publié le 2 juin 2023
Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr
Déjà voté mercredi par la Chambre des représentants, l’accord scellé aux États-Unis entre démocrates et républicains face à la menace de défaut de paiement a été entériné par le Sénat jeudi 1er juin.
« C’est une grande victoire pour l’économie et pour le peuple américain », a salué le président des États-Unis Joe Biden après le vote par le Sénat, jeudi 1er juin, de l’accord scellé entre démocrates et républicains face à la menace de défaut de paiement. Mais si ce compromis, déjà voté mercredi par la Chambre des représentants, permet d’éviter que les caisses du pays se retrouvent à sec le 5 juin, il annonce une véritable cure d’austérité très critique par la gauche.
Les États-Unis avaient atteint depuis janvier le seuil limite légal de leur endettement, fixé par le Congrès à quelque 31 400 milliards de dollars (environ 28 000 milliards d’euros). Depuis lors ils ne faisaient face que grâce à des mesures comptables exceptionnelles dont l’efficacité serait précisément arrivée à terme début juin.
Après des négociations marathon, concrètement, l’accord permet de suspendre pendant deux ans, soit après les élections présidentielles et législatives de 2024, le montant maximal d’endettement des États-Unis.
Sanders refuse de porter « préjudice aux travailleurs »
En échange, les Républicains ont fait pression et obtenu un strict rationnement de toutes les dépenses publiques (éducation, santé, aide sociale, infrastructures fédérales, etc.) à l’exception de celles destinées au budget militaire qui continuerait, lui, de marquer une sensible progression.
Certains d’entre eux, en particulier les tenants de l’aile trumpiste, ne lui ont toutefois pas accordé leur vote estimant que ce n’était pas encore assez. Et ce alors même que le compromis inclut aussi des modifications aux conditions imposées pour bénéficier de certaines aides sociales.
Notamment l’augmentation de l’âge de 49 à 54 ans jusqu’auquel les adultes sans enfants doivent travailler pour bénéficier d’une aide alimentaire (à l’exception des anciens combattants et des sans-abri).
Des mesures très critiquées par l’aile gauche des démocrates. Des élus comme Pramila Jayapal et Alexandria Ocasio-Cortez avaient fait savoir qu’ils refusaient de soutenir un texte « imposé » par les républicains. « Je ne peux pas, en mon âme et conscience, voter en faveur d’un projet de loi qui porte préjudice aux travailleurs », a ajouté jeudi le sénateur socialiste Bernie Sanders.
Henri Ausseil sur https://pcf-littoral.over-blog.com
Au moment où les dépenses militaires explosent et alors que les riches et les entreprises refusent toute augmentation des impôts, c'est le service public qui en fera les frais, c’est-à-dire tous les américains. Le côté indolore disparaît. Comme tout autre peuple le peuple américain devra payer les dépenses générées par ses dirigeants.
Le blog qui reflète les travaux de Rencontres Marx Languedoc attache une grande importance au phénomène de dédollarisation du monde. L'Huma en a rendu compte.
Cela paraît contradictoire avec le haut niveau du dollar et la Bourse qui flambe. Aussi , pour savoir si une théorie est juste ou fausse l'indice le plus sûr est la prédictibilité. Ce qui se passe en ce moment aux Etats-Unis (peu relayé par nos médias) est donc significatif. SOIXANTE ET DIX FOIS dans la passé le conflit théâtral entre républicains et Démocrates sur le plafond de la dette (que ne peut dépasser l'exécutif) s'est terminé après un baroud d'honneur par le relèvement du plafond. Rencontres Marx l'interprète comme la capacité des Etats-Unis à capter l'argent japonais , chinois et européen grâce au dollar monnaie mondiale et à l'attrait des bons du trésor. Et la dette est devenue colossale sans que la confiance diminue. Cela a permis aux Etas-Unis d'émettre des dollars internationaux (le plus souvent en monnaie virtuelle), pour payer ses propres dépenses. Les Etats-Unis vivent à crédit sur le monde. C'est ce que nous devrions appeler l'impérialisme.
Pour la première fois la règle ne s'applique pas
Républicains et Démocrates ne parviennent pas à un accord, ou plutôt la nature de l'accord se modifie. Rogner sur les dépenses sociales n'a rien de nouveau. Mais lorsqu'il s'agissait de relever le plafond de la dette, 100% du surplus était couvert par la dette. Désormais il semble que pour partie les Etats-Unis devront réduire leur budget. Au moment où les dépenses militaires explosent et alors que les riches et les entreprises refusent toute augmentation des impôts, c'est le service public qui en fera les frais, c’est-à-dire tous les américains. Le côté indolore disparaît. Comme tout autre peuple le peuple américain devra payer les dépenses générées par ses dirigeants. Pour le moment cela reste à la marge mais si la théorie de Rencontres Marx est juste cela finira par devenir la règle.
Pourquoi?
Il ne faut y voir aucune "méchanceté" de classe aggravée . Si les politiciens avaient pu faire autrement ils l'auraient fait. Mais plus le dollar s'affaiblit comme monnaie mondiale, plus il devient une arme aux effets désagréables, moins les pays vont être disposés à acheter les bons du trésor américains. La Chine se désengage au contraire, le Japon aussi. La plupart des pays du monde n'acceptent plus ce que la France continue à accepter. La BNP a versé 9 milliards d'amende pour avoir contourné les sanctions. 9 milliards ! Mais la vérité c'est qu'aucun pays même les plus atlantistes n'est en mesure de compenser le retrait chinois et Japonais. La crainte est donc désormais DE NE PLUS TROUVER DE CREANCIER, sinon à l'intérieur du pays.
C'est la preuve que le système Reagan du capitalisme rentier qui assoie les profits sur les biens produits ailleurs atteint ses limites extrêmes et a été une catastrophe pour la première puissance mondiale.
C'est tout l'occident qui est au pied du mur, mais les Etats-Unis plus que tout autre.
publié le 1° juin 2023
Cyprien Boganda sur www.humanite.fr
Les Français l’ignorent mais, chaque année, ils dépensent six fois plus pour les entreprises que pour les minima sociaux, ce soi-disant « pognon de dingue ». La collectivité finance les sociétés qui, elles, contribuent très faiblement au budget de l’État, donc à l’intérêt général. Une véritable gabegie d’argent public. Enquête.
Il est toujours périlleux de jouer au prophète quand vous êtes célèbre : tôt ou tard, l’histoire peut s’amuser à vous renvoyer vos prévisions en boomerang. Lors de sa première campagne présidentielle, le futur président Valéry Giscard d’Estaing aurait formulé cette sombre prophétie : « Quand nous dépasserons 40 % de prélèvements obligatoires, nous basculerons dans le socialisme. » C’était en 1974.
Cinq décennies plus tard, le taux de prélèvement français dépasse allègrement les 45 % du PIB, mais le basculement dans le socialisme tant redouté ne s’est pas (encore) produit.
Le pays compte désormais 43 milliardaires
Au contraire : le magazine « Forbes » nous apprend que le pays compte désormais 43 milliardaires (Bernard Arnault est même l’homme le plus riche de la planète, avec 200 milliards d’euros de fortune personnelle) ; les bénéfices cumulés des entreprises du CAC 40 dépassent les 140 milliards d’euros pour l’année 2022, et la pauvreté augmente.
Il serait cependant absurde d’affirmer que l’État rechigne à mettre la main à la poche, puisque les dépenses publiques atteignent la coquette somme de 1 500 milliards d’euros par an (soit 58 % du PIB en 2022). Alors, que se passe-t-il ? À quoi sert cette débauche d’argent public ? Comment résoudre cette apparente contradiction d’un État à la fois résolument libéral et excessivement dépensier ?
Commençons par ce lieu commun : en France, que l’on soit riche ou démuni, on a toujours l’impression de payer trop d’impôts. Ainsi, le gouvernement d’Élisabeth Borne ne prend pas trop de risques lorsqu’il lance une consultation en ligne sur la fiscalité, contenant cette question purement rhétorique : « De façon générale, en prenant en compte les différents impôts (locaux, sur le revenu, TVA, etc.), diriez-vous que vous payez actuellement : trop d’impôts / le niveau juste / pas assez d’impôts ? » On imagine que les Français désireux d’être taxés davantage ne courent pas les rues…
L'Impôt sur les sociétés passée de 50 % à 25 % en 40 ans
Ce ras-le-bol est-il fondé ? Dans son ouvrage « L’État droit dans le mur », la chercheuse Anne-Laure Delatte a enquêté sur l’utilisation de l’argent public en essayant de comprendre quels étaient les acteurs économiques (ménages ou entreprises) les plus mis à contribution et comment se répartissait ensuite la manne financière injectée par l’État.
En 2021, les impôts des ménages représentent une contribution équivalente à 23,8 % du PIB, tandis que les impôts payés par les entreprises en représentent 5,9 %.» Anne-Laure Delatte, chercheuse en économie
Premier constat : ce sont les contribuables qui payent le plus lourd tribut, et ce depuis plus de soixante-dix ans. « Une vue d’ensemble indique que les ménages supportent la majorité des impôts en France depuis 1949, écrit-elle. En 2021, les impôts des ménages représentent une contribution équivalente à 23,8 % du PIB, tandis que les impôts payés par les entreprises en représentent 5,9 %.
Les impôts sont restés stables par rapport aux revenus de 1949 à 1975, puis ils ont augmenté de façon modérée entre 1976 et 1993 et ça s’est accéléré ensuite pour les deux catégories. L’augmentation est plus nette pour les ménages dans les années 1990 et les années 2010, ce qui implique que l’écart entre les deux secteurs s’est creusé. » Il ne faudrait pas en conclure pour autant que tous les ménages sont logés à la même enseigne.
Les patrons accusent volontiers l’État de faire peser sur leurs épaules un fardeau insupportable : cette complainte ne résiste pas aux chiffres. La chercheuse rappelle que, depuis 1949, le taux de l’impôt sur les sociétés (IS) a été divisé par deux, passant de 50 % jusque dans les années 1980 à 25 % en 2022 !
Le patronat peut remercier, en partie, Emmanuel Macron : dans sa campagne présidentielle de 2017, l’ancien banquier s’engageait à réduire drastiquement le taux de l’IS à 25 %, contre 33 % à l’époque… Promesse tenue. Mais ce cadeau fiscal n’est que la face émergée de l’iceberg.
Tous les ans, la collectivité dépense 190 milliards d’euros pour les entreprises françaises
Combien nous « coûtent » les entreprises, au total ? 190 milliards d’euros. La plupart des contribuables n’ont aucune idée de ce chiffre astronomique tiré des travaux d’Anne-Laure Delatte et qui gagne pourtant à être connu : c’est ce que la collectivité dépense, tous les ans en moyenne depuis 2010, pour les entreprises françaises… soit trois fois plus, environ, que pour le budget de l’éducation nationale.
Ou mieux, 6,3 fois plus que pour les minima sociaux, dont Emmanuel Macron nous expliquait naguère qu’ils coûtaient un « pognon de dingue ». Une pluie d’aides publiques comprenant subventions directes ; exonérations de cotisations ; crédits d’impôts de type CIR (crédit d’impôt recherche) ou Cice (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, converti en baisse de cotisations sociales durable en 2019) ; niches fiscales, etc.
L’un des apports les plus intéressants de l’enquête d’Anne-Laure Delatte est de mettre en relation ce flot d’argent public avec ce qui a été accordé aux ménages. Conclusion : les aides publiques versées aux entreprises sont passées de 3,5 % à 6,7 % du PIB entre 1979 et 2021, tandis que les montants versés aux ménages demeuraient stables, autour de 5 % du PIB. Dit autrement, le rapport s’est clairement inversé en faveur des entreprises.
Au détriment de la collectivité
Cette gabegie d’argent public pose l’épineux problème de son efficacité. Depuis vingt ans, les évaluations s’empilent, mais aucune étude n’a été jugée suffisamment robuste pour faire consensus. Une chose est sûre : le rapport coût-efficacité des dernières exonérations est très défavorable. Le Cice n’aurait ainsi permis de créer que 100 000 emplois entre 2013 et 2017, pour une facture de 18 milliards d’euros en 2016. Autre problème : l’État se montre infiniment plus tatillon vis-à-vis des ménages que des entreprises.
On ne demande jamais aucune contrepartie aux entreprises, lorsqu’on leur accorde des exonérations de cotisations. » Anne-Laure Delatte, chercheuse en économie
« Il faut insister sur ce deux poids, deux mesures, nous explique Anne-Laure Delatte. L’État fait preuve d’une grande exigence lorsqu’il s’agit des services publics et de la protection sociale : vous avez des indicateurs d’efficacité en matière de gestion des hôpitaux ou pour l’enseignement, par exemple. En revanche, on ne demande jamais aucune contrepartie aux entreprises, lorsqu’on leur accorde des exonérations de cotisations. » Impitoyable lorsqu’il s’agit de traquer les « profiteurs » des minima sociaux, le gouvernement se montre bien moins regardant en ce qui concerne les aides aux entreprises.
Au fond, les travaux d’Anne-Laure Delatte (comme ceux d’autres chercheurs) permettent de lever une ambiguïté : lorsque les élites françaises au pouvoir actent leur conversion au néolibéralisme, au milieu des années 1980, certains y voient une mise en retrait de l’État de la sphère publique. Il n’en est rien : « L’État néolibéral n’est pas moins présent, il s’est tout simplement mis au service des entreprises », résume la chercheuse.
Il suffit de relire le discours de politique générale du premier ministre Laurent Fabius, prononcé en juillet 1984, en plein tournant de la rigueur : « C’est sur les entreprises que repose, pour l’essentiel, la responsabilité de la modernisation, décrète-t-il. Elles doivent donc bénéficier du soutien de l’ensemble du pays. » Le problème, c’est que ce soutien s’est opéré au détriment de la collectivité, puisque les exonérations de cotisations lancées dans les années 1990 ont contribué à assécher les finances de l’État et à creuser le déficit public. Le virage néolibéral correspond bien au « réarmement par l’État du marché » et au « désarmement de l’État par lui-même », selon la belle formule de l’économiste Frédéric Farah (1).
Mais ce « réarmement » provoque des dégâts considérables, et pas seulement sur le plan social ou économique. Anne-Laure Delatte montre que les aides publiques arrosent surtout les entreprises les plus polluantes (industrie manufacturière, secteur énergétique, etc.). En 2020, ces secteurs recevaient deux fois plus de subventions qu’en 1978 (soit 1,6 % du PIB), au détriment d’entreprises plus vertueuses.
Rien de tel qu’une illustration pour le comprendre. « Bernard travaille pour une grande marque de luxe et Dorina travaille pour une société d’entretien, imagine la chercheuse dans son livre. Il y a quarante-cinq ans, l’entreprise de Bernard recevait déjà deux fois plus d’argent public que celle de Dorina et, aujourd’hui, elle en reçoit cinq fois plus. Rappelons qu’entre-temps, le travail de Bernard a émis soixante fois plus de pollution atmosphérique que celui de Dorina. » Tant que l’État continuera d’abreuver les industriels sans contreparties, bifurcation écologique et progrès social ne seront que vaines promesses…
(1) « Fake State », Frédéric Farah, H&O, 2020.
Cyprien Boganda sur www.humanite.fr
« Globalement, les effets des aides publiques sont marginaux en ce qui concerne les emplois et pervers pour ce qui est des salaires : les exonérations de cotisations ciblant les faibles rémunérations constituent des trappes à bas salaires. »
Les sommes en jeu sont colossales, et pourtant, elles sont inconnues de la majorité des citoyens. Chaque année, la France dépense environ 160 milliards d’euros en aides aux entreprises, soit 2,7 fois plus que pour le budget de l’éducation nationale. Ces aides intègrent à la fois les subventions directes, les exonérations de cotisations sociales et les crédits d’impôt de type CIR (crédit d’impôt recherche) ou Cice (crédit d’impôt compétitivité emploi, converti en baisse de cotisations sociales durables en 2019). Les données les plus récentes proviennent d’un impressionnant travail de compilation effectué par des chercheurs de l’université de Lille (1), qui aboutissaient à la conclusion que, pour l’année 2019, les aides publiques aux entreprises atteignaient la somme de 157 milliards d’euros, soit 5 fois plus que dans les années 1990. Notons que cette somme déjà rondelette ne tient compte ni du « quoi qu’il en coûte » (27 milliards d’euros d’indemnisation du chômage partiel pour la seule année 2020), ni des nouveaux cadeaux fiscaux décidés par Emmanuel Macron au début de son deuxième quinquennat : ainsi, un chèque de 10 milliards d’euros a été attribué aux entreprises dès 2021, sous forme de baisse des impôts de production.
Cette gabegie d’argent public pose l’épineux problème de son efficacité. Depuis vingt ans, les estimations concernant le nombre d’emplois créés ou les effets sur l’innovation s’empilent, mais aucune étude n’a été jugée suffisamment robuste pour faire consensus. Une chose est sûre : le rapport coût-efficacité des dernières exonérations est très défavorable. Le Cice n’aurait ainsi permis de créer que 100 000 emplois entre 2013 et 2017, pour une facture de 18 milliards d’euros en 2016. Verdict de Vincent Drezet, spécialiste de la fiscalité chez Attac : « Globalement, les effets des aides publiques sont marginaux en ce qui concerne les emplois et pervers pour ce qui est des salaires : les exonérations de cotisations ciblant les faibles rémunérations constituent des trappes à bas salaires. » Comme d’autres, le fiscaliste plaide pour une revue de l’ensemble des niches fiscales, afin de faire le tri entre ce qui est efficace pour l’économie et le reste.
(1) Un capitalisme sous perfusion, mesure, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises, d’A. Abdelsalam, F. Botte, L. Cordonnier, T. Dallery, V. Duwicquet, J. Melmiès, S. Nadel, F. Van de Velde, L. Tange, mai 2022.
publié le 31 mai 2023
Mathias Thépot sur www.mediapart.fr
Gabriel Attal a annoncé un plan pour lutter contre la fraude sociale. Celui-ci reprend de vieilles lubies de la droite sur la fraude des allocataires. En revanche, il est beaucoup moins ambitieux quand il s’agit de lutter contre la fraude des entreprises et des professionnels de santé.
Le ministre délégué chargé des comptes publics, Gabriel Attal, a présenté dans une interview au Parisien mardi 30 mai son nouveau plan de lutte contre la fraude aux cotisations et aux prestations sociales. Un plan sur lequel il y a beaucoup à redire.
En effet, outre la stigmatisation des allocataires ayant des origines maghrébines affichée par Bruno Le Maire sur BFMTV, et qui vise à se mettre la droite et l’extrême droite dans la poche, ce plan présente des objectifs chiffrés peu ambitieux en matière de lutte contre la fraude aux cotisations sociales des entreprises.
Pour le comprendre, il faut bien avoir en tête le montant global de la fraude sociale en France. D’une part, il y a la fraude aux cotisations et aux contributions sociales (travail au noir, recours illégal au travail détaché, sous-déclaration du chiffre d’affaires des micro-entrepreneurs, etc.), qui s’élève à environ 8 milliards d’euros, selon Bercy.
Les allocataires fraudent moins
Et d’autre part, il y a la fraude aux prestations sociales, qui s’élève entre 6,8 et 7,5 milliards d’euros par an si l’on recoupe les chiffres de Bercy avec ceux donnés dans un rapport récent de la Cour des comptes. Ce dernier montant se décompose de la sorte : 2,8 milliards d’euros de fraude aux caisses des allocations familiales, 200 millions aux prestations retraite, et entre 3,8 et 4,5 milliards de fraude à l’assurance-maladie. Tout cela additionné, on tombe sur une fraude sociale totale d’environ 15 milliards d’euros par an en France.
Premier point intéressant : les trois quarts de cette fraude sont de la responsabilité des entreprises (la fraude aux cotisations) et des professionnels de santé. Ces derniers sont en effet à l’initiative, selon diverses estimations, de 70 % à 80 % de la fraude aux seules prestations d’assurance-maladie « par surfacturation ou par facturation d’actes fictifs », a concédé Gabriel Attal dans son interview au Parisien.
Autrement dit, les allocataires qui perçoivent les prestations sociales, pourtant régulièrement stigmatisés sur les plateaux télé et par les partis politiques de droite, ne sont responsables que d’environ un quart de la fraude sociale en France, soit 4 milliards d’euros par an.
Double discours sur l’ubérisation
Durant le précédent quinquennat, l’administration aurait redressé ou évité pour 1,4 milliard d’euros de fraude sociale par an en moyenne, selon Gabriel Attal. Pour ce second quinquennat, le ministre veut aller plus loin. Concernant la lutte contre la fraude aux cotisations, il a annoncé que « le nombre d’actions de contrôle conduites auprès des entreprises doublera d’ici 2027 », grâce notamment au renforcement de « de 60 % les effectifs de l’Urssaf, soit 240 équivalents temps plein ».
Seront ciblés la fraude aux travailleurs détachés, le développement « de sociétés éphémères qui organisent leur insolvabilité pour échapper au recouvrement social et fiscal », et enfin la sous-déclaration du chiffre d’affaires des micro-entreprises.
« Je ne veux pas d’ubérisation des droits sociaux ! », a lancé Gabriel Attal au Parisien. Une soudaine prise de conscience des dégâts causés par l’ubérisation qui prête à sourire. En effet, depuis six ans, ce gouvernement ne fait que se gargariser d’avoir flexibilisé le marché du travail et réduit le niveau de cotisations sociales payées par les entreprises.
Le scandale des « Uber Files » révélé à l’été dernier par Le Monde a en outre bien mis en avant le rôle proactif d’Emmanuel Macron dans le développement d’Uber dans l’Hexagone. Et c’est toujours le chef de l’État qui bloque au niveau européen au sujet de la reconnaissance de la présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes.
« La France propose une dérogation à la présomption de salariat assez large qui poserait un problème majeur car elle viderait d’une certaine manière la proposition européenne de son sens », alertait ainsi le commissaire européen à l’emploi et aux droits sociaux, Nicolas Schmit, lors de son audition le 11 mai par la commission « Uber Files » à l’Assemblée nationale. En annonçant qu’il comptait lutter contre « l’ubérisation des droits sociaux », Gabriel Attal est donc dans un double discours contradictoire.
Aussi, il faut dire que les objectifs chiffrés de son plan en matière de lutte contre la fraude aux cotisations sociales restent modestes. Pour ce qui concerne les redressements de cotisations et contributions sociales, son objectif est de passer de 700 millions d’euros par an en moyenne durant le premier quinquennat, à environ 1 milliard d’euros par an durant le second quinquennat. Rapporté aux 8 milliards de fraude annuelle aux cotisations, c’est peu. Qu’ils se rassurent : les chefs d’entreprise experts en fraude sociale pourront toujours dormir sur leurs deux oreilles.
Sur la fraude aux allocations, des gages à la droite
Autre point important où le gouvernement pourrait aller plus loin : la fraude aux prestations d’assurance-maladie. Pour la réduire, Gabriel Attal a expliqué qu’il allait rehausser les pénalités pour les professionnels de santé qui surfacturent leurs actes. Mais aussi que l’administration proposera aux personnes soignées dans les centres dentaires ou ophtalmologiques d’échanger par SMS sur la liste des soins facturés à l’assurance-maladie, afin d’identifier les incohérences.
In fine, ce sont 200 millions d’euros supplémentaires par an que le gouvernement prévoit de détecter, soit 500 millions d’euros en tout. Sur entre 3,8 et 4,5 milliards d’euros de fraude aux prestations maladies, c’est, là encore, peu. Il ne faudrait pas trop brusquer le lobby des médecins…
À l’inverse, concernant la fraude des bénéficiaires des caisses d’allocations familiales (CAF) et de retraite, le ministre des comptes publics compte davantage serrer la vis. Il propose des mesures qui répondent à de vieilles revendications de la droite en promettant la fusion des cartes d’identité et des cartes Vitale – un dispositif qui a de fortes chances d’être rejeté par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) – ainsi que l’obligation de séjourner neuf mois par an en France (et non six) pour toucher les allocations sociales.
Côté chiffres, on remarque aussi que les objectifs d’économies fixés par Gabriel Attal sur la lutte contre la fraude des allocataires sont plus importants, en proportion, que pour la fraude aux cotisations et aux prestations maladies. En effet, sur les 3 milliards de fraude aux caisses d’allocations familiales et de retraite chaque année, le gouvernement compte dénicher en moyenne 300 millions d’euros de plus chaque année que lors du précédent quinquennat, selon nos calculs.
Changement de discours
Il est aussi intéressant de noter que dans le discours de l’exécutif, la mise en avant des économies que devraient générer les contrôles accrus (et donc les sanctions plus fortes) a pris la place d’une promesse de campagne : le versement automatique des aides sociales, annoncé dans une conférence de presse en mars 2022 par le président-candidat. Promesse qui avait déjà été faite en filigrane durant tout le premier quinquennat, sans jamais aboutir.
Emmanuel Macron avait assuré que ce versement automatique concernerait « le RSA, les APL et la plupart des allocations de solidarité comme les allocations familiales ». Mais, pour l’heure, la mise en place concrète de ces annonces semble devoir se limiter à la création de déclarations préremplies, charge toujours aux allocataires potentiels de penser à les utiliser pour réclamer les aides qui leur sont dues.
La discrète mise de côté de ce sujet n’est pas anodine : le « non-recours » aux aides sociales, qualifié par la Drees, l’institut statistique du ministère de la santé et des solidarités, de « phénomène d’ampleur qui peine à susciter le débat », permet pour l’heure à l’État d’économiser 3 milliards d’euros par an ! Mais c’est donc le contrôle plus dur des allocataires qui est désormais mis en avant.
Et la fraude fiscale ?
Du reste, pour Gabriel Attal, « l’ambition » du gouvernement « ne se limite pas aux chiffres : en luttant contre la fraude, on reprend le contrôle de notre modèle social, de ce qu’on donne et à qui on le donne », a-t-il lancé au Parisien. Une justification qui, venant d’un gouvernement aussi proche de ses sous, reste difficile à croire. On ne saurait trop lui conseiller de se pencher davantage sur la lutte contre la fraude fiscale, qui permettrait de renflouer bien plus significativement les comptes de l’État.
D’après diverses estimations, la fraude fiscale s’établit en France entre 80 et 100 milliards d’euros par an. À chaque fraudeur fiscal détecté, c’est beaucoup plus d’argent qui pourrait rentrer dans les caisses de l’État que pour la fraude sociale. Sur France Info, le porte-parole d’Attac Vincent Drezet expliquait ainsi que « lorsqu’un fraudeur aux prestations sociales va au pénal, c’est environ 6 000 euros. Lorsqu’un fraudeur va au pénal pour fraude fiscale, c’est plus de 100 000 euros ».
Mais s’attaquer profondément à ce sujet de l’évasion fiscale n’est pas à l’ordre du jour de l’exécutif, celui qui a réduit nettement les impôts depuis 2018 et ne compte pas infléchir son discours vis-à-vis du grand capital. S’il a bien présenté au début du mois une batterie de mesures, elles s’avèrent largement insuffisantes, ne s’attaquant pas aux gros patrimoines, ni aux grandes entreprises de façon systémique.
Faïza Zerouala sur www.mediapart.fr
Le gouvernement vient de déclarer la guerre à la fraude aux prestations sociales, à travers un plan qui prévoit entre autres un contrôle renforcé des bénéficiaires, intensifiant davantage les préjugés à l’égard des plus pauvres. Le sociologue et politiste Vincent Dubois, spécialiste de la protection sociale, considère que l’État, au lieu de lutter contre la fraude fiscale, va exercer une contrainte encore plus forte sur les plus fragiles.
Depuis plusieurs semaines, le gouvernement balise le terrain et promet de lutter sans faiblir contre la fraude aux prestations sociales, dont le montant est estimé entre 6,8 et 7,5 milliards d’euros par an selon Bercy et un rapport récent de la Cour des comptes. Mais dans le détail, 2,8 milliards d’euros correspondent à la fraude aux caisses des allocations familiales, 200 millions aux prestations retraite et le reste, 4,5 milliards, de fraude à l’assurance-maladie.
Mais les trois quarts de cette fraude incombent aux entreprises et aux professionnel·les de santé. Alors même que les bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) sont les plus contrôlés et que 34 % de ses potentiels allocataires ne le perçoivent pas, par méconnaissance ou faute d’avoir engagé les démarches nécessaires.
Vincent Dubois est sociologue et professeur à l’Institut d’études politiques de Strasbourg. Il a étudié le contrôle des allocataires de prestations sociales dans un travail au long cours depuis le début des années 2000, puis en pointillé jusqu’à 2017. De cela, il a tiré un livre : Contrôler les assistés. Genèse et usage d’un mot d’ordre (éditions Raisons d’agir) paru en 2021.
Pour lui, le gouvernement établit une fausse égalité entre fraude sociale et fraude fiscale mais mobilise en réalité davantage de moyens coercitifs pour lutter contre la première. Les plus précaires subissent le plus de contrôles et les mesures annoncées en ce sens par Gabriel Attal dans une interview au Parisien vont accroître le mécanisme. Le versement des aides à la source, pour lutter contre le non-recours, va entraîner un nouvel effet pervers, pronostique le sociologue. Les outils conçus pour verser les prestations non réclamées vont aussi servir à exercer davantage de contrôles. Entretien.
Mediapart : Le ministre des comptes publics Gabriel Attal a déclaré qu’« il faut agir, car la fraude sociale comme la fraude fiscale est une forme d’impôt caché sur les Français qui travaillent ». Que penser de cette affirmation qui met sur le même plan « fraude sociale » et « fraude fiscale » ?
Vincent Dubois : C’est un équilibre de façade, car on n’est pas du tout dans les mêmes ordres de grandeur en termes de coût pour les finances publiques, puisque les évaluations, au demeurant complexes, montrent qu’il y a en gros un écart au moins de 1 à 40 entre le coût évalué de la fraude aux prestations sociales et le coût de la fraude fiscale. La fraude estimée aux prestations sociales est de l’ordre de 2,5 milliards d’euros par an, alors qu’on la chiffre à entre 80 et 100 milliards pour la fraude fiscale.
Or, en matière de discours politiques et d’investissements, qu’ils soient juridiques, bureaucratiques ou technologiques, la priorité va à la fraude aux prestations.
Depuis le milieu des années 1990, il y a toujours plus de lutte contre la fraude sociale et quasiment toujours moins de lutte contre la fraude fiscale, en dehors de quelques déclarations d’intentions lors de l’affaire Cahuzac ou les Panama Papers. Il faut toutefois mentionner la loi de fin 2018, qui a conduit à recruter davantage d’inspecteurs des impôts et à doter l’administration fiscale de pouvoirs supplémentaires en matière de lutte contre la fraude fiscale.
Les bénéficiaires de ce type d’allocations sont devenus les repoussoirs nécessaires permettant de faire valoir la nécessité du travail, la valeur travail.
Mais cela n’empêche pas, surtout depuis les années Sarkozy, qu’il y ait une surenchère dans des mesures à la fois stigmatisantes et coercitives à l’égard des populations les plus précaires, les pauvres, les chômeurs et souvent derrière les immigrés.
Justement, les allocataires qui perçoivent les prestations sociales, selon les chiffres qui ont été donnés, sont seulement responsables d’un quart de la fraude sociale, ce qui correspond à 4 milliards d’euros par an. Pourquoi une telle focalisation sur cette « pauvre fraude » ?
Vincent Dubois : Oui, il y a quelque chose qui n’est pas spécifique à la France et qui est quasiment une sorte d’invariant anthropologique dans le rapport à l’argent public, qui conduit à une tolérance plus grande à l’égard des manquements à la règle lorsqu’il s’agit de s’acquitter de ses impôts que lorsqu’il s’agit de percevoir des aides de la collectivité.
Dans les deux cas, il s’agit pourtant d’enfreindre des règles, mais il y a toujours plus de mansuétude à l’égard de ceux qui paient moins qu’ils ne devraient, par rapport à ceux qui touchent davantage que ce à quoi ils ont droit. Cette opposition est ancienne, mais est exacerbée dans un contexte néolibéral où l’on délégitime l’impôt censé brider l’esprit d’entreprise et qu’on stigmatise les aides sociales parce qu’elles sont censées dissuader de travailler.
Vous avez consacré tout un livre à la question et vous avez montré que les contrôles sont déjà très poussés et très intrusifs pour les allocataires du RSA. Gabriel Attal a dit qu’il voulait cibler plusieurs secteurs et durcir les conditions de perception des prestations sociales. Est-ce qu’il y a besoin de contrôles renforcés et, surtout, cela ne va-t-il pas contribuer à fragiliser les plus en difficulté ?
Vincent Dubois : En effet, le revenu de solidarité active est de très loin le plus contrôlé par les CAF, et ce par les formes les plus intrusives du contrôle que sont les enquêtes à domicile. À ce sur-contrôle s’ajoute le contrôle réalisé par les conseils départementaux, qui financent le RSA. Donc, les bénéficiaires du RSA sont doublement sur-contrôlés au nom de la lutte contre la fraude. S’y ajoute encore une troisième couche, qui va se développer avec la nouvelle réforme et l’exigence de contrepartie sous forme de travail.
Tout cela est largement lié à des raisons très politiques. Il y a toujours une suspicion a priori à l’égard de ceux que, dans le vocabulaire classique de l’histoire de la protection sociale, l’on appelle les « pauvres valides ». C’est-à-dire qu’il y a toujours l’idée que des gens qui pourraient travailler, qui pourraient subvenir à leurs besoins, mais qui ne s’assument pas eux-mêmes et qui bénéficient de la solidarité collective sont toujours plus ou moins suspects d’être fainéants, de travailler à côté de façon non déclarée et puis de bénéficier de ces allocations, de faire des fausses déclarations pour percevoir davantage d’allocations, etc. Là encore, ce sont des choses très anciennes qui ont été réactivées dans l’alliance contemporaine du néopaternalisme et du néolibéralisme.
Tout particulièrement à partir de la période Sarkozy, les bénéficiaires de ce type d’allocations sont devenus les repoussoirs nécessaires permettant de faire valoir la nécessité du travail, la valeur travail. Ce grand slogan de l’ère Sarkozy est aujourd’hui largement repris par Emmanuel Macron et ses ministres.
Surtout que les chiffres racontent une autre réalité. La CAF, en 2021, avait dit avoir réalisé 4 millions de contrôles sur 13,6 millions d’allocataires. Et seulement 1 % de cas de fraude avaient été détectés. On voit bien que la fraude reste quand même marginale...
Vincent Dubois : Dans le cas de la lutte contre la fraude aux prestations sociales, on considère qu’il ne faut pas s’arrêter tant qu’on n’arrive pas à une fraude zéro, ce qui est totalement illusoire. C’est un moteur de cette surenchère permanente, dans toujours plus de contrôles, toujours plus intrusifs. Comme le disent un certain nombre d’analystes critiques du benchmarking ou de techniques néomanagériales, c’est une course sans ligne d’arrivée.
On va toujours plus loin avec la volonté annoncée il y a quelques semaines d’utiliser les numéros de vol des passagers pour assurer une traçabilité des voyages des bénéficiaires d’aide sociale, visant là aussi explicitement les résidents étrangers ou ayant des origines étrangères et retournant dans leur pays de temps en temps. En matière de retraite, on n’imaginerait pas empêcher les Français du régime général de s’installer où ils veulent, ils sont parfois même encouragés à aller ailleurs, comme au Portugal où ils sont défiscalisés pendant six mois. Il y a un privilège qui est de fait accordé à ceux qui sont déjà privilégiés, qui ont les moyens de s’expatrier, et, au contraire, une contrainte forte à l’égard de ceux qui n’en ont pas les moyens, et qui n’ont pas la bonne nationalité.
Par ailleurs, cette fraude aux prestations sociales est bien inférieure aux allocations non demandées. Par exemple, il y a 34 % de personnes normalement bénéficiaires du RSA qui ne le réclament pas. Pourquoi met-on moins d’allant pour lutter contre cela ?
Vincent Dubois : C’est là aussi quelque chose qui est assez constant. J’avais été frappé de voir dans mes premiers travaux sur la lutte contre la fraude aux prestations sociales que les modèles algorithmiques qui étaient destinés à identifier des cas de fraude prenaient aussi dans leur filet, et en proportion non négligeable, des cas de non-recours. Alors de fait, ces modèles algorithmiques peuvent tout à fait être mobilisés de la même manière pour lutter contre le non-recours que pour lutter contre la fraude sociale ou les autres erreurs. Or, jusqu’à présent, ça n’a pas été véritablement le cas. Cela commence tout juste.
Il y a bien quelques petites inflexions mais de façon quand même souvent contradictoire. Par exemple, comme le montre Clara Deville dans un livre qui paraît ces jours-ci, la lutte contre le non-recours a utilisé de façon centrale, à partir des années 2010, l’instrument de la dématérialisation des procédures administratives.
Or il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour savoir qu’en lieu et place de favoriser l’accès au droit, la dématérialisation, dans de nombreux cas, le rend plus compliqué, tout particulièrement pour les populations précaires, ou étrangères, et au contraire de le limiter renforce dans ce cas le non-recours.
Quant au projet Macron de distribution automatique des aides, de prime abord, c’est la panacée puisqu’en disposant de toutes les informations on donne directement les aides sans que les personnes aient besoin de les demander. Dit comme ça, cela apparaît comme une solution un peu miraculeuse, sauf que cette automaticité se fait au prix d’une transparence totale et généralisée de l’ensemble des informations que les individus doivent produire.
Et c’est autant, finalement, de façon assez explicite, un moyen de renforcer le contrôle que de favoriser le paiement des droits aux personnes qui, effectivement, y sont éligibles. C’est une sorte de paradoxe. On lance quelque chose au nom de la lutte contre le non-recours qui, de fait, risque bien de constituer un moyen additionnel de contrôle.
publié le 30 mai 2023
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Pour échapper à l’impôt, les grandes entreprises développent des réseaux de filiales de plus en plus étendus et de plus en plus élaborés. Une nouvelle étude du Cepii vient confirmer les pratiques développées pour l’évitement fiscal.
Chaque année, l’évasion fiscale des multinationales fait perdre autour de 300 milliards d’euros au budget des États. Au niveau mondial, en 2016, 36 % des profits à l’étranger des grands groupes étaient déplacés dans des paradis fiscaux. Et en France, c’est un bon quart de l’impôt sur les sociétés qui n’est pas perçu à cause de ce fléau. Dans une note publiée dans la lettre du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) de février dernier, Manon François et Vincent Vicard mettent en exergue ce qui pourrait sembler une évidence : plus un montage est complexe, plus l’évasion fiscale est possible. Le tout recèle plusieurs informations et preuves précieuses.
Ainsi, les multinationales ne sont pas égales face aux schémas fiscaux. Selon les calculs des auteurs, 66 539 multinationales déclaraient au moins une filiale dans l’Union européenne en 2018. Mais seules 3 % d’entre elles ont plus de 100 sociétés filles, ce qui représente 47 % du total des filiales et surtout près des deux tiers de la valeur ajoutée, de l’emploi et des actifs financiers.
Mais le nombre de filiales n’est pas un signe d’évasion fiscale suffisant : rentre en jeu la complexité de la structure de détention de celles-ci. Ainsi certaines multinationales fonctionnent de manière assez horizontale, ou plate : une maison mère possède un ensemble de sociétés filles, implantées dans les pays où elle réalise de l’activité. Mais beaucoup d’autres enchaînent les étages, en multipliant les structures intermédiaires. Pour évaluer la complexité des montages, les auteurs ont pris en compte la longueur des chaînes de détention (une société appartient à une autre, propriété d’une autre structure, etc.) et le nombre de filiales à chaque niveau de détention. « Le degré de complexité avec lequel les multinationales organisent leurs structures de détention est donc lié en partie seulement à leur taille, précisent Manon François et Vincent Vicard. Détenir un grand nombre de filiales n’implique pas nécessairement un fort degré de complexité et vice versa. »
Franchises cachottières
Cette complexité est nécessaire pour développer les montages fiscaux. Les multinationales utilisent trois instruments principaux pour transférer leurs bénéfices vers les filiales peu ou pas imposées. En premier lieu, il y a la manipulation des prix de transfert dans les échanges entre filiales : c’est, par exemple, le tarif que fait payer Starbucks Suisse à tous les cafés de la marque en Europe. En modulant ses prix selon les résultats locaux, la multinationale s’assure que les bénéfices seront proches de zéro. Autre outil : le transfert de dettes d’une filiale à une autre pour plomber des résultats, ou encore la localisation des actifs incorporels dans les paradis fiscaux et leur facturation aux autres filiales. Par exemple, McDonald’s Pays-Bas (un paradis fiscal qui taxe à 0 % les revenus liés à la propriété intellectuelle) facture aux restaurants des autres pays le droit d’utiliser la marque, le logo, le nom des produits, les publicités… Ce que permet aussi le système de franchises. Les chercheurs ont scruté les milliers de filiales de multinationales en Europe qui déclarent des bénéfices proches de zéro (définis comme un retour sur investissement compris entre - 0,5 % et 0,5 %). « Seules les multinationales dont la structure de détention des filiales est suffisamment complexe apparaissent transférer leurs profits vers leurs filiales peu taxées. Il faut souligner par ailleurs que c’est au niveau du groupe que les stratégies fiscales sont mises en place, puisque l’éloignement de la filiale elle-même dans le réseau ne semble pas affecter sa profitabilité », estiment les auteurs. C’est ainsi qu’à écouter leur direction, ni Apple, ni Amazon, ni McDonald’s, ni Starbucks, ni même Total ne réalisent de bénéfices en France. À se demander pourquoi ces groupes s’y implantent.
Le « double irlandais »
Quels que soient les pays où filent les bénéfices, le but est que ces derniers reviennent sous forme de dividendes vers le siège social et les actionnaires. Là encore, la structure de propriété peut permettre de minimiser l’impôt lors du rapatriement des fonds, en intercalant une nouvelle structure juridique entre les filiales productives et la maison mère. Celle-ci devant être astucieusement placée pour profiter au maximum des conventions fiscales. L’exemple classique reste la méthode dite du « double irlandais ». Avec deux filiales irlandaises, l’une, résidente fiscale aux Bermudes, et l’autre à Dublin, la multinationale peut déclarer ses revenus liés aux capitaux dans l’archipel caribéen, taxés à 0 %, et ne pas être imposée au retour de l’argent, au nom d’un accord permettant d’éviter la double imposition. C’est ainsi que l’essentiel des multinationales des nouvelles technologies ont leur siège européen en Irlande. Si, face à la pression internationale, le double irlandais a été égratigné, il existe un corpus de pas moins de 3 500 conventions fiscales bilatérales, en vigueur au niveau mondial, qui visent à prévenir la double imposition et à faciliter les activités transfrontalières, sources de possibilités d’évasion fiscale, et de profits pour les avocats fiscalistes…
Diego Chauvet sur www.humanite.fr
Le sénateur communiste propose un droit de regard des salariés sur les aides publiques touchées par les entreprises. Il pointe l’angle mort des paradis fiscaux, peu convaincu d’une réelle volonté gouvernementale de lutter contre la fraude.
Les aides publiques aux entreprises coûtent 190 milliards d’euros par an. Comment reprendre le contrôle de ces dépenses ?
Éric Bocquet : Il y a, en France, 450 niches fiscales. Certaines peuvent avoir leur utilité, d’autres sont beaucoup plus contestables. L’argent est distribué très largement sans contreparties, sans ciblage et sans contrôle. Souvent, c’est sans efficacité avérée en termes de croissance, d’amélioration des conditions de travail, de productivité ou de transition écologique. Le conditionnement, c’est la vraie question. Et l’une des solutions, c’est le droit de regard des salariés des entreprises concernées. L’administration fiscale aurait ensuite son mot à dire.
Comment accueillez-vous le plan de lutte contre la fraude fiscale annoncé le 9 mai par le gouvernement ?
Éric Bocquet : Gabriel Attal prétend vouloir s’attaquer aux ultrariches et aux multinationales. Mais, depuis le début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, les mesures prises en leur faveur sont nombreuses. Quand on regarde dans le détail les annonces de Gabriel Attal (ministre des Comptes publics – NDLR), on est très loin du compte au regard de l’évasion fiscale qui est systémique. C’est une industrie, avec des complicités, des paradis fiscaux, des banques, des professions du chiffre, des avocats fiscalistes… Une loi n’y suffira pas. Il faut d’abord afficher une volonté politique forte, qui ne s’arrête pas aux discours et passe aux actes. Le ministre a retenu cette proposition que nous avions formulée avec Alain Bocquet dans notre livre, celle d’une COP fiscale. C’est une bonne chose si on n’en fait pas un gadget.
Gabriel Attal affiche sa volonté d’aller enquêter dans les paradis fiscaux, qu’en pensez-vous ?
Éric Bocquet : Il faudrait déjà se mettre d’accord sur une liste crédible des paradis fiscaux. À commencer par l’Union européenne. Certains de ses États membres, je pense au Luxembourg, ne sont pas considérés comme des paradis fiscaux. En février 2021, l’opération « OpenLux » révélait l’existence de 55 000 sociétés offshore détenant ensemble 6 500 milliards d’euros d’actifs. Parmi elles, des ressortissants français figuraient en tête de gondole, avec 17 000 sociétés offshore, soit le premier contingent. Il faut donc commencer par sortir de cette hypocrisie.
Le gouvernement invoque le niveau des impôts en France pour justifier de ne pas taxer davantage les plus riches. Que répondez-vous ?
Éric Bocquet : C’est le couplet habituel des libéraux. Il faut considérer les prélèvements obligatoires au regard de notre modèle social. Ces impôts servent à financer nos services publics, et les cotisations, la Sécurité sociale. Le vrai sujet, c’est la justice fiscale. Notre système n’est pas assez progressif. Pour rappel, nous avons 5 tranches d’impôt avec un taux maximal à 45 %. Dans les années 1980, nous avions 14 tranches, avec un taux maximal à 65 %. Ces quatre dernières décennies, ce taux a été réduit pour épargner les plus hauts patrimoines et les plus hauts revenus. On se prive ainsi de dizaines de milliards d’euros de recettes. L’État n’est pas dans un excès de dépenses sociales, mais dans un déficit de recettes qu’il a lui-même choisi d’organiser.
Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr
Ce mardi, le ministre délégué chargé des comptes publics Gabriel Attal a fait des annonces concernant le renforcement de la lutte contre la fraude fiscale. Mais l’administration fiscale a-t-elle les moyens de ces ambitions ? Les suppressions et transferts de postes de ces dernières années ont abîmé les capacités d’action.
Le ministre délégué chargé des comptes publics Gabriel Attal a présenté un plan de lutte contre la fraude fiscale, ce mardi, et en amont au journal Le Monde lundi soir. Parmi les mesures esquissées : augmentation de 25 % des contrôles fiscaux « des plus gros patrimoines », renforcement des sanctions, ou encore le contrôle, tous les deux ans, des cent plus grandes capitalisations boursières.
Pour l’heure, ces mesures sont peu chiffrées ; et les contours, encore flous. Derrière la bonne intention affichée, sur le terrain, ces annonces questionnent. De quels moyens disposent les services de l’administration fiscale pour répondre à de tels objectifs ?
Depuis 2002, près de 50 000 emplois ont été supprimés à la DGFIP (direction générale des finances publiques) calcule la CGT, et un grand nombre de services de proximité ont été fermés ou délocalisés. « La baisse des effectifs dans l’administration fiscale s’est bel et bien traduite par un affaiblissement du contrôle fiscal tandis que le « contrôle social » se durcissait », analyse l’ONG Attac, à l’origine d’un rapport paru sur le sujet en mars 2022.
Quant aux services « dans la sphère de la fraude fiscale, depuis 2012, on a eu environ 3 000 emplois supprimés », précise Anne Guyot Welke, secrétaire générale de Solidaires Finances Publiques, première force syndicale du secteur. Attac évoque « 3 000 à 4 000 emplois supprimés depuis la fin des années 2000 au sein des services de contrôle ».
Gabriel Attal promet la création de 1 500 postes pour réaliser ses objectifs. Même avec ces postes, « on reste donc en sous-effectif si l’on compare avec les suppressions de ces dernières années », remarque Anne Guyot Welke.
Des transferts masquant les suppressions d’emplois
Ces 1500 postes annoncés seraient tout de même bienvenus. Mais parle-t-on réellement de créations nettes d’emplois ? Ou de transferts entre services ? Bercy n’a pas encore tranché la question officiellement. Et les employés des finances publiques ont de bonnes raisons de se méfier.
Avec la suppression progressive de la taxe d’habitation et de la contribution sur l’audiovisuel public, le ministère a estimé que le gain de productivité correspondait à 2 000 emplois qui pourraient être supprimés à terme. En parallèle, un redéploiement de postes est annoncé, en particulier du côté des services informatiques, à raison de « 276 emplois créés », indique Anne Guyot Welke.
Pour 2023, le ministère a communiqué sur des suppressions limitées à 850 postes à la DGFIP. Mais des transferts dissimulent l’ampleur réelle des suppressions de postes. « Avec entre autres un recentrage sur les services à compétence nationale et les directions nationales et spécialisées, c’est en fait 1352 suppressions d’emplois qui frappent toutes les directions départementales et régionales ! » Les décideurs, « comme à chaque annonce (…) visent à minimiser les suppressions avec le solde positif des transferts d’emplois », décrypte la CGT Finances Publiques dans un communiqué paru en janvier.
« Pour nous, aucun service ne peut être prélevé », soutient Anne Guyot Welke. « On est plus qu’à ras de l’eau : tous les services sont en difficulté. Il faut de la création de postes réelle. Il faut en finir avec les suppressions d’emplois qui dure depuis trop longtemps ».
Les bilans manquants de la lutte contre la fraude fiscale
Gabriel Attal a également annoncé la création d’un nouveau service de renseignement à Bercy pour lutter contre la fraude fiscale internationale. Celui-ci serait composé d’une centaine « d’agents d’élite » d’ici la fin du quinquennat. Pourquoi pas, mais « on a déjà des services qui existent sur le plan du renseignement », commente Anne Guyot Welke. Il existe par exemple la DNEF, la direction nationale des enquêtes fiscales.
En quoi les compétences de ce nouveau service seront-elles complémentaires ? Quels profils seront recrutés ? Les syndicats restent en attente de ces précisions. « Créer des services pour créer des services, ce n’est pas utile… À un moment, il faut tirer le bilan des nouveaux services existants : peut-être vaudrait-il mieux les renforcer, étendre leurs prérogatives », pointe la secrétaire générale de Solidaires Finances Publiques.
De fait, on manque de données sur l’efficacité des services et outils actuellement dédiés à la lutte contre la fraude fiscale. Au mois d’avril, le rapport d’une mission d’information sénatoriale sur la fraude et l’évasion fiscales le pointait. « Si d’indéniables progrès ont été accomplis, ces résultats encourageants ne permettent toutefois pas de conclure à la pleine effectivité de notre arsenal normatif en matière de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, d’autant plus en l’absence d’évaluation de l’ampleur de ces phénomènes », concluait le rapporteur Jean-François Husson (LR). « Une question reste sans réponse : l’administration fiscale parvient-elle à récupérer 10 %, 20 % ou 50 % des montants fraudés ? »
« On a appris les dernières informations en même temps que la presse »
Enfin, le ministre délégué chargé des comptes publics a proposé un panel de sanctions pour les plus gros fraudeurs. Il est question de la « création d’une sanction d’indignité fiscale, qui priverait temporairement les personnes (…) du droit de percevoir des réductions d’impôt et crédits d’impôt », détaille la communication de Bercy. Ou encore, d’une « peine complémentaire de travaux d’intérêt général ».
« On tombe un peu de notre chaise. Comment vont-ils mettre cela en place ? », s’interroge Anne Guyot Welke. Déjà en 2018, le plan anti-fraude mené par Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des comptes publics, devait emmener davantage de dossiers au pénal. « Il faudrait déjà faire le bilan de son efficacité », juge à nouveau la responsable syndicale. « Savoir quel est le niveau actuel de sanction pénale des fraudeurs… Et aussi, quels sont les moyens de la justice. Car on le constate : nous, on envoie les dossiers au pénal, mais derrière, la justice n’arrive pas à suivre ».
Selon le rapport de la mission d’information sénatoriale paru en avril, « la principale conséquence [du plan de 2018, ndlr] a été un afflux de dossiers pour les parquets, avec une augmentation de près de 75 % des dossiers transmis par l’administration fiscale ». Le rapport propose plusieurs pistes d’amélioration pour la prise en charge de ces dossiers.
D’ici là, un comité social ministériel, avec les syndicats, est prévu ce jeudi. « On a appris les dernières informations en même temps que la presse… Nous verrons si, jeudi, nous aurons plus de précisions de la part du ministère », conclut Anne Guyot Welke. « Nous espérons un véritable débat ».
publié le 29 mai 2023
Lucie Delaporte sur www.mediapart.fr
Le prix des terrains s’est envolé ces dernières années contribuant à aggraver le manque de logements accessibles. De nouveaux acteurs s’intéressent au foncier vu de plus en plus comme un juteux placement spéculatif.
ÀÀ première vue, c’est un terrain sans grand intérêt. Une parcelle non bâtie près d’une autoroute en Seine-Saint-Denis qui n’intéresse a priori personne. À la surprise des élus locaux, elle a pourtant aiguisé les appétits de la Banque Suisse et de la banque nationale du Qatar qui y voient un placement de long terme dans une zone qui ne va pas cesser de prendre de la valeur.
Derrière la crise du logement, la course au foncier, vu comme un produit spéculatif, est un phénomène sur lequel butent tous les aménageurs publics.
Banques, compagnies d’assurance, fonds de pension sont en effet de plus en plus nombreux à s’intéresser aux sols. « Des acteurs qui disposent de très importantes liquidités et ont besoin de les placer dans des valeurs sûres sur une moyenne-longue période », précise Édouard Dequeker, professeur à la chaire d’économie urbaine de l’ESSEC qui a travaillé sur la spéculation foncière, un sujet qu’il juge encore trop sous-estimé par les pouvoirs publics.
Les chiffres donnent pourtant le tournis. En vingt ans, les prix des terrains à bâtir ont triplé, avec une nette accélération ces dernières années. Dopé par la crise du logement, et l’envolée des prix des habitations, le foncier constructible vaut désormais de l’or.
Lors du Conseil national de la refondation (CNR) dédié au logement, un consensus s’est dégagé parmi les participants, une première, pour demander un encadrement du foncier sur le modèle de l’encadrement des loyers. « C’était quelque chose de complètement inimaginable il y a encore cinq ans », assure Catherine Sabbah, déléguée générale de l’l’institut des hautes études pour l’action dans le logement. Mais aujourd’hui, même les gros promoteurs immobiliers, qui se sont livrés à une course aux terrains sans merci ces dernières années, contribuant à faire monter les enchères, assurent qu’ils ne peuvent plus suivre.
Selon l’Observatoire du foncier d’Île-de-France, les dernières années battent record sur record. Dans le Val-de-Marne, le prix de vente médian du foncier a pris + 46 % par rapport à l’année précédente, qui était déjà un niveau historique. Au-delà de la région parisienne, et des grandes métropoles, où la spéculation foncière a atteint des sommets, c’est désormais tout le territoire qui est gagné par la course au foncier.
La perspective du zéro artificialisation nette (ZAN) introduit dans la loi Climat et résilience en 2021, qui fixe l’objectif de réduire de moitié d’ici à 2030 l’artificialisation des terres et d’arriver à zéro en 2050, a déjà commencé à aiguiser les appétits sur les terrains. Le foncier constructible étant amené à devenir une denrée de plus en plus rare, sa valeur ne va faire que monter. Si sa nécessité d’un point de vue écologique n’est en rien contestable, l’absence de mesure pour contrer la spéculation qu’il engendre ne peut qu’interroger.
Les sols, un produit très rentable
Les sols, un produit financier comme un autre ? Au-delà de la question politique de fond, l’urgence pour les pouvoirs publics face à la crise majeure du logement qui se prépare est que l’investissement dans le foncier est même devenu un des placements les plus rentables.
L’Institut de l’épargne foncière et immobilière (IEIF), rappelle Édouard Dequeker , a ainsi établi qu’un placement financier sur cinq ans dans des foncières a un taux de rentabilité de 11,4 % bien supérieur à d’autres produits comme les actions (8,6 %), les bureaux en France (5,6 %), les SCPI (5,3 %), les obligations (4,4 %), les logements à Lyon (4,2 %) ou les logements à Paris (3,6 %).
Face à ce phénomène, les collectivités locales semblent parfois bien démunies. « Ce sujet est trop souvent réduit à des approches purement techniques, si bien que l’on en oublie l’aspect éminemment politique, avance Édouard Dequeker. Le foncier est un enjeu trop souvent traité en silo au sein des collectivités territoriales, alors que c’est la ressource première de l’aménagement et qu’elle mériterait de ce fait un traitement transversal aux autres politiques publiques. »
En annonçant des investissements à venir : une nouvelle ligne de transport, un collège, les collectivités lancent un compte à rebours sur l’acquisition de terrains qui peuvent prendre dix fois leur valeur. Le propriétaire d’une friche en bordure d’une future ligne de tramway n’a qu’à attendre que le prix de son bien monte, année après année, sans rien faire. Il est sûr de le revendre au prix fort, parfois à la ville qui cherche à construire des logements à proximité de la nouvelle zone d’activité qu’elle a elle-même développée. « On se retrouve dans cette situation absurde où la puissance publique paie au final deux fois ce terrain », souligne l’ancien député Daniel Goldberg, auteur d’un rapport en 2016 sur la « mobilisation du foncier privé en faveur du logement ».
Le manque de données disponibles sur le foncier n’aide pas les collectivités à adopter des stratégies de long terme, relève aussi Édouard Dequeker. « Pour produire de véritables outils d’aide à la décision publique, il serait nécessaire en la matière de mieux connaître les propriétaires des terrains et de comprendre leurs stratégies, de mesurer précisément la vacance de différentes zones, leur mutabilité, voire leur potentiel de renaturation. » Pour lui, cette forme d’opacité sur le sujet « participe largement au retard et à l’impuissance des acteurs publics en matière d’intervention et de régulation ».
Des conséquences délétères sur le logement
Le rapport du député Jean-Luc Lagleize de 2019 sur la maîtrise du coût du foncier dans les opérations de construction pointait aussi l’ambiguïté de la puissance publique qui « alimente elle-même cette machine à inflation foncière en recourant systématiquement au mécanisme d’enchères publiques sur leurs biens fonciers et immobiliers afin de les attribuer au plus offrant ».
Les conséquences d’un foncier hors de prix sont délétères sur le logement.
Pour rentabiliser l’achat d’un foncier cher, les promoteurs - quand ils ne produisent pas des bureaux – construisent du logement très dense ou très cher, souvent en total décalage avec les besoins locaux.
Première victime : le logement social. « La situation est évidemment beaucoup plus grave pour les bailleurs sociaux qui ont du mal à sortir des opérations », témoigne l’ancienne ministre du logement Marie-Noëlle Lienemann, aujourd’hui présidente de la Fédération nationale des sociétés coopératives d’HLM. « Et c’est parfois la qualité de ce qui est produit qui en pâtit. »
Un des outils antispéculatifs mis en avant lors des débats du CNR logement est de dissocier le bâti et le foncier sur certains terrains en développant les baux réels et solidaires (BRS). Le mécanisme est simple : un organisme sans but lucratif et agréé par l’État achète des terrains et fait construire des logements. Seul le bâti est vendu – ce qui fait baisser de 30 % en moyenne le prix de vente. Les propriétaires, choisis sous condition de ressource, doivent en faire leur résidence principale et savent qu’à la revente leur plus-value sera limitée.
Créés par la loi Alur de 2016, les BRS rencontrent un certain succès mais sont encore très peu nombreux. Moins de mille ont déjà été commercialisés et un peu plus de dix mille sont aujourd’hui en construction.
Une proposition du CNR logement, et que Matignon devrait soutenir, est le rachat d’opérations immobilières bloquées pour les transformer en baux réels et solidaires. Le groupe de travail qui a planché sur « le pouvoir d’habiter » propose aussi un plan de rachat des passoires thermiques remises sur le marché, pour les rénover et les revendre en BRS .
Malgré le succès grandissant de cette formule, elle ne pourra pas, à elle seule, briser la bulle spéculative autour du foncier.
C’est pourquoi la question – longtemps taboue – d’un encadrement des prix du foncier fait aujourd’hui un quasi-consensus chez les acteurs du logement.
Dans un pays qui a sacralisé la propriété foncière depuis la Révolution française, envisager la moindre limitation du droit de propriété tient encore, pour beaucoup, de l’hérésie.
L’urgence sociale, écologique, implique pourtant plus que jamais de s’interroger sur le statut des sols qui ne peuvent être réduits à un bien comme un autre. Et encore moins comme un simple bien spéculatif.
Le gouvernement qui devait faire des annonces sur le logement ce mardi 9 mai, annonces une nouvelle fois reportées, ne pourra pas faire l’impasse sur ce sujet majeur.
publié le 28 mai 2023
Eugénie Barbezat dur www.humanite.fr
Fondée en 2002, l’association Anticor est plaignante ou partie civile dans 159 affaires de corruption, notamment de la part d’élus. Une action d’intérêt public dont sa présidente détaille les enjeux, tandis que la corruption coûte 120 milliards d’euros chaque année au budget de l’État.
Avocate spécialisée dans les domaines du droit du travail et de la propriété intellectuelle, Élise Van Beneden a rejoint Anticor en 2008 alors qu’elle venait de passer quatre années en Italie, sous l’ère Berlusconi, où les questions de corruption étaient très prégnantes, notamment en lien avec la mafia.
Celle qui est aussi cofondatrice du média Blast préside depuis 2020 cette association qui voit aujourd’hui menacé l’agrément qui lui permet d’agir en justice.
Quelles sont les principales activités de l’association ?
Élise Van Beneden : En plus de nos activités de plaidoyer et de sensibilisation à la culture de la probité, nous sommes actuellement plaignant ou partie civile dans 159 affaires de corruption. Très peu sont terminées car la durée moyenne de procédure est beaucoup plus élevée que celle des autres délits et ces affaires font quasi systématiquement l’objet d’appel et de cassation.
Nous travaillons à partir d’articles parus dans la presse, en nous appuyant sur le travail précieux des journalistes d’investigation et de la presse indépendante ou à partir d’informations transmises par des lanceurs d’alerte. Nous constituons les dossiers et regardons dans quelle qualification pénale (prise illégale d’intérêts, corruption, trafic d’influence, détournement de fonds publics, favoritisme…) ils peuvent rentrer avant de les transmettre au procureur.
Nous recevons en moyenne 25 alertes par jour, cela augmente chaque année. Évidemment, nous ne pouvons pas tout traiter. Nous n’intervenons en justice que quand le dossier porte une symbolique forte ou quand il risque d’être classé sans suite. Cela a été le cas, par exemple, pour l’affaire Kohler.
On a porté plainte à trois reprises au fur et à mesure des révélations de Mediapart. Après une année d’enquête, il y a eu un premier rapport de la brigade de répression de la délinquance économique (BRDE) en faveur de poursuites. Puis un deuxième rapport un mois après de la même BRDE disant qu’il fallait classer sans suite.
Entre les deux, on a découvert qu’Emmanuel Macron avait versé une lettre au dossier en faveur de son collaborateur. Un mois après, le parquet national financier a classé l’affaire sans suite. Anticor s’est alors constitué partie civile et, à la suite de notre plainte, les juges ont décidé qu’il y avait lieu à instruire. Donc, le dossier Alexis Kohler existe grâce à Anticor ! C’est pour cela que conserver notre agrément pour agir en justice est primordial.
En quoi consiste cet agrément et qui vous l’attribue ?
Élise Van Beneden : Cet agrément créé par Mme Taubira existe depuis décembre 2013. Il est délivré pour trois ans par le ministère de la Justice. Dans le domaine de la lutte anticorruption, trois associations françaises en bénéficient actuellement : Transparency International France, Sherpa et Anticor, qui en dispose depuis 2015.
Avant cet agrément, il y avait des débats sur la recevabilité d’une association qui voulait se porter partie civile dans une affaire de corruption. Sa création avait l’intention louable de sécuriser l’action des associations citoyennes qui luttent contre la corruption. Mais les critères qui ont été prévus sont trop vagues et arbitraires et permettent aujourd’hui de censurer l’action associative.
Nous avons ainsi eu beaucoup de mal à obtenir cet agrément en 2021. Il nous a été délivré par le premier ministre Jean Castex, car le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, censé nous le remettre, s’était déporté. Il n’avait pas le droit de statuer sur notre agrément vu qu’on avait porté plainte contre lui pour prise illégale d’intérêts et que cette plainte a donné lieu à une mise en examen puis un renvoi au procès devant la Cour de justice de la République.
Quelles seraient les conséquences de son retrait à Anticor ?
Élise Van Beneden : Si notre agrément était annulé par la justice, il le serait rétroactivement. Cela signifie que chaque procédure pour laquelle nous l’avons utilisé depuis 2021 pourrait être remise en cause. Vingt-cinq affaires sont ainsi menacées, dont celles concernant Sylvie Goulard (accusée de « corruption passive », « trafic d’influence passif », « prise illégale d’intérêts » et « abus de confiance » dans le cadre de prestations réalisées pour l’institut américain Berggruen quand l’ex-ministre était députée européenne – NDLR), Alstom-GE et celle des contrats russes d’ Alexandre Benalla.
On espère pouvoir faire entendre ces enjeux à la justice lors de notre prochaine audience, le 12 juin, et obtenir, a minima, que les effets dans le temps d’une annulation, si elle est prononcée, soient différés. En effet, notre agrément est attaqué par d’anciens membres de l’association qui sont défendus par un grand avocat proche du pouvoir.
Ils contestent la forme, c’est-à-dire la rédaction de l’arrêté d’agrément, qui relève de la responsabilité de la première ministre. Ils contestent également le fond, le respect par Anticor des critères de l’agrément, mais les raisons invoquées sont injustifiables.
On reproche aux dirigeants d’Anticor d’avoir des opinions politiques, comme si la direction d’une association anticorruption nous privait de nos libertés fondamentales. On me reproche d’avoir cocréé le média Blast, à un autre de s’être investi un temps dans un parti politique.
Pourtant, Anticor était initialement une association d’élus, elle est aujourd’hui une association transpartisane et non apolitique. L’important, c’est que des sensibilités politiques différentes puissent coexister en son sein et qu’elles n’influencent pas son activité. C’est le cas.
Mes opinions politiques n’empêchent pas l’association de porter plainte contre des élus de gauche lorsqu’ils dysfonctionnent. Reste que nous luttons contre les abus de pouvoir, il est donc naturel que nous attaquions des personnes qui détiennent du pouvoir. Cela les agace, mais c’est notre rôle.
Si nous perdons cet agrément, et qu’il nous faut le redemander, je ne sais pas qui nous le remettra cette fois puisque M. Dupond-Moretti se déportera de nouveau, son affaire n’étant pas terminée. Or, Mme Borne ne pourrait pas non plus nous le remettre car sa responsabilité pourrait être mise en jeu dans un de nos dossiers.
Cela montre bien l’absurdité du système : en droit, personne ne conditionne le fait de porter plainte à l’autorisation de la personne contre laquelle on porte plainte. Nous plaidons donc pour que cet agrément soit donné à l’avenir soit par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, soit par le défenseur des droits.
Pourquoi la justice rechigne-t-elle à se saisir d’affaires impliquant des responsables politiques ?
Élise Van Beneden : En France, dans les dossiers politico-financiers, le procureur de la République peut se retrouver dans une situation difficile parce que l’évolution de sa carrière dépend du gouvernement sur lequel il peut avoir à enquêter. Et, à l’échelle locale, les procureurs des petites villes travaillent en liens étroits avec les maires. Cela peut donc leur poser un problème d’attaquer des personnes qu’ils côtoient au quotidien.
Ces circonstances font qu’il y a eu beaucoup d’affaires classées sans suite et cela génère un sentiment d’impunité, autant dans la population qu’au sein des élus. Autre caractéristique du droit français : les citoyens ne sont pas considérés comme victimes de la corruption et ne peuvent pas agir eux-mêmes en justice.
C’est pour cela que c’est important que des associations comme la nôtre puissent le faire en leur nom. Nous exerçons nos combats dans des conditions difficiles car on s’adresse à des personnes qui ont des moyens et des réseaux énormes. Donc, la bataille est un peu celle de David contre Goliath. Mais la menace qui pèse sur notre agrément témoigne du fait que l’on dérange énormément.
Quelles sont les conséquences de cette inertie concernant les affaires de corruption ?
Élise Van Beneden : Une évaluation faite par le Parlement européen en 2016 chiffre à 120 milliards d’euros annuels en France le coût direct et indirect de la corruption. Si on ajoute le coût de la fraude fiscale, cela porte ce montant à 200 milliards d’euros par an. Un chiffre qui rend ridicules tous les débats qu’il y a eus sur le financement des retraites.
Mettre plus de moyens dans la lutte contre la corruption aurait pu éviter une crise sociale majeure. Selon le ministère de l’Intérieur et l’Agence française anticorruption, les atteintes à la probité ont augmenté de 28 % entre 2016 et 2021.
On a encore du mal à prononcer le mot mafia en France, mais c’est une réalité. »
Or, malgré de récentes annonces gouvernementales, très peu de moyens sont mis dans la lutte contre la corruption et la mafia. Par exemple, la création du parquet national financier (PNF) sous François Hollande constitue une très belle avancée. Mais actuellement, il n’est doté que de 18 magistrats, qui depuis 2013-2014 ont fait rentrer presque 12 milliards d’euros dans les finances publiques.
Cette équipe qui croule sous les dossiers ferait encore beaucoup mieux si elle avait les moyens humains qu’elle réclame. C’est insensé de ne pas donner au PNF les moyens de lutte contre cette délinquance en col blanc qui assèche nos services publics.
Vous employez le terme de mafia. Quels secteurs touche-t-elle dans notre pays ?
Élise Van Beneden : On a encore du mal à prononcer ce mot en France, mais c’est une réalité. Lorsque le crime organisé s’assure de l’inertie, voire de la complicité des responsables publics, c’est le mot mafia qu’il faut prononcer pour le nommer et le combattre.
La mafia développe son activité dans toute l’Union européenne. Un de ses domaines de prédilection est le BTP. Des acteurs de ce secteur m’ont dit que 70 % des marchés publics sont pipés et que, dans beaucoup de mairies, les entrepreneurs n’ont même pas besoin de demander au maire combien il veut, car tout le monde le sait. Ce qui rend compliqué à établir la preuve d’un « pacte de corruption », c’est-à-dire que l’argent versé est la contrepartie du service rendu.
Pour donner un ordre d’idée, on dit que pour un rond-point, une entreprise de BTP doit verser 10 000 euros de pot-de-vin. »
En décentralisant les pouvoirs de l’État, on a aussi décentralisé les risques de corruption. À bas bruit. Pour donner un ordre d’idée, on dit que pour un rond-point, une entreprise de BTP doit verser 10 000 euros de pot-de-vin. Si on multiplie par le nombre de ronds-points, on arrive rapidement à des sommes astronomiques… Sur beaucoup de dossiers de marchés publics sur lesquels Anticor travaille, le dérapage financier provoqué par le manque d’exemplarité se chiffre entre 27 et 32 millions d’euros. On arrive très rapidement à des sommes qui sont extrêmement importantes et qui rendent tout à fait réaliste l’estimation de 120 milliards par an de la corruption.
Vous plaidez aussi pour un renforcement du contrôle des comptes de campagne des élus…
Élise Van Beneden : Oui, particulièrement en ce qui concerne l’élection présidentielle. En France, la triche à une élection provoque son annulation, sauf pour celle du président de la République. Pour cette élection-là, il faut donc redoubler de vigilance. Anticor propose que les partis politiques mettent leur compte en ligne au fur et à mesure de la campagne afin que des dysfonctionnements, s’il y en a, puissent être repérés avant l’élection.
Les lois sur le financement des partis maintiennent des plafonds très hauts pour les particuliers. Ainsi, Emmanuel Macron a eu beaucoup de très gros donateurs, ce qui veut dire que, potentiellement, il a des comptes à rendre aux personnes qui ont financé sa campagne.
Parallèlement, des cadres du cabinet de conseil McKinsey semblent avoir travaillé pour lui durant sa campagne. La justice est en train d’essayer de comprendre si l’aide fournie pour la préparation du programme électoral ne doit pas être requalifiée en financement illicite.
C’est d’autant plus important qu’après l’élection d’Emmanuel Macron McKinsey a décroché énormément de marchés publics dans des conditions qui, à mon avis, sont très contestables, bien que n’ayant pour l’instant pas été jugées illégales. Il faut mettre un coup d’arrêt à cette culture de l’impunité.
La « République exemplaire », n’était-ce pas un slogan de campagne d’Emmanuel Macron en 2017 ?
Élise Van Beneden : Certes, mais depuis qu’il est président, on assiste à une crise d’exemplarité. La France a connu des avancées majeures en 2013 et 2016 avec la création du PNF, de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.
En 2017, il y a eu la suppression de l’indemnité représentative de frais de mandat (IRFM) et de la réserve des parlementaires, qui était un outil de clientélisme. Mais l’IRFM a été remplacée par l’AFM, l’avance de frais de mandat, qui comporte elle aussi une sorte de caisse noire pour laquelle les élus n’ont pas à fournir de justificatifs.
Qu’aurait dû faire le gouvernement pour porter un coup d’arrêt à la corruption ?
Élise Van Beneden : Il y a du travail et Anticor a un plaidoyer entier sur tout ce qu’il faudrait changer. Malgré les lois de moralisation de 2017, le gouvernement n’a pas touché au lobbying, qui est, en l’état, une anomalie démocratique et vécu comme telle par les citoyens.
Certaines entreprises dédient énormément de moyens aux activités de lobbying pour défendre leurs intérêts privés commerciaux. Elles peuvent produire des rapports de 300 pages qui ont tout l’air d’être scientifiquement neutres accompagnés d’un amendement clés en main remis à nos parlementaires, qui sont surchargés de travail et font face à des enjeux complexes.
Ce que propose Anticor, c’est d’interdire tous les rendez-vous en huis clos et de créer une plateforme publique où toutes les informations ou documents remis par les lobbyistes aux parlementaires seraient publiés. Cette transparence permettrait d’avoir une contre-expertise citoyenne et scientifique sur les mesures proposées et d’aider les parlementaires à défendre l’intérêt général.
publié le 27 mai 2023
Par Laurence De Cock sur www.regards.fr
POST-MACRON. Laurence De Cock déconstruit le discours du gouvernement en faveur de plus de mixité sociale à l’école et avance les pistes d’une véritable politique en la matière.
Une fois n’est pas coutume, la question de la mixité sociale à l’école, que le ministre Pap Ndiaye présentait comme la mesure-phare de son mandat, a fait la une des médias. On peut s’en féliciter car il s’agit en effet d’un chantier important tant la France est championne de la ségrégation scolaire.
Pour calculer le niveau d’entre-soi social à l’école, on dispose d’un indicateur, l’IPS (indice de positionnement social) produit par les services académiques de l’Éducation nationale depuis 2016. Il oscille entre 38 (très faible, caractérisant une situation de grande précarité sociale) à 179 (situation la plus favorable). L’IPS moyen en France est de 103. Une moyenne qui masque les importantes disparités selon la nature des établissements, publics ou privés, ou leur appartenance géographique.
À titre d’exemple, l’IPS moyen à Mayotte est de 88 tandis qu’il est de 126 à Paris. Dans le privé sous contrat, il est de 121, dans le public de 105 et en REP+ (éducation prioritaire) de 74. Surtout, on observe un écart-type très petit dans les collèges les plus défavorisés comme dans ceux qui scolarisent les enfants des catégories sociales supérieures, ce qui signifie que l’homogénéité sociale est très importante. Dit autrement, nous vivons dans un pays dans lequel subsistent des écoles pour les enfants pauvres au côté d’écoles pour les enfants riches.
Une très forte ségrégation scolaire
Rendus publics à l’automne dernier, ces indices ont provoqué un petit électrochoc médiatique sur lequel a pu surfer un moment le ministre allant jusqu’à faire croire qu’il s’apprêtait à franchir le tabou de la « liberté scolaire » pour demander aux établissements privés de s’engager à plus de mixité sociale. On connaît la suite : le flop d’une réforme non soutenue par un gouvernement qui a besoin du soutien de ses droites pour gouverner, lesquelles n’ont ni intérêt ni envie de s’emparer du dossier de la mixité scolaire et encore moins de se mettre l’enseignement privé à dos.
Dès lors, la déception est bien compréhensible. D’autant que toutes les recherches en sociologie de l’éducation montrent le caractère plutôt bénéfique de cette mixité pour les enfants en difficulté comme pour les autres. Les premiers n’améliorent pas leurs résultats de manière miraculeuse, voire ne les améliorent pas du tout, mais connaissent une augmentation significative de leur bien-être social, c’est-à-dire qu’ils se sentent plus considérés, moins stigmatisés. C’est ce que montre la dernière note du Conseil scientifique de l’éducation nationale parue en avril 2023. Les seconds, eux, seraient bons quoi qu’il arrive et où qu’ils soient. La rencontre avec l’altérité sociale participe chez eux d’un contact avec la réalité, ce qui est toujours ça de pris sur le plan de leur éducation citoyenne. La mixité scolaire ne fait pas de miracles mais elle est un préalable intéressant.
L’arbre qui cache la forêt
La focalisation sur la mixité scolaire comme le mantra de la lutte contre les inégalités pose malgré tout quelques questions. Les inégalités scolaires ont d’autres manifestations et origines dont on parle trop peu. En sus d’être un pays scolairement ségrégué, la France est le pays de l’OCDE qui peine le plus à faire réussir les enfants des milieux défavorisés tandis qu’elle excelle à emmener très loin les enfants des milieux favorisés, du fait notamment de son tissu de classes prépas et de grandes écoles qui les accueillent à bras ouverts car elles sont conçues pour eux. Tout cela n’est pas uniquement le produit d’un déterminisme social mais s’explique aussi par des politiques volontaristes pour favoriser les enfants les mieux dotés.
Ainsi, Jean-Paul Delahaye, l’ancien directeur général de l’enseignement scolaire du ministre Vincent Peillon, a comparé le coût des divers dispositifs d’accompagnement éducatif en éducation prioritaire (aides aux devoirs, activités culturelles et sportives) et en classes préparatoires (essentiellement les khôlles). Pour les premiers, l’État dépense 18,80 euros par élève, pour les seconds, 843 euros … soit 45 fois plus.Notre système éducatif passe son temps à punir les enfants pauvres. La récente réforme du lycée professionnel se comprend également comme cela : constitué de plus d’un tiers d’élèves des milieux populaires, l’enseignement professionnel prépare une orientation précoce dans le monde du travail, un tri social qui ne dit pas son nom et tombe encore sur les plus faibles.
De manière générale, l’école en France n’est pas faite pour les enfants les plus socialement défavorisés. La sociologie de l’éducation depuis Bourdieu-Passeron l’a amplement documenté. Elle a montré la différence de proximité des catégories sociales vis-à-vis de la culture scolaire et la façon dont l’environnement familial des familles à haut capital culturel était déterminant. Certains l’accusent à tort de fatalisme, ceux qui croient encore aux mythes de la méritocratie et de l’« égalité des chance » sans voir qu’ils écrasent la plupart des familles et enfants qui ne disposent pas des codes culturels et scolaires. Pourtant, des solutions existent, même si elles requièrent un fort volontarisme politique.
Pour une école publique et populaire
Se focaliser sur la question de la mixité sociale à l’école est une façon confortable d’éviter de prendre à bras le corps, non seulement la question des inégalités sociales à l’échelle de la société toute-entière, mais aussi celle de la nature structurellement inégalitaire de l’école en France. Mélanger des enfants de catégories sociales dans une même classe ne changera rien si le reste ne suit pas, à commencer par une refonte complète du système éducatif. Concevoir une école pour les enfants qui ont le plus besoin d’école est un vrai projet politique émancipateur. Cela suppose d’inverser la boussole et de cesser de demander aux enfants les plus fragiles de s’adapter aux normes bourgeoises.
Ces dernières sont partout : dans les programmes encyclopédiques qui valorisent des savoirs intellectuels, dans les modalités d’évaluations et de notations qui génèrent une concurrence effrénée, dans l’agencement des parcours (autrefois « filières ») qui privilégient les familles documentées et fines connaisseuses d’un système labyrinthique, dans l’argent demandé aux familles (pour les sorties, les repas, les fournitures) qui interdit désormais de parler d’école gratuite et enfin dans les pratiques pédagogiques encore trop descendantes et peu soucieuses des savoirs populaires.
Le courage politique serait de reposer tout cela sur la table et d’entamer un vaste chantier de refondation. Il faudra de l’argent (et pour cela cesser d’abreuver l’école privée), de la créativité et beaucoup de patience. Il faudra également que la société accepte, et notamment à l’intérieur de la gauche, la responsabilité qui lui incombe de se préoccuper tout autant, voire davantage des enfants des autres que de sa propre progéniture.
publié le 26 mai 2023
Andrea de Georgio sur https://afriquexxi.info/
Enquête · Tout semblait devoir aller très vite : début 2022, l’Union européenne propose de déployer sa force anti-migration Frontex sur les côtes sénégalaises, et le président Macky Sall y semble favorable. Mais c’était compter sans l’opposition de la société civile, qui refuse de voir le Sénégal ériger des murs à la place de l’Europe.
Cette enquête a été réalisée en collaboration avec les journalistes Abdoulaye Mballo et Philippe Davy Koutiangba dans le cadre du projet « Nouvelles Perspectives », financé par le Fonds Asile, Migration et Intégration (Fami) de l’Union européenne.
Agents armés, navires, drones et systèmes de sécurité sophistiqués : Frontex, l’agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes créée en 2004, a sorti le grand jeu pour dissuader les Africains de prendre la direction des îles Canaries – et donc de l’Europe –, l’une des routes migratoires les plus meurtrières au monde. Cet arsenal, auquel s’ajoutent des programmes de formation de la police aux frontières, est la pierre angulaire de la proposition faite début 2022 par le Conseil de l’Europe au Sénégal. Finalement, Dakar a refusé de la signer sous la pression de la société civile, même si les négociations ne sont pas closes. Dans un climat politique incandescent à l’approche de l’élection présidentielle de 2024, le président sénégalais, Macky Sall, soupçonné de vouloir briguer un troisième mandat, a préféré prendre son temps et a fini par revenir sur sa position initiale, qui semblait ouverte à cette collaboration. Dans le même temps, la Mauritanie voisine, elle, a entamé des négociations avec Bruxelles.
L’histoire débute le 11 février 2022 : lors d’une conférence de presse à Dakar, la commissaire aux Affaires intérieures du Conseil de l’Europe, Ylva Johansson, officialise la proposition européenne de déployer Frontex sur les côtes sénégalaises. « C’est mon offre et j’espère que le gouvernement sénégalais sera intéressé par cette opportunité unique », indique-t-elle. En cas d’accord, elle annonce que l’agence européenne sera déployée dans le pays au plus tard au cours de l’été 2022. Dans les jours qui ont suivi l’annonce de Mme Johansson, plusieurs associations de la société civile sénégalaise ont organisé des manifestations et des sit-in à Dakar contre la signature de cet accord, jugé contraire aux intérêts nationaux et régionaux.
Une frontière déplacée vers la côte sénégalaise
« Il s’agit d’un dispositif policier très coûteux qui ne permet pas de résoudre les problèmes d’immigration tant en Afrique qu’en Europe. C’est pourquoi il est impopulaire en Afrique. Frontex participe, avec des moyens militaires, à l’édification de murs chez nous, en déplaçant la frontière européenne vers la côte sénégalaise. C’est inacceptable, dénonce Seydi Gassama, le directeur exécutif d’Amnesty International au Sénégal. L’UE exerce une forte pression sur les États africains. Une grande partie de l’aide européenne au développement est désormais conditionnée à la lutte contre la migration irrégulière. Les États africains doivent pouvoir jouer un rôle actif dans ce jeu, ils ne doivent pas accepter ce qu’on leur impose, c’est-à-dire des politiques contraires aux intérêts de leurs propres communautés. » Le défenseur des droits humains rappelle que les transferts de fonds des migrants pèsent très lourd dans l’économie du pays : selon les chiffres de la Banque mondiale, ils ont atteint 2,66 milliards de dollars (2,47 milliards d’euros) au Sénégal en 2021, soit 9,6 % du PIB (presque le double du total de l’aide internationale au développement allouée au pays, de l’ordre de 1,38 milliard de dollars en 2021). « Aujourd’hui, en visitant la plupart des villages sénégalais, que ce soit dans la région de Fouta, au Sénégal oriental ou en Haute-Casamance, il est clair que tout ce qui fonctionne – hôpitaux, dispensaires, routes, écoles – a été construit grâce aux envois de fonds des émigrés », souligne M. Gassama.
« Quitter son lieu de naissance pour aller vivre dans un autre pays est un droit humain fondamental, consacré par l’article 13 de la Convention de Genève de 1951, poursuit-il. Les sociétés capitalistes comme celles de l’Union européenne ne peuvent pas dire aux pays africains : “Vous devez accepter la libre circulation des capitaux et des services, alors que nous n’acceptons pas la libre circulation des travailleurs”. » Selon lui, « l’Europe devrait garantir des routes migratoires régulières, quasi inexistantes aujourd’hui, et s’attaquer simultanément aux racines profondes de l’exclusion, de la pauvreté, de la crise démocratique et de l’instabilité dans les pays d’Afrique de l’Ouest afin d’offrir aux jeunes des perspectives alternatives à l’émigration et au recrutement dans les rangs des groupes djihadistes ».
Depuis le siège du Forum social sénégalais (FSS), à Dakar, Mamadou Mignane Diouf abonde : « L’UE a un comportement inhumain, intellectuellement et diplomatiquement malhonnête. » Le coordinateur du FSS cite le cas récent de l’accueil réservé aux réfugiés ukrainiens ayant fui la guerre, qui contraste avec les naufrages incessants en Méditerranée et dans l’océan Atlantique, et avec la fermeture des ports italiens aux bateaux des ONG internationales engagées dans des opérations de recherche et de sauvetage des migrants. « Quel est ce monde dans lequel les droits de l’homme ne sont accordés qu’à certaines personnes en fonction de leur origine ?, se désole-t-il. À chaque réunion internationale sur la migration, nous répétons aux dirigeants européens que s’ils investissaient un tiers de ce qu’ils allouent à Frontex dans des politiques de développement local transparentes, les jeunes Africains ne seraient plus contraints de partir. » Le budget total alloué à Frontex, en constante augmentation depuis 2016, a dépassé les 754 millions d’euros en 2022, contre 535 millions l’année précédente.
Une des routes migratoires les plus meurtrières
Boubacar Seye, directeur de l’ONG Horizon sans Frontières, parle de son côté d’une « gestion catastrophique et inhumaine des frontières et des phénomènes migratoires ». Selon les estimations de l’ONG espagnole Caminando Fronteras, engagée dans la surveillance quotidienne de ce qu’elle appelle la « nécro-frontière ouest-euro-africaine », entre 2018 et 2022, 7 865 personnes originaires de 31 pays différents, dont 1 273 femmes et 383 enfants, auraient trouvé la mort en tentant de rejoindre les côtes espagnoles des Canaries à bord de pirogues en bois et de canots pneumatiques cabossés – soit une moyenne de 6 victimes chaque jour. Il s’agit de l’une des routes migratoires les plus dangereuses et les plus meurtrières au monde, avec le triste record, ces cinq dernières années, d’au moins 250 bateaux qui auraient coulé avec leurs passagers à bord. Le dernier naufrage connu a eu lieu le 2 octobre 2022. Selon le récit d’un jeune Ivoirien de 27 ans, seul survivant, le bateau a coulé après neuf jours de mer, emportant avec lui 33 vies.
Selon les chiffres fournis par le ministère espagnol de l’Intérieur, environ 15 000 personnes sont arrivées aux îles Canaries en 2022 – un chiffre en baisse par rapport à 2021 (21 000) et 2020 (23 000). Et pour cause : la Guardia Civil espagnole a déployé des navires et des hélicoptères sur les côtes du Sénégal et de la Mauritanie, dans le cadre de l’opération « Hera » mise en place dès 2006 (l’année de la « crise des pirogues ») grâce à des accords de coopération militaire avec les deux pays africains, et en coordination avec Frontex.
« Les frontières de l’Europe sont devenues des lieux de souffrance, des cimetières, au lieu d’être des entrelacs de communication et de partage, dénonce Boubacar Seye, qui a obtenu la nationalité espagnole. L’Europe se barricade derrière des frontières juridiques, politiques et physiques. Aujourd’hui, les frontières sont équipées de moyens de surveillance très avancés. Mais, malgré tout, les naufrages et les massacres d’innocents continuent. Il y a manifestement un problème. » Une question surtout le hante : « Combien d’argent a-t-on injecté dans la lutte contre la migration irrégulière en Afrique au fil des ans ? Il n’y a jamais eu d’évaluation. Demander publiquement un audit transparent, en tant que citoyen européen et chercheur, m’a coûté la prison. » L’activiste a été détenu pendant une vingtaine de jours en janvier 2021 au Sénégal pour avoir osé demander des comptes sur l’utilisation des fonds européens. De la fenêtre de son bureau, à Dakar, il regarde l’océan et s’alarme : « L’ère post-Covid et post-guerre en Ukraine va générer encore plus de tensions géopolitiques liées aux migrations. »
Un outil policier contesté à gauche
Bruxelles, novembre 2022. Nous rencontrons des professeurs, des experts des questions migratoires et des militants belges qui dénoncent l’approche néocoloniale des politiques migratoires de l’Union européenne (UE). Il est en revanche plus difficile d’échanger quelques mots avec les députés européens, occupés à courir d’une aile à l’autre du Parlement européen, où l’on n’entre que sur invitation. Quelques heures avant la fin de notre mission, nous parvenons toutefois à rencontrer Amandine Bach, conseillère politique sur les questions migratoires pour le groupe parlementaire de gauche The Left. « Nous sommes le seul parti qui s’oppose systématiquement à Frontex en tant qu’outil policier pour gérer et contenir les flux migratoires vers l’UE », affirme-t-elle.
Mme Bach souligne la différence entre « statut agreement » (accord sur le statut) et « working arrangement » (arrangement de travail) : « Il ne s’agit pas d’une simple question juridique. Le premier, c’est-à-dire celui initialement proposé au Sénégal, est un accord formel qui permet à Frontex un déploiement pleinement opérationnel. Il est négocié par le Conseil de l’Europe, puis soumis au vote du Parlement européen, qui ne peut que le ratifier ou non, sans possibilité de proposer des amendements. Le second, en revanche, est plus symbolique qu’opérationnel et offre un cadre juridique plus simple. Il n’est pas discuté par le Parlement et n’implique pas le déploiement d’agents et de moyens, mais il réglemente la coopération et l’échange d’informations entre l’agence européenne et les États tiers. » Autre différence substantielle : seul l’accord sur le statut peut donner – en fonction de ce qui a été négocié entre les parties – une immunité partielle ou totale aux agents de Frontex sur le sol non européen. L’agence dispose actuellement de tels accords dans les Balkans, avec des déploiements en Serbie et en Albanie (d’autres accords seront bientôt opérationnels en Macédoine du Nord et peut-être en Bosnie, pays avec lequel des négociations sont en cours).
Cornelia Ernst (du groupe parlementaire The Left), la rapporteuse de l’accord entre Frontex et le Sénégal nommée en décembre 2022, va droit au but : « Je suis sceptique, j’ai beaucoup de doutes sur ce type d’accord. La Commission européenne ne discute pas seulement avec le Sénégal, mais aussi avec la Mauritanie et d’autres pays africains. Le Sénégal est un pays de transit pour les réfugiés de toute l’Afrique de l’Ouest, et l’UE lui offre donc de l’argent dans l’espoir qu’il accepte d’arrêter les réfugiés. Nous pensons que cela met en danger la liberté de circulation et d’autres droits sociaux fondamentaux des personnes, ainsi que le développement des pays concernés, comme cela s’est déjà produit au Soudan. » Et d’ajouter : « J’ai entendu dire que le Sénégal n’est pas intéressé pour le moment par un “statut agreement”, mais n’est pas fermé à un “working arrangement” avec Frontex, contrairement à la Mauritanie, qui négocie un accord substantiel qui devrait prévoir un déploiement de Frontex. »
Selon Mme Ernst, la stratégie de Frontex consiste à envoyer des agents, des armes, des véhicules, des drones, des bateaux et des équipements de surveillance sophistiqués, tels que des caméras thermiques, et à fournir une formation aux gardes-frontières locaux. C’est ainsi qu’ils entendent « protéger » l’Europe en empêchant les réfugiés de poursuivre leur voyage. La question est de savoir ce qu’il adviendra de ces réfugiés bloqués au Sénégal ou en Mauritanie en cas d’accord.
Des rapports accablants
Principal outil de dissuasion développé par l’UE en réponse à la « crise migratoire » de 2015-2016, Frontex a bénéficié en 2019 d’un renforcement substantiel de son mandat, avec le déploiement de 10 000 gardes-frontières prévu d’ici à 2027 (ils sont environ 1 500 aujourd’hui) et des pouvoirs accrus en matière de coopération avec les pays non européens, y compris ceux qui ne sont pas limitrophes de l’UE. Mais les résultats son maigres. Un rapport de la Cour des comptes européenne d’août 2021 souligne « l’inefficacité de Frontex dans la lutte contre l’immigration irrégulière et la criminalité transfrontalière ». Un autre rapport de l’Office européen de lutte antifraude (Olaf), publié en mars 2022, a quant à lui révélé des responsabilités directes et indirectes dans des « actes de mauvaise conduite » à l’encontre des exilés, allant du harcèlement aux violations des droits fondamentaux en Grèce, en passant par le refoulement illégal de migrants dans le cadre d’opérations de rapatriement en Hongrie.
Ces rapports pointent du doigt les plus hautes sphères de Frontex, tout comme le Frontex Scrutiny Working Group (FSWG), une commission d’enquête créée en février 2021 par le Parlement européen dans le but de « contrôler en permanence tous les aspects du fonctionnement de Frontex, y compris le renforcement de son rôle et de ses ressources pour la gestion intégrée des frontières et l’application correcte du droit communautaire ». Ces révélations ont conduit, en mars 2021, à la décision du Parlement européen de suspendre temporairement l’extension du budget de Frontex et, en mai 2022, à la démission de Fabrice Leggeri, qui était à la tête de l’agence depuis 2015.
Un tabou à Dakar
« Actuellement aucun cadre juridique n’a été défini avec un État africain », affirme Frontex. Si dans un premier temps l’agence nous a indiqué que les discussions avec le Sénégal étaient en cours – « tant que les négociations sur l’accord de statut sont en cours, nous ne pouvons pas les commenter » (19 janvier 2023) –, elle a rétropédalé quelques jours plus tard en précisant que « si les négociations de la Commission européenne avec le Sénégal sur un accord de statut n’ont pas encore commencé, Frontex est au courant des négociations en cours entre la Commission européenne et la Mauritanie » (1er février 2023).
Interrogé sur les négociations avec le Sénégal, la chargée de communication de Frontex, Paulina Bakula, nous a envoyé par courriel la réponse suivant : « Nous entretenons une relation de coopération étroite avec les autorités sénégalaises chargées de la gestion des frontières et de la lutte contre la criminalité transfrontalière, en particulier avec la Direction générale de la police nationale, mais aussi avec la gendarmerie, l’armée de l’air et la marine. » En effet, la coopération avec le Sénégal a été renforcée avec la mise en place d’un officier de liaison Frontex à Dakar en janvier 2020. « Compte tenu de la pression continue sur la route Canaries-océan Atlantique, poursuit Paulina Bakula, le Sénégal reste l’un des pays prioritaires pour la coopération opérationnelle de Frontex en Afrique de l’Ouest. Cependant, en l’absence d’un cadre juridique pour la coopération avec le Sénégal, l’agence a actuellement des possibilités très limitées de fournir un soutien opérationnel. »
Interpellée sur la question des droits de l’homme en cas de déploiement opérationnel en Afrique de l’Ouest, Paulina Bakula écrit : « Si l’UE conclut de tels accords avec des partenaires africains à l’avenir, il incombera à Frontex de veiller à ce qu’ils soient mis en œuvre dans le plein respect des droits fondamentaux et que des garanties efficaces soient mises en place pendant les activités opérationnelles. »
Malgré des demandes d’entretien répétées durant huit mois, formalisées à la fois par courriel et par courrier, aucune autorité sénégalaise n’a accepté de répondre à nos questions. « Le gouvernement est conscient de la sensibilité du sujet pour l’opinion publique nationale et régionale, c’est pourquoi il ne veut pas en parler. Et il ne le fera probablement pas avant les élections présidentielles de 2024 », confie, sous le couvert de l’anonymat, un homme politique sénégalais. Il constate que la question migratoire est devenue, ces dernières années, autant un ciment pour la société civile qu’un tabou pour la classe politique ouest-africaine.
publié le 25 mai 2023
Par Clémentine Autain sur www.regards.fr
Projet d’attentat, incendie du domicile d’un élu, manifestation de néo-nazis... Pendant que l’extrême droite s’active librement, la Macronie préfère diaboliser la gauche. Ça commence à faire beaucoup. Ça finit par faire sens.
Le maire de Saint-Brévin-les-Pins est le symbole d’une démission. Je ne parle pas hélas de la sienne mais de celle de l’État. Je parle d’une démission politique. Sous la menace et l’intimidation, Yannick Morez vient de jeter l’éponge en fustigeant « le manque de soutien de l’État ». Après un incendie criminel qui a touché son domicile, la peur pour sa vie et celle de sa famille l’a emporté. Le déménagement d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile avait suscité la mobilisation de riverains chauffés à blanc par l’extrême droite. Et le gouvernement a laissé faire. Il regarde ailleurs, trop occupé à mettre en garde à vue les manifestants contre sa réforme des retraites.
Ce choix des priorités, nous l’avons aussi vu à l’œuvre le 29 avril dernier, lors de la finale de Coupe de France de football. La Macronie s’affairait à confisquer des cartons rouges à l’entrée du Stade de France pendant que des hooligans néonazis tabassaient l’assistant parlementaire de ma collègue Aurélie Trouvé. Théo avait tenté de filmer leurs agressions racistes à la sortie du métro. Sans doute trop concentré sur la condamnation des casserolades, le ministre de l’Intérieur n’a pas pris le temps de dénoncer ces faits gravissimes et d’interroger les priorités en matière de « maintien de l’ordre ». Un silence signifiant.
Le 6 mai, des néo-nazis cagoulés et arborant des drapeaux noirs ornés de croix celtiques manifestent en nombre dans Paris, en présence de deux proches de Marine Le Pen. Rien d’interdit, pas de dispositif policier inédit, contrairement par exemple à la mobilisation spontanée après l’annonce du 49.3 sur les retraites. La manifestation de cette jeunesse hitlérienne s’est prolongée par une soirée dans les Yvelines, à l’espace municipal – et donc public – de Saint-Cyr-l’École. Le flyer de l’événement était intitulé « Honneur et fidélité », reprenant la devise nationale-socialiste de la SS. Des chants néonazis ont été entonnés dans la salle portant le nom de Simone Veil. Et pourtant, le gouvernement, si prompt à réagir au sujet des manifestations contre sa politique, a une fois de plus brillé par son silence assourdissant.
Last but not least, Politis vient de médiatiser l’affaire « WaffenKraft », projet d’attentats impulsé par un gendarme néonazi. Je vous recommande la lecture glaçante du récit de cette opération, prise au départ bien à la légère par l’État avant qu’elle ne débouche sur un procès aux assises en juin prochain. Le petit groupe terroriste s’entraîne cagoulé avec des tirs de kalachnikovs entre deux saluts nazis. Le meneur, Alexandre G., se revendique d’un « nationalisme encore plus violent que celui de Hitler ». Dans leur viseur : les musulmans et les juifs, mais aussi « les traîtres marxistes communistes ». Les cibles se précisent : Jean-Luc Mélenchon et le rappeur Médine, le Crif et la Licra. Et pourtant, elles ne seront pas prévenues. Même le leader de l’opposition de gauche n’a pas été averti de ce projet d’attentat contre lui. Invraisemblable. Inhumain. Et depuis l’article de Politis, on attend toujours les réactions au sommet de l’État. Une nouvelle fois, silence radio.
Ça commence à faire beaucoup.
Ça finit par faire sens.
Ces faits d’une suprême gravité indiquent le « deux poids/deux mesures » dans le traitement policier et la communication du gouvernement vis-à-vis des manifestants, troubles à l’ordre public et violences. L’extrême droite n’est pas dans le viseur de la Macronie qui est mutique sur son activisme dangereux et attentatoire à nos principes républicains les plus élémentaires. Si elle laisse tranquille ses franges radicalisées qui se sentent pousser des ailes, les opposants progressistes à sa politique sont au cœur de son dispositif répressif et de ses éléments de langage qui visent à délégitimer. Ce n’est pas banal dans un État qui se prétend de droit. Ce n’est pas anodin de la part d’un camp politique qui a gagné la présidentielle d’abord par rejet de l’extrême droite au pouvoir.
La Macronie a gagné la présidentielle d’abord par un vote de rejet à l’égard de Le Pen. Et pourtant, elle porte une responsabilité hallucinante dans la percée de l’extrême droite. Par sa politique néolibérale qui crée le terreau du ressentiment, carburant du RN mais aussi des milices néo-nazis. Par sa pente autoritaire et sécuritaire qui remet en cause l’État de droit.
La mécanique à l’œuvre est plus profonde et mérite d’être bien comprise. Car voilà des années et des années que la garde a baissé vis-à-vis de l’extrême droite. Tout un univers de mots et de pratiques à son égard a évolué pour en arriver à la banalisation des idées du clan Le Pen et au détournement du regard quant à l’activisme terroriste d’extrême droite qui avance. Et, point d’orgue de ce glissement, pour accompagner la démission du combat antifasciste, nous assistons aujourd’hui à une tentative de diabolisation du camp progressiste. Un renversement historique de normes est à l’œuvre et nous ne devons pas nous-même regarder ailleurs.
L’une des marques de fabrique historique du fascisme, c’est qu’il avance masqué. De ce point de vue, Marine Le Pen est une excellente élève. Sur le fond, elle a gommé les outrances verbales, elle assume l’opportunisme programmatique le plus crasse, elle triangule en chassant sur les terres de gauche. Sur la forme, elle a su changer le profil de son mouvement devenu RN et non plus FN, se fondre dans le paysage médiatico-institutionnel, donner des gages de « respectabilité ». Là où son père multipliait les expressions de colère, la fille a développé une sorte de « positive attitude », elle qui confie à Paris Match que ses chats lui donnent « énormément de douceur dans ce monde de brutes ». Jean-Marie Le Pen aimait cliver, Marine Le Pen ne cesse de rechercher un profil d’union. Pour élargir son assiette électorale, la leader du RN préfère qu’on l’appelle « Marine » et vise une forme de neutralité [1]. Or, nombre de ceux qui prétendent combattre ses idées ont donné une onction à cette mutation. Ils ont abaissé la vigilance sur les agissements des courants radicalisés d’extrême droite et leurs liens avec le clan Le Pen. Et ils ont eux-mêmes dévalé la pente de conceptions si chères à la droite néo-fascisante. En renforçant les lois sécuritaires, l’autoritarisme de l’État et la chasse aux migrants, le gouvernement et ses alliés contribuent à banaliser l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, et leur préparent même consciencieusement le terrain.
Jamais il ne faut s’habituer, jamais il ne faut minimiser l’idéologie néo-fascisante. Comprendre la violence intrinsèque de son projet est essentiel. Vouloir la régénération de la nation, sa purification, et donc chasser une partie de la population en raison de son origine, de sa culture, de sa couleur de peau, c’est assurément déboucher sur un régime de violences, un système de terreur, un appareil d’État toujours plus répressif. S’appuyer sur un ordre de nature, c’est forcément déboucher sur l’ordre des sexes et des sexualités. Chercher à mettre fin aux oppositions politiques au nom de l’unité d’une communauté imaginaire, c’est évidemment en finir avec la démocratie. C’est pourquoi l’extrême droite porte en germe le fascisme [2].
Les mots employés ont progressivement mis à distance la profondeur de la menace qui se joue à l’échelle internationale, du « déjà-là » néofasciste. Trump, Orban, Bolsonaro, Netanyahou, Meloni… cette vague anti-démocratique et extrêmement réactionnaire, pétrie de racisme, de sexisme et de climato-scepticisme, est un poison pour l’humanité. Le terme de « populisme » pour les qualifier a d’abord brouillé les pistes, en mettant dans le même sac les tenants d’idéologies radicalement opposées, en donnant une forme d’onction populaire. « L’illibéralisme » a lui aussi été détourné de sa conception première pour définir ces régimes qui fleurissent à travers le monde. Quand tout est fait pour flouter le réel, il faut ajuster les lunettes de la lucidité : la barbarie est à nos portes.
En France, la Macronie a gagné la présidentielle d’abord par un vote de rejet à l’égard de Le Pen. Et pourtant, elle porte une responsabilité hallucinante dans la percée de l’extrême droite. Par sa politique néolibérale qui crée le terreau du ressentiment, carburant du RN mais aussi des milices néo-nazis. Par sa pente autoritaire et sécuritaire qui remet en cause l’État de droit. Par son calcul électoral dangereux et malsain, visant à se retrouver au second tour contre le RN pour espérer l’emporter – ce qui donne concrètement une offensive contre la Nupes, devenue ennemie numéro 1 du pouvoir en place. Par sa faiblesse coupable dans les discours et dans les actes à l’égard des agissements les plus anti-démocratiques de l’extrême droite.
Nous ne gagnerons pas en constituant un front avec ceux qui marchent dans leur pas en sapant la promesse républicaine et l’État de droit, en bafouant la démocratie, en imposant des politiques nourrissant les inégalités. L’antidote est ailleurs. Il est dans le renouveau du combat antifasciste et la bataille acharnée pour unir les forces sociales et écologistes qui tracent le chemin de la liberté véritable.
[1] Voir Raphaël Llorca, Les nouveaux masques de l’extrême droite, Fondation Jean Jaurès, Éditions de l’Aube, 2022
[2] Voir Ugo Palheta, La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, La Découverte, 2018.
publié le 2 mai 2023
Nejma Brahim sur www.mediapart.fr
Elle était attendue par les uns, redoutée par les autres. En une semaine, l’opération « Wuambushu » a essuyé plusieurs revers et surtout attisé les tensions avec la population.
Il y a d’abord eu cette première démolition, prévue dans le quartier de Talus 2 à Majicavo (au nord de Mamoudzou), mais annulée par la justice. Les cases en tôle visées par l’opération avaient pourtant déjà été numérotées et une permanence avait été lancée pour proposer des solutions d’hébergement à une partie des habitant·es.
« La destruction des habitations des requérants, conséquence de la décision de l’administration, est manifestement irrégulière », a pointé la juge des référés dans son ordonnance, relevant une « voie de fait » et expliquant que l’opération de démolition pourrait avoir un « impact certain sur la sûreté » des habitant·es.
Cette même juge, également présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou à Mayotte, a dans la foulée été prise pour cible par les partisans les plus acharnés de l’opération « Wuambushu », préparée par Gérald Darmanin pour démolir les bidonvilles, traquer les jeunes dits « délinquants » et expulser les sans-papiers.
Le Figaro et Europe 1, puis Valeurs actuelles, n’ont ainsi pas hésité à publier le portrait de la juge, en mentionnant son nom et en remettant en cause son impartialité au prétexte d’une vieille adhésion au Syndicat de la magistrature, alors que la justice était déjà pointée du doigt par des collectifs mahorais l’estimant trop « laxiste » avec les auteurs de crimes et délits sur l’île.
« On ne peut être juge et partie. Quand on est juge, on se respecte. Le harcèlement judiciaire coordonné entre les droits-de-l’hommistes et certains magistrats partisans, ça ne passera pas », a tweeté le député Les Républicains de la deuxième circonscription de Mayotte, Mansour Kamardine, en réaction à l’article d’Europe 1.
Des expulsions bloquées par les Comores
Le procureur de la République, Yann Le Bris, a très vite apporté son soutien à la présidente du tribunal, expliquant que la justice devait « pouvoir travailler sereinement dans le respect du droit ». « Cela peut inquiéter d’autres magistrats qui seraient amenés à prendre des décisions en lien avec Wuambushu », alerte un haut fonctionnaire basé à Mayotte.
Il y a eu ensuite le fameux bateau baptisé Maria Galanta, censé reconduire les personnes en situation irrégulière depuis les centres de rétention administrative (CRA) jusqu’aux Comores. Mais il fut contraint de rebrousser chemin avant même de dépasser les eaux territoriales françaises car les ports comoriens gardaient portes closes.
« Mercredi, treize personnes devaient être éloignées vers les Comores, relate une avocate. Le bateau est parti dans la matinée et est revenu en début d’après-midi à Mayotte. Elles ont de nouveau été enfermées au CRA puis libérées sur décision du juge des libertés et de la détention dans la nuit. »
Jeudi, l’Union des Comores a annoncé la reprise des rotations, mais sans accepter « aucun refoulé » de Mayotte, « sous peine de retirer la licence à la compagnie [SGTM – ndlr] » détenant le Maria Galanta. Celle-ci a annoncé dans la foulée suspendre toute rotation dans le contexte actuel.
Alors que l’opération Wuambushu devait permettre des expulsions massives de Comorien·nes basé·es à Mayotte parfois depuis des dizaines d’années – entre 70 et 80 personnes sont déjà éloignées chaque jour en moyenne tout au long de l’année – ces multiples rebondissements sont le signe d’un échec cuisant pour les autorités préfectorales et le ministère de l’intérieur.
En parallèle, le CRA de Petite-Terre, d’une capacité maximale de 136 places, était occupé par environ cent personnes cette semaine. Pour les besoins de Wuambushu, un nouveau local de rétention administrative (LRA) – sorte d’intermédiaire visant à placer des personnes en rétention en attendant leur transfert en CRA – était quasiment vide deux jours après son ouverture, comme a pu le constater Mediapart, démontrant que les interpellations ne sont pas plus nombreuses que d’habitude (soit parce que les personnes sans papiers se sont cachées par peur d’être contrôlées, soit parce que les éloignements étaient tout bonnement impossibles cette semaine).
Une démolition en guise de coup de com’ pour le préfet
Pour redonner de l’élan à l’opération Wuambushu et tenter de rassurer, tôt dans la matinée de jeudi, une démolition de maisons en dur était lancée à Longoni, au nord de Mayotte, puis annoncée en grande pompe par le préfet de Mayotte, Thierry Suquet, lors d’une conférence de presse organisée sur le site d’un futur lycée professionnel, où un chantier a déjà débuté et pour lequel un arrêté de démolition avait été pris dans le cadre de la loi Élan.
Oui mais voilà : cette démolition n’avait rien à voir avec Wuambushu, et les habitations concernées étaient déjà vides depuis quelque temps. Seules quelques familles y avaient des élevages mais ont été prévenues en amont de la démolition pour pouvoir les récupérer. L’occasion – un brin théâtralisée – pour le préfet de montrer que l’État « agit », après le revers essuyé lundi soir au tribunal judiciaire de Mamoudzou.
Impatients, près d’un millier de citoyens de Mayotte organisaient une manifestation pro-Wuambushu à Chirongui, jeudi matin, pour réclamer des résultats « concrets » au gouvernement français. « Ra Hachiri » (« Nous sommes vigilants »), scandait la foule, composée de divers collectifs citoyens.
Moussa*, issu d’une famille mixte – mère mahoraise, père comorien – assume soutenir l’opération « parce que Mayotte est en crise et ne peut pas accueillir tout le monde ». Mais il veut tempérer le discours de nombreux habitants de Mayotte qui n’hésitent pas « à mettre tout le monde dans le même sac » : « On a un gros problème de délinquance ici, mais il ne faut pas pointer du doigt uniquement les Comoriens, parce qu’il y a aussi des Anjouanais, des Mohéliens et même des Mahorais. »
Sur les réseaux sociaux, les messages de haine pleuvent depuis des semaines, appelant à répondre par la force, traitant les Comoriens et Anjouanais de « cafards » ou de « terroristes ». Les rares messages venant apporter de la nuance suscitent un tollé.
« Si on veut vraiment vivre en paix et en sécurité, ce n’est pas par la force que nous allons trouver une solution. Un dialogue sérieux entre résidents de l’île sans distinction de race, d’origine ou de religion est primordial », suggère Nayi. « NOUS NE NÉGOCIONS PAS AVEC LES TERRORISTES », lui répond Saïd. « Chacun chez soi ! », enchaîne Patrik. Et Ali d’ironiser : « Qu’ils rentrent chez eux et on discutera après par visio ! »
Les pour et les contre
Dans un café de Mamoudzou, nous retrouvons Frédéric, un « mzungu » (« blanc » en shimaoré) basé à Mayotte depuis plusieurs années. Il se dit révolté par les violations du droit à Mayotte, par toutes ces expulsions vers les Comores qui se font parfois avant même qu’une audience ne se tienne au tribunal en cas de recours, par cette politique du chiffre qui guide aujourd’hui la préfecture et l’État. « Wuambushu, pour moi, ce n’est qu’une petite cerise sur le gâteau. Ce n’est rien d’exceptionnel par rapport à tout ce qui se passe ici chaque jour. »
« Et qu’est-ce que vous faites de toutes les personnes agressées à Mayotte ?! », s’emporte un Mahorais attablé derrière lui. « Moi, je suis père de famille et on m’a pointé une bouteille cassée à la gorge pour que j’aille retirer de l’argent. Je les ai suppliés, je me suis chié dessus. C’étaient des jeunes avec une carte de séjour, inscrits à la fac de Dembéni. Je suis passé en jugement et il n’y a rien eu. Ils n’ont pas été condamnés car il paraît qu’ils étaient novices. »
Enfant d’un père immigré originaire d’Anjouan, il a longtemps milité dans des associations en faveur de l’insertion des jeunes, « peu importe leur profil ».
« Aujourd’hui, je travaille à l’hôpital et il ne se passe pas un jour sans qu’on ne reçoive des patients avec une main ou un bras coupé après une agression. Alors oui, on a besoin d’une opération comme Wuambushu.
— Et que faites-vous des mères et enfants innocents qui vont être les premières victimes des démolitions et des expulsions, rétorque Frédéric. Au lieu de faire un Wuambushu où on va dégager tout le monde, on devrait organiser une opération qui cible les délinquants uniquement, qui sont souvent des mineurs isolés non expulsables. Là, on va virer des gens et garder nos délinquants.
— Ça m’attriste autant que vous. Je n’accuse pas les étrangers mais tous ceux qui ne s’occupent pas de leurs enfants. Ça fait mal de voir cette jeunesse errer comme ça. Mais on a des gamins qui rentrent à la maison et disent ne plus vouloir aller à l’école parce qu’ils ont été agressés dans le bus scolaire. Ça me tue d’entendre des magistrats, des médecins ou droits-de-l’hommistes venir dire que Wuambushu, c’est pas bien. Il faut frapper fort. Et si nous, victimes, on n’a pas de justice, je ne vois pas pourquoi les autres y auraient droit », conclut-il.
Une nouvelle manifestation des pro-Wuambushu s’est tenue à Mamoudzou samedi. L’opération a aussi créé des tensions dans plusieurs quartiers de Mayotte, comme à Majicavo, Doujani et Tsoundzou, où les renforts de police ont parfois été perçus comme le signe d’un potentiel « décasage » à venir, et où des groupes de jeunes ont choisi de les affronter.
Des forces de l’ordre déjà dépassées
« Je ne les défends pas, ils ont même cassé notre voiture parce qu’ils auraient voulu qu’on aille se battre avec eux, raconte une habitante de Doujani. Mais il faut les comprendre : ils défendent leurs parents et leur maison. Personne ne vient leur parler. Au lieu de ça, on leur envoie la police qui agit n’importe comment. »
« Il y a une stratégie de mise sous pression des habitants, relève le haut fonctionnaire déjà cité. On envoie par exemple des pelleteuses à Kawéni alors qu’il ne va pas forcément y avoir de décasage là-bas. » Pour lui, la forte présence policière, qui tendait à rassurer les habitant·es de Mayotte pro-Wuambushu au départ, ne veut plus rien dire.
« Les gens s’inquiétaient de ce qui adviendrait quand ils partiraient ; mais finalement, ça ne va pas même quand ils sont là. C’est même pire : on se demande chaque soir dans quel quartier ça va péter. L’opération attise clairement les tensions avec les jeunes. »
Les renforts de police et de gendarmerie ont été envoyés « les doigts dans le nez », persuadés qu’ils pourraient reproduire ici ce qu’ils faisaient « en banlieue ». « Force est de constater qu’ils n’y arrivent pas, tacle le haut fonctionnaire, redoutant des violences policières. Ils ne connaissent pas les lieux, c’est très vallonné et il fait nuit tôt. Ils ont déjà l’air fatigués. » Pour le moment, conclut-il, c’est un « échec » : « Il n’y a pas de décasage, pas de reconduite sur fond de bordel diplomatique avec les Comores, pas d’impact particulier sur les arrestations malgré ce que dit Darmanin. »
Face à tant de déconvenues, Gérald Darmanin a réaffirmé vendredi, s’enfonçant encore un peu plus dans le déni, sa volonté de mener coûte que coûte l’opération Wuambushu, expliquant que cela prendra « le temps qu’il faudra » et qu’il « laissera le nombre de policiers et gendarmes qu’il faudra » pour permettre à Mayotte de redevenir une « île normale ». Il s’est aussi vanté de voir que « depuis trois jours et pour la première fois dans l’histoire de la République, l n’y avait plus de kwassa-kwassa partant des Comores vers Mayotte ».
pubié le 1° mai 2023
Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr
Pour les travailleurs et travailleuses mais, surtout, contre la réforme des retraites. Ce 1er-Mai s’annonce colossal à l’appel d’une intersyndicale unie. En trois mois, le mouvement social a permis à ses artisans de tisser des liens, parfois hors des sentiers syndicaux, pour maintenir la lutte et en construire de nouvelles, partout en France.
Un 1er-Mai « historique », « massif » et « inédit » pour l’intersyndicale, unitaire pour la première fois depuis quatorze ans. « Sans précédent », « vengeur » et porté par un sentiment « de rancune », du point de vue des renseignements territoriaux, dont la note, aux relents angoissants, a opportunément « fuité » dans la presse.
En 2022, entre 116 000 et 210 000 personnes avaient manifesté partout en France le 1er-Mai, dont 24 000 à 50 000 dans la capitale. Ce lundi, rien qu’à Paris, les autorités s’attendent à 80 000 à 100 00 personnes de la place de la République à celle de la Nation. Sur l’ensemble du pays, il pourrait y avoir davantage de défilés qu’en 2022 : jusqu’à 300 selon la CGT, contre 278 l’an dernier.
Des appels à manifester sont en effet lancés dans des petites et moyennes villes, peu habituées à accueillir des défilés du 1er-Mai. C’est la suite logique : depuis plus de trois mois, le mouvement social mobilise fortement « les territoires », comme l’exécutif aime à les qualifier.
Alès, Morlaix, Mende, Vierzon, Maubeuge, Flers… Beaucoup se sont distingués, des semaines durant. Mediapart s’est ainsi rendu dans une commune de l’Yonne, Charny-Orée-de-Puisaye et ses 500 habitant·es, qui a vu défiler le 23 mars sa première manif du siècle, « et peut-être même du précédent ». 110 personnes dans la rue, du jamais-vu. L’île d’Ouessant (Finistère), et ses 830 âmes hors saison, s’est également illustrée le 13 avril, agrégeant 180 manifestant·es, contre 169 une semaine plus tôt.
« C’est complètement dingue ! », s’enthousiasme Théo Roumier, syndicaliste Sud Éducation et partisan de « l’autogestion généralisée », dans les entreprises – et en dehors. « Ce qu’il s’est produit à Ouessant montre que des gens se sont causé, ont organisé ça ensemble », poursuit l’enseignant, selon qui « l’auto-organisation est la clef de la victoire et du rapport de force ».
Sur son blog, il décrypte : « L’enjeu de l’auto-organisation la plus généralisée qui soit est justement de dépasser le cadre des seuls effectifs syndiqués, pour lui permettre de remplir deux rôles – pratique et politique – s’alimentant l’un l’autre. »
Faire entendre la voix des privés d’emploi
C’est précisément ce qui est en train de naître entre le Gard et l’Hérault, où une « assemblée des précaires du Sud-Cévennes » s’est montée courant février. Elle se réunit toutes les semaines dans un lieu autogéré de Pont-d’Hérault, un ancien faubourg ouvrier entre Ganges (Hérault) et Le Vigan (Gard).
« On se demandait comment s’inscrire dans le mouvement social, raconte Ilyess*, l’un des membres de l’assemblée. La réflexion de départ était de se dire que le mouvement venait beaucoup du monde du travail et qu’il manquait une voix : celle des précaires et des privés d’emploi. »
D’après Ilyess, le collectif rassemble des anciens « gilets jaunes » et des personnes engagées dans divers combats comme « la lutte écolo ou le soutien à l’Ukraine ». Leur point commun : « On est tous précaires », souligne l’ancien facteur, n’ayant connu que des contrats à durée déterminée. « Nous sommes au RSA, intermittents, en intérim, paysans cotisants, ou allocataires de l’allocation adulte handicapé, énumère Ilyess. Pour nous, la retraite à taux plein est une chimère. Nos carrières sont hachées et incomplètes. »
Pour nous, le mouvement social permet une chose rare : voir nos patelins se bouger autrement.
Outre la bataille des retraites, l’assemblée des précaires s’engage concrètement dans l’entraide, en proposant des coups de main aux personnes en difficulté avec des organismes (la CAF, Pôle emploi…) ou des propriétaires de logement.
Quant aux questions sociales, elles ne manquent pas : « Inflation, réformes du RSA et de l’assurance-chômage, création de France Travail, accession au logement... » comptent parmi les sujets importants pour le collectif, qui ne revendique aucun leader, ni bureau politique.
« On a beaucoup tracté dans les manifs et attiré de nouvelles personnes. On ressent une envie de militer, de s’organiser », souligne encore Ilyess. « Pour nous, le mouvement social permet une chose rare : voir nos patelins se bouger autrement », sourit-il. Dans le Gard, six défilés sont annoncés pour le 1er-Mai, contre quatre en 2022.
Un mouvement plus ancré
« Des graines ont été semées », se réjouit Théo Roumier, de Sud Éducation, devant « l’ancrage des petites et moyennes villes » dans le mouvement social. Il raconte avoir également observé des frémissements réjouissants « dans les grosses manifs des grosses villes ». Il décrit des cortèges d’entreprises, non menés par des permanents syndicaux mais « par des gens d’une même boîte qui se sont vus, ont parlé, se sont organisés, ont fabriqué ensemble une banderole ». « Tout ceci est fin. C’est petit, c’est sensible mais j’y suis très attaché car c’est pris, c’est gagné », ajoute l’enseignant.
Pour lui, la lutte contre la réforme des retraites est « un mouvement d’opinion » dont il ne faut pas se contenter. « On a besoin d’un mouvement plus ancré mais ça ne se fait pas en cinq minutes ! Le cadre de l’auto-organisation doit reposer sur des militants ouverts à cette question, tout en sachant s’effacer devant un collectif de travail. Le maillage syndical est important mais ce qui est intéressant, c’est quand ça déborde sur des non-militants. »
Pas question, donc, d’opposer syndiqué·es et non-syndiqué·es, plutôt perçu·es comme complémentaires. L’assemblée des précaires du Sud-Cévennes en fait d’ailleurs l’expérience. « Certains d’entre nous participent aux réunions de l’intersyndicale, d’autres non. Nous avons fait notre petit bloc avec nos pancartes et nous marchons côte à côte, avec les syndicats en tête de cortège », décrit Ilyess. Le collectif était également présent lors de la visite d’Emmanuel Macron à Ganges, le 20 avril.
« Notre volonté est de faire plein de trucs avec l’intersyndicale, pas de s’en démarquer. Mais nous restons attachés à la diversité des gens et des pratiques. » Et de conclure : « Faire des manifs, des concerts de casseroles, danser, ou taper au portefeuille du capitalisme : à chacun son mode d’action ! Mais je sens une vraie envie de s’inscrire dans la durée. »
publié le 30 avril 2023
Olivier Chartrain sur www.humanite.fr
En déplacement dans les Pyrénées-Orientales, le ministre de la Transition écologique n’avait aucune perspective à proposer à un département en situation de crise aiguë.
On ne peut pas vraiment le confondre avec une grenouille météo : Christophe Béchu n’a ni la même manière de s’exprimer ni la peau verte et luisante. Sur le plan fonctionnel, en revanche, la confusion reste possible : sorti du bocal ministériel pour grimper sur son échelle médiatique, le ministre de la Transition écologique commente le temps qu’il fait mais, visiblement, n’a aucun pouvoir d’agir face à la sécheresse qui plonge déjà une grande partie du pays dans l’angoisse. « Je ne suis pas venu pour annoncer des crédits, des fonds ou des choses de ce type », a-t-il ainsi annoncé d’emblée, jeudi 27 avril, à peine le pied posé dans les Pyrénées-Orientales, département particulièrement frappé par le manque d’eau précoce.
Pas de fonds de solidarité pour les agriculteurs
Une fois le périmètre et les ambitions de son déplacement ainsi circonscrits, le ministre a pu présider le comité d’anticipation et de suivi hydrologique convoqué par le préfet Rodrigue Furcy, à l’issue duquel il n’a, fort logiquement, rien annoncé sinon une cellule ministérielle qui se penchera sur le cas des communes confrontées au manque d’eau potable.
Quatre sont déjà dans ce cas dans le département. Mais pas de fonds de solidarité, demandé par les agriculteurs – surtout les maraîchers et fruitiers –, qui savent déjà qu’ils vont perdre la plus grande partie de leurs récoltes et de leurs revenus : le ministre a renvoyé la balle à son collègue de l’Agriculture, Marc Fesneau. Pas non plus de mise à disposition d’un hélicoptère bombardier d’eau, réclamé en début de semaine par la présidente du conseil départemental, Hermeline Malherbe (PS), afin de mieux lutter contre les incendies, comme celui qui a dévasté plus de mille hectares autour de Cerbère en début de mois.
Ce mois d'avril « sera vraisemblablement le plus sec depuis 1959 dans les Pyrénées-Orientales »
Pourtant, la situation est déjà très compliquée. Selon Météo France, ce mois d’avril « sera vraisemblablement le plus sec depuis 1959 dans les Pyrénées-Orientales », et le niveau d’humidité des sols correspond déjà au « niveau de sécheresse que l’on rencontre en temps normal au mois d’août ».
Le département se serre déjà la ceinture, les différents acteurs économiques – en particulier dans le secteur du tourisme – s’étant déjà engagés à réduire drastiquement leurs consommations. Et le département ne sera certainement pas le seul à devoir en passer par là, puisque 40 autres sont déjà en vigilance ou en alerte sécheresse et que les trois quarts des nappes phréatiques sont au-dessous de leur niveau normal.
Dans un tel contexte, le caractère purement gesticulatoire du passage de Christophe Béchu en terres catalanes augure mal des réponses que le gouvernement pourra donner : le pays manque d’eau mais le robinet des moyens, lui, restera bien fermé.
par Sophie Binet - Secrétaire générale de la CGT
Cette année, la sécheresse est inédite. Il va pourtant falloir s’y habituer car il s’agit de l’une des conséquences durables du changement climatique. Impossible donc de continuer, comme le fait le gouvernement, à gérer le sujet à la petite semaine, au gré des lobbies. Il faut d’abord renforcer les effectifs du ministère de l’Environnement, chargés de surveiller la gestion de l’eau. En effet, alors que les conflits d’usage entre industrie, agriculture et habitants vont se multiplier, il est indispensable de renforcer les acteurs à même de faire primer l’intérêt général. Il faut bien sûr revoir en profondeur le modèle agricole, sortir de la logique productiviste et renouer avec une agriculture ancrée sur les besoins et les contextes locaux. Et pas question d’y répondre en multipliant les méga-bassines ! L’industrie est également à interroger. Le gouvernement s’est félicité de l’extension de l’usine de puces électroniques de STMicroelectronics à Crolles en Isère, sans s’inquiéter de son impact sur les ressources en eau potable. Pourtant, cette industrie pourrait tout à fait fonctionner en réutilisant plusieurs fois la même eau, c’est le projet porté par la CGT mais ralenti à ce stade pour raisons financières. Enfin, alors que la consommation d’eau des particuliers est directement corrélée au niveau de revenus, mettre en place une tarification progressive de l’eau permettrait de lier justice sociale et environnementale. Plus possible de multiplier les piscines !
Par Lorène Lavocat et David Richard sur https://reporterre.net/
Les Pyrénées-Orientales sont à sec. Certes, des mesures de court terme viennent d’être prises. Mais des années d’inaction politique ont ancré la crise de l’eau : trop d’urbanisation, trop de siphonnage des rivières...
Dans les Pyrénées-Orientales, l’eau manque partout : six communes connaissent déjà des coupures au robinet, une vingtaine d’autres pourraient bientôt être concernées ; les réserves d’eau servant en cas d’incendie sont au plus bas. « Il n’y aura pas assez d’eau pour couvrir tous les besoins d’ici la fin de l’été, a convenu le préfet Rodrigue Furcy, mardi 25 avril. La situation est extrêmement dégradée, le mois d’avril est le plus sec jamais enregistré depuis 1959. » La crise actuelle de l’eau est (aussi) le résultat de choix – et d’inactions – politiques, qui ont laissé le champ libre à des pratiques agricoles et économiques délétères.
« Il y a une forme de déni, on n’a pas pris les mesures au moment où on aurait dû le faire », estime Agnès Langevine, vice-présidente de la région Occitanie, originaire du département. Pendant des années, les Catalans ont fait comme si l’eau était une ressource infinie. Il finirait bien par pleuvoir ; il y aurait toujours les montagnes et leur or blanc ; il resterait toujours la possibilité de forer dans les nappes. « On s’est un peu comportés comme des enfants pourris gâtés », a admis un représentant des entreprises de tourisme, présent à la préfecture.
L’irrigation est à ce propos un cas d’école. Pour arroser les vergers du Roussillon, les agriculteurs ont toujours compté sur l’eau de la Têt. Et même un peu trop. Avec l’aval de l’État, les irrigants pompaient dans la rivière bien au-delà des limites réglementaires définies par la loi sur l’eau [1]... jusqu’à la fin de l’année dernière, quand la justice a cassé les arrêtés préfectoraux.
En parallèle, nombre d’agriculteurs – mais aussi des particuliers – se sont mis à puiser dans les nappes phréatiques. Sans toujours déclarer leurs forages. Résultat, impossible de connaître aujourd’hui avec précision l’état de la ressource en eau profonde. « Pour l’irrigation agricole, on compte sur 2 000 forages [sur le secteur de la plaine du Roussillon], moins de 50 % en situation régulière », estimait la Fédération pour les espaces naturels et l’environnement des Pyrénées-Orientales (Frene 66) dans une contribution adressée au Sénat fin 2022. Les pouvoirs publics prévoyaient un recensement et une opération de régularisation en… 2018. Cinq ans plus tard, « le travail est toujours en cours », assure-t-on à la préfecture.
Du retard a également été pris quant à la rénovation des canaux, qui amènent le précieux liquide de la Têt jusqu’aux parcelles agricoles : d’après des études effectuées en 2011, ces conduits dérivent chaque année 275 millions de mètres cubes de la Têt ; or les besoins des plantes irriguées s’élèveraient à 51 millions de mètres cubes annuels. Il y a donc là une importante marge de manœuvre pour économiser l’eau, notamment en luttant contre les fuites. Sauf que les travaux tardent à venir. Le gouvernement a annoncé qu’il débloquerait 180 millions d’euros par an pour réparer « en urgence » les fuites d’eau dans les canalisations. Dans 170 communes, les pertes atteignent 50 % : un litre sur deux perdu. 14 de ces communes se trouvent dans les Pyrénées-Orientales.
Autre exemple de cet aveuglement, l’urbanisation. « Alors que la situation climatique devrait nous conduire à stopper l’arrivée de nouveaux habitants, comme certains maires l’ont décidé dans le Var, et à désimperméabiliser les sols pour permettre à l’eau de s’infiltrer, ici, on en est loin », regrette Joseph Genébrier, membre de Frene 66. Les zones pavillonnaires – avec piscines – ont fleuri sur le territoire. Sur le bassin de la Têt, la Frene 66 a constaté des projets de lotissements à Argelès-sur-Mer, à Sorede, à Banyuls… Pour un total de 1 700 logements et une artificialisation de 70 hectares.
Une division par dix de la consommation pour les golfs
Pour faire face, la préfecture a bien décrété la mobilisation générale, chaque secteur étant sommé de se serrer la ceinture. « Il faut passer d’une logique de passager clandestin à une logique de solidarité », a martelé le préfet lors de la conférence de presse. Les acteurs du territoire lui ont remis leurs bonnes résolutions. 500 000 mètres cubes d’économie pour l’hôtellerie-restauration ; une division par dix de la consommation pour les golfs ; 50 % de réduction et une réutilisation des eaux usées pour les parcs aquatiques. « On prélève 75 % d’eau en moins qu’en année normale », a assuré la présidente de la Chambre d’agriculture, Fabienne Bonet, la mine grave, avant de prévenir : « On est en mode survie, on ne peut pas aller plus loin. » Le préfet a salué « un effort collectif ».
Mais si élus, agriculteurs et acteurs touristiques se réveillent, pas sûr qu’ils soient prêts pour la révolution écologique qui s’impose. « Bien sûr, il faut gérer au mieux les mois qui s’annoncent, mais il nous faut aussi nous adapter. Et pour ce faire, il faut du courage politique », estime Agnès Langevine. Aucun édile n’a pour le moment emboîté le pas au maire d’Elne par exemple, qui a interdit les nouvelles piscines. Sceptique lui aussi, le militant écologiste de longue date Joseph Genébrier critique ce regain de mobilisation qu’il juge complètement hors sujet : « Les acteurs économiques, les élus, les agriculteurs continuent de raisonner les économies en litres alors qu’il faudrait penser en mètres cubes, résume-t-il. Il nous faut des mesures fortes. » Interdire les usages trop gourmands en eau, stopper l’urbanisation, transformer l’agriculture.
Mais les députés et conseillers municipaux du Rassemblement national – le parti d’extrême droite a remporté une victoire historique aux législatives dans le département – ont brillé par leur discrétion sur ce sujet de la sécheresse. En mars, plusieurs chercheurs, dont le climatologue et auteur du Giec Christophe Cassou, ont tenu à Perpignan une conférence sur la pénurie d’eau. Aucun élu de droite ni d’extrême droite n’a fait le déplacement. Le même jour, des adjoints de Louis Aliot (maire RN de la capitale catalane) annonçaient la tenue d’une procession religieuse pour implorer la pluie.
Principale réaction – du moins la plus visible – des responsables politiques et agricoles : des manifestations et des prises de position véhémentes contre les écologistes. « On désigne les coupables, qui seraient les écolos… c’est sans doute plus simple que de s’atteler aux problèmes de fond », constate, amère, Agnès Langevine.
publié le 29 avril 2023
Lou Syrah sur www.mediapart.fr
Alors que la principale fête musulmane, l’Aïd-el-Kébir, prévue le 29 juin, arrive à grands pas, le ministère de l’intérieur maintient un silence pesant sur les atteintes aux mosquées. Une stratégie de la tension qui révèle un enfermement idéologique.
Depuis trois ans que Gérald Darmanin met le feu à la société civile musulmane en agitant des listes noires de mosquées et d’établissements musulmans à fermer, érigeant du jour au lendemain des « ennemis de la République » imaginaires, la ligne tenue est plutôt claire : parler de l’islam, oui, parler de l’islamophobie, non.
Alors que les appels à « casser du bougnoule » à l’heure de la rupture du jeûne, relayés sur des boucles de discussion d’extrême droite, ont plané sur toute la période du ramadan, qui s’est achevé le 21 avril, l’insolent mutisme dans lequel le locataire de la Place Beauvau s’enferre donne malgré tout le vertige.
Comment s’imaginer qu’un ministre de l’intérieur chargé des cultes, dont le gouvernement affiche la lutte contre le racisme comme une priorité du quinquennat, maintienne le silence face à un saccage de mosquée quelques jours avant le ramadan, comme ce fut le cas à Wattignies dans le Nord ?
Comment comprendre son absence de prise de parole face au passage à tabac d’un fidèle à la mosquée d’Échirolles (Isère) avant la prière de l’aube, fin mars ?
Comment interpréter encore ce manque d’empathie publique après la destruction par le feu d’une boucherie halal, préalablement recouverte de croix gammées, au début de l’année 2022, dans la banlieue d’Agen ?
Pourquoi ne pas avoir signalé le fichage de mosquées en 2021 par l’extrême droite, en dépit des menaces ?
À cette dernière question, le ministère, contacté par Mediapart, répond qu’il n’a « pas de commentaire particulier » à faire, rappelle que « régulièrement, des instructions de sécurisation des lieux de culte sont transmises » aux préfectures et assure que « l’action du ministère contre l’ultradroite est résolue », renvoyant aux récentes dissolutions en la matière.
Le sous-texte, en vérité, est assez limpide : il n’y a pas d’islamophobie dans le pays. Gérald Darmanin ne le dit pas mais son inaction parle pour lui.
Car en refusant de prendre sérieusement en compte la charge raciste qui accompagne les attaques de mosquées, le ministre rabaisse les atteintes du lieu de culte à de simples dégradations matérielles. Autrement dit à de simples actes de délinquance.
Les enquêtes le montrent pourtant quand les faits sont judiciarisés. Derrière un simple tag peuvent se cacher une arme à feu et un exemplaire de Mein Kampf, comme dans le Doubs.
Sur la forme, la brouille sur laquelle s’appuie Gérald Darmanin pour invisibiliser le phénomène islamophobe est statistique.
Les actes antimusulmans seraient quantitativement moins importants que les autres. C’est ce que laissent penser les chiffres du Service central du renseignement territorial (SCRT), qui compile chaque année les « actes antireligieux » sous l’intitulé des « faits racistes ou xénophobes » pour la Place Beauvau et que Gérald Darmanin agite à l’envi.
Sur les 1 659 faits antireligieux recueillis, le SCRT a compté 213 actes antimusulmans pour 2021. Un chiffre évalué à 188 pour l’année 2022.
Une opacité statistique qui conforte la théorie d’une chrétienté en péril
Devant une trentaine d’ambassadeurs de pays arabes, réunis le 5 avril à la Grande Mosquée de Paris pour la rupture du jeûne de ramadan, le ministre de l’intérieur se gargarisait de cette dernière cuvée 2022 récoltée par ses services, vantant la baisse des actes antimusulmans de 12 % par rapport à l’année précédente.
« C’est vrai que c’est 12 % d’actes en moins par rapport à l’année 2021, mais c’est 188 actes de trop, et c’est tous ceux qu’on ne déclare pas, parce qu’on a décidé de ne plus faire les démarches auprès de la police et de la gendarmerie, parce qu’on s’est habitués », nuançait toutefois le ministre.
Manière de dire que les musulmans sont les seuls responsables de ces défaillances statistiques qui alimentent le chiffre noir des discriminations.
Si le thermomètre est cassé, c’est pourtant aussi par sa faute. Car il a fait disparaître les seules associations indépendantes qui participaient à la remontée des chiffrages auprès des institutions et dans le débat public.
En 2020, le ministre procédait à la dissolution de deux associations de lutte contre l’islamophobie, dont le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), interlocuteur régulier de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) et du Défenseur des droits. En 2021, il déclarait unilatéralement le Conseil français du culte musulman (CFCM) « mort ». « On l’a appris dans la presse », confirme-t-on en interne.
C’est pourtant grâce à la convention du 17 juin 2010 signée avec cet organe rassemblant les principales fédérations de mosquées et revendiquant plus de mille lieux de culte que, pour la toute première fois, la Place Beauvau avait intégré la catégorie des actes antimusulmans dans ses listings annuels.
L’appellation apparaissait aux côtés notamment des actes antisémites recueillis par le Service de protection de la communauté juive (SPCJ). « Avant ce partenariat, cette catégorie n’existait tout simplement pas », confirme à Mediapart la CNCDH.
Résultat, en 2021, il ne se trouvait plus aucune association musulmane pour apporter une contribution chiffrée au rapport de la CNCDH, qui dresse chaque année le bilan de l’état des discriminations dans le pays.
Sans acteurs pour les analyser, les chiffres des atteintes aux musulmans se retrouvent noyés aux côtés d’une autre catégorie d’actes antireligieux surreprésentée dans le panel, les actes antichrétiens.
L’intitulé ne fait pourtant pas l’unanimité au sein de l’Église catholique elle-même. En 2019, le secrétaire général de la Conférence des évêques de France, Olivier Ribadeau-Dumas, reconnaissait la relativité de ces données, compte tenu du nombre d’églises, 45 000, contre environ 450 synagogues et 2 600 mosquées. Mais aussi en raison de la nature des faits. « Il y a des cambriolages, on vole des œuvres d’art. C’est une attaque à un lieu de culte mais ce n’est pas la même chose qu’une profanation. »
La catégorie « comporte majoritairement (87 % en 2021) des dégradations ou larcins ciblant les lieux de culte chrétiens, actes hostiles commis pour des motivations bien souvent étrangères au racisme », expliquait la CNCDH dans son rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie de 2021. « Considérant qu’il ne s’agit ni de racisme ni de xénophobie, la commission a pris le parti de ne pas produire d’analyse spécifique de ces données. »
De toutes ces subtilités, Gérald Darmanin fait rarement mention.
Effets pervers inévitables : en balançant sans précaution dans le débat public cette batterie de chiffres, il participe non seulement à invisibiliser le phénomène islamophobe mais il offre aussi à l’extrême droite l’occasion de valider l’une de ses thèses favorites, qu’elle pousse activement depuis 2011 : il y aurait un racisme antichrétien que les médias, par « complaisance » avec l’islam, masqueraient volontairement aux yeux du monde. Une « christianophobie » invisibilisée pour des raisons idéologiques en somme. CNews en fait ses choux gras. « La christianophobie confirmée par les chiffres », titrait le site de la chaîne de télévision en 2022.
Une victimisation suspecte et criminalisée
Dans le fond, l’attitude du ministère illustre en fait un continuum idéologique. Portée originellement par l’extrême droite, l’idée que la lutte contre l’islamophobie cacherait une entreprise politique visant à mettre « à genoux la République », selon les termes de la secrétaire d’État chargée de la citoyenneté, Sonia Backès, citée dans Le Figaro, tient lieu de boussole au gouvernement.
C’est cette même rhétorique d’une victimisation suspecte que l’on a retrouvée d’ailleurs à l’appui de la procédure de dissolution du CCIF mais dans la charte des imams.
« L’attitude victimaire ne repousse pas la haine, elle contribue à la nourrir », pouvait-on y lire sur les premières moutures du document.
Depuis le début du premier mandat présidentiel, cette pensée aux relents complotistes a fossilisé de nouveaux préjugés qui éclaboussent les musulmans victimes de discriminations, mais aussi leurs défenseurs, à l’image de la Ligue des droits de l’homme.
Le silence des élus, la peur des associations
Conséquence, côté victimes, le silence se fait. À la peur du gouvernement s’ajoute celle de l’extrême droite. « Darmanin a placé ses cibles, l’extrême droite est passée à l’action », résume un imam, sous couvert d’anonymat par crainte des représailles. Sur le terrain, les passages de témoin sont en effet troublants.
Exemple avec la mosquée de Pessac, en Gironde. Pris entre le marteau des identitaires et l’enclume de la Place Beauvau, le lieu de culte a subi tour à tour, et dans un laps de temps de trois ans, une perquisition administrative, une tentative de fermeture (toutes deux gagnées en justice) et deux descentes de groupe identitaires. Dans l’indifférence du ministère.
« Il a fallu la deuxième dégradation de l’extrême droite pour que la préfecture nous gratifie d’un communiqué de soutien. On était déjà très contents, pour ainsi dire », explique le responsable du lieu, Abdourahmane Ridouane.
Pour Adel Amara, élu de Villiers-sur-Marne en région parisienne, il ne fait nul doute que « l’État a lui-même participé à alimenter le climat islamophobe », notamment en marge de la loi « séparatisme » en 2021. Il cite également à titre d’exemple les « détournements des missions de l’inspection du travail » visant injustement des établissements musulmans dans le Val-de-Marne, que Mediapart avait documentés. Avec soixante-dix autres élu·es du département, il a lancé le 14 mars un « plan départemental de lutte contre l’islamophobie » pour combler le vide laissé dans le domaine.
Preuve que la thématique pétrifie, aux côtés de la quarantaine de conseillères et de conseillers municipaux et du député de La France insoumise (LFI), Louis Boyard, seul le maire communiste d’Ivry-sur-Seine a accepté de participer au projet.
Certains élus osent malgré tout donner de la voix. Même à droite. À Metz, où la mosquée franco-turque a fait l’objet d’une attaque au cocktail Molotov le 6 mai 2022, François Grosdidier (ex-Les Républicains) n’a pas hésité à parler « d’attentat », en organisant même un rassemblement de soutien devant sa mairie.
« On peut toujours avoir les discussions sémantiques, mais le geste n’était pas juste fait pour souiller ou juste exprimer de la haine, mais bien réalisé dans le but de détruire, qu’il y ait eu des occupants à l’intérieur de la mosquée ou pas. C’est donc un attentat », justifie l’édile auprès de Mediapart.
Ouverte pour les faits de « dégradation volontaire par un moyen dangereux pour les personnes, et ce en raison de la race, l’ethnie, la nation ou la religion », l’enquête a été confiée à un juge d’instruction, confirme le parquet de Metz. Elle suit son cours.
« Les représentants de l’État ne sont jamais très courageux, on ne peut pas attendre qu’ils réagissent. Mais il ne faut pas céder à la haine », tonne François Grosdidier.
À ce sujet, le ministère de l’intérieur rétorque un argument à la mesure. « Vous remarquerez que très souvent, Gérald Darmanin condamne sur ses réseaux sociaux ou retweete les tweets qui ont été demandés au préfet (instruction est donnée de condamner) », indique son entourage.
Mediapart les a comptés, justement, les gazouillis du ministre. Ils sont au nombre de douze. Douze tweets pour faire barrage à la haine ? C’est le début d’un naufrage.
publié le 28 avril 2023
Par Pierre Khalfa sur www.regards.fr
La France connaît un mouvement social d’une ampleur considérable tant par sa massivité que par sa durée, le plus important depuis celui de décembre 1995. Pourtant, ce mouvement n’a pas, pour l’instant, réussi à faire fléchir le pouvoir. Cela n’est d’ailleurs pas la première fois.
Si l’on prend comme point de départ la décennie des années 1990, un fort mouvement de la jeunesse en 1994 avait certes forcé le Premier ministre de l’époque, Édouard Balladur, à reculer sur son projet de contrat d’insertion professionnelle (CIP) et le mouvement de décembre 1995 en France contre le plan Juppé sur la Sécurité sociale s’était soldé par une demi-victoire. Depuis, à l’exception de 2006 contre le Contrat de première embauche (CPE), et d’une mobilisation atypique, celle des gilets jaunes en 2019, toutes les luttes contre un projet gouvernemental se sont soldées par des échecs, que ce soit contre les réformes des retraites – particulièrement celles de 2003 et de 2010 – ou contre la loi Travail en 2016.
Ces luttes ont vu pourtant un degré de massivité extrêmement fort avec un mouvement qui a irrigué tout le tissu social mais, surtout, qui gagnait aussi en profondeur. En effet, plus les villes étaient petites et plus, proportionnellement, les manifestations étaient importantes. Dans ces conditions, l’impossibilité du mouvement social à acquérir par sa dynamique propre une victoire interroge d’abord sur la stratégie à employer face à un pouvoir qui ne veut rien lâcher, ensuite sur le rapport du mouvement social au politique dans la perspective d’une alternative politique.
De l’unité syndicale et de ses limites
Le mouvement de 2023 a été marqué par une unité syndicale sans faille qui a été un moteur majeur de l’isolement du gouvernement et du caractère massif de la mobilisation ayant permis de mettre des millions de personnes dans la rue. Il en avait été de même, à une échelle un peu moins importante, en 2010 où une intersyndicale, avec la CFDT, avait piloté la mobilisation. Cependant, en 2010, le degré d’affrontement porté par l’intersyndicale était moindre qu’en 2023. Ainsi en 2010, la majorité de l’intersyndicale avait refusé le mot d’ordre de retrait de la réforme, partageait l’idée qu’un affrontement avec le gouvernement pouvait être évité et n’avait jamais appelé à « mettre le pays à l’arrêt ». En 2023, au contraire, le mot d’ordre de retrait a été dès le départ celui de l’intersyndicale qui savait, toutes composantes réunies, qu’elle était engagée dans un bras de fer avec le pouvoir.
Le caractère répétitif des « journées de grèves et de manifestations » a permis de faire la démonstration de la capacité de mobilisation de l’intersyndicale, ce qui était le préalable pour asseoir la légitimité du refus de la réforme. Cela n’a pas suffit à faire céder le gouvernement. D’où l’appel « à mettre le pays à l’arrêt » le 7 mars, qui a marqué la volonté de franchir un pas supplémentaire dans l’affrontement. Mais évidemment, un tel appel comportait un risque, celui de ne pas être suivi d’effet. De ce point de vue, il faut bien dire que le bilan du 7 mars a été en demi-teinte : les manifestations ont été très massives – les plus massives depuis le début du mouvement d’après même le comptage policier – mais le blocage du pays a été limité.
La mise à l’arrêt n’a été que partielle même si des secteurs significatifs ont été en grève et l’ont reconduite quelques jours par la suite. La journée du 7 mars n’a donc pas permis de franchir le saut qualitatif nécessaire dans la construction du rapport de force avec le pouvoir. Pire, elle a montré que l’intersyndicale était incapable de bloquer le pays, même un seul jour. Or, à la suite du 7 mars, l’intersyndicale n’a pu que reproduire une suite de journées de mobilisation plus ou moins massives suivant le moment, alors même qu’il était de plus en plus évident que le pouvoir ne lâcherait rien et avait pour objectif d’infliger une défaite en rase campagne au mouvement social.
Le mythe de la grève générale reconductible
Que ce soit en 2010, en 2016 contre la loi Travail ou en 2023, il y a eu des grèves reconductibles dans certains secteurs, beaucoup plus d’ailleurs en 2010 qu’en 2023. Elles ont eu lieu dans des entreprises se caractérisant par une présence syndicale forte. Mais les secteurs en grève reconductible n’ont pas été rejoints par les autres salariés. Il n’y a eu aucune extension de la grève reconductible. Les grèves ne se sont donc pas généralisées alors même que le pouvoir campait sur ses positions, jouait sur le pourrissement du mouvement et que les journées à répétition de l’intersyndicale montraient leurs limites. De plus, les enquêtes d’opinion indiquent que si une très large majorité était opposée au projet du gouvernement et soutenait les mobilisations, une large majorité pensait aussi dans le même temps que la réforme serait appliquée. Ce paradoxe explique peut-être que les salariés, ne croyant pas à la possibilité d’un succès, ne se sont pas lancés dans une grève qui leur paraissait inutile et coûteuse. La hauteur des enjeux a pu être un frein.
Une grève générale reconductible se déploie par capillarité à partir des secteurs les plus mobilisés qui décident localement de se lancer. Les militants syndicaux peuvent la proposer. Les organisations syndicales au niveau national peuvent relayer le mouvement de manière à l’amplifier. Mais elles n’en sont pas à l’origine.
Dans cette situation, une série de critiques ont été faites à l’intersyndicale. Elle aurait été coupable de ne pas avoir lancé « d’appel clair et net à une grève générale reconductible » et, pire, de n’avoir ni préparé ni construit en amont une telle possibilité. Or, toute l’expérience historique en France montre justement qu’une grève générale reconductible n’est pas le fruit d’un long travail de maturation. Que ce soit juin 1936 ou mai 1968, non seulement aucune organisation n’avait anticipé ces mouvements, mais aucune n’a appelé à la grève générale reconductible. Les conditions de déclenchement d’un tel mouvement sont en fait assez mystérieuses. On peut simplement après coup l’expliquer ou indiquer que les « conditions objectives » étaient réunies pour qu’elle ait lieu. En fait, on constate qu’une grève générale reconductible se déploie par capillarité à partir des secteurs les plus mobilisés qui décident localement de se lancer. Les militants syndicaux peuvent la proposer. Les organisations syndicales au niveau national peuvent relayer le mouvement de manière à l’amplifier. Mais elles n’en sont pas à l’origine. Croire qu’il suffit d’un appel « clair et net » pour la lancer est d’autant plus chimérique qu’il y a hélas bien longtemps que le mouvement syndical a perdu l’implantation nécessaire dans les entreprises pour qu’un tel mot d’ordre ait la moindre chance d’être suivi d’effet, alors même que l’éclatement du salariat et la disparition des grosses concentrations ouvrières jouent à plein.
George Sorel définissait la grève générale comme un mythe, mais un mythe mobilisateur. Les mythes, disait-il dans Réflexions sur la violence, « ne sont pas des descriptions des choses, mais des expressions de volonté ». Peu importait pour lui qu’une grève générale ait lieu ou pas, cette idée, implantée dans la classe ouvrière, devait avoir un effet galvanisant. Outre qu’hélas cette vision est restée à l’époque largement lettre morte, force est aujourd’hui de constater que, loin d’être un moteur de l’action, l’idée de grève générale reconductible reste non seulement très largement la rhétorique d’une minorité, mais est un obstacle à une réflexion de fond sur les formes d’action. Comme l’indiquait déjà en 2010 Philippe Corcuff, « dans certains usages dogmatiques, la grève générale peut toutefois se transformer en mythologie morte bloquant l’imagination et l’action, si on n’envisage pas d’autres moyens de généralisation que le "tous ensemble en grève au même moment" […] la grève générale doit être considérée comme un outil pour nous aider dans l’action, mais pas comme un dogme susceptible d’entretenir la déception, ou comme une identité vaguement rebelle qu’on trimbale dans les manifs pour se la jouer ».
Il faut donc s’interroger en permanence sur le recours au thème de la grève générale reconductible qui peut effectivement se transformer en rhétorique creuse. Si la seule solution pour gagner est une grève générale reconductible que l’on est incapable d’organiser, que faire donc une fois ce mirage dissipé ? Sommes-nous condamnés à choisir entre la répétition de journées de mobilisations qui, même très massives, ne font pas reculer le pouvoir et l’attente quasi messianique d’une grève générale qui, année après année, apparaît de plus en plus incertaine ? S’il ne s’agit pas d’abandonner cette perspective, en faire l’alpha et l’oméga de la stratégie syndicale ne peut mener qu’à une impasse.
Relancer le débat stratégique
Le mouvement syndical a montré qu’il était encore capable de mobiliser des millions de personnes et d’avoir le soutien de l’opinion. C’est un acquis considérable mais fragile car exposé au résultat concret des mobilisations. Comment sortir de l’impuissance ? Il faut tout d’abord reconnaître qu’il y a un problème et engager le débat publiquement avec les équipes syndicales et plus largement avec les salariés et la population. L’intersyndicale, ou à défaut certaines de ses composantes, pourrait en prendre l’initiative, ce qui permettrait aux organisations syndicales de combattre un possible abattement et surtout de préparer les combats futurs en essayant de faire participer les salariés à la détermination des formes de leur mobilisation. Il s’agirait aussi, face à la stratégie de la tension mise en œuvre par le pouvoir, de marginaliser les tentations de répondre au coup par coup sur le même terrain que la violence du pouvoir. Comme l’écrit Étienne Balibar : « Une guérilla urbaine ou campagnarde ne fera que donner des prétextes à la violence d’État – une violence incomparablement supérieure et qui se déchaîne, comme dit l’autre, "quoi qu’il en coûte" et ne s’embarrasse d’aucun scrupule. La contre-violence est vouée à l’échec et conduit droit dans le piège du pouvoir ».
Après l’échec du mouvement sur les retraites de 2010, un débat sur les formes de lutte s’était esquissé. Ainsi Pierre Dardot et Christian Laval, dans Le retour de la guerre sociale, écrivaient : « Ce qui fait de plus en plus son chemin, c’est l’idée que l’on peut parvenir à tout bloquer sans avoir à déclencher une grève générale » [1]. Le capitalisme contemporain est organisé suivant une logique de flux que permet le libre-échange avec la liberté de circulation des marchandises. Pour des raisons liées à la rentabilité du capital, les stocks sont très faibles, voire inexistants. Empêcher la circulation des marchandises permettrait de bloquer le système. Les actions de blocage deviendraient la forme la plus efficace de la lutte des classes. « Pourquoi en effet perdre des jours en pure perte » en faisant grève ? [2]
L’analyse paraît séduisante. Elle pêche cependant par plusieurs aspects. La question qui se pose est de savoir qui bloque. Le blocage du pays était auparavant le résultat de la grève, non seulement parce qu’elle touchait des secteurs stratégiques, comme par exemple les cheminots, mais surtout parce que plus la grève s’étendait, plus l’activité économique déclinait jusqu’à la paralysie. Celle-ci relevait de l’engagement massif des salarié.es. Le schéma proposé ici est tout autre. Si les gens sont au travail, les actions de blocage des nœuds stratégiques ne peuvent concerner qu’une frange militante réduite. Si techniquement, il est toujours possible de bloquer tel ou tel point sensible à quelques centaines de personnes, l’escalade dans l’affrontement ne peut reposer sur une petite minorité qui bloque alors même que la grande masse de la population, même si elle sympathise avec ces actions, a une attitude de spectateur. De plus, si la situation devient critique, le pouvoir peut tout à fait employer les moyens qu’il a à sa disposition pour débloquer la situation.
Romaric Godin, dans un article récent de Mediapart, propose une autre stratégie, organiser « un travail plus long et plus systématique sur la société pour organiser une forme de déstabilisation permanente du système productif. L’idée est en effet de permettre l’organisation d’un mouvement de grande ampleur fondé non pas sur un "grand moment" mais, au contraire, sur une myriade d’actions déterminées et successives dans les entreprises, venant perturber la sécurité économique et cherchant à imposer en permanence un ordre du jour politique ». Il s’agirait donc d’organiser une guérilla économique, une « agitation économique permanente, précisément parce que ce qui fonde le système productif, c’est avant tout la stabilité, la prévisibilité et la confiance dans l’avenir. En frappant ici, on touche l’économie en profondeur ».
Là aussi la perspective est séduisante mais demande à être précisée. Quelles formes concrètes prendrait cette « déstabilisation permanente du système productif » : des grèves perlées, où les salariés travaillent de façon volontairement ralentie, des grèves du zèle qui désorganisent la production, des débrayages ponctuels sans préavis ? Dans tous les cas, cela suppose un fort degré d’engagement à la fois individuel et collectif. Tiendra-t-il dans la durée face à une répression patronale qui ne manquera pas de se faire sentir et si la présence syndicale est faible, voire absente ? Mais surtout, même si « les syndicats ont sans doute un rôle à jouer dans la coordination et l’entretien du mouvement », le risque est grand que chacune et chacun se retrouvent isolés dans son entreprise. Certes des assemblées générales interprofessionnelles locales peuvent réduire ce risque, mais elles ne le suppriment pas avec le spectre de l’étiolement du mouvement comme horizon.
L’expérience des gilets jaunes, avec l’occupation des ronds-points, le « mouvement des places » qui a vu le jour il y a quelques années dans nombre de pays et l’obsession du gouvernement contre les ZAD peuvent inspirer une autre solution. Il aurait peut-être été possible de tenter des occupations massives de places publiques organisées par tout ou partie de l’intersyndicale ce qui aurait changé notablement la nature de l’affrontement. Combinée avec les manifestations régulières massives, des grèves dans certains secteurs stratégiques, comme les transports, les raffineries ou les éboueurs, elle auraient permis de durcir le mouvement, de franchir ainsi un saut qualitatif dans la mobilisation et peut-être de reposer dans des termes nouveaux la question de la généralisation de la grève. Évidemment cela sortait de la stratégie habituelle du mouvement syndical et aurait nécessité une prise de risque certaine, le pouvoir n’allant pas laisser faire cela sans réagir.
Quoi qu’il en soit, même si l’on voit bien qu’il n’y a pas de solution miracle, il est clair qu’il y a une nécessité absolue de discuter des formes d’action sous peine de reproduire mouvement social après mouvement social l’incapacité à faire céder le pouvoir.
Du nouveau sous le soleil syndical ?
Une telle perspective pose évidemment la question de l’intersyndicale et de son fonctionnement. Son unité, avec l’implication de la CFDT, a été un facteur décisif de l’isolement du pouvoir et du caractère massif de la mobilisation. Cependant il serait illusoire de penser que les divergences entre organisations syndicales auraient, comme par miracle, disparu. L’engagement sans faille de la CFDT dans la lutte contre le projet du gouvernement repose, au-delà même de la question des retraites, sur le refus du pouvoir macroniste d’accorder au syndicalisme la place que la CFDT revendique, celle d’un interlocuteur privilégié avec lequel le pouvoir et le patronat négocient. La CFDT défend un syndicalisme d’accompagnement qui, face aux projets de transformation néolibérale du monde du travail et de la société, a choisi de les négocier, espérant ainsi les amender. Ainsi par exemple, la CFDT a soutenu, in fine, la loi El Khomry en 2016, se félicitant de l’avoir améliorée, alors même que cette loi constitue une régression majeure des droits des salariés.
Cette orientation suppose que le gouvernement l’accepte comme un partenaire au niveau national et soit capable de lui faire quelques concessions. Or la volonté d’E. Macron est de cantonner les organisations syndicales au cadre des relations professionnelles dans l’entreprise ou au mieux dans la branche, ce qui est pour la CFDT inacceptable car lui faisant perdre son rôle interprofessionnel. La CFDT s’était ainsi inscrite dans le projet de réforme des retraites de 2019, instaurant une retraite par points, pensant pouvoir l’infléchir sur certains aspects, notamment sur les critères de pénibilité et en lui faisant retirer l’instauration d’un âge pivot à 64 ans. Or elle avait échoué devant l’intransigeance du gouvernement. Elle avait subi le même échec au moment de la loi sur l’assurance-chômage. Dans le projet macroniste, il n’y a pas de place pour le syndicalisme, ni même pour un syndicalisme d’accompagnement et donc pour la CFDT.
C’est dans cette optique qu’il faut comprendre l’engagement de la CFDT dans le refus de la réforme des retraites de 2023. Au-delà donc de la question des retraites, l’enjeu pour la CFDT était de ne pas se laisser marginaliser par le pouvoir macroniste avec l’ambition de redevenir l’interlocuteur incontournable du pouvoir. De ce point de vue, le mouvement actuel, quelle que soit son issue, peut lui être profitable. L’affaiblissement notable du pouvoir macroniste, son isolement politique le forcent à retisser des liens avec le mouvement syndical pour l’associer aux « réformes ». La CFDT a donc aujourd’hui une opportunité de revenir dans son jeu traditionnel… après « un délai de décence » selon les mots mêmes de Laurent Berger.
De fait, c’est la CFDT qui a dirigé l’intersyndicale. Au nom de l’unité nécessaire, ce leadership a été accepté par tous, y compris par la CGT, ce qui explique au moins en partie les déconvenues de la direction sortante de la CGT lors de son congrès. Or, la stratégie mise en œuvre, pour efficace qu’elle ait été au départ, a atteint aujourd’hui ses limites. Aurait-il été possible d’en changer sans casser l’intersyndicale et provoquer le départ de la CFDT, perspective que le pouvoir attendait depuis le début ? Il est évidemment toujours très délicat de faire de l’histoire contrefactuelle. On peut simplement noter qu’un retrait de la CFDT de l’intersyndicale aurait été payé au prix fort par cette dernière puisqu’il se serait effectué sans la moindre concession du pouvoir. En fait, à partir du moment où la CFDT avait fait du retrait de la mesure d’âge le point central de l’affrontement, il lui était impossible de se dégager du cadre unitaire sans avoir obtenu une quelconque avancée sur ce point, avancée que le pouvoir lui refusait. D’où d’ailleurs ses tentatives un peu désespérées de jouer sur le vocabulaire en demandant que l’on « mette sur pause la réforme des retraites », espérant ainsi amadouer Emmanuel Macron qui n’entendait céder sur rien. Dans une telle situation, et même en cas de refus de la CFDT, une partie de l’intersyndicale – la CGT, la FSU et Solidaires – aurait pu prendre l’initiative de proposer des formes d’action complémentaires des journées de manifestations sans rompre avec le cadre unitaire. Cela aurait supposé une réflexion en amont sur les formes de lutte et un approfondissement des liens entre ces trois organisations pour remettre en cause le leadership de la CFDT. Cela ne s’est pas fait.
Les divergences sur la tactique parlementaire entre LFI et l’intersyndicale en ont rajouté dans l’incompréhension réciproque. Pourtant, ce qui est aujourd’hui posé est la question de l’alternative politique alors même que le pouvoir macroniste se durcit jour après jour et que l’extrême droite croit son heure arrivée.
Le rapport au politique
Les rapports entre partis politiques et syndicats sont marqués par une méfiance réciproque. Sans refaire ici l’historique complexe de ces relations, il faut noter que le passé récent n’a pas permis de les améliorer alors même que la création de la Nupes, instaurant un cadre unitaire de la gauche et de l’écologie politique, aurait dû, a priori, être favorable à une relation plus apaisée. Cela s’explique assez facilement dans le cas de la CFDT qui a toujours été hostile à une gauche de rupture et n’a pas manqué toutes les occasions possibles de critiquer LFI. Cela s’explique aussi dans le cas de FO professant une indépendance sourcilleuse qui n’empêche pas les contacts discrets et les petits arrangements, y compris avec la droite. Cela est plus étonnant dans le cas de la CGT, de la FSU et de Solidaires.
On aurait pu même penser que les choses allaient bouger quand, à la fin juillet 2022, s’était mis en place un collectif regroupant les forces politiques de la Nupes, un certain nombre d’associations, la FSU et Solidaires, rejoints à la rentrée par la CGT. L’objectif de ce collectif était de voir s’il était possible d’organiser des initiatives communes contre la politique du gouvernement. Or, malgré un début prometteur marqué par la bonne volonté des uns et des autres, l’échec a été patent. Côté organisations syndicales, la méfiance traditionnelle envers les partis politiques a d’autant plus vite repris le dessus qu’elles étaient engagées dans la recherche d’une unité intersyndicale. Elles pensaient qu’il ne fallait rien faire qui puisse la mettre en danger, notamment dans les rapports avec la CFDT. Côté partis politiques, la volonté de LFI de tenir à tout prix une marche nationale le 21 janvier, présentée au départ comme la première riposte face à la réforme des retraites, ce que les organisations syndicales considéraient comme une concurrence avec leurs propres mobilisations, a empêché la tenue d’une autre initiative qui aurait pu avoir l’aval des organisations syndicales et des associations. Les « amabilités » échangées entre la direction de la CGT et les responsables de LFI ont définitivement plombé cette tentative de rapprochement.
Par la suite, les divergences sur la tactique parlementaire entre LFI et l’intersyndicale en ont rajouté dans l’incompréhension réciproque. Malgré le fait que toutes les forces politiques de la Nupee se sont alignées sur les initiatives de mobilisation de l’intersyndicale, ce mouvement social n’a pas resserré les liens entre le mouvement syndical et les forces politiques de la gauche et de l’écologie politique. Pourtant, ce qui est aujourd’hui posé est la question de l’alternative politique alors même que le pouvoir macroniste se durcit jour après jour et que l’extrême droite croit son heure arrivée. Le mouvement syndical ne peut se désintéresser de cette question et revenir au business as usual. L’urgence de la situation implique de redéfinir les rapports entre le mouvement syndical, et plus largement les mouvements sociaux et les partis politiques.
Cette redéfinition ne peut se faire que si se mettent en place des rapports d’égalité entre partis et mouvements. Trop souvent encore des partis politiques essaient d’instrumentaliser les mouvements sociaux en fonction de leurs objectifs, que ce soit au moment d’une bataille parlementaire ou pour valoriser leur existence. Les mouvements sociaux ne peuvent être les supplétifs d’aucun parti quel qu’il soit. Cependant, le refus de s’engager politiquement désarme les classes populaires alors même que la question de la construction d’une alternative politique est une question majeure. Il ne s’agit pas, comme on peut l’entendre quelquefois, de « donner un débouché politique aux luttes » – ce qui supposerait que ces dernières et la perspective politique soient extérieures l’une à l’autre –, mais de comprendre que l’existence d’une alternative politique crédible est une des conditions pour que l’espérance en une société différente infuse les mobilisations sociales en renforçant ainsi la portée. Partis et mouvements sociaux doivent s’appuyer les uns sur les autres dans une dynamique politique globale définie ensemble.
Mais les partis politiques doivent aussi comprendre que la construction d’une alternative politique exige de dépasser le strict terrain électoral pour s’appuyer sur les mobilisations sociales et citoyennes. Car ces dernières sont indispensables pour permettre que se crée la dynamique politique nécessaire au combat électoral et pour lever au moins en partie les obstacles qui ne manqueront pas de se dresser devant la volonté transformatrice d’un gouvernement de gauche et de l’écologie politique. L’engagement des forces du mouvement social dans/au côté de la Nupes, engagement dont il faut trouver les formes concrètes, peut permettre de créer un front politico-social enraciné dans la société, porteur d’une alternative globale, face à un néolibéralisme qui ne renonce à rien et à une extrême droite en expansion pouvant arriver au pouvoir. Prônée déjà par un certain nombre de responsables associatifs, la création d’un tel front politico-social ne résout évidemment pas d’emblée tous les problèmes, et ils sont nombreux, qui font obstacle à la victoire d’un projet de transformation sociale, écologique et démocratique. C’est cependant une des conditions pour les résoudre.
Pierre Khalfa
[1] Pierre Dardot et Christian Laval, Le retour de la guerre sociale, in Tous dans la rue, Seuil, janvier 2011. Dans la citation, le mot en italique est le fait des auteurs.
[2] Pierre Dardot et Christian Laval, ibid.
publié le 27 avril 2023
sur www.regards.fr
Comment caractériser la situation politique actuelle et quel horizon politique au-delà du retrait de la réforme ? On a posé la question aux membres des quatre partis de la Nupes.
Par Sandrine Rousseau
Les premières fraises arrivent. Elles sont belles, annonciatrices du printemps, des retrouvailles des amis et de la famille. Rien qu’à l’évocation de leur belle couleur rouge, du vert intense de leur collerette, nous salivons. C’est le goût sucré du bonheur. L’hiver est passé, la nature reprend vie, les bourgeons apparaissent. Le printemps sera fleuri, multicolore. Sur les arbres fruitiers, les premiers pétales roses s’aventurent timidement en dehors de leur coque. Ils découvrent le bruit du monde. Bientôt ces pétales feront une fleur. Nous compterons alors les fleurs écloses comme autant de promesses de fruits à récolter dans quelques semaines. Après celui des fraises viendra le temps des cerises.
Il y avait une fête de la fraise à Salon-de-Provence. Un député macroniste y est allé. Le chahut qu’il y a rencontré l’a obligé à en partir prématurément. Le ministre de l’Éducation nationale a lui aussi été sous bonne escorte à son arrivée à Lyon lors de son dernier déplacement, le même comité d’accueil l’attendait à Paris à son retour. La ministre de la Culture a dû écouter les prises de parole de manifestants aux Molières. La liste est longue des empêchés parmi les proches de Macron.
C’est que rien ne se passe comme prévu pour ces mêmes proches. Le peuple français a décidé de ne pas passer à autre chose. Même quand le Président leur parle en bras de chemise, comme disait ma grand-mère, le peuple ne se laisse pas impressionner par les démonstrations communicantes, les éléments de langages. Il veut vivre. Et cette envie de vivre est irrépressible. Faut dire qu’elle prend racine loin. Elle est née des semaines d’enfermement et des mois de peur du covid. Elle est née de ces interrogations lors des apéros Zoom : à quoi cela sert ce que l’on fait ? Quelle utilité de se casser le dos ? Et si on faisait autre chose ? Si on faisait différemment ? Tout le monde n’a pas déménagé en campagne après le confinement mais tout le monde a fait un bilan de sa vie. Ce qui lui plaisait et ce qui ne lui plaisait pas. Il ne faut pas laisser le peuple réfléchir au capitalisme libéral, faute de quoi il s’aperçoit de l’absurdité de ce monde.
« Ce que nous connaissons là est un souffle de révolution. La guérilla de la rue se retrouvera à l’Assemblée et rien ni personne ne pourra l’arrêter. Nous ne passerons pas à autre chose. Nulle part. »
C’est pour cela qu’il ne s’agit pas de manifestations comme les autres. Là l’erreur du macronisme. Peut-être au fond parce que le macronisme n’est rien d’autre qu’une doctrine économique, libérale. Pas d’humanisme, pas de société, pas de planète. Juste des travailleurs à remettre au travail, à continuer à faire travailler ou à obliger à travailler. Pas de planète, juste des ressources, avec des cours mondiaux, des hausses et baisses de prix et des « ajustements » à réaliser pour que les offres correspondent aux demandes.
Ce qui se produit dans la société actuellement n’a rien à voir avec les mouvements sociaux précédents. Ce que nous connaissons là est un souffle de révolution. Alors comment la faire vivre et surtout aboutir ?
Et avant d’en arriver aux pistes de solution, posons ceci : le chemin que prend un peuple pour s’émanciper est par nature inconnu. Impossible à prévoir et à anticiper. Pour ma part, je ne crois pas trop à une révolution faite de barricades, de deux clans face à face, mais peut-être que je me trompe. Je crois plutôt en une désobéissance révolutionnaire. Quelque chose de plus radical et fluide, comme dirait Réjane Sénac. Quelque chose d’insaisissable parce qu’imprévisible, fait d’initiatives ici et là, et non d’un grand mouvement organisé, mené par un ou plusieurs leaders. Les éboueurs et leurs poubelles, les gens et leurs casseroles, les maraîchers et leurs fraises, les cheminots et leurs trains, les étudiants et leurs cagoules… Je ne pense pas davantage qu’il y aura une convergence des luttes. Tout cela est bien trop monobloc pour les temps qui arrivent. Le vent qui souffle est tourbillonnant. Dès lors comment le saisir ?
Déjà en ne lâchant rien de la lutte institutionnelle. Le groupe LIOT a déjà déposé une proposition de loi d’abrogation de l’article 7 de la réforme des retraites. Elle sera débattue le 8 juin prochain. Tiens d’ailleurs, qui aurait pu prévoir qu’un député issu d’une vieille famille aristocrate, au sein d’un groupe centriste, soit un gravier dans la chaussure du pouvoir ? Radical et fluide, aristocrate et ouvrière, la quête de sens est aujourd’hui universelle. Elle est surtout anti-économie de marché. Car quel est le fil qui relie les éboueurs et l’aristocrate, les opposant·es aux bassines et les étudiant·es ? La quête de respect. Que ce respect soit celui des institutions comme celui des personnes, de la planète ou de nos communs. Peu importe, ce que nous demandons est du respect. Pas que l’économie règle nos vies.
D’autres groupes parlementaires prévoient aussi des actions, des propositions de loi, d’abrogation ou des motions de censure. Peu importe au fond, la guérilla de la rue se retrouvera à l’Assemblée et rien ni personne ne pourra l’arrêter. Nous ne passerons pas à autre chose. Nulle part.
Sur le plan institutionnel donc, deux options : le renversement du gouvernement et l’abrogation de la loi. Et pourquoi pas les deux en même temps. Elles seront belles et bonnes les fraises accompagnées de crème ! Ces deux options sont possibles. L’abrogation de la loi dépendra du courage des Républicains. En ont-ils ? Telle sera la question. Mais parions que plus les député·es seront empêchés d’aller aux fraises, plus les certitudes de certain·es trembleront. Or, il en faut quelques-uns, pas tous, juste une poignée pour que la loi tombe. Ils nous avaient vendus les avancées sociales de la loi pour la voter, mais elles ont toutes été retirées par le Conseil constitutionnel. Il ne reste plus que le squelette libéral de cette réforme. Alors le bruit des casseroles peut réussir à les convaincre, dès lors qu’il est suffisamment fort pour couvrir les voix des attraits ministériels. Une motion de censure elle aussi peut passer dans la foulée. Gageons que le 8 juin sera une journée importante.
Tout ne se passera pas à l’Assemblée. La Rue et l’Assemblée doivent danser ensemble une sorte de tango démocratique. Multiplier les initiatives, danser, chanter, empêcher, mobiliser, marcher, casseroler, manifester, occuper, planter, piquer… peu importe la forme, du moment qu’il y ait l’ivresse d’une réforme empêchée, d’un ordre économique menacé.
Mon dernier mot ira à l’extrême droite : nous n’attendrons pas quatre ans, Marine Le Pen, pour que vous vous serviez du mouvement social comme un parasite sucerait le sang du bétail, pour votre seule ambition. Nous ne céderons pas un pied dans cette bataille, nous la mènerons tous les jours, toutes les heures, jusqu’au retrait de la réforme et la pensée d’une autre société. Rentrez votre sourire carnassier, la France est en train de se réveiller et elle ne vous appartient pas. Nous ne lâcherons rien parce que nous voyons apparaître sur les arbres les bourgeons des cerisiers et le rouge et vert des fraises gorgées de sucre.
Vive la France, vive les fraises !
Sandrine Rousseau
Par Antoine Léaument
Le peuple français est entré en révolution citoyenne. La réforme des retraites et l’attitude autoritaire de Emmanuel Macron catalysent un processus commencé il y a 20 ans. En 2002, l’arrivée au second tour de Jean-Marie Le Pen signalait une cassure : l’abstention record et le vote pour un candidat perçu (à tort) comme « antisystème » signalaient un ras-le-bol. L’écrasement du vote de 2005 par le traité de Lisbonne de 2007, la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy en 2010 et la trahison par François Hollande du mot d’ordre « Mon adversaire, c’est le monde de la finance » ont été autant d’étapes de plus vers une forme de rejet de « la » politique conçue comme un bloc homogène. En 2017, le score de Jean-Luc Mélenchon et celui d’Emmanuel Macron ont été un coup de tonnerre dégagiste.
Pourtant, Emmanuel Macron n’a rien changé après son élection. Il a aggravé la crise démocratique et est lui-même devenu la cible du dégagisme. Par l’affaire Benalla, par la suppression de l’ISF, par la taxe carbone et par son arrogance (« Qu’ils viennent me chercher »), il a mis le feu aux poudres. En 2018, la réponse populaire a été le mouvement des gilets jaunes. Né d’une question sociale, il a débouché sur une multiplication des revendications : sociales, écologiques et, surtout, démocratiques avec notamment la question du référendum d’initiative citoyenne (RIC).
La crise des retraites s’inscrit dans cette histoire longue à laquelle s’ajoute une crise sociale. L’augmentation des prix et la stagnation des salaires pour les uns ; les cadeaux fiscaux et les super-profits pour les autres. Alors quand, après avoir fait 8 milliards de cadeaux aux riches cet hiver, Emmanuel Macron a décidé au printemps de faire travailler tout le monde deux ans de plus pour économiser 12 milliards, la goutte d’eau a fait déborder le vase. La crise sociale s’est muée en crise politique.
Face à Emmanuel Macron, l’unité syndicale a conduit au plus grand mouvement social des soixante dernières années. À l’Assemblée, la résistance des députés Nupes a été entendue hors des murs de l’hémicycle. La réponse du Président à cette opposition populaire et parlementaire a été l’arrogance et la force. 49.3, promulgation expresse, violences policières, arrestations arbitraires : tout l’appareil répressif de la Cinquième République a été mis au service du pouvoir. Cela en a augmenté le discrédit.
« Que doit faire la Nupes ? Que doivent faire les insoumis ? Ne rien lâcher. Épouser la mobilisation. L’aider par tous les moyens, y compris parlementaires. Et, surtout, travailler à l’unité du peuple. Combattre tout ce qui divise. »
Dès lors, la situation de blocage politique est devenue évidente aux yeux du grand nombre. La contestation de la réforme a évolué vers celle du Président et de la Cinquième République. Depuis la Marseillaise des députés insoumis face au 49.3, la contestation a pris de nouvelles formes. Manifestations spontanées, d’abord. Casserolades permanentes contre l’exécutif, désormais. L’allocution d’Emmanuel Macron a mis de l’huile sur le feu.
À cette heure, le pouvoir macroniste n’a jamais été aussi isolé et discrédité. Qu’on en juge par ces sondages : 72% des Français sont « mécontents » d’Emmanuel Macron. 47% sont même « très mécontents ». Le discrédit du Président est tel que 56% des Français comprennent les insultes contre lui puisque « sa politique et sa façon de s’exprimer provoquent une très forte colère ». Dans le détail, 79% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon, 72% des électeurs de Marine Le Pen et 65% des abstentionnistes partagent cet avis. Ce signal doit être analysé et compris. La colère est unanime contre Emmanuel Macron, des quartiers populaires aux zones rurales en passant par les centres-villes. Bref : c’est l’heure des caractères.
Vouloir « normaliser » cette période, penser que le mouvement social va s’arrêter, s’y préparer plutôt que de l’encourager et lui donner de la force, c’est commettre la même erreur que Marine Le Pen. En renvoyant aux élections « dans quatre ans », en niant le mouvement social et en participant aux diversions du pouvoir, elle gagne un transfert de voix depuis Emmanuel Macron mais s’affaiblit dans les milieux populaires. Elle s’installe en cheffe de la droite extrémisée.
Face à cette situation, que faire ? Que doit faire la Nupes ? Que doivent faire les insoumis ? Ne rien lâcher. Épouser la mobilisation. L’aider par tous les moyens, y compris parlementaires. Et, surtout, travailler à l’unité du peuple. Combattre tout ce qui divise, à commencer par les propos racistes du gouvernement. Car aux yeux du peuple, quand c’est l’heure du combat, les barricades n’ont que deux côtés. Personne n’aime les tireurs dans le dos. Marine Le Pen ne le sait pas encore. Elle s’en rendra bientôt compte.
Aux insoumis, je dis : soyons à la hauteur du moment ! L’insoumission n’est pas qu’un mot. C’est un mode de pensée. Et un programme d’action.
Antoine Léaument
Par Jérôme Guedj
Nous traversons le conflit social le plus long et le plus massif depuis 1968. Il oppose le monde du travail – et singulièrement celui de la France des sous-préfectures – et un Président qui se cramponne à un agenda libéral suranné et à la force exorbitante dont dispose l’exécutif sous la Cinquième République. Les tenants de la « fin du cheminement démocratique » comme ceux de « l’insurrection inéluctable » font une même erreur. Ils s’imaginent être à la conclusion d’une séquence, alors que nous sommes au début d’un nouveau chapitre. Les législatives ont été l’aube d’un grand mouvement de contestation du libéralisme. La mobilisation contre la réforme des retraites se présente comme l’aurore d’un monde nouveau, débarrassé des vieilles lunes du macronisme.
Et si la lutte est intense, la France n’est pas au bord du chaos insurrectionnel. Les poubelles brulées des métropoles ne sont pas représentatives de la force tranquille qui s’est levée depuis janvier. Sa spécificité réside au contraire dans son calme, son nombre (3,5 millions de manifestants dans les rues à deux reprises), sa régularité (déjà 12 grandes journées de mobilisation) et son universalité (métropoles et sous-préfectures, employés et étudiants, fonctionnaires et salariés).
Cette mobilisation est profondément démocratique car éminemment pédagogique. Les grèves et les marches populaires sont la dramatisation d’un dialogue entre la majorité sociale et le pouvoir. Le peuple a fait deux choix successifs décisifs : reconduire Emmanuel Macron et le mettre en minorité à l’Assemblée nationale. La remise en cause du fait majoritaire lors des élections législatives était porteuse d’un message clair au président de la République : la poursuite de l’agenda libéral n’est pas la solution. Aussi, ce n’est pas l’exécutif qui a loupé la pédagogie de sa réforme, c’est le pouvoir qui n’a pas compris le message des législatives. Depuis janvier, l’immense mobilisation sociale se présente comme un acte de pédagogie à l’encontre de l’exécutif.
Nous sommes aux prises avec une double incertitude – politique et institutionnelle – mais la bonne nouvelle est que la gauche évolue sur un terrain favorable.
« Le peuple a fait deux choix successifs décisifs : reconduire Emmanuel Macron et le mettre en minorité à l’Assemblée. Aussi, ce n’est pas l’exécutif qui a loupé la pédagogie de sa réforme, c’est le pouvoir qui n’a pas compris le message des législatives : la poursuite de l’agenda libéral n’est pas la solution. »
Avec la réforme des retraites, le Président a fait passer sa « réforme totémique » mais il a perdu une bataille politique : son bloc si compact depuis 2017 commence à s’effriter. C’est un fait nouveau. Le macronisme n’a plus de dynamique. Cela crée une double incertitude, sur le terrain institutionnel et politique.
Le Président veut apparaître comme « un réformateur inflexible », un nouveau « Thatcher ». Sur les retraites, après la validation par le Conseil constitutionnel et la promulgation de la loi, l’incertitude est toute relative. Il reste le deuxième RIP (réponse le 3 mai) et le vote éventuel d’une loi d’abrogation. Toutefois, cela n’épuise pas l’incertitude institutionnelle. La Cinquième République n’est pas conçue pour une telle majorité relative – encore moins depuis la révision de 2008 qui limite l’usage du 49.3. Sans coalition avec Les Républicains, le gouvernement est soumis à un « parlementarisme de fait » incompatible avec la verticalité d’Emmanuel Macron, lequel perd de plus en plus d’influence avec le temps qui passe. L’éventualité de la dissolution reste posée.
L’incertitude politique sur les gagnants de ce moment est bien plus forte que l’incertitude institutionnelle. L’extrême droite serait renforcée et la gauche stagnerait. Cela pose une question stratégique fondamentale : comment la gauche peut ne pas gagner du terrain alors que 70% des actifs sont d’accord avec elle et qu’elle s’est autant mobilisée ? Nous devons nous questionner, mais ne pas céder au fatalisme. Si les oppositions grandissaient sur le terrain identitaire, la gauche aurait perdue d’avance. Or, l’opposition progresse sur le terrain de la justice sociale et de la reconnaissance du monde du travail. Sur ce terrain, il y a de l’espace pour la gauche. Pour l’occuper, nous devons construire une force qui canalise la contestation et la transforme en une espérance pour la majorité sociale. Une chose est sûre, c’est que la lutte n’est jamais vaine : « Elle éduque, elle aguerrit, elle entraîne et elle crée », pour reprendre le mot de Victor Griffuelhes sur la grève. À nous d’écrire la nouvelle page du jour qui se lève.
Jérôme Guedj
Par Ian Brossat
Comment caractériser la situation politique actuelle et quel horizon politique au-delà du retrait de la réforme ? On a posé la question aux membres des quatre partis de la Nupes.
Rude exercice que celui qui consiste à dresser aujourd’hui le bilan des trois mois intenses qui viennent de s’écouler. Pour au moins deux raisons. D’abord, parce que la bataille des retraites n’est pas terminée, n’en déplaise au président de la République qui voudrait refermer cette « séquence » comme on termine la première saison d’une série. La mobilisation se poursuit, elle prend des formes nouvelles avec les « casserolades », les manifestations de colère qui accompagnent toutes les sorties publiques des figures de la Macronie...
Ensuite, la situation est difficile à résumer précisément parce qu’elle est traversée de contradictions multiples. D’une part, une intersyndicale unie, des mobilisations gigantesques rassemblant des millions des travailleurs, des grèves massives – malgré le sacrifice que représente une journée de salaire perdue dans cette période d’inflation galopante – et surtout le soutien constant et encore inentamé des Français. Tout cela est bel et bien réel. Nous ne l’avons pas rêvé. Nous l’avons fait. Collectivement.
« La France n’est plus tout à fait la même à l’issue de ces trois mois. Les idées de justice et de solidarité ont gagné du terrain. Pour le dire en quelques mots : ils ont d’ores et déjà perdu. Nous n’avons pas encore gagné. »
D’autre part, un gouvernement qui a choisi jusqu’à présent de rester droit dans ses bottes, balayant d’un revers de main la colère populaire. Il a usé de tous les outils les plus autoritaires qui sont à sa disposition : du 49.3 à la répression policière sur les manifestants en passant par les maires mis à l’index par les préfets pour avoir osé afficher leur soutien à la grève sur le fronton de leur mairie. En conclure que la mobilisation a été un échec serait trop rapide. Parce que la France n’est plus tout à fait la même à l’issue de ces trois mois. Les idées de justice et de solidarité ont gagné du terrain. Pour le dire en quelques mots : ils ont d’ores et déjà perdu. Nous n’avons pas encore gagné.
C’est donc cette perspective de victoire qui doit nous occuper. Gagner sur les retraites et conquérir le pouvoir demain. La question est d’autant plus vive que nous ne sommes pas seuls dans ce combat face à la Macronie. L’extrême droite attend son heure. Et elle sait que la colère sans espoir, c’est de l’or en barre pour elle. C’est donc à nous – à la gauche dans sa diversité – qu’il revient de redonner de l’espoir.
De ce point de vue, l’intersyndicale a assurément beaucoup à nous apprendre. Sur trois points au moins.
Premièrement, par sa capacité à faire l’union sans écraser personne, à bâtir l’unité dans le respect de chacune de ses composante. Et pourtant, ce ne sont pas les différences qui manquent.
Deuxièmement, par sa capacité à mobiliser massivement dans les sous-préfectures autant que dans les grandes métropoles.
Troisièmement, en faisant la démonstration qu’il est possible de rassembler une très large majorité de notre peuple autour des enjeux du travail : sa place dans nos vies, sa rémunération, son sens...
Nous rassemblons aujourd’hui un Français sur quatre. C’est le score de la Nupes aux dernières législatives. C’est celui qu’on nous prête si des élections avaient lieu demain. L’intersyndicale, elle, rassemble trois Français sur quatre. C’est dire que nous avons une marge de progression conséquente.
J’ajouterais un élément. La victoire, cela suppose la capacité à rassembler une majorité. Les institutions actuelles font que les élections présidentielle et législatives sont des scrutins à deux tours. Chacun le sait – et cela peut relever de l’évidence – mais j’y insiste. Car l’enjeu n’est pas seulement d’arriver au second tour, mais de le gagner. Longtemps, les duels face à l’extrême droite étaient quasi systématiquement couronnés de victoire. Les dernières législatives l’ont prouvé : ce n’est plus le cas. La qualification au second tour est une condition nécessaire de la victoire, mais pas suffisante. Il nous faut donc montrer dès le premier tour un visage suffisamment rassembleur pour être capables de gagner au second.
De tout cela, parlons ensemble. Débattons. Sans caricatures ni faux semblants. C’est ainsi que nous avancerons ensemble et que nous créerons les conditions des victoires d’aujourd’hui et de demain.
Ian Brossat
publié le 26 avril 2023
par Guillaume Étievant sur https://www.frustrationmagazine.fr
Depuis deux ans, une malédiction semble être tombée sur le monde et sur la France : les prix de très nombreux produits (alimentation, énergies, etc.) ne cessent d’augmenter. Tout le monde n’est pas en difficulté : les actionnaires du CAC 40 ont touché 80 milliards d’euros de dividendes et rachats d’actions en 2022 ! Bref, la population subit durement les hausses de prix, mais les grands groupes s’en sortent très très bien. Se pencher sur les causes de l’inflation actuelle, c’est comprendre comment le capitalisme excelle dans l’art de voler les salariés et d’abuser les consommateurs. Contrairement à ce que l’on nous répète, l’inflation n’est pas “le prix à payer” pour soutenir les Ukrainiens face à l’invasion russe : elle est le résultat de choix politiques et économiques qu’il est possible d’inverser.
L’augmentation des prix que nous subissons ne vient pas de nulle part, elle a des causes bien précises qui viennent du fonctionnement du capitalisme. Il faut distinguer les différentes hausses de prix, qui ont des raisons parfois différentes. Les prix du gaz fournis par Engie, le fournisseur historique (ex-GDF), sont réglementés ; ses concurrents TotalEnergies et Eni notamment n’ont pas à obéir à cette réglementation, qui disparaîtra d’ailleurs cette année. Ils sont fixés de telle sorte qu’ils permettent de couvrir les coûts du fournisseur qui les commercialise. Ils peuvent donc potentiellement évoluer de manière importante régulièrement. La Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) présente chaque mois des communiqués de presse indiquant les nouveaux tarifs qu’elle a calculés, en prenant en compte les coûts de transport, d’approvisionnement, de distribution, etc.
1 – Des causes réelles…
La reprise économique de 2021 a fait bondir la consommation de gaz au niveau mondial, notamment en Asie. En parallèle, l’offre a baissé, car une partie de la production a été stoppée par l’épidémie, en mer du Nord en particulier, et les stocks de gaz étaient bas à cause de la rudesse de l’hiver, mais surtout parce que l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les sanctions prises à l’égard de l’agresseur ont réduit nos importations. Et comme la France importe tout le gaz qu’elle consomme, car il n’y en a pas sur son territoire, elle subit de plein fouet la hausse des prix entraînée par ce double effet de hausse de la demande et de baisse de l’offre, qui est répercuté sur les tarifs aux consommateurs. Mais il est faux d’affirmer que cette inflation galopante est la conséquence de la seule guerre en Ukraine, et qu’il serait même “solidaire” avec les Ukrainiens de faire le dos rond ! Depuis le mois dernier, l’Union européenne s’est enfin décidée à mettre en place un nouveau mécanisme afin de plafonner les prix de gros du gaz. Mais le plafond est tellement haut (180 euros le mégawattheure, alors que le prix actuel est autour de 50 euros car l’hiver a été relativement doux… ), que l’effet sera surtout symbolique.
Les prix de l’électricité augmentent également, car ils sont en partie indexés sur… ceux du gaz ! 70% de l’électricité vendue en France vient pourtant des centrales nucléaires. Cette aberration vient de l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité en 2007. Auparavant, il n’y avait qu’un tarif : le tarif réglementé d’EDF qui prenait en compte les coûts réels de production de l’électricité. En ouvrant la concurrence aux intervenants privés (TotalEnergies notamment), qui s’approvisionnent en électricité sur le marché de gros européen, EDF a également dû modifier ses tarifs, qui prennent depuis en compte les prix du marché de gros européen. Sur ce marché, le prix de l’électricité s’ajuste sur le prix du dernier kilowattheure produit. Le gaz est le dernier recours, utilisé en cas de forte demande, quand on a épuisé les ressources tirées des éoliennes, des barrages et du nucléaire. Donc en période de forte consommation d’électricité, comme depuis la reprise économique post-covid, le prix du gaz a un impact important sur le prix de l’électricité aux consommateurs. Si on avait maintenu le monopole d’EDF, on n’aurait pas ce problème.
Le prix du pétrole augmente beaucoup depuis la reprise économique, car il est déterminé par le rapport entre la quantité de pétrole sur le marché et la quantité de demande de pétrole par les raffineurs (qui transforment le pétrole en carburants notamment). Actuellement, la demande est en forte hausse et les producteurs de pétrole contrôlent la quantité de pétrole mise sur le marché pour piloter en partie le niveau des prix. L’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) pourrait augmenter sa production pour diminuer le prix du pétrole, mais elle ne souhaite pas le faire et fait même le contraire : elle limite actuellement sa production pour que le prix du baril dépasse les 100 dollars.
Au-delà de l’énergie, les prix de nombreux produits industriels augmentent, car la reprise économique n’a pas été suffisamment anticipée et les industriels n’ont pas fait assez de stocks. La pandémie a désorganisé les chaînes de production et de logistique. La demande est ainsi très supérieure à l’offre, et les prix augmentent mécaniquement. Par exemple, le prix du bois a flambé notamment à cause de la très forte relance du secteur de la construction (en particulier aux États-Unis). De nombreux produits industriels (fer, acier, etc.) sont très demandés. Le secteur automobile est très touché, car il y a une pénurie de composants qui empêche de répondre à la demande.
Dans l’agriculture et l’industrie agro-alimentaire, à l’impact de la hausse des coûts de l’énergie et donc de transports, vient s’ajouter celle des matières premières, à cause du climat : le cours du blé, par exemple, avait déjà augmenté en 2021 à cause du gel hivernal et des sécheresses l’été. Cette hausse a été démultipliée avec la guerre en Ukraine, car l’Ukraine et la Russie sont de gros exportateurs de céréales.
2 – …Et des entreprises qui profitent
Les entreprises prétendent que si leurs prix de vente augmentent, c’est parce qu’elles répercutent les hausses de coûts qu’elles subissent (hausse des prix de l’énergie, du coût des transports, des matières premières, etc.). En réalité, pour nombre d’entre elles, l’augmentation des prix qu’elles fixent est bien plus importante que cette hausse de leurs coûts. Elles profitent du contexte général : comme la population a conscience d’une inflation généralisée, celle-ci est beaucoup plus prête à continuer à acheter les mêmes produits que d’habitude, même si leurs prix ont beaucoup augmenté, alors qu’en temps normal elle se serait tournée vers un produit concurrent.
La situation est encore pire quand les entreprises sont en situation de quasi-monopole ou dominent fortement leurs marchés, comme on le voit dans les secteurs de l’énergie et du transport. Il y a également les entreprises qui profitent des pénuries pour augmenter massivement leurs prix comme, par exemple, STMicroelectronics, qui fabrique des puces et de microprocesseurs, et qui dégage des niveaux de marge comparables à celles de l’industrie du luxe et a doublé ses profits en 2022.
Ces hausses de prix non justifiées par les hausses de coûts amplifient fortement l’inflation réellement liée à la conjoncture économique et géopolitique (guerre en Ukraine, réduction drastique des importations de gaz et de pétrole russes, rebond très fort de la demande post-covid, difficulté des chaînes d’approvisionnement, hausse du prix des matières premières, politique zéro covid en Chine, etc.).
Il y a plusieurs moyens de vérifier ce que nous venons d’énoncer.
D’abord, on constate des augmentations de prix tellement importantes qu’elles sont forcément décorrélées de l’inflation sous-jacente : par exemple les couches, dont le prix a pour certaines augmenté de plus de 91% entre janvier 2020 et juillet 2022, ou l’eau minérale, pour laquelle on constate jusqu’à 22% de hausse des prix sur un an. Ensuite, on observe des écarts de prix selon les marques pour un même produit : quand le prix du dentifrice d’Unilever, Fluocaril, augmente de 9,7 % et que celui vendu par Gum n’augmente que de 3,75% entre janvier 2020 et juillet 2022, on comprend que l’un des deux profite davantage que l’autre de la période pour massivement augmenter ses prix. Michel-Édouard Leclerc a lui-même indiqué que certaines hausses pratiquées par les industriels étaient injustifiées, sans s’interroger bien sûr sur les marges abusives qu’il s’octroie lui-même en distribuant leurs produits, comme l’a explicité un rapport du Sénat sorti en juillet 2022.
Enfin, le regard sur les taux de marge des entreprises (marge / chiffre d’affaires) est indispensable. La marge, c’est le chiffre d’affaires diminué des coûts que supportent les entreprises et de la masse salariale. Si celles-ci ne faisaient que répercuter sur leurs prix de vente la hausse des coûts qu’elles subissent, on devrait constater une hausse du chiffre d’affaires (liée à l’augmentation des prix de vente) à peu près équivalente à la hausse des charges supportée par l’entreprise et donc un maintien du taux de marge. Ce n’est pas du tout ce qui se passe.
Par exemple, d’après une note de l’institut La Boétie, le secteur agroalimentaire français a vu son taux de marge passer de 30% au premier trimestre 2021 à 44% au quatrième trimestre 2022. Et il ne s’agit pas que d’un effet rattrapage d’une année 2021 encore marquée par le Covid : le taux de marge des industries agroalimentaires a été en effet, au quatrième trimestre 2022, supérieur de 5,8 points au niveau de 2018. Au total, l’augmentation des profits des entreprises explique 41 % de la hausse des prix de production des industries agroalimentaires et 61% de l’inflation des prix non agricoles au dernier trimestre 2022.
L’inflation est quant à elle une opportunité considérable pour les entreprises, qui peuvent jouer sur les deux tableaux : continuer à bloquer les salaires et l’emploi tout en augmentant leur prix de vente pour faire exploser leurs profits.
Les hausses de prix ont ainsi bien pour but d’augmenter les taux de marge. Jusqu’à présent, les entreprises le faisaient principalement en rognant sur les salaires et en supprimant des emplois, bien davantage qu’en augmentant leur prix, ce qui fait que l’inflation était faible jusqu’à l’année dernière. Il y a quelques années, le risque a même été plutôt la déflation, c’est-à-dire la baisse générale et durable des prix (en juillet 2014, par exemple, l’inflation n’était que de 0,4%). En système capitaliste, la déflation est un grave problème économique, car elle diffère les décisions d’achats, chacun attendant une diminution supplémentaire des prix, tandis que les entreprises perdent une partie de leurs débouchés et ne peuvent plus se permettre d’investir à cause de la baisse des prix de leurs produits.
L’inflation est quant à elle une opportunité considérable pour les entreprises, qui peuvent jouer sur les deux tableaux : continuer à bloquer les salaires et l’emploi tout en augmentant leur prix de vente pour faire exploser leurs profits. Par exemple, l’armateur CMA CGM a atteint un bénéfice net de 23,5 milliards d’euros en 2022 (un niveau quasiment jamais atteint par aucune entreprise dans l’histoire de France), grâce à ses hausses de prix qui ont permis à son chiffre d’affaires de progresser de 33,1%. Autres exemples : en 2022, le constructeur automobile Stellantis a vu son bénéfice s’établir à 16,8 milliards d’euros, LVMH à 14,1 milliards d’euros, etc. Au global, trente-huit des quarante sociétés du CAC 40 ont réalisé un bénéfice net cumulé de 152 milliards d’euros en 2022, un chiffre sans précédent. Ces profits considérables ont permis aux dividendes des entreprises du CAC 40 (la part du profit que les actionnaires se versent dans leur compte en banque) d’exploser: ils sont passés de 45,6 milliards d’euros en 2021 à 56,5 milliards en 2022.
3– Comment contrôler les prix ?
Pour mettre fin à ce délire, il faut agir sur plusieurs axes : limiter les hausses de prix et empêcher les multinationales de se goinfrer de profits sur le dos des salariés. En particulier, la hausse des prix de l’énergie n’est pas une fatalité. Plutôt que des mesures électoralistes de court terme comme le bouclier tarifaire mis en place par le gouvernement, il faut changer en profondeur le contrôle des prix de l’électricité et du gaz, en réglementant le prix avec un mode de calcul imposé légalement qui soit indépendant du marché. Ainsi le surcoût serait pris en charge par les distributeurs d’énergie et non par la population elle-même, contrairement à la baisse des taxes demandées par certains et aux indemnisations versées aux entreprises par le gouvernement. Et, à moyen terme, il faudrait revenir à la situation de monopole public que connaissait EDF et GDF avant les libéralisations dictées par l’Union européenne.
Par ailleurs, concernant les denrées alimentaires, il faut fixer un plafond. Cela a déjà été fait par le passé. On peut penser à la loi du maximum de 1793 par exemple, qui imposait un plafond pour le prix des grains. Et on a tendance à oublier que de 1793 à 1986, le prix du pain était réglementé en France ! Depuis le prix est totalement libre, mais cela n’a rien d’une fatalité et c’est finalement très récent dans notre histoire.
En Belgique, l’ensemble des salaires a augmenté mécaniquement cette année, car ils sont indexés sur l’inflation.
Il paraît toutefois difficile d’encadrer la totalité des prix des biens de consommation. Dès lors, en parallèle à l’encadrement des prix des produits de première nécessité, il faudrait indexer les salaires sur l’inflation, c’est-à-dire faire en sorte que les salaires augmentent automatiquement parallèlement à la hausse des prix. Là encore, cela n’a rien de particulièrement révolutionnaire. Ce qu’on appelle l’échelle mobile des salaires a existé en France de 1952 à 1982, quand Mitterrand a mis fin à cet héritage fondamental de notre modèle social au nom de la “modernisation” du pays. Et cela existe encore dans certains pays. En Belgique, par exemple, l’ensemble des salaires a augmenté mécaniquement cette année, car ils sont indexés sur l’inflation. Le salaire de base des employés en Belgique a ainsi progressé de 11% l’année dernière. Au Luxembourg, il y a également un système d’ajustement automatique des salaires et traitements dès que l’inflation cumulée atteint 2,5% de l’indice du coût de la vie (prix à la consommation). Cette obligation s’impose à tous les employeurs et est contrôlée par l’inspection du travail. Le gouvernement luxembourgeois l’a malheureusement suspendu l’année dernière.
Toutes ces mesures ne suffiront toutefois pas. Si on plafonne certains prix, les industriels et les distributeurs se rattraperont en augmentant davantage ceux de leurs autres produits. Si on impose par la loi une hausse des salaires, certaines entreprises risquent de licencier encore plus et de demander plus de “productivité” aux salariés restants pour maintenir leur taux de profit. Pour vraiment sortir de l’ornière durablement, c’est directement sur leur pilotage qu’il faut agir en les débarrassant de la toute-puissance de leurs actionnaires qui n’auront toujours en ligne de mire que la hausse de leur propre rémunération au détriment de la qualité de vie de tout le reste de la population. Nationalisons, socialisons, révolutionnons.
publié le 25 avril 2023
Antoine Perraud sur www.mediapart.fr
Deux généraux rivaux se disputent le pouvoir suprême à Khartoum, en proie au chaos. Le vainqueur entend mettre fin au soulèvement populaire en cours depuis quatre ans. Et rejoindre ainsi le clan des potentats ayant clos les espoirs du printemps arabe après 2011.
Au Soudan, l’arbre de l’évacuation des ressortissants occidentaux ne doit pas cacher la forêt d’une situation politique qui ne saurait être réduite à de vagues « luttes tribales » sorties de l’imaginaire colonial.
L’enjeu relève d’une tragédie planétaire en cours depuis l’échec des printemps arabes en 2011 : les pays du Sud ont-ils droit aux conquêtes démocratiques ou doivent-ils subir la férule de dictateurs idoines ?
La question se pose en ces termes, à Khartoum, depuis le renversement d’Omar el-Béchir sous la pression populaire, le 11 avril 2019. Ce président au tropisme islamiste était en place depuis trente ans – il avait pris le pouvoir en 1989, lors d’un coup d’État militaire.
Un processus de transition était censé s’être mis en place une fois le tyran déposé. Un pouvoir civil parviendrait-il à prendre et à tenir les rênes soudanaises ?
C’était compter sans la nature militaire, qui a horreur de ce genre de vide. Dès le mois d’octobre 2021, le général Abdel Fattah al-Burhane mettait fin à l’intermède politique. À son profit, alors qu’il chapeautait le Conseil de souveraineté – supposé regrouper civils et militaires chargés d’organiser cette fameuse transition en forme de ligne d’horizon inatteignable.
Al-Burhane, général putschiste à la tête de l’armée régulière, était alors épaulé par le chef d’une milice – les FRS (Forces de soutien rapide) –, Mohamed Hamdane Daglo, dit Hemetti. Les deux hommes, alliés pour écarter les civils, sont devenus rivaux pour placer le Soudan sous leur coupe.
Les combats qui mettent Khartoum et ses 5 millions d’habitants à feu et à sang depuis le 15 avril dernier marquent donc l’acmé de leur antagonisme. Celui-ci a été attisé par toutes les dictatures d’Afrique et du Moyen-Orient, opposées à ce qu’une alternative démocratique vît le jour au Soudan.
De surcroît, un grand jeu d’influences croisées mêle au Soudan la Chine (intéressée par le pétrole) aussi bien que les Émirats arabes unis (qui tiennent l’agriculture encore davantage que d’autres pays du Golfe).
Sans oublier la Russie qui, dans son entreprise prédatrice menée sur le terrain africain, a pris le parti des FRS en vue de mettre la main sur l’exploitation aurifère du Soudan – où le groupe Wagner a ses entrées – et de consolider ainsi sa présence sur le continent, avec à la clef une base navale en mer Rouge.
Quant à l’Onu et à la communauté internationale – souvent réduite aux intérêts occidentaux donc américains en premier lieu –, elles ont une fois de plus usé de sanctions illusoires, inefficaces et contraires à l’effet recherché.
Couper toute aide après le pronunciamento militaire d’octobre 2021 a surtout sapé la capacité du peuple soudanais à se dresser face aux despotes du cru et à leurs troupes, qui échappent de leur côté aux mesures ainsi infligées.
« Groupes rebelles »
La situation actuelle – rivalité meurtrière entre deux chefs de guerre embrasant l’un des pays les plus pauvres du globe – n’est pas sans une épaisseur historique qu’il faut prendre en compte.
À commencer par la fragmentation du Soudan, dont se sont souciées comme d’une guigne les couches sociales ayant continué de prospérer dans la capitale Khartoum, longtemps épargnée alors que l’arrière-pays était dévasté.
Depuis son accession à l’indépendance en 1956 – un an avant le Ghana de Nkrumah –, le Soudan fut en effet, quasiment sans discontinuer, la proie de guerres civiles menées par des « groupes rebelles ». Et ce, au moins jusqu’à l’indépendance du Soudan du Sud, en 2011.
Longtemps considérée comme un rempart contre les visées sécessionnistes, l’armée en est venue à siphonner les ressources du pays, à accaparer les 4/5 du budget de l’État, pour en fin de compte se lancer dans une compétition endogène et fratricide en vue de monopoliser le pouvoir.
La guerre au Darfour, avec son lot de violations des droits humains, voire de crimes contre l’humanité, s’avère, depuis 2003, le principal conflit régional ayant permis aux mercenaires de mettre sur pied des troupes paramilitaires tenant désormais la dragée haute à l’armée régulière.
Dans l’émission de Mediapart « Présence du passé », en 2021, nous avions décrypté avec trois universitaires une tentation occidentale trop bien ancrée : faire une lecture ethno-tribale de la situation au Soudan, en racialisant les rapports sociaux. C’est-à-dire tout réduire à une lutte entre les Arabes, musulmans, descendant des anciens esclavagistes et les Africains, non musulmans, issus des anciennes populations serviles. Ces rapports de domination ont certes existé, mais ils phagocytent la complexité.
De même, il est trop schématique d’opposer, dans la société hétérogène soudanaise, les éléments religieux aux nationalistes longtemps marxisants. Il existe une dimension sociale qui explique le conflit en cours : corruption, inégalités, crise économique.
Dans un tel contexte mouvant et instable, alors que la population civile se terre ou s’exile, deux hommes de guerre se livrent donc une lutte sans merci. Le général Abdel Fattah al-Burhane a pour lui une armée régulière de près de 250 000 hommes – la plupart issus de l’ancien régime islamiste du président renversé Omar el-Béchir. Son numéro deux qui rêve de devenir numéro un, « Hemetti », est à la tête d’une milice paramilitaire d’environ 120 000 mercenaires ayant joué un rôle crucial dans la déposition d’Omar el-Béchir en avril 2019.
Ces deux forces, irréconciliables sur le papier, entendent porter sur le pavois leur chef, qui pourrait alors clore une bonne fois pour toutes l’épisode révolutionnaire d’il y a quatre ans. Le vainqueur s’érigerait ainsi en chape suprême, à la manière du maréchal Sissi en Égypte.
Il obtiendrait quitus pour avoir mis fin à l’incertitude comme à l’instabilité. Et il recevrait, bien entendu, son large écot de la part des intérêts du G7 ainsi que des BRICS, satisfaits de pouvoir à nouveau se repaître sans souci des richesses du Souda
publié le 24 avril 2023
Mickaël Correia sur www.mediapart.fr
Il y a un an jour pour jour, le président Emmanuel Macron assurait le soir-même de sa réélection vouloir « faire de la France une grande nation écologique ». Mais le bilan depuis cette déclaration s’apparente plus à une politique de sabotage climatique qu’à une réelle réponse politique face à l’urgence d’un monde qui brûle.
L’anL’an dernier, durant l’entre-deux-tours de la présidentielle, Emmanuel Macron l’avait promis : sa politique « sera écologique ou ne sera pas ». Et le soir de sa réélection, il y a un an jour pour jour, le chef de l’État de déclarer : « Faire de la France une grande nation écologique, c’est notre projet. »
Ce quinquennat, qui s’achèvera en 2027, est celui de la dernière chance face à l’urgence climatique, qui nous impose de diviser par deux nos émissions d’ici à la fin de la décennie.
Le Haut Conseil pour le climat, vigie de l’action climatique du gouvernement, le dit sans ambages : le défi majeur d’Emmanuel Macron consiste à doubler le rythme de baisse des émissions de CO2 du pays.
Un chantier titanesque quand on sait que l’État français a récemment été condamné par deux fois en justice pour son inaction climatique.
À peine trois mois après la reconduction à la tête de l’État d’Emmanuel Macron, tandis que la France suffoquait de chaleur et que la Gironde brûlait, le gouvernement a fait voter en juillet 2022 à l’Assemblée nationale l’installation d’un terminal méthanier au large du Havre.
Face à la baisse des approvisionnements en gaz russe, et alors que les centrales nucléaires fonctionnaient au ralenti, l’État français a choisi d’importer via ce terminal havrais du gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance des États-Unis. Qu’importe si ce combustible fossile est extrêmement néfaste pour le climat, et soit issu de gaz de schiste, dont l’extraction est désastreuse pour les écosystèmes et interdite en France depuis 2011.
Durant ce même mois de juillet, le gouvernement Borne a acté le redémarrage pour l’hiver 2022-2023 de la centrale à charbon de Saint-Avold (Moselle). Celle-ci avait pourtant fermé quatre mois plus tôt, conformément à la promesse d’Emmanuel Macron d’arrêter les infrastructures charbonnières d’ici à 2022.
Ce recours temporaire au charbon augure le pire en matière de réchauffement. Première source des dérèglements du climat, la combustion de charbon pour produire de l’électricité engendre à elle seule 45 % des émissions mondiales de CO2.
Enfin, toujours en juillet 2022 et en pleine canicule, Emmanuel Macron a reçu en grande pompe dans le parc du château de Versailles, Mohammed ben Zayed Al Nahyane, le président des Émirats arabes unis.
Ce dernier est venu conclure un mégacontrat pétrolier entre Abu Dhabi National Oil Company (Adnoc), la compagnie énergétique nationale émirienne et TotalEnergies afin d’abreuver la France en diesel bon marché.
Saper les politiques climatiques
Mais depuis la réélection d’Emmanuel Macron, le gouvernement ne fait pas que souffler sur les braises du réchauffement planétaire en perpétuant notre dépendance au pétrole, au gaz et au charbon. Il renonce aussi sciemment à déployer les politiques publiques nécessaires pour répondre aux dérèglements du climat.
Durant tout l’automne, à contre-courant des recommandations de l’ONU et de la Commission européenne, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, s’est obstiné à refuser de taxer les superprofits des firmes fossiles, premiers moteurs de l’emballement climatique. Alors que l’Espagne, l’Italie ou le Royaume-Uni ont instauré une taxe temporaire sur les profits des pétroliers pour aider les ménages les plus précaires.
Autre exemple, alors qu’en Europe le nombre de vols en jet privé a augmenté de 64% durant 2022, atteignant des niveaux record en France, Christophe Béchu, ministre de la transition écologique, s’est encore prononcé en mars dernier contre l’interdiction des jets.
Et quand un fonds de transition écologique, doté de deux milliards d’euros, a été annoncé par la Première ministre, Élisabeth Borne, fin août 2022, c’est pour qu’ensuite, en avril 2023, le gouvernement choisisse parmi les premiers projets l’aménagement de deux zones d’amarrage pour les grands yachts dans le golfe d’Ajaccio (Corse-du-Sud). Une décision qui a créé l’ire des associations écologistes locales qui luttent contre ces palaces flottants ultrapolluants.
Un sabotage en règle
C’est tout aussi un travail de sape climatique qu’opère le gouvernement depuis un an.
Le 31 décembre 2022, le soir de ses vœux aux Français, Emmanuel Macron a asséné en direct à la télévision : « Qui aurait pu prédire la crise climatique aux effets spectaculaires encore cet été en France ? » Une phrase qui balaie d’un seul geste le fait que le premier rapport du Giec date de 1990. Et que depuis 1995, vingt-sept sommets internationaux (ou COP), se sont déroulés.
Un mois plus tard, en janvier dernier, Mediapart a dévoilé comment le Haut Conseil pour le climat, organisme indépendant lancé fin 2018 par le président de la République, a été repris en main par son nouveau directeur exécutif, proche d’Emmanuel Macron et des milieux pro-industries.
Réputé pour ses publications de haute qualité scientifique étrillant sévèrement l’inaction du gouvernement, le Haut Conseil pour le climat a vu en juin 2022 les pans les plus critiques de son dernier rapport annuel sur les politiques climat en France édulcorés, voire supprimés, afin d’être plus aligné politiquement sur l’Élysée.
De même, d’après un décompte réalisé par Mediapart en mars dernier, plus d’une vingtaine de responsables publics détiennent des actions de TotalEnergies. Parmi les parlementaires et ministres actionnaires du géant pétrolier français, la moitié appartiennent à la majorité présidentielle.
Une situation qui pose des questions d’ordre déontologique et politique, à l’heure de l’accélération du dérèglement climatique, quand on sait que plusieurs élu·es ont voté contre la taxation des superprofits des grands groupes énergétiques ou pour l’installation du terminal méthanier du Havre, qui bénéficiera à TotalEnergies.
Dernière illustration en date de ce sabotage en règle : début avril, les député·es Renaissance, en cheville avec les élu·es Les Républicains et RN, ont repris les argumentaires du lobby du secteur publicitaire pour torpiller en commission parlementaire un texte interdisant les très énergivores écrans publicitaires.
Alors que l’État demande aux Français des efforts de sobriété et que, dans la rue, 55 000 panneaux publicitaires digitaux sont allumés, l’offensive contre cette proposition de loi bénéfique pour le climat a été orchestrée par le député Renaissance de la Vendée, Stéphane Buchou. Ce dernier a été de 2009 à 2017 directeur adjoint de Cocktail Vision, une entreprise se définissant comme le « premier réseau numérique publicitaire outdoor grand format de France ».
Le député a assuré à Mediapart : « Je suis parfaitement neutre dans ma façon de suivre ce dossier. »
Le 3 avril dernier, le Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa), l’organisme missionné pour réaliser l’inventaire français des émissions, a estimé que les rejets de gaz à effet de serre ont baissé de 2,5 % dans le pays l’an dernier.
Aussitôt, Renaissance s’est précipité sur les réseaux sociaux pour qualifier Emmanuel Macron de « Président de l’écologie des solutions ». C’était oublier de dire que cette baisse était due, selon le Citepa, en majeure partie à des facteurs conjoncturels, comme un hiver très doux et des prix élevés de l’énergie.
Une réduction des émissions due aux conséquences de l’inaction climatique, en somme. Mais qui aurait pu prédire que la majorité présidentielle allait mentir de nouveau ?
publié le 23 avril 2023
Nadia Sweeny sur www.politis.fr
La stratégie des opposants à la réforme des retraites fonctionne : la multiplication des manifestations partout sur le territoire entrave les déplacements ministériels. Les préfets tentent par tous les moyens de les interdire à coup d’arrêtés au contenu parfois ubuesque et publiés à la dernière minute. Un procédé illégal.
Ça fonctionne ! Les manifestations des opposants à la réforme des retraites prévues à chaque déplacement ministériel entravent avec brio les agendas des ministres. Face aux comités de « non-accueil » de la CGT ou des « CasserolesChallenge » d’Attac, nombreux sont les membres du gouvernement à annuler leurs déplacements. Ce 21 avril, François Braun, ministre de la Santé, devait se rendre à Neuilly-sur-Marne. Annulé. Olivier Klein, secrétaire d’État au Logement, devait visiter la Bourse départementale du travail à Bobigny. Annulé. Carole Grandjean, ministre déléguée chargée de l’Enseignement et de la formation professionnels, devait se rendre dans deux lycées à Toulouse. Annulé. Olivia Grégoire, ministre déléguée chargée des Petites et moyennes entreprises a écourté son passage à La Baule.
Pour tenter de limiter ces mouvements, l’État reprend ses méthodes préfectorales développées depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites : la publication d’arrêtés d’interdictions de manifester à la dernière minute, voire même après la date d’application. Et ce, en toute illégalité. Le 6 avril, le tribunal administratif de Paris avait déjà décidé que « le défaut de publicité adéquate (…) ainsi que leur publication tardive, faisant obstacle à l’exercice du référé liberté » portait « une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’exercer un recours effectif ». Quel que peu agacé, il a ordonné au préfet de publier ces arrêtés « dans un délai permettant un accès utile au juge des référés ».
Les délais ne permettent pas de saisir les tribunaux administratifs
Or les préfectures n’en tiennent pas compte. À Lyon, la préfecture du Rhône a publié le mercredi 19 avril, un arrêté d’interdiction de manifester qui s’appliquait la veille, le 18 avril à partir de 18 heures. Pour la manifestation du mercredi 19 au soir : l’arrêté est publié une heure avant son entrée en vigueur. Techniquement, cela empêche non seulement la publicité effective de cette décision et donc sa prise en compte par les citoyens – dont quatorze ont été verbalisés mercredi soir sur foi de cet arrêté – mais aussi toute voie de contestation devant le tribunal administratif.
Contacté, le cabinet de la préfète du Rhône, Fabienne Buccio, répond : « Les informations relatives aux arrêtés préfectoraux cités ont été publiées sur notre compte Twitter pour un relais, dans les minutes qui suivent, dans l’ensemble de la presse locale (radio, PQR, web et TV). » Or le tweet annonçant l’interdiction du mardi 18 avril a été publié à 18h24 – soit après l’entrée en vigueur, et celui du mercredi 19, à 16h59 – soit une heure avant. Autant de délais et de méthodes qui ne permettent toujours pas une saisine du tribunal administratif.
« C’est une nouvelle pratique qu’on a vu se développer ces derniers mois, constate maitre Jean-Baptiste Soufron, à l’origine du dépôt de plusieurs référé-libertés contre ces arrêtés. On essaye de saisir le plus vite possible c’est très difficile. »
« On détourne l’esprit des textes pour museler l’opposition »
Avec l’association de défense des libertés constitutionnelles (ADELICO), il a contesté l’arrêté de la préfecture de l’Hérault prise en vue de la visite d’Emmanuel Macron à Granges et publié encore très tardivement. Cet arrêté mentionnait aussi l’interdiction dans un périmètre de sécurité, des « dispositifs sonores portatifs ». Ce qui s’est traduit sur place par la confiscation des casseroles et le développement, dans les médias, d’un discours étonnant de la part de majorité : « Être accueilli par des casseroles c’est un trouble à l’ordre public », a clamé Nadia Hai, députée Renaissance sur France info. « La confiscation des casseroles c’est une affaire de maintien de l’ordre », selon Pap Ndiaye, ministre de l’Éducation nationale.
Ils détournent les textes anti-terroristes pour en faire autre chose mais ça ne marche pas : ça devient ridicule
Pour interdire les « dispositifs sonores portatifs » la préfecture de l’Hérault a appliqué un périmètre de sécurité en utilisant l’article L. 226-1 du code de la sécurité intérieure. Ce même texte a aussi été utilisé par la préfecture du Bas-Rhin, pour interdire les manifestations mercredi 19 avril, lors de la visite du président. Or ce texte ne peut s’appliquer que pour prévenir des « risques d’actes de terrorisme ».
Son utilisation pour interdire les manifestations constitue un détournement des textes pour l’avocat de l’ADELICO. « Ils détournent les textes anti-terroristes pour en faire autre chose mais ça ne marche pas : ça devient ridicule et quand les choses deviennent ridicules, c’est qu’on est déjà dans l’abus de pouvoir, de décisions qui relèvent de l’autoritaire, insiste Jean-Baptiste Soufron. C’est du droit d’école de commerce et de sciences po : on joue avec les mots, on ignore l’esprit des lois pour priver les gens de leurs droits. On détourne l’esprit des textes pour museler l’opposition. »
Sans surprise, le tribunal administratif n’a pas eu le temps de se prononcer sur la légalité de l’arrêté de la préfecture de l’Hérault. L’exécutif « coupe court à toute forme d’exercice de contre-pouvoir, constate maître Soufron, ce sont les mêmes méthodes qu’avec le Parlement ». Mais les associations ne lâcheront pas, nous indique-t-on, et cherchent le moyen d’accélérer leur saisine.
De nouveau, ce vendredi à l’occasion de la visite d’Élisabeth Borne dans l’Indre, trois arrêtés préfectoraux d’interdictions de manifester ont encore été publiés le matin même pour une application dès… 9heures.
Questionné par France Info sur cette interdiction, Élisabeth Borne a nié : « Il n’y a pas une interdiction de manifester. » Ceci n’est donc pas une pipe.
publié le 22 avril 2023
Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr
Malgré son engagement contre la réforme des retraites, la gauche peine à apparaître comme le débouché naturel à la crise. Une situation qui préoccupe intellectuels et responsables de partis, pour qui les « 100 jours » fixés par Macron sont marqués du sceau de l’incertitude.
« Ambiguë », « incertaine », « équivoque » : les cadres des partis de gauche rivalisent de prudence pour décrire la situation politique et sociale du pays. D’un côté, le mouvement d’opposition à la réforme des retraites a, sur le papier, essuyé revers sur revers : la loi est passée, le Conseil constitutionnel l’a validée, elle a été promulguée, Emmanuel Macron a parlé, en espérant tourner la page.
De l’autre, le pouvoir sort ostensiblement affaibli de la séquence : ses mensonges ont été révélés, il a été contraint de contourner le vote de l’Assemblée nationale, il fait face à un mouvement social massif et tenace, et le président de la République comme ses ministres ne peuvent plus se déplacer sans provoquer un concert de casseroles.
Dans ce contexte, les notions de « victoire » et de « défaite » sont relatives. Les dirigeants de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) attendent beaucoup de l’échéance du 1er mai, fixée par une intersyndicale toujours soudée, pour faire une nouvelle fois la démonstration de l’illégitimité des politiques décidées par le chef de l’État, et signifier à ce dernier que le chapitre n’est pas clos.
Une éventuelle validation de la deuxième demande de référendum d’initiative partagée (RIP) par le Conseil constitutionnel, le 3 mai, ouvrant une campagne de neuf mois pour recueillir les signatures de 4,8 millions d’électeurs et électrices, pourrait donner un sursis institutionnel aux contestataires. De même que la proposition de loi déposée par le groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (Liot) demandant l’abrogation de la réforme, qui pourrait être examinée le 8 juin.
Mais la gauche partisane aura bientôt épuisé son stock de recours légaux pour éviter cette réforme. Toute l’énergie qu’elle a déployée pour appuyer le mouvement social, dans l’arène parlementaire comme dans celle des luttes – apport aux caisses de grève, ronde des commissariats, présence aux piquets de grève –, n’a pas suffi.
Une gauche engagée mais sans prise
Dès le mois de janvier, la gauche voyait pourtant dans la bataille des retraites une occasion historique : celle de s’affirmer comme l’alternative politique à un pouvoir minoritaire. « Si ça marche, ça sera une victoire de la gauche sociale. En revanche, si la réforme passe crème, ce sera dépressif pour nous », anticipait le député socialiste Jérôme Guedj à la mi-janvier. « Les doutes sur la Nupes peuvent être vite balayés si on mène cette bataille ensemble et qu’on la gagne », abondait son homologue de La France insoumise (LFI) Sarah Legrain.
Depuis, de la quasi-scission du Parti socialiste (PS) aux coups de boutoir du secrétaire national du Parti communiste français (PCF) Fabien Roussel contre la Nupes, en passant par la crise interne de LFI et la faiblesse structurelle d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), les doutes persistent. Les opposant·es à la coalition de gauche se sont même saisi·es des résultats de la législative partielle en Ariège – dont il est pourtant impossible de tirer des conclusions nationales – pour instruire son procès.
« Ce qu’a révélé la séquence, c’est que la Nupes reste un espace politique insuffisamment structuré et unitaire », déplore Alain Coulombel, membre du bureau exécutif d’EELV, qui regrette qu’elle en soit restée au stade d’une simple « coalition parlementaire ». La Nupes pourrait ainsi se présenter divisée aux élections européennes de 2024, fermant la parenthèse de son existence : « On est loin d’exprimer un projet cohérent, alternatif, avec des équipes qui travaillent ensemble sur les territoires, c’est ce qui me fait peur », ajoute l’écologiste.
C’est un mouvement qui a été fondamentalement apartisan, c’était d’ailleurs la condition de son succès.
Sur la même ligne, l’économiste Maxime Combes, longtemps militant à Attac, regrette l’abandon du parlement de la Nupes, censé faire du liant entre mouvements sociaux et politiques : « Comme il n’existe plus, le seul endroit où la Nupes existe [l’intergroupe parlementaire – ndlr] n’est pas visible de l’extérieur, ça ne donne donc aucun exemple à suivre au niveau local. »
Le coordinateur des espaces de LFI, Manuel Bompard, a beau appeler à installer « des assemblées de la Nupes dans chaque circonscription ou au niveau des communes » et à rendre « possible l’adhésion directe », l’acte 2 de la coalition, tant annoncé depuis des semaines, peine à démarrer.
Mais la crise de la gauche est même plus profonde que cela. Quand bien même la Nupes serait plus structurée, l’idée selon laquelle la gauche apparaîtrait mécaniquement comme le « débouché politique » du mouvement est, selon le politiste Rémi Lefebvre, « irréaliste ». « C’est un raisonnement du vieux monde, dit-il. Même si, dans le débat sur le travail, l’agenda politique était placé idéologiquement à gauche, c’est un mouvement qui a été fondamentalement apartisan, c’était d’ailleurs la condition de son succès. »
Cette caractéristique n’est pas propre à la mobilisation contre la réforme des retraites. Elle est commune à de nombreux mouvements sociaux depuis vingt ans qui, sous l’effet des alternances politiques et des déceptions en cascade qu’elles ont provoquées, ont pris leur distance vis-à-vis de la politique institutionnelle. Cette autonomisation s’est vérifiée, par exemple, à l’occasion du mouvement des « gilets jaunes », qui n’a pas trouvé de traduction politique.
La fin d’une époque
Dès lors, partant de cette hétérogénéité idéologique et sociale nouvelle de la sphère protestataire, le pari que la gauche pourrait remporter la mise est audacieux. « Les réflexes des Trente Glorieuses selon lesquels il y aurait un débouché naturel aux mouvements sociaux à gauche ne sont plus opératoires : si on veut vraiment donner un débouché politique, il faut réfléchir aux médiations sociales, intellectuelles, culturelles, entre les frustrations accumulées dans ces mouvements et un programme qui apporte des éléments positifs dans une campagne électorale. Or cette pensée des médiations reste largement à élaborer », estime le politiste Laurent Jeanpierre.
À l’occasion des congrès respectifs des partis de gauche, qui se tenaient pour certains en même temps que le mouvement contre la réforme des retraites, le hiatus entre les préoccupations exprimées dans la rue et les orientations programmatiques qui devaient y être décidées est apparu très clairement.
« Ce qui est le plus frappant, c’est le contraste entre le mouvement social unitaire, digne, sérieux, inventif, capable de se rénover et de se reformuler à chaque fois, et une gauche plus encline à cultiver son jardin, voire à montrer ses divisions sur les choix stratégiques », critique l’économiste Maxime Combes. Or, selon lui, le mouvement a pris un tournant, en passant d’un conflit social à une crise de régime qui exige une réponse politique. « Mais où sont les initiatives politiques ? », questionne-t-il.
De fait, LFI campe sur la position qu’elle a adoptée pendant la bataille parlementaire, et qui fait partie de son ADN. En incarnant un « pôle de radicalité » – y compris dans le style – sur le socle programmatique de la présidentielle, elle pense capter une partie de la colère sociale et ainsi permettre la « révolution citoyenne ». Le 11 avril, devant une trentaine de député·es et de collaboratrices et collaborateurs insoumis à l’Assemblée, Jean-Luc Mélenchon félicitait ses troupes dans ce sens, validant la stratégie du conflit et jugeant que le mouvement insoumis devait miser sur l’action pour faire revenir le bloc des abstentionnistes aux urnes.
À l’heure de faire un premier bilan de la mobilisation contre la réforme des retraites, le député LFI Paul Vannier confirme cette analyse, en y ajoutant une dose de triomphalisme : « On a infligé une défaite politique majeure à Macron sur le front parlementaire : ils n’ont pas réussi à faire voter cette réforme. Et je suis très serein sur la Nupes : nous sommes en train de remporter une victoire politique, la Macronie s’effondre, la question de l’alternative se pose. »
Mais à cette question posée, les réponses à gauche divergent. Si tous, au sein de la Nupes, s’accordent sur la nécessité d’une dose de radicalité, certains plaident pour abandonner un registre parfois qualifié de « populiste de gauche » et jugé repoussoir pour une partie de l’électorat. Les mêmes plaident pour un fonctionnement plus démocratique.
Pour le politiste Philippe Marlière, qui fait partie de ceux-là, il convient de faire renaître une « social-démocratie de gauche ». « La gauche est dans une impasse parce que son pôle dominant est populiste, alors que le moment populiste est passé en Europe, dit-il. Pour gagner dans un cadre libéral démocratique, dans un régime capitaliste, il faut renvoyer une image de crédibilité et de compétence politique. Le malheur de la gauche française, c’est que les partis préfèrent sauvegarder leur pré carré dans la défaite, plutôt que de participer d’un projet collectif en faisant des compromis, à commencer par LFI. »
C’est le moment de faire des propositions pour régler la crise démocratique. Mais comme il y a un vide de leadership, rien ne se fait. Chloé Ridel, porte-parole du PS
De plus, l’absence d’un leadership incontesté au sein de la Nupes n’arrange pas ses affaires. « Maintenant que tout le monde est conscientisé sur le caractère tout-puissant de l’exécutif par rapport au Parlement, et sur le fait qu’on peut se faire brutaliser en toute légalité, c’est le moment de faire des propositions pour régler la crise démocratique. Mais comme il y a un vide de leadership, rien ne se fait », observe la porte-parole du PS Chloé Ridel.
Par contraste, la situation du Rassemblement national (RN) a de quoi faire pâlir la gauche : son leadership est incontesté, sa candidate pour 2027 toute trouvée, son groupe ne souffre d’aucune division, et sa nature d’extrême droite a été largement relativisée, par des intellectuels comme Marcel Gauchet dès la présidentielle, et désormais par une partie de la majorité présidentielle.
« On a récusé à toute force chaque argument du pouvoir, mais ça invisibilise le RN, qui avance à bas bruit comme au moment des législatives. Je pense qu’il n’y a pas eu assez d’analyse sur l’espace médiatique et sur le positionnement du RN », pointe l’historienne Ludivine Bantigny.
Concernant le leadership de la gauche, Jean-Luc Mélenchon a récemment semblé donner un coup de pouce à François Ruffin dans un message sur Twitter commentant un sondage qui plaçait le député picard au second tour de la présidentielle. Si personne n’y voit la désignation de son successeur à l’élection présidentielle, certains veulent toutefois « saisir la balle au bond » pour accélérer ces discussions et l’approfondissement de la Nupes, à l’instar de la députée écologiste Sophie Taillé-Polian.
« C’est une très bonne nouvelle que Jean-Luc Mélenchon pose lui-même la question de la pluralité de personnalités pour nous représenter, affirme-t-elle. L’acte 2 de la Nupes ne peut pas se passer dans un conclave indéfini. Si on tourne autour du pot trop longtemps, ça risque de créer une dynamique négative : il faut renouveler le programme sans en changer la philosophie générale, aller plus loin dans sa crédibilisation, donner des priorités. Ce sont des débats importants. »
À lire aussi l’interview de François Ruffin publié le 25 mars sur ce site (ruvrique « les articles »)
D’autant plus importants que si la mobilisation se solde par une défaite, la colère pourrait prendre une tournure amère. « Quand la colère est sans espérance, sans imaginaire alternatif, ça produit du ressentiment qui, historiquement, ne nourrit pas la gauche mais l’extrême droite. Pour moi, la clé est là », conclut l’historien du communisme Roger Martelli.
publié le 21 avril 2023
Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr
Déplacement d’Emmanuel Macron ce jeudi à Ganges, dans l’Hérault, sur le thème de la ruralité et de l’éducation. Il n’est pas allé au contact de la foule mais elle a bruyamment fait entendre sa colère. Reportage dans le comité d’accueil cévenol.
Ganges (Hérault).– Quand passer des casseroles en douce devient un acte de résistance. À Ganges, ce jeudi matin, l’interdiction préfectorale (lire notre article sur la légalité contestable de cette interdiction) de détenir tout « dispositif sonore portatif » est prise très au sérieux par certains gendarmes, qui n’hésitent pas à confisquer casseroles et tambourins aux points de filtrage de la commune, quelques heures avant l’arrivée d’Emmanuel Macron en terre cévenole.
« Ce n’est pas grave, le bistrot nous a passé des casseroles ! », rigole un cégétiste, chasuble jaune usée sur les épaules. Les ustensiles de cuisine, de toute sorte et de tous diamètres, sont effectivement bien visibles dans la foule. Et surtout, très sonores.
Car le comité d’accueil du président, mille à deux mille personnes dans une commune de quatre mille âmes, fait du bruit, beaucoup de bruit. Infatigables, les manifestant·es chantent, dansent, huent, sifflent et tambourinent sur des panneaux de signalisation ou des poubelles trois heures durant, sans jamais s’arrêter une seconde. Et sans jamais apercevoir Emmanuel Macron, en visite au collège Louise-Michel sur les thèmes de l’éducation et de la ruralité.
« Il y a un avant et un après Alsace », souffle un représentant de l’État, en référence au fiasco du déplacement présidentiel de la veille. Cette fois, pas de bain de foule. Emmanuel Macron veut de belles images pour ses annonces sur les salaires des enseignant·es (lire notre article), mais surtout pas le son. Dès son arrivée, se déclarant prêt à discuter avec les opposant·es, il ajoute d’ailleurs : « Si c’est juste pour les œufs et les casseroles, c’est pour faire la cuisine chez moi. »
La messe est dite : aujourd’hui, le président n’ira pas « au contact ». En tout cas, pas à Ganges. Car avant de repartir à Paris, il réalise une visite « imprévue » à Pérols, près de l’aéroport de Montpellier pour « discuter avec les Français ». L’imprévu a ceci de bon : les casseroles n’ont pas le temps de sortir et les images de « déambulation » tranquille sous le soleil, captées par la presse, sont bien différentes de Ganges et son joyeux vacarme.
Le courant coupé au collège
Car à Ganges, les mécontent·es sont tenu·es à bonne distance du collège, où Emmanuel Macron rencontre profs et élèves. La manifestation, qui voulait passer devant l’établissement, reste cantonnée à quelques rues alentour. Les accès menant à l’établissement sont barrés par des gendarmes mobiles devant lesquels la foule, de tous âges, entonne sans relâche des « On est là », « On est déter pour bloquer le pays » et autres « Macron démission ».
Vers 11 heures, quand le président arrive - avec du retard – personne ne le voit mais les huées se font plus fortes. L’électricité est coupée au collège Louise-Michel, durant près de deux heures. La CGT revendique l’action qui contraint la table ronde prévue à s’organiser dehors. Plus tôt, c’est l’aéroport de Montpellier qui a été placé sous « sobriété énergétique ».
« Macron, il va faire tout noir chez toi ! », s’époumone la foule. « On va passer en force ! », crient ensuite des manifestant·es. Ils tentent de franchir le barrage, la gendarmerie réplique par des tirs de gaz lacrymogène. L’ambiance se tend mais redevient rapidement euphorique et déterminée. Le tout, sous l’œil de la résistante Lucie Aubrac, dont le visage orne la médiathèque qui porte son nom. Des messages « une tournée qui tourne à vide », « démocratie abîmée », « Macron ras et bas dans ses bottes » sont collés sur la façade, entourant le mot « Résistance », inscrit en hommage à la figure féministe. Il n’y a quasiment plus de slogans sur la réforme des retraites. Toute la colère est dirigée vers le président, son attitude, sa méthode.
Il n’a pas une attitude de chef de l’État. Il est dirigé par l’orgueil et fait ses petites colères !
Annie se promène devant la médiathèque avec pancarte « cousue main hier soir ». « Trop de 49-3 et de CRS. Trop de matraques. Trop de mépris et de mensonges », a inscrit la sexagénaire, qui porte un masque noir barré d’un « 49-3 ». Elle vient du Gard – dont la frontière est toute proche de Ganges- et compare Emmanuel Macron à « un gamin qui tape du pied quand il est contrarié ». « Il n’a pas une attitude de chef de l’État. Il est dirigé par l’orgueil et fait ses petites colères, c’est insupportable ! »
Annie évoque aussi la répression de Saint-Soline : « Est-ce qu’il se rend compte qu’il a massacré des gens qui défendent le bien commun à sa place ? », s’énerve-t-elle. Elle aimerait lui poser la question. « Je crois que je lui dirais juste : pourquoi ? »
Des banderoles vantant la jonction des luttes sociales et climatiques sont accrochées. À l’entrée de Ganges, le péril est visible : un cours d’eau est complètement à sec. Le coin est connu des amatrices et amateurs de baignade en rivière. Les gorges de la Vis ne sont pas loin. Le fleuve Hérault traverse la commune.
Au fil de la matinée, deux rassemblements se forment : un par barrage, à chaque extrémité de la rue faisant face à la mairie. Entre les deux, une manifestation tourne joyeusement en rond, dans le petit périmètre autorisé, emmenée par un camion de la CGT. Sans sono, sans musique : ça aussi, c’est interdit.
« On n’a rien entendu depuis le collège », témoigne d’ailleurs un enseignant qui était à l’intérieur pendant la visite du président. « Tout a dû être bien pensé pour ça », ajoute-t-il, relatant un échange « calme » lors de la table ronde organisée à l’extérieur, faute de courant dans la salle prévue.
Un corbillard, pour l’ex-maternité de Ganges
À quelques centaines de mètres de là, descendu·es des montagnes cévenoles ou venus de Béziers, Montpellier, Le Vigan, et autres villages proches de Ganges, les manifestant·es occupent encore et toujours le terrain. Des banderoles sont déposées autour d’un rond-point.
Une immense affiche « EDF-GDF 100 % public » est accrochée sur des échafaudages, sous les hourras de la foule. « Hasta siempre ! », crie une dame âgée devant le spectacle. « Alors on est de sortie ? », rigole-t-elle, en étreignant l’une de ses copines. « Je n’ai jamais vu autant de monde ! », s’enthousiasme une Gangeoise, qui n’en perd pas une miette avec son appareil photo.
Par moment, des rumeurs circulent : il se dit que président va déjeuner dans tel restaurant de la ville ou qu’il va emprunter telle route pour repartir. « Il ne partira pas d’ici ! », tonne une femme, chasuble CGT sur le dos. À côté d’elle, des syndicalistes font chauffer les barbecues, devant la police municipale, pour distribuer des merguez à prix libre, en vue d’alimenter la caisse de grève. Des billets de 10 ou 20 euros s’entassent dans l’urne.
Un corbillard barré des mots « démocratie » et « maternité » déambule au milieu de la foule. Il est porté par deux femmes, tout de noir vêtues, l’air grave. L’une d’elles, Héloïse, est membre du collectif citoyen « Maternité à défendre », qui milite pour la réouverture de l’établissement fermé en décembre 2022 (voir notre reportage).
« Des femmes enceintes qui avaient démarré leur suivi ici sont obligées d’aller à Montpellier [à 50 km de là – ndlr] ou ailleurs car il n’y a pas toujours de place, explique Héloïse. On en connaît une qui a dû aller à Sète ! [à 78 km]. Les femmes sont lâchement abandonnées ! », s’emporte-t-elle. Agricultrice à Bréau-Mars, village du Gard, elle a un message à passer à Emmanuel Macron : « Il veut nous parler de ruralité ? Eh bien, c’est ça notre ruralité ! La fermeture des services publics ! »
La visite a semé la zizanie au sein du collège
Les fourgons de gendarmerie essuient des jets d’œufs et de citrons, et, dans la foule, des quolibets et autres surnoms sont lancés, à destination du président rebaptisé « le kéké », « le sourd » ou encore « le guignol ». C’est Gilbert, 73 ans, qui l’affuble de ce qualificatif dans un accent cévenol inimitable. Gilbert est descendu « de la montagne, d’un petit village de nos Cévennes » pour dire sa colère. « C’est de la provocation ! Macron vient dans une école alors que la maternité a fermé et que les enfants ne pourront plus naître ici ! »
Un peu plus loin, Audrey, venue de Montpellier, raconte s’être « motivée » ce matin pour monter à Ganges. « Louise-Michel, c’était mon collège, et ça me met très en colère qu’il vienne ici. On ne veut pas de lui et il ne veut pas l’entendre ! Moi, je ne m’invite pas chez quelqu’un qui ne m’aime pas, je ne vais pas m’imposer », ironise-t-elle.
Au collège, certains professeurs se sont mis en grève, pour protester contre la venue du président. « Je suis plus utile dehors que dedans », lance l’un d’eux, parlant sous couvert de l’anonymat. Il est très remonté. « On nous a mis la pression, en nous rappelant notre devoir de réserve. Et le chef d’établissement nous a officiellement informés la veille du déplacement de Macron alors que c’était dans la presse depuis lundi ou mardi », affirme-t-il.
Quatre de ses collègues ont été choisis pour discuter avec le président. « Pourquoi ? Comment ? », s’agace ce professeur. La visite présidentielle a, selon lui, tendu les relations dans le collège qui pourrait tenir un conseil d’administration extraordinaire pour revenir sur le sujet. « Pour ne pas laisser passer et essayer de ramener la sérénité », ajoute-t-il, avant de conclure, l’air narquois : « Ça me fait penser à la BD d’Astérix : La Zizanie ! Partout où il passe, Macron sème la zizanie ! »
« Est-ce qu’on ne lui fait pas de la pub, en faisant tout ce bruit ? », s’interroge Véronique, tout en tapant sur un plat à paella, qui semble avoir bien vécu. « On s’est demandé, en venant, si ce n’était pas contre-productif de manifester. Et puis finalement, on est là ! »
À ses côtés Laurent, percussionniste, expose ses « petits plats asiatiques » en inox et fait la démonstration de leur bruit suraigu. « Ça sonne bien, hein ! » Tous deux viennent d’Aulas, dans le Gard. Ils évoquent le mouvement social, son « bel élan ». « Au moins, on aura essayé », souffle Véronique. Puis elle se souvient que le Conseil constitutionnel doit rendre sa décision, le 3 mai, sur le second référendum d’initiative partagée. Un petit espoir renaît. Et Laurent, de conclure : « Maintenant qu’on en est là… tout ce qui semble un peu positif est bon à prendre ! »
publié le 20 avril 2023
Par Laurence De Cock sur www.regards.fr
POST-MACRON. Laurence De Cock dénonce le SNU et l’univers viriliste, policier et brutal qui se diffuse de plus en plus dans les écoles.
L’école de la République a toujours entretenu un lien ambigu avec la guerre. Les lois Ferry de 1881-1882 avaient, entre autres finalités, celle de former des petits Français, soudés par un sentiment national, patriotique et revanchard, dans la foulée de la perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine cédées à la Prusse victorieuse de la guerre de 1870. Pendant dix ans, dans le cadre de « bataillons scolaires », les enfants furent initiés au maniement des armes et aux stratégies militaires. Puis tout cela est rapidement tombé à l’eau. La boucherie de la Première Guerre mondiale a plutôt comme conséquence de desserrer le lien entre l’école et la guerre : ne valait-il pas mieux sensibiliser les enfants à la paix ? Dès lors s’instaure un tiraillement à l’intérieur de l’institution : si les valeurs guerrières et militaristes ne disparaissent pas totalement (discipline sévère, hommages aux morts, commémorations des guerres et valorisation du virilisme guerrier), elles sont fortement concurrencées par l’invitation à éduquer à la paix, portée notamment par la Société des Nations et le mouvement de l’Éducation nouvelle (Montessori, Freinet, Ferrières, Decroly…).
Après la Seconde Guerre Mondiale et la prise de conscience du sommet de la barbarie, le « vivre ensemble » devient le paradigme dominant de l’école. Les compétences sociales y sont travaillées au même titre que les connaissances : la solidarité et la fraternité doivent s’éprouver concrètement, d’où l’énorme travail fait sur l’éducation civique et l’enseignement des valeurs de la République. L’école est perçue comme un petit laboratoire social, l’antichambre de la société de demain, une société pacifiée. On n’y critique toujours pas la guerre mais on la tient éloignée, à l’extérieur des murs. Même les chantiers de jeunesse du régime de Vichy ne sont pas une expérience scolaire. Le modèle est celui de l’externalisation de la formation militaire de la jeunesse par le truchement, notamment, du service militaire.
Le SNU ou la militarisation de l’école
Les récents débats autour de l’obligation du Service national universel (SNU) nous amènent à réinterroger cette division du travail, et particulièrement la possibilité qu’il ait lieu sur le temps scolaire comme semble le souhaiter Sarah El Haïry, ministre chargée de sa mise en place sous la double tutelle du ministère de l’Éducation nationale et de celui des Armées. Tout cela ne tombe pas du ciel : en 1997, suite à la suppression du service national, l’« éducation à la défense » entre officiellement dans les programmes scolaires en plus de la journée « défense et citoyenneté » obligatoire pour passer son baccalauréat et son permis de conduire. Progressivement, l’armée s’invite dans des journées de formation d’enseignants ou dans des rencontres scolaires. Sans s’en cacher, elle cherche à recruter et vante régulièrement auprès des collégiens et lycéens les mérites d’une carrière militaire. Au côté de l’Enseignement moral et civique (nouveau nom donné à l’éducation civique en 2015), l’éducation à la défense participe au « parcours citoyen » dans l’école, un projet quelque peu fumeux et très peu appliqué comme l’école a l’habitude d’en voir se multiplier.
Le SNU s’intègre dans le projet plus large d’une école au garde-à-vous qui assume de préparer les enfants à la guerre et qui instrumentalise les valeurs de la République au service d’une vision autoritaire où la seule liberté est celle de l’obéissance.
Mais, depuis 2015 et les attentats terroristes islamistes en France, la focale a à nouveau été mise sur cet enseignement civique et cette éducation à la défense que le gouvernement charge de régler tous les problèmes d’une supposée non-adhésion aux valeurs de la République. Dès lors, le paradigme du « vivre ensemble » prend une autre tournure. Les exercices dits « attentats-intrusions » se transforment dans certaines écoles en moments très anxiogènes pour les enfants parfois très jeunes. La guerre contre le terrorisme s’invite dans les écoles. La stigmatisation des enfants musulmans et de leur famille participe à la construction d’un ennemi intérieur jusque dans les écoles, comme en témoignent les quelques enfants envoyés directement dans les commissariats pour des propos malheureux. Les partenariats avec la police se multiplient et des ateliers s’organisent, surtout dans les quartiers populaires, officiellement pour « réconcilier la jeunesse et la police », en les sensibilisant à des gestes tels le menottage, la manipulation des lanceurs de balles de défense (LBD) ou l’interpellation musclée. Plus que la guerre, c’est donc l’univers viriliste, policier et brutal qui se diffuse de plus en plus dans les écoles.
C’est pourquoi il faut prendre très au sérieux cette histoire de SNU. Il ne s’agit pas de quinze jours hors-sol d’une colonie un peu musclée offerte aux jeunes. Le SNU s’intègre dans le projet plus large d’une école au garde-à-vous qui assume de préparer les enfants à la guerre et qui instrumentalise les valeurs de la République au service d’une vision autoritaire où la seule liberté est celle de l’obéissance. On se souvient par exemple qu’à l’issue d’une réunion avec des jeunes en 2020, Sarah El Haïry, trouvant douteux leur rapport aux valeurs républicaines parce que ces jeunes avaient eu l’outrecuidance de poser des questions qui fâchent, avait diligenté fissa une enquête.
Et maintenant ?
Il faut non seulement refuser le SNU en bloc, qu’il soit obligatoire ou non, mais surtout redéfinir les contours d’une école mise au service de l’esprit critique, seule condition de l’ émancipation. Pour cela, l’armée et la police doivent cesser toute entrisme dans l’institution scolaire et retrouver leur pré-carré qui n’est pas celui des enfants. Tout partenariat de ce type doit cesser.
Plus encore, les contours d’une éducation à la citoyenneté doivent être redéfinis à l’aune d’un projet de société contraire au maintien de l’ordre social dominant. La gauche doit prendre à bras le corps la réflexion conjointe sur la société qu’elle entend bâtir et les valeurs à transmettre que ce projet sous-tend. Dès lors, il ne peut plus être question de former des petits soldats, mais des êtres à même de douter, de questionner et de débattre. Toute forme de dépassement de soi et d’affirmation de sa supériorité doit être remplacé par un apprentissage de la coopération et de l’égalité. Cela suppose une refonte totale des programmes scolaires en fonction de ces nouvelles exigences.
Transversale, l’éducation à la citoyenneté doit mobiliser l’ensemble des disciplines scolaires pour mettre à l’épreuve les vertus émancipatrices des connaissances. Ainsi, l’école deviendra cet espace d’expérimentation sociale dépouillé du fantasme sécuritaire de la Macronie.
Nicolas De La Casinière sur https://rapportsdeforce.fr/
Il y a des jours, comme ça, où les luttes donnent la pêche. Ce mercredi 19 avril, la neuvième étape à Nantes de la tournée de propagande du Service national universel (SNU), ce projet très macronien d’embrigadement de la jeunesse, a tourné court.
Mouvement social aidant, quelques 200 opposants se retrouvent à cerner le faux village. En fait une enceinte de ganivelles. Au milieu, quelques vagues comptoirs ça et là, tenus par de jeunes « ambassadeurs » désœuvrés faute de public. Le décor décline un panneau de basket en plastique, une cible de tir à l’arc pour flèches à ventouses, deux camions-podium vides. L’attroupement a rendu difficile, dissuasif selon le préfet, l’accès à l’enceinte de ce genre de fan zone de propagande. « Bourrage de crâne », a rectifié un passant en recevant un trac. En une heure et demie, une seule famille, mère et ado, est venue s’informer sur ce séjour de discipline sous tutelle militaire.
La CGT (éducation et éducation populaire) est venue avec son camion et pas mal de militant·es. Ajoutée aux drapeaux CGT, Solidaires, CNT, FSU, Mouvement pour la Paix, Libre Pensée, Jeunesses communistes, la présence de flics antiémeute au centre du « village », a largement décrédibilisé l’entreprise de séduction. Il a suffi de décrocher une ganivelle et de débrancher le câble d’alimentation électrique de l’installation foraine pour décourager les responsables de la célébration de l’ordre et de la soumission. Ils ont préféré jeter l’éponge et plier leur matériel.
Le SNU remballé en moins d’une heure
Selon le communiqué du préfet, « les manifestants ont pris à partie verbalement les organisateurs du village et les jeunes présents. Ils ont tenté de forcer les barrières de sécurité protégées par les forces de l’ordre, à deux reprises. Le Préfet de la Loire-Atlantique condamne de tels agissements, qui ont amené les organisateurs à mettre fin prématurément à l’événement pour garantir la sécurité des personnes présentes. » Prévue de 11 h à 17 h sur cette place centrale de la ville, l’installation a été pliée à midi. Tout a été piteusement remballé, ganivelles, stands, bannières, et camions-podiums. La poignée de prétendu·es « ambassadeur·ices », ados en uniforme siglé et casquettes SNU, a été sommée d’aider à ranger le matos avant d’être renvoyé·es à leurs familles. Corvéables jusqu’au bout.
La 9e étape de la tournée de 25 dates n’a donc pas eu lieu. Le reste va-t-il être simplement annulé ? Cela dépendra sans doute aussi des mobilisations annoncées dans ces villes étapes. L’annonce récente, fin mars, en plein mouvement social commençant à gagner la jeunesse, d’une reculade sur le caractère obligatoire du SNU ne trompe pas son monde. Cette annonce purement conjoncturelle a peu de chance d’être respectée, car sans obligation, impossible de rameuter toute une tranche d’âge. Le projet de Macron, promesse de campagne depuis 2017, perdrait alors tout son sens, son caractère « universel », qui est juste un mot pour singer la Déclaration universelle des droits de l’homme, alors que c’est une entreprise purement nationaliste.
Les prochaines escales prévues : en avril, Caen le 22, Versailles le 26 et Paris le 30. Puis en mai, Valenciennes le 3, Saint-Quentin le 6, Châlons-en-Champagne le 10, Strasbourg le 13, Épinal le 17, Vesoul le 20, Dijon le 24, Lyon le 26, Grenoble le 27 et Gap le 31. Enfin en juin, Toulon le 3 et Carcassonne le 7.
publié le 19 avril 2023
Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/
Près de cinq cent gendarmes et policiers vont être déployés à Mayotte pour lancer l’opération dite Wuambushu, initiée par le ministère de l’Intérieur. Celle-ci vise la destruction des habitats informels et la lutte contre l’immigration irrégulière. Les contours encore flous de cette opération qui s’apprête à débuter inquiètent, dans un territoire régulièrement objet de politiques violentes en matière d’immigration et d’accès aux droits des plus vulnérables.
Dans le quartier où habite Abdul, réfugié à Mayotte, « à 15 mètres de la route, il y a une petite montagne avec des maisons en tôle ». Ce type d’habitations informelles est dans le viseur de l’opération dite Wuambushu, révélée par le Canard Enchaîné fin février. Trois objectifs sont affichés : la lutte contre l’immigration clandestine, contre l’habitat insalubre, et le démantèlement des bandes. Près de cinq cent gendarmes et policiers vont être déployés. Ce dimanche, des rassemblements de protestation avaient lieu dans plusieurs villes de France.
Sur place, les contours flous alimentent les craintes. Qui sera concerné par les renvois, combien d’habitations seront détruites, quel quartier après l’autre ? Autant de questions qui demeurent sans réponse. L’exécutif garde le silence sur l’opération depuis les révélations successives des médias. « Ça a commencé par des rumeurs ; puis ça s’est confirmé par des infos sur les radios, les télévisions », retrace Ali, enseignant au collège sur l’île.
Abdul, lui, est un membre actif du comité des demandeurs d’asile de Mayotte. Ces dernières semaines, il a vu nombre de ses compagnons partir vers la métropole. « Il y avait des rumeurs sur une mission du ministre de l’Intérieur. Certains parlaient de 200 gendarmes, d’autres 500, pour « retourner les clandestins chez eux »… Des gens d’ici disaient aussi qu’ils feraient des chasses à l’homme pour les Africains. La majorité des gens autour de moi ont eu peur : ils se sont dits qu’il fallait mieux partir », raconte-t-il.
Destruction des habitats : « certains sont là depuis des années »
L’objectif de destruction de l’habitat informel recouvre à lui seul de multiples réalités. « Quand il est question de « décasage », cela ouvre beaucoup d’incertitudes : où seront gardés les biens ? Où seront relogés les gens ? Quelles arrestations auront lieu ? », s’interroge Ali. Dans ces habitats, « il y a des enfants, des malades, toutes catégories de population », rappelle l’enseignant. Les communautés y sont assez diverses, bien qu’une majorité de ressortissants des Comores y vivent.
À Mayotte, des opérations de destruction des bidonvilles sont déjà menées par le préfet, dans le cadre de la loi Elan notamment, une fois par mois environ. Régulièrement, des habitants et associations dénoncent l’absence de relogement effectif. Les enfants risquent d’en pâtir particulièrement, alerte l’Unicef, qui a produit une note à destination des pouvoirs publics sur le sujet fin mars. Dans cette note, consultée par Rapports de Force, l’Unicef « s’inquiète de l’impact que cette opération d’envergure risque d’avoir sur la réalisation des droits des enfants les plus vulnérables présents sur ce territoire ».
La convention internationale des droits de l’enfants, ratifiée par la France, « est très claire : il y a un droit à un hébergement, à un toit, à des conditions de vie dignes. On constate déjà qu’il n’y a aucune proposition de relogement pour les familles considérés en situation irrégulière. Or les enfants ne doivent pas en pâtir, car un enfant n’est jamais en situation irrégulière », expose Mathilde Detrez, chargée de plaidoyer outre-mer pour l’Unicef. « Nous demandons l’accès à un toit, peu importe la situation administrative ».
L’organisation des Nations Unies demeure également en alerte sur la santé mentale des plus jeunes. La destruction des habitats « n’est pas vécue de la même façon dans les yeux d’un adulte que dans les yeux d’un enfant. Elle est traumatisante : ils la vivent avec une violence extrême », insiste la chargée de plaidoyer.
À la rentrée, « on ne sait pas si l’on aura tous nos élèves »
À Mayotte, les vacances démarrent ce samedi. L’opération doit démarrer ce même jour, qui signe également la fin du ramadan. Et durer deux mois environ. « On ne sait pas si la reprise de l’école va être normale, si l’on aura tous nos élèves ou pas… », s’inquiète Ali. Difficile de se mobiliser entre enseignants et d’apporter des réponses aux jeunes. « Les élèves soulèvent cette problématique, mais on est très limités dans nos interventions. Nous n’avons pas assez d’éléments… ça vient du haut, du gouvernement », soupire l’enseignant.
L’inquiétude du corps enseignant est partagée par l’Unicef. Aujourd’hui, entre 5 3000 et 9 500 enfants sont déjà non scolarisés à Mayotte, selon une étude inédite parue en février 2023. « L’opération risque d’amplifier ce phénomène de non-accès à la scolarisation », analyse Mathilde Detrez.
En règle générale, les documents de diagnostic social réalisés en amont des opérations de démolition contiennent « peu d’informations sur la composition du foyer, sur la présence d’enfants, sur les lieux de scolarisation de ces derniers… Avec pour conséquence des ruptures dans l’accès à l’éducation », explique encore la responsable de l’Unicef.
Reconduites à la frontière
Les modalités de lutte contre l’immigration, autre objectif de l’opération, restent flous également. « On se demande exactement qui est concerné par les reconduites à la frontière. Cela sème le doute parmi la population », expose Ali. Plusieurs cas de familles séparées par des renvois ont déjà été documentés par des médias et des observateurs des droits. Avec cette nouvelle opération, « les enfants scolarisés seront-ils reconduits avec leurs parents ? »
La Cour européenne des droits de l’Homme a plusieurs fois condamné la France pour des pratiques illégales concernant l’enfermement et le renvois d’enfants. Modification des dates de naissance des mineurs, rattachement arbitraire à des adultes tiers qui ne sont pas leurs parents afin de valider la rétention… Plus de 3 000 mineurs ont été enfermés au CRA de Mayotte en 2021. « Le renforcement inédit des forces de l’ordre sur place va augmenter les contrôles d’identité. Donc augmenter ces pratiques illégales de rattachement arbitraires, ou d’évaluations hâtives de l’âge », craint Mathilde Detrez.
« J’ai peur qu’il y ait des morts »
Certains habitants craignent que la situation ne s’enflamment. « On a peur que ça multiplie les violences », affirme Abdul, le membre du comité des demandeurs d’asile de Mayotte. « Les gens d’ici, la manière dont ils en parlent, ça se voit que ça va être violent. Ils disent « qu’ils se préparent », qu’ils n’accepteront pas ». Ce réfugié craint aussi que les attaques racistes envers les ressortissants africains, ou les tensions entre communautés, soient exacerbées.
Ali, l’enseignant, confirme cette peur des violences, au vu des réactions circulant parmi les jeunes de son collège. « Un « décasage », c’est de force. J’ai peur qu’il y ait des morts. Si les gens ne sont pas informés, ils ne vont pas se laisser faire ».
Car les habitats informels ne datent pas d’hier. Ils sont détruits au fil des opérations menées par la préfecture de Mayotte ; puis reconstruits, au vu et au su des autorités. Comme dans un cycle ininterrompu. « Tous ces gens ne se sont pas là installés depuis une semaine. Ils sont parfois là depuis des années. La solution à cette problématique ne peut pas être aussi brusque, soudaine ! », argumente Ali.
Coupures de l’accès aux soins pour les étrangers
Dans ce contexte implosif, il y a une semaine, le 13 avril, le conseil départemental de Mayotte a voté l’interdiction de l’accès à la Protection maternelle et infantile (PMI) aux personnes étrangères non couvertes par la sécurité sociale. Difficile de dire si ce timing a été mesuré. Toujours est-il que cette décision « intervient avant le déploiement des 500 forces de l’ordre pour l’opération. Cela reste une décision problématique en termes d’accès aux soins des mères et des enfants », réagit Mathilde Detrez. La responsable de l’Unicef y voit une continuité avec d’autres dérogations dans l’accès aux soins. Mayotte est, par exemple, le seul territoire français il n’existe pas d’Aide médicale d’État.
En attendant ces cascades de conséquences, la population de Mayotte reste suspendue au lancement de l’opération. « Il faudrait que le mode opératoire soit dévoilé », s’impatiente Ali, « sinon quoi ? Les gens vont se réveiller le matin, avec les gendarmes devant leur porte pour les faire sortir ? Chasser en masse et détruire le tissu social n’est pas une solution ».
publié le 18 avril 2023
Communiqué commun LDH, Cimade, Saf, Gisti, ADDE, Secours Catholique-Caritas France sur https://www.ldh-france.org
Il a fallu attendre dix mois pour que le gouvernement se décide à tenir compte de la décision du Conseil d’Etat demandant de prévoir des modalités de substitution au téléservice ANEF. La nouvelle réglementation issue du décret du 22 mars 2023 reste toutefois encore ineffective, faute d’arrêté précisant le dispositif. Sur le terrain, les préfectures ne respectent toujours pas les obligations imposées par la jurisprudence.
Le 3 juin 2022, le Conseil d’Etat, saisi par nos organisations, annulait partiellement le décret du 24 mars 2021 rendant obligatoire le dépôt dématérialisé des demandes concernant certains titres de séjour dont la liste s’allonge progressivement. La Haute juridiction reprochait au ministère de l’intérieur de ne pas avoir prévu de modalité de substitution au téléservice (dénommé ANEF pour Administration numérique des étrangers en France) afin de permettre l’enregistrement des demandes en cas de dysfonctionnement de la procédure dématérialisée. Dans cette même décision, le Conseil d’Etat censurait également partiellement un arrêté pris en application du décret, au motif qu’il ne détaillait pas les modalités de l’accueil et de l’accompagnement devant être offert, y compris physiquement, aux personnes accomplissant leur démarche numérisée.
Le Conseil d’Etat consacrait ainsi deux obligations pour les pouvoirs publics : proposer un accueil et un accompagnement aux personnes en difficulté avec les démarches numérisées ; prévoir une modalité de substitution pour enregistrer les demandes en cas de bug du téléservice.
Le 23 mars 2023, soit avec dix mois de retard, le ministère a enfin publié le décret n°2023-191 du 22 mars 2023. Il prévoit qu’une « solution de substitution prenant la forme d’un accueil physique permettant l’enregistrement de la demande » doit être mise en place pour les personnes qui, malgré l’accompagnement proposé par l’administration, « se trouve[nt] dans l’impossibilité constatée d’utiliser le téléservice pour des raisons tenant à la conception ou au mode de fonctionnement de celui- ci ». Mais la mise en conformité de la réglementation avec la jurisprudence n’est pas achevée : le décret renvoie à un arrêté pour fixer « les conditions de recours et modalités de mise en œuvre de la solution de substitution », ainsi que « les modalités de l’accueil et de l’accompagnement » devant être offert aux usagers depuis la création du téléservice ANEF. Cet arrêté n’est toujours pas publié à ce jour, alors que le ministère de l’intérieur a entre-temps, à compter du 5 avril 2023, ajouté à la liste des procédures totalement dématérialisées les demandes déposées par les membres de famille de personnes françaises et européennes, ainsi que celles par les travailleurs saisonniers.
Le Conseil d’Etat avait parallèlement précisé qu’il incombait aux préfectures de respecter ces obligations sans attendre la modification réglementaire. Or depuis dix mois, les préfectures ont pour la plupart persisté dans la voie du tout numérique, contribuant à une dégradation toujours plus flagrante des conditions d’accès aux procédures de demande de titre de séjour. Elles se sont contentées de créer des « points d’accès numériques », ersatz de guichets quasiment inaccessibles au public, faisant souvent appel au volontariat du service civique et proposant un accompagnement minimaliste – comme si elles faisaient semblant de mal comprendre le sens de la jurisprudence, confondant totalement les notions d’accueil et d’accompagnement, de solution de substitution et même d’alternative au numérique. Alors que la plupart des contentieux engagés par nos organisations en 2021 pour avoir imposé la dématérialisation illégalement sont encore pendants devant les tribunaux, de nouveaux recours ont dû être formés, telle la requête déposée cette semaine par nos organisations contre la préfecture des Bouches-du-Rhône.
Nos organisations exigent que soient tirées toutes les conséquences de la décision du Conseil d’Etat, même si elles continuent à regretter qu’il n’ait consacré qu’une alternative au rabais, laissée à la discrétion des préfectures. Nous avons conscience que la solution proposée ne suffira pas en tout état de cause à apporter aux personnes en difficulté face à la dématérialisation l’aide dont elles ont besoin, aussi longtemps que les moyens consacrés à l’accueil et à l’accompagnement des personnes concernées continueront à être sous-dimensionnés : il appartient au gouvernement de prendre les mesures adéquates pour restaurer les conditions d’un accès normal au service public dans toutes les préfectures.
Paris, le 18 avril 2023
publié le 17 avril 2023
Passées inaperçues, de nombreuses agressions ou intimidations de militants contre la réforme des retraites sont survenues un peu partout en France. Elles sont souvent le fait de groupes d'extrême droite. L'incident le plus grave a eu lieu à Lorient, où des syndicalistes ont été menacés d'une arme à feu.
Jamais Bertrand, 52 ans, enseignant et syndicaliste tout à fait pacifique à Sud Éducation depuis 20 ans , n'aurait imaginé se retrouver confronté à une telle situation. « Depuis, quand je sors dans la rue, je ne suis pas tranquille. J'ai consulté un psy, j'avais vraiment besoin d'en parler ». Cet événement traumatisant, c'est cette arme à feu brandie dans sa direction et celle de quatre de ses camarades à la nuit tombée, le 28 mars, après la dixième mobilisation contre la réforme des retraites, à Lorient, dans le Morbihan.
Au point d'arrivée de la manif, Bertrand va boire un verre avec d'autres syndicalistes. L'heure avance. Un peu avant 22h, ne reste plus que Bertrand et quatre de ses camarades. Ils s'attardent, devisent tranquillement à l'extérieur du bar, portant toujours leurs chasubles qui les identifient clairement comme des militants syndicaux.
« Soudainement, trois types cagoulés arrivent foncent sur nous et nous gazent direct en plein visage. Une copine s'interpose et prend un coup de poing dans la figure. On a tout juste eu le temps de dire : « mais qu'est-ce que vous faites ? », ils ne nous ont pas adressé la parole. On n'a rien compris ». Pris de malaise, deux syndicalistes tombent au sol, Bertrand crache ses poumons. Les agresseurs prennent la fuite, mais la jeune femme frappée tente de les poursuivre, accompagnée de Bertrand. « Ils nous ont semés, nous sommes revenus nous occuper de nos camarades à terre. Et là, un des mecs revient vers nous, et toujours sans un mot, nous menace d'un flingue. Je lui ai dit calmement : c'est bon, on s'en va, puis il est reparti ». Lorient, une ville marquée à gauche, n'est guère habituée à ce genre de violences. « 10 ans que j'y habite et je n'ai jamais vu ça, s'étonne encore Bertrand, mes camarades et moi sommes restés hébétés, traumatisés. Le lendemain, l'une d'elles avait carrément tout oublié de ce qu'il s'est passé, avant que la mémoire ne lui revienne. On a mis 48 heures à porter plainte, aucune nouvelle pour l'instant ».
Mais cet événement n'est que le plus sérieux d'une longue série d'agressions ou d'intimidations contre des militants engagés dans le mouvement social, un peu partout en France.
A peu près au même moment, ce même 28 mars, à 150 km au nord, à Lannion, 20 000 habitants, au cœur du Trégor, dans la Bretagne rouge, de mystérieux hommes aux visages dissimulés s'en prennent à l'IUT de la ville. Le matin, des étudiants ont entamé un blocage de l'établissement, entassant des palettes devant l'entrée. « C'était un peu compliqué de rester toute la nuit, explique l'un d'entre eux, donc nous avons décidé de faire des tours de garde toutes les heures. Vers 21h30, un étudiant qui loge sur place entend du bruit. Il descend et aperçoit 2 voitures, dont l'une avait le moteur allumée, prête à partir, avec côté conducteur un homme au crâne rasé, pianotant sur son téléphone. Plus loin, un homme masqué vêtu d'un treillis, était en train de démonter les barricades. Après une altercation verbale, l'homme finit par partir. Par la suite, nous sommes restés toute la nuit au minimum à deux personnes pour surveiller ».
Le lendemain à Perpignan, un commando anti-grévistes va attaquer le piquet de grève d'un centre de tri postal. « Vers 1 heure du matin, se souvient un syndicaliste de SUD PTT, des voitures passent près de nous à toute allure, en mode rodéo urbain. Ils crient quelque chose du genre « ah les gauchos ». On n'y prête pas trop attention, mais d'autres voitures, cinq en tout, passent près de nous, avec à chaque fois 3 ou 4 personnes dedans. L'une d'elle s'arrête environ à 5 mètres de nous et nous asperge de lacrymo, avec une grosse gazeuse comme celle utilisée par les CRS. Puis ils nous ont caillassés. On a appelé les flics, mais le temps qu'ils arrivent les gars étaient déjà partis. Nous n'avons pas eu de blessés mais c'est une grosse intimidation. On n'était pas trop tranquilles les nuits suivantes ».
Si dans ces trois actions clairement anti-grévistes, il est impossible de connaître les appartenances politiques éventuelles des auteurs, d'autres attaques ont été clairement menées par l'extrême droite. Ainsi, à Besançon, le 17 mars, la fac est bloquée. C'est jour de manifestation, personne devant l'établissement hormis Denis Braye, un pompier de 55 ans connu dans la ville pour son engagement dans les luttes sociales. « J'étais un peu fatigué, alors je suis resté devant ma banderole « tu nous mets 64, on te mai 68 ». Tout d'un coup, je vois débouler six mecs cagoulés et gantés. J'ai le réflexe de filmer. Ils me poussent violemment à terre et me piquent ma banderole ».
Au même moment, la manif passe quelques rues plus loin. Denis Braye court et prévient des manifestants. Ces derniers coursent les inconnus qui finissent par abandonner la banderole. Le journaliste Toufik de Planoise qui était sur place affirme reconnaître clairement, à son allure et à ses vêtements, une figure de l'extrême droite locale, un homme qui l'a déjà agressé le 21 août dernier, un certain Théo Giacone, ex RN, ex Reconquête, aujourd'hui électron libre. Un homme condamné à plusieurs reprises pour des violences et, le 17 février dernier, pour la dégradation d'une statue de Victor Hugo.
Un homme qui s'est notamment illustré par le passé en diffusant sur son facebook une photo de lui, cagoulé façon Ku Klux Klan,et faisant un salut nazi. La veille, des militants d'extrême droite s'étaient déjà illustrés en dérobant des banderoles d'étudiants bloqueurs de Besançon, action revendiquée par le groupe d'extrême droite « Français déter ». Denis Braye n'est que très légèrement blessé (deux jours d'ITT), mais psychologiquement marqué : « je ne suis pas serein, dit-il. J'ai un peu peur d'aller en manif maintenant, et Besançon c'est un village, je peux tomber sur ces types à tout moment ».
A Paris, le retour du GUD ?
Paris aussi, l'extrême droite a mené deux actions anti-blocage. Dans les milieux étudiants parisiens, l'événement est à marquer d'une pierre blanche : la fac de droit d'Assas, fief historique de l'extrême et des nervis du GUD (Groupe Union Défense), est bloquée par des militants de gauche, hostiles à la réforme des retraites. De quoi rendre fous les néo-fascistes. Le 23 mars, sur leurs gardes, les bloqueurs d'Assas organisent un départ groupé avec les étudiants de Normale Sup pour se rendre à la manifestation contre la réforme des retraites. Mais au niveau du Panthéon, ils sont agressés par une quinzaine de gros bras. « Un étudiant a eu le nez cassé. Les agresseurs étaient casqués, masqués, et avec des gants coqués, raconte un militant ». Certains disent même avoir vu un couteau. Sur les réseaux sociaux, l'action est revendiquée par l'extrême droite, sous un sigle nauséabond, « Waffen Assas ». Une probable émanation du GUD, groupe de cogneurs mythique des années 70, mis en sommeil depuis quelques années et récemment réactivé. Rebelote deux jours plus tard, les mêmes « Waffen Assas », deux fois plus nombreux cette fois, tentent de débloquer de force les sites universitaires de Cassin et Lourcine, des annexes de la Sorbonne. Bilan : une mâchoire et un nez cassés.
D'autres incidents du même type avec l'extrême droite ont eu lieu dans des universités à Rennes, Montpellier et Lyon et à Sciences Po Reims. Des murs de la fac de Chambéry ont également été recouverts de tags d'extrême droite ou carrément nazis le 5 avril.
publié le 16 avril 2023
Par Roger Martelli sur www.regards.fr
Il n’y aurait qu’une seule vraie gauche et elle serait aux portes du pouvoir ? Roger Martelli nuance et précise une réalité bien plus complexe. Pour que « la » gauche s’impose.
Dans un article récent (voir ci-dessous), j’évoquais la nécessité, pour la gauche française, de penser dans un même mouvement la dynamique d’une gauche bien à gauche et celle de la gauche tout entière. Sans surprise, cette conviction m’a valu des critiques venant du flanc supposé être le plus à gauche.
Pour les théoriciens de l’opposition de « bloc populaire » et du « bloc bourgeois », la gauche est une vieille lune, comme elle l’était naguère pour les tenants de cette conception du funeste « classe contre classe », dont le communisme du XXème siècle a toujours eu bien du mal à se débarrasser. Ils peuvent dès lors se gausser de cette alliance que je prônerais, selon leurs dires, avec des personnalités et des courants politiques (Cazeneuve, Hidalgo, Jadot…) devenus électoralement insignifiants… Qu’importe que la gauche dans sa totalité ne pèse pas au-delà des 29-32% des suffrages exprimés depuis 2017. La voie royale serait désormais ouverte pour la radicalité, la rupture et l’insurrection populaire. Tant pis pour les nostalgiques et les tièdes !
Je persiste pourtant : le conflit de la droite et de la gauche est une réalité, la référence à la gauche (et pas à la « gôche ») est un passage obligé, mais la gauche en l’état est encore anémiée. Elle ne se relancera pas « en l’état » : telle est la base du parti pris « refondateur », que j’ai choisi il y a longtemps et qui reste le mien aujourd’hui.
« Pour que la gauche de gauche devienne le porte-drapeau de la gauche tout entière, encore faut-il que rien ne soit fait qui la divise irrémédiablement. »
Depuis 1789, il y a toujours eu une gauche et elle a été continûment polarisée, autour de questions et de mots qui ont varié selon les moments. Le principe de distinction le plus structurant, depuis que la logique capitaliste s’est imposée comme une logique sociale dominante, est celui qui oppose le parti pris de la rupture systémique – le système produisant par « nature » de l’inégalité et de l’aliénation – et celui de l’accommodement au système – pour obtenir des améliorations substantielles sans attendre la rupture.
Que l’un ou l’autre de ces pôles domine le champ de la gauche n’est pas sans effet sur les dynamiques globales de la vie politique et sociale. Que le communisme français soit devenu dominant en 1945 a compté dans la forme prise en France par un keynésianisme conséquent et un État-providence solide. Qu’il ait perdu cette place hégémonique après 1978 a rendu plus facile le glissement progressif vers l’ultralibéralisme et l’évolution du socialisme, par touches successives, vers les renoncements du « social-libéralisme ».
Je suis profondément convaincu que l’expansion d’une gauche de rupture est une clé majeure pour relancer la gauche et regagner les couches populaires aujourd’hui tentées par le désengagement civique ou par le choix du « dégagisme » et de l’extrême droite. Mais pour que cette part de la gauche s’impose durablement, elle est contrainte de rassembler des segments d’une extrême diversité. Il lui faut ainsi regrouper politiquement des populistes, des communistes, des socialistes, des libertaires, des syndicalistes révolutionnaires, des militant.e.s des combats anti-discriminations, des féministes, des écologistes, des républicains… Socialement, il lui faut parler aux catégories populaires des métropoles, des réseaux urbains petits et moyens, des zones rurales délaissées. Elle doit toucher en même temps des salariés, des chômeurs, des auto-entrepreneurs, des précaires, des sans diplômes, des bacheliers et des formations supérieures.
Pour parvenir à faire une force agissante de cet agrégat, un esprit d’ouverture maximale est nécessaire, ce qui implique de ne pas rebuter une fraction au profit d’une autre, une aspiration au détriment des autres, de ne pas séparer sans cesse le bon grain de l’ivraie, de ne pas chercher à s’arroger le titre de représentant par excellence du « peuple », comme d’aucuns voulaient jadis être reconnus comme constituant « le parti de la classe ouvrière ». Pour stimuler cet espace expansif possible, autant ne pas se complaire dans les polémiques, les exclusions réciproques, les procès de non-conformité à la gauche, au peuple, à la République ou à la révolution. Pour que la gauche de gauche devienne le porte-drapeau de la gauche tout entière, encore faut-il que rien ne soit fait qui la divise irrémédiablement.
Mais que la gauche ne se réduit pas à la gauche de rupture est une autre dimension de la réalité, dont témoigne le fait que le total des gauches reste à un niveau dangereusement insuffisant. On peut toujours ricaner du faible score présidentiel des tenants d’une gauche pour le moins « timide » : il reste que la majorité écrasante est aujourd’hui du côté de la droite et que la dynamique est plutôt du côté de sa variante la plus extrême. La gauche de gauche, celle qui a fait ses armes dans les combats « antilibéraux » des années 1990-2000, est redevenue une force parlementaire, elle est plutôt électoralement en bonne santé et cela peut s’exprimer fortement au premier tour des scrutins nationaux décisifs. Mais peut-elle constituer à elle seule une majorité ? On peut franchement en douter. Il ne lui est déjà pas si facile de gagner une place au second tour des scrutins majoritaires ; il est encore plus difficile d’être suffisamment attractive pour l’emporter au second.
Comment et qui rassembler ?
Considérons un instant ce qui s’est passé du côté de l’extrême droite. Marine Le Pen a gagné la bataille dans son propre camp, en maintenant à distance Éric Zemmour, son challenger inattendu. Mais elle s’est attachée en même temps à peaufiner son image auprès du reste de la droite, à travailler à estomper cette « diabolisation » qui engluait à tout jamais son père dans la marginalité. Elle reste, il est vrai, pénalisée par les taux élevés de rejet et d’inquiétude qu’elle continue de soulever. Le dynamisme est de son côté et cela peut se concrétiser à un premier tour de scrutin ; elle n’est toujours pas assurée de l’emporter au second tour, face à quelque candidat.e que ce soit. On peut bien sûr s’en réjouir ; ce n’est pas pour autant une fatalité à tout jamais.
Ce raisonnement ne peut-il pas se projeter du côté de la gauche ? Une gauche bien à gauche a sans doute les moyens lui permettant de franchir l’obstacle d’un premier tour. Encore faut-il qu’elle s’appuie pour cela sur une alliance attractive ; encore faut-il que les forces et les personnalités en état d’y parvenir ne laissent personne sur le bord du chemin et ne cultivent pas la différence, au point de stimuler une répulsion rédhibitoire. Mais, une fois franchi l’obstacle du premier tour, l’objectif devient celui d’une majorité, la plus franche possible afin de gouverner selon les fins que l’on s’est assignées. Encore faut-il alors que la force ou la personnalité qui y parvient provoque le moins de répulsion possible, et d’abord dans les rangs de celles et ceux qui restent attaché.e.s à la gauche. La tâche ne peut être réalisable si, sur la durée, la prise de distance à l’égard de « l’autre gauche » fonctionne sur le registre de l’ignorance, du mépris ou de l’exclusion. Quand on se veut du côté de la « rupture », on peut et on doit même critiquer la logique périlleuse de « l’accommodement », on peut ne pas vouloir « d’alliance » avec ses tenants. Il n’est pas besoin de cultiver les consensus lénifiants et de proclamer benoîtement que tous les point de vue se valent. On peut légitimement se demander si les mots et les actes du voisin respectent bien les valeurs d’égalité, de citoyenneté et de solidarité qui ont été le terreau de la gauche historique. Mais seule « la » gauche peut parvenir à des majorités.
Comment réaliser cette alchimie du débat sans complaisance et du refus des anathèmes ? J’avoue honnêtement n’être pas en état d’en fournir seul la recette. C’est en y travaillant ensemble, et donc avec la volonté de s’y atteler, que l’on parviendra à éviter le pire et à aller de l’avant. On n’y réussira pas sans admettre au départ ce qui devrait être tenu aujourd’hui pour un préalable : tout doit être fait pour préserver la Nupes, ce qui pousse à améliorer tout ce qui peut l’être afin qu’elle vive ; ce n’est pas pour autant que la Nupes est toute la gauche.
C’est ce que j’appelle « mettre les points sur les i ».
Par Roger Martelli sur www.regards.fr
L’espérance est une construction politique, que le gauches ne sauront bâtir en se repoussant les unes les autres. Sinon, au jeu du désespoir et du ressentiment, on sait d’avance qui fait la course en tête.
La crise sociale ne bénéficie pas à la gauche. La lutte contre la réforme des retraites doit continuer, mais mieux vaut se persuader, une bonne fois pour toute, que la colère sans l’espérance conduit au ressentiment et que le ressentiment est le terrain historique par excellence de l’extrême droite.
L’espérance, c’est celle d’une société qui ne repose plus sur la coupure inéluctable entre le haut et le bas, les exploitants et les exploités, les dominants et les dominés, les démunis et les nantis. C’était le vieux rêve des soulèvements des esclaves, des serfs, des ouvriers. « Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, où donc était le gentilhomme ? », questionnait le prêtre John Ball, chef des paysans anglais révoltés de 1381 [1]. C’était la « Sainte Égalité » des sans-culottes, la « République démocratique et sociale » de 1848 et de 1871, devenue « la Sociale » du mouvement ouvrier. C’était le beau slogan « le Pain, la Paix et la Liberté », qui dynamisa le Front populaire et qui le porta à la victoire en 1936.
L’idéal s’est embourbé dans les grandes tentatives du 20ème siècle. Mais est-ce la faute du rêve, ou celle des conditions et des méthodes choisies pour le faire advenir ? Dans les sociétés déchirées et inquiètes qui sont les nôtres, dans le monde dangereux que nous bâtit la logique de puissance, dans une planète au bord du désastre écologique, qu’y a-t-il de plus réaliste que le rêve antique de la solidarité, du partage et du bien commun ?
Encore faut-il que le rêve ne soit pas relégué au rang des eschatologies par nature inaccessibles ici-bas, renvoyé au succès des révolutions brusques et purificatrices, ou encore arc-bouté sur des îlots de bonheur parsemés dans un monde de malheur. Encore faut-il qu’il puisse s’appuyer sur une majorité, patiente et déterminé, qui la fasse vivre, démocratiquement et dans la durée. Encore faut-il donc qu’il ait pour lui le nombre, que la masse des exploités-dominés-aliénés s’assemble en multitude qui lutte et que cette multitude se constitue en peuple politique, capable d’imposer sa volonté souveraine.
Le brouillage de la gauche et de la droite a rendu confuse la lecture de la vie politique ? Réactivons-le de façon moderne. Relançons la gauche, en faisant en sorte qu’elle retrouve du sens. Or, son moteur se trouve dans ses valeurs, condensées dans la trinité de 1848 : liberté, égalité, fraternité.
La crise politique a commencé de ronger nos démocraties depuis que le rêve s’est brouillé, que l’Histoire a semblé finie, que la gauche et la droite ont perdu de leur sens. On ne reviendra pas en arrière. Il faut remettre l’ouvrage sur le métier : non pas tout détruire, mais tour repenser, de la cave au grenier. La question décisive reste toutefois celle du nombre, suffisant pour constituer de larges majorités. Socialement, ce nombre se trouve du côté des catégories populaires, telles qu’elles sont, dans leur diversité qui n’est plus celle d’hier. Politiquement, la majorité se trouve du côté du conflit fondateur de la droite et de la gauche.
Ce conflit a perdu de son sens ? Il n’est pas pour autant dépassé. Cessons donc de nous imaginer que nous allons trouver un autre ressort politique dans le grand conflit fondamental sur l’ordre des sociétés : le haut contre le bas, le peuple contre l’élite, le « 99% » contre le « 1% ». Le brouillage de la gauche et de la droite a rendu confuse la lecture de la vie politique ? Réactivons-le de façon moderne, en l’ouvrant notamment vers tous les combats que ce conflit avait ignorés ou sous-estimés (féminisme, écologie, lutte contre les discriminations de tout type, etc.). Relançons la gauche, en faisant en sorte qu’elle retrouve du sens. Or, son moteur se trouve dans ses valeurs, condensées dans la trinité de 1848 : liberté, égalité, fraternité. Chacun sait que la gauche a toujours hésité sur la manière de réaliser ces valeurs : en rompant avec l’ordre social dominant ou en composant au mieux avec lui ? Il n’y a pas une vraie gauche et une fausse : il y a, au moins depuis 1789, « une » gauche et « des » gauches.
Il n’est certes pas indifférent de savoir où est le pôle le plus influent. Le pôle du socialisme l’a été pendant quelques décennies, après celui du communisme français. Ce socialisme s’est enfoncé de plus en plus dans la logique du « social-libéralisme » : du coup, la gauche s’est rabougrie. En 2017, le curseur à gauche s’est déplacé à nouveau vers la gauche de la gauche : il valait mieux, car cela peut aider quand le temps est à la lutte sociale. Mais la gauche plus à gauche domine dans une gauche affaiblie.
Le temps n’est plus, ou plutôt ne doit plus être, à la guerre des gauches. On peut préférer une gauche persuadée que les valeurs de la République et de la démocratie n’ont pas d’avenir, si on ne tourne pas le dos aux logiques, aux pensées et aux pratiques qui les contredisent absolument. On doit ainsi tout faire pour que cette gauche ne se disperse pas et qu’elle reste donc aujourd’hui regroupée autour de la Nupes. Ce n’est pas pour autant que l’on doit repousser cette autre part de la gauche qui ne se résout pas à la rupture : sans elle, il n’y a pas de majorités possibles, qu’elles soient partielles ou plus globales.
Il convient de consolider l’espace politique d’une gauche de gauche ; mais pour que la gauche soit majoritaire, on ne peut pas l’installer dans une guerre ouverte, pôle contre pôle, camp contre camp. L’extrême droite, elle, n’a pas ce problème : elle marche très bien sur deux pieds.
Notes
[1] En ce temps-là, bien sûr, il allait de soi qu’Adam bêchait (et chassait) et qu’Ève filait (et s’occupait des enfants et du ménage).
publié le 15 avril 2023
Alexandre Fache sur www.humanite.fr
Libertés. Une semaine après l’offensive du ministre de l’Intérieur contre la Ligue des droits de l’homme, un large front se constitue pour défendre l’association. L’Humanité invite tous ses lecteurs à signer l’appel qu’elle lance
S’élever contre les injustices, défendre l’État de droit, résister. Voilà le programme que la Ligue des droits de l’homme (LDH) s’est assigné dès sa naissance, en 1898, dans le contexte de l’affaire Dreyfus. Cent vingt-cinq ans plus tard, cette ligne directrice reste d’une ardente actualité. Surtout depuis que le ministre de l’Intérieur a cru bon, le 5 avril, devant la représentation nationale, de menacer publiquement l’association de lui retirer toute subvention publique. Visiblement décidé à tout oser au service de ses ambitions personnelles, Gérald Darmanin, pour justifier cette attaque, a accusé la LDH de cautionner, voire d’inciter aux violences commises lors de la manifestation de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), en voulant faciliter « le transport d’armes » lors de cette mobilisation. Un comble quand on connaît le combat pacifiste de l’organisation…
« Jamais la Ligue des droits de l’homme n’a été remise en cause de cette manière, sauf pendant une période noire de notre histoire qui est la période de Vichy », avait réagi, le 5 avril, le président de la LDH, l’avocat Patrick Baudouin. Pourtant, des attaques, l’association en a subi de nombreuses, y compris depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Venues de la droite souvent, parfois de la gauche, quand cette vigie des droits de l’homme avait par exemple combattu la politique algérienne menée par Guy Mollet (SFIO) ou critiqué la politique migratoire du gouvernement Jospin. « Notre boussole, c’est la défense de l’État de droit, explique Marie-Christine Vergiat, vice-présidente de la LDH. Or, celui-ci dépend de l’équilibre entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, mais aussi entre démocratie politique et démocratie sociale. Sujet sur lequel le gouvernement actuel a tout faux… »
Justement, le gouvernement, que dit-il de la sortie pour le moins agressive de Gérald Darmanin ? Depuis une semaine, rien ou presque. Les demandes de rencontre avec la première ministre Élisabeth Borne, formulées par la Ligue, sont restées sans réponse. « La LDH est financée via l’État par le budget de la première ministre et le budget du ministre de l’Éducation nationale. Je crois que (ni l’une ni l’autre) n’ont exprimé la moindre intention de réduire les subventions », a tenté de rassurer Clément Beaune, dimanche, sur France Inter. Autrement dit, le locataire de la place Beauvau n’aurait exprimé là qu’une position personnelle, pas celle du gouvernement…
En attendant que celle-ci soit clarifiée, les responsables de l’association accueillent avec soulagement l’élan de solidarité formidable qu’ont provoqué, autour de la LDH, les déclarations belliqueuses de Gérald Darmanin. « Plusieurs centaines de nouvelles adhésions et plusieurs dizaines de milliers d’euros de dons » ont été enregistrées depuis une semaine, selon la Ligue, qui doit refaire un point sur le sujet ce jeudi. « Être attaqué aussi violemment, c’est difficile à vivre, confie Marie-Christine Vergiat. Mais être soutenu aussi massivement, ça fait chaud au cœur, c’est même émouvant. » Afin de prolonger au maximum cet élan, et de dire haut et fort que l’Humanité se tient aux côtés de la LDH, notre journal a décidé de lancer un appel. Il invite aujourd’hui toutes et tous à le signer – et le faire signer – le plus largement possible.
Pour signer : https://www.humanite.fr/petition-humanite-ldh
publié le 14 avril 2023
Pierric Annoot Secrétaire départemental du PCF des Hauts- de-Seine sur www.humanite.fr
S’il y a bien une contradiction profonde qui caractérise notre époque, c’est celle des défis immenses pour notre civilisation et les moyens que nous avons pour y répondre. Autrement dit, les périls sont aussi grands que les possibles. Le développement des connaissances scientifiques, des technologies et des richesses produites est un atout très sérieux pour répondre aux défis climatique et énergétique, aux inégalités planétaires et engager de nouveaux progrès de civilisation.
Au fond, le sentiment d’un énorme gâchis est largement partagé. L’hyperconcentration des richesses dans les mains d’une minorité est devenue insupportable, quand l’immense majorité n’arrive plus à vivre dignement. L’inaction climatique n’est plus une simple option politique quand chacun constate et comprend le péril immédiat pour la vie humaine. La confiscation des pouvoirs, de la démocratie, devient insupportable lorsque, au quotidien, la bourgeoisie fait la démonstration au plus grand nombre qu’elle sacrifie en permanence l’intérêt général à ses intérêts particuliers.
Le mouvement actuel contre la réforme des retraites est le catalyseur plus ou moins conscient de toutes ces colères et nécessite des réponses politiques d’envergure.
D’une crise sociale, nous sommes passés à une crise démocratique, de régime, politique. La profondeur de cette crise est renforcée avec la tournure monarchique du président et de son usage des institutions de la Ve République.
Mais elle est avant tout le résultat de l’inadéquation des politiques menées avec les désirs populaires majoritaires. Le mouvement des gilets jaunes, la pandémie ont accéléré une modification des consciences. Ils ont déplacé le débat politique en faisant ressurgir le monde du travail au cœur du débat avec cette idée : « Sans nous, rien ne tourne. Les essentiels, les premiers de corvée, les services publics, nous sommes celles et ceux qui avons tenu la France debout. »
Le rapport au travail aussi s’est modifié avec la pandémie. Y compris parmi les cadres et couches moyennes supérieures des métropoles avec l’expérience de jours de télétravail qui permettent de cesser de courir dans les transports, d’avoir plus de temps pour soi, pour sa famille et ses activités… L’aspiration à la réduction du temps de travail est aujourd’hui majoritaire parmi les salariés et cela n’est pas pour rien dans la puissance de la mobilisation actuelle.
Nous sommes à un moment de basculement. L’Humanité, avec d’autres médias, a documenté le niveau de violences policières inouï pour casser la dynamique du mouvement social et la chasse ouverte aux syndicalistes grévistes par le ministre du Travail. Les associations, le Défenseur des droits, la commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe : toutes les institutions qualifiées s’alarment du virage pris par la France depuis quelques années.
Pire, nous assistons à une nouvelle accélération de la légitimation de l’extrême droite par le pouvoir en place. Les déclarations de Darmanin sont de ce point de vue édifiantes. Après le registre des « extrêmes » visant à assimiler extrême gauche et extrême droite, il utilise celui de « l’ultragauche », puis celui de la gauche tout court, pour qualifier les « ennemis de la République ».
La sidération et la colère doivent maintenant se muer en réponse politique. Comment prétendre continuer à gouverner le pays face à un tel carnage démocratique, politique et humain ?
L’intersyndicale et les forces de gauche sont à un moment charnière. Si le retrait de la réforme est indispensable, il ne saurait à lui seul répondre à la puissance et aux exigences des mobilisations. C’est maintenant que toutes les forces engagées dans la bataille devraient travailler ensemble à la suite.
Une crise comme celle que nous vivons appelle des réponses politiques nouvelles, à innover et franchir le cap entre forces politiques, associatives et syndicales pour faire émerger un nouveau projet de société, un programme de gouvernement et prendre le pouvoir.
publié le 13 avril 2023
Pascale Pascariello et Camille Polloni sur www.mediapart.fr
L’Observatoire parisien des libertés publiques s’est penché sur l’action de ces brigades policières motorisées depuis leur création, en mars 2019. Dans un rapport publié jeudi 13 avril, il les accuse de pratiques « intimidantes » et « virilistes », susceptibles de « dissuader » les manifestations.
SousSous le feu des critiques depuis des semaines, objets de plusieurs enquêtes et d’une pétition réclamant leur dissolution – enterrée par l’Assemblée nationale malgré ses 264 000 signatures –, les brigades de répression de l’action violente motorisées (BRAV-M), escouades de 36 policiers juchés par deux sur des motos, sont devenues le symbole ambulant de ce que les manifestant·es reprochent aux forces de l’ordre françaises : une violence imprévisible, indiscriminée et gratuite.
Le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, défend farouchement l’action de ces unités, lesquelles plaident « la fatigue morale et physique » pour justifier leurs dérives.
L’Observatoire parisien des libertés publiques (OPLP), créé il y a trois ans à l’initiative de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et du Syndicat des avocats de France (SAF), jette une nouvelle pierre dans son jardin.
Dans un rapport intitulé « Intimidations, violences, criminalisation : La BRAV-M à l’assaut des manifestations », publié jeudi 13 avril et fondé sur 90 observations des pratiques de maintien de l’ordre à Paris depuis le 1er mai 2019, il livre un réquisitoire sévère contre ces brigades « violentes et dangereuses, promptes à faire dégénérer les situations ».
« La BRAV-M a développé un style qui puise dans les répertoires de la chasse, du film d’action, du virilisme et de l’intimidation », écrivent les auteurs du rapport, qui voient dans cette « unité purement répressive » la traduction de « l’indifférence du pouvoir exécutif aux inquiétudes des citoyen·nes, ainsi qu’aux principes fondamentaux de l’idéal démocratique ».
La première intervention officielle des BRAV-M dans les manifestations parisiennes date du 23 mars 2019, en plein mouvement des « gilets jaunes ». Mais ces unités étaient déjà en gestation. Dès décembre 2018, sur décision du ministre de l’intérieur Christophe Castaner et du préfet Michel Delpuech, des binômes de policiers motorisés, interdits depuis le décès de Malik Oussekine en 1986, refont leur apparition dans les rues de Paris.
« Face aux violences commises lors des manifestations des gilets jaunes, il fallait des unités qui puissent faire des interpellations rapidement et en nombre si besoin », précise à Mediapart un haut fonctionnaire, en poste à l’époque à la préfecture de police de Paris. « On a mis en place les DARD [Détachement d’action rapide et de dissuasion – ndlr], des policiers à moto », poursuit-il. L’un conduit et son passager intervient à pied pour disperser ou interpeller.
« Au début, on a essentiellement fait venir des agents des brigades anticriminalité (BAC), pas formés au maintien de l’ordre », reconnaît ce fonctionnaire qui a participé à la mise en place des DARD. Mais « ces brigades motorisées n’avaient pas vocation à se pérenniser », ajoute-t-il.
Autre problème : elles ont « échappé à la chaîne hiérarchique de commandement prévue habituellement lors des manifestations, notamment pour renforcer leur capacité à agir rapidement ». Au risque qu’elles soient « moins contrôlées », voire « difficilement contrôlables », admet-il.
Des « unités anti-casseurs »
Le ministre de l’intérieur Christophe Castaner et le directeur général de la police nationale (DGPN), Éric Morvan, tentent de généraliser ces unités sur l’ensemble du territoire. Hors de Paris, il n’est pas question de DARD mais de « dispositifs mixtes de protection et d’interpellation » (DMPI), également constitués d’agents de la BAC.
Dans une note du 21 mars 2019, que Mediapart s’est procurée, le ministre et le DGPN appellent ainsi l’ensemble des services de sécurité publique à organiser « des dispositifs de voie publique mobiles, dynamiques et réactifs », en renforçant les « dispositifs d’interpellation par l’activation systématique des DMPI ».
Selon le rapport de l’OPLP, ces unités répondent à une volonté du pouvoir exécutif de durcir les pratiques policières, « dans une logique répressive à l’égard des manifestations, perçues sous l’angle du groupement à disperser plutôt que sous celui de la liberté à protéger ».
En annonçant la nomination de Didier Lallement à la tête de la préfecture de police de Paris, en mars 2019, le premier ministre Édouard Philippe assumait de vouloir renforcer « la fermeté de la doctrine du maintien de l’ordre ». Pour cela, les DARD seront « transformés en unités anti-casseurs et dotés d’une capacité de dispersion et d’interpellation pouvant être engagée dès les premiers troubles ».
À Bordeaux, son poste précédent, Didier Lallement avait déjà appliqué cette stratégie « participant à l’escalade de la violence » entre policiers et manifestants, selon l’Observatoire girondin des libertés publiques (OGLP).
En avril 2021, cet équivalent local de l’OPLP dénonçait déjà la « politique d’intimidation » du préfet Lallement à l’égard des manifestant·es, notamment avec la mise en place des brigades de policiers motorisées. Tandis que lors d’une visite à Bordeaux, le 11 janvier 2019, le secrétaire d’État Laurent Nuñez avait félicité Didier Lallement pour sa gestion du maintien de l’ordre, peu avant sa nomination à Paris.
« Les BRAV-M causaient trop de problèmes »
Au sein même de la police, comme le rappelle l’Observatoire parisien des libertés publiques, l’absence d’encadrement et de formation spécifique au maintien de l’ordre pour les BRAV-M fait grincer des dents. En mars 2020, Mediapart avait révélé plusieurs notes internes émanant de la gendarmerie et des CRS, faisant part d’ordres illégaux du préfet Lallement et de violences commises par ces brigades motorisées.
S’inspirant des BRAV-M, la gendarmerie a constitué ses propres pelotons motorisés d’intervention et d’interpellation (PM2I), composés de gardes républicains, à partir d’avril 2019. « Ces unités agissent comme un “harpon” qui va disperser ou fixer l’adversaire », explique un haut gradé de la gendarmerie à Mediapart.
Mais sur le terrain, où policiers et gendarmes sont censés collaborer, « les BRAV-M causaient trop de problèmes », estime ce gendarme. « Ces policiers, qui ont une culture de la BAC, percutent les manifestants et sont davantage source de trouble et de panique. »
À ses yeux, « la goutte d’eau » est survenue quand « un gendarme de ces pelotons a eu la mâchoire explosée par un manifestant ». Début 2020, la gendarmerie retire discrètement ses pelotons motorisés des manifestations parisiennes. « Les BRAV-M vont à l’encontre du droit de manifester, commente aujourd’hui ce haut gradé, on a dû s’en retirer. »
Selon une note de janvier 2023 que Mediapart s’est procurée, les BRAV-M sont désormais majoritairement constituées de membres des compagnies d’intervention (CI) de la préfecture de police de Paris comme passagers, et de fonctionnaires de la division régionale motocycliste comme conducteurs.
Motos puissantes et tenues sombres : « le style BRAV-M »
« Les observateurs et observatrices ont été témoins de nombreuses scènes de violences de la part des BRAV-M, quand iels n’en ont pas été directement victimes », écrit l’Observatoire parisien des libertés publiques, évoquant des charges qui sèment la panique dans les cortèges et un usage massif des armes (grenades et lacrymogènes).
Au-delà de ces exemples, le rapport dissèque « le style BRAV-M », dont le nom évoque à dessein « la bravoure », avec ses agents « vêtus de couleurs sombres » qui se déplacent sur « des motos banalisées puissantes et sportives », sans signes distinctifs.
En dépit des règles en vigueur, leur appartenance à la police nationale est en effet particulièrement discrète : « visages dissimulés malgré l’interdiction du port de la cagoule, RIO invisibles ou simplement non portés ». Même à pied, les BRAV-M gardent leurs casques de moto à visière fumée, qui les rendent encore moins identifiables.
Ce « penchant pour la dissimulation », allié à des « références à la prédation » sur leur tenue – notamment la marque de leur blouson, un logo à tête de fauve, gueule ouverte, tandis que leur écusson représente un frelon –, conforte ces agents dans leur « rôle de chasseurs », ancré dans « un imaginaire viriliste ».
Leur « arrivée bruyante produit sidération, terreur ou fascination ». Leur « proactivité », leur « autonomie tactique » et leurs « réactions démesurément brutales » contribuent, selon le rapport, à « instaurer la peur dans les manifestations » plutôt qu’à la désescalade. « Ceci fait de la simple présence de la BRAV-M un facteur de danger. »
« Montrer les muscles »
Pour l’observatoire, le manque de formation et de spécialisation ne suffit pas à expliquer ce phénomène. Au contraire, il estime que les autorités politiques assument ces « choix stratégiques », dans un contexte de remise en cause de l’action policière : « Alors qu’il est reproché aux forces de l’ordre de ne pas respecter les règles auxquelles elles sont soumises, on met en scène des agents bravant les interdictions que la loi leur impose. Alors que des citoyens expriment leur peur de la police, l’institution répond par des images d’agents cagoulés, en bande et aux postures menaçantes. »
En bref, les BRAV-M représenteraient « la réaction d’une institution qui, face aux accusations, sort les motos pour montrer les muscles ».
Le nombre d’arrestations serait désormais envisagé comme « un indicateur de performance », au risque de « cibler n’importe qui » malgré des suites judiciaires peu convaincantes. « Loin d’incarner la présence rassurante à laquelle l’institution policière prétend parfois aspirer, la BRAV-M fait peur et dissuade de manifester », estiment les auteurs, constatant que cette unité « suscite en retour une animosité qui lui est spécifique ».
Par analogie avec les policiers motards des années 1980, les membres de la BRAV-M ont spontanément été surnommés « les voltigeurs ». Les autorités rejettent ce qualificatif de triste mémoire, puisque deux de ces policiers avaient tué l’étudiant Malik Oussekine en 1986. Elles rappellent toujours que les BRAV-M interviennent à pied, à la différence des « voltigeurs » qui frappaient depuis leur moto avec leur « bidule ».
« Ce n’est cependant pas cette pratique qui a conduit à la mort de Malik Oussekine, provoquée par les violences commises par des agents à pied » à l’intérieur d’un immeuble, rappellent les auteurs, pour qui le problème réside surtout dans l’approche portée par ce type d’unités.
Le rapport cite ainsi un article du Monde, daté du 9 décembre 1986 : « Les policiers des pelotons voltigeurs motorisés, une fois sur le terrain, avaient tendance à penser que tout manifestant, badaud ou curieux traversant leur chemin était l’un de ces “casseurs” qu’ils pourchassaient. » En cela, la comparaison entre les époques ne serait « pas sans fondement ».
« Ce qui se fait de pire dans la police »
Sur l’organisation interne des BRAV-M, une certaine opacité règne. « Une série de questions ont été adressées par la LDH à la préfecture de police de Paris, mais cette dernière n’a pas donné suite. » En janvier 2023, la commission d’accès aux documents administratifs a donné raison à la LDH et rendu un avis favorable à la communication des documents qu’elle demandait. Mais là encore, la préfecture de police de Paris ne s’y est pas pliée.
Malgré cette volonté de « se dérober au contrôle citoyen », certains commissaires à la tête des BRAV-M se sont toutefois rendus « célèbres pour des actes de violence », glisse l’observatoire, qui rappelle le cas de Paul-Antoine Tomi et celui du commissaire P. (sur lequel Le Monde avait publié une enquête vidéo).
Le nom de Patrick Lunel, ancien commandant de la CSI 93, est également cité. Son adjoint, un capitaine qui l’a rejoint au sein de la BRAV-M, est visé par une enquête pour avoir frappé un manifestant au visage lors d’une manifestation contre le passe sanitaire.
Pour l’observatoire, les BRAV-M représentent « une illustration particulièrement éloquente de ce qui se fait de pire dans la police et les stratégies de maintien de l’ordre françaises ». Il s’inquiète, en conséquence, du satisfecit des autorités et d’un élargissement de leurs missions : envoyées en renfort pour le G7 de Biarritz, ces unités parisiennes seraient également déployées pour des opérations « anti-délinquance » en banlieue.
Camille Bauer sur www.humanite.fr
Le rapport publié ce jeudi par l’Observatoire parisien des libertés publiques dresse le portrait de plusieurs chefs de cette unité de police, aux états de service inquiétants.
Qui dirige la Brav-M ? « Des commissaires célèbres pour des actes de violences, qui pourtant ont été médaillés, et qui continuent d’être envoyés en commandement sur le terrain », répond l’Observatoire parisien des libertés publiques (lancé par la Ligue des droits de l’homme) dans un rapport publié ce jeudi 13 avril, consacré à ces unités motorisées « violentes, dangereuses et promptes à faire dégénérer la situation ». Un casting d’autant plus regrettable que ces unités sont « dotées d’une autonomie tactique qui signifie que les responsables de terrain sont amenés à prendre des décisions sans attendre les ordres venant du haut de la hiérarchie », précise le document.
Les vidéos explicites du commissaire tomi
Le plus connu de ces dirigeants est Paul-Antoine Tomi. Frère d’un parrain de la mafia corse, il était déjà à la tête de la division régionale des motocyclistes à la préfecture de police de Paris quand, en 2019, le préfet Lallement décide de créer la Brav-M. À ce poste, il « s’est fait connaître du grand public par des vidéos des journalistes Rémy Buisine et Clément Lanot qui le montraient en train de frapper avec acharnement à la matraque un manifestant tombé au sol », relate le rapport. C’est lui encore qui aurait dirigé « l’opération lors de laquelle des militant·e·s d’Extinction Rebellion, occupant le pont de Sully de manière pacifique, ont été aspergé·e·s de gaz lacrymogènes ». Une autre vidéo le montre en train de demander à ses troupes de « dégager ces connards » lors d’une manifestation en mai 2021. Malgré son parcours, documenté par nos confrères de Streetpress et Mediapart, Tomi a reçu la médaille de la Sécurité intérieure et a été promu chef d’état-major adjoint de la direction de l’ordre public et de la circulation de Paris et de la petite couronne (DOPC). À ce poste, il s’est encore illustré par sa participation à la gestion désastreuse de la sécurité lors de la finale de la Champions League, le 28 mai 2022.
Autre dirigeant des unités dont la violence a fait l’objet de l’attention des médias, notamment du Monde : le commissaire P. Ce dernier aurait, selon le rapport, « sévèrement blessé au visage un journaliste qui prenait des photos sans présenter la moindre menace. Dans la même charge, il a frappé à coups de matraque télescopique la tête de toutes les personnes qui ont eu le malheur de se trouver à sa portée, même parfois déjà blessées et au sol ». Le même a encore été identifié « menant des charges violentes au sein desquelles il portait les premiers coups ». Autre signe distinctif, l’intéressé arborait sur son casque la Thin Blue Line, « symbole associé à l’extrême droite », jusqu’à son interdiction explicite en mars 2023 par l’IGPN.La liste ne s’arrête pas là. Ex-membre du commandement de la CSI 93, unité controversée, dont plusieurs membres viennent d’être jugés pour détention de drogue, vol, faux PV et violences (la décision a été mise en délibéré au 15 juin), Patrick L. a trouvé à exercer ses « talents » au sein de la Brav-M. Où a officié aussi son ancien adjoint à la CSI 93, qui s’est illustré « en donnant des coups de poing à des manifestants », lors d’une mobilisation contre le passe sanitaire, en juillet 2021, détaille le rapport.
Pour les organisations de défense des libertés, pas de doutes : « En envoyant ainsi sur le terrain des gradés notoirement connus pour leurs violences, la préfecture de police de Paris envoie aussi des messages. » Aux policiers comme aux citoyens, elle fait savoir que l’usage de la violence est autorisé. Pire, que celle-ci continuera d’être encouragée.
publié le 12 avril 2023
Par Lisa Noyal sur https://www.streetpress.com
Le 27 mars, Raja, Raian, Henri et Ousmane sont interpellés en marge du blocage de leur lycée à Sevran. Trois d’entre eux, dont deux mineurs, sont placés en garde à vue et subissent des humiliations. Lycéens, parents et professeurs s'insurgent.
Sevran (93) – Le matin du 27 mars dernier, des pancartes et un caddie bloquent l’entrée principale du lycée Blaise Cendrars à Sevran. Des lycéens ont organisé un blocus pour protester contre la réforme des retraites et celle du baccalauréat. Vers 10h, un groupe met au milieu de la route deux poubelles et allume un feu qui s’éteindra tout seul au bout de quelques minutes. « C’était vraiment le blocus le plus calme de toute ma vie », décrit Charlotte (1), une professeure du lycée :
« J’étais loin d’imaginer tout ce qui allait se passer après… »
Raja, Raian, Henri et Ousmane – seul majeur du quatuor – (1) ont assisté au blocus. Tous vont être interpellés. Raja, Raian et Ousmane sont mis en garde à vue, pendant plus de 30 heures pour les deux derniers. Selon leurs dires, il leur serait reproché d’avoir dégradé « un bien public devant un établissement scolaire » et d’avoir « par effet d’une substance explosive, d’un incendie ou de tout autre moyen de nature à créer un danger pour les personnes volontairement détruit des bennes à ordures au préjudice de la mairie de Sevran ». Dans les faits, Raja et Raian disent avoir mis une feuille d’arbre dans une poubelle enflammée et Ousmane avoir repoussé une poubelle tombée proche de lui.
« Ce ne sont pas du tout des élèves à problème. L’action était tolérée par tout le monde. La seule agressivité, c’était celle de la police. Ils ont décidé que, quoi qu’il arrive, c’étaient des délinquants… »
Les professeurs du lycée expliquent que deux élèves supplémentaires ont été arrêtés, dont un a été en garde à vue. Ils n’ont pas été identifiés par StreetPress. Léon, un de leurs professeurs, contextualise :
Des menottes « parce qu’il risque de s’enfuir »
Assis sur le banc d’un parc à Sevran, sous les rayons du soleil de la mi-journée, Raja, Raian, Henri et Ousmane enchaînent les blagues pour détendre l’atmosphère. « Qu’ils l’arrêtent lui ok, mais toi c’est impossible ! », rit l’un des lycéens. « Quoi, c’était toi le sixième ? Mais c’est impossible, t’es beaucoup trop sage ! », s’étonne son voisin. « Je me demande encore comment c’est possible que ça soit arrivé », lâche finalement une autre d’une voix grave.
Quand Henri arrive devant le lycée vers 11h, ce fameux 27 mars, il rejoint des camarades qui fabriquent des pancartes. L’un d’eux lance l’idée de peindre le slogan « Jeunes, fier-es et révolté-es » sur un mur du lycée. Le jeune homme de 17 ans et deux autres lycéens trempent leur doigt dans un pot de peinture noire et tracent les lettres sur le mur. Des policiers arrivent derrière lui. « L’un d’eux me dit : “Tu es au courant de ce que tu es en train de faire ? Ça s’appelle du vandalisme. Retourne-toi” », explique Henri. « J’étais très pacifiste, je me suis laissé faire. » Le lycéen aurait ensuite été menotté et mis dans la voiture devant certains de ses professeurs. « J’ai demandé pourquoi ils le menottent, ils m’ont répondu : “Parce qu’il risque de s’enfuir”. Ils ont ajouté sur un ton ironique : “On va bien s’occuper de lui, c’est pas la police de Paris ici” », raconte Léon, professeur de philosophie. Un policier lui aurait ensuite demandé de reculer de la voiture avant d’ajouter : « Je n’ai pas envie de me prendre un coup de couteau dans le dos. » Lorsque Léon demande s’il peut accompagner le lycéen mineur, un policier lui aurait dit :
« Vous n’avez qu’à marcher. »
Léon, ses collègues et des élèves se rendent donc au commissariat de Sevran vers 13h pour obtenir davantage d’informations, en vain. Finalement, après un contrôle d’identité, Henri sera libéré par une porte à l’arrière sans que la petite foule ne soit mise au courant. « Pendant qu’on attendait, on voit un homme arriver et tenter d’entrer dans le commissariat. On est allé lui parler, il nous a dits qu’il était le père de Raian. C’est là qu’on a compris qu’il y en avait d’autres… »
Des gardes à vue prolongées
Masbah, le père de Raian, est resté à la porte. « J’ai demandé des explications sur mon fils à un officier, il m’a répondu : “C’est un délinquant” », raconte-t-il. Des propos également rapportés par son prof’ Léon. Raian, 16 ans, aurait été interpellé aux abords du lycée un peu après 11h. « Une voiture s’est arrêtée. Deux policiers sont sortis. Ils m’ont attrapé le bras et m’ont mis dans la voiture. » En tout, il fera 30 heures de garde à vue.
« Dans la cellule, c’était très sombre. Quand on appelait pour dire qu’on avait faim ou qu’on voulait aller aux toilettes, les policiers fermaient la porte et nous ignoraient. »
Ousmane, qui est majeur, est lui aussi arrêté en rentrant chez lui. « La policière me dit de couper le contact et elle arrache mes clés de voiture. Elle me plaque contre la voiture et me met les menottes très serrées », décrit le jeune homme de 18 ans. « Quand je pose une question, elle me dit : “Ferme ta gueule.” » Ousmane sera mis en garde à vue, prolongée à 48 heures avant de passer en comparution immédiate au tribunal de Bobigny :
Racisme et moqueries
En fin de matinée, vers 11h45, c’est au tour de Raja d’être arrêtée au même endroit que Raian. « Ils n’interpellent pas devant le lycée, ils isolent. Comme ça, il n’y a pas de témoins des violences », lâche-t-elle dégoûtée. « La policière me plaque sur le capot de la voiture, elle me met les menottes. Quand je demande ce qu’il se passe, elle me dit “ferme ta gueule”. » La jeune femme de 17 ans entre dans la voiture de police, en larmes. Elle demande à plusieurs reprises ce qu’elle a fait, où elle va. « On me répond : “Tu vas rester en GAV et ne pas ressortir”. Un policier me dit : “Ferme ta gueule Fatoumata”. » Une fois au commissariat, Raja attend sur un banc et subit à nouveau des remarques racistes :
« J’entendais les policiers dire : “Regardez Fatoumata, elle pleure”. »
Pendant son contrôle d’identité, un policier lui aurait demandé pourquoi elle pleure. « Son collègue à côté répond : “Non non, pas de pitié pour les noirs ici” », se rappelle-t-elle, encore choquée.
Raja est ensuite amenée dans une pièce où une policière lui demande de se déshabiller entièrement pour la fouiller. « J’étais complètement nue, je me sentais comme une terroriste. » Elle dit que ses vêtements avec cordons (sweat, jogging) sont confisqués. Elle serait restée avec seulement son manteau, avant de récupérer une couette et un matelas pour rejoindre sa cellule. « Je ne faisais que pleurer, j’avais peur qu’ils me fassent ce qu’on voit dans ma cité. » Ousmane et Raian auraient subi la même fouille et seraient restés en short durant leur garde à vue. « Un des premiers trucs qu’ils nous ont dit, c’était ça. Qu’ils avaient eu froid », se souvient Charlotte, une professeure.
« J’étais terrorisée. Je voulais juste retrouver l’odeur de ma maison. La cellule ça pue, il y avait du caca sur les murs. »
Raja affirme également ne pas avoir eu le droit de boire d’eau et d’avoir eu un repas périmé depuis plusieurs mois, immangeable. Elle restera en garde à vue pendant neuf heures avant de rentrer avec sa mère :
Problèmes dans les procédures
« Quand la policière m’informe de mes droits, elle me dit que j’ai le droit à un avocat, mais que ça ne sert à rien », s’étonne Raja. Ousmane rapporte les mêmes propos quand il a demandé à voir son avocat de famille. Tout comme le père de Raian, lorsqu’il a été prévenu de l’interpellation de son fils.
« Les policiers m’ont donné une feuille et ils m’ont dit “signe”. Je ne savais même pas ce que c’était. Pour la prolongation, ils m’ont redit de signer alors je ne l’ai pas lu non plus. J’ai signé », décrit Raian. Raja et Ousmane décrivent des situations similaires. Les lycéens disent également ne pas avoir pu appeler leur famille durant leur garde à vue, ce qui fait pourtant partie de leurs droits. Les parents d’Ousmane ont donc appris l’arrestation de leur fils le soir en se rendant au commissariat. « J’en étais malade, je ne me sentais pas bien », se souvient inquiète sa mère.
Un pointage
« Ce n’est pas normal qu’un mineur reste plus de 24 heures en garde à vue. Je ne connaissais même pas son état de santé ! », s’insurge le père de Raian, qui dit vouloir porter plainte. Les élèves concernés et quelques professeurs doivent rencontrer une avocate cette semaine pour réfléchir aux suites possibles.
En attendant, Raja et Raian sont convoqués au tribunal en mai. Ousmane, le seul qui est passé devant les juges, a vu son audience être renvoyée en septembre prochain. Il doit néanmoins aller pointer tous les mois au commissariat et toutes les semaines en période de vacances.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Contactée, la préfecture de police de la Seine-Saint-Denis n’a pas donné suite à notre sollicitation.
Contacté, le lycée a renvoyé vers le rectorat, qui n’a pas répondu à nos sollicitations.
publié le 11 avril 2023
par Léon Crémieux sur https://www.cadtm.org
Le 6 avril a encore vu une journée de grèves et de manifestation d’une importance équivalente à celle du 28 mars et, selon les syndicats, 2 millions de personnes dans les rues. Un grand nombre de blocages, d’actions spectaculaires, comme une banderole déployée du haut de l’Arc de Triomphe.
Le plus spectaculaire est sûrement le nombre et la massivité des cortèges dans beaucoup de villes petites et moyennes. Spectaculaire aussi le rejet persistant de la réforme de Macron dans les 80% de la population active, la grande majorité des classes populaires.
Mais, isolé, Macron espère pouvoir desserrer l’étau d’un mouvement social qui, même moins puissant ces dernières semaines, crée désormais une crise politique dans le pays.
Les grèves reconductibles ont clairement marqué le pas ces dernières semaines, chez les agents du ramassage et du traitement des déchets, dans les raffineries, à la SNCF. Seuls les agents des IEG (industries électriques et gazières) maintiennent un mouvement de coupures sélectives. Les secteurs qui, depuis début mars, avaient engagé le bras de fer pour bloquer la vie économique en y mettant toutes les forces ont appelé les autres secteurs à les rejoindre depuis un mois, ne voulant pas renouveler les épisodes des « grèves par procuration ». Mais se sont cumulées de réelles difficultés objectives dans de nombreux secteurs salariés -et même dans la jeunesse scolarisée jusqu’à aujourd’hui- et le choix de l’intersyndicale du rythme d’une journée de grève hebdomadaire, se calant sur les secteurs moins mobilisés au risque de ne pas jouer une force d’entraînement pour construire des grèves reconductibles avec les secteurs les plus combatifs.
Ce choix correspondait clairement à un compromis avec la position de la direction confédérale CFDT, attachée à maintenir l’intersyndicale autour du rejet des 64 ans, de l’appel à des grèves, des manifestations et même des blocages, mais opposée à une tactique de paralysie de la vie économique du pays. La large unité syndicale, permise par le rejet populaire des 64 ans, et aidant à consolider ce rejet, a eu jusqu’à aujourd’hui comme corollaire cette modération dans l’affrontement. Cela n’empêche pas la multiplication d’actions de blocages, de grèves qui mêlent souvent des équipes CGT, Solidaires, FO, FSU et CFDT, aidant à maintenir, par-delà les journées nationales, un climat de mobilisation prolongée.
La paralysie politique du gouvernement l’a amené depuis une dizaine de jours à jouer clairement la carte de la répression policière, des violences, la carte aussi de la dénonciation de « l’extrême-gauche violente ». Dans ce mouvement, Macron apparait, avec Darmanin, comme le défenseur de l’ordre pour conforter un électorat chancelant, espérant aussi semer la division dans l’intersyndicale et amoindrir le soutien sans faille à la mobilisation et même aux blocages au sein de la population. Sur les deux derniers points l’échec est total, mais Darmanin n’en pousse pas moins les forces de police, couvrant toutes les violences, les utilisations d’armes et de munition de guerre. Ce choix de montée crescendo qui s’est manifesté à Sainte Soline le 23 mars et dans les charges contre des cortèges syndicaux renforce la détermination au sein du mouvement. Au rejet de l’injustice sociale des 64 ans, au refus de la violence institutionnelles du 49.3, s’ajoute désormais le refus des violences policières. Ce rejet a entraîné la levée de boucliers de nombres d’associations, au premier rang la Ligue des Droits de l’Homme.
La LDH s’est trouvé au cœur de la dénonciation du comportement policier à Sainte Soline apportant des preuves audios du blocage des secours par la police. La LDH est aussi à l’initiative d’une campagne pour l’interdiction des BRAV-M, des armes de guerre. Cette action démocratique vient d’amener Gérald Darmanin à franchir un pas qu’aucun ministre de l’Intérieur n’avait osé franchir en menaçant directement la LDH disant qu’il « allait regarder » les subventions dont elle bénéficie. Sous Macron et Darmanin, les glissements se succèdent remettant en cause des droits démocratiques et sociaux existant depuis des décennies, sur les déclarations et les interdictions des manifestations et même sur le droit de grève.
Au rejet de l’injustice sociale des 64 ans, au refus de la violence institutionnelles du 49.3, s’ajoute désormais le refus des violences policières
Confrontés à de puissantes grèves dans les raffineries et les ramassages de déchets, le gouvernement avait multiplié des réquisitions de grévistes pour casser le mouvement. La loi française autorise des réquisitions en cas de « trouble manifeste à l’ordre public ». Le préfet de Seine maritime avait réquisitionné des personnels des raffineries Total Energies à cause de « l’augmentation prévisible de la circulation pour le weekend de Pâques ». Le tribunal administratif avait déjà dénoncé des interdictions de manifestations à la dernière minute. Là il vient de juger que ces réquisitions « portaient une atteinte grave et manifestement illicite au droit de grève ». Visiblement, le gouvernement teste jusqu’où il peut pousser l’interprétation des lois et veut préparer le terrain à deux nouvelles lois déposées par les Républicains au Sénat limitant le droit de grève dans les raffineries les transports publics. Dans le registre des droits démocratiques, les Républicains, le Rassemblement national et les députés de Macron viennent d’adopter, en première lecture accélérée, au Sénat et à l’Assemblée nationale une loi « Jeux olympiques » qui, sous couvert de sécurité, instaure de façon pérenne des dispositifs de contrôle, filtrage, et de surveillance de masse dans des lieux publics et les transports par vidéosurveillance avec des outils algorithmiques d’analyse de comportements, pouvant être stockés.
La France serait ainsi à la pointe de nouvelles techniques qui pourront très facilement être de nouveaux outils contre les droits de rassemblements, de manifestations et la criminalisation d’actions dans des édifices publics.
Ces derniers jours, les conséquences de la mobilisation des retraites a donc glissé sur les questions des droits démocratiques mais le mouvement est aussi lui-même polarisé par les décisions du Conseil constitutionnel du 14 avril. Cette institutions dont les membres sont nommés par les présidents de la République et les président-e-s de l’assemblées nationale et du Sénat sert notamment de censeur des lois, jugeant de leur conformité totale ou partielle avec les règles constitutionnelles. Donc le Conseil fera connaître le 14 avril sa décision concernant la loi de financement de la Sécurité sociale qui contient les attaques contre les retraites et le passage de l’âge de départ à 64 ans. Il décidera aussi du lancement ou non d’une procédure de Référendum d’Initiative partagé sur un projet portant au maximum à 62 ans l’âge de départ à la retraite, proposée par les élu-e-s de la NUPES. Si le Conseil entérine la loi, lui donnant un vernis de légitimité, elle pourra être promulguée par Macron.
Macron ne serait pas pour autant tiré d’affaire. La première question sera évidemment celle du mouvement social et de ses capacités à passer au-dessus de ce nouvel obstacle et de le faire en gardant son unité. Mais pour Macron va se poser dans tous les cas la question de la suite de son quinquennat.
Sur le dialogue social avec les syndicats, après avoir méprisé les directions syndicales, la Première ministre n’a pas les moyens de leur demander d’accepter la réforme des 64 ans et d’engager une nouvelle étape sur des dossiers sociaux. Même la CFDT n’est pas prête à le faire, au vu du rapport de force social qu’a construit le mouvement. Borne n’a pas les moyens non plus de trouver, au sein de l’Assemblée nationale, une alliance majoritaire stable, comme le lui a demandé Macron. Les Républicains, affaiblis par leur position sur les retraites, ne trouvent aucun intérêt à être la rustine du gouvernement Borne. Les jours de ce dernier sont sans doute comptés, et Borne elle-même ne croit pas à son avenir dans ce poste, mais les paramètres ne seront guère changés en cas de changement de Premier-e ministre.
L’Intersyndicale appelle à une nouvelle journée le 13 avril, mais sans avancer d’autre perspective pour le mouvement que d’attendre les décisions du Conseil constitutionnel. Redonner de la vigueur au rapport de force imposerait de donner des échéances propres, comme une manifestation nationale ou la préparation d’une nouvelle vague de grève reconductible.
Un autre problème est de plus en plus évident. Si, en creux, le mouvement est un mouvement de classe, rassemblant dans l’action ou le soutien, l’immense majorité des salarié-e-s avec, en toile de fond, le refus de continuer à payer pour le maintien d’un système qui frappe les classes populaires, ne se dégage pas dans le mouvement l’expression d’exigences qui dépassent la question des 64 ans. La dynamique large créée par l’unité de tous les syndicats à comme limite immédiate l’impossibilité d’aller plus loin que la question des 64 ans, la CFDT, même sur la question des retraites ayant déjà accepté la réforme Touraine de 2014 qui mène aux 43 annuités. Dès lors, l’intersyndicale n’avance pas non plus d’exigences sur le financement des retraites, comme la fin de exonérations et l’augmentation des cotisations patronales, ni bien sûr le retour sur la réforme Touraine et celle de Woerth en 2010 qui a décidé de la retraite à 62 ans.
De même, il n’y a pas au niveau confédéral de socle intersyndical commun sur les autres questions sociales urgentes, bien présentes dans les manifestations, sur les allocations chômage ou la lutte pour les salaires et contre les hausses des prix. La place de l’Intersyndicale nationale a servi de point d’appui dans les villes mais a aussi limité l’extension de la plateforme des intersyndicales locales. Cela pourrait sembler une question secondaire qui n’a pas empêché le développement d’une mobilisation d’une profondeur sans doute inédite. Mais chacun comprend bien que le rapport de force de classe ne peut se maintenir que si, dans la conscience de celles et ceux qui participent au mouvement ou le soutiennent, est clairement posée la question de à qui on s’affronte.
La question des 64 ans n’est pas la lubie d’un autocrate délirant
La question des 64 ans n’est pas la lubie d’un autocrate délirant, c’est bien un choix politique de classe correspondant aux intérêts des groupes capitalistes qui ont fait aboutir des réformes identiques dans les autres pays européens. Il s’agit donc bien de remettre en cause la répartition des richesses et les choix faits dans l’intérêt des capitalistes, choix faits en Europe par les partis soutien du libéralisme, y compris l’extrême-droite de partis similaires au RN, comme Fratelli d’Italia de Meloni qui applique la retraite à taux plein à 67 ans dans le cadre des exigences budgétaires de l’Union européenne. Combattre la supercherie du RN défenseur des retraites ne peut pas se faire sans appuyer le mouvement sur une plate-forme qui remette en cause les choix capitalistes du gouvernement et avance des exigences conformes aux intérêts des classes populaires. Absent du mouvement, muet sur toute plate-forme politique pour le défense des retraites, à part le natalisme et les mesures anti-immigrés, le RN se positionne pour cueillir les fruits d’une mobilisation sociale qui, objectivement, vise les capitalistes.
Macron et Darmanin, eux, n’ont de cesse de tisser en pointillé des passerelles vers les Républicains et l’extrême droite tout en criminalisant et diabolisant la NUPES. D’ailleurs, lors d’une élection partielle en Ariège, le deuxième tour a vu un front commun du parti de Macron, des Républicains, du Rassemblement national, derrière une candidate socialiste opposés à la NUPES pour battre la candidate de la France insoumise.
La situation est évidemment aussi rendue difficile par l’absence de construction d’un front commun social et politique au cœur de ce mouvement, par l’absence même, en dehors de l’Assemblée nationale, d’initiative politique unitaire large permettant de mener un débat et d’avancer des propositions unitaires pour construire dans les villes et nationalement des structures unitaires sur les questions sociales et démocratiques de l’heure, en phase avec la mobilisation sociale.
La force du mouvement et des dizaines de milliers de militant-e-s qui le structurent aura peut-être la force de dépasser ces obstacles dans les prochaines semaines.
publié le 10 avril 2023
Par Stéphanie Texier sur www.regards.fr
Des amis de Carole Delga jusqu’au RN, en passant par Renaissance, un large éventail a célébré la défaite de la candidate LFI en Ariège dimanche dernier (2 avril). D’aucuns parlent même de « front républicain ».
La défaite de Bénédicte Taurine était, prévisible, scellée dès le soir du premier tour de l’élection partielle dans la première circonscription de l’Ariège. Avec 31,18%, cette dernière ne bénéficiait que d’une faible avance sur sa concurrente Martine Froger, soutenue par Carole Delga, 26,42% et d’aucun réservoir de voix. Fort de l’appel à voter de la candidate Renaissance (10,69%) qu’elle avait déjà largement siphonnée au premier tour, la socialiste dissidente était donc largement favorite pour ce second tour.
Seul un improbable sursaut de la participation ou un impossible et problématique report massif des électeurs RN sur la candidate LFI aurait pu permettre sa réélection. Il n’en a rien été et Martine Froger a été confortablement élue avec 60,19% des suffrages contre 39,81% seulement pour Bénédicte Taurine. Même la participation peut difficilement être incriminée. Avec 37,87% au second tour (contre 39,90% au premier tour), c’est plutôt un joli résultat pour une élection partielle. À la fin janvier, à l’occasion aussi d’élections législatives partielles, en Charente, René Pilato (LFI) a été élu avec un taux de participation au second tour de 28%, et le candidat soutenu par la Nupes dans le Pas-de-Calais a été élu lui aussi avec une participation de 28%.
Ce qui est inquiétant dans le résultat de l’Ariège, c’est d’abord le faible score du premier tour. En juin 2022, Bénédicte Taurine avait obtenu 33,12% des voix, elle perd donc 2 points, alors même qu’une mobilisation sociale extrêmement puissante est en cours. La socialiste dissidente passe de 18,08 à 26,42%, quand la candidate Renaissance dégringole de 19,96 à 10,69% – le cumul de ces deux candidates est donc inchangé d’une élection à l’autre. Enfin, le RN progresse de 19,94 à 24,78%, c’est pourtant peu dire que ce parti a été d’une grande discrétion sur le projet de réforme des retraites.
L’autre élément qui ne peut qu’inquiéter, c’est l’hystérie anti-Nupes qui s’est emparé de l’échiquier politique, des socialistes à la sauce Delga jusqu’au RN. « S’il existe encore un barrage pseudo-républicain en France, c’est désormais contre la gauche antilibérale », déclarait Stefano Palombarini dans un entretien en mars 2021. Nous y sommes peut-être.
Un front républicain anti-Nupes ?
Jusqu’au second tour de l’élection présidentielle de 2022, le barrage contre le Rassemblement national était de mise. C’est d’ailleurs à celui-ci qu’Emmanuel Macron doit sa réélection pour un second mandat. Ce vote en négatif est attesté par toutes les études d’opinion et par le Président lui-même puisqu’il déclarait le 24 avril : « Je sais aussi que nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à celles de l’extrême droite. Et je veux ici les remercier et leur dire que j’ai conscience que ce vote m’oblige pour les années à venir ».
« Les années à venir » ne dureraient pas quinze jours. Face à la dynamique Nupes aux législatives de 2022, paniquée, la Macronie allait bientôt dynamiter ce front républicain contre l’extrême droite déjà bien usé. L’électeur de gauche, habitué, avec ou sans états d’âme, à éliminer le candidat d’extrême droite au second tour, allait bientôt découvrir que ce barrage était à un seul sens – celui pour faire élire un candidat de droite – et qu’il n’y aurait pas de réciproque. « On avait des cas où c’était compliqué de définir qui était le candidat le plus républicain. Regardez un duel entre François Ruffin et le RN » a ainsi pu déclarer Aurore Bergé au lendemain du second tour des élections législatives en juin 2022.
Ce qui n’aurait pu être qu’une manœuvre politicienne le temps d’une élection pour brider au maximum une alliance jugée dangereuse s’est mué en une stratégie politique qui n’a cessé de se roder ces derniers mois et qui procède d’un double mouvement : 1. légitimer de fait le RN et l’inclure dans l’espace politique de la droite ; 2. diaboliser la Nupes et tout spécialement la France insoumise en laissant entendre que ce serait l’extrémisme, que ce ne serait plus la République, bref, instaurer un cordon sanitaire autour de cette alliance qui de fait la priverait de toute perspective de victoire majoritaire à l’échelle nationale.
Personnage emblématique de cette politique, Gérald Darmanin alterne échanges mielleux avec le RN et outrances à l’égard de son opposition de gauche. D’un côté, il s’excuse platement d’avoir pu offusquer le parti de Marine Le Pen.
De l’autre, il utilise une rhétorique forgée par l’extrême droite pour dénoncer « le terrorisme intellectuel ». Le même avait utilisé le terme d’« éco-terrorisme » au mois de novembre... Or, les mots ont un sens et un terroriste, dans une France post-attentats, ça s’élimine.
La ficelle a longtemps paru bien grosse, pour ne pas dire énorme. Pourtant il semble bien que le travail de sape porte ses fruits, alimentés par de multiples alliés voire par une Nupes elle-même qui n’a pas pris pleinement conscience de piège mortel.
LFI construit son plafond de verre
Si la Macronie est l’instigatrice et l’unique responsable d’une politique folle qui peut permettre de porter au pouvoir l’extrême droite, force est de constater que la Nupes, et LFI en premier chef, a plutôt sauté avec délectation dans le piège que tenter de s’y soustraire.
La place disproportionnée qu’a pris la proposition de réintégration des soignants non-vaccinés à l’automne et l’idée « lumineuse » d’utiliser la niche parlementaire du RN pour faire adopter cette mesure ont contribué à semer le trouble. Mais c’est surtout la surestimation de la situation sociale depuis le début de l’année qui a enclenché une série de choix discutables.
Ne voyant que la faiblesse, bien réelle, du gouvernement, beaucoup ont repeint en rouge la situation sociale, voyant une montée impétueuse des luttes susceptibles d’aboutir au blocage général du pays. Une situation en décalage avec le terrain mais qui pouvait, aussi, conduire à relativiser l’importance de l’unité syndicale voire à douter qu’elle soit une bonne chose. L’attente, presque impatiente, d’une trahison de la CFDT de Laurent Berger a relevé de la Schadenfreude, cette joie malsaine.
Or si la mobilisation est exceptionnelle au regard des trente dernières années, il est très vite apparu qu’elle ne basculerait pas dans une grève générale. La journée du 7 mars, qui devait être celle du pays à l’arrêt, du blocage, a été une très grosse journée de mobilisation, pas plus. Et, sauf exceptions, les secteurs qui ont tenté la grève reconductible se sont vite essoufflés. Les postures parfois outrancières, les déclarations dignes de Tartarin de Tarascon et autres rodomontades sont apparues à beaucoup pour ce qu’elles étaient : du gauchisme.
Être isolé, c’est l’assurance de perdre. Or, nous n’avons plus les moyens d’attendre des années. L’hypothèse d’une victoire de l’extrême droite fait désormais partie des coordonnées de la situation politique. Être radical sur le fond sur lequel il ne faut rien lâcher, devrait suffire, il n’est peut-être pas utile d’en rajouter sur la forme.
publié le 9 avril 2023
Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr
Nous nous réjouissons qu’après des semaines de mobilisation, le peuple israélien ait obtenu de son premier ministre la suspension de la réforme du système judiciaire. Celle-ci visait notamment à un considérable affaiblissement des pouvoirs de la Cour suprême. Dans ce pays dépourvu de Constitution, cette haute institution fait office de contre-pouvoir face au gouvernement.
La motivation première de M. Netanyahou était de pouvoir se protéger lui-même alors qu’il est poursuivi par la justice pour un triple chef d’accusation : « corruption », « abus de pouvoir » et « fraude financière ». Il est d’ailleurs revenu aux affaires pour tenter d’échapper à ses juges. Et, pour y parvenir, il s’est associé aux plus extrémistes de la droite raciste, suprémaciste, ultraorthodoxe, ultranationaliste et colonisatrice du spectre politique israélien.
Cette alliance, porte tout à la fois une théocratie juive et l’annexion totale de la Cisjordanie afin de faire disparaître la Palestine comme l’a expliqué le sinistre ministre des finances, en déplacement à Paris, il y a quelques semaines.
Ce même ministre Smotrich se définissant lui-même comme « un fasciste homophobe » appelait il y a quelques semaines à raser un village Palestinien est toujours en fonction, quand celui de la défense qui a osé critiquer la réforme judiciaire s’est fait limoger d’un claquement de doigt.
Quant au ministre de l’éducation, il envisage comme en Turquie ou en Hongrie de nommer les directeurs de la bibliothèque nationale. On sait ce que signifie, là comme ailleurs, le contrôle par un pouvoir politique de la diffusion des livres et des connaissances. Nous sommes donc ardemment aux côtés des démocrates et des progressistes israéliens refusant ce glissement du régime vers l’autoritarisme fascisant et un colonialisme renforcé. Ce mouvement peut porter loin, parce qu’il s’inscrit dans le combat universel pour la démocratie et les libertés.
Cependant, contre le parti des colons de Cisjordanie, le parti de l’annexion qui domine la majorité gouvernementale, nous sommes fondés à considérer que le « mouvement pour la démocratie en Israël » ne peut occulter une terrible réalité : Les Palestiniens de Jérusalem, ceux qui vivent sous occupation, ceux qui sont réfugiés ou habitants de Gaza sont les premières victimes de ce gouvernement d’extrême droite. Et, leur terrible sort ne date pas d’hier !
Les Palestiniens de citoyenneté israélienne sont victimes d’une multitude de discriminations qui font système. Au cours de l’année passée, cent-quarante-six Palestiniens ont été tués et déjà près de quatre-vingt-dix autres l’ont été depuis le début de cette année. Le mur de séparation s’allonge, la colonisation ôte maisons, eau, villages aux Palestiniens qui, quand ils ont l’outrecuidance de protester, sont traités en criminels, emprisonnés quand leur village n’est pas brûlé. Gaza étouffe sous un blocus qui n’en finit pas.
Cette vie insupportable faite aux Palestiniens, que nous décrivons ici, n’a pas commencé avec ce gouvernement d’extrême droite. Cela fait longtemps que Salah Hamouri a connu, sans jugement, la prison comme des centaines de femmes et d’enfants. Et, le député Marwan Barghouti est enfermé depuis des dizaines d’années.
De loin en loin, comme dans d’autres pays, le refus de respecter les résolutions de l’ONU, qui ont défini des frontières pour deux États vivant côte à côte avec Jérusalem-Est comme capitale de L’État palestinien, aboutit à cette fuite en avant, que les opposants actuels au pouvoir Israélien qualifient de « fasciste ».
La complicité des dirigeants Américains et Européens dans ces violations du droit international -qui promeut justice, démocratie, autodétermination des peuples et souveraineté territoriale - est totale. Il porte une lourde responsabilité dans l’insupportable engrenage niant ces principes et ces valeurs.
Tous les dispositifs mis en œuvre pour nier les droits des Palestiniens à vivre sur leur terre, à construire leur État, ont été mis en place et légitimés par des gouvernements travaillistes comme de droite et validés par la cour suprême - dont le peuple défend à juste titre aujourd’hui l’existence -, depuis le premier jour de la fondation de L’État d’Israël.
Le nouveau régime politique trouve sa genèse dans des processus politiques ; dans l’histoire même d’Israël qui lui vaut d’être qualifié « de régime d’apartheid » à l’organisation des Nations Unis. Un pouvoir qui fait occuper un autre pays, ne respecte pas les droits humains et le droit international ne peut être qualifié de « démocratique ». Hiérarchiser les droits des citoyens à partir de critères ethniques, réprimer et violer les droits de la population occupée, expulser les familles de leur maison et les paysans de leur terre, coloniser est l’exact contraire du respect de la personne humaine et de sa liberté. Voilà pourquoi les forces démocratiques qui proposent d’articuler Le mouvement en cours en Israël avec celui de la lutte contre l’occupation et la colonisation afin qu’Israéliens et Palestiniens puissent bâtir deux États démocratiques, souverains, libres coopérant entre eux sont porteurs d’une nouvelle visée émancipatrice.
Les combats en cours doivent s’épauler, s’articuler, se conjuguer : ceux d’une constitution démocratique pour Israël et ceux portant la fin de la colonisation-annexion permettant aux Palestiniens de construire leur État.
publié le 8 avril 2023
Anthony Smith CGT Ministère du travail sur https://blogs.mediapart.fr
Le texte ci-dessous est la reprise (modifiée à la marge) de ma présentation – en qualité de responsable syndical à l’Inspection du travail - lors du colloque sur les accidents du travail organisé par le député Aurélien Saintoul, le 5 avril 2022 à l’Assemblée Nationale. Faisons du 10 mars un jour férié en hommage aux morts du travail.
A l’Inspection du travail nous disons que la santé et la sécurité sont le cœur du métier d’Inspecteur, son essence même, car c’est la Loi du 2 novembre 1892 qui crée un ensemble de règles en matière d’hygiène de sécurité concernant je cite « le travail des enfants, des filles et de femmes dans les établissements industriels ». C’est aussi cette Loi qui crée (article 17) le corps des Inspecteurs du travail, qui impose (article 15) à l’employeur de déclarer les accidents du travail, d’en informer l’Inspecteur et qui (article 20) crée la possibilité pour l’Inspecteur de relever des procès-verbaux constatant des infractions.
L’enquête « accident du travail », La Quatrième partie du Code du travail, c’est le cœur de notre action parce que personne ne devrait être blessé au travail, ni mourir au travail. Plus de 130 ans après cette Loi, la réalité n’est plus la même qu’au XIXème, mais elle reste terrible cela a été rappelé sur le nombre de morts, de blessés au travail et c’est sans compter les non déclarations, les non recensements (autoentrepreneur, travailleurs des plateformes, de la fonction publique), les victimes différées (comme les 3000 morts de l’amiante par an).
Nous pourrions parler prévention car c’est elle qui constitue 98% de notre action au quotidien, mais les CHSCT et les Représentants du personnel dans les entreprises ont été laminés par les « Ordonnances Macron » de 2017, et cette prévention est regardée encore, par une grande partie des employeurs, comme une option ou un coût. Imaginez l’Evaluation des Risques Professionnels est obligatoire depuis 1992, plus de 30 ans l. Le Document Unique d’Evaluation des Risques depuis fin 2001, 22 ans. Et pourtant tous les jours, tous les jours nous sommes confrontés dans nos contrôles à l’absence totale d’évaluation ou une évaluation purement formelle.
C’est ce qu’il faut changer radicalement et c’est pour cela que l’action répressive reste essentielle même si elle concerne un nombre très faible de nos interventions. Mais la première chose à garder en tête pour comprendre notre geste professionnel d’Inspecteur du travail sur les accidents du travail, c’est qu’il ne reste aujourd’hui que 1750 Inspectrices et Inspecteurs du travail affectés au contrôle des entreprises pour 20 millions de salariés et qu’ils ont pour mission de veiller, de tenter de veiller, au respect de l’ensemble de la règlementation du travail. C’est une supercherie ! 20% de postes ont été supprimés en 10 ans. Partout ce sont des zones de non droit du travail ! A la CGT du Ministère du travail nous estimons qu’il faudrait à minima 4000 Inspectrices et Inspecteurs sur le terrain disposant d’appuis avec des médecins inspecteurs du travail, des ingénieurs de prévention en nombre et dans toutes les disciplines : ergonomes, risques chimiques, mécaniques etc. Et c’est peu de dire que les services de la Médecine du travail et de la Caisse d’Assurance Retraite et de Santé au Travail (CARSAT) sont dans le même état.
C’est donc dans ce mode terriblement dégradé que se met en œuvre notre geste professionnel pourtant essentiel. Quand un accident survient, il faut déjà en être informé ce qui est loin d’être toujours le cas ! Trouver un véhicule pour parfois faire 2h00 de route pour se rendre sur les lieux et je passe les effets induits par les réorganisations incessantes des services de l’Etat sur nos conditions matérielles d’intervention. Ensuite réaliser ses constats, conduire son enquête, tenir les auditions, le but étant de comprendre les mécanismes et les causes qui ont conduit à l’accident, de matérialiser les infractions de l’employeur et de qualifier juridiquement ces manquements pour les relever dans un procès-verbal.
La vraie expertise des Inspecteurs du travail c’est d’aller plus loin que les constats initiaux de la police ou de la gendarmerie qui souvent se limitent à contrôler la présence alcool ou de produits stupéfiants, sans, sauf à de rares occasions, dépasser les deux grands préjugés de l’accident du travail : cette main perdue dans la machine, c’est de la faute de la victime ; ce mur sur un chantier du bâtiment qui s’effondre sur ce jeune apprenti : c’est la faute à pas de chance.
L’Inspecteur va souvent être seul face à l’accident et à l’enquête qui vient en plus de son quotidien et s’ajoute souvent à plusieurs autres enquêtes. Et il faut faire avec son propre choc, parce que les accidents du travail sont terribles et cette question n’est pas traitée par le ministère du travail ou à la marge. Ensuite vient la solitude. Au début la hiérarchie vous sollicite parce que la presse en parle que le Préfet, la direction générale du travail, le cabinet du Ministre veulent une note. Et puis après 24h, 48h : l’évènement, le « fait divers » a été traité et tout le monde est passé à autre chose. Pas l’Inspecteur, pas les victimes, pas les familles des victimes.
C’est là où l’intervention des familles et des ayants droit est essentielle comme celle des cordistes en colère ou l’association des victimes de l’amiante et aujourd’hui avec le « collectif stop » C’est d’une importance cruciale, pour rendre visible, pour faire que le droit pénal du travail existe.
Parce que la réalité est terrible. Notre syndicat CGT du 93 a travaillé sur le sujet en reprenant les 150 procès-verbaux d’Inspecteurs du travail suite à des accidents ou en matière de santé sécu relevés en Seine Saint Denis entre 2014 et 2020 : moins d’un tiers de ces procédures ont donné lieu à des audiences correctionnelles, un tiers sont toujours en enquête 5,6,7 ans après les faits, un tiers ont été classées sans suite ! Ces constats nous pourrions les reproduire partout sur le territoire et je passe sur les audiences renvoyées, des accidents mortels relaxés sans appel du Parquet, l’absence d’information des Inspecteurs sur les dates d’audiences des procédures, la faiblesse des peines prononcées, comme les rares peines d’emprisonnement quasiment toutes avec sursis.
Mais pourquoi ? Parce que ce qui se construit aujourd’hui en matière de droit du travail c’est d’abord un « soft law » un droit mou de la recommandation (nous l’avons vu pendant covid), un droit de la transaction pénale, de la sanction administrative qui invisibilise les infractions ; c’est ensuite des employeurs qui, dans ce pays, ne sont pas considérés comme des justiciables comme les autres : ce sont des créateurs d’emplois alors est-il possible de les imaginer en délinquants ; c’est enfin parce que l’entreprise reste l’un des derniers lieu de l’absolutisme et qu’un accident dans ce lieu clos qu’est l’entreprise cela ne trouble pas l’« ordre public ».
publié le 7 avril 2023
Lilia Blaise sur www.mediapart.fr
Dans un climat socio-économique détérioré, les autorités tunisiennes tentent de lutter contre la recrudescence des départs irréguliers avec des moyens limités et sans politique migratoire sur le long terme. Les migrants, eux, meurent en mer.
Sfax (Tunisie).– Dans une maison dont le chantier est à peine achevé, en périphérie de la ville de Sfax, à l’est de la Tunisie, Lionel, Camerounais de 30 ans, cuisine des pâtes et une omelette aux légumes. L’occupation, triviale et méthodique, lui permet d’oublier momentanément le naufrage auquel il a survécu in extremis vendredi 24 mars. Le bateau dans lequel il se trouvait, chargé de quarante-deux personnes, dont cinq bébés, a chaviré.
Lionel se souvient par flash-back d’avoir lutté pour rester en vie. C’était la nuit et il n’a pas pu voir clairement ce qui se passait autour de lui. « Je me suis laissé entraîner par les vagues, on avait tous des chambres à air autour du cou, cela a aidé certains, d’autres sont morts noyés, d’autres ont paniqué », raconte ce père de deux enfants, venu en Tunisie un an plus tôt, dans l’unique objectif d’aller en Europe pour soutenir financièrement sa famille restée au pays.
C’est sa troisième tentative de traversée à se solder par un échec. Sauvé par des pêcheurs le lendemain du naufrage et à peine débarqué sur les rives de Sfax, Lionel planifie déjà de repartir, avec ses amis qui attendent une opportunité. « En ce moment, tout le monde est prêt à prendre le risque de partir, surtout dans le contexte actuel où on ne se sent plus les bienvenus dans le pays. »
Une référence aux propos du président Kaïs Saïed, le 21 février, sur les « hordes » de migrantes et migrants subsahariens dans le pays. Ces déclarations ont entraîné des violences contre les exilé·es, expulsé·es manu militari de leurs logements par leurs propriétaires ou licencié·es du jour au lendemain, à cause des contrôles renforcés sur le travail non déclaré des personnes en situation irrégulière.
Depuis le tollé suscité par les propos présidentiels, près de 3 000 Subsaharien·nes ont été rapatrié·es par leurs ambassades, et les départs en mer se sont accélérés, pour les plus désespérés. « On a de plus en plus de mal à trouver du travail et, de toute façon, avec la situation économique, ce que l’on gagne ne nous permet plus d’envoyer de l’argent à la famille et de payer nos factures, donc mieux vaut prendre le large. On dit toujours “l’Europe c’est le meilleur des risques” », explique Lionel. Il a payé 1 500 dinars sa traversée (450 euros). Des prix deux fois moins élevés qu’il y a quelques mois et des départs qui se multiplient : une « grande braderie migratoire » selon Frank, acteur de la société civile à Sfax.
Crise économique et précarité
« C’est difficile d’estimer s’il y a plus de départs ou pas après les propos de Kaïs Saïed mais ce qui est sûr, c’est que la loi de l’offre et de la demande est à son pic. Vous avez des passeurs qui font miroiter des traversées en publiant les photos des moteurs du bateau sur les forums de discussion, des bateaux qui sont construits en moins de deux jours avec du fer et du mastic », explique un Camerounais qui a souhaité rester anonyme. Selon les chiffres du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies, 22 440 migrant·es sont arrivés sur les côtes italiennes entre le 1er janvier et le 19 mars 2023, une augmentation de 226 % par rapport à 2022. La moitié seulement des migrant·es ont la nationalité tunisienne.
À Sfax, poumon économique du pays, la communauté subsaharienne est présente en grand nombre car la ville offre de nombreuses opportunités de travail : cueillette des olives, chantiers de construction ou emplois ouvriers dans le port. Déjà, la pandémie avait fortement éprouvé les Subsaharien·nes, qui peinent encore à trouver un travail correctement payé. « Un emploi dans la restauration était payé 500 dinars avant le Covid, plus que 300 après, car les employeurs ne veulent plus prendre de risque, c’est pourquoi on observe une accentuation de la précarité chez les communautés subsahariennes et ce, depuis 2022 », explique Yosra Allani, coordinatrice de l’ONG Terre d’asile à Sfax.
Aujourd’hui, la situation a empiré. L’inflation atteint 10,4 % et l’Union européenne parle d’un « risque d’effondrement de l’économie » si le pays ne parvient pas à trouver un accord avec le Fonds monétaire international au printemps. Un prêt de 1,9 milliard de dollars (1,74 milliard d’euros) est en cours de négociation.
À Sfax, la crise se ressent partout. Les ONG confirment que beaucoup de migrant·es peinent à retrouver du travail malgré un relatif retour au calme, plus d’un mois après les propos de Kaïs Saïed. Devant le marché aux poissons au cœur de la ville, de plus en plus de femmes migrantes subsahariennes vendent à même le sol leurs produits importés de leur pays d’origine. « Avant nous avions des échoppes que nous louions à des Tunisiens mais la police est intervenue pour nous contrôler donc nous avons dû quitter les lieux. Désormais, nous n’avons plus le choix, c’est la vente à la sauvette qui prime », explique Ange, une Ivoirienne qui vend des épices dans la rue.
La situation sociale reste tendue. « Nous avons toujours une vraie demande sociale de personnes à la rue car elles ne trouvent pas un propriétaire qui peut leur louer un logement, des migrants qui frappent aussi à nos portes après un naufrage parce qu’ils ont tout perdu, d’autres qui sont sans emploi », ajoute Yosra Allani. Elle explique que si, auparavant, les départs en mer augmentaient à l’approche de l’été, « désormais c’est tout le temps, quelles que soient les conditions météorologiques ».
Pourchassés en mer
Les autorités gèrent une crise migratoire pluridimensionnelle. En mer, la garde maritime intercepte chaque nuit des centaines de personnes à bord de « bateaux de pacotille [qui] prennent très vite l’eau », explique un colonel qui souhaite rester anonyme. Lors des patrouilles en mer, les autorités repèrent les bateaux à leur impact au sol lorsqu’ils sont déchargés du camion sur la plage. Grâce au son du moteur, différent de celui des bateaux de pêche, les autorités arrivent à suivre leur trace et à les intercepter en mer.
S’ensuivent alors de longues négociations pour convaincre les migrant·es de monter dans le Zodiac de la Garde nationale. « On leur enlève le moteur, pour leur montrer qu’ils ne pourront pas aller bien loin mais, malgré cela, beaucoup s’acharnent. C’est très compliqué à gérer car ils sont souvent trente à quarante personnes et tout mouvement de foule peut faire chavirer le bateau ou le nôtre », explique le garde-côte.
Certains migrants connaissent la manœuvre de la Garde nationale pour les arrêter et parfois, en geste de désespoir, placent un bébé sur le moteur, afin d’empêcher le garde-côte d’y toucher. « Mettez-vous à notre place, on nous chasse du pays en nous disant qu’on n’a pas le droit d’être ici et en nous insultant, et après, même quand on essaye de fuir, la Garde nationale nous suit en mer pour nous ramener sur la terre ferme, c’est absurde », explique Lionel.
Souvent, la confrontation en mer avec la Garde nationale tourne mal, si les migrant·es n’obtempèrent pas, comme l’a dénoncé l’ONG Alarm Phone dans un rapport publié en janvier 2022 faisant état de « tirs en l’air, coups de bâton et même remplissage du bateau avec un bidon à eau par les autorités pour le forcer à couler ». « L’impunité des autorités étatiques et la difficulté d’enquêter sur leurs opérations illégales et meurtrières en mer persistent », selon Alarm Phone.
Pressions italiennes et européennes
Car il faut faire du chiffre, et montrer que la Tunisie fait un effort pour contenir le flux migratoire vers les côtes italiennes. La Tunisie a reçu pour cela 47 millions d’euros de la part de l’Italie depuis 2011, selon le rapport d’Alarm Phone. Dans le journal italien La Repubblica, le ministre tunisien des affaires étrangères a demandé davantage de soutien.
La Tunisie « continue de jouer le rôle du bon élève de l’Union européenne, et actuellement les pressions italiennes visent à ce que le pays accepte d’autres compromis en échange de soutien financier : une coopération plus accrue avec Frontex pour identifier les migrants qui arrivent sur les côtes italiennes » par exemple, selon Romdhane Ben Amor, chargé de communication au Forum tunisien des droits économiques et sociaux. Il estime que la Tunisie est condamnée à faire le gendarme en mer, mais sans pouvoir gérer les migrant·es présent·es sur son sol.
« C’est éreintant », explique le garde-côte. « Désormais, lorsque vous déjouez une opération, vous en avez dix autres qui se reconstituent derrière. Idem pour la logistique, poursuit-il. Lorsque vous confisquez les moteurs, ils sont mis sous scellés par la douane et, quelques mois plus tard, ils doivent être mis aux enchères. Ceux qui vont les acheter sont les mêmes qui ensuite peuvent les revendre sur le marché noir, c’est sans fin », conclut-il.
« Sfax est la ville où se concentre toute la matière première pour les constructions navales et la main-d’œuvre, donc vous avez un vivier d’artisans qui savent construire des bateaux et le matériel à disposition aussi », explique encore le garde-côte.
Depuis le début de l’année, les autorités tunisiennes ont intercepté près de 14 000 personnes, tunisiennes et subsahariennes, tentant de traverser la Méditerranée, quatre fois plus que l’année précédente pour la même période. 30 000 personnes ont été interceptées au total en 2022. « Mais une fois au port, nous n’avons pas d’autre choix que de les relâcher, en sachant que la moitié repartiront dès qu’ils en auront l’occasion », conclut le garde-côte.
Au tribunal de Sfax, le porte-parole, Faouzi Masmoudi, parle de moyens plus ciblés pour démanteler les réseaux de passeurs ou « toute personne qui contribue à mettre en place une opération de migration clandestine ». Les écoutes téléphoniques sont de mise, la loi sur la traite des personnes votée en 2016 est de plus en plus utilisée pour condamner les passeurs ou leurs complices. Le tribunal traite trente à quarante affaires de migration clandestine chaque mois.
Quant aux disparu·es dans les naufrages, ce sont aussi les autorités tunisiennes et les pêcheurs qui sont chargés de la dure tâche de repêcher les corps. « La morgue de Sfax est déjà saturée », alerte le directeur régional de la santé, Hatem Cherif. Près de 29 corps ont été repêchés dimanche 26 mars après cinq naufrages en deux jours. La semaine qui a suivi, 42 corps étaient à la morgue de l’hôpital universitaire Habib-Bourguiba à Sfax. « Nous manquons de place pour enterrer les corps dans les cimetières. Il faut à tout prix éviter une redite de l’année dernière où nous avons atteint le pic d’une centaine de morts à la morgue sans pouvoir nous en occuper correctement », met en garde le médecin qui craint une augmentation des naufrages.
« C’est ce qui nous préoccupe le plus, souligne Romdhane Ben Amor. Il risque d’y avoir une pression migratoire accrue cette année en Méditerranée, et donc nous craignons que la mer ne se transforme une fois de plus en un cimetière à ciel ouvert. »
publié le 6 avril 2023
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
Plus de 350 Palestiniens ont été arrêtés par la police israélienne, ce mercredi, sur l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem. Le ministre fasciste Ben Gvir, en mauvaise posture politique, appelle à « arracher des têtes à Gaza ». Les territoires occupés sont en ébullition.
Qui a intérêt à un embrasement à Jérusalem, en Cisjordanie et à Gaza en pleine période de ramadan et à la veille de la Pâque juive ?
La police israélienne est entrée en force dans la mosquée al-Aqsa de Jérusalem, sur l’esplanade des Mosquées, avant l’aube, ce mercredi 5 avril. Plus de 350 Palestiniens qui se trouvaient là pour prier ont été arrêtés.
Les explications alambiquées des autorités israéliennes
Les policiers ont fait irruption « brisant des portes et des fenêtres », alors que des fidèles y étaient rassemblés pour prier la nuit, a raconté à l’AFP Abdelkarim Ikraiem, un Palestinien de 74 ans qui était sur place. Ils étaient munis de « bâtons, d’armes, de grenades de gaz lacrymogène et de fumigènes » et ont frappé des fidèles, a-t-il affirmé.
La police israélienne, de son côté, a dénoncé l’action de « hors-la-loi » et d’ « émeutiers » masqués dans la mosquée. « Ces meneurs s’y sont barricadés plusieurs heures après les dernières prières du soir afin d’attenter à l’ordre public et de profaner la mosquée », tout en y scandant « des slogans incitant à la haine et à la violence », ajoute-t-elle dans un communiqué.
Une explication si alambiquée que les autorités israéliennes ont été jusqu’à diffuser une vidéo montrant des explosions qui ressemblent à des feux d’artifice tirés depuis l’intérieur du lieu de culte. Sur les images, on distingue également des silhouettes lançant des pierres. Sur d’autres vidéos, des agents antiémeute semblent avancer en se protégeant avec des boucliers des batteries de feux d’artifice qui jonchent le sol et l’on voit des policiers évacuer au moins cinq personnes les mains menottées dans le dos.
À l’intérieur de l’enceinte, seuls les musulmans sont autorisés à prier
Le Croissant-Rouge a annoncé que 12 Palestiniens avaient été blessés lors du raid, notamment par des balles en caoutchouc et des passages à tabac, lors d’affrontements avec la police. L’association médicale en Palestine a dénoncé le fait que les forces israéliennes avaient empêché ses médecins d’atteindre la zone.
« Dans la cour à l’est de l’enceinte, la police a tiré des gaz lacrymogènes et des grenades assourdissantes, c’était une scène que je ne peux pas décrire », a déclaré à Reuters Fahmi Abbas, un fidèle de la mosquée. « Puis ils ont fait irruption et ont commencé à frapper tout le monde. Ils ont arrêté des gens et ont mis les jeunes hommes face contre terre pendant qu’ils continuaient à les frapper. »
Immédiatement après, depuis la bande de Gaza, le Hamas a appelé les Palestiniens « à se rendre en masse à la mosquée al-Aqsa pour la défendre », dénonçant un « crime sans précédent » des forces israéliennes.
Nombreuses restrictions israéliennes sur l’accès des fidèles musulmans au site
Des roquettes ont été tirées dans la nuit vers le territoire israélien entraînant une riposte de l’armée israélienne. Si, mercredi matin, le calme était revenu sur le site, les forces israéliennes continuaient à filtrer les entrées. Mais des visiteurs juifs escortés par la police ont brièvement parcouru l’esplanade.
En vertu de l’arrangement de longue date sur le statu quo régissant ce lieu saint (qui se trouve dans la partie orientale et occupée de la ville), qu’Israël est censé maintenir, les non-musulmans peuvent le visiter mais seuls les musulmans sont autorisés à prier dans l’enceinte de la mosquée.
Or, les visiteurs juifs, la plupart du temps des colons, vont de plus en plus prier plus ou moins ouvertement sur le site au mépris de ces règles. Les nombreuses restrictions israéliennes sur l’accès des fidèles musulmans au site ont conduit, à plusieurs reprises ces dernières années, à des protestations et à des flambées de violence.
En 2021, des affrontements ont ainsi contribué à déclencher une guerre de dix jours avec Gaza. C’est également sur cette même esplanade des Mosquées qu’Ariel Sharon, en 2000, avait fait son ultime provocation menant à la seconde Intifada, dite d’al-Aqsa.
Des « lignes rouges» dénoncées par l’autorité palestinienne
Les événements de mercredi pourraient aboutir à la même chose. Car les territoires palestiniens restent sous tension après les raids meurtriers de l’armée israélienne à Jénine et Naplouse, notamment, et ceux de colons dans le village de Huwara, au nord de Jérusalem.
Le gouvernement israélien, dirigé par Benyamin Netanyahou, est dominé par deux figures d’extrême droite, Bezalel Smotrich, ministre des Finances, qui vit dans une colonie, et Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité intérieure. Ce dernier a, entre autres, la police sous ses ordres et vient de négocier la mise sous son contrôle d’une future garde nationale.
Accusant les personnes délogées d’avoir agi afin de « blesser et d’assassiner des policiers et de blesser des citoyens israéliens », Ben Gvir a félicité la police pour « son action rapide et déterminée ». Il a appelé à une réponse sévère d’Israël et demandé la convocation d’une réunion du cabinet de sécurité.
« Les roquettes du Hamas nécessitent plus que le dynamitage des dunes et des sites vides. Il est temps d’arracher des têtes à Gaza. Nous ne devons pas dévier d’une équation qui nécessite une réponse sérieuse pour chaque fusée », a-t-il lancé dans un tweet.
Ce même gouvernement israélien est en mauvaise posture. Depuis plus de trois mois, son projet de réforme judiciaire visant à priver la Cour suprême de tout pouvoir reste contesté partout dans le pays. Des manifestations massives ont abouti à une « pause », comme l’a annoncé Netanyahou, et à des négociations avec les différents partis de la Knesset.
Mais cette réforme fait partie du fondement même de la coalition au pouvoir. Celle-ci, majoritaire au Parlement israélien, entend promulguer ses lois sans contre-pouvoir – la Cour suprême –, et notamment légaliser l’annexion des territoires palestiniens.
Une révolte dans ces territoires permettrait une fois de plus à Benyamin Netanyahou et ses ministres se réclamant du suprémacisme juif de se maintenir au pouvoir en brandissant le drapeau sécuritaire et celui de la survie d’Israël. À cette aune, toutes les manipulations sont possibles.
La direction de l’Autorité palestinienne a prévenu que le franchissement par Israël des « lignes rouges » sur les lieux saints risquait de provoquer une « explosion ». De son côté, la Ligue arabe a déclaré que les « approches extrémistes » d’Israël conduiraient à des affrontements plus larges avec les Palestiniens s’ils n’étaient pas arrêtés.
sur https://www.france-palestine.org/
Les forces israéliennes tirent des grenades assourdissantes et arrêtent des fidèles à l’intérieur de la mosquée, suscitant la condamnation des Palestiniens.
La Ligue arabe s’apprête à tenir une réunion d’urgence pour discuter de l’attaque de la police israélienne contre la mosquée d’Al-Aqsa à Jérusalem, qui a fait au moins 12 blessés palestiniens, alors que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a déclaré qu’il s’efforçait de "maintenir le statu quo" sur le lieu saint.
La réunion de la Ligue arabe a été convoquée par la Jordanie, l’Égypte et des responsables palestiniens, les tensions restant vives à Jérusalem depuis que la police israélienne a attaqué des fidèles dans l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa dans la nuit de mercredi à jeudi, pendant le mois sacré du ramadan.
Les raids se sont poursuivis dans la matinée, lorsque les forces israéliennes ont de nouveau été vues en train d’agresser et de pousser les Palestiniens hors de l’enceinte et de les empêcher de prier, avant que les Israéliens ne soient autorisés à entrer sous la protection de la police.
La Ligue des droits de l’homme avait déjà condamné l’attaque, le secrétaire général Ahmed Aboul Gheit déclarant dans un communiqué : "Les approches extrémistes qui contrôlent la politique du gouvernement israélien conduiront à des confrontations généralisées avec les Palestiniens s’il n’y est pas mis un terme".
Selon des responsables palestiniens ,au moins 400 Palestiniens ont été arrêtés mercredi et sont toujours détenus par Israël. Ils sont détenus dans un poste de police à Atarot, dans la partie occupée de Jérusalem-Est.
Des témoins palestiniens ont déclaré que les forces israéliennes avaient eu recours à une force excessive, notamment à des grenades assourdissantes et à des gaz lacrymogènes - qui ont fait suffoquer les fidèles- ainsi qu’à des coups de matraque et de fusil.
"Nous faisions l’itikaf [retraite spirituelle musulmane] à Al-Aqsa parce que c’est le Ramadan", a déclaré Bakr Owais, un étudiant de 24 ans qui a été arrêté. "L’armée a brisé les fenêtres supérieures de la mosquée et a commencé à nous lancer des grenades assourdissantes [...] Ils nous ont fait nous allonger sur le sol, nous ont menottés un par un et nous ont tous fait sortir. Ils n’ont cessé de nous insulter pendant tout ce temps. C’était extrêmement barbare.
Le Croissant-Rouge palestinien a indiqué que trois des blessés avaient été transférés à l’hôpital. Il a également déclaré dans un communiqué que les forces israéliennes avaient empêché ses médecins d’atteindre Al Aqsa.
"J’étais assise sur une chaise et je récitais [le Coran]", a déclaré une femme âgée à l’agence de presse Reuters - alors qu’elle était assise à l’extérieur de la mosquée et qu’elle avait du mal à reprendre son souffle. "Ils ont lancé des grenades assourdissantes, l’une d’entre elles m’a touchée à la poitrine", a-t-elle ajouté en se mettant à pleurer.
La police israélienne a déclaré dans un communiqué qu’elle avait été contrainte de pénétrer dans l’enceinte de la mosquée après que des "agitateurs masqués" s’y soient enfermés avec des feux d’artifice, des bâtons et des pierres.
"Lorsque la police est entrée, elle a été la cible de jets de pierres et de feux d’artifice tirés depuis l’intérieur de la mosquée par un groupe important d’agitateurs", indique le communiqué, qui précise qu’un policier a été blessé à la jambe.
Dans un communiqué publié plus tard dans la journée de mercredi, M. Netanyahu a déclaré qu’il essayait de calmer la situation à Al-Aqsa.
"Israël s’est engagé à maintenir la liberté de culte, la liberté d’accès à toutes les religions et le statu quo, et ne permettra pas à des extrémistes violents de changer cela", a déclaré M. Netanyahu.
La tension est déjà vive depuis des mois à Jérusalem-Est et en Cisjordanie occupées. Il y a des craintes de nouvelles violences à l’approche d’importantes fêtes religieuses - le mois de jeûne musulman du ramadan et la Pâque juive.
Natasha Ghoneim, d’Al Jazeera, a déclaré que les attaques étaient attendues car des appels ont été lancés sur les réseaux sociaux pour exhorter les Palestiniens à se rendre à Al-Aqsa et à la "défendre contre les occupants".
Un certain nombre de juifs devraient se rendre dans l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa pendant les heures de visite habituelles des non-musulmans.
"Les visiteurs habituels sont des nationalistes à l’idéologie très conservatrice et, bien que les juifs ne soient pas autorisés à prier dans l’enceinte, leur simple présence est un sujet sensible", a déclaré M. Ghoneim depuis Jérusalem-Est occupée.
Les groupes palestiniens ont condamné les dernières attaques contre les fidèles, qu’ils ont qualifiées de crime.
Le premier ministre de l’Autorité palestinienne, Mohammad Shtayyeh, a déclaré dans un communiqué : "Ce qui s’est passé à Jérusalem est un crime majeur contre les fidèles. La prière dans la mosquée Al-Aqsa n’est pas autorisée par l’occupation [israélienne], c’est notre droit.
"Al-Aqsa est aux Palestiniens et à tous les Arabes et Musulmans, et son attaque est une étincelle pour la révolution contre l’occupation", a-t-il ajouté.
La Jordanie, qui assure la garde des lieux saints chrétiens et musulmans de Jérusalem - en vertu d’un accord de statu quo en vigueur depuis la guerre de 1967 - a condamné la prise d’assaut "ostensible" de l’enceinte par Israël.
Le ministère égyptien des affaires étrangères a quant à lui appelé à l’arrêt immédiat de "l’agression flagrante" d’Israël contre les fidèles d’Al-Aqsa.
"Un crime sans précédent"l
Les affrontements à Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam et site le plus sacré du judaïsme - dans lequel il est appelé "mont du Temple" - ont déclenché par le passé des guerres transfrontalières meurtrières entre Israël et les dirigeants du Hamas à Gaza, la dernière remontant à 2021.
Le Hamas a condamné le dernier raid comme "un crime sans précédent" et a appelé les Palestiniens de Cisjordanie "à se rendre en masse à la mosquée Al-Aqsa pour la défendre".
Après les violences à Al-Aqsa, plusieurs roquettes ont été tirées depuis le nord de Gaza en direction d’Israël.
L’armée israélienne a déclaré que cinq roquettes avaient été interceptées par le système de défense aérienne autour de la ville de Sderot, dans le sud d’Israël, et que quatre autres étaient tombées dans des zones inhabitées.
Selon Maram Humaid d’Al Jazeera à Gaza, les avions israéliens ont attaqué plusieurs sites à Gaza, frappant des cibles sur un "site militaire" à l’ouest de la ville et un site dans le camp de réfugiés de Nuseirat au centre de la bande.
À Gaza, des dizaines de manifestants sont descendus dans les rues cette nuit et ont brûlé des pneus.
"Nous jurons de défendre et de protéger la mosquée Al-Aqsa", ont-ils déclaré selon l’agence de presse AFP.
Les Palestiniens considèrent Al-Aqsa comme l’un des rares symboles nationaux sur lesquels ils conservent un certain contrôle. Ils craignent toutefois un lent empiétement de la part de groupes juifs, à l’instar de ce qui s’est passé à la mosquée Ibrahimi (Caveau des Patriarches) à Hébron, où la moitié de la mosquée a été transformée en synagogue après 1967.
Les Palestiniens s’inquiètent également des mouvements israéliens d’extrême droite qui veulent démolir les structures islamiques dans l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa et construire un temple juif à leur place.
Source : Publié par Al Jazeera - Traduction : AFPS
publié le 5 avril 2023
Sarah Brethes et Marine Turchi sur www.mediapart.fr
Des violences policières lors des manifestations contre la réforme des retraites ? Chez BFMTV, le terme est officiellement proscrit par la direction car « politiquement connoté », selon les informations de Mediapart. Au « Parisien » et à France 3, les sociétés des journalistes dénoncent un traitement biaisé et partisan de la réforme et de la mobilisation massive qu’elle suscite.
Les millions de téléspectateurs et de téléspectatrices qui regardent quotidiennement BFMTV ne verront jamais sur les fameux bandeaux déroulants de bas d’écran le terme de « violences policières ». Peu importe que des images et des enregistrements sonores attestent des comportements déviants des forces de l’ordre : sur la chaîne d’information la plus regardée de France, les consignes de la direction de la rédaction en la matière sont sans équivoque. L’emploi du terme « violences policières », « politiquement connoté » est interdit aux journalistes, priés de lui préférer des formules du type « dérapages » (utilisée notamment au sujet de la Brav-M, brigade de policiers à moto accablée notamment par un enregistrement) ou « accusations de violences policières », selon des consignes officielles dont Mediapart a eu connaissance. Sollicitée, la direction de BFMTV a indiqué ne « pas s’exprimer sur ce sujet ».
Une journaliste analyse ces directives en premier lieu par la proximité de la chaîne avec la hiérarchie et les syndicats policiers, qui l’alimentent en continu en informations et en faits divers, et occupent les plateaux de ses innombrables talks. Une proximité qui cache en réalité une dépendance. « À partir du moment où les flics font vivre cette antenne depuis ses débuts, la direction est pieds et poings liés, estime cette journaliste. Ils s’interdisent de parler de violences policières car ce serait une ligne rouge, et que les policiers iraient systématiquement sur CNews. Or, ils sont flippés car les audiences de BFM ont baissé et ils ont très peur de la concurrence de CNews. »
Au-delà, ces choix de vocabulaire sont « évidemment des choix politiques », estime cette journaliste. « À partir du moment où Darmanin dit : “Les violences policières, ça n’existe pas”, eh bien ça n’existe pas », résume-t-elle. Pendant la dernière campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait expliqué au média en ligne Brut préférer parler de « violence par des policiers » que de « violences policières », une expression qui serait devenue selon lui « un slogan ». Dans le jargon BFMTV, on préfère donc parler de terme « politiquement connoté ».
Au Parisien, nombreux sont les journalistes à avoir le sentiment d’avoir avalé des kilos de couleuvres ces dernières semaines. Pour la deuxième fois en une semaine, 260 salarié·es du quotidien se sont réuni·es mardi en assemblée générale à l’appel de la société des journalistes et des syndicats. « Il y a un trop-plein », résume un rédacteur. Les journalistes du Parisien, propriété du numéro un mondial du luxe LVMH, dirigé par le milliardaire Bernard Arnault – 225 000 exemplaires vendus chaque jour en moyenne en 2022 –, reprochent à leur direction « un traitement partisan » de l’actualité liée à la réforme des retraites.
Beaucoup dénoncent pêle-mêle l’accumulation de « grandes interviews de “une” réalisées avec des membres du gouvernement » ou « en tout cas uniquement avec des partisans de cette réforme largement contestée dans l’opinion et au Parlement », les éditoriaux « dans leur grande majorité favorables » à l’exécutif ou encore le traitement des premières journées de mobilisation selon des « angles critiques comme les perturbations dans les transports », alors même que les rassemblements syndicaux ont atteint des niveaux inédits, avec un record d’1,3 million de personnes dans les rues le 7 mars, selon les chiffres du ministère de l’intérieur.
Censure et autocensure
Dans un communiqué publié lundi 3 avril, les sections syndicales CGT du journal ajoutent à la liste des récriminations « le traitement des violences policières » et « les tractations de couloir pour imposer une “ligne” qui emboîte le pas de la communication du gouvernement ». Au Parisien, l’ambiance est d’autant plus électrique que la société des journalistes (SDJ) avait déjà tiré le signal d’alarme en octobre 2022 après qu’une interview du secrétaire général de la CGT Philippe Martinez avait été trappée, un choix éditorial « perçu comme une censure ». Et que cette fronde s’exprime peu après le départ surprise du directeur de la rédaction des Échos, autre journal du groupe détenu par Bernard Arnault.
Difficile de savoir si la hiérarchie du Parisien-Aujourd’hui en France, incarnée en premier lieu par le directeur de la rédaction Nicolas Charbonneau, « veut faire plaisir à l’actionnaire » ou « partage tout simplement les idées du gouvernement », expose un journaliste du Parisien, qui a souhaité rester anonyme. Mais les résultats sont là : « mobilisations traitées exclusivement sous l’angle sécuritaire et celui des casseurs », absence de couverture des manifestations pourtant inédites en région, « unes “alibi” » sur Florent Pagny ou Kylian Mbappé les lendemains de grève, égrène-t-il. « Certains se sont mis à en rire, en se disant que si on avait un bon dossier, c’était le moment de le proposer car on aurait peut-être une chance de faire la “une” si c’est un lendemain de manif », raconte ce journaliste.
« Avant, les gens de gauche nous disaient qu’on était de droite, et ceux de droite qu’on était de gauche, c’était la preuve qu’on faisait bien notre travail. Là, il faudrait être aveugle pour ne pas voir que le journal roule pour Macron », déplore-t-il. Le rédacteur décrit aussi un traitement des violences policières réduit à la portion congrue et reléguée sur le site internet du journal, à défaut du print. « Il n’y a pas vraiment de censure. Ce qui est insidieux, c’est que les journalistes s’auto-censurent : ils ont intégré que ça ne passerait pas, et donc ne proposent même plus », d’articles sur les abus des forces de l’ordre, dit-il.
Sollicité par Mediapart pour répondre à la colère de sa rédaction, Nicolas Charbonneau n’a pas donné suite. Dans un courriel adressé mardi à l’ensemble de la rédaction, que Mediapart s’est procuré, il récuse tout traitement partisan et concède seulement une « manchette maladroite et peu inspirée », au lendemain du 49-3. Après le passage en force à l’assemblée nationale, le quotidien avait titré : « Le gouvernement joue la sécurité ».
Casseurs à la une
Les doléances des journalistes du Parisien ressemblent furieusement à celles des membres de la SDJ de la rédaction nationale de France 3. Le 27 mars, ces derniers se sont plaints du « mauvais traitement » des mobilisations contre la réforme des retraites dans les journaux télévisés de la chaîne, accusée de « hurl[er] avec les loups des chaînes d’info en continu ». Dans un long communiqué, la SDJ dénonce une « hiérarchie de l’information [qui] s’inverse » : les violences des « casseurs » « font la une » et prennent le pas sur la « mobilisation record », et ses « aspects pacifiques et même festifs ».
Elle pointe aussi « un soin tout particulier à ne pas évoquer les violences policières et le retour de pratiques interdites : nasse, tabassage à l’aveugle, charges et propos inappropriés de la part des forces de l’ordre, des dérives pourtant dénoncées par la LDH [Ligue des droits de l’homme – ndlr] et même le Conseil de l’Europe ». « Une démocratie, c’est aussi une police qui sait se tenir… comme une information digne de ce nom », soulignent les journalistes, qui estiment que « l’ensemble du traitement » de la réforme « serait d’ailleurs à interroger ». Pas une soirée spéciale sur France 2 comme sur France 3 avant que la loi ne soit votée ! », alors qu’il aurait été « du ressort du service public de faire un travail d’analyse, et de confronter les idées ».
Ce mécontentement se retrouve dans certaines rédactions locales. À France 3-Nantes, plusieurs se sont étonnés du retard avec lequel la chaîne a traité l’affaire des quatre étudiantes qui dénoncent des violences sexuelles de la part d’une policière, lors d’une fouille au corps au sein de la manifestation, le 14 mars. Alors que l’affaire est rapidement évoquée dans la presse locale (Ouest-France y consacre un article entier le 16 mars), puis dans la presse nationale (Mediapart, le 18 mars), et que les étudiantes ont porté plainte dès le 17 mars, il faut attendre le 19 mars pour que la chaîne s’en fasse l’écho sur son site web, ne faisant que reprendre les informations déjà publiées. Et le 20 mars – soit près d’une semaine après les faits – pour qu’elle l’évoque dans son journal télévisé, en diffusant le témoignage de deux plaignantes.
« Dès le mardi 14 au soir, on a été alertés des faits en région, c’était sur le fil d’actualité de Ouest-France. Pourquoi a-t-on mis autant de temps à réagir ? », interroge un journaliste de la rédaction, qui y voit non pas « une censure » de la direction, mais plutôt « une vraie frilosité sur ce type d’affaires qui touchent aux violences policières ou mettent en cause une institution ou des politiques ».
Pour ce journaliste, alors que Nantes est depuis des années en première ligne en matière de violences policières – que ce soit avec le dossier Notre-Dame-des-Landes ou la mort de Steve Maia Caniço en 2019 – ces violences « ne font l’objet que de traitements factuels, jamais de décryptages ou de dossiers plus approfondis ». « Il y aurait pourtant matière à investiguer malgré le peu de moyens dont nous disposons au quotidien. Ce n’est pas être militant, mais c’est faire notre travail que de dénoncer des violences policières, qui plus est sur des femmes dans cette affaire-là. »
Contacté, le rédacteur en chef, Guénolé Seiler, conteste tout questionnement interne sur ce sujet et tout retard à l’allumage : « Nous avons traité cette affaire quand nous avons été en mesure de le faire dans de bonnes conditions. Notamment quand nous avons pu réaliser des témoignages directs des personnes victimes qui ont porté plainte. »
publié le 4 avril 2023
Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/
Il est 22h à Lorient le 28 mars. Après avoir bloqué et manifesté, des syndicalistes se retrouvent au café pour faire le bilan de la journée. Alors qu’ils discutent dehors, trois hommes, visages masqués, les attendent dans une ruelle et les agressent. L’un d’eux ira même jusqu’à sortir une arme de poing. Solidaires 56 dénonce « une attaque fasciste ». Témoignage.
Mathieu*, la trentaine et militant chez Sud santé sociaux 56 (Morbihan), fait partie des 4 personnes agressées. Il raconte.
Rapports de Force : Peux-tu nous raconter comment s’est déroulée l’agression ?
Mathieu : C’était le 28 mars, après une journée de manifestation où nous étions 12 000 dans les rues de Lorient. Le matin, nous avions bloqué le réseau de bus de l’agglomération. Après la manifestation, nous nous sommes retrouvés au bistrot avec une vingtaine de syndicalistes de Solidaires pour faire le bilan de la journée. Vers 22h, nous étions un petit groupe de 4 à discuter dehors. Un syndicaliste de Sud-PTT, un autre de Sud-Éducation, un cégétiste et moi. Nous avions encore nos gilets syndicaux et étions clairement identifiables.
Une cinquième camarade, de Sud-PTT, nous a rejoints. Entre nous, il y avait une petite ruelle sombre. Lorsqu’elle est passée devant, elle y a vu 3 personnes. Leurs visages étaient masqués avec des capuches ou des cagoules. Ces silhouettes la surprennent, elle leur demande ce qu’ils font là. Pas un mot. Durant toute l’agression, qui a duré une minute à peine, les agresseurs n’ont pas dit un mot. On s’est approché pour voir ce qui se passait. Le camarade de Sud-Éducation et celui de la CGT ont pris un premier coup de gaz, un peu à distance, moi et la camarade qui nous rejoignait nous sommes fait gazer en plein visage et la camarade de Sud-PTT a pris un coup de poing au visage. Mon œil droit a mis une heure à se remettre. Les agresseurs s’en vont comme ils sont arrivés… avant que le camarade de Sud-Éducation et la copine des PTT ne voient quelqu’un revenir dans la ruelle. C’est là que l’agresseur pointe une arme à feu, une arme de poing plus précisément, sur nos deux camarades. Puis il s’en va tranquillement, en marchant.
Comment avez-vous réagi après l’agression ?
Athieu : Après on a appelé la police, qui n’a pas vraiment bien géré. Une copine était en état de choc émotionnel, ils lui ont dit que si elle ne se calmait pas ils ne prendraient pas son témoignage… ils ont même menacé de partir. Pourtant ils étaient au courant qu’une arme avait été sortie. On a finalement porté plainte deux jours plus tard. Pour ce qui est de la réponse militante, on en a parlé dès le lendemain en intersyndicale. Et Solidaires 56, dont 4 militant·es ont été visé·es, a publié un communiqué.
Cette attaque vous a-t-elle surpris ? Quel est le niveau d’organisation de l’extrême droite à Lorient ?
Mathieu : Ce genre d’attaque, ça n’arrive jamais à Lorient. Il n’y a pas de groupe d’action d’extrême droite connu dans le coin, même si la Cocarde étudiante est implantée dans la fac de la ville. On ne sait pas qui étaient ces gens. Tout ce qu’on sait c’est que c’est une attaque fasciste, parce que s’en prendre à des syndicalistes de cette manière, c’est un procédé fasciste. Par ailleurs, en ce moment dans les manifestations on se demande s’il n’y a pas une infiltration de l’extrême droite. On remarque des personnes avec des comportements inhabituels, mais pour l’instant ça ne va pas plus loin, on reste vigilants.
Cette attaque va-t-elle peser sur votre travail militant ?
Mathieu : C’est un peu tôt pour le dire. Nous ne nous laissons pas intimider et nous n’avons pas peur. Ça ne va pas changer notre militantisme mais on va peut-être faire plus attention, fréquenter des lieux plus sécurisés et ne pas forcément s’attarder dans la rue. Ce qui est sûr aussi c’est qu’on va continuer à mettre des forces dans l’antifascisme.
Les idées d’extrême droite et la présence de ses militants, qu’ils soient violents ou non, s’accroissent ces derniers temps. Comment luttez-vous contre l’extrême droite dans le Morbihan ?
Mathieu : Jusque là, on n’avait jamais eu à se défendre physiquement contre l’extrême droite. Mais il y a deux ans, on a créé le collectif antifasciste du Morbihan, composé de partis politiques de gauche et de syndicalistes. Il nous a servi de réseau lorsqu’il y a eu des manifestations contre l’extrême droite à Callac ou à Saint-Brévin, lors de la venue de Zemmour ou de ses représentants. Ça nous permet aussi d’organiser des conférences et de faire de la formation.
publié le 3 avril 2023
par Rédaction sur https://basta.media
De l’Onu aux grandes ONG de défense des droits humains, les institutions internationales s’inquiètent des abus des forces de l’ordre face au mouvement contre la réforme des retraites et des dangers pour les libertés fondamentales.
« Je suis de très près les manifestations en cours et rappelle que les manifestations pacifiques sont un droit fondamental que les autorités doivent garantir et protéger. Les agents des forces de l’ordre doivent les faciliter et éviter tout usage excessif de la force ». La phrase concerne la situation en France, alors que les mobilisations contre la réforme des retraites se poursuivent fin mars.
Elle n’a pas été écrite par un·e élu·e de la France insoumise, mais par le rapporteur spécial des Nations unies pour la liberté d’association, Clément Voule.
De manifestation en manifestation, la réponse de la police française inquiète aussi hors de nos frontières les institutions et ONG internationales de protections des droits humains. « Dans le contexte du mouvement social contre la réforme des retraites en France, les libertés d’expression et de réunion s’exercent dans des conditions préoccupantes, a déclaré le 24 mars la Commissaire aux droits humains du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović. Il est de la responsabilité des autorités de permettre la pleine jouissance de ces libertés, en protégeant les manifestants pacifiques et les journalistes qui couvrent ces manifestations contre les violences policières et contre les individus violents opérant au sein des manifestations ou en marge de celles-ci. »
« Pas nouveau en France »
La commissaire constate aussi que « des incidents violents ont eu lieu, dont certains ont visé les forces de l’ordre ». Mais elle ajoute que « la violence sporadique de certains manifestants ne peut justifier l’usage excessif de la force par des agents de l’État ». Dunja Mijatović rappelle encore que « la première obligation de tous les États membres est de protéger les personnes sous leur juridiction et leurs droits humains ».
« L’usage excessif de la force par la police lors de manifestations n’est pas nouveau en France », note la chercheuse à l’ONG Human Rights Watch Eva Cossé. En décembre 2018 déjà, cette ONG avait documenté des blessures causées par des armes de la police lors des mobilisations des Gilets jaunes et de manifestations étudiantes, « notamment des personnes dont les membres ont été brûlés ou mutilés par l’utilisation présumée de grenades lacrymogènes instantanées »
« Nous avions également recensé les cas de personnes blessées par des balles en caoutchouc, ainsi qu’une utilisation disproportionnée de gaz lacrymogène et de grenades de désencerclement », ajoute la responsable de l’ONG.
Respecter les droits des manifestants
Pour Human Rights Watch, « les autorités françaises doivent respecter les droits des manifestants, vérifier que les tactiques policières sont nécessaires et proportionnées, enquêter sur les allégations d’usage excessif de la force et demander des comptes aux agents de police responsables d’abus. Elles doivent s’assurer que, lors des manifestations, les forces de l’ordre ne recourent à la force qu’en cas de stricte nécessité, conformément aux normes internationales. »
Les Principes de base sur le recours à la force par les responsables de l’application des lois des Nations unies indiquent notamment que « les responsables de l’application des lois doivent s’efforcer de disperser les rassemblements illégaux, mais non violents, sans recourir à la force et, lorsque cela n’est pas possible, limiter l’emploi de la force au minimum nécessaire ».
L’ONG Amnesty International alerte depuis le début du mouvement en janvier sur « le recours excessif à la force ». Parmi les abus, l’ONG a notamment recensé le cas d’un manifestant qui a dû être amputé d’un testicule après avoir reçu un coup de matraque à l’entrejambe lors de la mobilisation du 19 janvier. Le 23 mars, c’est un cheminot manifestant qui a été éborgné dans la manifestation par l’éclat d’une grenade de désencerclement.
« De façon proportionnée »
L’ONG note aussi que le 16 mars, 292 personnes ont été interpellées et mises en garde à vue durant la manifestation place de la concorde, mais 283 d’entre elles sont ressorties libres. « Les arrestations et gardes à vue abusives sont des atteintes sérieuses au droit de manifester », rappelle Amnesty.
Face à la situation en France, la Fédération internationale des droits humains (FIDH) a aussi tenu à rappeler que les États « sont tenus à s’abstenir du recours arbitraire à la force dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre. Ils ne peuvent y avoir recours qu’en dernier ressort. Et même dans ce cas, cela doit être fait de façon proportionnée, dans un objectif de maintien de l’ordre public et de sécurité. »
Alice Mogwe, présidente de la FIDH en appelle aux dirigeants français : « Le gouvernement français, qui ne perd que trop rarement une occasion de donner des leçons de démocratie et de respect des droits au reste du monde, devrait penser à être irréprochable sur ce point, comme sur celui des violences policières, parfaitement scandaleuses. »
publié le 2 avril 2023
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
À Albi, une opération matinale a été lancée, jeudi 30 mars, aux domiciles de six militants. Quatre d’entre eux, dont trois responsables syndicaux, ont été jugés, vendredi, en comparution immédiate.
«D e simples convocations auraient suffi. Ils les ont arrêtés comme s’ils s’agissaient de terroristes. » Benoît Foucambert, secrétaire départemental de la FSU dans le Tarn, n’en revient toujours pas. Ce jeudi 30 mars, à l’aube, la police nationale a débarqué en nombre et de façon simultanée au domicile de trois responsables syndicaux albigeois et de trois autres acteurs de la lutte contre la réforme des retraites. Interpellés, les six militants ont été placés en garde à vue et quatre d’entre eux jugés en comparution immédiate, vendredi. Pour l’intersyndicale, mobilisée jusqu’à leur libération, une telle répression policière n’avait jamais été observée.
« Bastien Alberti, secrétaire départemental du Snuipp, a vu entrer chez lui une dizaine de policiers en gilets pare-balles, devant sa compagne et son bébé de 2 ans », reprend le responsable de la FSU. « Le responsable de la Confédération paysanne, Daniel Coutarel, s’est même vu passer les menottes », complète une militante du syndicat Solidaires, dont le troisième responsable interpellé, Dimitri Cortese, 37 ans, est cosecrétaire départemental. Plusieurs dizaines de personnes se sont réunies toute la journée du 30 mars devant le commissariat d’Albi pour exiger la libération de leurs camarades. L’un d’entre eux a pu sortir en milieu de journée en raison de problèmes respiratoires et s’est rendu à l’hôpital.
« Les trois responsables syndicaux sont enfermés dans des cellules isolées, indiquait jeudi, en fin d’après-midi, le père de Dimitri, Jean-Louis Cortese, lui-même agent EDF à la retraite et syndiqué à la CGT. Les deux autres sont ensemble dans une seule pièce. »
Pour ce militant communiste, cet épisode marque une nouvelle étape dans la bataille engagée contre la réforme des retraites. Il en veut aux forces de police et au préfet de ce durcissement orchestré. « Mon fils est un homme responsable qui sait ce que c’est que l’engagement syndical, s’agace-t-il. Il n’y a aucune raison qu’il soit traité comme un délinquant. Les policiers matraquent, ils gazent pendant les manifestations et, là, ils refusent de nous donner des nouvelles de ceux qu’ils ont enfermés. » Toute la journée, la préfecture est, en effet, restée quasi muette. « Nous n’avons pas d’informations à donner. Ces interpellations relèvent de l’autorité judiciaire. Nous avons porté plainte pour dégradation de bâtiment », indiquait le cabinet du préfet, jugeant par ailleurs « tout à fait proportionnés » les dispositifs de sécurité mis en place à l’occasion du mouvement social en cours.
Le coup de filet lancé ce jeudi matin est, selon la procureure d’Albi, Stéphanie Bazart, « en lien avec des incidents qui se sont déroulés lors des manifestations ». En réalité, la plainte du préfet serait surtout une réponse musclée au rassemblement ayant eu lieu, dans la soirée du 16 mars, à la suite de l’annonce de l’utilisation du 49.3 par le gouvernement. Quatre des six militants sont finalement passés en comparution immédiate vendredi 31 mars. Un autre a lui aussi été libéré pour raison de santé. « Nos avocats ont demandé le report du jugement pour instruction, explique le responsable de la Confédération paysanne, 67 ans, à sa sortie du tribunal. Le chef d’inculpation n’a rien à voir avec ce qui s’est passé. On a mené une action symbolique et on m’accuse d’avoir cherché à détruire le portail de la préfecture. Au contraire, le 16 mars, avec l’intersyndicale, on s’est justement interposés entre les policiers et les quelques jeunes avec qui il y avait des altercations. On a calmé le jeu. »
Des choix démesurés en matière de maintien de l’ordre
Cinq cents personnes s’étaient retrouvées spontanément, ce soir-là, devant la préfecture du Tarn, pour exprimer leur colère. « Deux ou trois poubelles ont bien été incendiées, confie la conseillère régionale communiste, Géraldine Rouquette. C’est regrettable parce que ici, dans cette région rurale, les manifestations se passent toujours très bien. Mais c’est sans commune mesure avec ce qui peut se passer lors d’actions de la FNSEA, par exemple, qui n’a, elle, jamais à faire face à des dispositifs policiers tels que ceux qui sont déployés en ce moment contre le mouvement social. »
L’élue n’est d’ailleurs pas la seule à juger inappropriés les choix en matière de maintien de l’ordre du préfet François-Xavier Lauch, ancien supérieur hiérarchique d’Alexandre Benalla, en 2018, et ex-chef de cabinet d’Emmanuel Macron, entre 2017 et 2020. « On n’a jamais vu, dans le Tarn, des responsables syndicaux traités de cette manière », pointe la députée FI Karen Erodi, qui avait pu rendre visite, jeudi matin, aux militants incarcérés. « Il y a clairement une volonté, de la part des autorités, de faire de la répression antisyndicale pour tendre la situation. » Benoît Foucambert, de la FSU, abonde : « On est face à une dérive sécuritaire très inquiétante. »
« On n’a jamais vu ça, même lors de la mobilisation des gilets jaunes »
Pour Dimitri, le dispositif policier mis en place pour son arrestation, comme pour son transfert au tribunal, en est une preuve de plus. « Il y avait trois cars de police, comme si nous étions de dangereux criminels, pointe-t-il, enfin libre. On n’a jamais vu ça à Albi, même pendant la mobilisation des gilets jaunes. » Ces arrestations sont faites pour l’exemple, affirme le syndicaliste, dans l’objectif de décourager ceux qui comptent continuer le combat contre la réforme des retraites malgré le passage en force du gouvernement.
Mais, à Albi en tout cas, l’événement pourrait bien avoir l’effet inverse. Ils étaient encore plusieurs dizaines devant le palais de justice pour accueillir, à leur libération, les responsables syndicaux. Et pour ces derniers, la motivation reste intacte. « On est sous le coup d’un contrôle judiciaire avec interdiction de nous rencontrer jusqu’au jugement, explique Bastien Alberti, 29 ans, aux abords du bar où il est allé partager un verre avec ses camarades après sa comparution. Mais rien ne nous interdit de participer à la prochaine manifestation… Et on ne va pas s’en priver ! »
Nadia Sweeny sur www.politis.fr
« Il n’y a pas d’arrestation injustifiée » selon le préfet de Paris Laurent Nuñez. Faux, répondent une centaine de personnes et leurs avocats. Qui ont déposé ce vendredi au parquet de Paris des plaintes en masse. Entretien avec Me Coline Bouillon, une des vingt avocat.es de victimes.
Pourquoi déposez-vous plainte aujourd’hui ?
Maître Coline Bouillon : Nous déposons une centaine de plaintes contre les arrestations arbitraires entre le 16 et le 23 mars, au titre de l’entrave à la liberté de manifester. De notre point de vue, ces arrestations n’avaient vocation qu’à empêcher la manifestation populaire. La répression a été particulièrement violente : elle n’a fait aucune distinction entre les uns et les autres.
On a utilisé des infractions fourre-tout à l’encontre de manifestants qui n’en avaient commis aucune. En huit jours, il y a eu 940 interpellations et un peu moins d’une centaine de poursuites. Il y a donc eu très peu de déferrement – le moment où en enlève « les fers » pour présenter la personne à un juge.
On a utilisé des infractions fourre-tout à l’encontre de manifestants qui n’en avaient commis aucune.
Nous sommes très surpris par le nombre de classement sans suite dit « 11 » pour absence d’infraction alors que, d’habitude, le classement le plus utilisé par le parquet est le « 21 » – soit « infraction insuffisamment caractérisée ». Gérald Darmanin et Laurent Nuñez prétendent qu’il n’y aucune interpellation arbitraire puisque toutes se font sous le contrôle du procureur. Or ce même procureur – après avoir confirmé les gardes à vue de centaines de personnes – décide finalement de les classer pour absence d’infraction.
Pourquoi avoir opté pour la stratégie de la multitude de plaintes plutôt qu’une plainte collective ?
Maître Coline Bouillon : On avait déjà déposé une plainte collective au nom d’une vingtaine de plaignants dans le cadre de la lutte contre la loi sécurité globale. Le procureur de la République s’était contenté de demander des explications au préfet qui, lui, avait produit un rapport émanant de ses propres services pour justifier des interpellations qu’il avait lui-même ordonnées.
Sans surprise, le procureur de la République avait donc classé sans suite l’ensemble des faits dénoncés alors que les contextes pour chacun étaient différents. Aujourd’hui, nous déposons une centaine de plaintes identiques signée par vingt avocates et avocats. Nous sollicitons ainsi le parquet pour qu’il enquête sur la situation de chacun des plaignants interpellés et qu’il détermine dans quelles conditions ils ont été interpellés.
Nous sollicitons ainsi le parquet pour qu’il enquête sur la situation de chacun.
Comment se fait-il qu’ils aient pu, au détour d’une mesure de privation de liberté de dizaines d’heures, prendre des décisions d’absence d’infraction ? A-t-il même eu le temps de mener des investigations ? Ces classements s’interprètent comme la preuve que ces gardes à vue sont des sanctions dont le but est de dissuader les manifestants mais aussi de les ficher.
Que voulez-vous dire ?
Maître Coline Bouillon : L’ADN et les empreintes ont été demandées aux personnes avant même qu’elles ne voient un avocat et donc avant que celles-ci puissent être informées de leurs droits et de ce qu’est le fichage. L’enjeu du fichage apparaît si fort que le parquet a même déféré des personnes uniquement en raison de leur refus de donner leur signalétique et leur ADN, quand bien même elles n’étaient plus poursuivies pour les infractions principales. L’unique objectif étaient donc qu’elles donnent leurs empreintes.
Votre plainte est déposée contre X pour « atteinte arbitraire à la liberté individuelle par personne dépositaire de l’autorité publique », « non-intervention pour l’arrêt d’une privation de liberté illégale » et « entrave à la liberté de manifester ». Vous visez ainsi directement les institutions...
Maître Coline Bouillon : Oui, bien sûr : qui d’autre que la préfecture ordonne les interpellations ? Qui d’autre que le parquet valide ces placements en garde à vue et décide de leur levée ? Nous demandons à ce que soient identifiées les personnes décisionnaires pour qu’elles s’expliquent sur cette politique de maintien de l’ordre et de répression.
Vous suivez les mécaniques répressives depuis quelque temps. Quelles évolutions voyez-vous ?
Maître Coline Bouillon : On passe des caps. Il y a de plus en plus d’interpellations et on multiplie les modes alternatifs de poursuites qui se résument en une politique du chantage.
Pouvez-vous nous expliquer ?
Maître Coline Bouillon : Il y a plusieurs sortes d’alternatives aux poursuites. L’avertissement pénal probatoire (APP), nouvelle création d’Éric Dupond-Moretti en vigueur depuis le 1er janvier 2023. L’idée est que toute personne ne faisant pas l’objet d’un classement sans suite doit avoir une sanction, une mesure de réparation ou un avertissement solennel. Sa particularité, c’est qu’il faut reconnaître les faits après 48 h en garde à vue et une vingtaine d’heures dans les geôles du tribunal. On leur met sous le nez un délégué du procureur qui n’a aucun pouvoir décisionnel et ne peut pas décider des conditions de cet APP ni même y renoncer. Il n’y a pas de contradictoire.
Il y a de plus en plus d’interpellations et on multiplie les modes alternatifs de poursuites.
Pareil pour le classement sous condition qui lui n’inclut pas une reconnaissance des faits et n’est pas susceptible de voies de recours. Il prévoit le classement sans suite de la procédure sous des conditions parfois inadaptées aux situations personnelles. On a des délégués du procureur qui notifient à des personnes après 72 h de privation de liberté : « Si vous signez, vous sortez tout de suite, sinon c’est la comparution immédiate ».
On constate aussi des propositions de transaction avec le procureur de la République qui vient dire à certains de nos clients « vous passez en comparution immédiate », puis, ils viennent les trouver en disant « si vous acceptez de donner vos empreintes, je classe sans suite ». On est arrivé à un point où la seule manière d’avoir du chiffre, c’est le chantage.
Quels sont les différences constatées avec les pratiques utilisées pendant les gilets jaunes ?
Maître Coline Bouillon : Pour les gilets jaunes, l’infraction de participation à un groupement en vue de commettre des violences permettait de nombreuses condamnations alors qu’aujourd’hui, c’est beaucoup plus rare d’être présenté à une juridiction de jugement simplement pour cette infraction. Il faut qu’il y ait un cumul avec d’autres infractions comme rebellions, violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique ou des refus de signalétique.
Il faut abroger l’infraction de participation à un groupement.
Cela dit l’infraction groupement est toujours utilisée pour placer en garde à vue. On suppose des intentions qu’on cherche à caractériser pendant le temps de leur privation de liberté. Le recours à cette infraction est une arme juridique répressive qui régularise et banalise les arrestations arbitraires. Des députés m’ont demandé : « Qu’est-ce qu’on peut faire contre les arrestations arbitraires ? ». Je n’ai qu’une réponse : il faut abroger l’infraction de participation à un groupement. Elle donne des pouvoirs exponentiels à des magistrats et à des policiers à l’encontre de personnes qui n’ont rien fait.
publié le 1° avril 2023
Cécile Rousseau sur www.humanite.fr
Six ans après leur épique combat contre le dépeçage de l’usine creusoise, l’avenir reste incertain pour les rescapés du site mais ils ne lâchent rien. Les salariés du sous-traitant automobile, rebaptisé LSI, mènent leurs anciens donneurs d’ordres devant les tribunaux. L’« HM » les a rencontrés à la veille d’une journée d’action contre la réforme des retraites.
La Souterraine, envoyée spéciale
À deux pas de l’entrée de l’usine LSI, un tas de cagettes en bois et de pneus ne demande qu’à s’embraser. Chez le sous-traitant automobile basé à La Souterraine (Creuse), ex-GM&S, la colère semble juste en sommeil. « On a mis ce futur brasero ici en prévision d’une montée de température, explique malicieusement Jean-Marc Ducourtioux, technicien d’atelier, assis sur le canapé du local syndical CGT. Se battre, c’est dans notre ADN. » En ce moment, c’est la réforme des retraites qui active les troupes.
À la veille de la manifestation du 23 mars à Guéret, l’heure est aux préparatifs : acheter de quoi faire des litres de café, des kilos de merguez, etc. Car les salariés ont leur rituel : « C’est barbecue automatique », rit Dominique Pelletier, employé au contrôle qualité et élu CGT au CSE.
Jean-Marc Ducourtioux rebondit : « On en a tellement mangé pendant notre combat, jusqu’à quatre fois par semaine, que j’ai ensuite fait une cure de désintoxication pendant trois ans ! »
Opérations coups de poing les 7 et 23 mars
Dans ce haut lieu de la lutte sociale, les souvenirs affleurent. Au tout début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, en 2017, les ouvriers de GM&S avaient fait parler d’eux en menaçant de faire sauter leur usine. Après des mois de mobilisation pour sauver leurs emplois, ils avaient percé le mur du silence.
Partout en France, ils s’étaient déplacés pour bloquer certaines entreprises des donneurs d’ordres Renault et PSA. Sur le site automobile de Sept-Fons dans l’Allier, le filtrage fut tellement efficace que la marchandise a dû être acheminée en hélicoptère. Des engins volants que l’on retrouve sur l’affiche du documentaire « On va tout péter », réalisé par Lech Kowalski, qui retrace leur bataille exemplaire (1).
« Il y a aussi une BD et un livre qui racontent notre histoire. Mais c’est vrai que, quand nous sommes allés au Festival de Cannes, en 2019, et que nous avons vu notre film projeté, j’ai lâché une larme », s’émeut Jean-Marc Ducourtioux, avant d’ajouter : « On a su se faire entendre, ce n’est pas parce qu’on est petit qu’on ne peut pas avoir une grande gueule ! » Comme 156 autres salariés, le délégué CGT avait pourtant été licencié en 2017. Mais il a pu être réintégré en 2021, chez LSI (La Souterraine Industry), sur décision du tribunal administratif, après l’annulation définitive du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) par le Conseil d’État.
Avant le traumatisme des suppressions de postes, les ouvriers avaient rivalisé de créativité. « Nous avions un tableau où nous notions nos idées d’action et un autre, avec de fausses informations, que l’on mettait en avant quand les gendarmes venaient jeter un œil », sourit Dominique Pelletier. En même temps qu’il se remémore cette anecdote, il s’aventure dans un atelier rempli de presses à souder abandonnées depuis le plan social. Conscient du gâchis, il ne cède pas pour autant à la nostalgie. « C’est passé. En ce moment, on est dans la réforme des retraites ! tranche-t-il. On aimerait bien accentuer la pression sur le gouvernement. On en a marre de juste faire le petit tour de la ville de Guéret, et basta ! Notre technique de se poser à un endroit stratégique et d’y rester avait plutôt bien marché, en 2017. » Le 23 mars, ils ont donc bloqué un rond-point de la préfecture de la Creuse. À chaque fois, les ex-GM&S, en experts de la mobilisation sociale, sont les moteurs des initiatives coups de poing aux alentours. « Le 7 mars, on a bloqué la circulation sur la RN145, au niveau de La Croisière, où des milliers de camions passent par jour. On a aussi mené une opération escargot entre La Souterraine et Gouzon. Nous donnons l’impulsion et d’autres nous rejoignent. Il faudrait encore pousser : s’allier avec les militants de la Haute-Vienne et bloquer l’autoroute A20 qui mène à Toulouse », réfléchit à haute voix Dominique Lacherade, élu CGT au CSE.
« On est obligés de se battre »
Sur les 99 salariés de LSI, une trentaine est en mouvement contre ce texte de loi. Si les bonnes blagues fusent, tous sont sur la même longueur d’onde quand il s’agit de hausser le ton : « Il faudrait réussir à stopper l’économie. On pourrait aussi envisager de monter à Paris pour qu’on nous voie, avance Dominique Pelletier, qui a été de toutes les dernières actions en grève et en heures de délégation syndicale. D’autres collègues participent également en fonction de leurs horaires de travail », note-t-il, tout en pointant au passage « les oui-oui et les anguilles » qui ne manifestent pas au sein de l’usine. Avec une moyenne d’âge de 56 ans, une majorité d’entre eux seraient rapidement impactés par cette réforme. D’autant que l’avenir de LSI est incertain. À la pause-déjeuner, Thierry Dufour, employé au contrôle qualité et élu CGT, résume la situation : « On vivote depuis la reprise. GMD (le repreneur) nous a toujours dit qu’il ne voulait pas investir un centime ici et que nous n’aurions pas de nouveaux projets. Nous avons du vieux matos et on ne produit que des anciennes pièces de voiture », résume-t-il alors que le tarif des matières premières a explosé mais que le prix des pièces, lui, n’aurait pas augmenté. En ce moment, la société dégage environ 12 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel, mais aurait besoin de 17 à 18 millions pour être rentable, selon le syndicat.
De nouveaux nuages viennent assombrir ce ciel lourd. Début 2024, LSI perdrait la production d’un carter d’huile qui génère 2,5 millions d’euros de chiffre d’affaires. « En janvier, nous avons aussi découvert qu’un bouchon que nous avons développé et que nous produisons pour Air Liquide allait être fabriqué en partie ailleurs », poursuit Dominique Lacherade. Surnommé « Charlot » par ses collègues pour son côté gouailleur, Gilbert Aucharles n’a plus du tout envie de blaguer : « C’est révoltant, on ne laissera pas faire ça ! » Malgré l’usure, pas question de regarder l’entreprise mourir en restant les bras croisés. En 2022, le site a obtenu in extremis 4 millions d’euros de la part de Bercy. Mais ensuite ? « Ils ne voulaient pas que l’on remette le bordel, analyse Dominique Pelletier. On est obligés de se battre, sinon on va aller bosser où ? chez Rioland, le maroquinier (qui vient de s’établir dans la Creuse – NDLR) ? Ça ne suffira pas pour recaser tout le monde. Nous sommes nombreux à être proches de la retraite et à pouvoir partir plus tôt en “carrière longue”. Si on veut en bénéficier, il ne faut pas rester plus d’un an au chômage », anticipe-t-il alors que la durée d’indemnisation des seniors a été réduite par une précédente réforme. D’autres rêvent même d’une nouvelle reprise pour enfin sortir la tête de l’eau.
Tous savent que, pour les 157 laissés-pour-compte du PSE de 2017, la suite a été compliquée. Une cinquantaine d’entre eux sont toujours dans la précarité et une dizaine, en très grande difficulté. Dans le secteur, l’emploi industriel ne court pas les rues. « Un collègue est décédé d’un cancer, à 54 ans, dans la misère la plus totale, soupire Gilbert Aucharles, employé à la maintenance et retraité dans quelques jours. Il était seul. On passait le voir et on essayait de l’aider. Un autre est resté bloqué psychologiquement. Il est assis toute la journée au bout de sa table, à taper du poing. » L’association de soutien et de défense des ex-GM&S fait ce qu’elle peut, donnant des coups de pouce financiers et récoltant de l’argent pour les procédures en justice. « Ça permet de garder le lien avec les anciens et de se mobiliser pour sauver LSI. C’est aussi un lieu d’échange », précise Vincent Labrousse qui la préside et travaille désormais dans une imprimerie.
Une solidarité en acier
Pour Christian Bourroux, tout juste retraité, le passage par la case chômage a été un choc. Le dynamique sexagénaire, également pompier volontaire, ne mâche pas ses mots : « C’était la panade. J’ai envoyé énormément de CV, un seul employeur m’a répondu. J’ai été recruté mais ce n’est pas facile de se couler dans un autre poste quand on est resté plus de trente-cinq ans au même endroit, avec une certaine façon de s’organiser. Je n’ai pas très bien vécu ma fin de carrière », témoigne ce futur grand-père qui a participé à toutes les manifestations contre le recul de l’âge légal à 64 ans.
Jean-Pierre Momaud, 62 ans, continue lui aussi à battre le pavé. Volontaire pour partir en 2017, il pensait ensuite pouvoir bénéficier d’une retraite anticipée, compte tenu de son incapacité de 35 % à la suite d’un accident du travail quand il travaillait dans une mine de fluorine. Mais, une fois quittés les murs de GM&S, ce fut la douche froide : ce droit était remis en cause. « J’ai passé trois ans au chômage. Après, j’ai été pris en intérim chez LSI et j’ai été recruté aux espaces verts d’une commune. J’aurais préféré partir plus tôt. Après des années passées dans l’humidité de la mine et du travail posté, je ne l’aurais pas volé ! » assure celui qui apprécie de retrouver ses anciens collègues autour d’un gueuleton ou d’un café. Ces épreuves ont forgé un esprit de famille. Les boutades permanentes sont le reflet d’une solidarité en acier. Sur les murs du local syndical trônent d’ailleurs des caricatures humoristiques relatant leur épopée, mais aussi des photos de Yann Augras, le délégué syndical CGT, figure de la lutte passée, décédé dans un accident de voiture en 2020.
La bagarre continue aujourd’hui, devant la justice. En mode David contre Goliath, 118 ex-GM&S ont assigné Renault et PSA (Stellantis) pour avoir asséché leurs carnets de commandes. Le délibéré sera rendu le 23 mai. « Depuis 2014, on sait qu’ils avaient “doublé” (fait produire ailleurs – NDLR) nos pièces, expose Gilbert Aucharles. On ne va peut-être pas gagner, mais on est déterminés à les embêter. Nous sommes un des premiers prestataires à les avoir attaqués. Nous attendons aussi de pouvoir représenter notre projet de loi devant l’Assemblée et le Sénat (avec le soutien du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste – NDLR) destiné à responsabiliser les donneurs d’ordres vis-à-vis des sous-traitants. » Une procédure visant Altia, leur ancien actionnaire entre 2009 et 2014, et des dossiers d’indemnisations devant les prud’hommes sont également en cours. Si tous sont sommés de rester aux aguets pour défendre leurs droits et maintenir leurs jobs, la flamme est prête à se rallumer à tout moment.
(1) Un livre-DVD du film vient de sortir. Pour le commander : www.lechkowalski.com/fr/shop/items ou par e-mail à l’éditeur odileallard@me.com
publié le 31 mars 2023
Stéphane Ortega et Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr
Le 53e congrès de la CGT donne l’image d’une centrale syndicale fortement divisée. Au-delà des enjeux d’élection de la future direction, plusieurs débats de fond et lignes de fracture traversent le premier syndicat de lutte du pays.
Rappel sur l’organisation de la CGT :
Unions départementales (UD) : les unions départementales regroupent les syndicats professionnels d’un même département.
Fédérations : les fédérations nationales regroupent les syndicats d’un ou plusieurs secteurs d’activité professionnelle.
Direction confédérale : celle-ci est constituée d’une soixantaine de membres de la commission exécutive confédérale et du bureau confédéral, choisi parmi eux. Le ou la secrétaire général(e) est choisi parmi les membres du bureau confédéral. L’ensemble de ces postes sont élus par les responsables de fédérations et d’unions départementales.
C’est une immense salle, où siègent près de 1000 délégués. La salle plénière. Une salle dans laquelle on élit la prochaine direction de la CGT et décide des futures orientations de la centrale. « C’est ici que l’on fait vivre la démocratie syndicale », rassure Marie Buisson, secrétaire générale de la FERC-CGT (enseignement, recherche et culture), désignée par Philippe Martinez comme sa successeuse.
Une salle, oui, mais deux ambiances. D’un côté les opposants à la direction sortante, de l’autre ses soutiens. Entre les deux camps, la fraternité n’est pas au rendez-vous. « J’ai honte, les débats se font dans les coulisses […] les luttes de pouvoir sont en train de nous voler le débat. Là, on se mange la tête pour le pouvoir. Le monde du travail nous regarde. On est l’organisation qui donne la température du monde du travail en France. Soyons à la hauteur de nos 128 ans d’histoire. Ne pensons pas que le repli sur nous-mêmes fasse de nous une grande CGT », exhorte Alexandra Pourroy, une jeune déléguée de la CGT-FAPT des Hautes-Alpes, en guise de réponse au climat de grande tension qui a marqué les deux premiers jours du congrès de la CGT.
La veille, un vote contre le rapport d’activité a mis la direction confédérale sortante en minorité. Une légère majorité de délégués (50,32%) désavoue le bilan de Philippe Martinez et des membres de sa direction confédérale. Un vote historique qui annonce un congrès particulièrement long et disputé.
Un congrès de la CGT ce n’est pas seulement une lutte des places
Dans ce congrès, il n’est pas toujours facile de discerner les engagements politiques sincères des postures qui ont pour but de ravir les places de direction. Pas de chance pour les délégués primo-congressistes (80% des effectifs !) qui se retrouvent parfois impliqués dans des luttes de pouvoir dont ils ont bien de la peine à saisir les enjeux.
Car, même si chacun des 942 délégués représente un, ou des syndicats et vote en fonction du mandat de ses adhérents, les délégués appartenant aux mêmes fédérations ont bien souvent des votes communs et des camps sont clairement identifiés. En amont du congrès chacun a déjà pu choisir un champion. Marie Buisson, Céline Verzeletti, co-secrétaire générale de l’union fédérale des syndicats de l’État (USTE) ou encore Olivier Mateu, secrétaire général de l’union départementale (UD) des Bouches-du-Rhône.
Mais l’enjeu du congrès CGT ne se limite pas à une lutte des places. Lors des prises de parole en salle plénière, au moins cinq lignes de fracture opposant les cégétistes apparaissent. La démocratie interne, le niveau de radicalité de la confédération, l’écologie, le féminisme et la question de l’unité syndicale.
Quelle démocratie interne ?
À la tribune, de nombreux délégués se succèdent et accusent la direction sortante d’avoir pris des décisions seule, sans débat ni consultation. Au premier rang des sujets de mécontentement : la participation de la CGT au collectif « Plus jamais ça », une alliance de syndicats, d’ONG et d’associations environnementales montée aux premiers temps de la pandémie. Ou encore l’hypothèse d’un rapprochement avec les syndicats FSU et Solidaires, qui n’a pas donné lieu à débat au sein du Comité confédéral national (CCN), la réunion des responsables des fédérations et des unions départementales.
Une accusation que reprend à son compte Emmanuel Lepine, le secrétaire général de la fédération de la chimie (FNIC), connu pour être un opposant farouche à la direction de Philippe Martinez. « La confédération agit comme une 33e fédération [il y a 32 fédération à la CGT], or dans la CGT ce sont les unions départementales et les fédérations qui décident », tranche ce soutien affiché à la candidature d’Olivier Mateu, le secrétaire général des Bouches-du-Rhône. « Quand on est membre d’un bureau, on va prendre ses directives auprès de ses bases comme n’importe quel militant de la CGT, à n’importe quel niveau. On n’est pas directeur, on n’est pas chef », ajoute Mathieu Pineau, secrétaire fédéral de la CGT Mines Énergie.
Des critiques que pondère Benoît Martin, le secrétaire de l’union départementale de Paris. Pour lui, des mandats ont été donnés à une direction
confédérale qui doit gérer les urgences. Tout en admettant la nécessité «