PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

   publié le 21 septembre 2023

Esclavage moderne : notre enquête sur les travailleurs sans-papiers qui produisent du champagne

Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr

Un contrôle de l’inspection du travail a mis au jour l’exploitation et les conditions d’hébergement épouvantables de vendangeurs sans papiers dans la Marne. Le parquet de Châlons-en-Champagne a ouvert une enquête préliminaire pour traite d’êtres humains.

Ils ont été mis à l’abri dans le réfectoire d’un hôtel de Châlons-en-Champagne et sur un site de la Fondation de l’Armée du Salut, loin des contremaîtres qui les faisaient travailler sous la menace, loin des hébergements collectifs dans lesquels ils étaient logés dans des conditions sordides.

Mais plusieurs jours après avoir été soustraits à cet enfer, ces saisonniers étrangers enrôlés pour les vendanges dans le vignoble champenois sont encore sous le choc. Ils sont une soixantaine de travailleurs migrants, originaires d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mali, Mauritanie, Guinée, Gambie), sans papiers pour la majorité d’entre eux.

Recrutés par Anavim, un prestataire spécialisé dans les travaux viticoles, domicilié rue de la Paix, à Paris, ils étaient censés être logés et nourris correctement, et percevoir une rémunération de 80 euros par jour. Rendez-vous pris porte de la Chapelle, dans la capitale, ils sont montés à bord d’un bus, direction la Marne.

Des travailleurs affamés, épuisés, dans un état de santé dégradé

Arrivés dans la nuit à Nesle-le-Repons, ils ont découvert, en guise d’hébergement, des locaux précaires, vétustes et insalubres, tenant moins du dortoir que du hangar, sans plafond, avec des murs de parpaings nus, un sol de terre et de pierraille. Lors d’un contrôle de routine, dans le cadre de leurs prérogatives de lutte contre le travail illégal, des agents de la Mutualité sociale agricole et des gendarmes de la Marne ont mis au jour ces conditions d’habitat indignes.

Ils ont aussi découvert des travailleurs affamés, épuisés, dans un état de santé dégradé pour certains d’entre eux. Le 14 septembre, un nouveau contrôle, conduit par l’inspection du travail celui-là, a permis de dresser un constat accablant, qui a conduit à la fermeture des lieux par arrêté préfectoral.

En guise d’hébergement, des locaux précaires, vétustes et insalubres, tenant moins du dortoir que du hangar

La décision, placardée aux portes de cet hébergement collectif, fait état de « la présence de nombreuses literies de fortune », relève « l’état de vétusté, de délabrement, d’insalubrité, d’absence de nettoyage et de désinfection » des locaux, constate « l’état répugnant des toilettes, sanitaires et lieux communs », avec « l’accumulation de matières fécales dans les sanitaires ». Autre source de danger pour les occupants, qui dormaient sous de la laine de verre à nu : des installations électriques non conformes.

Cadences folles et chaleur accablante

Avec ces « désordres sanitaires », dans cet « état d’insalubrité et d’indignité des logements et de leurs installations », plusieurs travailleurs sont tombés malades, souffrant notamment de troubles respiratoires et de diarrhées. Il faut dire qu’ils étaient d’autant plus fragiles que les inspecteurs du travail ayant procédé au contrôle les ont retrouvés dans un préoccupant état de sous-nutrition et de malnutrition.

« On avait chaud le jour et froid la nuit, on ne mangeait pas beaucoup, on était traités comme des esclaves. » Kalulou, un travailleur originaire du Mali

« On nous avait promis qu’on serait nourris, mais ils nous ont juste apporté un sac de riz, avec un peu de raisin pour tout le monde », témoigne l’un d’entre eux, Amadou, un Sénégalais joint par l’Humanité. « C’était très difficile, les conditions de boulot, les horaires. On partait le matin très tôt le ventre vide. À 13 heures, ils nous apportaient des sandwichs avariés. Je ne pouvais pas avaler ça », nous confie aussi Kalulou, un Malien disposant d’une carte de séjour, pris dans cette galère car il avait besoin d’un travail d’appoint pour payer une facture d’électricité trop salée.

S’ils se plaignaient de la faim, les contremaîtres affectés à leur surveillance, dont l’un était armé d’une bombe lacrymogène, déchaînaient sur eux leur colère, les enjoignant à aller « travailler ailleurs » s’ils n’étaient pas « contents ». Poussés par la faim, ces forçats ont fini par aller glaner quelques épis de maïs dans les champs voisins des parcelles de vigne où ils étaient affectés. « On avait chaud le jour et froid la nuit, on ne mangeait pas beaucoup, comme des chiens, on dormait comme des moutons, on se lavait à l’eau froide, on était traités comme des esclaves. Les toilettes étaient bouchées, ça sentait très mauvais. On a vraiment souffert », résume Mahamadou, originaire du Mali.

Alors que la déclaration préalable à l’embauche que certains se sont vu remettre prévoyait 35 heures de travail hebdomadaires sur deux semaines, avec une rémunération de 80 euros par jour et une embauche à 8 heures chaque matin, ces vendangeurs trimaient plutôt dix heures par jour ou davantage.

Avec des cadences folles, une charge de travail très lourde, sous les chaleurs accablantes qui ont causé la mort par arrêt cardiaque de cinq vendangeurs dans le vignoble champenois cette année. Réveillés aux aurores, vers 6 heures, ces travailleurs africains étaient entassés, jusqu’à plusieurs dizaines d’entre eux par véhicule, dans des fourgonnettes aveugles, aux vitres barrées de contreplaqué, qui les transportaient vers les lieux de récolte.

Des encadrants aux pratiques d’hommes de main

La patronne d’Anavim, le prestataire mis en cause, une quadragénaire née au Kirghizistan, est propriétaire des locaux dont la préfecture a décrété la fermeture. Pour esquiver le contrôle d’un second hébergement collectif dans les dépendances de son propre domicile, à Troissy, elle a fait évacuer les lieux. Des hommes d’origine ou de nationalité géorgienne épaulaient cette femme pour superviser ces travailleurs migrants, faire pression sur eux.

« On n’était pas fainéants, mais, eux, ils n’étaient pas faciles, soupire Kalulou. Ils nous mettaient violemment au travail. » Ces encadrants aux pratiques d’hommes de main les ont suivis jusque dans l’hôtel où ils ont trouvé refuge, les exhortant, sur un ton agressif, à reprendre leur besogne et à les suivre vers d’hypothétiques logements, leur promettant de leur verser les salaires dus. Sans effet.

« À ce jour, ces travailleurs saisonniers n’ont pas reçu la rémunération promise. Nous allons les accompagner pour saisir les prud’hommes et nous exigeons la régularisation de ceux d’entre eux qui sont sans papiers », prévient Sabine Duménil, secrétaire générale de l’union départementale CGT de la Marne, en plaidant pour qu’ils soient « soignés, hébergés dignement jusqu’à ce que la situation se décante ».

Qui étaient les propriétaires des parcelles de vigne sur lesquelles étaient exploités ces vendangeurs ? Pour l’instant, mystère. « Nous voudrions que les donneurs d’ordres soient connus et poursuivis, qu’ils rendent des comptes mais, pour l’instant, c’est l’omerta complète sur le sujet », déplore cette syndicaliste.

À Troissy, le maire, Rémy Joly, lui-même viticulteur, est dépité. « Beaucoup de vignerons donnent leurs vendanges à faire à des prestataires, à cause des difficultés de recrutement et des tracasseries d’hébergement. Et puis il y a ceux qui ne veulent pas s’embêter avec ça. Ça donne lieu à des abus, très peu, mais très peu, c’est déjà trop », tranche-t-il, en défendant ceux qui privilégient une « cueillette traditionnelle », sans intermédiaires, « respectueuse des travailleurs ».

Une précédente affaire retentissante

Dans cette affaire, deux personnes ont été placées en garde à vue, avant d’être relâchées. Le parquet de Châlons-en-Champagne a ouvert une enquête préliminaire pour conditions d’hébergement indignes et traite d’êtres humains. Une précédente affaire de cette nature avait donné lieu, en 2020, à un retentissant procès à Reims. Elle concernait des travailleurs afghans et africains victimes des mêmes infractions, eux aussi exploités, mal nourris et logés dans des conditions effroyables. Verdict : trois ans de prison dont un avec sursis pour le couple à la tête de l’entreprise sous-traitante mise en cause pour traite d’êtres humains.

Parmi les prévenus, du côté des donneurs d’ordres, le responsable des prestations viticoles et vendanges de la maison Veuve Clicquot, propriété du groupe de luxe LVMH, avait fini par être relaxé : il niait fermement avoir eu connaissance des conditions indignes dans lesquelles étaient hébergés ces vendangeurs. Aucune maison de champagne, en tant que telle, n’avait été mise en cause pénalement.

LE RÉDACTEUR EN CHEF D’UN JOUR

Lyonel Trouillot, écrivain et poète haïtien : « La mise en esclavage se perpétue »

« En Champagne se passe quelque chose qui pourrait ressembler à ce qu’on appelait autrefois la “traite”. C’était le privilège des États et des compagnies marchandes de se livrer à ce jeu-là.

Aujourd’hui, à une moindre échelle et sans prétexte idéologique, perdure une cupidité qui ne cherche pas à se justifier. Comme quoi les choses changent sans vraiment changer, à part la découverte tardive de l’indignité. Quant à la mise en esclavage du plus faible, elle se perpétue tant qu’elle peut demeurer à l’abri des regards. »


 


 


 

Au CHU de Montpellier, les agents d’entretien d’Onet sont en grève illimitée

sur https://lepoing.net/

Une quarantaine d’agents d’entretien qui font une partie du nettoyage au CHU Lapeyronie sont en grève depuis la semaine dernière. Ils et elles demandent de meilleurs salaires, plus de temps et moins de contrôle pour effectuer leurs missions

A cinq heures ce lundi 18 septembre matin, ils et elles étaient entre trente et quarante sur leur piquet de grève, soit 70 % des titulaires. Après une heure de débrayage mercredi dernier, une heure jeudi, une journée de grève vendredi et une réunion infructueuse avec la direction, les salariés de l’entreprise Onet, qui gère le nettoyage du CHU de Montpellier, sont entrés en grève illimitée. Ils demandent entre autres une augmentation de salaires, une prime équivalente au treizième mois et plus de temps pour effectuer leurs missions. « Les surfaces à nettoyer sont trop importantes par rapport au temps donné pour effectuer la tâche », déplore Khadija Bouloudn, déléguée syndicale CGT-Onet. Selon le syndicat, leurs rémunérations se situent déjà parmi les plus basses du salariat, l’inflation rend leurs conditions de vie encore plus difficiles.

Mais outre leurs conditions de travail, les salariés dénoncent une application de pointage et de contrôle : « On doit désormais sortir notre téléphone à chaque fois qu’on doit nettoyer un espace, c’est du temps en plus alors qu’on en manque, et ce dispositif a été mis en place sans en informer le CSE et les salariés », explique Khadija Bouloudn.

Pour les soutenir dans leur grève, une caisse de grève est disponible ici.

   publié le 20 septembre 2023

Sophie Binet : « Pour le capital, la démocratie est un problème »

Naïm Sakhi et Sébastien Crépel sur www.humanite.fr

La secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, était l’invitée, samedi, de l’Agora de l’Humanité. La dirigeante estime que les syndicats ont « semé des graines », alors que la centrale cégétiste a réalisé 40 000 nouvelles adhésions.

La foule des grands jours pour Sophie Binet. Samedi, en début d’après-midi, la secrétaire générale de la CGT avait carte blanche à l’Agora de l’Humanité. Alors que la rentrée prend à la gorge une majorité de salariés et de familles qui n’arrivent plus à faire face à la cherté de la vie, la dirigeante cégétiste a avancé des propositions alternatives. Avec pour ligne de mire la mobilisation du 13 octobre pour les salaires et contre l’austérité, elle a aussi indiqué de nouveaux enjeux où se cristallise l’affrontement de classe.

Vous avez été élue en mars au congrès de Clermont-Ferrand, votre profil se différencie de ceux de vos prédécesseurs : vous êtes une femme, cadre, qui n’a pas fait ses armes au PCF. Que signifie votre élection à la tête de la CGT ?

Sophie Binet : La CGT est souvent caricaturée, mais les femmes ont toujours été présentes dans nos rangs. Notre congrès fondateur de 1895 a été présidé par une femme, Marie Saderne, une corsetière, à la tête d’une grève de quatre-vingt-dix jours. Le fait d’avoir une femme secrétaire générale n’est pas arrivé naturellement, mais concrétise l’aboutissement des combats féministes pour mettre des femmes à tous les postes de responsabilité dans la CGT.

Nous avons passé une étape importante, mais je ne dois pas être l’arbre qui cache la forêt : amplifions notre développement féministe et la syndicalisation des femmes.

L’année 2023 restera comme celle des grèves et manifestations intersyndicales contre la réforme des retraites. Que retenez-vous de cette lutte ?

Sophie Binet : Nous avons écrit, ensemble, une page de l’histoire sociale. Soyons fiers de ce que nous avons réalisé. Au regard du rapport de force, dans les autres pays européens qui ne sont pas sous le régime de la Ve République nous aurions gagné. Nous sommes à un point de bascule : pour le capital, la démocratie est un problème, alors que les populations sont de plus en plus lucides et refusent les réformes libérales.

Cela va de pair avec l’autoritarisme patronal dans les entreprises. Les banlieues ont été matées à coups de comparution immédiate. Oui, les vols et saccages sont inacceptables, mais ce sont des enfants. C’est une victoire à la Pyrrhus pour Macron.

Il n’a pas de majorité à l’Assemblée. Il ne peut pas inaugurer le Mondial de rugby sans se faire huer par 80 000 supporteurs. Et le match est ouvert au sein même de son gouvernement pour sa succession. Le pouvoir est affaibli par ce passage en force.

Peut-on parler d’un tournant dans l’histoire du mouvement syndical, en dépit de l’application du texte ? La CGT en sort-elle renforcée ?

Sophie Binet : Nous avons semé des graines. Les organisations syndicales sont revenues au centre du jeu. La CGT compte 40 000 nouvelles adhésions. C’est plus de 100 000 pour l’ensemble des centrales syndicales. Nous avons gagné la bataille de l’opinion. Mais cela n’a pas suffi. Nous devons gagner la bataille de la grève.

Elle ne se décrète pas, mais se construit. La CGT a réussi des grèves reconductibles, notamment dans l’énergie, les transports, le traitement des déchets, etc. Dans certains secteurs, la CGT est implantée, forte de ses nombreuses adhésions. Pour inverser le rapport de force, nous devons faire reculer les déserts syndicaux : 40 % des salariés du privé n’ont pas de syndicats dans leurs entreprises.

« Avec le 13 octobre, nous donnons ensemble le cap : mobilisons-nous pour les salaires. »

Le droit de grève y est théorique ; il n’y a pas d’action collective. Comme en 1936, en 1945, en 1968, enclenchons un grand mouvement de syndicalisation. Les conquêtes sociales ont été obtenues lorsque les organisations syndicales, et singulièrement la CGT, étaient au plus fort de leurs effectifs. L’unité syndicale est un grand acquis de ce mouvement, mais elle ne gomme pas les différences.

La CGT et la CFDT sont deux grandes centrales et nous pouvons débattre des jours durant de nos désaccords. Mais l’unité syndicale donne le cap et permet de rassembler largement le monde du travail. En face, la stratégie du capital est d’abord la répression, mais aussi la multiplication des débats identitaires pour empêcher la classe du travail de s’organiser. Avec le 13 octobre, nous donnons ensemble le cap : mobilisons-nous pour les salaires.

De nombreux cégétistes sont inquiétés pour leurs actions de grève. Le secrétaire général de la fédération des mines et énergie CGT, Sébastien Menesplier, a été convoqué par la gendarmerie. Peut-on parler de menaces sur les libertés syndicales en France ?

Sophie Binet : Je tire un signal d’alarme démocratique, non seulement sur les libertés syndicales, mais sur les libertés en général. On croit rêver quand le ministre de l’Intérieur ambitionne de ne plus subventionner la Ligue des droits de l’homme ou qualifie les lanceurs d’alerte environnementaux d’écoterroristes.

Sébastien Menesplier a été convoqué parce qu’il est le secrétaire général de la fédération fer de lance de la mobilisation contre la réforme des retraites. Nous sommes dans un ruissellement de la répression : taper sur les directions syndicales pour envoyer un message aux chefs d’entreprise afin d’encourager les licenciements dans les entreprises. Si l’extrême droite arrive au pouvoir, elle aura tous les outils constitutionnels et législatifs pour mettre à bas les conquis sociaux.

Une question de méthode : faut-il discuter avec le gouvernement ?

Sophie Binet : La CGT ne discute pas avec l’exécutif ou les patrons. La CGT négocie, sur la base d’un rapport de force et sur nos revendications. Grâce à l’unité syndicale, cette méthode est retenue par les autres organisations syndicales. Le patronat change un peu de ton. Et le gouvernement a découvert un nouveau mot : les salaires. Pourtant, il ne voulait pas d’une conférence sociale sur les salaires.

Les patrons ne supportent pas que le législatif dicte les hausses de salaire et déplorent même l’existence d’un Smic fixé par l’exécutif. La boucle prix-salaire n’existe pas, contrairement à la boucle prix-profit. La conditionnalité des aides publiques, 200 milliards chaque année, soit le tiers du budget de l’État, est une nécessité. Tout comme l’égalité femmes-hommes. La force du capitalisme est de récupérer des dynamiques dans la société à son avantage.

C’est le cas de l’index inégalité salariale. Il occulte les inégalités entre les femmes et les hommes et, avec des biais grossiers, permet à 95 % des entreprises d’avoir une bonne note. La CGT lie la lutte entre les rapports de domination du capital et celle contre le patriarcat.

Six saisonniers sont morts ces derniers jours durant les vendanges. Le patronat se plaint d’un problème de recrutement. Mais le problème n’est-il pas celui des conditions sociales et des salaires ?

Sophie Binet : D’abord, relativisons le problème du recrutement : 5 millions de personnes sont toujours privées d’emploi. Les métiers concernés sont ceux les moins bien payés avec les conditions sociales les plus difficiles. Dans ces secteurs, pour embaucher, il faut modifier les conditions de travail.

Mais la solution du patronat est de couper dans les allocations-chômage et contraindre les gens à accepter ces métiers difficiles. Dans le dossier de l’assurance-chômage, les organisations syndicales sont pour la première fois unies. Toutes refusent la lettre de cadrage du gouvernement. Le patronat se nie en parlant du non-recours aux droits sociaux, alors que ce phénomène concerne une majorité de chômeurs.

Dans les services publics, les besoins en personnel sont criants. Le discours de l’exécutif sur la réduction de la dette publique est-il audible ?

Sophie Binet : Les services publics se trouvent à un stade critique de paupérisation, alors que le budget de l’armement n’a jamais été aussi élevé. Cet été, parmi les 400 décès supplémentaires en raison des fortes chaleurs, combien sont liés à la fermeture des services d’urgence ? 50 % des établissements scolaires manquent d’au moins un enseignant. Les métiers de la fonction publique ont un problème d’attractivité.

Le recul des services publics s’accompagne d’une explosion du privé lucratif. Nous assistons à une offensive du privé contre la protection sociale. C’est le cas pour les retraites, mais aussi pour le secteur du soin et du lien, nouveau lieu d’affrontement avec le capital. Pas de subventions au privé lucratif ! Si l’on cherche des pistes économiques, elles sont de ce côté-là.

Après un été caniculaire, la question environnementale ne doit-elle pas devenir prioritaire dans les modes de production ?

Sophie Binet : La question environnementale est au cœur de l’affrontement de classe, comme à Sainte-Soline. L’eau est un nouveau lieu d’affrontement avec le capital. La chaleur tue des travailleurs en France, dans l’agriculture, dans le bâtiment, dans les métiers pénibles et d’extérieur. La CGT revendique l’interdiction du travail au-delà d’une certaine température. Nous devons évidemment rétablir les CHSCT.

Pour répondre au défi environnemental, nous ne pouvons pas nous limiter à la culpabilisation des pratiques individuelles. Nous devons transformer en profondeur l’outil productif. Le cas de STMicroelectronics en est l’illustration. Emmanuel Macron a annoncé le doublement de la production des puces électroniques sur le site, comme l’exigeait la CGT. Mais leur fabrication demande énormément d’eau. Et les aides gouvernementales ne sont pas conditionnées à des critères environnementaux.

La CGT formule une proposition : plutôt que d’utiliser de l’eau propre, recyclons la même eau pour éviter de consommer les ressources de la région. Mais cela coûte plus cher. À Thales, les camarades ont monté un projet d’imagerie médicale avec les technologies utilisées pour fabriquer des engins de guerre. Je pourrais multiplier les exemples. Mais, malheureusement, les militants CGT se retrouvent comme des passagers clandestins, sans pouvoir exposer leur projet. C’est pourquoi de nouveaux droits des salariés dans les entreprises sont à conquérir.


 

   publié le 19 septembre 2023

Au G77 à La Havane, les pays du Sud veulent créer un
nouvel ordre économique mondial

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Le Sommet du G77 + Chine s’est achevé par un appel à renforcer la coopération entre les pays en voie de développement et par la volonté de créer un nouvel ordre économique mondial.

« La gouvernance mondiale reste asymétrique. Les Nations unies, le système de Bretton Woods et l’OMC perdent de leur crédibilité », a ainsi lancé Lula à la tribune.
© Esteban COLLAZO / Argentinian Presidency / AFP

« Après tout le temps où le Nord a organisé le monde selon ses intérêts, c’est maintenant au Sud de changer les règles du jeu ». Dès l’ouverture du sommet du Groupe des 77 + Chine (G 77+1), le président cubain Miguel Diaz-Canel – dont le pays occupe depuis janvier la présidence tournante du groupe – donnait le ton : les pays du Sud sont plus que jamais décidés à faire entendre sa voix pour bousculer le statut quo dans un système où les règles ont été conçues par et pour les grandes puissances.

À quelques jours de la grand-messe diplomatique annuelle – le débat de l’Assemblée générale, prévue à partir de mardi à New York – et après un sommet du G20 à New Delhi (Inde) déjà marqué par un bras de fer entre pays émergents et un bloc occidental dominé par des États-Unis, le G 77 a confirmé sa volonté d’œuvrer en faveur d’un « nouvel ordre économique international ».

Bien que le sommet avait pour thème « Les objectifs actuels du développement : le rôle de la science, de la technologie et de l’innovation », Cuba a régulièrement insisté sur la nécessité d‘inclure dans son agenda la promotion d’un ordre international plus juste, ce que n’ont pas manqué de faire nombre des représentants des 116 pays sur 134 1 et 12 organisations et agences des Nations unies (soit plus de 1 300 participants selon le ministère des Affaires étrangères cubain) présents les 15 et 16 septembre derniers à La Havane.

« Le XXIe siècle appartient aux peuples du Sud »

Parmi les trente et un chefs d’État et de gouvernement présents à la Perle des Antilles, plusieurs dirigeants latino-américains ont fait le déplacement comme le brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, qui a refusé qu’« une poignée d’économies riches, rééditant la relation de dépendance entre le centre et la périphérie » décident des orientations à suivre face aux transformations majeures touchant à la révolution digitale et à la transition écologique.

« La gouvernance mondiale reste asymétrique. Les Nations unies, le système de Bretton Woods et l’OMC perdent de leur crédibilité », a-t-il signalé non sans lancer un appel à l’unité du G77 pour parvenir à « la construction d’un nouvel ordre économique international ». De la même façon, le Colombien Gustavo Petro a proposé « négociation universelle pour le changement d’un nouveau système financier mondial » pour réduire la dette des pays du Sud afin de mettre en place une transition vers une économie décarbonée qui cesse d’« intensifier des relations internationales basées sur la domination ».

« Un système qui profite à toute l’humanité » Antonio Guterres

« Le XXIe siècle appartient aux peuples du Sud » a déclaré Nicolás Maduro. Rappelant les efforts historiquement mis en place par le G77 pour atteindre un nouveau « modèle civilisationnel », le président vénézuélien a invité à refuser « les diktats » de la part de « puissances ayant des prétentions coloniales ou de domination ».

Quant à, Miguel Diaz-Canel a condamné une « architecture internationale » qui perpétue les « inégalités » et qui est « hostile au progrès » des pays du Sud, rappelant que ceux-ci sont les principales « victimes » du commerce et de la finance internationale. « Il faut renverser cette situation dans laquelle des siècles de dépendance coloniale et néocoloniale nous ont plongés ; elle est injuste et le Sud ne peut plus la supporter », a indiqué le président hôte du Sommet, au côté de son homologue Argentin, Alberto Fernandez, pointant le rôle néfaste joué un Fonds monétaire international assujetti aux dispositions du gouvernement des États-Unis.

Des revendications soutenues par un secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, qui a rappelé la nécessité de « reformuler les organisations et organismes internationaux » dans « un système qui a failli à ses obligations envers les pays en développement ». Le Portugais à la tête de l’ONU a invité les pays du Sud à « élever la voix pour lutter en faveur d’un monde qui fonctionne pour tous » n’hésitant à appeler le G77 à « utiliser son poids pour défendre un système fondé sur l’égalité, un système disposé à mettre fin à des siècles d’injustice et de négligence, un système qui profite à toute l’humanité ».

Les conclusions du sommet présentées cette semaine à l’assemblée générale de l’ONU

Formellement adoptée samedi par les délégations des 116 pays participants, la déclaration finale du Sommet sur le rôle de la science, de la technologie et de l’innovation n’a pas oublié de consacrer les revendications exprimées lors des sessions, soulignant par exemple l’« urgence de procéder à une réforme globale de l’architecture et de la gouvernance financière internationale » ou critiquant un « système économique injuste pour les pays en développement ». Deux alinéas insistent sur le rejet de l’imposition de mesures coercitives économiques, dont les sanctions unilatérales, « des actions qui constituent de sérieux obstacles au progrès de la science, de la technologie et de l’innovation, et empêchent la pleine réalisation du développement économique et social, notamment dans les pays en développement ».

En tant que président du G77, le président de Cuba doit présenter les résultats du Sommet de La Havane cette semaine à New York, dans le cadre des réunions de haut niveau de la 78e session de l’assemblée générale.

Impulsé en 1964 par 77 pays – dont une grande proportion faisait partie du Mouvement des non-alignés – à l’issue de la première Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, le G 77, dont l’objectif est de promouvoir les intérêts diplomatiques des pays du Sud au sein des organes multilatéraux, compte désormais 134 membres plus la Chine qui y participe en qualité d’« acteur externe ».

« C’est la voix du Sud global, le plus grand groupe de pays sur la scène internationale », déclarait à son propos le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, en juillet dernier. Malgré une activité intense commencée il y a déjà six décennies, une représentativité atteignant près des deux tiers des membres de l’ONU et un poids économique dépassant les 45 % du PIB mondial (face à 30 % pour le G7), le bloc est encore trop souvent ignoré par la majorité de la presse occidentale, bien qu’il incarne aussi 80 % des habitants de notre planète.

  1. Les pays représentés à l’évènement provenaient d’Amérique latine et des Caraïbes (33), d’Afrique (46) d’Europe et d’Asie (34) ↩︎


 

    publié le 18 septembre 2023

« Tout ce qu’on demande, c’est un peu de considération » : grève chez Keolis

Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

À Montesson dans les Yvelines, les conducteurs de bus sont en grève depuis plusieurs jours et dénoncent leurs mauvaises conditions de travail depuis le rachat du dépôt par Keolis en 2022. Aussi, ils demandent à recevoir de nouveau leurs primes de participation et d’intéressement. 

IlsIls découpent finement des tomates, de la mozzarella, des oignons, enduisent des cuisses de poulet d’épices et d’huile d’olive, font chauffer le barbecue. Dans le fond, une petite enceinte crache des musiques commerciales et du rap à l’ancienne. Les plus téméraires se sont installés là dès 3 h 30 du matin, leur heure de prise de service, les autres arrivent au compte-gouttes durant la journée. Ils discutent de leurs horaires qui changent sans cesse, de leur dos qui leur fait mal, des mots du patron qui ne passent pas. 

Depuis quatre jours, les chauffeurs Keolis du dépôt de Montesson dans les Yvelines sont en grève reconductible. Ce jeudi 15 septembre, comme les journées précédentes, les salariés tiennent le piquet de grève. La semaine dernière, ils avaient déjà paralysé tout le trafic local lundi et mardi. Selon Sud-Solidaires, les taux de grévistes atteignent les 90 % et plus aucun bus ne sort. Les quelques conducteurs non grévistes ont déposé leur droit de retrait. 

Ils racontent les restrictions budgétaires, la perte des primes, les journées hachées et une pression qui ne cesse de s’accroître depuis que le dépôt est passé sous le giron de Keolis en 2022. En grande couronne d’Île-de-France comme en province, tel est le visage de la mise en concurrence des transports publics qui devrait s’étaler jusqu’à la fin 2026 pour Paris et la proche banlieue.

Lors d’une réunion avec les salariés grévistes, le directeur du dépôt l’assumait en ces mots : « On a vécu la première vague de la mise en concurrence. Très clairement, les opérateurs ont été extrêmement agressifs commercialement pour essayer de prendre les contrats. C’est vrai de tous les opérateurs… L’ensemble des opérateurs aujourd’hui, sur ce modèle, perdent de l’argent. » Et, serait-on tenté de rajouter, pour essayer de rentrer dans leurs frais, pressurisent leurs salariés et abîment le service rendu aux usagers. 

Des primes d’intéressement et de participation supprimées

À Montesson, face à l’important taux de grève, la direction a décidé de fermer le dépôt. Des agents de sécurité et une huissière ont même été dépêchés pour surveiller les grévistes. « On n’est pas des voyous, souffle un conducteur. La plupart d’entre nous sont des pères de famille. Tout ce qu’on demande, c’est un peu plus de considération. » Seul acte de vandalisme assumé : le jet d’œufs sur les voitures de cadres qui entrent dans le dépôt cadenassé. 

La grève a été lancée selon un mot d’ordre : récupérer les primes d’intéressement et de participation que les conducteurs ne touchent plus depuis que Keolis a racheté le dépôt en 2022. Mais, dans les discussions et sur les banderoles, il est aussi largement question de pénibilité, de conditions de travail et de manque de reconnaissance. 

En ce qui concerne les primes d’intéressement et de participation, en tout, ce sont quelque 1 000 euros que les salariés ne touchent plus. De son côté, la direction assure que « compte tenu des résultats », ils sont « dans le regret de ne pas pouvoir réglementairement verser ces primes aux salariés ». À cela s’ajoutent toutes les primes spécifiques que les conducteurs ne touchent plus depuis le rachat par Keolis : la prime de qualité de service, de 45 euros par mois, la prime de non-accident, de 65 euros mensuels. Les conditions d’accès à la prime panier-repas ont aussi évolué : « Avant Keolis, tu la touchais que tu travailles la journée ou le soir, maintenant pour avoir ces 8,50 euros, il faut travailler de 11 heures à 13 heures, sinon tu la touches pas », s’agace Ismael, conducteur de 62 ans. La prime d’habillement, de 500 euros à l’année, qui leur permettait de s’acheter chemises et pantalons a aussi sauté. Désormais, on leur fournit des uniformes, la réduction des coûts est partout.

Alors que l’heure est aux restrictions budgétaires pour les conducteurs, les salariés du premier étage, employés ou agents de maîtrise, « les gens des bureaux » comme les appellent les conducteurs, auront leur prime de fin d’année. 

Pour Abdelkader, conducteur et délégué du personnel, le groupe s’est organisé de sorte à ne pas être en capacité de verser les primes d’intéressement et de participation. « Les grands groupes font tout pour ne pas rester des grands groupes, ils créent plusieurs filiales, découpent tout. Par exemple, Keolis, c’est 160 filiales différentes. Nous, on est déficitaires, mais d’autres filiales sont bénéficiaires et si on était tous dans la même entité, alors on aurait le droit à ces primes. » Avant 2022 et le passage du dépôt de Transdev à Keolis, les conducteurs, les agents d’entretien, les agents de sécurité étaient tous embauchés par la même entreprise. Depuis, tout a été parcellisé. Korriva, filiale de Keolis, s’occupe du réseau, des incidents, des retards. Les contrôleurs ont été envoyés dans une autre filiale, comme les agents de sécurité. Le nettoyage a été externalisé à une autre entreprise, Koala Propreté. 

« D’ailleurs, Koala non plus ils ne nous traitent pas bien, souffle l’une des femmes de ménage qui salue ses camarades grévistes avant d’aller travailler. On doit se battre pour le moindre seau d’eau savonneuse, pour un balai, pour tout. On n’est pas beaucoup payé·es et on travaille parfois deux ou trois heures seulement dans la journée. J’ai un collègue qui fait deux heures de trajet aller-retour pour venir travailler, il fait presque autant d’heures de ménage que d’heures de transport. » Pour l’heure, les agents d’entretien et les salariés de l’atelier n’ont pas rejoint la grève.

« En tout, on a perdu plus d’une centaine de collègues avec l’envoi de collègues dans les filiales et l’externalisation, reprend Abdelkader. Ce découpage de l’entreprise leur permet d’afficher des chiffres bas et de ne pas nous verser les primes, mais ça réduit aussi la représentation des salariés. » Plus une entreprise est petite, moins bien sont représentés les salariés et moins le comité social et économique (CSE) est financé. 

En moyenne, les conducteurs que nous avons interrogés touchent, selon leur ancienneté, entre 12 et 15 euros de l’heure, pour un salaire mensuel avoisinant les 2 000 euros net pour la plupart d’entre eux. « Moi je touche 2 200 euros net, mais il y a dix ans je touchais déjà 2 000 euros, vous voyez comme on évolue peu, avance Ismael, conducteur depuis 22 ans. Pour toucher 100 euros de plus par mois, parfois 150, j’enchaîne les soirs et les week-ends. Je travaille à peu près six week-ends sur sept, je vois pas beaucoup mes enfants. » 

« Ils nous mettent la pression, on manque de collègues parce que ce métier n’est plus attractif, alors chaque jour une dizaine de services tombent par terre, ajoute le conducteur. Quand on arrive et que le bus d’avant n’est pas passé, les usagers s’en prennent à nous, mais on n’y est pour rien. »

Des journées de travail hachées 

Mais ce qui occupe le plus Ismael et ses camarades, c’est la dégradation des conditions de travail. Ce sujet est de toutes les discussions, bien avant la suppression des primes. 

« Depuis que Keolis nous a racheté, on fait les mêmes trajets, mais sur des temps plus courts », expliquent-ils tous en cœur. Dans le détail, on leur demande de faire autant d’arrêts, mais plus rapidement. Par exemple, de la gare du Vésinet jusqu’à l’arrêt Hauts de Chatou, les conducteurs doivent mettre 12 minutes quand ils en avaient 15 avant Keolis. Sur la même ligne, ils doivent aussi réduire de trois minutes le trajet de la gare de Houilles jusqu’à Hauts de Chatou. Sur chaque ligne, sur chaque tronçon, des efforts ont été demandés aux conducteurs pour réduire le temps de trajet. « Alors on est stressés, on essaye d’aller plus vite, on n’y arrive pas toujours, et on va finir par faire plus d’accidents », s’inquiète El-Hassan, conducteur et régulateur depuis 2017.

 « On ne peut pas toujours s’arrêter pour aller aux toilettes, boire un coup, ça devient très difficile, abonde Amine, conducteur et délégué syndical Sud-Solidaires. Comme ils manquent de conducteurs, ils pressurisent à fond ceux qui sont déjà là. Un chauffeur ne fait plus cinq jours de travail pour deux jours de repos, désormais, la plupart travaillent six jours sur sept. Les conducteurs acceptent pour gagner un peu plus. » 

Par ailleurs, Keolis émince les journées de travail avec la même application qu’il découpe son entreprise en une myriade de filiales. Ainsi, nombre de conducteurs se retrouvent à devoir travailler très tôt le matin et très tard le soir, avec des coupures de 3, 4, 5 heures au beau milieu de la journée. « On a beaucoup de collègues qui ont des amplitudes de 6 heures du matin à 20 heures le soir, avec des heures non travaillées au milieu, ajoute Amine de Sud-Solidaires. La plupart restent sur le dépôt parce qu’ils habitent loin et n’ont pas le temps de rentrer chez eux et de revenir. » 

Abdelali, 52 ans, habite à 32 kilomètres du dépôt. Quand il a 4 ou 5 heures de coupure, il rentre chez lui à chaque fois. « Ça me fait des factures d’essence à 450 euros par mois, souffle-t-il. Une part importante de mon salaire. » 

D’autres n’ont pas ce luxe et épuisent leurs journées au dépôt, dans une salle de pause bien spartiate : des chaises et quelques tables. Ils ont bien essayé de demander des canapés, en vain. Les journées et les services en confettis sont le lot de nombre des grévistes, dont Oumi : « Je commençais à 6 heures jusqu’à 10 heures, puis j’étais en pause jusqu’à 16 heures, je reprenais ensuite jusqu’à 20 heures et comme ça toute la semaine. Puis il y avait une semaine où j’étais en horaires du matin, puis celle d’après en horaires du soir, puis je recommençais à avoir des semaines avec des services hachés… ça changeait tout le temps. » La conductrice habite à 30 kilomètres du dépôt, lorsqu’elle devait faire les services en deux fois, elle avalait 120 kilomètres par jour, « et ça fait beaucoup d’argent dans l’essence. Je suis épuisée, fatiguée moralement, physiquement. Je ne vois plus mes enfants »

Selon l’INRS, (Institut national de recherche et de sécurité), le travail en horaires fractionnés et le travail en horaires flexibles engendrent une dégradation de la santé des travailleurs. Selon l’organisme de référence dans le domaine de la santé au travail, « le travail flexible est associé à une mauvaise santé cardiovasculaire, à de la fatigue et à des effets sur la santé mentale »

Pour Oumi, ça n’a pas loupé, depuis l’arrivée en 2022 de Keolis et les changements qui sont allés avec, la mère célibataire a vu sa santé décliner. « J’ai fait un début de burn-out en décembre 2022, le métier m’a complètement flinguée. Je ne tenais plus. Le médecin du travail, le médecin généraliste, le psy m’ont dit que ça ne pouvait plus continuer. Ils m’ont fait passer en restriction, maintenant je ne travaille plus que le matin, j’avais un rythme infernal. » Avant les médecins, la conductrice avait tenté d’échanger avec la direction du site, en vain. « Ils n’ont rien voulu savoir, ils ne nous écoutent pas. D’ailleurs, quand on veut remonter des problèmes à la responsable d’exploitation, on n’a plus le droit d’aller la voir directement, on doit lui écrire sur un petit carnet qu’elle nous met à disposition et elle n’a jamais le temps pour nous. » 

Quelques jours avant la grève, une réunion d’une heure entre les conducteurs et la direction s’était tenue dans une ambiance tendue. Depuis, les discussions semblent complètement rompues. Auprès de Mediapart, Keolis assure rester « ouverte aux discussions qui continueront ce week-end avec les salariés en grève sur le site de Montesson. Une issue favorable ne pourrait avoir lieu qu’avec l’ensemble et l’accord des représentations ». Les grévistes, eux, ont dors et déjà annoncé poursuivre la grève la semaine prochaine. 


 


 

Une grève à Keolis Montesson
après l’ouverture à la concurrence

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr

Depuis le 12 septembre, une grève très suivie a lieu chez Keolis à Montesson (Yvelines). Les salariés des transports franciliens constatent la dégradation de leurs conditions de travail depuis le rachat de leur dépôt, auparavant détenu par Transdev. Cette grève s’inscrit dans le large contexte d’ouverture à la concurrence du réseau de transports francilien.

 Les salariés de Keolis à Montesson (Yvelines) sont en grève illimitée depuis près d’une semaine, avec un débrayage initié mardi 12 septembre. Selon Sud-Solidaires, les taux de grévistes atteignent les 90 % et plus aucun bus ne sort, rapporte Mediapart. Depuis le rachat par Keolis de leur dépôt, jusqu’ici tenu par Transdev, en janvier 2022, les salariés constatent la dégradation de leurs conditions de travail. Parmi leurs principales revendications aujourd’hui : le versement des primes d’intéressement et de participation, qui ne leur sont plus attribuées depuis le changement d’opérateur.

Cette grève chez Keolis s’inscrit dans le large contexte d’ouverture à la concurrence du réseau de transports francilien. De fait, les lignes de bus de la grande couronne francilienne ont été divisées en 36 lots. Depuis début 2021, ces 36 lots font l’objet d’appels d’offres, gérés par Ile-de-France Mobilités, l’autorité publique d’organisation des transports, administrée par la présidente de région Valérie Pécresse.

 Pour remporter ces appels d’offres, les sociétés comme Keolis jouent la carte du moins-disant social et rognent sur les coûts salariaux. Les chauffeurs de Céobus à Magny-en-Vexin, par exemple, ont été rachetés par Transdev Vexin. Depuis, « on a perdu 500 euros sur nos feuilles de salaire », témoignait Hafed Guerram, délégué syndical CGT, auprès du Parisien, fin 2021. Les salariés de Transdev en Seine-et-Marne avaient déjà sonné l’alarme. De septembre à fin octobre 2021, ces derniers avaient maintenu un bras-de-fer avec leur direction et Ile-de-France Mobilités, contre les nouveaux accords dégradant leurs conditions de travail. Ces réseaux de bus de moyenne et grande couronne vont être ainsi rachetés jusqu’en 2024.

 L’ouverture à la concurrence arrive à la RATP

 En 2025, la direction de la RATP, qui gère Paris et sa petite couronne, va à son tour lancer l’ouverture à la concurrence. Le groupe se prépare déjà à cet horizon : fin 2021, la direction a dénoncé les accords sur les conditions de travail des machinistes-receveurs (conducteurs). Tout le réseau de surface, c’est-à-dire les bus et les tramways, est concerné ; un délai légal de 15 mois est prévu entre la dénonciation d’un accord et la mise en place d’un nouveau. L’organisation et la rémunération du travail changent, aboutissant entre autres à « l’augmentation du temps de travail de 190 heures par an », ou encore à « l’augmentation de 30 % du nombre de services en deux fois en semaine », détaillait alors Jean-Christophe Delprat, de FO RATP, auprès de Rapports de Force.

Le réseau historique de la RATP va, à terme, être découpé en une douzaine de lots. Un appel d’offres régira chacun d’entre eux. Pour y répondre, la RATP compte de son côté créer des filiales privées, sortes de petites entreprises, pour chaque centre-bus. « Il n’y aura plus du tout de conditions de travail harmonisées, quand bien même les futurs lots dépendront de la même convention collective », nous expliquait ainsi Vincent Gautheron, secrétaire de l’union syndicale CGT RATP.

Pour rappel, « l’ouverture à la concurrence n’a jamais été une obligation légale », précisait Vincent Gautheron. « La loi autorisait à garder une sorte de monopole public. À condition de créer une entreprise ayant pour seule et unique mission de réaliser l’offre de service public, sans conquérir de nouveaux marchés extérieurs. » Ce qui n’a pas été le choix politique d’Ile-de-France Mobilités.


 

   publié le 17 septembre 2023

« Les services publics sont
de moins en moins capables de
répondre aux besoins des citoyens »

Embarek Foufa  sur www.politis.fr

Le rapport du collectif « Nos services publics » vient d’être publié après neuf mois de travaux. Il dresse un constat sombre et implacable sur leur état. Entretien avec Lucie Castets, co porte-parole de l’organisation.

Initié en janvier 2023, le rapport sur l’état des services publics est le fruit d’un travail collectif qui a rassemblé plus d’une centaine de personnes aux positionnements divers qui se complètent : agents du service public, chercheuses et chercheurs, expertes et experts, mais aussi des citoyens. Le collectif, ouvert à « tou.tes.s les agents qui souhaitent participer et retrouver du sens sur nos services publics, quelque soit leur statut », est composé d’agents et cadres de l’action publique incontournables à son fonctionnement, à l’image de Lucie Castets en poste à la Mairie de Paris.

Ce ne sont pas les services publics qui sont un facteur d’accroissement des inégalités mais plutôt leur délitement.

Tout d’abord, comment est née l’idée de mener ce travail sur le temps long et quelle méthode avez-vous utilisée ?

Lucie Castets : On a déjà fait des travaux sur les différents secteurs du service public mais là on s’est dit qu’il fallait avoir une vision d’ensemble. L’objectif était d’essayer de résoudre la contradiction apparente entre le fait que les services publics sont dans un état déplorable et le fait que les services publics seraient aspergés d’argent public. On s’est demandé ce que cachait cette contradiction. On a voulu changer la focale. D’habitude on en parle exclusivement à travers l’aspect budgétaire, et nous, on entre par la question des besoins (*). On a étudié l’évolution des besoins adressés aux services publics, à la fois liés à des évolutions exogènes comme l’évolution démographique, l’évolution du taux de mortalité, mais aussi les besoins liés à la transition écologique. Puis, des aspects endogènes comme l’attente des Français en matière de sécurité par exemple. Le besoin de protéger les femmes contre les violences faites aux femmes n’est pas nouveau, mais il y a une sensibilité accrue de la population depuis quelques années, comme c’est aussi le cas pour la lutte contre les discriminations raciales. On s’est rendu compte que les besoins augmentent nettement plus que les moyens alloués aux services publics pour y répondre.

*Les besoins sociaux, dont la croissance sollicite beaucoup les services publics, sont au cœur de l’étude. Pouvez-vous définir ce que vous entendez par cette expression ?

Il s’agit des besoins auxquels la collectivité doit répondre. Ils peuvent être déclinés individuellement comme le besoin de santé par exemple, qui se ressent ensuite individuellement, mais il répond à des besoins décidés dans le cadre de notre pacte social collectif. On peut parler des besoins en santé, transport, éducation ou logement. On n’a pas travaillé sur le logement cette année mais je pense qu’on va s’y pencher prochainement avec le besoin de se chauffer. Par la suite, on a essayé de comprendre les facteurs qui faisaient évoluer les besoins. Pour la santé, ça peut être le vieillissement, pour l’éducation, le nombre de bacheliers chaque année. En termes de justice, on regarde si les personnes qui commettent des homicides ou qui harcèlent ou tuent leur conjoint sont jugées justement et de manière impartiale, ou encore si les fraudeurs fiscaux sont suffisamment poursuivis.

Dans le rapport, vous indiquez que la répartition des moyens des services publics reste souvent centrée sur des mesures accessoires, en décalage avec les évolutions de la société et les attentes de la population. Qu’entendez-vous par là ?

D’une part, à l’échelle macro, les moyens dédiés aux services publics et à la réponse aux besoins sont insuffisants, ils ne vont pas aussi vite que l’évolution des besoins. Le nombre d’agents publics n’augmente pas assez vite pour répondre aux besoins puisqu’il diminue dans la part totale de l’emploi. Certes, leur nombre augmente mais si on regarde la démographie globale, le nombre de fonctionnaires augmente moins vite que le nombre d’agents qui travaillent dans le privé, donc leur part diminue. D’autre part, en micro, en regardant selon les secteurs, on se rend compte que les moyens sont affectés d’une manière qui semble parfois étonnante.

Les moyens donnés à la police augmentent de manière extrêmement nette, que ce soit au niveau des effectifs ou de l’argent donné.

C’est le cas pour la police…

Oui ! Si on regarde les moyens donnés à la police, ils augmentent de manière extrêmement nette, que ce soit au niveau des effectifs ou de l’argent donné. Mais l’augmentation est très hétérogène en fonction du type de forces de sécurité dont on parle. La hausse est considérable pour ceux qui travaillent sur la lutte contre l’immigration, l’immigration irrégulière ou le trafic de stupéfiants là où les moyens globaux dédiés à la lutte contre la délinquance financière sont largement insuffisants par rapport au préjudice que cette délinquance cause à la société.

Face à ce constat, le secteur privé ne cesse de prendre du terrain pour la santé et l’éducation par exemple. Cette année a été rythmée par la mobilisation contre la réforme des retraites où la question de la privatisation du système a été largement évoquée. Quel est votre regard là-dessus ?

L’écart croissant entre les besoins et les moyens fait que progressivement les services publics sont de moins en moins capables de répondre aux besoins des citoyens. Un espace s’ouvre pour une offre privée payante et lucrative avec un besoin de rentabilité. Dans la santé, les cliniques privées, qui sont le plus souvent à but lucratif, récupèrent les actes médicaux les plus simples et les plus rémunérateurs comme les petits actes chirurgicaux. L’hôpital prend les affections les plus graves et surtout les plus coûteuses à prendre en charge pour la collectivité et les urgences. Par ailleurs, la puissance publique finance de manière équivalente, par élève, les écoles publiques et les écoles privées sous contrat. La priorité n’est pas du tout donnée au domaine public.

Un espace s’ouvre pour une offre privée payante et lucrative avec un besoin de rentabilité.

Comment en est-on arrivé à une situation où les services publics qui ont pour mission, en partie, de réduire les inégalités, en viennent à constituer un facteur d’accroissement de ces inégalités ?

Ce ne sont pas les services publics qui sont un facteur d’accroissement des inégalités mais plutôt leur délitement. Quand on numérise les services publics, c’est un service public inaccessible pour beaucoup de gens. La fracture numérique touche les personnes âgées, celles qui n’ont pas d’équipement informatique et les personnes qui ne savent pas lire. Alors, oui, vous avez raison, finalement le service peut lui-même être facteur d’accroissement des inégalités. Ce qui est sûr, c’est qu’il manque des moyens aux services publics et qu’il est parfois difficile de comprendre la manière dont ils sont affectés.

Premier poste de dépenses du budget de l’État, le secteur éducatif est un enjeu majeur aux multiples chantiers. Comment percevez-vous la rentrée 2023 où le débat public s’est enfermé dans une polémique sur un vêtement ?

C’est un débat qui n’est pas du tout intéressant et qui invisibilise les problématiques concrètes de l’éducation. Est-ce qu’on arrive à recruter suffisamment de profs ? La réponse est non. Est-ce que le niveau de rémunération est suffisant ? La réponse est non. La lutte contre l’inflation a-t-elle été compensée par les récentes hausses de rémunération accordées au corps enseignant ? La réponse est non. La France est un des pays de l’OCDE qui rémunère le moins bien ses professeurs, quand on sait ce que représente l’éducation pour la construction de chacun et le reste de la vie des enfants, c’est incroyable.

Concernant la financiarisation des transports, vous dites que le débat est absent pour un tel enjeu démocratique alors que 80 % des kilomètres parcourus le sont en voiture. Certaines villes (Dunkerque, Montpellier ou Aubagne), essaient de mettre en place la gratuité des transports collectifs publics, est-ce que cela va dans le bon sens et ce sujet doit-il plus être mis en avant ?

C’est un sujet intéressant, mais pour l’instant, on ne s’est pas encore prononcé sur la question des solutions. On n’a pas la science infuse, donc nous n’avons pas encore de propositions figées là-dessus. Je ne veux pas présenter ce que pourrait dire le collectif dans l’avenir mais oui, c’est nécessaire d’avoir des débats sur le financement des transports en commun si on veut réduire la place du transport individuel. Après, il faut réfléchir à la manière dont on finance cette gratuité en regardant ce que dit la théorie économique. Par exemple, si on peut financer avec une tarification progressive en fonction des revenus.

Pour inverser la tendance, vous dites que le changement de paradigme est nécessaire et possible. L’idée d’une taxation ciblée voulue par une majorité de la population est pourtant mise de côté par le gouvernement. Comment percevez-vous ce choix politique ?

Nous ne sommes pas des personnes illuminées qui pensent que la contrainte de la dette n’existe pas, surtout dans une période où les taux remontent. On dit simplement qu’il faut regarder comment on dépense l’argent de l’État. Tous les ans, les entreprises reçoivent 200 milliards d’euros d’argent public, la plupart sans condition. Il y a aussi la question du recours au levier des recettes dont on ne parle jamais alors qu’on parle toujours des dépenses. C’est un tabou, on ne veut pas toucher aux impôts qu’on tend à baisser. Ce n’est plus possible surtout quand vous avez des rapports comme celui du CAE (Conseil d’Analyse Économique) qui annonce que les 0,01 % les plus riches paient un impôt dégressif grâce à l’impôt sur les sociétés du fait de bénéfices non distribués. Ils sont moins taxés que les revenus du travail, c’est fou !

On a besoin d’investissements publics massifs pour adapter notre pays aux changements climatiques.

Le financement de la transition écologique est une question vitale pour la puissance publique. Mais les projections budgétaires sur les cinq prochaines années vous font craindre le pire en termes de capacité d’adaptation des services publics et de réponse aux besoins et de transition écologique.

Oui, ce sont des facteurs qui vont nécessiter une intervention de la puissance publique. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a des entités et des organisations reconnues qui font le même constat que nous, comme en témoigne par exemple le rapport de Jean Pisani-Ferry qui appelle à financer plus équitablement la transition écologique et qu’on ne peut qualifier de dangereux gauchiste. Si on recule maintenant, ça va nous coûter plus cher plus tard, donc même si on est dans une perspective totalement budgétaire et financière, c’est une bêtise de ne pas faire ces dépenses maintenant. On a besoin d’investissements publics massifs pour adapter notre pays aux changements climatiques, contrer ses effets et le ralentir.


 

   publié le 15 septembre 2023

« Plus qu’un programme, c’est un projet qu’il faut à l’union de la gauche »

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

À la veille de la Fête de l’Humanité, l’historien du communisme Roger Martelli fait l’état des lieux des défis que l’union de la gauche doit relever, sur le fond et sur la forme, pour devenir une alternative solide. 

La Fête de l’Humanité ouvre ses portes le 15 septembre à Brétigny-sur-Orge (Essonne) dans un contexte de fragilisation de l’union de la gauche. Les universités d’été du Parti communiste français (PCF), de La France insoumise (LFI), du Parti socialiste (PS) et d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), qu’ils ont tenues séparément, ont témoigné d’un refroidissement des relations sur fond de dissensions sur les élections sénatoriales et européennes.

La situation globale n’a, elle, pas changé : droitisation du macronisme, exclusion de la gauche d’un « arc républicain » imaginaire et banalisation de l’extrême droite à l’échelle française et européenne. Face à ces vents contraires, l’historien du communisme Roger Martelli, qui vient de publier Pourquoi la gauche a perdu et comment elle peut gagner (Arcane 17), juge que « tout retour en arrière [de l’union de la gauche] serait calamiteux »

Il s’inquiète pourtant de voir se rejouer le bras de fer entre le PCF et le PS qui avait conduit à la rupture du programme commun en 1978, et appelle à la construction d’une « culture de l’union ». La signature du programme de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), en mai 2022, est loin de suffire à installer celle-ci, et à constituer un projet majoritaire. Il explique pourquoi, et propose un chemin alternatif nourri des expériences victorieuses du passé.

Mediapart : La rentrée politique à gauche est marquée par un moment de stagnation, d’indécision sur la question de l’union. Jean-Luc Mélenchon insiste sur la nécessité de « reconstruire une culture du programme ». Mais est-ce suffisant pour relancer la gauche et la rendre majoritaire ?

Roger Martelli : Pour ma part, j’essaie de réfléchir à partir d’un état des lieux. Entre 2017 et 2022, la droitisation du macronisme n’a profité que marginalement à la gauche, alors que l’effondrement de la droite traditionnelle a largement profité à l’extrême droite. Ce déséquilibre est ancré dans la réalité française, et renvoie à la poussée de l’extrême droite à l’échelle européenne. Dans ce contexte difficile, l’union de la gauche autour de la Nupes a marqué le paysage politique, et tout retour en arrière serait calamiteux. Mais on ne peut pas se contenter de dire qu’il faut maintenir l’unité de la Nupes, car telle qu’elle est, telle qu’elle fonctionne et est perçue, elle ne semble pas dynamiser la totalité de l’espace de la gauche.

Comment la faire évoluer pour qu’elle redonne à la gauche la place qui a pu être la sienne et pour qu’elle regagne les catégories populaires perdues ? Bien sûr, elle a pour cela besoin d’un programme – c’est le b.a.-ba de la concurrence politique. Mais ce qui compte en politique, c’est moins le programme comme ensemble cohérent de propositions que la petite musique qui entoure le programme, et qu’on peut désigner comme le projet. Par exemple, ce n’est pas la qualité de son programme qui a fait autrefois la force et le dynamisme du vote communiste : c’est plutôt son utilité globale perçue, à la fois sociale, politique, symbolique, idéologique.

Il faut éviter de reproduire à l’infini la vieille logique du bras de fer où il s’agit de décider de qui est unitaire et qui ne l’est pas.

Jusqu’à ce jour, le Rassemblement national (RN) et le macronisme ont proposé l’un et l’autre une cohérence de projets avec des récits simples : d’un côté un projet libéral, autoritaire, ouvert sur l’Europe et sur le monde, et de l’autre un projet « illibéral », protectionniste et excluant. Faute d’une cohérence analogue perçue par l’opinion, le rassemblement de la gauche risque d’apparaître comme une simple construction partisane, où seule compte la voix du plus fort.

LFI pourrait vous répondre que, au-delà de son programme, elle a une vision du monde « écosocialiste », qui actualise l’héritage de la gauche à la lumière des enjeux écologiques…

« Écosocialisme » est un mot qui a sa force, mais parmi d’autres possibles, car il y a d’autres terrains pour l’émancipation humaine que ceux qui renvoient à l’histoire ancienne du « socialisme » et aux développements plus récents de l’écologie. Mais pour l’instant, le mot me semble parler à un espace restreint, plutôt militant. Travailler ce terme plutôt qu’un autre ? pourquoi pas. Mais si l’enjeu est la mobilisation populaire, l’essentiel est le récit qui donne aux mots leur légitimité, c’est l’image de la société qu’il propose, les valeurs qui sont les siennes, le cheminement démocratique qui peut permettre sa réalisation. Ce qui compte, c’est qu’on voie l’ampleur des ambitions proposées, l’ouverture grand-angle des rassemblements recherchés, le souci d’occuper tous les terrains sur lesquels les dominés peuvent converger contre le désordre social existant.

Les composantes de la Nupes doivent travailler, à la fois séparément et ensemble, sur leurs pratiques et le message qui leur permettra d’être clairement identifiées, attractives et de rendre leur projet désirable. C’est ce qu’il faut apprendre à faire. Inutile donc de mettre la charrue avant les bœufs.

La plupart des controverses au sein de la Nupes portent sur la forme de l’union, ses rapports de force internes, ses divisions aux élections européennes… Cela vous semble-t-il primordial ?

Les débats sur les formes sont bien sûr importants. L’image de la Nupes est pour l’instant celle d’une formation dominée par LFI, et surdéterminée par la personnalité de Jean-Luc Mélenchon, qui attire et repousse dans un même mouvement. Il est donc important de trouver la formule qui permet à chacun de se retrouver dans une dynamique, sans que cela ne s’apparente à la seule juxtaposition de particularités. Ce qu’il faut éviter, en tout cas, c’est de reproduire à l’infini la vieille logique du bras de fer où il s’agit de décider de qui est unitaire et qui ne l’est pas. J’ai vécu la période où, en 1978, il y avait un bras de fer de ce type entre le PCF et le PS. À l’arrivée, le PS a gagné son duel, mais aux législatives du printemps 1978, la gauche a perdu alors qu’elle avait toutes ses chances de gagner.

L’union est un horizon nécessaire, car sans elle il n’y a pas de majorité, et sans majorité il n’y a pas de changement. Mais l’union suppose des constructions projectives fortes et sincèrement partagées, pour en faire autre chose qu’un choix électoral tactique. Pour que l’union fonctionne, il ne suffit pas de signer une déclaration ou de rédiger un programme commun. Il faut que s’installe durablement une culture de l’union. Et une vraie culture de l’union suppose que l’on apprenne à être soi-même et à se développer sans prendre de l’air à ses partenaires, actuels ou à venir. On peut partir bien sûr de l’idée que la gauche est plurielle et que les différences en son sein ne sont pas nécessairement de détail. Et on peut parfaitement considérer qu’il n’est pas secondaire de savoir qui donne le ton, par exemple la logique d’un certain accommodement avec le système ou une logique de rupture avec lui. Mais cela ne doit jamais conduire à oublier que, si la gauche n’est pas rassemblée dans toutes ses sensibilités, elle ne peut pas espérer conquérir la majorité de second tour.

Plusieurs stratégies s’affrontent à ce sujet. Pour franchir la barre du second tour de la présidentielle, les partisans de Jean-Luc Mélenchon se donnent comme priorité de convaincre des abstentionnistes et les « fâchés pas fachos ». Est-ce une bonne piste ?

Il y a un risque à se polariser sur la question du premier tour. L’enjeu pour la gauche, c’est la construction de majorités politiques rendant possibles le changement de société et le dépassement progressif de toutes les logiques de dépossession. L’esprit des institutions actuelles oblige certes à parvenir pour cela à ce qu’on appelle le tour décisif. Il faut alors reconnaître que, dans le cadre de la tripartition actuelle, ce n’est pas un objectif insurmontable pour la gauche, même si elle n’est pas dans sa plus grande forme. Mais encore faut-il, au second tour, aller bien au-delà des forces d’ores et déjà rassemblées. Il ne suffit pas d’être assez attractif au premier tour : il faut être le moins répulsif possible au second. Or, pour l’instant, même si elle est en progrès, la gauche est largement minoritaire. Et pour l’instant, l’extrême droite a plutôt montré qu’elle profitait davantage de l’effondrement de la droite que la gauche ne profite du discrédit du macronisme.

Il faut être capable d’insérer la revendication sociale dans une vision globale de la société alternative à celle qui est en filigrane dans les discours de Le Pen.

Quant à la question des abstentionnistes, je suis dubitatif sur cette insistance. Depuis les années 1980, chez les communistes puis dans le reste de la gauche, j’entends dire qu’il faut reconquérir les abstentionnistes perdus. Or cela n’a jamais réussi et l’abstention a suivi son petit bonhomme de chemin. En fait, les abstentionnistes ne sont pas une population à part et plusieurs enquêtes suggèrent que, s’ils votaient, ils ne voteraient pas différemment des autres.

De façon plus générale, je doute des vertus des politiques de ciblage, surtout à gauche. Il n’y a pas à faire des choix savants à l’intérieur du champ large des catégories populaires. Il est dangereux de privilégier le « rural » ou « l’urbain », le « social » ou le « sociétal », le stable ou le précaire, les inégalités ou les discriminations. On s’adresse à l’immense palette des dominés, pour les rassembler autour de tout ce qui peut produire de l’émancipation, sans préjuger de ce qui compte ou ne compte pas.

Julia Cagé et Thomas Piketty expliquent dans leur livre qu’en 2017 et 2022, « les écarts de vote entre mondes rural et urbain » ont atteint « des niveaux inédits » depuis la fin du XIXe siècle, et que « la gauche n’a pas de proposition très construite pour attirer ces classes populaires rurales ». Leur analyse va donc sûrement être utilisée à gauche par ceux qui pensent qu’il suffit de combler ce « trou dans la raquette » pour gagner…

Julia Cagé et Thomas Piketty ont mille fois raison de souligner cette dichotomie qui sépare les catégories populaires de l’urbain (les métropoles et leurs banlieues) et du rural (les bourgs et les villages). Et ils ont raison de rappeler que la source de ce clivage est dans le détachement des catégories populaires à l’égard de la gauche politique. Le PCF en a été la première victime, puis le PS au pouvoir. Du coup, si les banlieues populaires s’ancrent ou se réancrent à gauche, le peuple des bourgs et des villages est largement tenté par un vote d’extrême droite.

Il faut poursuivre la réflexion sur ce phénomène, sans préjuger des réponses. Cagé et Piketty insistent par exemple à juste titre sur le fait que le « rural » est un territoire si marqué par la montée des inégalités territoriales qu’il se sent délaissé. Mais pourquoi le sentiment de l’abandon pousse-t-il vers l’extrême droite plutôt que vers la gauche ? La banlieue de l’entre-deux-guerres était aussi un territoire délaissé. Or il a choisi la gauche, et en premier lieu le PCF, et pas le fascisme. Il l’a fait parce que le peuple avait en son centre un groupe ouvrier en expansion, que ces ouvriers se sont constitués en « mouvement ouvrier » doté d’une conscience et qu’ils pouvaient s’appuyer sur une espérance, dans le prolongement de la « République démocratique et sociale ».

Aujourd’hui, après la désindustrialisation et la crise de l’urbain, ce qui caractérise le salariat c’est l’éclatement, et il n’y a plus d’éléments d’identification ni d’espérance sociale pour les espaces délaissés. Or, quand il n’y a plus d’espérance sociale, le ressentiment, la recherche du bouc émissaire et le fantasme de la clôture l’emportent. Il n’y a pas de voie courte pour remonter la pente. Il faut bien sûr s’appuyer sur le socle de la demande sociale. Mais pour contrer le discours « social » du RN, il faut être capable d’insérer la revendication sociale dans une vision globale de la société alternative à celle qui est en filigrane dans les discours de Le Pen. Si on ne fait pas ce raccord de la proposition sociale et d’un authentique projet de société, c’est le RN qui pourrait bien gagner la bataille du « social ».

Le PCF de Fabien Roussel veut s’engager dans une reconquête de ces territoires, mais le fait-il avec une vision juste des classes populaires ?

Incontestablement, Roussel a réintroduit le PC dans les représentations politiques courantes. En termes d’image, il a marqué des points. Pour comprendre le positionnement du PC actuel, il ne faut pas oublier le fond : l’actif communiste s’est persuadé que les déboires électoraux du parti tenaient à son absence des consultations nationales structurantes et à des alliances où il était en position dominée. La direction communiste pense donc que, pour exister, il faut « faire la différence » et se démarquer des autres forces de gauche.

Roussel a joué de cette différence, non sans une certaine efficacité. Il est vrai que, pour y parvenir, il n’hésite pas à flirter avec les limites, par exemple sur les questions de sécurité et d’immigration. Ce n’est pas la première fois qu’il a cette tentation. Les fois précédentes, par exemple à la charnière des années 1970-1980, cela ne lui a pas réussi et a même terni son image. La méthode actuelle remettra-t-elle le Parti communiste dans le jeu électoral ou crée-t-elle plus de problèmes qu’elle n’en résout ? Qui vivra verra…


 

   publié le 13 septembre 2023

Payer pour percevoir ses aides :
le désengagement de l’État
laisse place au privé

par Emma Bougerol sur https://basta.media

Faire valoir ses droits au RSA ou à une allocation devient de plus en plus compliqué. Des sociétés privées se saisissent de cette opportunité et de la désorganisation des caisses de sécurité sociale pour marchander l’accès aux aides.

« Je ne saurais absolument pas quelles aides me correspondent, ni quelles démarches faire, ni où me présenter, ni avec qui parler… Ni rien. » Thomas, 37 ans, secoue la tête devant les caméras de TF1, dans un reportage du journal de 20 heures [1]. Comme lui, des millions de personnes se retrouvent démunies en France face au difficile accès aux allocations sociales. La dématérialisation a encore accru la complexité.

Tapez dans un moteur de recherche la requête « À quelles aides ai-je droit ? ». En plus du site de l’État, service-public.fr, l’algorithme vous suggérera probablement les sites Mes-allocs.fr, demarchesadministratives.fr, aide-sociale.fr, ou mesallocations.fr… Ces sites vous expliquent d’abord les différentes prestations sociales. Vous voulez savoir à quelles aides vous pouvez effectivement prétendre ? Vous voilà redirigé vers un numéro surtaxé ou un simulateur assorti d’un service d’accompagnement, qui est payant.

La majorité de ces sites proposent un service téléphonique à 80 centimes la minute. D’autres sociétés ont une offre plus large. C’est le cas de Mes-allocs.fr, détenu par l’entreprise Expertaide, basée en Essonne. Ce site a d’ailleurs mis en avant le reportage de TF1 sur la difficulté à comprendre et toucher les allocations sociales. Ces services payants, pour faire valoir un droit censé être garanti par l’État, prospèrent sur la complexité des prestations sociales, et la lenteur des services publics, plus prompts à contrôler et à sanctionner, qu’à traiter convenablement les dossiers des demandeurs, comme l’illustre la situation des Caisses d’allocations familiales.

Trente euros pour pouvoir toucher ses allocs

Né en 2018, Mes-allocs.fr propose d’abord aux usagers de simuler gratuitement les prestations auxquelles ils pourraient avoir droit, parmi « plus de 1800 aides ». Ensuite, les personnes peuvent souscrire à un « service d’accompagnement administratif » ponctuel pour 29,90 euros par trimestre plus des frais d’inscription. Cela permet de bénéficier d’un accompagnement personnalisé avec un conseiller, où toutes les démarches sont prises en charge. L’entreprise a également noué des partenariats, notamment avec Uber Eats, avec une offre spéciale pour ses coursiers.

Bien que discret dans sa communication, Mes-allocs.fr n’est pas passé inaperçu chez les travailleurs du social. « Des sociétés qui font payer pour fournir un service gratuit à des personnes qui ont de faibles revenus, voire sont surendettées. Des sociétés de conseils gratuits payants qui s’adressent à des gens en galère d’argent : fallait y penser ! » s’offusquait une assistante sociale du Syndicat unitaire des personnels des administrations parisiennes [2]. La plateforme affirme avoir aidé plus de 40 000 personnes dans leurs démarches administratives depuis cinq ans.

« Le site Mes-allocs.fr prospère illégalement sur le dos des personnes les plus fragiles », dénonce de son côté l’Association nationale des assistants de service social (Anas). L’association met en avant deux décisions de la Cour de cassation datant des années 1950 pour appuyer ses propos. « J’ai passé un été à chercher ces décisions pour montrer qu’il y avait bien un délit », nous explique le président de l’association, Joran Le Gall.

Ces deux décisions judiciaires soulignent le caractère illégal des activités de ceux qui proposent leurs services payants à des bénéficiaires d’aides publiques. Cette interdiction est également mentionnée à l’article L554-2 du Code de la Sécurité sociale, qui dispose que « tout intermédiaire convaincu d’avoir offert ou fait offrir ses services moyennant émoluments convenus d’avance, à un allocataire en vue de lui faire obtenir des prestations qui peuvent lui être dues », se verra condamné à une amende de 4500 euros.

Le président de l’Anas admet que le fonctionnement de certaines de ces plateformes a légèrement évolué. Par exemple en proposant un paiement par forfait plutôt qu’en prélevant un pourcentage des aides, comme c’est le cas pour Mes-allocs.fr. Pour autant, Joran Le Gall n’en démord pas : « Il y a un certain nombre de pratiques illégales, insiste-t-il. Pour lui, tout cela est aussi « immoral même si sur ce point on ne peut pas faire grand-chose. » Depuis cette alerte, rien n’a semblé changer : ces services existent toujours, et la plainte contre Mes-allocs.fr déposée en 2019 par l’association auprès de la procureure d’Évry n’a pour l’instant pas eu de suites.

Silence chez les organismes de Sécurité sociale

Dans des courriers datés de janvier 2022, l’association a interpellé les organismes de Sécurité sociale, la Défenseure des droits ainsi qu’Olivier Véran, à l’époque ministre des Solidarités et de la Santé, sur l’existence de Mes-allocs.fr. « Derrière la vitrine d’une louable ambition énoncée sur son site Internet, le fonctionnement de cette plateforme vient montrer une tout autre réalité, bien plus mercantile », y dénonce l’Association des assistants de service social.

Seul le directeur général de la Mutualité sociale agricole (MSA) a répondu, dans un courrier adressé au président de l’Anas daté du 14 mars 2022. « Après renseignement pris auprès des services des affaires juridiques de la caisse centrale, je vous confirme que l’accompagnement proposé par le site pour l’obtention de prestations sociales moyennant rémunération, en l’espèce sous la forme d’un abonnement, paraît illégal au regard de l’article L. 725-13 du Code rural et de la pêche maritime s’agissant du régime agricole. » Il précise saisir l’ensemble des parties prenantes « pour envisager ensemble les suites à donner à cette situation ». Depuis, aucune nouvelle.

Mes-allocs.fr se défend fermement des accusations portées par l’Anas sur l’illégalité de ses prestations. « D’un point de vue de la loi, notre activité est bien légale, soutient Joseph Terzikhan, créateur de la plateforme. Nous avons eu de nombreux échanges avec la Caisse nationale d’allocations familiales depuis 2019 et avons bien pris soin de valider ce point avec leur direction. »

Nous avons contacté les différentes caisses de Sécurité sociale, y compris la Mutualité sociale agricole. Elles nous ont renvoyés vers la direction de la Sécurité sociale, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations.

« Il n’y a plus personne pour vous aider »

« Tout le monde est au courant de l’existence de ces plateformes et il ne se passe rien, se désespère Joran Le Gall. Ce n’est pas le boulot de l’Anas de s’occuper de ça, mais on s’en est saisi parce que ce fonctionnement était trop immonde… » Le président de l’association souhaite désormais voir les caisses de Sécurité sociale se saisir de la question. « Ce que propose Mes-Allocs.fr, c’est un interlocuteur humain face à un système de protection sociale où il n’y a plus personne, soupire-t-il. Aujourd’hui, il y a des centaines de droits, mais il n’y a plus personne dans les services publics pour vous aider à mobiliser tout ça. » Un constat partagé par la défenseure des droits, Claire Hédon : « La dématérialisation ne doit pas signifier la disparition du téléphone et de l’accueil dans les services publics. Le problème est là : les réclamants ne peuvent plus aller voir quelqu’un », confiait-elle à basta!.

D’autres plateformes du même type ont vu le jour, puis ont changé de direction. Ainsi, l’offre payante de l’entreprise « Toutes mes aides », devenue Klaro, s’est tournée uniquement vers les entreprises. Une autre, Wizbii Money, une start-up grenobloise visant principalement les jeunes, a été décrite par Mediapart comme une « entreprise qui capitalise sur la phobie administrative des étudiants ». En 2021, le syndicat étudiant Unef avait qualifié d’ « inadmissible » les pratiques « qui utilisent la détresse des jeunes pour leur soutirer le peu d’aides disponibles » du site. La start-up prélevait alors 4 % du montant des aides sociales obtenues par leur intervention.

Depuis ces controverses, le service d’accompagnement de Wizbii Money est devenu totalement gratuit pour les utilisateurs. « Notre modèle économique a toujours été, dans la mesure du possible, de ne jamais faire payer le jeune pour nos services », se défend l’un des fondateurs de la plateforme, Romain Gentil. Désormais, cette branche de la start-up Wizbii n’engage de bénéfices que sur les partenariats avec des entreprises. Pour toucher ses aides, il faudra néanmoins obligatoirement passer par la plateforme bancaire de la start-up, Swan.

Romain Gentil affirme qu’il est hors de question de repasser à un système payant pour les jeunes. Il affirme qu’« aujourd’hui, Wizbii Money n’est pas un service rentable. On veut continuer de le proposer parce que c’est quelque chose qui fonctionne et qui est utile », assure-t-il. Du côté de Mes-allocs.fr aussi, son fondateur affirme que son service d’accompagnement pour les particuliers est « structurellement déficitaire ».

« Si nous pouvions éviter de faire payer l’utilisateur, nous le ferions, défend de son côté Joseph Terzikhan, de Mes-allocs.fr. Mais notre structure est autofinancée, nous ne pouvons pas nous permettre de proposer ce service gratuitement pour le moment, nous avons besoin de couvrir les frais ou une partie des frais afin de pouvoir continuer à fournir un service de qualité dans le temps. Nous cherchons d’autres modes de financement, notamment auprès des organismes étatiques. »

Un foyer éligible sur trois ne touche pas le RSA

L’existence de ces entreprises est « le symptôme d’un désengagement de l’État sur la question de l’accès aux droits sociaux », affirme Arnaud Bontemps, porte-parole du collectif Nos Services Publics. « Le marché a horreur du vide, ajoute-t-il. On ne peut pas lui reprocher, c’est le propre du marché. » Sa start-up répond à un manque de services de la part de l’État, abonde Romain Gentil. « Je pense que ce que nous proposons est la mission de l’État social, du gouvernement, mais il y a des trous dans la raquette », dit l’entrepreneur. « D’un point de vue idéologique, je comprends qu’il puisse être difficile pour certains d’accepter qu’une structure privée se mette à résoudre des problématiques d’ordre social », ajoute le fondateur de Mes-allocs.fr, Joseph Terzikhan. Selon lui, « le monde évolue, et l’État ne peut pas tout faire lui-même ».

Sur leurs vidéos promotionnelles comme dans leur communication externe, ces plateformes mettent en avant l’argument du non-recours aux aides sociales en France. Une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), montre qu’en 2018 un foyer sur trois éligible au Revenu de solidarité active (RSA) ne le touchait pas, faute de démarches.

Chez les personnes âgées seules, le taux de non-recours au minimum vieillesse est estimé par la Drees à près de 50 %. Le site Mes-allocs.fr évalue les montants non réclamés par les ayants droit en France à dix milliards d’euros chaque année. Ce décompte a largement été partagé par les médias nationaux.

Clara Deville, chargée de recherche en sociologie à l’université de Bourgogne Franche-Comté, s’est elle aussi intéressée au non-recours au RSA. « Le RSA est souvent une prestation “porte d’entrée” à beaucoup d’autres. Quand on est non recourant, on ne touche souvent pas d’autres aides », explique la chercheuse. Elle ajoute que le non-recours aux aides sociales est devenu un problème public au début des années 2010, dans un contexte politique bien particulier.

Le discours qui domine est alors que si les bénéficiaires ne demandent pas les aides auxquelles ils ont pourtant droit, ce serait parce qu’ils « auraient peur du stigmate, qu’ils n’auraient pas accès à l’information, ou font face à la complexité administrative ». Ainsi, depuis une dizaine d’années, « il y a une forme d’individualisation de ce problème public »« la dématérialisation érigée comme solution. C’est un peu absurde sachant que le numérique est facteur d’inégalité », détaille la chercheuse.

« Cela a eu trois conséquences : des fermetures d’antennes de CAF, de MSA, et d’autres services publics en milieu rural, une réforme de l’accueil au guichet, où il faut désormais prendre rendez-vous par Internet, ainsi qu’un report du travail administratif vers les demandeurs d’aides », analyse Clara Deville. Ces conséquences entretiennent elles-mêmes le non-recours.

Le non-recours aux droits aux oubliettes politiques

Les plateformes marchandes prospèrent donc dans le vide laissé par les services de l’État. Si bien que, parfois, ce sont les services publics qui se tournent vers ces entreprises privées. « On est en lien très fort avec certains organismes. Aujourd’hui, on échange même avec des assistantes sociales du Crous qui nous posent parfois des questions sur certains dispositifs qui peuvent exister », dit par exemple Romain Gentil, de Wizbii Money.

Le manque de moyen des organismes de Sécurité sociale favorise l’existence de tels services. « Rares sont les organismes de Sécu qui ont beaucoup de moyens à consacrer à l’accès aux droits », confirme le porte-parole du collectif Nos Services Publics, Arnaud Bontemps. « On voit bien que dans les récentes déclarations politiques, on nous parle de fraude fiscale et sociale, mais on ne nous parle pas de l’accès aux droits », se désespère-t-il.

En témoigne le plan présenté fin mai par le ministre des Comptes publics, Gabriel Attal (devenu en juillet ministre de l’Éducation nationale). Le ministre affirmait dans les colonnes du Parisien : « Nous allons créer mille postes supplémentaires dans le quinquennat pour lutter contre la fraude sociale et investir un milliard d’euros dans les systèmes d’information. » Le non-recours aux aides sociales, lui, est oublié.

En cas de difficultés et face au manque d’interlocuteurs dans les organismes de Sécurité sociale, il n’est pas forcément nécessaire de se tourner vers des services privés, rappelle Arnaud Bontemps : « Il y a déjà des associations qui font gratuitement, bénévolement, un travail extrêmement précieux d’accès aux droits. »

Notes

[1] Diffusé en en janvier 2022.

[2] Dans un billet d’humeur daté de 2019


 

   publié le 12 septembre 2023

« Je vous rappelle que nous sommes des policiers et non des voyous » : même l’IGPN s’offusque dans l’affaire Hedi

Pascale Pascariello sur www.mediapart.fr

De faux rapports rédigés pour couvrir les faits, des déclarations contradictoires, et pour certains des implications dans d’autres affaires de violences : les premiers éléments de l’enquête judiciaire, consultés par Mediapart, sur les policiers qui ont grièvement blessé Hedi à Marseille le 2 juillet, sont accablants pour les mis en cause et leur hiérarchie

nEn l’espace d’une minute, Hedi a reçu un tir de lanceur de balle de défense (LBD) dans la tête, et, dans la foulée, a été roué de coups de pied et de coups de poing par trois policiers de la brigade anticriminalité (BAC). En moins de deux minutes, dans la nuit du 1er au 2 juillet, la vie de ce jeune homme de 22 ans a basculé. 

Son pronostic vital engagé, il a été opéré en urgence et a subi l’amputation d’une partie du crâne, le contraignant désormais à porter un casque. Terribles images qui ont fait, depuis, le tour des médias. 

Depuis le 5 juillet, date de l’ouverture de l’instruction pour « violences volontaires aggravées » (notamment parce qu’elles ont été commises en réunion par des personnes dépositaires de l’autorité publique et avec armes), les quatre policiers, clairement identifiés par les enregistrements de plusieurs caméras de vidéosurveillance et les déclarations de deux témoins comme étant les auteurs des violences, ont persisté à nier les faits. Le placement en détention de l’auteur présumé du tir de LBD, Christophe I. (depuis libéré), avait alors provoqué un mouvement de fronde inédit au sein de la police nationale.

Ce policier avait, jusqu’alors, catégoriquement contesté être l’auteur du tir sur Hedi. Mais face au faisceau de preuves accablantes, il devenait pour lui trop inconfortable de maintenir sa position initiale et c’est « après mûres réflexions », selon les termes de son avocat, Pierre Gassend, qu’il est finalement passé aux aveux le 30 août, devant la juge d’instruction (après l’avoir fait une première fois devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel d'Aix-en-Provence, le 3 août). Devant la magistrate, il a reconnu le tir, « justifié et réglementaire » selon lui, allant jusqu’à dire : « Je regrette les blessures mais pas le tir. » 

À la fin de son interrogatoire, son avocat a tenu à préciser qu’il avait été contacté « par téléphone par le directeur général de la police nationale [Frédéric Veaux – ndlr], qui l’a assuré de son soutien personnel, et qu’il accordait [au policier] la protection fonctionnelle ». Tout fonctionnaire, victime d’agression dans le cadre de son travail ou poursuivi par la justice en raison de son activité professionnelle, peut être protégé et assisté par son administration. Un policier doit néanmoins prouver qu’il n’a pas outrepassé ses droits et qu’il n’a pas commis de faute détachable du service. 

Une minute d’extrême violence

Très rapidement, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), chargée de l’enquête avec la police judiciaire, identifie quatre policiers et retrace la chronologie des faits. 

Ce 2 juillet au soir, la commandante Virginie G. et six policiers de la BAC se rendent au cours Lieutaud, une artère située dans le centre-ville de Marseille, pour sécuriser des magasins en cours de pillage. Sur place, tandis qu’un agent demeure dans le véhicule, les six autres inspectent les lieux et rejoignent une rue adjacente non éclairée, dans laquelle certains commerces ont leur devanture forcée. À 1 h 54, la commandante annonce sur les ondes radio « un carnage » du fait de plusieurs enseignes aux vitrines brisées. 

Un policier se dirige vers l’un des commerces, tandis que la commandante reste à côté de Christophe I., porteur du LBD, posté à l’intersection de deux rues. De l’autre côté d’un passage piéton, les trois autres policiers croisent alors Hedi et son ami Lilian, qui ne sont pas identifiés sur les enregistrements exploités par l’IGPN comme des pilleurs. Ce soir-là, Hedi a quitté le restaurant de ses parents vers 22 h 30 et a rejoint Lilian sur le Vieux-Port. 

Là, il découvre une « scène de film », ainsi qu’il l’a raconté à Mediapart. « Il y avait un hélicoptère, on a eu l’idée de le suivre, ce qui n’était pas très malin. Mais bon, un hélicoptère qui survole le ciel à Marseille dans un tel chaos, on n’en voit pas tous les jours. »

Le déroulé des faits en regardant les vidéos à la seconde près permet de comprendre l’enchaînement des faits et leur violence (l’horodatage débute avec le déclenchement de la caméra).

À 1 heure 56 minutes et 8 secondes, Lilian et Hedi sont « rapidement entourés par au moins trois policiers », Gilles A., David B. et Boris P., selon les retranscriptions des vidéos par la police des polices. 

À 1 heure 56 minutes et 11 secondes, Hedi et Lilian « prennent la fuite ». Lors de son audition par l’IGPN, Hedi expliquera avoir salué les agents de la BAC mais « leurs visages étaient fermés. Ils semblaient très tendus » : « Je suis parti en courant car ces policiers me faisaient peur. » 

À 1 heure 56 minutes et 15 secondes, Hedi « tombe lourdement au sol », touché par le tir de LBD. Un policier le relève et le ramène à l’angle de deux rues. Quelques secondes plus tard, à 1 heure 56 minutes et 28 secondes, Hedi « est debout, marche en titubant, porte sa main droite à sa tête et est maintenu par un policier », selon les retranscriptions de l’IGPN.

À 1 heure 56 minutes et 35 secondes, un autre policier « assène un violent coup de pied à Hedi » et le fait chuter. Entouré de trois, puis de quatre policiers, « dos au sol », Hedi reçoit alors « deux coups de pied dans le ventre ou le bassin », plusieurs coups de poing notamment au visage. À 1 heure 56 minutes et 50 secondes, alors que le jeune homme se relève en se protégeant la tête, un policier lui donne un coup de pied aux fesses, avant de le laisser partir.  

Hedi n’a rien fait. Mais il a été massacré.

Ces images de vidéosurveillance ainsi que certains détails vestimentaires permettent rapidement d’identifier les policiers. L’un a des gants coqués, pourtant interdits, un autre est en short, deux sont affublés de casquettes, et le tireur de LBD, Christophe I., arbore son arme en bandoulière sur un t-shirt blanc. 

Avant et après le tir, Christophe I. est visible à quelques mètres de Hedi. Il est également le seul des six policiers de son équipage à être en possession d’une telle arme. Par ailleurs, deux témoins l’identifient clairement, l’un d’eux l’ayant vu tirer : « Il portait une arme longue [...] Après avoir aperçu cet homme, je le vois guetter, il épaule l’arme, vise puis tire. »

Malgré tous ces éléments, les policiers nient avoir commis des violences, et refusent même de se reconnaître sur les vidéos qui leur sont soumises par la police des polices.

Je vous rappelle que nous sommes policiers et non des voyous. Il est grand temps de nous raconter ce qu’il s’est passé exactement, de nous dire quel a été votre rôle dans cette affaire ? L’IGPN lors de l’audition du policier Gilles A.

Parmi les trois policiers auteurs des coups portés à Hedi, on retrouve David B., qui comme nous l’avions révélé, avait déjà été inquiété dans l’affaire d’Angelina, plus connue sous le pseudonyme de Maria. Cette jeune fille de 19 ans avait reçu, elle aussi, un tir de LBD en marge des manifestations des « gilets jaunes », puis, une fois à terre, avait eu le crâne fracassé par des policiers. Rapidement, les investigations s’étaient resserrées sur David B. qui avait nié toute implication dans les violences. Il adopte la même posture pour cette enquête. 

Avant d’entrer dans la police, il a passé quinze ans dans le premier régiment de parachutistes d’infanterie de la marine, chargé des opérations spéciales.

Lors de ses auditions par l’IGPN, David B. refuse de se reconnaître sur les vidéos et déclare : « Je ne me souviens pas avec qui j’étais à ce moment-là. » Alors qu’un de ses collègues l’identifie comme étant auteur des coups portés à Hedi, il répond invariablement : « Impossible à déterminer. » Il en arrive même à « ne pas savoir » où il était et conclut par : « Ça ne sert à rien, à la fin je ne vais plus répondre à vos questions. » Même comportement face à la juge. Interrogé sur les coups portés à Hedi, il répond : « Je me souviendrais si j’avais porté des coups à un homme à terre. » 

Portant des gants coqués de motard, une casquette à l’envers, Gilles A., qui a passé 17 ans à la BAC nord de Marseille, se comporte à l’identique. Clairement identifié comme l’auteur du dernier coup de pied à Hedi, il explique lui aussi être dans l’incapacité de dire où il était et avec qui.

Face à pareille omerta, l’IGPN insiste : « La situation est extrêmement grave. Nous avons une personne qui a été gravement blessée. Je vous rappelle que nous sommes policiers et non des voyous. Il est grand temps de nous raconter ce qu’il s’est passé exactement, de nous dire quel a été votre rôle dans cette affaire, quel a été celui de vos collègues, de nous dire qui a tiré. » 

Confronté aux photos du crâne de Hedi lors de son hospitalisation, un policier déclare : « Je n’arrive pas à avoir de l’empathie. C’est super difficile. » 

Gilles A. finit par reconnaître qu’il y a eu « des accrochages », des « contacts avec des personnes qu’[ils ont] dû repousser ». Il reconnaît avoir « mis un coup de poing » sur le haut du corps de Hedi, puis évoque également un « coup de pied vers sa tête »

Devant le juge, Gilles A. est moins loquace. Interrogé sur le tir de LBD, il répond : « Moi, je n’ai ni entendu ni vu. J’ai ma conscience tranquille. » Il reconnaît uniquement avoir donné « le dernier coup de pied » qu’il qualifie de « malheureux ». Concernant les violences commises par ses collègues, il affirme avoir « vu sans trop… [...] [Il] sai[t] qu’il y a eu des échanges ».

Confronté aux images du crâne de Hedi, lors de son hospitalisation, il déclare en larmes vouloir « arrêter la police », se sentant « abandonné », et prenant « des risques qui sont trop importants ». Il est « triste de voir un jeune homme mais [il] n’arrive pas à avoir de l’empathie. C’est super difficile ».

« Nous sommes des policiers et non des voyous », rappelle l’IGPN aux agents auditionnés qui semblent en avoir adopté les pratiques : non seulement ils nient les faits, mais ils tentent de les maquiller. 

Des faux rapports et beaucoup d’omissions

À l’issue d’une opération, tout policier ayant fait usage d’une arme a en effet pour obligation de déclarer ses tirs, dans un fichier nommé TSUA (traitement relatif au suivi de l’usage des armes) et cela dans les plus brefs délais. Il doit préciser le nombre de tirs, le lieu et la date. Or, sous le commandement direct de Virginie G., les deux policiers Christophe I. et Boris P. ayant fait usage de leur LBD ne remplissent leur fiche que le 7 juillet, soit six jours après les faits, quasiment à la même heure, 0 h 50 pour l’un, 0 h 51 pour l’autre. Pour justifier leurs tirs, ils écrivent exactement le même texte, en changeant seulement le nombre de tirs (dix pour le premier, neuf pour le second). « Jai fait usage du lanceur de balle de défense à [X] reprises en ciblant à chaque fois des individus se trouvant dans des groupes mobiles et hostiles lançant divers projectiles vers les forces de l’ordre engagés sur le service d’ordre. » 

Tous deux rapportent ces tirs à la même heure, 22 heures, et au même endroit, bien loin de la ruelle où Hedi a été touché. Nul trace du tir qui l’a atteint et encore moins d’un quelconque blessé dans la déclaration de Christophe I. 

Alors que d’autres policiers ont rempli leur fiche le lendemain voire dans la nuit même, Christophe I. a expliqué à la juge que les consignes de leurs supérieurs étaient que « les fiches TSUA n’étaient pas nécessaires »

Ayant, au cours d’une deuxième audition devant la juge, enfin reconnu être l’auteur du tir LBD ayant blessé Hedi, Christophe I. explique avoir « oublié de faire le TSUA pour ce tir », ajoutant : « C’est une erreur de ma part sans aucune arrière-pensée. Je ne souhaitais pas dissimuler quoi que ce soit. » 

Pour justifier son tir, Christophe I explique que Hedi se serait retourné et aurait « armé son bras gauche avec le poing fermé comme s’il voulait lancer un objet […] une pierre ». « [Ayant] clairement détecté un danger pour mes collègues, c’est à ce moment-là que j’ai décidé de me servir à une reprise du LBD. » 

Seulement, aucune retranscription des vidéos par les enquêteurs ne mentionne un mouvement menaçant de la part de Hedi avec son bras gauche. Le jeune homme conteste aussi toute violence. 

Je ne vais pas inventer une version des faits. Il a fallu que je remette de l’ordre dans mes idées. L’auteur du tir de LBD, Christophe I., revenant sur ses déclarations initiales

Dubitative sur les justifications du policier, la juge l’interroge sur la trajectoire du tir. Là encore, les explications restent floues. Christophe I. assure avoir été à une distance minimum de sept mètres, respectant les distances réglementaires. 

C’est pourtant le même policier qui, lors de sa première comparution, déclarait que « la rue était dans le noir » et que tirer, « c’était prendre le risque de toucher des personnes dans des parties sensibles. C’était une prise de risque en raison de la distance ». Par ailleurs, il affirmait n’avoir pas tiré car il n’avait « pas été en position de danger à l’endroit où se sont passés les faits ».

Mais si ce tir était réglementaire, pourquoi avoir omis de le déclarer ? « Il a fallu que je remette de l’ordre dans mes idées. » Elles ne semblent toujours pas claires puisque lui-même finit par douter de son geste : « En temps normal, je ne sais pas s’il y avait matière à l’interpeller […]. Pour moi, la tentative de violence, je ne suis pas sûr qu’elle tienne. »

La cheffe de la BAC ne sait rien, n’a rien vu, et n’a rien entendu

Christophe I. n’est pas le seul à avoir la mémoire qui flanche. Dans son rapport, la commandante Virginie G. énumère les déplacements de ses unités dans différents secteurs de la ville et l’interpellation de personnes lors du « pillage d’une parfumerie ».

Mais lorsqu’il est question de leur intervention dans la rue au moment où Hedi a été blessé, elle signale seulement que les vitrines de plusieurs magasins étaient cassées. Elle précise même qu’après 23 heures, « à [s]a connaissance, aucun tir de lanceur n’a été effectué ».

Avec sa queue de cheval tressée, Virginie G. est facilement traçable. Un témoin l’a vue. Les caméras de vidéosurveillance l’ont enregistrée : elle se situe à trois mètres de Christophe I. au moment où il tire. Elle nie pourtant avoir « assisté à cette scène ».

Lors de son audition par l’IGPN, cette cheffe de la BAC s’est déchargée de toute responsabilité. En préambule, elle précise qu’elle était « le chef de colonne BAC, de toutes les BAC » : « J’étais la plus gradée. » 

Pour autant, elle n’avait pas le rôle de « superviseur », censé encadrer les tireurs. « Je rappelle qu’on était dans des violences urbaines et non pas dans les règles du maintien de l’ordre », se justifie-t-elle. Elle rejette la faute sur ses effectifs qui « à aucun moment ne [l]’ont avisée ». Elle paraît, d’ailleurs, tout ignorer de ses subordonnés. Certains ne portent pas de brassard, un autre n’est plus habilité à avoir un LBD, alors même qu’il en est porteur. 

Comme ses agents, elle non plus ne se reconnaît pas sur les vidéos. Mais « dans l’hypothèse où ce serait [elle] », dit-elle, « en aucun cas » n’a-t-elle pu voir ce qui se passait puisqu’elle tournait le dos à la scène au moment du tir. « Je suis sincère », lance-t-elle aux inspecteurs. Les enregistrements des caméras de vidéosurveillance en font sérieusement douter. Comment n’a-t-elle pu entendre la détonation du LBD, alors même que le témoin, bien plus éloigné qu’elle du tireur, l’a perçue, lui ? C’est « le bruit partout, des gens qui courent dans tous les sens, les sirènes de police ou de pompiers »

La commandante n’a donc rien vu, ni rien entendu. Elle a pris soin, néanmoins, d’appeler trois de ses agents lorsqu’ils ont appris leur convocation par l’IGPN. Une communication qui pose question et qui a justifié la saisie du téléphone de la commandante. Interrogée sur ces appels, elle les justifie pour « savoir s’ils avaient fait quelque chose qu’ils ne [lui] auraient pas dit ».

Certains policiers déjà mis en cause pour des violences 

Cependant, l’IGPN cherche aussi à voir ce qu’ils pourraient imputer à Hedi. Bien que son casier judiciaire soit vierge, l’IGPN tient à faire préciser qu’il a fait l’objet de signalement auprès de la justice, notamment pour « conduite d’un véhicule sans permis ». Son horaire d’arrivée à Marseille est également contesté : contrairement à ce que ses parents ont déclaré, il n’est pas arrivé à Marseille aux alentours de minuit, mais vers 23 heures. Et question de la plus haute importance : les enquêteurs ont voulu savoir pourquoi il portait un sweat à capuche. Le ciel était-il si menaçant ? Figure au dossier le bulletin météo du jour des faits.

On éclatait les groupes de pilleurs car nous ne pouvions plus interpeller. Gilles A., policier de la BAC, lors de son interrogatoire

Du côté des agents, si les notations de leur hiérarchie au cours de leur carrière sont souvent élogieuses, certains sont également connus défavorablement de la justice. C’est le cas de l’auteur du tir, Christophe I., décrit par sa hiérarchie comme « sérieux et assidu », aux « compétences physiques et intellectuelles de qualité ». Néanmoins, le policier a été mis en cause pour « atteintes à la dignité de la personne, harcèlement sur conjoint » en novembre 2020. Il a écopé d’un rappel à la loi et d’un stage contre les violences conjugales. Ce policier est également visé par une enquête pour « atteinte corporelle volontaire sur majeur », pour des faits du 15 mai 2023.

Son coéquipier Boris P., auteur de coups sur Hedi, est également poursuivi pour des « violences par personne dépositaire de l’autorité publique sur majeur », pour des faits datant également du 15 mai 2023. Pourtant, il est décrit comme un « chef de brigade respecté qui fait preuve de grandes qualités humaines ».

Le 2 juillet, à 1 h 58, quelques minutes après les violences commises sur Hedi, le même Boris P. a été identifié par les enquêteurs sur une autre vidéo. Il a plaqué au sol un homme muni d’un objet lumineux et lui a asséné plusieurs coups. Selon nos informations, une nouvelle enquête pourrait être ouverte à la demande de la juge d’instruction. 

Interrogé sur ces faits, le commissaire à la tête de la voie publique à Marseille évoque la fatigue des agents, mais également les ordres donnés au cours de la nuit du 1er juillet. 

Dans la soirée, faute de place dans les commissariats et d’effectifs sur le terrain, ils ont « reçu instruction de procéder à de simples relevés d’identité en vue de convocation ultérieure », et de ne plus interpeller. « Cette consigne a généré beaucoup d’incompréhension parmi les effectifs présents, les laissant relativement démunis pour gérer des faits d’une particulière gravité. »

L’un des policiers mis en examen, Gilles A., ne cache pas à la juge « sa frustration » face à de tels ordres et explique : « On éclatait les groupes de pilleurs car nous ne pouvions plus interpeller. »


 

   publié le 11 septembre 2023

Les avantages exorbitants de la domination du dollar

Par Robert Kissous sur https://www.humanite.fr/en-debat/

Le 7 juin 2023, la commission des services financiers de la Chambre des représentants des États-Unis a tenu une audition intitulée « Dominance du dollar : préserver le statut du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale ». L’inquiétude est manifeste mais les représentants se sont rassurés : il n’y a pas de risque sérieux à court terme estimant, sur la base de leurs données, que 88 % des transactions monétaires sont effectuées en dollars et que les banques centrales mondiales détiennent 59 % de leurs réserves de change en dollars.

À cette occasion ont été rappelés les multiples avantages exorbitants tirés par les États-Unis du rôle du dollar et de sa domination du système financier international. C’est d’abord une réduction du coût des emprunts aux États-Unis (50 à 60 points de base) pour les ménages, les entreprises et les autorités fédérales, étatiques et locales. Cette domination augmente la valeur du dollar, ce qui profite au gouvernement, aux consommateurs et entreprises états-uniens en réduisant le prix des biens importés générant ainsi des économies estimées entre 25 et 45 milliards de dollars par an. Les réserves en dollars à l’étranger constituent ainsi un prêt sans intérêt aux États-Unis, soit une économie de 10 à 20 milliards de dollars par an. Cela réduit les risques de change pour les entreprises états-uniennes. Ainsi la politique monétaire de l’Amérique du Nord a un fort impact sur la situation financière (dette et commerce) des autres pays et particulièrement des pays du Sud.

Mais ce n’est pas tout. La domination du système financier international par les États-Unis et l’importance du dollar ont des conséquences politiques considérables renforcées par les règles d’extraterritorialité. Ils ne se privent pas d’en abuser pour maintenir leur hégémonie. Des sanctions ont touché des pays représentant plus d’un tiers de la population mondiale représentant 29 % du PIB mondial. En 2000, seuls quatre pays étaient directement visés. En 2023, plus de 20 le sont.

Sans compter les menaces et pressions ou les sanctions secondaires s’appliquant à ceux qui outrepassent les boycotts décidés par l’impérialisme hégémonique états-unien.

Bien évidemment, lors de cette audition, la Chine a été ciblée pour oser vouloir utiliser le yuan dans ses échanges commerciaux et pour contracter des accords d’échanges de devises. D’autant que la Chine réduit ses actifs en dollars, notamment les bons du Trésor descendus à leur plus bas niveau depuis 2010 (réduction de 174 milliards de dollars en 2022), alors que son stock d’or croît régulièrement.

Mais les sanctions, décidées unilatéralement par les États-Unis, ne font que susciter la méfiance et l’opposition des nombreux pays, hors du bloc occidental, émergents ou en développement. Ils peuvent un jour ou l’autre en être victimes. Raison pour laquelle la majorité des pays ne boycottent pas la Russie.

Ainsi l’utilisation du dollar en tant qu’instrument de politique étrangère pour peser contre la souveraineté d’un pays ajoutée aux privilèges exorbitants du dollar conduit nombre de pays à accroître leurs échanges ou prêts en devises nationales. La dédollarisation et le développement d’un système de paiement international qui ne soient pas sous la coupe des États-Unis sont des recommandations importantes du dernier sommet des Brics, un événement majeur de la situation internationale.

Mais, alors que les pays émergents et en développement représentent près de 85 % de la population mondiale, on peut s’étonner que ces questions soient si peu prises en compte dans les programmes politiques des partis de gauche des pays avancés et notamment en France.


 

   publié le 18 juillet 2023

Le grand retour de
« classe contre classe » ?

Roger Martelli sur www.regards.fr

Jean-Luc Mélenchon ne serait plus admis en République tandis que Marine Le Pen y serait intronisée en grande pompe ? Inacceptable et incroyablement dangereux, dénonce Roger Martelli. Mais l’absurdité du concert qui écarte La France insoumise du prétendu « arc républicain » ne peut pas être la justification du repli sur soi, fût-ce au nom de l’unité populaire.

Jean-Luc Mélenchon vient de publier un billet de blog cinglant, dans lequel il dénonce les manœuvres autour de « l’arc républicain ». Il a mille fois raison de critiquer l’usage de cette notion, qui légitime la banalisation du Rassemblement national, efface la droitisation accélérée des Républicains et fait de l’ordre autoritaire choisi par le pouvoir une base d’unité nationale possible. On peut et on doit s’élever avec lui contre l’amalgame inacceptable qui est fait entre les « extrêmes », ce qui permet de porter les coups contre La France insoumise et de rester discret sur le Rassemblement national, que l’on range de moins en moins du côté de l’extrême droite !

Mais Jean-Luc Mélenchon a tort, au nom de cette exclusion intolérable, de retourner l’opprobre pour englober, dans la dénonciation de l’arc républicain, tout ce qui n’est pas La France insoumise, gauche et droite rassemblées. En fait, il saisit l’occasion pour reprendre la théorie, qualifiée par Chantal Mouffe de « populisme de gauche », qui explique que la scène politique ne relève plus du conflit de la droite et de la gauche, qu’elle se réduit au face-à-face du « eux » et du « nous », du « peuple » et de la « caste ». La France, nous dit-il, est d’ores et déjà du côté des pays qui ont fait le choix de l’extrême droite : la Hongrie, la Pologne, l’Italie. La caste, « gôche » incluse, est rassemblée dans la détestation de LFI ? Le peuple n’a donc plus d’autre pôle de rassemblement que La France insoumise…

Dans les années 1930, le mouvement communiste a été tenté par ce repli qui, au nom de la « fascisation » de la démocratie, en déduisait que la vie politique se réduisait au dilemme « communisme ou fascisme » et que tout ce qui n’était pas le communisme, à droite comme à gauche, n’était que l’expression d’un bloc bourgeois aux abois (les socialistes eux-mêmes étaient alors traités de « social-fascistes »). Heureusement, cette phase d’isolement a été abandonnée en 1934 et le PCF a eu l’intelligence de passer de la ligne désastreuse du « classe contre classe » à celle du « front populaire ».

Rassembler le peuple, rassembler la gauche, promouvoir une gauche bien à gauche ; opposer aux projets de la droite et de l’extrême droite un projet de gauche (pas seulement un programme) et rassembler autour de lui, sans esprit d’exclusion : telles sont les seules manières d’éviter le pire. Toute autre voie peut donner l’impression de la clarté et d’une radicalité salutaire : elle risque de n’être en fait que la légitimation d’un isolement politique redoutable. C’est un trop beau cadeau à Marine Le Pen et à celles et ceux qui ont l’oeil fixé sur elle.

Le texte qui suit est extrait d’un livre à paraître à la fin de l’été. Il évoque les années de la désastreuse stratégie communiste de « classe contre classe », qui faillit coûter cher au communisme et à la démocratie. L’Histoire ne repasse jamais les plats. Mais, si elle ne donne pas de leçons, elle oblige à réfléchir. Peut-être à éviter de refaire inlassablement les mêmes erreurs…

Au temps de « classe contre classe » (début des années 1930)

Au début des années 1930, le jeune PCF est dans une situation à double face. Il s’est installé dans le paysage politique, a un réel dynamisme militant, agit sur le plan syndical avec la CGT dite « unitaire », installe les bases d’un communisme municipal et s’engage avec courage dans le combat pacifiste et anticolonialiste, au moment de l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises ou lors de la guerre du Rif, qui voit le chef rebelle marocain Abd el-Krim se dresser contre les occupants français et espagnols.

Toutefois, alors qu’une majorité des socialistes français s’est prononcée pour une adhésion à l’Internationale communiste, créée en 1919 à Moscou, les électeurs ont par la suite donné largement l’avantage aux socialistes maintenus, qui recueillent deux fois plus de suffrages que les frères ennemis communistes. Le PCF est un parti de militants ouvriers combatifs et enracinés dans les périphéries banlieusardes, mais c’est un parti isolé, bientôt soumis à une violente répression policière. « Le communisme, voilà l’ennemi », déclare en avril 1927 le ministre de l’Intérieur radical-socialiste Albert Sarraut.

Il faut convenir que les communistes lui rendent volontiers la politesse. Ils le font d’autant plus que l’Internationale communiste, désormais dominée par Staline, les pousse dans cette direction. Voilà quelques années que l’on ne rêve plus à Moscou de la révolution mondiale attendue après 1917. La Russie soviétique ne croit plus à la grande marée révolutionnaire planétaire et se replie sur elle-même, en attendant des jours meilleurs. Faute de « révolution permanente », on se contentera provisoirement du « socialisme dans un seul pays ».

Autour de 1927-1928, une nouvelle ligne politique s’esquisse à l’intérieur de l’Internationale communiste, qui s’est créée à Moscou en 1919 et qui est désormais entièrement contrôlée par Staline. Le monde capitaliste, expliquent les dirigeants russes, est entré dans une « troisième période » : après la vague révolutionnaire qui suit 1917 et la stabilisation de 1924-1927, est venu le temps des crises, de la « fascisation » du régime et des nouvelles perspectives révolutionnaires. Mais cela implique que les communistes renoncent aux compromis, au légalisme et au parlementarisme : l’heure est aux affrontements directs et décisifs, « classe contre classe ».

Dans ce contexte tendu, où la peur de la guerre prend un tour paroxystique, la question des alliances n’est plus d’actualité. Désormais, ce sont des blocs qui sont face à face : d’un côté la bourgeoisie et son impérialisme, de l’autre le prolétariat adossé à sa « patrie soviétique ». Il n’y a plus de demi-mesure face à un bloc bourgeois où l’on ne distingue plus d’aile droite et d’aile gauche, où le fascisme et le socialisme sont à ce point rapprochés que l’on vilipendera désormais les « social-fascistes » de l’Internationale socialiste. À la limite, ce sont les socialistes qui sont tenus alors pour les plus dangereux, car ils empêchent les ouvriers radicalisés de rejoindre les rangs communistes…

Bon gré mal gré, le PC français s’engage à fond dans cette ligne, qui débouche sur une répression étatique sans précédent. Sous l’impulsion erratique de Moscou, la direction communiste française est resserrée et épurée. Sur le terrain, la grève politique de masse et l’occupation violente de la rue (« pour un œil les deux yeux, pour une dent toute la gueule ») sont les formes préconisées de la mobilisation militante. « Dans la situation actuelle du mouvement ouvrier, du développement fasciste du gouvernement et des organisations réformistes, du passage à la dictature fasciste ouverte, nous devons poser les solutions prolétariennes, donner au mouvement de masse antifasciste un caractère de classe, et la seule façon de le faire, c’est de propager déjà dans la masse les idées essentielles de la démocratie prolétarienne » (Raymond Barbé, devant le Bureau politique, 13 février 1930).

La nouvelle ligne s’avère décevante. À l’échelle européenne, la réaction prend un peu partout de l’ampleur, des régimes autoritaires s’installent à l’Est, le nazisme l’emporte en Allemagne, le mouvement ouvrier est écrasé en Autriche. En France, la gauche remporte certes largement les élections législatives de 1932. Mais elle est divisée, les radicaux hésitent entre la fidélité au Cartel des gauches et les alliances avec la droite, tandis que les socialistes sont désarçonnés par l’ampleur de la crise économique et politique. Quant au PCF, qui avait bien passé le cap du premier tour des législatives de 1928 (11,3 % des suffrages exprimés), il est à peine au-dessus des 8 % en 1932 (10 députés contre 26 en 1924). Ses tentatives de mobilisations échouent toutes, les unes après les autres, et les échecs accentuent son isolement. Cerise sur le gâteau, le 6 février 1934, la république est à nouveau directement menacée par la pression d’une extrême droite qui puise ses ressources dans la tradition des « ligues » du XIXème siècle, mais qui évoque furieusement les exemples inquiétants et voisins de l’Italie et de l’Allemagne.

Officiellement, l’Internationale communiste ne démord pas de sa ligne « classe contre classe ». Mais Moscou s’inquiète des évolutions européennes. À la tête de l’Internationale, sous l’impulsion du Bulgare Georges Dimitrov, une partie de la direction émet des doutes sur la viabilité de la stratégie en place. À Paris, mal à l’aise avec une ligne de fermeture qu’il accepte, mais qui ne correspond pas à la culture un peu plus ouverte du « front unique », Maurice Thorez suit avec attention ce qui est en train de frémir à Moscou. Au printemps, il se saisit des premiers signaux venus du centre international. En juin, le PC signe un Pacte d’unité d’action avec les « sociaux-fascistes » d’hier. À l’automne, un pas supplémentaire est fait en direction des radicaux. Le « Front populaire » est désormais en marche et devient une ligne officielle en 1935, pour tout le mouvement communiste. Au début des années 1930, le modèle de référence de l’Internationale était le Parti communiste allemand, dont la rudesse toute prolétarienne était volontiers opposée à l’opportunisme latent des Français ; en 1935, c’est le PCF qui fait figure de modèle de substitution.

On sait les effets de ce tournant imprévu. Au début de 1936, le programme du Rassemblement populaire est signé par une centaine d’organisations politiques, sociales ou culturelles. En 1936, l’alliance de gauche remporte les élections législatives. Le PCF, qui a consolidé spectaculairement son communisme municipal en 1935, dépasse les 15 % et multiplie par sept son nombre de députés aux législatives de 1936. La gauche a retrouvé ses couleurs, le rouge a rejoint le tricolore, le Front populaire l’emporte, le socialiste Léon Blum devient chef du gouvernement, les urnes et la grève imposent les grandes mesures sociales, la figure ouvrière est alors au centre du paysage social français. Entre 1934 et 1936, la division des gauches laisse la place à leur rassemblement, sous les auspices de l’antifascisme, mais autour d’un mot d’ordre qui suggère une ambition bien plus large : « Le pain, la paix, la liberté ».


 

   publié le 17 juillet 2023

Moins on mange, plus ils encaissent : l’inflation gave les bourgeois

par Guillaume Étievant sur https://www.frustrationmagazine.fr/

C’est à n’y rien comprendre. C’est la crise, l’inflation reste très élevée, l’économie n’est ni remise du Covid ni de la guerre en Ukraine qui se poursuit. Et pourtant, les profits atteignent des records, les dividendes sont plus hauts que le ciel, et les milliardaires n’ont jamais accumulé autant de milliards. Si on n’y regarde pas de plus près, on pourrait considérer comme paradoxale une situation qui est parfaitement logique. Pour accumuler les milliards, il faut accumuler les dividendes. Pour accumuler les dividendes, il faut accumuler les profits. Pour accumuler les profits, il faut appauvrir la population en augmentant les prix et en baissant les salaires réels. Ça vous parait simpliste ? Alors, regardons de plus près les chiffres.

Selon l’INSEE, au premier trimestre de cette année, l’excédent brut d’exploitation (EBE) des entreprises de l’industrie agro-alimentaire (c’est-à-dire le niveau de profit que leur activité génère) a progressé de 18%, pour ainsi s’établir à 7 milliards d’euros. Les industriels se font donc de plus en plus d’argent sur le dos de leurs salariés et, plus globalement, sur celui des Français qui galèrent pour se nourrir correctement : les ventes en volume dans la grande distribution alimentaire ont baissé de 9% au premier trimestre 2023 par rapport à la même période l’année précédente. La consommation en France est ainsi tombée en-dessous du niveau de 2019, alors que la population a grossi depuis de 0,3%. Selon François Geerolf, économiste à l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques), cette baisse de la consommation alimentaire n’a aucun précédent dans les données compilées par l’Insee depuis 1980. Dans le détail, sur un an, on constate des baisses de volumes vendus de -6% l’épicerie, -3% sur la crèmerie, -1,6% pour les liquides, etc. Cela a des conséquences concrètes et inquiétantes : en avril dernier, l’IFOP montrait que presque la moitié des personnes gagnants autour du SMIC se privait d’un repas par jour en raison de l’inflation.

Une baisse de la consommation pilotée par les industriels

Comment les entreprises peuvent-elles se faire autant d’argent, alors que nous achetons de moins en moins leurs produits ? Tout simplement, car cette baisse de la consommation est pilotée par les industriels. Ils choisissent d’augmenter massivement leurs prix, en sachant que la majorité des gens accepteront malgré eux cette hausse, car ils considéreront qu’elle est mécaniquement liée à l’inflation ou tout simplement, car ces industriels sont en situation de quasi-monopole et imposent donc les prix qu’ils veulent (ce qu’on appelle le pricing power dans le jargon financier).  Ils savent très bien que beaucoup de personnes n’auront par contre plus les moyens d’acheter ce qui leur est nécessaire, et donc que les volumes globaux qu’ils vont vendre seront plus bas, mais cette baisse de volume sera très largement compensée par la hausse des prix. 

Cette baisse de la consommation est pilotée par les industriels. Ils choisissent d’augmenter massivement leurs prix, en sachant que la majorité des gens accepteront malgré eux cette hausse, car ils considéreront qu’elle est mécaniquement liée à l’inflation ou tout simplement, car ces industriels sont en situation de quasi-monopole et imposent donc les prix qu’ils veulent

Sur le premier trimestre 2023, en Europe, Unilever et Nestlé ont ainsi augmenté leurs prix de 10,7%, Bonduelle de 12,7% et Danone de 10,3 %, alors que l’inflation tout secteur confondu passait sous la barre des 7%.  La quasi-totalité d’entre eux voient leurs volumes vendus chuter dans la même période. Les plus pauvres, pour lesquels la part de l’alimentaire dans la consommation est mécaniquement la plus élevée, ne peuvent plus se nourrir comme ils le souhaiteraient : la viande et les céréales sont particulièrement touchés par la baisse des volumes vendus. Certains foyers sautent même une partie des repas. Les vols se multiplient, portés par le désespoir et les grandes enseignes poussent le cynisme jusqu’à placer des antivols sur la viande et le poisson.

Les hausse des profits expliquent 70% de la hausse des prix de l’alimentaire

Comme nous avons déjà eu l’occasion de l’écrire, les hausses de profit des multinationales sont déterminantes dans l’inflation que nous traversons. Même le FMI le dit : selon une étude publiée le mois dernier, au niveau mondial depuis 2022, la hausse des profits est responsable de 45 % de l’inflation. Le reste de l’inflation vient principalement des coûts de l’énergie et des matières premières. Plus spécifiquement sur les produits alimentaires en France, d’après les calculs de l’institut La Boétie,  « la hausse des prix de production alimentaire par rapport à fin 2022 s’explique à plus de 70 % par celle des profits bruts ». Et cela ne va faire qu’empirer : en ce début d’année, les prix des matières premières chutent fortement, mais les prix pratiqués par les multinationales poursuivent leur progression, l’appétit des actionnaires étant sans limites. L’autorité de la concurrence s’en inquiète : « Nous avons un certain nombre d’indices très clairs et même plus que des indices, des faits, qui montrent que la persistance de l’inflation est en partie due aux profits excessifs des entreprises qui profitent de la situation actuelle pour maintenir des prix élevés. Et ça, même la Banque centrale européenne le dit.», affirme Benoît Cœuré, président de l’Autorité de la concurrence, au Parisien.

Même le FMI le dit : selon une étude publiée le mois dernier, au niveau mondial depuis 2022, la hausse des profits est responsable de 45 % de l’inflation.

La stratégie des multinationales est bien rodée : augmenter massivement les prix, mais aussi bloquer les salaires, ainsi non seulement leur chiffre d’affaires progresse fortement, mais ils génèrent de plus en plus de profits grâce à la compression de la masse salariale. Les calculs sur longue période de l’Institut La Boétie donnent le vertige : « entre 2010 et 2023, le salaire brut horaire réel (c’est-à-dire corrigé de l’inflation) a baissé de 3,7 %, tandis que les profits bruts réels, eux, ont augmenté de 45,6 % ». Augmenter massivement les prix tout en maintenant les salaires au ras du sol permet d’augmenter le vol légal que les actionnaires commettent sur les salariés : ce qu’ils produisent est vendu de plus en plus cher, et les patrons ne les payent par contre pas davantage.

La Belgique a le plus bas taux d’inflation alors que les salaires y sont indexés

L’une des solutions à cela est bien connue, et était en vigueur en France jusqu’en 1983 : indexer les salaires sur les prix. Aujourd’hui seul le SMIC est indexé sur l’inflation et la diffusion des hausses du SMIC sur les salaires plus élevés est quasi inexistante.  Les bourgeois s’opposent à cette mesure en affirmant que cela risque de favoriser encore davantage l’inflation. Les statistiques prouvent pourtant le contraire : la Belgique est le pays affichant le plus bas taux d’inflation en avril 2023 (moins de 5% tandis qu’elle atteint 6,6% en France) alors que là-bas les salaires s’alignent automatiquement sur les prix.  Il est urgent de mettre en œuvre ce genre de solutions en France. En effet, la situation devient de plus en plus intenable : la chute des conditions de vies de la majorité de la population s’accélère, tandis que les bourgeois accumulent de plus en plus de richesses.

Cela dépasse l’entendement : selon le magazine Challenges, le patrimoine professionnel des 500 plus grandes fortunes de France a progressé de 17 % en un an pour s’établir à 1 170 milliards d’euros cette année ! En 2009, c’était 194 milliards d’euros… Les 500 plus riches détiennent donc en patrimoine professionnel l’équivalent de presque la moitié de la richesse créée en France par an, mesurée par le PIB. Et on ne parle ici que de la valeur des actions qu’ils détiennent, il faudrait ajouter à cela leurs placements financiers hors du marché d’actions, leurs placements immobiliers, leurs voitures, leurs œuvres d’art, etc.

La France au top dans le classement des gros bourges

La fortune de Bernard Arnault, l’homme le plus riche du monde, est désormais équivalente à celle cumulée de près de 20 millions de Français et Françaises d’après l’ONG Oxfam. Sa fortune a augmenté de 40 milliards d’euros sur un an pour s’établir à 203 milliards d’euros. Ce type a passé sa vie à exploiter des gens, ça paye bien (à peine sorti de polytechnique, Bernard Jean Étienne avait pris la direction de l’entreprise de son papa). Au classement des plus grands bourges du monde, la France est donc toujours au top, puisque non seulement on a l’homme le plus riche, mais aussi la femme, en la personne de Françoise Bettencourt Meyers (patronne de L’Oréal, 77 milliards d’euros de patrimoine professionnel). Mais il n’y a pas que le luxe de représenté dans ce classement, la grande distribution est en bonne place avec ce cher Gérard Mulliez (propriotaire des Auchans notamment) qui détient 20 milliards d’euros de patrimoine ou Emmanuel Besnier, propriétaire de Lactalis, le 1er groupe mondial de produits laitiers, qui émarge à 13,5 milliards.

La grande distribution est en bonne place dans le classement des 500 familles les plus riches de France, avec ce cher Gérard Mulliez (propriétaire des Auchans notamment) qui détient 20 milliards d’euros de patrimoine ou Emmanuel Besnier, propriétaire de Lactalis, le 1er groupe mondial de produits laitiers, qui émarge à 13,5 milliards.

Les chiffres sont vertigineux, mais il ne faut pas se limiter à une posture morale se choquant de ces inégalités sociales et appelant, au mieux, à davantage les taxer. Ces fortunes ont été bâties, et progressent de plus en plus rapidement, grâce à l’exploitation du travail. L’augmentation de valeur de leurs entreprises est due au travail des salariés, seul créateur de valeur. Tout ce qu’ils détiennent est ainsi volé légalement aux salariés. Ils doivent donc être pris pour cible des mobilisations sociales futures, non pas principalement parce qu’ils sont riches, mais parce qu’ils sont les plus gros voleurs du monde : ils s’emparent de tout ce qui nous appartient, notre travail, notre vie, notre monde. Il est temps de récupérer ce qui nous est dû.

   oublié le 16 juillet 2023

Est-ce le point de bascule ?

Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

La question se pose sérieusement. La France, sous pression d’un remodelage constant selon les canons du capitalisme mondialisé et financier, n’est-elle pas en train d’atteindre un point de bascule ? Ce moment où le puissant rejet des politiques ultralibérales conduit le pouvoir à glisser vers un autoritarisme renforcé ?

L’auto-qualification du vocable « d’extrême centre » s’agissant de la nature du macronisme ne signifie en rien que ce pouvoir se place en position « centrale » sur l’échiquier politique, pas plus qu’il ne recherche en permanence un compromis entre le capital et le travail. Il n’est donc pas non plus, comme on le disait jadis, de « centre droit » ou de « centre gauche ». Non !

Face aux exigences populaires, les classes dirigeantes utilisent l’État comme le garant de leurs intérêts particuliers

Nous n’en sommes plus là. « L’extrême centre » a une histoire et caractérise, pour l’historien Pierre Serna(1), les modes de gouvernement, en France, des régimes de l’Empire et du Directoire. C’est, pour être précis, « l’intolérance à tout ce qui ne cadre pas avec un juste milieu arbitrairement proclamé * ». Selon une des figures de la gauche intellectuelle britannique, Tariq Ali2, l’extrême centre est cette alliance où «  centre-gauche et centre-droit s’entendent à préserver le statu quo ; une dictature du capital qui réduit les partis politiques au statut de morts-vivants ». Derrière des discours souvent mielleux, la politique de « l’extrême centre » vise, d’un « coûte que coûte », à pousser les feux n libéralisme économique sans limites, sous la conduite d’un exécutif à tendance autoritaire.

Face aux exigences populaires, les classes dirigeantes utilisent l’État comme le garant de leurs intérêts particuliers en se dotant, « en même temps », d’un système médiatique capable de mener une guerre idéologique de haute intensité.

Le Parlement est bafoué, les corps intermédiaires sont mis de côté. Et, le président de la République est « ministre de tout ». On s’est même demandé ces derniers jours, s’il n’était pas aussi maire de Marseille.

Le débat politique, entre plusieurs options, est réduit au maximum, au profit de choix présentés comme techniques, visant à faire croire qu’il n’y aurait qu’une politique possible, dans le cadre d’un a-républicanisme où la citoyenneté est niée.

Les travailleurs et les jeunes devraient donc se soumettre inéluctablement aux fourches caudines du capital qui s’accapare toujours plus les richesses produites – au nom de « l’efficacité » ou de l’illusion d’un mieux-être, voire de la « justice ». Ainsi, le pouvoir justifiait-il dernièrement sa contre-réforme des retraites en arguant d’une fausse impasse : « Si on ne travaille pas plus longtemps, les pensions diminueront… » Jamais, il n’a abordé la possibilité d’une contribution des revenus financiers du capital.

Le président et son gouvernement procèdent de la même façon avec l’obligation de vendre gratuitement sa force de travail pour bénéficier désormais du revenu de solidarité active (RSA). Jamais n’est abordé le droit au travail et à la formation pour toutes et tous, assorti d’une rémunération correcte tout au long de la vie. L’enjeu pour les mandataires du capital est de diviser les travailleurs entre eux, entre celles et ceux qui sont au travail et celles et ceux qui en sont exclus, entre travailleurs français et travailleurs d’origine immigrée…

La République est détournée, triturée, manipulée

L’aiguisement des contradictions entre le capital et le travail, entre les intérêts d’une petite caste et l’intérêt général, empêche les « cent jours d’apaisement » de M. Macron, et fait voler en éclats une prétendue « réconciliation nationale », même mâtinée de sauce républicaine.

La République est détournée, triturée, manipulée pour faire accepter la rapacité du capitalisme mondialisé. La tempête que récolte le pouvoir en retour n’a d’égale que la violence qu’il a déployée pour imposer les modifications du Code du travail, la contre-réforme de l’assurance chômage et du RSA, et la loi des 64 ans dont il n’a pu cacher qu’elle a pour unique objectif que de répondre aux demandes des institutions européennes et à la soif des marchés financiers.

En signifiant au peuple (qui, majoritairement, refusait cette inqualifiable régression sociale) qu’il avait de toute façon tort, et cela venant après le mouvement des Gilets jaunes, le pouvoir a acculé les citoyens contre un mur de béton armé. Contre ce mur naît la désespérance et prospèrent l’abstention et toutes les colères, parfois sans débouché politique.

Et la police, mue en seule « force de l’ordre », a été abondamment utilisée pour faire taire le mouvement social d’opposition à la contre-réforme des retraites. Comble de la surdité du pouvoir et du président, les autorités sont allées jusqu’à interdire l’utilisation de « dispositifs sonores portatifs » tels que des casseroles.

La gestion chaotique de la pandémie avait déjà mis au grand jour les dégâts colossaux d’une trentaine d’années d’austérité et l’ultralibéralisme européen, qui ont considérablement affaibli les services publics, tout en réhabilitant la figure centrale du travailleur sous-payé, exploité, méprisé qui fait fonctionner la société. Celui-ci vit souvent en banlieue ou repoussé à la périphérie des villes, voire en zone rurale où les services publics et l’industrie ont été affaiblis et maltraités. Ces travailleurs aux intérêts communs rejettent massivement le pouvoir. Il n’y a donc pas deux France des travailleurs. La ligne de démarcation reste bien entre les détenteurs du capital, d’une part, et celles et ceux, d’autre part, qui n’ont d’autre choix que de vendre à vil prix leur force de travail, pour valoriser ce capital.

Celles et ceux qui se sont levés dans les quartiers populaires ces derniers jours, soutenus par des millions d’autres, ne supportent plus leur situation de paupérisation permanente quand l’argent se concentre à un pôle de la société. Elles et ils ne supportent plus les relégations, les discriminations, le racisme, les humiliations, le mépris. En répétant à dessein qu’il ne veut que le « retour à l’ordre », en utilisant à cette fin la police, le pouvoir leur signifie qu’elles et ils doivent accepter leur sort en silence, et dans le « calme ». Ce qu’ils ne feront pas !

Le nauséabond déchaînement politique réactionnaire du pouvoir, des droites extrémisées et de l’extrême droite qui se déploie depuis l’assassinat de Nahel par un policier et les émeutes urbaines qui s’en sont suivies, marque un nouveau point de bascule.

Cette bascule nous éclaire encore sur la nature du pouvoir et les métamorphoses de la droite de plus en plus extrémisée. Aucune offre de dialogue de la part du pouvoir, aucune remise en cause de la loi permettant aux policiers d’utiliser leur arme en cas de refus d’obtempérer, aucun projet nouveau pour les services publics et l’accès aux formations et au travail dans ces quartiers. Les seuls mots abondamment répétés ont été ceux de « retour à l’ordre ».

Alors que, en 2005, Jacques Chirac avait reconnu les jeunes participants aux émeutes comme les « enfants de la République », M. Retailleau déclare à présent : « On connaît les causes ! Bien sûr qu’il y a un lien avec l’immigration », précisant sa pensée écœurante : « Pour la deuxième et troisième génération, il y a comme une sorte de régression vers les origines ethniques. »

Sa collègue sénatrice, Mme Eustache-Brinio, va même jusqu’à remettre en cause la qualité de citoyen français aux jeunes poursuivis devant les tribunaux. «  Ils sont Français comment ? », a-t-elle demandé au ministre de l’Intérieur. Avant eux, Mme Pécresse, avec ce ton qui sied si bien à cette méprisante bourgeoisie des beaux quartiers, avait parlé de «  Français de papier ». Quant à l’ancien président du Medef, il n’a pas hésité à raconter de bon matin sur la radio publique que le « premier employeur en Seine-Saint-Denis » – ce département où se trouve l’un des plus grands aéroports mondiaux et où va se dérouler une multitude d’épreuves reines des jeux Olympiques – est le « trafic de drogue ». Ce paltoquet n’a-t-il jamais pensé une seconde que c’est là que se trouve la France de demain ? C’est aussi Roux de Bézieux qui avait expliqué, sur cette même antenne, que l’arrivée de l’extrême droite était un « mal nécessaire ». Et, mardi matin, interrogé sur la radio RTL sur la reprise par son parti des thèses de l’extrême droite, M Retailleau a eu cet incroyable cri : « je m’en fiche ». Bref, il assume !

On ne peut que constater que les missiles idéologiques du pouvoir, des droites et des extrêmes droites, se ressemblent et se rassemblent pour tenter de casser tout mouvement de débat ou de contestation de la politique au service du capital. Théories fumeuses autour de « l’islamo-gauchisme », de « l’ultra-gauche » de « l’éco-terrorisme ». Campagnes d’inquisition contre un prétendu « wokisme », appels au « retour de l’ordre », propagande autour des « flux migratoires » voire de prétendues « invasions ». Autant de thèmes fertiles au terreau de l’extrême droite. Cette guerre idéologique sous-tend des actes manifestes de « bascule ». La droite en duo avec « l’extrême centre macroniste » s’est déchaînée ces jours derniers, réclamant, pour sanctionner les parents – qui se lèvent tôt et rentrent tard – « coupables de ne pas tenir leurs enfants », ou tour à tour appeler à des punitions, des places de prison supplémentaires et – au-delà des décisions de justice, des peines de prison ferme et d’une justice expéditive, y compris pour les enfants mineurs – la suppression des allocations familiales. Par contre, aucune n’aide pour les ghettos de la misère !

Pour finir de se convaincre de l’accélération inquiétante des points de bascule en cours, il convient d’examiner une série de faits.

Quand l’ONU critique le non-respect des droits humains en Russie ou en Chine, elle est digne d’intérêt. Mais lorsqu’elle met en garde contre le « profilage racial dans les opérations de police, les contrôles d’identité discriminatoires » en France, la macronie et les droites la classe sans doute à l’ultragauche !

Le secrétaire général de l’Élysée est menacé par des révélations de l’association anticorruption Anticor… Eh bien, l’agrément de l’association d’intérêt public ne sera pas renouvelé.

Des millions de jeunes et une multitude d’associations et de personnalités sonnent le tocsin sur le réchauffement climatique, la perte de biodiversité, la nécessité d’une autre gestion de l’eau et se regroupent dans le collectif « Les Soulèvements de la Terre ». Qu’à cela ne tienne, après avoir été accusé « d’éco-terrorisme », il sera dissous.

La Ligue des droits de l’homme pose des questions sur l’utilisation de la police ! Elle est menacée de perdre des aides publiques.

Des créateurs, des directeurs de théâtre osent, comme en Auvergne-Rhône-Alpes, émettre un avis sur la politique régionale… Ils sont mis au régime sec !

Au nom de « l’État fort » et d’une « économie saine », les conquis de la Libération, du Front populaire et même des acquis de la Révolution française sont détruits. Les corps intermédiaires sont « court-circuités ». Ce qui est dénommé, dans les palais de la République comme par D. Trump, sous l’expression « d’État profond », c’est-à-dire la haute fonction publique, est remplacé par des cabinets de conseils privés.

Maintes fois, le Conseil des ministres est évincé par un obscur « conseil de défense », comme si le pays était en guerre permanente.

C’est le même « monarque » qui a rejeté d’un revers de main le plan Borloo pour les banlieues et quartiers populaires, et qui a osé prononcer sans ciller cette incroyable question : « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? »

Très symptomatique et inquiétant est le tract de deux syndicats de police flirtant avec les idées d’extrême droite, désignant les populations des quartiers populaires de « nuisibles », les ravalant au rang d’animaux contre lesquels ces organisations se considèrent « en guerre ». Quelle funeste mutation des « gardiens de la paix ». Et, le pouvoir ne trouve rien à redire, ou si peu. La question se pose réellement de savoir si le pouvoir politique contrôle la police ou s’il en a peur. Préoccupant, non ?

Samedi dernier, une manifestation d’extrême droite a été encadrée par la police alors que celle réclamant justice pour Adama Traoré était interdite.

Ajoutons que la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement s’alarme de la hausse des requêtes des services secrets en matière de surveillance du militantisme politique et social.

En toute impunité, M. Bolloré, devenu le grand argentier de la contre-révolution conservatrice, nomme un rédacteur en chef d’extrême droite à la tête du grand journal dominical, le JDD. Comble de l’ironie, cet inquiétant personnage a été congédié d’un journal d’extrême droite où on l’a jugé trop d’extrême droite.

Et, l’ancien président de l’Assemblée nationale, M. Ferrand, a été chargé, il y a quelques semaines, de lancer un ballon d’essai, lors d’un entretien dans le Journal du dimanche, justement, sur la possibilité d’une modification de la Constitution permettant au président de la République de concourir pour un troisième mandat. Où sommes-nous donc ?

Pour une « République poussée jusqu’au bout »

Dans une telle situation, rien ne doit être fait qui divise la gauche et les forces de progrès. En aucun cas, il ne faut satisfaire le souhait du pouvoir et des puissances d’argent. Face à un tel déferlement, porteur du pire en son sein, la campagne visant à placer Jean-Luc Mélenchon hors du champ républicain est indigne, et constitue une opération de blanchiment du pouvoir qui bascule précisément vers un a-républicanisme au service des intérêts du capital. Les communistes connaissent la chanson. Du temps de Maurice Thorez et de Georges Marchais, toutes les nuances de la bourgeoisie criaient déjà à l’unisson, « communiste, pas français » !

Au contraire des divisions, un large front citoyen et progressiste devrait se construire pour pousser en avant la République laïque, sociale, démocratique, écologique, antiraciste, féministe, agissant sans relâche pour la paix et l’amitié entre les peuples. Pour cette « République poussée jusqu’au bout », les forces de transformation sociale, politiques et syndicales, ont le devoir d’empêcher ce « point de bascule » vers un pouvoir autoritaire qui, au nom du combat contre les idées d’extrême droite, les reprendrait à son compte. C’est un autre « basculement » en cherchant ensemble, dans l’unité populaire et citoyenne les chemins d’un projet progressiste post-capitaliste.

[1]    Pierre Serna, L’Extrême centre ou le poison français, 1789-2019, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019. Lire : Humanite.fr/culture-et-savoirs/le-macronisme-est-il-un-extreme-centre-comme-les-autres-673080 * Alain Deneault et Clément de Gaulejac, Politiques de l’extrême centre, Montréal (Qc), Lux Éditions, 2016. 2 Tariq Ali, The Extreme Centre : A Warning, New York, Verso, 2015.

 

   publié le 15 juillet 2023

« Il faut une production publique de certains médicaments essentiels »

Zoé Cottin  sur www.politis.fr

Après cinq mois de travail, une commission d’enquête sénatoriale a remis son rapport sur les pénuries de médicaments en France. Pour sa rapporteuse, la sénatrice communiste Laurence Cohen, la volonté politique pointe aux abonnés absents sur le contrôle de l’approvisionnement des médicaments.

Plus de 3 700 ruptures et risques de ruptures sur des médicaments en France en 2022, contre 700 en 2018. Amoxicilline, doliprane, pilule abortive ou encore curare, les pénuries ou tensions sur les stocks de médicaments s’enchaînent. Après des mois d’auditions, du ministre de la Santé aux patrons d’entreprises pharmaceutiques, une commission d’enquête sénatoriale dresse, dans un rapport, un bilan alarmant sur la politique du médicament menée en France. Pour la rapporteuse communiste, Laurence Cohen, la réforme de cette dernière doit obligatoirement passer par des relocalisations.

Ce qui frappe dans les conclusions de ce rapport, c’est d’abord à quel point les tensions sur l’approvisionnement des médicaments en France résultent de la recherche de profit des laboratoires ?

Laurence Cohen : En effet, depuis une trentaine d’années, les laboratoires ont délocalisé les entreprises et ont choisi des pays avec des exigences environnementales et sociales moins importantes. Il y a maintenant 80 % des principes actifs qui se retrouvent en Inde ou en Chine, ce qui nous rend très dépendants. De plus, ils focalisent leur fabrication sur un minimum d’usines, ce qui veut dire qu’à la moindre tension sur la chaîne, il n’y a rien pour assurer la continuité de la production et que cela peut entraîner des pénuries.

70 % des pénuries concernent des médicaments dits anciens donc peu chers, moins rentables pour les entreprises.

Ces pénuries sont aussi accrues du fait de la suppression de vieux médicaments, là encore dans une logique de bénéfices.

Laurence Cohen : Au cours de notre enquête, on s’est effectivement aperçu que 70 % des pénuries concernent des médicaments dits anciens donc peu chers, soit moins rentables pour les entreprises, là où les médicaments innovants ne vivent pas les mêmes situations de rupture ou de pénurie. Cela veut dire qu’il y a une polarisation ou une préférence des médicaments innovants, aussi plus profitables aux industriels. On nous a d’ailleurs affirmé, lors des auditions, que les entreprises pharmaceutiques françaises envisageaient d’abandonner la production de près de 700 préparations pharmaceutiques, dont des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur. C’est une politique du médicament pleinement inscrite dans une logique de marché et même si on parle d’entreprises pharmaceutiques privées et qu’il est normal qu’elles tirent des bénéfices, ça nous questionne quand même sur ce qu’est le médicament. Est-ce une marchandise ou un bien commun de l’humanité ? Pour moi la réponse est évidente, c’est un bien commun de l’humanité à sécuriser.

Sur le même sujet : Pénurie de pilules abortives : menace sur l’IVG

Car la logique de marché prend le pas sur le bien-être des patients ?

Laurence Cohen : Il est difficile de dire le contraire. On arrive à des prix de médicaments innovants qui sont pharaoniques. Et puis à partir du moment où on a des ruptures de médicaments, certains patients ne vont pas pouvoir trouver leur traitement, ce qui va nécessairement influencer leurs conditions de soins. C’est la santé des malades qui est menacée et la responsabilité des industriels pharmaceutiques n’y est pas pour rien.

Et pour la limiter, les moyens d’action des pouvoirs publics sont inopérants

Laurence Cohen : Tout à fait. Depuis 2010, il y a eu des mesures mises en place pour contrôler l’approvisionnement mais elles sont inefficaces. La première chose à faire c’est de pouvoir anticiper ce qui passe par des contrôles renforcés. Or, ces derniers sont pour l’instant insuffisants et les pénalités ne sont pas suffisamment nombreuses et dissuasives. L’agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) fait un travail formidable mais avec des moyens qui ne sont, selon nous, pas à la hauteur de l’enjeu. Quand elle demande aux entreprises leurs plans de gestion des pénuries, qui se présentent sous la forme de questionnaires, il ne faut pas s’arrêter au simple fait d’obtenir le plan mais bien se concentrer sur la qualité des réponses apportées par les industriels. Il faut véritablement se demander : quel produit risquera d’être en tension ?

Que faut-il faire pour mettre en œuvre une réelle politique du médicament en France ?

Laurence Cohen : Ce qu’il faut en priorité, c’est remettre en cause le modèle économique du médicament et faire en sorte qu’il y ait une maîtrise de la part des pouvoirs publics de cette politique du médicament, en se dotant d’outils pour retrouver une souveraineté sanitaire en France. Il faut d’abord relocaliser. Le gouvernement en parle mais il faut que les annonces soient suivies d’effets. Dans notre rapport, on met en évidence qu’il y a 106 projets financés par le plan de relance 2030 et que sur ces 106 projets, il y en a dix-huit qui concernent une réelle relocalisation et seulement cinq qui concernent un médicament stratégique. On n’est pas sur une grande ambition.

Il faut qu’un secrétariat général du médicament soit créé.

Il faut donc relocaliser, en coordination avec l’Europe. Puis, il faut que les laboratoires s’engagent à produire et à faire en sorte que leur production soit réservée au marché français et que leurs prix soient fixés en fonction du service médical qu’ils rendent et de leur capacité à respecter des normes environnementales et sociales. L’industrie pharmaceutique bénéficie de nombreuses aides publiques et aussi d’incitations fiscales comme le crédit impôt recherche. Or, en allant sur place, à Bercy, on a vu que 710 millions de crédits impôts recherche ont été versés en 2021 pour l’industrie pharmaceutique sans qu’il n’y ait véritablement de contrepartie. Quand on donne à des entreprises des millions d’euros dans le cadre de la recherche, il faut un retour sur investissement, il faut demander des résultats à l’entreprise. On ne peut pas se contenter de donner le crédit impôt recherche et ne pas prendre en compte le résultat.

Quelles autres solutions permettraient de regagner en souveraineté ?

Laurence Cohen : Parmi les 36 recommandations formulées, on préconise de restaurer la capacité de production, la capacité de façonnage de la pharmacie centrale de l’AP-HP connue sous le nom d’AGEPS. Le but c’est de faire en sorte qu’en parallèle des industriels, sur un certain nombre de médicaments dits essentiels, une cinquantaine environ, il puisse y avoir une production publique qui ne nous rende pas dépendants de la production des laboratoires privés. C’est une véritable volonté politique, voilà pourquoi il faut également que quelqu’un pilote l’avion et que l’ensemble des décisions relève du politique et qu’un secrétariat général du médicament soit créé, sous l’égide du Premier ou de la Première ministre. Pour l’instant, le gouvernement a des leviers d’action sur les industries. Et en la matière, il ne se donne pas les moyens d’agir. Il commence à le faire, mais regardez combien il lui a fallu de temps pour dresser une liste de 454 médicaments d’intérêt thérapeutique majeur, qui, en plus, n’a pas été établie de concert avec les sociétés savantes. Il reste beaucoup à faire. C’est une question de volonté politique.

Le rapport de la commission est à retrouver ici.

   publié le 14 juillet 2023

Nahel : après les révoltes
quelles réponses politiques ?

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

Quelles réponses politiques apporter aux révoltes qui ont fait suite à la mort de Nahel ? Gouvernement, droite, gauche, tout le monde a son avis. Du côté du mouvement social, on tente aussi d’apporter un soutien et des réponses aux quartiers populaires. Mais les points de rencontre et les surfaces de contact font encore défaut.

 La séquence peut-elle se clore ainsi ? Après la mort du jeune Nahel, 17 ans, tué le 27 juin par un policier à Nanterre. Après 7 nuits de révoltes* consécutives dans plus de 553 communes françaises, les réponses politiques à apporter divergent.

Côté pouvoir, on plaque rapidement sur le réel les solutions qui arrangent. « D’évidence, nous avons un problème d’autorité qui commence par la famille » a déclaré Emmanuel Macron lors d’un déplacement le 6 juillet à Pau. Le président ne devrait toutefois pas annoncer de nouvelles mesures avant la rentrée de septembre. Contrairement à ce qui était attendu, il ne s’exprimera pas ce 14 juillet, journée de fête nationale connue pour être propice aux affrontements urbains. Alors que 130 000 policiers et gendarmes seront mobilisés ce jour-là et que les bus et les tramways s’arrêteront à 22h dans plusieurs grandes agglomérations, l’heure de se fendre d’un discours rassurant n’est pas venue.

La droite, extrême ou même pas, n’a quant à elle pas attendu longtemps pour cibler l’immigration comme la première cause des révoltes. Les pires sorties racistes ont été de mise dont celle, particulièrement outrancière, du patron des Républicains au Sénat, Bruno Retailleau. Des tentatives de constitution de milice ont également eu lieu dans plusieurs villes. À Gauche, La France Insoumise propose une réforme de la police et un plan d’investissement dans les banlieues.

 Racisme systémique dans la police

Côté mouvement social, on a aussi des idées. Lors d’une réunion réunissant le patronat, les syndicats et le gouvernement ce mercredi 12 juillet, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a demandé l’organisation d’un « grand débat citoyen sur le lien police/population », ainsi qu’« une vraie politique en direction de la jeunesse et des quartiers populaires, le renforcement des services publics, la lutte contre les inégalités sociales et la revalorisation du travail ».

Cette volonté dépasse la seule CGT. Dès la mort de Nahel, des organisations syndicales, politiques ou associatives classées à gauche ont souhaité souligner leur compréhension des problématiques qui ont donné lieu à ces révoltes. Sophie Binet a même pointé sur France 2 « un racisme systémique qu’il y a dans la société française et notamment dans la police », s’appuyant sur les propos du défenseur des droits. Une déclaration loin de faire l’unanimité au sein de l’intersyndicale qui s’est battue contre la réforme des retraites, Frédéric Souillot, secrétaire général de Force Ouvrière s’en est d’ailleurs dissocié rapidement.

Le point d’orgue de cette solidarité entre mouvement social et quartiers populaires demeure sans doute l’appel « Notre pays est en deuil et en colère », signée par 122 organisations dont les principaux partis politiques de gauche (PCF et PS exclus), la CGT, Solidaires, la FSU, Attac ainsi que de nombreuses associations et collectifs qui militent dans les quartiers populaires. Il a donné lieu à 42 manifestations (selon notre recensement) le 8 juillet partout en France et appelle à une nouvelle manifestation contre les violences policières ce samedi 15 juillet à 14h place de la République. Depuis, cette manifestation a elle aussi été interdite par Gérald Darmanin.

Un tournant

« C’est un tournant de voir des syndicats comme la CGT et Solidaires, ATTAC et des organisations politiques comme la France Insoumise ou même EELV participer à cette marche du 8 juillet. On peut se féliciter nous les militants de quartiers populaires et antiracistes qui ont fait un travail acharné pour que les forces de gauche prennent en considération la question du racisme systémique et des violences policières dans les quartiers », soutient Youcef Brakni, membre historique du collectif Justice et Vérité pour Adama, dans une interview donnée à Révolution Permanente.

Julien Talpin, sociologue spécialiste des quartiers populaires précise : « C’est vrai que depuis 2005, il y a eu un aggiornamento (ndlr : un mise à jour) de certains partis de gauche sur la question des quartiers populaires. Pour La France Insoumise, ce virage s’est opéré en 2019, avec la participation à la marche contre l’islamophobie. Mais aussi en 2020, lors des manifestations qui ont eu lieu à la mort de Georges Floyd ».

Interrogé dans un précédent article, Théo Roumier, enseignant et auteur de réflexions sur la question de l’antiracisme et du syndicalisme pour les cahiers de Solidaires, estime que le tournant date de 2015 pour ce qui est de son syndicat. « [C’était] l’époque de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité.(…). A ce moment-là, les mouvements contre les violences policières, contre l’islamophobie, ou ceux dits de “l’antiracisme politique“, ont poussé le syndicalisme à se poser des questions », racontait le syndicaliste.

 A la différence des partis politiques de gauche qui disposent d’élus, le mouvement social doit mobiliser massivement pour que ses propositions puissent être portées. Surtout, il ne peut pas se passer de la présence des premières et premiers concerné·es. Or le faible taux de participation des habitants des quartiers populaires aux manifestations du 8 juillet rappelle que ces derniers sont encore loin de se reconnaître dans les organisations signataires de l’appel « Notre pays est en deuil et en colère ».

Des manifs peu fournies

En effet, les manifestations du 8 juillet ont été relativement peu fournies. Quelques milliers de personnes place de la République à Paris, où la manifestation qui remplaçait celle interdite à Beaumont-sur-Oise a également été interdite, puis fortement réprimée. Entre 450 personnes et 1200 à Lyon, alors que la manifestation prenait sa source à Vénissieux, ville de banlieue qui compte de gros quartiers populaires. Quelques centaines, voire dizaines, dans des villes plus petites. Bien souvent la présence d’habitants des quartiers populaires était marginale. « C’est difficile d’expliquer pourquoi il y a eu peu de monde dans les manifestations du 8 juillet. Il y en a eu moins qu’en 2020 lors des manifs George Floyd. Ce qui est sûr c’est que la gauche est dans une incapacité de structurer la colère des quartiers populaires », explique Julien Talpin.

 Mais les manifestations du 8 juillet ne sont pas les seules à avoir eu lieue depuis la mort. D’autres se sont tenues, dont la plus massive : la marche blanche organisée à Nanterre en mémoire du jeune homme le 29 juillet (6200 personnes selon la préfecture). Parfois, elles ont eu lieu directement dans les quartiers populaires, comme au Mirail à Toulouse, mais aussi en centre-ville comme à Lyon, sur la place de l’Hôtel de ville, où à Marseille devant la préfecture. Souvent, elles ont abouti à des confrontations avec la police. De plus, il est probable que certaines de ces manifestations soient passées sous les radars de la presse (Rapports de force compris) faute de relais organisationnels et faute d’une assez bonne connaissance de ces quartiers par les journalistes. « Surtout il ne faut pas oublier que les réactions émeutières sont aussi des modes d’action », souligne Julien Talpin.

Autonomie des quartiers populaires ?

La difficile jonction entre le mouvement social et les quartiers populaires s’explique aussi par la faiblesse des organisations de ces quartiers. Cette dernière est étudiée de longue date par Julien Talpin :

« Les adolescents des quartiers populaires sont très éloignés des organisations qui militent pour eux. D’ailleurs, leurs militants reconnaissent eux-mêmes qu’ils ont été dépassés par les conséquences de la mort de Nahel. Certaines associations, lorsqu’elles ont un caractère hybride, à mi-chemin entre le politique et l’associatif, peuvent avoir une base sociale auprès de la jeunesse, en développant de l’aide aux devoirs ou d’autres activités, par exemple. Mais pour ce qui est des organisations plus strictement militantes, elles ont un ancrage plus limité.

Il y a des facteurs externes qui expliquent cela. En premier lieu : la répression. Le comité Adama en a encore donné un exemple ce 8 juillet avec la mise en garde à vue de Youssouf Traoré et les deux interdictions qui ont visé sa manifestation. Il y a aussi les logiques clientélistes mises en place par les pouvoirs locaux, le manque de locaux et de financements pour s’organiser ou encore la disqualification des militants, notamment en les assimilant tout de suite à des islamistes…tout autant de facteur qui démobilise les quartiers populaires.

Ensuite il y a aussi des facteurs internes. Les modes d’action que proposent ces associations ne collent pas forcément aux attentes des jeunes. Elles pensent que lutter contre le racisme c’est d’abord mener une bataille culturelle et cela passe souvent par des modes d’action intellectualisants : conférences, expositions, débats qui correspondent pas aux formes d’activismes souhaité par ces jeunes. Il y a aussi de la division. Des désaccords stratégiques sur la question du rapport à la gauche, au rapport à l’Etat et à ses financements… Enfin, les guerres d’égo sont souvent mises en avant par les militants que j’interroge. Comme dans toutes les organisations politiques, sans doute, mais dans les quartiers populaires c’est amplifié parce que les ressources disponibles sont maigres et que la précarité peu pousser à des conflits pour s’accaparer certaines d’entre elles. »

voie électorale a aussi été envisagée. Sans grand résultat pour l’heure. Le collectif On s’en mêle, constitué de militants des quartiers populaires, a appelé à soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon en 2022. Mais il s’est finalement avoué déçu de s’être retrouvé insuffisamment représenté lors des candidatures aux législatives, au profit d’autres candidats de la NUPES. « Après les accords nationaux de la NUPES, on sent bien que la représentativité n’y est pas », estime Abdelkader Lahmar, candidat NUPES dans la 7e circonscription du Rhône.

La lutte contre la répression

Quel sera l’avenir du cadre unitaire liant la gauche sociale et politique aux associations de militants des quartiers populaires ? « Il est probable que l’aggiornamento de la gauche sur la question des quartiers populaires rende plus facile la construction de leur autonomie politique », suggère Julien Talpin. Si personne n’a de boule de cristal, Youcef Brakni, lui, a une boussole.

« Je crois que ce qui se joue pour nous maintenant c’est la question de la répression, car l’État va mettre en place une répression inouïe, ils vont aller chercher des jeunes chez eux, faire des perquisitions… L’État va mettre des moyens considérables pour continuer la répression. Il faut donc que ces forces de gauche se mobilisent contre toutes les lois liberticides qui vont arriver. Car avec ces révoltes ces lois vont passer un cap, on parle déjà d’une attaque répressive sur les réseaux sociaux. L’enjeu aujourd’hui, c’est donc la constitution d’un front large contre la répression en cours et contre celle qui va se poursuivre, contre les militants antiracistes notamment. »

De fait, depuis le 27 juillet, 3915 arrestations (dont 1244 mineurs) ont eu lieu en marge des scènes de révolte et 374 comparutions immédiates. Comme nous le rapportions lors d’un reportage au tribunal, les peines prononcées à l’égard des personnes arrêtées sont souvent lourdes. Et la répression ne s’est pas abattue qu’au tribunal mais aussi sur les corps, parfois de manière mortelle. Ainsi, Mohammed, 27 ans, livreur Uber Eats à Marseille est décédé dans la nuit du 1 au 2 juillet en marge de scènes de casse à Marseille « à la suite d’un choc violent au niveau du thorax causé par le tir d’un projectile de “type flash-ball” », a indiqué le parquet de Marseille.

 Note : 

* La presse a pris l’habitude de qualifier « d’émeute » les situations de confrontation avec la police, ou de casse, lorsqu’elles sont menées massivement par des personnes issues des quartiers populaires. Nous lui préférons celui de « révolte » , qui n’oublie pas que ces violences ont des causes politiques.

 

 

   publié le 13 juillet 2023

14 juillet : « Notre fête nationale célèbre une émeute »

Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr

Éric Vuillard, auteur de 14 Juillet et de la Guerre des pauvres, en appelle au legs de la Révolution française et des Lumières pour affronter une époque d’accroissement sans précédent des inégalités et de concentration du pouvoir et des richesses.


 

Le 14 Juillet n’est plus qu’un défilé militaire. Comment la commémoration de cet événement fondateur a-t-elle fini par le vider de toute substance politique, par gommer son caractère révolutionnaire ?

Éric Vuillard : Notre fête nationale célèbre une émeute. C’est un événement que les élites, tout au long du XIXe siècle, n’ont pas réussi à effacer, et qu’il est en quelque façon impossible de commémorer.

Le 14 Juillet qui se prépare est une fiction. Le ministère des Armées annonce que le slogan du défilé militaire de cette année est « Nos forces morales », vaste programme ! En réponse aux ­récentes émeutes, madame Borne promet « des moyens massifs pour protéger les Français ». On évoque même un décret interdisant les feux d’artifice, les Nîmois auront droit à un spectacle de drones, ce qui laisse rêveur.

Il est tout à fait improbable qu’une seule personne parvienne à entr’apercevoir, serait-ce même une caricature de la Révolution française, à travers une poignée de canons Caesar, un déploiement exceptionnel des forces de l’ordre autour des quartiers populaires, et un discours du chef de l’État.

Tout cela fait partie d’une représentation illusoire, postiche. Nous aurons donc un 14 Juillet officiellement contre le peuple, contre les banlieues. Un 14 Juillet pour vendre quelques rafales supplémentaires à l’Inde, nos fameuses « forces morales ».

Dans votre récit  14 Juillet, vous parlez des événements qui ont conduit à la prise de la Bastille comme d’une « émeute » dans laquelle vous vous fondez pour raconter « le grand nombre anonyme qui fut victorieux ce jour-là ». Sous votre plume, ce terme d’émeute n’a rien de dépréciatif. Qu’est-ce qui distingue l’émeute de la révolte, du soulèvement, de l’insurrection ?

Éric Vuillard : Le passage célèbre des Misérables où Hugo, dans un grand moment de prose exaltée, passe en revue ces termes, est sans doute ce qu’on a fait de mieux. Au-delà de toutes distinctions, son lyrisme établit un continuum, il définit l’émeute, réputée aveugle, ignorante de ses causes et de ses désirs, comme le premier pas vers un mouvement révolutionnaire, il se refuse à la disqualifier.

Il en fait une vérité abrupte, raboteuse, mais impérissable, qui revient sans cesse, contre un impôt scélérat, ou une énième violence de l’État. Elle est la réfutation spontanée, récurrente de ce qui opprime, une menace à l’ordre établi.

Ainsi, ne peut-on pas voir dans le soulèvement de ceux qu’offusque la mort d’un jeune homme, un chapitre déchirant de cette sourde douleur qui traverse la vie sociale ?

Et ne peut-on pas voir dans le fait que la plupart des personnes arrêtées étaient « sans antécédents judiciaires », non seulement un démenti flagrant de ceux qui attisent le mépris social, mais le signe d’une colère qu’il n’est pas indigne de partager ?

Votre livre s’ouvre sur le saccage de la folie Titon, une riche maison de plaisance : « La révolution commença ainsi : on pilla la belle demeure, on brisa les vitres (…). Tout fut cassé, détruit », écrivez-vous. Comment lisez-vous les pillages qui ont accompagné l’explosion de colère dans les banlieues, après la mort du jeune Nahel abattu par un policier à Nanterre ?

Éric Vuillard : À Tours, où je vis, deux personnes ont été interpellées et placées en garde à vue pour le pillage d’un Lidl. Ce sont des personnes de plus de 60 ans. On a retrouvé chez eux du dentifrice, de la mousse à raser, du gel douche, des boîtes de corned-beef, deux grille-pain et une machine à glaçons.

Ils ont déclaré que c’était pour leur famille, ils n’étaient jusque-là « pas connus de la justice ». Dans une période de chômage de masse, d’inflation aiguë sur les produits de première nécessité, dans un monde sans perspective d’émancipation, un Lidl, du corned-beef, du dentifrice, un grille-pain, de la part de retraités sans casier judiciaire, cela s’appelle les émeutes de la faim.

Le portrait que vous brossez de la France de 1789 entre en résonance avec notre présent d’inégalités : « Beaucoup de Parisiens ont à peine de quoi acheter du pain. Un journalier gagne six sous par jour, un pain de quatre livres en vaut quinze. Mais le pays, lui, n’est pas pauvre. Il s’est même enrichi. Le profit colonial, industriel, minier a permis à toute une bourgeoisie de prospérer. Et puis les riches paient peu d’impôts ; l’État est presque ruiné, mais les rentiers ne sont pas à plaindre. Ce sont les salariés qui triment pour rien (…). » Où se situe le point de rupture ?

Éric Vuillard : Nous vivons une époque sans précédent d’accroissement des inégalités, de concentration du pouvoir entre quelques mains, et la domination d’un petit groupe de privilégiés est sur le point de devenir mondiale. Nous assistons à une régression idéologique d’avant les Lumières. C’est pourquoi, dans le contexte où nous sommes, la pensée des Lumières redevient une ligne de défense. Contre les tenants hypocrites de Machiavel, il faut s’en tenir à Montesquieu et à Rousseau.

Le discours critique à l’égard des Lumières, qui était jadis émancipateur et souhaitait aller au-delà des exigences trop formelles des philosophes, doit aujourd’hui se raviser ; il faut défendre ces exigences formelles, puisqu’elles sont à présent menacées.

Puisque le contrôle continu et le grand oral ont remplacé la procédure anonyme du bac, ce n’est plus l’hypocrisie relative de la procédure anonyme qui doit être dénoncée avec Bourdieu, il faut lutter pour le retour de l’anonymat, qui fut la meilleure parade contre le règne sans partage des fils de famille.

Et puisque l’on peut condamner en comparution immédiate trois cent quatre-vingts personnes en à peine quelques jours et qu’il faudra des années pour juger le policier qui a tué Nahel, on voit bien que la simple égalité devant la loi devient de nouveau un enjeu.

Un syndicat de police en appelait ces jours-ci à la « guerre » contre les « nuisibles », les « hordes sauvages ».  La dimension raciste de cette déclaration est manifeste. Mais ces mots ne trahissent-ils pas, aussi, la vieille hantise des classes dangereuses ? On pense à Flaubert tenant les communards pour de « piètres monstres » et accusant la capitale insurgée de « dépasser le Dahomey en férocité et en bêtise ».

En un sens, la provocation de ce syndicat de police traduit une réalité, ne sommes-nous pas en guerre civile ? Les puissants ne sont-ils pas en guerre contre la majorité des gens, Bolloré ne cherche-t-il pas à s’approprier toute la chaîne du savoir : la presse, l’édition et maintenant les librairies ?

Et lorsque, après quelques jours d’émeute, le président de la République évoque comme « pistes de réflexion », alors que le tir à bout portant d’un policier a tué un jeune garçon, la suspension des réseaux sociaux et la sanction des parents irresponsables à ses yeux, ce sont bien des menaces réelles, menaces de censure, d’amende et de prison ; n’est-ce pas une guerre civile larvée qui est ici menée, une violence qui ne dit pas son nom ?

Et, pour reprendre le titre de Victor Hugo, qui est désormais celui de Ladj Ly et de toutes les banlieues françaises : les menaces du président de la République sont directement adressées aux Misérables.

Les classes dominantes ont substitué à l’idéal égalitaire de la Révolution française de brumeuses promesses d’« équité », d’« égalité des chances ». Comment ce principe d’égalité pourrait-il encore charpenter une politique d’émancipation ?

Éric Vuillard : Dans une période aussi rétrograde, toutes les luttes égalitaires sont bonnes à prendre. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue le cœur du dispositif inégalitaire : la clé de répartition des richesses.

Au soir du 14 juillet, trente mille personnes des faubourgs ouvriers sont en armes, c’est sans précédent ; l’armée du roi incapable de tenir Paris, cela restructure les consciences. On se plaît à nous répéter que les gens d’aujourd’hui seraient trop dépolitisés, et ceux-là mêmes qui sont les plus réfractaires à tout changement font comme s’ils déploraient cette apathie populaire ! Mais ce qui m’a le plus frappé en travaillant sur le 14 Juillet, c’est la rapidité à laquelle chacun se politise.

Ainsi, un type se trouve du côté de Belleville le 12 juillet, des jeunes gens gueulent dans la rue et exigent qu’il hurle « Vive le tiers État ! », il refuse, demande ce que c’est que le tiers État, on lui répond : « Ce sont les pauvres ouvriers comme nous. » Deux jours plus tard, l’homme participe à la prise de la Bastille, quatre ans plus tard, il est général de la Convention.

 

Entre 1935 et 1936, les effectifs de la CGT sont multipliés par cinq en quelques mois. Et puisque ni les 40 heures ni les congés payés ne figuraient au programme du Front populaire, c’est avant tout de l’affrontement que cette politique d’émancipation est venue.

Selon une loi élémentaire de la physique sociale, on peut à coup sûr parier qu’un conflit d’une intensité plus forte eut encore permis de nouveaux progrès.

À la fin de La Guerre des pauvres, vous écrivez : « Le martyre est un piège pour ceux que l’on opprime, seule est souhaitable la victoire. Je la raconterai. » À quoi pourrait ressembler la victoire ?

Éric Vuillard : Il est curieux de constater combien les heureux du monde, pour emprunter l’ironique expression d’Edith Wharton, font l’éloge de la défaite, de la modestie qu’elle encourage, de ce qu’elle est censée nous apprendre.

Cette complaisance, à la fois paradoxale et banale, chez ceux qui souffrent le moins des rigueurs de la vie sociale, doit être repoussée. Oui, la victoire est souhaitable et possible.

Dans son fameux  Discours de la servitude volontaire, La Boétie se demandait comment il se fait, nous qui sommes si nombreux, que nous acceptions d’être dirigés par un seul, ou, ce qui revient au même, par un petit groupe de privilégiés. Depuis 1789, nous savons qu’en réalité, nous ne l’acceptons pas.

Si j’ignore à quoi pourrait ressembler la victoire, puisqu’un événement de cette ampleur reconfigurerait l’ensemble de la vie sociale, nous savons néanmoins tous, par les leçons de l’histoire moderne, que le jaillissement de l’événement nous surprendra, que sa forme nous déroutera, qu’il dissipera, serait-ce pour un temps, le brouillard de nos consciences.

Ainsi des gilets jaunes ; on les imaginait autrement, sans drapeaux français, sans  Marseillaise, sans ronds-points. Ce sont pourtant des gens bien réels, pas des petits bonshommes de papier qui, entre deux coups de Flash-Ball, ont écrit sur l’Arc de triomphe : « Les gilets jaunes triompheront ».

C’est pourquoi j’écris à la fin de mon petit livre que je la raconterai, après coup. Les soulèvements ne sont pas des créations littéraires


 


 

La Fête nationale défigurée

Sébastien Crépel sur www.humanite.fr

Les Français qui ont pris la Bastille sans demander l’autorisation des puissants, il y a 234 ans, mériteraient-ils de célébrer la Fête nationale cette année ? La question peut se poser, à l’heure où certains s’arrogent le droit de décider qui fait partie de la République et qui n’en est pas, dans une version dénaturée de cette grande œuvre du peuple de France. La gauche, héritière de Jean Jaurès qui n’a eu de cesse de se battre pour la construire et l’approfondir, est sur le point d’être excommuniée par le nouveau parti de l’ordre, rassemblant les élites « modérées » jusqu’aux droites extrêmes.

Profitant de l’exacerbation des tensions qui a suivi la mort de Nahel à Nanterre, certains poussent leur avantage en prétendant trier les « vrais » et les « faux » Français. De LR au RN, on traite les quartiers populaires comme une 5e colonne, tandis qu’est déniée, dans un langage qui n’a rien à envier au pire répertoire fasciste, l’appartenance à la nation de jeunes Français nés en France révoltés par les exactions de la police. En se servant de la figure de « l’émeutier » comme d’un repoussoir, les nouveaux Tartuffe cherchent à escamoter les clivages de classe pour fédérer le patron comme l’ouvrier des campagnes, le bourgeois des beaux quartiers et le travailleur précaire des cités, chacun étant mis en demeure de choisir son camp : qui n’est pas pour le « retour à l’ordre » est forcément complice du feu et du chaos.

On mesure la dérive idéologique de la droite quand on réécoute les paroles de Jacques Chirac après l’embrasement des cités de 2005 : « Je veux dire aux enfants des quartiers difficiles, quelles que soient leurs origines, qu’ils sont tous les filles et les fils de la République. » Ces mots d’un président qui n’avait pourtant rien de gauche – et qui ne les a nullement traduits en actes par la suite – lui vaudraient sûrement aujourd’hui un procès en trahison de la part de ses héritiers politiques. Emmanuel Macron s’honorerait pourtant à reprendre ces paroles à son compte, ce 14 Juillet, s’il ne veut pas d’une Fête nationale défigurée par les divisions et la haine qu’on attise jusque dans son camp.


 


 

Quartiers populaires : 
les oubliés du bal du 14 Juillet

Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr

La France célébrera, ce vendredi, une fête nationale synonyme de chute de l’Ancien Régime et d’acte de naissance de la République. Mais la promesse républicaine demeure ce grand inachevé, comme en témoigne le soulèvement des quartiers populaires.

Il plane sur ce 14 juillet 2023 une sale odeur de poudre et les mèches des feux d’artifice n’y sont pour rien. La France s’apprête à célébrer en grande pompe la République et la nation, tandis qu’une partie de sa population, coupable d’avoir laissé sa colère exploser après la mise à mort d’un adolescent, est accusée de toutes les sécessions.

Sur les Champs-Élysées, si près et en même temps si loin de Nanterre où un policier a tiré sur Nahel, ce sera, vendredi, le grand raout des régiments qui marchent au pas, de la République en bon ordre, des insignes et des flonflons. À la tribune officielle, Emmanuel Macron recevra en majesté le premier ministre indien, l’ultranationaliste hindou Narendra Modi, soucieux qu’il reparte à New Delhi avec, dans sa valise, 26 avions Rafale achetés au groupe Dassault. Étrange spectacle que celui de la déconnexion entre la célébration et l’objet célébré…

« Le 14 Juillet, dans nos banlieues, c’est au mieux un folklore national »

A-t-on perdu le sens du 14 Juillet ? On y marque le coup de la prise de la Bastille, des « tyrans descendus au cercueil », de l’effervescence politique révolutionnaire et de la démocratie comme horizon pour tous. Vraiment pour tous ?

La promesse sonne désormais comme une trahison, dans les quartiers populaires. « Le 14 Juillet, dans nos banlieues, c’est au mieux un folklore national, soupire Philippe Rio, maire PCF de Grigny (Essonne). La promesse républicaine n’est plus tenue depuis bien longtemps, ça relève davantage de la fable du père Noël. Elle est censée s’incarner dans le triptyque liberté-égalité-fraternité, or les habitants sont, au contraire, très conscients des inégalités, de la discrimination, des injustices. La République, pour eux, c’est ça. »

C’est qu’il ne suffit pas de psalmodier « République » et « arc républicain » tous les quatre matins sur les plateaux télé de Paris pour que l’idée prenne corps. Encore faut-il lui donner une contenance. L’égalité est gravée en lettres d’or sur le fronton des mairies mais, en Seine-Saint-Denis, on vit en moyenne quatre ans de moins que dans le département voisin des Hauts-de-Seine, le plus riche de France.

La désertification des services publics ronge tout le pays, mais les banlieues pauvres sont particulièrement mal servies : il y a cinq fois plus de bureaux de poste à Neuilly-sur-Seine qu’à Saint-Denis, pour une population deux fois plus nombreuse. Dans les immeubles haussmanniens chics du « 92 », des concierges plus ou moins affables veillent à la tranquillité des bourgeois. Dans le « 93 », l’ascenseur en panne depuis plusieurs mois pourrit le quotidien d’une tour de douze étages. 45 % des moins de 25 ans sont au chômage, dans les quartiers dits « politique de la ville ».

Au pied des cités, la République revêt bien trop souvent l’uniforme et la matraque

Au pied des cités, la République revêt bien trop souvent l’uniforme et la matraque. Les témoignages sur les petites humiliations policières, le contrôle au faciès, les insultes sont nombreux.

L’idée que les « flics assassins » ne sont jamais condamnés est largement partagée , alors que la justice – pour Zyed et Bouna, pour Adama, pour Nahel – est au cœur de toutes les revendications. «  Dans les faits, il y a une impunité judiciaire presque complète pour ces policiers, explique Yassine Bouzrou, avocat de la famille de Nahel, dans le Monde. La justice n’a jamais été aussi radicale dans l’exonération des policiers. »

Elle contraste avec les comparutions immédiates et les sanctions délivrées à rythme industriel pour les jeunes pris lors des pillages. « Le seul »dialogue« qui s’instaure entre l’État et les habitants, c’est souvent la répression », résume Lauren Lolo.

La jeune femme, cofondatrice de l’association Cité des chances, milite pour que les banlieues s’intéressent à la politique. Une gageure : « Il y a une grosse méfiance, beaucoup de »tous pourris« , mais aussi de la méconnaissance sur qui gère quoi… On leur a tellement répété que ce n’était pas leur affaire, voire pas leur pays quand ils sont racisés, que certains ont fini par y croire. »

La stigmatisation se déverse par tous les canaux médiatiques

La devise républicaine a bon dos quand la stigmatisation se déverse par tous les canaux médiatiques. On y crée des « sous-Français », des « pas-comme-nous ». « Les émeutiers, vous allez me dire qu’ils sont français. Oui, mais comment Français ? » s’interroge la sénatrice LR Jacqueline Eustache-Brinio, quand son président de groupe Bruno Retailleau évoque sans sourciller « une régression » des immigrés « vers leurs origines ethniques ». 

Valeurs actuelles déclare les banlieues en « sécession », Paris Match noircit ses pages de « casseurs pilleurs qui mettent la France à feu et à sang ». Le RN parle de « Français de papier », de « nationalité faciale », relance le débat sur la déchéance de nationalité pour les binationaux.

Lauren Lolo en mesure les conséquences sur le terrain : « Les banlieues sont tellement stigmatisées, qu’a fini par s’y développer l’idée qu’il faudra se débrouiller sans l’État, sans la République. D’où tous ces discours d’apologie de l’autoentreprise, très start-up nation, qui marchent bien dans les quartiers. »

La combine est connue : plus un service public se dégrade, plus le discours pro-intérêts privés gagne du terrain. Quitte à éroder un peu plus la confiance. « Aujourd’hui, le citoyen français, a fortiori dans les banlieues populaires, se méfie des politiques, de la police et de la justice, évalue Philippe Rio. Plus vous lui parlez de République, moins il vous croit. La maison République est à rénover de fond en comble, pour retrouver le sens de notre devise et du 14 Juillet. »

Certaines banlieues n’auront d’ailleurs même pas le droit au folklore. À Sartrouville (Yvelines), le maire LR Pierre Fond a décidé d’annuler le spectacle traditionnel de la fête nationale. « Je ne suis pas un amuseur public », se défend l’élu, qui préfère voir « les forces de l’ordre prêtes à se projeter sur des violences potentielles » plutôt qu’à sécuriser les festivités. Mêmes décisions dans d’autres villes franciliennes, comme Chelles, Dammarie-les-Lys, Bussy-Saint-Georges, Claye-Souilly, Vaires-sur-Marne ou encore Jouy-le-Moutier. Histoire de rajouter de l’exclusion à l’exclusion. Le gouvernement veille : en tout, 130 000 policiers et gendarmes seront déployés dans le pays. 


 

 publié le 12 juillet 2023

Pour la reprise du
défilé populaire du 14 juillet

sur https://blogs.mediapart.fr/

Dans l'espace occidental, le défilé militaire marquant seul en France la fête nationale fait exception. Sous le Front populaire et après la Libération, des défilés populaires avaient lieu le 14 juillet. En 1953, une répression policière meurtrière y a mis fin, qui a fait sept morts par balles, six Algériens et un responsable des métallos CGT. Des associations souhaitent en reprendre la tradition.

Se réapproprier le 14 juillet

L'invitation au défilé des Champs-Elysées du président indien Narendra Modi, qui incarne dans son pays un intégrisme religieux et un racisme islamophobe opposé à la laïcité et facteur de guerre civile, suscite de l'indignation. Mais, au-delà de l'invitation paradoxale de ce type de personnages pour commémorer la Révolution française, le fait que le seul défilé pour le 14 juillet soit à Paris un défilé militaire, triste particularité française dans le monde à l'exception des régimes autoritaires, conduit les partisans d'une République sociale fidèle aux idéaux de 1789 à vouloir se réapproprier la fête nationale.

Ci-dessous, l'appel lancé lors d'une conférence de presse tenue dans un café de la Place de la Nation. Notamment à assister à la projection-débat organisée le 10 juillet dans l'auditorium de l'Hôtel-de-Ville de Paris autour du film « Les balles du 14 juillet 1953 », avec le président de la Ligue des droits de l'Homme, Patrick Baudouin, et le réalisateur de ce film, Daniel Kupferstein. C'est l'occasion de revenir sur une répression policière qui a mis aux défilés populaires portant les espoirs du Front populaire et de la Libération et aussi d'échanger sur l'interdiction le 8 juillet d'une Marche pacifique que la LDH a dénoncée comme une violation des libertés d’expression et de manifestation et sur les réponses citoyennes nécessaires face aux atteintes aux libertés publiques et pour en finir avec la colonialité des pratiques policières françaises.

Ces atteintes, dont les violences policières inadmissibles commises ces derniers jours contre les initiateurs de la Marche pacifique pour Adama Traoré, rendent urgente la convergence de toutes les initiatives – y compris celles de la Marche des Solidarités ou du Comité Vérité et Justice pour Adama –, qui partagent la défense des droits de l'Homme pour tous les êtres humains, ainsi que les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité sur lesquelles la République française s'est fondée et que des forces fascisantes mettent en cause aujourd'hui.


 

Appel pour reprendre les défilés populaires tous les 14 juillet

Peu de gens le savent aujourd’hui mais, depuis 1935, les forces progressistes syndicales, associatives et politiques de notre pays défilaient dans les rues, tous les 14 juillet en l’honneur de la Révolution française et pour défendre ses idéaux qui étaient régulièrement attaqués notamment par les Ligues d’extrême droite. Ces défilés ont été très importants pendant le Front populaire et évidemment interrompus par le gouvernement de Vichy pendant l’occupation nazie. Ils ont repris après la guerre, jusqu’en 1953 ; ce jour-là, 7 manifestants (6 algériens et un français) ont été tués par la police parisienne, place de la Nation. Suite à ce massacre d’État, jamais reconnu, le
gouvernement français a interdit ces manifestations du 14 juillet.

Nous pensons qu’il est devenu urgent de reprendre ces défilés populaires pour défendre les valeurs républicaines, exprimées par cette devise Liberté-Egalité-Fraternité et qui sont aujourd’hui bafouées. La liberté est de plus en plus limitée par des interdictions de manifester, un contrôle accru des citoyens et citoyennes, des violences policières très souvent impunies ou encore par des agressions de locaux militants et la répression patronale.

L’égalité est de plus en plus mise à mal par l’augmentation des écarts entre riches et pauvres mais aussi par les discriminations envers les populations issues de l’immigration coloniale ou encore la poursuite des inégalités entre hommes et femmes.

La fraternité enfin, est violemment remise en cause par des débordements de haine raciale contre les personnes migrantes, en particulier les demandeurs d’asile qui fuient les guerres, la faim ou des régimes dictatoriaux au péril de leur vie mais aussi contre ceux et celles qui veulent les aider, pour citer quelques exemples.

C’est pour toutes ces raisons que nous appelons tous les citoyens et citoyennes, toutes les organisations démocratiques de notre pays à reprendre les défilés populaires du 14 juillet, afin de faire vivre la devise « Liberté-Egalité-Fraternité » non seulement sur les frontons des mairies ou des écoles mais surtout dans notre quotidien et dans nos actes.

Le 14 juillet n’appartient ni aux militaires ni aux nationalistes xénophobes, il est notre bien à toutes et tous.

Partout en France, réapproprions-nous le 14 juillet !

A Paris, rendez-vous pour le premier rassemblement le 14 juillet 2023 à 11h Place de la Bastille, où nos organisations annonceront leur volonté de travailler ensemble à un grand 14 juillet 2024, populaire, revendicatif, anticolonial, féministe et anti impérialiste, pour la paix et l’émancipation sociale.

Premières organisations signataires :

Algeria Democracy - Association pour le changement et la démocratie en Algérie (ACDA) - Agir contre le colonialisme aujourd’hui (ACCA) - Association culturelle Les Oranges - Association des Ami.e.s de Maurice Rasjsfus - Association Histoire coloniale et postcoloniale - Association Josette et Maurice Audin - Association de promotion des cultures et du voyage (APCV) - ATTAC-France - Collectif 17 Octobre 1961, Vérité et Justice - Confédération général du travail – Ensemble ! - Editions Syllepse - Fédération nationale de la Libre Pensée - Institut Tribune Socialiste (ITS) – L’Humanité - Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs Compagnons - Les Amis du Monde diplomatique - Ligue des Droits de l’Homme, fédération de Paris - Mouvement contre le Racisme et pour l'Amitié entre les Peuples (Mrap) - Mouvement de la Paix - Parti Communiste Français, fédération de Paris – QG décolonial - Réseau féministe « Ruptures » - Union syndicale Solidaires, Paris.

   publié le 11 juillet 2023

Face aux violences policières,
une convergence des luttes inédite

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

En réponse à l’autoritarisme gouvernemental, de plus en plus aligné sur la violence verbale de l’extrême droite, et au déni du racisme et des violences policières, une riposte unitaire se construit, que beaucoup disent « inédite ».

« Le« Le climat est malsain », « Il n’y a plus aucune limite à l’autoritarisme de l’État », « On se fait rouler dessus par l’extrême droite »… Au téléphone, le 10 juillet, des militant·es antiracistes et de la gauche sociale et associative partagent un sentiment de désarroi. Celui-ci n’a fait que grandir depuis la diffusion des images de la mort de Nahel, 17 ans, tué à bout portant par un policier lors d’un contrôle routier à Nanterre (Hauts-de-Seine) le 27 juin.

L’empathie pour la victime et la nécessité d’apporter une réponse politique digne ont très vite laissé place au racisme décomplexé dans les médias et sur les réseaux sociaux, et au déni du gouvernement pensant pouvoir se contenter d’une parade sécuritaire. La cagnotte en faveur du policier mis en examen après la mort de Nahel, lancée par le polémiste d’extrême droite Jean Messiha et qui a recueilli plus d’un million d’euros, est le symbole le plus cru de ce basculement.

Ces 7 et 8 juillet, l’interdiction du rassemblement organisé par le comité La vérité pour Adama, en hommage au jeune homme mort il y a sept ans dans les locaux de la gendarmerie de Persan (Val-d’Oise), et l’interpellation violente du frère d’Adama, Yssoufou, par la BRAV-M (brigade de répression de l’action violente motocycliste), qui a aussi frappé des journalistes, ont achevé de plonger toute une sphère politique et militante de gauche, organisée ou pas, dans la stupeur.

De l’effroi à l’action

Mais la riposte s’organise, avec « une convergence inédite d’associations, syndicats, partis et collectifs de quartiers populaires », souligne Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac France. « La mort de Nahel est un catalyseur », affirme-t-elle, pleine d’espoir dans ce sursaut politique et de la société civile.

D’une part, un collectif de 122 organisations s’est réuni derrière l’appel « Notre pays est en deuil et en colère ». Ce collectif a soutenu le comité Adama en réagissant à chaque nouvelle interdiction préfectorale par un communiqué. Plusieurs de ses membres, dont des dizaines de député·es de La France insoumise (LFI) et d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), étaient dans la rue le 8 juillet, lors de la manifestation interdite, et devant le commissariat du Ve arrondissement, où avaient été conduits Yssoufou Traoré et Samir Elyes (un militant historique des quartiers populaires, sur lequel Mediapart avait publié une enquête en 2022). 

Ce cadre unitaire est voué à perdurer. Ce 12 juillet, une nouvelle réunion aura lieu, notamment concernant la marche du 15 juillet, place de la République à Paris, à l’appel de la Coordination nationale contre les violences policières : « C’est la prochaine grosse échéance, un jalon de plus dans la convergence actuelle : compte tenu de la répression inacceptable, extrêmement grave de ce week-end, et de l’acharnement sur la famille Traoré, elle est d’autant plus nécessaire. Si on n’arrive pas à faire front commun, la répression aura le dessus, et on sera en incapacité de défendre nos droits et nos libertés », alerte Youlie Yamamoto.

D’autre part, la tribune publiée le 8 juillet dans le Club de Mediapart, signée par des artistes, militant·es associatifs et politiques, et des personnalités de la société civile, a dépassé en 48 heures les 7 000 signataires. On compte parmi eux des profils aussi divers que Virginie Despentes, Casey, Médine, Angèle, Annie Ernaux, Édouard Louis, Olivier Besancenot, Usul, Yelle, des député·es LFI, des membres d’EELV, du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) ou encore Alternatiba Paris…

On a tenu à ce que les revendications des militants de terrain soient entendues.

Alignée sur les revendications de collectifs des quartiers populaires, comme celui d’Amal Bentounsi (« Urgence, notre police assassine »), cette tribune exige notamment l’interdiction du transfert de fonds de la « cagnotte de la honte », une refonte de la police, mais aussi « que cesse immédiatement le recours systématique aux détentions provisoires et aux comparutions immédiates dont nous avons pu voir ces derniers jours qu’elles aboutissent presque systématiquement à des peines de prison ferme ». « On a tenu à ce que les revendications des militants de terrain soient entendues », explique Chaïma, étudiante en M1 en communication, engagée dans le milieu associatif, à l’origine de cette initiative.

Une dynamique unitaire qui se poursuit

C’est elle qui a d’abord créé un groupe privé informel sur Instagram, dont l’objectif était d’obtenir la fermeture de la cagnotte de Jean Messiha : « C’est parti de l’effroi face à cette cagnotte. De fil en aiguille, c’est devenu une campagne de mobilisation digitale pour atteindre GoFundMe [la plateforme l’hébergeant – ndlr], puis une tribune », explique-t-elle. 

« Ce groupe est né d’une indignation collective étouffée. On est nombreux à être inquiets de la criminalisation des collectifs antiracistes politiques et du mouvement social, et on a trouvé intéressant de dire qu’ils ne sont pas seuls », abonde Zohra M., qui travaille dans le domaine des droits humains et fait également partie des instigatrices.

La journaliste à L’Obs Renée Greusard, qui a prêté main-forte au projet, affirme avoir depuis le sentiment de « sortir la tête de l’eau ». « On était tous révoltés, et ça nous booste d’être ensemble », explique-t-elle. « Nahel est un gamin dont la mort du fait d’un tir policier a été filmée, mais combien de fois il n’y a pas eu d’images ? Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas de réponse politique digne de ce nom. Il faut les réveiller, qu’ils ne puissent plus se contenter de dire que “c’est inexplicable” : il faut que la police soit réformée, la situation est hallucinante », défend-elle.

L’interdiction de la manifestation du comité Adama et l’interpellation violente d’Yssoufou Traoré ont accéléré la publication du texte. « On était déjà à bout, quand dans une même scène on a vu un militant se faire agresser par la BRAV-M, une jeune fille se faire pousser violemment et des journalistes se prendre des coups de matraque. On est horrifiés par la situation, et on est d’accord pour se faire l’écho des revendications des collectifs et citoyens qui tiennent à l’État de droit », résume Zohra M.

Par capillarité, le texte a circulé jusqu’à atteindre des milliers de signatures, comme celle de la militante écologiste Pauline Rapilly Ferniot. Jointe par Mediapart, celle-ci se félicite de voir cette réaction unitaire qui se hisse à la hauteur de l’urgence.

Ces violences sont devant nos yeux, et pour le gouvernement, c’est un non-sujet.

À force de répétition des mêmes scènes de violences, elle s’inquiétait d’une sorte d’accoutumance : « Avant, il y avait une indignation quand, par exemple, le journaliste Rémy Buisine se faisait taper dessus par les policiers. Maintenant, il n’y a même plus un seul membre du gouvernement qui fait semblant de s’indigner, alors qu’il y a des vidéos ! Linterpellation d’Yssoufou Traoré a été vue des millions de fois, ces violences sont devant nos yeux, et ils ne disent même pas qu’il y a un problème, c’est un non-sujet. On est tous sur le cul de ce qui nous arrive », témoigne-t-elle.

Samedi encore, la députée Renaissance Anne-Laurence Petel allait jusqu’à s’en prendre aux journalistes victimes de violences policières – « Un militant va au contact de la police un journaliste respecte les règles », a-t-elle sermonné sur Twitter. « Le climat est malsain, il y a une montée en puissance de l’autoritarisme gouvernemental, tout est prétexte à interdire les rassemblements. C’est indigne d’un pays qui se dit démocratique », s’inquiète aussi Alain Coulombel, membre du bureau exécutif d’EELV.

Après la répression des manifestations contre la réforme des retraites, celle de la mobilisation contre les mégabassines à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) et la dissolution des Soulèvements de la Terre (SLT), la nécessité d’une réponse forte et solidaire des révoltes dans les quartiers populaires a donc trouvé un débouché. Récemment encore, un rapport d’ONG sur Sainte-Soline dénonçait un « usage immodéré et indiscriminé d’armes de guerre », qui a failli coûter la vie à Serge D.

« Ces méthodes sont pratiquées depuis des années dans les quartiers populaires et les territoires ultramarins, maintenant elles touchent le mouvement social et écologiste », observe Youlie Yamamoto, d’Attac. De ce point de vue, la militante constate une solidarité nouvelle, qui fait la force de la mobilisation naissante : « Pour des raisons historiques, les réactions communes de ces luttes – qui ne travaillent pas sur le même terrain – n’étaient pas évidentes, mais désormais, c’est fini. Le lien est évident, car la répression a un même visage : celui de Macron, qui utilise l’arme policière et judiciaire au service de sa politique, contre toute forme de transformation sociale », conclut-elle. 

 

 

   publié le 10 juillet 2023

Avez-vous idée du montant record accumulé par les 500 plus grandes fortunes françaises ?

Jean Bensimon sur www.humanite.fr

Les 500 plus riches cumulent désormais 1170 milliards d’euros. Mais l’inflation les atteint aussi, précise sans rire le magazine Challenges dans son classement annuel. Eclairage sur cette accumulation extrême de capital.

Comme chaque année, le magazine hebdomadaire Challenges publie son classement des 500 plus grandes fortunes de France. Ce classement est l’éclairage annuel sur l’état du capitalisme à la française. Celui-ci se porte plus que bien puisque la fortune cumulée des 500 personnes les plus riches de France est passée de 194 milliards en 2009 à 1170 milliards cette année. Cela représentait 10 % du PIB en 2009 contre 45 % de ce dernier en 2023.

Cette accumulation de capital extrême est qualifiée de «millésime exceptionnel» par Challenges. Les grands capitalistes français se portent tellement bien que l’homme le plus riche du monde est Français, Bernard Arnault. Et la femme la plus riche l’est également, en la personne de Françoise Bettencourt Meyer, souligne le journal dans un élan cocardier.

Le luxe domine tout

Cette forte progression est majoritairement due au domaine du luxe, grande spécialité française, qui a vu ses fortunes exploser. Le podium est d’ailleurs uniquement trusté par des patrimoines constitués dans le luxe. Bernard Arnault, propriétaire du groupe LVMH est en première position avec 203 milliards d’euros, en augmentation de 53 milliards sur un an.

La seconde par la famille Hermès (+59 milliards) et la famille Wertheimer (+20 milliards), propriétaire de Chanel, ferme le podium. Cette impressionnante vitalité du luxe s’explique du fait qu’il constitue une valeur refuge. En effet, il est moins soumis que les autres aux affres de l’inflation et ainsi utilisé par certains investisseurs comme moyen de spéculation.

« Au-delà des chiffres records cette édition 2023 traduit les difficultés que rencontrent nos champions tricolores », tempère le journal détenu à 40 % par le numéro un de leur classement. L’hebdomadaire fait ainsi référence à l’inflation qui touche les sociétés que détiennent les membres du top 500. « Les conditions économiques sont difficiles », pour ces capitaines d’industrie.

Les colonnes de l’hebdomadaire citent, sans rire, l’exemple de la famille fondatrice de la marque de cosmétique Yves Rocher dont la fortune est passée de 2,3 milliards à 1,9 milliard. Ce qui a dû engendrer des difficultés financières évidentes.

   publié le 9 juillet 2023

Comité Adama. Pari réussi
contre les violences policières,
malgré les interdictions

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Convoqué par le comité La Vérité pour Adama Traoré, avec le soutien des syndicats (CGT, FSU, Solidaires) et de partis politiques, comme LFI, EELV et le NPA, le rassemblement avait été interdit à Beaumont-sur-Oise, puis dans la capitale. Dans le calme mais avec détermination, un millier de personnes ont bravé l’interdit afin d’exercer leur liberté de manifester, de s’exprimer et aussi leur droit d’honorer les morts.

Pari gagné pour le comité La Vérité pour Adama, du nom du jeune homme mort le 19 juillet 2016 au cours d’une interpellation par la gendarmerie à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise). Après l’interdiction par les autorités préfectorales du département de la manifestation qui se tient chaque année depuis le drame, initialement prévue à Persan et Beaumont, un millier de personnes ont, ce samedi après-midi, bravé la deuxième interdiction édictée à Paris, et se sont retrouvées, ce samedi après-midi, sur la place de la République, au centre de la capitale. « Ce sont des décisions politiques qui visent à nous empêcher de nous exprimer et à jeter de l’huile sur le feu », dénonce Assa Traoré, soeur d’Adama et porte-parole du comité. « A Beaumont, nous avons toujours défilé de manière organisée et dans le calme. Ils nous ont dit d’arrêter les révoltes dans les quartiers, puis quand on veut se rassembler, on prétend nous l’interdire, c’est inacceptable. Mais nous avons le dernier mot, personne ne peut nous interdire de marcher, de nous rassembler, de défendre notre pays et notre démocratie. »« 

Membre de la Coordination nationale contre les violences policières, Omar Slaouti abonde :  »En nous interdisant d’aller à Beaumont, on veut aussi nous empêcher d’avoir un élan d’amour, d’amitié et de sympathie pour Adama et ses proches. Nos morts parlent encore, ils nous réveillent la nuit, nos morts réclament justice« .Alors que l’information judiciaire sur le décès de son petit frère a été clôturée en fin d’année dernière mais que le parquet de Paris doit encore se prononcer pour requérir, ou non, le renvoi de l’affaire devant la justice, Assa Traoré rappelle encore, au cours d’un point presse improvisé, sans mégaphone, quelques minutes avant l’heure du rassemblement déjà nassé par les policiers et les gendarmes:  »Le jour où Adama est mort, c’était le jour de son anniversaire. Il avait mis sa plus belle chemise à fleurs, il avait enfilé un bermuda et pris son bob. Il voulait juste faire un tour en vélo, et il n’en est pas revenu. Sept ans après, on attend encore, la justice et la vérité doivent toujours être faites.« 

Cette année, après la mort du jeune Nahel, abattu à bout portant par un policier, le 27 juin, à Nanterre (Hauts-de-Seine), le rendez-vous traditionnel organisé par le comité avait été inscrit au coeur d’un appel unitaire appuyé par des collectifs, des associations, des syndicats et des formations politiques. Après une évacuation précipitée par les sommations lancées par les policiers et les gendarmes, puis dans la manifestation qui remonte vers la Gare du Nord, on croise ainsi près d’une dizaine de députés insoumis, dont Mathilde Panot et Rachel Keke, ainsi que l’écologiste Sandrine Rousseau, la porte-parole de Solidaires Murielle Guilbert, mais également des représentants de la Fondation Copernic ou encore d’Attac. Au nom de la CGT, Céline Verzeletti dénonce  »une atteinte au droit à l’expression, au droit à la mémoire« .»Nous dénonçons la violence institutionnelle, le racisme, et nous revendiquons l’égalité sociale dans toutes ses dimensions, ajoute-t-elle. Mais ce gouvernement n’a strictement aucune réponse politique, et du coup, il n’est plus du tout légitime.« 

Après avoir défilé, sans le moindre heurt, sur quelques centaines de mètres, boulevard Magenta, Assa Traoré monte sur un abribus pour une dernière prise de parole avant d’appeler à la dispersion dans le calme.

»On pourchasse nos morts jusque dans leurs tombes, on veut nous interdire de les nommer, avance encore la jeune femme. En somme, on nie leurs existences jusque dans la mort... C’est une déshumanisation totale.« Pour Assa Traoré qui fait le décompte des jeunes gens tués, avant Nahel, pour »refus d’obtempérer« , il y a urgence :  »L’Etat doit reconnaître qu’il y a du racisme en France. Ce ne serait pas une faiblesse ! Reconnaître qu’il y a du racisme en France, c’est sauver des vies !« 

Sous les applaudissements et les slogans  »Pas de justice, pas de paix« , les manifestants se dispersent tranquillement. Quelques dizaines de minutes plus tard, une escouade de la Brav-M procède, malgré tout, à l’interpellation très brutale de deux des membres du comité La Vérité pour Adama. Au passage, les policiers bousculent violemment des manifestants et des journalistes. Sinistre hoquet de l’Histoire : Youssouf, l’un des propres frères d’Adama Traoré, est embarqué, après avoir été immobilisé par plusieurs agents entassés sur son torse, soit exactement les gestes qui ont pu conduire, d’après ses proches, au décès du jeune homme à Beaumont-sur-Oise il y a sept ans.

Selon Eric Coquerel, le membre du comité a dû être transporté à l’hôpital, tandis que la préfecture de police envisage, elle, de poursuivre Assa Traoré pour appel à participation à un rassemblement interdit. Signe évident, là encore, comme le dit le député insoumis, d’une  »persécution vis-à-vis de la famille Traoré« ​​​​​​​.


 


 

En hommage à Adama Traoré,
la convergence des colères
face aux interdictions

Clémentine Mariuzzo  sur www.politis.fr

Pour la septième année consécutive, 2 000 personnes se sont rassemblées, samedi 8 juillet, place de la République à Paris, en hommage à Adama Traoré. Bravant les interdictions des préfectures, les manifestants étaient portés par la mort de Nahel et les récentes révoltes en France.

Malgré deux interdictions préfectorales, la marche annuelle en hommage à Adama Traoré a eu lieu, samedi 8 juillet à Paris. Sur un abribus du boulevard Magenta, sur le bord de la fontaine place de la République ou sur un banc, Assa Traoré a dû se contenter d’estrades de fortune pour faire porter la voix de son frère. Alors que le rassemblement devait se tenir à Beaumont-sur-Oise, où est mort le jeune homme asphyxié par un gendarme le 19 juillet 2016, la préfecture du Val-d’Oise l’a interdit par peur des tensions. Le programme était pourtant clair : concert, jeux pour les enfants, débats. Rien ne laissait penser que des « éléments radicaux », comme le mentionne l’arrêté de la préfecture, auraient pu se déplacer. Mais, moins de deux semaines après le décès de Nahel, le tribunal administratif du Val-d’Oise a estimé que « bien que les violences aient diminué ces derniers jours, leur caractère extrêmement récent ne permet [pas] de présumer que tout risque de trouble à l’ordre public ait disparu ».

Alors, le collectif La Vérité pour Adama s’est rabattu sur la place de la République à Paris, « lieu d’expression et de liberté », comme l’a défini la sœur du défunt. Mais le verdict tombe la veille du rassemblement : la préfecture de police de Paris emboîte le pas de celle du Val-d’Oise et l’interdit pour les mêmes raisons. L’eau n’a pas encore coulé sous les ponts, après les révoltes qui ont émaillé la France des quartiers populaires, jusqu’aux centres urbains et villes moyennes. La colère fume encore. La préfecture craint une convergence et elle a raison : Nahel est sur toutes les bouches. « Ils ne veulent pas que nous rassemblions nos colères. Ils ont peur », dénonce Assa Traoré lors de sa première prise de parole, sur un coin de la place de la République, peu avant 15 heures. Car malgré « un arsenal de guerre », un rassemblement a lieu. Officiellement, une conférence de presse. Officieusement, le début de « la victoire pour la liberté de manifester », comme le clamera Assa Traoré.

Nous avons le droit de crier le nom de nos morts même si l’État ne le veut pas.. Assa Traoré

Par deux fois, le cordon policier est forcé. D’abord, pour rejoindre la fontaine de la Place de la République ou les députés insoumis et écologistes ont pris la parole. Puis, après une dernière sommation des policiers, pour débuter une marche sur le boulevard Magenta. Dans le calme, les quelques milliers de manifestants ont battu le pavé pendant moins d’une heure vers la Gare de l’Est en scandant : « Pas de justice, pas de paix ». Manifestation sauvage oblige, la circulation continue et les conducteurs se retrouvent dans la foule. Les organisateurs leur glissent un petit mot d’excuse par la vitre, l’ambiance n’est pas à l’affrontement.

Recueillement et injustice

Pour beaucoup, elle est au recueillement, notamment pour Noah* 39 ans. Cet entrepreneur habite Bordeaux mais a grandi en banlieue parisienne. « J’essaye de venir chaque année pour rendre hommage à Adama, ça aurait pu être mon petit frère » dit-il, ému. L’interdiction de la préfecture l’a touché, mais il « la comprend. Ils ont peur des débordements et ils ont peur de nous ». Mais malgré la tristesse ambiante du deuil se crée la colère de « l’injustice ». Assa Traoré n’a jamais la voix chevrotante mais dans ses déclarations l’émotion est là : « Nous avons le droit de crier le nom de nos morts même si l’État ne le veut pas. Ils ne reviendront pas mais nous sommes là pour les vivants et pour la liberté ». Pour Noah, comme pour Assa Traoré, « ce n’est pas au gouvernement de dire si l’on peut marcher pour nos morts ». C’est aussi ce que croit Alice Coffin, élue écologiste à la mairie de Paris, et comme elle le précise elle-même, « militante antiraciste et féministe ».

C’est par cette deuxième dénomination qu’elle est présente ce 8 juillet : « J’avais prévu de venir avec ou sans autorisation de la préfecture ». Pourtant, en tant qu’élue, elle dit s’être « battue avec le préfet de police de Paris pour autoriser la manifestation, mais ça n’a pas abouti ». Thomas Portes, député LFI, dit aussi avoir « fait son possible pour autoriser l’hommage ». Écharpes tricolores en guise de bouclier, lui et des élus de gauche défilent fièrement aux côtés des Traoré. Pourtant, la manifestation a divisé la Nupes. Le Parti communiste et le Parti socialiste ont refusé d’y prendre part. La France insoumise et Europe écologie Les Verts, eux, étaient bien présents. Tous dénoncent « fortement la répression de l’État et l’entrave à la liberté de manifester. », comme le souligne la députée LFI Mathilde Panot. Pas seulement présents pour rendre hommage à Adama Traoré, les élus sont aussi là pour « soutenir les organisateurs après cette décision antidémocratique » mais aussi et surtout, « pour que l’État reconnaisse le racisme dans la police ».

« La mort d’Adama est une conséquence du racisme dans la police »

Dans la foule, la présence des politiques « fait plaisir », confie Sarah, 24 ans, venue de Créteil pour marcher, « mais il ne faut pas qu’ils nous oublient quand ça sera fini. On verra s’ils seront là dans deux mois pour parler de nos problèmes. » Plus qu’un hommage à Adama Traoré, le rassemblement ressemble à un cri de colère contre les violences policières. Les « problèmes » sont dans les bouches. « La mort d’Adama est une conséquence du racisme dans la police, dénonce Sarah, c’est pour ça qu’on est là ». Les mobilisations simultanées dans les grandes villes en sont la preuve. D’après la police, 5 500 personnes ont marché en France contre les violences policières ce 8 juillet. Assa Traoré citera Nahel à plusieurs reprises, mais aussi Mahamadou et 11 victimes pour présomption de refus d’obtempérer. La volonté est claire : « Nous nous battons pour que l’État reconnaisse qu’il y a du racisme en France. Le reconnaître, ce n’est pas une faiblesse, c’est sauver des vies », expliquera la jeune femme perchée sur un abribus.

Bravant tous les interdits, Amina*, 73 ans, fait face aux policiers, elle a « l’habitude ». Prête à « prendre des risques » contre « l’injustice que ces gens vivent », elle n’a pas hésité à venir en sachant que le rassemblement était à côté de chez elle. « Interdit ou pas, je serais venue », s’exclame-t-elle. La retraitée est bénévole au DAL (Droit au Logement), arborant de petits stickers sur son gilet jaune « Non aux expulsions dans les quartiers ». « Tout cela est relié, la répression, le racisme systémique apporte la précarité et le mal logement. Elle continue : « Les jeunes qui ont été mis en prison après avoir participé aux émeutes, certaines de leurs familles ont déjà été expulsées à cause de ça. » À peine le temps de finir sa phrase, que les policiers chargent.

C’est à l’arrivée du cortège à la Gare de l’Est que l’ambiance tourne au vinaigre. Alors que la dispersion se passe dans le calme, une brigade de BRAV-M donne alors à voir une image tristement symbolique, avec l’arrestation par placage ventral et menottage de Youssouf Traoré, frère d’Adama Traoré. Soit la même position qui a entraîné la mort de son frère. Il sortira du commissariat du 5e arrondissement sur un brancard, blessé à l’œil. D’après BFMTV, une commissaire de police aurait porté plainte contre le jeune homme pour violences sur personne dépositaire de l’autorité publique. Une procédure judiciaire est également en cours contre Assa Troré pour délit d’organisation d’une manifestation non déclarée.

On a gagné, on leur a montré que nous avions eu le dernier mot. Assa Traoré

Assa TraoréLors de sa prise de parole finale, cette dernière conclut sagement : « On a gagné, on leur a montré que nous avions eu le dernier mot. Rentrons chez nous ». Une déclaration qui ne fait pas l’unanimité dans la foule. « Non, nous n’avons pas gagné. Pourquoi rentrer maintenant ? », s’interroge une manifestante tenant une pancarte affichant « Justice ? » dans les mains. Le 15 juillet, une seconde manifestation est annoncée, que les organisateurs espèrent voir autorisée. L’occasion de « s’organiser ensemble pour demander la justice, et dénoncer l’injustice », déclarera Assa Traoré, consciente que les enjeux sont cette année encore plus grands que l’hommage à son frère.

* Le prénom a été changé, comme tous ceux suivis d’une astérisque.


 


 

D’Adama Traoré à Nahel : la marche
contre les violences policières
brave les interdits

Mathieu Dejean et Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

En dépit de l’interdiction préfectorale, le comité Vérité et justice pour Adama a défilé à Paris contre les violences policières et le racisme. Dans le contexte de révolte des quartiers populaires après la mort de Nahel, la mobilisation pacifique, soutenue par la gauche sociale et politique, a donné lieu à l'interpellation violente d’un frère Traoré par la police.

LesLes autorités ont tout fait pour que la marche en mémoire d’Adama Traoré, mort il y a sept ans dans les locaux de la gendarmerie de Persan (Val-d’Oise), n’ait pas lieu. D’abord, la préfecture du Val-d’Oise a interdit le rassemblement qui devait se tenir, comme chaque année, le 8 juillet à Beaumont-sur-Oise – décision confirmée par la justice administrative. Par arrêté préfectoral, la circulation des trains de la RATP a ensuite été interrompue vers Persan-Beaumont. 

Enfin, le comité Vérité et justice pour Adama ayant décidé d’appeler à se réunir place de la République, à Paris, la préfecture de Paris a interdit le rassemblement à son tour. « Cette manifestation intervient dans un contexte encore sensible, après un épisode de violences urbaines survenues en Île-de-France, et notamment à Paris », argue la préfecture dans son communiqué. Le contexte, c’est aussi la mort de Nahel M., 17 ans, tué à bout portant par un policier lors d’un contrôle routier à Nanterre (Hauts-de-Seine) le 27 juin. 

Une manifestation s’est pourtant bien lancée de la place de la République ce samedi 8 juillet, malgré une lourde présence policière. Les organisateurs ont, dans un premier temps, été nassés par la police mais, rapidement et sous l’impulsion du comité Vérité et justice pour Adama, le cordon policier a été forcé : une première fois pour accéder à la fontaine de la place de la République, une seconde pour débuter la marche. Elle aura duré moins d’une heure, dans le calme. 

La préfecture de Paris a annoncé une procédure judiciaire contre l’organisatrice, Assa Traoré, sœur d’Adama. Par ailleurs, deux interpellations ont été effectuées, les deux concernent des membres du comité Adama, dont l’un des frères Traoré, Youssouf, violemment arrêté comme en témoignent ces images. On y entend une militante répéter : « Pas à trois sur son dos, laissez le juste respirer. » Blessé à l’œil, Youssouf Traoré a été transféré du commissariat du Varrondissement à l’hôpital. Selon BFMTV, une policière a déposé plainte contre le frère d’Adama Traoré pour violences sur personne dépositaire de l’autorité publique. Le Comité Adama affirme ne pas avoir été informé du dépôt de cette plainte pour l'instant. 

Assa Traoré gagne un « bras de fer »

À 15 h 45, Assa Traoré monte sur un arrêt de bus, boulevard Magenta, vers la gare de l’Est, pour prendre la parole. Le cortège n’est pas allé plus loin. « Reconnaître qu’il y a du racisme en France, c’est sauver des vies. On a le droit de marcher pour nos frères. Vous allez rentrer chez vous avec fierté, honneur et dignité », lance-t-elle devant les manifestant·es bien encadré·es par des cordons de policiers. « C’est un hommage à Adama et pour toutes les victimes de violences policières : qu’elle dure une heure ou trois heures, peu importe, estime Omar Slaouti, militant historique des quartiers populaires. C’est un bras de fer : on sait qu’en face ils ne vont rien lâcher pour ne pas nous laisser s’exprimer. » 

Dans la foule, près de 2000 personnes, beaucoup de militant·es des quartiers populaires, de responsables politiques de La France insoumise (LFI) et d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), quelques rares chasubles syndicales aux couleurs des deux seules organisations de travailleurs présentes ce jour-là : la CGT et Solidaires. Les très jeunes habitant·es des quartiers populaires qui se sont révolté·es ces derniers jours et qui se succèdent en comparution immédiate en ce moment ne sont pas de la partie. Pour les personnes interrogées, cela s’explique par le fait que la marche s’est faite à Paris plutôt qu’à Beaumont-sur-Oise, et par la crainte que peut faire naître chez eux une présence policière accrue. 

Dans la famille, on est ACAB de père en filles.

Tala et Tasnim, deux sœurs, sont venues d’Épinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), battre le pavé aux côtés du comité Vérité et justice pour Adama. La première a 25 ans et travaille en tant que consultante dans la santé, la deuxième a 17 ans et vient d’obtenir son bac avec mention. Les deux jeunes femmes sont noires, portent le voile et racontent la violence du « racisme systémique », dans la rue pour leur frère et leur père, dans les études pour elles deux. « Mon père est un homme noir qui est arrivé en France dans les années 1980, alors les violences de la police, il connaît, commente Tala. Mon frère pareil. Nous aussi. Dans la famille, on est ACAB [All cops are bastards – ndlr] de père en filles. » 

La plus jeune répète ce que toutes les personnes racisées nous indiquent lors de cette marche : ça aurait pu être son frère. « Et quand on se révolte, nous, on nous réprime encore plus durement, s’inquiète Tasnim. Quand les habitants des quartiers populaires se mobilisent, c’est des émeutes. Quand ce sont des blancs, ce sont des manifestations engagées. J’ai pas l’impression d’être particulièrement agressive ou animale. »

Autour d’elles, les slogans fusent : « Tout le monde déteste la police », « Pas de justice, pas de paix », « Justice pour Adama », « Justice pour Nahel », « On ne nous empêchera pas de manifester, contre le racisme et l’impunité ». La voix de Tasnim se hisse au-dessus des mégaphones pour expliquer qu’elle n’a pas eu peur d’amener sa petite sœur dans une manifestation interdite par la préfecture : « On risque de se faire violenter et arrêter, mais, de toute façon, en tant que racisés, on risque tout cela tout le temps, manifs ou pas. Alors, les interdictions, on s’en fout. » 

Témoignages du racisme ordinaire de la police

Un peu plus loin, Fanta et Enora Gomes, elles, ne parlent pas au conditionnel quand elles disent que ça aurait pu être un membre de leur famille. Leur cousin, Olivio Gomes, est mort le 17 octobre 2020 de trois balles tirées par un policier de la BAC de Poissy (Yvelines), pour refus d’obtempérer. Comme Assa Traoré, elles répètent son nom, la date de sa mort, les conditions dans lesquelles celle-ci a eu lieu à de nombreuses reprises pour que le jeune homme de 28 ans ne tombe pas dans l’oubli. 

« C’est toujours la même histoire, souffle Enora. C’est juste les acteurs qui changent : il y a un refus d’obtempérer, et les policiers utilisent leurs armes pour tuer alors qu’il y a d’autres moyens d’interpeller. Ce qui s’est passé pour Nahel, c’est exactement la même chose, sauf que, pour nous, il n’y a pas de vidéo. » Les deux étudiantes, de 20 et 21 ans arborent un tee-shirt appelant à la « justice pour Olivio Gomes », racontent « l’angoisse permanente », ce poids qui leur reste sur le cœur chaque fois qu’elles aperçoivent un petit frère ou un petit cousin dans la rue, comme autant de potentielles victimes de violences policières. 

Les appels au calme sans justice sociale et sans moyens conséquents, ce n’est même pas entendable.

Elles se désolent d’une même voix que les « marches, les communiqués, ça ne sert plus à rien. Ça fait des années qu’on en fait, ça n’a rien changé, ils tuent encore. » Alors, si elles ne cautionnent pas les violences qui ont pu avoir lieu dans certains quartiers populaires après la mort de Nahel, elles comprennent : « Détruire notre milieu urbain à nous, c’est peut-être pas la meilleure solution, mais on n’a pas d’autres moyens de se faire entendre. »

Le constat est partagé par Farid Bennai du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP) : « Les jeunes qui se révoltent le font parce qu’ils savent très bien que ça aurait pu être eux-mêmes, leur frère, leur copain. » Alors que la plupart des responsables politiques ont appelé au calme, l’éducateur de rue estime que leurs prises de parole sont inopérantes : « Les pouvoirs publics violentent et créent une crispation dans les quartiers populaires et on demande ensuite aux éducateurs d’appeler au calme. Les appels au calme sans justice sociale et sans moyens conséquents, ce n’est même pas entendable. Ça ne veut rien dire. » 

Dans une même phrase, il raconte ces jeunes qui viennent le voir pour se plaindre des humiliations quotidiennes que leur font vivre la police, l’abandon progressif de l’État dans les quartiers les plus précaires et la marche impitoyable de « la machine répressive », faisant référence aux comparutions immédiates bâclées lors desquelles nombre de jeunes banlieusards ont pris des peines de prison ferme après les révoltes. Et de se souvenir d’une phrase qui, pour lui, résume tout : « Un jeune m’a dit un jour : “On nous traite comme des animaux, on se révolte comme des sauvages.” » 

Une gauche sidérée, mais solidaire

Quelques heures plus tôt, le collectif d’associations, de syndicats et de partis politiques de gauche, signataire de l’appel « Notre pays est en deuil et en colère », tenait une conférence de presse en catastrophe, près de la place de la République. Les mines sont ternes et la tension palpable. Éric Coquerel, député LFI de Seine-Saint-Denis, confie sa colère face aux interdictions : « Le gouvernement met la France au ban des démocraties. Le droit de manifester est un droit constitutionnel, ils n’ont même plus de prétexte : cette marche commémorative a toujours été pacifique. C’est sidérant. » « Le droit à manifester devient à discrétion des préfets et du gouvernement, ce n’est pas possible. Il faut protéger les libertés publiques », abonde la députée écologiste Sandrine Rousseau. 

Pour l’Insoumis, le seul point positif, c’est le sursaut d’une partie de la gauche sociale et syndicale, qui ne laisse pas les quartiers populaires seuls dans la bataille : « En grande partie, la gauche considère que ce qui se passe est politique, et que ça la concerne. Mais le gouvernement est bien plus dur qu’en 2005 en termes de fuite en avant répressive. »

Du côté des partis, LFI, Europe Écologie-Les Verts (EELV) et le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), notamment, étaient représentés – pas le Parti socialiste (PS), ni le Parti communiste français (PCF). La CGT, Solidaires ou encore Attac entouraient aussi Assa Traoré. Au micro, Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la CGT, rappelle le soutien de la confédération au comité et se désole de la réaction de l’exécutif : « La seule réponse du gouvernement, c’est la répression, les atteintes à tous les droits et aucune réponse sociale ou politique. Ce gouvernement n’est plus du tout légitime. »

« Nous empêcher de manifester, c’est nous empêcher de dire notre amour à l’endroit de ceux et celles qui devraient vivre aujourd’hui », déclare Omar Slaouti, évoquant un « tournant majeur » lors de la conférence de presse qui s’est tenue avant le départ du cortège. « On commence toujours par les quartiers, mais ça se termine dans tous les mouvements sociaux : ce qui se passe, c’est l’interdiction de tes libertés, en tant que femme, qu’écologiste, que syndicaliste », prévient-il. Et de rappeler le prochain rendez-vous : une marche contre les violences policières le 15 juillet, place de la République à Paris, à l'initiative de la Coordination Nationale contre les violences policières. 

À l’heure des questions, une seule journaliste prend la parole : « Assa Traoré, appelez-vous au calme ? » Et cette dernière de lui répondre : « Pourquoi me posez-vous cette question ? A-t-on déjà appelé à la violence ? » 

   publié le 8 juillet 2023

Le sous-titre des émeutes

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

« En dernière instance, une émeute est le langage de ceux qu’on n’entend pas. » Faut-il s’inspirer de Martin Luther King et donner du sens à ce qui est survenu depuis le meurtre de Nahel ? Si l’on en croit un sondage Elabe, une immense majorité de Français refusent de s’engager dans cette voie : 90 % estimeraient que la mort du jeune homme n’a constitué qu’un prétexte pour « casser ». Adopter cette thèse reviendrait dramatiquement à ne pas entendre. Ceci dit, que faut-il « entendre » dans des scènes de pillages et d’incendies qui ont produit autant d’images, mais aussi peu de paroles ? Notons au passage le vide organisationnel qui domine dans les quartiers populaires. Rien d’analogue au mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, qui avait, notamment après la mort de George Floyd, encadré les manifestations et assuré le « portage » revendicatif.

Faute de mots d’ordre et de slogans, il faut donc sous-titrer le film des « émeutes ». Selon le sociologue Romain Huët, elles « sont le signe d’une détresse politique ». Dans la « cité », ces jeunes ne sont jamais des jeunes : ils sont « des cités », des « banlieues », « issus de l’immigration »… L’accumulation de relégations, sociale, spatiale et symbolique, s’incarne dans une sorte de paradoxe ultime : les rencontres les plus fréquentes qu’ils ont avec des agents du service public – nous parlons ici de policiers – tournent trop souvent au contrôle d’identité sans raison, à l’intimidation, à l’humiliation. Et parfois à la mort. La liste est désormais trop longue et établie depuis trop longtemps (dès les années 1980) pour que persiste le déni : il y a bien un problème dans le rapport assigné par le pouvoir à l’institution policière.

La France de 2023 n’est pas l’Amérique de 1967, mais on ne manquera pas de trouver un puissant écho dans cette autre phrase du leader du mouvement des droits civiques : « Aussi longtemps que l’Amérique remettra la justice à plus tard, nous serons dans la position de voir se répéter des vagues de violence. »

 

   publié le 7 juillet 2023

« Emmanuel Macron
ne comprend rien aux banlieues »

Nadia Sweeny  sur www.politis.fr

Ali Rabeh, maire de Trappes (Yvelines), a participé à l’Élysée à la rencontre entre le chef de l’État et quelque 200 maires, le 4 juillet, pour évoquer la révolte des quartiers populaires. Il dénonce sans langue de bois l’incapacité du Président à comprendre ce qui se joue dans les banlieues et son manque de perspectives pour l’avenir.


 

Vous avez été reçu mardi 4 juillet à l’Élysée par le président de la République avec des dizaines d’autres maires. Comment ça s’est passé ?

Ali Rabeh : Le Président a fait une introduction très courte pour mettre en scène sa volonté de nous écouter, de nous câliner à court terme, en nous disant à quel point on était formidable. Puis ça a viré à la thérapie de groupe. On se serait cru aux alcooliques anonymes. Tout le monde était là à demander son petit bout de subvention, à se plaindre de la suppression de la taxe d’habitation, de la taille des LBD pour la police municipale ou de l’absence du droit de fouiller les coffres de voiture… Chacun a vidé son sac mais, à part ça et nous proposer l’accélération de la prise en charge par les assurances, c’est le néant. La question primordiale pour moi n’est pas de savoir si on va pouvoir réinstaller des caméras de surveillances en urgence, ou comment réparer quelques mètres de voiries ou des bâtiments incendiés. Si c’est cela, on prend rendez-vous avec le cabinet du ministre de la Ville ou celui des Collectivités territoriales. Mais ce n’est pas du niveau présidentiel.

Quand on parle avec le président de la nation, c’est pour cerner les causes structurelles du problème et fixer un cap afin d’éviter que ça ne se reproduise. Et là-dessus on n’a eu aucune réponse, ni aucune méthode. Il nous a dit qu’il avait besoin d’y réfléchir cet été. En fait, Emmanuel Macron voulait réunir une assemblée déstructurée, sans discours commun. Il a préféré ça au front commun de l’association Ville & Banlieue réunissant des maires de gauche et de droite qui structurent ensemble un discours et des revendications. Mais le Président refuse de travailler avec ces maires unis. Il préfère 200 maires en mode grand débat qui va dans tous les sens, parce que ça lui donne le beau rôle. En réalité, on affaire à des amateurs qui improvisent. Globalement ce n’était pas à la hauteur.

Le Président n’a donc rien évoqué, par exemple, de l’appel de Grigny ou des nombreuses propositions déjà faites par le passé sur les problématiques liées aux banlieues et qui ne datent quand même pas d’hier ?

On a eu du mépris, de l’arrogance et de l’ignorance. Il n’a pas écouté les nombreuses alertes des maires de banlieue.

Ali Rabeh : Non. Il a fait du « Macron » : il a repris quelques éléments de ce qu’on racontait et il en fait un discours général. Il avait besoin d‘afficher qu’il avait les maires autour de lui, il nous a réunis en urgence pendant que les cendres sont brûlantes, ce qu’il a refusé de faire avant que ça n’explose. Et ce, malgré nos supplications. Pendant des mois, l’association Ville & Banlieue a harcelé le cabinet de Mme Borne pour que soit convoqué un Conseil interministériel des villes conformément à ce qu’avait promis le Président. Cela ne s’est jamais fait. Macron n’a pas tenu sa parole. On a eu du mépris, de l’arrogance et de l’ignorance. Il n’a pas écouté les nombreuses alertes des maires de banlieue parce qu’il pensait que nous étions des cassandres, des pleureuses qui réclament de l’argent. C’est sa vision des territoires. Elle rappelle celle qu’il a des chômeurs vus comme des gens qui ne veulent pas travailler alors qu’il suffirait de traverser la route. Emmanuel Macron n’a donc pas vu venir l’explosion. Fondamentalement, il ne comprend rien aux banlieues. Il ne comprend rien à ce qu’il s’est passé ces derniers jours.

A-t-il au moins évoqué le plan Borloo qu’il a balayé d’un revers de main en 2018 ?

Ali Rabeh : Je m’attendais justement à ce qu’il annonce quelque chose de cet acabit. Il ne l’a pas fait. Il a fait un petit mea-culpa en disant qu’à l’époque du rapport Borloo, sur la forme il n’avait pas été adroit mais il affirme que la plupart des mesures sont mises en œuvre. Il prétend, tout content de lui, qu’il y a plus de milliards aujourd’hui qu’hier et que le plan Borloo est appliqué sans le dire. C’était grotesque. J’aurais aimé qu’il nous annonce une reprise de la méthode Borloo : on fait travailler ensemble les centaines de maires et d’associatifs. On se donne six mois pour construire des propositions actualisées par rapport au rapport Borloo et s’imposer une méthode. Lui a dit : « J’ai besoin de l’été pour réfléchir. » Mais quelle est notre place là-dedans ?

Dans ses prises de paroles publiques, le Président a fustigé la responsabilité des parents qui seraient incapables de tenir leurs enfants. Qu’en pensez-vous ?

Ali Rabeh : Qu’il faut commencer par faire respecter les mesures éducatives prescrites par les tribunaux. Pour ces mamans qui n’arrivent pas à gérer leurs enfants dont certains déconnent, les magistrats imposent des éducateurs spécialisés chargés de les accompagner dans leur fonction parentale. Or, ces mesures ne sont pas appliquées faute de moyens. C’est facile après de les accabler et de vouloir les taper au porte-monnaie mais commençons par mettre les moyens pour soutenir et accompagner les familles monoparentales en difficulté.

Le deuxième élément avancé ce sont les réseaux sociaux…

Ali Rabeh : C’est du niveau café du commerce. C’est ce qu’on entend au comptoir : « Faut que les parents s’occupent de leur môme, faut les taper aux allocs. Le problème ce sont les réseaux sociaux ou les jeux vidéo… » Quand on connaît la réalité c’est un peu court comme réponse. On peut choisir d’aller à la simplicité ou on peut se poser la question fondamentale des ghettos de pauvres et de riches. Pour moi l’enjeu c’est la mixité sociale : comment les quartiers « politique de la ville » restent des quartiers « politique de la ville » trente ans après. Or personne ne veut vraiment l’aborder car c’est la montagne à gravir.

On peut choisir la simplicité ou se poser la question fondamentale des ghettos de pauvres et de riches.

Vous avez abordé cette question lors de votre intervention à l’Élysée. Comment le Président a-t-il réagi ?

Ali Rabeh : Il a semblé réceptif quand j’ai évoqué les ghettos de riches et les maires délinquants qui, depuis vingt-deux ans, ne respectent pas la loi SRU. Il a improvisé une réponse en évoquant le fait que dans le cadre des J.O, l’État prenait la main sur les permis de construire en décrétant des opérations d’intérêt national, un moyen de déroger au droit classique de l’urbanisme. Il s’est demandé pourquoi ne pas l’envisager pour les logements sociaux. S’il le fait, j’applaudis des deux mains. Ça serait courageux. Mais je pense qu’il a complètement improvisé cette réponse.

En ce moment, on assiste à une répression judiciaire extrêmement ferme : de nombreux jeunes sans casier judiciaire sont condamnés à des peines de prison ferme. Est-ce de nature à calmer les choses, à envoyer un message fort ?

Ali Rabeh : Non. On l’a toujours fait. À chaque émeute, on a utilisé la matraque. Pareil pour les gilets jaunes. Pensez-vous que la colère est moins forte et que cela nous prémunit pour demain ? Pas du tout. Que les peines soient sévères pour des gens qui ont mis le feu pourquoi pas, mais ça ne retiendra le bras d’aucun émeutier dans les années qui viennent.

Quand Robert Ménard a dit que le problème provenait de l’immigration, le Président n’a pas tiqué.

Vous avez été dans les rues de Trappes pour calmer les jeunes. Qu’est-ce qui vous a marqué ?

Ali Rabeh : La rupture avec les institutions est vertigineuse. Elle va au-delà de ce que j’imaginais. J’ai vu dans les yeux des jeunes une véritable haine de la police qui m’a glacé le sang. Certains étaient déterminés à en découdre. Un jeune homme de 16 ans m’a dit « Ce soir on va régler les comptes », comme s’il attendait ce moment depuis longtemps. Il m’a raconté des séances d’humiliation et de violence qu’il dit avoir subies il y a quelques mois de la part d’un équipage de police à Trappes. Beaucoup m’ont dit : « Ça aurait pu être nous à la place de Nahel : on connaît des policiers qui auraient pu nous faire ça. » J’ai tenté de leur dire qu’il fallait laisser la justice faire son travail. Leur réponse a été sans appel : « Jamais ça ne marchera ! Il va ressortir libre comme tous ceux qui nous ont mis la misère. » Ils disent la même chose de l’impunité des politiques comme Nicolas Sarkozy qui, pour eux, n’ira jamais en prison malgré ses nombreuses condamnations. Qui peut leur donner tort ?

Il se développe aussi un discours politique extrêmement virulent sur le lien de ces violences urbaines avec les origines supposément immigrées des jeunes émeutiers. Qu’en pensez-vous ?

Ali Rabeh : Quand Robert Ménard a frontalement dit, dans cette réunion des maires, que le problème provenait de l’immigration, le président de la République n’a pas tiqué. Une partie de la salle, principalement des maires LR, a même applaudi des deux mains. Il y a un glissement identitaire très inquiétant. Culturellement, l’extrême droite a contaminé la droite qui se lâche désormais sur ces sujets. Ces situations demandent de raisonner pour aller chercher les causes réelles et profondes du malaise comme l’absence d’équité, la concentration d’inégalités, d’injustices, de frustrations et d’échecs. C’est beaucoup plus simple de s’intéresser à la pigmentation de la peau ou d’expliquer que ce sont des musulmans ou des Africains violents par nature ou mal élevés.

Comment ces discours sont-ils perçus par les habitants de Trappes ?

Ali Rabeh : Comme la confirmation de ce qu’ils pensent déjà : la société française les déteste. Dans les médias, matin, midi et soir, ils subissent continuellement des discours haineux et stigmatisant de gens comme Éric Zemmour, Marine le Pen, Éric Ciotti, etc. qui insultent leurs parents et eux-mêmes au regard de leur couleur de peau, leur religion ou leur statut de jeune de banlieue. Ils ont le sentiment d’être les rebuts de la nation. Quotidiennement, ils ont aussi affaire à une police qui malheureusement contient en son sein des éléments racistes qui l’expriment sur la voie publique dans l’exercice de leur métier. Ça infuse. Les jeunes ne sont pas surpris de l’interprétation qui est faite des émeutes. En réalité ils l’écoutent très peu, parce qu’ils ont l’habitude d’être insultés.

D’après vous, que faut-il faire dans l’urgence ?

Ali Rabeh : Il faut arrêter de réfléchir dans l’urgence. Il faut s’engager sur une politique qui change les choses sur dix à quinze ans. C’est possible. On peut desserrer l’étau qui pèse sur les quartiers en construisant des logements sociaux dans les villes qui en ont moins. Moi, je ne demande pas plus de subventions. Je veux que dans quinze à vingt ans, on me retire les subventions « politique de la ville » parce que je n’en aurai plus besoin. C’est l’ambition qu’on doit porter.

Il faut lancer un cercle vertueux de dialogue police-population.

Et sur le court terme ?

Ali Rabeh : Il faut envoyer des signaux. Revenir sur la loi 2017 car cela protégera les policiers qui arrêteront de faire usage de leurs armes à tort et à travers, s’exposant ainsi à des plaintes pour homicide volontaire, et cela protégera les jeunes qui n’auront plus peur de se faire tirer comme des lapins. Il faut aussi engager un grand dialogue entre la police et les jeunes. On l’a amorcé à Trappes avec le commissaire et ça produit des résultats. Le commissaire a fait l’effort de venir écouter des jeunes hermétiquement hostiles à la police, tout en rappelant le cadre et la règle, la logique des forces de l’ordre. C’était très riche. Quelques semaines plus tard le commissaire m’a dit que ses équipes avaient réussi une intervention dans le quartier parce que ces jeunes ont calmé le jeu en disant « on le connaît, il nous respecte ». Il faut lancer un cercle vertueux de dialogue police-population, et jeunesse en particulier, dans les mois qui viennent. La police doit reprendre l’habitude de parler avec sa population et être acceptée par elle. Mettons la police autour de la table avec les jeunes, les parents du quartier, des éducateurs, les élus locaux pour parler paisiblement du ressenti des uns et des autres. Il peut y avoir des signaux constructifs de cet ordre-là. Or là on est dans la culpabilisation des parents. Ça ne va pas dans le bon sens.


 

   publié le 6 juillet 2023

Milices d’extrême droite « anti-casseurs » : de quoi parle-t-on ?

sur https://rapportsdeforce.fr/

Depuis le début des révoltes causées par la mort de Nahel, des militants d’extrême droite se rêvent en milice « anti-casseurs ». Entre réelle force para-policière et simple coup de communication, décryptage d’une situation plus complexe qu’il n’y paraît.

 Ce dimanche 2 juillet à Lyon, aux alentours de 21h, entre 80 et 100 militants d’extrême droite se réunissent aux abords de La Traboule, locaux de feu Génération identitaire. Après une brève déambulation, ils atteignent les marches de l’Hôtel de ville, entonnent un « on est chez nous », et lancent le slogan favori des identitaires lyonnais : « avant, avant, Lyon le melhor ». La scène dure quelques minutes. Les jeunes hommes, cagoulés ou capuchés, reçoivent rapidement une pluie de palets lacrymogènes et se dispersent. « La police les a peut-être pris pour des jeunes des quartiers », sourit Raphaël Arnault, porte-parole du collectif antifasciste la Jeune Garde, peu habitué à voir les « fafs » (acronyme de « France au Français » utilisé pour désigner les militants d’extrême droite) visés par la police. Un comble, puisque cette milice autoproclamée se targue justement de mettre fin aux mouvements de révolte* menés par les habitants des quartiers populaires.

Retour à l’ordre par la force

Depuis le 27 juin et la mise à mort, à Nanterre, du jeune Nahel (17 ans) par un policier, plus de 1000 bâtiments publics ou commerciaux ont été dégradés ou incendiés ainsi que près de 6000 voitures. Au total, 3500 personnes ont été interpellées dont un tiers de mineurs, selon les chiffres du ministère de l’intérieur. De nombreuses confrontations avec les policiers ont éclaté dans les quartiers populaires mais aussi dans les centres-villes.

Malgré quelques (fines) nuances rhétoriques, l’extrême droite la plus médiatique (RN, Reconquête et ses compagnons de route éditorialistes) y voit la confirmation de ses thèses. Elle met directement en cause l’immigration, renouvelle son soutien à la police et appelle à rétablir l’ordre par la force.

De manière plus souterraine, sur des canaux Telegram, des groupuscules nationalistes appellent, eux, à se substituer aux forces de l’ordre et à monter des milices. « Insurrection dans les cités ? Laissez nous gérer ! Avec 10 000 hommes dans Paris, on assure la reconquête en une nuit », peut-on lire sur un visuel flanqué de croix celtiques qui circule sur des canaux Telegram d’extrême droite.

Milice d’extrême droite : de la com’ avant tout

Mais pour l’heure, ils sont loin d’être assez nombreux. Depuis le 27 juin, des tentatives de constitution de milice d’extrême droite n’ont pu être constaté que dans trois villes : Lyon, Angers et Chambéry. Le cas de Lorient est plus complexe et nous y reviendrons en fin d’article.

À noter : Lyon exceptée, ces militants ne sont sortis que dans des villes de taille modeste. Cent cinquante-cinq mille habitants pour Angers et 60 000 pour Chambéry, bien loin de l’ambition de « reconquérir Paris » affichée sur les réseaux sociaux. Enfin, toutes ces sorties sont loin d’avoir débouché sur des affrontements avec des jeunes des quartiers populaires. Encore moins sur des « victoires » physiques.

« À Lyon, c’était surtout un beau coup de com’. Les fafs sont venus le dimanche soir, quand le centre-ville était plutôt calme et il y avait 4 ou 5 personnes autour d’eux pour les filmer. Ils étaient là pour faire des images, pas pour prendre la rue. Le but, c’était de gagner des points auprès des personnes réactionnaires ou racistes en faisant de la propagande sur les réseaux sociaux, pas de faire une vraie action de rue. Ça ne m’étonnerait pas qu’ils publient rapidement une vidéo sur leurs réseaux sociaux », estime Raphaël Arnault.

Après avoir pris la pose et respiré un peu de lacrymo, les militants d’extrême droite rentrent rapidement dans leur fief du vieux Lyon en compagnie de leurs comparses de Clermont-Ferrand, Valence, ou encore Chambéry, venus pour l’occasion.

Chambéry : « une ligne d’extrême droiture »

C’est peut-être à Chambéry que le fantasme de la milice nationaliste « reconquérant » les rues a le plus été réalisé.

Luc**, un militant syndicaliste et antifasciste local raconte :

« Un communiqué non signé annonçait un rassemblement intitulé “pour les victimes françaises des émeutes” , ce samedi 1er juillet, aux alentours de 21h. Finalement une trentaine de fafs se sont réunis. Ce n’étaient pas ceux qu’on a l’habitude de croiser à Chambéry, à savoir les anciens du Bastion social et de l’Edelweiss. Eux, on les avait déjà vus toute la journée mettre la pression sur un local autogéré et menacer les personnes qui étaient à l’intérieur. Cette fois c’était plutôt des militants de Reconquête et de la Cocarde. Celui qui les dirigeait les a fait former une “ligne d’extrême droiture” – ce sont ses mots. Puis ils ont défilé dans le centre-ville et dans le quartier Covet. Mais ils ne sont pas allés jusque dans les Hauts-de-Chambéry (ndlr : le plus gros quartier populaire de la ville). »

Pendant une partie de la soirée, le groupe auto-proclamé « anti-casseurs » lance des slogans racistes : « Français réveille toi, tu es ici chez toi » et « on est chez nous ». Le défilé, solidement encadré par un service d’ordre d’une quinzaine de personnes et par des policiers, se reproduit les deux nuits suivantes. « Lundi soir, ils se sont à nouveau retrouvés en centre-ville, notamment pour chanter la Marseillaise. Ils étaient une cinquantaine, cette fois ils incitaient les passants à venir les rejoindre », continue Luc.

C’est cette nuit-là que des affrontements entre cette milice d’extrême droite et un groupe d’opposants ont finalement lieu. Selon Le Dauphiné Libéré, un militant d’extrême droite aurait alors reçu un « cocktail molotov à ses pieds » tandis qu’un autre aurait été « frappé à la tête à l’aide d’un marteau ». Cette seconde agression est par ailleurs revendiquée sur un canal Télégram antifasciste. Le préfet de Savoie a finalement interdit les manifestations dans le centre-ville de Chambéry pour la nuit suivante, du 4 au 5 juillet.

Angers : l’Alvarium assiégé

À Angers, les tensions se sont cristallisées autour du local l’Alvarium, tenu de longue date par un groupuscule nationaliste révolutionnaire du même nom. Ce dernier, dissout en 2021 par le ministère de l’intérieur, exploite cependant toujours ses locaux sous le nom de Rassemblement des étudiants de droite (RED).

Vendredi 28 juin, un rassemblement contre les violences policières rassemble environ 250 personnes dans le centre-ville d’Angers. Interdit, il est dispersé à grand renfort de gaz lacrymogène par la police. En quittant le cortège, certains manifestants passent à proximité de l’Alvarium, située à quelques pas de là, et se font attaquer par ses militants, équipés de bâtons et de battes de baseball.

La situation prend de l’ampleur le lendemain. Un faux communiqué attribué à l’Alvarium annonce une « opération nettoyage quartier ». Le groupe d’extrême droite a beau réactiver ses comptes sur les réseaux sociaux (alors qu’il n’en a pas le droit car il est dissout) pour démentir, un rassemblement à proximité de l’Alvarium s’organise dans la soirée du samedi soir, en représailles. « Des jeunes des quartiers ont commencé à arriver, ils avaient entendu des trucs racistes la veille et ça a mis le feu au poudre », relate Bernard, militant du réseau angevin antifasciste (RAAF). Cette fois, les militants d’extrême droite sont une soixantaine, se permettent un petite patrouille dans le centre-ville et « [poursuivent] en courant des individus, armés d’un couteau et de bâtons », signale un arrêté de la ville d’Angers qui interdira l’accès à la rue qui mène à l’Alvarium à l’issue de cette soirée. Enfin, dans la nuit de lundi à mardi, des affrontements ont encore eu lieu à proximité du local. Cette fois, les nationalistes sont aidés par leur alliés parisiens du GUD.

Milice d’extrême droite : l’avant garde du racisme

Pour l’heure, ces quelques tentatives de constitution de milice restent à mi-chemin entre l’agitation-propagande et la réelle volonté de s’opposer aux révoltés. Elles sont relativement isolées et il reste peu probable que les militants d’extrême droite, malgré leurs fantasmes, se substituent réellement à la police. Pour autant, s’ils sont les premiers à sortir dans la rue pour montrer les muscles, ces derniers ne sont pas les seuls à voir dans la révolte des habitants des quartiers populaires « une guerre ». Ils partagent cette idée avec un certain nombre de policiers et de militaires, particulièrement sensibles aux thèses de l’extrême droite.

« Aujourd’hui, les policiers sont au combat car nous sommes en guerre », assurent Alliance et UNSA-Police, dans un communiqué martial publié le 30 juin. Dans ce texte, qui n’a rien à envier à ceux de Reconquête, ces deux syndicats policiers, qui constituent un bloc de 49,5% des voix exprimés lors des élections professionnelles, appellent au « combat contre ces “nuisibles” » et à « mettre les interpellés hors d’état de nuire ». Leur déclaration joue avec l’idée d’une autonomisation de la « famille police » (selon leurs termes), que l’action d’un gouvernement trop laxiste aurait rendue nécessaire.

Certains militaires ne sont quant-à eux pas en reste. Ainsi à Lorient, dans la nuit du 30 juin au 1er juillet un mystérieux commando ici encore auto-proclamé « anti-casseurs », a procédé à l’arrestation de jeunes qui se livraient à des destructions de bien, en bonne intelligence avec la police. L’un de ses membres a reconnu auprès du journal Ouest-France être un militaire « ayant déjà à son actif plusieurs missions à l’étranger dans des zones de conflit ». Peu étonnant dans cette ville bretonne qui abrite 4000 militaires de la marine nationale. Selon les informations de Mediapart, le ministère des armées a ouvert une enquête administrative. Car, si l’article 73 du Code de procédure pénale prévoit les interpellations par de simples citoyens, plusieurs questions se posent. « D’abord le fait que les membres de ce groupe se soient dissimulés sous des cagoules et des cache-nez pour interpeller d’autres citoyens. Ensuite, le caractère musclé de leur intervention qu’a reconnu le milicien interviewé par Ouest-France », écrit Médiapart.

Enfin, dans la soirée du 4 juillet, pendant que des militaires, des policiers et des militants d’extrême droite rêvent de pouvoir laisser libre cours à leur violence, on apprend qu’un homme de 27 ans est décédé dans la nuit du 1 au 2 juillet en marge de scènes de casse à Marseille. « Les éléments de l’enquête permettent de retenir comme probable un décès causé par un choc violent au niveau du thorax causé par le tir d’un projectile de “type flash-ball” », indique le parquet au journal La Marseillaise.

Note

* La presse a pris l’habitude de qualifier « d’émeute »  les situations de confrontation avec la police, ou de casse, lorsqu’elle sont menées massivement par des personnes issues des quartiers populaires. Nous lui préférons celui de « révolte » , qui n’oublie pas que ces violences ont des causes politiques.

** Prénom modifié


 

   publié le 5 juillet 2023

Yanis Varoufakis : « Sans sortie de l’OTAN, l’Europe restera un continent vassal »

Julien Chevalier sur https://lvsl.fr

Les dernières élections grecques ont été marquées par le faible score du parti de « gauche radicale » SYRIZA, au pouvoir quelques années plus tôt. Élu en 2015, le leader du parti, Alexis Tsipras, avait abandonné au bout de six mois sa promesse de lutte contre l’austérité et les privatisations, entraînant la démission de son ministre des Finances Yanis Varoufakis. Demeuré un analyste attentif de l’actualité, ce dernier nous livre ici son analyse sur l’endettement de la Grèce, la récession de la zone euro, mais aussi l’alignement du Vieux continent sur Washington et l’émergence des BRICS. Il se montre particulièrement critique à l’égard de la perspective « d’autonomie stratégique » européenne portée par Emmanuel Macron, qu’il juge chimérique sans une sortie de l’Alliance atlantique. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.


 

LVSL – Depuis 2019 et la chute du gouvernement Tsipras, le pays est dirigé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, leader du parti conservateur la Nouvelle Démocratie. Lors des dernières élections législatives, le parti Syriza, au sein duquel vous étiez membre, n’a obtenu que 17,84 % des voix. Récemment, le chef du parti, Alexis Tsipras, a annoncé sa démission. Quelle conclusion tirez-vous de cette situation ?

Yanis Varoufakis – La conclusion est que les radicaux ne sont jamais accueillis longtemps dans le club des puissants, même s’ils sont prêts à trahir leurs principes pour bien les servir.

Tsipras a toutes les raisons de se sentir maltraité par le pouvoir en place. Après avoir imposé au peuple grec, impitoyablement et plutôt efficacement, les mesures politiques face auxquelles il avait été élu pour s’opposer, il a « réussi » à stabiliser la Grèce aux dépens du plus grand nombre et dans les intérêts de l’oligarchie internationale. Pour ce faire, il a imposé – au nom de la gauche radicale ! -des politiques que même les représentants politiques les plus fervents de l’oligarchie, lorsqu’ils étaient au gouvernement, avaient été réticents à introduire.

Qu’a-t-il obtenu en échange ? Lorsqu’il était Premier ministre du pays [entre 2015 et 2019, NDLR] et instaurait une politique d’austérité, les puissants l’aidaient et le gratifiaient de quelques compliments. Mais une fois le « sale boulot » accompli, le pouvoir en place l’a abandonné en soutenant ses représentants politiques traditionnels, le parti de la Nouvelle Démocratie dirigé par Kyriakos Mitsotakis. Sans une once de gratitude envers leur véritable sauveur, Tsipras, ils l’ont abandonné dans un environnement électoral où – en raison de ses propres choix – il n’avait aucune chance d’obtenir le soutien du peuple qu’il avait soumis à la torture oligarchique de la Troïka. Bref, que les politiciens de gauche qui hésitent à trahir se méfient : ça ne paie pas !

LVSL – Les avantages et les inconvénients d’un « Grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro, NDLR] sont bien connus. Un tel choix serait-il aujourd’hui favorable au pays ? Plus largement, quel est pour vous le paradigme économique vers lequel devrait s’orienter la Grèce pour mettre fin à ce cycle récessif ?

Yanis Varoufakis –L’économie grecque est devenue une vache à lait pour l’oligarchie transnationale à cause des politiques qui assurent sa non-viabilité et la diminution constante des perspectives de la majorité des citoyens grecs. Pour relancer l’économie du pays, et la rendre réellement stable, il faut mettre fin à l’hémorragie de richesse qui est actuellement exportée, sous forme de rentes massives vers divers paradis fiscaux. Par exemple, l’expropriation des biens immobiliers de la classe moyenne (par la vente de prêts à des fonds vautours), les privatisations d’actifs publics dans le cadre d’opérations de capital-investissement, les impôts indirects gigantesques, la diminution constante des biens communs qui nous restent (ressources en eau, santé publique, éducation…).

« Une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. »

Dans tout cela, la question de la monnaie est secondaire. Cependant, si la menace du Grexit est l’arme principale par laquelle l’oligarchie transnationale s’assure que toutes les pratiques prédatrices susmentionnées se poursuivront, alors les progressistes grecs doivent apprendre l’art d’imaginer la Grèce sans l’euro.

LVSL – De nombreux pays européens sont lourdement endettés, notamment la Grèce et l’Italie, dont les dettes représentent respectivement près de 180 % et 150 % de leur PIB. Dans le même temps, la zone euro est en récession et pourrait à nouveau connaître plusieurs années de faible croissance. Quelle politique monétaire estimez-vous que la BCE devrait adopter ?

 

Yanis Varoufakis –Aucune politique monétaire ne peut, à ce stade, faire face à l’endettement gigantesque (aussi bien privé que public) qui régit le capitalisme occidental. L’endettement excessif est sa caractéristique principale – pas un accident de parcours.

Il reflète un système qui a généré une demande insuffisante pour les produits qu’il fabrique et qui, par conséquent, a besoin de dettes pour maintenir la production et l’accumulation de capital. En outre, une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. Bref, il n’y a plus de perspective de traitement des dettes impayables, ni en Europe, ni ailleurs, qui n’implique pas une révolution dans la manière de produire et de distribuer les richesses. Yanis Varoufakis –

LVSL – Le parti politique MeRA25, dont vous êtes le fondateur, propose l’introduction d’un système de paiement numérique appelé « Demeter ». En quoi consiste-t-il ? Que pensez-vous d’une monnaie numérique créée par une banque centrale, notamment l’euro numérique ?

Yanis Varoufakis –J’ai beaucoup écrit sur les raisons pour lesquelles une monnaie numérique centrale serait très utile pour a) diminuer le pouvoir exorbitant du secteur financier sur le reste de la société et b) fournir les fondements d’un revenu de base universel.

La question qui se pose à tous les pays de la zone euro est la suivante : comment introduire un tel système de paiement numérique public lorsque l’on ne dispose pas de sa propre banque centrale ? La réponse de MeRA25 est « Demeter » : au lieu que la banque centrale offre des comptes numériques de banque centrale à chaque résident, les autorités le font en créant un compte par numéro de dossier fiscal. Il en résulte une sorte de monnaie fiscale. Bien qu’inférieure à une véritable monnaie numérique de banque centrale, elle offrirait bon nombre de ses avantages tant au public qu’à l’État.

[NDLR : Nous nous permettons de citer ici in extenso un extrait de l’article de Yanis Varoufakis paru dans Project Syndicate :

Cette monnaie fiscale serait présente sur la plateforme numérique de l’administration, en utilisant le numéro de dossier fiscal existant des particuliers et des entreprises. Toute personne possédant un numéro de dossier fiscal dans un pays recevrait un compte gratuit lié. Les particuliers et les entreprises pourront alors créditer ce compte en transférant de l’argent depuis leur compte bancaire habituel, comme ils le font aujourd’hui pour payer leurs impôts. Mais ils le feront bien avant de payer leurs impôts car l’État garantirait un taux d’intérêt annuel de 8 % payable à ceux qui sont prêts à payer leurs impôts un an avant la date prévue.

Par exemple, une fois que 1.000 euros ont été transférés sur un compte lié au numéro fiscal, un numéro d’identification personnel est émis, et peut être utilisé soit pour transférer le crédit de 1.000 euros sur le compte fiscal de quelqu’un d’autre, soit pour payer des impôts à l’avenir. Ces futurs euros peuvent être conservés pendant un an jusqu’à leur échéance ou être utilisés pour effectuer des paiements à d’autres contribuable. Le Trésor pourra contrôler l’offre de monnaie fiscale, en ajustant le taux d’intérêt pour garantir que la valeur nominale de l’offre totale ne dépasse jamais un pourcentage du revenu national, ou de l’ensemble des impôts. Pour garantir une transparence totale, et donc la confiance, un algorithme de blockchain, conçu et supervisé par une autorité nationale indépendante, pourrait régler les transactions en monnaie fiscale].

LVSL – Face à la guerre en Ukraine, l’OTAN se montre unie tandis que les pays européens souffrent des conséquences de ce conflit (hausse des prix de l’énergie, désindustrialisation…). Comment l’Europe peut-elle sortir de cette situation ?

Yanis Varoufakis –Ce n’est pas possible. Les rêves de Macron concernant « l’autonomie stratégique » de l’Europe restent et resteront des chimères tant que l’Europe ne sortira pas de l’OTAN. Tant qu’elle sera sous l’emprise de Washington, l’Europe restera un continent vassal, incapable de veiller aux intérêts de ses propres classes dirigeantes.

« Les historiens reconnaîtront dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance. »

Je ne doute pas un instant que les historiens des prochaines décennies reconnaîtront, dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance.

LVSL – Depuis plusieurs mois, et notamment le gel des avoirs russes, de nombreuses voix s’élèvent contre l’hégémonie du dollar (en particulier les présidents des BRICS). Quel serait, selon vous, les contours d’un système monétaire international plus juste et plus équilibré ?

Yanis Varoufakis –Il ne peut y avoir de système monétaire international équilibré tant que les capitalistes chinois, brésiliens, mexicains et indiens rêvent de profits en dollars à de réinvestissements dans le secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier américain.

Tant que cette situation perdurera, l’idée que les BRICS représenteraient un défi à l’hégémonie américaine restera au mieux un rêve, au pire une distraction. 


 

   publié le 4 juillet 2023

Cisjordanie : à Jénine, la punition collective contre la résistance

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

L’armée israélienne, qualifiant la grande ville du nord de la Palestine et son camp de réfugiés de « nid à frelons », a démarré une opération militaire terrestre et aérienne faisant 8 morts. Ces tentatives pour éradiquer le combat contre l’occupation ne réussiront pas, prédit le directeur du Théâtre de la Liberté de Jénine, Mustafa Sheta.

La ville et le camp de réfugiés de Jénine, au nord de la Cisjordanie, ont été une nouvelle fois la cible de l’occupant israélien. Dans la nuit de dimanche à lundi, l’armée a frappé la localité avec des drones dans ce qui s’avère l’une des plus grandes incursions en Cisjordanie en vingt ans. Le bilan est là, lourd.

Neuf personnes ont été tuées et au moins cent blessées, dont vingt dans un état grave, alors que les affrontements se poursuivaient lundi. Un porte-parole de l’armée a déclaré que l’offensive durerait aussi longtemps que nécessaire. « Une opération ne se termine pas en un jour », a déclaré à la radio de l’armée Israël Katz, membre du cabinet de sécurité et ministre de l’Énergie.

Selon le témoignage d’habitants que nous avons pu recueillir par téléphone, les drones étaient clairement audibles au-dessus et les bruits de tirs et d’explosifs résonnaient dans toute la ville. Au cours de la matinée, au minimum six drones ont été déployés autour de Jénine et du camp adjacent, une zone densément peuplée abritant environ 14 000 réfugiés dans moins d’un demi-kilomètre carré.

« C'est une vraie guerre. Il y a eu des frappes venant du ciel et ciblant le camp »

« Ce qui se passe dans le camp de réfugiés est une vraie guerre, a expliqué à Reuters Khaled Alahmad, chauffeur d’ambulance palestinien. Il y a eu des frappes venant du ciel et ciblant le camp. Les cinq à sept ambulances que nous conduisions revenaient à chaque fois pleines de blessés. »

Durant l’opération, les bulldozers blindés israéliens ont labouré les routes du camp, interrompant l’approvisionnement en eau de la ville. À tel point que la municipalité a lancé un message aux habitants via les ondes d’une radio locale : « Nous appelons tous les habitants de Jénine et de son camp à rationaliser la consommation d’eau et à conserver les quantités disponibles, en raison de la destruction massive et délibérement brutale par les forces d’occupation sur les principales lignes du réseau d’approvisionnement et qui a empêché les équipes de travailler. Nous vous demandons également de préserver ce que vous avez de fournitures ménagères en raison du siège mené par les forces d’occupation contre la ville et son camp. »

L’armée israélienne a déclaré que ses forces ont frappé un bâtiment qui servait de centre de commandement pour les combattants des brigades de Jénine. Une opération qu’elle a décrite comme un vaste effort de contre-terrorisme visant à détruire les infrastructures et à empêcher les militants d’utiliser le camp de réfugiés comme base. En réalité, il s’agit bien d’une opération contre la résistance palestinienne dans laquelle on retrouve toutes les composantes politiques. Ces brigades ont d’ailleurs riposté contre les soldats israéliens et même abattu un drone.

Depuis plus d’un an, les raids de l’armée se multiplient en Cisjordanie alors que les colons organisant des pogroms et des descentes armées dans les villages

Comme chaque fois, le Théâtre de la Liberté de Jénine a été la cible de l’armée d’occupation, raconte à l’Humanité son directeur, Mustafa Sheta : « Ils visaient un groupe de familles du camp, qui avaient décidé de s’abriter dans le théâtre à cause des tirs et des bombardements. Le message est clair : ils veulent punir l’incubateur populaire de la résistance à Jénine et dire à la société israélienne qu’elle peut compter sur l’armée et ses capacités de dissuasion. »

Le vice-gouverneur de Jénine, Kamal Abu Al Rub, contacté par téléphone, a dénoncé l’armée israélienne qui « cible non seulement les gens, mais aussi l’infrastructure du camp. Il s’agit d’une punition collective pour tous les résidents de Jénine, et en particulier les réfugiés. Ce sont les Israéliens qui pillent nos régions et nos foyers. Et nous avons le droit de défendre notre dignité et notre honneur parce que nous sommes les propriétaires légitimes de ces terres. »

Depuis plus d’un an, les raids de l’armée dans des villes telles que Jénine se déroulent régulièrement en Cisjordanie alors que les colons multiplient les pogroms, organisant des descentes armées dans les villages. Ailleurs, comme au sud de Hébron, les écoles palestiniennes reçoivent des ordres de démolition pour permettre l’extension des colonies. Pour Ofer Cassif, député communiste israélien, « ceux qui envahissent les villes occupées et les camps de réfugiés en Cisjordanie sont les criminels et les terroristes ! Ceux qui luttent contre les envahisseurs pour la libération sont des combattants de la liberté ».

« Les tentatives de l’occupation pour éradiquer la résistance à Jénine ne réussiront pas. Leurs prédécesseurs ont échoué en 2002, souligne Mustafa Sheta . Ces actions ne serviront qu’à créer une nouvelle génération qui reprendra le flambeau de la résistance transmise par ceux qui l’ont précédée, comme nous le faisons aujourd’hui et comme nos enfants le feront à l’avenir. C’est une quête incessante, motivée par l’aspiration à reconquérir notre terre et à restaurer la dignité de chaque être humain. »


 


 

Cisjordanie : à Masafer Yatta, une petite école face à la violence de la colonisation israélienne

Marion d'Allard sur www.humanite.fr

Dans cette zone semi-désertique du sud d’Hébron, l’établissement d’Um Qussa est sous le coup d’un ordre de destruction imminente. La population en appelle à la communauté internationale

Masafer Yatta (sud d’Hébron, Cisjordanie occupée), envoyée spéciale.

À l’ombre du préau de la petite école de Khirbet Um Qussa, juchée sur l’une des crêtes pelées des collines de Masafer Yatta, la chaleur accablante devient soudain plus supportable. À perte de vue, le paysage ici se décline entre terres et rocailles.

Antichambre du Néguev, c’est dans cette zone semi-désertique du sud de la Cisjordanie que vivent et que résistent à l’occupation israélienne 2 500 Palestiniens, agriculteurs et éleveurs, jadis nomades, désormais sédentarisés dans une douzaine de villages alentour.

« Avant, les enfants devaient se rendre, à pied ou à dos d’âne, à 8 kilomètres, beaucoup abandonnaient vers 5 ou 6 ans. »

L’école est flambant neuve, sortie de terre en 2020, puis agrandie en 2021 et 2022, financée notamment par des ONG. Elle assure l’instruction d’une soixantaine d’élèves,  »qui n’ont pas d’autre endroit pour apprendre« , explique Youssef, directeur et professeur d’Um Qussa.

»Avant sa construction, poursuit-il , les enfants devaient se rendre, à pied ou à dos d’âne, à 8 kilomètres de là, dans une autre école de la région, et beaucoup abandonnaient vers 5 ou 6 ans.«  Alors, pour édifier le petit établissement, tous les propriétaires du coin ont donné une partie de leurs terres.

Et parce que l’hôpital le plus proche est à Hébron, à 35 kilomètres au nord, un dispensaire y a été accolé, pour répondre aux besoins de santé de ces populations isolées.

Pourtant, c’est le spectre des bulldozers de l’armée israélienne qui plane sur le destin d’Um Qussa, depuis qu’en ce dimanche 18 juin l’école a reçu un ordre de démolition imminente, le troisième depuis 2020, émis par l’administration civile de la Cour martiale israélienne.

Motif : la région de Masafer Yatta a tout entière été décrétée  »zone de tir 918«  par Israël en 1981. Exécutoire sous un mois, cette décision sert avant tout de prétexte à la récupération des terres palestiniennes. Si l’ordre est appliqué, Um Qussa deviendra le troisième établissement scolaire détruit par l’armée d’occupation en moins d’un an, quelques mois à peine après l’école d’As-Sfai, déjà à Masafer Yatta, démolie froidement en octobre.

« Depuis quarante ans, nos montagnes sont visées par les colons. Leur but est de nous rayer de la carte et de récupérer notre terre. »

Sami est né dans cette région aride de la Palestine occupée, il y a tout juste vingt-cinq ans. Membre du comité de résistance populaire, il raconte la violence des raids de colons, la pression constante de l’armée israélienne, les intimidations et les humiliations quotidiennes :  »Depuis quarante ans, nos montagnes sont visées par les colons. Leur but est de nous rayer de la carte, de récupérer notre terre« , explique le jeune homme.

Et pour y parvenir, Israël construit des routes, interdites à la circulation pour les Palestiniens. Au début des années 1980, la route 317, qui serpente entre les collines de Masafer Yatta, a ainsi permis à l’occupant de créer des ponts entre ses colonies en isolant les villages palestiniens.

Depuis, dénonce Sami, cette route fait office pour Israël de deuxième frontière, doublant celle de 1948 à l’intérieur des terres palestiniennes. Artifice inique qui a justifié, il y a un an, l’établissement d’un ordre d’expulsion émis contre 8 des 12 communautés de Masafer Yatta. 1 300 Palestiniens, depuis, vivent dans l’angoisse d’un déplacement forcé. Dans la région, les démolitions, visant des habitations et les infrastructures publiques, se multiplient et s’accélèrent.

»Chaque matin, les enfants me demandent si l’école va être détruite« , déplore Youssef. Le directeur d’Um Qussa marque une courte pause. Puis reprend :  »Si cet ordre est exécuté, c’est une tragédie. Qu’ont-ils fait, ces gamins, pour mériter que leurs droits soient à ce point niés ? Quelle est leur faute ? Ils vont être condamnés à l’analphabétisme.«  L’homme, alors, pointe le doigt vers l’horizon.  »Là, à 5 kilomètres d’ici, il y a une colonie israélienne, dans laquelle se trouvent une école et même… une piscine.« 

Au-delà du seul sort de la petite école, c’est la machine infernale de la colonisation que les comités de résistance populaire locaux et les organisations de solidarité internationales mettent au centre de leur viseur.  »Aujourd’hui, en Palestine, le bruit de la craie sur le tableau noir risque d’être remplacé par le claquement des balles de l’occupation« , dénonce l’Association de jumelage entre les villes françaises et les camps de réfugiés palestiniens. La communauté internationale et les réseaux humanitaires doivent assumer leurs responsabilités, intime enfin Youssef l’instituteur, et agir auprès du gouvernement israélien. » Sans quoi le rouleau compresseur de l’occupation atteindra d’autres régions, d’autres villages, d’autres écoles aussi.


 

   publié le 3 juillet 2023

Ce qui m'étonne, c'est qu'on s'étonne

Alain Manach sur https://blogs.mediapart.fr/

« Je ne comprends pas toutes ces réactions offusquées, atterrées, scandalisées face à ce qui se passe dans notre pays en ce moment. Pourtant tout était annoncé depuis fort longtemps » : après plusieurs nuits de révoltes, témoignage d'un habitant du quartier de la Villeneuve, à Grenoble.

Je ne comprends pas toutes ces réactions offusquées, atterrées, scandalisées face à ce qui se passe dans notre pays en ce moment. Pourtant tout était annoncé depuis fort longtemps. Annoncé par les acteurs sociaux, les acteurs syndicaux, la société civile, les habitants des quartiers populaires, tous nous étions inquiets et sensibles au fait que « cela allait mal et que ça allait sûrement péter un jour » Nous ne savions pas quand, ni comment. À l’évidence, nous y sommes…

Que dire d’une société dont les dirigeants au plus haut niveau de l’État parlent des « sans dents » des racailles à « karchèriser » qui affirment que le « boulot est au bout de la rue » qui crient à tue-tête « bon sang tenez vos gosses ! », mais qui, par exemple, pratiquent au jour le jour les contrôles au faciès, qui érigent la discrimination en système, qui fustigent les bénéficiaires du RSA…

Que dire d’une société qui n’entend jamais les habitants des quartiers populaires lorsqu’ils parlent des conséquences de la colonisation/décolonisation ? C’est un des aspects spécifiques de notre culture d’aujourd'hui. Ce qui est étonnant, c’est qu’on ne comprenne pas pourquoi cette question est structurante de nos quartiers. Il faudrait en parler ensemble, aller jusqu’au bout des inquiétudes, pour dégager la richesse de ce vécu commun.

Que dire d’une société dont la puissance publique n’entend pas, n’entend jamais les paroles des habitants de ces fameux quartiers populaires… même si par ailleurs dans des belles envolées certains élus nous rassurent en disant que « vous êtes la solution et pas le problème », ou encore qui reprennent sans vergogne cette phrase attribuée à Nelson Mandela « ce qui se fait pour nous, sans nous, se fait contre nous » Mais qui classent verticalement les rapports Borloo[1] ou Bacqué-Mechmache[2]. Que ce soit sur la rénovation urbaine, les aménagements, le rôle et la fonction des petits commerces, la rénovation des bâtiments, ou encore la vie sociale…

Que dire d’une société qui retire des moyens aux collèges de nos quartiers au nom de l’égalité ? Vous avez bien lu : égalité… Ce qui dans la tête des institutions qui nous gouvernent veut dire les mêmes moyens à tout le monde, les quartiers riches comme les quartiers pauvres… et qui de ce fait empêchent les équipes enseignantes de développer le formidable travail qui est le leur. À la Villeneuve de Grenoble, le collège avait un taux de réussite au brevet des collèges de 71 % en 2017 et il est aujourd’hui de 91 % et crac badaboum… on supprime les moyens financiers principaux leviers de la réussite de cette équipe formidable.

Que dire d’une société qui depuis plus de quarante ans matraque la vie associative et l’éducation populaire, par une logique néolibérale plutôt que de soutenir l’engagement des citoyens ? Pour ceux qui connaissent le jargon de la vie associative, ce sont les appels à projet, la mise en concurrence des associations entre elles, le refus des financements de fonctionnement etc. Notre quartier de la Villeneuve est bien atteint par ce virus-là.

Que dire d’une société dont les dirigeants à tous les niveaux de la représentation affirment que de toute façon, au final « ils ont forcément raison ! »

Enfin que dire d’une société qui érige une loi scélérate dite « contrat d’engagement républicain » qui en fait crée un nouveau délit de séparatisme ? Ce délit permet de manière discriminatoire de dissoudre des associations ou en tout cas d’entraver gravement la liberté associative, niant la dimension de créativité et d’invention qui la caractérise.

Nous voilà quarante ans après la marche pour l’égalité et les premiers pas des politiques de la ville esquissées par Hubert Dubedout ! Et c’est le feu !

Moi, ce qui m’étonne c’est que notre société mette le mépris au cœur du mode de gouvernance et de gestion de notre démocratie ! De toute évidence c’est un échec ! Tout cela semble organisé par des logiques néolibérales et ce n’est pas l’idée que je me fais de la démocratie… Le mépris c’est l’atteinte physique, l’atteinte à la dignité de la personne.

Là je ne comprends pas ! Ma conception du monde porte sur la reconnaissance et le respect des personnes. Les personnes habitant les quartiers populaires aujourd'hui n’arrivent plus à se penser comme sujets de leurs propres vies. Comment alors peser sur le monde à construire ensemble ? Aujourd'hui il y a trop de mépris, trop de conditions de vie difficiles et humiliantes : cela détruit les conditions d’une vie réussie. Il ne faudrait pas seulement se contenter de pointer les inégalités ou les injustices sociales mais mettre la reconnaissance des personnes au cœur d’une politique réellement innovante… Aujourd'hui, après des années et des années de lutte contre la consommation, tout semble malheureusement être organisé par l’industrie de la mode, les publicités, qui mènent les personnes à croire que la « réalisation de soi » passe toujours par plus de consommation.

Rappelons à nos scandalisés de l’État et des micros la déclaration des droits de l’homme de 1948 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

Et pour revenir à mes propos du début, ce qui m’étonnerait en revanche, c’est que nos dirigeants tirent véritablement la leçon de ce qui se passe aujourd'hui !

Ce qui m’étonnerait, c’est qu’ils mettent en place de vrais moyens favorisant le développement des personnes des quartiers populaires. Qu’ils reconnaissent leurs capacités, qu’ils ne soient jamais des citoyens de seconde zone, et qu’ils puissent agir pour l’intérêt général.

Aujourd'hui, c’est comme un barrage qu’on fait sauter ! Tout le monde s’engouffre dans la brèche, même ceux qui agissent de façon inadmissible. Car ce qui se passe est évidemment inadmissible : pillages, destructions, incendies, violences etc. Ne peut-on se demander si ces actes inadmissibles ne sont pas le produit de cette société du mépris ?

Hélas, tel un boomerang, ces actes décrédibilisent les habitants des quartiers populaires, aggravant encore leur situation.

Alain MANAC’H, habitant de la Villeneuve de Grenoble

[1] Commandé en 2018 par Emmanuel Macron. Rapport qui vient au monde, mort-né.

[2] Commandé en 2013 par François Lamy, ministre du logement de Lionel Jospin

 

   publié le 2 juillet 2023

Mort de Nahel : les propositions des syndicats pour sortir de la crise

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Les syndicats, réagissant aux évènements qui secouent le pays, proposent des pistes pour répondre à l'urgence comme aux problèmes plus structurels. La CGT appelle notamment à un « plan de renforcement des services publics dans une perspective de justice et de mixité sociale ».

En responsabilité, les syndicats jouent la carte de l’apaisement. Dans un communiqué, publié ce samedi 1 er juillet, la CGT a condamné « les violences, les surenchères sécuritaires et les appels factieux qui se font jour. » Si la centrale de Montreuil assure qu’après la mort de Nahël « l’irruption la colère » était « légitime », elle dénonce la dégradation « de nombreux lieux de travail, parmi eux des services publics essentiels à la vie en commun. »

En outre, la confédération « appelle les employeurs à mettre en place les dispositions nécessaires pour protéger les personnels exposés et adapter les horaires de travail aux restrictions de circulation des transports. » Une position que partage également la CFDT, pour qui « personne ne devrait connaître la peur sur son lieu de travail et se sentir menacé. »

La veille, la CGT, la FSU et Solidaires, aux côtés d’associations comme le Mrap et Attac, ont lancé un « appel pour la jeunesse populaire. » Selon lequel, « la mort dramatique de Nahel à Nanterre a mis en lumière les tensions toujours très fortes dans les quartiers populaires qui dépassent le seul cadre des violences policières et sont liées aux injustices et discriminations subies au quotidien ».

Les organisations rappellent notamment «   que les jeunes hommes perçus comme arabes ou noirs ont 20 fois plus de probabilité d’être contrôlés par la police que les autres. » Et, ajoutent « que les associations de proximité ont subi toutes ces dernières années les coupures de subventions. »

Réformer la police et renforcer les services publics

Parmi les pistes communes avancées, figure celle du remplacement de l’IGPN par un organisme indépendant ainsi que la création d’une plateforme en ligne « permettant de déposer images et vidéos de potentielles violences policières ». Les signataires revendiquent aussi « l’embauche massive d’éducateurs de prévention diplômés et formés »

De son côté, la CGT appelle également à une refonte de la « police républicaine et son lien à la population », ainsi qu’à un « plan de renforcement des services publics dans une perspective de justice et de mixité sociale » et à une « revalorisation du travail et une lutte contre la précarité à rebours des politiques menées par le gouvernement. »


 


 

Communiqué unitaire:
Appel pour la jeunesse populaire

CGT, FSU, Soidares, ATTAC, MRAP, Fondation Copernic sur https://solidaires.org/

La mort dramatique de Nahel à Nanterre a mis en lumière les tensions toujours très fortes dans les quartiers populaires de France qui dépassent le seul cadre des violences policières et sont liées aux injustices et discriminations subies au quotidien. Elles nécessitent une réponse politique de court et de long terme.

Nous, signataires de cette tribune, sommes convaincu-es que l’avenir de la société se joue dans la place qu’elle parvient à faire, notamment à toutes les jeunesses. Nous exigeons un plan ambitieux qui permette de sortir par le haut d’une situation que les gouvernements actuel et passés ont contribué à créer et ont laissé dégénérer.

Une grande partie de la jeunesse subit le racisme au quotidien, victime de préjugés, de discriminations, et de violences. Un climat idéologique d'ensemble stigmatise en particulier les musulman.es ou celles et ceux qui sont perçu.es comme tel.les et notamment les jeunes. C’est cette situation-là qui ne peut plus durer.

Dans les quartiers populaires notamment, les rapports entre la police et la population, particulièrement les jeunes, sont conflictuels et discriminants. Il est prouvé, par exemple, que les jeunes hommes perçus comme arabes ou noirs ont 20 fois plus de probabilité d’être contrôlés par la police que les autres. Nous demandons l’abrogation de la loi de 2017 sur l’assouplissement des règles en matière d’usage des armes à feu par la police. Nous demandons la fin de la seule réponse répressive par la police dans les quartiers. Nous nous prononçons également pour la création d'un service dédié aux discriminations touchant la jeunesse au sein de l'autorité administrative présidée par le Défenseur des droits. Nous revendiquons la création d’un organisme indépendant de contrôle, en remplacement de l'IGPN, et nous sommes favorables à la création et la promotion d'une plateforme en ligne permettant de déposer images et vidéos de potentielles violences policières. Nous demandons le retour des services de prévention spécialisés avec l'embauche massive d'éducateurs et d'éducatrices de prévention (dit « de rue ») diplomé-es et formé-es pour prévenir les conflits entre jeunes, entre les jeunes et le reste de la population, et faire de l’accompagnement éducatif.

La relégation sociale de la jeunesse populaire est le résultat de politiques qui ont trop souvent oublié la jeunesse et participé à sa marginalisation. Les services publics, en premier lieu, l’Ecole, ont subi des années de suppressions d’emplois qui ont aussi touché les établissements les plus défavorisés. Derrière les discours prétendument volontaristes, l’Education prioritaire a été démantelée dans les lycées. En collège, elle a été diluée dans une série de mesures dans des politiques territoriales académiques qui ont mis à mal l’ambition initiale de l’Education prioritaire. La crise économique n’a cessé de creuser les inégalités sociales dans le pays, multipliant le nombre d’établissements qui pourraient relever des critères sociaux de l’éducation prioritaire. Et pourtant, le chantier de la révision et l’élargissement de la carte de l’Education prioritaire n’a même pas été entamé ! Les autres services publics ont aussi disparu des quartiers populaires alimentant un sentiment légitime d’abandon : comment croire à l’égalité quand des quartiers se retrouvent sans services publics ? Quand les quartiers restent enclavés faute de transports accessibles, sans médecins, sans hôpital de proximité ? Quand le logement est profondément dégradé dans ces quartiers, accentuant le sentiment de relégation ? Quand l’accès à l’emploi est plus difficile pour les jeunes de ces quartiers, comme l’ont démontré de multiples études ? Cette jeunesse se retrouve assignée à résidence sociale et géographique : c’est un renoncement mortifère pour la démocratie ! Comment ne pas voir qu’en assignant des jeunes à leur origine sociale, en enfermant cette jeunesse populaire dans des destins tout tracés, s’opère alors une rupture amère et pleine de rancoeurs avec les promesses du modèle républicain ?

Les quartiers populaires ont eux aussi besoin de services publics qui permettent de créer du lien social, de la solidarité, de la proximité, de l’égalité. Ils font du commun dans une société et, plus particulièrement dans des quartiers qui n’en ont plus. L’espoir d’un avenir meilleur pour la jeunesse populaire passe par un grand plan d’investissement pour l’Ecole, les transports, le logement, l’emploi.

Les associations de proximité ont subi toutes ces dernières années les coupures de subvention, et un contrôle de plus en plus renforcé sous prétexte du respect des principes républicains.

Les moyens nécessaires doivent être attribués aux programmes de prévention et de lutte contre les discriminations dans les établissements scolaires, où des agent-es formé-es doivent servir de personnes ressources missionnées en tant que telles pour accompagner et orienter les élèves qui en sont victimes. Par ailleurs, une évaluation et une réflexion autour des programmes scolaires est nécessaire pour aboutir à une prise en compte satisfaisante de l’histoire, des études et des notions liées à l’esclavage, à la colonisation, au racisme, à l’oppression des femmes et des minorités sexuelles et aux combats divers pour l’égalité qui s’y rapportent. Une école qui promeut l’égale dignité de tous et toutes les élèves, futur-es citoyen-nes, à la préoccupation constante de garantir que ses contenus d’enseignement ne comportent ni oublis ni angles morts sur ces questions et transmettent des savoirs utiles à la compréhension des origines et des mécanismes de discriminations pour contribuer efficacement à leur disparition à plus long terme.

Le 30 juin 2023


 


 

Mort de Nahel : le gouvernement doit créer les conditions de l’apaisement

Communiqué de la CGT sur www.cgt.fr

Après la mort de Nahel et l’irruption de colère légitime y faisant suite, la CGT condamne les violences, les surenchères sécuritaires et les appels factieux qui se font jour.

Des personnes sont mortes en Guyane, en Seine-Maritime, ou ont été gravement blessées. De nombreux lieux de travail ont été dégradés ou détruits et parmi eux des services publics essentiels à la vie en commun. Des salarié·es et agent·es ont été victimes de violences dans l’exercice de leurs missions.

La CGT appelle les employeurs à mettre en place les dispositions nécessaires pour protéger les personnel·les exposé·es et adapter les horaires de travail aux restrictions de circulation des transports.

Face à cette situation explosive, les orientations politiques données par les ministères de l’Intérieur et de la Justice ne concourent pas à l’apaisement et la désescalade nécessaires. Au contraire, ils font le terreau de l’extrême-droite qui instrumentalise la violence pour banaliser ses idées et menacer notre démocratie.

Pour sortir de la spirale destructrice de la violence, la CGT demande, en premier lieu – et c’est une condition incontournable – que la justice soit faite pour Nahel. Il faut abroger la loi de 2017 qui autorise la police à tirer en cas de refus d’obtempérer et créer une autorité de contrôle de la police réellement indépendante. Nous demandons, aussi, que les services de police et de gendarmerie mettent immédiatement en œuvre des actions de désescalade et que les préfectures garantissent les libertés de réunion, de manifestation et de circulation.

Au-delà, des chantiers de fond doivent être ouverts immédiatement pour :

* refonder notre police républicaine et son lien à la population, avec l’engagement d’un travail de fond en matière de formation, de management et de directive de maintien de l’ordre ;

* mener une politique active et ferme de lutte contre le racisme et contre toute forme de discrimination dans les services publics et dans la société ;

* créer d’urgence un plan de renforcement et de financement des services publics à hauteur des besoins sur tout le territoire, dans une perspective de justice et de mixité sociale ;

* donner à l’école les moyens matériels et humains de permettre à chaque enfant, où qu’il ou elle grandisse en France, de devenir un·e adulte libre et responsable pour se réaliser pleinement en tant que personne, sur son lieu de vie comme au travail ;

* résoudre la crise sociale et politique qui s’exprime en France sous diverses formes depuis plusieurs années maintenant, avec des actes de solidarité, de revalorisation du travail et de lutte contre la précarité à rebours des politiques menées par le gouvernement.

Montreuil, le 1 er juillet 2023

   publié le 1° juillet 2023

Quelle justice fiscale pour lutter contre la sécession des riches ?

Jérôme Skalski sur www.humanite.fr

Répartition des richesses Une série de rapports officiels viennent démontrer, chiffres à l’appui, la fuite en avant fiscale des grandes fortunes dans la France d’Emmanuel Macron.

Éric Bocquet, Sénateur PCF du Nord, membre du groupe CRCE

Monique Pincon-Charlot, Sociologue, ancienne directrice de recherche au CNRS

Quentin Parrinello, Conseiller principal en politiques de l’Observatoire fiscal de l’UE, membre de l’École d’économie de Paris


 

À la suite de la publication d’un rapport de France Stratégie, fin mai, sur la fiscalité de la transition écologique, Emmanuel Macron aurait conseillé à ses ministres d’ « éviter le piège à la con sur la fiscalité des riches » dans leurs interventions publiques. Début juin, un rapport de l’Institut des politiques publiques sur la fiscalité des « méga-riches » a pu montrer en quoi ces derniers accentuaient encore cette « sécession » fiscale de classe.

Pourquoi la taxation des plus riches serait-elle un « piège à la con » selon l’Élysée ?

Éric Bocquet : Les gouvernements successifs mènent depuis longtemps une véritable guerre à l’impôt, celui des riches principalement. Au-delà des alternances, depuis une trentaine d’années, ce discours a été relayé par les responsables politiques. Chacun et chacune se souviendra de ces paroles de François Mitterrand, qui considérait que l’ISF était un « impôt imbécile ». François Fillon avait les mêmes propos en 2013. En 2012, la très libérale Agnès Verdier-Molinié, directrice de la fondation Ifrap, habituée des plateaux de télévision, employait l’expression de « matraquage fiscal ». Et enfin, nous rappellerons le commentaire de Pierre Moscovici, en août 2013, disant comprendre le ras-le-bol fiscal de nos concitoyens. Emmanuel Macron, dès la première année du premier quinquennat, supprimait l’ISF et instaurait une taxation unique des dividendes à 30 %, il mettait fin à la progressivité de l’impôt. Il y a donc eu un véritable tir de barrage du camp libéral contre l’idée de taxer les plus hauts revenus et patrimoines. Le contexte de forte inflation pourrait réveiller l’aspiration à faire contribuer plus fortement les plus riches.

Quentin Parrinello : Emmanuel Macron a fondé sa doctrine économique sur le fait que baisser les impôts, notamment des plus riches, relancerait l’investissement et donc la croissance. Cinq ans après, quatre études des services du gouvernement montrent que la suppression de l’ISF n’a pas eu d’impact sur l’investissement productif, pas de « ruissellement ». Mais ce choix politique a eu des conséquences budgétaires : moins d’argent dans les caisses publiques pour financer la santé, l’hôpital, pour payer la facture de la crise. On entend aujourd’hui de plus en plus de voix – y compris des anciens proches du président comme Jean Pisani-Ferry – demander un débat autour de la taxation des plus riches. Le « piège » pourrait être en train de se retourner contre Emmanuel Macron, qui aura bien du mal à échapper au débat. À tel point qu’il envisagerait désormais, selon Challenge, de soutenir un ISF au niveau mondial. Manière d’éviter le débat en France ? Il ne peut en tout cas plus esquiver le sujet.

Monique Pinçon-Charlot : La proposition de faire payer une partie de la transition écologique par un impôt de 5 % sur le patrimoine financier des 10 % les plus riches en un seul et unique prélèvement, avec la liberté pour chaque contribuable de choisir les modalités de paiement, a déclenché l’ire du président des ultra-riches. En effet, les cadeaux fiscaux faits aux plus riches dès l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée, avec la suppression de l’ISF et son remplacement par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI), débarrassé des valeurs mobilières, mais aussi la baisse de l’impôt sur les revenus du capital avec la création d’un prélèvement forfaitaire unique (PFU) à seulement 12,8 %, sont tellement généreux à l’égard des revenus financiers des plus riches que le président de la République a toutes les raisons de craindre un effet boomerang. Car les impôts sur les revenus du travail, eux, restent progressifs jusqu’à 45 %. Selon un rapport d’information du Sénat en octobre 2019, les 100 premiers contribuables n’ont en effet payé en 2018 que 23,3 millions d’IFI, contre 141,7 millions d’euros d’ISF l’année précédente. La suppression de la progressivité de l’impôt sur les revenus du capital a eu l’effet d’inciter les entreprises à accroître la distribution des dividendes. En effet, pourquoi se priver de cet effet d’aubaine lié au fait que les dirigeants d’entreprise bénéficiant de salaires très élevés ont désormais intérêt à être rémunérés en dividendes de manière forfaitaire à 12,8 % ? Les liens de classe qui unissent le président de la République avec les « premiers de cordée » expliquent la peur de celui-ci à l’égard de « ce piège à la con » d’avoir à faire face aux revendications du peuple de France de faire payer les riches capitalistes face au dérèglement climatique, dont ils portent une très forte responsabilité.

Un rapport de l’Institut des politiques publiques sur la fiscalité des « méga-riches » a été publié début juin. En quoi est-il significatif ?

Quentin Parrinello : La nouveauté, dans ce débat, c’est notamment cette étude de l’IPP qui montre que les milliardaires paient proportionnellement moins d’impôts que le reste de la population française, et ce de manière tout à fait légale. Tous les Français paient des impôts, le système est progressif pour 99,9 % de la population. Mais pour les 0,1 % les plus riches, il devient régressif. Cela pose un double problème. Premièrement, de consentement à l’impôt : comment accepter un système où ceux qui ont le plus paient le moins ? Deuxièmement, de financement : car si le problème est limité aux 0,1 % les plus riches, ce sont ceux qui ont le plus de moyens de contribuer. Or, on en a urgemment besoin pour financer nos services publics, notre protection sociale et la transition écologique.

Monique Pinçon-Charlot Ce rapport tombe à point nommé. On comprend la panique grandissante d’Emmanuel Macron avec son impôt spécial riches sans solidarité ni progressivité à l’idée du prochain rapport des économistes de l’Institut des politiques publiques, rattaché à l’École d’économie de Paris, qui intégrera les effets de sa révolution fiscale à la faveur des plus riches dès l’automne 2017.

Éric Bocquet : Le discours des ministres et du président consiste à répéter inlassablement qu’ils ont rendu du pouvoir d’achat aux Français en supprimant des impôts, telles la taxe d’habitation ou la redevance pour l’audiovisuel public. Ces sommes sont dérisoires au regard des besoins de la population. La vérité est ailleurs : entre 2009 et 2022, le patrimoine des milliardaires a bondi de 439 % en France. À titre de comparaison, il a augmenté de 170 % aux États-Unis et de 168 % au Royaume-Uni. Une autre étude récente réalisée par Gabriel Zucman, maître de conférences à l’université de Berkeley, en Californie, a montré que les ultra-riches ne paient que 2 % d’impôt. Les 370 plus grosses fortunes ne paient quasiment aucun impôt. Par ailleurs, les sociétés du CAC 40 paient en moyenne 4,5 % d’impôt. L’artisan du quartier, la PME du secteur sont soumis, eux, à un taux de 25 %. Les classes populaires ont, elles, un taux d’imposition de l’ordre de 40 à 50 %. Rappelons ici que le 0,1 % des Français les plus riches sont ceux qui gagnent plus de 600 000 euros par an. Alors oui, incontestablement, le rapport de l’IPP nourrit utilement l’indispensable débat sur la fiscalité.

Comment une fiscalité repensée peut-elle être facteur de justice sociale ?

Quentin Parrinello : Notre système fiscal n’arrive pas à correctement taxer les plus riches. En mettant en place des impôts qui visent spécifiquement les ultra-riches, on peut réintroduire de la progressivité, ce qui est en soi un facteur de justice sociale et donc de consentement à l’impôt. Mais on peut surtout dégager de l’argent pour financer nos services publics, notre protection sociale, la transition écologique, avec un impact réel sur le budget des classes moyennes et populaires. Cela passe notamment par un véritable impôt sur la fortune des plus riches. L’étude de l’IPP montre que l’ISF tel qu’il existait avant 2017 n’arrivait pas à correctement taxer les plus riches, la faute à de nombreuses exonérations (sur les biens professionnels) et à un plafonnement trop restrictif qui ne prenait pas en compte tous les revenus. Il faut réfléchir à un véritable impôt sur la fortune sans exonération, comme le propose en effet l’économiste Gabriel Zucman, accompagné de mesures anti-fraude, anti-exil fiscal. Le seuil et le taux doivent faire l’objet d’un débat démocratique, mais l’étude de l’IPP fournit un cadre de réflexion intéressant : le problème est concentré à partir des 0,1 % les plus riches.

Éric Bocquet : La fiscalité est un levier essentiel pour faire avancer la justice sociale. Il faut systématiquement contrer ce discours contre l’impôt que les dominants tiennent depuis toujours. Ils ne l’ont au fond jamais accepté que par l’effet d’un rapport de force. L’impôt fut posé dans son principe dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Tous les progressistes doivent être offensifs sur cette question de la justice fiscale. Une fiscalité repensée nécessite l’instauration d’une plus grande progressivité, c’est la première condition d’une notion fondamentale dans notre République, celle du consentement à l’impôt. Soyons tous des militants de l’impôt juste.

Monique Pinçon-Charlot : La fraude fiscale était évaluée en septembre 2018 par le syndicat Solidaires finances publiques à 100 milliards d’euros de manque à gagner par an dans les caisses de l’État, alors que, cette année-là, le déficit public s’élevait à 80 milliards d’euros. Il faudrait ajouter les dizaines de milliards d’euros des niches fiscales, alors que l’impôt qui rapporte le plus à l’État reste la TVA avec 180 milliards d’euros en 2022, cet impôt indirect qui concerne tout le monde, que l’on soit pauvre ou riche ! Rappelons que l’impôt sur le revenu a rapporté 89 milliards et celui sur les sociétés seulement 69 milliards !

Comment l’idée de justice fiscale peut-elle progresser dans l’esprit public ?

Monique Pinçon-Charlot : La justice sociale me paraît incompatible avec le capitalisme, basé sur l’exploitation de toutes les formes du vivant. À l’heure du chaos climatique qui menace les conditions d’habitabilité de la planète, seul un horizon dégagé des droits à la prédation pour une petite oligarchie permettra de reconstruire une société faite d’humanité et de solidarité. Seule l’approche marxiste de l’exploitation de classe imbriquée à celle de la domination par Pierre Bourdieu peut permettre une pensée qui mette en relation les différentes formes de la violence des riches au détriment des membres des classes moyennes et populaires. Cette prise de conscience me paraît indispensable pour penser le postcapitalisme.

Quentin Parrinello : Cette idée progresse déjà. Ce débat qui était l’apanage de quelques économistes et ONG il y a dix ans est en train de gagner du terrain. C’est une demande centrale des mouvements sociaux ces dernières années. Des prix Nobel comme Joseph Stiglitz ou Esther Duflo soutiennent un impôt sur la fortune des plus riches. Des économistes proches du président, comme Jean Pisani-Ferry, ne s’y opposent plus. Dominique de Villepin, ancien premier ministre d’un gouvernement de droite, s’est prononcé en sa faveur il y a quelques jours. L’ONU travaille sur un guide de la taxation des plus riches. Tout cela était impensable il y a quelques années. Alors oui, cette progression est trop lente au vu de l’urgence, des investissements dont nous avons besoin pour faire face à la crise sociale et écologique que nous vivons. Il faut évidemment continuer à faire progresser cette idée, mais aussi débattre des modalités de l’impôt sur les plus riches. En Amérique latine, la Colombie et l’Argentine ont sauté le pas, mettant en place des impôts sur la fortune. Le Brésil et le Chili pourraient les rejoindre. Au Kenya, au Canada ou encore en Malaisie, l’idée est débattue.

Éric Bocquet : Il en est de ce sujet comme de tous les autres, notre œuvre progressiste commune consiste à contrer systématiquement les discours contre l’impôt. Il faut mettre au cœur des débats publics cette question et ne pas la dissocier des débats de fond sur l’avenir de notre société, de la solidarité, du développement et de la démocratie. Il est indispensable que toutes les forces de gauche se mettent d’accord sur ce principe essentiel. Il ne s’agit pas de savoir, comme le fait Gabriel Attal, le ministre des Comptes publics, « si j’en ai pour mes impôts ». La question est de savoir si les moyens existent de construire une autre société. Ceux qui combattent l’impôt sont les mêmes qui rêvent d’un monde sans États, sous tutelle des marchés financiers mondiaux. Poser dans ces termes le débat en fait un sujet politique et citoyen majeur.

Eric Bocquet est coauteur de Milliards en fuite !, éditions du Cherche Midi, 2021.

Monique Pinçon-Charlot est coautrice du Président des ultra-riches, la Découverte, 2019.


 

   publié le 30 juin 2023

La gauche face aux
« émeutes de banlieue » :
histoire d’un ressaisissement

Mathieu Dejean et Christophe Gueugneau sur www.mediapart.fr

En 2005, les émeutiers s’étaient retrouvés dans une solitude politique absolue. Près de vingt ans plus tard, la gauche n’a pas hésité à se solidariser, malgré des différences d’approche de l’embrasement. Analyse d’un basculement. 

Encore essoufflé par la marche blanche en hommage à Nahel, à Nanterre (Hauts-de-Seine), le 29 juin, le député de La France insoumise (LFI) de Seine-Saint-Denis Éric Coquerel est formel : « Cette marche était historique : enfin les milieux militants de gauche étaient là ! Quelque chose, progressivement, s’est passé. » Pour ce pilier historique de LFI, soutien infatigable des luttes sociales et des quartiers populaires, l’attitude de la gauche partisane à l’égard des émeutes qui ont éclaté en 2023 n’a rien à voir avec celle de 2005. 

À l’époque, l’embrasement des banlieues après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, qui fuyaient la police, avait laissé la classe politique au mieux de marbre, au pire totalement dépassée. Alors que le ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, attisait la haine des jeunes en parlant de « nettoyage au Kärcher », de « racailles » ou encore de « tolérance zéro », le Parti socialiste (PS) s’alignait sur les positions du gouvernement : priorité à l’union républicaine (il s’est seulement abstenu lors du vote de l’état d’urgence).

Même l’extrême gauche s’était sentie « peu concernée par ces incendies de voiture », rapporte le sociologue Michel Kokoreff, professeur à Paris VIII et auteur de La Diagonale de la rage (2021), par ailleurs interviewé ici par Mediapart. Dans un article paru en 2007, la sociologue Véronique Le Goaziou écrivait que l’extrême gauche avait « brillé par son absence durant une bonne partie des émeutes ». Elle notait le « silence des formations d’extrême gauche » mais aussi « l’embarras, voire la cacophonie de la gauche de gouvernement (PS et PCF) », qui avaient eu « pour conséquence une profonde solitude politique des émeutiers »

En 2005, le silence assourdissant de la gauche

« En 2005, le journal télévisé de France 2 parlait d’abord du scandale des voitures brûlées, puis venait la mort des enfants, et les réactions politiques étaient toutes alignées sur cette hiérarchie de l’information. Il y a eu un consensus dans l’appel au calme, qui a laissé ces enfants absolument seuls », se souvient l’anthropologue Alain Bertho, spécialiste du phénomène émeutier. « L’idée qui dominait, c’était “classes laborieuses, classes dangereuses” : on avait un regard si extérieur qu’on ne comprenait pas », abonde Éric Coquerel. 

Près de vingt ans plus tard, quelque chose pourrait bien avoir changé. Si les partis de gauche demeurent pris de vertige face à l’expression de la colère populaire durant ces trois dernières nuits, la sidération le partage désormais avec la compréhension.

S’ils ne le disent pas de la même manière, Jean-Luc Mélenchon, Marine Tondelier (patronne d’Europe Écologie-Les Verts) et Olivier Faure (premier secrétaire du PS) appellent à entendre la colère. « Les sujets sont multiples, le lien police-population est trop dégradé, la situation économique et sociale est très particulière : tout cela est devenu explosif, et c’est ce qui s’exprime aujourd’hui. Je ne vois pas de message à envoyer qui soit de nature à calmer les choses », considère Olivier Faure. 

Malgré l’avalanche d’accusations de haine « antiflics » venues de la droite et de l’extrême droite, et les coups de menton de Gérald Darmanin appelant « les professionnels du désordre » à « rentrer chez eux », leur condamnation des violences policières est unanime, et ils mettent enfin des mots sur les causes de la colère qui s’exprime.

Quand Manuel Valls – toujours présenté comme une personnalité de gauche – reproche à LFI de « souffler sur les braises » dans un objectif de « récupération politique », le député LFI Alexis Corbière répond, interrogé par Mediapart : « Si vous pensez que les gens vont brûler un commissariat parce qu’ils ont lu un tweet, c’est une vision complotiste des choses, qui ignore les raisons sociales des conditions de vie. Des gens ont perdu la vie, la manière dont ça a été traité n’a pas permis aux familles d’avoir confiance. Il faut refonder la police, et son instance de contrôle ne peut dépendre d’elle-même. »

Au PS, qui refusait encore en 2022 « l’utilisation de la terminologie “violences policières” », les lignes bougent, et on ne cède pas un pouce à ce procès en alimenteurs de braises. Emma Rafowicz, porte-parole du parti et présidente des Jeunes Socialistes, revendique d’utiliser ces mots. « Ce sont les réactions de la droite et de l’extrême droite, qui ne font que condamner les émeutes et jugent qu’il est trop tôt pour se prononcer sur la mort de Nahel, qui alimentent une énorme vague de colère. Nous, nous comprenons cette colère, qui est politique. On est extrêmement loin de la paix et du calme. Il faut trouver les solutions de l’apaisement, mais ces réactions sont à l’opposé », déclare-t-elle à Mediapart. 

Une lente conscientisation

Même si, à gauche, des différences s’expriment sur la nécessité d’appeler au calme ou non (« Mes amis de LFI ont tort de ne pas appeler au calme, ils ont une réaction de gens qui n’habitent pas dans les quartiers populaires », estime par exemple le président socialiste de Seine-Saint-Denis, Stéphane Troussel), l’anthropologue Alain Bertho juge que l’attitude de ce camp politique témoigne d’un « véritable basculement » par rapport à 2005. 

Les causes de cette évolution sont multiples. Elles puisent d’abord dans l’expérience de la répression policière vécue largement par les mouvements sociaux et les militant·es politiques ces dernières années. 

« La mobilisation contre la réforme des retraites et, avant elle, les “gilets jaunes” ont fait prendre conscience à cette génération militante de la violence impunie de la police, que les quartiers subissent depuis des années. L’intensification considérable de la répression policière a démarginalisé cette jeunesse et ces quartiers, et changé le regard qu’on porte aujourd’hui sur eux », détaille Alain Bertho. Le député insoumis Éric Coquerel abonde : « Ce que subissent les quartiers populaires depuis des années, d’autres le subissent aujourd’hui, même si ce n’est pas avec la même gravité. Chacun comprend donc que c’est le même ordre social qui est en cause. » 

En outre, depuis plusieurs années, des liens sont tissés entre organisations traditionnelles du mouvement ouvrier et mouvements des quartiers populaires : le Comité Adama avait ainsi pris la tête de la « marée populaire », à Paris, le 26 mai 2018. 

Pour le sociologue Michel Kokoreff, cette conscientisation de la gauche vient donc aussi du travail de politisation de collectifs d’habitant·es des quartiers populaires et de lutte contre les violences policières, qui ont sensibilisé les partis : « Il y a une prise de conscience, en vingt ans, qui est sans doute liée au développement de mouvements de pensée décoloniaux, postcoloniaux, de Black Lives Matter, dont s’est inspirée par exemple Assa Traoré, explique-t-il. Le logiciel de la gauche s’est modifié, et l’axiome de base de la sociologie américaine des émeutes, selon lequel elles ont toujours une explication politique, a été adopté. Le sous-texte aujourd’hui, c’est : qui nous protège de la police ? »

Un lien renoué

Pendant les émeutes de 2005, le dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) Alain Krivine, habitant à Saint-Denis, reconnaissait une situation insaisissable, « où le dialogue est, pour le moment, aléatoire et où nous n’avons pas les moyens de mener une autre politique ». Près de vingt ans plus tard, son héritier politique, Olivier Besancenot, porte-parole du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), revendique une proximité plus grande avec les forces vives du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) et du Comité Adama : « La révolte est là. Maintenant, soit on part dans le déni, c’est-à-dire dans une réponse sécuritaire, soit on part des réponses qui viennent des mouvements présents sur place. Les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques. Les partis de gauche doivent revendiquer leur solidarité, en sortant du paternalisme », affirme Olivier Besancenot. 

La récente campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon a aussi témoigné, de ce point de vue, d’une évolution dans la prise en compte des habitant·es des quartiers populaires et de leur réalité vécue dans les programmes de gauche. L’ancienne porte-parole des Indigènes de la République, Houria Bouteldja, a ainsi salué une « France insoumise travaillée par les luttes », attestant d’un paysage politique qui a changé depuis 2005. 

Dans l’histoire politique de l’ancien sénateur socialiste, ce tournant est intervenu en 2019, lors de sa participation à la marche contre l’islamophobie : « Il y a eu un virage chez lui sur ce sujet, il a fait un peu le ménage dans son appareil et, pendant la campagne de 2022, il a pointé du doigt la question des violences policières, de l’impunité policière et de la nécessaire indépendance de la police des polices », note Michel Kokoreff. 

« La campagne de Jean-Luc Mélenchon, sa tonalité vis-à-vis des banlieues et de l’islamophobie, qui est une dimension de ce qui est souffert par celles-ci, a jeté des ponts », confirme Alain Bertho. Jean-Luc Mélenchon avait d’ailleurs réalisé une percée spectaculaire dans les centres urbains et leur périphérie proche en 2022. 

Le gouffre qui sépare la gauche des cités est cependant toujours béant, et il ne faut pas s’illusionner sur les capacités de celle-ci d’avoir un quelconque poids sur le cours des événements. La responsabilité de l’ancien ministre de l’intérieur socialiste Bernard Cazeneuve dans la loi permettant un usage facilité des armes à feu pour les forces de l’ordre n’est pas oubliée. Pas plus que la participation encore récente du PS et d’EELV à la manifestation des syndicalistes policiers le 19 mai 2021, devant l’Assemblée nationale. À gauche, seule LFI ne s’y était pas rendue. 

Aujourd’hui, même s’il est étouffé sous l’effet du choc provoqué par la vidéo de la mort de Nahel, ce clivage demeure en arrière-plan, dans les critiques adressées aux Insoumis qui refusent d’appeler au calme. Éric Coquerel veut pourtant positiver : « Maintenant, il y a une compréhension large à gauche que, quelle que soit la forme que la colère prend, elle porte des choses légitimes, notamment l’utilisation de la police comme outil de contrôle social et discriminatoire des populations des quartiers. » 


 

   publié le 29 juin 2023

Le nombre de personnes tuées
par un tir des forces de l’ordre
a doublé depuis 2020

par Ivan du Roy et Ludovic Simbille sur https://basta.media/

Année après année, la liste des tués par les forces de l’ordre ne cesse d’augmenter. Trop souvent, la thèse de la légitime défense ou du refus d’obtempérer ne supporte pas l’analyse des faits. Basta! en tient le terrible mais nécessaire décompte.

« Je vais te tirer une balle dans la tête », lance le « gardien de la paix », braquant son arme sur la vitre de la voiture à l’arrêt, avant que son collègue ne crie « Shoote- le ». Au volant, Nahel, un mineur de 17 ans qui conduit sans permis, démarre malgré tout. Le gardien de la paix met sa menace à exécution, tuant à bout portant l’adolescent. La scène se déroule ce 27 juin à Nanterre. Les agents ont plaidé la légitime défense arguant que le véhicule fonçait sur eux, ce que dément la vidéo de la scène. L’auteur du coup de feu mortel est placé en garde à vue. La famille de la victime s’apprête à déposer deux plaintes, l’une pour « homicide volontaire et complicité d’homicide », l’autre pour « faux en écriture publique ».

Le drame déclenche la révolte des habitants du quartier d’où est originaire la victime. Deux semaines plus tôt c’est Alhoussein Camara qui est tué d’une balle dans le thorax par un policier, dans des conditions similaires près d’Angoulême. En 2022, on dénombrait treize morts lors de « refus d’obtempérer » par l’ouverture du feu des forces de l’ordre. Au delà des nouveaux drames de Nanterre et d’Angoulême, combien de personnes ont-elles été tuées par les forces de l’ordre, et dans quelles circonstances ? Basta! actualise son recensement des missions et interventions de police et gendarmerie ayant provoqué la mort.

Les décès dus à une ouverture du feu des forces de l’ordre ont considérablement augmenté, avec respectivement 18 et 26 personnes abattues en 2021 et 2022, soit plus du double que lors de la décennie précédente. Cette augmentation amplifie la tendance constatée depuis 2015, lorsque le nombre de tués par balle a franchi le seuil de la dizaine par an. À l’époque, le contexte lié aux attaques terroristes islamistes a évidemment pesé, avec cinq terroristes abattus en 2015 et 2016 par les forces de sécurité.

Le risque terroriste n’explique cependant pas l’augmentation des décès par balle en 2021 et 2022. Un seul terroriste potentiel a été tué en 2021 – Jamel Gorchene, après avoir mortellement poignardé une fonctionnaire administrative de police devant le commissariat de Rambouillet (Yvelines), le 23 avril 2021, et dont l’adhésion à l’idéologie islamiste radicale serait « peu contestable » selon le procureur chargé de l’enquête. Aucun terroriste ne figure parmi les 26 tués de 2022. Dans quelles circonstances ces tirs ont-ils été déclenchés ?

Tirs mortels face à des personnes munis d’armes à feu

Sur les 44 personnes tuées par balles en deux ans, un peu plus de la moitié (26 personnes) étaient armées, dont dix d’une arme à feu. Parmi elles, sept l’ont utilisée, provoquant un tir de riposte ou de défense des forces de l’ordre. Plusieurs de ces échanges de tirs se sont déroulés avec des personnes « retranchées » à leur domicile. L’affaire la plus médiatisée implique Mathieu Darbon. Le 20 juillet 2022, dans l’Ain, ce jeune homme de 22 ans assassine à l’arme blanche son père, sa belle-mère, sa sœur, sa demi-sœur et son demi-frère. Le GIGN intervient, tente de négocier puis se résout à l’abattre. En janvier 2021, dans une petite station au-dessus de Chambéry, un homme souffrant de troubles psychiatriques s’enferme chez lui, armé d’un fusil, en compagnie de sa mère, après avoir menacé une voisine. Arrivé sur place, le GIGN essuie des tirs, et riposte. Scénario relativement similaire quelques mois plus tard dans les Hautes-Alpes, au-dessus de Gap. Après une nuit de négociation, le « forcené », Nicolas Chastan est tué par le GIGN après avoir « épaulé un fusil 22 LR [une carabine de chasse, ndlr] et pointé son arme en direction des gendarmes », selon le procureur. L’affaire est classée sans suite pour légitime défense.

Au premier trimestre 2021, le GIGN a été sollicité deux à trois fois plus souvent que les années précédentes sur ce type d’intervention, sans forcément que cela se termine par un assaut ou des tirs, relevait TF1. Le GIGN n’intervient pas qu’en cas de « forcené » armé. Le 16 avril 2021, l’unité spéciale accompagne des gendarmes venus interpeller des suspects sur un terrain habité par des voyageurs. Un cinquantenaire qui, selon les gendarmes, aurait pointé son fusil dans leur direction est tué.

Arme à feu contre suspects munis d’arme blanche

Parmi les 44 personnes tuées par arme à feu en 2021 et 2022, 16 étaient munis d’une arme blanche (couteau, cutter, barre de fer). Une dizaine d’entre elles auraient menacé ou attaqué les agents avant d’être tuées. Au mois de mars 2021, un policier parisien tire sur un homme qui l’attaque au couteau, pendant qu’il surveillait les vélos de ses collègues.

La mort d’un pompier de Colombes (Hauts-de-Seine) rend également perplexes ses voisins. En état d’ébriété, il jette une bouteille vers des agents en train de réaliser un contrôle, puis se serait approché d’eux, muni d’un couteau « en criant Allah Akbar ». Il est tué de cinq balles par les agents. L’affaire est classée sans suite, la riposte étant jugée « nécessaire et proportionnée ». L’été dernier à Dreux, une policière ouvre mortellement le feu sur un homme armé d’un sabre et jugé menaçant. L’homme était par ailleurs soupçonné de violence conjugale.

Dans ces situations, la légitime défense est la plupart du temps invoquée par les autorités. Cela pose cependant question lorsque la « dangerosité » de la personne décédée apparaît équivoque, comme l’illustre le cas de David Sabot, tué par des gendarmes le 2 avril 2022. Ses parents, inquiets de l’agressivité de leur fils, alcoolisé, alertent la gendarmerie de Vizille (Isère). Les gendarmes interviennent et tirent neuf balles sur David. Selon les gendarmes, il se serait jeté sur eux. Selon ses parents, il marchait les bras ballants au moment des tirs. « On n’a pas appelé les gendarmes pour tuer notre enfant », s’indignent-ils dans Le Dauphiné.

Juridiquement, le fait que la personne soit armée ne légitime pas forcément l’ouverture du feu par les forces de l’ordre. Selon l’Article 122-5 du Code pénal, une personne se défendant d’un danger n’est pas pénalement responsable si sa riposte réunit trois conditions : immédiateté, nécessité, proportionnalité. « La question va se poser, s’il n’y avait pas moyen de le neutraliser autrement », indique à Var Matin « une source proche du dossier », à propos du décès d’un sans-abri, Garry Régis-Luce, tué par des policiers au sein de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, en août dernier. Sur une vidéo de la scène publiée par Mediapart, le sans-abri armé d’un couteau fait face à cinq policiers qui reculent avant de lui tirer mortellement dans l’abdomen. Sa mère a porté plainte pour homicide volontaire.

De plus en plus de profils en détresse psychologique

Plusieurs affaires interrogent sur la manière de réagir face à des personnes en détresse psychologique, certes potentiellement dangereuses pour elle-même ou pour autrui, et sur la formation des policiers, souvent amenés à intervenir en premier sur ce type de situation [1].

Le 21 avril 2022, à Blois, des policiers sont alertés pour un risque suicidaire d’un étudiant en école de commerce, Zakaria Mennouni, qui déambule dans la rue, pieds nus et couteau en main. Selon le procureur de Blois, l’homme se serait avancé avec son couteau vers les policiers avant que l’un d’eux tire au taser puis au LBD. Son collègue ouvre également le feu à quatre reprises. Touché de trois balles à l’estomac, Zakaria succombe à l’hôpital. La « légitime défense » est donc invoquée. « Comment sept policiers n’ont-ils pas réussi à maîtriser un jeune sans avoir recours à leur arme à feu », s’interroge la personne qui a alerté la police. Une plainte contre X est déposée par les proches de l’étudiant, de nationalité marocaine. Sur Twitter, leur avocat dénonce une « enquête enterrée ».

Près de Saint-Étienne, en août 2021, des policiers interviennent dans un appartement où Lassise, sorti la veille d’un hôpital psychiatrique, mais visiblement en décompression, a été confiné par ses proches, avant que sa compagne n’appelle police secours. Ce bénévole dans une association humanitaire, d’origine togolaise, aurait tenté d’agresser les policiers avec un couteau de boucher, avant que l’un d’eux n’ouvre le feu.

Pourquoi, dans ce genre de situation, les policiers interviennent-ils seuls, sans professionnels en psychiatrie ? Plusieurs études canadiennes démontrent le lien entre le désinvestissement dans les services de soins et la fréquence des interventions des forces de l’ordre auprès de profils atteintes de troubles psychiatriques. Une logique sécuritaire qui inquiète plusieurs soignants du secteur, notamment à la suite de l’homicide en mars dernier d’un patient par la police dans un hôpital belge.

Le nombre de personnes non armées tuées par balles a triplé

Le nombre de personnes sans arme tombées sous les balles des forces de l’ordre a lui aussi bondi en deux ans (5 en 2021, 13 en 2022). C’est plus du triple que la moyenne de la décennie précédente. Cette hausse est principalement liée à des tirs sur des véhicules en fuite beaucoup plus fréquents, comme l’illustre le nouveau drame, ce 27 juin à Nanterre où, un adolescent de 17 ans est tué par un policier lors d’un contrôle routier par un tir à bout portant d’un agent.

Outre le drame de Nanterre ce 27 juin, l’une des précédentes affaires les plus médiatisées se déroule le 4 juin 2022 à Paris, dans le 18e arrondissement. Les fonctionnaires tirent neuf balles avec leur arme de service sur un véhicule qui aurait refusé de s’arrêter. La passagère, 18 ans, est atteinte d’une balle dans la tête, et tuée. Le conducteur, touché au thorax, est grièvement blessé. Dans divers témoignages, les deux autres personnes à bord du véhicule réfutent que la voiture ait foncé sur les forces de l’ordre. Le soir du second tour de l’élection présidentielle, le 24 avril, deux frères, Boubacar et Fadjigui sont tués en plein centre de Paris sur le Pont-Neuf. Selon la police, ces tirs auraient suivi le refus d’un contrôle. La voiture aurait alors « foncé » vers un membre des forces de l’ordre qui se serait écarté avant que son collègue, 24 ans et encore stagiaire, ne tire dix cartouches de HK G36, un fusil d’assaut.

Comme nous le révélions il y a un an, les policiers ont tué quatre fois plus de personnes pour refus d’obtempérer en cinq ans que lors des vingt années précédentes. En cause : la loi de 2017 venue assouplir les règles d’ouverture de feu des policiers avec la création de l’article 435-1 du Code de la sécurité intérieure . « Avec cet article, les policiers se sont sentis davantage autorisés à faire usage de leur arme », estime un commandant de police interrogé par Mediapart en septembre dernier. À cela « vous rajoutez un niveau de recrutement qui est très bas et un manque de formation, et vous avez le résultat dramatique que l’on constate depuis quelques années : des policiers qui ne savent pas se retenir et qui ne sont pas suffisamment encadrés ou contrôlés. Certains policiers veulent en découdre sans aucun discernement. »

« Jamais une poursuite ni une verbalisation ne justifieront de briser une vie »

Au point que les gendarmes s’inquiètent très officiellement de la réponse adéquate à apporter face aux refus d’obtempérer, quitte à bannir le recours immédiat à l’ouverture du feu (voir ici). « L’interception immédiate, pouvant s’avérer accidentogène, n’est plus la règle, d’autant plus si les conditions de l’intervention et le cadre légal permettent une action différée, préparée et renforcée. Donc, on jalonne en sécurité, on lâche prise si ça devient dangereux, et surtout on renseigne. Tout refus d’obtempérer doit être enregistré avec un minimum de renseignements pour ensuite pouvoir s’attacher à retrouver l’auteur par une double enquête administrative et judiciaire », expliquait la commandante de gendarmerie Céline Morin. « Pour reprendre une phrase du directeur général de la gendarmerie : “Jamais une poursuite ni une verbalisation ne justifieront de briser une vie.” Il importe donc à chacun de nous de se préparer intellectuellement en amont à une tactique et à des actions alternatives face aux refus dangereux d’obtempérer. » On est loin du discours de surenchère tenu par certains syndicats de policiers.

« Pas d’échappatoire » vs « personne n’était en danger »

Pour justifier leur geste, les agents invoquent la dangerosité pour eux-mêmes ou pour autrui, considérant souvent le véhicule comme « arme par destination ». Hormis la neutralisation du conducteur du véhicule, ils n’auraient pour certains « pas d’échappatoire » comme l’affirmait le membre de la BAC qui a tué un jeune homme de 23 ans à Neuville-en-Ferrain (Nord), le 30 août 2022, qui aurait démarré son véhicule au moment où les agents ouvraient la portière.

Des policiers qui se seraient « vus mourir » tirent sur Amine B, le 14 octobre, à Paris. Coincé dans une contre-allée, le conducteur aurait redémarré son véhicule en direction des fonctionnaires qui ont ouvert le feu. Plusieurs témoins affirment que ce ressortissant algérien, diplômé d’ingénierie civile, roulait « doucement » sans se diriger vers eux ni mettre personne en danger. Et Amine est mort d’une balle dans le dos. La famille a lancé un appel à témoins pour connaître les circonstances exactes du drame. Rares sont ces affaires où le récit policier n’est pas contredit par les éléments de l’enquête ou des témoins.

Au nom de la légitime défense, des gendarmes de Haute-Savoie ont tiré neuf fois le 5 juillet 2021 sur un fuyard suspecté de vol. Le conducteur de la camionnette, Aziz, n’a pas survécu à la balle logée dans son torse. « Personne n’était en danger », affirme pour sa part un proche, présent sur lieux. D’après son témoignage recueilli par Le Média, les militaires « étaient à 4 ou 5 mètres » du fourgon. Une reconstitution des faits a été effectuée sans la présence de ce témoin, au grand dam de la famille qui a porté plainte pour « homicide volontaire ».

Pour Zied B. le 7 septembre à Nice abattu par un policier adjoint, comme pour Jean-Paul Benjamin, tué par la BAC le 26 mars à Aulnay-sous-Bois alors que, en conflit avec son employeur (Amazon), il était parti avec l’un des véhicules de l’entreprise, ce sont les vidéos filmant la scène qui mettent à mal la version policière des faits [2]. Et dans le cas de Souheil El Khalfaoui, 19 ans, tué d’une balle dans le cœur à Marseille lors d’un contrôle routier (voir notre encadré plus haut), les images de vidéosurveillance filmant la scène, et en mesure de corroborer ou de contredire la version des policiers, n’ont toujours pas pu être visionnées par la famille qui a porté plainte. Près de deux ans après le drame...

Si 2021 et 2022 ont été particulièrement marquées par les morts par balles lors d’interventions policières, qu’en sera-t-il en 2023 ? À notre connaissance, Nahel est au moins la huitième personne abattue par des agents assermentés depuis janvier dernier.

   publié le 28 juin 2023

« La politique de la ville
a disparu de l’espace public »

Lucie Delaporte et Ilyes Ramdani sur www.mediapart.fr

Le sociologue Renaud Epstein analyse, à la veille d’un déplacement d’Emmanuel Macron à Marseille, l’affaiblissement de la politique de la ville et de sa place dans le discours politique depuis dix ans. Porter des politiques publiques pour les banlieues n’est plus à la mode, explique en substance ce spécialiste reconnu du sujet.

Depuis qu’il a enterré, en 2018, le plan Borloo sur les banlieues, Emmanuel Macron a relégué la politique de la ville à l’arrière-plan de ses priorités. Alors qu’il doit présenter lundi des annonces sur le sujet, en déplacement à Marseille (Bouches-du-Rhône), le président de la République peine à esquisser un cap clair et – surtout – une volonté sur le sujet. Spécialiste de la politique de la ville, le sociologue Renaud Epstein, professeur à Sciences Po-Saint-Germain-en-Laye, analyse les ressorts de cette disparition du débat public et souligne comment les quartiers populaires ont été mis en concurrence avec « la France périphérique » ces dernières années. 

Mediapart : Emmanuel Macron doit présenter son plan « Quartiers 2030 » et, peut-être, reparler enfin de politique de la ville. On a l’impression que le sujet a complètement disparu du débat public ces dernières années.

Renaud Epstein : Ce n’est pas une impression, c’est un choix. La politique de la ville, qui a occupé l’espace politique et médiatique du milieu des années 1980 au milieu des années 2010, en a aujourd’hui effectivement disparu. Le sujet a été escamoté parce que s’est opérée une mise en concurrence des souffrances territoriales. Pour aller vite, on pourrait dire que La France périphérique de Christophe Guilluy et les « gilets jaunes » ont tué la politique de la ville.

Pendant près de quarante ans, les quartiers populaires des périphéries urbaines ont incarné dans le débat public la question de l’exclusion socio-spatiale. Depuis la publication de ce livre en 2014, une petite musique s’est installée, qui dit : « Finalement, les territoires qui souffrent vraiment, ce ne sont pas les cités de banlieue mais cette supposée “France périphérique”. »

Depuis, cette thèse a été déconstruite, critiquée à juste titre, mais l’idée s’est installée qu’on se trompait de cible et que les vrais territoires en souffrance, la vraie exclusion sociale, concernent en réalité le périurbain, les villes moyennes, la France rurale… En gros, tout ce qui n’est pas métropolitain. Et ce même si, en réalité, la politique de la ville ne s’est jamais réduite aux métropoles et a toujours touché des petites villes, comme Vesoul, Vierzon et d’autres.

En quoi cette exclusion territoriale a été perçue comme plus forte dans ces territoires que dans les quartiers populaires ?

Renaud Epstein : Dans l’analyse de Guilluy, il y a bien des quartiers pauvres dans les métropoles, mais ces quartiers qui concentrent les immigrés et leurs descendants sont en fait doublement favorisés par les pouvoirs publics.

Selon sa vision, cette population aurait accès à toutes les opportunités métropolitaines : les emplois, les services, les infrastructures, alors que la vraie classe ouvrière, les petits Blancs que la gauche a trahis, vivrait dans son pavillon et subirait la double peine de la désindustrialisation et du recul des services publics. Il met en opposition ces deux mondes. Ses essais ont eu énormément de succès – à gauche comme à droite : Hollande comme Sarkozy vont s’en saisir.

Cette idée va être radicalisée à droite et à l’extrême droite, en mettant en concurrence les souffrances territoriales : « On déshabille la France périphérique pour habiller la France de l’autre côté du périphérique. » Et derrière cette imputation aux quartiers visés par la politique de la ville des souffrances d’autres territoires, il y a un sous-texte ethno-racial clair, puisque les quartiers occupent un rôle métonymique dans le débat public français, où l’on parle des « quartiers » pour dire « les Noirs et les Arabes ».

Hollande a habilement contourné cet obstacle en mettant en avant, pendant la campagne de 2012, l’objectif d’égalité territoriale. C’est très malin, ça parle autant aux habitants des quartiers, qui font l’expérience quotidienne de l’inégalité de traitement, qu’aux habitants des sous-préfectures et des chefs-lieux de canton, confrontés à la fermeture des services publics. Lorsque François Lamy [ministre délégué à la ville de 2012 à 2014 – ndlr] fait sa réforme de la géographie prioritaire de la politique de la ville, il oriente toute la communication sur des petites villes comme Auch ou Guéret. On sent à l’époque la gauche tétanisée par le discours qui s’est installé du « on en fait trop pour les quartiers ».

Sur le fond, est-on toujours dans le moment ouvert en 2003 par la séquence Borloo, avec une priorité donnée à la rénovation urbaine ?

Renaud Epstein : Pour les quartiers, il y a bien eu une « séquence Borloo », de 2003 jusqu’au milieu des années 2010, pendant laquelle la rénovation urbaine a écrasé toutes les autres dimensions de la politique de la ville, telle qu’elle s’était mise en place depuis le début des années 1980. Les partenariats avec les associations, la transversalité entre l’urbain, le social, la participation des habitants… D’un coup, tout cela est démonétisé. On croyait avoir trouvé la martingale pour résoudre les problèmes des banlieues : c’est la mixité par la démolition, et on va y investir un argent colossal.

Le marqueur sémantique du macronisme au sujet des quartiers populaires, c’est “l’assignation à résidence”.

Paradoxalement, la rénovation urbaine a mis comme jamais auparavant les quartiers au centre des agendas politiques locaux, des priorités budgétaires locales, mais au prix d’une marginalisation complète de tous les autres volets de la politique de la ville. Cette séquence ouverte en 2003 s’est étiolée.

Si le discours de Christophe Guilly, repris notamment par Marine Le Pen ou Valérie Pécresse, sur « les milliards pour les banlieues » a été audible, c’est que la rénovation urbaine a donné l’impression qu’on arrosait d’argent public les banlieues. De nombreux travaux de recherche et plusieurs rapports de la Cour des comptes ont pourtant établi que les quartiers prioritaires de la politique de la ville ne bénéficiaient pas d’une réelle discrimination positive. Certes, il y a les crédits de la politique de la ville mais ceux-ci ne suffisent pas à compenser l’inégale allocation des crédits des autres politiques publiques.

Ce qu’on retient du discours de Macron à ce sujet, c’est aussi la phrase sur les « chauffeurs Uber de Stains » et une vision très anglo-saxonne du sujet…

Renaud Epstein : Pendant la campagne de 2017, Macron a tenu un discours qu’on pourrait qualifier de « néolibéral égalitaire », centré sur l’égalité des chances, avec des ouvertures sur la reconnaissance du fait minoritaire, des droits des minorités à être reconnues comme telles. Il a aussi parlé des violences policières, défendu une conception ouverte de la laïcité, etc. Mais, pour autant, il n’a tenu aucun discours sur la politique de la ville. Son discours sur l’égalité des chances n’est pas territorialisé.

Le marqueur sémantique du macronisme au sujet des quartiers populaires, c’est « l’assignation à résidence ». Cette notion fait écho à celle de ghetto mais ouvre au-delà : l’assignation à résidence, l’impossibilité de s’extraire de son milieu d’origine, cela peut aussi bien concerner les cités HLM que les territoires ruraux. Et surtout, aborder le problème des quartiers en termes d’assignation à résidence plutôt que de mixité ou de ségrégation, cela revient à dire que la concentration de la pauvreté n’est pas en soi un problème.

Le problème, c’est que des habitants de ces quartiers aient moins d’opportunités que d’autres et ne puissent pas en partir. Il y a une vraie cohérence idéologique dans son discours, qui s’est en partie traduite dans les politiques menées depuis 2017, avec des actions centrées sur les individus « méritants » – les fameux « talents » –, plutôt des réformes structurelles ou des actions collectives cherchant à s’attaquer aux mécanismes qui organisent la reproduction des inégalités.

Avec, comme symbole de cette rupture, l’enterrement du rapport Borloo en 2018…

Renaud Epstein : Le problème de la mission confiée par Emmanuel Macron à Jean-Louis Borloo, c’est que ce dernier se met vraiment au travail et embarque tous les acteurs derrière lui : les réseaux associatifs, les élus de tous bords. Il prend la lumière, parle aux médias, ce qui insupporte Macron, pas uniquement pour une question d’ego mais aussi parce que la méthode Borloo consiste à répondre à toutes les demandes des acteurs de la politique de la ville, en appelant à la mobilisation de milliards sans grand discernement. Il n’y a pas de vraie ligne stratégique.

Macron enterre publiquement ce rapport en mai 2018, en humiliant Jean-Louis Borloo et les acteurs de la politique de la ville, notamment les maires, avec un discours d’une extrême violence sur le fait que cette politique est dépassée, empreinte de « clientélisme ». C’est un traumatisme pour beaucoup d’acteurs présents et un des climax de l’hybris macronienne.

En même temps, Macron a essayé de structurer un contre-réseau sur la politique de la ville. Il institue un Conseil présidentiel des villes réunissant un certain nombre de ces talents des quartiers et d’entrepreneurs associatifs « à impact », qui prétendent « disrupter » l’action sociale, éducative, culturelle et sportive dans les quartiers, comme les start-up le font dans le monde économique. Mais ce Conseil se réunit deux fois et on n’entend plus parler de politique de la ville pour le reste du quinquennat.

Pourtant, Macron a bien réorienté les moyens de la politique de la ville. Dans quelle direction, selon vous ?

Renaud Epstein : En 2017, Macron avait pu susciter des espoirs dans une partie de la population des quartiers populaires, notamment des jeunes diplômés qui se voyaient barrés par le plafond de verre. Ceux-là étaient particulièrement réceptifs aux discours sur l’égalité des chances. Mais les mesures cherchant à traiter les inégalités à la racine pour que tout le monde soit bien sur la même ligne de départ se sont limitées au dédoublement des classes de CP et CE1. En particulier, rien n’a été fait en matière de lutte contre les discriminations. Finalement, la politique de la ville du premier quinquennat Macron s’est surtout caractérisée par la valorisation de l’entrepreneuriat : soutien à la création d’entreprises, mais aussi entrepreneuriat associatif, entrepreneuriat Uber, Deliveroo…

Sur le plan institutionnel, il y a aussi la création de l’Agence nationale pour la cohésion des territoires (ANCT), qui remplace le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), et au sein de laquelle la politique de la ville devient la dernière roue du carrosse. Les quartiers dits prioritaires ne le sont plus sur le plan des moyens et surtout du portage politique : les programmes pour les villes moyennes et la ruralité sont au centre des attentions et des discours. On est dans un moment où il ne faut surtout pas dire qu’on agit pour la Seine-Saint-Denis.

Pour autant, à l’échelle du premier quinquennat, les budgets de la politique de la ville n’ont pas diminué. Certes, il y a eu les coupes violentes opérées pendant l’été 2017 (réduction des crédits de la politique de la ville, des emplois aidés et des HLM), mais rapidement de nouveaux budgets ont été mis pour la création des cités éducatives, la relance la rénovation urbaine… L’argent est revenu. 

La crise sanitaire, qui a fait des ravages parmi les habitants des quartiers de banlieue, a aussi pesé en ce sens. Alors que Macron avait enterré le rapport Borloo en dénonçant la logique des « plans banlieue », Castex en annonce un en 2021, avec l’affichage de milliards à la clé. Mais ce plan, monté en catastrophe, ne contient dans le fond pas grand-chose de nouveau. C’est l’existant remis en scène. 

Et depuis, plus rien ou presque… Que faut-il attendre, dès lors, des annonces que devrait faire le président de la République lundi ?

Renaud Epstein : Cela fait deux ans que les acteurs de la politique de la ville attendent des annonces sur l’avenir des programmes de la politique de la ville, ou même simplement des discours pour comprendre les objectifs et les orientations de l’État. Mais je crains qu’ils soient déçus : cela fait plusieurs années qu’il n’y a plus, au sein de l’État ou dans les partis, de réflexion et de débats sur les quartiers populaires, sur leur place dans les systèmes urbains, sur les mécanismes qui organisent leur mise à l’écart et sur les politiques qui y sont menées. On s’en remet donc aux éventuelles annonces marseillaises, comme si la parole présidentielle pouvait, comme par magie, donner un nouveau cap après des années sans pensée de la ville et de l’aménagement du territoire.

L’actualité politique de ces dernières semaines laisse malheureusement penser que la relance de la politique de la ville n’est pas pour demain. Schématiquement, l’histoire de la politique de la ville oscille entre deux approches. Soit la logique « plan banlieue » : on met des moyens supplémentaires pour des programmes spécifiques dans les quartiers défavorisés, avec l’idée que ce « plus » vient compenser les « moins » dont ils souffrent. Soit une logique, particulièrement affirmée à la fin des années 1990, de transformation des mécanismes structurels qui génèrent de la mise à l’écart, de la ségrégation. Il s’agit alors de jouer sur l’organisation territoriale, de faire la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbain), de lutter contre les discriminations… 

Et, entre ces deux approches, vers laquelle imaginez-vous qu’Emmanuel Macron penchera ?

Renaud Epstein : On peut douter que les annonces de lundi aboutissent à des avancées sensibles dans l’une ou l’autre de ces directions. La période est au serrage de vis budgétaire et non à l’octroi de milliards supplémentaires pour un plan banlieue. On peut aussi douter de l’annonce de grandes réformes visant à lutter contre les mécanismes structurels de l’exclusion socio-spatiale, de la part d’un président qui vient de mettre un coup d’arrêt à la politique de mixité scolaire que Pap Ndiaye voulait mettre en place en impliquant l’école privée, et d’un gouvernement qui a enterré l’ensemble des propositions du Conseil national de la refondation dédié au logement.

 

   publié le 27 juin 2023

Cisjordanie : plus de 85 attaques de colons enregistrées en une semaine

sur https://www.france-palestine.org/

Les responsables du renseignement israéliens préviennent que la poursuite des violences contre les villages palestiniens, dans les territoires occupés, pourrait rendre la situation incontrôlable.

La semaine dernière, les colons israéliens ont commis plus de 85 attaques contre des Palestiniens en Cisjordanie occupée. Les services de sécurité israéliens alertent sur le fait que cette violence pourrait conduire à l’anarchie.

Le journal Walla News a cité un représentant de la sécurité israélienne ce lundi, qui déclarait que le « crime nationaliste » perpétré par les colons les rapproche d’une situation « hors de contrôle ».

« Sur le terrain, il y a une impression de perte de contrôle », a déclaré à Walla News un responsable de l’armée.

Depuis mardi dernier, les colons israéliens se déchainent dans les villages palestiniens des abords de Ramallah et Naplouse.

Au moins un Palestinien a été tué au cours d’une attaque et une dizaine de personnes ont été blessées. Dans la majorité des cas, ces agressions consistaient en des incendies criminels contre des exploitations agricoles, des maisons et des voitures.

Des soldats israéliens ont été vus, soit en train de protéger des colons pendant les violences, soit en train de participer aux attaques.

Les agressions se sont encore intensifiées après que deux Palestiniens ont abattu quatre colons israéliens mardi.

Selon Walla News, 85 attaques ont été enregistrées depuis, dont 25 au cours du week-end.

Le chef du Shin Bet, l’agence israélienne de renseignement intérieur, et le chef d’état-major de l’armée, Herzi Halevi, ont décidé d’envoyer en renfort deux bataillons d’infanterie, une patrouille d’unités spéciales et un contingent de police militaire en Cisjordanie occupée.

« La police ne maîtrise pas vraiment la région et l’armée ne parvient pas à en prendre le contrôle », a déclaré une source de sécurité à Walla News.

Malgré une présence militaire suffisamment fournie en Cisjordanie, selon ce journal, la décision de renforcer les effectifs par des bataillons supplémentaires a été prise après qu’une analyse a conclu que la situation pouvait basculer vers une guerre.

« Habituellement, les crimes nationalistes [israéliens] durent un jour ou deux, mais pas plus », ont déclaré les responsables de l’armée. « Lorsque vous mettez le feu à une maison palestinienne où se trouve une femme âgée avec des enfants, vous augmentez les chances qu’un jeune homme de 20 ans sorte et commette une attaque. »

Terrorisme nationaliste

Les responsables américains et européens ont fait pression sur Israël pour qu’il mette au pas les colons, dont certains dirigeants siègent en tant que ministres au sein du gouvernement dirigé par Benjamin Netanyahu.

« On a pas le souvenir d’une période analogue, de condamnations unanimes, aussi bien dans la sphère privée que publique », a déclaré à Walla News un représentant.

« Cela embarrasse l’armée israélienne, le ministère de la défense et le gouvernement israélien. D’un instant à l’autre, on ne peut pas savoir ce qui va se passer, ça rend la situation dangereuse », a ajouté le responsable.

« La violence a atteint des endroits qui n’avaient jamais été touchés jusqu’à maintenant, comme Jéricho et Ephraïm [la colonie]. Des zones où il n’y a jamais eu d’incidents violents ».

Dimanche, des bandes de colons ont brûlé des récoltes dans la ville palestinienne de Turmusaya, au nord de Ramallah, quelques jours seulement après que le village ait été mis à feu et à sang. Au moins 30 maisons et 70 voitures ont été incendiées.

Samedi, des dizaines de colons ont déferlé sur plusieurs villages de Cisjordanie, attaquant des maisons palestiniennes dans des scènes qui ont été décrites comme un « pogrom » organisé.

Les chefs de la police, de l’armée et du Shin Bet ont publié samedi une déclaration dénonçant les attaques comme étant de la « terreur nationaliste ».

article paru dans « Middle East Eye », Ttaduit par : AFPS


 

   publié le 26 juin 2023

À Perpignan, l’extrême droite rayonnante

par Maël Gallison sur https://cqfd-journal.org/

Trois ans après la victoire du Rassemblement national aux élections municipales, la ville de Perpignan est‑elle en passe de devenir un avant-poste de l’extrême droite ? Rencontre avec Josie Boucher, figure de la gauche locale, attaquée en justice par la commune pour avoir qualifié la majorité municipale de… « fascistes ».

En 2020, la ville de Perpignan (120 000 habitants environ) est la première grande ville française à tomber dans les mains du Rassemblement national (RN) avec la victoire aux élections municipales de son vice-président, Louis Aliot. Un temps surnommé « Loulou la purge » pour son zèle à vouloir « dédiaboliser » le RN, ce membre de longue date du parti d’extrême droite s’applique dorénavant à mener une offensive sécuritaire contre les quartiers populaires et à glorifier le passé colonial français en Algérie. Et à museler les oppositions : la municipalité attaque ainsi en justice Josie Boucher, figure militante locale, présidente de l’ASTI1 Perpignan et membre du Nouveau parti anticapitaliste (NPA). On en parle avec elle, tout en tirant un premier bilan de la gestion RN à « Perpignan la rayonnante », nouvelle devise de la ville.

Pourquoi la municipalité de Perpignan a-t-elle décidé de déposer plainte contre vous ?

Josie Boucher : « Peu de temps après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, Louis Aliot a décidé de mobiliser un bus pour aller “sauver” des Ukrainiens fuyant la guerre. Un vrai cirque de communication ! Quand on sait que, deux semaines plus tôt, le RN avait envoyé au pilon tous leurs tracts où l’on voyait Marine Le Pen serrer la main de Vladimir Poutine… Lors d’un rassemblement en soutien au peuple ukrainien, à l’appel d’organisations de gauche à Perpignan, j’ai pris la parole et, au cours de mon intervention, j’ai juste dit que les réfugiés ukrainiens n’avaient rien à attendre des fascistes du RN. Une journaliste de L’Indépendant, le quotidien local, était présente. Elle a rapporté mes propos dans un de ses articles2, ce qui n’a visiblement pas plu au maire. Il a fait voter, via le conseil municipal de Perpignan, une décision visant à porter plainte contre moi pour “injure à un corps constitué”. »

Comment a réagi l’opposition ?

Josie Boucher : « L’opposition Les Républicains (LR)3 a refusé de voter ce texte pour deux raisons. D’abord, Marine Le Pen avait déjà perdu devant les tribunaux quand Mélenchon l’avait taxée de fasciste4. Ensuite, ils ne voulaient pas que cette plainte se fasse au nom de la mairie de Perpignan : le terme “fasciste” visait Aliot et pas la mairie ; et ils refusaient que les moyens (financiers, juridiques, etc.) de la mairie pour cette action en justice permettent à Aliot de se payer une campagne d’affichage politique. Mais comme le conseil municipal est à majorité RN, la plainte a été actée et j’ai été mise en examen peu de temps après. Jusqu’à présent, je n’ai été ni auditionnée ni convoquée. »

Quelle a été votre réponse ?

Josie Boucher : « Face à cette attaque frontale contre la liberté d’expression, un comité de soutien unitaire a été créé, une pétition a été lancée et une tribune signée par de nombreuses personnalités et diffusée largement5. On a aussi organisé des rassemblements et un meeting en janvier dernier, dans lequel est notamment intervenu le sociologue spécialiste de l’extrême droite Ugo Palheta. »

À quoi ressemble la politique municipale de Perpignan trois ans après l’arrivée du RN ?

Josie Boucher : « Louis Alliot n’a qu’un mot à la bouche : “sécurité”. Dès son arrivée à la mairie, il a commencé à construire de nouveaux commissariats municipaux afin de couvrir toute la ville, et recruté de nombreux agents de police. Mais même si c’était une promesse phare de son mandat, il a tout simplement suivi la pente prise par le maire précédent, le LR Jean-Marc Pujol, en poste de 2009 à 2020. »

Comment cela se traduit-il sur le terrain ?

Josie Boucher : « Dans le viseur d’Aliot, on retrouve notamment le quartier populaire de Saint-Jacques, où résident d’importantes populations gitanes et maghrébines. Sous prétexte de lutte contre les logements insalubres, il met les gens dehors ou les reloge à des kilomètres de là. En parallèle, il mène une politique de harcèlement – via sa police municipale – contre ces populations, accusées de contribuer au trafic de drogue. Il y a une volonté claire de gentrifier cette partie centrale de la ville. »

Louis Aliot cherche aussi à célébrer le passé colonial de l’Algérie française…

Josie Boucher : « Mais là aussi il n’a fait que poursuivre la politique de propagande menée par Jean-Marc Pujol6. Le 19 mars 2021, il a inauguré une exposition sur les “crimes” du Front de libération nationale (FLN) pendant la guerre d’Algérie. En 2022, à l’occasion du 60e anniversaire de la fin de celle-ci, il a placardé sur tous les panneaux publics de la ville des affiches intitulées “Perpignan, capitale des Français d’Algérie”. Cette campagne annonçait une série de conférences censée rétablir la “vérité” sur l’histoire de la guerre d’Algérie. En réalité, il s’agissait de l’histoire écrite par les militaires français, principaux invités de l’évènement7. À la fin du week-end, il a fait citoyens d’honneur certains protagonistes du putsch d’Alger en 1961. »

Une manière de flatter son électorat ?

Josie Boucher : « Cette valorisation du passé colonial français n’est pas une démarche électoraliste vu qu’aujourd’hui, la plupart des pieds-noirs arrivés en 1962 sont décédés8. On a vraiment là une composante idéologique de la pensée politique du RN. Ces prises de position sont à la fois une insulte envers celles et ceux qui sont morts pendant la guerre d’Algérie et une menace pour les héritiers de l’immigration. Heureusement, il y a quand même des réactions. On a créé un “Collectif pour une histoire franco-algérienne non falsifiée”, dans lequel on retrouve la plupart des organisations de gauche – sauf le Parti socialiste. »

D’autres franges de l’extrême droite radicale profitent-elles que le RN soit aux affaires pour mieux s’implanter à Perpignan ?

Josie Boucher : « Louis Aliot est très malin, il joue à fond la carte de la “dédiabolisation” et fait tout pour contenir les groupuscules fascistes un peu excités qui voudraient s’implanter à Perpignan. Les zemmouristes ont par exemple tenté d’occuper le terrain au moment du meurtre de Lola9, mais il n’y a pas eu de démonstrations très voyantes, Louis Aliot garde le contrôle sur cette clique.
Ceci dit, il y a quelques mois, nous avons aussi appris qu’un bar identitaire allait s’ouvrir à Perpignan. Les fachos ont finalement réussi à trouver un lieu à Canohès, dans les environs de la ville. Le bar s’appelle Le 7.59, en référence à la victoire de Pépin le Bref, roi des Francs, contre les Omeyyades lors du siège de Narbonne en 759. C’est un bar privé, l’accès ne se fait que par cooptation, mais c’est clairement devenu un lieu où les identitaires s’organisent. On a appris que le groupuscule Unité sud qui avait attaqué un meeting de la Nupes à Perpignan en mars dernier était derrière ce lieu. Il n’y a eu aucune réaction du maire sans étiquette de Canohès, Jean-Louis Chambon. Par contre, il y a eu une petite action – anonyme, bien entendu – pendant laquelle ont été placardées des affiches antifascistes sur leur local. Histoire de leur faire comprendre qu’on savait où ils étaient. »


 

1 Association de solidarité avec tous les immigrés.

2 « Perpignan : plusieurs dizaines de militants politiques et des droits de l’homme réunis en soutien à l’Ukraine », L’Indépendant (05/03/2023).

3 Les Républicains représentent le seul groupe d’opposition au conseil municipal, puisqu’au second tour des municipales de 2020, les partis dits de gauche s’étaient désistés pour faire barrage au RN.

4 En 2017, la Cour de cassation rejetait définitivement la plainte de la leader du RN au motif que ces propos relèvent de la liberté d’expression.

5 « Perpignan : pour la liberté d’expression, contre l’extrême droite », Le Club de Mediapart (21/09/2022).

6 Mise en berne des drapeaux le 19 mars (jour anniversaire du cessez-le-feu en Algérie) ; tentative de rebaptiser des rues de la ville au nom de Pierre Sergent, un des chefs de l’Organisation Armée Secrète (OAS) et Hélie de Saint Marc, un des militaires putschistes instigateurs du coup d’État à Alger en 1961 ; facilitation de l’implantation des activités du Cercle algérianiste ; ou encore inauguration d’un « Centre de documentation des Français d’Algérie », véritable musée de l’Algérie française au contenu révisionniste… N’en jetez plus !

7 « À Perpignan, l’extrême droite s’offre trois jours de célébration de l’Algérie française », Mediapart (25/06/2022).

8 En 1962, Perpignan (80 000 habitants à l’époque) a accueilli 12 000 pieds-noirs et autant de harkis.

9 En octobre 2022, le corps sans vie de Lola Daviet, douze ans, est retrouvé dans une malle à Paris. La principale suspecte du meurtre est en situation irrégulière sur le territoire français, et l’affaire est instrumentalisée par la droite et l’extrême droite contre la volonté de la famille.


 


 

L’extrême droite contre l’école : « Grand Endoctrinement » et big data

sur https://rapportsdeforce.fr/

Harcèlement d’enseignements, paniques morales sur les réseaux sociaux et théories complotistes : l’extrême droite d’Éric Zemmour, via le collectif « Protégeons nos enfants », cible l’école. Une manière de propager une parole LGBTIphobe et raciste, mais aussi de collecter les données de potentiels électeurs, dans le but de préparer les échéances électorales à venir.

« En novembre dernier, à Valencienne, nous avons fait annuler une sortie scolaire. Il va falloir qu’ils s’y habituent ! » se vantait Éric Zemmour lors d’un long entretien au journal d’extrême droite Causeur, en mars 2023.

« Nous », ce sont les membres du collectif « Protégeons nos enfants », lancé par Éric Zemmour le 11 septembre 2022 et piloté par Agnès Marion, vice-présidente exécutive de Reconquête et proche de Marion Maréchal et de La Manif Pour Tous. Le politicien d’extrême droite sortait alors d’une défaite à l’élection présidentielle et, dans un discours de rentrée, expliquait à ses militants quelles allaient être les batailles à venir. En premier lieu desquelles : l’école. Grâce à un réseau de « parents vigilants », le collectif Protégeons nos enfants entend dénoncer les enseignements jugés trop en faveur de l’immigration ou des droits des LGBTI+.

Et ces dénonciations vont souvent de pair avec le harcèlement des enseignants qui les dispensent. Ainsi, à Valencienne, en novembre 2022, l’enseignante qui souhaitait emmener ses élèves visiter un camp de migrants a vu son nom relayé sur les sites de la fachosphère, avant de subir une campagne de harcèlement et de voir son adresse diffusée en ligne. Le rectorat de Lille a porté plainte après lui avoir accordé une protection juridique.

Raids numériques et guerre de civilisation

Depuis cet épisode, les affaires de ce genre n’ont cessé de se multiplier. « On constate globalement une attaque par semaine », assure Yannick Bilec, qui suit le dossier pour la CGT Educ’action. « Pour l’heure, il s’agit surtout de harcèlement numérique. Même si des cas de tractages aux abords des établissements scolaires ont également été relevés », précise Fatna Seghrouchni, co-secrétaire fédérale de Sud-Éducation.

Ces attaques suivent toujours un mode opératoire bien rôdé :

« Une personnalité d’extrême droite dénonce sur les réseaux sociaux tel cours ou telle activité, s’ensuit une campagne de harcèlement en ligne, allant parfois jusqu’à la publication du nom et de l’adresse d’enseignants visés, et parfois d’un rassemblement. Ce sont de vrais raids numériques, destinés à faire pression sur les enseignants. Avec des comptes de personnalités publiques, du RN ou de Reconquête, qui retweetent d’autres comptes, qui eux-mêmes redirigent vers des canaux Telegram, qui eux vont diffuser des coordonnées personnelles. Ils ciblent des établissements mais aussi des personnes », continue Yannick Bilec.

Cette stratégie repose donc sur une répartition des rôles entre des acteurs et des réseaux à différents degrés d’anonymat. Sur les réseaux grand public et dans la presse, les responsables politiques s’indignent publiquement, faisant simplement part de leur inquiétude et usage de leur liberté d’expression. Ils laissent aux anonymes le soin d’organiser le harcèlement sur des réseaux plus cryptés.

Pour l’extrême droite, la bataille culturelle passe par l’école

« Pour l’extrême droite, l’école a toujours été au centre d’une bataille idéologique, rappelle le syndicaliste, y compris de la part de l’extrême droite, on se souvient des mobilisations contre les ABCD de l’égalité, et la Journée du Retrait de l’École organisée par Alain Soral et Farida Belghoul ». Le fond idéologique était déjà le même. « Ce qui est nouveau c’est la forme, le système qui est mis en place. Il y a une stratégie frontale, on cible des personnes, avec un harcèlement numérique, des campagnes de presse, et des fois, ça se passe dans la rue », continue-t-il.

À noter : le contraste entre la banalité des actions pédagogiques dénoncées – l’étude d’une chanson, l’intervention d’une association agréée, l’énoncé d’un exercice de mathématique… – et leur dénonciation comme autant de témoignages d’une école « à la dérive » et livrée à « l’idéologie woke ». Ce phénomène, c’est celui d’une « panique morale » : une série d’anecdotes, plus ou moins réelles, toujours présentées de façon malhonnête et exagérée. Elle construit un sentiment de menace majeure, ici la menace « woke », ou, comme le formule Éric Zemmour, un « Grand Endoctrinement », miroir de la théorie complotiste du « Grand Remplacement ».

Pour les militants pro Zemmour, l’école serait aux mains de « nombreux militants d’extrême-gauche et wokes » qui auraient « pris l’habitude d’endoctriner sans la moindre opposition » les enfants, les « poussant à désirer changer de sexe » et les soumettant à une « propagande anti-colonialiste », peut-on lire dans une pétition de Protégeons nous enfants.
Yanick Bilec souligne la dimension complotiste inhérente à ces discours, et relève aussi une jonction qui commence à s’opérer avec les réseaux complotistes liés à la crise sanitaire, notamment à travers le site Réinfocovid. Il y voit «
une logique de PME, qui vise à prendre des parts de marché, ici à Philippot, qui avait été le premier à surfer sur ces mobilisations ».

Le grand recrutement

Au-delà du combat pour l’école, Éric Zemmour cherche à fédérer des militants et des électeurs. « L’école, c’est 12 millions d’élèves et le double de parents. La propagande de Zemmour, c’est un investissement sur le long terme. Il prépare déjà la présidentielle de 2027 », estime Fatna Seghrouchni de Sud-Éducation.

Pour cela, le chantre de l’exceptionnalisme français n’a pas hésité à recourir au savoir-faire américain. Sur le site dédié à la campagne, le visiteur est accueilli par les grands yeux bleus et tristes d’une fillette blonde, et des messages sobres, l’invitant à quatre actions simples : signer une pétition, témoigner, s’abonner à une newsletter ou encore télécharger un tract à diffuser autour de soi. Mise à part la dernière, chacune de ces actions conduit à communiquer son adresse mail à l’éditeur du site, le parti Reconquête. Ce dernier pourra alors leur envoyer une newsletter « susceptible d’inclure des éléments de prospection politique ». Le site signale aussi que les données personnelles des utilisateurs sont « susceptibles d’être transmises à la Nation Builder, situées (sic) aux États-Unis, qui assure notamment l’hébergement de nos sites internet et procède à des opérations de communications politiques ».

Nation Builder, c’est cette entreprise de communication politique qui promet d’offrir « tous les outils digitaux dont les leaders ont besoin pour bâtir et organiser leurs communautés […] pour gagner leurs élections, collecter des fonds et se battre pour leurs causes ». Et à laquelle ont eu recours aussi bien Reconquête LRM et LR que le PS, le PCF et EELV aux dernières élections.
Dans le cadre d’un site comme celui de Protégeons nos enfants, l’entreprise vend un site internet prêt en «
quelques minutes », formulaires, pétitions ou collecte de fonds inclus. Mais surtout, « une base de données intégrée » regroupant toutes les données personnelles collectées par chaque personne ayant « effectué une action d’engagement », telle que livrer leur témoignage ou signer la pétition.

Cela permet de personnaliser tout leur parcours sur le site, pour « maintenir leur engagement » et « s’assurer qu’aucun soutien ne passe à travers les mailles du filet ». Des options de filtrage et de traitement de données avancées doivent permettre de mobiliser ses soutiens pour des passages à l’action, de constituer des équipes et de tracer des zones de tractages optimisées. Une fois cette base de données constituée, le site offre tout un panel de solutions techniques, comme par exemple la solution « Network » déployée en 2017 par un Emmanuel Macron fraîchement élu pour construire de toute pièce son parti pour les législatives.

 Une collecte de données plutôt efficace pour l’instant, si on en croit les propos de Zemmour qui, toujours dans le même entretien, se vantait d’avoir réuni « plus de 40 000 “parents vigilants” et des milliers de témoignages » dont « plus de la moitié ne vient pas de Reconquête ». Et de vanter l’exemple du républicain De Santis en Floride, qui a réussi à rassembler « jusque dans l’électorat démocrate afro-américain » grâce à « son combat contre l’idéologie woke à l’école ».

Sursaut antifasciste unitaire contre l’extrême droite à l’école

 Face au poids grandissant de Protégeons nos enfants, cinq syndicats de l’éducation, la CGT Educ, la FSU, le SGEN-CFDT, Sud Educ et l’UNSA, ont envoyé un courrier commun à leur ministère de tutelle, le 12 mai dernier, pour demander une rencontre. Ils ont été reçus le 23 juin.

« Le ministère s’est engagé à rédiger une circulaire qui donnera un cadre, un protocole à suivre en cas d’attaque de l’extrême droite. Pour l’heure, les enseignants sont souvent démunis. Et les réponses apportées en cas de pression ou de harcèlement sont à géométrie variable. Il s’agit d’y remédier », explique Fatna Seghrouchni, co-secrétaire fédérale de Sud-Éducation, qui a participé à la réunion avec le ministère. Ce dernier s’est également engagé à produire un décompte précis du nombre d’attaques. Yannick Bilec explique ainsi que pour la CGT, le dépôt de plainte doit permettre « l’ouverture d’enquêtes, pour remonter aux responsables » de ces actions d’intimidations. Ne plus rester sur la défensive, mais contre-attaquer. Pour l’heure, la mise sous protection fonctionnelle des enseignants menacés peut être difficile d’accès, les hiérarchies peuvent hésiter à apporter leur soutien aux projets éducatifs, et des plaintes ne sont pas systématiquement déposées.

Mais les organisations syndicales n’entendent pas s’en remettre aux seuls services de l’État pour organiser cette riposte. Récemment, les rencontres syndicales antifascistes du réseau de Vigilances et Initiatives Syndicales Antifascistes (VISA) ont eu lieu à Paris témoignant d’une « dynamique unitaire plus forte » sur ce sujet, selon Yannick Bilec. Côté rue, l’intersyndicale de l’éducation appelle à participer en masse aux marches des fiertés à travers le pays, tout au long du mois de juin, dans un acte de résistance festive aux attaques de l’extrême droite.

   publié le 25 juin 2023

2024 : le budget sans-dents

par Clémentine Autain sur www.regards.fr

Bruno Le Maire annonce fièrement 10 milliards d’euros d’économie dans le budget 2024. Comment ? Principalement en taillant dans les dépenses de santé car, selon le ministre, la quasi-gratuité « déresponsabilise » les patients.

J’écris alors que je sors de chez le dentiste. Une dent arrachée. Elle était morte, créant un abcès, il n’y avait pas le choix. La suite, elle, sera terriblement sociale. Comme j’ai une mutuelle en béton et les moyens de me payer un implant, je peux restituer l’équivalent de ma dent. Sinon, il me faudrait vivre avec un trou. Et puis un jour, sans doute un autre. C’est ainsi que naissent les « sans-dents ». Parce que la solidarité s’arrête. Parce que tout le monde n’a pas les moyens de se payer les frais de dentiste si mal remboursés.

Personne n’a oublié cette expression, les « sans-dents », employée par un ancien président de la République élu au nom de la gauche. On y lisait déjà le mépris pour « ceux qui ne sont rien ». Les mots ont leur performativité, ils savent blesser, humilier. Quand ils recouvrent des choix politiques aux effets de masse, la violence se matérialise, l’injustice se fait loi.

Au moment où des écologistes sont perquisitionnés en masse, où ceux qui se soulèvent pour défendre la terre sont dissous, où la violence leur est imputée alors qu’ils n’ont jamais tué personne et ont compté à Sainte-Soline l’un d’eux dans le coma, les annonces du ministre de l’Économie pour le budget 2024 nous rappellent combien un document apparemment pacifique comme celui du budget de l’État peut receler de brutalité. Nous sommes dans ce moment historique où légalité et intérêt général ne coïncident plus. Et cet état de fait blesse la démocratie et nos vies. Grièvement.

Nous pouvons au moins saluer la constance de la Macronie qui s’entête toujours dans le même sens. Donner à ceux qui ont le plus. Laisser toujours plus de parts au privé. Avec un mantra : refuser toute hausse d’impôt.

Priorité aux grands groupes et aux hyper-riches

Lundi, Bruno Le Maire a annoncé avoir trouvé 10 milliards. Comme tout le monde le sait, tant ils nous bassinent avec leur règle d’or des 3% de déficit public, le gouvernement cherche à réaliser des économies. Croyez-vous qu’il serait allé les chercher là où les dépenses ne sont pas justes et justifiées ? Comme l’a décortiqué l’économiste Anne-Laure Delatte dans L’État droit dans le mur [1], les aides publiques sans critère ni contrepartie aux grandes entreprises représentaient 170 milliards en 2021 et les niches fiscales, 154 milliards !

Ce soutien aux entreprises qui n’en ont pas besoin, qui ne sont pas vertueuses du point de vue des impératifs environnementaux ou du bien-être collectif, Total en tête, n’a cessé d’augmenter depuis 1979. C’est là que se trouve une mine d’or pour redéployer l’argent public au service de nos besoins essentiels, comme la santé, le logement, les transports, l’éducation ou la culture. À l’échelle des ménages, celles et ceux qui n’en ont pas besoin pour vivre dignement se trouvent également privilégiés par des mécanismes d’aides et de niches fiscales qui se multiplient, quand celles et ceux qui ne paient pas d’impôts en sont par définition exclus. La fin de l’ISF fut de ce point de vue totalement symptomatique d’une mécanique de fond au service des nantis.

Haro sur la santé et l’égalité

Trouver 10 milliards en rognant sur les privilèges accordés aux grands groupes et aux hyper-riches eut été un jeu d’enfant. La seule suppression de la CVAE, impôt payé par les entreprises, nous coûte près de 15 milliards par an. Mais le gouvernement en a décidé autrement. Haro sur les arrêts maladie et les remboursements de soins !

La charge a été donnée en amont par Geoffroy Roux de Bézieux, patron du Medef, qui a évoqué une explosion des « arrêts de travail de complaisance », pointant des arrêts-maladie qui tomberaient les vendredis et les lundis. Faut-il lui rappeler qu’il existe des jours de carence, qui conduisent d’ailleurs nombre de salariés précaires à travailler malades car ils ne peuvent pas se les payer ? Que la pénurie de spécialistes conduit des médecins à prolonger l’arrêt de travail du salarié en attendant le rendez-vous ? Que l’accélération des cadences, la bureaucratisation et la perte de sens au travail conduisent au phénomène croissant de burn out ? Que les arrêts maladie vont se démultiplier avec la réforme des retraites, l’OFCE [2] avançant le chiffre de 400 000 arrêts maladie supplémentaires dans les dix prochaines années ? Au Portugal, il n’y a plus besoin d’un médecin pour un arrêt-maladie jusqu’à trois jours, une simple déclaration sur l’honneur suffit. En France, le choix n’est pas celui du progrès mais du dogme néolibéral.

Bruno Le Maire enchaîne : « La gratuité ou la quasi-gratuité des soins peuvent conduire à déresponsabiliser le patient et expliquent que l’achat de médicaments soit encore si élevé en France ». Petit rappel : il n’y a pas de gratuité, on paie pour les médicaments par le biais de la sécurité sociale, qui provient de nos cotisations, et des mutuelles. En pointant la responsabilité individuelle, le ministre dédouane les responsabilités collectives, et notamment celles de l’industrie pharmaceutique. Quid de la baisse des prix des traitements sous brevet ? Quid d’un pôle public du médicament ? Les prix exorbitants de traitements sous brevet menacent notre système de santé alors qu’un industriel comme Sanofi annonce des dividendes en hausse, ou que sous couvert de relocalisation des médicaments, Emmanuel Macron entend donner des dizaines de millions d’euros d’argent public à des multinationales pharmaceutiques qui réalisent des profits et détruisent de l’emploi.

Nous revoici chez le dentiste. Car ces annonces arrivent après que la Sécurité sociale a annoncé la baisse des remboursements de soins dentaires à partir d’octobre : la prise en charge de ces soins passera de 70% à 60%. Cela va se traduire mécaniquement par une augmentation des cotisations que les mutuelles vont répercuter sur leurs adhérents. Ces dernières parlent d’un surcoût de 500 millions d’euros.

Le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie avait pourtant remis au ministre Véran, en janvier 2022, trois scenarios pour l’avenir de l’assurance maladie. L’un d’entre eux prévoyait un remboursement à 100% des soins communs par la Sécurité sociale. Les complémentaires en étaient d’ailleurs affolées. Ce scenario mettait en avant une économie de plus de 5 milliards d’euros liées au coût de gestion administrative des complémentaires. Cette extension de la Sécurité sociale aurait été un pas en avant pour faire vivre le « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». C’eut été une avancée pour démocratiser l’accès aux soins, là où aujourd’hui les plus pauvres paient davantage, bien plus qu’en proportion de leur revenu. L’arbitrage gouvernemental est sans appel : la préférence est donnée au privé, avec un transfert à hauteur de 500 millions en plus à la clé pour les mutuelles.

Gouverner, c’est faire des choix. Nous pouvons au moins saluer la constance de la Macronie qui s’entête toujours dans le même sens. Donner à ceux qui ont le plus. Laisser toujours plus de parts au privé. Tourner le dos à la satisfaction des besoins essentiels de la population. Faire confiance au marché. Ne pas piloter la transition écologique. Avec un mantra : refuser toute hausse d’impôt. Mais, comme le rappelle Anne-Laure Delatte, « l’enjeu n’est pas la taille des impôts mais qui les supporte et à qui ils profitent ». Une petite révolution copernicienne s’impose en matière de doctrine budgétaire. Quand on regarde de près les comptes, on voit que les marges pour le progrès social et écologique ne sont pas étroites, mais béantes.

Notes

[1] L’État droit dans le mur. Rebâtir l’action publique, Anne-Laure Delatte, Fayard, 2023.

[2] Observatoire français des conjonctures économiques.

 

   publié le 24 juin 2023

Licenciements : le bilan explosif des ordonnances Macron

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Des économistes chargées de suivre les effets de la réforme du marché du travail de 2017 constatent une étrange augmentation des licenciements pour faute grave. Premiers visés, les travailleurs essentiels. Décryptage.

Peu organisés ou peu au fait de la législation, les salariés du nettoyage, les serveurs ou les caissiers constituent des proies faciles pour les dirigeants d’entreprise. © Stéphane Audras/Réa

C’est un article explosif, qui vient de sortir en toute discrétion dans une revue spécialisée. Les deux autrices, Camille Signoretto et Julie Valentin, ont planché sur le bilan des ordonnances Macron, dans le cadre d’un appel à projets de la Dares (ministère du Travail).

Entrées en application à l’automne 2017, en dépit de l’opposition acharnée de certains syndicats, ces ordonnances visaient à « flexibiliser » le droit du travail dans le but affiché de relancer la machine à créer de l’emploi.

Les effets du plafonnement des indemnités prud’homales

Les deux économistes se concentrent sur les effets du plafonnement des indemnités prud’homales versées aux salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse (ordonnance de septembre 2017). Elles prennent tout d’abord au sérieux le principal argument invoqué par l’exécutif : réduire les coûts du licenciement devait inciter les patrons à embaucher davantage en CDI.

Las, les chercheuses ne trouvent aucune donnée corroborant cette fable. On observe bien une hausse des embauches en CDI, mais le retournement de tendance remonte à 2014 : « Alors qu’elles étaient plutôt en baisse sur la période 2007-2014, (ces embauches) augmentent de façon continue ensuite avec une croissance plus marquée entre 2016 et 2017, notent-elles. Après 2017 (c’est-à-dire après l’introduction des ordonnances), elles poursuivent leur hausse mais de manière moins prononcée. »

Le patron échappe au versement d’indemnités…

Les embauches en CDD restent quant à elles jusqu’à 7,5 fois plus nombreuses que celles en CDI. Pourtant, « la logique de sécurisation du licenciement, en incitant l’embauche en CDI, devrait aussi se manifester par un recours plus faible aux CDD dans une logique de substitution », écrivent les chercheuses.

À la lecture de ces résultats, les propos tenus par Édouard Philippe en 2017 prennent une saveur particulière. « Notre objectif est simple, assurait gravement l’ancien premier ministre, il s’agit de favoriser la création d’emplois en apportant beaucoup plus de sécurité et de visibilité au chef d’entreprise dans sa décision d’embaucher. » Permettre aux patrons de licencier sans crainte devait les inciter à embaucher sans compter : raté !

L'effet pervers derrière une mesure en apparence généreuse

Si les ordonnances ont joué sur le comportement des chefs d’entreprise, c’est sur un tout autre registre. Les chercheuses ont observé une très nette augmentation des licenciements pour faute grave, qui ont progressé de 32,3 % entre fin 2017 (date d’application des ordonnances) et fin 2021.

« Autrement dit, les licenciements pour faute grave ont connu une accélération de tendance à la hausse après la mise en place des ordonnances », notent les chercheuses : entre 2015 et 2017, on constatait déjà une augmentation, mais elle était près de 4 points inférieure. Résultat : sur 100 licenciements pour motif personnel en 2021, 51 l’étaient pour faute grave.

Les chercheuses émettent l’hypothèse que cette hausse est liée à deux facteurs cumulatifs. Premièrement, les ordonnances Macron ont revalorisé les indemnités légales de licenciement pour les salariés avec moins de dix années d’ancienneté.

Cette mesure en apparence généreuse induit un effet pervers : il devient d’autant plus avantageux pour un patron qui cherche à se débarrasser d’un salarié d’opter pour un licenciement pour faute grave, puisque cela lui permet d’échapper au versement d’indemnités, contrairement aux autres types de ruptures de contrat.

À l’abri d’une trop lourde condamnation

Un autre facteur vient se surajouter : le plafonnement des indemnités prud’homales, qui met le patron à l’abri d’une trop lourde condamnation si d’aventure le salarié renvoyé pour faute grave décide de se retourner contre lui.

Prenons un cas concret, cité par les chercheuses. Un agent d’entretien payé 1 000 euros brut par mois, avec trois ans d’ancienneté, se fait licencier. Avant 2017, le salarié pouvait espérer toucher au moins 6 600 euros devant les prud’hommes, en sachant que ce n’était qu’un plancher – en pratique, le montant pouvait grimper bien au-delà. Avec les ordonnances, le tarif oscille désormais entre 3 750 euros et 4 750 euros, soit au minimum 1 850 euros d’économies pour le patron. Un employeur qui mettrait un salarié à la porte pour faute grave a donc beaucoup à gagner et plus grand-chose à perdre.

15 professions trinquent plus que d'autres

Contactée par l’Humanité, Camille Signoretto, maîtresse de conférences en économie à l’université Paris-Cité et membre du Ladyss, prend soin de préciser que leur hypothèse mérite d’être confirmée par d’autres travaux.

Une chose est sûre : certains travailleurs trinquent plus que les autres. Les chercheuses montrent que 15 professions concentrent à elles seules près de la moitié des licenciements pour faute grave en France, parmi lesquelles les salariés du nettoyage, les serveurs ou les caissiers. Autant de « travailleurs essentiels », qui ont pourtant été loués par Emmanuel Macron pour leur dévouement lors du confinement.

« Toutes ces professions figurent dans le champ dit de “deuxième ligne” de la crise sanitaire, confirment les chercheuses, dont les conditions de travail et d’emploi sont particulièrement dégradées et où le taux de syndicalisation est significativement plus faible, à l’exception des agents de sécurité. »

Des proies faciles

Cette vulnérabilité pourrait expliquer pourquoi le taux de licenciement pour faute grave atteint de tels niveaux chez ces salariés : peu organisés, peu au fait de la législation, on imagine qu’ils constituent des proies faciles. Par ailleurs, les licenciements pour faute grave peuvent être aussi des conséquences d’abandons de poste.

« En ce moment, le débat public sur le sujet cible les salariés qui quitteraient leur poste pour profiter des allocations-chômage, déplore Camille Signoretto. En réalité, si les travailleurs de “deuxième ligne” abandonnent leur poste, c’est probablement davantage en raison de leurs conditions de travail. »

En attendant, l’étude jette un sacré pavé dans la mare, au moment où les syndicats tentent de remettre les ordonnances Macron sur la table, en invoquant les injustices subies par les salariés. Jusqu’à présent, le chef de l’État s’est montré inflexible, mais les résultats des deux chercheuses pourraient donner du grain à moudre aux syndicalistes.


 

   publié le 23 juin 2023

Nouveau pacte financier :
la fausse promesse d’une finance
au service du développement

Benjamin König, Marion d'Allard et Bruno Odent sur www.humanite.fr

Le Sommet pour un nouveau pacte financier mondial s’ouvre, ce jeudi, à Paris. Si les attentes des pays du Sud sont très fortes, leurs espoirs risquent d’être vite douchés.

Emmanuel Macron pouvait-il choisir meilleur symbole que ce Palais Brongniart, construit selon la volonté de Napoléon Ier pour accueillir la Bourse, afin d’accueillir ce sommet « pour un nouveau pacte financier mondial » ?

Ces 22 et 23 juin, le chef de l’État tente de recoller les morceaux avec les pays du Sud global, chaque jour davantage déçus des promesses non tenues alors qu’ils se retrouvent en première ligne face à la pauvreté et aux conséquences d’un changement climatique dont ils ne sont pas responsables.

Un sommet annoncé et organisé par Emmanuel Macron et Mia Mottley, première ministre de la Barbade devenue figure incontournable des discussions climatiques et financières mondiales, parfois citée pour être la prochaine secrétaire générale de l’ONU. L’actuel, Antonio Guterres, est arrivé à Paris, en compagnie des dirigeants de 40 organisations internationales et 120 ONG.

Et surtout une centaine de chefs d’État et de gouvernement venus d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Afrique, notamment Lula (Brésil), Cyril Ramaphosa (Afrique du Sud) ou Macky Sall (Sénégal).

À l’origine, l’ambition environnementale

Du beau monde donc, mais pour quel objectif ? Comme à son habitude, Emmanuel Macron se veut emphatique : « Nous frapperons fort » avec « un nouveau consensus » à propos de « la lutte contre la pauvreté, la décarbonation de notre économie et la protection de la biodiversité », en réformant « nos infrastructures comme la Banque mondiale, le FMI, les fonds publics-privés ».

Initialement, ce sommet était une promesse du chef de l’État et de Mia Mottley, à la suite de la COP27 en Égypte, en novembre dernier, pour « travailler avec nos partenaires sur un nouveau pacte financier avant la prochaine COP », prévue à partir du 30 novembre à Dubaï. Mia Mottley, sur ces points, est à l’avant-garde du combat : « Les États les plus vulnérables ont souvent pris leur indépendance après la création de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, dont le fonctionnement est anachronique, hérité de l’ordre colonial », déclarait-elle à la tribune de l’ONU, en septembre 2022.

Une tribune à laquelle le premier ministre pakistanais, Shehbaz Sharif, avait également déclaré après que son pays avait été touché par des inondations dramatiques : « Les Pakistanais n’ont pas créé cette crise dont ils sont les victimes. »

Les promesses en l’air des principaux pollueurs ont lassé peuples et dirigeants des pays pauvres. Qui se détournent de plus en plus des pays du Nord, lesquels s’étonnent – entre autres – de les voir s’abstenir lors des votes sur la guerre en Ukraine. « Ce n’est pas que le narratif russe soit attractif, c’est que le narratif occidental refuse de reconnaître les abus et les disparités dans la façon de traiter les États issus de leurs anciennes colonies », avait martelé Mia Mottley. Pour Emmanuel Macron, une énième rodomontade ne suffira pas.

Un sommet pour réconcilier le Nord et le « Sud global » ?

L’ordre du jour du sommet de Paris a évolué en cherchant à y intégrer tout l’enjeu de l’évolution des rapports Nord – Sud. Les institutions financières internationales, comme le FMI ou la Banque mondiale, telles qu’elles ont été définies après-guerre par les accords de Bretton Woods, s’avèrent aujourd’hui incapables de répondre aux besoins criants de la plus grande partie de l’humanité.

L’entrée en dissidence des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) est l’une des dimensions de cette nouvelle donne mondiale. Ces pays veulent se libérer d’une hégémonie du dollar aux conséquences insupportables qui s’ajoutent à la flambée des prix provoquée par la guerre en Ukraine.

La brutale augmentation des taux d’intérêt décidée par la Réserve fédérale états-unienne (Fed) a accentué leurs difficultés à financer leurs investissements les plus basiques, non seulement pour la transition écologique mais aussi pour l’alphabétisation, l’éducation ou la santé. Leurs banques centrales contraintes de suivre la Fed en augmentant leurs taux étouffent l’activité.

Ainsi, quand la banque centrale brésilienne est contrainte de faire culminer, depuis le début de l’année, ses taux d’intérêt à plus de 13 %, tout emprunt prend forcément des dimensions dissuasives. Au grand dam du président Lula, nouvellement élu, désireux de mettre en œuvre une politique économique expansive pour lutter contre la pauvreté endémique.

Emmanuel Macron avance une hypothétique réforme de ces institutions de Bretton Woods pour tenter d’amadouer le Sud. Le sauvetage, non pas du multilatéralisme, mais de l’architecture financière internationale sous influence de Washington et de ses alliés occidentaux, est ainsi recherché.

Quitte, pour le président français, à donner des gages en faisant proclamer, au début de la semaine, par la voix de sa ministre des affaires étrangères, Catherine Colonna, dépêchée à Pretoria, qu’il serait prêt à se rendre au sommet des Brics à la fin du mois d’août.

Un pont d’or aux financements privés

Un « choc de financement ». Voilà ce à quoi aspirent les organisateurs du sommet de Paris. « Il ne s’agit pas d’additionner les engagements financiers, mais de transformer le système », précise même l’Élysée. Mais, derrière la très haute ambition, la stratégie est assumée : mobiliser les fonds privés pour financer la transition, « faire venir le secteur privé sur des projets qui ont aussi des perspectives de rentabilité ».

Une sorte, en somme, de partenariat public-privé à l’échelle mondiale pour « réussir à produire plus d’argent sans mobiliser davantage de fonds publics », assume l’entourage d’Emmanuel Macron. Dans un contexte où les créanciers privés détiennent déjà une grande partie de la dette de certains États étranglés par les échéances de remboursement, où les grandes banques continuent d’investir massivement dans des projets climaticides qui aggravent la crise dont sont victimes les pays les plus vulnérables, ouvrir un peu plus les vannes de l’argent privé est un pari dangereux et alimente un cercle vicieux.

Certes, le secteur privé doit être mis à contribution. Mais cela passe avant tout par la taxation des multinationales superpolluantes et de leurs argentiers ainsi que par la lutte acharnée contre l’évasion fiscale, rétorquent les ONG.

Le dollar ou une vraie monnaie commune mondiale ?

L’extension de l’utilisation des droits de tirages spéciaux (DTS) est brandie par les organisateurs du sommet de Paris comme l’un des moyens de faciliter l’accès du Sud global aux financements si indispensables à son devenir.

Leur utilisation, devenue plus fréquente ces temps derniers, notamment à la faveur de la crise déclenchée par la pandémie de Covid, constitue déjà une entorse à l’orthodoxie des institutions de Bretton Woods dont le critère principal est le strict respect de la loi des marchés.

Les DTS, appuyés aujourd’hui sur un panier de monnaies constitué des principales devises internationales (dollar, euro, yen et yuan), donnent au FMI une capacité à faire crédit à des conditions plus avantageuses qu’en levant de l’argent sur les marchés financiers.

Paris voudrait étendre l’utilisation de cet instrument pour combler un peu le gigantesque déficit d’investissements qui assaille aujourd’hui le Sud, surendetté, miné par l’inflation et étranglé par les diktats du billet vert.

Les Brics pointent toutefois, à juste titre, les limites du procédé et continuent de faire valoir le besoin de créer entre eux une monnaie commune pour échapper au dollar et à ces attributions impériales.

Une alternative qui pourrait cependant ne pas déroger à une certaine logique de bloc en faisant émerger une zone placée sous la houlette de la devise la plus influente des Brics, le yuan chinois, à côté d’une zone dollar. Pour sortir de ce dilemme, il faudrait en fait suggérer aux promoteurs français d’une utilisation élargie des DTS de pousser plus loin leur réflexion.

La monnaie du FMI peut devenir un instrument universel de développement, comme le proposa le chercheur communiste français, Paul Boccara. À condition d’émanciper les institutions financières internationales de la domination du billet vert, de changer donc leur fonctionnement de fond en comble, et non pas à la marge, comme le souhaite Emmanuel Macron.

Il reste que le débat autour du sommet parisien illustre la maturité de cette proposition pour l’émergence d’une vraie monnaie commune mondiale. Un outil universel décisif pour la maîtrise du climat comme pour le développement de toute l’humanité.


 

   publié le 22 juin 2023

Brésil. Comment Lula s’appuie sur la démocratie sociale pour gouverner

Lina Sankari sur www.humanite.fr

Pour contrebalancer l’absence de majorité au Parlement, le président Luiz Inacio Lula da Silva organise la concertation avec les organisations syndicales ou de la société civile. Le chef de l’État, qui est à Paris, les 22 et 23 juin, reproduit cette démarche à l’international. 

Après quatre ans de destruction méthodique des institutions sous Jair Bolsonar o, de reculs sociaux et une ultime tentative de putsch des militants d’extrême droite en janvier, le président Luiz Inacio Lula da Silva a la lourde mission de redonner du souffle à une démocratie exsangue.

Le chef de l’État brésilien est de retour au pouvoir dans un contexte beaucoup plus tendu que lors de ses précédents mandats entre 2003 et 2011. « Nous avons gagné les élections à l’issue d’un processus complexe et d’un résultat serré. Ce qui montre l’enracinement de l’extrême droite. Maintenant, il faut gouverner avec un Parlement dont la composition nous est très défavorable », concède Wagner Caetano, secrétaire national aux relations politiques et sociales et homme de confiance de Lula.

Maintenir le lien entre le siège de la présidence et les mouvements sociaux

La mission a été spécialement créée afin de maintenir le lien entre le palais du Planalto et les mouvements sociaux, qui ont joué un rôle déterminant durant la dernière campagne électorale. Avec 136 députés de gauche sur 513, la marge de manœuvre est limitée.

Chaque trimestre, 68 représentants des organisations syndicales et de la société civile se réunissent ainsi avec l’exécutif au sein du Conseil de participation sociale pour élaborer les politiques publiques et garantir leur application.

Faute de majorité au Parlement, l’idée est de s’appuyer sur la participation populaire afin de faire avancer les projets. Chaque trimestre, 68 représentants des organisations syndicales et de la société civile se réunissent ainsi avec l’exécutif au sein du Conseil de participation sociale pour élaborer les politiques publiques et garantir leur application sous la houlette de Marcio Macedo, le secrétaire général de la présidence.

Pour s’assurer l’appui des mouvements organisés, priorité a été donnée, durant ces six premiers mois, à la relance par décret des grands programmes sociaux qui ont permis au Brésil de sortir de la carte de la faim et de l’extrême pauvreté sous les mandats de Lula et Dilma Rousseff.

Selon Wagner Caetano, « le but est de relancer un programme par semaine, comme ce fut le cas la semaine passée avec les pharmacies populaires. Lula a déjà averti que les premiers résultats de ces politiques devaient tomber dès le second semestre ». Cette volonté d’avancer rapidement est destinée à contrebalancer l’absence de majorité au Parlement.

Le « retour du Brésil » à l’international après des années de désengagement des instances multilatérales

Ce lien avec les mouvements sociaux se joue également à l’international. Si Lula a souvent annoncé « le retour du Brésil » après des années de désengagement des instances multilatérales, le nombre de ses déplacements depuis six mois témoigne de l’attente qu’il suscite.

Depuis le 21 avril, au Portugal, l’équipe de Lula a porté sur le continent européen la pratique de la concertation, comme ce fut le cas lors d’une rencontre avec la communauté ukrainienne pour une médiation de paix.

La démarche sera la même à l’occasion du sommet pour un nouveau pacte financier mondial à Paris, ces 22 et 23 juin. En marge de chaque invitation officielle, l’ancien syndicaliste consacre un temps aux structures organisées afin de « prendre la température et de comprendre quelles sont les demandes des groupes locaux », explique un proche du président.

La démarche a valeur de clin d’œil à l’histoire alors que le Parti des travailleurs (PT) puise son origine dans les luttes sociales contre la dictature. Après sa réélection en octobre, « il y avait beaucoup d’attentes quant au type de relation que son gouvernement aurait avec les mouvements sociaux », précise le sociologue Emir Sader.

Les syndicalistes, un point d’appui au combat contre le président de la banque centrale, Roberto Campos Neto, bolsonariste assumé

Ce dernier rappelle que, lors de son premier mandat, la nomination de libéraux et le maintien de l’ajustement fiscal hérité de son prédécesseur Fernando Henrique Cardoso avaient privé Lula du soutien actif de certains pans de la société dont certaines voix se sont ajoutées à la critique active après une décennie de combats communs et malgré les avancées sociales. Leçon retenue.

Les syndicats servent également de point d’appui au combat contre le président de la banque centrale, Roberto Campos Neto, bolsonariste assumé, qui maintient à dessein le taux directeur à 13,75 %. « Nous voulons occuper les rues, les hamacs et les champs dans tout le Brésil (…) afin que le programme qui a été choisi dans les urnes soit mis en pratique. Imaginez que le gouvernement fasse tous les efforts économiques pour générer des emplois et des revenus, alors que la banque centrale l’oblige à verser des fortunes aux grandes banques. Il est impossible de résoudre les problèmes des familles brésiliennes avec des taux d’intérêt aussi élevés », insistait, le 20 mars, João Paulo Rodrigues, membre du conseil national du MST, le Mouvement des sans-terre.

Il y a trois mois, l’organisation a remis au gouvernement un document intitulé « Surmonter la crise et reconstruire le Brésil » censé servir de base de discussion à 60 formations et être discuté au niveau des territoires.

 

   publié le 21 juin 2023

Et maintenant,
quelle politique migratoire ?

 Latifa Madani , Pierre-Henri Lab et Pierre Chaillan sur www.humanite.fr

Le projet de loi immigration présenté par Gérald Darmanin est au centre des tractations politiciennes. Chercheurs et militants des droits humains attirent, eux, l’attention sur les véritables enjeux.

Ayons le courage de mettre en place la liberté de circulation avec un titre de séjour durable et des politiques d’accueil et de séjour inclusives.

Stéphane Maugendre - Avocat, président honoraire du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti)

Il y a comme une continuité entre gouvernements de droite et de gauche à mener une politique migratoire restrictive et plus ou moins répressive. Mais, il y a eu des mesures novatrices intéressantes comme la carte de résidence de dix ans sous François Mitterrand. Ce fut assez révolutionnaire comme outil réel d’intégration et de participation à la vie de la cité. Aujourd’hui, au lieu de rogner encore et toujours sur la carte de résident de dix ans, ayons le courage, comme le font d’autres pays (Espagne, Italie, Portugal par exemple), de mettre en place la carte de séjour illimité. Un titre de séjour durable favoriserait l’inclusion.

Au Groupe d’information et de soutien des immigrés, nous continuons à défendre la liberté de circulation. Jamais aucun gouvernement ni groupe ­politique de gauche n’a ouvert une ­réflexion sur la liberté de circulation. Rappelons que la première et grande expérience d’ouverture des frontières qui a marché et qui fonctionne, c’est l’Europe. De cinq pays, nous sommes arrivés à 27. Qui se souvient des discours tenus à l’époque à chaque fois que l’Europe s’ouvrait : « On va être envahis par les Grecs, par les Portugais », « le plombier polonais va prendre le travail des Français », etc. Cette liberté de circulation n’a pas provoqué d’invasion ou d’envahissement de la « vieille Europe » par « des hordes de Polonais ou de Grecs ».

La tendance actuelle est celle de la précarisation du statut des étrangers. On crée ainsi une masse d’individus corvéables à merci qui tombent dans la misère sociale. »

La liberté de circulation doit s’accompagner de politiques d’accueil et de séjour inclusives. Or, la tendance actuelle est celle de la précarisation du statut des étrangers. Cela veut dire retirer le droit au séjour à des personnes qui sont déjà sur le territoire dans la vie sociale. On crée ainsi ce que l’on appelle les « ni-ni » (pas éloignables et sans titres de séjour), et donc une masse d’individus corvéables à merci qui tombent dans la misère sociale.

Loin d’une vision utilitariste de la migration du travail, nous sommes pour la régularisation de tous les sans-papiers. Des pans entiers de l’économie ne vivent que grâce à une population immigrée clandestine. Le Medef se plaint d’un manque de 200 000 à 300 000 personnes dans la restauration-hôtellerie ou dans le BTP. De nombreux patrons souhaitent leur régularisation. Des régularisations ont lieu régulièrement et partout en Europe.

L’argument de « l’appel d’air » ne tient pas, comme le démontrent de nombreuses études, dont celle de 2021 de l’Institut Convergences migrations, qui constate : « Il n’existe aucune corrélation entre la qualité des politiques d’accueil et l’orientation des flux migratoires. Ce sont beaucoup moins les conditions d’arrivée qui attirent que la situation dans les pays de départ. » Au contraire. Le durcissement de la politique migratoire fixerait les exilés sur leur terre d’accueil. La multiplication des obstacles de circulation incite les migrants à renoncer à aller et venir. Utilisons donc les moyens mis pour empêcher d’accéder ou de rester sur le territoire à accueillir dignement celles et ceux qui fuient la guerre, les persécutions, la misère ou les effets du dérèglement climatique.


 

Les droits des demandeurs d’asile et des mineurs isolés sont aujourd’hui bafoués. Un accueil digne et respectueux doit être garanti.

Mireille Damiano - Avocate, membre du Syndicat des avocats de France et militante de Roya citoyenne

En 2015, au prétexte de l’organisation de la COP21, la France a réintroduit les contrôles systématiques à ses frontières, dispositif qu’elle maintient par des renouvellements successifs de six mois en raison de menaces terroristes et de la Coupe du monde de rugby – dans l’irrespect total du droit européen. C’est ce que nous vivons à la frontière franco-italienne et qui engendre des risques mortifères et une grande violence à l’égard des migrant.es. La frontière tue ! La fermeture des frontières conduit à une remise en cause du principe de libre circulation et s’accompagne d’une multiplication des contrôles à grand renfort d’effectifs supplémentaires de police et de gendarmerie et de moyens technologiques comme l’utilisation de drones pour survoler la frontière. S’agissant des migrant·es, ces contrôles débouchent sur la délivrance sans examen de leur situation individuelle de refus d’entrée sur le territoire français. Ceux qui relèvent du droit d’asile ou du statut de mineurs isolés sont ainsi victimes d’un déni de droit.

On peut démultiplier les forces de police ou de gendarmerie, s’imposera toujours le respect de notre législation nationale et de nos engagements internationaux !

Il faut une politique migratoire respectueuse des droits humains, qui met en place des structures avec des moyens économiquement suffisants pour instruire les demandes d’asile et de reconnaissance de minorité. »

La situation des migrants mineurs non accompagnés, déjà dégradée, ne cesse de s’aggraver. Entassés à plusieurs dans des préfabriqués qualifiés de « lieux de mise à l’abri », ils attendent dans des conditions indignes l’examen de leur situation. Les procédures sont souvent bâclées ou entachées de soupçons de falsification des dates de naissance pour empêcher toute ­reconnaissance de minorité, couronnées au pire d’une obligation de quitter le territoire sans recours effectif possible. Les mineurs qui échappent au refoulement sont accueillis dans des conditions tout aussi indignes, faute de moyens.

Non content de bafouer les droits de migrants, le gouvernement se livre à une surenchère avec l’extrême droite. Alimentant le fantasme d’une vague migratoire submergeante, n’hésitant pas à user de chiffres invérifiables, MM. Darmanin et Ciotti voudraient bien s’affranchir des obligations internationales de la France, remettant en cause la convention européenne des droits de l’homme comme le droit au regroupement familial.

À l’inverse de cette chasse aux migrants, il faut une politique migratoire respectueuse des droits humains. Elle doit réserver un accueil digne aux ­migrant·es, mettre en place des structures avec des moyens économiquement suffisants pour instruire les demandes d’asile et de reconnaissance de minorité. La présomption de minorité doit être reconnue, permettant la mise en œuvre immédiate de mesures de protection (santé, formation professionnelle, aide administrative). Les demandes doivent être examinées dans le respect scrupuleux des droits des requérant·es, qui doivent bénéficier d’un hébergement et d’une prise en charge éducative et sanitaire dignes de ce nom, pendant tout le temps de l’examen et des recours.


 

Dans un contexte d’extrême droitisation, le projet de loi s’inscrit dans une politique sécuritaire. A contrario, il faut favoriser la liberté de circulation et la solidarité.

Michel Agier - Anthropologue, directeur d’études à l’Ehess

En apparence, il n’y a rien de nouveau avec la loi en préparation, si ce n’est que les tractations politiciennes entre centre droit, droite et extrême droite sont plus visibles, explicites même. Mais, en réalité,­ cette extrême droitisation du pouvoir va jusqu’à remettre en cause les droits et les traités dont la France est partie prenante. Tout ce qui est annoncé est déjà présent (l’expulsion d’étrangers condamnés, par exemple), mais sera durci. La nouvelle loi ajouterait le fait de se mettre hors la loi en remettant en cause les droits inconditionnels à l’assistance médicale et à l’hébergement d’urgence. C’est un cercle vicieux que le ministre de l’Intérieur assume en déclarant vouloir rendre la vie « impossible » aux étrangers en situation irrégulière.

Tout cela ne fait pas une politique migratoire mais une politique sécuritaire qui entretient la peur des étrangers et le repli sur soi, au risque de rendre toute personne inconnue ou précaire indésirable.

Une véritable politique migratoire commencerait par reconnaître le fait social et économique planétaire de la migration. Celle-ci a toujours existé et représente encore environ 3 % de la population mondiale. Ce qui s’aggrave depuis une vingtaine d’années est la part des mobilités forcées prévues et annoncées depuis longtemps par les chercheurs et les organisations internationales. Les violences, les guerres, les crises politiques et en conséquence la multiplication des drames sociaux et individuels alimentent les mobilités précaires, en particulier dans les régions du Sud global. Les crises environnementales ne cessent d’augmenter et on peut dire que, loin d’être un horizon éloigné, elles sont déjà là, amplifiant les effets des violences politiques ou des exclusions sociales. Une véritable politique migratoire consisterait à créer les dispositifs institutionnels et matériels adaptés au cadre contemporain des mobilités. Promouvoir la liberté de circulation ouvre la possibilité des allers-retours, ce qui correspond à des systèmes familiaux de plus en plus souvent transnationaux, mais aussi contribue à la redistribution économique à avantage réciproque comme à la circulation des idées et des savoirs. D’une manière générale, il s’agit de favoriser les circuits légaux de déplacement et de travail, meilleure manière de combattre les passeurs et autres patrons clandestins.

Une véritable politique migratoire consisterait encore à faire face aux situations d’urgence solidairement. On a vu avec la guerre en Ukraine que c’était possible au niveau européen avec l’accueil en quelques mois de 5 millions d’Ukrainiens. Mais cette solidarité ne s’est pas appliquée aux autres migrants et réfugiés. Les populations considérées comme indésirables sont les descendants des situations coloniales et impériales, en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient. Une politique migratoire impliquerait donc aussi une réflexion sur le passé colonial et un combat contre le racisme et pour la reconnaissance de ce lien historique. 


 

Il faut ouvrir les frontières et organiser l’accueil des migrants. C’est une question d’égalité entre êtres humains. Il existe aussi une dimension humanitaire.

Barbara Romagnan - Enseignante et militante des droits humains

Que signifie « ouvrir les frontières » ? D’abord, ce n’est pas les supprimer. Chaque pays et chaque peuple peut toujours définir ses lois, sa façon de vivre. Ensuite, ouvrir les frontières ne créerait pas une sorte de chaos migratoire généralisé, comme certains le croient ou le font croire. Quand on a fait Schengen, on n’a pas eu de déplacements massifs de citoyens d’Europe du Sud vers les pays d’Europe du Nord. Il en est allé de même quand les pays ­d’Europe centrale et orientale ont rejoint Schengen. Enfin, « ouvrir les frontières » signifie que les gens peuvent entrer et sortir librement. En effet, les personnes restent d’autant plus, y compris en situation illégale, qu’elles craignent de ne pouvoir revenir.

Cela veut dire aussi qu’elles peuvent travailler, subvenir à leurs besoins dans de bonnes conditions et enrichir le pays d’accueil par leur contribution.

Pourquoi ouvrir les frontières ? Parce que personne ne devrait être contraint à vivre dans le pays où il est né. Il y a une inégalité fondamentale à empêcher un être humain de s’établir où il le souhaite parce qu’il le juge plus sûr pour lui et sa famille, plus épanouissant ou simplement parce qu’il est curieux du monde et aime aller à sa découverte. On ne voit pas bien au nom de quoi le lieu de naissance donnerait des droits et des devoirs. Nous pouvons nous réjouir d’être nés dans une partie du monde où les conditions démocratiques et écologiques sont bonnes. Mais n’oublions pas que c’est le hasard qui nous a fait naître là. Nous ne l’avons pas plus « mérité » que ceux et celles qui ont vu le jour dans des régions devenues rudes, voire inhabitables, que ce soit en raison du climat ou des violences. Il faut ouvrir les frontières, enfin, parce que, que cela plaise ou non, les fermer, les durcir ne sert à rien. De même qu’ouvrir les frontières ne fait pas affluer les personnes, les fermer n’empêche pas les gens de migrer. Fermer les frontières ne fait que rendre la migration plus dangereuse pour ceux qui tentent le voyage et enrichir les passeurs devenus d’autant plus nécessaires que le chemin est difficile.

En effet, les migrations sont une donnée structurelle de nos sociétés. Elles ont toujours existé dans l’histoire de l’humanité, largement déterminées par les conditions environnementales.

Ce phénomène va s’amplifier avec le changement climatique. On ne peut pas empêcher les migrations, contrôler les flux, parce que les gens continueront à essayer de sauver leur peau. Et nous ferions tous pareil si nous étions confrontés aux mêmes difficultés ou impossibilités. Moins on va organiser les migrations, plus il va y avoir de risques que cela devienne un problème, qu’il y ait des drames humanitaires, que les gens soient mal accueillis, qu’il y ait de l’exaspération dans la population, que cela fasse monter les nationalismes.

On ne peut donc qu’organiser les choses pour qu’elles se passent le mieux possible, dans l’intérêt de tout le monde. 


 


 

Immigration : ce que propose la gauche

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

Encouragée par les postures outrancières de Gérald Darmanin, la droite multiplie les attaques contre les droits des étrangers. Au sein de la Nupes, les partis sont, au contraire, porteurs de propositions justes et positives.

Sur le terrain, qu’il s’agisse de solidarité aux frontières ou de lutte pour le respect des droits des travailleurs sans papiers, les militants des partis de la Nupes sont nombreux à être engagés sur la question de l’immigration. Pourtant, face à un débat public saturé par les thèses de l’extrême droite, la gauche semble inaudible et donne l’impression d’être incapable de porter des propositions concrètes sur le sujet.

« Pourtant, nous en avons et ce n’est pas nouveau, assure la sénatrice communiste Éliane Assassi.  Le PCF a publié, dès 2018, le Manifeste pour une France hospitalière et fraternelle. C’est une base solide. »

Le document, fruit d’un travail collectif entre élus, responsables associatifs et syndicaux, jetait les bases de politiques positives visant notamment à la mise en place de voies légales et sécurisées pour les migrations internationales, la défense de politiques d’intégration par le travail et l’accès facilité aux droits fondamentaux des personnes exilées.

Face aux offensives outrancières de la droite et de l’extrême droite entretenues par le ministre de l’Intérieur, la gauche entend donner de la voix.

Faciliter l’accès à l’emploi et régulariser les travailleurs sans papiers

« Chacun y travaille et nous allons œuvrer ensemble à une réponse républicaine aux attaques de la droite, indique le député socialiste Boris Vallaud. La première des batailles, c’est la régularisation des travailleurs sans papiers. On peut craindre, sur cette question, que le gouvernement ne fasse le service minimum. Ces dispositions ne doivent pas servir à créer de la main-d’œuvre pas chère. Au contraire, elles doivent permettre l’accès de ces personnes aux droits normaux de tous les travailleurs. C’est une des conditions à la mise en place de politiques d’intégration ambitieuses et exigeantes. »

Sortir une partie du monde du travail de la clandestinité est également une priorité pour Ian Brossat, porte-parole du PCF. « Il ne s’agit pas juste de défendre les valeurs humanistes dont nous sommes porteurs, insiste le maire adjoint de Paris en charge de la protection des réfugiés. Nous devons nous emparer du sujet de l’immigration avec pragmatisme. La régularisation des travailleurs sans papiers serait une bonne chose pour l’ensemble du monde du travail. Contrairement à ce qu’affirme la droite, ce qui crée du dumping social, c’est de maintenir les gens dans l’irrégularité. »


 

La députée insoumise Danièle Obono attend, elle aussi, des réponses concrètes « aux difficultés actuelles », considérant le travail comme un des leviers primordiaux et pas seulement concernant les métiers en tension. « On l’a bien vu avec l’accueil des réfugiés ukrainiens, développe-t-elle. L’accès immédiat des demandeurs d’asile au droit de travailler facilite leur intégration. »

Des moyens pour garantir des droits pérennes

Pour la gauche, l’irrégularité et la précarité, auxquelles sont confinées les personnes immigrées, fragilisent le tissu social. Loin des idéologies visant à opposer les droits des uns à ceux des autres, la garantie pour tous de pouvoir répondre à ses besoins fondamentaux est une condition essentielle au vivre-ensemble.

Et cela passe, en premier lieu, par le droit au séjour. « Il faut revenir à la carte de dix ans », pointe en ce sens l’eurodéputé écologiste Damien Carême, appelant également à sortir la gestion des politiques migratoires « du giron du ministère de l’Intérieur pour le faire entrer dans celui de la Solidarité ».

Dans le même ordre d’idées, afin de garantir un accès moins contraignant à un séjour pérenne, Danièle Obono préconise que l’État donne plus de moyens aux préfectures. « Beaucoup de personnes se retrouvent en situation irrégulière parce que c’est de plus en plus compliqué de renouveler son titre de séjour en préfecture, argumente la députée parisienne. C’est pour cela aussi qu’il faut plus de personnel à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, à l’Office français de l’immigration et de l’intégration et à la Cour nationale du droit d’asile. »

Pour les responsables de gauche, la précarisation des droits des étrangers contenue, à l’inverse, dans les différentes propositions de loi portées par la droite ou le gouvernement nuit, in fine, à la cohésion républicaine. « Les attaques contre le droit à la vie familiale ou celles contre l’aide médicale d’État sont des régressions injustes, ajoute Boris Vallaud. La gauche doit réaffirmer les principes républicains. »

Une politique d’intégration ambitieuse et pragmatique

La multiplication des campements de fortune dans les grandes agglomérations est un des symptômes de cette précarité imposée aux exilés, qui permet aux prédicateurs des politiques de rejet d’attiser la peur face à des populations contraintes au système D.

Pour la gauche, une politique d’intégration positive passe, là aussi, par des solutions pragmatiques. « La saturation dans les centres d’hébergement est due au fait que beaucoup de gens, qui, pour la plupart, travaillent, sont en situation irrégulière et n’ont pas le droit de demander à accéder à un logement social pérenne, pointe ainsi Ian Brossat. Un véritable dispositif d’accueil nécessite la programmation de places d’hébergement dans un nombre suffisant avec un réel accompagnement social. » En clair, l’accès à des conditions d’hébergement dignes et sécurisées est la base d’une politique d’intégration réussie.

« Ça passe aussi par des moyens plus importants alloués à la formation, complète Boris Vallaud. Qu’il s’agisse de l’apprentissage de la langue, de formation professionnelle ou même de transmission de principes tels que la laïcité, nous devons augmenter les volumes, notamment en direction des femmes qui arrivent grâce au regroupement familial. »

Conquérir des droits nouveaux

La gauche entend influer le rapport de force en faveur de mesures d’humanité. « Depuis plusieurs années, dès que nous proposons une mesure de justice, on nous répond qu’elle va faire monter l’extrême droite ! s’indigne Éliane Assassi. Les gouvernements successifs s’enferment dans des logiques répressives, pensant faire baisser mécaniquement le Rassemblement national. »

À l’évidence, cette stratégie est un échec. « Que faisons-nous des personnes qui n’ont actuellement pas droit au séjour mais que nous ne pouvons pas renvoyer dans leur pays, soit parce qu’elles y seraient en danger, soit parce que le pays d’origine ne veut pas les reprendre ? questionne Boris Vallaud. Et concernant les réfugiés climatiques, qui vont être de plus en plus nombreux mais pour lesquels le droit actuel ne prévoit pas de statut ? Il faudra bien conquérir de nouveaux droits. »

Une logique concrète qui aurait également comme conséquence de limiter le nombre des obligations de quitter de quitter le territoire français (OQTF) inapplicables. «  Il faut arrêter de les distribuer à tout-va, continue Danièle Obono. Elles placent de plus en plus de personnes en situation irrégulière et multiplient les recours au contentieux qui saturent les tribunaux administratifs. »

Pas de nouvelle loi, des actes pour faire respecter le droit existant

La surenchère répressive entraîne, par ailleurs, une multiplication des manquements au droit de la part des autorités : refoulements de mineurs, enfermements abusifs… « Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle loi ! assène Damien Carême. Il faut faire appliquer le droit et renforcer les condamnations contre les préfets qui les bafouent. Tout comme il faut en finir avec le droit dérogatoire et le visa Balladur, qui continue de tuer à Mayotte. »

L’ancien maire de Grande-Synthe appelle, en outre, à ce que les élus qui s’engagent pour un meilleur accueil des exilés soient mieux protégés. Et de demander : « Comment se fait-il qu’il n’y ait aucune suite judiciaire après ce qu’a subi le maire de Saint-Brevin, par exemple ? C’est de la responsabilité du ministre de l’intérieur ! »

Excédée par les concessions de la droite et de l’exécutif à l’idéologie de l’extrême droite, la gauche n’est pas désarmée sur la question de l’immigration.

Le gouvernement serait bien inspiré de porter attention à ses propositions, plutôt que de s’obstiner à faire monter le Rassemblement national pour s’assurer de prochaines victoires électorales. Une stratégie qui pourrait bien se retourner contre notre société tout entière.


 

   publié le 20 juin 2023

Breaking news :
l’impôt ne saigne pas les milliardaires

Par Bernard Marx sur www.regards.fr

Le 10 mai, Emmanuel Macron s’est fait décortiquer par quatre économistes une note de l’Institut des politiques publiques sur les impôts payés par les milliardaires français. Notre chroniqueur Bernard Marx s’efforce, modestement, de la décortiquer à son tour.


 

« L’État comprime et la loi triche,

L’impôt saigne le malheureux ;

Nul devoir ne s’impose au riche »

« L’Internationale », version définitive, 1887

La partie fiscale au menu du dîner de l’Élysée le 10 mai avait été particulièrement copieuse. Avec le rapport de l’un des convives, Jean Pisani-Ferry, sur la lutte pour le climat qui préconise un impôt exceptionnel sur le patrimoine financier des plus fortunés. Et avec le décorticage d’une note de l’Institut des politiques publiques (IPP) qui établit que les ultrariches échappent massivement à l’impôt sur leur revenu.

« Un piège à la con »

Moyennant quoi, la sentence élyséenne est très vite tombée. C’est... pouce vers le bas ! Cachez ces très faibles impôts des très riches que le Président ne saurait voir ! Emmanuel Macron a pris la peine d’affirmer au conseil des ministres suivant qu’« il est important d’éviter le piège à la con du débat sur la fiscalité des riches » et de le faire savoir dans la presse.

"Emmanuel Macron a rendu obscène le fait d'augmenter les impôts." Pour l'économiste Alain Minc, "c'était une bonne chose de le faire", dans la situation de la France "qui avait besoin de se remettre aux normes d'une économie capitaliste".

Mais comment qualifier, sinon, a minima, de bête et méchant, le piège dans lequel tombe un président de la République faisant tout son possible pour que le débat sur la fiscalité des riches n’ait pas lieu ? Car, selon ce même Président, ce sont « les dénis de réalité » qui « font le carburant des extrêmes ». On a eu celui sur le progrès social de la retraite à 64 ans. On a celui sur la fiscalité des super riches.

Voyons donc de plus près les faits mis sur la table du débat public, le 6 juin, par les chercheurs [1] de l’IPP.

La progressivité de l’impôt en fonction des capacités contributives des personnes est un pilier de la République et de la démocratie. A fortiori lorsque la dépense publique est mise sous la double tension des besoins des services publics et de la lutte contre le réchauffement climatique. Les chercheurs de l’IPP ont cherché à savoir ce qu’il en est vraiment en France tout en haut de l’échelle des revenus. Et ils ont mobilisé pour cela des données micro-économiques et administratives inédites et anonymisées.

Apparences fiscales trompeuses

Les chercheurs établissent d’abord le taux d’imposition fiscal direct des 10% de ménages du haut de l’échelle des revenus, en distinguant successivement parmi ceux-ci les 1% les plus riches (378 000 ménages) puis les 1‰, les 1‱ et finalement les 75 ménages du haut de l’échelle.

Le taux d’imposition est calculé en rapportant les impôts payés directement par les ménages (impôt sur le revenu, prélèvements sociaux et ISF) aux revenus mesurés par le revenu fiscal de référence. 

Le graphique ci-dessus (voir sur le site de Regards) montre que, calculée de cette façon, la progressivité de l’impôt se vérifie jusqu’au dernier millième des revenus, après quoi le taux stagne et diminue un peu au sommet de l’échelle.

En fait, comme l’expliquent les auteurs de la note, ils n’intègrent pas les impôts indirects (TVA, taxes sur le tabac, TICPE sur les carburants) qui pèsent moins lourd sur les hauts revenus. Cela sous-estime donc la dégressivité de l’imposition totale effective des hauts revenus. Par ailleurs et pour d’autres raisons, le traitement des cotisations sociales comme un impôt sur le revenu est aussi discutable.

Cela dit, les chercheurs de l’IPP concentrent leur analyse sur la sous-estimation des revenus par le revenu fiscal, surtout en haut de l’échelle. L’un d’entre eux, Laurent Bach explique : « Nous avons constaté que le seuil d’entrée dans le groupe des 0,0002% les plus riches (75 ménages) ne se situe toutefois qu’à 24 millions d’euros annuels. Ce qui paraît faible compte tenu du nombre de fortunes entrepreneuriales résidant dans notre pays ». C’est le moins qu’on puisse dire.

0,1% des ménages = 10% des revenus…

Les chercheurs ont donc construit un revenu « économique » en rattachant à chaque ménage des revenus qu’il contrôle mais qui ne sont pas des revenus fiscaux de référence. Il s’agit surtout des profits non distribués par des grands groupes contrôlés par le ménage. C’est-à-dire ceux dont il possède au moins 10% des actions. Cela inclut les dividendes versés à des holdings familiales qui ne les redistribuent pas directement en revenus et échappent au revenu fiscal de référence. Et là, si je puis dire, on se retrouve à des niveaux du super revenus beaucoup plus réalistes, comme le montre le tableau ci-dessous (voir sur le site de Regards).

Le revenu moyen des 0,1% les plus hauts revenus (37 800 ménages) est de 3,385 millions d’euros. Et les 75 « milliardaires » perçoivent en moyenne 1,076 milliard de revenus annuels, soit 27 fois plus que leur revenu fiscal moyen.

C’est le premier résultat de cette recherche et il est important. Oui, il y a bien un grave problème de concentration des revenus et des pouvoirs économiques en France : selon l’étude de l’IPP, le top 1% contrôle 17% du total des revenus et le top 0,1% (37 800 ménages) 10%, soit 128 milliards de revenus annuels.

Taux d’impôt fortement dégressif

Une fois redéfini le revenu, il faut aussi reconsidérer les impôts directs perçus sur ces revenus. Si l’on prend les profits non distribués comme des revenus, il faut alors considérer l’impôt sur les sociétés (IS), payé par ces entreprises sur leurs bénéfices, comme un prélèvement direct sur le revenu des actionnaires qui contrôlent l’entreprise. À quoi les chercheurs ajoutent les cotisations sociales dites non contributives (famille et santé) [2]. 

La figure ci-dessus résume les résultats : le taux d’imposition direct continue d’être progressif, quoique plus modestement, jusqu’au dernier millième des ménages les plus riches. Après quoi, il ne cesse de baisser de 46 à 26% pour les 75 milliardaires français. Et au fur et à mesure que l’on monte dans l’échelle des super-riches, les cotisations sociales, et surtout l’impôt sur le revenu censé être progressif, prélèvent au contraire de moins en moins. L’impôt sur la fortune représente peu de choses et le poids des cotisations sociales décline très vite pour les 0,1% les plus riches. Tout comme l’impôt sur le revenu qui ne prélève plus que 2% seulement du revenu des milliardaires. C’est l’impôt sur les sociétés qui constitue l’essentiel de l’imposition de leurs revenus.

La courbe du haut retrace ce que serait le taux d’imposition si le barème de l’impôt sur le revenu était appliqué à l’ensemble de leurs revenus personnels. Au sommet de l’échelle, il serait de 56% au lieu de 26%.

Merci Macron !

Une première remarque s’impose : les données dont les chercheurs ont pu disposer datent de 2016. C’est-à-dire avant les réformes fiscales d’Emmanuel Macron. Celles-ci n’ont fait qu’empirer les choses : plus encore que la suppression de l’ISF et son remplacement par un impôt sur la fortune immobilière, la flat tax (PFU) pour les revenus du capital et la baisse du taux normal de l’impôt sur les sociétés de 33 à 25% ont massivement profité aux super-riches.

Sur la base du seul revenu fiscal de référence, et sans tenir compte de la baisse du taux d’IS, l’IPP avait établi que le top 1%, et surtout le top 0,1%, des ménages avaient le plus bénéficié des reformes fiscales du premier quinquennat.

Revenus des ménages ou revenus des entreprises ?

Un point mérite particulièrement discussion. Peut-on réellement compter les profits non distribués des entreprises comme des revenus des ménages qui contrôlent ces entreprises. Et, parce que les deux choses sont liées, peut on compter l’impôt sur les sociétés payé par ces entreprises comme un impôt direct payé par ces ménages ?

L’argumentaire critique de la méthode de l’IPP a été donné le 10 mai sur France Inter par Patrick Artus. En résumé, l’économiste souligne que les profits non distribués restent dans l’entreprise. Si cet argent est réinvesti, il n’y a aucune rationalité à le considérer comme un revenu des détenteurs du capital et à le taxer par l’impôt sur le revenu. Or, en France le taux d’investissement des entreprises est plutôt supérieur à celui des pays comparables. On ne peut pas critiquer les excès des distributions de dividendes et traiter fiscalement les profits réinvestis comme s’il s’agissait de revenus personnels. L’argumentaire a ses propres limites.

Il n’y a pas de cogestion sur la distribution des profits et sa répartition entre profits distribués et non distribués. Pas plus du reste qu’il n’y a en France de cogestion sur les investissements des entreprises. Une partie importante de l’évasion fiscale des plus riches concerne les dividendes distribués dans des holdings familiales qui les réinvestissent, sans que leurs propriétaires aient eu à payer l’impôt sur le revenu. Les actionnaires de contrôle qui peuvent investir les bénéfices après paiement du seul impôt sur les bénéfices sont en situation privilégiée par rapport à un autre ménage qui, lorsqu’il investira de l’argent dans une entreprise, aura préalablement payé l’impôt sur le revenu. Les super-riches savent gérer au mieux ce transfert de fiscalité de l’IR ( dont le taux supérieur, cotisations inclues, se situe à 59%) et l’IS ramené en principe à 25%. Et en réalité beaucoup plus bas encore, souligne la note de l’IPP, « une fois pris en compte les revenus non distribués perçus dans des sociétés contrôlées dans des pays à la fiscalité des sociétés plus légère ».

Quelles réponses ?

Les chercheurs de l’IPP évoquent pour leur part trois réponses possibles.

  • La voie indirecte de l’impôt sur la fortune mais, soulignent-ils, le Conseil constitutionnel a contraint l’ISF à ne pas dépasser un pourcentage limité du revenu personnel sans que celui-ci puisse être élargi à des revenus tels que les profits non distribués.

  • La mise en place d’une assiette élargie d’imposition personnelle, et notamment la taxation des holdings familiales à l’exemple des États-Unis, pour les revenus des entreprises.

  • La taxation des actionnaires personnes physiques résidents fiscaux en France sur l’ensemble des résultats non distribués.

Ils insistent, in fine, sur la nécessité de coordination internationale.

La question de la sous-imposition du revenu des super-riches est bel et bien un problème économique et politique majeur. Et l’on aimerait que le rapport de l’IPP puisse, par exemple, être décortiqué et débattu à la commission des finances de l’Assemblée Nationale et qu’il débouche sur des propositions appropriées au niveau national et européen. Histoire de sortir du « piège à la con » de la sous-imposition des riches.

Notes

[1] Laurent Bach, Antoine Bozio, Arthur Guillouzouic, Clément Malgouyres : « Quels impôts les milliardaires paient-ils ? », note de l’IPP publiée le 6 juin 2023.

[2] Les cotisations sociales non contributives financent des prestations sociales correspondant à une situation particulière et non liées au montant des cotisations (famille, santé). Par différence, les prestations retraites et les allocations chômage sont dites contributives parce que le montant des prestations dépend des cotisations sociales préalablement payées par le bénéficiaire.


 

   publié le 19 juin 2023

Réforme des retraites :
rien ne sera plus comme avant

sur https://www.cgt.fr/

Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT s'est exprimée dans une tribune publiée dans Le Monde ce vendredi 16 juin. Elle revient sur la bataille contre la réforme des retraites et tous les combats qu'il reste à mener contre le projet de société mortifère que veut nous imposer Emmanuel Macron.

Malgré une mobilisation d'une durée et d'un niveau record, la réforme des retraites est adoptée. Faudrait-il en conclure que nous avons perdu ? Non.

Pour Emmanuel Macron et son gouvernement, tout va être plus compliqué maintenant, et le prix à payer sera élevé.

D'autres combats seront menés

La réforme des retraites sera la cocotte d'Emmanuel Macron jusqu'à la fin de son quinquennat. Et avec toutes celles de ses ministres, c'est une batterie de cuisine qu'il traîne derrière lui.

Nous allons maintenant utiliser tous les leviers à notre disposition pour continuer à dénoncer et empêcher l'application de cette réforme violente, injuste et injustifiée. Nous allons nous battre pour gagner par la fenêtre ce que nous avons perdu par la porte. Pour cela, nous appelons à l'ouverture de négociations dans toutes les entreprises et toutes les branches pour gagner des départs anticipés pour pénibilité et la prise en compte des années d'études.

Nous nous battrons pour que la négociation Agirc-Arrco, qui va s'ouvrir prochainement sur la retraite complémentaire des salariés du privé, permette d'améliorer le niveau des pensions. De nouvelles propositions de référendum d'initiative partagée seront déposées. Nous contesterons chaque décret de cette réforme injuste. Et le gouvernement ne pourra pas museler le Parlement pendant quatre ans.

"Ce qu'un président a fait, un président peut le défaire"

Rappelons-nous. Ce qu'un gouvernement a fait, un gouvernement peut le défaire. Ce qu'un président a fait, un président peut le défaire. Maintenant ou dans quatre ans. La fin du quinquennat sera longue, très longue pour Emmanuel Macron. S'il veut gouverner à nouveau le pays, il va falloir qu'il se préoccupe moins des grands patrons et davantage de la situation sociale du pays et des travailleuses et travailleurs.

Nous avons gagné sur trois points majeurs, qui sont de précieuses graines pour l'avenir. D'abord, nous avons gagné la bataille des idées. Malgré le « il n'y a pas d'alternative », [formule de Margaret Thatcher] et le matraquage médiatique sur la nécessité de « faire des efforts » , la quasi-totalité de la population est opposée au report de l'âge de départ en retraite.

Mieux : une large majorité de salariés est favorable au retour de la retraite à 60 ans, mesure de bon sens, tant il est impossible de travailler après 60 ans dans de nombreux métiers. Cette aspiration à ne pas perdre sa vie à la gagner, très forte chez les jeunes générations, représente un point d'appui déterminant.

Le travail reste central, mais il ne se suffit plus. Il faut qu'il ait un sens, avec notamment des exigences environnementales et sociales toujours plus fortes, mais aussi qu'il permette d'avoir une vie familiale, sociale et citoyenne. La mobilisation a donc créé un rapport de force pour réinterroger les conditions de travail, mais aussi la finalité et le temps de travail, avec l'aspiration à la réduction du temps de travail, longtemps minoritaire, qui fait son grand retour, notamment avec la semaine de quatre jours.

L'union fait la force

Ensuite, la mobilisation a permis de replacer le syndicalisme au centre, grâce à l'unité, à la responsabilité et à la détermination des organisations syndicales. Les résultats en sont tangibles : depuis le début du conflit, près de 80 000 salariés au moins ont fait le choix de rejoindre la CGT ou la CFDT.

La dynamique est la même pour les autres organisations syndicales. Et ce n'est qu'un début. Alors que, même dans les établissements de plus de dix salariés, 42,5 % des salariés du privé n'ont pas de syndicat, selon la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques, cette dynamique d'adhésions est déterminante pour transformer le rapport de force pour la suite. Et c'est justement ce qui nous a manqué le 7 mars et après pour étendre la grève.

Grâce à l'appel de la CGT, les salariés de l'énergie, de la gestion des déchets, de l'industrie du verre et de la céramique, des ports et d'une partie des transports ont fait jusqu'à quarante jours de grève reconductible. Les difficultés à l'extension sont directement liées à la faiblesse du taux de syndicalisation. C'est ce qu'il faut changer pour généraliser les luttes gagnantes.

Réussir à maintenir l'unité syndicale, inédite depuis 2010, et à la décliner dans les branches et les entreprises, sera un levier pour reprendre la main sur les négociations. Quand les syndicats arrivent unis face au patronat, ils sont en situation de renverser la table et de reprendre la main pour que les négociations se fassent sur la base de leurs propositions.

Enfin, grâce à notre mobilisation, le gouvernement n'a plus ni majorité sociale ni majorité politique. Emmanuel Macron va devoir affronter durablement une défiance record. Il est minoritaire à l'Assemblée nationale et l'adoption de chaque projet de loi nécessitera un travail d'équilibriste à haut risque…

Malgré tous les efforts de l'exécutif pour verrouiller le travail parlementaire, les organisations syndicales disposent désormais d'innombrables possibilités pour faire voter des dispositions, à l'image de la proposition de loi de nationalisation d'EDF ou du maintien de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire gagnés par la CGT-Energie.