PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

 Publié le 26/11/2020

Michel Larive (LFI) : « Jean-Michel Blanquer doit démissionner »

 

Entretien par Loïc Le Clerc  (site regards.fr)

 

Le ministre de l’Éducation nationale est empêtré dans une affaire de syndicat lycéen. On en a causé avec l’insoumis Michel Larive, qui demande une commission d’enquête. On a aussi parlé dérive autoritaire, voire totalitaire, du pouvoir en place et mise sous cloche de la culture pour cause de Covid.

Michel Larive est député La France insoumise, membre de la commission des affaires culturelles et de l’éducation à l’Assemblée nationale.

Regards. Grâce au travail des rédactions de Libération et Mediapart, on a appris que le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, avait créé le syndicat Avenir Lycéen, dans le seul but de défendre sa politique. Un syndicat grassement subventionné par le ministère. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Michel Larive. Les faits sont les suivants : Jean-Michel Blanquer a créé un syndicat de toute pièce, de manière à porter la bonne parole. C’est un organe de propagande à la solde du pouvoir. Pour se justifier, il explique que ces méthodes ne sont pas les siennes, mais celles de l’UNEF et de LFI. L’UNEF ayant été créée en 1907, a priori, nous n’y sommes pas pour grand-chose… Que l’UNEF soit proche des idées que nous défendons, oui, mais c’est tout autre chose ! Même les gens du syndicat Avenir Lycéen l’ont dit : ils se sont sentis absolument manipulés. C’est ça le point le plus grave. Et Jean-Michel Blanquer fait comme s’il n’était au courant de rien. Mais il savait, puisque le 25 juillet le ministère de l’Éducation national a reçu un mail lui disant que l’argent versé au syndicat était en train d’être dépensé pour des fêtes – on parle quand même de 95.000 euros, dont quelques dizaines de milliers affectés au champagne, aux hôtels de luxe, etc. Quand on est ministre de l’Éducation, on est à la tête du ministère de l’Éducation, non ? Jean-Michel Blanquer annonce alors le lancement d’une enquête administrative diligentée par la direction générale de l’enseignement scolaire, cette même direction qui organise la création du syndicat. C’est ce qu’on appelle être juge et partie. Tout cela n’est pas normal. C’est une affaire d’État : le ministre manipule et instrumentalise des jeunes gens, des enfants. Ce n’est pas du simple prosélytisme politique qui viserait à convaincre par la diffusion de ses idées. Le ministre doit démissionner. Mais non. Pour lui, il n’a commis aucune erreur.

 

Après avoir joué la carte du déni, la contre-attaque des « Blanqueristes » a été extrêmement virulente : dans Atlantico, une poignée de députés LREM évoquent des « méthodes des fascistes » pour qualifier « MM. Mélenchon et Plenel », quand le ministre lui-même a qualifié ces médias d’« organisations liées à l’extrême gauche ». Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez eux ?

Les journalistes de Libération et de Mediapart sont des gens sérieux. Quand ils écrivent quelque chose, ça n’est pas du complotisme. Les marcheurs devraient se regarder… Ils ne s’encombrent pas de fioriture : on serait fasciste ? C’est immonde. Mais cela fait bien longtemps que Jean-Michel Blanquer – mais Gérald Darmanin aussi – ne nous a pas répondu soit par l’insulte, l’invective ou la stigmatisation. Le rôle du parlementaire est quand même de « contrôle[r] l’action du Gouvernement » [1]. Mais si le ministre ne l’accepte pas, il faut qu’il parte ! Nous, notre responsabilité, c’est d’apaiser la situation, de descendre d’un cran.

« Il y a une dérive autoritaire et autocratique de ce pouvoir qui fait qu’ils se sentent au-dessus de tout, des lois, de la Constitution. Ils s’en sont pris aux musulmans, ils s’en prennent à nous, puis aux universitaires, maintenant aux journalistes. Est-ce que ça ne vous fait pas penser à l’installation d’un pouvoir comme celui du Chili de Pinochet ? Jusqu’où va-t-on aller ? »

Vous avez réclamé la création d’une commission d’enquête afin que le ministre vienne « s’expliquer devant la représentation nationale ». Est-ce que cela va se faire ? Quand ? Et pourquoi est-ce essentiel ?

La représentation nationale est en droit d’attendre des explications du ministre. Des socialistes et des communistes sont co-signataires de cette demande de commission d’enquête. Il a déjà déclaré que ça ne lui faisait rien, qu’il aimait bien les commissions d’enquête. Qu’il l’accepte alors, qu’il la soutienne ! Mais, au-delà de la commission d’enquête, cette affaire peut aller plus loin. Il y a des qualifications à ce genre d’agissements.

Pourquoi est-ce qu’une telle affaire ne devient-elle pas une affaire d’État ? Pour l’heure, c’est comme si le ministre était intouchable...

Je pense que la réponse est dans votre question. Ils se sentent agir en toute impunité. Il y a une dérive autoritaire et autocratique de ce pouvoir qui fait qu’ils se sentent au-dessus de tout, des lois, de la Constitution. Vous avez entendu Yaël Braun-Pivet, députée LREM et présidente de la Commission des Lois de l’Assemblée Nationale, qui disait qu’il faudrait voir si on ne peut pas faire quelque chose pour ne pas avoir à accepter tout ce que dit le Conseil constitutionnel. Ils disent des anneries tellement grosses qu’au bout d’un moment, une bêtise un peu moins importante devient à peu près concevable. C’est le système de la fenêtre d’Overton. Le danger, il est là. Si la normalité devient l’installation d’un régime autoritaire, la République française a un énorme problème. Pour moi, la normalité, c’est la démocratie, l’universalisme, la République des Lumière, humaniste. On peut nous traiter d’islamo-gauchistes – comme il fut un temps où on nous traitait de judéo-bolchéviques. Ils s’en sont pris aux musulmans, ils s’en prennent à nous, puis aux universitaires, maintenant aux journalistes. Est-ce que ça ne vous fait pas penser à l’installation d’un pouvoir comme celui du Chili de Pinochet ? Jusqu’où va-t-on aller ?

« On peut aller à la messe, mais on ne peut pas aller au spectacle. On peut aller faire ses courses dans les grandes surfaces, mais pas pour y acheter un livre. C’est là qu’on voit la dérive complète : une société sans culture, c’est une société sans liberté, sans émancipation et sans avenir. »

Au-delà de cette affaire de syndicat, quel regard posez-vous de la politique impulsée par Jean-Michel Blanquer ? De son « école de la confiance » – aux relents identitaires et allant dans le sens de la privatisation de l’enseignement – à ses positions sur la laïcité – comprendre « contre les musulmans » – en passant par son déni face au Covid-19…

Jean-Michel Blanquer commence à avoir quelques casseroles. Il stigmatise l’université, explique que l’enseignement des sciences sociales dérive vers une idéologie terroriste, fait la promotion de l’école privée, etc. Après la mort de Samuel Paty, il utilise la même sémantique, la même rhétorique que l’extrême droite. C’est assez grave venant d’un ministre de l’Éducation nationale. On n’en a jamais eu des comme ça, on en a eu des mauvais, mais quand même républicains ! Jean-Michel Blanquer est un démocrate, un républicain, non-pratiquant. Il est dans une situation où il fait ce qu’il veut, et presque pourrait nous répondre « je vous emm**** ! ». Je suis très inquiet, parce que cette affaire Blanquer n’est pas une chose isolée. Elle s’ajoute à ce qu’il s’est passé hier à République, à la loi Asile et immigration, à la loi Sécurité globale, etc, etc. Et notre État devient de plus en plus un État de non-droit. Quand on donne plus de moyens à la répression policière qu’aux soins ou à l’éducation, on fait un choix. À cet instant, l’écologie, la démocratie, les bases républicaines, la laïcité, tout est remis en question. Il n’y a plus qu’un objectif : la compétitivité, quelle qu’elle soit. Quand les populations atteignent leur limite d’acceptation de ces dérives, de ce modèle de société qu’ils tentent de passer en force, ils n’ont plus que la solution de l’autoritarisme. Vu l’état insurrectionnel dans lequel nous sommes, il suffirait d’une toute petite étincelle pour que ça parte en live complet. Et si demain un régime réellement totalitaire voulait s’installer en France, il aurait déjà l’arsenal législatif qui lui conviendrait. Rappelez-vous en 2017 tous ces gens qui ont voté Macron pour faire barrage à Le Pen et au régime totalitaire qu’elle porte. Maintenant, je dis qu’il faut voter contre les deux, puisque les deux nous amènent un régime totalitaire ! Macron a fait ce que Le Pen aurait fait si elle avait été élue, peut-être même ce qu’elle n’aurait pas osé faire. Il y a même des députés LREM qui nous disent que la limite a été atteinte.

Vous êtes le monsieur Culture de la France insoumise. Que dites-vous de la place accordée à la culture en cette année 2020 covidée ?

On peut aller à la messe, mais on ne peut pas aller au spectacle. On peut aller faire ses courses dans les grandes surfaces, mais pas pour y acheter un livre. Voilà qui résume la situation. Il y a un problème. C’est là qu’on voit la dérive complète : une société sans culture, c’est une société sans liberté, sans émancipation et sans avenir. Empêcher la culture, c’est permettre l’installation de l’obscurantisme, de pseudo-pensées, de dérives complotistes. Comment voulez-vous que les gens aient cette capacité de discernement sans avoir accès à la culture ?

Propos recueillis par Loïc Le Clerc

Notes

[1Article 24 de la Constitution

 Publié le 23/11/2020

Malversations dans le syndicat lycéen pro-Blanquer: les preuves que le ministère savait

 

Par Antton Rouget (site mediapart.fr)

 

Mediapart publie les écrits qui prouvent que le ministère de l’éducation nationale a été informé des dérapages financiers au sein d’Avenir Lycéen. Malgré cela, la rue de Grenelle n’a pris aucune mesure, renouvelant une subvention de 30 000 euros, immédiatement suspendue après nos révélations. 

Difficile de faire plus clair. Dans un long courriel daté du 25 juillet 2020, le délégué national à la vie lycéenne (DNVL), Christophe Brunelle, a été informé, jusque dans les moindres détails, des malversations présumées alors en cours au sein du syndicat pro-Blanquer, Avenir Lycéen, selon une nouvelle enquête de Mediapart, alors que Libération révèle de nouveaux témoignages montrant la proximité entre l’organisation et le ministère.

Cette alerte écrite n’a eu aucune conséquence, puisque les dérapages financiers, avec de l’argent public, ont ensuite continué sans que le ministère n’y trouve rien à redire. Les dirigeants n’ont pas connu d’autres formes de sanction qu’une simple session de « sensibilisation » à l’usage d’une subvention. Il a même fallu attendre les premières révélations de Mediapart pour que la rue de Grenelle suspende le versement prévu d’une nouvelle subvention de 30 000 euros, après celle de 65 000 euros en grande partie dilapidée pour frais de déplacement, hôtels et restaurants de luxe.

Le courriel du 25 juillet 2020 annonçait pourtant, dans les grandes lignes, tout du scandale à venir, qui a débouché sur l’ouverture d’une enquête interne au ministère, les plaintes pénales de plusieurs organisations lycéennes, et pour lequel une partie de l’opposition réclame désormais la création d’une commission d’enquête parlementaire.

Le message à l’attention du DNVL, tour de contrôle de Jean-Michel Blanquer auprès des organisations syndicales, a été rédigé par un ancien membre d’Avenir Lycéen, qui a pris soin de mettre plusieurs personnes en copie. Contacté par Mediapart, le jeune homme a confirmé être l’auteur de cet écrit, dans lequel il explique « avec gravité » à Christophe Brunelle, membre de LREM qu’il connaît bien et tutoie, qu’il lui « est impossible de garder les informations dont [il a] connaissance » pour lui.

Le militant ne tourne pas autour du pot : en introduction de son message, il déclare clairement être « au regret de t’informer que l’ensemble des fonds versés en 2019 n’ont servi et ne cessent de servir qu’à la couverture de frais de fonctionnement [...] Nous sommes donc bien loin d’un investissement financier direct pour des projets touchant directement les lycéens », déplore-t-il.

Le militant, qui n’a pas de fonction exécutive dans le syndicat mais est témoin des dérives, précise ensuite l’objet de ses soupçons : « En effet, il est important de noter que les diverses rencontres ne sont pas des journées de travail acharnées (sic), mais se révèlent être au contraire des moments de convivialité entre amis au sein d’Avenir Lycéen. »

Il fait état de « journées certes inoubliables » – en évoquant des journées de « baignade » et « visites » dans le Sud-Est, un « restaurant primé », des « bouteilles de champagne ou de vin » –, mais ne faisant, selon lui, « nullement avancer de manière concrète et significative les travaux de l’association ».

Avant d’ajouter, de manière explicite : « Je souhaite évidemment porter ton regard sur le caractère injustifiable de se restaurer et dormir dans des lieux que nous pouvons qualifier de luxueux, aux frais du contribuable. Rien n’est aujourd’hui prévu dans l’association pour encadrer, justifier et rendre compte de ces dépenses, cachant donc aux adhérents les sommes importantes dépensées chaque mois. »

Le jeune militant n’avance aucun montant au sujet de ces frais de bouche ou d’hôtels puisqu’il n’a pas accès aux comptes de l’association, gérés par le trésorier. Les pièces comptables ensuite consultées par Mediapart viendront confirmer ses soupçons et montrer l’ampleur des dépenses dans des établissements de luxe (relire ici).

Le courriel du 25 juillet enchaîne ensuite sur les achats de matériel informatique, qui pose également question. Un mois plus tôt, un des cofondateurs du syndicat s’était déjà fermement opposé à « l’achat d’environ 20 000 € de matériel informatique (15 000 € de Macs et vidéoprojecteurs, 2 800 € de MacBook et iPad, 350 € pour un Magic Keyboard) ».

Après avoir bloqué in extremis un virement de 15 000 euros en tant que président du comité de veille (organe non exécutif censé garantir le respect des statuts), le cofondateur avait même démissionné de ses fonctions le 27 juin 2020, en la motivant dans un long courrier adressé à plusieurs membres du syndicat, et dont le DNVL a été informé.

« J’ai fait opposition au virement n’ayant jamais entendu parler de cette dépense précédemment, celle-ci me semblant injustifiée pour de multiples raisons. Premièrement, il s’agit d’argent public, destiné à la mise en œuvre de projets, au bénéfice des lycéens. Il doit donc être dépensé avec intelligence et parcimonie. Ensuite, [prénom anonymisé – voir la Boîte noire de cet article], ancienne secrétaire générale, n’était pas au fait de cette dépense, ni Martin*, nouvellement élu président. Enfin, toute dépense non prévue au budget prévisionnel de l’association se doit d’être votée par l’Assemblée générale de l’association, le trésorier étant responsable face à elle », justifiait-il dans son courriel.

Questionné par Mediapart, le président de l’époque, Martin* avait confirmé n’avoir pas été avisé des dépenses, effectuées par son trésorier.

Le « commissaire aux comptes » du syndicat, un poste prévu par les statuts pour « veiller à la bonne tenue de la trésorerie » et occupé par un ancien trésorier de l’association, a aussi raconté à Mediapart qu’il n’avait pas été prévenu de l’engagement d’une telle dépense.

Le courriel du 25 juillet au DNVL explique que « si une partie de la somme a été bloquée », des achats de matériel informatique ont bien été effectués, sans validation suffisante à ses yeux. Comme nous l’avons révélé, 8 411,93 euros ont été dépensés en juillet, dans un magasin spécialisé à Lyon, pour un iMac et un vidéoprojecteur stocké chez Franck*, un membre du syndicat n’ayant aucune fonction exécutive, mais s’occupant en revanche de la création du think tank Avenir Éducation, soutenu par Jean-Michel Blanquer.

À son retour de congé le 27 juillet, le DNVL Christophe Brunelle n’a pas immédiatement enterré le courriel qui lui a été envoyé deux jours plus tôt. Il a même évoqué le jour même la situation financière d’Avenir Lycéen avec Élodie*, ancienne présidente du syndicat et militante des Jeunes avec Macron, selon nos informations.

En revanche, il n’a pas fait suite aux alertes orales du président de l’époque, Nicolas*, selon son récit à Mediapart : « Voyant que la situation m’échappait au niveau des dépenses, j’ai échangé par téléphone avec le DNVL qui m’a assuré que le ministère ne pouvait contrôler les dépenses des associations subventionnées. Après relecture de la convention avec ce dernier, je me suis rendu compte que les propos de M. Brunelle étaient très différents de ce qui était marqué noir sur blanc. »

Sollicité, le DNVL, qui a continué à afficher sa sympathie pour Avenir Lycéen en septembre sur les réseaux sociaux, n’a pas répondu à nos questions sur sa gestion du dossier.

En réponse à ces alertes, l’association a seulement été « sensibilisée au bon usage d’une subvention publique », explique le ministère. Pourquoi n’être pas allé plus loin ? « Après ce rappel éthique, en tant que DNVL il ne pouvait pas faire autre chose », se défend la rue de Grenelle, en indiquant que si une subvention de 30 000 euros supplémentaires a été accordée dans la foulée, c’est parce qu’« il y a une séparation claire entre ce qui relève des aspects financiers et subventions, et ce qui relève des relations métiers [à savoir l’accompagnement des lycéens par le DNVL – ndlr] »

Cette description est contestée par un fonctionnaire ayant spécifiquement travaillé sur ces questions rue de Grenelle : « La question des subventions syndicales est un sujet sensible, elle est gérée par le bureau de l’éducation artistique, culturelle, et sportive, dont c’est la mission, mais il y a une attention du cabinet du ministre et du DNVL », indique-t-il à Mediapart, sous couvert d’anonymat.

Dans une enquête publiée par Libération ce vendredi, des anciens membres du syndicat ont par ailleurs confirmé la proximité du syndicat avec le ministère de Jean-Michel Blanquer, en expliquant s’être sentis « instrumentalisés » par la rue de Grenelle pour défendre les positions du pouvoir.

« Le ministère voulait qu’on entende dans les médias d’autres lycéens que les syndiqués. Il voulait donner de la visibilité aux élus des instances lycéennes, qu’il estimait plus légitimes. Sur le principe, pourquoi pas. Sauf que, et j’ai mis du temps à le comprendre, le vrai objectif du ministre, c’était de s’en servir pour exclure les autres syndicats », estime notamment l’une d’entre elles.

Tandis que plusieurs organisations lycéennes ont annoncé leur intention de porter plainte (relire ici), le groupe de La France insoumise à l’Assemblée nationale ainsi que des députés communistes et socialistes ont réclamé la création d’une commission d’enquête parlementaire sur le lien du syndicat avec le pouvoir exécutif, a informé l’AFP. « Jean-Michel Blanquer doit s’expliquer devant la représentation nationale », estime le député insoumis de l’Ariège, Michel Larive, membre de la commission des affaires culturelles et de l’éducation, rejoint par vingt-sept députés dans son initiative.

À droite aussi, l’affaire suscite des réactions. Le député LR du Pas-de-Calais Pierre-Henri Dumont a réclamé, dans une question écrite à Jean-Michel Blanquer, que toute la lumière soit faite « sur les pratiques en vigueur en matière d’attribution de subventions aux associations lycéennes, sur les conditions de contrôle par le ministère des fonds associatifs distribués ».

L’élu « attend du gouvernement qu’il fournisse à la représentation nationale les pièces nécessaires permettant d’écarter tout soupçon de favoritisme et d’utilisation frauduleuse des fonds publics réservés aux associations », dans le but « d’écarter toute suspicion de financement indirect – et illégal – de parti politique ».

 Publié le 21/11/2020

Pratiques financières douteuses, dirigeants proches des droites extrêmes : enquête sur la Fondation pour l’école

 

par Nadia Sweeny (Politis) (site bastamag.net)

 

À l’origine de la Fondation pour l’école : un groupe de personnes liées par une affinité idéologique à l’extrême droite, un sens aigu de l’argent, un réseau au sein du monde des affaires catholique, une excellente maîtrise des subtilités fiscales. Et quelques libertés prises avec la loi. Enquête commune de Basta ! et de l’hebdomadaire Politis.

Depuis 2019, la Fondation pour l’école (FPE), reconnue d’utilité publique, est au cœur d’une enquête de la brigade financière pour des chefs notamment de faux, fraude fiscale, abus de confiance, escroquerie et blanchiment. C’est l’Inspection générale de l’administration (IGA) qui a saisi le procureur, après avoir produit un rapport que le ministère de l’Intérieur a, pour le moment, gardé confidentiel.

Comme pour toute fondation reconnue d’utilité publique, l’État a un droit de regard sur la gestion de la FPE. Rémi Bourdu, commissaire du gouvernement responsable du bureau des associations et des fondations au ministère de l’Intérieur, chargé de ce dossier, a refusé de répondre à nos sollicitations. La FPE, née d’une rencontre au cœur des courants d’extrême droite, continue de faire profiter son réseau de sa reconnaissance d’utilité publique. Tour d’horizon des principaux impliqués.

S’il fallait qualifier le rôle de Jean-Marie Schmitz dans ce réseau, ce serait celui de mentor intellectuel. Arrivé à la FPE dès le début de l’aventure, Schmitz fait partie du conseil d’administration au titre des personnalités qualifiées et en est membre du bureau. Né en 1943, il a commencé sa carrière au cabinet de François Ceyrac, président du CNPF (Conseil national du patronat français), ancêtre du Medef, avant d’intégrer en 1978 le groupe Lafarge en tant que DRH puis comme directeur général de Lafarge Maroc.

Mais Jean-Marie Schmitz est surtout l’un des fondateurs, en 1981, d’Ichtus (Institut culturel et technique d’utilité sociale), héritier direct de la Cité catholique, « un mouvement d’extrême droite “contre-révolutionnaire” qui connut une certaine influence dans les années 1950 et 1960 », écrit Le Monde [1]. Un réseau fondé par Jean Ousset, militant maurrassien adepte d’un catholicisme nationaliste, engagé dans la pétainiste Jeune Légion pendant l’Occupation. Deux journalistes du Point écrivent à son sujet : « L’organisation d’Ousset se fonde sur le noyautage des élites, seules capables de mener la reconquête d’une société en perdition [2]. »

Dans la lignée d’Ousset, Ichtus est très actif : on le retrouve derrière le Printemps français, mouvement à la pointe du combat contre le mariage pour tous. D’après nos informations, Ichtus est le lieu de rencontre initial des premiers administrateurs de la FPE. Anne Coffinier l’a longtemps fréquenté, Lionel Devic aussi, et Éric Mestrallet a même profité des formations proposées par cet institut présidé par Jean-Marie Schmitz depuis 1997. C’est presque naturellement que l’équipe se monte.

Du sillage de l’OAS au combat anti-IVG

La coloration idéologique de la fondation paraît ainsi inscrite dans ses gènes. D’autant que Jean-Marie Schmitz préside aussi l’association Secours de France, créée dans le sillage de l’OAS, qui défend « les valeurs chrétiennes de la France » et agit pour « l’œuvre civilisatrice de la France ». Jean-Marie Le Pen y a milité. En parallèle, il est administrateur et trésorier de l’association Famille et Liberté, qui défend une vision très traditionnelle de la famille, et préside le conseil d’administration de l’Institut Jérôme-Lejeune, lié à la fondation du même nom, investie dans la recherche sur les maladies génétiques mais aussi dans le combat anti-IVG et anti-euthanasie, en première ligne pour le maintien en vie de Vincent Lambert. Cette fondation participe d’ailleurs à l’ouverture d’une classe destinée à l’accueil des enfants en situation de handicap au sein de l’école Saint-Dominique, présidée par Éric Doutrebente (voir plus loin).

À la Fondation pour l’école, Jean-Marie Schmitz diffuse son aura, ses réseaux et implique même sa famille. Marie de Roussel de Préville, née Schmitz, siège au CA de la fondation avec son père, tout en étant directrice salariée de l’Institut de formation libre pour les maîtres (IFLM), créé par la Fondation pour l’école pour former les enseignants des écoles privées hors contrat…

Classé en 2007 parmi les 300 plus grandes fortunes de France, Éric Doutrebente nous est décrit par plusieurs personnes qui le connaissent comme un homme secret. Ce sexagénaire bien connu des milieux financiers parisiens est un ancien de Tocqueville Finance, entreprise de gestion de patrimoine, qu’il quitte en 2007 avec 30 % de la clientèle pour monter sa propre structure : Tiepolo Financière, en charge d’un portefeuille d’un milliard d’euros, et qui apparaît en 2018 dans la liste des entreprises « soutenant » la Fondation pour l’école.

Sur le site de son entreprise, Éric Doutrebente se présente lui-même comme un « héros national ». Ce père de sept enfants est très investi dans le développement de son école privée hors contrat : le groupe scolaire Saint-Dominique, au Pecq (Yvelines), qu’il a créé en 1992. Aujourd’hui, c’est l’une des plus grosses écoles privées hors contrat de France, avec 37 classes accueillant 839 élèves du primaire au lycée. Saint-Dominique est financièrement soutenue par la Fondation pour l’école.

En 2019, Éric Doutrebente, très proche du président de la FPE Lionel Devic – par ailleurs avocat de son école Saint-Dominique –, intègre même le conseil d’administration de la FPE, créant ainsi une situation étonnante : la présence, au CA de la fondation, d’un président d’établissement financé par ladite fondation… Éclatant conflit d’intérêts. Mais, si l’homme jouit d’une si grande influence à la FPE, c’est qu’il en est l’un des plus importants pourvoyeurs de donateurs particuliers. Ces donateurs sont regroupés dans une liste estampillée « EDO » (pour Éric Doutrebente). Nous avons pu en consulter un exemplaire. Y figurent dix-huit donateurs, principalement des chefs d’entreprise, qui ont versé un total d’environ 735 000 euros entre 2015 et 2019 – chaque don est supérieur à 5 000 euros. Parmi eux, Doutrebente lui-même : il a versé 65 667 euros en 2015 et 66 667 euros en 2017, des montants ajustés à l’euro près au plafond annuel défiscalisable de l’IFI, qui est de 50 000 euros (66 667 x 0,75 = 50 000,25).

 

Pour ces riches donateurs, l’intérêt paraît clair : bénéficier des 75 % d’abattement fiscal sur l’IFI que permettent les dons à une fondation si elle est reconnue d’utilité publique. Éric Doutrebente se serait même vanté d’avoir mis en place un système de restitution des 25 % restants aux donateurs de sa liste, ce qui leur permettrait de faire une opération blanche tout en finançant, aux frais du contribuable, la Fondation pour l’école et, par ricochet… l’école d’Éric Doutrebente. En 2017, Saint-Dominique reçoit 240 000 euros, l’un des plus gros pactoles distribués par la FPE.

Selon plusieurs témoignages concordants, une partie de ces dons seraient touchés « au nom » de l’école Saint-Dominique. Éric Doutrebente appuierait de tout son poids pour faire reverser ces sommes à son école ou à d’autres de son choix. La FPE ne servirait alors que de blanchisseuse pour bénéficier de la défiscalisation, puisque l’argent en sort estampillé « d’utilité publique ». Or le code des impôts est clair : « Les dons consentis aux fondations reconnues d’utilité publique pour le compte d’autres organismes d’intérêt général n’ouvrent pas droit, pour les donateurs, à la réduction de l’IFI. »

Une des donatrices de la liste « EDO » dit ne pas connaître l’école Saint-Dominique, mais affirme avoir, avec son époux, « donné à Espérance banlieues et Espérance ruralités », et confirme que, pour pouvoir bénéficier de la défiscalisation sur l’IFI, « c’est passé par la Fondation pour l’école » : les fondations abritées, telle Espérance banlieues, ont le droit de bénéficier de la défiscalisation de leur structure abritante. Cela dit, motus sur ses liens avec Éric Doutrebente. Cette donatrice ajoute : « Compte tenu d’un certain contexte, je ne ferai pas état de mes relations avec qui que ce soit au téléphone. On ne sait pas qui nous écoute. »

Amitiés chez Radio Courtoisie, édito chez Valeurs Actuelles

Un autre donateur, l’un des plus importants de la liste, se présente comme un « ami de vingt ans d’Éric Doutrebente ». En plusieurs versements, il a déboursé un peu plus de 120 000 euros parce que, nous a-t-il déclaré, « le fisc français ne [le] ménage pas » et qu’il a une dent contre « cette vieille pute qu’est la République ». L’ancien chef d’entreprise confirme : « Il s’agissait de passer par l’école Saint-Dominique. » Comprendre : Éric Doutrebente l’a sollicité pour financer l’école, mais son ami était surtout intéressé par la défiscalisation. Cependant, dès que nous faisons allusion à l’enquête de la brigade financière ou aux accusations de reversement des 25%, l’homme se fâche : « Les autorités en veulent à Éric Doutrebente parce qu’il ne fait pas partie de l’idéologie régnante en France », une cabale qui, selon lui, vise « à installer l’islam en France »(sic).

Éric Doutrebente navigue en effet dans les milieux d’extrême droite. Il est proche de Radio Courtoisie, où l’on retrouve, en tant qu’animatrice, Valérie d’Aubigny, membre du conseil d’administration de la FPE en plus d’être animatrice de formations chez Ichtus. Radio Courtoisie est même « aux ordres », d’après Le Canard enchaîné [3] : « Sa présidente a adressé à son personnel une “note informative” l’invitant à faire le silence sur les “graves perturbations” vécues » à la FPE. Éric Doutrebente rédige régulièrement un édito dans les pages de Valeurs actuelles, et est un invité fréquent de TV Libertés, une chaîne Youtube fondée par des anciens du Front national.

Cofondateur de la Fondation pour l’école, Éric Mestrallet est à l’origine, en 2012, des controversées écoles Espérance banlieues, financées par des grandes entreprises et abritées par la FPE jusqu’en 2019. Après des études d’ingénieur et de gestion des organisations, il a suivi des formations à la Cité catholique, devenue Ichtus. Baignant dans le milieu catho-tradi contre-révolutionnaire, il démarre sa vie professionnelle en tant qu’attaché parlementaire de Bernard Seillier, sénateur du Mouvement pour la France, alors présidé par Philippe de Villiers. Naturellement, il s’engage dans la campagne présidentielle du Vendéen, où il rencontre Xavier Lemoine, devenu un ami fidèle. C’est à ses côtés qu’il démarre l’aventure Espérance banlieues : la première école ouvre ses portes en 2012 à Montfermeil, ville de l’est de la Seine-Saint-Denis, dont Xavier Lemoine, membre du parti de Christine Boutin, est maire depuis 2002 [4]. L’établissement a fermé ses portes cette année, officiellement en raison de difficultés financières liées à la crise sanitaire.

Éric Mestrallet fait prospérer son projet au sein de la FPE, qui semble être pour lui un outil bien pratique. D’abord, il scolarise plusieurs de ses enfants dans des écoles financées par la fondation, dont Saint-Dominique, présidée par Éric Doutrebente. Il touche aussi une bourse Pro Liberis – fondation abritée et soutenue financièrement par la FPE –, dont l’objectif est d’aider les personnes en difficulté à financer la scolarité de leurs enfants. Mais, plus encore, Mestrallet a reçu, pendant plus de dix-huit mois, 5000 euros mensuels d’émoluments pour son rôle de président de la fondation Espérance banlieues : une rétribution pourtant proscrite par la convention passée entre les deux structures. En fin d’année 2019, l’information fuite dans Le Canard enchaîné, ce qui entraîne l’exclusion d’Espérance banlieues du giron officiel de la FPE.

Mais Éric Mestrallet est toujours associé à Lionel Devic, actuel président de la FPE, au sein d’une entreprise de conseil, Maecenas [5], impliquée dans le deuxième scandale qui finit de convaincre l’administration de l’existence d’un problème à la FPE : Maecenas facture des prestations de services à des fondations abritées et à des écoles financées par la FPE. Et il reproduit ce procédé avec deux autres de ses sociétés de « conseil » : SPES – holding personnelle – et Arthur Straight. Au total : 88 000 euros de prestations sont facturées sur trois ans. Autant de conflits d’intérêts potentiels.

Maecenas fait aussi parler d’elle au sein de l’association SOS Éducation, proche de la FPE et durement épinglée par la Cour des comptes (lire l’encadré). D’après le témoignage de l’ancienne comptable de SOS, que nous nous sommes procuré, celle qui est partie « écœurée par les magouilles financières » a elle-même établi plusieurs virements « de 6000 à 8000 euros », entre novembre 2016 et décembre 2017, sur le compte de Maecenas, correspondant à une facture totale de 30 000 euros, pour une prestation d’audit dont elle assure n’avoir « jamais vu de compte rendu ».

Les affaires de factures le poursuivent jusqu’au sein du groupe de conseils Arthur Straight, dont il est président, et qui à son heure de gloire embauchait Guillaume de Villiers, fils de Philippe. Cette aventure entrepreneuriale s’est terminée de manière rocambolesque. Lors d’une réunion de crise à l’été 2015 avec le comité stratégique du groupe, où siège Éric Doutrebente, la gestion d’Éric Mestrallet est mise en doute, sur fond de soupçons de double facturation de certains clients au profit de sa holding SPES, concurrente directe d’Arthur Straight. Mais les projets d’expansion du groupe poussent l’équipe à étouffer l’affaire et à trouver un arrangement : Éric Mestrallet est prié de quitter le navire début 2016 avec quelques miettes. Il récupère certaines filiales du groupe, finalement liquidées en 2019.

Noyauter, aspirer, exproprier

Éric Mestrallet exploite à fond le réseau d’affaires d’Arthur Straight. À l’occasion de prestations vendues à la SNCF, il rencontre Fabien Flauw, haut cadre puis directeur général de Sferis – filiale de la SNCF aux 119 millions d’euros de chiffre d’affaires. Ensemble, ils créent une myriade de sociétés concurrentes de Sferis, alors que Fabien Flauw en est encore le DG. Éric Mestrallet est chargé d’en débaucher des hauts cadres : il se fait même infiltrer dans une réunion de direction par le DG en poste. Le 25 juin 2020, Fabien Flauw et les sociétés concernées sont condamnés par la cour d’appel de Paris à verser 260 000 euros à Sferis pour concurrence déloyale. L’une des sociétés condamnées, les Sentinelles du rail, figure parmi les soutiens de la FPE en 2018… Un engagement « philosophique », assure Flauw, en soutien à « l’engagement remarquable de Mme Coffinier ».

Le processus qui vaudra à Anne Coffinier, qui est à l’origine de la FPE, l’exclusion de son propre projet ressemble étrangement aux méthodes utilisées par Éric Mestrallet dans le monde de l’entreprise, que plusieurs témoins résument en trois mots : noyauter, aspirer, exproprier. En 2017, une plainte a été déposée contre lui à Bordeaux pour abus de confiance et concurrence déloyale. Dans le procès-verbal que nous nous sommes procuré, la victime dit s’être fait aspirer et exproprier de son projet entrepreneurial par celui qui promettait de lui amener des financeurs, tout en se payant 60 000 euros par an… Anne Coffinier a été exclue de la FPE dès lors qu’elle s’est mise à dénoncer les dérives financières. Le conflit qui se solde par son renvoi l’oppose à Éric Mestrallet et Lionel Devic.

Avec un tel parcours, on pourrait penser Éric Mestrallet grillé des circuits. Que nenni ! Depuis mai 2016, il est chargé de mission auprès du maire de Montfermeil, son ami Xavier Lemoine. D’après les services de la mairie de la commune où il a monté sa première école Espérance banlieues, son poste à tiers-temps est relatif à la transition énergétique. Problème : l’ancienne directrice du service en question, en poste entre 2015 et 2017, ne connaît pas Éric Mestrallet, avec lequel elle dit « n’avoir jamais travaillé ». Contacté, Xavier Lemoine affirme : « Éric Mestrallet est directement rattaché à moi. » S’il déclare que la mission de son ami est liée depuis tout ce temps à la transition énergétique, celle-ci devient plus claire en 2019 quand elle se transforme en portage de projets d’économie circulaire pour le Grand Paris auprès des entreprises du bâtiment. De quoi élargir de nouveau son carnet d’adresses entrepreneurial…

Depuis 1999, Lionel Devic est avocat associé au cabinet Delsol. D’abord dans la succursale de Lyon, puis à Paris depuis 2011. L’entreprise Maecenas, dont il détient 65 % des parts aux côtés d’Éric Mestrallet, est d’ailleurs domiciliée à l’adresse du cabinet Delsol, à Lyon. Un cabinet connu pour ses positions radicales sur l’impôt : « Ce qui est amoral, c’est qu’une moitié de la population fasse vivre l’autre dans notre pays », clamait Jean-Philippe Delsol, associé, dans une interview en 2012 [6].

Au sein de ce cabinet, qui défend notamment les intérêts de SOS Éducation, Lionel Devic est spécialiste du droit des associations et des fondations, notamment en matière de fiscalité. Il se félicite d’ailleurs des avantages fiscaux accordés par l’État aux fondations, tout en dénonçant certaines restrictions, notamment celle qui définit le « cercle restreint de personnes ». « L’administration tend de plus en plus souvent à considérer qu’une association ne s’adressant qu’à ses membres agit au profit d’un cercle restreint de personnes. L’émergence de cette tendance de fond est tout à fait critiquable, lance-t-il en 2011, lors d’un colloque organisé par la Fondation de France [7]. Si l’organisme est considéré comme ne relevant pas de l’intérêt général, les dons qu’il a reçus ne sont plus déductibles pour ses mécènes. » Or cette défiscalisation est une clé financière importante pour la FPE, qu’il préside. D’autant que certaines pratiques de Lionel Devic pourraient relever du « cercle restreint de personnes » à qui la fondation profite, en plus de contribuer au développement d’une activité lucrative via cette structure. En effet, Lionel Devic, président de la FPE, est aussi l’avocat et le fondateur du Fonds Saint-Dominique, qui chapeaute les écoles du même nom, financées par la FPE et dirigées par Éric Doutrebente, dont il partage aussi les idées.

D’après nos informations, le président de la FPE serait derrière le compte Twitter LeoDeClinvi – anagramme de Lionel Devic –, qui affiche clairement son opposition au mariage pour tous et à l’IVG, ainsi qu’un soutien indéfectible au cardinal Barbarin lorsque celui-ci a été accusé de ne pas avoir dénoncé des faits de pédophilie [8]. Ce même cardinal qui a d’ailleurs donné, en 2013, sa bénédiction au collège Fatima de Lyon créé puis dirigé par Lionel Devic pendant quatre ans et… soutenu financièrement par la FPE.

L’avocat est aussi membre du conseil de surveillance du fonds Proclero, dans lequel sont investies des liquidités de la FPE à hauteur de 300 000 euros en 2019. Le choix s’est porté précisément sur le fonds « D » de l’offre Proclero, le plus avantageux pour la communauté religieuse Saint-Martin : 75 % de la quote-part du gestionnaire lui sont reversés. Sans compter que Me Devic a été conseiller juridique de ladite communauté en 2018…

Ce mélange des genres se répète au cœur de la FPE, qui constitue pour l’avocat un vivier non négligeable de potentiels clients. Outre les facturations faites au nom de sa société Maecenas, il propose ses services d’avocat à de futurs créateurs d’école. D’autres avocats du cabinet Delsol ont aussi vendu quelques prestations à la fondation Espérance banlieues, présidée par Éric Mestrallet, quand celle-ci était abritée… par la FPE.

Nous avons envoyé une série de questions par email à la Fondation pour l’école, à son président Lionel Devic, à Éric Doutrebente, à Éric Mestrallet, à Jean-Marie Schmitz et à Jean-Paul Mongin, ancien délégué général de SOS Éducation. Nous n’avons reçu aucune réponse. Au téléphone, Lionel Devic nous a fait savoir le 16 novembre que lui et la Fondation pour l’école ne répondraient pas.

 

Nadia Sweeny

 Publiéle 12/11/2020

Enseigner la laïcité : le legs de la Révolution française

 

Par Victor Woillet (site lvsl.fr)

 

Comment enseigner la laïcité ? Près de cent-cinquante ans après les lois de Jules Ferry proclamant la gratuité, l’obligation et le caractère laïque de l’école, la mort du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty prouve tragiquement qu’une telle question reste toujours d’actualité. Si la personne de Ferdinand Buisson est souvent convoquée afin d’y répondre, il convient aujourd’hui de lever l’oubli dont d’autres figures et moments fondateurs de cette spécificité républicaine ont souvent été drapés.


Le 20 janvier 1793, à la veille de la mort de Louis XVI, un ancien garde du roi descend les marches de l’escalier du restaurant du Palais-Royal, « Février », en direction du sous-sol et poignarde au flanc le représentant de la Nation alors attablé, Louis-Michel Lepeletier Saint-Fargeau. Comme le relate son propre frère dans une édition complète de ses écrits et interventions à la Convention en 18261, à quelques centimètres de l’endroit où l’assassin planta son fer, un « gros cahier ployé en deux » protégeait son cœur. Ce cahier n’était autre que le plan d’éducation qu’il s’efforça de construire alors que la Convention était en pleine ébullition. Un des plans d’éducation les plus ambitieux de la période, répondant à ceux présentés la même année par Talleyrand ainsi que Condorcet. Défendu de manière posthume par Robespierre le 13 juillet 1793, la dimension fortement égalitariste du plan marqua l’imaginaire républicain à tel point que Jaurès le décrivit plus tard comme « le terme idéal vers lequel évolue l’organisation de l’enseignement dans la démocratie française »2.

Le projet révolutionnaire de Louis-Michel Lepeletier Saint-Fargeau

Défendre un enseignement élémentaire public, gratuit et obligatoire de six à douze ans par la mise en place de Maisons d’éducation mais aussi d’un impôt progressif destiné à financer l’école de la nation apparaissait du temps de Lepeletier Saint Fargeau comme une utopie. Alors que de telles idées peuvent aujourd’hui nous sembler quelconques, ce sont d’autres éléments du plan de ce député montagnard qui conservent une force révolutionnaire intemporelle : abolir l’inégale naissance des enfants par le biais d’une éducation à l’entière charge de la nation, refuser de substituer à la société d’ordres de l’Ancien Régime un élitisme fondé sur un inégal accès au savoir, soustraire les enfants de l’emprise religieuse imposée par leurs parents pour en faire des citoyens libres de choisir de manière éveillée leur foi personnelle.

Un tel geste politique mais aussi philosophique, retirant au pouvoir spirituel de l’Église la prérogative éducative pour l’attribuer au pouvoir séculier en son sens le plus profond, celui d’une république laïque constituée par le peuple dans toutes ses composantes3, n’est que la tête de proue d’un mouvement de grande ampleur dont les premières vagues se firent ressentir plusieurs siècles auparavant.

Enseigner la laïcité, un double héritage

Un premier mouvement s’opère le 24 mai 1480, lorsque Laurent de Médicis décide de nommer le jeune professeur à peine âgé de 25 ans, Agnolo Poliziano (Ange Politien), professeur de poétique et de rhétorique à l’université de Florence. Une brèche s’ouvre dans la tradition pédagogique initiée au Moyen Âge. Il n’est plus question de perpétuer l’enseignement scolastique désireux de concilier philosophie antique et religion chrétienne, raison et foi, mais d’affirmer un retour à l’éducation telle qu’elle était conçue dans l’Antiquité. Lectio (commentaire de texte) et disputatio (argumentation pro et contra sur un corpus restreint d’auteurs antiques et de textes bibliques), exercices dont nos « dissertations » et « commentaires » sont les lointains enfants, cèdent le pas à une étude du savoir là où il se trouve dans sa forme la plus originelle, non en tant que glose d’une glose précédente, mais en tant qu’objet : le texte d’un auteur, un corps humain, un astre.

Dans la brèche ouverte par Politien, s’engouffrent à la suite des guerres d’Italie (1494-1559) des auteurs français tels que Rabelais et Montaigne. De l’imitatio des Antiques naît une aemulatio, un désir de rivaliser et d’égaler le modèle. Les textes religieux ne déterminent plus intégralement la forme de l’enseignement, la manière d’éduquer les jeunes générations, mais deviennent un objet d’études, un fait qu’il convient d’analyser. Par cette critique de la scolastique (incarnée chez Rabelais dans sa description des « sorbonagres »), l’éducation humaniste de la Renaissance opère un premier mouvement de détachement vis-à-vis de l’autorité ecclésiale.

Ainsi, lorsque Lepeletier Saint-Fargeau rédige son Plan d’Éducation nationale, ce dernier renoue non seulement avec la tradition encore vivace des Lumières et sa critique de l’obscurantisme religieux bien connue, mais il s’inscrit également dans les pas des penseurs humanistes et de leurs réflexions sur le rapport du religieux à l’éducation. Toutefois, sa spécificité réside précisément dans sa radicalité. Écrire un plan d’ « éducation » et non d’ « instruction » nationale revêt un caractère politique notoire. Lepeletier entend soustraire pleinement l’enfant aux déterminations héritées de sa naissance, et en particulier celles du domaine religieux. Les Maisons d’éducation qu’il souhaite créer au sein d’anciennes propriétés nobles n’incluent pas de lieu de culte. Elles doivent permettre aux enfants d’êtres éduqués en dehors des influences exercées par les autorités religieuses afin de s’y rapporter ou non, à l’âge de douze ans, après un choix individuel éclairé.

« Je cherche une instruction générale pour tous, qui est la dette de la république envers tous ; en un mot, une éducation vraiment et universellement nationale »

Ce type de rapport singulier à la religion relève également d’une certaine conception héritée des Lumières, celle de la fameuse « Profession de foi du vicaire savoyard » de Jean-Jacques Rousseau au livre IV de L’Émile. Pour reprendre la dénomination de Kant, sur qui ce texte eut une influence déterminante : refuser l’hétéronomie (état de dépendance à l’égard d’une loi extérieure), pour accéder à l’autonomie nécessaire dans le domaine de la liberté morale. Cette exigence n’est pas qu’une preuve de sagesse philosophique, elle est un acte politique. Alors que Voltaire s’efforçait « d’écraser l’infâme » tout en prônant, dans le domaine politique, le contrôle du pouvoir par une élite éclairée, Rousseau fait naître en son esprit un système politique dans lequel les individus émancipés du dogmatisme religieux exerceraient, par leur existence sous forme de communauté politique, toute la souveraineté. D’une idée, Lepeletier entendait faire nation.

La morale républicaine de Jules Ferry et Ferdinand Buisson

La « grande fournaise » qu’était pour Hugo la Convention, accoucha pourtant d’une souris. Les différents plans élaborés pendant la Révolution ne purent bénéficier de financements, de structures et de personnel suffisants. En peu de temps, l’éducation, tout comme l’instruction, retournèrent dans le domaine privé. Avec la loi Falloux portant sur la « liberté de l’enseignement » du 15 mars 1850, les représentants du culte catholique sont invités à siéger au Conseil supérieur de l’instruction publique, plus haute instance consultative de l’instruction publique. Sans véritable contrôle de sa part, l’État permet aux congréganistes d’enseigner dans toutes les écoles de « l’enseignement libre » et instaure le retour d’une « éducation morale et religieuse » au sein des écoles publiques. Comme le soulignait, encore une fois, Hugo, pourtant élu du parti de l’Ordre, à la tribune de l’Assemblée le 15 janvier 1850, l’objectif recherché par cette loi est clair. Après avoir réprimé dans le sang les journées de juin 1848, il faut enseigner aux enfants la résignation et le respect des hiérarchies sociales et tuer dans l’œuf toute idée de révolte, mettre « un jésuite partout où il n’y a pas de gendarme »4.

C’est dans cet horizon que les lois de Jules Ferry doivent être considérées. Les lois de juin 1881 et mars 1882 doivent rompre avec celles de Falloux, remettre l’Église chez elle et l’État chez lui. Rendre l’enseignement primaire gratuit, instaurer l’obligation scolaire de 7 à 13 ans et supprimer l’enseignement religieux. Or un problème de poids fait ici son apparition : par quoi remplacer, dans une école laïque, l’enseignement de la morale qui prévalut pendant plusieurs décennies et instruisit de nombreuses générations ?

Un homme fut chargé d’y répondre par Jules Ferry : Ferdinand Buisson, philosophe et directeur de l’enseignement primaire. Dans son grand-œuvre, Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Buisson entend remplacer l’enseignement religieux de la morale par une pratique laïque de celle-ci. Aux articles « Laïcité » et « Morale civique (instruction) »5, ce républicain et protestant libéral dévoile la matrice de sa conception, la philosophie morale d’Emmanuel Kant. Le Dieu de l’éducation morale et religieuse de Falloux et du parti clérical se voit remplacé par l’impératif catégorique du philosophe d’outre-Rhin.

La morale républicaine alors proposée par L’instruction ministérielle, en tête des programmes d’éducation morale destinés aux écoles maternelles et primaires dès 1882, fut souvent raillée et qualifiée de « Décalogue sans Dieu », mais elle témoignait également d’un problème plus profond. Enseigner la morale consiste toujours à enseigner une morale, historiquement et socialement définie. Le seul moyen d’éviter de considérer que la morale alors présente dans la société était d’influence judéo-chrétienne revenait à enseigner les conditions a priori de formation du jugement moral. Enseigner une morale sans contenu doit alors se faire avant tout par la pratique, par l’exemple, celui de l’instituteur en l’occurrence, et une telle situation explique l’absence progressive de définition claire de ce qu’est la morale républicaine dans le cadre des programmes destinés aux instituteurs de la IIIe République.

Repenser le rapport de l’école au religieux

Mais enseigner une morale laïque, est-ce enseigner la laïcité, transmettre ses valeurs, son histoire et instituer l’enfant à la condition de citoyen ? Les différents débats, depuis le début du XXe siècle, autour du bien-fondé d’une instruction morale dans les programmes scolaires démontrent cette ambiguïté fondamentale. Enseigner la morale à l’école présente deux risques : détourner cet enseignement pour en faire un endoctrinement (pensons à « l’enseignement moral et patriotique » mis en place par le régime de Vichy) ; ou le reléguer à un catalogue de bonnes-manières (reproche qui aboutit, après 1968, à la suppression du cours d’instruction civique dans l’enseignement primaire).

La laïcité de l’enseignement ne doit pas être perçue comme un paravent permettant de masquer la présence du religieux dans la société, mais comme un outil pour que le futur citoyen puisse aborder la religion d’un regard éclairé et faisant place à la raison.

Comme l’indiquait déjà Louis Michel Lepeletier Saint Fargeau par son Plan, la laïcité ne peut être transmise que dans le cadre d’une éducation. La laïcité de l’enseignement ne doit pas être perçue comme un paravent permettant de masquer la présence du religieux dans la société, mais comme un outil pour que le futur citoyen puisse aborder la religion d’un regard éclairé et faisant place à la raison. Si l’instruction morale mais surtout civique est indispensable à la formation de futurs citoyens – comme en fit le constat Jean-Pierre Chevènement en 1985 lorsqu’il choisit de la réintroduire parmi les enseignements du primaire et du secondaire –, elle ne doit pas nous dispenser d’une transmission et d’une compréhension fine de ce que sont les religions dans nos sociétés, de leur histoire et de leur géographie.

Renouer avec l’héritage de Lepeletier Saint Fargeau, mais aussi avec celui des penseurs de la tradition humaniste ainsi que de celle des Lumières, consisterait alors à renforcer un enseignement laïque du « fait religieux ». Fait social autant qu’historique et anthropologique, il est, ainsi que le soulignait Régis Debray dans son rapport de 2002 sur « L’enseignement du fait religieux dans l’École laïque »6, indispensable de doter les jeunes générations des clés pour le comprendre et l’analyser dans toutes ses manifestations. Cette capacité ne doit pas insulter la foi des croyants, mais bien au contraire permettre leur respect. Elle doit aussi donner les moyens de comprendre le rapport spécifique qu’entretient notre régime républicain au religieux. Faire vivre la laïcité commence par transmettre son acte de naissance, de la première idée philosophique l’ayant permise aux combats politiques qui s’ensuivirent. Éduquer à la laïcité pour faire exister l’universalisme républicain, voici la leçon que nous offrait Lepeletier Saint-Fargeau il y a plus de deux siècles et dont la portée doit encore nous inspirer. « Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir… »7

1. Œuvres de Michel Lepeletier de Saint-Fargeau,… précédées de sa vie, par Félix Lepeletier, son frère, suivies de documents historiques relatifs à sa personne, à sa mort et à l’époque, Arnold Lacrosse Imprimeur-Libraire, Bruxelles, 1826.

2. Histoire socialiste de la France contemporaine 1789-1900, Tome IV : La Convention II (1793-1794-9 thermidor), « Les idées sociales de la Convention et le gouvernement révolutionnaire » p.1465-1490, Jules Rouff éditeur Paris 1901

3. Λαϊκός est, en grec ancien, un dérivé du substantif λαός désignant « le peuple » dans son ensemble. Par la suite, le latin laicus renvoie à la partie du peuple vivant dans le siècle, celle qui n’assure pas de fonction au sein d’une institution religieuse.

4. Hugo orateur (anthologie), Victor Hugo (dossier et notes réalisés par Myriam Roman), Folioplus classiques, Paris, 2015.

5. http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/

6. https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/024000544.pdf

7. « À qui la faute ? » Victor Hugo, 1872.

 Publié le 09/11/2020

Le syndicat lycéen chouchou de Blanquer dilapide l’argent du ministère

 

Par Antton Rouget (site mediapart.fr)

 

Une organisation lycéenne favorable à l’exécutif a reçu 65 000 euros de subventions du ministère en 2019, dont 40 000 pour un congrès qui n’a jamais eu lieu. À sa tête, on a plutôt dégainé la carte bleue pour des frais de bouche et d’hôtels. Alertée, la rue de Grenelle, loin de couper les vivres, a réservé au syndicat 30 000 euros supplémentaires pour 2020. Révélations.

Champagne ! Le syndicat Avenir Lycéen va bientôt fêter le premier anniversaire de son partenariat avec le ministère de l’éducation nationale de Jean-Michel Blanquer. Le 19 novembre 2019, cette petite association aux positions pro-gouvernementales, qui vivotait avec 138 euros en caisse, a vu atterrir sur son compte en banque la coquette somme de 65 000 euros en provenance du ministère.

En contrepartie, Avenir Lycéen devait mener des actions de sensibilisation sur plusieurs thématiques et organiser, surtout, son congrès fondateur, qui aurait dû concentrer les deux tiers de la subvention (40 056 euros), selon la convention d’objectifs signée avec le ministère. Sauf que le fameux congrès n’a jamais eu lieu.

Par contre, une bonne partie de l’enveloppe publique a été engloutie en frais de bouche, déplacements et autres dépenses dans des bars (alcool compris) et hôtels de luxe, sans que le ministère, tenu de contrôler les états financiers de l’association, n’y trouve à redire malgré plusieurs alertes orales et écrites. Les documents consultés par Mediapart font aussi état d’importants retraits en liquide, à des horaires parfois tardifs, qui n’ont fait tiquer personne.

Sollicité, le ministère explique qu’il n’opère pas un contrôle détaillé des dépenses des associations, mais qu’il s’assure que « de manière globale, les actions subventionnées sont effectivement réalisées » – ce qu’il indique avoir fait, même si le congrès subventionné n’a jamais été organisé.

Après avoir reçu des alertes sur la nature des dépenses, le ministère explique que l’association a été « sensibilisée au bon usage d’une subvention publique ». Sans autre forme de conséquence, puisque le syndicat vient de recevoir pour cette année scolaire une nouvelle subvention de 30 000 euros, qui correspond à ce qu’elle avait demandé.

Officiellement « apolitique », le syndicat, créé en 2018, est composé d’une trentaine de membres actifs, dont plusieurs sont également adhérents aux Jeunes avec Macron. Sur ses réseaux sociaux, l’organisation relaie régulièrement la communication du gouvernement. D’autres syndicats lycéens, opposés aux orientations politiques de Jean-Michel Blanquer, ont vu, eux, leurs demandes de subvention largement revues à la baisse, voire rejetées, par le ministère ces deux dernières années.

Chez Avenir Lycéen (AL), les recherches de Mediapart ont provoqué la panique : interrogés, ses dirigeants fournissent des explications contradictoires et se renvoient la balle.

En théorie, dans l’association, toute dépense devrait être « préalablement étudiée par la trésorerie et la présidence » avant d’être engagée, comme le prévoient explicitement ses statuts. Mais cette règle n’a, de toute évidence, pas été respectée.

Avenir Lycéen dispose d’un compte bancaire à la BNP, alimenté par la subvention ministérielle, qui représente la quasi-totalité de ses recettes aux côtés des quelques cotisations à 5 euros par an. Une carte bleue est rattachée à ce compte, et elle semble se balader de main en main. En tout cas, plusieurs présidents successifs disent n’avoir pas eu accès aux comptes, ce qui laisse une liberté d’action totale au(x) titulaire(s) de la carte.

« Je n’ai jamais validé aucune dépense puisque je n’ai jamais été informé de ces dépenses par qui que ce soit », indique ainsi Martin* (plusieurs membres d’AL étant mineurs, nous avons décidé d’anonymiser toutes les identités – lire notre Boîte noire), éphémère président du syndicat à l’été 2020. Ce lycéen a démissionné de ses fonctions le 27 juin 2020, six jours seulement après son arrivée à la tête de l’association. Une courte période pendant laquelle la carte bleue de la structure n’a cessé de chauffer.

Pour la seule journée du lundi 22 juin, 432 euros sont dépensés dans un Apple Store, et 99,70 euros dans deux restaurants lyonnais. Le lendemain, 75,50 euros sont débités dans un restaurant à Paris. Dans la nuit, à une heure du matin, un retrait de 100 euros est effectué dans le VIIe arrondissement.

L’ancienne présidente d’Avenir Lycéen avec Jean-Michel Blanquer. © DR

Le lendemain, le titulaire de la carte règle 276,52 euros à l’hôtel Madrigal à côté de la gare Montparnasse – un « havre de paix au cœur de Paris XVe » visiblement du goût du syndicat puisqu’il fait l’objet de nombreuses dépenses. Deux jours plus tard, 222 euros sont d’ailleurs débités à la même adresse. Entre-temps, la carte était repartie du côté de Lyon pour un petit achat (44,99 euros) à la Fnac.

« Je ne sais pas à quoi correspondent ces dépenses, je suis tout comme vous dans l’interrogation », s’étonne Martin auprès de Mediapart, expliquant que « durant [son] mandat, le titulaire de la carte bancaire était le trésorier ». Le président dit qu’il ne s’est jamais rendu à Lyon ni à Paris pour ses activités syndicales, et était dans la Somme « avec des amis et des professeurs » quand la facture de l’hôtel Madrigal a été réglée le 24 juin.

Son successeur à la tête du syndicat dispose également d’un sérieux alibi pour prouver qu’il n’est pas l’auteur de plusieurs dépenses douteuses. Président d’Avenir Lycéen du 27 juin au 28 août, Nicolas* a transmis à Mediapart des photos montrant qu’il était avec sa mère en vacances en Loire-Atlantique fin juillet, au moment où le syndicat dépensait 174 euros dans deux brasseries chics de Bordeaux, puis 74,05 euros dans un hôtel du centre-ville.

Ces paiements correspondent au déplacement en Gironde du trésorier et d’un coordinateur du syndicat, originaires du nord de la France et de Lyon, pour rendre visite à Élodie*, l’ancienne présidente d’Avenir Lycéen, qui est toujours membre du Conseil supérieur de l’éducation, un organe consultatif du ministère. Selon elle, le séjour a permis de « travaill[er] sur des propositions qui concernaient la rentrée scolaire », qui avait lieu trois mois plus tard.

Un échange téléphonique ou une réunion par visio n’était visiblement pas possible. « Nous cherchions sur place différents espaces pouvant accueillir un nombre important de lycéens en prévision d’un évènement auquel nous avons finalement dû renoncer à cause du contexte sanitaire », ajoute Élodie à Mediapart, sans donner plus de détails.

Nicolas, le président à cette époque, indique qu’il n’a pas été consulté pour ces dépenses, et les a encore moins autorisées. Idem pour ces 236 euros dépensés dans le restaurant gastronomique de Christian Têtedoie, à Lyon, le 16 juillet 2020. C’est Quentin*, le trésorier du syndicat depuis 2019, qui a effectué cette dépense, ainsi qu’il le reconnaît auprès de Mediapart, expliquant que ce dîner dans ce restaurant étoilé au guide Michelin correspond à une réunion avec des « partenaires » du syndicat. Des « partenaires » dont il ne veut pas donner le nom pour des raisons de « confidentialité », ajoute-t-il.

Le même jour, le syndicat a aussi dépensé 150 euros à l’hôtel Intercontinental de Lyon (cinq étoiles). Le lendemain, 426,47 euros sont débités dans le même hôtel, ainsi que 128,05 euros à la brasserie Georges, restaurant à côté de la gare de Lyon-Perrache qui a nourri nombre de célébrités (Lamartine, Verlaine, Jules Verne, Zola ou Rodin) depuis 1836.

Selon des images diffusées sur Instagram par l'un des convives, le déjeuner a rassemblé trois membres du syndicat, dont son trésorier, en compagnie de leur ancienne présidente. Il avait pour objectif d’« échanger sur divers projets, notamment liés à la transition écologique », justifie Élodie.

Les jours suivants, le compte du syndicat a continué à se vider à un rythme effréné. En dix jours, entre le 15 juillet et le 25 juillet, l’équivalent de 1 600 euros sont retirés, parfois en soirée, dans des distributeurs à Lyon, Lens et Paris.

À la même période, un iPad, un iMac et un vidéoprojecteur sont aussi achetés, neufs, pour 8 411,93 euros dans un magasin spécialisé à Lyon. L’iMac et le vidéoprojecteur sont depuis chez Franck, cofondateur du syndicat qui n’a aucune fonction exécutive dans la structure. Il est seulement membre du « comité de veille » d’Avenir Lycéen, un organe consultatif garant du bon fonctionnement de l’association.

« On m’a confié la garde du matériel », explique-t-il, justifiant d’avoir été choisi pour son ancienneté dans la structure. Franck précise qu’il utilise occasionnellement l’ordinateur « pour l’administration de l’association » et pour réaliser « en partie » les infographies du syndicat. L’iMac lui sert aussi pour les activités d’une autre structure qu’il souhaite lancer avec des camarades d’AL : « Avenir Éducation », un think tank pour « penser l’école de demain », que Jean-Michel Blanquer a publiquement promu sur les réseaux sociaux.

Selon Franck, ces transferts de matériels auraient fait l’objet de conventions de mise à disposition – que l’intéressé n’a pas pu nous montrer. « Je n’ai rien signé », s’étonne Nicolas, le président de l’époque.

Son successeur Thierry*, qui préside Avenir Lycéen depuis la fin du mois d’août, ne semble pas plus au courant : « Je n’ai jamais donné mon accord pour que [Franck] garde cet iMac, je n’étais pas informé qu’un tel appareil avais été acquis par Avenir Lycéen lors de la précédente mandature. Je n’ai donc bien sûr jamais signé de tel contrat [de mise à disposition – ndlr] et, s’il en existe un, je ne l’ai jamais vu et donc jamais approuvé », répond-il à Mediapart.

Moins d’argent pour financer les autres syndicats

Avec tous ces frais engagés en pleines vacances scolaires, l’argent de la subvention ministérielle s’est évaporée à la vitesse grand V : de 40 829 euros au 1er juillet, les réserves de l’association sont tombées à 21 965 euros à la fin du même mois. Toutes ces dépenses n’avaient pourtant « aucun lien » avec la convention d’objectifs signée avec le ministère, estime Nicolas.

« Je n’ai eu à ordonner et valider que très peu de dépenses, celles engagées pour la tenue de l’assemblée générale en présentiel le 24 juillet 2020 », ajoute celui qui présidait alors le syndicat. Soit seulement 76 euros de frais de bouche et 98,28 euros pour l’hébergement à Paris. Pour tout le reste, « aucune validation de ma part n’a été effectuée, même orale », insiste l’ancien responsable, en réponse à nos questions.

Comme son prédécesseur, il explique que c’est Quentin, le trésorier de la structure, qui possédait la carte et l’accès au compte. Interrogé, celui-ci nous a indiqué par téléphone que toutes les dépenses avaient été « validées ».

Alors qu’il nous avait demandé un délai supplémentaire pour justifier par écrit de nombreuses dépenses, en prétextant un manque de temps en raison de ses cours, le trésorier a voulu diffuser un communiqué au nom du syndicat, vendredi, pour prendre les devants avant la publication de notre article. « Je vous demande par solidarité de relayer en masse », a-t-il écrit, sur une boucle Telegram du syndicat, avant de renoncer face aux interrogations et protestations internes.

Selon Franck, le fameux congrès subventionné n’a jamais eu lieu parce qu’« on a d’abord eu du mal à trouver une salle à Lyon » pour l’organiser. Le budget prévisionnel adressé par Avenir Lycéen au ministère pour l’obtention de sa subvention prévoyait pourtant que 12 000 euros soient dédiés aux seuls frais de « location » pour l’événement. « On voulait faire le congrès dans un musée », ajoute Franck. L’événement aurait ensuite été « reporté », « jusqu’au retour d’une situation sanitaire compatible avec un événement important », selon l’ancienne présidente Gaëlle.

Depuis, l’enveloppe allouée par le ministère a été dépensée pour des « déplacements et rencontres en région afin de pallier les reports successifs et de répondre à la demande de rencontres et d’échanges de la part de nos adhérents et de nos partenaires », justifie-t-elle.

Le contrat avec le ministère précise pourtant qu’en cas « d’inexécution, de modification substantielle ou de retard dans la mise en œuvre de la convention », l’association est tenue d’en informer le ministère « sans délai » par lettre recommandée avec accusé de réception. Ce que le syndicat n’a pas fait.

Que des lycéens dérapent en ayant accès à un compte très bien fourni par de l’argent public est une chose. La réaction du ministère en est une autre.

Car, pour sa part, le ministère est aussi tenu de contrôler que les actions qu’il finance soient bien réalisées. La convention oblige ainsi l’association à fournir un « compte rendu financier », ses « états financiers », et son « rapport d’activité » avant le 30 juin. La subvention, ordonnée par le ministre en personne, n’est considérée comme « acquise » qu’après le respect par l’association de cette obligation. En cas de doute, un « contrôle » peut aussi être réalisé par le ministère pendant l’exécution de la convention, précise le document signé avec Avenir Lycéen.

« L’association a bien notifié l’ensemble des éléments requis (compte rendu financier, rapport d’activité, etc.) », confirme le ministère à Mediapart. Comment, dans ce contexte, les organes de contrôle n’ont-ils pas pu tiquer sur les 40 056 euros spécifiquement versés au titre du congrès et qui ont été pour partie dépensés pour des hôtels de luxe ou un restaurant étoilé ?

Le ministère esquive, en expliquant seulement que « les subventions demandées au titre des déplacements, s’agissant d’une association nationale, l’ont été pour des restaurants et des hôtels correspondant aux déplacements de l’équipe de direction d’Avenir Lycéen afin d’assister à des événements organisés par les représentants départementaux et régionaux de l’association ». Ce qui n’a, en l’espèce, pas toujours été le cas. « Il n’y a eu aucun laxisme du ministère dans le contrôle financier de cette association comme pour les autres », insiste le ministère, pourtant si soucieux d’exemplarité dès lors qu’il s’agit des professeurs.

Plusieurs alertes sont pourtant remontées, en pleine flambée de dépenses cet été, jusqu’au délégué national à la vie lycéenne (DNVL) du ministère, Christophe Brunelle.

Nommé en 2018 par Jean-Michel Blanquer, ce dernier présente un profil très politique : après avoir soutenu Alain Juppé à la primaire de la droite en 2016, il a fondé le groupe « Les profs en marche » pour soutenir la candidature d’Emmanuel Macron à la présidentielle. En 2017, il rejoint l’équipe parlementaire d’une députée LREM (aujourd’hui entrée en dissidence) avant d’être promu DNVL par Jean-Michel Blanquer.

Sur les réseaux sociaux, le DNVL affichait ouvertement, en septembre encore, sa sympathie envers Avenir Lycéen en relayant ses contenus. Christophe Brunelle entretient une bonne relation avec plusieurs dirigeants du syndicat, qui partagent les mêmes engagements politiques que lui. Le syndicat « apolitique » présente en effet la particularité d’être dirigé par plusieurs lycéens qui sont aussi engagés chez les Jeunes avec Macron (Jam).

Cette situation crée parfois de curieuses interférences. Sur la boucle Telegram rassemblant les adhérents d’Avenir Lycéen (108 membres, dont une trentaine actifs), l’ancienne présidente Gaëlle, toujours très présente dans la vie du syndicat, a ainsi invité les jeunes, ce vendredi 6 novembre, à partager la dernière communication de Jean-Michel Blanquer sur l’évolution du protocole sanitaire dans les lycées.

À l’inverse, le ministre, qui a reçu des responsables du syndicat cet été (voir la photo ici), n’a pas hésité à relayer les messages du futur think tank « Avenir Éducation » sur les réseaux sociaux, alors même que le mouvement n’est encore qu’un projet, de l’aveu même de ses fondateurs.

Cette proximité politique a-t-elle joué dans le traitement du syndicat ? Interrogé par Mediapart, le délégué national à la vie lycéenne n’a pas répondu à nos questions, après avoir sollicité un délai de réponse que nous lui avions accordé (lire notre Boîte noire).

« Christophe Brunelle m’a assuré que le ministère ne pouvait contrôler les dépenses des associations subventionnées », explique pour sa part Nicolas, l’ancien président, qui s’étonne : « Après relecture de la convention avec ce dernier, je me suis rendu compte que les propos de M. Brunelle étaient très différents de ce qui était marqué noir sur blanc. »

« La direction de l’association a été sensibilisée par le DNVL au bon usage d’une subvention publique et à la nécessité d’être en mesure de justifier, à tout moment, de la réalité d’une dépense et de son lien avec l’activité subventionnée », ajoute le ministère, qui n’a réclamé aucun changement de gouvernance à la tête du syndicat.

Visiblement, cette action de « sensibilisation » a été bien peu efficace : au téléphone, le trésorier d’Avenir Lycéen a indiqué à Mediapart, jeudi 5 novembre, que si la subvention avait été largement consommée pour des dépenses n’ayant rien à voir avec l’objet de la convention, c’était parce que « nous n’avons pas le droit aux bénéfices au sein de l’association donc nous avons préféré répartir cette somme dans différentes délégations ou coordinations ». Le jeune trésorier confond ici l’interdiction pour une association type loi 1901 de partager des bénéfices entre ses membres, qui n’empêche en revanche pas une association de dégager des excédents et constituer des réserves.

Les alertes sur le train de vie du syndicat n’ont eu aucune autre conséquence. Pour cette nouvelle année, Avenir Lycéen a même reçu une nouvelle subvention de 30 000 euros. « Étant donné que toutes les dépenses n’avaient pas été engagées sur 2019, le montant de la subvention a été diminué de plus de 50 % entre 2019 (65 000 €) et 2020 (30 000 €) », explique seulement le ministère, en insistant sur le fait que les demandes de subvention ont été examinées par le « bureau de l’éducation artistique, culturelle, et sportive », puis approuvées par le contrôleur budgétaire et comptable ministériel.

Le montant de 30 000 euros correspond exactement à la demande formulée par Avenir Lycéen. Ce qui ne manque pas de révéler une inégalité de traitement avec d’autres organisations lycéennes.

En 2018, le Mouvement national lycéen (MNL, ex-UNL-SD), arrivé en seconde position derrière Avenir Lycéen aux élections du Conseil supérieur de l’éducation cette année-là, avait perçu 10 000 euros dans le cadre d’une convention d’objectifs.

Depuis, c’est la disette. En 2019, « nous n’avons pas eu de réponse à la suite de notre sollicitation », explique-t-on dans ce syndicat de gauche. Pour l’année de 2020, le ministère a expliqué, cet été, qu’il n’a pas été « possible de donner suite » à la demande du syndicat.

« En effet, le montant global alloué aux subventions ne permet pas d’apporter une aide à tous les projets qui nous sont soumis, quelle que soit par ailleurs leur qualité », s’est excusé le ministère, dans un courrier daté du 24 juillet 2020, en pleine folie dépensière d’Avenir Lycéen (lire le courrier ci-joint).

Même tendance à l’Union nationale lycéenne (UNL), autre syndicat lycéen de gauche qui compte 35 fédérations et 25 années d’existence. De 80 000 euros en 2018, sa subvention est tombée 40 000 euros en 2019, puis 20 000 euros pour cette année. « On avait demandé un maintien à 80 000 euros, en justifiant de tout un tas d’actions autour de la lutte contre les discriminations ou les inégalités », déplore-t-on à l’UNL.

Le syndicat estime que cette baisse des financements a rendu son « fonctionnement très précaire », et ce même s’il vit chichement. « Quand on réunit les dirigeants, on cherche des hébergements chez des militants. Chacun met aussi 2 euros dans un pot commun pour acheter la nourriture », indique le syndicat.

« En ce moment, on ne dépense presque rien, c’est du bricolage, on est en grande difficulté financière, c’est difficile de mener des projets », ajoute le MNL, où l’on reconnaît que le financement ministériel est indispensable : « Les organisations lycéennes ont naturellement très peu de cotisations. Nous sommes sous perfusion du ministère. » Certains plus que d’autres.

 Publié le 25/10/2020

Revalorisation des enseignants : le marché de dupes du Grenelle

 

Olivier Chartrain (site humanite.fr)

 

Pour mieux transformer le métier d’enseignant, en échange d’une revalorisation aux contours toujours flous, Jean-Michel Blanquer n’hésite pas à mettre sur la table la mort de Samuel Paty.

Pour le commandant d’un navire, maintenir le cap dans la tempête est généralement reconnu comme une qualité. Sauf si cette obstination conduit à faire passer la moitié de l’équipage par-dessus bord. C’est bien une tempête qu’affronte l’éducation nationale en ce moment, entre l’épidémie de Covid-19, qui la met toujours à rude épreuve, et l’assassinat sauvage de Samuel Paty. Du coup, on peut se demander si la volonté de Jean-Michel Blanquer de maintenir le calendrier de son Grenelle de l’éducation, dont le coup d’envoi a été donné le 22 octobre au Conseil économique, social et environnemental (Cese), relève du courage salutaire ou de l’obstination insensée.

Cet énième Grenelle thématique

Rembobinons. Décembre 2019 : la colère gronde en France contre la réforme des retraites. Les agents de l’éducation nationale découvrent, fort en colère, qu’ils sont parmi ceux qui ont le plus à y perdre. La lumière jaillit alors Rue de Grenelle : pour compenser les pertes de revenu indéniables dues à la réforme, on promet une grande revalorisation des salaires des enseignants, dont le gel du point d’indice depuis dix ans a fait sombrer le pouvoir d’achat.

Mais, dès cette époque et avant même l’annonce, au printemps dernier, de ce énième Grenelle thématique, la revalorisation promise est mise en balance avec une évolution profonde du métier et du statut des enseignants. Il s’agit, promet le ministre de l’Éducation, dès décembre 2019, de « mettre à plat tout ce qui est fait par les professeurs ». Temps de travail, formation, gestion des carrières, mobilité, tâches… au Cese, le ministre a précisé d’entrée que « tout ne se résume pas à la revalorisation ».

Des propositions de primes qui ne satisfont pas les syndicats

Il a donc défini trois « piliers » pour le Grenelle : la reconnaissance, la coopération et l’ouverture. Chacun donnera lieu à des ateliers thématiques, chapeautés soit par des « people », comme l’ancien rugbyman Pascal Papé ou l’écrivain Daniel Pennac (qui a eu l’honnêteté de se déclarer « incompétent »… tout en acceptant la tâche), soit par des universitaires et des cadres de la Rue de Grenelle proches du ministre.

Au chapitre de l’« ouverture », Jean-Michel Blanquer regroupe des enjeux comme le développement du numérique, « l’autonomie des acteurs de terrain », les « expérimentations », « les opportunités de carrière », avec un encouragement à la mobilité « à l’intérieur du secteur public, mais aussi entre le secteur public et le secteur privé ». Comme le recrutement de managers venus du privé et d’ores et déjà aux postes de direction a été facilité, on voit quel peut être le cap…

Avec le pilier de la « coopération », le ministre tresse les louanges de la collégialité, de « l’esprit d’équipe » et la nécessité de « créer des collectifs de travail ». Alors qu’il s’attelle à les faire exploser quand ils existent et fonctionnent, par exemple en voulant donner aux directeurs d’école un pouvoir hiérarchique sur leurs pairs, ou avec sa réforme du lycée, qui a rendu impossible le travail des équipes pédagogiques, attachées à des groupes de classes qui n’existent plus.

Une manière peu subtile

C’est évidemment au chapitre de la « reconnaissance » que l’on retrouve cette fameuse revalorisation. Le ministre a évoqué une programmation pluriannuelle, mais a surtout redonné le chiffre de 400 millions pour 2021. Mi-octobre, il avait transmis aux syndicats des propositions reposant uniquement sur des primes, visant en particulier les débuts de carrière – et en aucun cas concernant l’ensemble de la profession. Ce qui ne satisfait évidemment pas les syndicats, à commencer par le premier d’entre eux, la FSU. Les ateliers se dérouleront jusqu’en décembre, la conférence de clôture, en février 2021.

« Ce qui vient de se passer nous oblige », a énoncé Jean-Michel Blanquer, en référence à l’attentat de Conflans, « sinon, nous donnerions raison à ceux qui veulent abattre notre République ». Une manière peu subtile de mettre la pression sur tous ceux qui ne donneraient pas leur assentiment aux transformations qu’il appelle de ses vœux, les faisant basculer sans appel dans le camp des ennemis de la République. Rien de moins. C’est ainsi que le capitaine entend maintenir le cap qu’il s’est fixé, au risque de jeter sur les récifs le navire tout entier.

Publié le 19/10/2020

« Infâme » a dit Voltaire pour désigner les superstitions et fanatismes conduisant aux pires dévoiements du sentiment religieux

Déclaration de guerre à l’École laïque

 

Guy CHAPOUILLIE (site legrandsoir.info)

 

Je suis sur l’autoroute en direction de Toulouse, sur le retour d’Agen où je viens de passer une journée soutenue auprès de ma mère qui a 101 ans bien pesés. Je me sens apaisé, tout va bien, mais j’ai besoin de radio, d’une radio qui parle, car la musique à la radio ne manque jamais de me faire penser à la réflexion de mon père « s’il y a de la musique, c’est que c’est jour de grève ». France-Info me foudroie. Décapitation .

.. enseignant tué dans la rue à deux pas de son collège ... il faisait cours sur la liberté d’expression avec l’exemple des caricatures de Mahomet ... La parole radiophonique vole en éclats et je suis tétanisé.

Un enseignant qui enseigne avec courage la nécessité de la liberté d’expression sans laquelle notre République est morte, est un enseignant qui honore l’école. Je pense alors à ce que la liberté coûte de vies dans le monde et au combat qu’il ne faut jamais abandonner. La mise à mort de Samuel Paty par décapitation est une déclaration de guerre à l’École laïque, là où j’ai fait mes plus belles récoltes, là où j’ai appris à regarder autrement les autres, là où j’ai découvert la diversité de mon village, du monde quoi. Au volant de ma voiture, je regarde la route où défilent en parallèle le ruban jaune des voitures qui me font face et le ruban rouge de celles qui me devancent. J’ai les larmes aux yeux et je me demande si leurs passagers écoutent la même chose que ce qui me laisse sans force, en marge de la rage. Au secours les mots, oui au secours, je ne sais pas nommer cet acte, ni ma douleur, ni l’impression d’être désarmé.

Étrangeté du jour, le matin même, sur l’autoroute, dans l’autre sens, j’écoutais France-Culture qui diffusait une émission passionnante sur la tolérance et l’intolérance, où la pensée de Voltaire était le centre de gravité. La convergence des propos se faisait sur le fanatique qui n’a pas de limites dans les actes qu’il entreprend pour faire triompher sa croyance et sur le fanatique qui peut sacrifier sa vie, mais qui sacrifie le plus souvent celle des autres. Cependant, un mot jaillit qui nommait bien la chose, c’est « infâme » qui aurait été employé comme substantif dans la correspondance de Voltaire pour désigner un ensemble de superstitions et de fanatismes pouvant conduire aux pires dévoiements du sentiment religieux. Ce mot me revient comme un retour lumineux qui mesure toute la charge de cette décapitation. Mais au moment où ce mot libère ma pensée, un journaliste de France-Info se pisse dessus avec une interrogation qui le déshonore. Il ose se demander à l’antenne si cet enseignant est légitime pour parler des caricatures de Mahomet aux élèves ; il ose cette impudence, avant même d’avoir tous les éléments nécessaires à l’analyse que seule une enquête fournira, mais qui prendra du temps. Malheureusement ce réflexe est fréquent parmi les journalistes et l’autocensure use notre liberté que la radio publique a pourtant le devoir de défendre contre vents et marées. La victime serait ainsi suspecte ? Ce qui laisse supposer que cette histoire des caricatures pose encore des problèmes à certains.

A ce porte-voix de la mièvrerie, je dirai que seules les règles de notre République donnent à tout citoyen la légitimité de la liberté d’expression et que, même le blasphème est autorisé. Tuer ne l’est pas.

Tuer cet enseignant soucieux de transmettre l’héritage de l’esprit républicain, celui de la liberté critique, celui des confrontations où tout est mis en œuvre pour convaincre et non pas vaincre à tout prix, est un crime qui me vise et vise à mettre le Coran au-dessus des lois de la République. J’attends des Français musulmans dits modérés qu’ils me disent ce qu’ils en pensent, haut et fort.

Car il semble qu’il y ait une chaîne d’infamie qui relie le père d’une des élèves, absente ce jour-là de l’école, celui qui parle de «  ce voyou qui enseigne l’Histoire » dans une vidéo vue des milliers de fois, à l’assassin qui, habitant à cent kilomètres de là, n’a pu trouver son chemin et sa cible tout seul.
Alors, contre l’obscurantisme, notamment religieux, contre les fanatiques qui soutiennent leur folie par le meurtre, il me semble utile de ne pas oublier l’expression qui reste jusqu’à aujourd’hui indéfectiblement attachée à Voltaire : il faut « écraser l’infâme ».

 

Guy Chapouillié

Publié le 30/09/2020

Un an après le suicide de Christine Renon, directrice d’école, «rien n’a changé»

 

Par Faïza Zerouala (site mediapart.fr)

 

Il y a un an, la directrice de l’école Méhul, à Pantin, mettait fin à ses jours, épuisée par le poids de ses tâches administratives lourdes. Une marche revendicative à sa mémoire a été organisée ce samedi après-midi et a réuni 500 personnes.

Dans la foule, une femme a choisi d’extraire une citation de la lettre posthume de Christine Renon pour illustrer sa pancarte. On peut y lire : « Je ne pensais pas que ce travail que j’ai tant aimé pourrait m’amener à ça. » La partie « ce travail que j’ai tant aimé » est écrit en orange pour se démarquer. Cinq cents personnes ont défilé dans les rues de Pantin en Seine-Saint-Denis, où exerçait l’enseignante dans une ambiance solennelle et bon enfant. Le service d’ordre gère la circulation. Un peu partout dans le cortège, des petits brandissent des pancartes, des manifestants, dûment masqués, marchent à vélo ou poussette à la main.

Il y a un an, Christine Renon, directrice de l’école Méhul à Pantin en Seine-Saint-Denis, se donnait la mort dans l’atrium de l’établissement. Avant son suicide, elle a laissé une trentaine de lettres, envoyées à son syndicat et à tous les directeurs d’école de la ville, dans lesquelles elle décrivait son quotidien. Elle dénonçait le stress, la fatigue face à des réformes incessantes et contradictoires, des missions chronophages, des difficultés à gérer les relations avec les parents et un manque de moyens endémique. Elle avait signé ses missives par un éloquent « Une directrice épuisée ».

Ce suicide, que la directrice a transformé en geste politique, a créé une onde de choc dans la ville, dans la communauté éducative et au-delà. Ceux qui la connaissaient rapportent que Christine Renon était une femme impliquée dans son métier, et solide, mais qu’une série de problèmes l’ont affaiblie.

Très vite, les directeurs et directrices d’école ont raconté la difficulté de leur métier, sans moyens ni aide administrative. Un an plus tard, en Seine-Saint-Denis, « rien n’a changé », dénonce Sabine Duran, directrice de l’école Joséphine-Baker à Pantin. Au contraire. Le Covid, le confinement et les protocoles sanitaires changeants sont passés par là. Les directeurs et directrices sont plus que jamais sollicités et tiraillés entre le ministère, les parents et les municipalités.

Après un temps de déni, l’administration de l’Éducation nationale a reconnu « l’imputabilité au service » dans ce suicide. Entre 2018 et 2019, 58 agents de l’Éducation nationale ont mis fin à leurs jours.

Un rapport de l’inspection générale publié début janvier avait admis que toute une série de dysfonctionnements à Pantin avait pesé sur Christine Renon. Mais depuis, aucune des promesses d’amélioration n’a été tenue.

Après une interruption due à la crise sanitaire, le ministère de l’éducation nationale a relancé les quatre groupes de travail consacrés aux améliorations des conditions de travail des directeurs d’école.

Fin juin, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi créant un statut de directeur d’école et sera prochainement présentée devant le Sénat. Mais pour beaucoup cette réponse législative tombe à côté. Ils réclament surtout des moyens et une aide administrative. Le ministère a envoyé 10 000 jeunes en service civique pour venir soulager les directeurs sur leur tâches administratives. Les étudiants en pré-professionnalisation qui se destinent au métier de professeur sont également censés pouvoir apporter une aide. En première ligne durant la crise du Covid, les directeurs devraient percevoir, d’ici la fin de l’année, une prime de 450 euros comme l’a promis Jean-Michel Blanquer.

Dans l’intervalle, à Pantin, le Collectif Christine Renon, à l’initiative de la marche, s’est créé pour réfléchir et œuvrer à l’amélioration des conditions d’éducation des jeunes Pantinois.

Aurélie, parent d’élèves à l’école Méhul, et mère de deux enfants, une fille de huit ans et un fils de cinq ans, raconte que cette année scolaire a été une « année blanche ». Le suicide de Christine Renon a été difficile à vivre pour elle et son fils. « Il était à Méhul et connaissait bien Christine. Elle a été sa première maîtresse de maternelle. Mon fils est sourd mais elle avait fait le choix de s’en occuper elle-même. Je l’aimais déjà beaucoup avant, mais le fait qu’elle s’occupe de mon fils nous a bien rapprochées. Elle n’avait jamais eu d’enfants sourds dans sa classe, c’était nouveau. Mais on était dans le même bateau, on tâtonnait toutes les deux. Elle avait beaucoup d’humour, tout paraissait facile avec elle, alors que c’était sûrement le contraire. » Avant son décès, elle se souvient avoir trouvé la directrice très fatiguée et « préoccupée ».

Aurélie ne s’était jamais engagée dans des associations ou mouvements. Elle a décidé de s’impliquer dans le Collectif Christine Renon, créé juste après le décès de la directrice d’école, qui a provoqué un « électrochoc » chez elle. « On était profondément tristes alors, quand on est revenus à l’école, on a créé cette communauté. Avant ce suicide, je n’étais pas aussi proche des autres parents, des animateurs et de tous les gens qui l’entouraient. » Dans ce collectif, rapportent les membres, les luttes globales n’opposent pas les uns aux autres. Et chacun, en fonction de son statut, y apporte un regard différent.

Ces derniers mois, Aurélie considère que le ministère les a « abandonnés » à leur sort. Si le collectif a obtenu gain de cause sur le maintien de la semaine de quatre jours, pour le reste peu d’améliorations, rapporte Aurélie. « Il n’y a pas de moyens, pas de psychologue ou de médecin scolaire, donc nous sommes une vigie. En tant que parents d’élèves en Seine-Saint-Denis, on est obligés d’être à l’affût. »

De son côté, Jonathan, enseignant en histoire au collège Joliot-Curie, est présent ce jour pour témoigner de sa colère. « Il y a un an on hurlait “la galère à l’école y en a ras-le-bol” et rien n’a changé. Le monde d’après, c’est le monde d’avant en pire, alors on se bat, même si on n’est pas nombreux. » Dans son établissement, il raconte que la crise sanitaire est un révélateur du dénuement de l’école publique. Il est par exemple impossible de respecter les gestes barrières. Prévu pour accueillir 450 élèves, son collège scolarise plus de 600 élèves. Et la pression démographique ne faiblit pas.

Impossible pour eux de ne pas se croiser dans les étroits couloirs ou de se laver les mains régulièrement avec seulement deux points d’eau. Il n’y pas assez de personnels surveillants pour vérifier que les élèves portent correctement leurs masques. Jonathan aurait aimé des classes dédoublées pour pouvoir prendre en charge les élèves de 13 ans qui ont perdu, lors du confinement, toutes leurs compétences de lecture. Alors lui et ses collègues n’attendent plus rien de l’institution, « le plan de relance de 100 milliards d’euros ne concerne pas l’éducation ». Ils se mobilisent au besoin avec les parents. Il y a deux ans, après des violences dans l’établissement, ils ont exercé leur droit de retrait. « On n’oublie pas ce que Christine Renon a dénoncé, c’est plus que jamais d’actualité. »

«Les belles paroles qui ont suivi le geste de Christine n’ont pas été suivies de faits»

Juliette, parent d’élève d’un enfant scolarisé à Méhul, a tenu à être présente car ce drame lui a permis, dit-elle, d’avoir encore plus conscience des difficultés auxquelles font face les enseignants du département. « Ils devraient être mieux traités, mieux payés, mieux reconnus. Des enseignants qui vont bien, c’est mieux pour nos enfants. »

Le député Insoumis Bastien Lachaud, de la circonscription, a fait le déplacement. Il déplore lui aussi que les pouvoirs publics n’aient pas pris la mesure de ce suicide et de la situation plus large du département. « En Italie et en Espagne, on a recruté des enseignants pour faire face à la situation sanitaire, ici, on ferme trois classes. L’éducation est vue comme une charge. » L’élu juge les réponses de l’exécutif comme insuffisantes. Le statut ? « À côté de la plaque. » La prime ? « De l’aumône. »

Dans la cour de l’école Méhul – où un arbre a été planté en mémoire de Christine Renon en début de semaine, le point d’orgue de la marche –, des prises de parole ont eu lieu. Les représentants du SNUipp-93 expliquent que « la solitude de la mission de direction d’école a atteint son paroxysme dans le contexte de crise sanitaire » et réclament « du temps, des moyens humains, de la liberté, de la confiance, de la formation et une véritable revalorisation sans condition… » Le collectif Christine Renon entend faire en sorte que « les mots de Christine soient entendus, que son geste ne soit pas vain ».

Ces souhaits résonnent particulièrement pour Mohamed, enseignant de mathématiques en disponibilité. Professeur dans un lycée de Saint-Denis, il a dit stop. Les conditions de travail toujours plus précaires et les réformes du lycée et du baccalauréat l’ont poussé à bout et l’ont « écœuré du métier ». Pour s’éviter un burn-out, il est parti.

De son côté, Sabine Duran insiste : cette marche est « commémorative » mais aussi « revendicative ». Les directeurs d’école de Pantin échangent et se soutiennent sur un groupe WhatsApp. La Seine-Saint-Denis, qui cumule les difficultés, est aussi le département qui compte la plus forte proportion de contractuels et de débutants.

« Et tout a empiré avec la crise sanitaire, les conditions de travail se sont aggravées, on est submergés de choses à faire, qui se surajoutent à ce qu’on doit faire. Nous créer un statut ne résout aucun problème de manière structurelle. Nous avons une surcharge de travail liée à la pression et la forme de management choisie par Blanquer. Les annonces se font dans les médias, sur le terrain, nous ne sommes pas au courant et n’avons aucune information, ni moyens sur une quelconque mise en œuvre, tout est déconnecté de la réalité. C’est brutal. »

Sabine Duran déplore que rien n’ait été anticipé et que le contexte sanitaire ajoute encore de l’anxiété. Les directeurs d’école racontent tous en avoir assez des demandes d’information récurrentes de l’administration à propos de données qu’elle possède déjà, comme les effectifs par exemple. D’où l’urgence d’obtenir une aide administrative.

Dans les rues de Pantin, Sandrine Delmas, directrice de l’école maternelle et élémentaire Saint-Exupéry, peine à lister des améliorations dans son quotidien, au contraire. Tout juste parvient-elle à citer le fait qu’une inspectrice pérenne a été nommée dans la circonscription. Désormais, une interlocutrice donnée a été identifiée. « On a eu l’espoir que l’onde de choc du suicide de Christine débouche sur une prise de conscience. Il est vrai que personne ne savait ce qu’on faisait et quelles sont nos missions quotidiennes. Après avoir lu sa lettre, de nombreux parents sont venus me demander comment j’allais. »

Sandrine Delmas, qui connaissait bien Christine Renon, confie avoir pris conscience, grâce aux ultimes mots de celle-ci, que certaines tâches réalisées de manière machinale lui pesaient. Puis le confinement et le déconfinement sont arrivés et, avec, un déluge de responsabilités et de pression supplémentaires.

La directrice d’école raconte qu’aujourd’hui, elle passe une heure et demie par jour à appeler les parents d’élèves pour savoir pourquoi leur enfant est absent, s’il est malade. Ce qui s’ajoute aux tâches ordinaires. La directrice d’école s’interroge beaucoup plus sur son envie de continuer dans cette voie. Car avoir un statut ne l’intéresse pas. « On est censés être des pilotes pédagogiques, mais on n’a pas le temps d’en faire. Il faudrait qu’on soit tous déchargés [certains directeurs d’école partagent leur temps entre leur classe et leur charge de direction – ndlr] pour pouvoir travailler sur la réussite de tous les élèves. »

Son collègue Christian Fagny, directeur de l’école élémentaire Joliot-Curie à Pantin classée REP, partage cette revendication. Lui-même explique « être multitâche » et souffrir plus depuis la perte de son aide administrative en 2017, lorsque les emplois aidés ont été supprimés. À un an de la retraite, une seule question l’obsède. Comment faire pour que tous les élèves dépassent leurs difficultés et puissent évoluer le plus loin possible dans l’enseignement supérieur. Il a vu défiler tous les plans pour l’éducation en Seine-Saint-Denis, mais « on est toujours la cinquième roue du carrosse en éducation », dit-il en riant. Il aimerait que plus de moyens soient mis pour aider les élèves, y compris sur le plan social. « Pourquoi ne pas remettre des assistantes sociales dans les écoles ? », et qu’on fasse confiance aux équipes enseignantes.

Marie-Hélène Plard, directrice de l’école maternelle Samira-Bellil à L’île-Saint-Denis et secrétaire départementale du SNUipp-FSU pour la Seine-Saint-Denis, confirme les propos de Sabine Duran. « Tout a empiré. Toutes les belles paroles qui ont suivi le geste de Christine n’ont pas été suivies de faits. Le chantier de travail sur la direction d’école a été ouvert mais la décharge n’a pas évolué, les aides à la direction n’ont pas été mises en place de manière pérenne. On ne veut pas de service civique. On veut juste pouvoir retrouver notre cœur de métier. Le confinement, le déconfinement et les protocoles sanitaires ont fait voler en éclats peu de promesses d’amélioration de nos conditions de travail. »

La directrice remarque que bon nombre de ses collègues semblent épuisés, et las d’avoir le sentiment de ne jamais être entendus et souffrent d’un manque de considération en cette rentrée particulière. « Il y a une colère profonde et une rupture inédite entre le ministère de l’éducation nationale et les enseignants, ce qui génère de la souffrance. Il va falloir remobiliser les collègues et les rassurer dans leur professionnalité. Nous sommes dans une machine qui abîme notre métier avec une perte de sens importante. »

Cette perte de sens qui a conduit Christine Renon au pire.

 Publié le 28/09/2020

« Trois fois plus de travail et moins d’effectifs. » Et si les lycées fermaient par manque d’agents ?

 

Guillaume Bernard  (site rapportsdeforce.fr)

 

Ils et elles nettoient les salles, servent à manger le midi, font la plonge. Dans les lycées, ce sont eux qui portent le poids du protocole sanitaire sur leurs épaules. Oui mais voilà, les agents régionaux sont exténués, contaminés et bien trop peu remplacés. Employés par les régions, ces dernières ne semblent pas avoir anticipé le problème alors qu’il menace dangereusement la capacité d’ouverture des lycées.

C’est une situation ubuesque comme le Covid – ou sa gestion approximative – sait si bien en produire. Lundi 21 septembre, 36 enseignants sur une quarantaine présents dans le lycée Émilie-du-Châtelet en Seine-et-Marne font valoir leur droit de retrait.

Une fois n’est pas coutume ce n’est pas l’Éducation Nationale qui est l’objet de leurs griefs mais la région Île-de-France, employeur des agents qui font la plonge, nettoient les salles ou encore gèrent les alarmes incendie dans les lycées. « Un agent avait été testé positif au coronavirus, 9 autres étaient cas contacts. Il en restait donc trop peu pour nettoyer et désinfecter une quarantaine de salles. Comme à 10h on ne savait pas quelles salles étaient propres ou pas, il y a eu un consensus parmi les collègues : on ne pouvait pas continuer à bosser dans ces conditions », raconte Jean-Noël Tardy, enseignant dans le lycée et membre du SNES-FSU.

Commence alors une valse des plus étrange, où le droit de retrait des enseignants leur permet paradoxalement de reprendre les cours le jour suivant, tout en rendant incertaine l’ouverture du surlendemain. L’enseignant détaille : « Les agents présents lundi ont trimé toute la journée pour nettoyer toutes les salles, ça leur était possible puisqu’on n’y était plus. Le mardi on a donc repris les cours… Sauf qu’on a passé toute la journée à se demander s’il ne faudrait pas faire à nouveau un droit de retrait mercredi, puisque les agents ne pouvaient pas les nettoyer mardi pendant qu’on avait cours. »

Pour que le lycée ne se retrouve plus paralysé la région Île-de-France dépêche plusieurs agents contractuels en renfort. Ils suffiront pour que les enseignants se tiennent à carreaux jusqu’à la fin de la semaine, pas vraiment pour que l’ensemble des agents présents puisse travailler dans des conditions acceptables.

Cinquième roue du carrosse

« Les agents ? C’est la cinquième roue du carrosse, personne ne pense à eux ! C’est incroyable que la région n’ait pas anticipé la crise sanitaire et n’en ait pas recruté massivement », s’indigne Jean-Noël Tardy.

Un manque d’anticipation que dément pourtant la principale intéressée : « L’hypothèse d’un absentéisme des agents régionaux lié à l’épidémie de Covid-19 a été anticipée avant les vacances scolaires d’été : nous avons recruté pour cette rentrée plus de 120 agents supplémentaires pour pallier les éventuelles absences liées à la crise », nous explique-t-elle.

Des chiffres surprenants puisque, fin août, celle-ci se félicitait tout juste, dans un dossier de presse de rentrée, d’avoir pu compenser les départs à la retraite d’agents sur sa dernière période de recrutement. L’augmentation des effectifs restait bien maigre voire carrément problématique : 8 529 agents en 2020, contre 8 476 en 2016. Soit une augmentation nette de 53 agents en 5 ans alors que la population lycéenne a bondi de plus de 17 000 élèves sur la période, selon les propres chiffres de la région.

Le même dossier de presse promettait également de mettre en place un « Fonds d’urgence RH Covid-19 » permettant aux lycées d’avoir recours à une agence d’intérim « dès septembre » pour combler les absences d’agents régionaux. Un dispositif qui, en plus de précariser la profession par le développement de l’intérim, n’était en outre toujours pas mis en place fin septembre.

De Paris à Marseille, même galère

La situation en Île-de-France n’est pas isolée. Si les régions ont toutes un mode de gestion de leurs effectifs d’agents qui leur est propre, le manque de personnel de remplacement est une constante dans tout l’Hexagone. A l’heure où l’épidémie reprend de plus belle, ces problèmes pourraient contraindre les lycées à fermer ou les obliger à fonctionner dans des conditions dangereuses, comme c’est le cas dans la région PACA.

« Comment ça se passe au lycée ?! s’étrangle-t-elle, Oh lalala… » Colette Gomis est chef d’équipe. C’est elle qui gérait les agents au lycée Saint-Charles de Marseille avant d’être cas contact. Ironiquement confinée sur son lieu de travail, puisqu’elle occupe un appartement de fonction, elle assiste impuissante à la catastrophe qui se déroule en bas de chez elle.

« Je pourrais en écrire des romans ! Depuis lundi nous n’avons plus d’agents titulaires dans le lycée, 3 cas de Covid ont été avérés. Le reste des agents, on était cas contacts. La région a envoyé des contractuels en urgence pour ne pas fermer le lycée, ils ne sont pas formés, travaillent n’importe comment, c’est la débandade. La cantine n’a même pas fermé et pour leur éviter de faire la plonge, parce qu’ils n’ont pas le temps, on leur a fait livrer de la vaisselle jetable. »

Contactés plusieurs fois, les responsables régionaux qui auraient pu nous éclairer sur la situation ne nous ont pas répondu. Mais, comme en Île-de-France, la stratégie de la collectivité locale semble plus tenir de l’improvisation que d’une réelle anticipation du problème.

Un syndicat pour anticiper le problème

Il y en a pourtant un qui avait vu venir les problèmes posés par les conditions de travail des agents régionaux : le syndicat FSU des agents de la région PACA, aussi appelé « FSU région sud ».

Début septembre, il fait un constat simple : le protocole sanitaire régional que doivent appliquer les agents (différent de celui de l’Éducation Nationale) multiplie leur temps de travail par trois. « Avant le Covid, pour nettoyer une salle il fallait 10 à 15 minutes, aujourd’hui avec la désinfection on est à 40 minutes », explique Stéphane Coglet, chef d’équipe dans un lycée Marseillais et syndiqué à la FSU région sud. « A cela il faut ajouter les malades et les cas contacts, ce qui diminue les effectifs et peut nous rendre la tâche carrément impossible. Dans nombre de bahuts on ne peut plus garantir la sécurité des élèves, ni celle des enseignants, ni même la nôtre. Envoyer des contractuels, ce n’est pas une solution. Ils ne sont pas formés, faire le ménage, désinfecter une salle ça s’apprend », conclut-il.

S’en suivent deux semaines de tournée dans les lycées de la région pour y organiser une heure de grève et alerter sur ces conditions de travail inacceptables. « Notre employeur nous a enfin reçus jeudi, l’échange a été constructif, nous sommes satisfaits et attendons les résultats de notre réunion de vendredi pour savoir s’ils nous envoient des renforts », conclut Jean Viperai, secrétaire général du syndicat.

Publié le 22/09/2020

Rude rentrée pour les universités : abandonnées par l’État, poussées à chercher de l’argent privé

 

par Rachel Knaebel (site bastamag.net)

 

La nouvelle loi sur l’université et la recherche, la LPPR, marque une étape supplémentaire dans le désengagement de l’État vis-à-vis de l’enseignement supérieur public. Conséquences : gels de postes, conditions d’enseignement dégradées et augmentation des frais d’inscription.

Les universités françaises s’apprêtent à faire leur rentrée sous une double menace : la Covid-19, qui risque encore d’empêcher la pleine reprise des cours en présentiel, et une nouvelle loi, la LPPR, pour « loi pluriannuelle de programmation de la recherche ». Elle a été présentée en Conseil des ministres en plein été et doit arriver à l’Assemblée nationale le 21 septembre. Derrière les belles promesses de la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal annonçant « 25 milliards d’euros » pour la recherche, ce texte cache des perspectives beaucoup moins réjouissantes pour les chercheurs et les personnels des universités.

Cette nouvelle loi ouvre grand la voie au recrutement d’enseignants-chercheurs sur des contrats de quelques années seulement. Ce sont les fameux « contrats de projet ». Ceux-ci se terminent à la fin du financement d’un projet de recherche. La loi de Frédérique Vidal veut aussi mettre en place des « tenure track », comprenez des recrutements en CDD de trois à six ans, avec une possible – mais pas du tout certaine – titularisation à la fin.

Au lieu de donner aux universités les moyens d’embaucher des enseignants-chercheurs titulaires, sur des postes de fonctionnaires, la LPPR mise principalement sur le financement par « projets ». Ce qui s’inscrit dans la continuité des « initiatives d’excellence » et autres « programmes d’investissements d’avenir » qui visent depuis des années à financer au coup par coup certains établissements plutôt que de pérenniser l’enseignement supérieur public et la recherche fondamentale sur le long terme. La LPPR est une pierre de plus dans cette série de réformes de l’université, depuis la loi « LRU » (loi « libertés et responsabilités des universités »), adoptée en 2007, sous Sarkozy.

Des plans d’austérité pour les universités en déficit

Sous couvert d’« autonomie » et de « responsabilité » des universités, l’État dépense en fait toujours moins pour l’enseignement supérieur. Résultat : les établissements se retrouvent régulièrement dans des situations budgétaires difficiles, gèlent les embauches et vont jusqu’à réduire le nombre d’heures de cours. « Auparavant, on avait à peu près vingt postes de maîtres de conférence ouverts chaque année, suite aux départs en retraites et aux mutations. Aujourd’hui, on est passé à trois ! », illustrent Florent Calvayrac, enseignant-chercheur en physique à l’université du Mans, délégué syndical du Snesup-FSU.

L’université du Mans a connu des « exercices budgétaires déficitaires » en 2017 et 2018. En conséquence, la présidence de l’université a annoncé « un plan de retour à l’équilibre ». Bref, un plan d’austérité. Comme l’a constaté l’enseignant en physique : « On nous demande sans arrêt de réduire la voilure. Il n’y a même plus tout à fait assez d’argent pour payer les heures supplémentaires. Donc, on nous a fait diminuer de quelques pour cent les volumes horaires de cours dans chaque formation. »

Chaque année, des universités se retrouvent dans le rouge. La Cour des comptes alerte régulièrement sur ce phénomène, à l’œuvre dès la mise en route de la loi LRU. Avec l’autonomie budgétaire, les universités se sont retrouvées à devoir gérer seules le personnel. Or, la dotation que leur attribue l’État fait abstraction de l’évolution du coût de la masse salariale, ce qu’on appelle le « glissement vieillesse technicité ». Les personnels fonctionnaires des universités gagnent en échelon en vieillissant. Ils « coûtent » donc plus cher au fur et à mesure des années. L’État ne compense plus ces frais en augmentation. Ce qui provoque mécaniquement un trou dans les finances des établissements.

« Débrouillez-vous »

Cela s’est produit à l’université de Bretagne Sud, dont les campus sont à Lorient, Vannes et Pontivy (Morbihan), désignée par la Cour des comptes comme présentant une situation budgétaire « très dégradée ». « À cause de la pyramide des âges des enseignants-chercheurs, nous avons fait face à un glissement vieillesse-technicité qui a pénalisé l’université, explique François Merciol, enseignant-chercheur en informatique à l’université bretonne, lui aussi délégué du Snesup. On a commencé à parler des universités en faillite juste après la loi LRU. À partir de là, l’État a dit aux universités “débrouillez-vous”. On parle d’autonomie et de responsabilité, mais, en fait, cela veut dire que l’université doit gérer les problèmes sans qu’on lui donne plus d’argent. L’université de Bretagne Sud a essayé d’être bonne élève. Finalement, nous servons plutôt de ballon d’essai et nous subissons tout autant les gels de postes. »

Essayer d’être bon élève, pour les universités, signifie aussi prendre la charge de leurs bâtiments et terrains. C’est l’étape suivante des « responsabilités et compétences élargies » dans le cadre de l’autonomie. « Une fois que l’université arrive à gérer sa masse salariale, on lui propose aussi de gérer son patrimoine immobilier », précise Hugo Harari-Kermadec, maître de conférences en économie à l’École normale supérieure de Paris-Saclay et membre du collectif Université ouverte. L’État présente cette dévolution du patrimoine immobilier comme un avantage pour les universités, qui peuvent ensuite le monnayer en louant les locaux par exemple.

La contrepartie est qu’elles doivent ensuite financer elles-mêmes la modernisation des campus. Devront-elles à terme recourir à l’emprunt et s’endetter pour maintenir leurs bâtiments en état, comme l’ont fait les hôpitaux au début des années 2000 ? « Sciences po s’est endetté pour construire des campus en province et élargir son campus parisien. On peut s’attendre à ce que des facs suivent », répond l’économiste [1].

Plus d’étudiants ne signifient pas plus de budget

Deux ans après l’adoption de la loi LRU, en 2009, le mode de calcul du budget des universités a aussi changé. L’ancien système, appelé « San Remo », établissait les budgets alloués principalement en fonction du nombre d’étudiants inscrits et du nombre de personnels. Le nouveau système, dénommé « Sympa » pour « Système de répartition des moyens à la performance et à l’activité », prend davantage en compte la « performance » : taux de réussite en licence, nombre de masters et doctorats délivrés, nombre de publications des enseignants-chercheurs...

Depuis, une augmentation du nombre d’étudiants inscrits dans une fac ne fait pas forcément augmenter son budget. Florent Calvayrac indique par exemple qu’au Mans, l’université a accueilli 3000 étudiants en plus depuis quelques années, « mais notre budget n’a quasiment pas bougé, à part quelques avances au coup par coup », dit-il. « L’enveloppe peut être revue à la baisse en cas de baisse des effectifs. Mais s’il y a des effectifs supplémentaires, c’est très difficile de négocier une hausse, ou alors seulement sur des projets. Même dans ce cas, c’est la plupart du temps insuffisant. Alors, il faut aller chercher des contrats ailleurs, louer les locaux, devenir prestataire auprès des entreprises. Les formations en alternance nous rapportent par exemple des fonds. On reçoit de l’argent de la région Pays de la Loire pour cela. » De son côté, l’université de Bretagne Sud a créé une fondation notamment pour pouvoir faire des formations hors service public qui ramènent de l’argent [2].

« Les universités n’ont déjà pas assez d’argent pour le chauffage, donc elles embauchent des vacataires »

Depuis le début des années 2010, le nombre d’étudiants n’a cessé d’augmenter dans les universités françaises. En 2018, elles accueillaient plus d’1,6 million d’étudiants – 60 % de l’ensemble des inscriptions dans l’enseignement supérieur. C’est 200 000 étudiants de plus qu’en 2010 [3]. Dans le même temps, le nombre d’enseignants-chercheurs a diminué : 90 870 postes en 2018 contre 91 100 six ans plus tôt. Les effectifs de professeurs et de maîtres de conférence ont baissé au total de près de 4000 postes [4]. Les universités recrutent deux fois moins qu’en 2010 (1700 postes ouverts en 2018 contre 3600 huit ans plus tôt).

« Si le gouvernement voulait qu’il y ait plus de recrutements, il y en aurait plus. Dans les faits, chaque année, l’État dit au universités “vous avez droit à tant de postes, vous aurez plus si vous arrivez à obtenir quelques appels d’offre”. Mais dans le cas d’appels d’offre, ce ne sont pas des postes pérennes, détaille Hugo Harari-Kermadec, de Paris-Saclay. Dans la majorité des établissements, les universités ne recrutent pas au maximum du plafond établi par l’État car elles n’ont déjà pas assez d’argent pour le chauffage ou pour remplacer les fenêtres cassées… Donc, elles embauchent plutôt des vacataires payés à l’heure. Les vacataires réalisent aujourd’hui environ un tiers des heures de cours des universités. » Le recours aux enseignants vacataires est devenu massif. Selon des estimations, ils seraient plus de 130 000, contre quelque 35 000 maîtres de conférences et 20 000 professeurs d’université !

« Dans de nombreuses situations, les présidents d’université n’ont pas le choix. Si un président décide qu’il n’aura pas de de recours aux vacataires, il faut qu’il ferme la moitié de ses licences », ajoute l’économiste de Saclay. En février 2020, l’université de Paris-8 a ainsi décidé de renoncer à sa première année de licence d’informatique, faute de moyens suffisants. « Depuis des années, l’équipe pédagogique n’est plus en mesure d’assurer correctement sa mission de service public d’enseignement supérieur. Les groupes d’étudiant.es sont de plus en plus surchargés alors que le nombre d’enseignant.es diminue (non-remplacement des départs en retraite, etc.) », ont déploré les enseignants du cursus dans un courrier [5].

La tyrannie de l’évaluation

Dans cette vaste transformation, l’évaluation est appelée à jouer un rôle grandissant. En 2007, l’État crée l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, chargée d’évaluer la manière dont les universités assurent leurs missions d’enseignement (nombre de diplômés, taux de réussite...) et de recherches (en mesurant notamment la « production » des chercheurs). Sous Hollande, cette agence change de nom, elle devient le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hceres). Elle perd aussi alors en importance, avec l’abandon de la notation stricte, remplacée par des appréciations générales. Puis arrive Macron. Le nouveau président de la République prend pour conseiller à l’enseignement supérieur un certain Thierry Coulhon, ancien président de l’université de Cergy-Pontoise, passé par le cabinet de Valérie Pécresse quand celle-ci était ministre de l’Enseignement supérieur sous Sarkozy. C’est elle qui avait fait passer la loi LRU.

Thierry Coulhon annonce vouloir « reconstruire le lien entre l’évaluation et l’allocation des moyens », c’est-à-dire mettre en place un financement variable selon les bonnes, ou mauvaises, évaluations des établissements [6]. Et brigue donc depuis huit mois la présidence du Haut Conseil à l’évaluation. En vain pour l’instant : sa candidature est fortement contestée par les chercheurs et les universitaires [7].

 « Si Coulhon est candidat au Haut Conseil à l’évaluation, c’est là qu’est le vrai ministère. Le gouvernement va peut-être légiférer par décrets s’il veut avoir plus de moyens pour renforcer les pouvoirs de cette instance, analyse Bruno Andreotti, professeur de physique à l’université Paris-Diderot, membre du collectif Rogue ESR qui s’oppose à la politique d’enseignement et de recherche du gouvernement actuel. Cela s’inscrit dans les seize années de réformes que l’on vient de vivre, qui visent toutes à mettre en concurrence les structures d’enseignement et de recherche les unes avec les autres. Pour cela, il faut qu’elles soient différenciées par les normes et les procédures d’évaluation, avec toute la panoplie des outils du néo-management, les best practice, le ranking, l’évaluation quantitative… » Contre ces outils du néo-management, Rogue ESR veut reprendre le contrôle sur les normes d’évaluation. Le collectif propose par exemple d’évaluer le poids de la précarité dans les universités : une norme pourrait dévaloriser les présidences qui ont trop recours aux vacataires.

Consultants privés et augmentation des frais d’inscription

À côté de l’évaluation, un autre mantra des gouvernements successifs est l’ouverture aux investissements privés, censés remplacer l’argent public. Le dernier appel à projets des programmes « d’investissement d’avenir » pousse ainsi les universités à créer des « sociétés universitaires et de recherche », des structures associant capitaux publics et privés. Ces sociétés auraient pour objectif de « développer des activités offrant de réelles perspectives de retour sur investissement », indique la convention signée entre l’État et la Caisse des dépôts et consignations (CDC), qui finance l’appel à projets [8]. Les sociétés universitaires et de recherche doivent « permettre aux établissements de sortir d’une logique subventionnelle au profit d’une logique d’investisseur en développant de nouveau modèles économiques », avance l’institution financière. Pour l’instant, aucune université n’a encore été sélectionnée, nous a indiqué la CDC. Elles ont jusqu’en 2023 pour déposer un dossier.

« Ce nouvel appel s’inscrit dans ladite "politique d’excellence" qui consiste à émettre des appels à projets plus ou moins vaseux. En face, la technostructure des universités essaie de comprendre ce dont il s’agit, de se plier à ce qui est demandé et produit des réponses avec des cabinets de consultants privés qui ont pris un rôle démentiel dans la manière de gouverner les établissements, réagit Bruno Andreotti. La politique dite d’excellence s’est développée en plusieurs volets : l’autonomie de gestion des personnels, que la LPPR vient compléter ; puis l’autonomie pédagogique amorcée par Parcoursup, c’est-à-dire la mise en concurrence des formations entre elles, au lieu que deux licences d’histoire soient les mêmes partout. Le dernier volet, c’est l’autonomie de financement. C’est le plus dur, car à terme, cela signifie augmenter les frais d’inscriptions. »

Cette rentrée 2020 inaugure déjà les droits d’inscription décuplés pour les étudiants étrangers non-européens : 2770 euros l’année pour une inscription en licence, 3770 euros en master, contre 170 euros et 243 euros pour les étudiants français et ressortissants de l’Union européenne. Une hausse contestée par le Conseil constitutionnel mais finalement validée cet été par le Conseil d’État. Mais les universités résistent. Même avec des budgets difficiles à boucler, beaucoup ont refusé de mettre en place ces droits discriminatoires par l’argent, qui risquent à terme de s’étendre à toutes et tous.

Rachel Knaebel

Notes

[1] Sciences Po a emprunté 160 millions d’euros pour son projet de nouveau campus parisien Campus 2022. Voir la brochure de présentation du projet.

[2] Au sujet de cette fondation voir le site de l’Université de Bretagne Sud.

[3] Voir les chiffres.

[4] Voir les chiffres de 2011-2012 ici et ceux de 2018 ici.

[5] Voir le courrier.

[6] Voir le compte-rendu du colloque du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, 17 et 18 septembre 2019.

[7] En janvier, plusieurs milliers d’entre eux avaient posé une contre-candidature commune. Voir sur le site de Rogue ESR.

[8] Voir la convention.

Publié le 29/08/2020

Le nouveau protocole sanitaire de Blanquer ne satisfait pas les syndicats

 

Par Faïza Zerouala (site mediapart.fr)

 

Le ministère de l’éducation nationale a publié jeudi 27 août un nouveau protocole sanitaire. Ces six pages préconisent l’accueil du maximum d’élèves et n’imposent que l’obligation du port du masque par les adultes et les élèves dès l’âge de 11 ans. 

Il fut un temps où le protocole sanitaire à destination des établissements scolaires, en vue du déconfinement, comptait une soixantaine de pages. Aujourd’hui, quelques jours avant la reprise, un nouveau protocole a été publié par le ministère de l’éducation nationale, mais il a subi une sacrée cure d’amaigrissement.

Les nouvelles consignes tiennent en effet en six pages seulement. Elles se résument peu ou prou à accueillir un maximum d’élèves et au port du masque pour les adultes et les élèves au collège et au lycée. « Le principe est celui d’un accueil de tous les élèves, à tous les niveaux et sur l’ensemble du temps scolaire, dans le respect des prescriptions émises par les autorités sanitaires », peut-on y lire.

Dans le cadre du dispositif « Vacances apprenantes», Jean-Michel Blanquer s'est rendu dans une école à Montataire qui accueille pendant deux semaines une quarantaine d’élèves. © Nicholas Orchard / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Les parents sont considérés comme des acteurs incontournables. « Ils s’engagent à ne pas mettre leurs enfants à l’école, au collège ou au lycée en cas de fièvre (38 °C ou plus) ou en cas d’apparition de symptômes évoquant le Covid-19 chez l’élève ou dans sa famille. » Ils ont la possibilité de déposer leurs enfants dans les locaux à condition d’être masqués et de respecter la distanciation.

En revanche, dans les espaces clos (salles de classe, ateliers, bibliothèques, réfectoires, cantines, internats, etc.), « la distanciation physique n’est pas obligatoire lorsqu’elle n’est pas matériellement possible ou qu’elle ne permet pas d’accueillir la totalité des élèves. Néanmoins, les espaces sont organisés de manière à maintenir la plus grande distance possible entre les élèves ».

Le protocole précise que « le port d’un masque “grand public” est obligatoire pour les personnels en présence des élèves et de leurs responsables légaux ainsi que de leurs collègues, tant dans les espaces clos que dans les espaces extérieurs ».

Pour les élèves, le port du masque est « à proscrire » en maternelle et « pas recommandé » en élémentaire. Sur ce point, l’OMS explique qu’il est possible de le porter dès l’âge de six ans si la situation sanitaire s’y prête et si les enfants parviennent à le conserver.  Les collégiens et les lycéens devront se couvrir le nez et la bouche en permanence « dans les espaces clos ainsi que dans les espaces extérieurs ».

Les élèves en sont toutefois exemptés lors de certaines activités précises. « Bien entendu, le port du masque n’est pas obligatoire lorsqu’il est incompatible avec l’activité (prise de repas, nuit en internat, pratiques sportives, etc.). Dans ses [sic] situations, une attention particulière est apportée à la limitation du brassage et/ou au respect de la distanciation. »

Le protocole pour le premier et le second degré impose un lavage des mains pendant 30 secondes à l’arrivée, avant chaque repas, après être allé aux toilettes, avant de rentrer chez soi ou dès le retour au domicile. Encore faut-il que les établissements scolaires possèdent suffisamment de sanitaires et de savons...

Dans cette version du protocole, éviter le brassage entre groupes d’élèves « n’est pas obligatoire » mais limité « dans la mesure du possible ».

Le nettoyage des locaux est préconisé au minimum une fois par jour, là où en sortie de confinement il avait lieu plusieurs fois par jour avec une insistance sur les éléments fréquemment touchés par les élèves et les personnels comme les poignées de porte par exemple. La ventilation des locaux doit être « la plus fréquente possible » pendant au moins quinze minutes, pendant les récréations ou toutes les trois heures.

Ce protocole semble bien léger au regard de la situation, alors que tout indique une reprise des contaminations. Dix-neuf nouveaux départements sont désormais en « rouge », ce qui correspond à des zones de circulation active du virus. De son côté, la ministre de l’enseignement supérieur Frédérique Vidal a annoncé ce jeudi sur BFMTV que le masque serait obligatoire « pour tous et partout dans les établissements d’enseignement supérieur ».

Invité de Franceinfo le 24 août, le président du Conseil scientifique Jean-François Delfraissy a d’ores et déjà prévenu : « Il y aura des enfants qui vont se contaminer et il y aura probablement quelques enseignants qui vont se contaminer. Et on va le gérer. »

C’est le cas à la Réunion notamment, où la rentrée est d’ores et déjà perturbée. Les élèves ont repris le chemin de l’école le 17 août. À Saint-Denis, Saint-Paul et dans d’autres villes de l’île, une trentaine d’élèves ont été testés positifs au Covid-19 depuis la semaine dernière, rapporte Franceinfo. Des classes ont été fermées et des élèves isolés. Pour toutes ces raisons, les organisations syndicales demandent au ministre de prendre la mesure de la situation.

Mercredi, lors de sa traditionnelle conférence de presse de rentrée, le ministre de l’éducation nationale avait voulu absolument s’autopersuader que cette reprise allait être aussi normale que possible. Ainsi a-t-il rechigné à livrer des détails sur les procédures à mettre en œuvre en cas de contaminations en milieu scolaire.

Jeudi, lors d’une conférence de presse conjointe avec Jean Castex, le premier ministre, et Olivier Véran, son collègue de la santé, il a expliqué qu’il n’était « pas prévu de mesures d’ordre général » mais « des mesures localisées, avec les préfets, les services des Agences régionales de santé [ARS], les recteurs, pour que se déclenche immédiatement une procédure calée avec le ministère de la santé ».

En cas de suspicion dans un établissement scolaire, il faudra isoler la personne qui présente des symptômes, remettre la liste des personnes contacts à l’ARS, effectuer un dépistage rapide et systématique des cas contacts ; ces résultats pourront ensuite « amener les autorités sanitaires, préfectorales et scolaires à envisager des mesures éventuelles et temporaires d’une ou plusieurs classes voire d’un établissement », a détaillé M. Blanquer.

Dans ce cas-là, des enseignements à distance seront dispensés. Des précisions devraient être données dans les jours à venir. Rien de plus que ce que le locataire de la rue de Grenelle avait déclaré la veille ou le matin même sur France Inter.

Le ministère distille petit à petit les informations, ce qui a le don d’agacer le Snuipp-Fsu, le principal syndicat des enseignants du premier degré. Pour Guislaine David, la nouvelle porte-parole, « le ministre ne prend pas la mesure de la situation ». « Il ne suffit pas d’écrire un plan pédagogique pour qu’il se mette en œuvre. L’école de demain ne pourra pas être celle d’hier. C’est comme s’il n’en avait pas du tout conscience », a-t-elle déclaré mardi.

La responsable syndicale déplore la légèreté des préconisations et l’abandon de certaines pratiques mises en œuvre en mai et en juin. « Il n’est même pas exigé d’éviter que les classes se croisent ! Il faut empêcher le brassage si on veut éviter les fermetures des établissements en entier. »

Elle demande aussi que la désinfection des locaux et des surfaces en contact avec les élèves soit plus fréquente. Guislaine David notait également qu’il n’y avait pas eu de travaux cet été dans les établissements scolaires pour créer davantage de points d’eau, indispensables pour un lavage des mains régulier. « Le protocole ne permet pas une rentrée sereine », a estimé Guislaine David.

Le Snalc n’est pas plus satisfait et pointe dans un communiqué le « flou » du protocole et des directives de l’éducation nationale. « Si le Snalc n’a pas demandé un protocole de 60 pages comme on a pu le connaître par le passé, il estime que ce dont nous disposons actuellement est léger, et fait porter une part importante de responsabilités sur les personnels. »

Le syndicat, très implanté dans le secondaire, se demande ce qu’il sera possible de faire en éducation physique et sportive ou en éducation musicale. Quid des chorales ?

Et, en cas de fermeture de classes ou de besoin de limiter le nombre d’élèves présents, le Snalc s’interroge : « Si la situation sanitaire se dégrade, ce sera une nouvelle fois le règne de la débrouille, et il faudra chercher (sans être sûr de les trouver) des lieux autres que le domicile de l'élève pour que ce dernier puisse travailler. »

Le Snes-Fsu, principal syndicat du secondaire, n’est pas plus rassuré. Sa porte-parole Frédérique Rolet plaide pour que le ministre prenne la mesure de la situation : « Il est urgent d’être responsable. Il ne faut pas seulement assurer la rentrée mais l’année de façon sûre. »

Elle déplore que les collectivités locales doivent assumer la sécurité des établissements, faute de pilotage central. Leurs moyens sont disparates, pointe-t-elle. Sophie Vénétitay, secrétaire adjointe du Snes-Fsu et professeur de SES, renchérit : « Le protocole est trop léger et laisse de côté toute une partie des situations, tout ce qui se passe en dehors de la classe. »

Elle déplore le manque de règles précises sur l’aération, l’emprunt des livres au CDI ou encore la demi-pension. Elle reconnaît que ce dernier point est une question épineuse et complexe. Mais qu’étaler les services est indispensable pour limiter les brassages.

« Ce protocole ne permet pas de sécuriser les élèves et de faire de la prévention. Les plans sont dans les tiroirs mais on ne les a pas vus. Si dans dix jours il y a une circulation encore plus active du virus et qu’il y a un accueil plus dégradé, on aimerait savoir comment cela va se passer mais nous n’avons pas été associés à une forme de stratégie de gestion d’une éventuelle crise. On aurait aimé une réunion pour en discuter », poursuit encore Sophie Vénétitay. 

Rendez-vous à la rentrée pour voir si ces mesures jugées insuffisantes par les syndicats auront besoin d’être adaptées ou améliorées.

Publié le 24/08/2020

Rentrée scolaire: le patron de la FCPE fustige l'amateurisme du gouvernement

Rodrigo Arenas dit au "HuffPost" l'inquiétude des parents à quinze jours d'une rentrée scolaire épineuse alors que l'épidémie de coronavirus repart sur le territoire.

 

Par Anthony Berthelier (site huffingtonpost.fr)

 

POLITIQUE - Trois cahiers 24x32 petits carreaux, deux crayons à papier HB et... une boîte de cinquante masques: dans deux semaines, écoliers et jeunes étudiants retrouveront le chemin des salles de classe. Traditionnellement redoutée par beaucoup, cette rentrée scolaire ne ressemblera à aucune autre alors que l’épidémie de coronavirus reprend de la vigueur sur le territoire.

Le Premier ministre a même appelé les Français à “se ressaisir collectivement” pour éviter à tout prix “un retour en arrière, un reconfinement important.” Dans ce contexte et alors que les règles de distanciation sociale se durcissent, les contours de ce retour en classe sont encore très flous. Le gouvernement prévoit toujours un assouplissement du protocole dans les écoles et les lycées, quand syndicats d’enseignants et associations se plaignent d’un manque d’informations sur les futures règles.

Rodrigo Arenas, le coprésident de la première fédération de parents d’élèves (FCPE) critique auprès du HuffPost la gestion “artisanale” de cette rentrée, regrettant entre autres le triple discours des autorités à quelques jours de la date fatidique. 

Le HuffPost: Quel est votre sentiment à quinze jours de la rentrée scolaire?

Rodrigo Arenas: Il y a une inquiétude à l’égard du double voire du triple discours des autorités qui montre une sorte d’impréparation, d’amateurisme.  D’un côté, le gouvernement durcit énormément le ton notamment sur la question du masque en extérieur quand les chercheurs appellent surtout à le porter en intérieur. Et de l’autre, le ministère (de l’Éducation nationale NDLR) dit ‘bon on va voir, ce n’est pas obligé, seulement à onze ans.’ Tout cela est incompréhensible, notamment pour des parents qui ont des fratries. 

C’est un peu amateur, trop artisanal alors que les parents sont, eux, en mode professionnel: ils ont acheté des masques, ils mettent du gel, ils engueulent les enfants quand ils ne font pas ce qu’il faut. 

Ce n’est pas parce qu’on est Président qu’on est au-dessus de la recherche.

HP: Que demandez-vous au gouvernement à deux semaines de la rentrée? 

RA: Nous ce qu’on demande au gouvernement c’est d’appliquer les consignes du conseil scientifique. On travaille avec la raison, avec la science: quand les scientifiques nous disent que ce n’est pas sérieux, et bien ce n’est pas sérieux. Et ce n’est pas parce qu’on est président de la République ou chef du gouvernement que l’on doit être au dessus de la recherche.

On est dans une situation où l’école apparaît en dehors de la société, comme au début de la crise d’ailleurs. On a l’impression qu’il ne s’est rien passé et que la vie va reprendre comme avant alors que ce n’est pas vrai. Quand on va au cinéma, quand on va faire les courses, tout le monde met un masque et ceux qui n’en mettent pas se font regarder de travers...

HP: Que proposez-vous pour un enseignement adapté en ces temps de coronavirus? 

RA: Nous avons travaillé sur deux hypothèses: soit l’école revient localement ou nationalement à distance, soit en présentielle. Mais dans tous les cas, l’école a changé, l’école doit répondre aux enjeux auxquels nous sommes confrontés. Cela veut dire par exemple qu’il aurait fallu former les professeurs à l’enseignement à distance car c’est une autre pédagogie.

Ce qui fonctionne également ce sont les petits effectifs confinés ou non. Nous avons aussi proposé un plan d’urgence pour rénover les sanitaires ou d’installer des sanitaires mobiles comme ceux des festivals alors que 30% des écoles n’ont pas de sanitaires adaptés en temps normal, en dehors du covid. Je vous laisse imaginer pendant.

HP: Avez-vous été écouté?

Non, tout ce que je vous dis là s’est déguisé en souvenir. Le ministère travaille en autiste, il ne consulte pas les syndicats d’enseignants, il ne consulte pas les parents... et la seule réponse pendant les vacances a été de publier un protocole sanitaire allégé au Journal officiel. Donc si vous n’êtes pas au courant de ce qui vous attend, quand ça vous tombe dessus vous êtes toujours dans l’impréparation et dans le chacun se démerde. Et la démerde, ce n’est pas une politique d’état.

Publié le 27/06/2020

Les profs déconfinent leurs colères

 

(site lepoing.net)

 

Après le personnel soignant, l’Éducation nationale va-t-elle déconfiner ses revendications ? Plusieurs rassemblements ont eu lieu ce mercredi devant des rectorats partout en France à l’appel de plusieurs organisations syndicales (FNEC FP-FO, Sud Éducation et CGT Éduc’Action). À Montpellier, c’est une grosse cinquantaine de personnes – majoritairement des profs syndiqués, et quelques gilets jaunes venus en soutien – qui ont protesté contre le projet de loi de création d’un statut de directeur d’école, discuté ce mercredi 24 juin à l’assemblée nationale.

Depuis le début du quinquennat de Macron, les personnels de l’Éducation nationale a lutté à plusieurs reprises contre les attaques du gouvernement et de Jean Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale : la réforme du bac et Parcoursup, la réforme des retraites, les E3C… Le confinement n’a fait qu’accentuer la colère des profs : dématérialisation forcée de l’enseignement, « continuité pédagogique » gérée de manière désastreuse et flou total quant à la potentielle réouverture des écoles. Le texte présenté aujourd’hui à l’assemblée nationale semble donc être la goutte d’eau qui fait déborder le vase, et ce n’est pas la seule raison de la colère des enseignants au vu de la longue liste de revendications communes  formulées par les trois syndicats cités plus haut, qui dénoncent une « casse de l’école publique émancipatrice ».

« Pas de chef.fe, tous.tes collègues ! »

Le projet de loi sur la création d’un statut de directeur d’école primaire a été préparé pendant le confinement par la députée LREM Cécile Rilhac, également membre de la commissions des affaires culturelles et de l’éducation. « Aujourd’hui, le statut de directeur d’école n’est pas réglementé par un statut particulier, pour nous, enseignant, c’est un collègue qui doit être un peu déchargé de sa classe pour faire des tâches administratives. » nous explique un instituteur présent devant le rectorat. Sur son vêtement, un sticker Sud Éducation « Pas de chef.fe, tous.tes collègues ». « Avec cette loi c’est différent, ça va devenir un supérieur hiérarchique ». continue-t-il.

En effet, le texte prévoit de reconnaître la spécificité de la profession via les titres « d’emploi fonctionnel » (utilisé pour parler de postes de direction) et de « délégataire de l’autorité académique ».

Un coup de pression supplémentaire qui inquiète les enseignant autant qu’il les agace : ils accusent le gouvernement d’instrumentaliser le suicide de Christine Renon – directrice d’école maternelle de Pantin qui expliquait dans une lettre être « épuisée » et « seule » dans sa fonction – pour faire passer cette loi, avec l’argument d’une « reconnaissance » de la profession. Une rhétorique qui enrage les membres des organisations syndicales, qui avaient été consultées via des concertations avec le gouvernement à la suite de ce suicide. Aucun résultat n’est sorti de ces concertations à ce jour.

L’idée de ce projet de loi est donc de « revaloriser », « simplifier » et « soutenir » les directeurs et directrices d’écoles. Et pour se faire, le texte permet aux collectivités territoriales de mettre à disposition une aide de conciergerie ou administrative. Dans le même ordre de nouveautés promues par Blanquer, le dispositif « 2S2C » fait lui aussi grincer des dents au sein de l’éducation nationale.

« 2S2C », la fin du « cadrage national de l’école ? »

Pendant qu’une délégation intersyndicale rentre dans le rectorat pour y être reçu, une enseignante nous décrit la nouveauté pédagogique qui accompagne la reprise progressive des cours post-confinement, le dispositif « 2C2S »  (Sport-Santé-Culture-Civisme) : « Vu que les cours reprennent progressivement et qu’on doit être moins nombreux en classe, il  y aura des intervenants embauchés via une convention avec les collectivités territoriales pour venir proposer des activités en lien avec le sport, la santé, la culture, et le civisme, SUR LE TEMPS SCOLAIRE !  Nous on passe moins de temps avec nos élèves on finira jamais les programmes ! On a peur qu’à terme ça remplace les profs d’EPS, de musique, d’art plastiques, etc. » Le site du ministère de l’Éducation nationale précise cependant que ces activités « peuvent être assurées en priorité par des professeurs, en complément de service, avec des échanges de service ou en inter-degrés (école /collège), et en heures supplémentaires. » en soulignant le fait que ces interventions ne se substituent pas aux enseignements véhiculés par les profs. De plus, ces activités ne sont pas obligatoires.

« Une destruction du cadre national de l’école dans la lignée des réformes précédentes » selon une autre enseignante retraitée interrogée sur la question. Elle réclame de son côté l’embauche massive d’enseignants et un aménagement des salles de classe pour pouvoir accueillir tous les élèves en même temps et pas « par roulement. » entre l’instituteur et un intervenant. Près de 70 communes de l’académie de Montpellier ont signé la convention 2S2C et appliquent déjà ce dispositif au sein de leurs écoles.

Sureffectifs, précarisation, répression syndicale…

Les autres raisons de se révolter sont nombreuses : précarisation de la profession via l’embauche de contractuels, un manque de reconnaissance du statut d’AESH – assistant d’élève en situation de handicap – (voir une interview ici) et une répression administrative féroce à ceux qui oseraient s’opposer aux réformes de Blanquer. Dans un communiqué intersyndical daté du 20 janvier dernier, les différents signataires dénoncent des pressions de la part de recteurs d’académies.

« Ainsi le recteur d’Aix-Marseille dans un courrier envoyé aux chefs d’établissement parle de « faute professionnelle avec toutes les conséquences disciplinaires qui en découlent » en cas de refus de participer aux E3C. De la même façon, et le recteur d’Aix-Marseille et celui de Toulouse menacent d’avoir recours au Code pénal, c’est-à-dire de porter plainte contre les professeur·es. »

Autre exemple, dans le Jura, où un professeur en lycée a été suspendu pour avoir contesté les E3C avec ses élèves dans son lycée. Tous ces malaises se transforment aujourd’hui en revendications, formulées et signées par la main de trois organisations syndicales (FO, Sud éducation et la CGT educ’action).

Des mots d’ordres communs pour continuer la lutte

« On a été écouté, et puis ils nous ont dit que le ministre avait été clair » raconte un représentant syndical à la sortie du rectorat. Une provocation de plus qui a déclenché un rire jaune chez l’auditoire.  Ils ont donc appelé à maintenir « l’unité syndicale » sur une liste de revendications précises :

– Abandon des 2S2C ;
– Abandon de la proposition de loi sur la direction d’école ;
– L’arrêt des suppressions de postes et la création des postes nécessaires dans l’éducation nationale ;
– La création d’un vrai statut pour les AESH ;
– L’abrogation de la réforme du baccalauréat et du lycée, des E3C et de Parcoursup ;
– L’augmentation des salaires et du point d’indice ;
– L’arrêt total des mesures et procédures engagées contre tous les personnels ayant participé à des actions syndicales contre les réformes et le bac Blanquer.

Plusieurs actions sont déjà annoncées. Une grève est prévue au collège de Saint-Clément-de-Rivière le 30 juin, date de la prochaine manifestation du personnel hospitalier. Avec un flou total sur ce qui est prévu à la rentrée dans les établissements scolaires, la frustration du personnel de l’éducation nationale ne peut qu’augmenter encore. Va-t-on vers un regain du mouvement social post- confinement ? En guise de semblant de réponse, on se contentera du slogan gilet jaune détourné version Blanquer, repris en cœur à la dispersion du cortège : « On est là, même si Blanquer ne le veut pas nous on est là, pour l’honneur des professeurs, et pour un monde meilleur ! »

Publié le 02/06/2020

Deuxième phase du déconfinement scolaire

 

(site politis.fr)

 

Réouverture de toutes les écoles, annulation de l’oral de français, retour en classe des lycéen·nes… Les personnels pédagogiques se préparent à la mise en œuvre de la deuxième phase du déconfinement. Une organisation qui se déroule toujours autour de nombreuses inconnues.

I l y a les éléments de langage, et il y a la réalité du terrain ». Pour Brendan Chabannes, cosecrétaire général de SUD Éducation, il est à peu près clair que l’ensemble des annonces gouvernementales ne pourront être appliquées et effectives dès demain.

En théorie, toutes les écoles primaires doivent rouvrir à compter du mardi 2 juin afin que « toutes les familles qui le souhaitent » puissent « scolariser leurs enfants au moins une fois sur une partie de la semaine », précise le plan de déconfinement de l’Éducation nationale. Des mesures qui risquent toutefois de s’appliquer difficilement dans les établissements du premier degré, où seuls 22% des élèves ont été accueillis depuis le 11 mai.

Côté collège, en zone verte, l’objectif est de garantir un accueil à tous les élèves, quel que soit leur niveau. En zone orange (1), la priorité est donnée aux collégien·nes de sixième et de cinquième, le retour des élèves des autres niveaux étant possible « si les conditions matérielles sont réunies ».

Fermés jusqu’à présent, les lycées en zone verte pourront accueillir tous les élèves d’au moins un niveau – ou plus, selon les situations locales. En zone orange, les lycées professionnels devraient ouvrir pour les élèves « qui ont besoin de certifications professionnelles (CAP, bac pro, etc.) », tandis que les élèves des établissements d’enseignement général et d’enseignement technologique seront convoqués pour des entretiens individuels – ou par petits groupes de travail – « pour faire un point sur le suivi de leur scolarité, le projet d’orientation et le suivi de Parcoursup ».

Une mesure encore très floue dont devront se saisir les personnels pédagogiques. « Je pense que le principal intérêt est de pouvoir nous entretenir avec les élèves qui vont devoir passer les oraux de rattrapage en septembre pour travailler avec eux les disciplines qu’ils vont devoir reprendre », suppose Frédérique Rolet, secrétaire générale du SNES-FSU. « Des entretiens qui seront sûrement à la charge des personnels de vie scolaire ou des professeurs principaux, étant donné le manque de conseillers d’orientation et de psychologues de l’Éducation nationale », rebondit Brendan Chabannes.

Désorganisation et inégalités

Communiquées le 28 mai, les mesures concernant la deuxième phase du déconfinement « sont assez anxiogènes puisque l’on sait que, dans les lycées par exemple, cela ne devrait concerner qu’entre 10% et 20% des effectifs si l’on veut un accueil serein, dans le respect du protocole sanitaire, continue le syndicaliste, enseignant de français dans un lycée professionnel à Amiens. Ça met la pression à tout le monde pour des objectifs qui ne peuvent être atteints. »

Comme dans les écoles et les collèges, le retour en classe des lycéen·nes devrait donc s’échelonner sur plusieurs jours, voire plusieurs semaines. « Dans mon établissement par exemple, la commission hygiène et sécurité n’est prévue que le 4 juin, et le conseil d’administration se tiendra dans la foulée, continue Brendan Chabannes. Les élèves ne seront donc sans doute pas de retour avant le 9 juin. »

Entre autres problématiques sanitaires, la question des masques mine toujours une partie du monde enseignant dans le secondaire. Car si le matériel de protection doit être fourni par l’employeur aux personnels de l’Éducation nationale, les masques pour les élèves restent à la charge des familles. Une réalité qui n’est pas la même selon les territoires et les établissements, qui ont parfois constitué des stocks de leur côté, rappelle Frédérique Rolet, qui plaide pour la gratuité et la distribution des masques à tous les élèves qui seront de retour à l’école.

Évaluation en temps de confinement

Autre mesure : l’annulation des épreuves orales de français pour les élèves de première. Une victoire pour une grande partie des enseignant·es qui la réclamait depuis plusieurs semaines. Mais certaines méthodes d’évaluations sèment encore le trouble. « Officiellement, les élèves ne sont pas évalués sur le troisième trimestre et ce sont les notes des premier et deuxième trimestres du contrôle continu qui prévaudront, explique Brendan Chabannes. Cependant, la circulaire du 4 mai indique que les enseignant·es restent libres de donner des notes et de les inscrire sur les bulletins scolaires, coefficientées 0.»

Des appréciations qui pourraient être prises en compte par les jurys des classes à examens, qui se baseront notamment sur le livret scolaire pour se prononcer sur une revalorisation au point supérieur de la note finale dans le cadre de l’obtention du diplôme. « Nous nous opposons à toutes mentions relatives à ce qui a pu être fait par les élèves durant le confinement puisque beaucoup d’élèves n’ont pas pu participer à la continuité pédagogique pour des raisons indépendantes de leur volonté : difficultés d’accès à internet ou à un poste de travail, problématiques sociales et familiales, etc. »

Des perspectives « inquiétantes » pour septembre

Soucieuse de préparer la rentrée de septembre dès aujourd’hui, Frédérique Rolet, du SNES-FSU, s’inquiète toutefois de voir la machine se mettre en route sans concertation avec les organisations syndicales et les fédérations de parents d’élèves. « Il semble que le ministère n’envisage pas de nous consulter avant la mi-juin, souligne la secrétaire générale. Pour l’instant, nos discussions ne sont pas du tout formalisées alors que la Dgesco (2) a déjà mis en place un groupe de travail, avec quelques recteurs, pour travailler sur des scénarios à mettre en place pour septembre, notamment la poursuite d’un “enseignement hybride”. »

D’après Frédérique Rolet, trois pistes thématiques d’aménagements sont en effet à l’étude dans le cadre de cette rentrée, développées autour du numérique, du dispositif Sport-Santé-Culture-Civisme (2S2C), et « de l’affaiblissement des réglementations nationales au profit du local. »

« On voit bien que Blanquer veut profiter de ce qui s’est passé durant la crise sanitaire pour développer l’enseignement numérique, constate le syndicaliste, craignant un glissement vers des remplacements de profs en arrêt maladie par de l’enseignement à distance. Mais nous avons plusieurs points d’inquiétude et de vigilance autour de l’accès, très inégal, aux outils numériques, de la portée didactique de ce type d’enseignement ou relatif à la formation des enseignant·es. »

Par ailleurs, le dispositif des 2S2C, initialement créé dans le cadre de la première phase du déconfinement des élèves, pourrait se voir intégré plus longuement sur le temps scolaire. Ce programme permet aux collectivités territoriales et aux associations de proposer des activités culturelles et sportives aux élèves qui ne pourraient, sur du temps scolaire, accéder à l’enseignement en présentiel.

Dans un communiqué, le SNES-FSU alerte quant à ce possible « outil de démantèlement » qui pourrait amener à la « déscolarisation » de certaines disciplines scolaires, comme l’éducation musicale et artistique ou l’éducation physique et sportive (EPS) : « Ces disciplines font partie intégrante de la culture commune et doivent être enseignées par des professeur·es formé·es dans le cadre du service public d’éducation. Si, dans la période, proposer des activités aux élèves qui ne pourraient avoir accès aux établissements en raison des contraintes du protocole sanitaire peut avoir du sens, la proposition du ministre pose de nombreux problèmes et n’est pas acceptable en l’état. Elle demande une poursuite de la réflexion avec l’ensemble de la communauté éducative en vue de préciser ses objectifs et son cadrage. »

 (1) En zone orange : Île-de-France, Guyane et Mayotte

(2) Direction générale de l’enseignement scolaire

 

par Chloé Dubois

Publié le 13/05/2020

 

Retour à l'école : les preuves que cette reprise laisse l'intérêt des élèves à distance

 

Olivier Chartrain (site humanité.fr)

 

Trop de contraintes, pas assez de temps pour se préparer : le retour à l’école, au compte-gouttes depuis hier, pose plus de questions pédagogiques, éducatives ou sociales qu’il n’en résout. Décryptage.

Depuis le 12 mai, ce n’est pas la rentrée. Jean-Michel Blanquer l’a dit : c’est la « reprise » de l’école. Une sorte d’aveu sur les ambitions limitées qui sont, pour une fois, les siennes. Et que la réalité de cette reprise à marche forcée risque de ramener à des proportions plus modestes encore. Peu d’élèves retournent à l’école cette semaine, avec des objectifs scolaires et sociaux très limités, et des craintes pour les plus jeunes. Une reprise dont les conditions obligent à se demander, de manière lancinante, si elle répond à des priorités pédagogiques… ou économiques.

1 Une rentrée minoritaire et anarchique

« Je souhaite que tous les enfants aient pu retrouver physiquement leur école au moins une fois d’ici la fin du mois. » C’est l’objectif fixé par Jean-Michel Blanquer dans une interview au JDD, le 10 mai. Selon le ministère, 80 à 85 % des écoles seront ouvertes cette semaine, ce qui permettrait d’accueillir 1 million d’élèves. Ce chiffre paraît de toute façon très optimiste. Le réaménagement des classes a mis en évidence ce à quoi les profs et leurs syndicats s’attendaient : des salles de classe qui, en respectant la norme des 4 m2 par personne, ne permettent pas souvent d’y installer les 15 (en élémentaire) ou 10 (en maternelle) élèves envisagés par le protocole sanitaire. Et de toute façon, 1 million sur les 6,7 millions d’élèves en primaire, cela fait seulement 15 % des élèves en classe. À ce rythme, l’objectif fixé par le ministre risque d’être très difficile à tenir. Si l’on imagine – ce qui sera loin d’être le cas partout – qu’une alternance (par semaine, par jour…) permette à un maximum d’élèves de retrouver le chemin de la classe, moins de 50 % d’entre eux pourront être scolarisés au fil des trois semaines qui restent d’ici la fin du mois.

Mais plus encore que les chiffres, ce sont les conditions qualitatives de cette reprise qui interpellent. Selon un sondage Harris réalisé pour le Snuipp-FSU (premier syndicat du primaire), 19 % seulement des établissements ont tenu un conseil d’école avant le 11 mai pour valider ou non la reprise, et les deux tiers n’ont même pas prévu de le faire. Cela en dit long sur la précipitation qui a présidé à cette reprise, et sur cette date du 11 mai prononcée ex cathedra par le président de la République sans qu’à aucun moment les premiers concernés aient été consultés. Résultat : sommés de se débrouiller pour tenir les délais, enseignants et mairies ont fait ce qu’ils pouvaient. Masques et gel ne sont pas toujours au rendez-vous, la restauration, à la cantine ou en classe, pose toujours problème… Les solutions adoptées devront passer l’épreuve du feu, mais avec de vrais élèves et personnels pour cobayes.

2 Un intérêt pédagogique limité

Quel est l’objectif réel de cette reprise ? La question tenaille tous les acteurs de l’éducation. Pendant le confinement, les enseignants se sont adaptés – malgré les nombreux dysfonctionnements des systèmes numériques de l’éducation nationale – pour réussir à maintenir leurs élèves « dans » l’école. Il va falloir à présent revenir au « présentiel »… mais pas pour tout le monde, et pas en même temps. Les quelques heures d’enseignement auxquelles les élèves vont avoir droit devront d’abord permettre de faire le point sur le « niveau » des uns et des autres après deux mois à la maison. Et après ? Les conditions mêmes d’enseignement, imposées par les mesures sanitaires jusque dans les gestes les plus quotidiens de la classe, limitent sévèrement toute perspective. En interdisant tout rapprochement, une grande partie des jeux, les échanges d’objets… elles restreignent terriblement les interactions et risquent d’empêcher la reconstitution de ce collectif qu’est la classe, pourtant indispensable à la plupart des apprentissages. C’est d’ailleurs la limite à laquelle se heurte l’école à distance, dont certains – à commencer par le ministre lui-même – semblent pourtant vouloir faire, dès septembre, le principe directeur de l’école de demain. École « occupationnelle », « garderie » : les mots employés par les enseignants eux-mêmes pour qualifier l’école de l’après-confinement suffisent à dire leurs doutes sur l’exercice qui leur est demandé.

3 Les « décrocheurs » répondront-ils à l’appel ?

Ne pas laisser les inégalités scolaires s’aggraver : c’est l’un des principaux arguments de Jean-Michel Blanquer pour motiver la reprise, et pour justifier que les classes « charnières » (grande section, CP, CM2) et les CP et CE1 classés en éducation prioritaire sont les premiers sur la liste. Le ministre a aussi donné un chiffre : les élèves « décrocheurs ou à risque de décrochage » seraient 4 %. Un chiffre dont nombre de professeurs avouent rêver. Et plus encore dans certains secteurs, comme le lycée professionnel ou, justement, l’éducation prioritaire. Mais comment aller les chercher ? Certes, les enseignants les connaissent : souvent, ce sont ceux qui étaient déjà en difficulté avant la fermeture des écoles. Ceux pour qui l’école à distance n’a pas pu devenir une réalité, parce qu’ils n’avaient pas de connexion, pas le matériel adéquat, parce qu’ils étaient confinés avec leur famille dans un logement trop petit, parce que leurs parents, en première ou en deuxième ligne face à l’épidémie, n’avaient guère de temps à consacrer aux devoirs… Mais puisque le retour se fait sur la base du « volontariat », comment les convaincre ? Porte-parole du Snuipp-FSU (et elle-même enseignante en éducation prioritaire), Francette Popineau le souligne : « Les familles de ces élèves-là sont aussi inquiètes que les autres pour la santé de leurs enfants. » Or, poursuit-elle, « ce sont des foyers où bien souvent un des deux parents ne travaille pas, et peut garder les enfants à la maison. Donc ils y restent. La reprise ne résoudra pas le problème des inégalités . »

4 Les plus petits maltraités ?

Sur les premières photos du retour des élèves en classe, souvent diffusées par des parents d’élèves sur les réseaux sociaux, on ne voit qu’eux : les petits. Ces élèves de maternelle, parfois hauts comme trois pommes, à qui un adulte doit expliquer que sa place dans la cour est là, sur la croix dessinée à la bombe de peinture, et pas ailleurs – surtout pas plus près de la copine ! Ou que, pendant le jeu, il ne doit surtout pas sortir du rectangle tracé à la craie sur le sol et qui l’isole de ses « partenaires ». Le premier des apprentissages, en maternelle, c’est celui du collectif, de la vie en collectivité, dans un environnement matériel et affectif qui doit lui permettre d’aller vers l’autre. Or, les contraintes sanitaires qui pèsent sur cette reprise, bannissant en outre les câlins et autres gestes de réassurance dont les petits ont besoin, sont à l’exact opposé d’un tel environnement. Elles sont même anxiogènes, pour des enfants qui viennent de passer deux mois en famille. « Les enseignants de maternelle sont très inquiets, nous confiait lundi Francette Popineau, ils ont peur d’être maltraitants », à leur corps défendant. Une crainte qui, visiblement, n’a pas même effleuré le ministère.

 

Olivier Chartrain

Publié le 03/05/2020

Révélation. Décryptage du protocole sanitaire pour la reprise de l’école

 

Olivier Chartrain (sire humanite.fr)

 

L’Humanité a pu consulter le projet de protocole sanitaire national, exigé pour encadrer le retour des élèves et des enseignants en classe, et qui doit être officialisé le 1er mai. Il laisse en suspens au moins une question, capitale : qui va, in fine, décider qu’un établissement peut ouvrir ou pas ?

Il était attendu, ce fameux protocole sanitaire national, véritable vade-mecum destiné à cadrer les conditions de la réouverture des établissements scolaires ! La plupart des syndicats avaient fait de son établissement un préalable absolu à tout retour en classe. Jeudi 30 avril, à la veille de la publication prévue du document définitif, c’est une version de travail qui a commencé à circuler et que l’Humanité a pu se procurer.

Un texte ultra-complet, mais difficilement applicable

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce texte d’une bonne cinquantaine de pages est ultra-complet. De l’accueil des élèves à la désinfection des locaux, de la gestion des circulations à l’intérieur des établissements à l’organisation des enseignements dits « spécifiques » (sports, ateliers, arts plastiques, sciences, musique…), de la cantine aux récréations, des sanitaires à l’aménagement des salles de classe… tout, ou presque, est envisagé. On notera tout de même que la question des internats, dont certains collèges sont dotés, ne figure pas dans le document que nous avons pu consulter – alors qu’elle pose des problèmes spécifiques comme, par exemple, l’existence fréquente de couchages collectifs.

« C’est plutôt positif » apprécie Frédérique Rolet, co-secrétaire général du Snes-FSU (principal syndicat du secondaire), « même si nous aurions préféré une autre méthode que celle qui a consisté à se précipiter pour annoncer des dates de reprise, avant même de présenter le protocole. » Du côté du Snuipp-FSU (primaire), qui a déposé un droit d’alerte le 29 avril, « on a le protocole, on ne va pas s’en plaindre » concède sa porte-parole, Francette Popineau, avant de tempérer aussitôt : « Mais il va être difficilement applicable ».

Un maximum de 15 élèves... dans une classe de 50 m2

Sans entrer dans le détail des 50 pages, quelques principes se dégagent. Il est acté – c’était une autre demande des syndicats – que les personnels (enseignants ou non-enseignants) présentant des facteurs de risque n’auront pas à reprendre les cours en présentiel. Ils pourront en revanche continuer à assurer des cours à distance. Pour les élèves, il est demandé aux familles de prendre la température des enfants chaque matin (mais aussi le soir, au retour) et de les laisser à la maison dès lors que celle-ci atteint ou dépasse 37,8 °C.

Le respect, en toutes circonstances, de la distance sanitaire d’un mètre minimum entre toute personne est érigé en principe absolu, «  dans tous les contextes et tous les espaces (arrivée et abords de l’école, récréation, couloirs, préau, restauration scolaire, sanitaires, etc.) ». Pour y parvenir, les salles de classe devront être réaménagées : pas de tables en vis-à-vis, par exemple. Un effectif maximal de 15 élèves par classe est fixé, dans une salle de 50  m2. « Il va falloir trouver des salles » objecte Francette Popineau, « car peu de classes font cette taille. » Le Snuipp aurait préféré, comme en Belgique, que l’on fixe une norme de 4 m 2 par personne (élèves et adultes), ce qui aboutirait à des effectifs de « 10 élèves par classe en élémentaire, et 5 ou 6 en maternelle. » Pour le Snes également, cet effectif de 15 par salle est trop élevé.

Autre souci : la coordination des transports scolaires

Pour éviter le « brassage », les entrées, sorties et récréation devront être décalées sur le principe d’une classe à la fois, et les circulations à l’intérieur des locaux organisées et fléchées afin d’éviter les croisements. Avec les goulets d’étranglement que constituent les entrées dans nombre d’établissements, la chose promet d’être plus facile à dire qu’à faire… Autre souci : la coordination des transports scolaires avec ces horaires d’entrée et de sortie décalés.

Dans le même ordre d’idée, ce ne seront plus les élèves qui se déplaceront d’une salle à l’autre entre chaque cours au collège, mais les enseignants. Le port du masque « grand public » est rendu obligatoire pour tous les adultes, fourni par leur employeur, qu’il s’agisse de l’État ou des collectivités locales. Obligatoire aussi pour les collégiens, mais il revient cette fois aux familles de se les procurer même si, au départ, les établissements doivent recevoir des stocks permettant d’en fournir à ceux qui n’en auront pas. En élémentaire, les enfants «  peuvent en être équipés s’ils le souhaitent et s’ils sont en mesure de le porter dans des conditions satisfaisantes  ». En maternelle, le port du masque est exclu. Tous les établissements seront aussi dotés de masques FFP1, afin d’équiper les élèves qui présenteraient des symptômes pendant la journée. Ceux-ci devront être isolés et pris en charge par l’infirmière scolaire… s’il y en a une.

Le lavage des mains posera aussi, à n’en pas douter, des problèmes. Il est prescrit à l’arrivée, à chaque entrée en classe, avant et après les récréations, avant et après tout passage aux toilettes, après avoir touché des objets ou des surfaces possiblement contaminés et enfin, après tout éternuement (dans le coude). De la difficulté à faire respecter une telle contrainte aux plus jeunes au manque de sanitaires et de points d’eau dans de nombreux établissements, que la possibilité d’utiliser du gel hydroalcoolique « sous la surveillance d’un adulte » ne palliera pas toujours, de nombreux paramètres risquent de faire obstacle au respect de cette règle.

Aux collectivités locales, l'organisation de l'entretien des locaux et de la restauration scolaire

Voilà pour les prescriptions les plus usuelles. Il faut y ajouter l’obligation d’un double nettoyage quotidien (nettoyage classique plus désinfection) des locaux, auquel s’ajoute l’obligation de désinfecter « plusieurs fois par jour » toutes «  les zones fréquemment touchées  » (sanitaires, poignées de portes, rampes, supports pédagogiques…) que les collectivités locales sont priées d’organiser. On doute que les effectifs actuels de personnel de mairie ou départemental présents dans les établissements suffisent à l’assurer. D’autant que la restauration scolaire repose sur les mêmes. Sur ce point, le projet de protocole recommande de «  privilégier la restauration en salle de classe sous la surveillance d’un adulte sous forme de plateaux ou de paniers repas. » Mais il n’exclut ni la possibilité de demander aux élèves d’apporter leurs repas ni, à l’opposé, la réouverture des cantines – avec dans ce cas une organisation stricte.

Qui veillera à l'application du protocole ? On ne sait pas...

Point capital : là où l’ensemble des prescriptions du protocole ne pourraient être respectées, l’établissement n’ouvrira pas. « Mais qui va vérifier si c’est applicable ou pas dans chaque établissement ? », demande Claire Guéville. « Le protocole répète « on veille à… » Mais qui c’est, ce « on » ? » s’interroge Francette Popineau. « Le texte n’est pas clair sur qui décide » poursuit-elle. « Jean-Michel Blanquer ne nous a pas apporté de réponse sur ce point » complète sa collègue du Snes. Toutes deux demandent deux choses. Premièrement, du temps : « Du temps pour que les équipes des établissements se préparent avant la rentrée des élèves », côté Snes et « du temps pour pouvoir tout mettre en place » côté Snuipp. Francette Popineau envisage le retour des élèves de primaire au mieux pour le 18 – alors qu’il est prévu le 12, selon les annonces du gouvernement (la journée du 11 étant consacrée à la prérentrée des enseignants). Deuxièmement, la validation du protocole par les instances représentatives du personnel, conseils d’école et conseils d’administration. Au Snuipp on va plus loin : « C’est à la commission de sécurité qu’il revient de valider le dispositif pour chaque établissement », martèle Francette Popineau. Sinon, entre collectivités locales, les directions des écoles et des établissements et les inspections académiques, la balle de la décision risque de rebondir longtemps.

 

Olivier Chartrain

Publié le 06/03/2020

« Si la LPPR passe, l’université ne sera plus qu’un lieu de reproduction des systèmes de domination »

 

 Guillaume Bernard (site rapportsdeforce.fr)

 

Le 5 mars, « l’université et la recherche s’arrêtent ». C’est le mot d’ordre de la grève qui débute aujourd’hui dans l’enseignement supérieur et la recherche (ESR), après un mois de préparation. L’annonce d’une loi qui viendrait parachever l’entreprise de destruction de l’université a du mal à passer dans un secteur où la précarité ne cesse d’augmenter.

 

« La grève, j’ai très envie de la faire mais ce serait me tirer une balle dans le pied. En un seul jour d’absence, j’accumule trop de retard dans mon travail. » Frédérique est ingénieure d’étude (IT) attachée à un laboratoire de l’Université Lyon 3, c’est elle qui assume le travail invisible de la recherche. « Je m’occupe du suivi des budgets, de l’organisation des manifestations scientifiques, c’est moi qui achète les billets de train, réserve les hôtels… » Or depuis qu’elle a commencé ce métier, le budget des laboratoires dont elle a la charge a été multiplié par 6 et ses compétences se sont élargies, entraînant la multiplication de ses tâches : « Je fais désormais de la gestion de fonds documentaire, je gère le site internet du labo, j’édite une revue en ligne… », décrit-elle. Surmenée, elle finit par demander à ce qu’on embauche une autre personne pour l’aider, mais sans succès. De fait, c’est loin d’être la tendance dans l’ESR : entre 2008 et 2016, le nombre de recrutements d’IT a baissé de 44%.

La situation de Frédérique n’est pas isolée, elle témoigne d’un vécu commun aux personnels administratifs et techniques de l’ESR mais également aux enseignants. « Quand j’ai passé le concours de maître de conférence il y avait 14 postes en histoire moderne, aujourd’hui il n’y en a plus que trois ou quatre », témoigne Christelle Ribera, maître de conférence à l’EHESS Marseille. Son estimation au doigt mouillé est confirmée par les chiffres du SNESUP-FSU, syndicat majoritaire dans l’enseignement supérieur : depuis 2013, le nombre d’enseignants chercheurs a diminué globalement de 1,4% alors que les effectifs des étudiants ont augmenté de 9,4% sur la même période. Dans l’enseignement supérieur, « le taux d’agents non-titulaires des universités est de plus de 30% chez les enseignants chercheurs et de plus de 40% parmi le personnel administratif et technique, c’est le plus élevé de toute la fonction publique d’État », ajoute le syndicat.

« Aujourd’hui on se demande vraiment s’il faut inscrire ou non des étudiants brillants en doctorat. Parce qu’il n’y a pas de boulot à la fin », constate Christelle Ribera. Un questionnement qui trouve un écho certain dans le parcours de Frédérique : quelques années auparavant, elle devenait IT pour financer la fin de sa thèse de droit. Elle l’est resté depuis.

Une réforme mue par « l’idéologie de la compétition »

Dans un tel climat de précarité, la perspective d’une « loi de programmation pluriannuelle de la recherche » qui viendrait donner le coup de grâce à l’enseignement supérieur et la recherche passe plutôt mal. Si le projet de loi ne devrait être dévoilé qu’au printemps, différents rapports indiquent assez précisément son objectif. C’est le cas du rapport publié en interne en avril 2019 par l’inspection générale des finances et l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, rendu public en février 2020.

« Il y a deux objectifs principaux dans cette réforme », décrypte un doctorant engagé dans la lutte contre la LPPR et souhaitant rester anonyme. « Le premier, c’est la création de nouveaux outils pour réduire encore le nombre de titulaires. Parmi eux on trouve le recrutement via CDI-chantier : un CDI qui prend fin avec le financement d’un projet de recherche, ou encore le tenure track. » Ce dispositif, utilisé dans les universités américaines, met en place une « chaire d’excellence junior », octroyée pendant 5 à 7 ans. A la fin de cette période, le jeune enseignant-chercheur est évalué et si l’évaluation est positive, il peut devenir titulaire. Appliqué à la France le tenure track viendrait remettre radicalement en cause l’existence du métier de maître de conférence.

« Le deuxième objectif de la LPPR, c’est le renforcement des financements par projet », continue le doctorant.  Au lieu d’avoir des financements pérennes, les unités mixtes de recherche sont encouragées, voire contraintes, à faire appel à des fonds extérieurs pour effectuer leurs recherches. « Une catastrophe, selon Christelle Rabier, car ces appels à projet sont bien souvent contre-productifs. Cela nous demande d’anticiper en amont quelque chose de précis, ce qui est bien souvent contradictoire avec la temporalité de la recherche. » L’obtention de financement sur projet devient également un critère d’évaluation. « Il y aura d’un côté les bons chercheurs, qui raflent tous les appels, de l’autre les mauvais. La seconde catégorie sera chargée d’assurer les heures de cours tandis que la première pourra se consacrer à ses recherches », continue l’enseignante-chercheuse. « Personnellement, j’ai arrêté de candidater après avoir essuyé une petite dizaine de refus.  Cette logique augmente la pression au travail et le surcharge inutilement. » Selon les chiffres de l’Appel à projets générique, l’ANR (Agence nationale de la recherche) ne répond positivement qu’à environ 16 % des appels à projet déposés.

« Avec la LPPR, c’est la fin de l’université comme lieu d’émancipation, regrette le même doctorant en lutte. Cet idéal disparaît au profit de l’idéologie libérale de la compétition et du mérite dont la CURIF se fait le chantre. » La CURIF (Coordination des universités de recherche intensive françaises) est un groupe d’influence composé de différents présidents de grandes universités françaises. Depuis 2008, il a instauré l’autonomie des universités et la compétition entre les différents établissements universitaires français. Frédérique Vidal, actuellement ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, est son ancienne trésorière.

 

La riposte du 5 mars

Face à cette offensive, le 5 mars est LA date de la riposte collective : 111 universités et écoles, 290 labos, 30 collectifs de précaires, 145 revues sont en lutte. Ils s’associent à diverses initiatives qui ont été menées depuis environ un mois, à l’instar de cette menace de démission de leurs responsabilités, émanant de 800 universitaires, publiée dans une tribune du Monde le 4 mars.

Christelle Rabier raconte comment la colère a peu à peu gagné l’ESR. « Les premiers mobilisés ont été les jeunes précaires, ceux qui se trouvent entre le doctorat et la titularisation. Les titulaires ont été plus longs à la détente car ils étaient traumatisés par l’échec de la lutte de 2008-2009, contre les décrets d’application de la loi LRU. Puis peu à peu, face au mépris de nos supérieurs et aux différentes informations qui sortaient sur le futur projet de loi,  ils sont finalement rentrés dans la bataille. C’est aussi grâce au rôle qu’ont joué les revues, tient à préciser Christelle, les comités de rédaction sont un des derniers espaces de socialisation qu’il nous reste, un des rares espaces de travail qui associe titulaires et non titulaires, avec une surreprésentation des femmes entre 35 et 45 ans, très actives dans la lutte contre la LPPR. Ce sont des lieux où on a pu préparer la mobilisation et ce n’est pas pour rien s’il y en a tant en grève. »

Coordination nationale, constitution d’une université ouverte pour réfléchir aux mots d’ordres et aux tactiques de luttes, assemblées générales dans les universités, et comités de mobilisation, le 5 mars a été préparé d’arrache-pied. Christophe Voillot, co-secrétaire du SNESUP, nuance cependant : « C’est surtout en lettres et sciences humaines et sociales que la mobilisation est la plus forte, c’est lié à la condition particulière des doctorants qui sont encore plus précaires que dans les sciences dures parce qu’ils ne sont pas toujours financés. » Le syndicaliste pense également qu’un réel arrêt de l’université ne pourra pas se faire sans le renfort des étudiants. « Notre lutte peut rebondir, le 14 mars avec la mobilisation des jeunes pour le climat, par exemple. »

Selon notre doctorant anonyme, la mobilisation peut être massive le 5 mars, car la LPPR frappe en même temps tous les travailleurs de l’ESR. Ainsi, la Cour des Comptes a demandé que la LPPR permette d’augmenter le temps de travail des personnels administratifs de l’université de 9% en moyenne et de contrôler les jours de congés. « On a besoin d’être tous ensemble dans la lutte, enseignants, administratifs et étudiants, car l’enjeu est de taille : si la LPPR passe, l’université ne sera plus qu’un lieu de reproduction des systèmes de domination », conclut le doctorant.

Publié le 14/02/2020

 

E3C : le bac Blanquer au bruit des bottes

 

Loïc Le Clerc (site regards.fr)

 

Contesté de toute part, le bac Blanquer a été imposé dans plusieurs lycées par l’intervention des forces de l’ordre. Nous rapportons ici le cas du lycée Max Linder de Libourne (Gironde).

 « 57 facs, 171 labos, 6 ESPE, 6 IUT, 8 collectifs de précaires, 122 revues, 16 sociétés savantes, 46 séminaires, 20 sections CNU, 46 évaluateur·trices de l’HCERES… mobilisé·es contre la précarité, contre la LPPR et contre la casse des retraites ! » Voilà le recensement effectué par universiteouverte.org. Sans parler des centaines d’écoles, de collèges et de lycées. Ça va mal dans le monde de l’éducation. Très mal. Et depuis longtemps. Mais rien n’y fait.

En septembre, le suicide de Christine Renon, directrice d’école de Pantin (Seine-Saint-Denis). En octobre, 200 directeurs d’écoles du 93 adressent une lettre ouverte au ministre de l’Éducation nationale. En octobre toujours, on apprend que la réforme Blanquer prive de pause déjeuner des milliers de lycéens et que le ministre a réduit de moitié les fonds sociaux destinés aux enfants pauvres. En mai 2019, 151 jeunes de Mantes-la-Jolie sont mis à genoux par la police. Puis il y a le « bac Blanquer », avec ses fameuses E3C, les épreuves communes de contrôle continu. Un fiasco sans nom. Là encore, le monde enseignant se mobilise – de concert avec la lutte contre la réforme des retraites. Rétention de copies, de notes, blocages des établissements. Tant de choses, mais rien n’y fait.

Contre ces E3C, profs, élèves et parents d’élèves s’insurgent. Il faut dire que la réforme est plus que brouillonne. Selon le syndicat des personnels de direction, des perturbations des épreuves ont été enregistrées dans 43% des lycées. Qu’importe, ce qui doit se faire se fera, de gré ou de force. Et la force, le lycée Max Linder de Libourne en a fait l’expérience… traumatisante.

L’éducation par la force

Cela fait des mois que ce lycée est bien mobilisé contre la réforme Blanquer, puis contre la réforme des retraites. Fin janvier, les épreuves d’E3C avaient été reportées en raison de la mobilisation. Mardi 4 février, 20h, les élèves reçoivent par SMS leur convocation pour le lendemain, précisant qu’ils passeront l’intégralité des épreuves dans la journée, soit 6h d’épreuves de suite. Les enseignants et les parents ne sont pas informés. Mercredi matin : le lycée est bouclé par une quarantaine de gendarmes mobiles. Pour entrer, les lycéens doivent passer entre ces gendarmes, armés. Ils sont fouillés. « On a dû accompagner certains élèves à l’entrée du lycée, ils avaient peur de voir tous ces gendarmes », raconte Élisabeth Rhodas, professeure d’allemand et de cinéma au lycée Max Linder.

Leurs professeurs sont venus les soutenir, mais ils ont interdiction d’entrer dans l’établissement. Qui alors pour surveiller le bon déroulé des épreuves ? Une trentaine d’adultes : du personnel administratif, du personnel du rectorat, et même la boulangère du coin… « Des gens qui n’avaient aucune compétence pour faire ça », déplore Élisabeth Rhodas. Nous avons pu nous procurer les témoignages écrits des lycéens après cette journée d’épreuves. Ils y racontent le manque de copies, de chaises et de tables (des élèves ont composé à même le sol), les retards causés par des « surveillants » ne sachant pas dans quelle salle aller, le fait que certains élèves n’ont pas eu le temps de manger à midi, les alarmes incendie désactivées, le fait que ces « surveillants » ne savaient pas se servir du matériel nécessaire à la bonne tenue des examens, ne savaient pas indiquer aux élèves comment bien remplir les en-têtes des copies, se filmaient (et filmaient des lycéens mineurs à leur insu) avant de poster les vidéos sur les réseaux sociaux, sortaient dans les couloirs pour téléphoner voire se roulaient des cigarettes.

Aux dires des profs, ceux qui voulaient sortir à midi pour manger ont été marqués au feutre pour pouvoir passer le cordon de gendarmes, des agents de l’équipe mobile du rectorat – qui refusaient de décliner leur identité – circulaient dans les couloirs et menaçaient des élèves de 16 ans s’ils ne rentraient pas dans les salles.

Comment en est-on arrivé-là ? Élisabeth Rhodas s’explique : « Normalement, ce sont les enseignants qui décident des sujets des épreuves. Nous avions écrit à la rectrice pour lui dire que nous refusions de choisir les sujets, de surveiller ces examens et de corriger les copies. Donc les sujets ont été choisis par les inspecteurs des différentes matières concernées. On leur avait très clairement indiqué les points de programme que nous avions étudié en cours. » Pourtant, pour plusieurs épreuves, l’examen portait sur une partie du programme que les élèves n’avaient pas étudié.

Résultat : certains lycéens ont rendu copie blanche, d’autres ont fait des crises de panique, mais pas d’infirmière présente dans le lycée. Une situation ubuesque, risible, à pleurer. « À cinq enseignants, deux élèves, une parente d’élève et la proviseure, on a été reçu le vendredi 7 février à 17h par le directeur des services académiques de l’éducation nationale, à qui on a remis les dizaines de témoignages des élèves sur la tenue des épreuves, continue Élisabeth Rhodas. Il avait osé dire que ça s’était passé dans une ambiance "sereine et apaisée". On a discuté pendant 2h25. Il nous a confirmé que c’était bien lui qui nous avait tenus à l’extérieur du lycée car nous étions des "fauteurs de désordre". On lui a exprimé la violence de la situation et demandé l’annulation des épreuves. Plus de la moitié de mes élèves germaniques ont rendu copie blanche ! »

Libourne n’est pas un cas isolé

Autre lieu, même ambiance : à Rennes, au lycée Basch, les épreuves se sont déroulées dans les mêmes conditions sécuritaires. En Île-de-France, on compte au moins 25 lycéens, âgés de 15 à 17 ans, qui ont fini en garde à vue après avoir voulu manifester contre les E3C.

À l’été 2018, les jeunes bacheliers se voyaient comme la « génération crash-test de Parcoursup ». En ce début d’année 2020, voici la génération crash-test des E3C, avec les humiliations qui vont avec. Ce gouvernement n’en finit plus de sacrifier la jeunesse au profit de son « école de la confiance ». Jean-Michel Blanquer a indiqué jeudi 6 février qu’il était prêt à « faire évoluer » les prochaines épreuves prévues de la mi-avril à la fin mai, « dans le sens de la simplicité », rejetant les « blocages » sur des « éléments extérieurs » aux établissements. Fait-il référence aux forces de l’ordre ?

« J’ai peur pour mon avenir », écrit une lycéenne de Max Linder dans son témoignage. Tout est dit.

 

Loïc Le Clerc

Publié le 01/12/2019

Éducation. Les profs face au tableau noir de la réforme des retraites

 

Olivier Chartrain (site humanité.fr)

 

Premières victimes d’une réforme des retraites dont le gouvernement veut se saisir pour dégrader toujours plus leurs conditions de travail, les enseignants pourraient être nombreux dans la rue le 5 décembre.

Du passé, faisons table rase. « Le pacte social implicite qu’on a fait depuis des décennies dans l’éducation nationale (…) ne correspond plus à la réalité. » En quelques phrases brutales, prononcées à Rodez (Aveyron) le 3 octobre dernier, Emmanuel Macron a levé le voile sur le sort qui attend les enseignants dans le cadre de la réforme des retraites. Ceux-ci savaient déjà, de la bouche même du haut-commissaire aux retraites, Jean-Paul Delevoye, que faute d’aménagements spécifiques, ils pourraient être les plus lésés par le passage à une retraite par points. À Rodez, celui qui, avant la présidentielle de 2017, avait intitulé Révolution son livre-programme, est venu lui-même leur dire que, pour eux, plus rien n’était acquis.

Dans le style décousu et faussement populaire qu’il affectionne, Emmanuel Macron a résumé à sa façon ce qu’était ce « pacte social » qu’il s’apprête à détruire : « C’est de dire, on ne vous paie pas très bien, votre carrière est assez plate (…) mais vous avez des vacances et vous partez à la retraite avec un système qui est mieux calculé que chez beaucoup d’autres parce que c’est le système où on calcule sur les six derniers mois. » Soit, en creux, une liste presque exhaustive de tout ce que les enseignants pourraient perdre avec la réforme Delevoye, telle qu’elle est envisagée à l’heure actuelle, avec un véritable effondrement des pensions versées aux futurs profs retraités.

La principale menace vient du calcul des pensions sur l’ensemble de la carrière, et non plus sur les 6 derniers mois. En France, les enseignants sont mal payés : selon les propres chiffres du ministère de l’Éducation nationale, moins de 2 200 euros par mois en moyenne pour un professeur des écoles (mais à peine 1 600 euros pour un non-titulaire) ; dans le secondaire, 2 500 euros par mois pour un professeur certifié (mais 1 700 euros pour un non-titulaire), 3 400 euros pour un agrégé. Des rémunérations qui, selon l’Insee, sont inférieures de 25 % à celles des autres cadres de la fonction publique. Pire, selon les calculs de l’OCDE – peu suspecte d’être inféodée aux syndicats français… – le coût par élève des enseignants est inférieur en France de près d’un tiers à ce qu’il est dans les autres pays de l’OCDE !

Les différentes simulations sont sans appel

Ce qui permet aujourd’hui aux pensions des profs de leur assurer une retraite digne, c’est le système de calcul sur les 6 derniers mois (au lieu des 25 meilleures années dans le régime général et les 10 meilleures années avant la réforme de 1993), qui ne tient pas compte des débuts de carrière sous-payés, ni des éventuelles interruptions et autres temps partiels. Facteur aggravant : alors que les primes ne sont pas prises en compte dans le système actuel, elles le seraient avec le système à points. Alors que celles-ci représentent environ 30 % des rémunérations des autres catégories de fonctionnaires, elles ne pèsent qu’entre 6 % et 8 % pour les enseignants : donc pas de rattrapage non plus à attendre de ce côté.

Le résultat des différentes simulations est sans appel. Les professeurs des écoles seraient les plus touchés, notamment parce que leur temps de travail hebdomadaire (qui ne comprend que les heures officielles et non le temps effectif, bien supérieur…) leur laisse peu d’accès aux heures supplémentaires et autres primes. Selon les estimations du Snuipp-FSU, la baisse des pensions atteindrait, selon les échelons et les grades, entre 400 et 900 euros mensuels. Du côté des collèges et lycées, le Snes-FSU estime qu’il faut s’attendre à des baisses oscillant – là encore selon les statuts, les grades… – entre 275 et 525 euros. Autrement dit, à carrière et travail fourni égal, les enseignants perdraient tous entre 14 % et 32 % de leurs pensions. Quelle profession – aujourd’hui à bac + 5 – accepterait une telle dégringolade, avec des pensions atteignant parfois avec peine 1 300 euros ?

Les répercussions pourraient s’avérer encore plus dramatiques. Certaines estimations des syndicats ne tiennent pas compte d’autres facteurs qui, pour une partie non négligeable du public concerné, feraient encore chuter le niveau des droits. Car si la communication du gouvernement, en se focalisant sur le cas des fameux « régimes spéciaux » (moins de 3 % des salariés), tente de faire croire que la réforme se ferait au nom de l’égalité, pour les profs c’est tout l’inverse qui devrait se produire. La profession est en effet largement féminisée, et c’est déjà un grave facteur d’inégalités : carrières interrompues (congés maternité, congés parentaux), temps partiels, moindre recours aux heures supplémentaires… créent déjà des différences de salaires entre hommes et femmes, au détriment de ces dernières.

Or la réforme ferait tout simplement disparaître les dispositifs qui, arrivés à l’heure de la retraite, tentent de compenser – même de manière très imparfaite – ces inégalités. Plus de majoration de pension pour famille nombreuse (à partir de trois enfants), plus de trimestres de cotisation supplémentaires pour chaque naissance (quatre trimestres par enfant né avant 2004, deux trimestres pour ceux nés après cette date), plus de possibilité de prendre en compte des congés parentaux ou des temps partiels comme des temps pleins cotisés… Seule mesure proposée dans ce domaine : une majoration de pension de 5 % par enfant, attribuée à la mère ou – nouveauté – au père…

Le gouvernement se livre à un véritable chantage

Mais pour les enseignants, la fusée « réforme des retraites » comporte un deuxième étage. Et il ne s’agit pas d’un traitement de faveur, contrairement à ce que laisse entendre Jean-Michel Blanquer, qui a écrit au Sgen-CFDT (seul syndicat à ne pas appeler à la grève le 5 décembre) qu’il s’engageait « à ce que la mise en place du système universel s’accompagne d’une revalorisation salariale ». Laquelle devrait garantir aux enseignants un niveau de pension similaire à celui des corps équivalents du reste de la fonction publique. Mais ce que le ministre de l’Éducation nationale ne dit pas, Emmanuel Macron l’a laissé entendre à Rodez : il faut « repenser la carrière dans toutes ses composantes ». Autrement dit, si l’on revalorise les rémunérations pour compenser l’effondrement prévisible des pensions, « on change aussi le temps de travail et la relation au travail ». En clair : les vacances, ce scandaleux privilège, sont dans le viseur. Un décret, passé en douce cet été, a déjà validé la possibilité d’un temps de formation obligatoire pendant les congés. Pourtant, selon les propres statistiques du ministère, les enseignants consacrent en moyenne 18 jours de congé par an… au travail.

Au-delà des congés, mardi, lors d’un « briefing » réservé à des journalistes choisis, le ministre de l’Éducation a lâché quelques « pistes » : pas de revalorisation globale, donc, mais des primes, conditionnées à des missions. Comme la prime pour l’éducation prioritaire, qui serait à l’avenir attribuée au mérite. Ou la fonction de directeur en primaire, qui serait revalorisée en échange d’un statut hiérarchique que les enseignants refusent.

Si ce type de mesures pourrait aboutir à un niveau de pension correct, en apparence et en moyenne, il entraînerait en réalité une explosion des inégalités, basée sur une gestion des carrières « à la tête du client » (et de sa docilité). C’est donc à un véritable chantage que se livre le gouvernement : soit les enseignants acceptent une redéfinition complète de leur métier et de leurs carrières, ou une dégradation profonde de leurs retraites. Gageons qu’ils seront très nombreux dans la rue le 5 décembre pour refuser ce choix mortel.

 

Olivier Chartrain

Publié le 06/10/2019

Christine Renon : marée humaine quand l’Éducation Nationale ne veut pas de vague

 

Guillaume Bernard  (site regards.fr)

 

La grève lancée par une intersyndicale de Seine-Saint-Denis jeudi 3 octobre a largement dépassé les frontières du 93. Partout en France, la lettre de Christine Renon, directrice d’école à Pantin qui s’est suicidée dans son établissement, émeut et révolte. Elle y met directement en cause l’administration de l’Éducation Nationale et dénonce ses conditions de travail. Or, la manière même dont a été géré l’événement témoigne de la culture du silence qui règne au sein de cette institution.

 

Ils étaient près d’un millier devant le rectorat de Toulouse, 300 à Montpellier, plus de 3000 personnes devant la DSDEN de Bobigny. Dans 55 départements des rassemblements ont eu lieu, faisant du suicide de Christine Renon un événement national.

Le drame place les enseignants face à leur mal-être, à la surdité d’un gouvernement bulldozer qui passe réforme sur réforme. Il incarne la difficulté d’enseigner en Seine-Saint-Denis, le département métropolitain le plus pauvre, celui qui accueille le plus de REP et REP+ et l’impossibilité d’être directrice dans ce contexte. Quoi de plus normal dès lors, que des milliers d’enseignants réunis qui demandent « justice pour Christine » ? Qu’une grève départementale suivie à plus de 60% dans le 93, obligeant 200 écoles à fermer pour la journée ? Qu’une pétition rassemble plus de 100 000 signataires ?

Les suicides sont loin d’être des événements inédits dans l’Éducation Nationale. D’ailleurs, le samedi 21 septembre, alors que Christine Renon sautait d’un atrium de l’école Méhul, un autre enseignant, Frédéric Boulé, professeur de SVT au Centre International de Valbonne, mettait lui aussi fin à ses jours « cinq jours après avoir rencontré le médecin de prévention du Rectorat », commente le Snes-Fsu de Nîmes.

On se souvient également de Jean Willot, 57 ans, enseignant accusé de violence sur enfant mineur qui a mis fin à ses jours en mars 2019. « Il n’était pas soutenu par sa hiérarchie, déclare Francette Popineau, secrétaire nationale du Snuipp-FSU, alors que l’on sait aujourd’hui que ces accusations étaient fausses. » Ou encore cette enseignante qui, mi-septembre à Fos-sur-Mer, a elle aussi tenté d’en finir. Le sujet est pourtant très mal géré par l’Éducation Nationale : « il n’y a pas de numéro vert, pas de gestion de crise, on demande de ne pas faire de vague, de se taire », ponctue Francette Popineau. Les études portant sur les conditions de travail sont d’ailleurs rares, on en trouve une de la MGEN datant de 2013, une autre de la Depp (Éducation Nationale) en 2017 et un sondage du Se-Unsa en 2018. Leurs résultats soulignent que les enseignants sont plus exposés aux risques psycho-sociaux que les autres professions mais l’administration préfère cacher la poussière sous le tapis. La manière dont a été géré, à Pantin, le suicide de Christine Renon témoigne d’ailleurs de cette stratégie du silence.

Pas de vague à Pantin

Mardi 24 septembre, le lendemain de la découverte du corps de Christine Renon, le directeur académique des services de l’Éducation Nationale (DASEN) Antoine Chaleix, nommé en Seine-Saint-Denis à la rentrée 2019, organise une réunion avec les directeurs des écoles de Pantin. « Une réponse rapide que l’on a appréciée », commente une directrice présente à la réunion qui souhaite rester anonyme. Dans la salle, devant l’inspecteur de circonscription et les directeurs des écoles de Pantin, « il a rapidement évoqué la lettre de Christine Renon, dont nous étions les destinataires, en nous signifiant qu’il fallait la remettre à la police parce qu’elle constituait une pièce à conviction. Quand nous lui avons demandé si cela nous empêchait de la diffuser il n’a pas répondu, nous a simplement fait savoir qu’il ne souhaitait pas connaître le contenu de la lettre, alors qu’il le connaissait sans doute déjà…Il était prêt à faire venir l’officier tout de suite, il a tenté de nous mettre la pression », commente la même directrice. Contacté, Antoine Chaleix n’a pas souhaité répondre à nos questions. Pour Camille Saugon membre de Sud Éducation 93 et du CHSCT, son action reste une « tentative délibérée » de cacher la lettre.

Le même jour, la réouverture de l’école Méhul se fait de manière précipitée. Le mardi 24 septembre, 3 enseignants de l’école sont absents, l’Éducation Nationale fait appel à cinq enseignants contractuels « dont certains ont signé leur contrat seulement lundi, n’ont jamais été face à une classe et se retrouvent avec des élèves qui viennent d’être confrontés à un suicide », déplore Camille Saugon. « Le DASEN a dit qu’il appartenait aux enseignants de reprendre ou non le travail le lendemain…mais que c’était quand même mieux de reprendre vite. J’appelle ça une pression hiérarchique », explique l’enseignante. Selon les enseignantes interrogées, la volonté de faire passer le suicide sous les radars est également manifeste, dans la communication du ministre Jean-Michel Blanquer : « On n’a rien reçu du ministre, jusqu’à jeudi ! Il lui a fallu quatre jours pour trouver la route jusqu’à Pantin, s’indigne Marie-Hélène Plard, co-secrétaire départementale du Snuipp-93, il n’a pas dit un mot sur la lettre et a juste parlé de la mort de Christine Renon, pas de son suicide. J’ai dû faire une minute de silence pour Chirac alors que je n’avais rien fait pour ma collègue ».

“Faire reconnaître sa mort comme un accident du travail”

Jeudi 3 octobre, alors que sept délégués syndicaux se rendaient au CHSCT Départemental extraordinaire, l’objectif était donc clair : faire reconnaitre la mort de Christine Renon comme un accident du travail. « Elle voulait faire de son geste un acte politique, rappelle Marie-Hélène Plard, c’est évident que ses conditions de travail avaient quelque chose à voir avec son suicide ». Pour s’en donner les moyens, les membres du CHSCTD, trois délégués syndicaux FSU, deux de FO, un de Sud et un de la CGT, ont exigé que la commission d’enquête reste au niveau départemental et ne soit pas gérée à l’échelle de l’académie.  « En attendant, il n’y a aucune reconnaissance de la responsabilité administrative de la part du DASEN », déplore Camille Saugon, et « il faudra attendre des mois avant que le rapport ne soit rendu. » Le CHSCTD a également voté la révision des rythmes scolaires pour passer à l’école de quatre jours dans la ville de Pantin, selon les vœux de Christine Renon, bien que la décision revienne au maire de la commune. Samedi, une marche blanche aura lieu en la mémoire de Christine Renon à Pantin.

Publié le 30/09/2019

Éducation. Le suicide de la directrice à Pantin accuse toute l’institution

Olivier Chartrain (site humanite.fr)

La tristesse et la colère sont grandes dans la communauté éducative après le geste désespéré de Christine Renon. La directrice d’école maternelle, ne supportant plus son épuisement professionnel, a mis fin à ses jours.

Une rentrée « apaisée », « une des meilleures » qu’il ait jamais vécue, lui qui a le souci permanent du « bien-être » des personnels et des élèves… Le week-end dernier, le gouffre qui sépare les discours de Jean-Michel Blanquer de la réalité sur le terrain s’est ouvert sous les pieds de Christine Renon, et l’a engloutie. À 58 ans, la directrice de l’école maternelle Méhul, à Pantin (Seine-Saint-Denis), a mis fin à ses jours. Son corps a été retrouvé lundi matin, avant l’arrivée des enfants, dans la grande nef de cette école à l’architecture remarquable. Avec un soin glaçant, elle a pris garde de préserver élèves et collègues du choc de la découverte. Toujours plus attentionnée aux autres qu’à elle-même, comme la décrivent nombre de ceux qui l’ont côtoyée au cours de ses quelque trente ans d’activité dans la ville.

Elle a aussi rédigé et envoyé des lettres – à ses proches, ses collègues enseignants et directeurs d’école, sa hiérarchie, les syndicats – où elle se décrit « épouvantablement fatiguée, épuisée après seulement trois semaines de rentrée ». Sa mort a causé un choc dont l’onde se propage et s’élargit depuis lundi, tant dans la ville et aux alentours que dans le monde enseignant. Ses collègues directrices et directeurs d’école de Pantin appelaient d’ailleurs à un rassemblement-hommage devant l’école, hier à 18 heures. Un appel auquel se sont agrégées des organisations, dont les syndicats SNUipp-FSU et SUD éducation.

Dans la lettre qu’elle a envoyée à ses collègues, l’enseignante dresse un véritable inventaire de son activité depuis avant même la rentrée, entre professeurs non nommés, déplacés, risque de fermeture – finalement annulée – d’une classe entraînant la réorganisation de toute l’école, livraisons aléatoires de matériel, gestion complexe de plusieurs « agressions » entre élèves et des demandes des parents concernés, accumulation des tâches et des contraintes bureaucratiques, manque de matériel. « Le travail des directeurs est épuisant », écrit-elle, d’autant qu’ils sont « seuls ! Seuls pour apprécier les situations, seuls pour traiter la situation (…). Ils sont particulièrement exposés et on leur demande de plus en plus sans jamais les protéger. »

Une de ses proches collègues, elle aussi directrice d’école à Pantin, confirme. Elle nous décrit par le menu l’empilement des tâches bureaucratiques, souvent aux limites de l’absurde : le document de suivi de l’obligation scolaire, 4 à 5 pages à rédiger chaque fois qu’un élève manque plus de 4,5 demi-journées d’école, et « qui ne sert à rien », dénonce-t-elle : « Une fois j’ai signalé un enfant qui avait manqué 98 demi-journées : rien ne s’est passé. » La plateforme Onde, autrefois appelée « base élève », est quant à elle tellement sécurisée que leur hiérarchie leur demande de recopier les données qu’elle contient (inscription des élèves, classes, enseignants, situations de handicap…) afin d’y accéder… Arrêtons là : c’est une impressionnante litanie, qui donne la mesure des tâches administratives croissantes, guère valorisantes et souvent dépourvues de sens, qui accablent les directeurs. Avec en point d’orgue, cette année, un exercice « d’alerte intrusion » particulièrement lourd à mettre en place, mais fixé… la semaine des élections des parents d’élèves, que le directeur doit aussi organiser !

Notre interlocutrice – qui a tenu à conserver l’anonymat, ce qui en dit long sur le climat « d’apaisement » souligné par le ministre de l’Éducation nationale – évoque encore l’isolement, mais aussi l’absence de formation des directeurs face à la complexité des situations rencontrées : accueil et formation des jeunes enseignants, qui constituent parfois la majorité dans l’école et sont, sinon livrés à eux-mêmes au quotidien, en butte au comportement parfois violent de quelques parents, menaces physiques… « Un directeur n’est pas outillé pour répondre à ça. On gère avec ce qu’on est, notre expérience… et le secours des collègues. » Des situations d’autant plus difficiles « quand on habite parfois à quelques rues de nos agresseurs. On a la trouille, on ne dort plus, on s’abrutit dans le travail. On a tous vécu ça – Christine aussi. On n’est pas protégés du tout. » Et, ajoute-t-elle, « on recueille la détresse de tout le monde ». Mais qui recueille la leur ?

À tout cela, qui est déjà beaucoup, il semble que s’ajoute à Pantin une situation assez conflictuelle avec la mairie. À l’issue d’une « consultation » ayant mobilisé seulement 17 % des familles, la ville est l’une des rares à avoir maintenu la semaine de quatre jours et demi… contre l’avis de la plupart des équipes enseignantes, et de nombreux vœux adoptés par les conseils d’école. Depuis cette mobilisation, le comportement des cadres et des élus de la ville est décrit comme « méprisant » par notre interlocutrice : « Le personnel municipal n’en peut plus, les chefs sont odieux avec tout le monde. »

Alixe Rivière, coprésidente de la FCPE 93 (parents d’élèves) et ancienne parent d’élève de l’école Méhul, rappelle l’exigence de l’association pour « des décharges de classe à 100 % pour les directeurs » et pointe également le problème du manque de stabilité des inspecteurs à Pantin : « Ils changent chaque année, on ne peut rien construire avec ça. » Lui-même autrefois en poste à Pantin, Paul Devin, secrétaire général du SNPI-FSU (syndicat des inspecteurs), décrypte le mécanisme à l’œuvre : « Le manque de moyens, le bricolage permanent, c’est le premier facteur qui place les directeurs dans l’impossibilité de faire bien leur métier. Le deuxième facteur, c’est l’asservissement de la politique éducative aux alternances politiques », avec des injonctions qui s’empilent ou, au contraire, se contredisent, parfois d’une année sur l’autre. « Tout cela fait que les gens n’arrivent plus à percevoir le sens de leur activité. Or ce sens, il leur est nécessaire pour trouver l’énergie de faire ce métier. »

« On n’a pas signé pour ça. Ce n’est pas ça, être enseignant ! »

Cosecrétaire générale du SNuipp en Seine-Saint-Denis, Marie-Hélène Plard témoigne du résultat de cette situation : « Toutes les semaines nous recevons des appels de collègues en grande difficulté. Parfois cela se résume à : « Je souhaite démissionner, quelle est la procédure ? »  Quand ses collègues du syndicat SUD éducation 93 dénoncent le fait que « le new management tue dans l’Éducation nationale, comme à France Télécom ou à la SNCF », elle appuie : « On n’a pas signé pour ça. Ce n’est pas ça, être enseignant ! » « New management » ? Un mélange de paternalisme et d’autoritarisme, dont on pourra trouver une triste illustration dans la gestion même du choc provoqué par le geste de Christine Renon. Une « cellule psychologique » pour les profs a été mise en place par le rectorat dans les deux écoles les plus proches. Mais qui doit en gérer l’accès ? Les directeurs… L’école Méhul, elle, a rouvert dès mardi matin : « Avec la moitié des collègues en arrêt et six remplaçants, raconte notre directrice, dont quatre contractuels qui n’avaient jamais mis les pieds dans une classe. » Et quand Alixe Rivière se demande quel dispositif a été mis en place pour les élèves, la réponse laisse pantois : « Pour eux, il y avait une simple feuille A4 dans la salle des profs, qui expliquait aux enseignants ce qu’ils devaient dire aux enfants… »

« Il faut entendre le cri d’alerte de Christine Renon, martèle Paul Devin. Ce n’est pas un geste isolé. L’ensemble des personnels crie qu’il n’en peut plus. L’institution doit prendre conscience que toute cette souffrance non traitée nuit à tout le monde et, au final, dessert l’ambition démocratique d’une école de qualité pour tous.​​​​​​​ » Une ambition que Christine incarnait au quotidien.

 

Olivier Chartrain

Publié le 20/09/2019

Réforme Blanquer : courte lettre aux collègues…

« La cohérence est devenue révolutionnaire »

paru dans lundimatin#208, (site lundi.am)

 

Un enseignant appelle ses collègues à ne pas se « dissoudre » dans les réformes Blanquer. Il revient notamment sur l’initiative « Pas prof principal, prof principalement » et invite à prolonger « jusqu’au bout » le geste de ne plus participer « à rien ».

Le proviseur du lycée où je travaille, dans son accueil des classes de premières, a parlé de « mesurer l’engagement des élèves » comme un des axes majeur de la politique éducative du lycée. Tout est dit.

Il nous faudrait toujours ré-interroger, formuler entre nous pourquoi nous sommes opposés à la réforme et ainsi déduire les meilleures modalités à mettre en œuvre pour la dénoncer.

Parmi tous les points qui pourraient être analysés, insistons sur l’un d’entre eux plus particulièrement.

Cette réforme est un des nombreux aboutissements actuels d’un acte idéologique, celui de la destruction des services publics au profit d’une gouvernance par des moyens privés généralisés. Pour le dire autrement, l’école était le dernier lieu où les statuts de service public n’était pas cassé. Désormais c’est fait. Finie la formation continue, finie la non résiliation des contrats, finis les médiations et le régime de concertation, bienvenu aux ruptures conventionnelles, à la fin des titularisations, à l’emploi systématique de contractuels sur des périodes courtes et renouvelables, aux directeurs d’établissements tout puissants, à l’obligation réglementaire d’obéir à des ordres.

Pour aller très vite bien-sûr, mais pour revenir aux bases, la période qui commence ouvre la voie à de grandes désespérances dans le corps professoral enseignant, puisque tous les aspects de l’ouverture à la connaissance comme vecteur d’émancipation issue des Lumières puis validée par la Révolution Française dans le cadre de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, enfin consolidée par la structuration rurale de l’école républicaine au tout début du XXe siècle et enfin par le Conseil National de la Résistance au sortir de la seconde guerre mondiale qui acte le principe d’une école riche ouverte au plus grand nombre, tous ces aspects sont balayés.

Et dans l’Education Nationale, plus précisément au lycée, c’est le triomphe en acte du régime de conformation (que les élèves se conforment à des normes, à des savoirs sans les interroger, …) au détriment du régime d’émancipation (que les élèves apprennent à apprendre, …).

Tous les aspects émancipateurs, comprendre ce qu’on fait, déconstruire les systèmes, s’informer, se documenter, documenter et analyser les situations, observer le contexte de travail, échanger avec des personnes diversifiées, augmenter sa curiosité et l’étendre à des domaines inconnus, exercer sa créativité par des moyens artistiques variés, tout cela a disparu.

C’est le triomphe d’une voie unique, de la pédagogie à sens unique avec un sachant qui distribue un savoir normé de façon magistrale. Et toutes les disciplines sont mangées à cette sauce, des « humanités » aux « sciences » molles et dures, aux langues, aux arts divers et variés, au technologique et même à l’apprentissage.

L’exercice de l’enseignement est désormais uniquement indexé, réduit à la question de l’employabilité et de débouchés sur d’éventuelles formations, poursuites d’études qui sont d’ailleurs triées socialement et/ou soumises à l’aléatoire, la loterie administrative organisée, le parcours dit Sup. 

C’est la constance de tous les pouvoirs — fragiles donc autoritaires — de dire le contraire, de promouvoir le contraire de ce qu’ils réalisent réellement. La question d’un bac simplifié est démentie dans les faits puisque ce bac multiplie les épreuves réparties tout au long de l’année et ce rythme imposé oblige à la fois les élèves et les enseignant·e·s à bachoter c’est-à-dire que les enseignant·e·s sont soumis à la pression des élèves eux-mêmes éventuellement de leurs parents. Les enseignant·e·s sont amenés à se conformer quasi restrictivement à cette situation et ne vont pas pouvoir mener à bien des pratiques pédagogiques plus ouvertes ni même des actions éducatives d’émancipation.

La conformation à l’employabilité est devenue le programme éducatif hégémonique. Et bientôt dans quelques mois, dans un an, dans deux ans, les élèves se moqueront des enseignant·e·s qui voudront exercer d’une autre manière que par des moyens magistraux leurs compétences pédagogiques. 

La réforme institue des modalités systémiques si rigides, fractionne tant l’année avec des « contrôles », partiels et autres évaluations, tout en répudiant toutes les structures et les espaces-temps intermédiaires de médiation (entre élèves et élèves, entre élèves et profs, entre profs et directions, entre la communauté éducative et le Rectorat, …) que l’ensemble de ces nouvelles modalités fait clairement sens : chacun·e d’entre nous, enseignant·e, est-il·elle engagé·e dans cette activité et ce métier pour travailler dans cette optique ?

Si la réponse est non, la question subsidiaire est celle de savoir comment faire face à cette injonction contradictoire, se déplacer au lycée avec l’énergie et l’enthousiasme de la relation intègre avec les élèves tout en étant confronté à des directives et un cadre professionnel mortifère pour la démocratie du travail et la démocratie tout court.

Une des voies de résistance — car il s’agit de cela, est celle qui consiste à ne pas participer à mettre en œuvre ce contre quoi on se bat. La première attitude consiste à ne pas se soumettre à la « servitude volontaire ». Et malheureusement, c’est ce qui semble manquer à la grande majorité des enseignant·e·s actuellement.

«  Il est certain qu’avec la liberté on perd aussitôt la vaillance. Les gens soumis n’ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils y vont comme ligotés et tout engourdis, s’acquittant avec peine d’une obligation. Ils ne sentent pas bouillir dans leur cœur l’ardeur de la liberté qui fait mépriser le péril et donne envie de gagner, par une belle mort auprès de ses compagnons, l’honneur et la gloire. Chez les hommes libres au contraire, c’est à l’envi, à qui mieux mieux, chacun pour tous et chacun pour soi : ils savent qu’ils recueilleront une part égale au mal de la défaite ou au bien de la victoire. Mais les gens soumis, dépourvus de courage et de vivacité, ont le cœur bas et mou et sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent bien. Aussi font-ils tout leur possible pour mieux les avachir.  » [Discours sur la servitude volontaire [extrait] Etienne de la Boétie 1574]

Dans ce contexte « avachi », l’action «  Pas prof principal, prof principalement  » est pertinente, mais si on la tient jusqu’au bout, avec un ensemble de principes qui consiste à ne participer à RIEN qui soit du domaine de l’orientation (non seulement on ne sait pas faire, mais on ne veut pas faire dans un contexte de sélection et d’employabilité à outrance), RIEN qui soit du domaine de l’organisation administrative des épreuves du BAC (cette organisation sera imposée mais au moins nous n’aurons pas participé à la fabrication des liens qui nous ligotent), à RIEN qui relève d’explications officielles auprès des parents (des réunions parents profs ou des portes ouvertes, événements dans lesquels nous n’aurions rien à dire d’autre que nous sommes opposés à la réforme idéologique). Et la liste n’est pas exhaustive…

Mais beaucoup d’enseignant·e·s, par un effet de sidération sans doute, n’ont pas encore saisi que la réforme a fait basculer leur métier, leur rôle, leur implication — appelons ça comme on veut, de l’autonomie (une « liberté pédagogique » qui s’usait si on ne s’en servait pas) à l’obéissance (à des protocoles, à des procédures, à des ordres). Et ces mêmes enseignant·e·s croient encore, comme on croit en l’immaculée conception, qu’ils·elles ont encore une marge de manœuvre.

Et au nom de cette croyance, malgré la lutte engagée par d’autres — quasi désespérée dans ce contexte, ils se portent volontaires pour être profs principaux — comprendre « je vais aider ces élèves perdus à s’orienter dans ce méchant système ».

Toute résistance est accompagnée de ses « briseurs d’espérance ». En cette période de rentrée scolaire, les « bons samaritains » pullulent.

Et pourtant, nous sommes dans une de ces situations historiques où, ayant perdu sur le front des décisions politiques, nous pouvons conserver notre dignité en devenant « irréductibles », car nous ne pouvons, en conscience, nous dissoudre dans cette réforme. Pour reprendre une formule de Annie Lebrun : «  La cohérence est devenue révolutionnaire  ».

 

Marco Kraliévitch

Publié le 17/09/2019

Salaires des profs : le grand n’importe quoi médiatique

 

par Frédéric Lemaire, (site acrimed.org)

 

Le 10 septembre 2019, l’OCDE publiait l’édition 2019 de son rapport « Regards sur l’éducation » qui se veut « la publication de référence sur l’état de l’éducation dans le monde ». Une publication qui n’est pas passée inaperçue. Certains commentateurs, Les Échos en tête, n’ont pas manqué de s’en emparer pour claironner que la moyenne des salaires des enseignants serait plus élevée en France qu’ailleurs. D’autres médias annonçaient pourtant, sur la base du même rapport, que les profs étaient sous-payés par rapport à la moyenne de l’OCDE. Qui croire ? Retour sur un cas exemplaire de bidonnage médiatique.

Le lendemain de la publication du rapport de l’OCDE, dans la matinale de LCI, « l’expert » François-Xavier Pietri jubile :

Aïe aïe aïe, je ne vais pas me faire des amis ce matin… Ca fait des années que les profs réclament des hausses de salaires, on les entend dans les manifs, on les voit un peu partout réclamer… L’argument, c’est qu’ils sont moins payés que leurs camarades de l’OCDE. Quand Jean-Michel Blanquer a annoncé une hausse de 300 euros par an, on a dit que c’était une aumône. Eh bien en fait ce n’est pas tout à fait vrai, et c’est justement l’OCDE qui le dit.

Une introduction qui annonce la couleur : les profs se plaignent de leur salaire trop faible et se moquent des annonces a minima de Jean-Michel Blanquer ? Ils ont tort, et c’est l’OCDE qui le dit ! Mais qui dit quoi exactement ? Le « spécialiste » de LCI développe :

On va prendre le salaire d’un prof des lycées : selon les calculs des experts de l’OCDE, le salaire mensuel est de 3850€ contre une moyenne de 3457€, en fait ils gagnent 393€, près de 400€ de plus par mois, c’est quand même énorme.

Le tout accompagné d’un bandeau sans détour :

Ces chiffres lunaires ont fait s’étrangler de nombreux spectateurs, à commencer par les enseignants concernés. En témoignent les réactions sous le tweet de LCI où certains commentaires, statistiques ou fiches de paie à l’appui, font état de salaires bien moindres :
Alors, d’où sort le chiffre de François-Xavier Pietri ? Une rapide recherche suffit pour comprendre la grossière bourde à l’origine de ces chiffres. La moyenne de salaire annoncée sur LCI constitue une simple division par 12 de la moyenne annuelle indiquée par ailleurs dans un article des Echos. Problème : ce chiffre est faux, et témoigne d’une méconnaissance des principes élémentaires des comparaisons internationales.

Le quotidien d’information économique s’est en effet contenté de prendre le montant annuel de salaire indiqué dans le rapport de l’OCDE en dollars et en parité de pouvoir d’achat (PPA), puis de le convertir en euros. Or ce calcul ne prend pas en compte le coefficient de parité de pouvoir d’achat (qui vise à établir une comparaison entre les pays malgré la différence du niveau des prix). Résultat : le montant de salaire annuel donné par les Echos est surestimé de 18%. Par ailleurs, à aucun moment il n’est mentionné qu’il s’agit du salaire brut, également supérieur de 26% environ au salaire net [1].

Ainsi à une erreur grossière s’ajoute une imprécision de taille. Paresse, incompétence ou mauvaise foi ? Quoi qu’il en soit, le chiffre annoncé par LCI est 48% supérieur au salaire net. En lieu et place du chiffre délirant de 3850€ mensuel, on trouve ainsi un salaire net mensuel moyen, primes comprises, de 2600€ environ pour les enseignants de lycée (selon les chiffres de l’OCDE [2]). Que le montant avancé n’ait pas fait réagir les journalistes de la rédaction de la matinale de LCI en dit long sur leur méconnaissance de la réalité économique et sociale des professeurs en France, dont ils prétendent pourtant rendre compte. A noter que la même erreur a aussi été reproduite par le JDD dans un article martelant que « non, les enseignants français ne sont pas bien moins bien payés que dans la moyenne des pays de l’OCDE ».

Si les moyennes évoquées en euros sont fausses, quid de la comparaison avec la moyenne de l’OCDE ? Pourquoi la dépêche AFP, largement reprise par exemple par Le Point ou L’Express, annonce-t-elle que les salaires des profs français sont « sous la moyenne des pays de l’OCDE » ? En réalité, comme l’indique le rapport de l’OCDE, deux comparaisons sont établies en parité de pouvoir d’achat : une première en termes de salaire statutaire, pour laquelle la France est en-dessous de la moyenne des pays comparés ; et une seconde en termes de « salaire effectif », comprenant différentes primes, pour laquelle la France figure cette fois au-dessus de la moyenne.

C’est cela qui permet à François-Xavier Pietri de conclure avec gourmandise que « contrairement aux idées reçues, les profs français sont mieux payés que leurs petits camarades des 36 pays les plus riches » (on compte actuellement en réalité 35 pays dans l’OCDE dont la France). Il suffit juste de bien choisir sa comparaison. Et à cet égard, qu’on prenne le salaire statutaire ou le salaire effectif, on peut s’interroger sur la pertinence d’une comparaison par rapport à une moyenne globale « OCDE » qui agglomère des situations nationales bien différentes en matière de système éducatif [3].

Pour s’en tenir à des comparaisons plus simples (et plus pertinentes), les commentateurs auraient ainsi été bien inspirés de constater que le salaire moyen effectif des enseignants calculé par l’OCDE pour la France (51007 dollars PPA) est certes supérieur à celui du Royaume-Uni, de l’Italie, du Portugal ou de la Suède, mais inférieur (parfois de loin) à celui d’autres pays voisins, notamment l’Allemagne (80483 dollars PPA), l’Autriche (74920 dollars PPA), les Pays-Bas (68771 dollars PPA), le Danemark (65272 dollars PPA), la Belgique, la Finlande (57779 dollars PPA), l’Islande (56234 dollars PPA) et la Norvège (53120 dollars PPA) ; les chiffres n’étant pas disponibles pour l’Espagne, la Suisse, le Luxembourg, et l’Irlande…

Les commentateurs auraient par ailleurs pu se saisir, dans la publication de l’OCDE, d’autres statistiques rendant compte de la faiblesse relative du salaire des enseignants, comme le rapport entre le salaire effectif moyen des enseignants et les revenus moyens d’autres salariés français présentant un niveau de formation similaire : il varie de 78% pour les enseignants du primaire à 85% pour les enseignants de collège et 95% pour ceux du lycée. Les enseignants sont donc, à formation comparable, moins bien payés en France selon l’OCDE. Autre aspect, souligné par la dépêche AFP : entre 2000 et 2018 le salaire des enseignants qualifiés a augmenté dans la moitié des pays de l’OCDE... mais pas en France où les salaires ont diminué de 6%.

Mais de ces données, bizarrement, ni François-Xavier Pietri, ni Dominique Seux ne font mention… Comme l’avait déjà montré l’épisode de la grève du bac (dont les copies et les notes auraient été « retenues en otage »), les enseignants et leurs mobilisations constituent, pour certains éditocrates, des cibles de premier choix.


Frédéric Lemaire

Publié le 06/09/2019

« Notre métier, c’est de former une génération qui prendra en main la destinée du monde d’ici 25 ans »

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

Comment enseigner sans se préoccuper des élèves qui dorment à la rue, ou des garçons habitués à frapper les filles ? Institutrice puis directrice d’école en Seine-Saint-Denis pendant plus de trente ans, confrontée à la paupérisation des habitants, Véronique Decker défend un enseignement à la fois ancré dans le réel et tourné vers l’émancipation. Entretien avec l’auteure du livre Pour une école publique émancipatrice.

Basta ! : L’école publique peut développer un projet émancipateur, dîtes-vous, à condition d’avoir des enseignants engagés, une envie de construire un monde nouveau et meilleur, plus solidaire et coopératif. Pourquoi l’engagement des enseignants est-il si important ?

Véronique Decker [1] : Notre métier, c’est de former une génération qui va prendre en main la destinée politique du monde d’ici 25 ans. On ne peut pas se contenter de viser des performances de lecture ou de calcul. Il faut impérativement avoir une vision politique du monde que l’on souhaite voir advenir.

Si on veut en finir avec les féminicides, il faut éduquer les petits garçons à respecter l’intégrité physique des filles. Pour les enjeux liés au réchauffement climatique, c’est la même chose. Dès la maternelle, on peut faire réfléchir les enfants à ce que c’est que le gâchis et le caprice. De proche en proche, et au fur et à mesure qu’ils grandissent, on peut réfléchir avec eux au sens que cela a de nourrir des animaux avec du soja qui a fait le tour du monde. Ou se demander pourquoi on devrait écrire sur du papier tiré d’arbres qui arrivent de l’autre bout de la planète. Cela peut très bien se faire dans le cadre de cours de géographie en cycle trois (CM1, CM2, 6ème, ndlr).

Je pense que l’on ne peut pas enseigner en ne faisant que raconter des choses. Comment apprendre l’égalité aux enfants, par exemple, si on reste totalement indifférent au sort d’un élève qui dort dans la rue ? Ce n’est pas possible. Pour emporter l’adhésion des enfants, il faut qu’il y ait un minimum de cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. La moralité, c’est ce qu’ils voient de nos actes chaque jour.

Vous avez choisi de pratiquer la pédagogie de Célestin Freinet, du nom de l’instituteur qui développa des techniques d’enseignement coopératives au milieu du 20ème siècle. Le choix de cette pédagogie, c’est un engagement pour vous ?

Tout à fait. Cette pédagogie, qui s’est développée à l’intérieur de l’école publique, forme des gens capables d’organiser leur enseignement de manière collective, que ce soit avec leurs collègues ou avec les enfants. C’est une pédagogie coopérative, qui s’appuie sur le groupe, et qui essaye d’agir sur le réel. Quand les enfants écrivent, ils écrivent réellement à quelqu’un. Ils ont des correspondants. Quand ils inventent des histoires, ils les publient. Quand ils calculent, c’est pour de vrai. Par exemple, les CP ont 100 euros par an de la part de la coopérative scolaire. Comment vont-ils les dépenser ? S’ils décident d’acheter un poisson rouge, il faudra retirer 12 euros de la somme initiale. C’est ainsi qu’ils découvrent la soustraction. Freinet, en son temps, avait fait calculer le débit d’eau de la fontaine du village.

La pédagogie Freinet enseigne le sérieux et la responsabilité. C’est une pédagogie du travail. Quand on commence un dessin, il est fini quand il est colorié, contre-collé sur un carton, mis dans un cadre et affiché. On ne félicite pas les enfants pour un petit gribouillis fait à la va vite. Les enfants doivent être engagés dans ce qu’ils font. Avec les plans de travail individualisés (qui permettent aux enfants d’apprendre à leur rythme), et les fichiers auto-correctifs, les élèves apprennent à s’organiser, à poser des priorités. Ils apprennent à penser les choses, à les exprimer et à les défendre.

« Le niveau de santé et de suivi médical des enfants n’est plus suffisant pour nous permettre d’enseigner »

En terme de réussite scolaire, il n’y a aucun indicateur affirmant que nos élèves seraient meilleurs. Mais ce sont des enfants plus actifs, plus créatifs, avec de réelles capacités d’organisation. Et le plus satisfaisant, de mon point de vue, c’est d’avoir des enfants capables d’une pensée autonome, avec une capacité à contester la parole de l’adulte. Je me dis alors qu’ils sont bien partis pour leur scolarité, ils ne risquent pas d’être des moutons.

Dans les classes Freinet, on expérimente aussi la démocratie, au sein de conseils de classe qui se tiennent toutes les semaines. Les délégués élus par les élèves se retrouvent toutes les trois semaines, prennent des décisions. Pour vous, cette expérimentation de la démocratie est une des missions de l’école publique. Pourquoi ?

La démocratie consiste à réunir des gens pour qu’ils prennent des décisions ensemble. Ce n’est pas d’aller voter tous les cinq ans pour élire des personnes qui décideront à notre place. Mais la démocratie, ce n’est pas naturel, cela s’apprend. Et en se pratiquant plutôt qu’en recopiant des leçons ! Les enfants apprennent à faire des choix, en commençant par le plus important car la démocratie, ce n’est pas avoir tout, tout de suite. Quand l’ouragan Irma a ravagé Haïti en 2017, les élèves délégués de l’école ont décidé de faire des gâteaux, de les vendre et d’envoyer l’argent à une école là-bas qui avait tout perdu. Ils ont dû récolter 200 euros, avec lesquels on aurait pu faire des choses dans notre école, qui n’est pas (de loin) la plus riche de France… Le fait qu’ils décident spontanément de ne pas garder cet argent pour eux mais de l’envoyer à l’autre bout du monde, dans un endroit où ils ne connaissent personne, c’est de l’éducation civique réelle. C’est bien plus efficace que d’apprendre à chanter la marseillaise par cœur !

Vous insistez dans votre ouvrage sur le fait que les enfants ont besoin de découvrir le monde réel : les véritables vagues de la mer, les véritables sentiers des montagnes, les véritables humains... Avec le numérique, le virtuel aurait-il pris le pas ?

Tant que les limites du réel ne sont pas bien comprises, les limites du virtuel sont incertaines et dangereuses. De plus en plus d’enfants expérimentent le monde et les relations virtuelles avant d’expérimenter le monde et la relation humaine. Les enfants se retrouvent dans des situations où s’ils se fâchent avec quelqu’un, ils peuvent l’expulser. Les petits croient à cette magie là. A un monde où il n’y a pas de limites. Dans la vraie vie, cela ne se passe pas comme ça, évidemment… Le voisin avec lequel on ne s’entend pas, reste notre voisin. Il faut donc apprendre à composer avec le réel. Aujourd’hui, trop d’enfants sont gavés d’écran et arrivent à l’école sans avoir été suffisamment en interaction avec d’autres humains. On passe un temps infini à leur expliquer qu’entre le désir et le réel, il y parfois un très gros écart, qui n’existe pas dans le monde virtuel. De très nombreux parents sont totalement inconscients de ces effets dangereux des tablettes et smartphones. Beaucoup d’entre eux pensent que les enfants ont besoin d’avoir une tablette dès la maternelle. Ou un smartphone quand ils sont à l’école élémentaire.

Vous citez dans votre livre Célestin Freinet, qui parle de la « motivation au travail ». Une question que les enseignants se posent de moins en moins, regrettez-vous, car trop souvent, ils houspillent, grognent et menacent. Comment, dans votre quotidien, avez-vous pu aider les enfants à trouver cette motivation ?

Trop d’enseignants considèrent que leur fiche de préparation suffit pour qu’un gamin soit motivé pour apprendre l’imparfait, par exemple. Mais le gamin sera motivé s’il a besoin d’apprendre l’imparfait, pour écrire un conte, ou parler de mythologie. Il n’y a que les enfants de profs qui ont envie d’apprendre l’imparfait simplement pour l’apprendre. Les autres n’en ont que faire. Au sein d’une école Freinet, beaucoup de choses reposent sur le désir des enfants et des familles. Dans ce cadre, il faut être prêt à avoir de réelles surprises, bonnes ou mauvaises.

Prenons un enfant qui décide de faire un exposé sur les dinosaures. Il en connaît peut-être beaucoup, nous apprendra plein de choses comme la différence entre les carnivores et les herbivores, amènera des petites figurines qu’il collectionne, etc. Mais il peut aussi bien arriver en classe avec trois phrases piochées sur Wikipédia auxquelles il ne comprendra rien, et ses camarades non plus… Il faut donc être capable d’improviser. Dans la pédagogie classique, celle qui est pratiquée par la majorité des enseignants, tout est préparé à la minute prêt.

Même chose pour l’ouverture de l’école aux familles, qui doit se faire dans un cadre bien défini. Quand j’enseignais en maternelle, un petit garçon qui avait beaucoup de mal à parler avait réussi à me dire que son papa, routier, avait « un beau camion rouge et brillant ». Quand j’ai compris, je lui ai dit que c’était formidable, et que j’aimerais bien voir ce camion. Il s’est empressé de le dire à son papa qui est venu me demander si c’était vrai… Je lui ai répondu que oui et il est venu dans la cour avec cet énorme camion, pour le montrer aux enfants. Ils étaient émerveillés par le véhicule dont les roues étaient plus grandes qu’eux.

J’ai fait ce jour là la meilleure séance de langage de ma carrière. Parce que pour dire rétroviseur, hayon ou clignotant… les enfants ont dû faire de gros efforts d’articulation. Ils ont fait marcher les clignotants, à droite à gauche. J’étais ravie, car c’est aussi mon programme de leur apprendre à différencier la droite et la gauche. En plus, ce petit garçon qui était un peu effacé est devenu un héros pendant une journée. C’est important pour la construction de l’estime de soi. Et l’école doit aussi apprendre cela aux enfants, normalement.

Cette façon de faire suppose que l’on accepte l’imprévu, et une école avec les portes grandes ouvertes…

Évidemment. Et ce n’est pas du tout la tendance générale, malheureusement. Aujourd’hui, les directeurs d’écoles font des formations pour faire face aux risques d’intrusion ou d’enlèvement. Or, sur l’ensemble de ma carrière, il y a eu quoi ? Deux ou trois tentatives d’intrusion ? On tente aussi d’interdire aux enseignants d’accepter des gâteaux faits à la maison. Mais combien de parents ont eu l’idée d’empoisonner un gâteau qui sera mangé dans la classe où est leur enfant ? Ce sont des peurs irraisonnées. Il s’agit en réalité de sanctuariser l’école, d’en faire une institution dominatrice, qui oblige les parents à ceci ou à cela, mais pas du tout un lieu chaleureux, ouvert sur le quartier, qui permet aux enfants de s’y sentir bien. Or, il est important de ne pas être stressé pour pouvoir apprendre.

Pour apprendre, il faut aussi être nourri, logé, reposé, en bonne santé, en sécurité... Or, dans le département de Seine-Saint-Denis où vous avez fait toute votre carrière, ces besoins fondamentaux ne sont pas remplis pour tous les enfants, loin s’en faut…

Il y a véritablement un effondrement social du département : tous les services sociaux, tous les services publics sont dégraissés au point de ne plus pouvoir produire les services qu’ils sont censés fournir. Le niveau de santé et de suivi médical des enfants n’est plus suffisant pour nous permettre d’enseigner sans en être préoccupés. On sait bien que ce sont les enfants de la misère sociale qui sont en difficultés à l’école. Au cours du 20ème siècle, les progrès des élèves n’ont fait qu’accompagner les progrès sociaux. Les résultats scolaires des enfants des bidonvilles des années 1950 sont assez semblables à ceux des gamins qui vivent aujourd’hui dans des bidonvilles.

« Pour que l’école remplisse son rôle émancipateur, il faut que l’État vise le bonheur social des habitants et pas le maintien aux commandes d’une certaine classe sociale »

Comment la misère sociale empêche-t-elle les enfants d’apprendre ? Prenons cette enfant toujours excitée, énervée, insaisissable, que j’ai hébergée huit semaines avec son frère. Je découvre qu’elle est pleine d’eczéma, que ses dents sont toutes cariées, qu’elle ne dort pas assez – ils sont quatre dans une minuscule chambre d’hôtel qui sert aussi de pièce de vie –, que ses pieds sont déformés et qu’elle a besoin de semelles orthopédiques. Après quelques jours chez moi, grâce à tous les suivis adaptés, tout le monde à l’école constate de nets progrès : elle est plus disponible, plus reposée, commence à stabiliser des apprentissages, avance au niveau de la lecture. Si tous les enfants qui arrivent à l’école n’ont ni soif, ni faim, ni sommeil et sont en bonne santé, avec une bonne estime d’eux mêmes, l’école peut faire son travail. Mais si les gamins n’ont rien de tout cela, il est très difficile de travailler pour les enseignants.

Un autre « secret », pour tenir le coup dans les conditions de travail difficiles des zones prioritaires, serait d’y « rester » dîtes vous. Pourquoi ?

Dans les banlieues, nous avons souvent des enfants fatigués et excédés, avec des parents eux-mêmes fatigués et excédés. Il y a un fond de nervosité constante. Beaucoup d’élèves sont tentés de restaurer leur ego en débordant l’autorité. J’ai pu constater, au cours de mes années de travail, qu’une part de l’autorité est dans le « déjà là ». Je connais les enfants depuis qu’ils sont tout petits. Pour certains, je les ai vus naître. Eux me connaissent aussi. Ils savent des choses sur moi, ils n’ont pas besoin de me tester. La stabilité des enseignants est très importante. Il est aussi important d’être accueillant, empathique, capable d’ouvrir l’école et le bureau dès que des parents ou des élèves en ont besoin.

Pour défendre un service public de qualité, vous évoquez l’importance de la grève « active ». A quoi ressemble une grève active selon vous ?

Les enseignants ne peuvent pas faire grève comme des ouvriers, parce que nous ne produisons rien et le fait que nous ne travaillions pas n’a pas d’effet immédiat sur un chiffre d’affaire ou un carnet de commandes, par exemple. La grève n’a d’utilité que si on libère du temps pour mener des actions. Or, les jours de grève enseignante, il ne se passe généralement pas grand-chose. Pas même une assemblée générale. Juste une manif plan plan. Les enseignants restent chez eux, ils corrigent leurs cahiers, ils se reposent parce qu’ils sont crevés.

Tout cela ne construit pas un rapport de force suffisant. Ces grèves-là ne permettent pas de gagner. Elles ne ne servent à rien. Et les gens arrêtent de se mettre en grève, puisque cela ne sert à rien…. Il faut donc arrêter avec cette croyance magique dans la grève. Et travailler pour la grève. Comment ? Il faudrait y réfléchir collectivement. Mais on pourrait bloquer les outils de production, ou aller sur les quais des métros pour expliquer les raisons de notre grève… Expliquer, cela fait partie de nos compétences professionnelles en plus.

« Pour se battre ensemble, il faut rester », insistez-vous, estimant que la solution de l’école alternative est un mauvais chemin. Pourquoi ?

J’ai conscience que la plupart des gens cherchent à trouver des solutions individuelles. Chacun espère passer entre les gouttes, espérant que ses enfants ne soient pas touchés par la dégradation de l’enseignement, ou par les conséquences du réchauffement climatique. L’idée collective, d’une lutte collective, pour s’en sortir collectivement, semble abandonnée. Les écoles alternatives, qui cultivent un entre-soi social, s’assimilent pour moi à une situation d’apartheid. Je renonce à ce que nous vivons ensemble et je pars avec mes amis faire une école qui fonctionne mieux….

Je pense que seule l’école publique peut être émancipatrice. Comme c’est l’État qui paie les enseignants, ceux-ci ne sont pas soumis aux désirs des parents. Dans les écoles alternatives, il y a un rapport de subordination aux parents, puisque ce sont eux qui versent leur salaire aux enseignants. Évidemment pour que l’école remplisse son rôle émancipateur, il faut que l’État vise le bonheur social des habitants et pas le maintien aux commandes d’une certaine classe sociale. Ce qui est malheureusement le cas actuellement en France

Publié le 09/07/2019

Concurrence de la maternelle à l’université

Réforme du lycée et du baccalauréat, projet de loi pour une école de la confiance, instauration du principe de sélection à l’université… Depuis deux ans, le gouvernement a entrepris de bouleverser le modèle éducatif français. Son objectif ? Instaurer, de la maternelle à la faculté, un système concurrentiel au profit des élèves les plus « méritants ».

par Laurence De Cock  (site monde-diplomatique.fr)

 

Si l’éducation nationale n’a jamais été très douée pour faire fonctionner l’ascenseur social, le projet de loi pour une école de la confiance, porté par le ministre Jean-Michel Blanquer, en a même abandonné l’ambition. L’objectif de démocratisation scolaire, définie comme la volonté de compenser les inégalités sociales, culturelles ou territoriales par un système éducatif obligatoire, gratuit et laïque, y laisse place à un modèle concurrentiel, où les déterminismes sociaux se trouvent contrebalancés par des coups de pouce individualisés aux plus « méritants ».

Coordonnée avec le ministère de l’enseignement supérieur, l’offensive concerne l’ensemble du système éducatif, de la maternelle à l’université. En bout de chaîne, la réforme dite « Parcoursup » a instauré, depuis 2018, une sélection sur dossier à l’entrée des facultés, dont personne ne réussit à saisir les « attendus » (les prérequis pour pouvoir être accepté) tant les critères restent opaques. Les couacs se comptent par milliers : lycéens dont la moyenne est excellente recalés, bugs informatiques, fausses joies, jeunes sur le carreau... La réforme a en revanche fait le bonheur des officines privées de coaching, qui proposent aux candidats paniqués par la complexité du logiciel et des procédures d’inscription des services d’accompagnement, comme le « pass sérénité » vendu par la société Tonavenir.net pour la modique somme de 560 euros — et 340 euros supplémentaires pour un dossier international (1).

Parcoursup a souvent été présentée comme un moyen de remédier au fort taux d’échec des étudiants en première année, estimé par le gouvernement à quatre étudiants sur dix inscrits, et qui concerne en particulier les titulaires d’un baccalauréat professionnel ou technologique. En guise de solution, le gouvernement a donc décidé de leur fermer la porte des universités, en effectuant un tri en amont. C’est d’ailleurs la ligne directrice des réformes actuelles : toujours abaisser le palier du tri.

Aussi la réforme du lycée s’enchâsse-t-elle parfaitement avec celle de l’université. Afin de rompre avec le système des filières (littéraire, scientifique, et économique et sociale), jugé trop contraignant, les experts ministériels ont imaginé de multiplier les enseignements de spécialité à l’issue de la classe de seconde, selon un système flexible, à la carte — à l’image d’un menu de restauration rapide. Mais, du fait des contraintes budgétaires, les lycées n’ont pas été dotés de la même offre. Sur les douze enseignements de spécialité, sept sont obligatoires (2) et chaque établissement doit les proposer. Mais certains n’offrent que ceux-là — à l’image du lycée François-Rabelais, dans la partie populaire du 18e arrondissement de Paris ou du lycée Le Verrier à Saint-Lô — quand d’autres présentent une plus large palette avec, par exemple, les options sciences de l’ingénieur ou numérique et sciences informatiques, recommandées pour s’inscrire dans certaines formations supérieures. D’après une étude menée par le Syndicat national des enseignements de second degré (SNES) auprès de quatre mille élèves de seconde, il semble en outre que les lycéens reconstituent à l’identique les anciennes filières : 66 % ont choisi la spécialité mathématiques ; 50 %, sciences de la vie et de la terre ; et 47 %, physique-chimie, soit les ingrédients composant l’ancienne filière scientifique. Faute de place, les conseils de classe devront pratiquer une sélection quant aux spécialités choisies (3).

Le projet du gouvernement suscite des mobilisations éparses, dont on mesure encore mal l’ampleur, mais qui témoignent d’une colère forte chez les enseignants : manifestations, rétention des notes, démission collective de la fonction de professeur principal, éventualité d’une grève du baccalauréat... Pourtant, au-delà du milieu scolaire, la résistance paraît faible, sinon inexistante, y compris parmi les parents d’élèves.

Logique de tri social

Il faut dire que les textes de la réforme témoignent d’une technicité pouvant se révéler dissuasive pour les personnes peu familières du labyrinthe éducatif, notamment au sein des classes populaires. Or ce sont justement les lycées des territoires les plus défavorisés (banlieues pauvres, espaces ruraux, petites villes) qui vont le plus pâtir de cette offre de spécialités au rabais. Ils sont également en première ligne de la refonte du baccalauréat, qui comporte désormais une forte part de contrôle continu et une épreuve dite « grand oral », calquée sur le modèle des grandes écoles, sans temps de préparation alloué ; cela ne pourra aboutir qu’à valoriser des élèves déjà habitués aux épreuves orales — c’est-à-dire, souvent, ceux des établissements favorisés. Mises bout à bout, toutes ces mesures entérinent la disparition du lycée unique et du baccalauréat national, remplacés par une dynamique de différenciation scolaire sur fond de tri social.

D’autant qu’à ce tableau il faut ajouter la réforme du lycée professionnel. Dès la rentrée prochaine, les enseignements généraux (mathématiques-sciences, lettres-histoire, langues vivantes, éducation physique et sportive) y verront leur volume horaire diminuer fortement. Cette évolution signe la fin d’une tradition d’équilibre entre formations culturelle et professionnelle, qui offrait aux lycéens de ces filières d’autres débouchés qu’une voie pas forcément choisie.

Les projets concernant les autres cycles empruntent la même direction. Certes le président Emmanuel Macron a promis de limiter à vingt-quatre le nombre d’élèves par classe de la grande section de maternelle au cours élémentaire de première année (CE1), mais tous les professionnels savent qu’à budget constant cela se soldera par une augmentation des effectifs dans les autres niveaux. Expérimenté depuis la rentrée 2017, le dédoublement des classes de cours préparatoire (CP) dans les établissements situés en réseau d’éducation prioritaire renforcée (REP+) — une bonne chose — s’arrête déjà dans beaucoup d’écoles. Ailleurs, ce sont des agences privées, comme Agir pour l’école, une émanation du très droitier Institut Montaigne, qui dictent au ministère les directives pédagogiques d’apprentissage de la lecture (4).

La loi Blanquer, actuellement débattue, et avec remous, au Parlement, doit être définitivement adoptée en juillet. Le processus de contre-démocratisation s’y lit à plusieurs endroits. La mise en place des établissements publics locaux d’enseignement international (Eplei) — dont on ignore encore le nombre —, avec un directeur unique de la maternelle au lycée, officialise une école à plusieurs vitesses, à l’image des lycées de la IIIe République, payants et donc réservés aux enfants de la bourgeoisie. Les Eplei sont en effet destinés aux enfants de cadres étrangers — dans le souci d’accroître l’attractivité nationale — et aux élèves français capables de suivre un enseignement multilingue.

Autre exemple, l’encouragement aux « expérimentations pédagogiques » menées par les établissements qui le souhaitent laisse supposer une attribution de moyens en fonction de ces projets dits « innovants », au risque de renforcer la concurrence entre établissements. Les orientations pédagogiques mises en avant pour justifier l’instauration de l’instruction obligatoire à 3 ans (contre 6 ans actuellement) montrent la volonté de dénaturer l’école maternelle, sas de transition pour les petits entre l’intimité familiale et l’école élémentaire, en la transformant en un lieu des premiers « apprentissages fondamentaux », ce qui favorisera les enfants maîtrisant déjà les codes scolaires, c’est-à-dire issus de familles à fort capital culturel.

Le projet de M. Blanquer repose enfin sur un double verrouillage : la mise au pas des enseignants, inscrite dans l’article premier, qui insiste sur l’« exemplarité » du personnel et sur le « respect de l’institution scolaire, dans ses principes comme dans son fonctionnement » ; et la suppression de toute structure indépendante du pouvoir pour évaluer l’efficacité des réformes en cours — une mission jusqu’alors assurée par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco). Ni contestation ni évaluation, voilà une « école de la confiance » bien ficelée.

Laurence De Cock

Enseignante et chercheuse en histoire et en sciences de l’éducation ; auteure, avec Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau, de L’Histoire comme émancipation, Agone, Marseille, 2019.

(1) Lire Annabelle Allouch et Benoît Bréville, « Lycéens contre le tri sélectif », Le Monde diplomatique, janvier 2019.

(2) Humanités, littérature et philosophie ; langues, littératures et cultures étrangères ; mathématiques ; physique-chimie ; sciences de la vie et de la terre ; histoire, géographie et sciences politiques ; sciences économiques et sociales.

(3) « Note sur la réforme Blanquer. Analyse statistique des choix d’orientation des élèves (2e trimestre) » (PDF), Syndicat national des enseignements de second degré, 2019.

(4) Sylvain Mouillard et Marie Piquemal, « Lecture : agir pour l’école sème la discorde par sa méthode », Libération, Paris, 22 janvier 2019.

 

Publié le 15/06/2019

En guerre contre Blanquer !

(site politis.fr)

Le collectif Bloquons Blanquer a montré lors d'une conférence de presse à Paris une grande détermination à se battre par tous les moyens contre les réformes du ministre de l'Éducation nationale.

Nous sommes face à un rouleau compresseur destructeur, nous assistons à un recul de civilisation. C'est une véritable guerre contre l’Éducation nationale ! », a tempété Ludivine Bantigny, historienne, spécialiste des mouvements sociaux au début d'une conférence de presse au ton très offensif.

Le collectif Bloquons Blanquer à l'origine d'une tribune dans Libération signée par de nombreux intellectuels (Ludivine Bantigny, Étienne Balibar, Laurence De Cock, Annie Ernaux...) était réuni mercredi 12 juin après-midi dans une petite salle de cours de l'École des hautes études en sciences sociales à Paris pour exposer « son plan de bataille » contre les réformes éducatives du ministre de l'Éducation. Une vingtaine de personnes, essentiellement des enseignants et quelques journalistes ont assisté à cette conférence de presse qui était aussi retransmise en Facebook Live.

Professeurs des écoles, enseignants de secondaire mais aussi de lycée professionnel, accompagnateurs d'enfants en situation de handicap, parents d’élèves et lycéens, une dizaine de personnes ont pris tour à tour le micro pour expliquer les raisons d'une grande colère.

Le droit de se tromper, de se chercher

Magali, professeur des écoles à Paris, a pris l'exemple d'une ancienne élève, Yasmina, qui a réussi à surmonter des difficultés scolaires en élémentaire. N'aurait-elle pas été découragée par de mauvais résultats aux trop nombreuses évaluations mises en place par Jean-Michel Blanquer dès la maternelle ? Aujourd'hui en seconde, Yasmina va-t-elle voir sa volonté d'être pharmacienne réduit à néant ? « Avec 13 de moyenne en maths elle n'est pas sûre de pouvoir s'inscrire en spécialité maths en classe de première dans son lycée. Le nombre de demandes est tel que la barre est fixée au-dessus de 13. Cette élève motivée va-t-elle devoir changer son projet professionnel parce qu'il n'y pas de places pour elle dans son lycée de secteur ? » Nombreux dans ce cas se lancent avec leurs familles dans une véritable course aux dérogations pour changer d'établissement. Une course périlleuse pour les familles qui maitrisent mal les codes de l'administration, et donc génératrice d'inégalités supplémentaires.

Professeure en lycée professionnel, Cathy a dénoncé la logique « purement libérale » qui s'applique dans les filières professionnelles. La forte baisse du nombre d'heures pour les matières générales, le mélange dans les classes avec des adultes en reconversion va « faire du bac pro un sous-bac destiné aux classes populaires et aux plus précaires », a-t-elle expliqué. « Il faut savoir ce que l'on veut faire de sa vie toujours plus vite, a-t-elle enragé. Nous continuons de vouloir des enfants qui ont le droit de se tromper, de se chercher, de se trouver... »

Le retour de la grève du bac

Inégalités entre les lycées qui ne proposeront pas les mêmes options, la plateforme d'inscription Parcoursup qui met « trop d’élèves sur le bas-côté ». Pour le lycéen Louis Boyard, président du syndicat UNL, ces raisons doivent pousser les lycéens à soutenir le personnel enseignant et éducatif. « Ils se mobilisent pour nous, ils ne parlent pas d'eux mais de notre avenir. Contrairement à Blanquer, ils nous considèrent vraiment comme des adultes. Et puis si on ne peut pas passer le bac tant pis ! L'enjeu est plus important. C'est grâce aux professeurs que je peux parler devant vous, c'est eux qui m'ont toujours aidé, pas le gouvernement ! », a-t-il résumé.

Le baccalauréat 2019 est menacé. La grève des surveillances et des corrections pendant les examens 2019 est en effet la dernière arme des professeurs et membres de l'Éducation dans la lutte sociale en cours. Ce serait seulement la troisième fois après 1968 et 2003 (année de réforme de retraites), que les examens seraient ainsi bloqués. Le collectif promet à partir de lundi 17 juin une « véritable semaine d'enfer à Blanquer » avec des actions « spectaculaires » mais dont la teneur est pour le moment tenue secrète.

Rêve de convergence des luttes

La conférence de presse s'est clôturée par une déclaration très politique portée par le journaliste et grand reporter Antoine Peillon. L'auteur du bien-nommé Résistance ! voit dans la politique de Jean-Michel Blanquer « le reflet de ce désir de l’oligarchie de voir crever les classes populaires ». Dans une période « de crise sociale et écologique », selon lui, « ils pensent cyniquement à se sauver et à se protéger dans des bunkers au dépend des plus pauvres jugés inutiles. Cette idéologie sous-tend les réformes en cours dans l’Éducation ». La crise écologique a été aussi évoquée par une intervenante du collectif des Enseignants pour la planète. Avec ce désir toujours présent que les luttes convergent enfin.


par Matthias Hardoy

Publié le 14/05/2019

Les occupations d’écoles se multiplient : « Il n’y a pas de raison que les enseignants soient seuls à monter au front »

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

Les vacances scolaires n’ont pas eu raison de la mobilisation contre la loi Blanquer. La grève nationale de la fonction publique du 9 mai a été suivie par plus d’un enseignant sur cinq. De leur côté, les parents continuent la lutte, aux quatre coins du pays, pour dire leur attachement à une école publique, proche des élèves et des parents, favorisant l’égalité. Dans l’ouest de la France, plusieurs occupations d’écoles ont été organisées fin avril. Reportage à Saint-Joachim, petite commune de Loire-Atlantique.

L’occupation de l’école fut paisible mais déterminée, mardi 30 avril à Saint-Joachim, une petite commune de 4000 habitants à une vingtaine de kilomètres au nord de Saint-Nazaire. Après avoir déposé leurs enfants à l’école, des mères de familles se sont installées dans les bureaux de la direction pour signifier leur opposition au projet de loi « pour une école de la confiance » proposée par le ministre de l’Éducation nationale Jean-michel Blanquer. « Nous sommes là pour soulager les enseignants, explique Anne. Il n’y a pas de raison qu’ils soient les seuls à monter au front, et à perdre du salaire en se mettant en grève. »

Ce jeudi 9 mai 17 % des enseignants du premier degré étaient en grève selon le ministère, 30% selon les syndicats. Tout en nouant une banderole aux grilles de l’école, Sonia ajoute : « Nous ne voulions pas bloquer l’école. C’est un lieu sécurisant pour les enfants, nous ne voulions pas les inquiéter. En plus, ici, beaucoup d’enfants viennent seuls, à pied. Nous n’allions pas les laisser dans la nature. Ça aurait été très compliqué de nous justifier auprès de leurs parents. »

« Comment imaginer qu’un étudiant qui n’a jamais enseigné débarque devant une classe ? »

Ici comme ailleurs en France, la mobilisation a commencé il y a deux mois, suite à une réunion d’information organisée par les enseignants, à laquelle se sont rendues plusieurs dizaines de parents. Risques de siphonnage des fonds destinés à l’école maternelle publique vers l’école privée via la scolarisation obligatoire dès trois ans, disparition programmée des petites écoles avec la création d’« établissements publics locaux d’enseignement des savoirs fondamentaux » (lire notre article), ou encore multiplication des contractuels : divers problèmes posés par la réforme ont été pointés. « On s’est dit : ce n’est pas possible », raconte Cindy. La possibilité offerte aux étudiants qui préparent les concours d’assurer des missions d’enseignement dès leur seconde année d’études les inquiète tout particulièrement (lire notre article à ce sujet). « Comment imaginer qu’un étudiant qui n’a jamais enseigné débarque devant une classe après quelques jours de formation ?, relève, effarée, Sabrina. Ils veulent vraiment faire de grosses économies sur nos écoles et sur le confort de nos enfants. »

Lors des débats à l’Assemblée nationale, le ministre a assuré que seuls les étudiants entamant leur quatrième année d’études seraient amenés à faire la classe. Avant, ils seraient affectés à l’aide aux devoirs, ou à l’accompagnement des enseignants en poste. Parmi les parents et les enseignants, peu de personnes croient à cette différentiation des missions, d’autant qu’il est parfois ardu de trouver des remplaçants et qu’il pourrait être tentant d’élargir les missions confiées aux étudiants-contractuels. « À Saint Joachim comme dans tout le bassin Nazairien, nous connaissons trop bien les effets de la sous-traitance et de l’intérim pour accepter la précarisation des enseignants de nos enfants ! », ont déclaré les parents d’élèves lors du « grand débat » qui s’est tenu dans la commune début mars.

« Le ministre nous parle de confiance mais sincèrement, on se méfie beaucoup ! »

« Le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer est très rassurant quand on l’entend parler dans les médias, dit Anne. Il s’excuse, dit qu’il s’est mal expliqué, et surtout, que nous avons mal compris. Mais si on sort la calculette, on se rend compte qu’il nous balade. Imaginons par exemple que l’on scolarise les 26 000 enfants de moins de six ans qui ne vont pas à l’école actuellement, et qui vivent dans les Dom-Tom pour la plupart d’entre eux. S’ils sont 30 par classe, cela fait quand même 866 nouvelles classes à ouvrir, voire à construire d’ici le mois de septembre ! Comment est-ce possible ? Sachant qu’il y a environ 1000 nouveaux postes qui doivent être créés à la rentrée prochaine, et que le dédoublement des CP et CE1 dans les zones prioritaire doit se poursuivre. Tout cela ne colle pas. Il nous parle de confiance, mais sincèrement, on se méfie beaucoup ! »

L’autre point qui chagrine les parents d’élèves, c’est cette idée qu’une petite école ne serait pas une bonne structure pour faire des projets. La vie quotidienne d’une des maternelles de Saint-Joachim, à Aignac, raconte tout le contraire [1]. « Nous avons deux classes de 25 élèves, dans lesquelles tous les niveaux sont mélangés, décrit Caroline. Le directeur nous connaît tous, il connaît les fratries, c’est plus simple pour nous de lui parler de telle ou telle difficulté. » « Liliane, la directrice de l’école primaire, est tout le temps là, rapporte Sonia. On peut lui parler de tout facilement, sur le temps du midi ou du soir. »

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« Un village sans école, c’est un village mort ! On est en train de provoquer des déserts »

Organiser une sortie est plus aisé quand les effectifs sont moindres. « Tous les mercredis matin, le directeur emmène les enfants dans le marais de Brière [2]. Ils y apprennent beaucoup et connaissent leur milieu de vie. » Au-delà de la facilité à monter des projets, les parents constatent qu’une petite structure favorise la prise d’autonomie des enfants. « J’étais réticente au début, reconnaît Sabrina. J’avais peur que mon gamin coule en étant mélangé avec des plus grands et des plus petits. En fait, c’est le contraire qui s’est passé. Il a été tiré vers le haut. Il se crée un équilibre entre les enfants. Il y a de l’entraide. Les grands apprennent à être responsables. Ils sont plus matures, plus posés. Nous ne voulons pas perdre tout cela. »

« Il faut arrêter de détruire nos écoles publiques », tranche Stéphanie, gilet jaune envoyée par la maison du peuple de Saint-Nazaire pour soutenir l’occupation de l’école de Saint-Joachim. Faisant référence aux projets de gros établissements qui réuniraient certaines classes du primaire avec les collèges de secteurs, elle estime que « cette loi créera encore plus d’inégalités. Ceux qui auront les moyens de mettre leurs enfants dans le privé auront des écoles de proximité. Les autres n’auront qu’à prendre leur voiture pour déposer leurs enfants dans de gros établissements. Et on nous parle de limiter les déplacements, de consommer moins d’essence, de revivifier les zones rurales ! Quand on enlève une école, les gens s’en vont. Un village sans école, c’est un village mort ! On est en train de provoquer des déserts. » 

« La mobilisation bouillonne un peu partout »

Présents dès la fin janvier auprès des personnels hospitaliers mobilisés contre la détérioration de leurs conditions de travail, les gilets jaunes de Saint-Nazaire se sentent très solidaires de la mobilisation des enseignants et des parents d’élèves. Le sauvetage des services publics de proximité fait partie des points saillants des leurs revendications. Lors de l’assemblée des assemblées qui s’est tenue à Saint-Nazaire début avril, un groupe de travail s’est penché sur l’école. Ces convergences un rien inédites font dire aux personnes mobilisées que la lutte n’est pas prête de s’essouffler. « Cela bouillonne un peu partout », se réjouit Erick Lermusiaux, représentant du syndicat enseignant SNUIPP-FSU dans la région de Saint-Nazaire. Collation matinale devant les écoles, réunions du soir dans les salles municipales, apéros festifs, manifestations diverses, pétitions et courriers aux élus... les parents ne manquent pas d’imagination et assurent aux enseignants un solide soutien.

L’inspection a ordonné aux directions de mettre les parents dehors

Ceux-ci en auront bien besoin. « Car ce qui change avec ce mouvement, assure Erick Lermusiaux, c’est la réponse de l’administration. L’inspection est très véhémente. Ici, à Saint-Joachim mais aussi ailleurs dans le département, elle a ordonné aux directions de mettre les parents dehors, et parfois appelé les municipalités pour qu’elles viennent enlever les banderoles. Ils cherchent vraiment à interdire de contester cette loi. » Suite à l’occupation du 30 avril, les deux directeurs des écoles publiques, élémentaire et maternelle, ont été convoqués par l’inspection. Au Havre, une directrice d’école a reçu un blâme après avoir envoyé un mail contenant des propos contestataires sur le projet de loi Blanquer.

Ces intimidations n’entament pas la détermination des parents d’élèves mobilisés. Au contraire. A Aignac, ce jeudi 9 mai un « pique nique de la confiance » a été organisé. « Faisons entendre nos voix pour dire stop au projet de loi », peut-on lire sur le tract d’invitation. Les multiples modifications proposées en commission par les sénateurs, qui doivent examiner le projet de loi à partir de ce lundi 13 mai, leur donnent bon espoir. « Sur plus de 300 amendements déposés, 141 ont été adoptés. Continuons de montrer notre refus de cette loi jusqu’au bout ! » Ailleurs en France, de Montpellier à Paris, en passant par l’Auvergne, les parents d’élèves sont également décidés à poursuivre la lutte. À Fontenay-sous-bois, dans le Val-de-Marne, ils ont organisé plusieurs chaînes humaine dès 8 heures, ce vendredi 10 mai, entre les quinze établissements scolaires de la commune. A Montreuil (Seine-Saint-Denis), des groupes de parents stationnaient devant les portes des écoles pour informer sur la réforme. Les parlementaires tiendront-ils compte de cette mobilisation ?

Nolwenn Weiler

Notes

[1] La commune compte deux écoles maternelles publiques.

[2] Saint-Joachim est situé au cœur du parc naturel régional de Br

https://www.bastamag.net/greve-occupation-ecole-education-nationale-parents-d-eleve-reforme-blanquer

Publié le 30/04/2019

 

Pourquoi les écoles maternelles privées seront les grandes gagnantes de la scolarisation obligatoire à 3 ans

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

L’une des mesures du projet de loi « Pour une école de la confiance », qui sera discuté au Sénat en mai, prévoit d’abaisser l’âge de l’instruction obligatoire à 3 ans, contre 6 ans aujourd’hui. Cela peut sembler une bonne idée, même si la plupart des enfants sont, dans les faits, déjà scolarisés dès 3 ans. Problème : inscrire l’obligation dans la loi entraînera d’importantes dépenses supplémentaires pour les communes, qui devront alors financer les écoles maternelles privées... en piochant dans les budgets pour le moment réservés à l’école publique. Premier volet de notre série d’articles pour décrypter plusieurs aspects de cette réforme de l’école qui suscite nombre d’interrogations.

Le projet de loi « Pour une école de la confiance » du ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer suscite de nombreuses inquiétudes et interrogations de la part des enseignants comme des parents d’élèves. Basta ! tente, dans une série d’articles, de décrypter plusieurs des mesures prévues par cette réforme fourre-tout, qui doit être débattue au Sénat mi-mai.

L’article 2 de cette réforme prévoit l’abaissement de l’âge de l’instruction obligatoire à 3 ans. Pour le moment, l’instruction en France n’est obligatoire qu’à compter de 6 ans, et jusqu’à 16 ans. L’intention paraît bonne même si, dans ce cas, le projet de loi ne fait qu’entériner une réalité : l’écrasante majorité des enfants âgés de 3 à 6 ans – 98 % – sont d’ores et déjà scolarisés. Cette décision d’abaisser l’âge de la scolarité obligatoire aura cependant des implications pour les budgets des communes.

Entre 150 et 450 millions de plus à la charge des communes

Les communes devront aussi désormais contribuer au financement des écoles maternelles privées, dont la majorité sont catholiques. La loi Debré de 1959 oblige en effet les municipalités à financer à égalité les écoles privées et publiques de leur territoire. Jusqu’ici, les communes n’étaient tenues de financer les écoles privées qu’à partir du CP (cours préparatoire).

Ces dépenses supplémentaires recouvrent essentiellement le financement des postes des agentes territoriales spécialisées des écoles maternelles (Atsem), qui secondent les enseignants dans les classes. Elles sont estimées à 100 millions d’euros par le ministère. Le Comité national d’action laïque (Cnal), qui regroupe plusieurs acteurs de l’école, estime que l’ardoise sera un peu plus élevée, à 150 millions d’euros. « Sur une ville comme Paris, ce surcoût est estimé à 10 millions d’euros », avance Eddy Khaldi, président de la Fédération nationale des délégués départementaux de l’Éducation nationale (DDEN) [1].

Les dépenses supplémentaires ne sont pas non plus anodines pour des villes moyennes. « Saint-Nazaire devrait de son côté débloquer 500 000 euros supplémentaires chaque année. On parle donc de sommes considérables qui devraient être payées par des collectivités déjà assez contraintes, qui vont devoir économiser sur leurs dépenses de fonctionnement, au premier rang desquelles l’éducation. Pour financer des écoles privées, les villes devraient donc économiser sur leurs écoles publiques. » Eddy Khaldi évoque une autre estimation prenant en compte la loi Carle, qui contraint les communes à contribuer aux frais de scolarité des enfants scolarisés dans une école privée située hors de leur territoire. Cette estimation ferait passer l’ardoise nationale à 450 millions d’euros. Concrètement, ce seront moins d’Atsem et moins de crédits de fournitures pour les écoles communales.

« Tout cela va aggraver la ségrégation sociale »

La décision d’abaisser l’âge de la scolarité obligatoire bénéficiera donc principalement aux actuelles et futures écoles maternelles privées. La plupart des enfants qui ne sont pas scolarisés à partir de 3 ans résident dans les territoires d’Outre-mer, où le taux de scolarisation des 3 à 6 ans avoisine les 75 %. Des dispositifs spécifiques à l’Outre-mer auraient donc pu être mis en place pour favoriser la scolarisation des plus jeunes. Le syndicat d’enseignants SNUipp-FSU estime que ce sont plutôt les conditions de scolarisation qui devraient être discutées, en prenant en compte « un meilleur taux d’encadrement », « une formation de qualité des enseignants comme des Atsem », et « une attention aux locaux ». En moyenne, en maternelle, la France compte 23 élèves par enseignant et encadrant, contre 10 en Allemagne, 10 en Italie, 15 en Espagne et en Belgique... Le projet de loi ne s’est pas attardé sur ces points, et, étrangement, la comparaison avec l’Allemagne n’est ici pas médiatiquement agité.

Les privilèges accordés à l’enseignement privé semblent d’autant plus exorbitants qu’aucune contrepartie ne leur est demandée. Pour le moment, contrairement au système public, qui accueille tous les élèves, le secteur privé fait le tri. « En invoquant la nécessité d’une parité de financement, les écoles privées doivent s’attendre à ce qu’une parité de devoirs leur soit demandée. Et donc partager les objectifs ambitieux de mixité sociale, d’inclusion des enfants porteurs de handicaps ou l’accueil des enfants allophones (qui ne parlent pas français, ndlr). Telle doit être la règle commune à toutes les écoles, publiques et privées », estime une vingtaine de maires qui font part de leur indignation dans une tribune.

Moins de postes de professeurs pour les écoles publiques

« Tout cela va aggraver la ségrégation sociale, craint Eddy Khaldi. On sait que le secteur privé accueille essentiellement les classes sociales favorisées. » « Cette mesure consolidera l’écosystème social, communautaire et scolaire que s’est construit pour la frange la plus favorisée de la population : aujourd’hui, 40 % des élèves du privé sont issus des catégories socio-professionnelles les plus favorisées (19 % en 1985) », renchérit le syndicat Unsa. Et les privilèges accordés au secteur privé ne s’arrêtent pas au projet de loi Blanquer.

Le Comité national d’action laïque s’alarme ainsi de la chute du nombre de postes au concours de professeur des écoles du secteur public, pour la deuxième année consécutive. L’année 2019 comptera 1065 postes de moins qu’en 2018, soit une baisse de 9 %. Dans le même temps, l’enseignement privé bénéficiera d’une hausse de 310 postes, soit une augmentation de 38 % ! Quant aux effectifs attendus en maternelle, ils demeurent quasiment stables, autour de 2,5 millions d’écoliers. Les parents qui ont le choix préfèreront-ils les scolariser en maternelle publique, où le taux d’encadrement de leurs enfants risque de baisser, ou en maternelle privée, qui voit des postes se créer ?

Nolwenn Weiler

https://www.bastamag.net/Pourquoi-les-ecoles-maternelles-privees-seront-les-grandes-gagnantes-de-la

Publié le 27/04/2019

Le point de vue des profs

 

(site journalzibeline.fr)

 

À la veille de la mise en place de la réforme des lycées, les professeurs d’enseignement artistique des lycées sont désespérés. Enquête auprès d’enseignants que l’on n’écoute pas.

Un « véritable plan social ». Les enseignants sont unanimes et formels : la mise en place du nouveau système de Spécialités et d’Options artistiques au lycée va entraîner une très nette baisse des effectifs dans les classes, et des suppressions de poste. En cause, une méconnaissance des réalités territoriales et un déni de la concurrence de l’enseignement privé. L’accusation est nette : il s’agit de supprimer des postes d’enseignants par mesure d’économie, au niveau national, et cela au moment où les académies de Nice, d’Aix-Marseille et de Montpellier font face à un afflux démographique sans précédent.

Dans l’Académie d’Aix-Marseille, par exemple, ce sont 2517 élèves supplémentaires qui vont affluer. Et ce durant plusieurs années. Pour y faire face, le rectorat a créé… 39 postes. Soit un poste de professeur pour 65 élèves, alors que la moyenne nationale est d’un enseignant pour 11 élèves dans le secondaire. Pour faire face à cet afflux d’élèves, il faudrait créer dans l’Académie 240 postes par an, et 3 établissements… Les rectorats déclarent pourtant qu’ils savent « anticiper et gérer les cohortes ». Comment font-ils ?

« C’est simple : ils suppriment les options ! Des heures d’enseignement pour les élèves ! Nous sommes la variable d’ajustement. On renvoie les profs d’art qui ont passé des certifications en collège, où ils ont besoin de troupes, et on met des bâtons dans les roues aux élèves qui voudraient suivre des enseignements artistiques au Lycée. Options ou spécialités. »

Fausse démocratisation

Les professeurs d’enseignements artistiques ne décolèrent pas. « On nous culpabilise, on nous dit qu’on ne s’adresse qu’à ceux qui ont déjà une culture et une pratique artistiques. On nous reproche même de ne pas chercher à construire un enseignement artistique pour tous. Mais évidemment qu’on aimerait intéresser davantage de lycéens ! Que tous viennent à nos ateliers de pratique dispensés par des professionnels ! Que tous viennent à nos sorties culturelles ! Mais, sérieusement, est-ce qu’on reproche aux enseignants des sciences de l’ingénieur de ne pas s’adresser à tous ? »

Ces enseignants dévoués sont intarissables sur leur expérience : en option arts plastiques, une nous raconte qu’elle a 35 élèves sur les 3 niveaux. Durant ses 3 heures d’enseignement hebdomadaire elle occupe trois salles, navigue entre théorie et pratique, « exploration » en seconde et préparation au Bac. L’an prochain son option, malgré son succès, est supprimée. Regroupée avec celle d’un autre établissement, déjà plein.

« Comment conseiller à mes élèves de seconde de choisir la spécialité Arts Plastiques l’an prochain ? Ils ont 15 ans, comment leur dire de ne plus faire d’Histoire ou de Littérature, d’abandonner une langue ? Comment leur dire qu’ils devront courir d’un établissement à l’autre ? Seuls les élèves qui pourront être accompagnés par leurs parents entre deux cours ont réellement le choix. Alors qu’on ne me parle pas de démocratisation… »

Une autre, qui enseigne en Spécialité Théâtre, souligne que les ouvertures de section existent dans ce domaine, mais que ses élèves sont eux aussi indignés de devoir abandonner des matières qu’ils ne considèrent pas comme des spécialités, mais un socle commun. « Le travail que fournissent nos élèves en Théâtre, leur implication en cours, en ateliers, dans les sorties culturelles, est réelle, et ancrée. Ils ont de bonnes notes au Bac, ces spécialités permettent de repêcher un nombre impressionnant de décrocheurs, de leur faire découvrir, souvent, le plaisir d’acquérir des connaissances. Mais ils ont besoin de faire de la Philo, de l’Histoire, de la Littérature, de s’ouvrir à des Cultures étrangères. Comment faire du Théâtre sans cela ? »

Pas de cumul des arts !

Les enseignants de Musique sont encore plus catastrophés : les jeunes qui pratiquent un instrument en Conservatoire ou en École de musique avaient la possibilité de passer l’option en candidats libres. Certains jeunes musiciens très bien formés techniquement suivaient les cours d’enseignement en lycée avec passion, pour y acquérir le savoir historique et esthétique dont ils ont besoin.

« Nous enseignons pour la plupart en collège, et souvent les élèves que nous avons en option en lycée nous suivent, parce qu’ils aiment cela. Mais aussi parce que ça leur rapporte des points au Bac ! Sans cette carotte-là, quel enfant de 15 ans viendra suivre un enseignement le vendredi soir de 16 à 18h dans un autre établissement que le sien ? »

En Cinéma et en Danse, le même constat : « Nos élèves, souvent, cumulaient une option et une spécialité Art. Avec la mutualisation de ces options dans des établissements différents, faire des emplois du temps cohérents va être un casse-tête… et ils ne pourront plus cumuler. Faire de la danse, du cirque ou du cinéma sans faire de théâtre, ou de l’histoire des arts, c’est dommage… »

De façon générale, les enseignants regrettent que, « une fois de plus », on n’ait pas pris la peine de les consulter. Que le principe général ne tienne pas compte des fluctuations des adolescents, de leur paresse parfois, et de leurs peurs de se fermer des portes en faisant ce qu’ils aiment. Et surtout des exigences de certains parents qui les poussent vers ce qu’ils considèrent comme des voies d’excellence, quitte à les inscrire dans le privé.

« Quand nos enseignements auront été mis à bas, ils feront une énième réforme, toujours sans nous consulter. Aucune profession n’est ainsi dépossédée de sa propre expertise sur son savoir-faire. Et ce sont les élèves qui en pâtissent, bien avant nous. »

AGNÈS FRESCHEL
Avril 2019

N.B. Les enseignants, soumis à des restrictions de leur liberté d’expression, ont pour certains préféré garder l’anonymat. Nous l’avons respecté pour tous.


La réforme

Avant

Les lycéens pouvaient recevoir en Seconde générale et technologique un Enseignement d’exploration (Création et activités artistiques, Création et culture design, Arts du cirque) et pouvaient poursuivre, ou commencer, une Option facultative ou une Spécialité en Arts du cirque, Arts plastiques, Cinéma et Audiovisuel, Danse, Histoire des arts, Musique et Théâtre.

Les épreuves de Spécialité avaient un fort coefficient au Bac L (coefficient 6) et pouvaient se cumuler avec une option artistique, de coefficient 2 (points au-dessus de la moyenne) voire avec deux options (coefficient 1 pour la deuxième).

Tous les élèves de Bac général ou technologique pouvaient recevoir l’enseignement optionnel et passer l’épreuve facultative, les Spécialités étant réservées aux élèves de L.

L’an prochain

La Réforme Blanquer modifie très nettement les Options facultatives : désormais une seule est possible, avec un coefficient 1, et sans épreuve au Bac. Une notation en contrôle continu qui exclut les candidats libres.

L’enseignement de Spécialité se développe et s’ouvre à tous les lycéens des voies générales et technologiques, qui devront choisir 3 spécialités en classe de Première, et en abandonner une en Terminale.

Le choix

La crainte des professeurs est que ces spécialités soient dévalorisantes pour les lycéens. Qui préfèrera choisir une spécialité Art en concurrence avec un bloc Histoire Géo et Sciences politiques, un autre Littérature, Sciences Humaines et Philosophie et Langue, Littérature et Culture étrangère ? Quel professeur peut conseiller à ses élèves artistes d’abandonner la philosophie, la littérature ou l’histoire ?

Quant aux élèves qui se destinent à des carrières scientifiques, une fois qu’ils auront choisi seulement deux blocs parmi Mathématiques, Sciences de l’ingénieur, Physique, Sciences Numériques ou SVT, lesquels conserveront en terminale leur spécialité Art au détriment d’une d’entre elles ?

A.F.

Lire ici notre entretien avec le Recteur de l’Académie de Nice sur le processus du 100% EAC (Education artistique et culturelle, et là le témoignage de Pierre Caussin, directeur du Forum Jacques Prévert à Carros, qui y participe.

https://www.journalzibeline.fr/le-point-de-vue-des-profs/

Publié le 02/04/2019

Éducation : défiance et mobilisations grandissent avant la journée de grève du 4 avril

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

Réforme de l’enseignement supérieur l’an dernier avec Parcoursup, réforme en cours du lycée, du baccalauréat et de la voie professionnelle, projet de loi « pour une école de la confiance » : la frénésie réformatrice du ministre de l’Éducation soude la communauté éducative contre Jean-Michel Blanquer. Depuis plusieurs semaines, la colère gonfle et les actions se multiplient.

 

« Il y a des endroits où cela bouillonne, d’autres où il y a un frémissement, mais aussi certains où c’est le calme plat », confie Gilles, instituteur dans une école primaire du sud de la France classée en REP+. Pour ce militant de Sud-éducation la journée de grève du 4 avril est un moyen d’amplifier les luttes déjà existantes en incitant toute la profession à se mettre en mouvement. Ce jour-là, avec ses collègues il participera à une nuit des écoles pour inviter les parents à s’informer et participer à la mobilisation. Une décision prise la semaine précédente lors d’une assemblée de secteur qui a réuni 35 professeurs des écoles d’un quartier sensible.

Depuis le début de l’année, des actions de désobéissance résonnent comme un murmure préparant un mouvement plus bruyant et visible. Dans le primaire, le refus des évaluations CP et CE1, ou de leur communication sur une plateforme liée à Amazon, a fait réagir le ministère. Dans une circulaire du 8 mars, celui-ci se fait menaçant et qualifie ces refus de faute professionnelle. Même attitude vis-à-vis des enseignants du secondaire qui ont entamé aux quatre coins du pays, une rétention des notes pour les uns, des 20/20 à tous les élèves ou des démissions collectives de professeurs principaux pour d’autres. Là aussi, le ministère a demandé aux recteurs et aux directeurs d’académie d’appliquer des sanctions.

La contestation monte en puissance dans l’Éducation nationale

Dans ce contexte, le vote en première lecture à l’Assemblée nationale le 19 février de la loi « pour l’école de la confiance » fait office d’électrochoc. L’introduction d’amendements aussi lourds dans la vie quotidienne des enseignants que celui sur les regroupements d’écoles sous la direction d’un proviseur de collège a mis le feu aux poudres. Pour la communauté éducative, cela équivaut à vider de sa substance et son pouvoir les conseils d’école et au passage de supprimer les directeurs. Ainsi, un mois plus tard, les enseignants forment le gros des cortèges lors des manifestations interprofessionnelles du 19 mars. Le primaire y est très représenté avec 40 % de grévistes dans les écoles selon la FSU et 24 % pour le ministère. Cela correspond au chiffre de grève le plus élevé depuis 2017.

Avant même cette journée, les enseignants du département de Loire-Atlantique se mobilisent contre la loi Blanquer en prenant quelques longueurs d’avance. Le 4 mars, un millier d’entre eux sont en grève à l’appel de la FSU, de la CGT et de Sud-éducation. Une cinquantaine d’écoles sont fermées et 350 personnes décident en assemblée générale de recommencer le 11 mars. Ce jour-là, la grève prend encore de l’ampleur et sa reconduction est votée par plus de 500 enseignants à Nantes. Rejoint par Force ouvrière, le mouvement n’a pas cessé, même si dans le second degré la mobilisation prend majoritairement la forme de blocage de notes ou d’actions symboliques.

Depuis le 19 mars, les mobilisations se multiplient un peu partout. Le jour de la grève, une assemblée générale de 350 agents à Angers vote sa reconduction pour le lundi 25 mars. Dans l’Allier, ce sont les dates du 28 et du 29 mars qui sont retenues. Celle du 26 mars dans les Bouches-du-Rhône et les Deux-Sèvres. À Paris, où une assemblée générale réunit 200 enseignants, un appel à la grève est lancé à partir du 27 mars. Dans de nombreuses localités de la région parisienne, des établissements sont déjà en lutte. Ici, des banderoles accrochées à l’entrée de l’école expliquent que pour un vêtement égaré il faut dorénavant s’adresser au collège, là des parents retirent leurs enfants en guise de protestation. Parfois, ce sont des blocages temporaires qui sont effectués par les parents. Le tout ponctue une montée en puissance de la défiance à l’égard de la réforme.

Une manifestation le 30 mars, une grève le 4 avril

Le 30 mars, les principaux syndicats enseignants (FSU, Unsa, CFDT, CGT et Snalc), rejoints dans la rue par FO et Sud-éducation, ont appelé à un samedi de manifestation. Alternative à la grève pour contenter les syndicats partisans de négociations et d’un aménagement de la loi, ou moyen d’associer les parents d’élèves ? Peut-être un peu des deux au regard de la participation notable de ces derniers, notamment à Paris et Nantes. En tout cas, l’appel à la grève pour le jeudi 4 avril n’est signé que par la FSU, la CGT, FO et Sud-éducation.

Samedi, le ministère de l’Intérieur a comptabilisé 36 000 manifestants dans toute la France, dont 6000 à Paris. Dans la capitale selon plusieurs sources syndicales, le défilé approchait les 10 000 participants. Les banderoles fabriquées pour la circonstance témoignent d’une vivacité de la mobilisation. Les manifestations ont réuni 2500 personnes à Nantes comme à Lyon, et 2000 à Rennes, où la FSU annonce que « 70 postes seront supprimés dans les établissements du second degré à la rentrée prochaine ». Une façon de rendre concrètes les 2600 suppressions de poste annoncées par Jean-Michel Blanquer en septembre dernier.

 

À Strasbourg, un millier d’enseignants ont défilé dans les rues de la ville, un peu moins à Limoges, Clermont-Ferrand ou Montpellier. Là, Céline, institutrice depuis quatorze ans se dit inquiète des conséquences de l’article un de loi Blanquer sur la liberté d’expression des enseignants. « Qu’en sera-t-il des réunions d’information que l’on fait avec les parents », s’interroge-t-elle en soulignant le flou laissé par le texte. N’auront-ils plus le droit d’y critiquer la politique de leur ministère, alors que les moyens manquent partout ?

C’est une crainte qui semble largement partagée chez les professeurs des écoles rencontrés dans les manifestations samedi. Ils ont de plus le spectacle du traitement du mouvement des gilets jaunes sous le nez pour ne pas les rassurer. Ainsi, de nombreuses conditions sont réunies pour faire de la prochaine journée du 4 avril un tremplin vers une poursuite du mouvement. « Cela fait plusieurs années que nous n’avons pas eu une implication aussi importante des collègues et des parents », constate une institutrice de la région parisienne, syndiquée à la CGT. Elle note que de nombreux parents découvrent en accéléré l’ensemble des réformes, ce qui « dans les quartiers, donne l’impression que c’est toute une jeunesse qui est sacrifiée ». De quoi nourrir la contestation.

Cependant, malgré une mobilisation qui enfle, plusieurs organisations syndicales n’appellent pas à la grève, et dans de nombreux départements l’information est arrivée un peu tardivement. Dernière difficulté pour que le mouvement s’ancre : les vacances de Pacques commencent le 6 avril dans la zone B. Elles s’étalent jusqu’au 6 mai pour la zone C.

Publié le 04/02/2019

Bla/nquer aux profs : « travaille et tais-toi ! »

(Site humanité.fr)

Avec son projet de loi sur « l’école de la confiance », le ministre entend contraindre les enseignants au devoir de réserve. La colère monte. Une mobilisation nationale est prévue le 5 février.

Elle était « ivre de rage » devant son téléviseur, ce 10 décembre 2018, en écoutant Emmanuel Macron tenter de faire front à la colère des gilets jaunes. Sophie Carrouge, professeure de français dans un lycée de Dijon, prend sa plume deux jours plus tard et signe dans une tribune « Le grand chef blanc a parlé ». La sanction tombe vite. Le 20 décembre, son rectorat la convoque et lui rappelle son devoir de réserve. « Un fonctionnaire ne doit pas critiquer sa hiérarchie et l’État employeur ! » lui assène-t-on. « L’État est en train de bétonner le système pour restreindre la liberté d’expression de chaque fonctionnaire ! » s’inquiète alors l’enseignante qui, de guerre lasse, a depuis refermé son stylo. Sophie Carrouge n’a pas été sanctionnée. Mais l’affaire risque « d’avoir un effet sur l’ensemble du personnel de la communauté éducative », réagit Brendan Chabannes, cosecrétaire de la fédération des syndicats SUD éducation.

En octobre 2018, à travers le #pasdevagues, les enseignants dénonçaient l’inaction du ministère de l’Éducation face aux violences. Des milliers de témoignages dévoilaient un malaise profond. Un mois plus tard, le collectif des « stylos rouges » entendait lutter contre la dévalorisation matérielle du métier. Né sous la forme d’un groupe Facebook, il est rapidement devenu très visible (66 000 membres fin janvier 2019). Au cœur des revendications, portées dans un manifeste du 17 décembre 2018, l’augmentation des salaires, la révision des statuts, mais aussi l’exigence « d’une vraie bienveillance de l’État pour ses élèves », ce qui doit notamment passer par la limitation du nombre d’élèves par classe, l’arrêt des suppressions de postes… D’un mouvement à l’autre, la communauté éducative en souffrance crache sa colère. « Ces expressions collectives posent un problème au ministre de l’Éducation, estime Claude Lelièvre, professeur honoraire d’histoire de l’éducation à la faculté des sciences humaines et sociales de la Sorbonne (Paris-V). Jean-Michel Blanquer veut contrôler les enseignants, mais il n’aime pas être critiqué, surveillé lui-même. »

Sanctions et jurisprudence

Alors, entre deux mouvements, il pond un projet de loi, « pour une école de la confiance », présenté le 5 décembre 2018 et qui sera examiné par l’Assemblée à partir du 11 février 2019. Dès son article 1, le texte donne le ton. Le gouvernement veut s’assurer de « l’engagement de la communauté éducative » et menace « d’affaires disciplinaires les personnels s’étant rendus coupables de faits portant atteinte à la réputation du service public ». Le message est clair : il n’est pas de bon augure de critiquer la politique du ministère, sous peine de sanctions. Dans les faits, il s’agit surtout d’une opération politique. Car, rappelle Claude Lelièvre, « le Conseil d’État a invalidé cet article, il estime que ses dispositions ne produisent par elles-mêmes aucun effet de droit ».

Une jurisprudence sur le devoir de réserve – donc, au cas par cas – existe déjà depuis des dizaines d’années. En 1983, lorsque Anicet Le Pors, ministre de la Fonction publique, réexamine le statut des fonctionnaires, la question de l’obligation de l’expression des enseignants dans la loi sera écartée sciemment au nom des principes de la Déclaration des droits de l’homme. « Nous avons d’emblée expliqué aux personnels que ce texte est nul et non avenu, c’est de l’affichage », souligne Brendan Chabannes. « Le ministre Blanquer a agi en connaissance de cause, poursuit Claude Lelièvre. Il espère avant tout intimider. » Francette Popineau, cosecrétaire et porte-parole du SNUipp-FSU, y voit une « entrave à la liberté d’expression » avec un article de projet de loi « dans la lignée de la politique verticale, orchestrée, du ministre de l’Éducation ».

Les limites d’une méthode

La méthode, largement utilisée par ce gouvernement, pourrait pourtant cette fois toucher ses limites. Pour le responsable de SUD éducation, « soit le gouvernement mettra en acte, en sanctionnant, ce qui entraînera un mouvement dur de la part des enseignants, soit cela restera de l’ordre du symbole ».

Du côté des stylos rouges, le choc a été violent. Et si certains craignent les représailles de leur hiérarchie pour s’être exprimés sur les réseaux sociaux, la plupart redoublent d’envie de se faire entendre. « Je fais ce métier par vocation, explique Sam, l’une des fondatrices du mouvement. Nous ne faisons qu’exprimer nos conditions de travail de plus en plus déplorables et, pour ça, on risquerait la sanction ? J’enseigne en Seine-Saint-Denis. Ma réalité au quotidien, c’est un livre pour deux élèves, faute de budget, pas de chauffage en classe, des photocopies que je dois faire chez moi, des ramettes de papier que l’on demande aux parents… Face à cela, notre ministre nous répond  : “Travaille et tais-toi !” C’est déshumanisant, extrêmement brutal. »

 

Déconsidérés, sous-payés, surveillés et muselés... les profs ne cachent plus leur malaise et se mobilisent sur les réseaux. Après lemouvement #pasdevagues contre l’omerta sur les violences, un vaste groupe de « stylos rouges », né sur Facebook, appelle à manifester.

Déconsidérés, sous-payés, surveillés et muselés... les profs ne cachent plus leur malaise et se mobilisent sur les réseaux. Après lemouvement #pasdevagues contre l’omerta sur les violences, un vaste groupe de « stylos rouges », né sur Facebook, appelle à manifester.

Des AG dans chaque académie

Chaque jour, sur les réseaux sociaux, un nouveau stylo rouge vient renforcer les troupes. Le mouvement regroupe instituteurs, professeurs des écoles, professeurs des collèges, des lycées généraux ou pro, contractuels et titulaires, CPE, surveillants, auxiliaires de vie scolaire (AVS)… Ils sont syndiqués ou non. « Nous sommes tous unis sur des revendications de corps de métier, explique Arnaud Fabre, professeur agrégé de lettres classiques dans un collège du Val-de-Marne. Nous ne sommes pas du tout opposés aux syndicats qui nous représentent, bien au contraire, nous œuvrons ensemble. » L’enseignant énumère pêle-mêle les raisons de la discorde : des salaires désindexés depuis 1983 qui entraînent la dévalorisation de la profession, des directions qui ne les soutiennent pas… « On a perdu 40 % de notre pouvoir d’achat, on nous charge les classes au maximum et lorsqu’un incident survient, on vous explique que le problème vient de vous. Alors, si on ne peut même plus dire que l’État abandonne ses professeurs et une grande partie de ses élèves… »

Sentant le vent tourner, le gouvernement s’empresse de réveiller un vieux serpent de mer : la suppression des allocations familiales pour les parents dont les enfants auraient commis des actes violents à l’école. « Ce n’est pas un hasard, pense Claude Lelièvre. Le gouvernement tente de dévier certaines colères, frustrations des enseignants, vers les parents. Jean-Michel Blanquer est un vrai politicien, qui sait comment on divise. » Arnaud Fabre ne s’y trompe pas. Le stylo rouge sait parfaitement que « ce n’est pas en prenant l’argent des familles les plus modestes que le clivage scolaire se trouvera amélioré ».

Même si un vent de rébellion souffle parmi les professeurs, le recours massif aux emplois contractuels – on compte aujourd’hui 36 000 enseignants contractuels, soit trois fois plus qu’il y a dix ans – pourrait museler des jeunes en attente de titularisation. « Une administratrice contractuelle n’a pas voulu monter à la tribune lors d’une action des stylos rouges de peur d’être filmée, se souvient Arnaud Fabre. Dans les organismes de formation, on déconseille aux jeunes professeurs contractuels de faire des vagues, de se syndiquer. » Pour Brendan Chabannes, les choses sont claires : « Il faut renverser la crainte en colère. » Il le constate au quotidien : « Dans les établissements où la vie syndicale est efficace, les peurs s’estompent. » Les stylos rouges ont bien compris l’importance de se fédérer au-delà des réseaux sociaux. Des assemblées générales commencent à se constituer dans chaque académie. Le 2 février, ils lancent leur première grande manifestation nationale, avec des rassemblements partout en France. Se laisser mettre au pas ? Non, sans façon.

nadège dubessay

ÉVALUATIONS, FORMATION... LES GROSSES FICELLES D’UN PROJET DE LOI POUR METTRE LES PROFS AU PAS

Le projet de loi « pour une école de la confiance » instaure la scolarité obligatoire dès l’âge de 3 ans. Pourtant, aujourd’hui, 97 % des enfants de 3 ans sont scolarisés, et dans le public ils sont 90 %. Cette décision n’a été élaborée que dans un but : faire payer les communes, qui auront l’obligation de participer aux dépenses de fonctionnement des maternelles privées. Par ailleurs, cela marque la disparition de la scolarisation des enfants de moins de 3 ans, pourtant reconnue encore il y a peu dans le rapport Borloo sur les banlieues comme un formidable outil dans la lutte contre les inégalités. Le projet de loi réforme aussi les écoles supérieures du professorat et de l’éducation (Espe), créées en 2013, qui forment les enseignants de la maternelle au lycée.

Elles seront replacées par des instituts nationaux supérieurs du professorat (INSP), dont les directeurs seront nommés par arrêté conjoint des ministres de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, alors qu’ils étaient nommés sur proposition du conseil de l’Espe. Le Snes-FSU a dénoncé une reprise en main par le ministère de la formation des maîtres. Les syndicats s’inquiètent également du recrutement des assistants d’éducation. Les surveillants pourront se voir confier des fonctions d’enseignement s’ils préparent les concours d’enseignement. Autre sujet qui déplaît fortement aux syndicats : le remplacement du Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) par le Conseil d’évaluation de l’école (CEE). Le Cnesco avait pour mission d’évaluer le système scolaire en s’appuyant sur des exemples de ce qui se fait à l’étranger. Il a notamment produit des études sur le décrochage scolaire, le redoublement… Le CEE, lui, ne pourra pas s’autosaisir ni évaluer les politiques d’éducation, mais seulement les résultats des établissements et des élèves. Il sera composé de quatre personnalités choisies par le ministre de l’Éducation, quatre représentants du ministère, ainsi que d’un député et d’un sénateur désignés par les présidents des quatre chambres.

Publié le 07/08/2018

Parcoursup: l'interminable attente des laissés-pour-compte

Par Faïza Zerouala (site mediapart.fr)

En ce début août, un peu moins de 70 000 candidats sont en attente d'une place dans l'enseignement supérieur. Si le ministère assure que le procédé se déroule à merveille, les bacheliers encore dans l'expectative trouvent le temps long et doivent échafauder des stratégies pour ne pas se retrouver démunis à la rentrée. Quitte à accepter une affectation par défaut. 

  Sitôt le bac passé, Florian Poitout, 19 ans, a pris l’habitude de se coucher très tard. Nulle volonté pour l’adolescent de profiter d’une quelconque vie nocturne trépidante. Le jeune homme veillait simplement à ne pas s’endormir avant deux heures du matin pour pouvoir rafraîchir l’application Parcoursup. Il a pu suivre en temps réel l’avancée de son dossier et ainsi vérifier s’il avait pu grignoter quelques places dans la longue file d’attente. En effet, les candidats ont vite remarqué que le logiciel se mettait à jour la nuit. Cette activité n’a pas spécialement plu au jeune homme, loin s’en faut. « En vacances, il y a quand même mieux comme motivation pour rester éveillé après 2 heures du matin que Parcoursup », commente-t-il. 

En ce début août, un peu moins de 70 000 élèves sont encore en attente d’une place dans l’enseignement supérieur sur la plateforme Parcoursup. Cette dernière était censée pallier les difficultés d’Admission post-bac, l’ancêtre de Parcoursup. Le ministère (voir notre Boîte noire) a expliqué le lundi 30 juillet sur LCI que seuls 17 000 élèves étaient encore en attente là où, à la même période l’année dernière, ils étaient 65 000. À l'époque, la ministre tout juste nommée parlait d'un « immense gâchis ». Ce qui avait justifié une réforme d'ampleur destinée à mettre fin au tirage au sort, bien marginal. Et surtout permis de mettre en place ce nouveau système d'affectation. 

La différence entre les deux chiffres – 17 000 et 70 000 – tient à la refonte du tableau de bord quotidien. S’affichent désormais, depuis le 23 juillet, les candidats ayant accepté une proposition définitive. Ils sont un peu moins de 500 000 à l’avoir fait, sur 800 000 candidats. 151 697 ont déjà quitté la procédure, c’est-à-dire qu’ils ont opté pour une autre voie hors Parcoursup, école privée ou autre.

La case « candidats n’ayant pas encore reçu de proposition » s’appelle dorénavant « candidats qui souhaitent s’inscrire dans l’enseignement supérieur via Parcoursup », intitulé moins défaitiste. Les fameux 17 000 élèves. Auxquels il convient d’ajouter les 51 333 élèves ayant demandé à être accompagnés par le recteur ou inscrits en phase complémentaire et le nombre de candidats « inactifs ». Cette catégorie regroupe les candidats en attente de proposition, mais qui n’ont pas sollicité l’aide du rectorat ou ne sont pas passés à la phase complémentaire. Ces candidats fantômes que le ministère a choisi de ne pas mentionner ne doivent pas être oubliés car quoi qu’il advienne, il faut bien que ceux-ci aillent quelque part à la rentrée.

Avec cette astuce, le ministère parvient à brandir un chiffre moins élevé de candidats non satisfaits et peut laisser entendre que la procédure fonctionne mieux et est plus fluide qu’auparavant. Il faut dire que le chiffre baissait doucement, très doucement.

« C’est un cache-misère qui témoigne d’une certaine nervosité de la part du ministère », critique Guillaume Ouattara, étudiant ingénieur et auteur d’un blog sur le site du Monde.

Autre tour de passe-passe du ministère pour faire baisser les statistiques, le surbooking. Le Figaro a révélé le 25 juillet que la rue Descartes avait demandé aux présidents d’université d’augmenter artificiellement de 10 % leur capacité d’accueil. « Habituellement, en septembre, il y a environ 10 % de défections. Des places que les universités réaffectent par la suite. Cette année, nous avons demandé aux établissements parisiens de faire, dès maintenant, le “surbooking” qu'ils font habituellement à la rentrée », explique le ministère. Le risque étant que, dans certaines filières, les inscrits décident de venir suivre le cours.

Depuis le départ, Frédérique Vidal a défendu Parcoursup en assurant que le processus serait « plus humain ». Or pour les candidats, les aléas de la procédure et sa lenteur créent un stress difficilement explicable.

Parmi les élèves à l’avenir incertain, il y a 118 000 candidats qui ont un oui et un vœu en attente. Souvent, une réponse positive qui ne correspond pas à leur vœu préféré. L’une des nouveautés de Parcoursup concerne la suppression de la hiérarchie des demandes. De fait, il sera impossible de mesurer à l’issue de la procédure le 5 septembre le degré de satisfaction réel des élèves.

C’est assez visible, ceux-ci se perdent en conjectures et en stratégies diverses pour être certains d’avoir une place quelque part à la rentrée. Et souvent, ils se sont résolus à accepter un choix par défaut. Pourtant, l’une des causes connues de l’échec à l’université est l’orientation inadaptée. Exactement ce que Parcoursup semble favoriser au regard des différents témoignages de jeunes en attente dont la hantise est de se retrouver sans rien.

Depuis cinq jours, Florian Poitout est de ceux-là. Il respire un peu, il a quitté le groupe des « en attente ». Il a obtenu une réponse favorable en droit à l’université Paris-Descartes. Il a validé ce vœu, même si en réalité ce n’est pas son premier choix. Il rêve d’intégrer la prestigieuse université d’Assas dont les méthodes d’enseignement lui plaisent beaucoup plus mais pour l’instant, impossible pour lui de faire la fine bouche : l’administration est fermée, il ne peut effectuer aucune démarche d’inscription avant le 20 août. Dans l’intervalle, Florian espère de tout son cœur qu’il va réussir à quitter la liste d’attente et aller là où il souhaite vraiment commencer sa licence.

Le 22 mai, date de divulgation des premiers résultats sur Parcoursup, il voit qu’il est refusé dans les deux BTS auxquels il a postulé et obtient sept réponses en attente. Le droit fait partie des filières les plus demandées et, donc, les plus engorgées. « On nous a vendu du rêve avec Parcoursup et en réalité c’est du vent, on devrait donner sa chance à tout le monde. Là, on ne se demande plus dans quelle université on aimerait aller mais plutôt dans laquelle on a la possibilité d’aller. On nous oblige à nous responsabiliser. »

 

César Martin commence à désespérer. Il rêve d’intégrer une licence de sciences humaines appliquées. Le soir du dévoilement des premiers résultats, le lycéen pousse un soupir de soulagement. Il est accepté d’office en sociologie. Mais après réflexion, il réalise que cela ne correspond pas à son désir profond. En effet, le jeune homme ne souhaite pas réaliser d’enquêtes comme le réclame cette discipline mais préfère se concentrer sur « l’analyse de la société ».

De toute façon, il a décrété qu’il consacrerait son année à faire un service civique si la sociologie se révélait être finalement sa seule option. Le jeune homme avait d’abord placé ses espoirs sur Sciences-Po Grenoble. Il a été refusé dans ce cursus et, depuis, « Parcoursup est devenu mon plan A ». Il est premier sur liste d’attente pour la licence qu’il convoite en sciences humaines appliquées. Au départ, il était 400e. Sans possibilité d’anticiper quoi que ce soit. Le dispositif est nouveau, personne ne sait comment vont évoluer les listes d’attente. « Je ne sais pas comment cela va avancer, on n’a pas d’éléments de comparaison. » 

« Un gros coup au moral »

Ce stress mobilise toute son énergie. « Dès que je suis sur mon téléphone, je ne réponds pas aux snaps [les messages que s’échangent les utilisateurs de Snapchat, un réseau social très populaire chez les adolescents – ndlr] de mes potes mais je regarde Parcoursup au moins cinq fois par jour », explique César. Du reste, n’ayant pas la tête à la détente, le jeune homme a annulé des vacances dans le sud de la France prévues avec ses amis. Il devait partir le 22 juillet.

Pour lui, l’assurance du ministère sur le fonctionnement de Parcoursup témoigne de la déconnexion des hauts fonctionnaires, qu’il juge « hors-sol ». « Ils n’imaginent pas ce que c’est, cette attente. Au début, avec mes amis, on rigolait sur Twitter en se disant que “si on n’avait pas Parcoursup, ce serait Parcourstups”, mais comme ça dure on rigole de moins en moins. J’aimerais avoir l’esprit libéré, surtout que ces dernières semaines cela avance de moins en moins vite et le site bogue. »

Il est indéniable à ses yeux que la célérité – « moins d’un an » – avec laquelle le gouvernement a mis en place la réforme est responsable de ces dysfonctionnements que le ministère de l’enseignement supérieur ne veut pas reconnaître.

Guillaume Ouattara avait identifié très tôt les risques de cette procédure. « Les systèmes sont comparables dans leurs objectifs, affecter les jeunes dans le supérieur. Mais leurs philosophies sont différentes. L’attente était prévisible dès lors que la hiérarchisation des vœux a été supprimée. »

 

Le fonctionnement de l'algorithme d'APB était assez simple. Les futurs bacheliers saisissaient vingt-quatre vœux selon leur ordre de préférence. Pour les formations non sélectives, l’algorithme utilisait les trois critères mis en œuvre par le code de l’éducation : l’académie du candidat, l’ordre des vœux et la situation familiale. Puis ces critères étaient mêlés avec les rangs de classement des candidats et le nombre de places disponibles dans chaque filière.

Il n’y avait alors pas de problème pour réaliser l’appariement entre un élève et un établissement, mais plutôt dans le classement des dossiers. D’où le recours au tirage au sort. Car APB reposait sur un système contradictoire. Il ne fallait pas sélectionner, mais les capacités d’accueil restaient limitées.

Aujourd’hui, les candidats décident d’eux-mêmes quelle formation ils vont conserver ou remettre en jeu dans le circuit. « Il y a un effet Tinder. Les candidats collectionnent les réponses positives, même s’ils n’ont pas envie d’y aller. Ils sont pris là où ils le désirent, mais attendent quand même de voir comment ça évolue. C’est un phénomène parasite que le ministère n’a pas anticipé vu qu’il table sur la solidarité. » Même si les candidats ne sont pas les seuls responsables de cet effet pervers du système.

Claire Mathieu, créatrice de l’algorithme Parcoursup et chargée de mission au ministère depuis l’automne (voir ici un entretien avec elle) a expliqué sur Twitter les raisons du blocage. « Si le candidat A a accepté un vœu d'une formation F1 en maintenant son vœu pour F2 en attente, et que le candidat B a accepté un vœu d'une formation F2 en maintenant son vœu pour F1 en attente, il ne se passera rien de plus. Les candidats A et B ont fini, et les formations F1 et F2 ont fini de recruter. Ils ont fini mais ils ne savent pas qu'ils ont fini. »

En clair, deux élèves peuvent attendre sans le savoir parce que chacun escompte que l’autre se désiste. Les formations ont en réalité fini de recruter, mais ne le savent pas encore.

Pour sa part, Guillaume Ouattara considère que le problème fondamental n’a pas été anticipé en réalité : « Personne ne dit aux candidats d’arrêter d’espérer. Ils attendent parfois dans le vide, car il n’y a pas de visibilité. Au bout de combien de semaines les candidats doivent-ils renoncer ? »

Sans compter que certaines formations de fait n’ont pas pu boucler avant les vacances leurs promotions. Pour l’élève ingénieur, cela est aussi dû au fait que des candidats « moyens » se sont déjà détournés de classes préparatoires qui auraient pu les accueillir depuis le début de la procédure complémentaire, le 26 juin.

Une nouvelle information a fait son apparition sur Parcoursup, le 12 juillet : le « pourcentage de candidats ayant accepté la proposition ». Cette case jaune affiche des taux compris entre 95 et 100 %. Il s’agit du pourcentage de candidats qui ont accepté définitivement la formation ou qui l’ont acceptée en maintenant des vœux en attente. Forcément, le résultat est élevé, quand bien même une partie de ce taux n’est pas encore définitif et certains candidats ne vont pas intégrer la formation. Astrid Sentis, une bachelière, a écrit le 31 juillet une tribune dans Libération, où elle explique les malentendus générés par une telle information : « Ce jaune, vif, trompeur, a entraîné des désistements et a incité des élèves à accepter une formation même si elle leur plaisait peu, voire leur déplaisait complètement, et ce même s’ils auraient pu en obtenir une autre. Pour le dire simplement : l’encadré n’a pas aidé les candidats. »

Certains ont interprété cela comme une manière de décourager les jeunes et de les forcer à abandonner leurs vœux.

Les jeunes gens doivent composer avec ces délais à rallonge et gérer de manière pragmatique l’attente. Théo, 20 ans, n’est pas un néobachelier. Il a obtenu ce diplôme il y a deux ans et, juste après, est parti en année sabbatique dans les pays nordiques. À son retour en France, il souhaite reprendre un cursus classique et renseigne ses vœux dans APB, l’ancien système d’affectation. Il souhaite déjà intégrer un BTS en audiovisuel. Il n’est pas pris, donc direction la fac d’économie à Toulouse, « histoire de ne pas avoir une année blanche ». Mais de son propre aveu, ce n’était pas un domaine qui l’intéressait spécialement, juste un vœu de secours.

Depuis la fin de l’année universitaire, le jeune homme a rendu son appartement et est retourné chez ses parents, dans le centre de la France. Il ne sait toujours pas où il va s’installer à la rentrée et ne peut pas encore se lancer dans sa quête immobilière. Il se targue pourtant d’avoir un « bon dossier avec un bac S mention assez bien » et d’avoir pris le temps de rédiger des lettres de motivation pour remplir les rubriques dédiées dans Parcoursup.

Il est huitième sur la liste d’attente du BTS audiovisuel qu’il convoite. Ses autres vœux analogues ont tous été refusés. Théo, avec un père sans emploi, n’a pas les moyens d’intégrer une école privée à plusieurs milliers d’euros l’année. Au pire, se dit-il, il ira en informatique et SVT à Orléans, là où il est accepté. Mais encore une fois, le jeune homme se demande s’il est judicieux de multiplier les premières années de licence ainsi. Il pourrait continuer son cursus en économie, mais il n’a pas forcément envie de poursuivre sur cette voie.

Il a expérimenté les deux systèmes d’affectation, APB et Parcoursup. Pour lui, l’un n’est pas meilleur que l’autre, même s’il juge le second plus stressant que le premier. C’est son deuxième été dans l’inconnu. Il a préféré ne pas installer l’application de la plateforme d’affectation sur son téléphone. « C’est trop anxiogène, je ne voulais pas passer mon temps à la rafraîchir. Si ça devait bouger, je recevrai l’email qui me le dira. »

L’année dernière, il n’a été affecté à Toulouse qu’in extremis. Il a commencé avec une semaine de retard et n’a pas trouvé de logement avant novembre. Dans l’intervalle, il a dormi chez des amis de la famille, au gré des opportunités. Théo essaye donc de voir s’il est possible de s’expatrier en Belgique. Il attend encore un peu pour enclencher la procédure complémentaire. Il ne s’est pas encore penché sur la possibilité de saisir la commission rectorale. Le jeune homme n’a pas pris de vacances. Pour s’occuper et gagner de l’argent, il fait des petits boulots de dépannage informatique ou de jardinage.

Le bilan de l’expérience n’est pas très reluisant, selon Florian Poitout. Le bachelier est militant aux Républicains (LR). À l’origine, il était donc pro-sélection. Son expérience l’a fait changer d’avis « radicalement ». Notamment quand il a découvert au début de la procédure qu’il était 4 000e sur liste d’attente. « Ça met un gros coup au moral. » Le jeune homme attend encore de décrocher son Graal, même s’il s’est résolu à aller à l’université Paris-Descartes. Il s’estime toutefois mieux loti que certains camarades, qui se sont réorientés vers le privé ou d’autres voies comme l’alternance.

Pour lui, la communication du gouvernement, qu’il reconnaît très efficace, n’arrive pas néanmoins à effacer le raté de cette attente interminable.

Publié le 28/05/2018

Parcoursup : un algorithme absurde qui renforce les inégalités sociales

par Mathieu Paris (site bastamag.net)

L’algorithme Parcoursup a rendu ses premières sentences : la moitié des 810 000 potentiels bacheliers n’ont pas reçu de proposition d’affectations, un mois avant le début des épreuves du bac. Ce fiasco était pourtant attendu, tant la logique opaque et élitiste du nouvel algorithme était critiquée. Explications.

Plus de 810 000 lycéens et étudiants avaient jusqu’au 31 mars pour confirmer leurs vœux sur la nouvelle plateforme Parcoursup et choisir parmi les 13 000 formations et filières proposées sur cette plateforme. Au 22 mai, 400 000 demeurent sans propositions d’affectation, dont une proportion encore inconnue se verront refuser toutes leurs options.

Avec APB, 80 % des étudiants disposaient d’une affectation avant le bac

De 2009 à 2017, les élèves de terminale indiquaient leurs vœux par préférence, avec un maximum de 24 filières. À l’exception des cursus annoncés comme sélectifs, les responsables d’une formation ne pouvaient pas classer les candidats ni examiner les dossiers scolaires. Ils annonçaient le nombre de places disponibles dans tel cursus et laissaient ensuite les affectations se faire. Entrait alors en jeu l’algorithme d’Admission post-bac (APB) pour répartir les candidats. Quand la demande était supérieure à l’offre, et après avoir épuisé tous les critères – académie, niveau de préférence, situation familiale –, l’algorithme procédait à un tirage au sort pour départager les élèves ayant obtenu le même classement.

Malgré ses défauts, ce mécanisme était alors perçu comme plus cohérent avec le principe de libre accès à l’université. Autre avantage : lorsqu’un candidat était accepté pour l’un de ses premiers vœux, toutes ses autres demandes moins prioritaires étaient annulées, libérant rapidement des places pour d’autres. Par exemple, si le troisième vœu d’un futur bachelier était accepté, et qu’il était donc sûr d’être au moins inscrit dans la troisième filière de son choix, ses quatrième, cinquième et vœux suivants étaient annulés. Ce qui n’est plus le cas avec Parcoursup, chaque candidat pouvant initialement obtenir plusieurs affectations, empêchant ainsi, jusqu’à ce qu’il détermine définitivement son choix, d’autres bacheliers d’y accéder.

Résultat : avec APB, à la mi-juillet 2017, 85 % des futurs étudiants avaient reçu une proposition d’affectation (80 % début juin). 87 000 demeuraient en attente, principalement pour des filières en forte tension comme Staps (Sciences et techniques des activités physiques et sportives), la première année commune aux études de santé (Paces), le droit ou la psychologie. Au final, à la rentrée 2017, 3000 candidats (0,35 % des candidats) se sont retrouvés sans affectation. Moins d’1 % ont été concernés par le tirage au sort en 2017. La Cour des comptes, opposée au tirage au sort, souligne elle-même dans un rapport d’octobre 2017 que : « Les effets réels de ce tirage au sort dans l’éviction de certains candidats restent circonscrits si on considère les volumes traités par l’outil APB. » L’algorithme d’APB, dit de « Gale Shapley », est toujours reconnu comme le meilleur algorithme d’affectation. Les grandes écoles d’ingénieurs l’utilisent encore pour répartir les candidats à la suite des concours d’entrée.

300 000 étudiants de plus en 2026

Même « circonscrit », ce tirage au sort a attiré les critiques. Le nouveau gouvernement fraichement nommé dénonce alors APB comme à l’origine de ce « scandaleux » dernier recours. Or, comme l’explique David Cayla, maître de conférences et membre des économistes atterrés, sur Médiapart, le problème ne vient pas d’APB mais du manque de moyens alloués à des universités saturées. « APB avait été pensée en fonction d’une logique qui postulait que l’offre de formation des universités était infinie et que tout étudiant refusé dans les formations sélectives pourrait de toute façon s’inscrire en fac. »

Cette logique est devenue insoutenable pour les universités à partir de 2015, avec des moyens en baisse, tant dans la capacité d’accueil qu’en nombre de professeurs (voir notre article). Elles ont donc été obligées de décréter des capacités maximales dans certaines filières. Autre problème majeur : l’augmentation continuelle d’étudiants arrivant dans le secondaire. Ce que résume Thomas Piketty sur son blog dans une équation simple : depuis 2008, le budget de l’enseignement supérieur a augmenté de 10 %, le nombre d’étudiants de 20 %. À la rentrée 2018, 28 300 étudiants supplémentaires sont attendus rien que dans l’enseignement supérieur public selon une note du ministère. Dans les dix prochaines années, près de 300 000 jeunes supplémentaires souhaiteront suivre des études supérieures, soit 2,9 millions d’étudiants contre 2,6 millions pour la rentrée 2018. Le tirage au sort est le résultat de la pénurie de places dans l’enseignement supérieur public.

Comment fonctionne Parcoursup ?

À la différence d’APB, l’algorithme Parcoursup laisse la possibilité à chaque formation d’introduire ses propres critères pour sélectionner ses candidats. Au lieu de classer leurs vœux selon leur préférence, les futurs étudiants doivent donc écrire des lettres de motivation et joindre des CV – un « projet de formation motivé ». Il n’est même pas sûr que ces dossiers soient vraiment étudiés par les commissions de chaque établissement et université : consacrer 3 minutes pour chacun des 7 millions de vœux représente 350 000 heures de travail, soit l’équivalent de 2300 postes à temps plein pendant un mois. « Ce temps de travail n’étant pas financé, ce seront (d’obscures) algorithmes locaux qui réaliseront ce classement. Les CV et lettres de motivations seront classés par le très efficace algorithme de classement vertical, c’est à dire à la poubelle », prévenait un ingénieur (lire ici).

Quand bien même les commissions auraient le temps de lire tous ces documents, seules se démarquent les lettres de ceux disposant de ressources familiales plus importantes ou pouvant payer des coachs privés pour le faire. Comme l’expliquent près de 200 personnels d’université dans une tribune publiée sur Médiapart : « Conscient qu’il serait humainement impossible de procéder à tel classement ([…] quel cerveau pourrait comparer puis hiérarchiser, aussi rationnellement qu’équitablement, 3000 voire 5000 dossiers selon les filières ?), le ministère a mis à la disposition des équipes pédagogiques un outil informatique dit d’"aide à la décision". »

Sélectionner selon le lycée d’origine

Quel est cet outil « d’aide à la décision » ? Une commission des vœux, regroupant enseignants et responsables de formation, utilise alors Parcoursup comme un algorithme local pour sélectionner les « attendus » – notes dans telle matière, activités extra-scolaires, motivation affichée, etc. – qu’elle souhaite prendre en compte et la pondération de chacun d’eux. En plus des bulletins de note de première et de terminale, certaines formations peuvent prendre en compte des critères comme une inscription dans un club de sport, à des cours de musique ou même des séjours à l’étranger. La fréquence de ces activités extra-scolaires dépend bien évidemment du milieu social et des ressources familiales et financières de chaque jeune. Les universités ne sont pas tenues légalement de dévoiler ces algorithmes locaux et donc, leurs critères de sélection.

Pire : pour sélectionner les candidats à des études de santé, l’université Paris-Descartes prend, par exemple, en compte le taux de réussite au bac du lycée d’origine. Un bachelier provenant d’un quartier défavorisé, dont le lycée affiche un taux de réussite au bac très moyen, sera donc défavorisé par rapport à un élève d’un établissement plus prestigieux, et socialement plus sélectif. Un lycéen potentiellement brillant, mais dit « turbulent » pendant sa scolarité, pourra également être écarté si les appréciations des chefs d’établissement (inscrites dans des « fiches Avenir », sic) sont prises en compte. Cela explique en partie pourquoi les lycéens ont craint de se mobiliser de peur de se faire remarquer.

Des files d’attente démesurées

L’ensemble de ces critères, pondérés à la discrétion des établissements, sont alors convertis en note de 0 à 20 pour classer les élèves avant que l’algorithme national ne rentre en jeu [1]. Hormis dans les filières sélectives qui peuvent répondre « non », les universités décident alors de répondre « oui » et d’accepter le candidat, « oui, si » lorsque qu’un candidat sera accepté sous condition de suivre un parcours individualisé pour combler certaines lacunes, ou mettre « en attente » un candidat jusqu’à que ce qu’une place se libère. Les universités attendent d’ailleurs toujours les nouveaux moyens financiers mis à leur disposition pour assurer ces parcours personnalisés.

Dernière différence, les résultats d’affectation ne sont plus donnés en bloc mais « au fil de l’eau ». À la différence d’APB qui répartissait en fonction des préférences des candidats, le fonctionnement de Parcoursup a pour conséquence de voir une élite lycéenne « truster » les premières places. Ces candidats, bien classés, seront systématiquement acceptés par plusieurs universités, bloquant autant de places dans l’attente de leur choix définitif.

Un candidat moyen venant d’un lycée moyen risque donc de patienter longtemps pour obtenir au moins une première proposition d’affectation, sans doute peu désirée, le contraignant à donner une réponse par défaut. Un candidat d’un lycée bien côté de centre-ville pourra, au contraire, attendre pendant plusieurs jours [2], l’obtention d’une meilleure formation qui l’a mis en attente et bloquer une ou plusieurs places dans un autre cursus « au cas où ». De quoi provoquer immanquablement de gigantesques files d’attentes et une pression accrue pour les « mis en attente », à quelques jours du bac…

La tentation du sur-booking

Comble du mécanisme de Parcoursup, en plus des files d’attentes, certaines formations craignent de se retrouver en sous-effectif au moment des choix définitifs des candidats. Avec APB, les équipes pédagogiques pouvaient, grâce aux classements des vœux par les candidats eux-mêmes, estimer assez précisément le nombre de « oui » à attribuer. Elles tablaient sur le fait qu’un certain nombre de candidats auxquels elles répondaient favorablement – mais pour qui ce vœu n’était pas prioritaire – allaient finalement s’orienter ailleurs. Ce que faisait automatiquement l’algorithme d’affectation d’APB avant même la première phase.

Cette évaluation est impossible à réaliser avec Parcoursup. Exemple : si une formation dispose de 100 places, et qu’elle ne répond oui qu’aux 100 candidats les mieux classés – sans connaître leurs propres priorités –, elle risque d’en voir partir 50 ailleurs, vers des vœux plus intéressants pour eux, et de ne se retrouver finalement qu’avec 50 étudiants pour 100 places. Certains cursus risquent donc d’être tentées par le « sur-booking » pour éviter cette situation et atténuer la taille des files d’attente, en acceptant par exemple 200 candidats pour 100 places, puis en espérant que 100 candidats préféreront finalement s’inscrire ailleurs. Un coup de poker qui déplace la responsabilité du ministère pour le manque de places, en cas de sur-effectif, vers les chefs d’établissements.

Un système qui risque encore d’amplifier les inégalités

La ministre de l’Enseignement supérieur avait promis en mars qu’« aucun candidat à l’université ne recevra un "non" ». Un mois plus tard une note du ministère explique qu’à l’issue la procédure, le 6 septembre, des élèves « en attente » pourront recevoir une « notification de décision négative ». « Le dispositif Parcoursup a ceci de pervers qu’il aboutit à ce que des étudiants, qui n’ont officiellement été refusés nulle part, se retrouvent sans formation à la rentrée », estime l’économiste David Cayla. « Va-t-on voir les médias évoquer la situation de milliers d’étudiants sans affectation à la rentrée ? Cela est en réalité très peu probable. Car à l’inverse de ce qu’il se passait pour APB, les candidats non affectés auront tous été classés et triés préalablement, et ceux qui seront exclus de l’enseignement supérieur seront vraisemblablement les titulaires de bacs professionnels ou technologiques avec des dossiers scolaires faibles. »

Un rapport du Conseil national d’évaluation du système scolaire indiquait, en septembre 2016, que la France était le pays le plus inégalitaire en matière d’éducation parmi les 35 membres de l’OCDE [3]. Si les prévisions sur le mode de sélection de Parcoursup se confirment, la situation ne s’améliorera pas, les bacheliers avec des parcours scolaires compliqués ayant une forte probabilité d’être, de fait, exclus de l’enseignement supérieur, sans même avoir l’occasion d’y tenter leur chance. Des universités et des enseignants ont cependant résisté à ce système implacable. Le syndicat Snesup-FSU avait appelé, dès le 27 mars, les enseignants à classer les candidats selon seulement deux critères : l’obtention future du bac, qui « prouvera que les attendus sont possédés », et la demande d’inscription, qui « témoigne de la motivation suffisante ». Ce qu’ont fait plusieurs dizaines de commissions à Nantes, Paris 1, Rouen ou Lille. Des personnels universitaires se sont également mis en grève pour protester contre Parcoursup et les interventions policières réprimant la contestation étudiante.

Mathieu Paris

Publié le 16/04/2018

Accueil > Actualités et humeurs > Montpellier encore accablée - récit de la manifestation étudiante du 14 (...) (page Facebook : paulva lève toi)

Montpellier encore accablée - récit de la manifestation étudiante du 14 avril, par un enseignant de Montpellier 3.

lundi 16 avril 2018, par Laurence

La manifestation du samedi 14 avril à Montpellier à l’appel des étudiants mobilisés, pour la « convergence des luttes » et contre la « casse sociale », a réuni autour de 2000 personnes (étudiants, enseignants, syndicats, partis politiques, associations, familles, retraités) mais a très vite dégénéré : les CRS ont bloqué le départ du défilé sur le haut des boulevards (arguant du fait que le parcours n’avait pas été déposé en préfecture, sans que la manifestation soit pour autant interdite). Aux premiers jets de peaux de bananes et de pochons de peinture par le premier rang encapuchonné du cortège, les CRS ont répondu par des salves nourries de lacrymogènes sur l’ensemble des manifestants, entrainant le reflux puis l’affrontement. Malgré une médiation de la députée de l’Hérault Muriel Ressiguier, et contraints par le barrage policier, les manifestants ont dû défiler selon un autre parcours, dans le centre historique et ses rues piétonnes commerçantes, d’abord « paisiblement » selon le mot de France 3.

Étrangement, aucune force de police n’était présente le long de ce circuit (sauf pour interdire la préfecture et la fac de droit puis la place de la Comédie, lieux où d’importants effectifs de CRS étaient stationnés), pas plus que sur les boulevards commerçants où le cortège est revenu, avec les dégâts (vitrines de banques, assurances… taggées ou brisées) qu’on pouvait attendre vue la tension installée d’emblée par les forces de l’ordre face aux éléments autonomes. Pendant la dispersion de la manifestation par les CRS revenus en force, des policiers de la BAC cagoulés postés en embuscade ont ciblé aux bombes lacrymogènes et aux grenades assourdissantes les petits groupes d’étudiants qui remontaient dans les rues de la vieille ville.

En fin de journée, le reste du cortège étudiant qui revenait vers l’université Paul Valéry pour tenir une Coordination Nationale a été encerclé par un important dispositif policier. L’intervention des CRS et de la BAC a été particulièrement violente : tirs de flashball, nombreux blessés (groupe d’étudiants coincés et matraqués contre les grilles d’un supermarché, personnes inconscientes traînées au sol, au moins 9 blessés pris en charge par les secours, 2 ambulances sur place) et 51 arrestations, dénoncées par un communiqué de la Ligue des Droits de l’Homme : « ces interpellations ont eu lieu alors que les manifestants étaient calmes et sans dégradations visibles aux alentours ».Une vidéo de l’intervention policière.
La stratégie policière pose bien des questions.

C’est à se demander si les « professionnels du désordre » ne sont pas les forces aux ordres d’un gouvernement sourd aux revendications des étudiants et des organisations syndicales.

(Compte rendu d’un enseignant de l’Université Paul Valéry Montpellier 3).

Publié le 03/04/2018

Fac de droit de Montpellier : réouverture sous tension après l’agression du 22 mars

1 avril 2018 Stéphane Ortega (site rapportdeforce.fr)

Un seul enseignant sur la dizaine d’hommes armés et cagoulés ayant participé à la violente agression contre des étudiants à la fac de droit de Montpellier a été identifié et mis en examen en même temps que le doyen Philippe Pétel. Les cours reprennent mardi 3 avril alors que les étudiants mobilisés contre la loi Vidal accusent d’autres membres du corps enseignant d’avoir participé aux violences. Ambiance 

Agresseurs et agressés reprennent le chemin de la fac. C’est dans un climat de tension lourde que l’université de droit de Montpellier rouvre ses portes mardi aux seuls étudiants inscrits dans les filières juridiques et politiques de la rue de l’École Mage. Elle avait été fermée par son président, Philippe Augé, au lendemain de l’agression violente du 22 mars ayant conduit trois étudiants à l’hôpital.

Les images tournent en boucle depuis dix jours. Une dizaine d’hommes armés de bâtons font irruption dans l’amphithéâtre de l’université de droit de Montpellier. Ils tabassent les étudiants présents, les délogent et les évacuent jusque dans la rue, puis ferment les grilles. Le doyen de l’université est présent derrière les grilles avec quelques enseignants, ainsi que des membres de la sécurité de la fac et des étudiants hostiles au blocage. Les hommes du commando sont cagoulés. En fait, pas tous.

La plupart des agresseurs ne sont toujours pas inquiétés

À visage découvert pendant l’attaque, Jean-Luc Coronel de Boissezon a été identifié. Convoqué au commissariat, interrogé, placé en garde à vue, il a été mis en examen, avant d’être relâché sous contrôle judiciaire. Il a admis avoir donné des coups à des étudiants, reconnaissant ainsi sa participation au commando. De son côté, le doyen Philippe Pétel a admis avoir laissé entrer le commando pensant qu’il s’agissait de policiers. Une défense étonnante pour un juriste. Il a été mis en examen également. Par contre, les autres membres du commando n’ont pas été inquiétés pour l’heure.

En dehors des deux personnes mises en examen, aucune autre garde à vue à l’horizon. Le parquet considère qu’aucun élément ne permet d’identifier d’autres personnes. L’affaire a été confiée directement à un juge d’instruction, sans investigations préalables supplémentaires. Un temps long commence : celui de l’instruction. Pourtant, Jean-Luc Coronel de Boissezon n’est pas le seul à pénétrer sans sa cagoule à l’intérieur de l’amphithéâtre, comme le montre une vidéo mise en ligne. De plus, une autre vidéo montre des membres du commando se réjouissant de leur opération une fois les étudiants contestataires expulsés et les grilles fermées. Une jubilation en communion avec des membres de l’université, eux à visage découvert et reconnaissable. Des noms circulent d’ailleurs sur les réseaux sociaux accusant des enseignants et des chargés de TD.

Mais aucune autre poursuite pour le moment malgré les neuf plaintes déposées au total. Les agents de l’entreprise de sécurité présents de bout en bout sans montrer, sur les images, un empressement à s’interposer, ont été interrogés. Sans suites. Enfin, pointée par une photo publiée sur la page Facebook de « Paul Va lève toi », la présence de militants d’extrême droite devant l’université pour un rassemblement en soutien au doyen le lendemain n’a pas non plus, semble-t-il, aiguillé les enquêteurs. Pourtant au moins un d’entre eux, Martial Roudier, fils du patron de la Ligue du Midi, a été condamné en 2013 à quatre ans de prison dont deux fermes pour avoir poignardé un jeune antifasciste de 16 ans à Nîmes.

Fac de non-droit ?

Violence et sentiment d’impunité laissent une impression étrange au sein d’une institution comme l’université, de plus en droit. Un climat malsain qui inquiète les étudiants en droit molestés le 22 mars avant la reprise des cours et des examens à compter du mardi 3 avril. Certains d’entre eux ont porté plainte, d’autres témoigné. Ils angoissent de se retrouver face à face avec des professeurs qu’ils soupçonnent de les avoir molestés dix jours plus tôt. La volonté d’un professeur de droit civil, Rémy Cabrillac, de prononcer un discours soutenant son ex-doyen mardi matin à 8 h n’étant pas de nature à les rassurer sur la bienveillance à leur égard. Autre motif d’inquiétude, les étudiants hostiles au blocage, notamment les plus virulents d’entre eux à l’extrême droite.

Outre la présence devant l’université, le lendemain de l’attaque, de membres de Génération identitaire et de la Ligue du Midi, un obscur Cercle Guilhem V semble agir à son aise au sein de l’université. Depuis plusieurs mois, il organise des conférences assez peu ambiguës. La dernière en date sur Carl Schmitt, théoricien du droit et président de l’Union des juristes nationaux-socialistes en 1933, laisse peu planer le doute. Pas plus que leur invitation de Steven Bissuel, ex-patron du GUD lyonnais et président du Bastion social. Dans le même goût, une conférence sur le 6 février 1934 puis l’invitation du général François Gaubert, élu du Front national.

Alors, les conditions d’une réouverture sereine de l’université de droit sont-elles réunies ? En tout cas, le comité d’hygiène et de sécurité a demandé à Philippe Augé, le président de l’université, d’avoir accès aux enregistrements des caméras de vidéosurveillance. Mais pour ce qui est de l’amphithéâtre A, il n’y en a pas selon la présidence. Les membres du CHSCT, où siègent les organisations syndicales, ont malgré tout réclamé de visiter cet amphi mardi matin pour vérifier par eux-mêmes. Il pourrait par ailleurs déclencher une procédure de droit d’alerte pour danger grave et imminent (GDI), permettant un droit de retrait. Pour les étudiants mobilisés contre la sélection, leur droit de retrait mardi 3 avril sera probablement la grève. Cette date-là étant une journée de mobilisation étudiante en convergence avec les cheminots. La mobilisation étudiante contre la sélection prend son envol avec la répression.

 

Publié le 29/03/2018

Faculté de Montpellier: les témoignages qui accusent, la vidéo qui accable

28 mars 2018 Par Antton Rouget (Médiapart.fr)

Neuf occupants de la faculté de droit de Montpellier ont déposé plainte après les violents incidents de la semaine dernière. Leurs témoignages interrogent sur les éventuelles complicités dont a bénéficié le groupe armé qui a attaqué les étudiants. Une nouvelle vidéo que publie Mediapart montre le doyen de la faculté en train d’applaudir les hommes cagoulés.

·  Montpellier (Hérault), envoyé spécial.- Les grilles de la faculté de droit de Montpellier sont encore restées baissées, ce mercredi 28 mars. Pour le cinquième jour consécutif, Philippe Augé, le président de l’Université, a prolongé la fermeture administrative de l’UFR qui a été le théâtre d’une violente attaque contre des étudiants la semaine dernière. L’établissement ne devrait pas rouvrir avant le mardi 3 avril.

Dans la nuit du jeudi 22 au vendredi 23 mars, un groupe d’hommes cagoulés et armés de planches en bois a fait irruption dans les locaux pour déloger les occupants mobilisés contre la réforme de l’accès à l’université, envoyant trois personnes à l’hôpital. La communauté universitaire est encore sous le choc. Elle attend que les autorités administratives et judiciaires fassent la lumière sur les circonstances de l’intervention de ce groupuscule non identifié, alors que les étudiants ont voté le blocage « illimité » de l’Université Paul-Valéry (sciences humaines et de lettres).

Depuis vendredi, les plaintes s’empilent sur le bureau du procureur de la République de Montpellier, Christophe Barret. Six étudiants ont saisi la justice dès le lendemain de l’agression. Mais, selon nos informations, le nombre de plaignants s’élève désormais à neuf. Pour la plupart d’entre elles, les plaintes concernent des faits de violences volontaires, avec les circonstances aggravantes qu’elles auraient été commises avec arme et en réunion. Les étudiants doivent être examinés jeudi par un médecin légiste pour évaluer leur incapacité totale de travail (ITT), même si aucun d’entre eux ne présente de séquelles physiques majeures. Tous restent en revanche profondément marqués par cette expédition punitive dans une faculté logée au cœur de la ville.

Près d’une semaine après les faits, les étudiants souhaitent à tout prix que les enquêtes en cours – administrative et judiciaire – n’occultent pas le rôle des responsables de l’UFR présents sur les lieux, dont le doyen Philippe Pétel. Ce professeur de droit aguerri et jusqu'ici bien considéré par ses pairs, à la tête de la faculté depuis juin seulement, a démissionné de ses fonctions de doyen samedi après avoir tout juste reconnu une erreur de « communication » dans le traitement des événements.

Pourtant, il semblerait que les problèmes liés à sa gouvernance ne se limitent pas à un déficit d’information : une vidéo que révèle Mediapart montre en effet le doyen en train d’applaudir les agresseurs juste après leur assaut sur les étudiants.

Philippe Pétel applaudit la fermeture des portes de l’établissement après son évacuation par des hommes encagoulés et armés. © Document Mediapart

Il est un peu plus de minuit, dans la nuit de jeudi à vendredi, quand la scène a été tournée. En quelques minutes, le groupe d’hommes armés est parvenu à repousser les quelques dizaines d'occupants de l’amphithéâtre A en dehors des murs de la faculté. Les grilles se referment. Et les assaillants se retirent à l’intérieur du hall d’entrée, cagoules sur la tête et planches de bois à la main, sous le regard bienveillant d’étudiants et professeurs anti-occupation qui étaient sur place depuis plusieurs heures. 

Des extraits de cette séquence montrant la fin de l’agression ont déjà été diffusés dans l’émission Quotidien. Mais le fichier source – en intégralité et de meilleure qualité – que nous publions ici permet d’identifier les personnes qui se sont massées autour des agresseurs pour… les féliciter vigoureusement une fois les grilles fermées. On y voit notamment le doyen Philippe Pétel, mais aussi plusieurs membres du personnel de la faculté (service administratif et corps enseignant) applaudir des deux mains les assaillants.

Invité à commenter ces images accablantes, Philippe Pétel n’a pas répondu à nos multiples sollicitations (voir boîte noire). Selon Le Point, l’ex-doyen de la fac de droit, qui est la cible de menaces depuis plusieurs jours, a déposé une plainte pour diffamation. « Alors que le résultat de l’enquête n'est pas connu, Philippe Pétel est mis sur le pilori du tribunal 2.0 », dénonce, dans les colonnes de l’hebdomadaire, Me Romain Subirats, enseignant à la fac de droit et ancien élu au conseil de l’UFR.

Le président de l’Université, Philippe Augé, a lui accepté de répondre à nos sollicitations par écrit. Il affirme que « ce n'est pas (son) rôle » de commenter les vidéos et les messages diffusés sur les réseaux sociaux. « Je dois assurer la stabilité de l'université et la continuité du service public. Mon souci est avant tout d'apaiser et de revenir à un climat le plus serein possible à la réouverture », poursuit-il. À propos des caméras évoquées plus haut, il nie leur existence. Il n'y en aurait, d'après lui, ni dans les bâtiments, ni sur les parkings. « La manière dont les assaillants ont pu pénétrer dans la faculté fait partie des questions auxquelles l'enquête devra répondre, de même que celle de l'identité des agresseurs », indique-t-il.

Cette nouvelle vidéo renforce les soupçons sur la proximité des agresseurs avec des représentants de la faculté. Vendredi, devant les caméras de France 3, Philippe Pétel avait déjà laissé entendre qu’il avait a minima cautionné cette intervention : « Les étudiants ont voulu se défendre, je ne peux pas les en blâmer. Les étudiants en droit qui étaient là étaient tous contre l’occupation. (...) Je suis assez fier de mes étudiants. Je les approuve totalement. »

L’ancien doyen n’a en revanche jusqu’ici pas levé le voile sur les coulisses de l’intervention de ces personnes masquées. « Tout cela a l’air diablement organisé. Cela ne me semble pas être seulement une réaction épidermique de quelques étudiants ou enseignants à une occupation qu’ils contestaient », relève Me Jean-Louis Demersseman, qui défend huit des neuf plaignants. « Un enseignant n’a pas un Taser et une cagoule dans son matériel quotidien », ajoute l'avocat, qui préside par ailleurs la commission « accès au droit » du SAF (Syndicat des avocats de France).

D’autres étudiants ont confirmé à Mediapart le côté « militaire » et « préparé » de l’opération. Deux plaignants, Pierre et Olivier, en master en sciences humaines à l’Université Paul-Valéry-Montpellier, étaient en bas de l’amphithéâtre, assis au bureau, quand ils ont vu les assaillants investir les lieux, aux cris de « Cassez-vous ! », « Dégagez ! » « Deux d’entre eux sont descendus par les escaliers de droite pour faire remonter les étudiants vers l’entrée opposée, celle de gauche, où d’autres agresseurs attendaient. Là, ça tapait fort ! » racontent-ils. Des vidéos diffusées dès vendredi sur les réseaux sociaux confirment ce scénario. Par contre les témoignages fluctuent sur le nombre d’agresseurs en cagoule, armés de planches de palette de bois : de quatre à sept hommes, selon les témoins et plaignants rencontrés. 

Pierre et Olivier expliquent aussi avoir repéré la personne qui aurait tenu la porte de l’amphithéâtre aux assaillants. Son identité, selon eux ? Le doyen Philippe Pétel en personne. José Luis Torres, 45 ans, secrétaire départemental « Solidaires » présent lors du blocage, soutient la même version : « J’étais en haut de l’amphi, à quelques mètres de l’entrée. Et je suis formel : Pétel tenait la porte pour les agresseurs, il était à l’embrasure de la porte », expose-t-il à Mediapart, après avoir, lui aussi, déposé une plainte mardi matin.

Un autre point taraude les manifestants : qui a fait entrer les hommes armés et cagoulés dans l’enceinte de la faculté ? L’accès principal au hall d’accès était occupé par des étudiants et du personnel de sécurité. Et toutes les autres issues avaient été condamnées dans la journée par l'administration avec chaînes et cadenas. « On ne pouvait donc pas accéder au hall d'entrée sans intervention d’un responsable de la faculté », expose M. Torres.  

Des professeurs entendus par les enquêteurs

Le rôle de plusieurs professeurs, dont les noms reviennent en boucle sur le campus, est aussi au coeur des discussions. Selon Midi-Libre, quatre enseignants de la faculté de droit ont été entendus ce mardi 27 mars comme témoins dans le cadre de l’enquête. 

Un des enseignants publiquement mis en cause, François Vialla, s’estime victime d’une cabale. Interrogé par Mediapart, ce spécialiste en droit de la santé, conteste vigoureusement les accusations dont il fait l’objet. « Je pense que toute la communauté universitaire, étudiants, personnels, enseignants chercheurs peuvent être considérés comme victimes des exactions perpétrées », précise-t-il d’abord par écrit. Avant de se considérer « victime d’une campagne diffamatoire d’une violence inouïe sur les réseaux sociaux » : « Mon nom a été jeté en pâture sans aucune autre raison que le plaisir de nuire à ma réputation et celle de la faculté de droit. » Le professeur annonce avoir déposé plainte pour ces « mises en cause diffamatoires et les menaces qui s’en sont suivies : “Ça va être compliqué de donner des cours, je conseille à ces cibles de changer de métier. Cours petit lapin cours”. » Relancé pour savoir s’il connaissait le groupe armé et les circonstances de leur arrivée, M. Vialla n’a pas répondu, réservant « [ses] déclarations aux différentes enquêtes diligentées ».

Un autre enseignant est lui nommément cité dans au moins une des neuf plaintes : selon le récit d'un étudiant, Jean-Luc Coronel de Boissezon, professeur d’histoire du droit, n’était pas cagoulé mais aurait participé à l'opération dans l’amphithéâtre. « Je l’ai reconnu a posteriori sur des photos, je suis formel », explique à Mediapart ce jeune homme, qui dit avoir reçu des coups de poing de la part du professeur, alors qu’il se trouvait en bas de la salle. Les gants en cuir de M. Coronel de Boissezon (voir photo ci-dessous) ont aussi marqué les esprits.

Sollicité par Mediapart, le professeur d’histoire du droit reconnaît s’être « défendu » après avoir « reçu » lui-même des coups. Par écrit, il expose la version des faits suivante, qui détonne avec les récits des étudiants qui manifestaient sur place : « Rentré chez moi après mes cours, je ne suis revenu à la faculté que vers dix heures et demie du soir, en raison de toutes sortes d’inquiétantes nouvelles, dont celles d’un collègue professeur frappé, de chargés de T.D. molestés et d’étudiantes attouchées. Il va sans dire que je n’étais évidemment pas “cagoulé”, comme cela a pu circuler dans les plus folles rumeurs de l’Internet. »

Jean-Luc Coronel de Boissezon confirme ensuite avoir été « présent dans l’amphithéâtre A vers minuit dix, lorsqu’un tout petit groupe de personnes masquées y a soudain pénétré, en frappant immédiatement sur les tables, manifestement pour effrayer les occupants ». Selon son témoignage, l’enseignant se serait « précipité pour évacuer les étudiants présents, car la situation devenait à l’évidence dangereuse. La plupart sont partis très vite dans la panique ainsi produite ; quelques occupants cependant ne voulaient pas quitter les lieux qu’ils avaient occupés par la force. Certains m’ont porté des coups dont a témoigné un médecin légiste ; il m’a parfois fallu me défendre. Cependant l’évacuation se termina très rapidement, non sans difficultés toutefois lorsqu’il fallut parvenir à refermer la grille de l’établissement, tandis que les occupants tentaient de revenir et jetaient divers projectiles dangereux dans notre direction, dont des bouteilles de verre cassées. Tout fut terminé aux alentours de minuit et quart. »

M. Coronel de Boissezon s’est-il joint spontanément à un groupe d'hommes cagoulés et armés qu'il ne connaissait pas ? A-t-il eu des échanges avec ces personnes avant de pénétrer dans l’amphithéâtre ? Le professeur n'a pas répondu à nos nouvelles questions, qui portaient également sur ses liens éventuels, évoqués dans un article de Libération, avec la Ligue du Midi, groupuscule identitaire actif à Montpellier.

« La justice doit adresser un signal fort à ces groupes d’extrême droite »

Pour l’avocat Jean-Louis Demersseman, les investigations judiciaires doivent permettre de répondre rapidement aux deux questions fondamentales que pose l’enquête : qui composait le groupe d’assaillants, et quelle était sa relation exacte avec les enseignants, étudiants et représentants de la faculté opposés à l’occupation ?

« La première des choses à faire serait de recenser les numéros de téléphone “entrée” et “sortie” entre 23h et 1h du matin aux alentours de la faculté. Qui a appelé qui ? Qui a envoyé un SMS à qui ? On comprendrait rapidement les différentes interactions », défend l’avocat, qui réclame aussi une exploitation rapide des caméras de vidéosurveillance.

Si Me Demersseman rappelle ces évidences, c’est qu’il ne cache pas son « inquiétude » quant à l’évolution du dossier : « Je n’ai aucun retour sur l’évolution de l’enquête, je crains qu’il ne se passe pas grand-chose depuis vendredi. » L’avocat en veut pour preuve la liste de dix témoins qu’il a adressée au procureur de la République dès vendredi et qui n’avaient toujours pas été contactés par les services enquêteurs mardi soir.

Une quinzaine d’autres étudiants prêts à témoigner se sont retrouvés, mardi après-midi, devant les portes du commissariat central de Montpellier, à l’appel de la section locale de la Ligue des droits de l’homme (LDH), très impliquée depuis le début de l’affaire. Sophie Mazas, avocate et présidente de la fédération départementale de la LDH, a déjà remis une dizaine de témoignages écrits aux deux membres de la mission d’inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la recherche (IGAENR), l’enquête administrative lancée par la ministre Frédérique Vidal. Mais Me Mazas, qui faisait partie d’une délégation reçue par le préfet de l’Hérault dès le lendemain de l’agression, attend désormais que la justice s’empare fermement du dossier : « Il faut adresser un signal fort à ces groupes d’extrême droite. On ne peut pas agresser des étudiants en toute impunité. »

Extrait de la Gazette de Montpellier du 23 janvier 1998. © DR

Les étudiants de Montpellier n’ont eux pas attendu pour agir. Poursuivant le mouvement de grève contre le processus de sélection à l’entrée à l’université, une assemblée générale réunissant mardi près de 3 000 étudiants, professeurs et personnels a voté un « blocus illimité » de l’Université Paul-Valéry. Dans les rangs des manifestants, certains dressent un parallèle avec une précédente mobilisation qui a marqué l’histoire universitaire montpelliéraine. En janvier 1998, l’évacuation violente sous les yeux du président de l’Université d'alors, d’une quarantaine d’étudiants de droit et sciences économiques, qui occupaient les locaux de la présidence de l’établissement, par un « commando » armé, composé de professeurs et de personnels administratifs, mais à visages découverts. Et sans téléphone portable filmant la scène.

Publié le 27/03/2018

Fascisme chic à la Fac de Droit

Les évènements qui viennent de se dérouler à la Faculté de Droit de Montpellier ont conduit à la démission de son doyen. Leur violence semble en faire des faits exceptionnels, relevant de la délinquance plus que de la politique. On soutiendra ici une version exactement contraire où on rappellera ses racines historiques et ses incidences nationales.

·  La Fac de Droit de Montpellier d’abord : elle a toujours vécu le « syndrome Paul-Va », du nom de l’Université Paul Valéry, la Fac des Lettres considérée comme l’autre nom de Sodome et Gomorrhe ou à peu-près (la droite y avait dénoncé en Mai 68 des orgies en tout genre « bénies par le père Cardonnel », ce père dominicain connu pour ses engagements tiers-mondistes et anti-autoritaires). A l’époque elle avait fait le choix, dans le cadre de la loi Faure, d’une coalition avec les facs conservatrices (Médecine, Odontologie…) formant l’Université Montpellier I. Une coalition qui s’est vite transformée en guérilla corporatiste dans la répartition inégale des budgets. A chaque mouvement étudiant, les doyens étaient saisis d’une angoisse : l’invasion de leur établissement par "les hordes" venant de Paul-Va. D’où des fermetures, des « protections » policières, des contre-manifestations (avec des profs en robe académique)…

Seuls les trois doyens de gauche (en un demi-siècle) – dont l’auteur de ces lignes – firent exception à ce traitement paranoïaque et réactionnaire de leur environnement. Le problème n’a pas disparu pour autant. Il s’est même aggravé avec la décision de la Faculté au tournant des années 90 de demeurer totalement isolée dans le centre historique quand toutes ses homologues (dont la Fac de médecine toute proche) décidaient de le quitter. La voilà donc à un jet de pierre du Rectorat, devenue un refuge naturel des manifestations qui s’y rendent. C’est à l’évidence le scénario qui s’est joué jeudi dernier avec une occupation du grand amphi par « des étudiants venus d’ailleurs », véritable obsession du doyen Petel.

Celui-ci en démissionnant, a expliqué n’avoir commis « aucune faute si ce n’est de communication ». Or demeurent ses déclarations publiques où il se dit « fier de ses étudiants en droit » qui auraient « défendu la Faculté », les assimilant ainsi aux nervis qui sévirent dans la soirée. La justice aura à faire l’état des responsabilités (dont celle du doyen) dans ces violences. Point n’est besoin d’en parler ici pour mesurer la gravité de ce qui s’est passé.

Ce qui s’est passé fait remonter à la surface une histoire politique locale dans laquelle la Fac de droit de Montpellier a joué un grand rôle. C’est celle d’une version notabiliaire de la droite extrême sous ses diverses formes à Montpellier et dans le Languedoc. Celle des Mistraliens de « l’Ode à la race latine » (voir la plaque « commémorant » cette louange en 1878 de Frédéric Mistral à l’Arc de Triomphe de Montpellier), celle des Félibres (un mouvement provençalo-regionaliste) anti-dreyfusards, celle des nostalgiques de Léon Daudet et de l’Action Française, celle des pétainistes qui firent si mauvais accueil en 1940 au professeur de droit Pierre-Henri Teitgen , grand résistant démocrate-chrétien (il fallu s’y prendre à deux fois pour qu’une plaque sur les murs de la Fac rappelle son passage et sa mémoire).

Il y a toujours eu dans ce Midi blanc, une droite extrême échappant aux classifications nationales. Et cela continue. Pour ne prendre que la partie émergée de l’iceberg, on évoquera la Ligue du Midi, un groupe raciste qui défraie la chronique judiciaire depuis des décennies (un de ses responsables vient d’être condamné par le tribunal correctionnel de Montpellier le 12 décembre dernier pour avoir saccagé en juin 2017 les locaux d’une association s’occupant de l’accueil et de la protection des mineurs étrangers isolés). Ils font école avec les guillerettes « Brigandes », ce groupe identitaire basé à La Salvetat-sur-Agout (Hérault) qui chante ici et là le « grand remplacement ». Cette droite-extrême là ne se connaît pas, de limites, ni dans les différentes versions du Front National, ni dans ses épigones, ni dans ses méthodes. Il est gravissime que la droite « établie » (à laquelle appartient Philippe Petel) les couvre et les cautionne.

On a donc à faire à un scénario bien connu depuis les années Trente mais toujours aussi peu légitime chez les historiens pourfendeurs de Zev Sternhell ou Michel Dobry : la France serait toujours une exception en Europe ; elle n’aurait pas connu le vrai fascisme, protégée par ses « traductions » nationales dans le sillage de Maurras dont une large partie de ses élites avait fait sa référence littéraire, mondaine, chic en quelque sorte. Pas dangereuse: Maurras, après avoir appelé à prendre d'assaut l'Assemblée Nationale le 6 février 34, n'avait-il pas replié ses troupes ?

Maurras justement. Voilà que dix des douze membres du Haut comité aux commémorations nationales viennent de démissionner pour protester contre le retrait de son nom de la liste des « promus » pour cette année 2018 (150° anniversaire de sa naissance). En leur nom, Jean-Noël Jeanneney et Pascal Ory expliquent que « commémorer, ce n’est pas célébrer ». Antienne qu’on retrouve à propos de Jacques Chardonne, lui aussi sur la liste (il fut un écrivain antisémite choyé par Goebbels) ou de Céline (en-deçà de la question de la publication de ses « pamphlets »). Au diable pour ces « savants » le contexte et plus encore ses configurations locales.

La sanctuarisation de cette France rance, antisémite, pétainiste, identitaire est une opération qui a ses interprètes dans l’université, dans la magistrature, dans les médias. C’est ce qui est en cause dans les violences de la Fac de Droit de Montpellier. Leur condamnation ne doit pas s’arrêter à la démission d’un doyen. Elles appellent de la part du gouvernement, des autorités universitaires, de notre part, la plus grande vigilance. Et un droit de suite.

 

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