers continuent à concentrer des populations à faible revenu, avec des conditions de logement et d’emploi difficiles, des jeunes souvent en décrochage scolaire, des femmes plus éloignées de l’emploi et une part importante de ses habitants issus de l’immigration », résume le rapport de l’Observatoire national de la politique de la ville (ONPV) en 2020.

Pas un secteur n’est épargné : Il y a  37 % de professionnels de santé en moins par habitant dans les QPV que dans le reste du territoire. On trouve aussi 36 % de bibliothèques en moins, trois fois moins d’équipements sportifs et 10 % des QPV ne disposent d’aucune desserte de transport, notait un rapport publié en octobre 2020 par l’Institut Montaigne.

Cette grande fragilité des habitants des QPV s’est révélée pendant la crise sanitaire. Plus nombreux à vivre dans des logements exigus et surpeuplés, mais aussi parce qu’ils occupent davantage d’emplois de seconde ligne, ils ont été presque deux fois plus touchés par le virus que le reste de la population.

Aujourd’hui, ils prennent de plein fouet l’inflation, dont l’impact est d’autant plus fort que beaucoup ne parvenaient déjà pas à boucler leurs mois. « Des habitants sont contraints de ne pas manger à tous les repas, et le nombre de personnes qui font appel aux distributions d’urgence alimentaire ne fait qu’augmenter », rappelait fin mai une tribune de maires dans Le Monde intitulée « Les banlieues au bord de l’asphyxie ». Une alerte qui fait écho à l’appel de Grigny, lancé par une centaine de maires de tous horizons en… 2017.

Malgré ces accumulations de handicaps, et les appels à l’aide récurrents des élus locaux, l’investissement de l’État n’a pas été davantage au rendez-vous après les émeutes de 2005.

« Les quartiers populaires reçoivent plus d’argent que les autres. Toutes les politiques dérogatoires dites politiques de la ville, Anru (Agence nationale pour la rénovation urbaine), zones d’éducation prioritaire, zones de reconquête, etc., ne compensent jamais le différentiel de moyens permanent lié à des politiques de droit commun inégalitaires », rappelle Stéphane Peu.

Les 12 milliards d’euros versés à la politique de la ville entre 2003 et 2021 ont servi pour l’essentiel à mener à bien la rénovation du bâti dans 600 quartiers, mais aussi à améliorer la vie d’habitants d’immeubles construits à la va-vite dans les années 1950-1960. Mais les rénovations n’ont souvent pas été précédées d’une concertation suffisante et ont pu se traduire par l’expulsion hors du quartier des plus vulnérables.

Cette tendance à mettre l’accent sur le bâti s’est encore accentuée avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, qui a supprimé les emplois aidés, portant un coup sévère aux réseaux associatifs en banlieue. En 2018, il a également enterré le rapport commandé à Jean-Louis Borloo.

Depuis, rien ou presque, sauf un conseil interministériel de rattrapage en Seine-Saint-Denis et une promesse durant la dernière campagne, d’un « plan banlieues 2030 », dont les contours, les objectifs et les financements restent flous.

Un climat politique volontairement excluant

Le climat politique a lui aussi considérablement évolué entre 2005 et 2023 et tend aujourd’hui à exclure davantage les habitants des quartiers populaires.

L’extrême droite est devenue omniprésente médiatiquement, et ses idées pénètrent de plus en plus le discours de la droite dite « républicaine ». Le président du parti LR, Éric Ciotti, mais aussi le RN de Marine Le Pen et d’Éric Zemmour se livrent depuis le meurtre de Nahel à une forme de surenchère visant à faire passer les citoyens issus de « l’immigration extra-européenne » pour des ennemis de l’intérieur. « Nous sommes dans les prodromes d’une guerre civile. C’est une guerre ethnique, raciale », a lâché le fondateur de Reconquête, qui élude toute question sociale.

Au séparatisme économique et social imposé par des décennies de libéralisme s’ajoutent une essentialisation et une ethnicisation des citoyens des quartiers par l’extrême droite. Cette double attaque nourrit depuis des années le sentiment de relégation et de stigmatisation des habitants concernés, et creuse le fossé voulu par la droite et son extrême. Le RN et LR soutiennent ainsi le policier qui a tué Nahel et fustigent « l’immigration de masse », qu’ils lient aux dégradations.

Des propos qui choquaient en 2005, et semblent désormais banalisés. Lors de son allocution télévisée, le président de la République d’alors, Jacques Chirac, avait certes appelé à la « réussite de notre politique d’intégration » en se montrant « strict dans l’application des règles du regroupement familial » et en renforçant « la lutte contre l’immigration irrégulière », traçant un lien entre révoltes et immigration.

Mais son diagnostic allait bien plus loin. « Nous ne construirons rien de durable si nous laissons monter, d’où qu’ils viennent, le racisme, l’intolérance, l’injure, l’outrage. Nous ne construirons rien de durable sans combattre ce poison pour la société que sont les discriminations (et) si nous ne reconnaissons pas et n’assumons pas la diversité de la société française. » Face à la montée de l’extrême droite, Emmanuel Macron pourrait s’en inspirer.


 

   publié le 3 juillet 2023

Après la mort de Nahel :
« La République est face à
un immense défi »

Florent LE DU sur www.humanite.fr

La fracture entre les institutions et une partie de la population est consommée, juge Gilles Leproust, qui réclame des réponses de l’État en termes de moyens et de réforme de la police. Gilles Leproust est Maire PCF d’Allonnes (Sarthe) et président de l’association Ville & Banlieue


 

En tant que maire d’Allonnes, où des violences urbaines ont éclaté depuis la mort de Nahel, le 27 juin, parvenez-vous à faire entendre votre voix pour tenter d’apaiser la situation ?

Gilles Leproust : En tant que maires, nous sommes des médiateurs. C’est dans notre fonction d’aller à la rencontre des gens, en plus de rassurer la population et, chaque matin, de remettre en état de marche nos services publics.

J’essaye donc de discuter avec les jeunes, d’entendre leur colère vis-à-vis de la mort de Nahel, un gamin de leur âge, de tenter de leur expliquer qu’elle doit s’exprimer autrement. Mais c’est dur. Cela fait des années qu’on interpelle sur le fait qu’il y a de plus en plus de gens qui se sentent abandonnés, qui ne se sentent plus appartenir à la République parce que la République ne les respecte pas.

La crise de la politique fait que certains renvoient dos à dos le gouvernement, le maire, les services publics. C’est pour cette raison que nous demandons que l’accès au droit, à l’égalité, aux services publics soit réel. Ce n’est pas le cas pour beaucoup de jeunes de nos quartiers.

On est dans une crise profonde de la République, plus encore qu’en 2005 avec, en outre, une droite et une extrême droite qui attisent les tensions. Il y a un enjeu démocratique : remettre au cœur des constructions l’ensemble des populations, quelles qu’elles soient, particulièrement dans les banlieues populaires.

Président de l’association Ville & banlieue, vous avez participé, vendredi, au comité interministériel des villes, prévu de longue date. Quel discours avez-vous porté devant la première ministre Élisabeth Borne ?

Gilles Leproust :D’un commun accord, ce comité s’est transformé en un temps d’échange sur la situation et un autre sera organisé début septembre pour mettre au point des propositions concrètes.

Mais, pour sortir de la crise, nous avons fait entendre les justes demandes des habitants. Comme l’exigence de sortir de ce divorce, de plus en plus fort, entre la population des quartiers populaires et la police.

Le drame de Nanterre a malheureusement rappelé à tous que la doctrine développée au plus haut niveau de la hiérarchie sur le rapport entre la police et les jeunes n’est pas acceptable et doit changer. Cela pose la question de la formation, de l’impunité qui existe, de la justice. L’exigence aussi de remettre du lien, notamment en recréant la police de proximité. Les policiers ne doivent plus être vus comme des adversaires, mais des partenaires pour produire du vivre-ensemble sur le territoire.

Aujourd’hui, le ressenti de la population – pas seulement de la jeunesse – des quartiers populaires vis-à-vis de la police est très inquiétant. Il y a un sentiment de crainte alors que la police doit être protectrice.

Pour faire République, il faut impliquer toute la population et créer de la confiance mutuelle ; si celle-ci n’existe pas, il y a déjà un problème. Le chantier est sur la table, reste à voir si le gouvernement va y répondre dans les prochains jours.

Au-delà de la question de la police, quelles propositions mettez-vous en avant pour retisser un lien de confiance entre les populations des quartiers populaires et les institutions publiques ?

Gilles Leproust :Ce dont souffrent les quartiers, c’est de la question sociale. La fin de mois, pour beaucoup d’habitants d’Allonnes, c’est le 15.

Si on n’agit pas sur ces inégalités, on ne pourra pas sortir de cette crise profonde. Il y a par ailleurs de nombreux chantiers sur lesquels on réclame des moyens depuis des années : la rénovation urbaine, le sport, la culture, qui sont des éléments importants pour la vie des quartiers.

La question fondamentale est celle du droit commun. La politique de la ville doit être là pour faire plus que le droit commun dans des territoires où les discriminations et les inégalités sont très fortes, pour que les services de l’État soient particulièrement fléchés sur les banlieues.

On se félicite de la création, depuis 2019, des cités éducatives qui regroupent des professionnels de l’enseignement, des associations et des collectivités. D’accord, mais quels moyens sont mis dans cette belle idée ? Dans le même temps, l’éducation nationale supprime des postes d’enseignants…

C’est pareil pour la police, la justice. Les finances des collectivités s’assèchent également. Le compte n’y est pas, et on voit bien que cela conduit à des conséquences dramatiques. Il est urgent qu’une véritable politique de la ville, réfléchie collectivement, soit mise en place. Nous sommes face à un défi pour la République et cela passe y compris par des politiques de l’État qui soient au niveau.


 

   publié le 2 juillet 2023

Au Val Fourré, on comprend les plus jeunes, sans cautionner leurs actes

Caroline Coq-Chodorge et Célia Mebroukine sur www.mediapart.fr

À Mantes-la-Jolie, dans le quartier du Val Fourré, des bâtiments publics et des commerces ont été brûlés ou cambriolés après la mort de Nahel. Dans un même souffle, les habitants condamnent et comprennent. Car tous ont vécu, souvent de très près, des violences et incivilités policières au cours des dernières décennies.

Mantes-la-Jolie (Yvelines).– Au Val Fourré, c’est un samedi 1er juillet de fêtes, celles de la fin de l’année scolaire. Les enfants, très jeunes et moins jeunes, accompagnés ou pas de leurs parents, déambulent dans le dédale de ce quartier de Mantes-la-Jolie (Yvelines), une des plus grandes cités de France avec ses 21 000 habitant·es. Sur la vaste esplanade au cœur du quartier, une association a monté des jeux gonflables. Les clubs de sport organisent leur fête de fin d’année. Au stade se joue la CAN, la Coupe d’Afrique des nations de Mantes, où s’affrontent les jeunes, filles et garçons, répartis dans des équipes plus ou moins aux couleurs de leurs origines, tant elles sont diverses et mélangées.

Il y a des ombres au tableau : la façade crevée de l’annexe de la mairie, brûlée deux nuits plus tôt ; celle noircie de la banque, désormais inutilisable ; le centre des impôts, lui aussi rongé par les flammes. Le quartier s’est embrasé après la mort de Nahel, sans surprise, tant les violences policières émaillent son histoire, de génération en génération. 

Dans la nuit de vendredi à samedi, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin s’est déplacé à Mantes-la-Jolie, aux alentours de 3 heures du matin. Mais il est resté dans le centre-ville cossu, à un gros kilomètre du Val Fourré.

Un frère, mort en garde à vue en 1991

Au gymnase Souquet, les festivités du club de karaté se terminent. Sonia Mebarka, 54 ans, secrétaire exécutive du club, salue tout le monde : les bénévoles, les coachs, les jeunes adhérent·es, leurs mères, leurs frères et sœurs. À ses côtés, son fils Naoufel et son meilleur copain Ademe. Les jeunes adolescents veulent aller au tournoi de foot organisé un peu plus loin dans le quartier. Sonia hésite : « Jai peur, peut-être que les policiers vont s’acharner ce soir. »

Comme beaucoup dans cette ville des Yvelines, Sonia a vécu les violences policières dans sa chair. C’était il y a plus de trente ans. Le 27 mai 1991, son frère Aïssa Ihich est mort d’un malaise cardiaque en garde à vue. Il avait 19 ans. Deux jours plus tôt, raconte Sonia, Aïssa s’était retrouvé « au mauvais endroit au mauvais moment », en chemin vers le domicile d’un ami. Des policiers mobilisés dans le quartier du Val Fourré à cause d’émeutes  l’avaient arrêté et roué de coups. Asthmatique, Aïssa n’a pas survécu à sa garde à vue sans ses médicaments. 

Selon Sonia, « les policiers ont dit qu’ils avaient arrêté mon frère pour des jets de pierre, mais moi je sais que c’est faux. Il fallait juste lui coller quelque chose, c’est tout. »

Les deux policiers impliqués dans son arrestation et le médecin ayant validé la garde à vue ont été poursuivis. Onze ans plus tard, les policiers ont été condamnés pour « violences aggravées » et ont écopé de huit mois de prison avec sursis. « Ça fait trente ans que je dis qu’il y a une justice à deux vitesses en France », soupire Sonia. 

Pour elle, la détention provisoire du policier après la mort de Nahel ne change rien : « Cest pour calmer le peuple, c’est tout. Je ne pense pas qu’il sera condamné. Ils l’aideront à déménager, à être muté et il sera oublié. »

Ils sont trop jeunes pour construire un discours politique.

« Quand mon frère est décédé, je voulais que ce soit le dernier. Mais ça recommence sans cesse », ajoute Sonia, dépitée. « On a l’habitude », acquiesce son fils Naoufel, âgé d’à peine 14 ans. La mère de trois enfants, salariée à Pôle emploi, comprend l’exaspération des jeunes, parfois très jeunes, qui participent à la révolte. Mais selon elle, ils ne visent pas « les bonnes cibles », en référence aux commerces et à la salle de sport brûlés. 

Un constat que partage Nathalie Coste, une amie de Sonia qui, comme elle, est une ancienne élue d’opposition – de gauche – à la mairie. Elles se sont rejointes pour un café sur la dalle centrale du Val Fourré. « Ce qu’ils font ne nuit qu’à eux-mêmes », regrette Nathalie, ancienne professeure d’histoire-géographie, qui a enseigné pendant 38 ans au lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie. Cette révolte est, selon elle, « autodestructrice » car elle fait la part belle à une « violence sans discernement et sans discours politique. » « Certes, ils sont trop jeunes pour construire un discours politique, tempère-t-elle. Car il y a aussi une faiblesse du tissu politique dans ces quartiers. »

« En 2005, on découvrait presque les violences policières, se rappelle Nathalie. Leur médiatisation était sporadique. Mais aujourd’hui, les histoires s’accumulent, c’est chronique. Ces jeunes disent qu’ils ne seront plus des victimes et c’est important. Même si ce n’est pas de la bonne manière. » 

Yazid Kherfi est de la même génération que Sonia et Nathalie. Et son analyse rejoint la leur. Cet ancien braqueur, devenu enseignant à l’université et formateur sur les questions de prévention de la délinquance, considère que ce qui se passe est « plus grave » qu’en 2005. « En 2005, il y avait des revendications en lien avec Zyed et Bouna mais aussi par rapport aux propos de Nicolas Sarkozy sur la “racaille”, explique-t-il. Aujourd’hui, casser un magasin et tout piller, quel rapport avec la mort de Nahel ? »

« On a les jeunes qu’on mérite », lance Yazid, faisant plutôt peser plutôt la faute sur les adultes qui entourent ces jeunes. Des parents aux maires, en passant par les éducateurs mais aussi les policiers. Depuis plus de dix ans, Yazid sillonne les quartiers populaires de France avec son camion pour créer des espaces de discussion, la nuit, avec les jeunes. Yazid ne comprend pas que les centres de vie sociale « ferment tous à 18 heures » alors que la nuit est le moment le plus propice pour créer du lien. Il regrette également qu’au cours de ses « 500 soirées », aucun policier n’ait jamais accepté de discuter avec les jeunes qu’il réunit. 

La peur des mères de famille

À la sortie du gymnase Souquet, trois mères de famille, d’abord réticentes, sont finalement soulagées de « vider leur cœur ». Toutes trois exigent l’anonymat, comme beaucoup d’habitant·es du quartier, tant l’atmosphère y est sensible, chancelante. Elles ont chacune quatre ou cinq enfants, âgés de 9 à 26 ans. Depuis la mort de Nahel, elles sont « au-delà de la colère. Les enfants d’aujourd’hui voient bien qu’il n’y a pas de justice. On a l’impression d’être abandonnés face à une police qui peut faire ce qu’elle veut. » 

Quand elles voient des policiers dans le quartier, toutes ont le même réflexe : « On les appelle tout de suite : “T’es où ? Tu fais quoi ? Rentre à la maison !” Eux nous répondent que ce n’est pas normal, qu’ils ne font rien de mal. Mais il faut voir comment les policiers abordent les jeunes qui discutent dans la rue : ils sont tout de suite dans l’agressivité. Et si nos enfants leur tiennent tête, ils finissent en garde à vue. »

Dans le quartier du Val Fourré vivent presque exclusivement des immigré·es et des enfants d’immigré·es racisé·es. La police est-elle raciste ? « Je n’aime pas ce mot, ça me touche, dit une mère. Mais je crois que ça existe, oui... » « On explique à nos enfants qu’ils sont comme tout le monde, qu’ils doivent s’intégrer, s’adapter, dit une autre. Qu’ils ne sont ni des victimes, ni des coupables. Mais ce qu’ils voient, c’est l’inverse... » 

Au stade Jean-Paul-David, plusieurs milliers de personnes assistent aux finales de la CAN de Mantes : chez les filles, le Maroc a dominé le Sénégal, chez les garçons, l’Algérie s’est imposée face à la Gambie. C’est la liesse autour des vainqueurs. Les jeunes ne veulent pas parler du reste. Sonia montre un garçon de 13 ans, passé à tabac en garde à vue, à la suite d’un mauvais mot contre un policier. On l’aborde, il refuse la conversation : « C’était mon frère, j’ai oublié. »

On arrache quelques mots à un lycéen, avant que ses amis le rejoignent et le chambrent, coupant court à la conversation : « Les policiers nous parlent mal, parce qu’on est des Noirs. Depuis ce qui s’est passé, je sors plus, mes parents me l’interdisent, c’est pour la bonne cause. Ce qu’ils ont fait à Nahel, c’est grave. Et cela me concerne, parce que cela peut arriver à tout le monde ici. »

Ça ne passe pas, ça ne passera jamais d’avoir été humilié de cette façon.

La nuit est tombée sur le Val Fourré. Face à la grande mosquée de Mantes-la-Jolie, Younès et Nadir se souviennent. « J’ai même noté la date dans mon calendrier, attendez, demande Younès. C’était le 6 décembre 2018. » « Un jeudi », précise Nadir. Ce jour-là, les deux jeunes hommes, âgés de 15 et 17 ans à l’époque, participent à une manifestation « calme » contre la réforme du bac et Parcoursup, aux abords de leur lycée Saint-Exupéry, dans le quartier du Val Fourré. Après quelques dégradations, la police intervient et nasse les jeunes manifestants. Il est 11 heures du matin lorsque Nadir, Younès et plus d’une centaine d’autres lycéens sont arrêtés par la police et mis à genoux, mains sur la tête, alignés les uns à côté des autres. Dans une vidéo qui fait le tour des réseaux sociaux, on entend un des policiers participant à l’opération lancer : « Voilà une classe qui se tient sage. »

Nadir et Younès restent plusieurs heures à genoux, mains sur la tête, dans le froid. « Ils voulaient nous humilier », raconte Nadir. « Ces policiers n’étaient pas à la hauteur de l’uniforme », ajoute Younès.

Une enquête administrative est menée. L’IGPN conclut à « l’absence de comportements déviants » de la part des policiers. Nadir, Younès et d’autres se constituent alors partie civile et obtiennent en 2020 l’ouverture d’une enquête par un juge d’instruction. Ce n’est que deux ans plus tard, en décembre 2022, que Younès et Nadir sont enfin entendus. Malgré la lenteur de la procédure, les deux jeunes hommes ont une « once d’espoir » que ce qui est devenu leur « cause » aboutisse.  

Lorsqu’ils ont appris la mort de Nahel, « ça a fait remonter des choses. » « Ça ne passe pas, ça ne passera jamais d’avoir été humilié de cette façon », souffle Nadir. « Depuis, je suis dans la crainte de ceux qui sont censés nous protéger », dit Younès. « Mais qui nous protège d’eux ? », demande son ancien camarade de classe. 

Même s’ils n’ont pas été surpris par la révolte, Nadir et Younès ne cautionnent pas tout. Comme leurs aînés, ils regrettent que les jeunes s’en prennent aux biens des personnes. Pour Younès, cette « prise de conscience » est « respectable » mais la violence relève d’un « processus d’autodestruction ». « C’est dommage qu’il n’y ait plus que ce canal pour exister, regrette-t-il. On a été relégués et oubliés. »

Dimanche 2 juillet, vers 1 heure de matin, un restaurant et plusieurs cafés sont encore ouverts sur la dalle du Val Fourré. Il n’y a plus que des hommes dans les rues. Les plus vieux jouent aux cartes, imperturbables. Des très jeunes observent, méfiants. Aux deux principales entrées de la zone commerciale, des commerçants veillent, pour quelques heures au moins. 

Ils racontent le cambriolage de la boutique de réparation de téléphone par « des petits, des 13-17 ans, la plupart avaient moins de 15 ans ». Eux aussi ne comprennent pas qu’ils s’en prennent « aux commerces, aux voitures des gens d’ici. Mais leur colère, on la comprend. Nous aussi on a la haine de la police, et ça changera jamais. On connaît tous des gens qui ne sont jamais sortis de garde à vue. La police est profondément raciste »

L’un d’eux raconte une anecdote : il est allé saluer un groupe d’hommes. Parmi eux, il y avait « des baqueux [des policiers membres de la BAC – ndlr] habillés comme des racailles. Ils ont refusé de me saluer, en me disant : “On n’est pas des vôtres.” Moi aussi, quand j’en verrai un se faire piétiner, je lui dirai : “Je ne suis pas des vôtres.” » Les anecdotes sur la police sont inépuisables. Mais ce commerçant, père de famille, a pris le parti d’en rire. 

Une autre histoire encore, toute récente : « Il y a deux nuits de cela, j’étais ici, à veiller. Les policiers arrivent et me disent : “Levez les mains !” Mais ils me connaissent ! Et j’étais comme maintenant : pieds nature, en claquettes ! Et genre, je vais être un émeutier ? »

La nuit est encore calme. Au loin, claquent les feux artifices, ces « mortiers » de pacotille. Les commerçants pensent que les jeunes, soixante environ, sont quelques rues plus loin. Ils pourraient arriver sur la dalle, masqués ou cagoulés. Un des commerçants enregistre un message vidéo sur Snapchat dans lequel il dit aux jeunes : « Je suis avec vous. » Il explique : « Je n’ai aucun pouvoir sur eux. Mais je leur dis qu’ils sont la famille et que je veille aux débordements. » Et qu’en cas d’affrontements avec la police, il « montrera ce qui se passe ».


 

   publié le 1° juillet 2023

François Ruffin -
« Nahel : l'apaisement, mais comment ? »

par Ruffin François, Député de la Somme sur www.mediapart.fr

Depuis trois jours et la mort de Nahel, 17 ans, tué par un policier, le pays s'est embrasé. L'apaisement attend une réponse politique, qui ne met pas la poussière sous le tapis des amertumes et des colères, qui n'émet pas de promesses en l'air, mais qui sait entendre et s'amender.

Mardi, le jeune Nahel, 17 ans, est mort, tué par un policier. Qui prétend à la légitime défense. Mais la scène est filmée, contredit la version de ce dernier.

Le pays est saisi d’une indignation, légitime. Comment un contrôle routier, sans mise en danger des policiers, peut-il se terminer par la mort d’un adolescent, fût-ce après un refus d’obtempérer ?

Depuis, le pays connait une situation de tension supérieure à celle de 2005. Trois nuits d’affilée, les quartiers populaires se sont révoltés, se sont embrasés. Avec, dans mon coin à Amiens, une mairie vandalisée, une médiathèque et une école brûlées, une asso de réinsertion dévastée. Ailleurs, des tirs de mortier, des commissariats attaqués, des commerces pillés. J’y reviendrai. Dans certaines villes, les transports en commun sont arrêtés en soirée et des maires décrètent des couvre-feux.

Devant cette vague, devant la vidéo qui circule sur les réseaux, le pouvoir a choisi l’apaisement plutôt que l’affrontement. Emmanuel Macron a qualifié d’« inexplicable », d’« injustifiable » le tir du policier, ajoutant « rien, rien ne justifie la mort d’un jeune ». Gérald Darmanin a parlé d’« images extrêmement choquantes, apparemment pas conformes à ce que nous souhaitons dans la police » et s’est engagé à dissoudre le syndicat, en réalité, l’association, « France Police » coupable d’avoir applaudi le meurtre. La porte-parole du ministère de l’Intérieur, Camille Chaize, a balayé les remarques sur le passé judiciaire du jeune homme : « Peu importe s’il était connu des services de police, ce n’est pas le débat ».

Hier, quelques heures avant la marche blanche, une enquête pour homicide volontaire a été ouverte, et le policier auteur du tir mortel placé en détention provisoire. « Le parquet considère que les conditions légales d’usage de l’arme ne sont pas réunies », a expliqué le procureur de Nanterre.

La violence judiciaire

Et pourtant, et pourtant, une colère a jailli et ne rentre pas. Visible par la casse, mais dans les cœurs aussi : « On a perdu notre enfant parce que ça aurait pu être l’enfant de n’importe qui », lance Najet, 49 ans, mère de quatre enfants. Et chez les jeunes, ce refrain : « Ça aurait pu être nous ». Chacun y va de son expérience, humiliante ou violente, avec des policiers. De nom propre, Nahel devient nom commun : une défiance entre police et population. D’une confiance plus que rompue, d’une hostilité réciproque, alimentant un cercle vicieux de violence dont tout le monde sort perdant. Alors, voilà, voilà pourquoi cette colère explose et ne rentre pas : elle s’inscrit dans une histoire, une longue histoire pas seulement de violences policières, mais aussi de violences judiciaires. Des dénis de justice plus que fréquents, devenus habituels.

Le média d’information en ligne indépendant – Bastamag – relève que sur 213 affaires d’interventions létales (de janvier 1977 à juin 2020), les deux-tiers n’ont eu aucun prolongement (classée sans suite ou non-lieu). Au-delà des chiffres, ces « affaires » ont des noms, qui restent dans la mémoire collective.

Zyed Benna et Bouna Traoré, morts électrocutés dans un transformateur EDF en tentant de se soustraire à un énième contrôle d’identité. Les policiers sont mis en examen pour « non-assistance à personne en danger ». Mais obtiennent une relaxe définitive après dix ans de procédures. Le juge a conclu qu’aucun deux n’avait eu « une conscience claire d’un péril grave et imminent », alors qu’ils avaient dit sur les ondes : « s’ils entrent ici, je ne donne pas cher de leur peau ».

Adama Traoré, mort par asphyxie à la suite d’un plaquage ventral. La procédure est encore en cours mais on ne compte plus les entraves policières et judiciaires, les expertises et contre-expertises médicales, les mensonges et maquillages de la première heure jusqu’à aujourd’hui. La Défenseure des droits vient de demander un renvoi en correctionnel des policiers.

Gaye Camara, tué par 8 tirs d’un policier de la BAC. Un non-lieu prononcé, avec refus répétés des demandes de reconstitution par l’avocat de la famille.

Zineb Redhouane, tuée par le tir d’un gaz lacrymogène à la fenêtre de son appartement. L’IGPN a bien identifié l’auteur du tir mais ne l’a pas sanctionné, l’enquête judiciaire est au point mort.

Cédric Chouviat, mort par asphyxie à la suite d’un plaquage ventral, après avoir répété à plusieurs reprises qu’il ne pouvait plus respirer. Une procédure est en cours mais le ministère de l’Intérieur a refusé à plusieurs reprises de suspendre les fonctionnaires de police impliqués, malgré un nouvel enregistrement vidéo et sonore accablant.

La liste serait trop longue.

Voilà les marques qui restent. Ils endeuillent des familles et la nation toute entière. Parce qu’il y a cette conscience, désormais, qu’après la mort, viennent les entraves, nombreuses, à la vérité : au sein de la police, à l’IGPN, au parquet. Que la justice n’est pas un long fleuve tranquille, mais un combat qui dure, deux, trois, quatre, cinq, dix ans.

Alors, on y est. Ça sort, ça brûle, ça pète. L’apaisement ? Bien sûr, je suis pour, tout le monde est pour. Qui peut se satisfaire de voitures brûlées, de bâtiments publics calcinés, de forces de l’ordre attaquées ? L’appel au calme ? Évidemment. Je peux l’écrire ici, le dire, sans difficulté : « j’appelle au calme ». Si c’était si simple, si ça produisait un quelconque effet. Comme pendant la crise des gilets jaunes : quand la colère, la rage, la tension s’emparent d’une partie du corps social, les appels incantatoires « d’en haut » font joli sur les plateaux, mais sont autant de coups d’épée dans l’eau. La colère prend du temps à redescendre. Le temps de l’écoute, de la reconnaissance, et de l’espoir d’une réparation effective, dont on saisit désormais qu’elle n’arrivera pas du seul fait de la mise en examen du policier.

Mais lorsque l’Etat envoie les blindés, la BRI, le GIGN, le RAID, l’armée, qu’il montre les muscles pour, au final ne pas s’en servir – car les professionnels du maintien de l’ordre le savent, ça serait pire – le Président Macron révèle qu’il n’a pas encore entendu. Et en refusant d’écouter, ce sont aussi les policiers qu’il met en danger.

Un brigadier-chef à Nanterre témoignait : « On sait qu’on va retourner se faire tirer dessus, avec des mortiers, des cocktails Molotov, des grenades… En espérant que ce soit plus calme que la veille, et que justice se fasse. » Ça vient du terrain, des agents avec de l’expérience : ils serviront de digue mais la réponse ne sera pas policière, elle doit être judiciaire – et surtout politique.

Nos propositions

L’apaisement attend donc une réponse politique, qui ne met pas la poussière sous le tapis des amertumes, qui n’émet pas des promesses en l’air, mais qui sait entendre et s’amender. Ces pistes, je les proposais déjà en 2020, dans mon rapport parlementaire « Pour une police de la confiance ».

Le dépaysement de l’enquête. Dès qu’un policier est mis en cause, ou lorsqu’il porte plainte lui-même, sortir l’affaire de sa juridiction, l’éloigner, la porter vers un lieu plus neutre. Tant c’est évident : localement, des liens, et des liens forts, existent entre le parquet et le commissariat, qui interdisent toute confiance en la justice. Et au-delà, surtout : je réclamerais une chambre spécialisée dans les relations « police – population ».

L’abrogation de la loi Cazeneuve de 2017 sur les conditions d’usage des armes par les policiers lors des refus d’obtempérer.

Un contrôle externe de la police. Comme la Belgique, comme l’Angleterre. Que la police n’auto-enquête pas sur elle-même avec l’IGPN. Mais surtout, que sur le rôle de la police, que sur son modèle d’autorité, que sur la formation des agents, la police ne s’auto-gère pas en vase clos avec le ministre de l’Intérieur. Que le Parlement, que les maires, que des associations y participent. Que soit donné au Défenseur des Droits le pouvoir d’enquêter comme de sanctionner.

L’instauration d’un récépissé pour les contrôles d’identité. Comparés aux pays voisins, la police française recourt bien plus aux contrôles d’identité, sur les minorités, sur les Noirs et les Arabes. Ces interventions, banales, sans délit préalable constaté, sont vécues comme humiliantes.

Et à plus long terme, bien sûr, une formation repensée, augmentée à deux ans (et pas seulement neuf mois) et le retour d’une police de proximité, démantelée par Nicolas Sarkozy.

Auto-sabotage

Maintenant, les violences, les dégradations.

Disons-le : s’attaquer aux services publics est illégal, condamnable. Mais surtout, c’est une catastrophe. La mairie, l’école, la médiathèque, la maison de quartier, la salle de boxe, le bus… Détruire les équipements qui mettent du commun, pour faire-ensemble. Non, ce n’est pas acceptable. Pour nos banlieues déjà souvent désertées par les services publics, c’est la double peine. Un auto-sabotage. Un gâchis. Les habitants qui font la vigie devant les bâtiments, pour empêcher la casse, le savent mieux que personne. Luc Bronner, dans Le Monde, raconte comment les parents d’élèves, les collectifs de mères, les médiateurs, les élus et les personnels municipaux s’interposent : « On espère, par notre présence, réussir à apaiser un peu les choses. Brûler les écoles, ce serait le pire », expliquait Eric Solas, 47 ans. Ils font le tour des quartiers, écoutent, dialoguent, raisonnent, prennent la température. Nous partageons le cri de désespoir, l’émotion de cette enseignante, qui court vers des jeunes dégradant une école maternelle : « Non, pas l’école, s’il vous plaît, pas l’école, ne touchez pas à l’école ! » Qui pâtira, au réveil, de l’école saccagée, du bus incendié, de la voiture brûlée : les gens du commun, les petites gens, les papas, les mamans, les habitants des mêmes quartiers, ceux qui tiennent le pays debout. Patrick Jarry, le maire de Nanterre n’a exprimé autre chose lorsqu’il pointe la « tristesse et la désolation des habitants face aux violences ».

Pour une « réconciliation nationale »

Le risque d’escalade est réel. Tous les ingrédients sont présents : des jeunes avec une volonté d’en découdre, de revanche, qui n’écoutent plus rien ni personne (ni même leur famille). Des syndicats policiers – et non des moindres – qui se disent « en guerre » contre des « hordes sauvages », en appellent à mots ouverts à la sédition, à la « résistance », et menacent le Gouvernement. Un homme tué par une « balle perdue » en Guyane. Des policiers sur le terrain, à bout physiquement et psychologiquement, après des nuits de peur. Quelle réponse ? Emmanuel Macron dit : responsabilité des parents, des réseaux sociaux, des jeux vidéos. C'est un peu court, au regard de l’urgence, quand on est le chef de l’Etat.

Et Marine Le Pen dans tout ça ? Sans parler de son nervis Eric Zemmour qui tourne en boucle en parlant d’enclaves d’étrangers ? Eux veulent cet affrontement de la France avec elle-même, que les Français se confrontent. Que la République se délite. Ils soufflent sur les braises de la sédition, et qu’advienne dans les cendres leur projet de société : un Etat policier.

Alors, dans cette période trouble, quelle est notre boussole politique ? Comme souvent, il faut écouter ceux qui ont des nerfs plantés dans le pays. Des élus locaux, des maires, en premières lignes, qui méritent tout notre soutien, toute notre attention.

Philippe Rio par exemple, maire de Grigny : « Il aurait pu y avoir du mouvement, par exemple avec le plan Borloo pour les banlieues, en 2018. On était 200 maires à avoir travaillé dessus, et Emmanuel Macron a dit « poubelle ». Je ne sais pas ce qu’il en serait aujourd’hui, si on aurait évité ce qui se passe, mais ce plan s’appelait « Pour une réconciliation nationale », et je trouve que ce mot de réconciliation résonne particulièrement aujourd’hui. »

« Une poudrière », voilà comment Philippe Rio décrit la situation en banlieue. Une poudrière sur laquelle, on a décidé de fermer les yeux plutôt que d’agir, depuis trop longtemps. Le plan Borloo, un plan réfléchi et pensé par les acteurs de terrain, à cinquante milliards, jeté à la poubelle, rayé d’un trait de plume par un homme seul, là-haut.

Ali Rabeh, maire de Trappes, dit la même chose : « Ils sont rattrapés par le réel, les naïfs, ce sont eux ». Le réel, c’est le déni de la relation, toujours plus dégradée entre police et population, c’est une République qui ne tient pas ses promesses d’égalité. Un cocktail explosif.

Au-delà, même, des banlieues : durant la crise Covid, les jeunes se sont enfermés pour protéger les plus âgés. Ce sont eux, souvent précaires, qui ont payé le prix d’une économie au ralenti, avec les queues pour des colis alimentaires. Leur taux de pauvreté est quatre fois plus élevé que chez les plus de 60 ans. Leur taux de dépression a doublé. Pour eux, ou une partie du moins, c’est la désespérance qui s’installe. Et face à cela, quels plan, quelles propositions a portées le président Macron ? Le néant.

On n’en sortira ni par le déni, ni par la violence aveugle. On s’en sortira par le haut : par la vérité, par la justice, par l’égalité. Par une réconciliation nationale qui ne sera possible que si le Président et le gouvernement remettent tout sur la table. « Sans tabou ». Reconnaissant leurs erreurs, qu’ils se replongent dans les travaux qu’ils ont fait produire aux acteurs et actrices de terrain, avant de les balayer d’un revers de la main, et s’engagent sur des solutions qui réparent les maux. Les transformations de l’institution police, on l’a dit. Mais aussi le reste : la ségrégation urbaine, les discriminations à l’embauche, le trafic de drogue et les réseaux mafieux, les moyens pour les élus locaux, les associations, la revalorisation des métiers des premiers et premières de corvée, le soutien aux mères célibataires qui tiennent tout le foyer sur leur dos, etc.

Nous, nous voulons la paix. Pas la guerre civile.

La « réconciliation nationale », il la faut.

   publié le 30 juin 2023

L’apaisement ne se décrète pas,
il se construit.

par Attac France sur https://france.attac.org/

Ce jeudi 29 juin était organisée une marche blanche en hommage à Nahel, tué à bout portant par un policier le 27 juin. Massivement suivie, cette marche blanche portait également un message : plus jamais ça.

La première pensée de l’association Attac va aux proches des victimes à qui nous exprimons notre émotion. Ce drame n’aurait jamais dû se produire. À l’instar des réactions suscitées par la mort de Zyed et Bouna, poursuivis par la police, en 2005, la mort de Nahel a provoqué des réactions, qualifiées d’émeutes. Celles-ci sont d’ores et déjà instrumentalisées par une partie de la classe politique, notamment au sein de la droite et de l’extrême droite, dans une surenchère particulièrement choquante et préoccupante.

En réalité, cette situation n’est pas une surprise. Dans de nombreux quartiers relégués, le quotidien est rythmé par des interpellations régulières perçues comme des humiliations par les jeunes qui en sont l’objet. Le contrôle au faciès par exemple, est de facto devenu la règle. Quant à la répression policière, si souvent impunie, son caractère raciste apparait une nouvelle fois clairement à travers cet assassinat inacceptable.

Si elle n’est, hélas, pas la première du genre, cette exécution s’est par ailleurs produite dans un contexte de net durcissement de l’attitude des forces de l’ordre et d’une dérive de plus en plus intolérante et autoritaire du pouvoir vis-à-vis des jeunes de quartiers délaissés mais aussi, et de plus en plus, du mouvement social. Certes, cette dérive avait été engagée depuis plusieurs années, avec notamment l’article 435-1 voté début 2017 sous le quinquennat Hollande et quelques années auparavant, la politique sécuritaire de Nicolas Sarkozy.

En 2019, la haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU avait critiqué la France dans un rapport qui dénonçait l’usage excessif de la police lors des manifestations des « gilets jaunes ». Au printemps dernier, la France avait à nouveau été critiquée par des membres du Conseil des droits de l’homme de l’ONU pour les discriminations, les violences policières et plus précisément le recours à la force jugé excessif envers les manifestant·es opposé·es à la réforme des retraites.

Par ailleurs, de nombreuses organisations du mouvement social, dont Attac, ont dénoncé la dérive répressive et les violences policières. Le gouvernement a beau tenter de montrer qu’il veut calmer le jeu, il a refusé d’entendre ces alertes. Sa responsabilité est d’autant plus engagée qu’il s’est arrogé le monopole d’une légitimité qui lui échappe et s’est engagé dans une politique de répression inédite du mouvement social.

Les violences policières ne sont pas un fantasme ou une formule : elles sont une réalité. En les niant et en niant les causes des colères exprimées dans les quartiers ou au sein d’une grande partie de la population face aux mesures de régression sociale, le pouvoir et les responsables politiques de droite et d’extrême droite attisent les tensions et jettent de l’huile sur le feu. Ce faisant, ils se comportent comme des pompiers pyromanes.

Dans ce contexte social explosif, la stratégie de répression systématique de toute opposition mise en œuvre par le ministre de l’Intérieur est un échec et n’a qu’une seule issue : une société toujours plus fracturée, plus injuste et plus violente. L’apaisement ne se décrète pas, contrairement à ce que voudrait penser le président de la République, il se construit.

Pour cela, nous demandons un changement radical de la politique du maintien de l’ordre avec en premier lieu la démission du ministre de l’Intérieur, l’interdiction d’utilisation d’armes de guerre, des techniques de maintien de l’ordre et d’interpellation au risque létal, et l’abrogation de l’article 435-1 du Code de la sécurité intérieure qui permet l’usage des armes en cas de refus d’obtempérer.


 

   publié le 29 juin 2023

Patrick Jarry, maire de Nanterre :
« Il y a le sentiment profond
dans les banlieues que nous n’avons
pas tous les mêmes droits »

Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr

Le maire de gauche de Nanterre, Patrick Jarry, revient sur l’émotion et le deuil qui frappent sa ville depuis la mort de Nahel M. Il appelle à rester soudé et demande justice.


 

Quelle est la situation à Nanterre après ce terrible drame ?

Patrick Jarry : Ce mardi a été l’une des journées les plus terribles de l’histoire de Nanterre. Nous avons découvert avec stupeur la mort d’un jeune de notre ville, consécutive au tir d’un policier lors d’un contrôle routier. Rapidement, des images accablantes ont fait le tour des médias, des quartiers, de la ville et du pays.

Elles suscitent l’indignation et la colère des Nanterriens et de toute la France. Et puis mercredi matin, notre ville s’est réveillée choquée, abîmée, balafrée et inquiète car des groupes de jeunes, sans doute animés par un esprit de vengeance, ont dans la soirée incendié des poubelles, des véhicules, du mobilier urbain. Il y a eu jusque tard dans la nuit des confrontations avec les forces de police.

Des bâtiments privés comme publics, dont une école, ont subi des dégradations inacceptables. J’appelle évidemment au calme. La ville est en deuil. Protégeons nos quartiers et nos biens communs. Il y a une immense colère et une exigence de connaître la vérité au plus vite. Nous l’obtiendrons par notre mobilisation pacifique. Nous voulons la justice et nous l’aurons.

Que pensez-vous de la réaction de l’élu LR François-Xavier Bellamy, qui estime que si ce jeune est mort, « c’est d’abord parce qu’il a cherché à se soustraire à un contrôle » ? Cela alors même que la peine de mort n’existe pas dans notre pays…

Patrick Jarry : Il est très inquiétant pour la France qu’il n’y ait pas unanimité pour dire que la vidéo diffusée est accablante pour le policier. Les propos qui y sont tenus par les policiers sont de plus scandaleux.

Il faut de toute urgence que les premiers éléments de l’enquête soient communiqués, d’abord pour la famille de la victime, à qui j’ai présenté mes condoléances et qui souhaite organiser une marche blanche à laquelle je participerai, mais aussi pour témoigner d’une véritable détermination à faire émerger la vérité.

Ce drame appelle forcément à une prise de conscience dans ce pays. Nous avons besoin d’afficher très clairement notre volonté de vivre ensemble. Nous avons besoin d’enrayer toute spirale de violence. Nous avons besoin d’une police exemplaire. Il faut en créer les conditions.

Doit-il y avoir un avant et un après ce drame ?

Patrick Jarry : Bien sûr. Et cela va au-delà du rapport à la police. Il y a un sentiment profond dans les banlieues et dans tout le pays que nous n’avons pas tous les mêmes droits au respect, à la dignité, à la justice, à la réussite scolaire, à un emploi de qualité et à un logement confortable à un prix raisonnable.

La question de l’égalité taraude la France. Toutes les forces progressistes attachées à la justice devraient contribuer à faire émerger un projet alternatif. Il y a urgence. En ce qui concerne Nanterre, je crois que cette ville populaire, qui a toujours su se rassembler, va surmonter cette terrible épreuve en évitant au maximum la violence.


 

   publié le 28 juin 2023

Dernière chance pour sauver Assange et sauvegarder la liberté de la presse

sur www.humanite.fr

Un dernier appel a été déposé, en juin, auprès de la Haute Cour britannique par Julian Assange contre son extradition vers les États-Unis. Un concert de soutien au journaliste australien et fondateur de WikiLeaks aura lieu, le lundi 3 juillet, à la Maroquinerie. La présidente de la Fédération internationale des journalistes, Dominique Pradalié, condamne l'acharnement et le coup porté à la liberté de la presse.

Dominique Pradalié, Présidente de la Fédération internationale des journalistes

Au cours des dix dernières années, la « chasse » à Julian Assange m’a consumée d’anxiété - à la fois pour le fondateur de WikiLeaks lui-même et pour tous les autres journalistes qui souffriraient de sa condamnation. Son appel contre l’extradition ayant été rejeté, les voies juridiques qui s’offrent à lui pour s’opposer à l’extradition sont de plus en plus réduites.

Il y a peut-être un espoir à la Cour européenne des droits de l’Homme, mais ce n’est jamais garanti compte tenu des délais. Une résolution du Conseil de l’Europe pourrait encore permettre l’abandon des poursuites, mais il faudra du courage aux États membres.

Il est tout aussi probable que la prochaine audience de Westminster soit peu médiatisée et, nous apprendrons, quelques instants plus tard, qu’Assange a été embarqué dans un avion à destination des États-Unis. Selon toute vraisemblance, il sera alors condamné à la prison à vie.

Ainsi, alors que ce grotesque jeu du chat et de la souris a visiblement atteint un moment décisif, je me vois contrainte de lancer un appel à l’aide. Si vous pensez avoir le droit d’être informé des décisions prises en votre nom, faites entendre votre voix maintenant !

L’emprisonnement d’Assange aux États-Unis aurait pour effet d’étouffer la presse sous toutes les latitudes et à tous les points cardinaux. Sa persécution a déjà rendu nerveux les journalistes qui utilisent des documents classifiés pour documenter leurs reportages. Si la porte de sa cellule se refermait pour 175 ans, quel journaliste oserait contrarier le gouvernement américain, quelles que soient les preuves de malversations qui lui tomberaient sous la main ?

Il s’agit d’une affaire pleine de complications trompeuses, de récits contradictoires et de préjugés qui se font passer pour du bon sens. Les opinions sont faussées par les prises de position sur la guerre en Irak, les inquiétudes concernant la conduite contestée d’Assange en Suède et la méconnaissance de la neurodiversité.

Dans un tel contexte de conjectures, il est essentiel de s’en tenir aux faits concrets.

Au premier rang de ces faits figurent les diverses raisons pour lesquelles les États-Unis cherchent à poursuivre M. Assange. Toutes sont liées à la publication des « carnets de guerre » de l’Irak et de l’Afghanistan, vastes décharges d’informations contenant des détails opérationnels généralement de qualité médiocre sur ces conflits. Les accusations qui en découlent se fondent sur la loi sur l’Espionnage (Espionnage Act), dont le libellé est vague (ironiquement, il s’agit de la même loi en vertu de laquelle Donald Trump est actuellement poursuivi).

Le dossier contre Assange se résume à ceci. Il a recherché une source confidentielle qui détenait des preuves significatives de ce qu’il considérait comme des actes criminels commis par l’armée américaine, notamment le fait d’avoir abattu des civils et des journalistes depuis un hélicoptère de combat en Irak. M. Assange aurait aidé cette personne à retirer discrètement ces documents et à les transmettre, par l’intermédiaire de WikiLeaks, à des éditeurs qui révéleraient au monde entier des actes criminels graves.

Pour moi, il est évident qu’il s’agit là d’actions couramment entreprises par les journalistes d’investigation. Une grande partie du journalisme de référence s’est appuyée sur ce processus : la thalidomide, les dépenses des députés, les Panama Papers, et bien d’autres choses encore. La société compte sur les journalistes à l’origine de ces reportages pour mettre en lumière la corruption et les actes répréhensibles, et ce seraient pourtant eux qui ressentiraient le plus l’impact des poursuites engagées contre Assange.

Si un journaliste australien, qui a publié en Europe, devait être poursuivi par un tribunal américain selon une loi interne de ce pays, qui dans ce monde oserait mécontenter l’administration américaine ?

En observant ce processus depuis la France, je suis frappée par le changement constant d’opinion à l’égard d’Assange. Il a bénéficié d’une brève période de notoriété, lorsque les principaux organes de presse du monde entier faisaient la queue pour utiliser ses informations.

Il a été « l’homme de l’année » pour Le Monde en 2011.

Mais après la publication en 2010 des carnets de guerre inédits - par une tierce partie échappant au contrôle d’Assange, soit dit en passant - il a connu un revirement complet. Ses anciens partenaires médiatiques l’ont abandonné, la Suède a cherché à le poursuivre et, en 2012, il s’est terré dans l’ambassade d’Équateur de Londres.

Son destin a chuté une fois de plus lorsque ses hôtes équatoriens l’ont abandonné en 2019 et qu’il a été emmené à la prison de Belmarsh, où il croupit toujours. Toutefois, depuis cette date et la publication des accusations portées par les États-Unis, le soutien est progressivement revenu. Ses anciens partenaires de presse ont revu leur position. La plupart d’entre eux ont publié des éditoriaux appelant à sa libération.

Lorsque j’ai discuté avec des personnes dans les rues de Londres le 8 octobre 2022 à l’occasion de la grande mobilisation pour sa libération, j’ai eu du mal à trouver quelqu’un ayant une opinion défavorable d’Assange.

Une série de preuves troublantes de la campagne menée contre l’Australien ont toutefois été mises au jour. Ses réunions avec ses avocats ont été placées sur écoute, des échantillons d’ADN ont été volés dans des couches de bébé et des plans ont été élaborés pour un « coup » des services secrets dans les rues de Kensington.

Les autorités australiennes, gouvernement et opposition, renforcées par une opinion publique, extrêmement favorable à Julian Assange, demandent la libération du journaliste.

Et pourtant, le gouvernement britannique reste les bras croisés, larbin consentant du ministère de la Justice américain apparemment inflexible.

Cette affaire me rappelle de plus en plus une célèbre injustice française, celle d’Alfred Dreyfus. Il s’agissait d’un officier de l’armée française condamné à tort pour un complot antisémite et emprisonné entre 1894 et 1906. Aujourd’hui, personne ne doute que Dreyfus a été effroyablement lésé par un establishment réactionnaire. Au tournant du dix-neuvième siècle, cependant, il n’y avait pas de sujet plus conflictuel en Europe. Des dizaines d’institutions françaises se sont divisées en de nouvelles organisations, partagées entre les dreyfusards et leurs opposants.

Comme beaucoup d’autres victimes d’injustices, je suis certain qu’un jour viendra où la persécution d’Assange semblera tout aussi absurde que l’affaire Dreyfus - ou Mandela, ou les Six de Birmingham.

Mais cela ne doit pas arriver - et j’espère que ce ne sera pas le cas. Sans une clameur des opinions publiques qui ramène le gouvernement britannique à la raison, nous risquons de passer les prochaines décennies à nous demander pourquoi nous n’avons pas parlé ? Si nous n’élevons pas nos voix pour résister partout où nous le pouvons, une injustice monstrueuse à l’égard d’un individu se dessine, ainsi qu’un coup sévère porté à la liberté de la presse.

Au nom des quelques 600 000 journalistes du monde entier que j’ai l’honneur de représenter, je vous demande de ne pas laisser cela se produire.


 

   publié le 27 juin 2023

Pierre Dharréville : « C’est le travail qui crée de la valeur »

Diego Chauvet sur www.humanite.fr

Assemblée nationale Le député Pierre Dharréville dénonce le projet de loi du gouvernement sur le « partage de la valeur », y voyant un « saupoudrage » de primes défiscalisées et désocialisées. Le premier outil de partage reste le salaire, insiste l’élu communiste.


 

« Depuis six ans, ce gouvernement s’applique avec constance à contourner la question salariale, mais il ne pourra pas en faire l’impasse lors de la préparation du budget, cet automne », prévient le parlementaire.

Issu de l’Accord national inter­professionnel signé par les syndicats à l’exception de la CGT, le projet de loi sur « le partage de la valeur » est en cours d’examen à l’Assemblée nationale. Il doit permettre, selon le gouvernement, aux salariés des petites entreprises d’obtenir des intéressements en cas de bénéfices exceptionnels… Les députés communistes dénoncent un contournement du salaire.

Quelle est la position de votre groupe sur ce projet de loi ?

Pierre Dharréville : C’est un accord dont les bons effets seront modestes. Il porte en lui une logique que nous avons toujours combattue, celle du contournement du salaire. Son cadre a été fixé par le gouvernement, mais le mécontentement est fort parmi les organisations syndicales, justement parce que la question des salaires est reléguée au second plan. Elles rappellent que les logiques de primes et d’intéressements ne peuvent pas se substituer à la nécessité de relever les salaires et de reconnaître le travail par ce biais-là. Il y a un problème majeur de philosophie avec le texte. Depuis six ans, ce gouvernement s’applique avec constance à contourner la question salariale. Or, pour « partager la valeur », le premier outil, j’insiste, c’est le salaire.

Pourquoi refuser la perspective de rémunérations complémentaires alors que les salaires ne suivent pas l’inflation ?

Pierre Dharréville : Nous sommes pour donner de vrais pouvoirs aux salariés dans les entreprises. Le saupoudrage actionnarial ne change pas la donne. Il introduit même des biais dans le rapport de force. Ce n’est pas parce qu’un salarié a des actions dans son entreprise qu’il n’y a plus de lien de subordination. Il reste soumis à son employeur. Il demeure donc une contradiction de classe entre les intérêts de ceux qui possèdent le capital et les salariés qui louent leur force de travail. On n’abolit pas ce clivage de classe par l’actionnariat salarié. Et cela ne règle pas non plus la question du partage de la valeur. Il faut aussi rappeler qu’à la faveur de l’application de ce texte, s’il est voté, nous verrons toujours des inégalités très fortes : la puissance normative de cette loi est faible.

Elle sera donc inefficace ?

Pierre Dharréville : Inefficace et mal pensée. Ce qu’il faut, c’est travailler au partage des richesses créées dans l’entreprise, mais aussi dans la société. Lorsque l’on défiscalise, que l’on désocialise des primes, on porte atteinte au partage de la valeur dans la société. Il faut donc prendre des dispositions pour mieux la partager, pour s’attaquer non seulement aux superprofits mais aussi aux profits tout court, et faire en sorte que cet argent serve à reconnaître le travail et à être utile à la société. Sinon le « partage de la valeur » n’est qu’un mot ronflant. Par ailleurs, le gouvernement développe des plans de retraite complémentaire par capitalisation, en désocialisant les primes. Ce qu’on enlève à la Sécurité sociale alimente des mécanismes de capitalisation qui essaient de s’imposer comme un système alternatif. La logique est très claire. Or, nous avons besoin de financements pour la Sécurité sociale et les retraites, comme le rappelle le rapport du COR. C’est le salaire, avec ses cotisations, qui apporte ces financements. C’est le travail qui crée la valeur, il faut donc le reconnaître et le rémunérer.

Quelles propositions allez-vous faire durant le débat parlementaire ?

Pierre Dharréville : Nous avons essayé de déposer un certain nombre d’amendements. Mais chacun aura compris qu’avec cette ­majorité, tous les leviers sont utilisés pour affaiblir notre capacité d’intervention. L’article 45 du règlement de l’Assemblée a été utilisé pour écarter les amendements les plus significatifs qui permettaient de remettre la question salariale au cœur du débat. Cet article stipule que l’on ne peut déposer des amendements que sur l’objet des articles du texte. Comme c’est le gouvernement qui l’a écrit, il peut écarter des amendements. Cependant, la première disposition prise indique qu’il ne peut y avoir de substitution du salaire par les primes. Nous allons essayer de le traduire en termes législatifs dans la mesure du possible. C’est une bataille.

En dehors de ce projet de loi, comment comptez-vous poursuivre cette bataille sur les salaires ?

Pierre Dharréville : On peut déjà s’appuyer sur le rapport de force créé par les organisations syndicales lors de la réforme des retraites. Elle n’était pas le seul objet de la colère des salariés. La préparation du budget, qui sera voté à l’automne, ne pourra pas faire l’impasse sur la question salariale. La taxation des superprofits, par exemple, même si elle ne règle pas toute la question salariale, est un enjeu de partage de la valeur à l’échelle de la société. 

 

 

   publié le 26 juin 2023

Pourquoi le CAC 40 préfère verser 80,1 milliards d’euros aux actionnaires plutôt que d’investir dans la transition

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Dans son dernier rapport, Oxfam montre que, plutôt qu’investir dans la transition énergétique et augmenter les salaires à hauteur de l’inflation, les grandes entreprises préfèrent verser des dividendes à leurs actionnaires.

Oxfam publie ce lundi 26 juin le second volet de son rapport sur les grandes entreprises françaises. Si le premier, paru en avril, montrait que les inégalités se creusaient entre les salariés et leurs patrons – le PDG de Teleperformance gagne 1 500 fois le revenu moyen dans son entreprise –, l’ONG se penche aujourd’hui plus particulièrement sur les actionnaires.

Ce rapport intitulé « L’inflation des dividendes » montre et documente le fait que les richesses créées sont toujours plus captées par le capital. Si, sur dix ans, les salaires dans les 100 plus grandes entreprises françaises ont augmenté de 22 %, les versements à leurs actionnaires ont, eux, bondi de 57 %.

« Le versement de dividendes aux actionnaires a augmenté presque trois fois plus vite que la dépense par salarié, on voit bien qu’il y a un vrai dérèglement dans le partage de la valeur au sein des grandes entreprises en France », pointe Léa Guérin, chargée de plaidoyer sur la régulation des multinationales chez Oxfam et principale autrice du rapport. Le constat est particulièrement cruel en ce contexte d’inflation.

En France, le seul CAC 40 a versé 80,1 milliards d’euros à ses actionnaires sous forme de dividendes et rachats d’actions

Les chiffres sur l’année 2022 donnent le vertige : en France, le seul CAC 40 a versé 80,1 milliards d’euros à ses actionnaires sous forme de dividendes et rachats d’actions. Ce montant est en hausse de 15,5 % par rapport au record établi un an plus tôt.

Le montant des dividendes versés dans le monde s’élève à la somme folle de 1 560 milliards de dollars, auxquels il faut ajouter les rachats d’actions, qui ont atteint un nouveau record à 1 310 milliards de dollars.

Cette nouvelle manière de rémunérer les actionnaires a été multipliée par trois en France en dix ans. Les actions rachetées sont le plus souvent détruites. La première conséquence de la manœuvre est assez mécanique. Si une entreprise est un gâteau et que les actions en sont les parts, détruire des titres ne change pas la taille du plat, mais chaque part devient plus grosse.

Conséquences : comme les dividendes sont distribués par action, leur montant augmente, de même que la valeur du patrimoine financier de l’actionnaire, sans qu’il n’ait rien eu à faire.

« Dans l’idéologie libérale, le dividende rémunère le risque pris par les actionnaires et permet de faire circuler l’argent, d’être réinvesti, explique Léa Guérin. Sauf que je ne vois pas où est le risque puisque les dividendes augmentent chaque année, soutenus par des aides publiques versées sans contreparties, et que les rachats d’actions ne font pas circuler l’argent, c’est même tout le contraire. »

Chez Total, entre 2018 et 2021, 24 % des versements aux actionnaires ont été faits sous forme de rachats d’actions. Et le groupe réclame pourtant des aides à l’État pour investir dans la transition écologique…

Au détriment des investissements

En lissant les chiffres des 100 plus grands groupes français sur dix ans, le rapport montre une vraie tendance : ces entreprises ont versé en moyenne 71 % de leurs bénéfices à leurs actionnaires. Cinq d’entre elles ont même distribué des dividendes alors qu’elles ont perdu de l’argent sur la période.

Oxfam a calculé qu’en 2019, 45 % des dividendes et rachats d’actions versés aux actionnaires par les grands groupes français auraient suffi à couvrir leurs besoins en investissement dans la transition écologique cette année-là

« Engie a accumulé plus de 784 millions d’euros de pertes entre 2011 et 2021, elle a pourtant décidé de verser à ses actionnaires 23,6 milliards d’euros sur la même période ; autant de capacité à investir en moins pour l’entreprise, à un moment où elle en a plus que jamais besoin pour accompagner sa transition énergétique », regrette Léa Guérin.

Encore plus choquant, Oxfam a calculé qu’en 2019, 45 % des dividendes et rachats d’actions versés aux actionnaires par les grands groupes français auraient suffi à couvrir leurs besoins en investissement dans la transition écologique cette année-là. « Ces entreprises ne peuvent pas nous dire qu’elles n’ont pas l’argent pour investir dans le bas carbone, c’est bien plutôt une histoire de choix », insiste la chargée de plaidoyer.

Qui sont les actionnaires ?

Oxfam s’est plongé dans les données de l’Autorité des marchés financiers pour casser de nouvelles idées reçues. « J’ai été moi-même surprise de voir que seuls 6,7 % des Français détiennent des actions, reconnaît Léa Guérin. L’idée que la Bourse est pleine de petits porteurs n’est qu’un mythe. »

Car non seulement, en volume, ces petits actionnaires individuels ne pèsent quasiment rien, mais en plus, leur profil sociologique est clair : ce sont des hommes très aisés de plus de 55 ans. Bien au contraire, les premiers actionnaires des grands groupes français sont des grandes familles.

Cinq d’entre elles (Arnault, Hermès, Bettencourt-Meyers, Pinault et Del Vecchio) possèdent à elles seules 18 % du CAC 40 ! Bien loin encore du mythe des entrepreneurs, l’économie française est vraiment affaire d’héritiers. Derrière ces grandes familles, on trouve les investisseurs institutionnels privés, avec en tête BlackRock, qui détient seul 2,1 % des actions du CAC 40.

   publié le 25 juin 2023

Anticor : « Il faut confier l’étude et la délivrance de l’agrément à une autorité administrative indépendante »

Olivier Chartrain sur www.humanite.fr

Le retrait de son agrément à l’association de lutte anticorruption va fragiliser les nombreuses procédures auxquelles son action avait permis d’avancer, explique son avocat Vincent Brengarth. La question de confier la décision d’agrément à une autorité indépendante se pose.

Le tribunal administratif de Paris a annulé, vendredi 23 juin, l’agrément qui permet à l’association Anticor d’agir en justice dans des affaires de corruption et d’atteinte à la probité présumées. Une décision rétroactive au 2 avril 2021, date à laquelle l’association créée en 2015 s’était vue renouveler ce sésame.

Le tribunal a donné raison aux requérants, deux anciens membres d’Anticor qui estimaient que l’arrêté renouvelant l’agrément était entaché d’irrégularités. Avocat de l’association dans plusieurs dossiers, Vincent Brengarth revient sur les conséquences de cette décision contre laquelle Anticor – qui a déjà déposé une nouvelle demande d’agrément – va faire appel.

Pourquoi cet agrément est-il capital pour Anticor ?

Vincent Brengarth : Parce qu’il lui permet de se constituer partie civile dans des affaires d’atteinte à la probité et de corruption. Auparavant, seule une jurisprudence résultant de l’affaire des « biens mal acquis » le permettait.

L’agrément est venu consolider ce droit à agir dans des dossiers où, souvent, on constatait une certaine inertie du parquet, qui, on le sait, conserve un lien de subordination avec le pouvoir exécutif. Reste que c’est le gouvernement qui délivre, ou non, l’agrément : il est donc juge et partie, dans le sens où il prend sa décision selon des critères qu’il détermine lui-même.

Or, certains de ceux-ci ouvrent la porte à une interprétation discrétionnaire : que signifie, par exemple, le fait que l’action de l’association doit être jugée « désintéressée » ?

Allez-vous faire appel de cette décision ?

Vincent Brengarth : Oui. Mais de toute façon, si ensuite l’administration décide de refuser de renouveler l’agrément, on ne pourra rien y faire. Notre marge de manœuvre est très limitée.

Quelles seront les conséquences de ce jugement sur les affaires en cours ?

Vincent Brengarth : La première conséquence, c’est qu’Anticor ne va plus pouvoir déposer de plainte avec constitution de partie civile, et demander la nomination d’un juge d’instruction, dans de nouvelles procédures. Du moins, pas sans risque pour celles-ci.

Ensuite, il faut distinguer dans les procédures en cours. Celles où Anticor s’est juste constituée partie civile sans être à l’initiative des poursuites ne devraient pas courir de risque : l’association devra se retirer, mais la procédure pourra suivre son cours.

En revanche, dans celles où Anticor est à l’initiative des poursuites, c’est la régularité de celles-ci qui va se trouver mise en cause. Dans son jugement, le tribunal administratif a estimé que dans ce cas, la procédure pouvait être reprise par le parquet. Sauf qu’il faut pour cela qu’il ait décidé de prendre un réquisitoire aux fins d’informer… ce qui n’est pas toujours le cas.

Parmi les 170 dossiers que suit Anticor, certains sont certainement menacés, mais il est trop tôt pour savoir lesquels. Mais on sait par expérience que dans ce genre de dossier, les parties mises en cause font feu de tout bois. Donc la menace est sérieuse… et on est bien obligé de constater que c’est à ces parties que la procédure lancée contre Anticor risque de rendre service.

Précisément : à qui profite cette décision ?

Vincent Brengarth : Le verdict du tribunal administratif rend service à une administration qui restait réticente à l’agrément donné à nos associations. Et il va fragiliser, sinon toutes les procédures où Anticor est engagée, du moins celles où le parquet n’a pas émis de réquisitoire aux fins d’informer.

C’est une décision qui ne va pas sur le fond, c’est-à-dire sur le bien-fondé des procédures initiées par Anticor, mais qui risque malgré tout d’avoir des conséquences sur leur issue.

Sherpa et Transparency International, les deux autres associations de lutte contre la corruption, pourraient-elles prendre le relais d’Anticor dans ces procédures ?

On parle de quelque 170 dossiers, et elles ont des moyens limités… De plus, elles sont plus orientées sur des affaires à l’international. C’est peut-être ce qui explique qu’elles soient moins visées – mais elles peuvent avoir à faire face aux mêmes réticences. D’ailleurs, le dernier renouvellement d’agrément de Sherpa a pris beaucoup de temps…

Comment éviter que cet agrément devienne un moyen de pression du pouvoir politique ?

Vincent Brengarth : Soit il faut revenir au droit précédent, c’est-à-dire au contrôle par les juridictions sur la base de la jurisprudence, soit il faut confier l’étude et la délivrance de l’agrément à une autorité administrative indépendante comme peuvent l’être la HATVP (Haute Autorité pour la transparence de la vie publique) ou le Défenseur des droits.

 

   publié le 24 juin 2023

Traité UE-Mercosur :
pourquoi le discours de Lula
change la donne

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

Le président brésilien, en visite à Paris, a expliqué qu’il n’était « pas possible » en l’état de ratifier le traité de libre-échange entre l’Union européenne et les quatre pays d’Amérique du Sud, tout en affirmant que « d’ici la fin de l’année, une décision sera prise ».

C’est une bonne nouvelle pour les opposants au traité de libéralisation du commerce entre l’Union européenne (UE) et le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay). Le retour de Lula au pouvoir au Brésil, en début d’année, avait relancé les négociations pour aboutir à une ratification – la Commission européenne espérait qu’il soit finalisé en 2023. Mais, dans la dernière ligne droite, le président brésilien, qui y est pourtant favorable, a posé des conditions substantielles, susceptibles de retarder une éventuelle signature.

Le président brésilien, qui fait feu de tout bois pour remettre son pays sur la scène diplomatique après la parenthèse de la présidence de Jair Bolsonaro, s’est exprimé à ce sujet le 23 juin à Paris, au sommet pour un nouveau pacte financier. « Les traités commerciaux doivent être plus justes. J’ai très hâte de conclure un accord avec l’Union européenne. Mais ce n’est pas possible. La lettre additionnelle rédigée par l’UE ne le permet pas. […] Il est inacceptable que, dans une relation stratégique, une lettre additionnelle menace un partenaire stratégique », a-t-il déclaré.

Le poids lourd de la politique sud-américaine, âgé de 77 ans, faisait référence à un texte ajouté par la Commission européenne, portant principalement sur le climat, la biodiversité et la déforestation. Les pays du Mercosur ont annoncé travailler à une contre-proposition.

Mais, dans la presse brésilienne, Lula – qui a promis une « déforestation zéro » en Amazonie d’ici 2030, alors que sa politique environnementale est déjà mise à rude épreuve – a aussi posé des conditions importantes à une ratification, qui reviennent sur ce que le gouvernement Bolsonaro avait consenti en 2019 en faveur de la participation des entreprises européennes aux marchés publics brésiliens.

Lula revient sur l’héritage de Bolsonaro

Au nom de la réindustrialisation, il s’agit notamment de réserver un accès spécial et privilégié aux PME et aux entreprises innovantes brésiliennes, et d’exclure complètement la possibilité offerte aux entreprises européennes de concourir sur les marchés publics du système de santé unique brésilien.

Le sujet a été abordé lors d’une rencontre avec Emmanuel Macron le 23 juin : « Il y a un début de contrariété de la France avec l’accord, on en a parlé, a expliqué Lula lors d’une conférence de presse improvisée à l’Hôtel Intercontinental, à Paris (IXe arrondissement). Nous connaissons nos priorités respectives. Il doit défendre ses intérêts, nous aussi. [...] D’ici la fin de l’année, une décision sera prise. »

Pour rappel, le traité UE-Mercosur, qui avait fait l’objet d’un premier « accord de principe » à Bruxelles en 2019, avait été bloqué en raison de la présidence de Jair Bolsonaro, trop sulfureuse. Depuis le début d’année, le retour aux affaires de Lula, favorable au traité, a changé la donne. D’autant qu’en Argentine, la droite antipéroniste, pro-libre-échange, est donnée gagnante aux élections générales d’octobre. Le sommet UE-Amérique latine à Bruxelles, les 17 et 18 juillet, pourrait être l’occasion d’une annonce.

En posant ainsi des conditions de taille à la ratification, Lula fait espérer un échec des négociations à de très nombreuses organisations de la société civile française et brésilienne, dont le collectif Stop Ceta-Mercosur. « [Cet accord] accentuera la spécialisation primaire de l’économie des pays du Mercosur au détriment de la diversification économique. Les secteurs industriels brésiliens, l’agriculture familiale et paysanne, les petites et moyennes entreprises des pays du Mercosur – notamment en raison de l’ouverture des marchés publics – et les classes sociales moyennes et défavorisées des pays du Mercosur n’ont rien à gagner d’un tel accord si déséquilibré [...] », alertent-elles dans une tribune.

Lula vient du syndicalisme, du monde ouvrier, il est convaincu d’une chose : les pouvoirs publics ne doivent pas se dessaisir des outils permettant de piloter une politique industrielle.

Selon Maxime Combes, économiste spécialiste des politiques commerciales internationales, ces conditions posées par Lula « changent la donne » : « Ces mêmes sujets liés aux marchés publics ont déjà fait dérailler des négociations sur cet accord quand Lula était président, dans les années 2000, explique-t-il à Mediapart. Lula vient du syndicalisme, du monde ouvrier, des acteurs industriels, il est convaincu d’une chose, même s’il en a rabattu sur ses positions idéologiques de base pour être élu face à Bolsonaro : les pouvoirs publics ne doivent pas se dessaisir des outils permettant de piloter une politique industrielle. Or, un des principaux outils, pour le Brésil, ce sont les marchés publics. Il s’oppose frontalement à ce que Bolsonaro avait accepté en 2019. »

Lula n’est cependant pas formellement opposé à l’accord. Il défend même le libre-échange face au protectionnisme – manière aussi de donner des gages à la droite bolsonariste, une réalité électorale avec laquelle il doit composer : « Si nous pouvons parler avec nos amis de gauche pour qu’il y ait un accord, nous allons le faire. Il faut convaincre. Ce n’est pas le protectionnisme qui va nous aider », a-t-il déclaré en conférence de presse. « Les pays riches sont revenus au protectionnisme, et on voit la pauvreté grandir sur tous les continents », lançait-il aussi dans son discours le 23 juin.

Une divergence avec LFI

Avant de rencontrer Emmanuel Macron, Lula s’était entretenu avec Jean-Luc Mélenchon et Mathilde Panot, dirigeant·es de La France insoumise (LFI). En dépit de sa relation amicale avec Lula, Jean-Luc Mélenchon, qui lui avait rendu visite en 2019 lorsqu’il était en prison, diverge donc de sa position à ce sujet. LFI avait d’ailleurs voté contre une résolution sur l’accord UE-Mercosur à l’Assemblée nationale qui, quoique critique, était jugée insuffisante, et était même accusée de préparer le terrain à un feu vert français. 

Sur Twitter, Jean-Luc Mélenchon a brièvement rapporté cette rencontre, qualifiant le Mercosur de traité « néfaste pour l’industrie brésilienne », « inégal et brutalisant ». « Il faut avoir en tête que, même si Lula comprend les limites du libre échange, l’économie brésilienne est basée sur ça : c’est une économie basée sur l’extraversion, l’exportation des matières premières et des produits agricoles. Il est convaincu qu’il faut en changer. Il fixe donc des conditions telles à l’accord, pour protéger l’industrie brésilienne, qu’il a plus que du plomb dans l’aile », estime le député LFI Arnaud Le Gall, membre de la commission des affaires étrangères.

Toutefois, Lula est clairement sur une position de renégociation du traité, qu’il espère conclure, alors que LFI juge qu’« un accord de libre-échange vertueux, ça n’existe pas », comme l’expliquait Aurélie Trouvé à Mediapart. « Il y a des points de désaccord avec Lula sur le Mercosur, convient l’historienne spécialiste du Brésil Silvia Capanema, membre de LFI. A priori, le texte qui serait celui de l’UE est un accord de libre-échange traditionnel, dont les résultats peuvent être catastrophiques, alors que nous défendons le mouvement des travailleurs sans terre. A priori, le point de départ n’est pas le même pour nous. »

Pragmatique, Lula est cependant mis face à la nécessité de faire réexister le Brésil sur la scène géopolitique, après l’éclipse bolsonariste qui a beaucoup isolé le pays. « Il a besoin de replacer le Brésil au cœur de la géopolitique mondiale, et de pouvoir négocier avec les uns et les autres pour se créer une autonomie au niveau sud-américain », analyse Maxime Combes. D’où son besoin d’un accord avec l’UE. 

   publié le 23 juin 2023

Anticor perd son agrément :
la lutte contre la corruption en péril

Michel Deléan sur www.mediapart.fr

Le tribunal administratif de Paris a annulé ce vendredi l’agrément qui permet à l’association Anticor d’aller en justice. Un mauvais coup porté à la démocratie et aux libertés.

La torpille lancée contre Anticor a atteint son but, et c’est un bien mauvais coup porté à la lutte contre la délinquance en col blanc. Ce vendredi 23 juin, comme on pouvait le craindre, le tribunal administratif de Paris a annulé l’agrément donné à l’association anticorruption par le premier ministre Jean Castex le 2 avril 2021. Le juge administratif n’a pas accepté de différer les effets de cette décision, qui aura des effets rétroactifs.

Anticor risque de ne plus pouvoir être partie civile dans les dossiers judiciaires où elle s’est constituée après le 2 avril 2021, ce qui reviendrait à l’empêcher d’avoir accès aux dossiers d’instruction, de faire des demandes d’actes, et de plaider devant le tribunal correctionnel. Faute d’un nouvel agrément, l’association risque également de ne plus pouvoir porter plainte ou de se constituer partie civile dans de nouveaux dossiers. En revanche, l’action publique étant lancée, les enquêtes judiciaires en cours à l’initiative d’Anticor peuvent suivre leur cours. Mais sans Anticor.

Avant même d’obtenir la décision écrite du tribunal administratif ce vendredi matin, l’association a dénoncé « une atteinte grave à la démocratie ainsi qu’aux libertés associatives ». Anticor devait organiser une conférence de presse dans l’après-midi, en présence d’élu·es de plusieurs partis politiques qui la soutiennent.

Lors de l’audience du 12 juin au tribunal administratif, le rapporteur public s’était montré sourd aux arguments de l’association, et avait demandé l’annulation de son agrément gouvernemental, qui avait été renouvelé par Jean Castex, Éric Dupond-Moretti ayant dû se déporter pour cause de conflit d’intérêts.

Anticor et le Syndicat de la magistrature (SM) ont en effet porté plainte devant la Cour de justice de la République contre le garde des Sceaux et ancien avocat, en octobre 2020. L’association est également active dans le dossier Alexis Kohler, qu’elle a relancé, ainsi que dans les affaires Bolloré, Falco, Platini, Kazakhgate, Alstom, Dassault et beaucoup d’autres.

En dehors du fait qu’elle porte la voix des citoyens et citoyennes, Anticor a le grand mérite de contourner l’inertie et la frilosité des parquets, en jouant le rôle d’aiguillon dans la lutte anticorruption. L’association peut maintenant faire appel de la décision du tribunal administratif, et solliciter un nouvel agrément auprès du gouvernement. D’ici là, il ne reste que Sherpa et Transparency International France pour aller en justice dans les affaires de corruption.

L’hostilité du président Macron

C’est une coalition d’intérêts hétéroclites qui a porté ce mauvais coup à la lutte contre la délinquance en col blanc. Deux retraités, anciens membres dissidents de l’association, ont demandé l’annulation de l’agrément qui, depuis 2015, permet à Anticor de porter plainte et de se constituer partie civile dans les affaires d’atteinte à la probité. Devant le tribunal administratif, ils se sont offert les services du célèbre Frédéric Thiriez, avocat au Conseil d’État, énarque, ancien conseiller d’État, et ex-président de la Ligue de football professionnel (LFP). Le jour de l’audience, l’avocat et auteur Juan Branco s’était joint à cette demande.

Les critiques de Me Thiriez concernaient « les conditions de transparence des ressources, d’information et de participation effective des adhérents de l’association Anticor », déjà portées depuis plusieurs années dans la presse par des dissidents de l’association.

Le rapporteur public avait pris fait et cause pour les deux requérants. Argument principal : « Le caractère désintéressé et indépendant » d’Anticor, condition nécessaire pour recevoir son agrément, est critiqué pour un « manque de transparence » sur ses ressources, dans le décret pris le 2 avril 2021 par le premier ministre pour renouveler cet agrément. Chez Anticor, on se demande si ce décret n’aurait pas été rédigé à dessein de façon bancale.

À l’audience, Vincent Brengarth, l’un des avocats de l’association anticorruption, avait plaidé qu’« Anticor remplit l’ensemble des conditions requises pour avoir son agrément. Il n’y a aucune sélectivité dans le choix de ses combats ».

En mars dernier, devant la caméra de « Complément d’enquête », Emmanuel Macron s’était livré à une charge brutale contre Anticor, tout en prenant la défense de son bras droit Alexis Kohler. « Je peux détruire n’importe qui avec une question d’exemplarité. Demain, je peux vous faire une procédure. Anticor, ils ne font que ça. Et les procédures, ils les font durer, ils les font durer, ils les font durer. Et même si les gens à la fin ne sont pas condamnés, vous les foutez en l’air. » 

S’inquiéter des phénomènes d’atteintes à la probité serait donc, pour le président, une œuvre de « destruction ». Ces atteintes ne semblent pas plus l’intéresser que les décisions des tribunaux à ce sujet. Il a ainsi continué de demander à Nicolas Sarkozy de représenter officiellement la France à l’étranger en dépit de ses condamnations dans les affaires Bismuth et Bygmalion.


 


 

Corruption. L’agrément d’Anticor
annulé par le tribunal administratif

Nada Abou El Amaim sur www.humanite.fr

Anticor devait avoir jusqu’au 2 avril 2024 pour disposer de son droit de saisir la justice, mais - saisi par deux de ses anciens membres - le tribunal administratif l'a annulé ce vendredi 23 juin, a annoncé l'association anticorruption.

La sentence est tombée. « L’agrément anti-corruption d’Anticor a été annulé par le Tribunal administratif avec effet rétroactif au 2 avril 2021 », a annoncé vendredi 23 juin l'association sur son compte Twitter. « Cette annulation constitue une atteinte grave à la démocratie, ainsi qu'aux libertés associatives », a-t-elle également dénoncé.

Sur le papier, l’agrément gouvernemental accordé à l’association de lutte contre la corruption Anticor arrivait à échéance le 2 avril 2024. Obtenu pour la première fois en 2015, cet acte administratif lui permet de porter plainte ou de se constituer partie civile dans les procédures de corruption. Mais le tribunal administratif de Paris en a décidé autrement suite à un recours «en excès de pouvoir» déposé en juin 2021.

Dans cette procédure, deux plaignants : l’un membre de l’association et l’autre ex-membre. Ils se sont offert les services de maître Frédéric Thiriez, avocat au Conseil d’État et proche du secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, actuellement visé par une enquête Anticor.

L’absence de transparence sur un don de 64 000 euros pose question 

Cette action en justice a ciblé la rédaction de l’arrêté d’agrément par Jean Castex, alors Premier ministre. Ce dernier avait, à l’époque, hérité du dossier car son ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, avait dû s’en déporter en raison d’un conflit d’intérêts : il faisait l’objet d’une plainte devant la Cour de justice à l’initiative d’Anticor.

Dans sa requête écrite consultée par Mediapart, maître Thiriez estime que l’association ne remplit pas deux des cinq conditions légales pour que l’agrément soit délivré, à savoir le caractère indépendant et désintéressé des activités ainsi que l’information de ses membres sur la gestion. «Alors que l’instruction de la demande montrait que les conditions de transparence des ressources, d’information et de participation effective des adhérents de l’association Anticor, pourtant nécessaires au renouvellement de l’agrément, manquaient à l’évidence, le Premier ministre a pourtant décidé de l’accorder », juge l’avocat habitué des grands dossiers qui conclut «une erreur de droit flagrante».

Lors d’une audience, la rapporteure publique avait avancé les mêmes arguments que la partie plaignante, estimant que l’absence de transparence sur un don de 64 000 euros, comme mentionné sur l’arrêté, est «de nature à faire naître un doute sur le caractère désintéressé et indépendant» de l’association.

Le spectre d’une vendetta venue du sommet de l’État

Du côté de la défense, on voit dans ces attaques une manœuvre politique. «On se demande si l’arrêté a été rédigé de façon à pouvoir être contesté par la suite. On a changé une phrase, mais sur le reste, la légalité n’est pas un sujet », assurait Éric Alt, vice-président d’Anticor . «Dans le fond et juridiquement, il n’y a pas de risque puisque notre association est tout à fait conforme au décret», poursuivait le magistrat qui regrette une «politisation de l’agrément». Il craignait néanmoins la position de la rapporteure publique, dont l’avis est souvent suivi par le tribunal.

L’annulation de l’agrément pourrait fragiliser la poursuite de nombreux dossiers politico-financiers. Et pourtant, la liste des chantiers est longue. Prise illégale d’intérêts, détournement de biens publics, favoritisme, trafic d’influence… Vieille de 20 ans, l’association aux 6 000 adhérents a contourné l’inertie des parquets et relancé plusieurs affaires d’État, comme celles concernant l’ancien président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand ou Alexis Kohler. De fait, celle qui lutte contre la délinquance en col blanc a agacé, ces dernières années, jusqu’au sommet de l’État en mettant en cause des membres du gouvernement.


 


 

Agrément d’Anticor annulé :
les soutiens se multiplient

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

Les réactions de solidarité avec l’association anticorruption Anticor se sont multipliées dans la foulée de l’annulation de son agrément par le tribunal administratif, ce vendredi 23 juin.

L’agrément accordé à Anticor aurait dû lui permettre de porter plainte ou de se constituer partie civile dans les procédures de corruption jusqu’au 2 avril 2024, date de son arrivée à échéance. Mais saisi par deux anciens membres de l’association qui ont mis en cause son « caractère désintéressé et indépendant », le Tribunal administratif a annulé cet agrément vendredi 23 juin avec effet rétroactif au 2 avril 2021, a annoncé Anticor.

Dans la foulée, les réactions de soutiens et de dénonciation des atteintes aux droits fondamentaux se sont multipliées. Le #JeSoutiensAnticor n’a pas tardé à faire des émules sur les réseaux sociaux.

« Les manœuvres de l’État pour supprimer les contre-pouvoirs »

« Cette annulation constitue une atteinte grave à la démocratie, ainsi qu’aux libertés associatives », a d’abord dénoncé Anticor. D’autres associations ont immédiatement fait part de leur solidarité. À l’instar de la Ligue des droits de l’Homme : « La LDH apporte son soutien à l’association Anticor qui vient de perdre son agrément anticorruption ; son travail est pourtant extrêmement nécessaire dans une démocratie. Il faut préserver les contre-pouvoirs, non les anéantir », estime l’association, dans le viseur du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, il y a peu. « Les manœuvres de l’État pour supprimer les contre-pouvoirs sont sans limites », a ajouté l’avocat de la LDH, Arié Alimi.

La gauche solidaire et inquiète pour la démocratie

Du côté de la gauche, on dénonce aussi les risques que fait peser cette décision sur la démocratie. Le président communiste du groupe GDR de l’Assemblée nationale a fait part de sa solidarité avant l’annonce de la décision, en évoquant les antécédents : « Soutien à l’association Anticor qui doit faire face à une nouvelle tentative de remise en cause de son travail de premier plan dans la lutte contre la corruption », a posté le député André Chassaigne.

« Quelque chose se passe en Macronie, qui rime de moins en moins avec démocratie », a réagi le député LFI, François Ruffin, après que la sentence est tombée, listant l’« agrément retiré à Anticor, (les) critiques du président du COR, (les) menaces contre le président de la Commission des finances, (la) dissolution des Soulèvements de la Terre… »

« Les libertés associatives et le nécessaire contrôle de l’action de l’exécutif en prennent un sacré coup ces jours-ci », abonde, de son côté, la députée écologiste Marie Pochon, rappelant que « la lutte contre la corruption est une condition sine qua non d’un bon fonctionnement de la démocratie ».


 

   publié le 23 juin 2023

Dégoût et écoeurement : Deux poids deux mesures pour des vies humaines

par Eric Toussaint sur https://www.cadtm.org/

Le 15 juin 2023, un navire transportant plusieurs centaines de migrant·es a fait naufrage dans le terrible cimetière qu’est devenue la Méditerranée. Presque tous les passagers-ères sont mort-es. Alors qu’il était possible de les sauver de la noyade, les autorités les ont laissé délibérément périr en mer. Quelques jours plus tard, tous les moyens possibles et imaginables sont mis au service de la recherche d’un petit sous-marin privé dans lequel se trouvent 5 personnes dont un patron d’entreprise et deux richards ayant payé chacun 250 000 dollars pour descendre dans les fonds marins voir l’épave du Titanic. Les grands médias qui n’avaient pas joué leur rôle d’alerte de l’opinion et de pression sur les autorités alors que des centaines des passagers en détresse multipliaient les sms d’appels au secours, se sont rués en temps réel à cœur joie sur les informations concernant la recherche de 5 personnes au loin des côtes du Canada. Avions, bateaux, satellites, sous-marin, sont mobilisés pour retrouver en vie 5 personnes faisant partie ou étant au service de « l’élite ». Les grands médias couvrent l’info d’heure en heure, tenant en haleine le public. Des journalistes et photographes sont envoyés ou mobilisés à proximité.

Il faut mettre fin à la politique du « deux poids deux mesures ». Il faut venir en aide sans hésitation et sans perte de temps aux personnes en état de détresse. L’immobilisme est un crime. Il faut dénoncer le plus fort possible les politiques migratoires inhumaines des gouvernements des pays du Nord. Il faut garantir le droit d’asile. Il faut garantir le droit de circulation des personnes.


 

   publié le 21 juin 2023

Arrestations avant dissolution : pourquoi le gouvernement craint-il tant les Soulèvements de la Terre ?

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/

Ce mardi, des dizaines de militants ayant participé à une action écologiste des Soulèvements de la Terre ont été arrêtés et placés en garde-à-vue. Quelques jours auparavant, une vague similaire d’arrestations a eu lieu. Tout ceci intervient alors que demain aura lieu la dissolution officielle du mouvement, annoncée d’abord par Gérald Darmanin, puis relancée par Emmanuel Macron lui-même. Pourquoi donc cet acharnement ?

 Ce mercredi 21 juin, en Conseil des ministres, la dissolution des Soulèvements de la Terre sera actée par décret. Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin l’a confirmé, ce mardi, lors de la séance de questions au gouvernement à l’Assemblée. Mouvement né début 2021, les Soulèvements de la Terre agrègent des centaines de collectifs locaux, associations et syndicats (Confédération Paysanne, France nature environnement, Youth for Climate…) mais aussi des activistes plus isolés, autour de la défense des terres nourricières, des écosystèmes et des ressources en eau. Basées sur un soutien national à des luttes écologistes locales, les actions des Soulèvements ont eu un écho grandissant dans les médias et au sein de la population, jusqu’à devenir une cible privilégiée du gouvernement.

Ce mardi également, tôt dans la matinée, au moins 18 personnes ont été arrêtées et placées en garde-à-vue, alertent les porte-paroles des Soulèvements. Les arrestations ont eu lieu « dans une dizaine de lieux différents à travers la France, notamment à Notre-Dame-des-Landes ». Un coup de filet perçu comme « une opération de communication et d’intimidation » à la veille de la dissolution. Le parquet d’Aix-en-Provence annonce, de son côté, 14 interpellations au total.

Ces arrestations font suite à une précédente opération menée par la gendarmerie et la Sous-direction anti-terroriste, le 5 juin. Un coup de filet similaire avait abouti à près de quinze perquisitions, suivies de gardes de vues allant parfois jusqu’à 82 heures. Motifs invoqués, pour ces deux opérations successives ? « Destruction en bande organisée » et « association de malfaiteurs », en lien avec une occupation de l’usine Lafarge menée par des centaines de personnes en décembre 2022, près de Marseille.

« Nous engagerons un recours » contre la dissolution des Soulèvements de la Terre

 Gérald Darmanin avait, le premier, fait part de son intention de mener cette dissolution, le 28 mars, après la dernière mobilisation des Soulèvements contre les méga-bassines à Sainte-Soline. Suite à cette offensive de l’Intérieur, de nouveaux comités locaux des Soulèvements avaient vu le jour – il en existe 170 à ce jour – ; et une tribune de soutien avait collecté une centaine de milliers de signataires. 

Surtout, du côté du gouvernement, les équipes d’Elisabeth Borne freinaient la publication du décret de dissolution. Le fait que les Soulèvements s’apparentent à une constellation de divers collectifs, assemblées et antennes de coordination locales, pose de nombreux obstacles juridiques. C’est Emmanuel Macron lui-même, lors du Conseil des ministres de la semaine dernière, à quelques jours du week-end d’actions contre la ligne ferroviaire Lyon-Turin, qui a relancé la machine.

« Dès le lendemain à 22h08, nous recevions une nouvelle notification de dissolution, avec un délai de trois jours en plein week-end, qui ne laisse pas de place au contradictoire, pour présenter nos observations », racontent les porte-paroles des Soulèvements. « Nous contestons le fondement juridique comme matériel de cette dissolution et nous engagerons un recours contre cette mesure liberticide si elle était prononcée. »

« Nous sommes parvenus à instaurer un rapport de force populaire »

Pourquoi donc cette volonté, jusqu’au plus haut niveau de l’État, d’empêcher le mouvement de poursuivre sous sa forme actuelle ? « Au fond, si le gouvernement menace aujourd’hui de nous dissoudre, c’est parce que nous sommes parvenus à instaurer un rapport de force populaire face au secteur du BTP et au complexe agro-chimique », jugent ses portes-paroles dans un communiqué paru le 15 juin.

D’abord, il y a en effet l’enjeu de la massification des actions. Le meilleur exemple reste Sainte-Soline, contre les méga-bassines. Lors de la dernière action de mars, les organisateurs annonçaient 30 000 manifestants (6 000 selon la préfecture). C’est quatre fois plus que lors de la précédente mobilisation, sur le même site, en octobre 2022. « Le discours de Gérald Darmanin nous qualifiant d’« éco-terroristes », mine de rien, a scandalisé et rendu le mouvement d’autant plus massif », décryptait auprès de Rapports de Force Léna Lazare, activiste des Soulèvements. « Après ça, on a reçu des invitations venues d’Italie, de Suisse, d’Allemagne. Des liens se sont créés avec des luttes fortes de pays voisins ».

Ensuite, il y a la question de la teneur des actions. « Notre stratégie fait peur. On voit bien que les militants écologistes ont envie de passer à la vitesse supérieure : des projets écocidaires se font partout, on a très peu de prise sur nos vies… On se rend compte qu’il va falloir faire advenir les choses par nous-mêmes, et que cela passe par des actions de désarmement et de sabotage », complétait Léna Lazare.

Mercredi après-midi, des rassemblements contre la dissolution et en soutien des activistes arrêtés sont prévus dans plusieurs villes de France. Les porte-paroles des Soulèvements de la Terre prévoient quant à eux une conférence de presse en fin de journée, devant le Conseil d’État, pour faire part de leurs réactions.

En outre, le mouvement annonce déjà ses prochaines dates de mobilisation. En premier lieu, le « convoi de l’eau », du 18 au 27 août, contre les méga-bassines – qui n’ont donc pas fini de faire parler d’elles.


 


 

Soulèvements de la Terre : la dissolution est un contresens historique

Jade Lindgaard sur www.mediapart.fr

Le gouvernement doit examiner mercredi la dissolution de ce mouvement écologiste. Il n’est pourtant pas la cause mais la conséquence d’une colère qui atteint son paroxysme. Cette mesure est une erreur démocratique et une absurdité politique.  

« Sabotage« Sabotage » : le mot revient onze fois dans les quatre pages de la lettre de griefs écrite par le ministère de l’intérieur fin mars pour argumenter en faveur de la dissolution des Soulèvements de la Terre. C’est le principal motif mis en avant pour interdire aux membres de ce mouvement de se réunir ou de mener la moindre activité collective, sous peine de poursuites pour « reconstitution de ligue dissoute », un délit passible de trois ans de prison.

Il réapparaît dans la notification d’engagement de la procédure de dissolution remise le 15 juin à deux porte-parole du mouvement. Mais moins souvent que celui de « violence », répété douze fois sur deux pages et demie.

Mardi 20 juin, mettant fin au suspens, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a annoncé devant l’Assemblée nationale qu’il présenterait le décret de dissolution des Soulèvements de la Terre dès mercredi en conseil des ministres : « Aucune cause ne justifie qu’on blesse des policiers et des gendarmes », a-t-il justifié.

Pourtant, les Soulèvements de la Terre ne pratiquent pas la lutte armée. Ils n’ont pas posé de bombe dans des locaux de la police ou de médias, comme la Fraction armée rouge en 1972. Ni contre des bâtiments ministériels et militaires, comme les activistes antiguerre du Vietnam du Weather Underground aux États-Unis, au début des années 1970. Ni incendié des laboratoires de recherche industrielle, comme l’Animal Liberation Front en Grande-Bretagne dans les années 1980.

Ce qui est reproché aux Soulèvements, ce sont les affrontements avec les gendarmes lors des manifestations contre la mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), en mars dernier et en octobre 2022. Ainsi que diverses destructions et dégradations matérielles : un ensemble d’actions commises les 10 et 11 juin contre l’industrie du béton et l’extraction de sable (arrachage de muguet, dommages portés à une serre de maraîchage industriel, coupure de l’alimentation en eau ainsi que cimentage de la trappe d’accès d’une centrale à béton) ; le système d’irrigation de plusieurs réserves de substitution ; des dégradations sur des engins de chantier ; une tentative de pénétration sur le site de Bayer-Monsanto l’année dernière. Sans oublier l’organisation d’une manifestation contre le projet de tunnel Lyon-Turin, samedi 17 juin, et l’appel à « des groupes contestataires italiens du mouvement No TAV ».

Dans sa note, le ministère de l’intérieur cite aussi contre eux « d’importantes saisies d’armes ou d’objets constituant des armes par destination », ainsi que « l’usage de mortiers, de chandelles romaines ou encore de cocktails Molotov ».

Et il cible leur communication sur les réseaux sociaux, notamment la diffusion d’une vidéo expliquant comment démanteler une bassine, mais aussi une carte des principaux acteurs économiques impliqués dans leur installation, ou encore la consigne de fabriquer des banderoles appelant à « tout cramer ».

S’agit-il de sabotage ? À la lecture de la loi, il est permis d’en douter. Car, selon le Code pénal, « le fait de détruire, détériorer ou détourner tout document, matériel, construction, équipement, installation, appareil, dispositif technique ou système de traitement d’informations » n’est considéré comme un acte de sabotage que s’il « est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation », comme le signalent les avocat·es des Soulèvements dans leur réponse écrite au gouvernement – le délit est alors puni de 15 ans de détention et 225 000 euros d’amende. 

Pourquoi de simples dégradations suscitent-elles une telle réaction de l’État ?

Assumant une partie de ces dommages matériels, les Soulèvements les