PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

publié le 24 septembre 2021

AZF   20 ans après,

les risques industriels majeurs perdurent !

Sur le site : https://altermidi.org/

"Le ministère de l’Environnement vient d’assouplir la réglementation sur l’implantation des sites dangereux et celui du Travail entend faire de même avec la réglementation sur le risque chimique et cancérogène."

Dans un communiqué publié le 20 septembre, la CGT fait le constat que l’explosion de l’usine AZF de Toulouse n’a pas permis de mettre en place les mesures de protection qui s’imposent. Pour prévenir les risques et protéger les personnels, la centrale syndicale ouvrière préconise un droit d’intervention et de contrôle des salarié.es ainsi que la remise en place des CHSCT (Comité d’Hygiène de Sécurité et de Conditions de Travail).

  

Communiqué de la CGT :

AZF 20 ans après, les risques industriels majeurs perdurent !

 Le 21 septembre 2001, à 10h17, une énorme explosion pulvérisait l’usine AZF (groupe Total) de Toulouse. L’agglomération entière est sinistrée avec un bilan matériel et humain lourd : 31 morts, 20 000 blessés, 89 établissements scolaires touchés par la déflagration. Nombreuses sont les victimes qui subissent encore aujourd’hui les séquelles de ce désastre.

Les responsables ont, aujourd’hui, été définitivement condamnés après une longue procédure judiciaire qui s’est achevée fin 2019. Ce sont bien les exploitants industriels d’AZF qui sont responsables. Leur stratégie de morcellement du travail, de recours à la sous-traitance et de réduction des coûts ne permettait plus la mise en place d’organisation de travail sécurisée.

Les mesures de protection, les principes de prévention, la formation et, surtout, le partage d’expérience entre les travailleuses et travailleurs doivent redevenir une véritable priorité sur tous les lieux de travail.

AZF n’a pas servi de leçon. L’incendie de l’Usine Lubrizol à Rouen, le 26 septembre 2019, en est la démonstration. Et, malheureusement, les exemples sont nombreux. Les logiques de profit au détriment de la sécurité des salarié.es et de la population doivent cesser.

Le gouvernement, en la matière, ne prend pas la bonne mesure de la situation : le ministère de l’Environnement vient d’assouplir la réglementation sur l’implantation des sites dangereux — via la loi d’accélération et de simplification de l’action publique (ASAP) — et celui du Travail entend faire de même avec la réglementation sur le risque chimique et cancérogène.

La CGT exige, pour chaque lieu d’exploitation, un véritable droit d’intervention des salarié.es et un contrôle des services et organismes compétents :

  • un droit d’intervention et de contrôle des salarié.es avec la remise en place des CHSCT (Comité d’Hygiène de Sécurité et de Conditions de Travail) couvrant tous.tes les salarié.es, y compris ceux des TPE et PME, et que leur champ d’actions soit élargi aux questions environnementales. Les travailleuses et travailleurs et leurs représentant.es doivent pouvoir intervenir sur l’organisation de travail. Les lanceurs d’alerte doivent être écoutés et non réprimés ;

  • un contrôle des services et organismes compétents, avec un renforcement des moyens humains et juridiques des inspecteurs du travail, des inspecteurs de l’environnement ou encore des contrôleurs et préventeurs des Carsat (Caisse d’Assurance Retraite et de Santé au travail), branche de la Sécurité sociale. Ces agents et ingénieurs doivent être acteurs d’un système qui impose à tous les exploitants la priorité de la préservation de la vie avant la course aux profits.

La CGT revendique un renforcement de la réglementation, afin que les industriels arrêtent de jouer avec la vie des salarié.es, des riverain.es et de la planète.

Gagner le droit à la sécurité au travail passera par la mobilisation des salarié.es.

Pour l’ensemble de ces revendications, pour l’augmentation des salaires, l’emploi, l’amélioration des conditions de travail, la CGT appelle l’ensemble des salariés, des agents, des retraités, des privés d’emplois, à se mobiliser et à agir, par la grève, le 5 octobre prochain.

publié le 11 mai 2021

Le rapport pour éviter une planète morte et sans emplois

par Marie-Noëlle Bertrand – sur www.humanite.fr

 

Ce vendredi, le collectif Plus jamais ça publie des revendications communes aux syndicats et ONG et fait la chasse aux idées reçues.

 

À l’avant-veille des manifestations de ce dimanche, le collectif Plus jamais ça publie un rapport visant à démontrer que la transition verte peut être créatrice d’emplois. Déconstruire l’image d’une écologie opposée aux exigences sociales : telle est l’ambition de cette structure inédite lancée début 2020. Attac, la Confédération paysanne, Greenpeace, la CGT, Oxfam, Solidaires, les Amis de la Terre et la FSU mettent ce document en débat et à disposition des mobilisations à venir. Morceaux choisis.

Étape n° 1 : faire la peau aux idées reçues

Face à la crise économique, la planète devrait attendre ? Faux, rétorque le collectif. Dans un rapport publié en décembre 2020, le Programme des Nations unies pour l’environnement lui-même indique que les plans de relance sont une occasion rêvée, « s’ils sont orientés vers la transition ou accompagnés d’une conditionnalité des aides ». Plus jamais ça casse aussi la figure à l’idée selon laquelle la transition écologique détruirait les emplois. Rénovation thermique des bâtiments, développement des transports en commun, des énergies renouvelables et de l’agriculture paysanne, recyclage… « L’Organisation internationale du travail considère que 60 millions d’emplois peuvent être créés dans le monde » par ce biais.

Étape n° 2 : transformer le travail et lui redonner du sens

Au sein des grands groupes, « seuls les états-majors décident quoi, où et comment produire », en ne se fiant qu’à une seule boussole, « la valorisation en Bourse ». Plus jamais ça propose à l’inverse de conférer de nouveaux pouvoirs aux salariés. « Dès lors (qu’ils) décident de peser sur les choix d’investissement et de production pour sauvegarder l’emploi et la biosphère, (ils) contestent la recherche unique de rentabilité à court terme. » La réhabilitation des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, « avec des droits d’intervention élargis aux questions environnementales », en est un des passages obligés, de même que la création « d’un droit de veto des comités sociaux et économiques sur les licenciements qui ne sont pas justifiés par des difficultés économiques graves et immédiates ».

Plus globalement, Plus jamais ça revendique de mieux partager le travail et, pour cela, de faire des 32 heures hebdomadaires la nouvelle référence. « La ­réduction du temps de travail, sans perte de salaire, permet d’améliorer la qualité de vie. » Dans la même veine, le collectif plaide pour fixer un plafond de revenu maximum. « S’il faut revaloriser les métiers “essentiels”, il faut aussi dégonfler les revenus excessifs sans justification ­sociale », afin « de redistribuer (…) et combattre l’imaginaire du luxe et de ­l’accumulation infinie ».

Étape n° 3 : miser sur la solidarité et la coopération

En 2018, 57 % des émissions de CO2 de la France étaient à mettre sur le compte de ses importations. Plus jamais ça place cette donnée en regard d’autres, économiques. « Depuis 1990, la part de l’industrie en France dans l’emploi salarié marchand est passée de près d’un tiers à tout juste 18 %. » Relocaliser une partie de la production permettrait de générer d’importantes créations d’emplois tout en produisant plus proprement, assure le collectif, qui tacle l’affirmation selon laquelle la mondialisation serait bénéfique aux pays pauvres. « L’industrie textile est responsable de 4,5 %à 8 % des émissions mondiales », cite-t-il, rappelant que le changement climatique pourrait faire basculer près de 100 millions de personnes dans l’extrême pauvreté en 2030. Plus jamais ça y voit plusieurs remèdes, entre autres celui de stopper la dérégulation du commerce international au profit d’une coopération solidaire autant qu’exigeante en matière environnementale et sociale. 


 

Publié le 23/01/2021

 

 

Convention citoyenne pour le Climat.

Trop, c’est trop !

 

 

Par Patrice Cohen-Séat sur lefildescommuns.fr

 

 

 

Notre ministre de la transition écologique, avaleuse de couleuvres de son état, nous annonce sans vergogne le prochain dépôt d’un projet de loi sensé répondre aux propositions de la convention citoyenne pour le climat. Tout le monde sait pourtant qu’il n’en est rien et que le Président de la République n’a pas du tout l’intention de transmettre « sans filtre » au Parlement ou au Gouvernement, comme il s’y était engagé, les conclusions de ladite convention. Toutes les associations écologistes sont atterrées, et elles ont raison : une telle irresponsabilité aura pour conséquence que nous laissions aux générations à venir une « dette écologique »infiniment plus couteuse et catastrophique que la dette financière dont on nous a rebattu les oreilles pendant des lustres pour justifier l’austérité, mais qui semble pourtant aujourd’hui le dernier des soucis de l’Union européenne et même du CAC 40.

 

Cette forfaiture d’Etat – au sens propre : trahison d’un engagement pris par les plus hautes autorités publiques – devrait tomber sous le coup du « crime d’écocide » voulu par les citoyens. Par précaution – peut-être avec le souvenir de l’affaire du sang contaminé qui avait valu bien des frayeurs au Premier Ministre de l’époque – il semble que ce crime soit en voie d’être dégradé en un simple délit, davantage destiné à sanctionner des actes personnels de la vie courante que les scandales des grandes pollutions industrielles et agricoles, ou les atermoiements de la vitale politique de dé-carbonisation de notre économie. Mais les technocrates qui nous gouvernent désormais sans partage devraient se méfier : contrairement aux allégations d’un Maréchal félon, les Français n’ont pas la mémoire si courte que ça. D’une façon ou d’une autre, les peuples demandent toujours des comptes à ceux qui trompent leur confiance.

 

Mais il n’y a pas que ça. E. Macron n’a pas l’air de se rendre compte qu’il joue avec de l’explosif, et qu’il pourrait bien lui éclater à la figure. Car le fait qu’il trahisse les engagements qu’il avait pris en créant la convention citoyenne montre que c’était pour lui une pure et simple manipulation. Il a cru qu’il pouvait régler le problème de la taxe carbone – qui avait mis le feu aux poudres et fait se lever le mouvement des « gilets jaunes » – en faisant mine de s’en remettre au peuple tout en pensant que, comme pour le « grand débat », il s’en tirerait bien après en embobinant tout le monde avec un flot de paroles. Mais ça ne marchera pas. Il s’est lui-même mis dans un piège dont il ne sortira pas indemne. Car non seulement les Français ont de la mémoire, mais en plus elles et ils ne sont pas des imbéciles et sont au contraire parfaitement conscients qu’on est en train de les rouler.

 

Et ça ne se passera pas comme ça. La crise démocratique est d’une profondeur abyssale. Les françaises et les français n’ont plus confiance dans le personnel politique, ni dans les partis, ni même dans les institutions. A cause de décennies de promesses non tenues. Mais aussi parce que, lorsqu’elles et ils disent clairement « non », comme lors du référendum sur le traité constitutionnel européen, la « classe politique » trouve quand même le moyen de passer outre et de leur imposer son choix. C’est cela, notamment, qui nourrit leur exigence que les citoyen.nes aient davantage de pouvoirs de contrôle et de décision. Les gilets jaunes avaient fait pour cette raison du référendum d’initiative populaire une de leurs principales revendications. Or non seulement le pouvoir n’y donne pas suite, mais il assume cyniquement de se ficher complètement de ce que tout le monde avait pourtant reconnu être un excellent travail. Là, c’est le coup du mépris de trop !

 

Les peuples répugnent au désordre, dont l’histoire leur a montré qu’il se retournait toujours contre eux. Mais quand une situation devient réellement insupportable, ils se donnent les moyens d’y mettre fin. Et c’est ce qui est en train de se passer. Déjà, avant même la crise de la Covid-19, le quinquennat Macron a été bousculé par les gilets jaunes, les revendications des jeunes pour le climat, le rejet de la réforme du chômage puis celle des retraites, l’indignation contre les violences et les discriminations faites aux femmes ou les violences policières, etc. La société est éruptive et tout peut arriver : une révolte sociale, comme la rupture du supposé « plafond de verre » qui a jusqu’à maintenant empêché chez nous l’arrivée des néofascistes au pouvoir. Mais ce pourrait être aussi, si les forces de progrès le voulaient, une véritable alternative politique portant à la tête de l’Etat un Président, une majorité et un gouvernement d’une gauche digne de ce nom. Que les intéressé.es prennent conscience de la fenêtre historique aujourd’hui ouverte, et du risque majeur qui se dessine en cas d’échec, et qu’elles et ils prennent leurs responsabilités pour dépasser leurs petites querelles et réussir à se rassembler !


 

Publié le 17/12/2020

Climat : les 7 enfumages de Total

(site regards.fr)

Samedi 12 décembre, à l’occasion des cinq ans de l’accord de Paris sur le climat, Patrick Pouyanné, le PDG de Total, s’est livré à une opération de greenwashing de son entreprise sous la conduite bienveillante d’Alexandra Bensaïd, l’animatrice de « On n’arrête pas l’éco », l’émission économique hebdomadaire de France Inter.

Samedi 12 décembre, cinq ans après la signature des accords de Paris sur le changement climatique, c’est journée spéciale climat sur les ondes de France Inter. « On n’arrête pas l’éco », animé par la journaliste Alexandra Bensaïd, lui est entièrement consacré. Avec pour temps fort, une interview de Patrick Pouyanné, le PDG de Total, membre du Top 10 des compagnies pétrolières mondiales et du Top 5 de capitalisations boursières à Paris.

Cela aurait pu être l’occasion de mettre l’éclairage sur les responsabilités passées et à venir du géant de l’industrie pétrolière dont les émissions de gaz à effet de serre, encore croissante de 3% entre 2017 et 2019, représente à lui seul près de 30% des émissions du CAC 40. Occasion perdue dans une opération de communication assez complaisamment mise en onde autour de l’image d’entreprise engagée pour le climat que Total cherche dans l’urgence à construire.

 « Nous ne sommes pas un danger, nous sommes la solution », affirme le PDG qui prétend faire de son entreprise un modèle et un acteur majeur de la transition énergétique. À tel point, dit-il, que Total s’est doté d’un nouvel objectif : « Atteindre la neutralité carbone pour l’ensemble de ses activités à travers le monde d’ici 2050 ».

Total, dit Patrick Pouyanné, redéploie activement ses activités dans le secteur énergétique. En 2030, l’entreprise fera 15% de ses activités dans l’énergie renouvelable. En 2050 ce sera plus de 40%. En même temps cela ne signifie pas que l’entreprise doit abandonner le pétrole. Elle doit simplement accompagner un recul qui sera progressif à partir d’un pic qu’il prévoit pour 2030. Il s’agira juste de s’adapter à l’évolution de la demande au fur et à mesure que s’imposera la voiture électrique et d’autres transformations technologiques. Mais pas question donc d’abandonner ou de reculer trop fort et trop vite sur le Pétrole. D’autres prendraient la place laissée vacante. Même en 2050, le pétrole n’aura pas disparu. Il aura seulement reculé de 60%. Et selon le PDG, cela est tout à fait compatible avec un réchauffement climatique limité à 1,5°.

Les engagements de Total en matière de pétrole consistent donc à arrêter d’explorer le pétrole « dans les zones où il va coûter cher », dit-il, comme par exemple dans l’Arctique. Mais ajoute le PDG, notre mission est d’apporter l’énergie au monde tel qu’il est « et notamment aux Africains qui ont légitimement envie d’accéder au même niveau de vie et qui ont besoin d’énergie ».

Dans la transition, selon lui, il y aura deux clés de la réussite sur lesquels Total mise particulièrement : le gaz – qui serait beaucoup plus propre que les autres énergies fossiles – et la capture du carbone – qui va continuer d’être émis : « Il faut arrêter de déforester la planète ».

Selon le patron de l’entreprise phare du CAC 40, tout cela est parfaitement compatible avec les exigences de rendement financier et de dividendes des actionnaires. Les profits réalisés dans le secteur pétrolier vont financer les investissements dans le renouvelable et le renouvelable générera les dividendes futurs.

Du reste le PDG compte bien assurer la continuité des versements de dividendes puisqu’il n’a pas eu recours aux aides d’état. Et de même, affirme-t-il, « la masse salariale ne sera pas la variable d’ajustement », contrairement aux affirmations de la CGT concernant la suppression de 700 emplois en France.

Les 7 enfumages

L’économiste Maximes Combes, auteur de Sortons de l’âge des fossiles [1] et porte-parole d’Attac, a pointé des points clé de cet enfumage sur son compte Twitter et dans une analyse plus générale postée sur son blog.

1. Total n’est pas du tout le champion du climat qu’il prétend être parmi les compagnies pétrolières. L’association Oil Change International, organisation d’expertise sur la transition énergétique, a publié en septembre 2020 une étude approuvée par 22 associations dans le monde internationales sur les plans climat publiés par les majors pétrolières et gazières. Le rapport les évalue sur la base de dix critères fondamentaux. Tous sont systématiquement insuffisants. Total n’a pas de meilleurs résultats que les autres. Parmi ces critères, l’association souligne notamment l’importance qu’il y aurait à planifier et à mettre en œuvre une baisse significative de la production d’hydrocarbures d’ici 2030, c’est-à-dire dès maintenant et tout au long de la décennie. Patrick Pouyanné prévoit au contraire que le marché du pétrole va continuer de croitre au moins jusqu’en 2030.

Le 10 décembre, 18 ONG dont les Amis de la Terre et Reclaim Finance ont publié un rapport intitulé « 5 nouvelles années perdues pour la finance » qui pointe du doigt 12 « Méga clusters » d’énergie fossiles développés depuis l’adoption de l’accord de Paris. Si elles voient le jour, ces 12 bombes climatiques consommeraient à elles seules 75% du budget carbone disponible pour limiter le réchauffement climatique sous la barre de 1,5°. Le rapport souligne la double responsabilité des acteurs de la finance et l’industrie pétrolière à l’opposé des discours et des proclamations d’intention des uns et des autres sur le verdissement de la finance et la mutation des pétroliers. Coté finance, le rapport montre que BNP Paribas, Société Générale, Crédit Agricole et BPCE ont fourni près de 50 milliards de dollars de financements aux entreprises qui développent les hydrocarbures de schiste dans le Bassin Permien aux Etats-Unis et dans la région de Vaca Muerta en Argentine, les deux premières figurant même parmi leurs 15 plus gros financeurs. Et côté pétroliers, Total est impliqué parfois même en tant que chef de file dans la fabrication de la moitié des 12 bombes climatiques recensées.

 

 

2. Le gaz n’est pas l’énergie fossile de transition qui permettrait de rester dans les clous du réchauffement climatique à 1,5° ou 2°. À la combustion, le gaz émet 30% de moins de CO² que le pétrole et moitié moins que le charbon. Mais, il en émet quand même. Et surtout à la production, les émanations dévastatrices de méthane sont systématiquement sous estimées. Si l’on ajoute les étapes de la liquéfaction et du transport, les bénéfices en termes d’empreinte carbone sont en réalité très en deçà des besoins. Patrick Pouyanné affirme, tranquillement et sans mot férir d’Alexandra Bensaïd, qu’il ne forera pas de pétrole dans l’Arctique. Mais en septembre 2020, le Monde a informé de la participation massive de l’entreprise à un gigantesque projet gazier dans l’Arctique russe.

3. L’injonction de Patrick Pouyanné contre la déforestation est d’autant plus ferme qu’elle s’adresse aux autres, et qu’Alexandra Bensaïd n’a pas interrogé le PDG sur les conséquences de l’appétit de son entreprise pour les « bio carburants » à base d’huile de palme, grands dévastateurs de forêt tropicale.

4. Le PDG de Total prétend que son entreprise cherche à répondre aux besoins énergétiques des Africains. En fait les projets africains de Total sont dévastateurs des conditions de vie des populations et de la nature. Ils s’inscrivent au contraire dans ce que le rapport « 5 années de perdus pour la finance » appelle la « malédiction des ressources naturelles »« selon lequel l’exploitation des ressources naturelles pour l’exportation enrichit une petite élite mais appauvrit encore plus la majorité de la population et enracine encore plus la corruption, les divisions sociales et l’instabilité politique ».

En Ouganda et en Tanzanie, Total est cheffe de file des projets Tilenga et Eacop développés à la suite de la découverte, en 2006, de gisements sous le lac Albert, sur la frontière de l’Ouganda et de la République démocratique du Congo. Les effets sociaux et environnementaux de ces projets sont à ce point dévastateurs que des ONG françaises et ougandaises ont intenté une procédure judiciaire pour non-respect de la loi sur le devoir de vigilance [2]. Au Mozambique, où Total est également fortement impliqué « les projets ne visent pas à accroître l’accès de la population à l’énergie : 90% de la production de GNL est destinée à l’exportation […] En outre, les réserves de gaz sont presque exclusivement détenues par des dizaines de sociétés transnationales – à l’exception de la société d’État mozambicaine ENH […] La plupart des emplois créés pour le développement de l’infrastructure gazière dans la région de Cabo Delgado échappe à ses habitants, car les majors et leurs entrepreneurs ont préféré contourner les faibles exigences en matière d’embauche de travailleurs locaux » [3].

5. L’affirmation que dans la situation actuelle Total ne bénéficie pas d’aides de l’État doit être relativisée. Total bénéficie directement et indirectement des refinancements particulièrement avantageux de la Banque Centrale Européenne sans que soit considéré l’évolution de son empreinte carbone. C’est en réalité un enjeu essentiel du changement indispensable de la politique monétaire et de son articulation aux politiques budgétaires de l’Europe et de l’État.

6. Patrick Pouyanné prétend que Total va pouvoir devenir le champion de l’énergie verte et de la transition énergétique réussie sans rien avoir à rabaisser des exigences de rentabilité financières et de dividendes de ses actionnaires. C’est au contraire une source essentielle de blocage.

7. L’affichage d’une neutralité carbone de l’entreprise à l’horizon 2050 aurait exigé quelques précisions. La promesse comme beaucoup d’autres n’engage que ceux qui y croient et elle est limite fake newsSelon l’analyse de Reclaim Finance, l’objectif annoncé par Total de neutralité carbone à l’horizon 2050 ne porte pas sur toutes ses émissions, et le groupe pétrolier a un simple objectif de diminution de l’intensité carbone de ses produits de 15% à l’horizon 2030.Qui plus est, 90% des dépenses d’investissements de Total restera consacré aux énergies fossiles sur les prochaines années et encore 80% en 2030.

« Un dangereux pis-aller »

Au reste, comme l’analyse Maximes Combes, l’émergence de cette notion flou et peu compréhensible de « neutralité carbone » et la multiplication des affichages par les pays et par les multinationales, prétendument plus ambitieuses les uns que les autres, constituent de dangereux pis-aller. Il conduit, souligne-t-il, à « invisibiliser les objectifs de court-terme pour lui substituer une promesse à long terme, oubliant de fait, que du point de vue climatique, c’est le stock de GES dans l’atmosphère qui compte plutôt que le niveau d’arrivée. La date du début d’une action résolue et l’ambition de cette action (pourcentage annuel de réduction) ont plus d’importance que la date d’arrivée : il faut donc réduire les niveaux d’émission aussi vite que possible. Sans attendre ».

Comme le dit le politiste et sociologue Stefan Aykut [4] dans une importante interview sur le site AOC« le marketing politique pousse à fixer des objectifs à long terme, en 2030, 2050, mais pas à se mettre en conformité sur le terrain avec les belles histoires qu’on se raconte ». Ainsi explique-t-il, « la question de la limitation de l’extraction des énergies fossiles qui font marcher nos économies reste largement impensée. Ce qui est un vrai problème puisque la possibilité de réguler le réchauffement climatique en dépend ». Ainsi pour la France plutôt que de se prévaloir de la fermeture des rares centrales à charbon sur son sol tout en laissant EDF continuer d’en fabriquer à l’étranger, il faudrait plutôt regarder les stratégies de planification de Total, par exemple, et comment l’État français compte accompagner cette entreprise dans l’après-pétrole. « Or, constate Stefan Aykut, je n’ai pas l’impression qu’il y ait aujourd’hui de discussion sérieuse sur ce sujet ».

Un sentiment que l’on pouvait hélas continuer de partager après le passage du PDG de Total dans l’émission économique phare du service public de la radio. On n’arrête pas l’éco… mais pas non plus le réchauffement climatique !

 

Bernard Marx

Notes

[1Sortons de l’âge des fossiles. Manifeste pour la transition, Seuil, 2015.

[2] La cour d’appel de Versailles vient de décider de renvoyer le cas devant le tribunal de commerce, ce qui, selon les ONG, va encore ralentir la procédure judiciaire et va à l’encontre de l’esprit et de l’objectif de la loi sur le devoir de vigilance : protéger les droits humains et l’environnement.

[3Five Years Lost. How Finance is Blowing the Paris Carbon Budget.

[4] Co-auteur avec Amy Dahan du livre de référence Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Les Presses de Sciences Po, 2015.

 Publié le 07/12/2020

« De quelle écologie parle-t-on ? » : la « génération climat » passée à la loupe

 

par Barnabé Binctin (site bastamag.net)

 

 « Tous écologistes ! », avait lancé Jean Castex à son arrivée à Matignon, cet été. Vraiment ? Enfin portée à l’agenda politique, cinq ans après la signature des accords de Paris sur le climat, la question écologique serait-elle soudainement devenue consensuelle ? Certainement pas, rétorque le sociologue Yann Le Lann. Son enquête révèle que la « génération climat » est loin d’être homogène. « Partager le constat d’alerte ne suffit pas à partager la même réponse. » Entretien.

Yann Le Lann est maître de conférence à l’Université de Lille. Il est par ailleurs coordinateur d’un collectif de sociologues, Quantité critique, né en 2018, dans le sillage des premières marches pour le Climat, pour mener une analyse quantitative, en immersion, des mouvements sociaux contemporains en prise avec l’écologie.

Associé à Arte dans le cadre du programme « Il est temps », qui présente plusieurs documentaires consacrés aux mobilisations des nouvelles générations, ce collectif a pu mener une étude de grande ampleur. Sur la base du volontariat, près de 400 000 personnes dans une dizaine de pays différents ont répondu à un questionnaire en ligne, comprenant 150 questions visant à définir un contour plus précis de notre rapport à l’écologie. Yann Le Lann présente ici les premiers résultats, tirés de 35 000 questionnaires exclusivement français.

Basta ! : Quels premiers enseignements tirez-vous de cette étude, toujours en cours ?

Yann Le Lann : Le premier enseignement, c’est que l’urgence saisit une très grande majorité des répondants, la crise climatique apparaissant comme une cause fondamentale à l’intérieur de cette urgence. Pour autant, il existe de nombreux désaccords sur les solutions à apporter et les façons de résoudre ce problème. C’est le principal résultat que j’en retiens : partager le constat d’alerte ne suffit pas à partager la même réponse. Parmi tous ceux qui considèrent qu’il y a une nécessité d’agir, il n’y a pas pour autant une communauté d’action ou un horizon commun. Il faut aller au-delà du récit d’une « génération climat » homogène, pour prendre au sérieux les nuances importantes et les conflits d’orientation qui la traverse. Notre enquête affine ce que les enquêtes d’opinion ont souvent tendance à regrouper sous une seule et même bannière.

Autrement dit, la démocratisation de la question écologique entraîne des visions différentes de cette même question ?

Exactement. Avec les marches pour le climat et la pétition pour « l’Affaire du siècle », qui a su rassembler 2 millions de signatures en quelques semaines, on a vu fleurir cette idée d’une nouvelle génération, mobilisée autour de l’écologie comme priorité. Certes, c’est une question qui traverse désormais fortement la société, et bouscule les façons de se projeter. Cela n’en fait pas pour autant un sujet consensuel, défendu par un bloc unifié. Au contraire, il existe un vrai flou sur le contenu : qu’est-ce qu’être écologiste ? Et de quelle écologie parle-t-on ? Il y a des niveaux de réponse très différents, par exemple sur les questions économiques : certains considèrent que cela implique de renégocier, très en profondeur, les principes d’organisation de l’économie, tandis que d’autres vont privilégier des approches plus réformistes. C’est intéressant de constater que, selon la définition que l’on donne de l’écologie, il n’existe pas du tout les mêmes désirs de transformation de la société.

Vous distinguez ainsi trois profils différents au sein de ce grand « peuple » de l’écologie ?

Il y a d’abord ceux que l’on a appelé les « écologistes », qui formulent l’écologie comme un risque global, pensé à l‘échelle de la planète. Ils considèrent qu’il faut revoir toute l’organisation économique et politique pour affronter la crise écologique. Pour eux, il n’y a pas de « petite » transition, à bas-coût : il faut absolument, rapidement et profondément, transformer les principes d’organisation de la société. Ce sont ceux qui considèrent le niveau d’urgence comme maximal et qui participent le plus aux mobilisations. Ils sont également très impliqués dans les écogestes, même si ce n’est pas leur perspective stratégique : ils ne pensent pas que ce soit par des démarches de responsabilisation individuelle, type « consom’acteur », qu’on changera les choses, d’autant qu’elles leur paraissent masquer des formes d’injustice très fortes. Mais ils s’appliquent à les respecter dans leur cadre domestique, plutôt par souci éthique d’accorder leurs pratiques à leurs revendications.

« Ceux que l’on a appelé les "écologistes" ne pensent pas qu’on changera les choses par des démarches de responsabilisation individuelle »

Viennent ensuite ceux que l’on a appelé les « environnementalistes » : pour eux, le niveau d’urgence reste très important, bien qu’inférieur au premier groupe. L’écologie se fait par la santé, qui est l’une de leur toute première préoccupation. C’est une écologie plus articulée avec la défense du bien-être. Le capitalisme reste pour une partie d’entre eux un obstacle, mais une grande partie de ce groupe considère qu’on peut « transitionner » à l’intérieur de ce système. Ils estiment que les institutions politiques et économiques peuvent mener cette transition, sans se voir nécessairement transformer en profondeur.

Enfin, le dernier groupe, très minoritaire dans notre étude, représente les « productivistes » : de leur côté, le niveau d’urgence est beaucoup plus bas. Ils sont globalement très optimistes sur la question écologique. Leur écologie s’intéresse à la propreté ou aux paysages, et reste circonscrite à un niveau très local, qui ne remet pas du tout en cause les modes de vie, de production ou de consommation. Ils croient très fortement à la technologie comme solution, là où le premier groupe en fait plutôt une partie du problème.

Quel est le profil sociologique de votre panel ?

C’est une population issue du salariat qualifié, avec un fort niveau de diplômes, plutôt jeune, principalement située dans la tranche d’âge 15-48 ans. On peut la qualifier de CSP+ : nous avons eu peu de réponses d’ouvriers (2 % des actifs de la base, contre 19 % des actifs en France) et une surreprésentation de cadres (50 % contre 19 % en France). De fait, c’est aussi une population déjà sensibilisée à l’enjeu écologique. C’est ce qui est intéressant, justement : on imaginait qu’ils penseraient à peu près la même chose, au vu de toutes ces propriétés… En fait, non ! Il existe des orientations très conflictuelles et des priorités très différentes. L’étude montre qu’il y a des polarités très fortes, avec des options idéologiques contradictoires.

Cela ne revient-il pas également à dire que l’écologie reste une question de classe ?

Notre étude ne revendique pas la représentativité, nous l’assumons. On ne prétend pas définir des rapports de force à l’intérieur de la société française. Nous n’avons pas cherché à « redresser » notre échantillon, nous savions que la méthodologie nous prédestinait vers un cœur de cible particulier. Cet ancrage ne signifie pas que les populations qui ne sont pas dans l’échantillon n’ont pas des dispositions favorables à l’écologie ou qu’elles s’en désintéressent.

Il y a un regard sur l’écologie qui est structuré par la classe, oui, on pense forcément cette question du point de vue de sa position sociale. Mais attention, cela ne veut pas dire qu’il y aurait une classe convertie – les cadres diplômés – et une autre qui y serait réticente – les classes populaires. C’est infiniment plus compliqué que ça !

En réalité, à l’intérieur de chacun des groupes sociaux (cadres, ouvriers, etc.), il existe des fractions importantes. Il n’y a qu’à voir le groupe des cadres, chez qui la polarité apparaît extrêmement forte : l’écologie des managers et l’écologie des professeurs ont des teintes idéologiques très différentes. Un exemple intéressant, c’est la réception de Greta Thunberg. On aurait pu supposer qu’elle serait plutôt consensuelle, mais ce n’est pas le cas. Chez les managers, c’est l’indifférence à son égard qui prévaut, voire l’hostilité, tandis que les enseignants la soutiennent.

« L’écologie des managers et l’écologie des professeurs ont des teintes idéologiques très différentes »

À moins que ce ne soit une question de genre ? Votre étude fait ressortir que c’est également un facteur déterminant…

Parmi les répondants, il y a effectivement une dimension genrée qui est très importante. Elle l’est d’autant plus lorsqu’il s’agit de « relativiser » l’urgence : notre sous-groupe des « productivistes » est ainsi composé à 83 % d’hommes. À l’inverse, celui des « écologistes » est majoritairement féminin. En fait, on a l’impression que le genre joue un rôle très fort aux deux extrêmes : les femmes jouent un rôle décisif dans les minorités très mobilisées en faveur de l’écologie, et les hommes, un rôle décisif dans les minorités très mobilisées contre. Nous avions déjà observé cela dans les marches pour le climat qui sont composées à 64 % de femmes [1]. Ces subtilités des effets de genre sont une matière intéressante à creuser.

« Les femmes jouent un rôle décisif dans les minorités très mobilisées en faveur de l’écologie, et les hommes, un rôle décisif dans les minorités très mobilisées contre »

« Le mouvement climat est moins générationnel que social », aviez-vous précédemment expliqué. Cette enquête confirme-t-elle qu’il n’y a pas tant d’effet générationnel dans les mobilisations autour de l’écologie ?

Il y en a un au-delà de 65 ans : les personnes plus âgées ont du mal à prioriser l’écologie. En-dessous, on ne constate pas particulièrement de fracture générationnelle. Au contraire, il y a plutôt des mécanismes de transmission intergénérationnelle qui sont très structurants : un ancrage familial à gauche va offrir un terreau très propice vers les problématiques écolo. On entend souvent parler de la thèse d’une socialisation ascendante, avec des enfants qui sensibiliseraient leurs parents à l’écologie : certes, mais qui sont ces enfants ? Ce sont ceux qui ont reçu une éducation et une orientation politique marquées à gauche.

 

En réalité, pour le dire autrement, il n’y a pas de génération spontanée en matière de conscience écologique – ou très peu. Là-dessus, la sociologie traditionnelle, très attentive aux positions de classe comme aux processus de socialisation politique, dessine tout de même des axes très structurants, pour comprendre comment se forment le regard et l’engagement de ces nouveaux manifestants.

Un autre enseignement intéressant, c’est la permanence d’une grille de lecture gauche-droite chez la plupart de vos répondants. La fameuse question « l’écologie est-elle de droite ou de gauche » n’aurait donc pas lieu d’être, selon eux ?

En tout cas, pour ceux qui s’intéressent à l’écologie, ce clivage gauche-droite a encore toute sa pertinence, voire même il se renforce ! Le fait de transformer l’écologie en un enjeu politique, qui a une valeur dans le vote ou dans l’action collective, y compris dans son quotidien et son espace domestique, cela ne se greffe pas sur n’importe quelle approche idéologique. Donc oui, hormis les « productivistes », la plupart des répondants s’autodéterminent de gauche, avec le même clivage ensuite, entre ceux qui se revendiquent d’une gauche radicale et ceux qui se considèrent dans une gauche plus réformiste. Penser l’écologie comme autonome de cet héritage culturel, c’est ne pas voir tous les effets d’une histoire politique qui est en train de s’emparer de cette question.

« Les marches pour le climat sont une lutte très politisée, qui revivifie les polarités politiques »

Les médias ont parfois tendance à présenter les marches pour le climat comme des mobilisations spontanées, un peu « attrape-tout », qui dépasseraient les clivages politiques. Quand on a commencé nos enquêtes sur le terrain, certains considéraient même qu’on pouvait y trouver des macronistes déçus… En réalité, c’est une lutte très politisée, qui revivifie les polarités politiques. C’est aussi ce qu’ont montré les élections américaines, à leur façon : l’écologie est un nouveau sujet de clivage très puissant.

Si elles restent donc très politisées, ces différentes visions de l’écologie ne portent donc pas le même rapport aux institutions, ni ne défendent les mêmes registres d’action ?

Les « écologistes » sont les plus critiques de la démocratie représentative, considérant que les institutions se sont dévoyées. Attention, cela ne veut pas dire qu’ils ne votent pas. Simplement, ils estiment nécessaires d’articuler ce geste à d’autres modalités d’engagement, plus proches de la désobéissance civile. Au fond, ils sont pris dans une sorte de tension : ils critiquent les institutions telles qu’elles existent, appelant à une refondation profonde de la démocratie ; en même temps, c’est le groupe qui est le plus attaché au fait que ce changement des règles passe par une décision politique, un choix collectif et souverain. C’est donc bien un processus démocratique qui doit organiser le nouveau squelette politique et économique de la société, avec l’intention que ces nouvelles règles pèsent de la même façon, juste et équitable, sur tous les groupes sociaux.

« Les personnes les plus "pessimistes" sur l’avenir sont celles qui ont le plus confiance dans les moyens de la société civile de faire corps, d’inventer, de construire une alternative – et qui s’y engagent ! »

Les environnementalistes, eux, expriment un plus grand respect à l’égard du corps politique et des institutions actuelles. Entre ces deux groupes, il n’y a pas juste un débat sur les modalités d’action, il y a aussi divergence sur les solutions – d’un côté, on va insister sur la sobriété et la transformation des modes de vie, de l’autre, on va croire au « solutionnisme technologique ». La nature du changement social auxquels consentent les environnementalistes semble bien moindre, malgré l’urgence qu’ils admettent. Cela peut sûrement expliquer leur réticence face à Greta Thunberg : elle bouscule certainement des hiérarchies qu’ils ne souhaitent pas remettre en cause, son positionnement apparaît peut-être trop radical par rapport à un programme d’action qu’ils voudraient plus aménagé avec le mode de fonctionnement de la société actuelle…

Cela dessine véritablement deux horizons, deux projets de société différents. Paradoxalement, les personnes les plus « pessimistes » sur l’avenir sont celles qui ont le plus confiance dans les moyens de la société civile de faire corps, d’inventer, de construire une alternative – et qui s’y engagent ! Inversement, ceux qui se disent « optimistes » sont à la base ceux qui veulent le plus s’en remettre à l’État ou à des formes d’autoritarisme. L’opposition binaire « pessimistes vs optimistes sur l’avenir », telle qu’aime la construire le discours médiatique, n’a pas lieu d’être : il y a des optimistes sur l’avenir qui se révèlent en fait très pessimistes sur la relation aux voisins, et plus en difficultés à imaginer les actions collectives.

 

Recueillis par Barnabé Binctin

Publié le 20/11/2020

Climat. L’État sommé de ne plus faire de promesses en l’air

 

Marie-Noëlle Bertrand Latifa Madani (site humanite.fr)

 

Le Conseil d’État a rendu jeudi une décision inédite, demandant au gouvernement de prouver que son inaction climatique présente est compatible avec les engagements qu’il a pris pour l’avenir.

L’État sommé de rendre des comptes sur ses promesses ? Inédite, certains disent même historique, la décision rendue jeudi 19 novembre par le Conseil d’État laissera une trace dans le long cheminement de la justice climatique.

Amenée, pour la première fois, à se prononcer sur une affaire portant sur le respect des engagements de la France en matière de réduction de gaz à effet de serre, la haute juridiction demande à l’État de prouver qu’il sera en mesure de respecter sa parole climatique. Afin de répondre aux objectifs fixés par l’accord de Paris de limiter le réchauffement à au moins 2 °C, la France s’est engagée à réduire de 40 % ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 par rapport à 1990. Relevant un affaiblissement de ses efforts en la matière, le Conseil d’État demande à l’État de justifier que son inertie présente est compatible avec le respect de l’objectif à venir. Si, dans trois mois, les arguments ne sont pas au rendez-vous, une adjonction pourra lui être faite afin de le contraindre à prendre de nouvelles mesures, plus efficaces que celles à l’œuvre actuellement.

Tout est parti de la commune de Grande-Synthe, en 2019

Le Conseil d’État ne menace le gouvernement d’aucunes astreintes financières, ni ne l’accuse clairement de ne pas respecter ses engagements (lire l’entretien page 10). Sa décision ne s’en apparente pas moins à un coup de sifflet, sonnant, en substance, la fin de la récré.

Tout est parti d’un recours déposé en 2019 par Damien Carême, à l’époque encore maire (EELV) de Grande-Synthe, dans le Pas-de-Calais. Confrontée aux effets du changement climatique, entre autres ceux relatifs à la montée des eaux, la commune côtière s’estimait particulièrement vulnérable face au réchauffement. Elle jugeait, en outre, avoir agi autant qu’elle le pouvait pour s’adapter et même contribué, à son niveau, à la réduction des gaz à effet de serre, entre autres en agissant sur ses infrastructures de mobilité, sur le maintien d’une agriculture raisonnée ou encore sur l’installation de réseaux d’énergies renouvelables. Ce n’est en revanche pas le cas de l’État, estimait-elle, jugeant que celui-ci n’avait quant à lui pas actionné tous les leviers qui sont les siens – les mêmes, en substance, mais à l’échelle nationale.

En 2018, la commune et son maire lui avaient demandé solennellement de prendre des mesures supplémentaires pour infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre. L’État les avait renvoyés dans les cordes. Damien Carême et sa ville avaient alors décidé de saisir le Conseil d’État. Ils lui demandaient, entre autres, d’annuler, « pour excès de pouvoir », le refus implicite de l’État de renforcer les actions de lutte contre le réchauffement, et de lui enjoindre de le mettre en œuvre sous six mois. Paris et Grenoble s’étaient joints à l’action, de même que les quatre grandes ONG (1) qui, dans la même période, venaient de lancer l’Affaire du siècle, vaste plainte portée à l’encontre de l’État, là encore au regard de son inaction climatique.

La décision de la haute juridiction reprend leurs arguments sur plusieurs points. D’abord, en jugeant la requête de Grande-Synthe recevable, « cette commune littorale de la mer du Nord étant particulièrement exposée aux effets du changement climatique ». En pointant, ensuite, que la France est loin, très loin de suivre une trajectoire convaincante.

Plutôt que d’accélérer sa transition, l’exécutif s’est donné du mou

Celle-ci s’élabore au fil d’une stratégie nationale, dite stratégie bas carbone (SNBC), rappelle le Conseil d’État. Elle fixe des objectifs intermédiaires de quatre ans en quatre ans. Pour chacune de ces périodes, un niveau de réduction des émissions est établi, de façon à atteindre, doucement mais sûrement, un total de – 40 % en 2030. La première période s’étalait entre 2015 et 2018. La France s’était fixé un plafond d’émissions impliquant de les réduire de 2,2 % par an : elle ne les a finalement réduites que de 1 % par an.

Face à ce constat d’échec, et plutôt que d’accélérer sa transition, le gouvernement s’est donné du mou : par un décret du 21 avril 2020, il a revu à la baisse l’objectif de réduction des émissions pour la période suivante, à savoir 2019-2023. « Une partie des efforts initialement prévus est ainsi reportée après 2023, souligne le Conseil d’État, ce qui imposera alors de réaliser une réduction des émissions en suivant un rythme qui n’a jamais été atteint jusqu’ici. »

Le rôle des ONG et des collectivités locales est essentiel

Dans ces conditions, la haute juridiction estime qu’elle « ne dispose pas des éléments nécessaires pour juger si le refus de prendre des mesures supplémentaires est compatible avec l’atteinte de l’objectif de 2030 ». Elle demande au gouvernement de lui fournir les justifications appropriées dans un délai de trois mois. Si à cette échéance elle juge celles-ci peu concluantes, elle pourra « alors faire droit à la requête de la commune de Grande-Synthe et annuler le refus (de l’État) de prendre des mesures supplémentaires permettant de respecter la trajectoire prévue pour atteindre l’objectif de – 40 % à l’horizon 2030 ».

Cette décision « rebat les cartes de la politique climatique de la France », commentent, à chaud, les organisations de l’Affaire du siècle. Selon elles, « en affirmant le caractère contraignant des objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre contenus dans la loi, la plus haute juridiction administrative met l’État face à ses responsabilités dans la crise climatique. C’est une véritable révolution en droit ».

Si le Conseil d’État va au bout de sa démarche, « cela transformera une loi programmatique en une obligation », explique Guillaume Hannotin, avocat des organisations. Le « droit mou » deviendra alors du « droit dur », illustre-t-il.

Cette décision confirme, par ailleurs, « le rôle essentiel que peuvent jouer des collectivités locales ou des ONG devant la justice », souligne, de son côté, Mathilde Dupré, de l’Institut Veblen pour les réformes économiques.

Le Conseil d’État se prononcera à nouveau en mars 2021, à la suite d’une nouvelle évaluation des engagements de l’État. Sa décision sera alors décisive. Le gouvernement, on le devine, va peaufiner ses arguments. La ville de Grande-Synthe et les organisations de l’Affaire du siècle aussi, lesquelles ont indiqué qu’elles feront appel à des experts pour déposer un nouveau mémoire.

(1) Oxfam, Fondation Nicolas-Hulot, Notre affaire à tous et Greenpeace.

Publié le 18/11/2020

Convention pour le climat. Fin de partie pour les 150 citoyens ?

 

(site huùanite.fr)

 

Le vote solennel du projet de loi de finances, qui intervient ce mardi, signe l’enterrement d’une grande partie des propositions de la convention citoyenne pour le climat.

C’est le coup de grâce. Les propositions de la convention citoyenne pour le climat (CCC) devaient être ­reprises « sans filtre », promettait Emmanuel Macron. Aucune des ­mesures fiscales et budgétaires élaborées par les 150 ne figure dans le projet de loi de finances (PLF) 2021 soumis au vote solennel cet après-midi. « Elles ont été soit balayées, soit dévitalisées, alors que c’était le premier moment législatif qui permettait de mesurer la volonté réelle du gouvernement », commente Clément Sénéchal, de Greenpeace. Le Réseau Action Climat dénonce, lui, « la démission écologique du gouvernement ». L’association les 150, qui regroupe les citoyens, regrette « cette série de petits pas dans le reniement ».

Les exemples de ce reniement ne manquent pas. Les amendements sur une baisse de la TVA à 5,5 % sur les billets de train ont été rejetés. L’écotaxe sur l’aérien, elle, a été repoussée, Matignon expliquant avoir voulu préserver des équilibres en raison de la crise économique liée à la pandémie.

Un énième joker pour épargner les SUV et les grosses berlines

La proposition de malus au poids du ­véhicule, la seule sur laquelle le gouvernement s’appuyait pour prouver, un tant soit peu, sa bonne foi, a été vidée de sa substance. La CCC proposait que le malus s’applique au minimum aux véhicules neufs dont le poids dépasse 1 400 kg. Les recettes alors générées auraient permis de financer les aides à l’accès aux véhicules propres pour les ménages les plus précaires. Mais, encore une fois, le gouvernement a sorti un énième joker après le veto de Bercy. Le seuil a été relevé à 1 800 kg. Les véhicules de ce poids représentent moins de 2 % des ventes de voitures neuves, essentiellement des SUV et des berlines de constructeurs étrangers. Alors que la part sur le marché des 1,4 tonne est de 26 % au moins.

Les voitures électriques, dont la masse est plus importante du fait du poids de la ­batterie, seront exemptées, ainsi que les hybrides rechargeables avec une autonomie supérieure à 50 kilomètres. De fait, la quasi-totalité de la production française échapperait à cette nouvelle taxation selon l’analyse du Réseau Action Climat.

Autres jokers concédés à la filière automobile : le renvoi à 2022 de l’entrée en ­vigueur de la taxe et la réduction du « malus CO2 », à savoir le seuil d’émission de CO2 pour être soumis au malus écologique. Pour 2021, ce taux passe à 131 g de CO2 par kilomètre – contre 138 g en 2020 –, ce qui ne concerne qu’un tiers des voitures neuves.

La filière automobile a pesé, plaidant le manque à gagner en raison de la crise sanitaire. Le président de Renault, Jean-Dominique Senard, déclarait au Monde, le 23 octobre, que le malus au poids du véhicule était une « taxe complètement inutile ».

Le temps des promesses d’Emmanuel Macron est bien loin

« Ces arrangements avec les lobbies n’auront aucun impact sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre », constate amèrement Clément Sénéchal. « Le signal politique envoyé est désastreux : rien ne sera fait pour entraver les profits climaticides des industriels », ajoute-t-il.

Pour l’association les 150, le temps des promesses d’Emmanuel Macron paraît bien loin. Ils assistent, impuissants, à l’enterrement pur et simple des travaux de la convention. L’examen du projet de loi issu de leurs propositions, prévu cet automne, est reporté une nouvelle fois « avant la fin de la session parlementaire estivale », selon Marc Fesneau, ministre chargé des Relations avec le Parlement. L’idée d’un référendum pour intégrer dans l’article 1 de la Constitution la préservation de la biodiversité, de l’environnement et la lutte contre le dérèglement climatique a disparu des agendas. Si bien que Cyril Dion, un des garants de la convention citoyenne pour le climat, vient de lancer, comme une bouée à la mer, une pétition pour « qu’Emmanuel Macron respecte sa parole ».

Publié le 12/11/2020

Urgence climatique : la Métropole de Montpellier lâche 150 000€ pour développer l’aéroport

 

La Mule (site lamuledupape.com)

 

Le 3 octobre dernier, à l’appel des organisations Alternatiba et ANV-COP21, des militant·es et citoyen·nes ont marché, partout en France, sur les aéroports pour dénoncer l’impact carbone démesuré de ce moyen de transport utilisé par une minorité de la population (les deux tiers des Français·es ne le prennent qu’une fois par an). A Montpellier, environ cent personnes avaient participé à l’opération et s’étaient rendues devant l’aéroport Montpellier-Méditerranée. Dix jours plus tard, le conseil de la Métropole votait une subvention de 150 000€ d’argent public pour participer au développement de ce dernier.

Un lobby bien implanté au sein des institutions

C’est l’organisation Greenpeace qui a levé le lièvre dans un article publié sur son site internet hier, qui révèle que ce financement découle de l’initiative de la “Commission tourisme aéroport” de la Métropole, groupe de travail dont la création a été impulsée par l’aéroport Montpellier-Méditerranée lui-même “afin de favoriser le développement de la plate-forme aéroportuaire“. C’est sous la forme d’une convention biannuelle avec le Comité Régional de Tourisme Occitanie que 400 000€ de subventions sont délivrées, dont 150 000€ provenant de la poche de la Métropole, dans le but de mettre en place des actions visant à développer l’aéroport.

Greenpeace dénonce des relations privilégiées entre les représentants de l’aérien et les acteurs politiques et institutions publiques, notant que le président de l’aéroport M. Brehmer a rencontré le nouveau maire Delafosse dès son élection à la mairie, et que les directeurs marketing des aéroports de Toulouse et Montpellier siègent à la Commission Régionale de l’Innovation Touristique, permettant une forme d’entrisme lobbyiste au coeur de l’institution vouée à obtenir le soutien public à l’activité aéroportuaire, “en faisant miroiter des retombées financières sur le territoire.

“Ce travail de lobbying débouche sur des aides publiques indispensables au fonctionnement du secteur aérien. Il s’agit parfois de subventions directes, comme dans le cas de l’affaire n°26, mais la majorité des aides se retrouvent sous la forme de réduction ou d’exonération de charges, permettant aux compagnies aériennes et aux aéroports de fonctionner avec des dépenses largement inférieures à leur coût réel, la différence étant compensée par le contribuable. L’absence de taxation sur le kérosène, la réduction des taxes foncières sur les aéroports, les exonérations de charge accordées à des compagnies low-cost sont autant de manque à gagner pour les caisses de l’état. Le coût de ces aides pour l’Etat est estimé à plus de 500 millions d’euros par an.”

Le secteur de l’aviation civile met toutefois en exergue des problématiques globales quant au dérèglement climatique, entre pollution croissante et inégalités sociales. L’aviation représente en effet 7,3% de l’empreinte carbone des Français·es, quand le trafic aérien subit un doublement de son activité tous les quinze ans et qu’en France une quinzaine de projets de nouvelles infrastructures aéroportuaires sont en cours.

Un vol Montpellier – Paris émet en effet l’équivalent d’environ 85 kg de CO2 par passager ! Par contre le train qui met 3h30 de Montpellier Saint Roch à Paris- Gare de Lyon, émet en moyenne par passager autour de 1,9 kg de CO2, soit plus de 40 fois moins !

Logiquement très touché par la crise du coronavirus, le secteur fait l’objet de financements publics pour compenser les pertes, alors que l’heure aurait pu être à une remise en question de ce mode de transport et au développement des alternatives moins polluantes. Air France a par exemple reçu 7,5 milliards d’euros d’argent public par l’État, avant de procéder au licenciement de 7500 postes trois mois plus tard. Si les financements publics abondent sur le secteur aéroportuaire, ce n’est cependant pas un fait nouveau et ces subventions doivent respecter un certain nombre de réglementations et notamment européennes. Greenpeace rappelle que “la région Languedoc-Roussillon s’est malheureusement illustrée plusieurs fois ces dernières années, dans des affaires mettant en jeu plusieurs millions d’euros d’argent public” :

En 2014, la compagnie RyanAir est condamnée à rembourser 6,4M€ d’aides publiques perçues par l’intermédiaire de l’aéroport de Nîmes (Source : Midi Libre).

En 2019, RyanAir est à nouveau condamnée à rembourser 8,5M€ d’aides d’état illégalement perçues via « l’Association de Promotion des Flux Touristiques et Economiques », financée par des fonds publics, dans le cadre d’un contrat visant à promouvoir l’aéroport de Montpellier (Source : Commission Européenne).

En Mars 2020, la Commission Européenne a ouvert une enquête approfondie sur des accords entre RyanAir (pour changer) et l’aéroport de Béziers, portant sur l’attribution d’aides d’Etat illégales perçues depuis 2007 (Source : France 3 Occitanie).

Quand on n’a de vert que la couleur

Revenant sur ce conseil métropolitain qui a permis l’attribution de financement, Greenpeace s’alarme du “soutien aveugle de nos élus locaux à un secteur très polluant. […] Les discussions concernant l’affaire 26 ont été très rapides“. Si des élu·es ont rappelé au cours du débat que “l’aérien doit faire l’objet d’un débat complet“, ils ne sont que dix conseillers à s’être opposés à ce financement, approuvé par le maire Delafosse qui a conclu “tristement la discussion en expliquant que les enjeux économiques sont trop importants et que la métropole doit être aux côtés de l’aéroport.

Ce vote est emblématique de l’impossibilité pour les politiques, malgré l’urgence climatique aujourd’hui très largement médiatisée grâce aux efforts des scientifiques, de changer de paradigme et de concevoir une société différente et adaptée aux enjeux planétaires auxquels nous faisons face dans cette décennie de la dernière chance. Ce sont des changements radicaux de logique dont nous avons besoin, en plaçant l’action écologique au-dessus de nécessités économiques fortement empreintes de l’idéologie néolibérale.

Le projet de développement de l’aéroport de Montpellier, qui souhaite passer sa capacité d’accueil de 2 à 3 millions d’usagers annuels d’ici cinq ans, s’inscrit en effet aux côtés de celui du développement de la Métropole, qui vise à attirer toujours plus de monde sur son territoire, provoquant la bétonisation galopante de celui-ci en dépit de taux de chômage et de pauvreté alarmants… Malgré l’urgence climatique et des problématiques écologiques toujours plus prégnantes entre multiplication des incendies, des inondations ou des phénomènes caniculaires, la majorité socialiste, qui affute pourtant son déguisement écolo à coup de greenwashing depuis quelques années, ne semble pas prête à revoir sa copie.

Publié le 02/11/2020

Pourquoi il faut protéger la biodiversité pour échapper à « l’ère des pandémies »

 

Pia de Quatrebarbes (site humanite.fr)

 

Dans un rapport, les experts de l’Ipbes, le Giec de la biodiversité, alertent sur « de pires crises à venir » et préconisent des « options pour réduire les risques ».

Ils prédisent le pire. « Dans les décennies à venir, les pandémies vont être plus nombreuses, se propageront plus rapidement, tueront plus de personnes et feront plus de dégâts à l’économie mondiale que le Covid-19… À moins de changer l’approche globale pour traiter les maladies infectieuses. » Dans un rapport publié le 29 octobre, les 22 experts réunis par la plateforme intergouvernementale, scientifique et politique, sur la biodiversité et les services écosystémiques (Ipbes), le Giec de la biodiversité, font le point sur les liens entre biodiversité et pandémies. Comment ces dernières émergent-elles ? Quels sont les moyens de les prévenir ?

Pourquoi les pandémies se produisent-elles ?

Réunis en janvier, les scientifiques ont élaboré ce rapport en urgence. Ils ont passé en revue près de 700 études sur les liens entre l’Homme et la nature, notamment sur les conséquences de la destruction de la nature par les activités humaines. « On a beaucoup d’informations sur les pandémies d’un point de vue social, médical. Et on en a aussi beaucoup sur la perte de la biodiversité, il était important de relier les deux pour répondre à la question : pourquoi les pandémies se produisent-elles ? » explique Peter Daszak, coauteur du rapport, chercheur et président de l’ONG EcoHealth Alliance.

Les activités humaines qui conduisent au réchauffement climatique et à la perte de biodiversité sont aussi à l’origine de risques sanitaires par leur impact sur l’environnement.

Peter Daszak, coauteur du rapport

« Il n’y a aucun mystère sur la cause de la pandémie de Covid-19… les mêmes activités humaines qui conduisent au réchauffement climatique et à la perte de biodiversité sont aussi à l’origine de risques sanitaires par leur impact sur l’environnement. Les changements dans l’usage des terres, l’expansion et l’intensification de l’agriculture, l’explosion du commerce, de la production et de la consommation perturbent la nature et augmentent les contacts entre la faune sauvage, le bétail, les pathogènes et les humains, c’est le chemin des pandémies », décrit le chercheur.

Des virus d’origine animale

Ainsi, selon le rapport, plus de 70 % des maladies émergentes (Ebola, Zika, le virus Nipah) et la quasi-totalité des pandémies connues (VIH, Covid-19) sont des zoonoses – c’est-à-dire qu’elles sont causées par des virus d’origine animale. Les principaux porteurs sont les mammifères – chauves-souris, rongeurs, primates, bétail – et les oiseaux.

Le Covid est « la 6 e grande pandémie depuis la grippe espagnole de 1918. Mais leur fréquence augmente », précisent les auteurs. En effet, il y aurait 1,7 million de virus non découverts chez les animaux et 540 000 à 850 000 d’entre eux pourraient potentiellement infecter les humains. « D’ici peu, nous pourrions avoir une pandémie tous les dix ans, alerte Peter Daszak . Les gérer comme nous le faisons avec le coronavirus n’est pas une solution durable. Sinon, tous les pays pourraient connaître une récession économique continue. »

Réduire l’empreinte humaine sur la nature

Comment alors les prévenir ? Il faut « des changements profonds », souligne le rapport.  Et d’abord, lancer des études pour identifier les zones géographiques les plus à risques. Mais surtout, il plaide pour la réduction de l’empreinte humaine sur la nature : réduire la déforestation et la destruction des habitats, réduire le commerce d’espèces sauvages, réinventer le modèle agricole et économique en général pour réduire les activités connues pour leur impact environnemental négatif (production d’huile de palme, bois exotiques, infrastructures de transport, élevage pour la viande)…

Il faut démondialiser l’agriculture. Les milieux riches en biodiversité contribuent à réduire la transmission des maladies zoonotiques et sont plus résilients.

Serge Morand, chercheur spécialiste de la santé vétérinaire

Ces recommandations rejoignent celles de nombreux spécialistes. Dans un entretien pour l’Humanité Dimanche, au mois de mai dernier, le chercheur spécialiste de la santé vétérinaire Serge Morand pointait lui aussi  « cette épidémie d’épidémie », une explosion du nombre de maladies infectieuses. Il établissait un lien entre cette augmentation, la perte accélérée de la biodiversité et l’explosion du nombre d’animaux d’élevage. «  Les animaux d’élevage servent aussi de “ponts épidémiologiques”, de passerelles, entre des animaux sauvages et l’Homme. 

Il concluait qu’ « il faut démondialiser l’agriculture. Les milieux riches en biodiversité, avec des mosaïques d’habitats, des agricultures diversifiées, des forêts, contribuent à réduire la transmission des maladies zoonotiques et sont plus résilients. Les pathogènes y sont certes nombreux, mais circulent “à bas bruit”, localement, répartis sur beaucoup d’espèces, ne se propagent pas facilement d’un endroit à l’autre et d’une espèce à l’autre, et ne se transforment donc pas en grosses épidémies. Alors que si on change le milieu, si on réduit le nombre d’espèces, l’effet d’amplification joue au contraire à plein. Cela vaut aussi pour nos pays tempérés ».

Publié le 17/08/2020

Réintroduction des insecticides pour les betteraves: premier échec de Barbara Pompili

 

Par Amélie Poinssot et Manuel Jardinaud (site mediapart.fr)

 

À peine installé, le nouveau gouvernement piétine dans les actes ses promesses écologiques. En soutenant la dérogation accordée aux betteraviers pour qu’ils puissent utiliser à nouveau des néonicotinoïdes, la ministre de la transition écologique renie ses engagements passés.

 «Quoi qu’il arrive, en 2020, c’est en fini pour tous les néonicotinoïdes. » C’est Barbara Pompili qui parle, et nous sommes en 2016. Elle est alors secrétaire d’État à la biodiversité et elle se bat pour l’interdiction de ces insecticides qui s’attaquent au système nerveux des insectes, responsables de la disparition de nombreuses espèces, abeilles en particulier.

Devant l’Assemblée nationale qui votera, le 8 août 2016, la loi « pour la reconquête de la biodiversité, la nature et les paysages » et avec elle, l’interdiction de ces produits dévastateurs pour l’environnement, elle assure : « Si on commence à dire “on interdit là où il y a des alternatives mais on fait des dérogations et on les laisse courir dans le temps”, on sait très bien que c’est la porte ouverte au fait qu’il y ait certains néonicotinoïdes qui ne soient jamais interdits. »

Quatre ans plus tard, volte-face. Devenue ministre de la transition écologique dans le gouvernement Castex, Barbara Pompili assure son plein soutien au ministère de l’agriculture, qui a décidé, jeudi 6 août, d’accorder une dérogation aux producteurs de betteraves sucrières pour qu’ils puissent continuer à utiliser les néonicotinoïdes l’an prochain et jusqu’en 2023 afin de lutter contre les pucerons verts vecteurs de l’épidémie de jaunisse, particulièrement virulente cette année. L’interdiction était pourtant entrée en vigueur en septembre 2018.

Dans une série de tweets diffusée lundi, la ministre qui fut membre d’EELV jusqu’en 2015 (avant de rejoindre les rangs de LREM en 2017) assure que cette dérogation est « la seule solution possible à court terme pour éviter l’effondrement de la filière sucrière en France » et que « les alternatives aux néonicotinoïdes pour la betterave se sont avérées inefficaces pour l’instant ».

Cette décision, qui doit faire l’objet d’un projet de loi à la rentrée, vient conclure un lobbying éclair et structuré de la filière de la betterave qui s’est largement appuyée sur les relais politiques pour faire rapidement plier le gouvernement. Le 8 juillet, le président de la CGB (Confédération générale des planteurs de betteraves) indiquait ainsi que la situation était « hors de contrôle » et pointait l'interdiction des néonicotinoïdes…

De ce jeu, la majorité, censée faire la politique autrement il y a trois ans, manie désormais tous les codes. Trois semaines plus tard, 80 députés (LREM, MoDem, Agir) et des Républicains publient une tribune dans L’Opinion intitulée « Avoir les moyens d’agir en cas de crise sanitaire menaçant nos productions agricoles ». Contrairement à ce que le titre peut laisser penser, c'est bien la filière de la betterave dont il est question. Parmi les rédacteurs, l’on trouve Stéphane Travert, ancien ministre de l’agriculture, Jean-Baptiste Moreau, porte-parole de LREM et agriculteur, ainsi que Roland Lescure, président de la commission des affaires économiques à l’Assemblée nationale. Un trio représentatif des intérêts croisés du lobby agricole.

Les arguments énoncés ne varient pas : « La filière betteravière française se trouve face à une impasse technique empêchant les agriculteurs-planteurs de pouvoir préserver et protéger leurs cultures », écrivent les élus, reprenant le discours qu’aucune alternative n’existe. 

« Nous avons été alertés par la filière à la mi-juillet », indique Roland Lescure qui affirme auprès de Mediapart que la solution retenue par le gouvernement, « l’enrobage des semences, ne présente aucun risque pour les abeilles ». C’est ce que disent les représentants de la filière, dit-il, « des gens raisonnables ».

Ce n’est pourtant pas ce que disent les études scientifiques sur le sujet, qui montrent que le produit, sous la forme d’une semence enrobée qui infuse l’ensemble de la plante tout au long de sa croissance, reste dans les écosystèmes et peut se retrouver dans les cultures l’année suivante. Dans une étude publiée l’an dernier, des chercheurs du CNRS et de l’Inra ont ainsi trouvé des traces de néonicotinoïdes cinq ans après leur diffusion.

Politiquement, Roland Lescure tient à déminer la controverse. Le député défend la position du ministre de l’agriculture Julien Denormandie et, surtout, de Barbara Pompili, ne voyant « aucune dissonance cognitive, ni contradiction ». « Sur un truc comme ça, qui franchement ne va pas faire de mal aux abeilles, on dit tout de suite que la ministre mange son chapeau », dénonce-t-il, y pointant un mauvais procès.

De fait, il faut sauver la face quand on se présente comme les champions de l’écologie et que le gouvernement souhaite peindre en vert les deux dernières années du mandat d’Emmanuel Macron. Peu de temps après sa nomination, le premier ministre Jean Castex s’était fendu d’une tribune dans Ouest-France intitulée « Tous écologistes ! » pour montrer à quel point l’engagement était sérieux.

« Face aux périls que sont le réchauffement climatique, la pollution de l’air et des mers, la disparition de certaines espèces, notre pays agit déjà et se trouve à la pointe du combat mondial pour préserver la planète. Cependant, les scientifiques comme la jeunesse, nous poussent à aller plus loin et plus vite. Et ils ont raison », clamait-il le 27 juillet. C’était une dizaine de jours avant l’annonce d’autoriser à nouveau le recours aux néonicotinoïdes.

Proche de Nicolas Sarkozy, Jean Castex a pu compter sur le soutien des élus des droites qui, eux aussi, ont manifesté par tribune interposée le souhait de réintroduire rapidement l’insecticide tueur d’abeilles. Une centaine d’entre eux (Xavier Bertrand, Valérie Pécresse, Bruno Retailleau, Hervé Morin…) avaient adressé le 29 juillet une lettre ouverte au président de la République. Dans « Halte au sabordage de la filière betteravière », ils dénonçaient « une réglementation trop rigide », demandant du « pragmatisme » si cher à LREM.

« Le dossier des néonicotinoïdes ne sera pas le dernier rapport de force »

Dès début août, l’offensive était donc en place pour pousser le gouvernement à bouger sur le sujet et Barbara Pompili à se dédire une première fois sur un sujet dont elle avait pourtant fait un combat dans le passé.

Du côté de l’opposition, c’est au mieux la stupéfaction qui domine devant la radicalité de la mesure. « L’argument qu’il faut du temps pour trouver des alternatives, je l’entends à longueur de journée au sein de la mission parlementaire pour le suivi de l’interdiction du glyphosate, soupire Loïc Prud’homme, député de La France insoumise. C’est une raison pour ne rien faire. Or les alternatives existent, elles sont notamment défendues par la Fédération nationale de l’agriculture biologique (FNAB) : il faut sortir de la monoculture industrielle. »

Diversifier les parcelles, faire tourner les cultures, décaler les semis dans le temps… : « Il existe un panier de solutions pour rompre le cycle des ravageurs, explique l’élu girondin. Certes, ce n’est pas une solution simpliste, il ne s’agit pas de remplacer un produit par un autre, mais ce sont des perspectives qui, outre leur intérêt écologique, permettraient de créer des emplois. »

Pour cela, un accompagnement des agriculteurs – souvent coincés entre le contrat passé avec la coopérative, le poids des semenciers, et leurs investissements qu’ils doivent amortir – est nécessaire. Or depuis le vote de l’interdiction des néonicotinoïdes en 2016, rien n’a été fait pour préparer cette transition à la culture sans insecticides.

Tout au contraire. « Depuis le vote de la loi, le lobby des betteraviers manœuvre pour obtenir des dérogations et n’a aucunement cherché à mettre en place des alternatives », dénonce Joël Labbé, sénateur divers gauche (ex-EELV) à l’origine de deux lois d’interdiction des pesticides – celle concernant les espaces publics en 2017 et celle concernant les jardins privés en 2019.

« On est confronté à un choix de modèle, où l’agriculture dominante est dans le déni de la nécessité d’une transition agro-écologique, analyse cet élu du Morbihan. Les pratiques alternatives et biologiques, pourtant, font leurs preuves et sont même préférables que l’agriculture conventionnelle en termes de revenus. »

La loi de 2016, souligne Joël Labbé, était en ce sens « une réelle victoire » : « La France était la première en Europe à interdire les néonicotinoïdes, l’Union européenne avait ensuite suivi le mouvement. » Mais c’était la dernière avancée en faveur de la transition agro-écologique. Le sénateur n’a pas souvenir, depuis, d’un arbitrage remporté par le ministère de l’environnement. Depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, « les arbitrages sont systématiquement remportés par le ministère de l’agriculture ; c’était d’ailleurs la principale raison du départ de Nicolas Hulot [qui a quitté le ministère de la transition écologique et solidaire en septembre 2018 – ndlr]. » (lire nos articles ici et là)

Barbara Pompili ne pourra de toute façon pas avancer sur les sujets agricoles, « domaine gouverné par le court terme et les réponses au lobby du secteur », estime Joël Labbé, mais elle pourra avancer sur d’autres sujets, comme la rénovation énergétique et les transports, « pour lesquels elle a obtenu des moyens ». 

Frédérique Tuffnell, ancienne députée LREM qui siège aujourd’hui au sein du groupe EDS (Écologie Démocratie Solidarité), espère aussi que la ministre pourra remporter d’autres arbitrages. « Barbara Pompili n’a pas renié ses convictions, croit-elle. Elle a fait un choix de raison, face au poids de la FNSEA et des betteraviers. Elle a pensé qu’il valait mieux apaiser les choses. C’est un compromis. »

Mais la députée, qui se dit « abattue » par cette décision, regrette qu’« une fois de plus, le poids de l’économie l’emporte sur l’écologie ». Pour l’heure, « rien n’est réuni au sein de ce gouvernement pour montrer une feuille de route claire vers la transition écologique », accuse-t-elle. C’est pour cela que cette élue de Charentes-Maritime a quitté la majorité en mai dernier : « C’est une politique de petits pas. On se gorge de réunions mais on n’arrive pas à changer quoi que ce soit. Les décisions sont contraires à l’ambition affichée. Alors, pourquoi l’afficher ? »

Aujourd’hui, Frédérique Tuffnell place son espoir dans la conscience croissante de la société française, et des jeunes générations en particulier. « La médiatisation autour des néonicotinoïdes nous fait marquer des points », pense-t-elle ; c’est ce qui fait qu’elle n’est pas découragée. « Le dossier des néonicotinoïdes ne sera pas le dernier rapport de force, il ne faut pas baisser les bras. »

Quoi qu’il en soit, il sera difficile pour Barbara Pompili d’enclencher une politique novatrice après avoir cédé dès le début l’exercice de son portefeuille devant les intérêts de l’agro-industrie. « Aucun de ses arguments n’est recevable, dénonce Loïc Prud’homme. Il y a 2-3 choses qui sont des porteurs symboliques de la démarche écologique, les pesticides en font partie. Avec cette décision, elle perd donc tout son crédit. »

Depuis le début de la polémique, Barbara Pompili en est donc réduite à faire le service après-vente du ministre de l’agriculture, multipliant les déclarations pour justifier la dérogation. Le 12 août, lors d’un déplacement à Biarritz (Pyrénées-Atlantiques), l’ex-députée du département betteravier de la Somme a déploré le manque de recherche et d’alternative, signifiant ainsi l’absence totale de volonté politique de la majorité et du gouvernement sur ce dossier depuis trois ans. Alors que c’était son rôle d’en assurer la mise en application.

Comme pour l’interdiction du glyphosate, sur laquelle le ministre de l’agriculture de l’époque Stéphane Travert avait gagné l’arbitrage sur son homologue de l’écologie Nicolas Hulot, la nouvelle ministre se retrouve dans une impasse de pouvoir. Symbole criant d’une macronie qui enrobe l’écologie de mots en piétinant les actes.

Publié le 08/08/2020

 

La double explosion qui a détruit une partie du port de Beyrouth et causé la mort de plus de 100 personnes ce mardi frappe un pays déjà exsangue face à l’incurie de la classe politique et aux scandales sanitaires et environnementaux. Comme pour l’explosion de l’usine AZF de Toulouse, en 2001, et plusieurs des nombreux accidents chimiques qui endeuillent la Chine depuis des années, c’est un stock de nitrate d’ammonium qui est à l’origine du drame. Au-delà des catastrophes, Claude Aubert montrait en décembre 2018 les ravages de ces engrais azotés, pilliers de la « révolution verte » agricole des années 1960 mais dont les excès entraînent de « graves effets sur la santé et l’environnement ».

Imaginer une nouvelle « révolution verte »

Les engrais azotés, providence devenue poison

 

(site monde-diplomatique.fr)

 

Éléments-phares de la « révolution verte », pesticides et engrais de synthèse ont permis de relever le défi alimentaire posé par l’explosion démographique au XXe siècle. Mais le recours généralisé à ces produits provoque des dégâts majeurs sur la santé des agriculteurs comme sur l’équilibre de l’environnement. Apprendre à limiter leur usage représente l’un des impératifs de l’agriculture au XXIe siècle.

par Claude Aubert 

 

 En 1909, le chimiste allemand Fritz Haber parvient à combiner l’azote de l’air avec de l’hydrogène en effectuant la synthèse de l’ammoniac (NH3). Une réaction chimique parmi d’autres ? Pas tout à fait. Celle-ci révolutionna l’agriculture en permettant de doubler, voire de tripler, les rendements. Pour de nombreux spécialistes, l’invention des engrais azotés a permis de nourrir la population de la planète, passée au XXe siècle de un milliard et demi à plus de six milliards d’habitants. Cette découverte à première vue géniale valut à son auteur le prix Nobel de chimie en 1918 — une attribution controversée, car Haber avait aussi participé à la conception des gaz de combat employés dans les tranchées. Les travaux de ce chercheur issu d’une famille juive permirent également la mise au point du Zyklon B, funeste pesticide employé vingt ans plus tard par les nazis dans les camps d’extermination.

L’alimentation des plantes relève d’un paradoxe. Alors que l’air se compose essentiellement d’azote (78 %, contre 21 % d’oxygène), elles sont incapables d’y puiser cet élément indispensable à leur croissance. C’est principalement dans le sol qu’elles le trouvent, sous la forme de nitrate (NO3) ou d’ammoniac (NH3). Elles peuvent alors l’assimiler grâce à sa minéralisation par les bactéries, dans l’humus et dans les autres matières organiques : résidus de récolte, fumier, compost, etc. Depuis l’invention de Haber, quelques sacs d’engrais permettent d’apporter tout l’azote nécessaire aux plantes et d’améliorer le rendement. Plus besoin de charrier des tonnes de fumier ou de compost ; plus besoin de cultiver des légumineuses riches en azote...

Depuis un siècle, la production peu onéreuse d’azote réactif utilisable par les plantes a complètement bouleversé l’agriculture. Elle formait dans les années 1960 l’un des quatre piliers de la « révolution verte » : sélection de variétés à haut rendement, pesticides, irrigation et engrais chimiques. Cette révolution fut saluée unanimement comme une grande réussite. Mais, dans les pays industrialisés d’abord, puis dans ceux en développement, l’utilisation croissante des engrais azotés de synthèse a eu des effets que personne, ou presque, n’avait prévus.

Série d’effets délétères

Très vite, les agriculteurs ont compris que l’apport d’azote sur les cultures par les déjections animales (fumier, lisier) et par les légumineuses n’était plus nécessaire. Dès lors, pourquoi se compliquer la vie à élever des vaches ou des moutons et à les faire paître ? Nombre d’entre eux s’en sont donc débarrassés pour se concentrer sur les productions végétales, en particulier les céréales. Mais, comme il fallait aussi produire du lait et de la viande, dont la demande augmentait rapidement, d’autres exploitations se consacrèrent à l’élevage, les plus productives fonctionnant en stabulation, sans sortie de l’étable, et remplaçant le fourrage par des céréales ou des oléagineux.

En quelques décennies, le paysage agricole européen fut radicalement transformé. En France, dans le Centre ou l’Est, des régions céréalières sans bétail recourent à une agriculture très mécanisée, utilisant massivement les engrais azotés chimiques. En Normandie, en Bretagne, au Danemark ou en Bavière, les élevages s’industrialisent de plus en plus, avec d’énormes concentrations d’animaux. Les fermes de plus de mille vaches deviennent monnaie courante dans plusieurs pays européens, comme les porcheries produisant des dizaines de milliers de porcs par an ou les élevages de centaines de milliers de poules. Cette évolution résulte directement de l’invention de Haber, considérée à juste titre comme la plus importante de l’histoire de l’agriculture — certains disent même de l’histoire tout court.

Ce bouleversement, logique dans une vision économique à court terme, produit une série d’effets délétères, tant en matière de santé que d’environnement. En réalité, de nombreux problèmes écologiques et sanitaires que pose l’agriculture moderne émanent de la synthèse des engrais azotés, ou plutôt du mauvais usage qui en est fait.

Premier problème : la teneur des sols en matière organique baisse dans les régions de grandes cultures, faute d’apport de fertilisants organiques et de rotations incluant des cultures qui enrichissent naturellement le sol en azote et en matière organique, comme la luzerne. Des rendements élevés demeurent possibles, mais, dans certaines régions, ils tendent à plafonner, voire à baisser, en dépit du renfort d’azote de synthèse. Par ailleurs, la capacité de rétention en eau des sols et la vitesse d’infiltration de l’eau diminuent, ce qui augmente le risque d’érosion par ruissellement et d’inondations.

De surcroît, les ravageurs et les maladies se multiplient et requièrent de plus en plus de traitements pesticides. Les engrais azotés n’en sont évidemment pas la seule cause, mais ils y contribuent par la disparition des rotations longues, qui interrompent le cycle de reproduction des agents pathogènes et des insectes, et par l’augmentation de la teneur des feuilles en azote, qui favorise la multiplication de certains ravageurs, par exemple les pucerons.

Enfin, la quasi-monoculture des céréales affaiblit la biodiversité, tout comme la perturbation de l’activité biologique de la terre et les dépôts d’azote atmosphérique, qui proviennent de l’ammoniac émis par les sols et par les élevages. Et les sols deviennent de plus en plus acides.

Les excès d’azote ont de graves effets sur la santé et l’environnement, comme l’ont montré deux cents chercheurs européens dans une importante publication hélas passée presque inaperçue (1). Principaux accusés : les nitrates et l’ammoniac. Les premiers sont normalement présents dans les sols, où ils sont absorbés par les racines des plantes, auxquelles ils fournissent l’essentiel de leur azote. Mais il reste toujours, en particulier lorsque les apports d’engrais azotés sont élevés, un surplus d’azote qui est entraîné par les pluies. Il se retrouve dans les nappes phréatiques et les cours d’eau, et finalement dans l’eau du robinet. Avec deux effets principaux : un risque possible d’augmentation de certains cancers et l’eutrophisation (appauvrissement en oxygène) des cours d’eau, qui conduit à la disparition des poissons et au dépôt de dizaines de milliers de tonnes d’algues vertes sur les côtes chaque année. On trouve également des nitrates dans les aliments, avec des teneurs parfois très élevées dans certains légumes. Leur impact sur la santé fait encore l’objet de controverses, faute de données scientifiques suffisantes et convergentes.

À l’origine des particules fines

L’ammoniac est un polluant beaucoup moins connu et plus préoccupant en matière de santé et d’environnement. La quasi-totalité des émissions (679 000 tonnes en 2016 en France) provient des cultures (64 %) et de l’élevage (34,4 %) (2). Ce composé chimique reste peu de temps dans l’atmosphère : une partie se dépose sur le sol et sur la végétation ; une autre donne naissance à divers composés azotés indésirables (protoxyde d’azote, oxydes d’azote, etc.). Les oxydes d’azote se combinent avec d’autres polluants présents dans l’air pour former des particules fines (3) secondaires. Ce dernier phénomène est l’un des plus inquiétants. Les particules fines pénètrent au plus profond des alvéoles pulmonaires, provoquant cancers, maladies cardio-vasculaires et respiratoires. L’Organisation mondiale de la santé estime que l’exposition à ces particules a causé environ 4,2 millions de morts prématurées dans le monde en 2016  (4).

Selon le Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa), l’agriculture et la sylviculture étaient responsables de 55 % des émissions totales de particules en suspension en 2016, et ces émissions ne baissent guère, contrairement à celles de l’industrie ou du transport (5). Si les cultures représentent la part principale d’émission primaire de l’ensemble des particules en général, l’élevage contribue surtout à la formation des particules fines. Lors des pics de pollution, en particulier au printemps, une part importante des particules fines peut être d’origine agricole, principalement à cause des émissions d’ammoniac venant des sols à la suite des apports d’engrais, et essentiellement par les déjections (fumier, purin, lisier) des animaux d’élevage.

Les scientifiques ayant contribué à l’évaluation européenne de l’azote estiment le coût environnemental des excédents d’azote pour le continent entre 70 milliards et 320 milliards d’euros par an, en raison de leur impact sur les écosystèmes, la qualité de l’air et de l’eau et, en définitive, sur la santé humaine (6). Ce coût leur semble supérieur au bénéfice économique tiré de l’utilisation des engrais azotés de synthèse. Les chercheurs considèrent les surplus d’azote comme l’un des problèmes écologiques majeurs du XXIe siècle, au même titre que le réchauffement climatique et la perte de biodiversité.

La première solution serait évidemment de réduire, voire de supprimer, les apports d’azote chimique. On pourrait le faire en modifiant les systèmes de production, notamment en introduisant davantage de légumineuses (haricots, pois, luzerne, etc.) dans les rotations, ce qui nous affranchirait de la dépendance à l’égard du soja, importé en masse. L’agriculture biologique permet de s’en passer complètement, ce qui est un argument de poids — sans doute aussi important que la non-utilisation des pesticides de synthèse (7) — en faveur de ce mode de production.

Certes, si l’on interdisait brutalement à tous les agriculteurs l’utilisation de l’azote chimique, ce serait une catastrophe, car la conversion à la bio ne peut être que progressive et exige pour de nombreuses exploitations une remise en question totale de leur système de production. La plupart des spécialistes notaient jusqu’à présent que la généralisation d’une agriculture sans azote de synthèse conduirait à une chute importante des rendements. Mais une récente méta-analyse a conclu que, au niveau mondial, le différentiel moyen de rendement entre la bio et le conventionnel n’était que de 19 % (8). Il tombe même à 8 ou 9 % lorsque les techniques bio incluent des rotations de cultures variées. Une autre méta-analyse montre que les cultures associées ou intercalaires — plusieurs espèces cultivées dans le même champ et en même temps — permettent en moyenne une augmentation de la production de 30 % (9). Nourrir tous les habitants de la planète sans azote de synthèse paraît donc possible, mais suppose un changement radical de modèle agricole.

L’autre partie de la solution, la moins difficile à mettre en œuvre à court terme, est de réduire la taille des élevages industriels et la consommation de viande. L’élevage représente les trois quarts de la production d’ammoniac. Les animaux en stabulation expédient dans l’atmosphère quatre fois plus d’ammoniac que ceux élevés au pâturage, à condition que ce dernier ne soit pas trop intensif. Des mesures techniques permettent certes de diminuer les émissions d’ammoniac (couverture des fosses à lisier, enfouissement du lisier, utilisation d’ammonitrate plutôt que d’urée, etc.), mais elles sont souvent coûteuses et, pour certaines, d’une efficacité relative. Si l’on réduisait fortement, voire supprimait, les apports d’azote de synthèse, il faudrait revenir à l’association de la culture et de l’élevage, ce qui réduirait la part des élevages hors sol. Par ailleurs, les engrais chimiques permettent aujourd’hui de produire à un prix relativement bas des aliments pour le bétail, et de satisfaire ainsi la demande mondiale croissante de viande et de produits laitiers. En Europe, cette demande s’oriente à la baisse ; il s’agirait d’accompagner cette évolution en mangeant moins de viande, et de meilleure qualité.

Une nouvelle « révolution verte », corrigeant les conséquences néfastes de la première, est à portée de main : il faudrait pour cela apporter progressivement moins d’engrais azotés dans les cultures et opter pour d’autres méthodes d’élevage — à l’herbe, moins concentrées et moins intensives. Mais, pour y parvenir, deux choses semblent encore manquer cruellement : l’information du consommateur et la volonté politique.

Claude Aubert

Ingénieur agronome, spécialiste de l’agriculture et de l’alimentation biologiques, cofondateur de Terre vivante.

 

(1) Mark A. Sutton et al. (sous la dir. de), The European Nitrogen Assessment : Sources, Effects and Policy Perspectives, Cambridge University Press, 2011.

(2Rapport d’émission Secten (Secteurs économiques et énergie), Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique, Paris, 2017 (mise à jour du 10 juillet 2018).

(3) Nom donné aux particules en suspension dans l’air de diamètre inférieur à 2,5 micromètres (ou PM2,5).

(4) « Qualité de l’air ambiant et santé », Organisation mondiale de la santé, Genève, 2 mai 2018.

(5Rapport d’émission Secten, op. cit.

(6) « Nitrogen in Europe : Current problems and future solutions », Initiative internationale sur l’azote, Fondation européenne de la science, Strasbourg, 2011.

(7) Lire Claire Lecoeuvre, « Pourquoi manger bio ? », Le Monde diplomatique, mars 2018.

(8) Lauren C. Ponisio et al., « Diversification practices reduce organic to conventional yield gap », Proceedings of the Royal Society B, vol. 282, no 1799, Londres, 22 janvier 2015.

(9) Marc-Olivier Martin-Guay et al., « The new Green Revolution : Sustainable intensification of agriculture by intercropping », Science of the Total Environment, vol. 615, Amsterdam, 15 février 2018.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de janvier 2019.

Publié le 25/07/2020

Agriculture

Les chartes prévues pour encadrer l’usage des pesticides qualifiées de « tartufferie »

 

par Nolwenn Weiler, Sophie Chapelle (site bastamag.net)

 

Les distances de sécurité lors des épandages de pesticides ont été revues à la baisse à proximité des habitations et des écoles. Des maires, des associations, et même des paysans contestent ces mesures prises pendant le confinement.

« Une grande tartufferie ». C’est ainsi que Valérie Murat, de l’association Alerte aux toxiques, définit « la charte du bien vivre ensemble en Gironde ». Approuvée par le préfet le 29 juin, cette charte permet de diviser par deux les zones non traitées aux pesticides (dites ZNT). Ces bandes de plusieurs mètres de large sont censées séparer une culture aspergée de pesticides des lieux habités. On passe ainsi de cinq à trois mètres pour les cultures basses comme les céréales et les légumes, de dix à cinq mètres pour les cultures hautes comme la vigne ou les arbres fruitiers, et de vingt à dix mètres pour les produits les plus dangereux [1]. « La chambre d’agriculture prétend avoir collaboré avec les associations représentant les riverains alors que nous avons été totalement ignorés. »

Aucune réponse concernant la protection des enfants de 128 écoles menacées par les épandages

« Nous n’avons pas du tout été associés à la rédaction de cette charte, ajoute Marie-Lys Bibeyran, porte parole du collectif Info Médoc Pesticides. Nous n’avons participé qu’à une seule réunion lors de laquelle nous n’avons pu que constater que tout était écrit. Il n’était pas question d’introduire un quelconque amendement. Nous étions simplement invités à valider les propositions listées. Raison pour laquelle nous avons refusé de signer quoi que ce soit. » « J’ai posé la question de nos 128 écoles entourées de vignes, poursuit Valérie Murat, en demandant ce qui était envisagé pour protéger les enfants. Je n’ai obtenu aucune réponse. »

Définies par un arrêté du 27 décembre 2019 [2], et adoptées un peu partout en France ces dernières semaines, les « chartes d’engagement » sèment les graines de la colère aux quatre coins du pays. « Nous avons appris avec stupéfaction que les chambres d’agriculture de Bretagne nous mentionnaient comme partie prenante, en faisant référence à une réunion de juillet 2017 qui n’abordait pas du tout cette question », tempête Michel Besnard, du collectif des victimes de pesticides de l’Ouest. L’association est d’autant plus remontée qu’elle a dénoncé fin mai la consultation « bidon » qui s’est tenue entre le 30 mars et le 30 avril dernier, en plein confinement, et sans que l’avis des associations ne soit pris en compte. « Ces chartes n’apportent aucune plus-value sanitaire et environnementale, et visent au contraire à niveler par le bas les exigences de santé publique et de protection de l’environnement », mentionne le collectif dans un courrier adressé ce mercredi 22 juillet aux préfets et présidents des chambres d’agriculture de Bretagne.

Des consultations « bidon » en plein confinement

« Beaucoup de consultations concernant ces chartes ont eu lieu pendant le confinement », atteste Nadine Lauvergeat de l’association Générations futures qui recense une quarantaine de chartes publiées sur les sites des préfectures au 22 juillet. « Dès le départ, ajoute t-elle, nous sentions qu’il allait être très difficile d’obtenir des textes protecteurs pour les riverains. » Selon la Loi agriculture et alimentation adoptée en 2018, il revient aux organisations représentant les utilisateurs des pesticides de rédiger les chartes. Celles-ci ont donc été élaborées par les chambres d’agriculture avant d’être soumises à consultation publique.

 « Les signataires appartiennent à un cercle très restreint : l’interprofession, les syndicats agricoles et les représentants des mairies. Les riverains ne sont pas du tout associés, observe Nadine Lauvergeat. Sur le fond, les chartes sont la plupart du temps des copier-coller du "contrat de solutions" de la FNSEA. » [3]. Certaines chartes comme celle de l’Orne prévoient même que les distances de sécurité ne valent plus dès lors que la maison est inoccupée pendant 3 jours [4]. Les riverains n’ont pas intérêt à partir en vacances !

 « Réduire les distances de traitement, c’était notre but »

La colère gronde aussi au sein du monde agricole. Dans la Drôme, l’un des premiers départements à avoir publié sa charte, certains syndicats agricoles comme la Confédération paysanne n’ont pas été sollicités pour la rédaction. « Lors de la session en chambre d’agriculture où nous sommes élus, nous avons demandé à ce que soient ajoutés deux points : l’interdiction de traitement les jours de vent et l’interdiction de mélange de produits », témoigne Vincent Delmas, porte-parole du syndicat. « Les deux demandes ont été refusées. Ça n’a même pas été soumis au vote. » Dans un entretien accordé à la revue L’Agriculture drômoise, Jean-Pierre Royannez, président de la chambre d’agriculture, le reconnaît volontiers : « Réduire les distances de traitement lorsque sont utilisés des matériels adaptés, c’était notre but » [5].

« Ce n’est pas l’utilisation de buses anti-dérives – seule condition mentionnée dans les chartes – qui vont changer quoi que ce soit au problème de fond de la qualité de notre air, de notre eau, de nos sols et de notre alimentation », reprend Michel Besnard. Pour Vincent Delmas, paysan, « c’est à l’État de prendre ses responsabilités sur la question des produits phytosanitaires ». Outre l’interdiction immédiate des produits les plus toxiques, la Confédération paysanne de la Drôme réclame aussi des mesures d’accompagnement économique et commerciale pour sortir les paysans des pesticides. « Avec ces chartes, l’État se défausse sur les paysans et leurs voisins. »

Des maires s’opposent et appellent à une meilleure concertation

Certains maires et conseils municipaux ont également fait entendre des voix discordantes. C’est le cas de Louvigny, une commune de 2800 habitants dans le Calvados, qui a adopté une délibération contre la charte. « La consultation pendant le confinement n’était pas un moment opportun », explique le maire, Patrick Ledoux, qui pointe également l’inquiétude des concitoyens sur le danger des phytosanitaires et des distances trop « symboliques ». Adoptée le 22 juin à la veille de la fin de la consultation, cette délibération a été envoyée à la préfecture mais aussi aux différents maires de la communauté de communes. « Deux communes ont délibéré dans la foulée en ce sens, Épron et Mondeville », précise Patrick Ledoux. « D’autres communes se sont également manifestées pour dire qu’elles n’étaient pas informées. »

 

Lors de la présentation des résultats de la consultation par la préfecture et la chambre d’agriculture, le maire de Louvigny a été invité à expliquer sa démarche. « On a rappelé que ce n’était pas une confrontation ni une opposition vis-à-vis des agriculteurs mais que l’on veut travailler de concert. » Des élus avaient d’ailleurs rencontré les agriculteurs de la commune avant de voter la délibération pour les en informer. « Ce sont eux les premiers exposés aux pesticides, reprend Patrick Ledoux. Aujourd’hui, le travail continue : on prévoit une rencontre entre citoyens, riverains, agriculteurs et élus, dans la perspective d’un débat local par rapport aux épandages et aux zones intermédiaires insuffisantes à notre sens. L’enjeu c’est que les citoyens se saisissent du sujet. »

« Il devrait être impossible de pulvériser des produits dangereux à proximité des lieux de vie »

Des associations ont décidé de mener le combat sur le front juridique. « Leurs chartes d’engagement ne répondent pas aux obligations du texte de loi qui les encadre, à savoir le décret du 27 décembre 2019 », intervient Daniel Ibanez, cultivateur et cosignataire d’un courrier envoyé à la chambre d’agriculture de Savoie et Haute-Savoie par un collectif d’associations. « Ils mentionnent les résidents alors que la loi mentionne bien les personnes présentes, même fortuitement. Cela signifie que même les promeneurs sont concernés. L’obligation de les informer devrait passer par la pose de grands panneaux le longs des champs et chemins. Or, ce n’est pas prévu. » Autre irrégularité soulevée par les associations : l’absence de disposition pour que les producteurs agricoles certifiés « biologiques » ne voient pas leurs parcelles polluées par des produits qu’ils n’utilisent pas et qui sont interdits par leur cahier des charges.

Ces diverses entorses à la loi sont mentionnées dans un recours déposé devant le conseil d’État le 15 juin dernier visant l’annulation du décret du 27 décembre 2019, et des chartes qui l’ont suivi. Ce recours évoque aussi le fait que, en dérivant sur les parcelles des riverains, l’usage de pesticides viole le droit de la propriété. « Nous n’étions pas opposés à l’idée initiale d’une concertation entre agriculteurs et riverains. Le préalable est d’avoir déjà au niveau national un cadre très protecteur et ce n’est pas le cas », ajoute Nadine Lavergeat dont l’association Générations futures, avec huit autres organisations, a aussi déposé un recours devant le conseil d’État contre l’arrêté et le décret encadrant les chartes. « Je regrette qu’il y ait autant de tapages autour des ces chartes et que l’on ne s’attaque pas au problème de fond : la nature des produits, estime Marie-Lys Bibeyran. Il devrait simplement être impossible de pulvériser des produits aussi dangereux à proximité des lieux de vie. »

 

Nolwenn Weiler et Sophie Chapelle

Publié le 10/07/2020

L’une des plus grandes décharges d’Europe attise les convoitises de Suez aux dépens de l’efficacité écologique

 

par Benoît Collet (site bastamag.net)

 

Une des plus grandes décharges à ciel ouvert d’Europe empoisonne les sols et l’air de la banlieue de Belgrade. Suez, géant français de la gestion des déchets et de l’eau, a conclu un très gros contrat avec la mairie de la capitale serbe pour bâtir un incinérateur. La montagne d’ordures va-t-elle disparaître et le recyclage se développer ? Pas si sûr.

On a beau être à plus de 700 kilomètres de la côte la plus proche, une armée de mouettes obscurcit le ciel. Au milieu de coteaux agricoles, à quelques centaines de mètres du Danube, l’une des plus grandes décharges à ciel ouvert d’Europe remplit le fond d’une vallée de la banlieue de Belgrade, la capitale serbe. Depuis cinquante ans, les services municipaux entassent à Vinça toutes les ordures ménagères de la ville, soit plus de 500 000 tonnes chaque année. Elles ont fini par y former une montagne nauséabonde de 40 mètres de haut, faite de plastique, de vieux meubles défoncés, de ferraille, de déchets verts...

Au sommet, les camions poubelles de Gradoscka čistoća, l’entreprise publique en charge de la gestion du site, se succèdent pour déverser leur collecte du jour. Des tractopelles repoussent le flot de détritus vers les flancs de l’excroissance urbaine, entourée d’un cours d’eau noirâtre, semblable aux douves d’un château médiéval. Tout autour, un océan de sacs plastique se balancent aux branches des arbres. « Depuis cinquante ans, personne n’a jamais rien fait pour améliorer la situation à Vinça. C’est un désastre écologique total... Tous les six mois, des poches de méthane entraînent des feux de décharge », se désole Dragan Đjilas, leader de l’opposition au président conservateur Aleksandar Vučić. Maire de Belgrade de 2008 à 2013, il avait alors tenté de lancer un projet d’incinérateur public, tombé à l’eau faute de l’appui de bailleurs privés.

Finalement le fourneau va bien sortir de terre, mais sous pavillon français. Fin septembre 2019, la multinationale française Suez, à la tête du consortium international Beo Clean Energy Limited, a conclu un contrat à 300 millions d’euros avec la municipalité de Belgrade pour la construction d’un incinérateur à deux pas de la décharge actuelle. « J’ai peur que ça ne règle pas le problème de Vinça. Suez ne brûlera que les nouveaux déchets produits par Belgrade. Les anciens continueront à pourrir lentement, polluant toujours plus les sols et le Danube », soupire l’imposant homme politique, dans les bureaux de l’Alliance pour la Serbie, une coalition gauche-droite regroupant des partis opposés à la politique libérale et clientéliste du président Vučić.

Le géant français de la gestion de l’eau et des déchets s’est pourtant engagé à produire du biogaz à partir de la décharge existante, et de l’électricité avec son nouvel incinérateur, qui devrait brûler 43 tonnes de déchets par heure pour en faire sortir 103 mégawatts. La mairie peut se targuer de la victoire politique d’être en passe de réussir à fermer l’une des plus grandes décharges d’Europe, tout en « développant une gestion des déchets à la pointe de la technologie », comme le déclarait récemment Goran Vesić, adjoint au maire. De son côté, Suez s’assure un chiffre d’affaires stable pour les 25 prochaines années en Serbie, tout en s’attribuant elle aussi les mérites d’avoir réglé le problème environnemental de Vinça.

Un projet à 1,6 milliard d’euros

Mais l’addition de cette victoire politique risque d’être salée pour les Belgradois. En investissant quelques centaines de millions d’euros à Vinça, Suez compte bien en tirer des bénéfices financiers : près de 1,6 milliard d’euros d’ici 2043, que la municipalité s’est engagée à lui reverser sur 25 ans au titre des frais de fonctionnement du futur incinérateur. Une somme énorme pour un pays dont le PIB est de 40 milliards. « Ce sont nous, les citoyens, qui allons payer. Les taxes de ramassage et de gestion des ordures ménagères vont augmenter. À Belgrade, ces partenariats public-privé mettant l’intérêt privé d’entreprises étrangères au dessus de l’intérêt collectif sont devenus la norme et font sans arrêt augmenter le coût de la vie », détaille Aleksa Petkovic porte-parole du mouvement citoyen Ne Davimo Beograd (« Ne vendons pas Belgrade »).

Sur un coin de mur de son bureau, on peut voir la photo d’un canard géant flottant sur le Danube : l’emblème du collectif depuis les grandes manifestations de 2016 contre le Belgrade Waterfront, une vaste opération immobilière émiratie sur les rives du deuxième plus grand fleuve d’Europe. Depuis, Ne Davimo Beograd s’oppose à d’autres grands projets urbains privés, dont le futur incinérateur de Vinça. « Ce type de partenariat est très critiqué, ils creusent de grosses dettes dans le budget des collectivités sur de longues années, analyse Pipa Gallop, de l’ONG Bankwatch, spécialisée dans la surveillance de l’activité des institutions financières internationales en Europe de l’Est. « Pourtant ils sont ardemment défendus par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et la Société financière internationale [IFC, organisation de la Banque mondiale, ndlr]. »

À Vinça, les couches de plastique se sont accumulées dans le sous-sol à mesure que la classe politique locale laissait le problème de la gestion des déchets de côté. Dans tout le pays, les dépôts d’ordure sauvages se sont multipliés, le tri sélectif est quasiment inexistant et le système de collecte trop souvent défaillant. Toutes les ordures de Belgrade finissent à Vinça, la seule décharge de la ville. La municipalité n’a jamais investi dans des technologies de traitement. Le recyclage repose entièrement sur quelques entreprises privées qui récupèrent des déchets électroniques, ou sur le secteur informel des biffins, souvent des Roms très précaires.

Au pouvoir à la mairie de 2008 à 2013, Dragan Đjilas avait tenté de lancer un projet d’incinérateur municipal, qui aurait permis à la ville de produire sa propre électricité, et d’employer une partie de ces collecteurs informels, sans dépendre d’un bailleur privé. « Ces 1,6 milliard que nous allons devoir payer à Suez, c’est sept fois plus que le montant de mon ancien projet. On avait deux possibilités, l’une était d’investir 300 millions de notre poche afin de produire notre propre électricité, l’autre de payer plus d’un milliard à une compagnie étrangère, tout en devant en plus acheter une énergie au-dessus des prix du marché. Je vous laisse deviner l’option que nous avons choisie... »

Pour les 25 prochaines années, la mairie s’est effectivement engagée à acheter l’électricité produite par l’incinérateur de Suez deux fois le prix des tarifs du marché, à en croire les premières versions du contrat publiées en ligne par Transparency Serbia. « Ce n’est pas avec des prix aussi élevés que les gens vont arrêter d’utiliser du charbon pour se chauffer », ironise Aleksa Petkovic. Les subventions accordées par la mairie à Suez pour la production d’énergie renouvelable feront gonfler la facture énergétique des citoyens de plusieurs centimes par kilowattheure. L’augmentation pourrait paraître dérisoire, si le salaire moyen en Serbie ne dépassait pas à peine les 300 euros par mois.

« Aucune des entreprises n’a avancé de pistes pour développer le tri sélectif ou le recyclage des déchets »

L’étiquette « énergie verte » reste d’ailleurs très discutable ; elle entre en contradiction avec la législation européenne, que la Serbie a en partie intégrée à son droit national dans la perspective d’une éventuelle future adhésion à l’Union. C’est ce que pointe Bankwatch dans un récent rapport sur les irrégularités du partenariat entre Belgrade et Beo Clean Energy Limited. Les auteurs y affirment que le contrat tarifaire de rachat d’électricité n’est pas compatible avec les règles européennes, qui ne reconnaissent pas comme renouvelables les énergies issues de la combustion de déchets plastiques. En brûlant 340 000 tonnes de déchets par an, la ville risque aussi d’être en porte-à-faux avec l’objectif national de recycler 50 % des déchets municipaux d’ici 2030, toujours dans la perspective de respecter le droit communautaire. Le vernis vert du futur incinérateur de Suez s’écaille donc un peu. « Lors de l’appel d’offres, aucune des entreprises n’a avancé de pistes pour le développement du tri sélectif ou le recyclage des déchets », analyse Pipa Gallop.

À Vinça, seuls quelques ballots de plastique attestent d’un début de recyclage. Dans la décharge, c’est surtout la communauté rom qui s’y emploie. Très précaires, travaillant sans aucune protection, les ferrailleurs attendent que les camions de Gradoscka čistoća aient fini de décharger leurs bennes pour voir ce qu’ils peuvent récupérer : bouts de ferraille, tiges à béton, meubles cabossés, électroménager hors service... Ils mettent tout ce qu’ils peuvent dans leurs voitures surchargées, parfois de vieux camions Yugo, et se dirigent vers le village voisin, où se trouvent leurs entrepôts. Là-bas, ils découpent le métal à la scie sauteuse pour le revendre au poids, ou récupèrent des pièces détachées sur les appareils électroniques.

Ce secteur informel ferait vivre plusieurs milliers de personnes. L’entreprise publique Gradoscka čistoća a octroyé à certains un permis pour pouvoir travailler dans la décharge. Incapable de mettre en place le tri sélectif à la source, la municipalité en est réduite à externaliser le recyclage de ses déchets à des populations vulnérables, qui s’empoisonnent lentement pour collecter et revendre du plastique 30 centimes les trois kilos.

La Slovénie voisine approche du « zéro déchet » non recyclé

La faillite de la gestion publique des déchets à Belgrade n’est qu’une illustration de ce qui se passe dans le reste du pays : seuls 5 % des déchets y sont traités et recyclés. Pourtant, ailleurs dans l’espace post-yougoslave, la Slovénie a réussi à devenir le champion européen du traitement des déchets, sans pour autant avoir recours aux services du privé. Chaque année, le centre de tri public de Ljubljana transforme 166 600 tonnes des déchets qu’il reçoit en compost, biocarburant, ou en nouveaux objets, soit près de 98 % du total des ordures qui y entrent. Pour Aleksa Petkovic, c’est bien la preuve que le zéro déchet peut devenir une réalité dans les Balkans. « Pour cela, il faudrait déjà que l’État serbe améliore le système de collecte et de tri, ce qui permettrait de mieux valoriser les déchets organiques par exemple. »

 « Avec les partenariats public-privé, il est toujours très difficile de déterminer qui est gagnant : l’entreprise ou l’intérêt général ? » Nemanja Nenadic, de Transparency Serbia continue de se poser la question après avoir participé aux comités d’évaluation des offres des entreprises retenues pour le site de Vinça. Difficile aussi pour les membres du conseil municipal de se faire un avis sur la question : ils n’ont eu que quelques jours pour prendre connaissance des plus de 1000 pages du contrat, non traduites en serbe. La Banque européenne d’investissement, émanation de l’Union européenne, qui devait financer une partie de l’investissement initial de Suez s’est finalement retirée, considérant que le projet n’était pas compatible avec les normes environnementales communautaires.

Cette impasse juridique n’a pas empêché la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), une institution internationale chargée de favoriser la transition vers l’économie de marché des pays d’Europe de l’est, de tout de même valider le projet de Suez. « Ce partenariat avec le secteur privé introduit une nouvelle façon de financer le service public en Serbie, moins exposée à l’instabilité politique, justifie Alex Reiserer, porte-parole de la BERD. Ce contrat permettra aussi à Belgrade de prévenir les risques de pollution tout en réduisant la destruction des écosystèmes. »

Mais en ayant délégué la gestion de ses déchets à un partenaire privé pour 25 ans, la ville risque de perdre la main sur la gestion des risques environnementaux, qui de toute façon étaient déjà loin d’être la priorité du gouvernement et de la mairie, tous deux plus préoccupés d’attirer des investisseurs étrangers pour relancer l’emploi et une industrie déclinante. « Comment fera-t-on pour évaluer les émissions de dioxines et de furane émises par le futur incinérateur ? Il n’existe aucun laboratoire serbe capable de le faire », s’inquiète Aleksa Petkovic. Si les Belgradois n’avaient déjà que peu de moyens de faire entendre leur mécontentement du temps de la décharge municipale, ils en auront encore moins quant elle sera passée aux mains de Beo Clean Energy Limited.

« Nous allons lancer un recours devant la BERD pour tenter de les convaincre de se retirer de ce projet nocif », conclut l’activiste de Ne Davimo Beograd, déterminé même si son mouvement pèse peu face à un projet à 1 milliard d’euros. S’il revient au pouvoir, Dragan Đjilas est lui aussi décidé à faire annuler ce partenariat public-privé. « Et si Suez nous traîne devant un tribunal arbitral, quelqu’un de l’administration finira bien par parler, et dira qui à la mairie s’est rempli les poches avec ce contrat insensé. »

 

Benoît Collet

Publié le 28/06/2020

Convention citoyenne pour le climat : les trois propositions qui vont vraiment agacer Macron

par Barnabé Binctin, Sophie Chapelle, Vanina Delmas (Politis) (site bastamag.net)

 

Les propositions de la convention sur le climat ne se résument pas à la limitation des 110 km/h, qui obnubile les commentateurs. Emmanuel Macron s’est engagé à y répondre le 29 juin. Soumettra-t-il « sans filtre » l’ensemble des propositions citoyennes au travail législatif ou référendaire, comme il l’a assuré ? Retour sur trois mesures qui obligent le gouvernement à en finir avec ses faux-semblants sur l’écologie.

Il y a au moins une chose sur laquelle tout le monde s’accorde, au sortir de la Convention Citoyenne pour le Climat : ce fut une expérience intense. Neuf mois de travaux, répartis en sept sessions de trois jours, qui ont abouti le 21 juin à un rapport de 600 pages regroupant 149 propositions. Celles-ci entendent répondre au mandat fixé par une lettre du Premier ministre [1], il y a tout juste un an, dans la continuité du mouvement des gilets jaunes et de sa convergence naissante avec les marches pour le climat : « définir les mesures structurantes pour parvenir, dans un esprit de justice sociale, à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici 2030 par rapport à 1990 ».

Un travail considérable que Laurence Tubiana, coprésidente du comité de gouvernance de cette convention, a qualifié de « vrai projet de société » en préambule des votes qui ont permis de toutes les adopter – à l’exception de la proposition visant à réduire le temps de travail hebdomadaire à 28h, sans perte de salaire. Ce processus, tout à fait inédit, semble avoir emporté l’adhésion des 150 citoyens représentatifs, engagés dans l’aventure par tirage au sort : « c’était nouveau pour tout le monde, donc on a appris en marchant, résume Fabien, 29 ans. D’un point de vue démocratique, c’est tout de même très riche de pouvoir échanger, puis délibérer, tous ensemble, en se formant un avis éclairé grâce aux ressources mises à notre disposition, alors même qu’on partait de niveaux de connaissance très inégaux. »

 « On n’avait pas vocation à construire un programme présidentiel »

Pour quel résultat ? C’est là que commence le vrai débat. Aux enthousiastes, tant de la méthode participative – et de sa fameuse « intelligence collective » – que des propositions formulées, ont répondu d’autres voix, plus sceptiques, pointant notamment l’absence du nucléaire ou de la taxe carbone. C’est le choix des mesures soumises à référendum – légiférer sur l’écocide, réviser la Constitution pour y ajouter deux alinéas reconnaissant des objectifs écologiques –, l’un des gros enjeux de ce dernier week-end de négociation, qui inquiète le chercheur François Gemenne : « nous voilà donc partis pour des semaines de débats sur des symboles largement inopérants, qui vont complètement occulter les autres mesures (concrètes celles-là) proposées par la Convention Citoyenne. C’est vraiment dommage. Pendant ce temps, il fait 38°C en Arctique… » a-t-il écrit le 21 juin.

Alors, trop frileuse la Convention Citoyenne pour le Climat ? La critique a tendance à fatiguer l’une de ses participantes : « bien sûr qu’il y a des déceptions – on aurait pu aller plus loin sur les pesticides, on aurait pu être plus courageux sur le référendum – et que cela reste imparfait, incomplet. Mais à titre de comparaison, le ministère de l’Écologie, c’est 40 000 personnes déjà formées… On n’avait pas non plus vocation à construire un programme présidentiel ! Et au final, la plupart de nos mesures restent assez ambitieuses… ». Parmi elles – et parce que cette Convention Citoyenne pour le Climat ne se résume pas à la mesure des 110 km/h qui a défrayé les plateaux de télé – Basta ! et Politis ont passé trois mesures au crible, qui pourraient bien se révéler de sacrés cailloux dans la chaussure de Macron.

Bientôt un crime d’écocide puni de 20 ans d’emprisonnement ?

Guy Kulitza, l’un des tirés au sort de la convention, a voulu chercher des solutions allant plus loin que celles touchant le quotidien individuel. Il découvre alors le travail de Valérie Cabanes, juriste internationale qui milite depuis une dizaine d’années pour la reconnaissance du crime d’écocide. « Il me semblait pertinent de pouvoir mettre au pas les multinationales les plus polluantes, les encadrer et leur montrer à quel point elles sont néfastes pour le climat, et instaurer le crime d’écocide correspondait à ce que j’imaginais », raconte le retraité vivant dans le Limousin, qui a porté haut et fort ce combat pendant neuf mois. Certains restent dubitatifs, mais Alexia, une jeune Guadeloupéenne, le soutient en racontant les ravages du chlordécone, un pesticide utilisé dans les bananeraies et qui empoisonne les sols, les eaux et les habitants des Antilles depuis 40 ans et dont les entreprises et autorités connaissaient la dangerosité..

Dans leur rapport final, les 150 proposent de soumettre à référendum la création d’un crime d’écocide dans la loi, selon une nouvelle définition [2]. La sanction comprendra une peine d’emprisonnement de 20 ans, une amende en pourcentage significatif du chiffre d’affaires de l’entreprise et l’obligation de réparation [3].

Mais ce n’est pas gagné. En 2019, des propositions de loi pour introduire le crime d’écocide dans le droit pénal ont été rejetées par le Sénat et l’Assemblée nationale, invoquant des imprécisions dans la définition. En cause notamment, la délimitation des fameuses limites planétaires, qui ne fait consensus ni chez les politiques, ni chez les avocats spécialistes du droit de l’environnement. Dans la proposition de la convention, elles seraient les indicateurs clés pour cadrer les contours des crimes d’écocide, et les lignes directrices à suivre pour les éviter. Le 24 juin, lors des questions au gouvernement au Sénat, la ministre de la Justice Nicole Belloubet a souligné deux obstacles principaux à la création d’un tel crime. L’un sur le fond : il y a une « exigence de précision de la loi pénale » que ne remplirait pas ce crime. L’autre sur la forme : « On ne peut pas soumettre ces propositions au référendum puisqu’elles portent sur la législation pénale ».

Une Haute Autorité des limites planétaires serait créée : cette instance scientifique supra ministérielle pourrait accompagner les acteurs privés afin que leur modèle économique soit en accord avec les neuf limites planétaires et la loi sur le devoir de vigilance, adoptée en 2017 après un long combat mené par des associations et quelques députés de gauche.

En choisissant de soumettre à référendum une telle mesure, les 150 ont pris au mot le président de la République qui affirmait, le 25 avril 2019, soumettre « sans filtre soit au vote du parlement, soit à référendum, soit à application réglementaire directe » ce qui sortira de la Convention. En plein G7, il déclarait avec ardeur qu’un écocide se jouait en Amazonie. Mais devant la Convention en janvier dernier, il s’avouait « sceptique sur l’effet utile si on ne le fait qu’en droit français » et se disait « favorable à ce qu’on le porte à l’international ». Ce n’est donc pas le mot « écocide » qui le gêne aux entournures, mais bien l’application. Emmanuel Macron se retrouve pris entre deux feux : arborer une belle étiquette de défenseur de l’environnement ou protéger les grandes entreprises.

Lutter contre l’étalement urbain

Quand William Aucant a été tiré au sort pour participer au groupe de travail « Se loger », il était ravi. Il a mis en œuvre toutes ses compétences et porté au débat la lutte contre l’artificialisation des sols. « En discutant de rénovation, de réhabilitation, de l’importance de prendre soin de l’existant, nous avons conclu qu’il fallait exploiter en priorité les surfaces déjà artificialisées au lieu de grignoter les espaces naturels et agricoles. » Priorité donc à la réappropriation des grandes friches industrielles ou des parkings, à la réquisition de logements et de bureaux vacants, à l’évaluation systématique des bâtiments avant démolition pour vérifier s’ils peuvent avoir une seconde vie… Une manière de lutter contre l’étalement urbain tout en rendant attractive la vie dans les villes et les villages. Selon Tanguy Martin, médiateur foncier pour l’association Terre de liens, « leur vision globale du sujet laisse penser qu’ils ne sont pas tombés dans le piège des mécanismes de compensation qui ne tiennent pas la route, tout comme la renaturation d’un site que personne ne maîtrise : aujourd’hui, nous ne sommes capables que de recouvrir une ancienne carrière de quelques centimètres de terre végétale, pas de retrouver un véritable espace naturel ».

Au Salon de l’agriculture en 2019, Emmanuel Macron déplorait lui-même la perte par la France d’un quart de sa surface agricole sur les 50 dernières années [4]. Si le plan biodiversité de 2018 prévoit bien d’atteindre l’objectif de « zéro artificialisation nette » en 2030, les actes sont encore rares car c’est toute une vision de l’aménagement du territoire et en particulier des zones périurbaines qu’il s’agit de remettre en cause. « Toute la logique de rentabilité foncière repose sur l’idée d’urbaniser la moindre opportunité, or nous estimons qu’il faut faire l’inverse, souligne William Aucant. Comment créer un bassin de proximité dynamique en multipliant les zones commerciales éloignées de tout ? Nous en revenons aux questions de pression foncière qui contraignent les villes à construire encore et encore. »

La question foncière devait justement faire l’objet d’une refonte et d’une nouvelle loi en 2020 mais le ministre de l’Agriculture a annulé cette échéance il y a quelques jours. Est-ce pour laisser plus de champ de manœuvre au plan de relance économique post-Covid19 ou au puissant secteur du BTP ? Dix organisations écologistes et agricoles exigent que cette nouvelle loi foncière soit inscrite à l’agenda législatif en 2021 [5].

Inscrire des clauses environnementales dans les accords commerciaux

Mélanie, 36 ans, responsable d’une agence événementielle, n’avait pas spécialement d’intérêt pour les questions de politique commerciale européenne avant la convention citoyenne. C’est le tirage au sort qui l’a conduite à travailler sur ce thème. « Les auditions d’ONG, de syndicats d’agriculteurs à qui l’on impose des importations déloyales, m’ont fait prendre conscience de ce qui n’allait pas sur le sujet, notamment en termes de transports. » La signature de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mexique en pleine pandémie a heurté les membres de la convention. « ça nous a titillés au même titre que les aides données aux grandes entreprises sans aucune condition, réagit Mélanie, pointant l’hypocrisie du gouvernement.

Parmi les mesures clés votées dans ce domaine figure la renégociation du Ceta – l’accord de libre échange entre l’Union européenne et le Canada – afin d’intégrer les objectifs climatiques de l’accord de Paris. « Quand on dit que, demain, on voudrait ne pas avoir d’accords commerciaux mauvais pour le climat comme le Ceta, c’est un signal fort », observe Mathilde Imer, membre du comité de gouvernance de la convention. « Ça dessine un monde de mieux vivre. » Des recommandations ont également été transmises au gouvernement pour défendre à l’échelle européenne l’inscription du principe de précaution et de clauses environnementales dans les accords commerciaux.

« Quelques clauses internes aux accords de libre-échange ne suffiront pas pour dompter la libéralisation des échanges et des investissements » estime néanmoins l’association Attac. L’accord de Paris n’est par exemple pas « armé » pour contrôler le commerce international d’un point de vue climatique [6]. Par ailleurs, le droit commercial s’impose face au droit de l’environnement. Résultat, toute mesure de protection de l’environnement ou norme écologique peut être contestée en tant que « restrictions déguisées au commerce international ». Du Canada à l’Inde, des dispositifs publics de soutien au développement des énergies renouvelables s’appuyant sur des filières locales ont ainsi été attaqués parce qu’ils étaient jugés défavorables aux intérêts des entreprises multinationales [7]. Le cadrage préalable du gouvernement n’a sans doute pas permis à la convention de s’attaquer à une remise en cause structurelle des règles organisant le commerce et l’investissement à l’échelle mondiale.

« On a bossé les mesures, on les a votées, on ne les lâchera pas ! »

Et maintenant ? « C’est là que tout commence, résume le philosophe Pierre Charbonnier. Le processus a été intéressant et a montré qu’on pouvait tout à fait former de vrais citoyens à l’écologie. Mais que vont devenir leurs propositions ? Le risque, c’est que cela serve de légitimité écolo à un Macron qui pourrait se contenter de faire semblant d’être à la hauteur… ». Sa « réponse », lundi 29 juin à l’Élysée, où il recevra une délégation de citoyens, devrait donner une première indication. Ce délai très rapide, une semaine après la clôture des travaux, en a rassuré certains sur ses intentions, tandis que d’autres craignent de voir le sujet se noyer au milieu du fameux discours de reconstruction et du remaniement probable, après les municipales.

Emmanuel Macron se sait pourtant attendu au tournant, sur le sujet. Soumettra-t-il bien, « sans filtre », l’ensemble des propositions citoyennes au travail législatif ou référendaire, comme il s’y était engagé ? « Il lui faudra être aussi sérieux et rigoureux sur ses engagements que les citoyens l’ont été pendant ces neuf mois de travail », résume Mathilde Imer. C’est pour assurer ce suivi, et donner corps à la suite de ces propositions, qu’une association des « 150 » vient d’être créée. Le président de la République est prévenu : « On a beaucoup travaillé et on veut défendre ce travail, ne pas en être dessaisi ou que ça finisse aux oubliettes, témoigne l’une des participantes. On a bossé les mesures, on les a votées, on ne les lâchera pas ! »

Barnabé Binctin, Vanina Delmas, Sophie Chapelle

Illustration : Pietro Piupparco via Flickr

Cet article est écrit en collaboration entre Basta ! et l’hebdomadaire Politis.

Notes

[1Voir la lettre d’Edouard Philippe, le 2 juillet 2019.

[2] Selon la Convention citoyenne pour le climat, « constitue un crime d’écocide, toute action ayant causé un dommage écologique grave en participant au dépassement manifeste et non négligeable des limites planétaires, commise en connaissance des conséquences qui allaient en résulter et qui ne pouvaient être ignorées ».

[3Voir le document de la Convention citoyenne pour le climat qui précise le crime d’écocide

[4] Selon France Stratégie, organisme d’étude rattaché au Premier ministre, les terres artificialisées ont augmenté de 70 % depuis 1981 alors que la population n’a crû que de 19 % sur la même période.

[5Voir le communiqué signé par Agter, la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme, Terre de Liens, CCFD Terre solidaire, Confédération paysanne, Fnab, Greenpeace, Notre affaire à tous, Réseau action climat France, Sol.

[6] L’Accord de Paris ne couvre pas les émissions du commerce mondial, et il ne dispose pas d’instruments pouvant s’opposer aux règles du commerce international. Lire à ce sujet cette tribune publiée dans Politis

[7] Voir ce document pour quelques exemples

Publié le 28/02/2020

Gaz à effet de serre, élevages industriels, incidents : toutes les controverses sur la méthanisation

par Simon Gouin, Sophie Chapelle (site bastamag.net)

 

Énergie totalement renouvelable pour certains, dévoreuse de terres pour d’autres, la méthanisation pose de nombreuses questions. Pour tout comprendre, voici un état des lieux des débats autour de cette technique de production d’énergie.

Comment fonctionne la méthanisation ?

Un méthaniseur est une sorte de marmite : une grande cuve, elle-même recouverte d’un dôme. La recette : des déchets végétaux – de l’herbe, du maïs, des pailles de céréales, de colza... pour le carbone – et des déchets animaux (lisiers et fumiers pour l’azote). Le tout est chauffé entre 35 et 40 degrés pendant de longues heures. Certains exploitants ajoutent des déchets issus de l’agro-alimentaire (venus des abattoirs, des laiteries...), des boues de stations d’épuration, les matières de vidange, ou encore des ordures ménagères [1].

Dans cette marmite sans oxygène, des bactéries transforment les déchets et produisent notamment du méthane (CH4, le fameux « biogaz »). Celui-ci est récupéré par de grands tuyaux pour être transformé en électricité via un générateur, ou injecté directement dans le réseau de gaz de ville. Le biogaz peut aussi servir à produire de la chaleur, pour des habitations par exemple, ou être utilisé comme carburant. A la fin du processus, il reste des « déchets » solides et liquides, qu’on appelle « digestat ». Ces digestats, riches en azote, phosphate, potassium... sont épandus sur les terres agricoles comme engrais.

Combien d’unités de méthanisation en France ?

En mars 2018, la filière méthanisation représentait, selon le ministère de la Transition écologique et solidaire, environ 400 installations agricoles, territoriales et industrielles, dont 230 à la ferme. Depuis cette date, le nombre d’installations accélère. Selon la base de données régulièrement mise à jour par le Collectif scientifique national méthanisation raisonnée (CNSMR), il y aurait 812 unités en service et 362 en projets (voir cette carte).

Ce nombre ne cesse d’augmenter pour atteindre les objectifs fixés par la Loi relative à la transition énergétique de 2015. L’objectif : parvenir à 10 % de gaz « renouvelables » dans les consommations de gaz naturel à l’horizon 2030, ce qui impliquerait la mise en service d’environ 5784 méthaniseurs [2]. Pour atteindre les 100% de biogaz à l’horizon 2050, comme le suggère une étude de l’Ademe, 42 800 unités de « gros calibre » seraient nécessaires.

Aujourd’hui, la taille des unités de méthanisation est très variable : de quelques milliers de tonnes de matières entrantes par an à plusieurs dizaines de milliers. La moyenne d’intrants est aujourd’hui de 31 400 tonnes par unité de méthanisation et par an, contre 6000 tonnes avant 2017. Les unités construites tendraient donc, de plus en plus, à être de grande taille.

La méthanisation permet-elle de réduire les émissions de gaz à effet de serre ?

Le ministère de la Transition écologique et solidaire considère le gaz issu de la méthanisation comme une énergie renouvelable. 12 millions de tonnes de CO2 par an seraient évitées (3% de nos émissions) prévoit le ministère, avec 10 % de biogaz en 2030. Avec un système gazier en 2050 basé à 100 % sur du gaz renouvelable, 63 millions de tonnes de CO2 par an seraient économisées, selon l’Ademe. Une étude menée sur des fermes engagées dans la méthanisation montre une consommation énergétique globale en baisse de 10 % pour 30 d’entre elles. Six des 46 exploitations suivies sont même devenues des fermes à énergie positive, dans la mesure où elles produisent plus d’énergie qu’elles n’en consomment [3].

Les données sur les gaz à effet de serre ne font toutefois pas consensus. « L’estimation du bénéfice environnemental d’un projet est aujourd’hui impossible », estime le Collectif scientifique national méthanisation raisonnée. En cause : l’impossibilité de se procurer les méthodes de calcul et formules utilisées par le logiciel DIGES2 servant à réaliser le bilan des méthaniseurs en termes de gaz à effet de serre. Ce programme de calcul ne prend par ailleurs pas en compte les émissions dues aux épandages des digestats dans les champs. L’Ademe n’a pas donné suite à nos demandes de précisions sur le bilan carbone du cycle complet de la méthanisation.

Y a-t-il des fuites et peuvent-elles alimenter l’effet de serre ?

Les fuites de gaz peuvent être liées à un défaut d’étanchéité ou à des fissures dans les cuves, stockages et conduits de méthanisation. « On n’a aucun chiffre en France, mais en Allemagne les fuites ont été observées régulièrement », souligne le chercheur Daniel Chateigner, membre du collectif scientifique national méthanisation raisonnée (CSNMR). « C’est logique, tout procédé industriel comporte des fuites à plus ou moins long terme. Surtout en milieu anaérobie [sans oxygène, ndlr], comme la méthanisation au sein desquels du sulfure d’hydrogène, très corrosif même sur les structures inoxydables, est présent. Les gaz émis sont des gaz à effet de serre que l’Ademe ne prend pas en compte dans ses calculs environnementaux. »

Du méthane peut notamment s’échapper, en particulier lorsque les cuves de stockage de digestat sont laissées à l’air libre. Or, le méthane est un gaz dont l’effet de serre est 25 fois supérieur à celui du gaz carbonique. « Seulement 4 % de fuite de méthane suffisent pour que la méthanisation ait un impact sur l’effet de serre plus fort que l’utilisation des carburants fossiles », souligne le CSNMR. « Les cuves de méthanisation doivent donc être parfaitement étanches car la moindre fuite de méthane grève lourdement le bilan gaz à effet de serre de l’opération », précise à ce sujet l’association Solagro, spécialisée dans les transitions écologiques.

Cette dernière alerte également sur le risque de volatilisation de l’azote lors de l’épandage, sous la forme de protoxyde d’azote. Le pouvoir de réchauffement global du protoxyde d’azote (N2O) est de 310 fois celui du gaz carbonique : c’est le second gaz à effet de serre émis par l’agriculture. Solagro préconise des solutions techniques pour réduire ce risque.

La méthanisation enrichit-elle ou appauvrit-elle les sols ?

Avec la méthanisation, le digestat solide épandu sur les champs nourrirait le sol, et le digestat liquide jouerait le rôle d’engrais pour les cultures [4]. Mais selon le Collectif scientifique national méthanisation raisonnée (CSNMR), le digestat épandu entrainerait une perte de carbone progressive du sol. L’Ademe prévoit de mettre un couvert végétal intermédiaire entre deux cultures alimentaires – on parle de CIVE, Cultures intermédiaires à vocation énergétique –, que l’on garde pour le méthaniseur.

Avant, ces cultures intermédiaires retournaient au sol et l’alimentaient. « Avec la méthanisation à marche forcée, au lieu de laisser le sol se reposer, on le fait travailler en permanence sans qu’il ait le temps de se reconstituer entièrement, il s’appauvrit », estime Daniel Chateigner du CNSMR. Cette baisse de fertilité des sols pourrait nécessiter à terme l’utilisation de plus d’engrais [5].

Cette position n’est pas partagée par Solagro. « On observe dans de nombreux cas que la méthanisation joue un rôle bénéfique tant sur les propriétés physiques que les propriétés biologiques des sols », souligne l’association qui évoque une augmentation de l’activité microbienne et racinaire, et une plus grande abondance de lombrics. D’après ses études, l’épandage de digestat solide, à la place d’un compost [6], n’aurait pas d’impact négatif sur le stockage du carbone dans les sols. Solagro admet avoir observé quelques cas contraires mais selon cette association, l’évolution de la matière organique du sol est dépendante essentiellement des modifications de pratiques culturales (labour par exemple), et très peu liée au fait que les matières épandues soient digérées ou non.

Quel risque de spéculation et d’accaparement du foncier avec le biogaz ?

En Allemagne, la politique de soutien à la méthanisation a engendré un développement fulgurant des surfaces de maïs pour nourrir les méthaniseurs, et une hausse du prix du foncier devenu inaccessible pour les petites fermes (lire notre article). En France, certains agriculteurs s’inquiètent de dérives similaires. La Confédération paysanne de l’Orne a par exemple mené une action fin 2018 contre une unité de méthanisation dont les exploitants ont acquis 100 hectares de terres cultivées dans le but d’alimenter cette unité. Ils constatent également un prix des ressources fourragères bien au-dessus des prix pratiqués avant l’arrivée des méthaniseurs - 80 euros, contre 40 euros la tonne de paille à presser.

Solagro considère pour sa part que la réglementation française a répondu à ces risques en fixant la limite de 15 % maximum de cultures alimentaires dans le plan d’approvisionnement des méthaniseurs. Ce garde-fou peut toutefois être contourné comme nous l’expliquons dans ce reportage. Les calculs réalisés par le Collectif scientifique national méthanisation raisonnée sont également inquiétants. Atteindre l’objectif de 10 % de méthanisation de gaz impliquerait de consacrer plus de 18 000 km2 - soit la superficie de trois départements français - à des cultures servant uniquement à alimenter les méthaniseurs (lire notre enquête). D’après ce collectif, des méthaniseurs se retrouvent déjà aujourd’hui en compétition pour l’approvisionnement en intrants.

La méthanisation contribue t-elle à l’industrialisation des élevages ?

Selon Solagro, la méthanisation peut fonctionner sur tous types d’élevage, qu’ils soient industriels ou non, comme ils peuvent aussi concerner des exploitations en grandes cultures sans élevage. Nos reportages témoignent en effet d’une diversité d’expériences (voir ici et ). Dans leur grande majorité, précise Solagro, les installations en fonctionnement en France dépassent une puissance de 100 kW électrique. Pour pouvoir alimenter ce type d’installations, il faut disposer de fumier produit par 300 vaches.

Un agriculteur qui se lance dans un tel projet doit donc posséder un troupeau « important », ou chercher des sous-produits dont il sera alors dépendant, auprès d’usines agroalimentaires notamment. En ce sens, les projets individuels de méthanisation auraient tendance à davantage relever de « gros » élevages. Notre enquête révèle d’ailleurs un afflux de demandes pour des méthaniseurs adossés à des élevages industriels.

Une autre approche consiste à bâtir des projets collectifs, qui permettent alors à tout agriculteur d’avoir accès à une unité de méthanisation, et bénéficier ainsi d’un complément de revenu.

La méthanisation peut toutefois être contradictoire avec l’agriculture paysanne soucieuse d’élevage en plein air. En effet, optimiser une unité de méthanisation implique de laisser les animaux en stabulation le plus longtemps possible, hors des prés, afin de récupérer leurs effluents pour nourrir quotidiennement le méthaniseur. « Le choix du curseur entre le "tout pâture" et le "tout bâtiment" est un choix de système qui s’effectue bien en amont de celui de la méthanisation », considère de son côté Solagro.

Y a-t-il des risques d’incident dans les unités de méthanisation ?

La réglementation stipule que les digesteurs doivent être implantés à plus de cinquante mètres des habitations occupées par des tiers afin de minimiser l’impact en cas d’accident. Les usines de méthanisation ne sont pas classées Seveso mais plusieurs « phénomènes dangereux » restent néanmoins associés au biogaz. Un document du ministère de l’Agriculture et de l’Ineris liste les nombreuses exigences de sécurité à adopter dans les installations de méthanisation agricole. En 2019, le collectif scientifique national méthanisation raisonnée (CSNMR) a relevé 21 incidents sur des méthaniseurs, dont 18 sur des méthaniseurs d’agriculteurs. Les incidents sont de plusieurs ordres : pollutions olfactives, déchirement de bâches au-dessus des dômes des digesteurs contenant le gaz, incendie, explosion…

Certains faits sont également troublants comme la mort de 23 veaux en contrebas d’une unité de méthanisation entre août 2017 et janvier 2018. Les résultats des analyses d’eau menées par l’agriculteur ont révélé des taux de coliformes, c’est-à-dire de bactéries liées à des matières fécales, anormalement élevés et la présence de métaux lourds dans l’eau.

Concernant le risque sanitaire, l’Ademe reconnait que des germes peuvent résister à la méthanisation et se retrouver dans le digestat. Solagro estime pour sa part qu’un digestat contient de l’ordre de 100 fois moins de pathogènes qu’un fumier. Le CSNMR pointe également le risque d’émissions de gaz irritants et dangereux pour la santé comme l’ammoniac ou l’hydrogène sulfuré, en cas de fuite par exemple, et demandent des contrôles indépendants fréquents. « Le rythme de l’incidentologie croît plus vite que celui des installations, preuve d’un manque de considérations des dangerosités de ces usines », estime le collectif scientifique.

Comment les unités de méthanisation sont-elles contrôlées ?

Toutes les installations de méthanisation, aussi petites soient-elles, sont soumises à la réglementation ICPE (« Installation classée pour la protection de l’environnement »). En dessous de 30 tonnes de matières entrantes par jour, il n’y a pas d’étude d’impact et l’unité relève d’un simple régime de déclaration. Entre 30 et 100 tonnes de matières entrantes par jour, l’unité relève d’un régime d’enregistrement : elle est soumise à une contribution envoyée à l’inspection des installations classées, puis à l’avis du conseil municipal et à une consultation publique. Au-dessus de 100 tonnes de matières entrantes par jour, l’unité entre dans le régime d’autorisation qui implique une enquête publique et administrative, ainsi qu’une autorisation préfectorale.

Une fois le méthaniseur mis en service, il revient à celui qui l’exploite de réaliser des « auto-contrôles ». « C’est tout le problème des limites », note Jean-Marc Thomas, paysan en Bretagne. « Prenons un projet à 29 tonnes par jour. A 30 tonnes, il bascule du régime de déclaration au régime d’enregistrement. Comment avoir la garantie que demain n’entreront pas 31 tonnes par jour ? » La même réserve concerne le ratio de 15 % de cultures alimentaires dédiées.

 « C’est bien l’administration qui s’assure du non-contournement du seuil pendant la période d’exploitation des installations », précise à ce sujet l’Ademe. « Cette vérification peut s’effectuer soit au niveau du respect des plans d’approvisionnement, soit à la faveur de demande d’augmentation de la production d’énergie. » Des contrôles menés par des organismes agréés par le ministre de la Transition écologique et solidaire sont prévus tous les cinq ans.

Sophie Chapelle et Simon Gouin

Notre dossier :
 Reportage : Méthanisation : rencontre avec ces agriculteurs qui choisissent de produire de l’énergie
 Témoignage : Grâce à la méthanisation, un paysan veut faire vivre « une ferme sans pétrole »
 Notre enquête en France : Produire de l’énergie plutôt que nourrir : comment le lobby du gaz « vert » transforme l’agriculture française
 Notre enquête en Allemagne : Spéculation et accaparement de terres : les dérives de la production du « gaz vert »

Notes

[1] Selon le cabinet de conseil Solagro, spécialisé dans les transitions énergétique, agroécologique et alimentaire, on peut rencontrer des unités individuelles à la ferme qui traitent majoritairement des sous-produits de l’agro-alimentaire et des unités territoriales qui reçoivent essentiellement des matières agricoles. Certaines installations ne traitent que des déchets agro-alimentaires.

[2] Selon les calculs du CNSMR qui se base sur une moyenne de production d’énergie équivalente électrique de 7,4 GWh par méthaniseur.

[3] Voir à ce sujet l’étude MéthaLAE coordonnée par Solagro.

[4] Solagro précise à ce sujet : « Le digestat solide contient la matière organique, l’azote organique, le phosphore et le potassium non solubles et biodisponibles sur le long terme car ils se minéralisent lentement. Il joue le rôle d’amendement : nourrir le sol. Le digestat liquide contient peu de phosphore, la majorité du potassium, et surtout de l’azote sous forme ammoniacale. Comme il est moins riche en matières sèches, il s’infiltre plus facilement dans le sol et joue le rôle d’engrais (nourrir les plantes avec les nutriments immédiatement assimilables) ».

[5] Télécharger la fiche sur le cycle du carbone réalisée par le CSNMR

[6] Sans méthanisation, les agriculteurs mettent généralement leur fumier en tas. Le fumier se transforme en compost et est ensuite épandu dans les champs.

Publié le 24/02/2020

SDHI, ces pesticides épandus massivement qui s’attaquent à tous les êtres vivants

 

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

 

Connaissez-vous les SDHI ? Ces nouveaux fongicides, censés s’attaquer seulement aux champignons qui menacent les récoltes, s’en prennent en fait à tous les êtres vivants. Un « danger immense » selon des scientifiques. Le journaliste Fabrice Nicolino leur consacre son dernier ouvrage, Le crime est presque parfait. Entretien.

Basta ! : Épandus massivement depuis 2013 en France, les pesticides SDHI « inquiètent au plus haut point », dites-vous, car ils s’attaquent à la fonction respiratoire de tous les êtres vivants. Pouvez-vous nous décrire ces pesticides ?

Fabrice Nicolino [1] : Les SDHI sont des fongicides : ils s’attaquent aux champignons et moisissures. Arrivés en France surtout après 2013, ces pesticides sont épandus sur environ 80% des surfaces de blé et d’orge, mais aussi sur les tomates, les semences, les pommes de terre, la vigne, les arbres fruitiers. On en trouve également sur les terrains de foot et sur les terrains de golf.

Comment opèrent-ils ? Ils s’attaquent à la fonction respiratoire des cellules des champignons – la « SDH », ou succinate déshydrogénase. Vendus comme des produits « à cible » – ne s’attaquant qu’aux champignons –, les SDHI ne font en fait aucune différence entre les êtres vivants : ils s’attaquent à la fonction respiratoire des champignons, mais aussi à celle des vers de terre, des abeilles et des êtres humains. Or, les défauts et déficiences de la SDH peuvent entraîner de nombreuses maladies souvent épouvantables. Il y en a des dizaines, certaines extrêmement rares, d’autres très fréquentes, parmi lesquelles Alzheimer et Parkinson, des diabètes, des myopathies, des convulsions généralisées, etc. Un mauvais fonctionnement de la SDH peut aussi entraîner des cancers. Toutes ces maladies ne sont pas forcément dues à une déficience de la SDH, mais elles peuvent l’être.

C’est un scientifique, Pierre Rustin, directeur de recherche émérite au CNRS, qui lance l’alerte à l’automne 2017. Il vient de découvrir l’existence des SDHI et, très inquiet, contacte l’Anses, l’agence de sécurité sanitaire en charge de ces questions [2]. La suite ne correspond pas tout à fait à ce qu’il attendait….

C’est le moins que l’on puisse dire ! Pierre Rustin, grand spécialiste des maladies mitochondriales – c’est-à-dire provoquées par une anomalie de la SDH –, découvre l’existence des SDHI par hasard. Nous sommes en octobre 2017 et Pierre Rustin ne sait rien des pesticides. Il ne s’y est jamais intéressé. Il est occupé à réaliser une bibliographie, à compiler des documents portant sur son domaine de recherche, quand il tombe sur les SDHI. Or, Pierre Rustin sait que la SDH est présente dans la (presque) totalité des êtres vivants. Il comprend immédiatement que le danger est immense.

Il est stupéfait et indigné. Indigné parce qu’il travaille sur les maladies mitochondriales depuis 40 ans – 40 ans à essayer de sauver des vies – et qu’il réalise soudain que des produits susceptibles de provoquer ces maladies ont été mis en vente, puis épandus, sans que personne n’en sache rien. Dans la foulée, il téléphone à l’Anses, imaginant alors que « quelque chose » va commencer. Il pense qu’une agence de sécurité sanitaire est là pour aider la société. Comment le lui reprocher ?

Mais l’Anses ne dit rien. Pendant des mois, l’agence reste silencieuse. Cela amplifie l’indignation de Pierre Rustin qui décide, avec neuf autres scientifiques, de lancer une seconde alerte via la publication d’une tribune dans Libération.

L’Anses se retrouve alors obligée de sortir de son silence... Elle convoque Pierre Rustin et ses neuf collègues le 14 juin 2018. Huit mois après la première alerte. Comment se passe cette rencontre ?

Malheureusement, assez mal. Plusieurs des scientifiques qui ont assisté à cette rencontre en parlent encore aujourd’hui comme la pire journée de leur vie professionnelle, tant ils se sont sentis méprisés et peu pris au sérieux. Précisons qu’il ne s’agit pas, pourtant, d’un groupe de rebelles qui bricolent dans leur coin. Les neuf signataires sont de vrais scientifiques et médecins, reconnus comme tels par leur communauté. De plus, depuis leur découverte des SDHI, en octobre 2017, Pierre Rustin et son équipe ont travaillé ! Ils ont mené diverses expériences in vitro. Avec Paule Bénit, ils ont découvert que les SDHI inhibent la fonction respiratoire de nombreux êtres vivants : vers de terre, mais aussi des abeilles et humains.

Ils ont également documenté que les humains ne sont pas égaux face aux attaques de ces pesticides. Par exemple : les personnes qui ont la maladie d’Alzheimer sont plus atteints que les autres. Ils ont donc un corpus scientifique solide, qui affirme clairement que les SDHI représentent un danger majeur. En toute logique, ils devraient être reçus comme des héros. Ce qui n’a pas été le cas. « J’ai senti qu’on était dans la position de ceux qui font du bruit et qui embêtent », dira l’une des scientifiques présentes.

Suite à cette rencontre, l’Anses décide de missionner un « groupe d’expertise collective d’urgence » (GECU) pour évaluer la dangerosité des SDHI. Dans votre ouvrage, vous mettez en doute la compétence des membres de ce groupe. Pourquoi ?

Le président est pharmacien dans la marine nationale. Il est sans doute très compétent dans son domaine. Mais ce dont on parle avec les SDHI est très spécifique, et exige un savoir scientifique très pointu. Il y a aussi un médecin du travail de Lille et une universitaire de Rouen, dont on ne peut pas dire qu’elles connaissent le sujet non plus. Et enfin Marie-France Corio-Costet, qui n’aurait jamais dû être sollicitée, et n’aurait jamais dû accepter de faire partie de ce groupe puisqu’elle est en plein conflit d’intérêt. Elle a, par le passé, eu plusieurs contrats avec des multinationales qui commercialisent des SDHI et participe depuis longtemps à des conférences et colloques sur le sujet, généralement payés par les industriels !

En plus de nommer ces personnes à mon sens incompétentes sur ce sujet, on refuse que Pierre Rustin, qui propose ses services, participe à ce groupe, alors qu’il aurait été tellement logique qu’il en fasse partie ! Six mois plus tard, sans surprise, le Gecu rend un avis qui dit, grosso modo, qu’il n’y a pas de problème. Et pour l’Anses, ce rapport clôt l’affaire des SDHI.

Vous dites que cette affaire des SDHI est révélatrice de tout un système réglementaire qui permet aux pesticides de prospérer. Pourquoi ?

Les tests pratiqués par les industriels pour obtenir leurs autorisations de mise sur le marché (AMM) ne permettent pas de repérer une éventuelle action délétère des SDHI, parce qu’ils ne tiennent pas compte des bouleversements scientifiques des quinze dernières années. L’Anses fait semblant de croire à ce que pensait Paracelse, médecin brillant du 16ème siècle, qui théorisa le concept de « la dose fait le poison ». En d’autres termes : plus on est exposé à un produit, plus c’est dangereux. C’est une vision mécaniste. Mais la chimie de synthèse nous fait entrer dans un autre monde. On sait que, avec les pesticides notamment, ça ne marche pas comme ça. Il y a très souvent des effets non-linéaires.

Avec certaines molécules, moins on est exposé, plus on est empoisonné. Le moment de l’exposition devient crucial : les fœtus, par exemple, sont particulièrement vulnérable. Et il n’y a pas d’« effets de seuil », c’est à dire pas de dose minimum en deçà de laquelle le produit serait inoffensif. Dès qu’il y a contact, il y a danger. La science réelle a fait exploser le cadre sur lequel repose la réglementation qui encadre la mise sur le marché des pesticides. Mais peu importe. On continue à utilise des tests dont on sait de manière certaine qu’ils ne sont d’aucune fiabilité pour nombre de produits chimiques.

Les tests de cancérogénicité reposent encore sur ce que l’on appelle la génotoxicité. On recherche les marqueurs classiques de la détérioration des gènes, par exemple la coupure de l’un d’eux et plus généralement une modification de sa structure. Or, l’énorme souci posé par cette méthode est que l’ADN peut fort bien être intact, tandis que certains gènes sont « éteints » à la suite de modifications épigénétiques (Ndlr : L’épigénétique s’intéresse à ce qui peut influer et moduler l’expression des gènes, par exemple leur environnement : présence de produits chimiques, température, alimentation… [3]).

Lors de la réunion du 14 juin 2018, qui s’est tenue à l’Anses, Pierre Rustin a souligné que les tests pratiqués sur les SDHI ne peuvent pas détecter les modifications épigénétiques porteuses du pire. Et l’un des membres présents, côté Anses, a osé dire : « Si vous nous fournissez un test épigénétique simple et bon marché, nous sommes preneurs »... Sachant pertinemment que cela n’existe pas. C’est honteux ! Soit les tests sont nécessaires et on les fait. Soit ils ne servent à rien, et on passe à autre chose. Mais on ne peut en aucun cas se priver d’un instrument de savoir susceptible d’éviter morts et maladies, au motif qu’il serait trop compliqué et trop coûteux !

Pour vous, ce positionnement de l’Anses s’explique par « une grande proximité avec l’industrie », qui continue à autoriser des produits très dangereux. Pouvez-vous préciser ?

Je crois pouvoir dire, après mon enquête sur les SDHI, que l’Anses est incapable de nous protéger. Précisons que l’Anses est issue de la fusion de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) et de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset), dont les histoires sont gangrenées par des des conflits d’intérêts majeurs [4]. Mais je ne crois pas qu’il y ait corruption, ni de près ni de loin, des experts de l’Anses. Et je ne crois pas non plus qu’il y ait le moindre complot : ce n’est pas par vilenie qu’ils soutiennent des produits très dangereux. Ce sont fondamentalement des bureaucrates, qui s’abritent derrière une réglementation mise en place pour que les pesticides puissent être massivement utilisés.

C’est un système extrêmement solide, avec une structuration du déni qui dure depuis l’après-guerre. On sait que des liens étroits sont noués dès les années 1950 entre le ministère de l’Agriculture, l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), la FNSEA et les vendeurs de pesticides. Il y a une grande proximité entre les responsables de ces divers organismes. Les personnes qui y travaillent se croisent à longueur de temps dans leurs quotidiens, par exemple dans des colloques généralement payés par l’industrie. Si l’on en revient aux SDHI : l’Anses, l’Inra et l’institut du végétal Arvalis (financé par des professionnels notamment du secteur agricole, ndlr) ont rédigé des notes communes sur les résistances aux SDHI. Autrement dit : l’Anses s’est accordée avec des représentants de l’industrie pour donner son aval à ces produits. Comment peut-on imaginer que, ensuite, ils disent « non, en fait, il ne faut pas les utiliser » ? On voudrait que l’Anses se déjuge. C’est impossible.

L’organisme qui délivre les autorisations de mise sur le marché (AMM) ne peut pas être celui qui interdit les pesticides. Il faut absolument séparer ces deux fonctions. Autre exemple, qui montre le rôle trouble de l’Anses : en novembre 2017, l’association Générations futures a déposé un recours devant le tribunal administratif pour demander l’annulation des AMM des insecticides néonicotinoïdes Closer et Transform, contenant du sulfoxaflor. Face à eux, lors de l’audience, il y avait les représentants de l’industrie chimique mais aussi trois personnes de l’Anses, venues défendre le fait qu’il ne fallait pas retirer les AMM. On se retrouve avec une agence publique qui vient défendre des intérêts privés devant un tribunal.

Que faut-il faire face à cette situation, selon vous ?

Mon point de vue est qu’il faut dissoudre l’Anses. Elle a fait preuve de si graves errements qu’ils ne peuvent être que structurels. Cela ne signifiera le chômage pour personne. La fonction sociale de l’agence est éminente et ne saurait disparaître. Je suis même convaincu qu’il y a du travail pour bien plus de monde que les personnes aujourd’hui en poste.

Concernant les SDHI, il faut bien évidemment les interdire. Le 22 janvier dernier, 450 scientifiques ont signé une tribune dans le quotidien Le Monde pour demander l’interdiction de ces pesticides. Par ailleurs, un groupe réunissant scientifiques, associations et députés a déposé un recours devant le tribunal administratif pour demander le retrait des autorisations de mise sur le marché des SDHI. Nous avons donc décidé de ne pas nous laisser faire.

Plus globalement, sur la question des pesticides, les choses changent. Elles doivent changer. Le combat des paysans malades des pesticides qui demandent justice – comme Paul François, le mouvement des Coquelicots, les arrêtés des maires contre les pesticides à proximité des habitations… : tout cela a fait surgir la question des pesticides comme étant très importante. On peut désormais protester haut et fort tous ensemble. Malheureusement, en face, nous avons un gouvernement qui, comme tous les précédents qu’ils soient de gauche ou de droite, laisse une liberté totale à la FNSEA et à l’agrochimie.

C’est une situation incroyable : 90% des Français veulent sortir des pesticides. Et en face, à cause de la cogestion du ministère de l’Agriculture avec la FNSEA et l’agrochimie, rien. C’est un déni de démocratie violent et insultant. Car ces gens défendent des intérêts particuliers. Mais sans révolte sociale, ce système perdurera. Il faut que se lève une contestation radicale.

 

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

Publié le 30/01/2020

 

COMMENT LES RICHES DÉTRUISENT LA PLANÈTE

 

(site bibliothequefahrenheit.biogspot.com)

Alors que la crise écologique ne cesse d’empirer et que « le système social qui régit actuellement la société humaine, le capitalisme, s’arc-boute de manière aveugle contre les changements qu’il est indispensable d’opérer si l’on veut conserver à l’existence humaine sa dignité et sa promesse », Hervé Kempf dénonce « l’oligarchie prédatrice » qui maintient l’ordre établi à son avantage et compte sur la croissance matérielle pour faire accepter par les classes subordonnées, l’injustice des positions ».

Il dresse d’abord un clair état des lieux des différents dérèglements écologiques : sixième extinction de masse, réchauffement climatique, baisse de la biodiversité, pollution générale des écosystème, … « L’ « empreinte écologique » de nos sociétés, c’est-à-dire leur impact écologique, selon le concept forgé par l'expert suisse Mathis Wackernagel, dépasse la « biocapacité de la planète ». » Quant au développement durable, c’est surtout « une arme sémantique pour évacuer le mot « écologie » » et maintenir les profits. « L’entreprise « Économie mondiale » ne paie pas « l’amortissement de la biosphère », c’est-à-dire le coût de remplacement du capital naturel qu’elle utilise ». Il faut admettre que « crise écologique et crise sociale sont les deux facettes d’un même désastre (…) mis en oeuvre par un système qui n’a plus pour fin que le maintien des privilèges des classes dirigeantes ».
De la même façon, il brosse un tableau détaillé de la progression de la pauvreté et de la précarité dans le monde, concomitante de l’augmentation des inégalités. Ceux qui en sont victimes sont également plus directement touchés par la crise écologique. Dans le même temps les revenus et le patrimoine de l’oligarchie n’ont cessé de croître de façon pernicieuse. Un exemple parmi d’autres : tandis que la rémunération des dividendes a augmenté de 52% en France, entre 1995 et 2005, le salaire médian progressait de 7,8%, soit sept fois moins. « Dans les pays pauvres, la caste s’est constituée aux sommets de l’État en lien avec celle des pays occidentaux : les classes dirigeantes locales ont négocié leur participation à la prédation planétaire par leur capacité à rendre accessibles les ressources naturelles aux firmes multinationales ou à assurer l’ordre social. Dans les pays de l’ex-Union soviétique, une oligarchie financière s’est formée à côté des structures étatiques par l’appropriation des dépouilles de l’État. » Les fortunes de l’oligarchie mondiale sont protégées dans les paradis fiscaux, utile moyen de pression pour suggérer aux États d’abaisser la fiscalité sur les riches ». Cette classe opulente, qui vit séparée de la société à la manière d’une aristocratie, se reproduit sui generis par transmission du patrimoine, des privilèges et des réseaux de pouvoir. « Aujourd’hui, après avoir triomphé du soviétisme, l’idéologie capitaliste ne sait plus que s’autocélébrer. Toutes les sphères de pouvoir et d’influence sont avalées par son pseudo-réalisme, qui prétend que toute alternative est impossible et que la seule fin à poursuivre pour infléchir la fatalité de l’injustice, c’est d’accroître toujours plus la richesse. Ce prétendu réalisme n’est pas seulement sinistre, il est aveugle. Aveugle à la puissance explosive de l’injustice manifeste. Et aveugle à l’empoisonnement de la biosphère que provoque l’accroissement de la richesse matérielle, empoisonnement qui signifie dégradation des conditions de vie humaine et dilapidation des chances des générations à venir. »

Le chapitre le plus intéressant de cet ouvrage est certainement celui qui expose la Théorie de la classe de loisir de Thorstein Veblen (1857-1929). Selon lui, la « tendance à rivaliser » est le principe qui domine l’économie. Le niveau de production nécessaire à satisfaire les besoins concrets de l’existence est assez aisément atteint, mais un surcroît de production est suscité par le désir d’étaler ses richesses afin de se distinguer d’autrui, d’ « exhiber une prospérité supérieure à celle de ses pairs », nourrissant « une consommation ostentatoire et un gaspillage généralisé ». La classe la plus haut placée, celle qui possède richesse et loisir, détermine, par son train de vie, le mode de vie de la société toute entière.
La caste des hyper-riches, qui compte quelques dizaines de milliers de personnes, et la « nomenklatura capitaliste », classe opulente qui l’entoure, constituent l’oligarchie. En imposant son modèle de consommation, celle-ci est directement responsable de la crise écologique. Pour échapper à sa remise en cause, elle rabâche l’idéologie dominante selon laquelle la croissance de la production serait l’unique moyen de lutter contre le chômage et la pauvreté, sans bien sûr modifier la distribution de la richesse. La croissance est devenue le grand tabou, l’angle mort de la pensée contemporaine « parce que la poursuite de la croissante matérielle est pour l’oligarchie le seul moyen de faire accepter aux sociétés des inégalités extrêmes sans remettre en cause celles-ci. La croissance crée en effet un surplus de richesses apparentes qui permet de lubrifier le système sans en modifier la structure ».

Hervé Kempf dénonce et documente les offensives contre la démocratie et les libertés publiques depuis les années 1990, « avec le triomphe d’un capitalisme libéré de la pression de son ennemi, le soviétisme » et surtout après les attentats du 11 septembre 2001 au nom de la lutte contre le terrorisme. La « guerre contre les pauvres », sous couvert de lutte contre la délinquance et l’insécurité, est un autre épouvantail agité au lieu d’une prise en charge politique de l’inégalité sociale. La contestation sociale est de plus en plus criminalisée et la surveillance généralisée sans que les médias, bien souvent, ne le dénoncent. « La démocratie devient antinomique avec les buts recherchés par l’oligarchie : elle favorise la contestation des privilèges indus, elle alimente la remise en cause des pouvoirs illégitimes, elle pousse à l’examen rationnel des décisions. Elle est donc de plus en plus dangereuse, dans une période où les dérives nuisibles du capitalisme deviennent plus manifestes. »
En conclusion, Hervé Kempf propose une stratégie pour imposer des mesures concrètes : diviser l’oligarchie pour qu’une partie prenne fait et cause pour les libertés publiques et le bien commun, compter sur des journalistes attachés à l’idéal de la liberté et une gauche renaissante qui unirait les causes de l’inégalité et de l’écologie, pourrait permettre d’imposer une fiscalité pesant davantage sur la pollution et sur le capital que sur le travail, un transfert des richesse de l’oligarchie vers les services publiques, la recherche de l’efficacité énergétique, l’instauration d’un RMA (Revenu Maximal Admissible),…

La charge est puissante et ne se contente pas d’effleurer les responsabilités ni les responsables. Certes les chiffres, datant d’avant 2007, mériteraient d’être actualisés mais nul doute que toutes les tendances mises en lumières demeurent et même se soient encore accentuées. Ce recul permet justement de confirmer la justesse des logiques dénoncées puisqu’elles sont encore à l’oeuvre aujourd’hui et de façon beaucoup plus visibles. La méthodologie proposée mériterait un approfondissement d’autant que l’on ne peut que constater que rien ni personne n’a réussi à imposer un changement de cap.

Publié le 31/12/2019

Huile de palme, conditions de travail, monoculture : les effets néfastes de Nutella sur les travailleurs et la nature

par Olivier Favier (site bastamag.net)

 

La multinationale qui fabrique la célèbre pâte à tartiner est accusée d’exploiter des travailleurs agricoles, d’abuser de l’huile de palme qui contribue à la déforestation et, depuis peu, de pousser à l’accaparement des terres en Italie. Deuxième volet de notre enquête sur Ferrero.

Dès que l’on quitte Alba, le fief de la filiale italienne de Ferrero, la clémence est bien moindre. Au printemps 2019, pour la première fois, les ouvriers de l’usine française de Villiers-Écalles décrochent pendant une semaine sur le plus grand site de production au monde. Quelques mois plus tôt, des supermarchés qui se sont livrés à du dumping sur la marque Nutella se retrouvent confrontés à de véritables émeutes, ravivant une critique déjà ancienne sur les vices cachés du produit : une forte proportion de sucres rapides suscitant l’addiction et apparentant davantage la célèbre pâte à tartiner aux sodas et aux produits des fast-foods qu’à un met simple et sain pour le quotidien des enfants.

Dès 2011, une mère de famille californienne a poursuivi la marque en justice pour publicité mensongère parce que celle-ci décrit son produit-phare comme « bon pour la santé » et le donne en « exemple de petit-déjeuner équilibré et savoureux ». Pour mettre fin à cette procédure, Ferrero accepte l’année suivante de se délester de quelques trois millions d’euros. À Toulouse, en 2016, la mort d’une fillette de trois ans par étouffement avec un jouet Kinder ouvre en France un débat jusque-là esquivé : est-il opportun d’introduire un corps étranger dans un objet alimentaire, qui plus est à destination des enfants ? Aux États-Unis, la question a été résolue en amont, en vertu d’une loi remontant à 1938. L’importation de « Kinder surprise », y compris à titre privé, y est tout simplement interdite.

 

Une image ternie

Une autre polémique récurrente, du moins hors d’Italie où elle n’a pas touché le grand public, tourne autour de l’usage de l’huile de palme, devenue en France un des symboles de la « malbouffe » et de la déforestation. Peu coûteuse, elle est un des composants essentiels de la Nutella dont les concurrents se sont souvent démarqués par des produits affichant la mention « garanti sans huile de palme ». Ferrero n’a pourtant pas renoncé à son mode de production, cherchant à démontrer les vertus nutritives de cette matière première et défendant un modèle de production durable, certifié par un label dont les entreprises bénéficiaires sont à la fois juge et partie.

Contrairement à ses rivaux, Ferrero ignore aussi le marché du « bio », jugeant sans doute le secteur négligeable eu égard à la masse des consommateurs séduits par le faible coût de la marque. En 2016 enfin, les emballages individuels, l’une des constantes des produits Ferrero, sont incriminés par l’ONG allemande Foodwatch car ils déposent sur les aliments des substances potentiellement cancérogènes. Sur ce point aussi, l’entreprise se contente de répondre que ses procédés de fabrication sont conformes aux normes en vigueur.

Comme son père avant lui, Giovanni Ferrero est l’homme le plus riche d’Italie

Dans la péninsule, Ferrero incarne le modèle de l’entreprise italienne, familiale et inventive, fière de ses traditions. Il faut dire que Giovanni Ferrero, le frère cadet de Pietro, est, comme son père avant lui, l’homme le plus riche d’Italie. En 2018, il détient les deux tiers de la valeur de la multinationale, soit 21 milliards d’euros, ce qui fait de lui la 47ème fortune mondiale. Son style de management diffère cependant radicalement de celui de ses prédécesseurs, lesquels prônaient la mesure alors même que l’extension du groupe en faisait au fil de temps un géant de l’agroalimentaire européen puis mondial. Depuis 2015, pour s’assurer d’une croissance annuelle de 7% permettant à l’entreprise de doubler sa taille en dix ans, Giovanni Ferrero brise un tabou en se lançant dans une politique de rachats. À contre-courant de l’évolution du secteur, ses cibles concernent des fabricants de produits peu coûteux et de médiocre qualité, ce qui pourrait à terme nuire à l’image d’un groupe qui, par ailleurs, ne se démarque plus par des produits innovants.

En juillet 2019, deux reporters aguerris, Stefano Liberti et Angelo Mastrandrea, livrent au mensuel italien Internazionale un véritable brûlot sur Ferrero. Stefano Liberti y montre son emprise sur le secteur primaire en Turquie, notamment en ce qui concerne la production de noisettes, l’une des principales richesses du pays : tout puissant, le groupe y est accusé de tirer les prix à la baisse, entraînant dans la précarité un pan jusque là prospère de la production agricole nationale, à tel point que Ferrero y est qualifié par un des interlocuteurs du journaliste de « véritable ministre de l’agriculture » du pays.

Ferrero s’est montrée sensible aux accusations récurrentes selon lesquelles en Turquie, la production de noisettes à bas prix tireraient profit du travail des enfants et de réfugiés syriens exploités. Et pour une production, on s’en souvient, initialement liée aux richesses locales des Langhe, la solution proposée a été une relocalisation partielle de ses fournisseurs. Par une étrange coïncidence, le nouveau plan de développement rural de l’Union européenne, pour la période allant de 2020 à 2024, préconise l’extension de la monoculture de la noisette sur le territoire italien.

« C’est la première fois qu’une entreprise a une telle influence sur la politique européenne »

Celle-ci, explique cependant Angelo Mastrandrea, n’est profitable qu’en apparence à l’économie des territoires concernés et nuisible à leur équilibre écologique. Sur le journal de centre-gauche La Reppublica, quelques mois plus tôt, la réalisatrice Alice Rohrwacher, qui a grandi et vit dans les environs d’Orvieto, une des zones les plus concernées par le projet européen, s’est faite le relais dans une lettre ouverte des inquiétudes de nombre de petits agriculteurs locaux, dont beaucoup sont de néo-ruraux qui ont fait le choix d’un mode de production fondé sur la qualité des résultats et le respect de l’environnement. Sa démarche n’a pas généré de réaction officielle et l’inquiétude continue de grandir.

« C’est la première fois qu’une entreprise a une telle influence sur la politique européenne », s’inquiètent par exemple Elisa et Giovanni, qui se sont installés dans le Viterbese il y a six ou sept ans. Ils ont laissé derrière eux les bons salaires promis par de longues études en ingénierie et en sciences politiques pour produire de l’huile et du vin biologiques. Ce sont des membres actifs de la Comunità Rurale diffusa, un collectif informel d’une quarantaine de personnes, qui ensemble écoulent leur production via deux marchés par mois. Ces rendez-vous sont aussi l’occasion de créer des événements culturels - présentation de livres ou projections de films - dans le but de recréer du lien social sur un territoire délaissé, aux confins de la Toscane, du Latium et de l’Ombrie.

Au sein du collectif, m’expliquent-ils, tous craignent d’être les victimes collatérales de cette évolution. Là où les monocultures se sont développées (vignes et noisettes), la pollution a rendu les lacs impropres à la pêche ou à la baignade. L’impact à long terme sur les nappes phréatiques est désastreux et les terres adjacentes sont menacées de perdre leur label. Les propriétaires qui choisissent l’agriculture intensive ne vivent souvent pas dans les lieux et délèguent la croissance des arbres à des prestataires de service. L’entretien d’un hectare ne demande guère que quarante journées de travail par an durant les cinq premières années, avant que l’arbre ne devienne exploitable. L’impact sur le marché du travail est donc dérisoire et ne concerne que partiellement les travailleurs locaux.

Cinq ans, c’est aussi la durée de l’engagement exigé pour garantir les aides à l’agriculture biologique. Il y a fort à craindre que la première récolte marque un retour à l’agriculture conventionnelle, et avec elle un recours massif aux pesticides garantissant des noisettes d’une parfaite blancheur, conformes aux exigences de la multinationale piémontaise. À cela s’ajoute l’usage du glyphosate juste avant la récolte, un sol nu permettant de mécaniser le ramassage des noisettes au sol. Pour l’instant, le cours de la noisette séduit les possédants convaincus de faire une bonne affaire. « Pour autant, souligne Elisa, le client est en situation de quasi-monopole et les prix vont baisser, j’en suis sûre. » Auprès du grand public, le combat est pourtant loin d’être gagné. Ferrero joue l’argument éthique du Made in Italy même si, pour l’instant, seule une part mineure de son approvisionnement est concernée.

Par ailleurs, poursuit Elisa, « il est difficile d’expliquer aux gens que c’est parfois mal de planter des arbres, parce que toutes les monocultures détruisent les sols ». Huile de palme ou noisettes, cacao ou sucre, ni le producteur ni le consommateur ne sortent gagnants des recettes du capitalisme selon Ferrero. Il est peut-être temps de se poser sérieusement la question formulée dans le slogan publicitaire de sa filiale italienne : « Que serait un monde sans Nutella ? »

 

Olivier Favier

Publié le 31/102019

Perpignan-Rungis : le gouvernement préfère des milliers de camions supplémentaires plutôt que le fret ferroviaire

par Sophie Chapelle (site bastamag.net)

La ligne de train Perpignan-Rungis, qui permet d’approvisionner l’Île-de-France en fruits et légumes, doit rouvrir ce 1er novembre, a promis la ministre Elisabeth Borne. Sa réouverture permettra d’éviter la pollution de milliers de camions. Mais cette promesse écologique risque bien, une fois encore, de rester lettre morte.

Le seul train de fret français acheminant au cœur de l’agglomération parisienne des fruits et légumes – entre 1200 et 1400 tonnes par jour convoyé de Perpignan jusqu’à Rungis – est suspendu depuis juillet. L’état des wagons frigorifiques vieux de 40 ans ne garantirait plus les conditions de sécurité et de maintien du froid [1]. Ensuite, aucun accord n’aurait été trouvé entre la SNCF et les deux sociétés qui chargent le train sur les conditions de renouvellement du contrat. En lieu et place, ce sont des dizaines de poids lourds qui empruntent chaque jour l’autoroute. Les wagons réfrigérés du train restent, eux, vides et stationnés à la gare de triage de Nîmes dans le Gard. Une gare « cimetière » selon les cheminots.

« La SNCF et le gouvernement se renvoient la balle. Ils n’ont rien fait depuis des années pour rénover et personne ne veut payer aujourd’hui. Politiquement, ils ne peuvent assumer de supprimer un train et de le remplacer par des milliers de camions », analyse Thomas Portes, cheminot et animateur du collectif "Sauvons le Perpignan-Rungis" et responsable national du PCF. « C’est 44 tonnes de CO2 supplémentaires dans l’air à chaque convoi de camions qui remplacent le train. Si on veut lutter contre le réchauffement climatique il faut refaire circuler ce train le plus rapidement possible ! » Sur le plan social, la fin de cette ligne entrainerait la disparition de plus d’une centaine d’emplois, estime le collectif.

« Le désastre de la mise en concurrence du fret ferroviaire »

Comment en est-on arrivés là ? « Il y a dix ans, pas moins de quatre trains des primeurs circulaient chaque jour vers Rungis », se remémore Thomas Portes. Puis ce fut trois, deux, et enfin un seul... jusqu’en juillet dernier. La SNCF avait pourtant été pionnière dans les trains spécialisés de marchandise. Au milieu des années 1970, une très large part des fruits et légumes du sud de la France et d’Espagne remontaient à Rungis en train. Aujourd’hui, 138 000 tonnes annuelles sont expédiées par rail sur un total de 1,76 million de tonnes, soit à peine 8 % [2].

L’ouverture à la concurrence des lignes nationales de fret ferroviaire, décidée par l’Union européenne, porte sa part de responsabilité dans ce fiasco. Pour prévenir l’arrivée de concurrents, la SNCF a créé une myriade de filiales dont Geodis, première entreprise de transport de marchandises par la route en France. C’est donc une filiale de la SNCF qui fait directement concurrence aux offres de fret de... la SNCF.

Or, les politiques de défiscalisation de certains carburants menées en France contribuent à rendre le transport par camion – déjà plus fluide qu’un convoi ferroviaire – moins cher que par le train. Le transport routier bénéficie ainsi d’une exonération partielle de la taxe intérieure sur les produits pétroliers et ne paie pas les infrastructures – autoroutes mises à part – quand un opérateur de train doit, lui, louer la voie ferrée sur laquelle il fait circuler son train. « Le train des primeurs est le symbole du désastre de la mise en concurrence du fret ferroviaire, estime Jean-Luc Gibelin, vice-président du conseil régional d’Occitanie (PCF) en charge des transports. Sans intervention de l’État et de son opérateur ferroviaire, la SNCF, le secteur privé choisira le camion, la pollution et la rentabilité. »

Double discours

« La SNCF nous présentait cette ouverture à la concurrence comme le remède miracle pour relancer le transport de marchandises. On était à 20 % de part modale en 2006, c’est moins de 10 % aujourd’hui, renchérit Thomas Portes.
La SNCF n’hésite pourtant pas à mener une campagne publique pour le fret mettant en avant un mode de transport « neuf fois moins [émetteur] de CO2 que la route ». L’entreprise a envoyé cet été aux députés et sénateurs un
Livre blanc dont l’ambition est, d’ici à 2030, de doubler la part des marchandises transportées par le train. « C’est du cynisme », s’insurge Thomas Portes. Début octobre, Fret SNCF a encore annoncé la suppression de 200 postes [3]. « Il ferment les gares de triages. Depuis 2006 on est passé de 12 000 cheminots fret à 4000 ! » Pour lui c’est clair : la SNCF ne veut plus du fret.

Pour justifier ces suppressions d’emplois, l’entreprise fait valoir la dette de sa branche fret, de 5,2 milliards. Or, comme le montre notre précédente enquête, cette dette résulte des choix politiques et organisationnels de la Sncf qui a notamment misé sur le « tout TGV ». « Quand on fait la grève en 2018, ils nous ont dit que la réforme ferroviaire visait à supprimer la dette », souligne Thomas Portes. « Un an et demi après, on n’a toujours pas résolu le problème de la dette. Au contraire : la réforme va acter la privatisation du fret en 2020. » Concrètement, à l’heure de l’urgence climatique, il n’y aura plus d’entreprise publique capable d’investir dans le transport de marchandises sur rail.

« La crise climatique nous ordonne de faire un choix cohérent et de sauver cette ligne »

« Oui, le transport de marchandises coûte de l’argent public. Mais les avantages environnementaux sont indéniables. Quel sera le coût environnemental à payer si demain on fait rouler des milliers de camions supplémentaires ? », interroge le cheminot. Investir pour le remplacement du matériel usé « est un investissement pour l’avenir qui doit être la priorité de l’État et de la SNCF, appuie l’élue écologiste Agnès Langevine, vice-présidente de la région Occitanie. La crise climatique nous ordonne de faire un choix cohérent et de sauver cette ligne. »

La CGT estime que l’État pourrait aider l’entreprise dont il est propriétaire. Elle propose de flécher 6 milliards d’euros des recettes de la taxe intérieure sur la consommation des produits énergétiques (TICPE) pour financer la rénovation du réseau ferré. Le collectif "Sauvons le Perpignan-Rungis" demande aussi à ce que la ligne soit décrétée d’intérêt national, et gérée par la branche fret de la SNCF. Un monopole de la gestion permettrait d’investir de l’argent public sans que cela soit considéré comme une distorsion de concurrence.

« Sans révision, le Perpignan-Rungis ne repartira pas en novembre. C’est honteux »

Depuis l’arrêt de la ligne, des réunions tripartites se sont tenues entre la SNCF, le gouvernement et les sociétés de chargement. Les discussions semblent assez mal engagées. « Le 11 septembre dernier, malgré les engagements de l’État, la SNCF officialisait son retrait de sa fonction d’opérateur du train, fonction que l’entreprise publique assurait jusqu’en juillet 2019 » dénonce Jean-Luc Gibelin, qui participe aux réunions. Le groupe SNCF assure pour sa part qu’il ne se désengage pas et qu’il est, « avec d’autres parties prenantes », à la « recherche d’une solution ». Aucune réunion tripartite ne s’est pourtant tenue depuis fin septembre.

Élisabeth Borne, la ministre de la Transition écologique et solidaire a communiqué sur un redémarrage de la ligne de fret Perpignan-Rungis dès le 1er novembre, date considérée comme la « reprise de la saison haute » [4]. « Le gouvernement s’était engagé à réaliser un audit mais il ne l’a même pas fait », déplore Thomas Portes. « La rénovation est estimée à 25 000 euros par wagon. Sans révision, le Perpignan-Rungis ne repartira pas en novembre. C’est honteux. »

« Tout, mis bout à bout, conduit à supprimer cette ligne »

Outre la vétusté du matériel se pose aussi la question du trajet retour. Comment éviter que le train ne circule à vide ? Pendant longtemps, le train transportait des journaux vers Montauban. Un service d’« auto-train » permettait aussi d’acheminer des voitures vers le sud de la France ou l’Espagne. « Des solutions existent mais la direction de la SNCF crée les conditions pour que l’équilibre financier ne tienne pas. Tout conduit à supprimer cette ligne. »

Comment remplir un train quand les deux entreprises qui en avaient la charge ont vidé les lieux depuis fin août, interroge également la CGT locale. Les deux sociétés se sont en effet reportées sur le transport routier. Sans opérateur, sans chargeur, sans audit et sans wagons fonctionnels, un redémarrage au 1er novembre semble impossible.

La CGT cheminots prévoit une initiative le 31 octobre sur la plateforme du marché de Rungis. « On ne lâchera pas. Il faut maintenant que les gens s’emparent de cette question. La SNCF et le gouvernement nous regarderont différemment s’il y a une mobilisation citoyenne d’ampleur. » Rappelons que l’ouverture à la concurrence s’étendra de manière obligatoire aux lignes grande vitesse en 2020 puis en 2023 au transport régional.

 

Sophie Chapelle

 

Photo de une : Le train des primeurs stationné à la gare de triage de Nimes - © Secteur CGT des cheminots de Montpellier

Notes

[1] Concernant la ligne Perpignan-Rungis, « la question de sa pérennité est posée en raison de la vétusté des wagons utilisés, dont le renouvellement supposerait un investissement de plus de 20 millions d’euros et de disposer d’une visibilité de long terme sur l’activité de la ligne », précise le ministère de la Transition écologique et solidaire dans un communiqué du 17 mai 2019.

[2] Lire cet article des Echos.

[3] Voir L’Usine nouvelle.

[4] Lire cet article de 20 Minutes

Publié le 05/10/2019

Omerta sur une catastrophe industrielle majeure aux portes de Paris

En plein été, une installation stratégique de la plus grande station d’épuration des eaux usées d’Europe est totalement détruite par le feu à trente kilomètres de la capitale. Il faudra entre trois et cinq ans pour la reconstruire, au prix, dans l’intervalle, d’une pollution gravissime de la Seine. Ce site n’a cessé d’enregistrer des sinistres de plus en plus graves depuis plusieurs années. Sa gestion est entachée par des dévoiements sans précédent en matière de marchés publics. Un désastre absolu, qui ne suscite qu’une inquiétante indifférence.

 

par Marc Laimé, (site blog.mondediplo.net)

 

Le 3 juillet dernier, un incendie spectaculaire se déclenche sur le site classé « Seveso seuil haut », c’est-à-dire faisant l’objet d’une surveillance particulière en raison de la toxicité des produits qu’il abrite, au sein de l’usine « Seine Aval » (SAV) du Syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne (SIAAP) implantée dans la plaine d’Achères, dans les Yvelines (1).

S’étendant sur 600 hectares, la gigantesque station d’épuration, à l’intérieur de laquelle on ne se déplace qu’en voiture ou en camion, est lovée dans une boucle de la Seine, à cheval sur les villes de Saint-Germain-en-Laye, Maisons-Laffitte et Achères. Elle traite 60 % des eaux usées de 9 millions de Franciliens, ce qui fait d’elle la plus grande station d’épuration d’Europe.

C’est un bâtiment de 6 000 m2 servant à la « clarifloculation » des eaux usées (procédé d’élimination des particules en suspension, notamment des phosphates (2)), abritant plusieurs cuves de chlorure ferrique, substance toxique et hautement corrosive, qui a pris feu. L’unité se situe au début de la filière de traitement des eaux usées, et abrite une myriade de colonnes en plastique, dans lesquelles circule le chlorure ferrique. Un énorme panache de fumée noire se dégage aussitôt, visible à plusieurs kilomètres à la ronde.

En l’espace de quelques mois, c’est le quatrième incident grave, incendie ou explosion, sur ce même site.

À 19 heures le sinistre n’était toujours pas maîtrisé par les sapeurs-pompiers du service départemental d’incendie et de secours (SDIS) 78, qui avaient dépêché sur place plusieurs dizaines de véhicules et au moins 70 soldats du feu. À 18 heures 45, d’autres camions et d’autres sapeurs-pompiers continuaient d’arriver sur le site. « Nous avons dû procéder à une alimentation en Seine avec un bateau pompe. Nous avons également utilisé des motos pompes remorquables dans les rétentions des eaux usées », expliquait le lieutenant-colonel Christophe Betinelli, commandant des opérations de secours.

Ce que l’honorable lieutenant-colonel ne pouvait évidemment pas déplorer publiquement, c’est que les conduites alimentant les poteaux d’incendie — sur lesquels les pompiers branchent leurs lances — passaient… sous le bâtiment qui a brûlé. Les poteaux étaient donc inutilisables. « Inconcevable », confiera un pompier présent sur place. Il faudra attendre quatre jours pour que le sinistre soit totalement maîtrisé, après la venue de la gigantesque échelle déjà utilisée pour venir à bout de l’incendie de Notre-Dame de Paris.

Dès le lendemain matin, le syndicat FO du SIAAP dénonçait une situation « catastrophique » :

« La situation à SAV s’est fortement dégradée depuis plus de deux ans. Vendredi dernier, nous avons adressé à l’inspection du travail sept alertes de dangers graves et imminents (dont le SIAAP n’a toujours pas tenu compte malgré ses obligations en la matière), pour des fuites de gaz ou des départs d’incendie.

Hier avec l’incendie de la clarifloculation, les herbes hautes et sèches ont pris feu, lequel a failli atteindre la zone Biogaz. »

Premier bilan

Deux jours après l’accident, lors d’une réunion d’information organisée à Saint-Germain-en Laye, le SIAAP confirmait aux élus présents l’existence d’une pollution liée au déversement dans la Seine d’eaux usées qui n’étaient plus que « partiellement » traitées. Au lendemain de l’incendie, d’impressionnantes photos et vidéos d’amoncellement de poissons morts avaient été diffusées par les médias, ou mises en lignes par des associations locales et de nombreux particuliers, notamment des pêcheurs et des bateliers stationnés à Conflans-Sainte-Honorine.

Le samedi 6 juillet en fin d’après-midi, un bateau affrété par le SIAAP était arrimé au quai de l’île Peygrand, face au barrage d’Andrésy (Yvelines). À son bord, deux bennes contenant trois tonnes de poissons morts, mélangés à des algues et détritus divers. Une mortalité due au manque d’oxygénation de l’eau, conséquence de la présence anormale de matières organiques, et donc de carbone. Le syndicat affirmait compter sur la mise en service d’unités de biofiltration pour faire remonter le taux d’oxygénation du fleuve.

Parallèlement, le volume d’eaux traitées sur le site était réduit, passant de 15 m3 par seconde à 8 m3, la compensation étant assurée par deux des cinq autres usines du SIAAP, celles de Colombes (Hauts-de-Seine) et de Triel-sur-Seine. S’engageant sur un horizon de quelques semaines pour obtenir un traitement des phosphates quasi équivalent la situation d’avant l’incendie, le syndicat reconnaissait dans la foulée qu’il faudrait plusieurs années pour reconstruire l’unité de clarifloculation !

Ce même soir à 18 heures, Mme Emmanuelle Wargon, secrétaire d’État à l’écologie, annonçait la convocation des responsables du SIAAP. Quelques heures avant cette audition, un communiqué diffusé par l’association Robin des Bois suscitait de nouvelles inquiétudes : alors que la Seine était en période d’étiage, les égouts de l’Ouest parisien venaient de recevoir de lourdes charges de poussières de plomb consécutives à l’incendie de Notre-Dame de Paris.

L’association révélait surtout que l’incendie du 3 juillet était le onzième accident sur le site de SAV depuis le 10 avril 2017… Et que l’usine avait fait l’objet de quatre mises en demeure du préfet des Yvelines en 2018 pour non conformité à la réglementation, notamment pour le manque de contrôle des tuyauteries et soudures du site.

Le Siaap n’en ayant tenu aucun compte, une astreinte pécuniaire — une amende pour chaque jour de retard dans l’exécution des travaux — avait été prononcée par le préfet des Yvelines fin janvier.

Nouvelle hécatombe de poissons

Dans la nuit du vendredi 26 au samedi 27 juillet, de violents orages provoquaient une nouvelle pollution de la Seine du côté de Sartrouville, Conflans-Sainte-Honorine et Andrésy.

« Nous avons géré au mieux l’assainissement, mais nos capacités actuelles de traitement ne permettent pas d’excéder un débit de 17 m3 par seconde. Or, on a atteint 38 m3 par seconde », expliquait le directeur de SAV. En dépit du stockage dans son réseau et du soutien d’autres usines de traitement en aval, l’usine s’était contentée d’une simple « décantation ».

Dans toute la région parisienne, les gigantesques émissaires du SIAAP reçoivent en effet par temps de pluie, outre des eaux usées, des quantités énormes d’eaux « pluviales », fortement polluées après avoir ruisselé sur les chaussées. Comme Achères traite en temps normal jusqu’à 60 % des flux de l’agglomération, le scénario catastrophe se reproduira mécaniquement aussi longtemps que l’unité de « clarifloculation » n’aura pas été reconstruite, ce qui demandera trois à cinq ans et devrait coûter une centaine de millions d’euros. Avec pour conséquence de graves pollutions de la Seine, qui placeront la France en position délicate vis-à-vis de l’Union européenne, puisque plusieurs directives nous contraignent depuis le début des années 1990 à reconquérir une bonne qualité des eaux, sanctions financières à l’appui si l’objectif n’est pas atteint.

Fin juillet on recensait déjà un minimum de 10 tonnes de poissons morts.

Un mystère persistant

La préfecture des Yvelines organisait une nouvelle réunion le 5 septembre. On y apprendra que c’est seulement ce même jour, soit deux mois après l’incendie, qu’une mission d’experts avait pu accéder au site pour tenter de comprendre l’origine du sinistre !

Explication : « Le point de départ du feu était inaccessible pour des raisons de sécurité. (…) Les experts avaient besoin de rentrer dans la clarifloculation (…). La difficulté était double. D’abord parce qu’on avait des eaux d’extinction qui avaient servi à arrêter le feu qui se trouvaient au fond du bâtiment mélangées à du chlorure ferrique, et il était nécessaire de prendre un certain nombre de précautions, pour vider ces eaux, sans avoir un impact fort sur le milieu et la Seine. »

Avant juillet, le site traitait chaque jour 2,3 millions de m3 d’eaux usées. Une capacité tombée à 1,45 million de m3 après l’incendie. « Nous allons atteindre 1,7 millions de m3 à la fin de l’année, avant de parvenir à 2 millions au printemps 2020 », assurait le directeur de SAV. Côté calendrier, 2019 allait être consacré au nettoyage et au diagnostic complet des travaux à mener ; 2020 aux passations de marché, avant que le chantier ne démarre en 2021 pour s’achever à la fin 2022. À l’avenir, le chlorure ferrique sera stocké à l’extérieur de l’unité et non plus au centre comme c’était le cas, tandis que « la charpente et la toiture seront repensées », précisait le syndicat.

Arnaud Péricard, maire de Saint-Germain-en-Laye, indiquait qu’il tenait à la disposition des élus « tous les courriers qu’il a écrit depuis deux ans. Je ne veux pas être alarmiste inutilement, mais je ne suis pas optimiste sur la situation. Je me suis d’ailleurs permis d’appeler Mme le maire de Paris pour le lui dire. Elle m’a dit qu’elle allait regarder ça. Je rappelle que la ville de Paris a une part prépondérante dans ce conseil d’administration. »

Comme lors des deux précédente réunions tenues en juillet, seuls des représentants de l’État, des élus et quelques rares représentants associatifs triés sur le volet avaient été conviés à y assister. De public, de riverains, point ! Du coup, alors que le site est classé « Seveso seuil haut » depuis 2009, l’annonce, seulement relayée par l’édition locale du Parisien et la Gazette des Yvelines — seuls médias à avoir suivi l’affaire —, de la mise en œuvre bien tardive d’un Plan particulier d’intervention (PPI), ou la refonte d’un Plan de prévention des risques technologiques (PPRT) n’avait aucune chance de rassurer des riverains excédés.

Rencontrés le 23 septembre, des résidents de Conflans-Sainte-Honorine qui préparent une liste citoyenne pour les prochaines élections municipales ne décoléraient pas : « On se moque de nous, depuis le début, nous n’avons aucune information sérieuse. Y a-t-il des risques sanitaires si l’on remet en service les anciens bassins de décantation qui vont nous empuantir des kilomètres à la ronde ? Qu’est-ce qui nous garantit que de nouveaux accidents ne vont pas survenir ? » Difficile de leur donner tort. Le SIAAP, qui verrouille sa communication d’une main de fer, à fait imprimer à des milliers d’exemplaires des tracts distribués dans les mairies qui répètent en des termes lénifiants que tout est déjà rentré dans l’ordre, ce que bien évidemment personne ne croit.

On notera par ailleurs que pas un(e) seul(e) des élu(e)s PS, PCF et EELV, qui représentent la Ville de Paris, la Seine Saint Denis, le Val de Marne et les Hauts de Seine au Conseil d’administration du SIAAP ne s’est exprimé sur ce désastre depuis le 3 juillet dernier...

Une nouvelle alerte syndicale

M. Stevan Kanban, responsable FO du SIAAP, avait exposé la veille, lors d’un CHSCT exceptionnel tenu à Seine Aval, l’exaspération de son syndicat :

«  (…) Le 26 août, alors que la détection incendie était en panne dans toutes les installations critiques du service 2, le SIAAP maintient la production sans aucun agent sur place, se contentant d’organiser des rondes toutes les heures pendant la nuit.

Le 31 août un départ d’incendie au service 2 de l’Unité de production des eaux (UPEI), sur des compresseurs de l’unité de nitrification n’a pas été signalé au CHSCT, et aucune enquête n’a été diligentée par le SIAAP.

Dans la nuit du 3 au 4 septembre, un autre départ de feu au service 2 de l’UPEI n’a pas non plus été signalé au CHSCT, et aucune enquête n’a été diligentée. »

Pour le responsable syndical, « depuis la nouvelle mandature, le SIAAP a accentué la censure contre les représentants du personnel aux CHSCT. Aussi bien au CHSCT central qu’à celui de SAV, les déclarations liminaires sont purement et simplement évacuées des procès-verbaux de séance et les prises de position lors des points à l’ordre du jour sont le plus souvent déformées ou non retranscrites. De l’habillage en somme. La politique de l’administration est limpide, c’est la préparation de l’outil de travail et de l’organisation à une gestion privée de nos installations : le refus systématique d’intégrer les éléments de sécurité définis par la réglementation relative aux administrations est un aveu s’il en faut. L’abandon par le directeur général lui-même de la présidence du CHSCT abonde dans ce sens. »

Le 16 septembre Mme Emmanuelle Wargon recevait à nouveau les représentants du SIAAP afin, notamment, d’évoquer l’audit de sécurité que l’entreprise doit réaliser. « Le marché sera lancé en octobre et le rapport devrait être remis à la fin du premier trimestre 2020 », précisait M. Yann Bourbon, le directeur du site de Saint-Germain-en-Laye. Une échéance jugée lointaine par plusieurs élus et associations du secteur.

Or l’omerta continue, plus que jamais. Alors que les conclusions des différentes enquêtes en cours ne sont pas connues, M. Jacques Olivier, directeur général du SIAAP, déclare le 25 septembre aux Echos : « La cause exacte de l’incendie n’est pas encore identifiée, mais trois pistes se dégagent : un problème au niveau des moteurs électriques des systèmes de ventilation, d’un éclairage halogène provisoire, ou d’un chemin de câble à proximité des cuves », avant de préciser : « Cette unité a été construite dans les années 1990 avec des standards de sécurité qui ne sont pas ceux d’aujourd’hui. »

Encore un peu ça va être la faute à pas de chance, ou à un travailleur détaché polonais...

La Seine polluée pour des années

Dans l’immédiat, pour pallier les problèmes de pollutions récurrentes, le syndicat prévoit d’augmenter à nouveau progressivement la capacité de traitement de la station. Notamment en remettant en service au printemps 2020 de gigantesques bassins de décantation à l’air libre, l’unité « Achères 4 », fermée lors de la mise en service de l’unité de clarifloculation. Or ces bassins à l’air libre dégageaient quand ils étaient en service des odeurs pestilentielles des kilomètres à la ronde…

« À partir d’un moment les pouvoirs publics doivent arbitrer entre des solutions moins bonnes ou pires. Si on n’installe pas cette décantation primaire, on est sûrs de ne pas passer l’été prochain », justifiait le préfet des Yvelines M. Jean-Jacques Brot, pointant la nécessité d’informer « loyalement » les populations riveraines de la station d’épuration.

Comment en est-on arrivé là ?

Dès le XIXème siècle, Achères accueillait les eaux usées non traitées de Paris, qui seront épandues dans sa plaine pour le maraîchage. Construite en 1940, la station d’épuration, longtemps réputée être la plus grande du monde avec celle de Chicago, connaîtra des agrandissements incessants à partir des années 1970, qui s’accéléreront à l’orée des années 2000 avec l’entrée en vigueur de directives européennes de plus en plus contraignantes.

Compte tenu de l’ampleur des investissements à mobiliser, avec le couperet de la transcription en droit français de la directive « Eaux résiduaires urbaines » (DERU), qui date de 1991, et a imposé à la France comme à tous les États membres de nouvelles obligations de résultat en terme de qualité de traitement des eaux usées, des bonnes fées vont se pencher sur le berceau du syndicat.

M. Michel Rocard, maire de Conflans-Sainte-Honorine de 1977 à 1994, et son directeur de cabinet M. Jean-Paul Huchon, qui lui succédera à la mairie de 1994 à 2001, avant d’occuper de 1998 à 2015 la présidence de la région Île-de-France, se démènent avec succès pour porter sur les fonts baptismaux une convention cadre entre le SIAAP, l’agence de l’eau Seine-Normandie et la région Ile-de-France, qui va permettre au syndicat de bénéficier de financements supplémentaires, ce qui va contribuer à lui conférer un statut d’exception. Avec ses 1 700 agents et son budget annuel d’1,2 milliard d’euros, c’est le premier donneur d’ordre européen dans le domaine de l’environnement.

De gigantesques marché publics se profilent. Près d’un milliard d’euros en différentes tranches pour la seule station d’Achères, ce qui a déjà suscité nombre d’interrogations….

L’unité de clarifloculation qui a entièrement été détruite le 3 juillet dernier est une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE), dont le fonctionnement doit être étroitement contrôlé par les services de l’État, notamment la Direction régionale et interdépartementale de l’environnement et de l’énergie (DRIEE). Les graves incidents enregistrés depuis des années, comme les différentes enquêtes en cours depuis le 3 juillet — un audit technique interne, une procédure judiciaire ouverte dès le lendemain, ainsi qu’une enquête de la DRIEE, et une expertise confiée au Centre national de protection et de prévention (CNPP) —, ne suffiront pas à faire oublier un contrôle jusqu’alors des plus laxistes.

Pour sa défense, le SIAAP, dont les dirigeants étaient à nouveau convoqués par Mme Emmanuelle Wargon le 16 septembre, invoque les difficultés provoquées par la coexistence sur un même site d’installations datant des années 1970 avec des équipements ultra-modernes… Dont acte.

Liaisons dangereuses

Dans deux vidéos promotionnelles de la société Schneider Electric, le directeur général du SIAAP, le directeur adjoint à la direction technique et le chef de service équipement/ingénierie n’hésitent pas à vanter les mérites du matériel de télégestion installé par l’entreprise, notamment à l’usine de Seine Aval.

On peut s’interroger sur le respect du devoir de réserve des fonctionnaires territoriaux concernés, puisque ce sont ces mêmes responsables qui ont imposé au fil du temps l’adoption puis le renouvellement de ces matériels, au risque de flirter allègrement avec l’encadrement réglementaire des marchés publics.

Car il y a un problème. Le système de contrôle-commande (SCC) de l’usine Seine-Aval est exclusivement du matériel Schneider-FOXBORO. Ce système a été vendu avec l’assurance que chaque nouvelle version serait interopérable avec la précédente. C’est-à-dire que lors du lancement d’une nouvelle version logicielle, les anciennes versions présentes sur l’usine doivent pouvoir dialoguer avec la nouvelle, et que les éléments des anciens ateliers de l’usine doivent pouvoir apparaître sur les écrans du nouveau système.

Ce n’est pas le cas !

Les versions proposées par Schneider au cours du temps ne sont que très imparfaitement compatibles entre elles. Un peu comme avec Windows : il n’est pas possible de faire tourner un jeu développé sous Windows XP avec un PC Windows 7, et encore moins avec Windows 10 ! On se retrouve donc à Achères avec un système de gestion automatisé spécifique pour le prétraitement, un autre pour la clarifloculation (l’unité qui a brûlé), et la nitrification-dénitrification, et un troisième système pour la dernière nouvelle tranche, la file biologique.

Ce qui oblige les opérateurs à jongler avec plusieurs PC et une multitude d’écrans dans la salle de commande du poste de commandement central. Chaque système ayant ses caractéristiques particulières, il n’est pas toujours facile de se rappeler qu’une action sur une pompe dans un système peut ne pas donner les mêmes résultats sur le même type de pompe via un autre système. En termes de gestion industrielle du process et de la sécurité, et pour un site classé « Seveso 2 seuil haut », on peut faire mieux…

Ajoutez à cela une réorganisation des équipes de personnel de l’usine qui passe très mal, et a déjà été à l’origine de plusieurs grèves, un management de plus en plus coercitif aux pratiques féodales, voire népotiques, que ne cessent de dénoncer les syndicats, et l’occurrence d’accidents industriels à répétition s’éclaire d’un tout autre jour. Car ces dysfonctionnements innombrables s’inscrivent dans un contexte délétère.

République bananière

Un mois avant l’explosion, en juin 2019, la chambre régionale des comptes d’Île-de-France (CRC) dressait un tableau accablant de la « gouvernance » du SIAAP, qui s’est affranchi de toute contrainte depuis des lustres (3) :

« Les statuts actuels ont été adoptés en mars 2000 et ne correspondent pas à la base légale de la compétence, installée par la Loi sur l’eau de 2006 (…) ; le règlement intérieur du Conseil d’administration ne comprend pas de dispositions relatives au fonctionnement du bureau, hormis sa convocation (…) ; le Président (du CA) était un élu de Paris (RPR), de 1984 à 2001, puis un vice-président du Conseil général du Val-de-Marne (PCF) de 2001 à 2015, et depuis lors un élu (PCF) du Conseil départemental de la Seine Saint Denis (…) ; 5 commissions thématiques ont été créées par le CA. Les documents transmis n’ont pas permis de constater si elles s’étaient réunies, ni d’évaluer leurs travaux (…) ; la commission de la Coopération décentralisée (dotée d’un budget annuel de 2 millions d’euros), a compté jusqu’à 18 administrateurs entre 2011 et 2014. Aucune procédure ni règle écrite ne régit son fonctionnement (…) ; l’absence de règle précise de désignation des administrateurs a conduit en 2015 à une crise institutionnelle de longue durée (…) ; un quart des usagers du SIAAP, soit 2,3 millions d’usagers, sont situés hors de sa zone statutaire (et) ne bénéficient d’aucune représentation au sein des organes de décision du syndicat (…) ; des indemnités ont été versées aux élus sans base légale (…). Leur coût total s’élève à 928 826 euros pour l’ensemble de la période de 2010 à 2015. »

Alors que la CRC et le préfet de région préconisent, dans la perspective de la réforme du Grand Paris, de transformer le SIAAP en syndicat mixte et de revoir profondément sa gouvernance, la ville de Paris, le Val-de-Marne et la Seine-Saint-Denis répondent à la CRC et au préfet qu’ils n’en voient pas la nécessité.

Soupçons de corruption à grande échelle

L’attribution par le SIAAP de gigantesques marchés publics aux multinationales françaises de l’eau, à leurs filiales d’ingénierie, à des bureaux d’étude spécialisés et à des géants du BTP défraie la chronique judiciaire depuis le début des années 2000.

«  (…) Trois entreprises engrangent régulièrement des marchés : OTV, une filiale du groupe Veolia, Degrémont (une filiale de Suez), et Stereau, du groupe Saur (le numéro 3 du secteur de l’eau). En 2009, Degrémont a décroché un premier marché sur l’usine d’Achères (Yvelines) ; OTV, associée à Degrémont, en a obtenu un deuxième dans la même usine en 2010 ; OTV et Stereau l’ont emporté dans un troisième en 2016, ils avaient déjà décroché celui de Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine) en 2015, et la modernisation de l’usine de Valenton (Val-de-Marne) qui a été attribuée à Veolia en 2017… Des marchés colossaux, entre 300 et 700 millions d’euros chacun  (4).  »

Alors que ces dossiers sont toujours en cours d’instruction au parquet national financier (PNF), plusieurs décisions de justice récentes viennent de confirmer l’existence d’irrégularités qui ont déjà entraîné l’annulation du marché de rénovation de l’usine de Clichy-la-Garenne (5).

 

Marc Laimé

Publié le 02/10/2019

 

C'est çà la bourgeoisie !

 

Discrétion absolue sur la catastrophe de Lubrizol et flots de discours sur l’enterrement de Chirac

Tandis que l’industrie capitaliste répand son poison sur les travailleurs de Lubrizol, les habitants de Rouen, les agriculteurs et leurs troupeaux, les tenants de l’union nationale chantent des cantiques et encensent le défunt président mangeur de tête de veau.

 

Claude Manor (site revolutionpermanente.fr)

 

Seveso – AZT- Lubrizol ….et les autres

Les effets immédiats de l’incendie de Lubrizol, sont indéniables, perceptibles, inquiétants. D’autant plus inquiétants que la partie cachée de la catastrophe est sans doute encore plus grande et à plus longue échéance que la partie visible. Lubrizol est une entreprise classée « Seveso », du nom de cette commune du nord de l’Italie devenue célèbre à l’occasion d’un grave accident industriel survenu en juillet 1976. Après l’explosion d’une usine chimique, des centaines d’hectares avaient été contaminés. Il avait fallu abattre 3 000 animaux domestiques et 77 000 têtes de bétail.

Depuis, conformément à une directive européenne, les entreprises classées « Seveso » qui ont une activité entraînant la fabrication, l’emploi ou le stockage de substances dangereuses doivent être identifiées, et surveillées comme telles. Pourtant, la démonstration a été faite que la réglementation et les contrôles n’étaient pas suffisants pour empêcher les manquements, voire les fraudes, et que les risques majeurs n’étaient pas évités.

On se souvient de l’explosion de l’usine AZF en 2001, à Toulouse qui a fait 31 morts et 2 500 blessés et dont les enseignements n’ont pas empêché la catastrophe qui vient de se produire à Rouen. Pire encore, l’usine Lubrizol elle-même avait déjà connu un premier incident grave en janvier 2013. La fuite d’un gaz malodorant, le mercaptan avait été sentie jusqu’à Paris et en Grande- Bretagne. Le Ministère de l’Ecologie avait conclu à des erreurs techniques et humaines….et l’entreprise s’en était sortie avec 4 000 € d’amende !

En France, ce n’est pas moins de 1 300 sites qui sont classés « Seveso » ; l’accident de Lubrizol, c’est une catastrophe majeure, c’est un scandale industriel qui saute aux yeux de tous, mais c’est surtout la démonstration plus générale d’un ordre capitaliste qui, poussé par la loi du profit maximum, fait courir des risques sanitaires majeurs aux travailleurs et à tout l’environnement plutôt que d’engager des dépenses que les propriétaires des usines ont largement les moyens de financer.

Comment expliquer que dans une entreprise, a fortiori classée « Seveso », les ouvriers aient encore aujourd’hui un toit d’amiante sur la tête ? Comment comprendre qu’une partie des activités auxquelles sont associés des dangers majeurs soient confiées à des sous-traitants peu ou pas formés… Comment expliquer de telles « fautes » si ce n’est par le mépris souverain de la classe dominante pour ceux qu’elle exploite et pour tout ce qui n’est pas elle.

Le gouvernement entre soutien des patrons et crainte de la population

Warren Buffet, dirigeant du groupe auquel appartient Lubrizol, avait claironné, en 2005, qu’il y avait bien « une lutte des classes » et que c’était la sienne, celle des riches, qui était en train de gagner la guerre. Aujourd’hui, il estime probablement que Lubrizol se tirera à bon compte de cet « ennuyeux » accident. En tout cas, le patron de Lubrizol, Frédéric Henry, ne semble pas prêt à examiner le moins du monde ses propres responsabilités, préférant s’étonner de « voir un incendie en pleine nuit à un endroit où il n’y a personne. » et porter plainte contre X ; la meilleure défense étant, on le sait, l’attaque.

Pourtant, c’est une tactique un peu différente que le gouvernement a adoptée. Après quasiment une année de mouvement des gilets jaunes, après des mobilisations montantes à la rentrée de septembre dans des secteurs clés comme les transports ou l’éducation, avec les remous que suscite la réforme des retraites dont l’accueil demeure problématique, avec la jonction qui est en train de s’opérer entre la question sociale et la question climatique et environnementale, la lutte des classes redevient de plus en plus présente et le spectre de la révolte n’a pas été définitivement renvoyé au cimetière.

Macron et son gouvernement en sont parfaitement conscients et ne souhaitent absolument pas voir se cristalliser une opposition frontale entre la direction de Lubrizol et le camp de la population et des travailleurs légitimement inquiets et légitimement demandeurs de vérité.Le chef de l’exécutif a d’ailleurs soigneusement évité de se rendre sur les lieux de l’accident pour éviter de se trouver en porte-à-faux. Après avoir missionné le préfet de Normandie pour clamer que « l’état de l’air » était « habituel » alors que de la suie était tombée en masse sur la région, c’est désormais par Elisabeth Borne et compléments d’enquête interposés qu’il compte réguler l’inquiétude et la colère montantes.

Et Chirac-le-« populaire » que vient-il faire là-dedans ?

Coup de chance, Chirac a la bonne idée de mourir fort à propos. De quoi, bien sûr, donner libre cours à l’abrutissement médiatique h 24 et renvoyer au second plan l’embarrassant accident de Rouen, mais pas seulement. Le projet est infiniment plus subtile politiquement.

Il s’agit de s’emparer du personnage de Chirac pour en faire une figure « populaire », sinon « populiste ». Et d’abord les traits de l’ « homme » qui sont mis en avant, un homme vrai, au langage peu châtié, qui tâte le cul des vaches et mange de la tête de veau, arpenteur de la terre corrézienne. Quelqu’un, en gros, que les gilets jaunes pourraient plébisciter … et que les agriculteurs, pourtant en colère à l’idée des menaces qui pèsent sur leurs fourrages et leur bétail, pourraient considérer comme un proche.

Puis une célébration qui se veut « populaire », à la Johny Hallyday, fréquentée par une foule humble et émue, plutôt que des funérailles nationales à la Clémenceau.
Et surtout, un homme politique « ni de droite, ni de gauche » comme l’énonçait un certain Macron, un homme qui « aimait la France », capable de recréer autour de son cercueil ce fameux sentiment d’union nationale si précieux tandis que la gauche s’effondre, que la droite n’en finit pas de se recomposer et que les Zemmour et les Marion Maréchal en profitent pour bouffer du migrant.

Mais « l’effet Chirac » sera de courte durée, il en a même déjà saoulé beaucoup. Ce n’est en tout cas pas ça qui empêchera les travailleurs de Lubrizol, la population de Rouen, toutes les victimes d’une catastrophe industrielle à court et moyen terme de réclamer vérité et justice.

Plusieurs organisations appellent d’ores et déjà la population à manifester devant le palais de justice de Rouen ce mardi 1er octobre à 18 heures. Elles exigent la transparence totale sur l’incendie de Lubrizol. Elles réclament l’indépendance des institutions de contrôle et le renforcement du contrôle de l’inspection du travail sur les installations classées. Elles réclament la dépollution et le nettoyage du site. Elles s’opposent à toute fin de contrat ou licenciement pour les salariés du site, les sous-traitants ou les entreprises voisines.

Ce combat peut unir dans une même mobilisation, les travailleurs, la population, les gilets jaunes, les jeunes qui se battent pour la protection de l’environnement et la préservation de leur avenir. Les industries à risque ne doivent désormais exister qu’en fonction de besoins collectivement jugés comme indispensables. Elles ne peuvent être laissées entre les mains de capitalistes qui n’évaluent les risques qu’à l’aune de leurs finances et doivent être placées sous le contrôle des travailleurs eux-mêmes.

Publié le 23/09/2019

Gaz à effet de serre : le bilan peu reluisant des sociétés du CAC 40 depuis l’Accord de Paris

 

par Olivier Petitjean (site bastamag.net

 

Qu’ont accompli les grandes entreprises françaises depuis la signature de l’Accord de Paris sur le climat ? Pas grand-chose. Rares sont les grands groupes, malgré leurs beaux discours, qui ont réduit leurs émissions de gaz à effet de serre. Pire, certains ont considérablement aggravé leur niveau de pollution. C’est ce que montre l’analyse effectuée par l’Observatoire des multinationales dans la deuxième édition du « Véritable bilan annuel des grandes entreprises françaises », qui sera publié la semaine prochaine. Passage en revue.

Fin 2015, la communauté internationale réunie à Paris pour la COP 21 signait l’Accord de Paris pour le climat. Les grandes entreprises françaises se sont empressées de le saluer et de s’en revendiquer, dans un bel élan d’unanimité. Tout le CAC 40 le cite dans ses documents de communication, reprenant à son compte ses objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre et de maintien du réchauffement des températures globales en deçà de 2°C, et si possible de 1,5°C. Quelques jours avant la COP 21, 39 grandes entreprises françaises avaient rendu public un « Manifeste pour le climat ». Il y a quelques semaines à nouveau, 99 d’entre elles ont publiquement endossé l’« Engagement des entreprises françaises pour le climat » lors de l’université d’été du Medef, qui évoque le besoin d’une « baisse drastique » des émissions de gaz à effet de serre « de la planète »(sic).

Presque quatre ans plus tard, il est plus que temps de confronter les discours aux actes. Depuis l’Accord de Paris, le CAC40 a-t-il effectivement commencé à réduire ses émissions de gaz à effet de serre ? C’est ce que nous avons tenté de savoir, dans le cadre de la préparation du « Véritable bilan des grandes entreprises françaises », dont nous publions la deuxième édition ce 26 septembre. Les chiffres ci-dessous en sont tirés, en avant-première.

Seulement un tiers du CAC40 a réduit ses émissions depuis la COP21

Si l’on considère les chiffres publiés par les entreprises elles-mêmes (souvent partiels, nous y reviendrons), la réponse à notre question est plus que mitigée. En réalité, selon leurs propres données, moins d’un tiers des entreprises de l’indice boursier parisien – treize exactement – ont effectivement réduit leurs émissions de gaz à effet de serre entre 2016 et 2018. 22 entreprises du CAC ont augmenté leurs émissions sur la période, et les cinq dernières ne publient toujours pas d’informations claires à ce sujet (comme Safran ou Michelin), ou ont modifié leur mode de calcul, rendant impossible toute comparaison dans le temps.

Parmi les firmes qui ont le plus augmenté leurs émissions de CO2 depuis l’Accord de Paris, on trouve PSA (+60 %), les géants du luxe Hermès (+32 %), Kering (+17 %) et LVMH (+26 %), ou encore le Crédit agricole et l’équipementier automobile Valeo (+ 27 % chacun) [1]. Une poignée de firmes ont réduit leurs émissions de gaz à effet de serre de plus de 10 % depuis la COP 21 : Atos (-12 %), Pernod Ricard (-16 %), Publicis (-25 %) et surtout Engie (-27 %) grâce à un programme volontariste de cession de ses actifs dans le charbon. Ce sont les seuls qui semblent avoir effectivement commencé à mettre œuvre cette « baisse drastique » dont parle le Medef. Visiblement, une majorité de grandes entreprises françaises sont prêtes à réduire les émissions de gaz à effet de serre « de la planète », mais pas les leurs.

Engie : des cessions controversées

Un point semble positif : les émissions cumulées de gaz à effet de serre déclarées par le CAC40 sont globalement orientées à la baisse, passant de 1,16 milliard de tonnes de carbone en 2016 à 1,07 milliard, soit une baisse de 7 %. Mais cette diminution globale est principalement le fait des deux groupes énergétiques Engie et Total, qui pèsent déjà très lourdement dans les émissions du CAC (plus des deux tiers) : -27 % pour Engie et -4 % pour Total. Si l’on enlève Engie, les émissions cumulées du CAC 40 baisse très modestement de -0,5 % depuis l’Accord de Paris. Si l’on enlève également Total, elles sont en hausse de 3,3 %. EDF, qui ne fait plus partie du CAC40, a également réduit ses émissions de gaz à effet de serre de 1,3%.

Comment Engie a-t-elle réduit de plus d’un quart sa pollution au CO2 ? Avec plusieurs dizaines de centrales électriques dans le monde fonctionnant au charbon, Engie était en 2015 un champion toute catégorie de cette source d’énergie très polluante. Le charbon représentait alors 15 % de son mix énergétique. Aujourd’hui, cette part n’est plus que de 4 %. Engie s’est-elle enfin convertie à la transition énergétique ? Hélas, pas vraiment. Au grand dam des écologistes, Engie se contente généralement de revendre ses centrales à d’autres plutôt que de les fermer ou de les reconvertir.

Au final, ces cessions n’apportent donc absolument aucun bénéfice pour le climat puisque les firmes ou les fonds d’investissement qui rachètent les centrales risquent fort de les exploiter à outrance pour rentabiliser leur investissement. En janvier 2019 par exemple, Engie a revendu ses centrales au charbon situées en Allemagne et aux Pays-Bas au fonds américain Riverstone Holdings pour 200 millions d’euros. Engie, qui détient encore plusieurs centrales charbon un peu partout dans le monde, vient d’ailleurs d’en inaugurer une nouvelle en toute discrétion, dans le port de Safi au Maroc, construite en partenariat avec la holding de la famille royale marocaine.

Total : un cynisme de plus en plus difficile à cacher

Et Total ? La compagnie pétrolière s’est attachée à se construire une image d’entreprise engagée pour le climat. Le groupe français a fait plusieurs acquisitions dans des secteurs liés à la transition énergétique. Il a publié en 2016 une « stratégie climat » censée démontrer qu’il pouvait poursuivre ses activités dans les hydrocarbures tout en restant sur une trajectoire compatible avec les objectifs de l’Accord de Paris. Un tel tour de passe-passe ne pouvait faire illusion qu’au prix de quelques manipulations, comme la promotion du gaz (et notamment du gaz de schiste) comme énergie « bas carbone », ou encore l’hypothèse implicite d’un déploiement massif, dans l’avenir, de technologies de « capture et stockage du carbone » pour retirer le CO2 émis par Total de l’atmosphère. Or ces technologies n’existent pas aujourd’hui, et beaucoup pensent qu’elles ne seront jamais viables [2]. Dans le même temps, Total a continué à ouvrir de nouveaux gisements de pétrole et de gaz partout dans le monde, de l’Arctique au Brésil.

Un tel grand écart est évidemment de plus en plus difficile à cacher. Le premier « plan de vigilance » publié par le groupe en 2018, dans le cadre de l’application de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales, ne mentionnait même pas le changement climatique parmi les risques liés à son activité. Dans les documents publiés à l’occasion de l’assemblée générale annuelle de ses actionnaires en 2019, Total prétend inscrire sa stratégie de développement dans le cadre d’un scénario de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) limitant le réchauffement des températures à 2°C à l’horizon 2100. Mais à d’autres pages, le groupe pétrolier admet se baser sur un autre scénario menant vers un réchauffement compris entre 2,7 et 3,3°C...

En 2018, selon une analyse effectuée par l’association Notre affaire à tous (lire notre article), les investissements de Total dans le pétrole et le gaz se sont élevés à 9,2 milliards de dollars en 2018 – contre seulement 0,5 milliard dans le secteur décrit comme « bas carbone ». Pour ces raisons, 14 collectivités locales françaises soutenues par des ONG – suivant l’exemple de leurs homologues aux États-Unis et ailleurs – menacent de traîner Total devant les tribunaux pour manquement à son devoir de vigilance quant aux conséquences du changement climatique.

L’industrie automobile, nouveau mouton noir du climat

Si des firmes comme Total, Engie ou EDF ont fait l’effort, au moins en apparence, de réduire leurs émissions, ce n’est pas le cas d’autres secteurs, moins surveillés, comme l’industrie automobile. Au moment de la COP 21, les constructeurs étaient en train de miser à fond sur le développement des gros véhicules 4x4 ou « SUV ». Ils représentent aujourd’hui un tiers des ventes de voitures neuves. Problème : en plus d’être dangereux et sources de nuisances dans l’espace urbain, ces véhicules émettent d’énormes quantités de gaz à effet de serre. De sorte que les émissions du secteur sont parties à la hausse, à l’image de celles de PSA qui ont augmenté de 60% en deux ans. Selon un rapport récemment rendu public par Greenpeace, l’ensemble des véhicules vendus dans le monde en 2018 représente l’émission de 4,8 milliard de tonnes de CO2 dans l’atmosphère. C’est presque l’équivalent des émissions annuelles des États-Unis. Les ventes 2018 du groupe Renault-Nissan représentent à elles seules 577 millions de tonnes de CO2 émises.

On comprend dès lors que le secteur automobile soit si réticent à l’introduction d’objectifs plus ambitieux de réduction des gaz à effet de serre, comme le souhaiterait l’Union européenne. Début 2019, le PDG de PSA, Carlos Tavares, s’est illustré par son plaidoyer contre des normes trop exigeantes en matière d’émissions de CO2 des véhicules, pour ne pas pénaliser l’industrie. Il vient tout juste de récidiver à l’occasion du Salon de l’automobile de Francfort, allant même jusqu’à dénoncer une « pensée unique » sur le CO2, et suggérant que les objectifs climatiques de l’Union européenne allaient porter atteinte à la « liberté de mouvement ».

Le reste de l’industrie présente un bilan plus contrasté. Le cimentier LafargeHolcim est sorti du CAC40 en 2018. Ses émissions de C02 n’y sont donc plus prises en compte. Le secteur du ciment est pourtant la plus importance source de gaz à effet de serre industrielle après celui du pétrole. Autre industrie particulièrement nocive pour le climat : la sidérurgie. ArcelorMittal présente des émissions stationnaires sur la période (-0,5%). Seule Saint-Gobain voit ses émissions se réduire depuis la COP 21 (-7%), celles des autres acteurs industriels comme Air Liquide ou STMicro étant orientées à la hausse.

Les autres secteurs problématiques : banques, transport aérien, agroalimentaire... et mode

Autre secteur de plus en plus montré du doigt : la finance. Selon Oxfam, en 2016 et 2017, les six plus grandes banques françaises ont orienté près des trois quarts de leurs financements destinés au secteur énergétique vers le charbon, le pétrole et le gaz. Soit 43 milliards d’euros, contre seulement 12 milliards pour les énergies renouvelables sur la même période. BNP Paribas, Société générale et Crédit agricole sont les principaux pourvoyeurs de fonds aux énergies sales. Entre janvier 2016 et septembre 2018, selon les Amis de la Terre, les trois poids lourds bancaires français ont encore investi près de 10 milliards dans les entreprises actives dans le secteur du charbon, 50 % de plus qu’au cours de la période 2013-2015 (lire notre article). Et ce, alors même que ces mêmes grandes banques multipliaient les annonces en faveur de leur engagement « vert » ou lançaient un nouveau produit financier « décarboné ».

Le transport aérien est un autre secteur très polluant où la France compte plusieurs champions : le constructeur Airbus, la compagnie Air France, et les gestionnaires d’aéroports Aéroports de Paris (promis à la privatisation) et Vinci. Non inclus dans l’Accord de Paris sur le climat, le transport aérien est aussi l’un des plus résistants à l’adoption de mesures contraignantes de réduction de ses émissions, et continue à miser sur une forte croissance du trafic aérien pour les années à venir. Il préfère mettre en avant des mesures volontaires et des systèmes de « compensation carbone », autrement dit la plantation industrielle d’arbres dans les pays du Sud. La pression de l’opinion et la « honte de prendre l’avion » pourraient forcer l’industrie à revoir ses plans.

L’agriculture industrielle, en particulier l’élevage laitier et bovin, sont également source majeure de gaz à effet de serre au niveau mondial. La France compte ici aussi plusieurs leaders mondiaux, comme Danone ou Lactalis. Les dirigeants de Danone s’affichent volontiers en champions de l’environnement et de la responsabilité sociale, mais les émissions de gaz à effet de serre de l’entreprise ont augmenté de plus de 20% entre 2017 et 2018.

Enfin, on n’y penserait pas forcément, mais l’industrie de la mode est l’une des plus polluantes de la planète. Selon la Fondation Ellen McArthur, le secteur textile serait responsable de près de 1,2 milliard de tonnes de CO2 rejetées dans l’atmosphère par an, d’un tiers de la pollution aux micro-plastiques dans les océans et d’un cinquième de la pollution globale des eaux. Les données environnementales publiées par les trois groupes de luxe du CAC40 confirment la tendance. LVMH a vu ses émissions de gaz à effet de serre augmenter de 11% en deux ans, sa consommation d’eau de 13% d’une année sur l’autre, et la quantité de déchets produits de pas moins de 30% entre 2016 et 2018. Même constat chez Kering : les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté de 17% depuis 2016, la consommation d’eau de 23%, et la production de déchets de 128% ! Quant aux émissions du groupe Hermès, elles ont augmenté de 24% en un an seulement (émissions directes uniquement).

Ces chiffres – issus des rapports annuels des entreprises - doivent être maniés avec précaution. Tous les groupes du CAC40 ne déclarent pas leurs émissions de manière complète. Beaucoup mettent en avant des indicateurs sophistiqués qui les mettent en valeur et renvoient les chiffres réels, en valeur absolue, dans des tableaux en petits caractères. Certaines omettent encore de rendre compte des émissions indirectes occasionnées par leurs activités (les émissions dites techniquement de « scope 3 »), alors qu’elles représentent une proportion significative de leur bilan carbone.

La baisse constatée des émissions directes d’entreprises comme Pernod-Ricard (qui ne déclare aucun chiffre pour son « scope 3 ») pourrait masquer une hausse de leurs émissions indirectes, liée à l’externalisation des activités les plus polluantes. Une analyse plus fine entreprise par entreprise serait nécessaire pour déterminer comment les réductions d’émissions ont été obtenues. Il semble que dans bien des cas le principal moteur de ces baisses ait été soit des cessions comme dans le cas d’Engie, soit le remplacement de sources polluantes (charbon et pétrole) par une source légèrement moins polluante (le gaz) – ce qui pose question quant à la durabilité de ces réductions.

Des firmes comme Carrefour ne déclarent pas toutes les émissions indirectes qu’elles occasionnent. Si Carrefour tenait compte de l’ensemble de sa chaîne d’approvisionnement, c’est-à-dire les émissions occasionnées par la production et le transport de toutes les marchandises vendues dans ses magasins, le bilan carbone qu’elle devrait publier dans son rapport annuel serait largement supérieur [3] Quoi qu’il en soit, la tendance générale est on ne peut plus claire. Depuis la COP 21, rien n’a changé ou presque pour les grandes entreprises françaises. La croissance de leur activité et de leurs profits passe toujours avant la préservation du climat.

Olivier Petitjean

 

Notes

[1] Le « Véritable bilan annuel des entreprises françaises », 2ème édition, porte sur le CAC40 dans sa composition à la fin de l’année 2018. Il inclut donc Valeo, qui a depuis été remplacée dans l’indice parisien par Thales.

[2] Sur tout ceci, lire l’analyse détaillée de la stratégie climat de Total effectuée par l’Observatoire des multinationales en partenariat avec l’ONG 350.

[3] Voir à ce sujet Au-delà des effets d’annonce de la COP21, que font réellement les entreprises françaises pour le climat ?.

Publié le 21/09/2019

Trop d’humains ou trop peu d’humanité ?

par Philippe Descamps (site monde-diplomatique.fr)

 

La fin du monde n’est pas tout à fait certaine… du moins au XXIe siècle ! Annoncer le chaos permet de raffermir les dévotions et reste un bon moyen de capter les esprits, souvent au détriment de la réflexion. On passe de la prophétie à la démographie en entrant dans le champ de la statistique, avec tout ce qu’elle a de révélateur pour comprendre le passé, mais aussi parfois de trompeur pour prévoir l’avenir.

Certes, un animal hors du commun — un superprédateur — a imposé son règne à tous les êtres vivants de la planète. Mais cela fait quelque temps déjà… La première « bombe humaine » explosa au Proche-Orient il y a dix mille ans, parallèlement à l’invention de l’agriculture et de l’élevage. Entre l’apogée du paléolithique supérieur (XIe siècle av. J.-C.) et l’achèvement du néolithique (IIe siècle av. J.-C.), la population de l’Europe aurait été multipliée par cent ! Pression démographique et innovation culturelle semblent aller de pair. L’augmentation de la population fut simultanément la cause et l’effet de la mutation du système économique, à la sortie d’une période glaciaire.

Depuis le développement de l’industrie au XIXe siècle, une nouvelle « explosion » accompagne une autre révolution anthropologique marquée successivement par plusieurs transformations majeures : mécanisation de l’agriculture entraînant exode rural et fin du monde paysan ; chute de la mortalité infantile et des maladies infectieuses grâce aux vaccins et aux antibiotiques ; baisse de la mortalité des plus âgés par la lutte contre les maladies cardio-vasculaires ; révolution de la fécondité avec les moyens modernes de planification des naissances. Résultat : les Terriens sont passés de 1 milliard en 1800 à 7,7 milliards début 2019.

Ce type de progression géométrique réveille une angoisse ancestrale : comment nourrir tout ce monde ? Si la sous-alimentation prévaut encore pour une personne sur cinq en Afrique et une sur dix en Asie, les famines s’expliquent moins par le nombre de bouches que par l’incurie politique, le désordre de la production et, le plus souvent, de la distribution de nourriture. Mais n’a-t-on pas réduit le risque alimentaire au détriment de l’écosystème ? Croissance économique et démographique, émission de gaz à effet de serre et autres dégradations de l’environnement apparaissent intimement liées.

La question de la population s’impose dans le débat sur le climat avec la même nécessité d’agir vite, et à l’échelle du globe, en sachant que les résultats se mesurent dans un temps long. Et sans dévier l’attention : la contribution moyenne d’un habitant du Niger aux émissions de gaz carbonique est deux cents fois moindre que celle d’un habitant des États-Unis, ou dix mille fois moindre que celle d’un milliardaire chinois. Même si le Niger voyait sa population décupler, sa participation à l’effet de serre resterait négligeable. Le développement des pays pauvres — qui passe par une maîtrise de leur natalité — ne sera soutenable qu’en prenant d’autres chemins que l’explosion des émissions de carbone, mais c’est leur réduction dans les pays riches qui constitue l’urgence. Le principal défi de l’heure reste le découplage entre l’accession du plus grand nombre à une vie décente et la consommation d’énergie fossile. Un casse-tête, à moins de repenser en profondeur ce qui constitue une vie décente.

Le secret de la pyramide des âges chère aux démographes (voir le graphique ci-dessus) réside dans la dynamique des populations, dont les effets à long terme déjouent beaucoup d’interprétations. Depuis 1968, le taux de croissance annuel a été divisé par deux à l’échelle mondiale (voir les courbes ci-dessous). Le rythme actuel est encore trop soutenu, mais, si la décélération continue, la population se stabilisera. Progressivement, la pyramide devient une tour, voire se renverse dans certains pays, les classes d’âge mûr devenant les plus nombreuses.

La fécondité est déjà passée en dessous du niveau de remplacement des générations dans 93 pays. En dehors de quelques États au destin tourmenté (Pakistan, Égypte, Irak, Algérie, Yémen…), la maîtrise de la natalité ne pose plus problème qu’en Afrique subsaharienne. Même avec lenteur, la natalité finit par baisser et rejoindre le niveau de la mortalité. Cette transition démographique s’achève pratiquement partout. Que se passera-t-il ensuite ? Les démographes n’ont plus de modèle théorique pour l’ère qui s’ouvre. Les projections au-delà de 2050 sont des conjectures qui visent surtout à presser d’agir les décideurs des pays hors contrôle.

Les évolutions démographiques permettent d’ausculter les choix économiques et sociaux. Le hiatus entre idéaux de famille (en France, les parents désirent 2,3 enfants en moyenne) et comportements effectifs (1,83 en 2018 en France) n’est pas sans lien avec les formes nouvelles de l’économie de marché (1). La maximisation des rendements et du profit favorise le court terme et ne rémunère plus ceux qui font un « investissement » de long terme en ayant des enfants.

La débâcle démographique qui a touché l’Europe centrale et orientale après la chute du mur de Berlin donne un aperçu de ce que pourrait être un « hiver démographique » : appauvrissement, vieillissement, abandon des villages puis des bourgs, émigration faute de perspective. On observe aussi les conséquences de la liberté d’installation des travailleurs au sein de l’Union européenne : fuite des cerveaux de l’Est et du Sud, afflux de main-d’œuvre et concentration des richesses dans les pays de l’Ouest les plus riches, singulièrement en Allemagne, où le solde migratoire dépasse les dix millions de personnes depuis 1989.

Orientées par les grandes conférences internationales, les politiques de population produisent des effets considérables. Qu’elles visent à contrôler les naissances ou à les encourager, ce sont des millions de personnes en plus ou en moins. La « pression créatrice » qui oriente les choix politiques apparaît proportionnelle au nombre de Terriens. Ce qui conduit à rappeler que, en dépit de la multiplication par huit de la population en deux siècles, ils n’ont jamais été autant instruits, en sécurité et en aussi bonne santé. Depuis 1950, les humains ont gagné en moyenne vingt-cinq ans d’espérance de vie, et on enregistre les gains les plus importants où l’on ne s’y attendait pas forcément : Yémen, Tunisie, Corée du Sud ou Bhoutan.

 

Philippe Descamps

Publié le 26/08/2019

 

Désastre écologique

L’Amazonie brûle : catastrophe naturelle ou catastrophe capitaliste ?

Depuis trois semaines, une vague d'incendies d'une ampleur inégalée ravage la forêt amazonienne au Brésil. Bolsonaro nie, Macron s'agite en paroles depuis le G7. Plus que jamais, la situation nous rappelle urgemment que l’accélération des catastrophes naturelles et des conséquences du réchauffement global, ne permet plus la demie-mesure : il faut combattre la crise écologique !

Joachim Valente Lucas Darin (site revolutionpermanente.fr)

Depuis trois semaines, une vague d’incendies d’une ampleur inégalée ravage la forêt amazonienne au Brésil. Ce sont plus de 17.000 départs de feu qui ont été relevés ce mois-ci, et il est aujourd’hui impossible de déterminer la superficie de forêt affectée par cette tragédie. Des brûlis sont souvent à l’origine de ces incendies gigantesques. Une technique agricole extensive qui consiste à brûler des pans de forêts pour libérer des terrains propices aux cultures et profiter de sols rendus fertiles notamment par les cendres (à court terme car cette pratique épuise très rapidement les sols, obligeant au bout de trois ou quatre ans à peine à la recommencer plus loin en mordant toujours plus sur les zones forestières et laissant des sols désertiques qui mettront des années à se recomposer).

C’est un drame pour toute la planète qui est en train de se produire, avec non seulement des milliers de kilomètres carrés de végétation qui partent en fumée, mais aussi des milliers d’animaux qui disparaissent et des populations indigènes en péril. D’autant plus que l’expression de « poumon » de la planète n’est pas anodine (bien que scientifiquement incorrect, ce qualificatif serait plus approprié pour les océans, qui ne sont pas en reste quant à la pollution). Dans le cycle du carbone, les forêts jouent un rôle primordial en stockant et captant d’énormes quantités de CO2... qui sont rejetées dans l’atmosphère en cas d’incendie.

Depuis deux jours, de nombreuses photos et vidéos terrifiantes circulent et choquent sur les réseaux sociaux.

Cette focalisation soudaine est due à un phénomène particulièrement inquiétant qui a eu lieu à Sao Paulo : lundi 19 août, dès 15h, un nuage de fumée en provenance de la forêt incendiée a plongé la ville de 12 millions d’habitants dans le noir.

Devant ces scènes dignes d’une dystopie, la planète entière s’émeut. Pourtant, tout le monde n’est pas touché de la même manière par cette catastrophe, et malgré la multitude de photographies et de vidéos de la ville obscurcie, Ricardo Salles, ministre de l’environnement du Brésil, a dénoncé le nuage de fumée comme une fake news et a fustigé le « sensationnalisme environnemental ».

Le profit à n’importe quel prix, voilà le mandat reçu par Bolsonaro

La position du ministre, aussi incroyable soit-elle, n’est pas la déclaration isolée d’un illuminé, mais bien le reflet parfait de la politique de Bolsonaro. Ricardo Salles assume une position climato-sceptique, comme d’autres membres du gouvernement avant lui et se moque de façon décomplexée de l’assassinat fin juillet d’un chef indigène par des orpailleurs.
Bolsonaro lui-même s’est fendu d’une sortie dont il a le secret,
en attribuant l’origine des incendies à des ONG de protection de l’environnement !
Le summum de l’hypocrisie et de la mauvaise foi de la part du chef d’Etat, qui a défini comme axe central de sa politique le développement des industries minières et agro-alimentaires, au détriment d’une forêt amazonienne qu’il ne perçoit que comme une gigantesque source de profit. En effet, depuis son investiture en janvier dernier, la déforestation bat tous les records. Les chiffres de ce mois de juillet sont sans appel : ce sont plus de 2250 km² de forêt qui sont partis en fumée, soit une hausse de 278% par rapport à juillet 2018. Ces statistiques sont d’autant plus inquiétantes qu’elles s’inscrivent dans une dynamique d’augmentation débridée : +34% de déboisement si on compare mai 2019 à mai 2018, + 88% en juin 2019 par rapport à juin 2018.

Loin de lutter contre cette catastrophe écologique, Bolsonaro encourage la déforestation par toutes les mesures possibles. Le New York Times rapporte que le nombre de sanctions concernant la déforestation illégale a baissé de 20% ces six derniers mois. Rien de surprenant si l’on considère que Bolsonaro avait annoncé la couleur dès ses débuts, en plaçant l’Agence de Protection de l’Environnement sous la tutelle du Ministère de l’Agriculture, dirigé par le leader du lobby agricole brésilien. Plus récemment, le président d’extrême-droite a licencié le directeur de l’Institut national brésilien de recherche spatiale qui exprimait publiquement son inquiétude quant à l’augmentation de la déforestation.
De même, il est tristement logique qu’aux yeux de Bolsonaro, qui considère la forêt comme un terrain commercial dédié à l’élevage et l’agriculture de masse et à l’industrie minière, les peuples indigènes apparaissent comme des obstacles au développement économique des secteurs qui l’ont porté au pouvoir. Ces populations sont persécutées par le régime, qui développe un discours très violent justifiant les attaques de villages, mais qui est aussi à l’origine d’un nombre effrayant d’assassinats politiques. On comprend mieux pourquoi un ministre de l’environnement se permet de rire du meurtre d’un chef indigène.

Jair Bolsonaro est le chef d’Etat qui incarne sans doute le mieux toute l’horreur du système capitaliste, en prônant un marché libre de tout acquis social, en ne tenant aucun compte de l’environnement et de l’urgence climatique, et enfin en revendiquant les positions les plus abjectes sur tous les sujets possibles, de la Shoah à l’homosexualité, en passant par le droit des femmes et des populations indigènes.
Toutefois, cet odieux personnage n’est pas un monstre sorti seul de sa boîte. Son accession au pouvoir et les conséquences qui en découlent s’inscrivent
dans une dynamique mondiale, dont les racines politiques, économiques et sociales plongent jusqu’à la crise des subprimes de 2008.

A qui profite le crime ?

Cette catastrophe est même une aubaine pour lui et ses amis patrons de l’industrie agro-alimentaire et de l’industrie minière. En effet, chaque hectare déboisé devient un espace exploitable pour augmenter la production agricole, d’un pays dont la rente provient essentiellement de l’exportation de productions primaires (soja, café, orange, bananes sucres mais également ressources souterraines), et ainsi les profits du secteur agro-exportateur et les spéculations des marchés financiers sur le cours de ces produits et matières premières.
C’est bien avec cette pensée ignoble que raisonnent les grands groupes industriels, qui affichent une écologie de façade dans les pays centraux mais exploitent au maximum les ressources naturelles des pays qui subissent la domination de l’impérialisme, sans aucun respect pour la vie ou l’environnement, dans le seul but d’accroître encore et toujours leur chiffre d’affaires. Trop régulièrement, des catastrophes environnementales viennent en témoigner, comme
la rupture du barrage de Vale S.A. ou encore la déforestation à Bornéo..

Ce n’est pas par hasard que les actionnaires de grands groupes français comme Carrefour ont financé la campagne de Bolsonaro, ou que Christine Lagarde, la directrice du FMI, s’est réjouit du programme ultralibéral du président d’extrême-droite. La bourgeoisie impérialiste est bien consciente que les hommes politiques comme Bolsonaro sont des alliés, qui s’appliqueront à détruire violemment les acquis sociaux et les lois encadrant le travail dans leur pays ce qui permettra aux investisseurs internationaux de réaliser des marges confortables sur le dos des travailleurs et des travailleuses.

Bolsonaro apparaît comme la pointe avancée de cette politique, mais cette surexploitation systématique de l’environnement n’est pas une spécificité du Brésil. En effet, la grande majorité des pays semi-coloniaux sont la proie des puissances impérialistes et de leurs multinationales, qui organisent le pillage des ressources naturelles et l’exploitation à bas coût des travailleurs locaux. L’impérialisme français y trouve son compte en se gavant sur le vol des richesses nationales brésiliennes, dans le secteur pétrolier par exemple où Petrobras, entreprise publique, première entreprise du pays, est disloquée pour offrir des parts de marchés à des multinationales de l’énergie comme Engie, dont l’Etat français est l’actionnaire majoritaire-.

Face à la perspective d’une main-d’oeuvre surexploitée dans des conditions inhumaines, de ressources extorquées à des pays dominés politiquement, économiquement et parfois militairement, à de nouveaux espaces pour augmenter la production, l’urgence écologique et la sauvegarde de l’environnement ne pèsent pas bien lourd pour les capitalistes.

Ce ne sont pas des prières qui sauveront l’Amazonie

Face aux vidéos absolument choquantes de pans entiers de la plus grande forêt du monde qui part en fumée, le hashtag PrayForAmazonia a conquis les réseaux sociaux. Mais face à l’ampleur de la catastrophe, il est évident que les prières ne suffiront pas.

Les libéraux et les réformistes des pays impérialistes auront tôt fait d’hurler à la folie de Bolsonaro. D’autant que leurs positions sur le terrain écologique ne sont que la face opposée d’une même pièce où figurent d’un côté les éco-négationnistes (dont les figures actuelles seraient Trump ou Bolsonaro) qui nient le bouleversement climatique mais se préparent (y compris militairement) à ses conséquences telles que les déplacements de population ; de l’autre les "réformateurs progressistes" de l’écologie qui promeuvent au travers des grands sommets internationaux des modifications marginales du capitalisme (Macron ou Merkel).
Pourtant, Bolsonaro a été amené au pouvoir
au terme du coup d’Etat institutionnel du pouvoir judiciaire brésilien, dans le but même de servir les intérêts des principales puissances (peu importe la couleur de leur drapeau sur la question climatique) et de restaurer l’influence de l’impérialisme, en premier lieu étasunien, sur le sous-continent américain, dont l’ingérence a été partiellement amoindrie dans les années 2000. Ce que ces mêmes « démocrates » et pseudo écolo-libéraux oublient malencontreusement de préciser, c’est qu’une puissance impérialiste comme la France tire de larges avantages de l’exploitation des sols, des richesses et des travailleurs des pays soumis à l’impérialisme, à commencer par ses anciennes colonies africaines (mais également dans ses colonies sud-américaines comme en Guyane avec le projet Montagne d’or). Devant un tel mépris pour la vie et la nature, il est évident que le système capitaliste n’est pas compatible avec l’écologie. De même qu’une perspective écologique qui se bornerait à envisager l’écologie à une échelle nationale, pour la France par exemple, sans remettre profondément en cause le pillage impérialiste (par des mécanismes financiers comme celui de la dette ou bien plus visibles comme les expéditions militaires) qu’elle exerce envers de nombreux pays ne serait qu’une parole creuse et sans conséquence. Les concessions que pourraient faire à la marge les gouvernements des pays centraux, si la pression augmentait encore sur les questions écologiques, se feraient au prix de l’accroissement de l’exploitation inhumaine et destructrice de l’environnement des pays soumis à l’impérialisme. En ce sens, les déclarations d’Emmanuel Macron qui interpelle le G7 (forum des principales puissances impérialistes) sont particulièrement hypocrites.

Plus que jamais, la situation nous rappelle urgemment que l’accélération des catastrophes naturelles (encore que pas si naturelles dans le cas dont nous parlons), des conséquences du réchauffement global, ne permet plus la demie-mesure : c’est un luxe que l’humanité ne peut plus se payer. La crise écologique exige aujourd’hui une lutte révolutionnaire pour renverser le système capitaliste qui, non content de condamner, à la fois dans les pays les plus pauvres de la planète et dans les pays qui les exploitent, une majorité de la population à la pauvreté et à la misère au bénéfice d’une infime minorité, menace désormais la vie telle que nous la connaissons. Les mobilisations dans de nombreuses villes du monde ont montré la colère d’une jeunesse dont le futur semble se situer quelque part entre le chômage de masse, la précarité et la crise écologique. Pour que ces forces qui se mettent en mouvement, à l’international mais principalement dans les pays centraux ou industriels, puissent se montrer à la hauteur des problèmes qu’elles entendent résoudre, elles doivent se saisir d’une stratégie révolutionnaire qui lie une perspective de classe à un projet fondamentalement anti-impérialiste, pour l’émancipation de l’humanité dans son ensemble et pas uniquement pour ses couches les plus privilégiées.

Publié le 31/07/2019

L’« An zéro » de l’écologie macroniste ?

« Comment éviter que tout « transitionne » en rond, sans que rien ne change vraiment ? »

paru dans lundimatin#201 (site lundi.am)

 

Avouons-le : jusqu’ici le débat au sujet de la tenue, du déplacement ou de l’annulation du festival « écolo-macroniste » L’an zéro est resté relativement confidentiel. Il faut dire qu’au-delà de 45°C, la question de savoir si une candidature Hulot contre Macron aux prochaines élections présidentielles permettra aux capitalistes de gratter encore cinq ans de dévastation rentable et impunie n’intéresse plus grand monde. En d’autres circonstances, le truc de la perpétuation du macronisme au-delà de Macron en la personne de son ex-ministre de l’écologie aurait constitué un escamotage promis au plus bel avenir.
Signe des temps, hier, nos confrères de Mediapart publiaient une tribune hostile à cette nouvelle et prévisible arnaque, celle-là même qui se cache derrière la communion autour de L’an zéro d’Anne Hidalgo, Mathieu Orphelin, Delphine Batho, Nicolas Hulot, Cyril Dion et toute la jeune garde des entrepreneurs
verts. Mais le plus surprenant est que les signataires ne se trouvaient pas être seulement des groupes relevant de l’« écologie radicale », mais en outre des organisations que l’on ne peut suspecter d’une hostilité de principe à ce qu’il faut bien appeler l’« écologie gouvernementale » - ainsi de Terre de Liens, MIRAMAP (Mouvement des AMAP), Nature et Progrès, Institut Momentum, FADEAR (Fédération des Associations de Développement de l’Emploi Agricole et Rural), Union Syndicale Solidaires, Accueil Paysan, etc. Il est aussi significatif que des groupes locaux d’Extinction Rébellion, réseau qui devait participer au festival initialement, voire des groupes locaux de Greenpeace entrés en dissidence, aient voulu signer ce texte. Sous la pression de l’apocalypse en cours, qui est toujours aussi un dévoilement, quelque chose est indéniablement en train de se passer dans le champ de l’écologie, et qui va bien au-delà de la question d’un pauvre « festoch ». Pour cette raison, et parce que de nouveaux signataires s’étaient ajoutés depuis hier, Lundi Matin a trouvé bon de reproduire à son tour cette tribune.

Du 30 août au 1er septembre devait se tenir à Gentioux-Pigerolles (Creuse), sur le plateau de Millevaches, un festival « écolo » de masse. Il y était accueilli par un entrepreneur agricole connu pour ses prises de position macronistes, et pour avoir déjà plusieurs fois reçu François de Rugy sur son exploitation. Face à l’opposition d’une partie des habitants, les promoteurs de l’événement, intitulé « l’An zéro », ont décidé qu’il n’aurait finalement pas lieu là, mais plutôt sur un aérodrome sécurisé près de Guéret. Mais la question posée alors demeure : malgré son allure bon enfant et ses bénévoles sincères, ce festival ne participe-t-il en réalité pas de la manœuvre actuelle de verdissement illusoire du macronisme [1] ?

Il est certain que plusieurs personnes, parfois engagées de longue date dans les luttes écologistes, ont répondu à l’invitation de l’An zéro sans en connaître les tenants et aboutissants. Mais comment tenir pour insignifiantes les activités des initiateurs et des partenaires de cet événement ? Derrière ses slogans vagues voire douteux (constituer un « nous des acteurs de la transition » afin de « relever ensemble les défis démocratiques, écologiques et sociaux », former des candidats « citoyens » pour les prochaines élections municipales, créer des « start-up à impact positif » et des « solutions innovantes »...), l’intention des organisateurs est bien de promouvoir une écologie consensuelle qui désarme toute conflictualité et invisibilise les responsables du désastre en cours. C’est pour cela qu’il faut selon eux faire « converger » tout le monde ou presque dans un consensus amnésique : « mouvements de citoyens, d’entrepreneurs sociaux et ESS, associations, collectifs d’artistes, agriculteurs, investisseurs, élus, bénévoles, étudiants ... ». Le projet est porté par La Bascule, un « lobby national citoyen » animé par Maxime de Rostolan, dont les ONG et start-up (notamment « fermes d’avenir » [2]) ont pour sponsors et partenaires des multinationales aussi écologiques que Fleury-Michon, Casino et Metro (groupes de distribution agro-alimentaire bien connus pour leur soutien à la cause de l’écologie), BPCE (4e banque française pour ses investissement dans l’énergie sale du charbon [3]) ou encore Jardiland (filiale depuis 2018 du groupe groupe InVivo, organe du productivisme agricole à la française) [4]. Ce qui se profile derrière le projet en apparence « associatif » et sympathique de Fermes d’avenir est en réalité inquiétant : sous couvert d’économie sociale et solidaire et de « permaculture intensive », il s’agit bien de réenchâsser – avec « managers d’exploitations », « salariés » et « rentabilité » à la clé – des alternatives écologiques qui existent et se fédèrent déjà (organisations agro-écologiques, Confédération paysanne, AMAP, Terre de liens, ZAD, etc.), dans l’économie de marché – ce qui explique l’intérêt de grandes entreprises de l’agro-industrie pour ce type de projet.

Resituons l’initiative de l’An zéro dans notre contexte politique. Les désastres climatiques et écologiques de cinq siècles de colonisation de la Terre par le capitalisme et les impasses de notre système politique verrouillé se révèlent chaque jour plus dramatiques (canicules, extinctions, inégalités, répression des revendications sociales et climatiques). Dans ce contexte d’effondrement, ce qui inquiète nos dirigeants est que le peuple, la jeunesse, le mouvement climat, comprenant que le pouvoir actuel est au service du seul monde de l’économie, passent à des modes d’action de plus en plus désobéissants et radicaux. [5] Face à ce danger, certains cherchent à faire émerger un « mouvement » de transition qui rende « l’écologie » compatible avec l’essentiel de l’ordre économique et politique actuel. L’opération vise à capturer un vivier électoral sincèrement « écolo », tout en restant durablement inoffensif pour les intérêts et pouvoirs économiques qui polluent et détruisent la planète.

Comment éviter que tout « transitionne » en rond, sans que rien ne change vraiment ? Il est désormais évident que le maintien du productivisme, du niveau d’inégalité régnant aujourd’hui et du commerce mondial libre-échangiste, ne sont tout simplement pas compatibles avec celui de la vie humaine et non-humaine sur terre. Avec leur mot d’ordre « tout commence maintenant », les initiateurs du festival l’An zéro semblent orchestrer la confusion pour mieux nous faire oublier qui sont les responsables du désastre en marche.

On s’interroge devant le rôle trouble joué dans les derniers mois par certains acteurs de ce festival, comme ces visiteurs du soir de l’Élysée et des ministères avec leur « assemblée de citoyens tirés au sort afin de faire des propositions sur la transition écologique », qui auront bien aidé Emmanuel Macron à sortir de la crise des gilets jaunes [6]. Face à la légitime colère des gilets jaunes, ces « gilets citoyens » se sont mis au service d’un pouvoir qui dans le même temps méprisait, insultait et mutilait dans la chair sa propre population. Macron, largement isolé politiquement, aura trouvé ainsi une nouvelle manière de rebondir. Que penser encore de la convergence de visée et de langage entre La Bascule (qui affirme vouloir susciter des listes « citoyennes » aux municipales ») et les députés LREM qui ont récemment signé dans Le Monde une tribune intitulée « L’écologie est au coeur de l’acte II du quinquennat » ? [7] Et comment ne pas s’interroger aussi quand Maxime de Rostolan présente son An zéro dans ces termes : « Il y aura plusieurs villages thématiques avec de nombreux intervenants. Des entreprises par exemple, mais aussi des philosophes, des débats, des conférences. On veut aussi mettre en place de nombreux ateliers de réobéissance civile (...) » [8].

Dans les prochaines semaines, pour « transitionner » au-delà du désastre capitaliste, allons faire du woofing chez des paysan.ne.s hors des normes de l’agro-business, allons nous former à la désobéissance au camp climat de Kingersheim, lutter à Bure pour soutenir ceux qui résistent à l’enfouissement des déchets nucléaires, à Ende Gelände en Allemagne contre le charbon, au Contre-G7 ou aux actions d’Extinction Rebellion, soutenons les luttes contre l’extractivisme et contre les grands projets, accueillons les migrants !

Faisons un rêve : et si les invité.e.s du festival décidaient de ne pas se laisser duper par une écologie cooptée par le macronisme et les pouvoirs économiques destructeurs de la Terre ? Et si les nouveaux militants et nouvelles arrivantes dans les mobilisations transition/climat n’accordaient leur énergie qu’à des initiatives basées sur un choix clair et franc de non-coopération avec l’actuel gouvernement comme avec toute entité économique qui participe à la destruction de la vie sur Terre ? Et si les leaders autoproclamé.e.s de l’écologie clarifiaient leur position ? Dans l’état actuel de la Terre et des sociétés, et après les échecs d’une écologie d’accompagnement de l’ordre politique et économique existant, il ne devrait plus être possible de se dire « écolo » tout en étant financé par une entité du type de Veolia, investisseur mondial dans les centrales à charbon et dans les entreprises d’extraction . [9]

Premiers signataires :

 Accueil Paysan
 L’Amassada

 Ambazada, ZAD Notre Dame des Landes
 Arrêt du Nucléaire Hérault (ADN34)
 Assemblée de défense du Marais, Caen
 L’Atelier Paysan
 Cerveaux non disponibles, média coopératif
 Collectif Gilets Jaunes « Enseignement Recherche »
 Collectif « Les sous-marins jaunes-nous ne sommes pas dupes »
 Collectif "Plein le dos". Pour une mémoire populaire.
 Comité Adama
 Désobéissance Ecolo Paris
 Désobéissance écolo Rennes
 Des rebelles d’Extinction Rébellion Bordeaux
 Extinction Rébellion PACA.
 FADEAR (Fédération des Associations de Développement de l’Emploi Agricole et Rural)
 Fondation Sciences Citoyennes
 Génération Climat (Bruxelles)
 Gilles Jaunes Rungis, Ile de France
 Gilets Jaunes Place des Fêtes, Paris
- Institut Momentum
 Kachinas, Laboratoire d’écologie politique, Liège
 Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle
 MIRAMAP (Mouvement des AMAP)
 Naturalistes en lutte
 Nature et Progrès
 Observatoire du nucléaire
 Rennes en lutte pour l’environnement
 RISOMES (Réseau d’Initiatives Solidaires, Mutuelles et Ecologiques)
 Sources et rivières du Limousin
 Stop nucléaire 26-07
 Solidarité Paysan
 Terre de Liens
 Les Terrestres
 Union Syndicale Solidaires

 [2] Voir Léo Coutellec, « Ils ont 20 ans pour sauver le capitalisme » https://www.terrestres.org/2019/07/19/ils-ont-20-ans-pour-sauver-le-capitalisme/ et « Maxime de Rostolan, l’entrepreneur vert », https://josephinekalache.wordpress.com/2018/01/03/maxime-de-rostolan-lentrepreneur-vert/

[3http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/notebanquescharbon261118.pdf

[4https://fermesdavenir.org/fermes-davenir/a-propos/nos-partenaires

[5https://www.politis.fr/articles/2019/07/des-jeunes-en-greve-pour-le-climat-expriment-leurs-inquietudes-au-sujet-du-festival-lan-zero-40634/

[6] Voir par exemple https://reporterre.net/Comment-Cyril-Dion-et-Emmanuel-Macron-ont-elabore-l-assemblee-citoyenne-pour-le-climat.

[7https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/07/03/l-ecologie-est-au-c-ur-de-l-acte-ii-du-quinquennat_5484609_3232.html : « Les élections municipales constituent une opportunité formidable : il s’agit de faire souffler un vent nouveau pour accélérer la transition écologique, pour tous et par tous. Notre mouvement s’attache à travailler en lien avec les experts issus de la société civile et les citoyens qui s’engagent à déployer des solutions concrètes en faveur du développement durable »

[8https://www.lamontagne.fr/gentioux-pigerolles-23340/loisirs/l-an-zero-un-festival-ecolo-de-masse-se-precise-a-gentioux-pigerolles-creuse-fin-aout_13572941/

[9http://www.fondation-nature-homme.org/fondation/ils-nous-soutiennent/nos-entreprises-partenaires/veolia

 

Publié le 28/07/2019

 

Canicule : une sécheresse mal gérée par le pouvoir et l'agriculture intensive

(site politis.fr)

Ni les climatiseurs ni le gouvernement ne peuvent régler les conséquences du réchauffement climatique et sauver la biodiversité menacée.

Depuis le dimanche 21 juillet, environ 10 millions de climatiseurs individuels se sont mis ou remis en route sur le territoire français. Sans compter les installations intégrées dans les nouvelles constructions. Malgré un prix moyen de 300 à 500 euros, les climatiseurs mobiles utilisés, selon les aveux des constructeurs, servent au maximum une quinzaine de jours par an. 

Ce n’est pas leur seul défaut. D’abord, s’ils fournissent de l’air frais, ils rejettent à l’extérieur de l’air chaud, entraînant une surchauffe urbaine de 1 à 2 degrés en moyenne. Ensuite, ils laissent échapper dans l’atmosphère un fluide frigorigène (en général un hydrofluorocarbure), un gaz qui est entre 1 100 à 1 300 fois plus réchauffant pour l’atmosphère que le CO2 responsable des désordres climatiques actuels. Enfin, ils sont impuissants à rafraîchir les millions d’appartements et maisons individuelles considérées comme des passoires thermiques, tout en augmentant considérablement le montant des factures d’électricité, essentiellement d’origine nucléaire. 

Les périodes de canicule induisent donc des effets qui contribuent aux réchauffements. Pourtant, il se vend chaque année entre 300 000 et 400 000 des ces engin.

L'agriculture paysanne menacée

La sécheresse qui affecte actuellement 73 départements compromet les activités agricoles traditionnelles, qu’il s’agisse des fruits ou des légumes de saison. Pour prendre conscience du désastre, il suffit de faire le tour des modestes exploitations maraichères, qui alimentent les petites villes qu’elles entourent et les marchés de province. D’autant plus que ces maraichages se révèlent incapables également, et ce depuis au moins deux mois, de fournir les plants de salades, de choux et d’autres légumes, dont ont besoin les jardins familiaux qui permettent à des millions de familles de faire des économies, qu’il s’agisse de consommation immédiate ou de mise en conserves pour l’hiver à venir. 

Les rares plantes qui réussissent à pousser sont rapidement grillées. D’autant plus que les préfectures ou les mairies prennent des arrêtés d’interdiction d’arrosage qui touchent tous les usagers. Les petits comme les gros exploitants agricoles. Comme s’il était possible de comparer ceux qui parcourent leurs jardins un arrosoir à la main et les céréaliers qui pompent l’eau dans les nappes ou dans les cours d’eau déjà à moitié à sec.

Les promesses financières impuissantes

À ceux là et aux gros maraichers le gouvernement promet un milliard d'euros d’avances (remboursables). « Comme si cet argent pouvait être semé, râle un maraicher du Loiret. Et il faudra des années pour réparer les dégâts, si je ne fais pas faillite avant. Ce ne sera pas le cas des agriculteurs industriels qui cultivent du maïs ou des tournesols sur des terres qu’il faut arroser en permanence. » Il suffit d’ailleurs de traverser la Beauce pour s'apercevoir que les exploitations qui pratiquent ces cultures ne respectent même pas les interdictions, et dispersent des jets d’eau dont 90 % s’évaporent en touchant le sol.

Ensuite, le manque d’eau aux périodes habituelles entraine une hécatombe dans la petite faune sauvage, qu’il s’agisse des oiseaux que l’on trouve morts un peu partout dans les jardins, sur les chaussées et dans la campagne, car ils ne trouvent plus à boire. Même mortalité importante chez les lapins, les hérissons, les renards, les écureuils, les grenouilles ou les crapauds. L’obstination impuissante des merles, par exemple, à extraire des insectes ou des vers d’une terre dure et desséchée en est une illustration permanente au cœur d’une végétation jaunie ou morte. Quant aux arbres, ils sont en apparence plus résistants, malgré les feuilles séchées qui parsèment les sols. Pourtant, ils subissent un stress hydrique qui les tuera au bout de quelques années. C’est ce que craignent les forestiers et les arboriculteurs. Des professionnels qui dénoncent aussi la multiplication sur les rivières des « plans d’eau » touristiques, des barrages dont l’eau s’évapore et se réchauffe en privant les poissons d’oxygène.

Contrairement aux idées reçues, la France ne manque pas de pluies. Mais en raison du dérèglement climatique, elle tombe plus violemment et sur des terres qui ne l’absorbent plus, ce qui réduit l’approvisionnement des nappes souterraines. D’ailleurs, les relevés de Météo France le montrent et rappellent par exemple qu’en 2018, la pluviosité a été légèrement excédentaire…


par Claude-Marie Vadrot
publié le 22 juillet 2019

 

Publié le 03/07/2019

Comment des pesticides interdits en Europe se retrouvent dans nos jus, notre café et nos assiettes via le Brésil

par Guy Pichard (sitebastamag.net)

Champion du monde de la consommation de pesticides, le Brésil semble vouloir conserver son titre si peu honorifique avec le président Bolsonaro aux commandes. Le consommateur européen pourrait regarder cela de loin, se pensant à l’abri derrière les normes sanitaires plus restrictives de son continent. En fait, cela nous concerne aussi directement. Car des pesticides interdits en Europe continuent d’y être fabriqués puis sont exportés vers le Brésil, qui nous les renvoie ensuite parmi les tonnes de soja, de café, de raisin, ou d’oranges importées chaque année du Brésil vers la France et le reste de l’Europe. Explications.

239 pesticides supplémentaires ont été légalisés et mis sur le marché au Brésil depuis l’arrivée au pouvoir du président d’extrême-droite Jair Bolsonaro, le 1er janvier 2019. Plus d’un par jour ! Un record qui vient s’ajouter à celui d’être le premier consommateur de pesticides au monde, avec plus de 500 000 tonnes par an. En 2017, le Brésil représentait même 18 % du marché mondial des pesticides. La très importante présence de groupes agricoles industriels et de leurs lobbys jusqu’au sein du parlement brésilien explique cette course folle. Mais à quel prix ? Une personne meurt presque tous les deux jours au Brésil intoxiquée par les pesticides [1]. Évidemment, les travailleurs agricoles sont les plus exposés. Un drame sanitaire que la nouvelle ministre de l’Agriculture brésilienne, Tereza Cristina da Costa, explique par le fait que, selon elle, « les travailleurs agricoles font un mauvais usage des produits ».

Avant d’entrer au gouvernement de Bolsonaro, Tereza Cristina da Costa dirigeait l’association des « ruralistes » au Parlement brésilien. Ce groupe rassemble députés et sénateurs qui portent les intérêts de l’agrobusiness. Dans la même veine, la ministre a défini les pesticides comme « une sorte de médicament », et ajouté que « les plantes sont malades et nécessitent ces médicaments ». Mais d’où viennent ces soi-disant médicaments qui tuent les travailleurs agricoles et que le Brésil asperge sur ses terres par centaines de milliers de tonnes ? Une partie de ces pesticides est produite sur le continent européen, par des entreprises européennes, puis exportée au Brésil. Certains de ces produits ne sont destinés qu’à l’exportation. Cela pour une raison simple : ils sont tellement toxiques que leur utilisation est interdite en Europe.

La route des pesticides toxiques : de l’Europe au Brésil, puis du Brésil à l’Europe

« Beaucoup de groupes industriels vendeurs de produits pesticides sont européens. Or, une grande partie des produits qu’ils vendent au Brésil est interdite dans leur propre pays », explique Larissa Mies Bombardi, géographe et professeure à l’Université de São Paulo. Elle étudie depuis près de dix ans la question des pesticides dans son pays. À partir des données des importations de pesticides au Brésil, de leur utilisation dans les différentes régions et pour les différentes cultures, et des données d’exportations de ces produits, elle a élaboré un Atlas des usages des pesticides au Brésil, et leurs connexions avec l’Europe. Un travail inédit pour alerter l’opinion publique européenne et brésilienne sur la dangerosité des nombreux produits consommés et exportés par son pays vers notre continent.

Toutes les données et chiffres de son recueil viennent de sources publiques. « L’idée de cet atlas est de dénoncer les contradictions de ce système », poursuit-elle. Car, en matière de pesticides comme de matériel militaire, l’Europe n’est pas avare d’hypocrisie. Ainsi, cette année, le Royaume-Uni a fourni aux agriculteurs brésiliens plus de 200 tonnes de paraquat, un herbicide interdit en Europe depuis 2007 [2]. « Des études ont prouvé que l’exposition chronique au paraquat pouvait provoquer à long terme les dommages suivants : altération des fonctions pulmonaires, dermatose de la peau, maladies neuro-dégénératives », souligne l’ONG suisse Public Eye au sujet des effets toxiques de ce produit. De même, l’Italie a vendu au Brésil en 2019 plus de 200 tonnes d’un herbicide interdit dans l’Union européenne depuis 2004 : l’atrazine. Pour un montant d’un peu plus de 750 000 dollars (660 000 euros) [3].

Au moins 25 substances toxiques interdites en Europe vendues par Bayer et BASF au Brésil

L’Allemagne n’est pas en reste, avec comme têtes de gondole les deux géants de la chimie Bayer et BASF. De 2016 à 2019, les deux firmes ont vu leurs ventes de pesticides interdits en Europe mais destinés au Brésil bondir : +50 % de ventes pour Bayer et + 44 % pour BASF. Au moins une douzaine de substances toxiques interdites en Europe sont vendues par Bayer au Brésil, sous différentes marques de pesticides [4]. « En 2016, j’avais entrepris d’examiner les produits que Bayer vend au Brésil. Nous avons renouvelé cet examen trois ans plus tard. Résultat : le nombre de produits que Bayer vend au Brésil et qui sont interdits dans l’Union européenne n’a pas diminué, mais a au contraire augmenté entre 2016 et 2019 », signalait l’activiste allemand Christian Russau en avril 2019 devant les actionnaires de Bayer lors de l’AG annuelle de la multinationale chimique. Christian Russau est membre de l’Association des actionnaires critiques (Dachverband Kritische Aktionäre), un groupe d’activistes allemands qui tente d’alerter sur les méfaits des entreprises allemandes en matière environnementale, de paix, de conditions de travail. Il est aussi fin connaisseur du Brésil [5].

L’ONG allemande a réalisé le même travail pour l’autre grande entreprise allemande qui vend des pesticides au Brésil, BASF. Les conclusions sont similaires. En 2016, BASF a vendu au Brésil neuf pesticides bannis dans l’Union européenne. En 2019, ce nombre est monté à treize.… [6]

Quand la France interdit l’export de pesticides toxiques, la ré-autorise, puis l’interdit à nouveau

En France, un article de la loi agriculture votée en octobre 2018 a interdit, à partir de 2022, l’exportation de pesticides prohibés sur le sol national. Mais les sénateurs sont revenus sur cette mesure dans la loi Pacte, au printemps, jugeant que les producteurs français de pesticides pouvaient continuer à vendre à des pays du Sud des produits trop toxiques pour être autorisés en Europe. Finalement, le Conseil constitutionnel, sur demande des députés de gauche, a retoqué ce retour en arrière, et confirmé l’interdiction d’export de ces substances [7].

Au final, plus d’un tiers des pesticides utilisés au Brésil sont interdits en Europe, car trop nocifs pour la santé humaine. Sans être illégal, ce juteux commerce a de graves conséquences sur la santé des travailleurs agricoles et des consommateurs brésiliens. Il a aussi des conséquences sur nous, consommateurs européens. Car le Brésil exporte énormément de denrées alimentaires.

Un extrait de l’Atlas des agrotoxiques au Brésil : la carte des intoxications aux pesticides au Brésil entre 2007 et 2014.

Des dizaines de pesticides interdits utilisés pour cultiver les oranges, le soja et le café

Jus d’orange, café et soja. Voici le podium des produits les plus exportés par le Brésil vers les pays de l’Union européenne. Près de 80 % des oranges brésiliennes sont destinées à l’Europe, grande consommatrice de jus de fruits, et en particulier de jus d’orange (22 litre par personne par an en France [8]. Gênant, quand on sait que c’est le produit d’exportation le plus riche en résidus de pesticides : les normes brésiliennes en autorisent vingt fois plus que celles en vigueur en Europe !

Au sujet du café, 25 % des pesticides utilisés pour sa culture au Brésil sont interdits en Europe. Or, la France a importé en 2016 près de 90 millions d’euros de café brésilien. Et l’Allemagne, premier importateur de café brésilien en Europe, plus de 850 millions d’euros. La culture du café au Brésil utilise 30 substances toxiques qui sont interdites en Europe, comme le paraquat. Plus de 30 pesticides interdits en Europe sont aussi aspergés au Brésil pour la culture du soja dont, encore une fois, le paraquat.

 

Cultivé de manière intensive et en partie responsable de la déforestation de l’Amazonie, le soja brésilien est transgénique à 98 %. Les cultures OGM étant bannies en Europe, il est donc interdit à la consommation à destination des humains, mais autorisé pour nourrir les animaux, comme les poules, les porcs ou encore les bovins qui produisent notre lait. Ainsi, en 2016, la France et l’Allemagne ont chacune importé pour plus de 600 millions d’euros de soja brésilien [9]. Les normes locales autorisent par ailleurs dans le soja brésilien 200 fois plus de résidus de glyphosate – qui n’est pas encore interdit en Europe - que dans celui de notre vieille Europe. « Dans une grande partie du soja importé depuis le Brésil, on peut être certain de la présence de glyphosate », note Larissa Mies Bombardi.

« L’Union européenne doit de toute urgence renforcer ses contrôles sur tous les produits issus du Brésil et militer pour leur harmonisation mondiale, s’alarme la chercheuse. Les lois de l’UE concernant les produits exportés sont aléatoires et il n’existe pas de sanctions si les produits ne sont pas conformes. Quand un lot est au-dessus des normes autorisées, il sera rendu mais on continuera d’acheter ce produit », explique-t-elle. Un constat inquiétant au moment où un accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay) vient d’être conclu, en dépit de l’impératif climatique, des oppositions et des protestations.

En Suède, une chaine de supermarché retire les produits brésiliens de ses rayons

L’usage des pesticides n’étant pas au cœur des préoccupations des négociations actuelles, la solution passe pour Larissa Mies Bombardi par le fait de forcer les producteurs agricoles brésiliens en les tapant au portefeuille. « Le consommateur français doit éviter d’acheter des produits brésiliens et exiger un contrôle plus rigoureux de ces derniers. À court terme, c’est toujours mieux de privilégier les produits bio », conseille-t-elle.

En Suède, une chaine de supermarché a pris l’initiative de retirer tous les produits brésiliens de ses rayons et de ne plus en commercialiser tant que la politique agricole du président Bolsonaro serait autant basée sur les pesticides [10]. Le PDG de cette entreprise de supermarché, Paradiset, Johannes Culberg, a même expliqué ce choix fort via une vidéo sous-titrée en portugais qui a fait beaucoup de bruit de l’autre côté de l’Atlantique.

Au Brésil, « dans dix ans la principale cause de mortalité sera le cancer »

Si l’Europe est sous la menace de ses propres pesticides, qu’elle a interdit sur son sol, la situation au Brésil est encore bien plus grave. Sur le territoire brésilien, 5000 fois plus de résidus de pesticides sont permis dans les aliments et l’eau courante ! Laver ses fruits, se doucher et même cuisiner peut donc être source de forte exposition à ces produits toxiques... Même l’eau en bouteille peut potentiellement être contaminée car les nappes phréatiques pourraient aussi être polluées, selon Larissa Mies Bombardi.

Les habitants des zones rurales sont encore plus exposés. Dans l’État du Mato Grosso, une étude de l’université fédérale a montré que dans les municipalités situées à proximité de champs de soja, maïs et coton, le taux de cancers de l’estomac, de l’œsophage et du pancréas était 27 fois supérieur à celui de villes non exposées. « Dans dix ans, la principale cause de mortalité au Brésil sera le cancer », alerte Larissa Mies Bombardi.

Guy Pichard, avec Rachel Knaebel

Photo de une : © Guy Pichard

Voir : Atlas dos Agrotóxicos (en portugais) et en anglais A Geography of Agrotoxins use in Brazil and its Relations to the European Union.

Notes

[1] Voir cet article du journal Globo, qui chiffre à 164 le nombre de personnes décédées en 2017 à la suite d’une exposition aux pesticides.

[2] Voir une description du paraquat sur le site de l’ONG suisse Public Eye.

[3] En 2017, ce sont 1340 tonnes d’atrazine qui ont été vendues par l’Italie au Brésil.

[4] Notamment : carbendazim, cyclanilid, ethiprole, ethoxysulfuron, fenamidone, indaziflam, ioxynil, oxadiazon, propineb, thidiazuron, thiodicarb, thiram…

[5] Christian Russau a écrit un livre entier sur les méfaits des entreprises allemandes au Brésil.

[6] Voir ce texte de Christian Russau, en portugais, de mai 2019, sur le site de la Campagne permanente contre les agrotoxiques.

[7] Voir la décision du Conseil constitutionnel ici, dans la section « Sur les articles 17 et 18 ».

[8] Selon les chiffres de l’Union nationale interprofessionnelle des jus de fruits (Unijus).

[9] Source : Atlas dos Agrotóxicos.

[10] Voir cet article du Guardian.

 

Publié le 25/06/2019

La construction d’une centrale thermique polluante et d’un gazoduc suscite la contestation en Bretagne

par Manon Deniau (site bastamag.net)

Des citoyens et associations environnementales s’opposent à la construction, dans le Finistère en Bretagne, par une filiale de Total, d’une centrale électrique à gaz de 450 mégawatts, accompagnée d’un gazoduc de 111 km de long pour l’alimenter. Des travaux préparatoires ont commencé fin janvier, mais les militants continuent de se mobiliser malgré des amendes, et même des gardes à vue. Le début du chantier est programmé en septembre, tandis que des procédures sont toujours en cours. Pourtant, en Bretagne, bien d’autres alternatives aux énergies fossiles existent. Basta ! s’est rendu sur place.

Des klaxons appuyés retentissent dans la zone d’activités du Vern à Landivisiau, dans le Finistère, en ce tout premier dimanche de juin. Les automobilistes encouragent le groupe installé sur le petit coin d’herbe à côté du rond-point. Des irréductibles gilets jaunes bretons ? Non, plutôt des habitants verts de rage qu’une centrale électrique à gaz se construise à quelques centaines de mètres de là, dans la zone d’activités de cette commune de 9000 âmes, à 40 kilomètres de Brest. Deux tables en formica et deux couvertures ont été installées pour le pique-nique mensuel tenu depuis 2012 par le collectif « Landivisiau dit non à la centrale ! ».

L’ambiance est bon enfant, mais depuis que les travaux préparatoires à la construction de la centrale ont commencé fin janvier, la tension est montée d’un cran entre manifestants et forces de l’ordre [1]. Le 23 février, huit personnes ont été interpellées après un rassemblement de 900 opposants. Cinq jours plus tard, le président de l’association environnementale Force 5, qui lutte contre le projet depuis plusieurs années, est placé en garde à vue pendant sept heures, alors qu’il participait à un « sit-in » sur la route qui longe le site. « 25 gendarmes nous ont foncé dessus. A trois ou quatre, ils enlèvent mon k-way, me menottent et me traînent sur dix mètres », raconte Jean-Yves Quéméneur, qui sera jugé en janvier 2020 pour « entrave à la circulation ». D’autres ont écopé d’amendes pour « klaxonnement intempestif ». Pour autant, pas question de baisser les bras. « Jamais le projet ne va voir le jour ! Jamais ! », martèle Jean-Yves Quéméneur derrière les deux lignes de barrières qui le séparent des vigiles surveillant les onze hectares de terrain, caméras portables sur l’abdomen.

« On ne peut pas se réclamer de l’accord de Paris quand on continue à construire des centrales à gaz ! »

Initialement prévue pour entrer en fonctionnement à l’hiver 2016-2017, la centrale électrique à gaz n’est toujours pas sortie de terre. « Force 5 a rapidement amené l’affaire au tribunal », raconte Jean-Yves Quéméneur, affublé d’un coupe-vent vert foncé et d’un short en jean. Le groupe a porté de multiples recours sur le plan environnemental mais à chaque fois leurs arguments ont été rejetés. Le 25 février 2019, heureuse surprise pour l’association : le conseil d’État (que l’association saisit systématiquement quand elle perd devant les tribunaux) a reconnu son intérêt à agir. Ce 14 juin, la cour administrative d’appel de Nantes a donc examiné la demande d’annulation de l’arrêté signé par le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie six ans plus tôt, qui autorise la société Direct énergie – rachetée par Total – à exploiter la centrale. La décision est attendue pour les premiers jours de juillet.

« Cette affaire est bidon, estime Alexandre Faro, avocat, qui représente l’association. Le besoin d’électricité va baisser grâce aux nouvelles techniques qui permettent de moins consommer et la population de la Bretagne n’augmente pas non plus énormément. » Ce sont ces arguments que la Région Bretagne utilise pour justifier le projet. Inclus dans le pacte électrique breton signé en 2010 par Jean-Yves Le Drian, alors président de région, le projet de centrale de Landivisiau veut « sécuriser l’approvisionnement » sur le territoire. Objectif : éviter un « black-out », risque d’une coupure généralisée de courant au cours de l’hiver, moment où la demande est très forte en Bretagne, région sur-équipée en chauffages électriques. « Ce black-out n’a pour l’instant jamais eu lieu !, rétorque Alexandre Faro. On ne peut pas se réclamer de l’accord de Paris quand on continue à construire des centrales à gaz ! »

Gaz à effet de serre et oxyde d’azote

D’après l’étude d’impact, si l’usine fonctionne presque toute l’année, elle produirait 1,5 million de tonnes de gaz à effet de serre et 1100 tonnes d’oxyde d’azote, notamment. De quoi inquiéter les opposants, qui dénoncent un risque industriel et sanitaire. « Mes parents habitent entre le clocher et ici, montre Thibault, en pointant du doigt l’édifice visible depuis la parcelle où ont lieu les travaux. Entre les deux, il y a un stade multi-sports, deux collèges, deux lycées, une école primaire et une maternelle. » Juliette, sa compagne, ne voit pas l’utilité de la centrale : « Nous devons aller vers une baisse de notre consommation électrique, pense-t-elle. La France exporte énormément sa production [NDLR : premier pays exportateur en Europe en 2018]. Si elle en a vraiment besoin, qu’elle l’utilise ! Il faut changer de système économique. On va droit dans le mur. »

Au niveau mondial, les réserves actuelles de gaz naturel sont estimées à 55 ans. Les opposants s’insurgent aussi contre la subvention annuelle de 40 millions d’euros que L’État donnera à Total pendant vingt ans, à partir de sa mise en service. La Bretagne et ses alentours sont pourtant une terre d’alternatives en matière d’énergies renouvelables et de non recours aux hydrocarbures, du village de Trémargat aux parcs éoliens citoyens, en passant par le potentiel sous-exploité des énergies marines ou au projet de salariés et syndicalistes pour transformer leur centrale à charbon.

Ils s’attaquent également à un autre volet : la construction du gazoduc de 111 kilomètres qui alimentera la centrale et qui traversera plusieurs cours d’eau, une zone Natura 2000 et six zones humides, ainsi que des terres agricoles. Les engins vont venir sur l’exploitation familiale de l’apiculteur Matéo Millécamps. « Le gazoduc traverserait deux parcelles, explique l’apiculteur de 22 ans. Il y aura la construction mais aussi la maintenance et je ne veux pas être dérangé continuellement ! » Dans une zone de dix mètres autour, les propriétaires ne peuvent édifier aucune construction durable ni planter aucun arbre, ce qui bloquerait le projet de son associé, Ernest Delacour, qui compte faire pâturer 250 moutons et replanter des haies.

Décision du tribunal début juillet

Aucun agriculteur ne soutient la centrale, selon Matéo Millécamps : « Sur les 45 rencontrés, il n’y en a qu’un seul qui se montre favorable au projet. Le reste est contre mais ne sait pas comment agir. » Lui a déjà contacté l’association Eaux et rivières de Bretagne pour voir quels recours porter. « Si ce projet se fait et que je n’ai rien fait pour l’arrêter, alors que cela se passe sur les terres de mon grand-père, je ne pourrais plus jamais me regarder dans la glace ! », jure celui qui devient le moteur de la contestation agricole. Le temps presse avant que la construction de la centrale commence, en septembre prochain.

Jeudi 6 juin, quatre militants dont Jean-Yves Quéméneur ont rencontré le président régional Loïg Chesnais-Girard, en marge de l’évènement institutionnel Breizh COP, qui réunit collectivités territoriales, associations et entreprises dans le but d’imaginer les « transitions écologique, économique et sociétale » en Bretagne. La Région, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, a « pris acte » de leurs revendications mais ne souhaite pas se prononcer sur un dossier qui relèverait de l’État, font savoir les militants après le rendez-vous. Maître Alexandre Faro en est sûr. Cette affaire, ils la gagneront devant la justice. Si le tribunal administratif rejette leur requête, ils iront devant le conseil d’État. Prochaine étape donc, début juillet, quand le tribunal rendra sa décision.

Manon Deniau

Publié le 18/05/2019

« Les plantes sont extraordinaires : c’est un modèle décentralisé dont tous les membres participent à la décision »

par Olivier Favier (site bastamag.net)

Quand Stefano Mancuso fonde le laboratoire de neurobiologie végétale en 2005, parler d’« intelligence des plantes » scandalise encore une large part de la communauté scientifique. Pour ce botaniste, tout dépend de la définition du mot : les plantes n’ont pas de système nerveux central, mais ont une « capacité à résoudre des problèmes ». L’animal réagit aux difficultés en changeant d’environnement, la plante doit les surmonter. En étudiant ces stratégies, Stefano Mancuso veut non seulement changer notre regard sur les plantes, mais aussi utiliser ces connaissances pour stimuler l’innovation et résoudre des problèmes qui menacent désormais l’humanité entière.

Basta ! : Je voudrais revenir sur une première expérience que vous proposez durant vos conférences. Vous projetez la photographie d’une forêt et demandez au public ce qu’il voit. Il indique alors invariablement l’animal qu’on aperçoit dans l’image : un cheval, un lion, un singe. Si vous présentez en revanche une forêt sans animal, le public répond aussitôt qu’il n’y a rien à voir. Par cet exemple, vous montrez que nous ne sommes pas habitués à considérer les plantes. Elles représentent pourtant 85 % de la biomasse de la planète. Mais leur organisation est complètement différente de la nôtre, qui est pyramidale, avec un cerveau qui commande...

Stefano Mancuso : Tout ce que nous construisons au niveau de nos organisations sociales est bâti sur le modèle du corps animal. Or les animaux – humains compris – ne représentent que 0,3 % de la vie sur la terre, bien moins que les trois autres catégories que sont les végétaux, les champignons et les êtres monocellulaires. L’écrasante majorité des êtres vivants utilise des modèles différents du nôtre, qui est très fragile. Il suffit d’enlever la tête et toute l’organisation s’écroule. Il y a eu des empires, comme ceux des Aztèques et des Incas, des civilisations très avancées, dont l’organisation reposait exclusivement sur l’Empereur. Il a suffi aux Espagnols de s’attaquer à ce dernier pour que tout le système s’écroule instantanément.

Par son organisation horizontale, une plante survit même si, par exemple, un animal mange ou détruit une partie de son corps, quand un animal meurt dès qu’un de ses organes vitaux ou son cerveau sont ôtés ou détruits. Comment ce modèle peut nous inspirer dans l’organisation des sociétés humaines ?

Dans le modèle du corps animal, le lieu où le problème doit être résolu est très éloigné de celui où les décisions sont prises. Imaginons par exemple une organisation mondiale, il y en a beaucoup aujourd’hui. Disons qu’elle a son siège aux Nations-Unies. Elle doit prendre une décision sur un problème en Europe ou en Asie. Les informations qu’elle aura seront nécessairement partielles, et elles n’auront jamais ce degré de détail des informations obtenues sur place. Gardons toujours l’exemple de cette organisation mondiale, où toutes les décisions sont prises par un conseil d’administration d’une dizaine de personnes. Cela n’arrive jamais dans la nature. Si en revanche toutes les personnes qui travaillent dans cette organisation ont la possibilité de proposer des solutions, celles-ci seront nécessairement plus justes.

C’est ce que racontait déjà le « théorème du jury » de Condorcet, mathématicien et homme politique français, à la fin du 18ème siècle à propos de la décision à prendre pour un condamné. Selon Condorcet, plus grand est le nombre des personnes qui composent le jury, plus grande est la probabilité que la décision prise soit correcte. Nous ne parlons pas de politique ou d’éthique, mais de mathématiques. C’est pourquoi dans la nature toutes les organisations sont faites de manière à ce que tous ses membres participent à la décision.

Pourrions-nous penser à construire nos modèles ainsi ?

Bien sûr. C’est parfois le cas. La structure physique d’internet est conçue comme une plante. Prenons l’exemple de Wikipédia : dans les encyclopédies classiques, il y a la direction générale, puis celles des différents secteurs, puis des spécialistes pour chaque sous-secteur, bref une pyramide de personnes. Ces encyclopédies produisent en général un volume tous les deux ou trois ans. Wikipédia en anglais a produit en dix ans l’équivalent de 38 000 volumes de l’Encyclopædia britannica. On pourrait penser que la qualité des informations s’en ressent, mais c’est faux. Une étude comparative a montré que les informations sont plus détaillées, approfondies et mises à jour que dans l’encyclopédie papier.

C’est une organisation complètement décentralisée qui bénéficie d’un contrôle mutuel permanent. Je ne connais rien en physique, et je pourrais écrire que les ondes gravitationnelles sont les soupirs des fées. Personne ne m’empêche de le faire. Une minute plus tard cependant, mille physiciens effaceront mon apport et écriront ce qu’est vraiment une onde gravitationnelle. Un chef n’est pas nécessaire pour dire que ce qui est écrit est faux. C’est un jeu continuel de la démocratie.

On peut utiliser cela aussi dans le domaine économique. Prenons le cas de la Morning Star Company, qui transforme environ un quart des tomates produites en Californie et répond à 40 % de la demande étasunienne dans ce secteur. Elle n’a pas de manager. En moyenne, dans les entreprises, le management représente 30 % des dépenses ; et le reste des effectifs est appelé employés, ou même dipendenti en italien, ce qui veut dire qu’elles dépendent de ceux qui sont au-dessus d’eux. C’est une terminologie qui détermine le caractère subalterne du travailleur. Dans le cas de la Morning Star Company, le terme utilisé est celui de « collègue ». Cela ne veut pas dire que dans cette entreprise toute le monde a le même salaire. Il n’y a simplement pas d’échelle de rémunérations en fonction d’une hiérarchie des postes, mais selon une évaluation publique des capacités. En d’autres termes il y a des règles mais elles sont différentes.

Dans votre livre L’intelligence des plantes, publié en français en 2018, vous évoquez Darwin, que vous considérez comme l’un des plus grands savants de l’Histoire. Vous expliquez que son intérêt pour les plantes est aussi considérable que méconnu. De lui, à la fin du 19ème siècle, on se souvient d’une lecture partiale et controversée : le darwinisme social. À cette théorie, Pierre Kropotkine répond par le concept d’ « entraide », lui aussi facteur d’évolution. Comment s’opère l’évolution chez les plantes ? S’agit-il seulement de sélection, ou retrouvons-nous différents mécanismes, parmi lesquels une forme de solidarité ?

En général, nous croyons que l’évolution est une sorte de lutte pour la sélection du meilleur. C’est une lecture inventée par les darwinistes sociaux, qui va donner naissance à toute une série d’horreurs, comme l’eugénisme. Pour Darwin, le processus de l’évolution sélectionne non le meilleur mais le plus adapté, ce qui est complètement différent. Kropotkine, qui était un théoricien de l’anarchisme mais aussi un grand biologiste, écrit un livre pour réfuter les stupidités du darwinisme social. Ce qu’il appelle « l’entraide » est une des formes fondamentales de l’évolution. Il avait raison, même si nous lui donnons un autre nom, par exemple la « symbiose ».

On a découvert que la « symbiose », c’est-à-dire ce processus par lequel deux êtres vivants s’unissent pour tirer profit l’un de l’autre est l’un des grands moteurs de l’évolution : la cellule est née de la symbiose entre deux bactéries. L’union, la communauté, est une force beaucoup plus puissante que toute autre forme d’évolution.

De ce point de vue, les plantes sont extraordinaires. Elles ne peuvent pas se déplacer. Quand tu as des racines, tous ceux qui sont autour de toi sont fondamentaux. Une plante seule ne peut survivre, elle a besoin de communauté, mais aussi d’autres organismes. La plante entre en symbiose avec tous : bactéries, champignons, insectes, et même avec nous les hommes, par exemple quand nous mangeons du maïs et que nous emmenons cette plante partout dans le monde. La vie se fonde sur la création d’une communauté, non sur la sélection d’un meilleur hypothétique.

Parallèlement à votre laboratoire, vous avez créé une start-up, PNAT (acronyme pour Project nature), avec d’autres chercheurs. Ce think tank se définit comme « inspiré par les plantes ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Cette start-up produit des solutions technologiques qui sont en effet toutes inspirées par les plantes. Nous prenons des solutions végétales et nous les transposons. C’est le cas du plantoïde qui est un robot utilisé pour explorer le sous-sol. Au lieu de s’inspirer du modèle animal, il utilise des sortes de racines, car rien n’est aussi efficace pour la mission qu’il doit remplir. Celles-ci peuvent se déplacer en fonction des stimuli envoyés par les capteurs placés à leurs extrémités et contourner de la sorte une pierre ou une zone polluée. Les feuilles peuvent mesurer les différents paramètres de l’air ambiant. On imagine sans peine les applications qu’une telle machine peut avoir pour l’agriculture, la surveillance et la cartographie des terres.

Nous avons créé aussi la Jellyfish Barge, qui est une sorte de serre flottante, totalement autosuffisante, elle n’a pas besoin d’eau douce parce qu’elle dessale l’eau de mer, elle n’utilise pas le sol parce qu’elle flotte, et pour toute énergie elle n’a besoin que de l’énergie du soleil. Elle permet de produire suffisamment de fruits et de légumes pour huit personnes. La Jellyfish Barge a été primée à l’Expo de Milan en 2015, mais elle n’a pas encore inspiré d’applications concrètes hors de nos expériences.

Actuellement nous travaillons sur la purification de l’air à l’intérieur des espaces de vie. Nous passons 80% de notre temps dans des édifices dont la qualité de l’air est quatre ou cinq fois pire que celle du dehors. Pour purifier cet air, les plantes sont fondamentales.

En lisant La Révolution des plantes, votre second livre traduit en français, qui vient d’être publié chez Albin Michel, vous démontrez que les plantes sont non seulement intelligentes, mais aussi dotées de mémoire et d’une capacité d’apprentissage [1]. Ce sont toutes ces découvertes et redécouvertes qui vous ont inspiré le concept de « droits des plantes ». Mais dans une époque où les droits de tant de catégories de personnes sont niés ou remis en cause - je pense notamment à ceux des migrants - pourquoi jugez-vous important d’ouvrir ce nouveau front ?

Évidemment, parler du droit des plantes quand tant de personnes dans le monde n’ont pas de droits peut sembler une abomination. Pourtant, je crois que le processus des droits suit précisément celui de l’évolution. Au temps des Romains, le père de famille était le seul être vivant qui avait des droits. L’épouse et les enfants, pour ne rien dire des esclaves, étaient la propriété du père de famille. Puis certains pensèrent qu’on pouvait donner des droits au fils aîné et cela créa un scandale. Chaque fois qu’on parle d’élargir les droits à d’autres êtres vivants, la première réaction que nous avons est la stupeur. Mais comment ? Même les plantes ? N’exagérons pas.

Depuis lors, les droits se sont élargis aux femmes, pour les personnes d’origine différente, puis, en-dehors de la sphère humaine, pour les animaux. Je suis donc certain que nous donnerons aussi des droits aux plantes.

Pourquoi est-ce fondamental ? Parce que ce sont des êtres vivants et que tous les êtres vivants devraient avoir des droits. Par ailleurs, ce sont des plantes que dépend la vie des autres êtres vivants. Si de nombreuses espèces animales disparaissent, c’est infiniment regrettable, mais la survie de l’homme n’est pas compromise. Mais si les forêts disparaissent, nous risquons de disparaître nous aussi. Donner des droits aux plantes revient à donner des droits aux êtres humains.

Qu’est-ce que vous entendez par « droits des plantes » ?

Par exemple, les forêts devraient être déclarées intouchables. Elles devraient être considérées comme des lieux naturels de vie des plantes. Un autre droit que je considère fondamental est celui de ne pas les considérer comme des moyens de production. On dit que la façon dont nous élevons certains animaux est inhumaine, et que l’élevage industriel devrait être interdit. C’est juste. De la même manière, l’agriculture intensive et industrielle devrait être interdite. Si nous parvenions à cela, le bénéfice serait énorme. L’agriculture industrielle représente probablement 40% de l’impact humain sur l’environnement, plus que les transports par exemple, et nous n’en avons guère conscience. Quand on élargit les droits, tous les êtres vivants en profitent, sans exception.

Vous faites souvent référence au Club de Rome, qui, en 1972, décrivait avec précision le problème d’une société dont le modèle de croissance reposait sur une exploitation toujours plus importante de ressources limitées. En ce qui concerne la décroissance, la lenteur, le besoin de créer un autre rapport avec notre planète, il semble que l’Italie ait été capable de produire un discours radicalement nouveau, il y a cinquante ans, à travers certains intellectuels ou écrivains [2]. Pensez-vous que le discours que vous portez sur les plantes prolonge d’une part ces idées, et de l’autre fasse partie de ce grand laboratoire italien, dont on parle si souvent ?

Je pense que toute la partie qui concerne le fait de s’inspirer des plantes suit la même ligne de la grande discussion qui a commencé en Italie au début des années 1970 et qu’on nomme aujourd’hui le problème environnemental.

À l’époque, ce problème était d’ailleurs interprété de manière beaucoup plus correcte qu’aujourd’hui comme un véritable problème politique. Ce n’est pas une question qui regarde une frange de personnes qui aiment la nature. Non, l’environnement est l’unique question politique, une question très sérieuse dont dépendent toutes les autres. Il est clair qu’un modèle de croissance qui prévoit une consommation de ressources toujours plus importante n’est pas durable. C’est une idée d’une telle évidence et d’une telle banalité qu’elle fait douter de la capacité logique des hommes.

Je souhaite que le laboratoire italien qui a fonctionné comme avant-garde d’atrocités mais aussi de nouveautés intéressantes au cours du siècle dernier puisse cette fois encore avoir une prise réelle sur le reste du monde. Les chiffres sont très clairs : le protocole de Kyoto, les Cop 21 et 22 n’ont eu aucune influence sur la production croissante de dioxyde de carbone. Je pense que la seule possibilité sérieuse que nous ayons d’inverser cette courbe, c’est d’utiliser les plantes de manière correcte, par exemple en en recouvrant les villes. Le dioxyde de carbone est produit en ville, et c’est là que les plantes doivent l’absorber. Nos villes seraient aussi plus belles, plus saines, et cela aurait un impact positif sur la santé et la psyché des êtres humains. Il n’y a donc aucune raison de ne pas le faire.

Propos recueillis par Olivier Favier

Photo : Libertia, famille des iris, en Nouvelle-Zélande / CC James Gaither

Notes

[1] A ce sujet, Stefano Mancuso cite une expérience réalisée sur le mimosa pudique au 18e siècle par un élève du naturaliste français Jean-Baptiste de Lamarck. Cette plante, qui replie ses feuilles devant un danger, cesse de le faire si le stimulus est répété sans être accompagné d’une réelle agression. Si l’expérience est répétée après quelques mois, le mimosa conserve son comportement acquis et fait ainsi l’économie d’une réaction extrêmement coûteuse pour elle en énergie.

[2] Voir par exemple la lecture que fait Pier-Paolo Pasolini du nazisme comme totalitarisme consumériste dans son film Salò (1975) et sur sa banalisation dans notre société. Sur ce dernier point, il rejoint les lectures de Goffredo Parise et de Nicola Chiaromonte, toujours inaccessibles en français. On ne peut que mettre leurs lectures en parallèle avec celles produites ailleurs en Europe et aux États-Unis par l’école de Francfort, Herbert Marcuse, Jacques Ellul, Ivan Illich, Jean Baudrillard ou bien sûr Guy Debord, toutes visant à prolonger la critique classique du capitalisme par des concepts tels que « société de consommation », « société du spectacle », « productivisme ». Un mot enfin pour saluer le rôle fondamental joué dans le Club de Rome par son fondateur Aurelio Peccei. Le rapport de 1972 ne prônait pas la décroissance - concept créé la même année par André Gorz - mais « la croissance zéro » pour les pays riches.

https://www.bastamag.net/Les-plantes-sont-extraordinaires-c-est-un-modele-decentralise-dont-tous-les

Publié le 09/03/2019

Protéger et détruire - Nucléaire et biodiversité

paru dans lundimatin#181 (site lundi.am)

Dans un article publié début janvier dans Var Matin [1]le directeur d’ITER France, la société en charge de la construction du réacteur expérimentale à fusion thermonucléaire ITER sur le site du CEA de Cadarache affirme que « la défense de l’environnement n’est pas un vain mot  » pour son entreprise et que cette dernière « prend les choses à cœur  ». Le sous-préfet de son côté renchéri en soulignant « l’attachement de l’entreprise [ITER France] à la cause environnementale  ». On savait que le nucléaire avait de nouveau le vent en poupe avec le réchauffement climatique, mais de là à dire qu’il protège la biodiversité... Évacuons la première hypothèse d’un canular pour nous consacrer à une autre plus plausible :Var Matin serait en réalité une officine du CEA chargé de la communication d’ITER.

La question inévitable que tout visiteur du « dehors » finit par formuler : « Ne craignez vous pas de sauter un jour ou l’autre, vous et vos laboratoires ? » attire aussi inévitablement cette réponse « Au début peut-être mais on oublie vite. Si le service du feu ne procédait pas à des exercices, personne ne songerait au danger. L’habitude... » souligne mon interlocuteur avec le sourire.

L’emprise sur l’atome, dans Le futur à déjà commencé, Robert Jungk, 1953

La fusion, ou le rêve du mouvement perpétuel

Comme nous l’explique l’historien Nicolas Chevassus-au-Louis dans La fusion nucléaire : toujours pour après-demain  [2], la fusion thermonucléaire fait partie de ces promesses scientifiques qui permettent de faire rêver les gouvernants et justifier les crédits de recherche des scientifiques puisque cela fait maintenant un demi-siècle que l’on annonce l’imminence de sa maîtrise. En 1948, Ronald Ritcher un physicien et Kurt Tank ingénieur aéronautique, tous deux allemands, s’étant retrouvés en Argentine après la guerre (sic), arrivent à convaincre le président Juan Perón de construire une centrale à nucléaire. L’argent coule à flots pour les deux compères et leur usine voit le jour sur l’île de Huemel au milieu d’un lac en Patagonie. En 1951, le président annonce qu’il a réussi la maîtrise de la fusion et dame le pion à toutes les puissances nucléaires du monde. Mais les observateurs internationaux commencent à douter quand celui-ci annonce que l’énergie pourra être conditionnée en bouteille d’un litre ou d’un demi-litre, comme le lait. En 1952, après enquête, des physiciens concluent à l’imposture et Ritcher quitte le pays. C’est la première annonce de maîtrise du phénomène de la fusion qui consiste à reproduire sur Terre le phénomène qui génère l’énergie du soleil.

Quand les premières bombes thermonucléaires explosent, la bombe américaine en 1952 puis l’année suivante la bombe soviétique, les scientifiques n’évoquent pas la possibilité de maîtriser cette énergie pour la production d’électricité tant elle leur paraît indomptable. Mais la mort de Staline en 1953 et la conférence de Genève de 1955 sur l’utilisation pacifique de l’énergie atomique (Atoms for Peace) rouvrent le débat sur la possibilité de maîtriser la fusion.

Alors que les soviétiques ont doublé les américains dans la course à l’espace grâce au lancement de Spoutnik en 1957, ces derniers les devancent dans leurs recherches sur la fusion. En 1958 on annonce un premier exploit scientifique, un communiqué commun à l’US Atomic Energy et Commission et la Britain’s Atomic Energy Authority fanfaronne de l’imminence de la maîtrise de la fusion. « Cela pourrait prendre à peine vingt ans » annonce un des scientifiques. Mais trois mois après, les scientifiques se rétractent : on était loin du compte.

La course avec les russes s’accélèrent. Mais les installations coûtent de plus en plus chers à mesure que croît le gigantisme des machines nécessaires, qui se révèlent en plus être un gouffre énergétique. Il est a noté par exemple qu’une expérience d’ITER, le réacteur expérimentale basé dans les Bouches du Rhône, de quelques secondes nécessite près de 1000 MWe. Une partie de la centrale du Tricastin dans la Drôme est dédiée à son alimentation. En clair, on construit des centrales nucléaires pour alimenter d’autres centrales nucléaires.

En 1959 l’Agence Internationale pour l’énergie atomique se charge donc de la mutualisation des informations entre les russes et le reste du monde. En 1973, avec la crise énergétique, l’argent coule de nouveau à flot et l’intérêt des puissances pour cette énergie aussi. En 1975, le département américain de recherche sur l’énergie atomique qui allonge chaque années 500 millions de dollars pour la recherche sur la fusion annonce que d’ici 1980 les machines pourront produire plus d’énergies qu’elles n’en consomment.

En 1986 le contre-choc pétrolier rend la fusion un peu moins attrayante, d’autant plus que l’URSS rencontre quelques difficultés financières. C’est le début du projet ITER, d’une coopération internationale, qui après quinze années péripéties diplomatiques choisira le site de Cadarache pour installer le réacteur expérimentale. La machine en construction sur le site du CEA n’est qu’ « expérimentale ». Elle ne produira pas d’énergie. Et les scientifiques annoncent l’exploitation industrielle de la fusion d’ici une cinquantaine d’années.

Depuis 2006 donc, le réacteur est en construction sur une des failles sismiques les plus actives de France à quelques kilomètres de Manosque. Le budget de 5 milliards d’euros pour la construction et 5 milliards d’euros pour la maintenance est depuis longtemps explosé. A mi-chemin des travaux, alors que pour l’heure seul du béton a été coulé, le coût a déjà quadruplé pour atteindre 20 milliards d’euros.

Les promesses de la fusion

Depuis le XIXe siècle et les principes de la thermodynamique, on sait que le mouvement perpétuel, c’est-à-dire l’idée d’une machine qui ne consommerait pas d’énergie, ne peut physiquement pas exister. C’est l’entropie : une partie de l’énergie produite se dégrade nécessairement. L’idée de la fusion thermonucléaire, qui n’est autre qu’un fantasme du mouvement perpétuel atomique, se résume à ceci : on pourrait avoir « tout pour rien  » [3]. On pourrait produire de l’énergie sans carburant et sans déchets. Le beurre et l’argent du beurre, l’omelette sans casser les œufs. Problème : si on connaît le fonctionnement théorique de la fusion depuis longtemps, aucune infrastructure ne permet de reproduire ce phénomène physique dans la pratique.

Le mouvement perpétuel est à la physique ce que la pierre philosophale est à la chimie. De la même façon qu’il est impossible de changer le plomb en or, il est impossible de créer un moteur perpétuel.

Pour mesurer l’efficacité énergétique et pour mesurer ce qui se rapprocherait le plus du mouvement perpétuel nous disposons d’un indicateur : le Taux de Retour Énergétique (TRE). Il s’agit d’un ratio exprimant l’énergie qu’il faut dépenser pour extraire de l’énergie, EROEI «  energy returned on energy invested  » en anglais. Au début du XXe siècle ce ratio était de 1 pour 100 pour le pétrole texan. Il fallait un baril de pétrole pour en extraire cent. Dès lors ce ratio n’a cessé de baisser pour la simple raison qu’il faut aller chercher le pétrole de plus en plus loin. Au début des années 1990 le TRE est passé à 1:35 et il désormais de 1:10. Il faut forer toujours plus profond et dans des endroits toujours plus risqués [4]. La logistique et les infrastructure sont telles que les rendements baissent. Un autre chiffre témoignant de ce phénomène est celui des investissements : depuis 2000 la demande en pétrole a augmenté de 14% mais les investissements ont crû de 180%. En clair il faut toujours plus de moyens pour produire la même chose. Selon l’Agence internationale pour l’énergie nous avons passé le Peak Oil mondial en 2006 et nous trouvons dès lors sur un « plateau ondulant ». Le seul moyen de maintenir l’offre étant de multiplier les investissements [5].

Cet indicateur du TRE est devenu une obsession pour les observateurs du marché pétrolier. Maintenant que les pétroles non-conventionnels (huiles et gaz de schistes, sable bitumineux, gisements ante-salifères, off-shore, conditions polaires) ont pris la relève des pétroles conventionnels et que le spectre de la pénurie s’éloigne, c’est celui d’une baisse de rendement qui obsède les experts. Et c’est précisément à cette obsession que la fusion et l’écologie industrielle répondent : l’obsession du gaspillage et de la rationnalité.

Écologie industrielle et rationalisation du monde

Dans un texte sur l’écologie industrielle publié sur Lundi Matin début janvier [6] les auteurs écrivent que l’économie industrielle (dans laquelle le nucléaire et plus encore la fusion a toute sa place) s’appuie sur l’économie dite « circulaire » qui vise à quantifier les flux de ressources dans le but d’optimiser leur utilisation. L’écologie industrielle ne fabrique donc pas une industrie écologique mais plutôt une écologie des industries. Un réseau d’industrie vertueuse entre elles. « Le but premier de l’écologie industrielle n’est paradoxalement pas l’écologie : ce qui est en jeu ici, c’est bien l’idée de perpétuer coûte que coûte un système économique non viable et une production toujours plus grande.  » On peut renvoyer à la conclusion de Pierre Musso dans son livre La religion industrielle, selon laquelle nous vivrions à une époque à la croisée des chemins, la rencontre entre deux idéologies : le management, ou rationalisation en français (l’administration des choses et des hommes) et la cybernétique (le pilotage centralisé du monde via le réseau). Notre époque est donc celle du cyber-management, et ce pilotage techno scientifique du monde répond précisément à la mode du moment : l’écologie. «  S’appuyant sur le principe de l’économie circulaire, l’écologie industrielle a pour objectif de quantifier les flux de ressources (d’eau, d’énergie, de matière) dans le but d’optimiser leur utilisation  » poursuit très justement le texte.

Pour comprendre le lien entre écologie et économie et cette obsession de la rationalité et de l’optimisation il faut remonter aux chocs pétroliers de 1973 et 1979 et là façon dont ils eurent un effet d’électrochoc sur les sociétés occidentales. En effet, plus qu’une question de pénurie (nous n’avons jamais manqué de pétrole lors des chocs pétroliers) ces événements mirent en lumière la dépendance de l’Occident à une ressource sur laquelle il n’avait que peu de prise. Quand en 1911 Churchill, alors Lord de l’Amirauté fait passer la Royal Navy du charbon (anglais) au pétrole (Perse), c’est-à-dire fait passer la puissance militaire navale de l’Angleterre sur une ressource parcourant des milliers de kilomètres, il le fait (entre autre) pour contourner le pouvoir des mineurs et des syndicats [7]. C’est donc une réflexion politique et non scientifique qui détermine un choix énergétique. Les chocs pétroliers vont consister en une logique semblable même si le mouvement est inverse : rapatrier les sources d’énergies sur le territoire national et ne plus les laisser dépendre de gouvernements étrangers. C’est en 1974, à la suite du premier choc pétrolier que la France met en place le plan Messmer prévoyant la construction de presque 200 réacteurs dans l’hexagone (qui n’en aura finalement que 58).
À mesure que le spectre de la pénurie et du gaspillage hante les gouvernements, que ces derniers mettent en place de nouvelles stratégies énergétiques, le mouvement anti-nucléaire s’effondre. Mais en vérité, une partie du mouvement, sa frange « technicienne » va dans la décennie suivante, sous Mitterand s’incorporer à l’appareil d’État [
8]. L’ADEME par exemple, le bras armée du ministère de l’environnement est symptomatique de cette trajectoire [9]. Elle née de la fusion de différentes instances (Agence française pour la maîtrise de l’énergie, Agence pour la récupération et l’élimination des déchets, Agence pour les économies d’énergies …) D’une critique du nucléaire dans les années 1970 on est passé à une meilleure utilisation de l’énergie dans les années 1980. la conséquence est la suivante : on redéfini les problèmes environnementaux à travers le spectre de l’économie. Et de fait on étend la sphère d’influence de l’économie au problèmes environnementaux. Le slogan d’EDF « l’énergie est notre avenir, économisons la  » est en réalité une mention obligatoire inventée par l’ADEME significatif de cette dérive. On ne critique plus le nucléaire, on vise à rationaliser l’utilisation de l’énergie.
L’hypothèse de la fusion nucléaire arrive dans ce contexte : celui de la rationalisation de la production et de la consommation énergétique. Et quelle meilleure promesse qu’une énergie, ne produisant pas de déchets et ne consommant rien ?

Des promesses encore et toujours

Dans une revue de propagande nucléocrate [10], Bernard Bigot, le directeur général d’ITER organization continu la messe : « le monde doit trouver une alternative à la consommation d’énergie fossiles et dont les effets sur le réchauffement climatique et notre société ne sont plus tenables dans les décennies à venir  ». Pour justifier le coût délirant de l’infrastructure celui-ci affirme au contraire que le coût est « modeste au regard de l’ambition du projet ».

Pire si nous ne faisons pas cet investissement dès maintenant, nous « condamnons nos générations futures à réduire leur choix en matière d’énergie  ». On retrouve là un argumentaire classique qui consiste à « réenchanter le risque  » comme l’affirme le sociologue de plateau télé Gérald Bronner, une réponse au « principe de précaution », le fait de s’abstenir de recourir à une technologie dont la mise en œuvre et les conséquences sont potentiellement dangereuses, de Hans Jonas. Précisons tout de même pour l’anecdote, que pour Bronner, édité par les très sérieuses Presses Universitaires de France, le principe de précaution, est cette « prudence qui confine au repliement » qui pourrait nous empêcher « de découvrir des formes d’organismes végétaux [des OGM]compatibles avec un voyage interstellaire » [11].

Plus loin le nucléocrate Bigot continu : « contrôler la fusion constituerait une rupture technologique ; la plus importante dans l’histoire de l’humanité ». « La fusion pourrait être la solution capable de fournir une énergie à l’infini » plus loin on parle même de « la première pierre d’un édifice qui mettra fin à la dépendance aux énergies fossiles ». Une entreprise américaine d’armement, Lockheed Martin, qui développe son ShunkWork un réacteur de fusion compact « n’hésite pas à se projeter dans le futur (…) : alimenter des bateaux et des avions sans limites de distance et d’alimentation de combustible ; accélerer les voyages spatiaux, avec la possibilité d’aller sur Mars en un mois plutôt que six, etc  ».

Au regard des milliards de dollars, de roubles, de francs, d’euros siphonnés sur le budget de la recherche énergétique, au regard du nombre de promesses non tenues et sans cesse repoussées, au regard de la mégalomanie de ces promesses, la question est : Pourquoi, après un demi-siècle de promesses, aujourd’hui encore, tant de promesses ?

Une explication pourrait nous être fournie par le philosophe Olivier Rey sur un tout autre domaine, le transhumanisme, lui aussi peu avare de promesses délirantes. Dans Leurre et malheur du transhumanisme (2018), Rey se demande ce que produisent ces promesses scientifiques (vivre 300, 1000 ans ou l’éternité, au choix, créer des machines intelligentes capables d’apprendre et de dépasser l’esprit humain, greffer des yeux de chat pour voir la nuit et économiser de l’électricité ...) promesses auxquelles en vérité personne ne croît véritablement.

Pour Rey, il faut prendre en compte la situation historique dans laquelle nous sommes : « l’Age d’or que les Anciens situaient dans le passé, les Modernes l’ont placé dans le futur. C’est au nom d’un futur toujours meilleur que le monde a été transformé. C’est au nom de ce meilleur que des êtres humains ont consenti et collaboré à la disparition de nombres de choses auxquelles pourtant ils tenaient : tel était le prix à payer pour le progrès  ». Problème la situation actuelle est des plus défavorable : réchauffement climatique, érosion de la biodiversité, obésité, famine, multiplication des maladies civilisationnelles... Le progrès technologique s’accompagne d’un regrès social et la situation est loin d’être aussi paradisiaque qu’on nous l’avait promis.

C’est donc au moment où l’espérance de vie plafonne ou régresse que les transhumanistes nous promettent l’immortalité. Selon Olivier Rey, la stratégie des promoteurs du Progrès est donc la suivante, il faut « raviver une flamme vacillante ». « La perte de confiance dans le progrès doit être compensé par une inflation de ce qu’il est censé apporter : plus le monde va mal et menace de s’écrouler, plus il faut arracher l’adhésion à cette course à l’abîme par des promesses exorbitantes  ».

Les promesses du nucléocrate cité plus haut ont donc quelque chose de semblable à celles des transhumaniste et il y a fort à parier que lui-même n’est pas convaincu de ce qu’il dit. Alors que la catastrophe progresse et que la conscience de cette catastrophe contamine les esprits (il n’y a qu’a voir le succès récent de la collapsologie), la fusion nucléaire comme le transhumanisme souhaitent renouveler l’adhésion des populations au mythe du Progrès à travers les promesses de stabilité futur. Imaginez : plus de maladies, plus de mort, plus de guerre, plus de réchauffement climatique. Vivre immortel, sans se fatiguer à couper son bois où à aller chercher de l’uranium au Niger.

la compensation biodiversité ou le mouvement perpétuel de l’économie
La forêt sur laquelle est bâti ITER accueillait un certain nombre d’espèces protégées. Sous les milliers de tonnes de bétons, des insectes comme le scarabée pique-prune, des oiseaux comme l’aigle Bonnelli, des chauves souris comme le molosse de Cestoni. Au moment de sa construction un arrêté préfectorale a donc été signé pour que l’Agence ITER France compense ses destructions. Un des problèmes résidants dans le fait que personne ne sait véritablement ce que signifie « compenser » un bout de nature détruit. L’Agence s’est donc empressée de « compenser », tout simplement en achetant de la forêt [12], c’est-à-dire en changeant le titre de propriété d’une forêt à hauteur équivalente de ce qu’elle avait détruite. Un hectare détruit, un hectare à peu près équivalent acheté. Face à l’impossibilité d’acheter une forêt équivalente d’un seul tenant et à proximité du site détruit, ITER a dû acquérir ici et là des petits bouts de nature plus ou moins éloignés. 138 hectares à Ribiers (à 76 km d’ITER), 178 hectares à Saint-Vincent sur Jabron (à 60 km d’ITER) et 116 hectares à Mazaugues (à 50 km d’ITER). Pour répondre à l’arrêté préfectorales ITER France a donc acheté dans un rayon de 80 km autour du site 432 hectares de forêts qu’elle s’est engagée à préserver sur vingt ans.

Les mesures compensatoires sont tout bonnement ridicules, quand on pense au fait qu’il s’agit par là de contrebalancer les effets négatifs d’une centrale à fusion thermonucléaire. En effet l’arrêté préfectorale prévoyait donc en guise de « mesures compensatoires » de 1) mener des actions de préservation de la biodiversité 2) acquérir du foncier 3) financer une thèse 4) sensibiliser le public. Au regard des 20 milliards d’euros dépensés pour détruire la nature, les quelques millions engagés pour faire croire qu’on la protège paraissent risibles.

À la lecture de l’article de Var Martin, on comprend aussi que la compensation relève de l’opération de communication : « regardez ITER protège nos beaux paysages de Provence » nous dit en substance le journaliste. On comprend donc que pour ITER il n’y a pas simplement la volonté de répondre à une obligation mais « une réelle volonté de bien faire  » comme le souligne l’article de Var matin. Le directeur d’ITER France poursuit même sans rire « nous prenons la chose à cœur, et que la défense de l’environnement n’est pas un vain mot pour Iter  ». Le sous-Préfet de son côté se félicite de la signature du contrat en soulignant qu’Iter affirme par là son « attachement à la cause environnementale  » et à la « défense des beaux paysages de Provence  ». Mais surtout on apprend que ce programme de préservation n’est planifié que jusqu’en 2035. En clair on « compense » la construction d’ITER par la préservation de forêts durant une vingtaine d’années.

La question est donc : comment faire correspondre économiquement le bétonnage d’hectares de forêts, le siphonnages de milliards d’euros de recherche publique, la destruction durable de la forêt (qui dit nucléaire dit « destruction durable » pour ne pas dire « éternelle ») avec un engagement à « protéger »quelques hectares de forêts sur une vingtaine d’années ? Scientifiquement l’opération ne tient pas la route, il s’agit là d’une pure opération de communication. On savait que le nucléaire avait le vent en poupe avec le réchauffement climatique, et on voudrait nous faire croire là qu’il n’a aucune impact sur la biodiversité. Concernant la compensation de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, un opposant expliqué très justement qu’il ne s’agissait pas d’une expérimentation scientifique mais d’une expérimentation sociale [13]. C’est-à-dire qu’il s’agissait de faire croire, de faire adhérer les opposants à l’idée qu’il était possible de construire l’aéroport sans avoir d’impact négatif sur le bocage et les zones humides.

La compensation biodiversité est donc à l’économie ce que ITER est à la question énergétique : une promesse de mouvement perpétuel. Il s’agit de convertir la biodiversité en chiffre, de la transformer en marchandise et d’envisager son déplacement, sa convertibilité ou son échange comme une monnaie. À mesure que les infrastructures et le développement mettent en péril l’existence sur terre, la compensation vient nous dire ceci « tout ce qui sera détruit pourra être compensé ». Le saccage de la planète devient donc indissociable de sa protection. L’écologie n’est pas simplement une idéologie qui s’accommode très bien de l’économie, elle est la condition de survie de cette dernière. À l’avenir l’économie ne pourra plus être que verte.

Antoine Costa

[1Iter est l’heureux propriétaire forestier de 116 hectares sur la Ste-Baume, Var Matin, 10/01/19

[2] Chapitre XI du livre Un iceberg dans mon whisky, Seuil, 2009

[3] Bertrand Louart, ITER ou la fabrique de l’absolu, 2008

[4Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Seuil Anthropocène , 2015

[5Tout va bien, le Peak oil est atteint dit l’Agence internationale pour l’énergie, Oil Man blog Le Monde, 18/11/10

[6https://lundi.am/Pour-2019-Macron-souhaite-une-ecologie-industrielle-mais-pas-nous

[7] Timothy Mitchell, Carbon Democracy, le pouvoir politique à l’ère du pétrole [2011], La Découverte, 2013

[8] Voir l’article La Hague, grands soirs et petits matins du numéro 9 de la revue Z (disponible sur zite.fr). « Un certain nombre d’entre nous se sont alors mis dans les alternatives, l’efficacité énergétique, les renouvelables, avec la création en 1982 de l’AFME – l’Agence française de la maîtrise de l’énergie » explique le physicien et polytechnicien Bernard Laponche alors à la CFDT.

[9] Jean-Baptiste Comby, La question climatique, genèse et dépolitisation d’un problème public, Raisons d’Agir, 2015

[10] Toutes les citations proviennent de la Revue Générale Nucléaire, Fusion nucléaire : la recette de demain ? n° : novembre/décembre 2018

[11] Pierre Thiesset, Faut-il expédier Gérald Bronner dans l’espace , 2014

[12] Chiffres tirées de la revue de propagande InTERfaces, des nouvelles d’ITER, n° : octobre/novembre 2017

[13https://mauvaisetroupe.org/spip.php?article117

Publié le 26/01/2019

Dans les Alpes, la neige artificielle menace l’eau potable

par Marc Laimé, (site mondediplo.net)

 

Développée aux États-Unis dans les années 1950, la fabrication de neige artificielle s’est répandue en Europe depuis une trentaine d’années. En France, la neige de culture, utilisée sur 120 hectares au milieu des années 1980, s’étendait vingt ans plus tard sur plus de 4 500 hectares, soit 18 % de l’ensemble du domaine skiable. Depuis, l’industrie de l’or blanc n’a cessé de mettre de nouvelles installations en service, menaçant l’ensemble du cycle hydrologique naturel, et désormais jusqu’à la production d’eau potable.

Dans les Alpes, le réchauffement des températures, estimé entre 1,6°C et 2,2°C depuis 1950, s’est accéléré depuis la fin des années 1980, entraînant la fonte des glaciers et la diminution de l’enneigement au sol, à raison de vingt cinq jours de moins par an, en moyenne.

Au début des années 2010, le Conseil général de l’Isère finance à hauteur de 100 000 euros les travaux de restructuration d’une piste de ski au sein de la station de sports d’hiver de Chamrousse. La communauté de communes du Grésivaudan, à laquelle appartient Chamrousse, a pour sa part accordé à ces mêmes travaux une subvention de 450 000 euros.

Dépassant les 10 millions d’euros, le coût des aménagements, justifié par l’objectif de « diversifier et rajeunir sa clientèle », provoque en juillet 2016 une pollution des sources qui alimentent en eau potable cinq communes voisines de Chamrousse, dont Herbeys. La consommation de l’eau du robinet est interdite durant près d’une semaine.

Pour réaliser ces travaux de grande ampleur, terrassements, défrichage, construction de bâtiments etc, la société des remontées mécaniques de Chamrousse n’a pas craint d’enfreindre une Déclaration d’utilité publique (DUP), qui interdit précisément tous les aménagements précités dans cette zone située, pour l’essentiel, dans les périmètres de protection immédiate et rapprochée des sources de Fontfroide.

Nullement rebutée par l’incident, la commune de Chamrousse, soutenue par la Caisse des dépôts et consignations, se lance, un an plus tard, dans un vaste projet de « requalification urbaine et développement économique du secteur du Recoin », qui menace à nouveau la pureté des sources de Fontfroide. En effet, la « retenue collinaire » de la Grenouillère va alimenter pour partie l’usine de fabrication de neige artificielle, à partir d’une eau de qualité médiocre. La raison : en infraction, là encore, avec un arrêté préfectoral de 2009 qui a autorisé sa construction, la Grenouillère est alimentée, non seulement par l’eau de deux ruisseaux — conformément au texte —, mais aussi par des eaux de pluie et de ruissellement, ce que l’arrêté ne prévoit nullement.

Ainsi, la retenue contribuera à fournir de l’eau pour des canons à neige d’ores et déjà implantés tout au long de la piste Olympique, jusqu’au périmètre de protection rapprochée des captages. Signalons au passage que, alors que la station compte d’ores et déjà deux « retenues collinaires » le lac des Vallons et la Grenouillère, chacune d’une capacité de 45 000 mètres cubes, la commune de Chamrousse envisage la construction d’une troisième retenue, dans le secteur de Roche Béranger, qui doublerait à elle seule la capacité de stockage.

Ainsi, dans un premier temps, et à l’issue d’une enquête publique menée au pas de charge, et en catimini, en 2016, la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), la Direction départementale des territoires (DDT) comme l’Agence régionale de santé (ARS) ont fait à plusieurs reprises référence à la DUP de 1995 pour finalement accorder, à l’unisson, leur aval aux travaux précités… pourtant strictement interdits par ce texte censé être protecteur. Mais lorsque les habitants d’Herbeys et des communes voisines mesurent la situation, les délais de recours devant la justice administrative sont déjà dépassés.

Ce n’est pas le cas lors de la nouvelle enquête publique sur les projets concernant le Recoin, dont les conclusions sont attaquées en mars 2018 devant le Tribunal administratif par l’Association de sauvegarde des eaux de Casserousse (ASEC), une association de riverains créée après les travaux de restructuration de la piste de Casserousse et l’épisode de pollution. Deux cent personnes se mobilisent. Leur action paraît d’autant plus légitime que Grenoble-Alpes Métropole, gestionnaire des captages depuis janvier 2015, a fait parvenir à la Commissaire-enquêtrice une note dans laquelle la collectivité exprime ses inquiétudes quant aux répercussions du projet sur la qualité de l’eau potable.

À raison, comme le souligne Jacques Derville, résident de la commune d’Herbeys et président de l’ASEC : « En décembre 2016, l’hydrogéologue-agréé mandaté par l’ARS écrivait dans son rapport final consacré aux mesures complémentaires exigées par la pollution persistante des sources : “Cette retenue [la Grenouillère] doit être considérée comme une ressource sensible.” »

L’alimentation de la Grenouillère par les eaux de pluie et de ruissellement est déjà effective, en violation de l’arrêté préfectoral de 2009, des engagements de Chamrousse, et des préconisations de l’hydrogéologue-expert mandaté par l’ARS. Or la commune de Chamrousse a saisi l’opportunité des travaux au Recoin pour attribuer à la Grenouillère un rôle central : - « Le bassin collecte naturellement les ruissellements du secteur ». - « Les eaux stockées dans le bassin de la Grenouillère sont pompées et refoulées vers le lac des Vallons, lequel alimente le réseau d’enneigement artificiel de la station ». - « Le système des eaux pluviales déjà mis en place (...) permettra de diriger la quasi totalité des eaux de ruissellement du Recoin vers le bassin de la Grenouillère ».

Et que nous apprend le compte-rendu du conseil municipal de Chamrousse du 3 octobre 2017, destiné à lever les réserves de la Commissaire-enquêtrice ? Que le dispositif de traitement par phytoépuration n’est pas sûr, d’une part. Que la pollution du bassin risque d’être sévère puisque la commune reconnaît que « la fauche annuelle du filtre pourrait être évacuée suivants (sic) les teneurs accumulés (sic) dans les plantes », d’autre part.

L’eau stockée dans le bassin de la Grenouillère sert donc à fabriquer de la neige de culture, une neige qui sera ensuite dispersée jusqu’au bas de la piste olympique, à l’intérieur du périmètre de protection rapprochée du captage… Les sources se trouvent par conséquent exposées au risque d’une nouvelle pollution, ne serait-ce qu’à l’occasion d’une contamination accidentelle de l’eau utilisée pour la neige artificielle.

Dans un rapport de l’AFFSET daté de 2008, les risques permanents liés à l’usage de la neige artificielle étaient déjà soulignés :

« Considérant la vulnérabilité aux pollutions des aquifères et des captages d’eau potable en zone de montagne, notamment ceux localisés au sein des domaines skiables, voire à proximité immédiate des pistes, les experts mentionnent que la fonte d’une neige de culture de mauvaise qualité microbiologique peut impacter la qualité sanitaire de l’eau destinée à la production d’eau destinée à la consommation humaine ».

L’association décide aussi d’adresser un « recours hiérarchique » à la ministre de la santé, Mme Agnès Buzin, et demande à M. Olivier Véran, neurologue, député grenoblois LREM et rapporteur général du budget des affaires sociales, de bien vouloir le transmettre au cabinet de la ministre. Contenant des critiques en règle de l’ARS, ce courrier ne quittera jamais Grenoble. Un autre recours, adressé cette fois à M. Nicolas Hulot, tout aussi critique à l’égard des services de l’État, subira le même sort.

Dans le même temps, en réponse à un courrier du député, l’ARS ne craint pas d’affirmer, dans une lettre signée par le préfet, que ce qu’il convient de faire désormais, c’est de... veiller à la bonne application de la DUP de 1995 ! Eu égard aux lenteurs de la justice administrative, les usagers décident dès lors de déposer, à la rentrée 2018, une plainte devant la justice pénale. Pour l’étayer, ils sollicitent la communication des résultats d’analyses effectuées dans la retenue d’eau concernée, dite de la Grenouillère.

Un document révélateur. Il mentionne plusieurs points de prélèvements « dans le lac », en omettant de préciser où Ils sont précisément situés. On espère que ce n’est pas à proximité d’un des deux ruisseaux alimentant la retenue, comme le tuyau d’alimentation collectant les eaux de ruissellement du Recoin de Chamrousse, tuyau qui y a été installé en dépit de l’avis négatif de l’hydrogéologue agréé et mandaté par l’ARS elle-même.

Autre étrangeté, ledit rapport mentionne que l’analyse des prélèvements effectués atteste que l’eau est conforme à la « qualité baignade », alors même qu’un panneau bien en évidence au bord de la retenue stipule… que la baignade y est interdite. Et sans compter que les critères de qualité des eaux de baignade n’ont rien à voir avec ceux de l’eau potable.

Là encore, l’ARS n’y trouve rien à redire, et se montre très rassurante, alors qu’un profane voit immédiatement que plusieurs résultats sont « en dehors des clous » et paraissent inquiétants pour la santé publique. Nos usagers découvrent ensuite que les prélèvements effectués à la demande de l’ARS ont en réalité été effectués par un laboratoire privé, mobilisé par Veolia qui gère l’eau potable dans la station.

Début décembre 2018, l’association d’usagers sollicite l’ensemble des acteurs concernés pour organiser une réunion publique dans le village d’Herbeys, afin d’y évoquer les risques de pollution de l’eau par la neige artificielle. Dans les quarante-huit heures qui suivent, l’ARS et les services de l’eau de Grenoble-Alpes-Métropole lui adressent les éléments qu’elle réclamait en vain depuis de longs mois, précisant de surcroît que le nombre d’analyses sera sensiblement augmenté, et porté à… un prélèvement par mois en période de fonctionnement des canons à neige.

L’environnement au risque de l’artificialisation

En 2016, les stations de ski françaises diffusaient déjà l’équivalent de 600 litres de neige artificielle par seconde pour produire 19 millions de mètres cubes de neige artificielle chaque année. Le procédé est simple : il consiste à expulser de l’eau dans l’air ambiant par l’intermédiaire de canons à neige ou de perches lorsque la température est négative, afin qu’elle se transforme en cristaux de glace avant d’atteindre le sol.

Pour ce faire, l’eau est mise en contact avec des « germes » (1) fabriqués en mélangeant eau et air comprimé. Le liquide va alors se fractionner en micro gouttelettes qui vont rapidement geler. Elles doivent être minuscules, environ 0,5 mm, pour pouvoir geler le plus vite possible. Et ce sont ces cristaux que l’on va mélanger à nouveau avec de l’eau pour la faire geler elle-même. Le résultat sort des canons à neige sur les pistes.

Le fonctionnement des canons mobilise de très importantes ressources en eau. Il faut 1 mètre cube d’eau pour 2 mètres cube de neige, ce qui, pour un hectare de neige fabriquée sur une épaisseur de 60 cm, nécessite 4 000 mètres cubes d’eau, soit un peu moins de deux piscines olympiques à l’hectare. Ces installations sont tout aussi gourmandes en énergie : 10 000 canons à neige consomment 108 millions de kWh (2).

La production à cette échelle nécessite donc d’énormes quantités d’eau et d’énergie. Cela nécessite de construire des canalisations, des centrales, installer des canons le long des pistes, engendrant de très lourds investissements, avec un impact majeur sur la ressource en eau. Deux solutions s’offrent aux collectivités : soit créer des retenues d’eau, aux dépens de zones humides, soit prélever dans les barrages ou les lacs de montagne au risque d’entrer en conflit avec d’autres usages de l’eau. Sachant qu’il fait parfois trop chaud pour que les canons à neige puissent fonctionner correctement.

Les premiers canons sont apparus dans les Vosges à la fin des années 1960. Mais c’est surtout à partir du début des années 1990, après trois hivers sans neige, que les stations ont commencé à s’équiper massivement.

En 2009, un rapport du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) estimait à 20 % le nombre de pistes équipées de canons à neige. « Cette dynamique s’est non seulement poursuivie mais accélérée, assure Pierre Spandre, chercheur à l’Irstea. Dorénavant, 30 % des surfaces de pistes sont équipées, et d’après nos estimations, ce chiffre devrait grimper à plus de 40 % en 2020. »

Pour éviter des conflits autour de la ressource en eau, les nivoculteurs ont trouvé la parade : la multiplication de « retenues collinaires », qui stockent l’eau de pluie ou de ruissellement depuis la saison précédente.

Une étude de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse, portant sur plus d’une centaine de stations dotées de canons à neige, a confirmé que cette eau est puisée pour moitié dans des retenues artificielles aménagées à cet effet — les « retenues collinaires » alimentées par des ruisseaux ou par pompage —, mais aussi, pour 30 %, dans les cours d’eau eux-mêmes et, pour les 20 % restants, dans les réseaux d’eau potable. Même si les cas de pénurie d’eau demeurent rares jusqu’à présent, cette situation risque de conduire à des difficultés d’approvisionnement pendant la saison hivernale, au moment où les cours d’eau sont à l’étiage et où la fréquentation touristique des stations culmine, selon nombre d’experts.

S’il fallait à l’avenir enneiger l’ensemble du domaine alpin, ce sont en effet près de 100 millions de mètres cube qui devraient être mobilisés, l’équivalent de la consommation annuelle d’une agglomération de 1,5 million d’habitants.

Or la multiplication de ces bassins d’altitude n’est pas sans conséquences. Portant atteinte au paysage, ces retenues sont souvent construites sur des zones humides, dont l’utilité pour le bon fonctionnement des écosystèmes est reconnue. « Construites sur des terrains qui ne sont pas forcément stables, ces retenues peuvent présenter des risques pour la sécurité en cas de défaut de surveillance », ajoute Michel Badré.

Paul Voirin, résident dans la petite station de Carroz d’Arrache, s’interroge quant à lui sur d’autres sources de pollutions potentielles :

« Certains captages d’eau de notre commune sont situés à proximité des pistes et ne semblent avoir nécessité jusqu’à aujourd’hui aucune obligation de contrôle spécifique lié à ce type d’activité.

Étant moi-même “ski-man”, je me rends bien compte de la quantité importante de paraffine et autres produits d’entretien que je mets sur les skis. Depuis quelques années, on trouve des farts à base de graisse animale mais leurs effets sur la santé et l’environnement sont-ils vraiment meilleurs que les farts “classiques” ? De plus, leur usage reste minoritaire à ce jour.

Par ailleurs, les remontées mécaniques de la station nécessitent l’utilisation de graisses qui se dispersent progressivement dans l’environnement, d’où le besoin de graisser régulièrement. L’usure des pièces, notamment les galets, crée de la poussière qui s’infiltre dans les sols. Ces deux éléments sont d’ailleurs clairement visibles l’hiver avec les traces noires présentes sous les pylônes de télésiège.

On peut également penser aux explosifs utilisés par les pisteurs ou encore les polluants émis par les dameuses (graisses et résidus de carburant, poussières d’usure des matériaux, etc.)

Toutes ces sources potentielles de pollution devraient conduire à s’interroger quant à la qualité de nos ressources en eau. »

2016 : Laurent Wauquiez investit 50 millions d’euros dans la neige artificielle

La région Auvergne Rhône-Alpes va investir 50 millions d’euros dans les six ans à venir pour aider les stations de ski à équiper leurs pistes en enneigement artificiel, annonçait-elle le 2 mai 2016.


« L’objectif, c’est de générer un plan d’investissement sur la neige de 200 millions d’euros. La région apportera 50 millions sur la durée du mandat, dont 10 millions en 2016 », déclarait à l’AFP Laurent Wauquiez, président (LR) de la région, à l’occasion du lancement du plan « neige stations » à Lans-en-Vercors (Isère). La région financera 25 % des investissements portant sur l’enneigement artificiel et proposera aux départements de faire de même. « L’Isère a donné son accord pour apporter un euro à chaque euro versé par la région », précisait Laurent Wauquiez.


En France, un tiers des pistes environ sont équipées en canons à neige, soit deux fois moins qu’en Autriche, précisait Domaines skiables de France (DSF), qui fédère plus de 200 opérateurs de remontées mécaniques dans l’hexagone.
 Faute de neige, beaucoup de stations n’avaient pas pu ouvrir les pistes lors des dernières vacances de Noël, hormis les stations d’altitude et celles équipées en neige artificielle.


Pour Laurent Wauquiez, il s’agit de « soutenir les stations modestes qui, si elles n’ont pas d’enneigeurs, sont condamnées » en raison du réchauffement climatique. 
« On croit vraiment à la vocation du ski dans la région. On est la région qui doit défendre la montagne en France », poursuivait le président de l’exécutif régional, parlant d’une « rupture très claire » avec l’ancienne majorité de gauche qui prônait le tourisme doux sur quatre saisons.


« Nous, on faisait le plan montagne 2040. Eux, c’est la version 1970. C’est de la rétro innovation », réagissait Claude Comet, ancienne conseillère régionale écologiste chargée de la montagne, citée dans Le Dauphiné Libéré.
 En mars, la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, présidée par Christian Estrosi (LR), avait pour sa part annoncé un plan de 100 millions d’euros « afin de créer la nouvelle génération des stations de demain  », qui comprend notamment les équipements en neige.

Une sévère mise en garde de la Cour des comptes

Dans son rapport annuel rendu public en février 2018, la Cour des comptes constatait que ses précédentes recommandations émises en 2011 à l’adresse des stations de ski ont été « peu entendues ». Confrontés au déficit de neige, les gestionnaires ne miseraient pas suffisamment sur le développement durable. Partant d’un constat connu de tous, elle rappelle que la température moyenne enregistrée au Col de Porte a augmenté de 1,3 degrés en 50 ans. Chaque décennie, la hauteur moyenne de neige y diminue de 11,6 centimètres.

La Cour a étudié la gestion de 17 stations des Alpes du Nord, dont quatre situées en Isère : Les Deux-Alpes, Villard-Corrençon, Autrans-Méaudre et Saint-Pierre-de-Chartreuse. Selon elle, les gestionnaires privilégient trop souvent le cour terme et mettent en oeuvre des réponses « inadaptées » face au réchauffement climatique. L’installation de canons à neige notamment représente « une solution partielle et onéreuse ». Et si les enneigeurs sécurisent l’enneigement des stations d’altitude, soumises par ailleurs à une forte concurrence, on ne peut pas en dire autant des stations de basse et moyenne montagne : ici les canons ne permettent « au mieux et à un coût très élevé, que la préservation d’un enneigement minimal » sans pour autant dissuader les skieurs d’aller voir plus haut.

Cette stratégie soulève aussi la question de l’approvisionnement en eau, selon le rapport, où sont cités les chiffres de Villard-Corrençon : durant l’hiver 2014-2015, 117 000 mètres cube d’eau potable ont été utilisés pour produire 292 000 mètres cubes de neige.

Toujours sur le volet environnemental, la Cour déplore dans le rapport l’absence de réflexion sur les alternatives à la voiture pour accéder aux stations. Sur ce point, les auteurs reconnaissent que le législateur n’encourage pas vraiment de telles démarches. Soulignant que le marché du ski est arrivé à maturité, elle pointe aussi le fait que les jeunes générations skient moins que leurs aînés. À l’avenir, le ski et les sports de neige ne seront « plus l’unique ressource » des stations qui devront donc s’adapter en proposant d’autres activités tout au long de l’année.

C’est particulièrement vrai pour les stations de faible altitude déjà fragilisées par le déficit d’enneigement des dernières saisons. La Cour encourage donc les stations les plus vulnérables face au changement climatique comme Saint-Pierre-de-Chartreuse à « envisager une reconversion plus complète de leur offre touristique ». Il convient donc de diversifier les activités tout au long de l’année. Les sages déploraient enfin une « asymétrie dans les relations » entre les autorités organisatrices d’un côté (essentiellement des petites communes), et les gestionnaires (des entreprises privées). En clair, les élus locaux n’ont pas assez de poids face aux géants de l’industrie des remontées mécaniques comme, par exemple, la Compagnie des Alpes. En 2011 déjà, la Cour des comptes enjoignait aux communes de se regrouper. Une préconisation pas suffisamment suivie, constatent les auteurs du dernier rapport.

L’Isère va investir à nouveau massivement dans la neige artificielle

Le 11 décembre 2018, le président du département de l’Isère organisait à grands sons de trompe une conférence de presse à Grenoble, afin d’y présenter les résultats d’une étude diligentée par les cabinets IRSTEA-CEN, KPMG et Natura Scop. Intitulée « Perspectives d’enneigement et impacts sur les stations iséroises à l’horizon 2025-2050 », ses objectifs sont sans équivoque :

« La démarche responsable et innovante initiée par le Département [a] pour objectif d’accompagner les stations de sports d’hiver dans leur adaptation aux défis environnementaux et économiques majeurs.

Unique en France, l’étude s’est déroulée d’avril 2017 à octobre 2018 dans les 23 stations de l’Isère. Elle a pour but d’étudier la pertinence des projets de neige de culture sur la base des projections d’enneigement des stations, de la disponibilité de la ressource en eau et des équilibres financiers. Elle comprend trois volets distincts : - l’analyse des conditions d’enneigement des domaines skiables de l’Isère et une étude sur l’évolution de ces conditions à échéance 2025 et 2050 en s’appuyant sur les scénarios du GIEC (3), étude menée par l’IRSTEA (4) et Météo France-CNRS-Centre d’Etudes de la Neige (5). - l’évaluation de l’impact actuel et futur de la production de neige de culture sur la ressource en eau et les milieux en Isère, réalisée par la coopérative Natura Scop. - les enjeux et la faisabilité économiques de la neige de culture en Isère : une analyse de la capacité des stations à porter financièrement le coût des installations liées à la neige de culture, étude réalisée par le cabinet KPMG. »

On notera que des organismes publics comme Météo-France, le CNRS et l’IRSTEA prêtent la main à une apologie du véritable désastre environnemental que constitue l’extension forcenée de la neige artificielle dans toutes les stations de ski alpin.

Une soumission qui fait écho au sort réservé à l’hydrologue Carmen de Jong il y a quelques années. Directrice scientifique à l’Institut de la montagne, dont les travaux font autorité parmi ses pairs, elle fut évincée de son programme de recherche par le président de l’Université de Savoie en 2010, qui n’eut de cesse de l’intimider et de décrédibiliser ses travaux sur la neige artificielle. Son unité de recherche a été supprimée par le CNRS et son salaire amputé des deux tiers, sans qu’elle n’ait eu la possibilité de se défendre. Il faut dire qu’avec une université toujours plus dépendante des financements privés, qui a soutenu la candidature d’Annecy pour les jeux olympiques, il est difficile pour une chercheuse de s’attaquer au lobby de l’or blanc.

Dans ce contexte les conclusions de l’étude du département de l’Isère sont bien évidemment sans surprise.

« Innovante et unique en France, (la démarche) apporte des données scientifiques, et financières, des éléments concrets et objectifs pour accompagner chaque station iséroise dans son développement futur. Et permet de répondre aux problématiques rencontrées dans l’élaboration des stratégies de développement des stations.

(…) L’analyse montre qu’en 2025 la surface équipée en Neige de Culture passera à 42 % contre 27 % actuellement. D’une façon générale, à l’échelle de l’Isère, les équipements en neige de culture envisagés sur les domaines skiables d’ici 2025, permettraient de maintenir un niveau d’enneigement en 2050 similaire à celui d’aujourd’hui.

Concernant la ressource en eau, la production de neige de culture se concentre en amont de la saison en prévention et préparation de la saison et ce, quel que soit l’enneigement à venir. Avec les projets en cours, la capacité de stockage des retenues d’altitude serait multipliée (extension, création) par deux entre 2017 et 2025. Aujourd’hui et dans les années à venir, il y a peu de réels conflits d’usage sur la ressource en eau sur le département de l’Isère.

L’analyse financière montre de son côté que les très grandes stations sont en capacité de financer les investissements prévus en sécurisant leur chiffre d’affaires et leurs marges actuelles. Pour les autres stations, la réalisation des investissements passera par des choix stratégiques de priorisation des investissements.

Les stations de sports d’hiver jouent un rôle essentiel dans l’économie touristique du département. La montagne, à elle seule, concentre 60 % du chiffre d’affaires annuel des entreprises touristiques iséroises dans les secteurs de l’hébergement et des activités de loisir. La consommation annuelle dans les stations s’élève à près de 500 millions d’euros.

En Isère, 23 000 emplois directs et indirects sont liés à l’activité touristique. En montagne, ce sont 53 % des emplois qui sont liés au tourisme. À eux seuls, les domaines skiables de l’Isère ont enregistré 4,8 millions de journées skiées lors de l’hiver 2017/2018, pour une recette de 123,1 millions d’euros (+5 % par rapport à la moyenne des quatre dernières saisons), soit 9 % de l’activité nationale. »

« Nous avons affaire à un argumentaire à sens unique en faveur d’investissements massifs dans les stations iséroises, pour la production de neige artificielle, alors même que des dizaines de millions d’euros ont déjà été engagés pour la période allant jusqu’en 2025 ! Et ils s’ajoutent aux financements très conséquents de la Région Auvergne Rhône Alpes et à la contribution budgétaire des stations elles-mêmes », réagit Jacques Derville, résident du village d’Herbeys et président de l’Association de sauvegarde des eaux de Casserousse.

L’étude fait ainsi largement l’impasse sur les aspects environnementaux de la question. Cela en dit long sur l’absence de conscience écologique, hormis dans les luxueuses plaquettes d’autopromotion de certaines stations, d’ailleurs non exemptes d’enjolivements. Ensuite, grâce aux canons à neige, « et à condition d’investissements », « l’impact du réchauffement climatique serait quasi nul jusqu’en 2050 ». Si un « indice de viabilité », opportunément forgé pour l’occasion, nous le dit, soyons rassurés , notre argent est bien placé, pour au moins 30 années ! La conciliation des usages, avec la consommation humaine, les besoins de l’agriculture, le débit des rivières, la pêche, etc., aucun souci, là non plus. « Compte tenu des projections climatiques, il y aura peu de conflits d’usage et de tension sur l’eau en Isère. Du moins jusqu’en 2050. » Une assertion fantaisiste questionnée par la récente validation, en présence du Préfet, du Schéma d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) Drac-Romanche, un document on ne peut plus sérieux, volumineux et très interrogatif sur la question.

Quant au risque de manque d’eau, on pourrait tout bonnement l’écarter… Qu’en pensent les préfets des départements alpins qui ont pris, à différentes reprises en 2018, des arrêtés à titre préventif pour tenir compte de l’état de sécheresse de divers territoires ?

Et financièrement ? Selon l’un des consultants associé à l’étude : « Les très grandes stations sont en capacité de financer les investissements prévus en sécurisant leur chiffre d’affaires et leurs marges actuelles ». Traduire : en augmentant leurs tarifs, déjà prohibitifs pour la clientèle ordinaire. Pour les plus petites stations – merci de penser au populo -, « la réalisation des investissements passera par des choix stratégiques de priorisation des investissements ». Comprendre, pour ceux qui ne captent pas la novlangue : une fois les besoins des stations de ski satisfaites, il faudra tailler dans des secteurs moins prioritaires. La santé, l’éducation, les transports, l’éducation, la culture par exemple ? »

Dans tous les cas, axer tous les investissements vers les sports d’hiver alors que le tourisme l’été représente plus de 50 % des nuitées en montagne pose question. L’enneigement artificiel augmente l’emprise des stations sur la nature, ce qui est contre productif pour un tourisme montagnard hors ski de plus en plus important.

Crise de l’eau en Haute Savoie

En Savoie, sur soixante stations de ski, qui totalisent 46 % des recettes des exploitants de remontées mécaniques en France, quarante-neuf sont équipées en installations de neige de culture. Les « retenues collinaires » - ou retenues d’altitude - d’une capacité moyenne de 65 000 m3, concernent vingt-neuf sites. À la mi-décembre 2018, cette fois, c’est à Avoriaz, autre station prestigieuse du département voisin de la Haute-Savoie, que l’état d’alerte est proclamé. Comme les retenues d’altitude utilisées traditionnellement pour fabriquer de la neige artificielle manquent d’eau, et que la production de neige de culture, qui démarre traditionnellement en novembre, n’a pu s’effectuer, le service des pistes a jeté son dévolu sur un lac destiné à alimenter la station en eau potable.

Les trois retenues d’altitude du domaine skiable sont alimentées grâce à la fonte du printemps. La première se situe à Montriond (46 000 mètres cubes d’eau) et les deux autres à Morzine (84 000 mètres cubes). La station dispose également d’une autorisation préfectorale de prélever de l’eau dans le lac de Montriond dans la limite de 120 000 mètres cubes, à condition que le niveau du lac n’atteigne pas une certaine limite. Mais ce lac naturel n’est pas étanche. La sécheresse de l’été a interdit son remplissage. Le service des pistes de la société d’exploitation des remontées mécaniques de Morzine-Avoriaz (Serma) n’a donc pas pu puiser dans le lac durant l’automne pour débuter l’enneigement du domaine.

Il a donc fallu organiser un nouveau plan d’enneigement pour l’hiver sur le secteur de Montriond mais aussi celui de Morzine. « On ne sait pas si les retenues pleines aujourd’hui se rempliront demain », confiait Thomas Lemasson, directeur adjoint du service des pistes à l’hebdomadaire local Le Messager. En effet, l’eau qui se trouve dans les retenues côté Morzine ne peut être transférée côté Montriond car « elle doit retourner sur le bassin-versant d’où elle vient ».

La solution ? Réduire les secteurs d’intervention des enneigeurs. La moitié des pistes seront enneigées artificiellement à Montriond et les deux tiers à Morzine. « Nous avons choisi de miser sur la qualité de la neige donc nous attendons qu’il fasse très froid et peu humide. C’est un pari risqué car la date d’ouverture approche », poursuit Thomas Lemasson. Les enneigeurs n’ont donc commencé à fonctionner qu’à partir du 27 novembre, mais les basses températures n’ont pas permis de fabriquer de la neige tous les jours.

Autre front, l’alimentation de la station en eau potable, assurée par Suez. Comme l’autorité préfectorale n’a pas jugé bon de prendre un arrêté autorisant la réquisition de l’eau des retenues d’altitude afin d’alimenter les réseaux d’eau potable dans le Chablais, l’opérateur privé s’est retrouvé en difficulté. Il dispose de deux lacs destinés à alimenter la station d’Avoriaz en eau potable en février, lorsque les besoins sont les plus importants. Mais l’un des deux, « Lac 2000 » a du être vidangé pour une opération de maintenance en juin dernier.

La sécheresse prolongée n’a pas permis qu’il se remplisse à nouveau. Suez a donc du demander aux services des pistes de transférer le surplus d’eau du lac « 1730 » vers le lac « 2000 ». Le pompage s’est effectué, via le réseau de neige de culture, durant neuf jours mi-novembre. Pendant ce temps, la station n’a pas pu faire fonctionner ses enneigeurs et préparer les pistes pour l’hiver. « Ça nous a pénalisés mais on ne pouvait pas faire les deux en même temps, précise Thomas Lemasson. Mais c’est normal de prêter main forte au gestionnaire d’eau potable. C’était la priorité. Aujourd’hui, nous devons partager nos ressources. Nous ne pouvons pas garder l’eau destinée à la neige de culture pour nous. En période de crise, on doit partager. »

Les Pyrénées de moins en moins enneigées

Pas de répit non plus dans les Pyrénées. Publié à la mi-novembre, un rapport de l’Observatoire pyrénéen du changement climatique, rédigé par une centaine d’experts, recense les répercussions du réchauffement des températures planétaires sur cette « biorégion » où les températures moyennes ont déjà augmenté – mais de manière irrégulière –, de 1,2°C par rapport à 1950. Cette hausse moyenne du mercure sous l’effet du changement climatique n’est pas sans effet sur les phénomènes météorologiques. Concernant les précipitations, les volumes annuels ont baissé d’environ 2,5 % par décennie sur la même période, surtout en hiver et de manière plus importante sur le versant sud.

« Dans les Pyrénées centrales, à une altitude de 1800 mètres, l’épaisseur moyenne de la neige pourrait diminuer de moitié d’ici 2050 selon la référence actuelle, tandis que la période de permanence de la neige au sol réduirait de plus d’un mois », précisent les scientifiques. Car la fonte des glaciers pyrénéens, également observée dans les Alpes, semble désormais irréversible : entre 1984 et 2016 plus de la moitié des glaciers comptabilisés au début des années 80 ont ainsi disparu. »

L’alternative : une nouvelle hydro-solidarité

Chacun s’accorde sur le caractère inéluctable des nouvelles tensions qui vont découler du changement climatique. Les températures ne vont pas cesser d’augmenter ; la diminution de l’enneigement et la fonte des glaciers vont ainsi perturber les régimes hydrauliques des grands fleuves européens qui ont leurs sources essentiellement dans les Alpes, ceci à une échéance annoncée de quarante à cinquante années.

Les précipitations qui tombent aujourd’hui sous forme de neige tomberont sous forme de pluie, ce qui augmentera le risque d’inondations à l’aval en période hivernale, tandis que la disparition de la masse glaciaire engendrera une baisse conséquente des niveaux d’eau à la fin de l’été. Le niveau des barrages en sera naturellement affecté, entraînant une baisse de la production d’hydroélectricité évaluée à 15 % en moyenne. Tous les acteurs concernés devraient donc rapidement anticiper un changement de pratiques. Les montagnards sont ainsi incités à économiser l’eau et à trouver tous les moyens de la stocker avant qu’elle ne s’échappe trop rapidement vers les plaines.

Il faudrait dès lors élaborer de nouvelles stratégies de stockage, ce qui passe par la redécouverte que les lacs, les tourbières, la forêt, les pâturages ou certaines formes de pratiques agricoles favorisent le stockage de l’eau, ou en ralentissent a minima l’écoulement vers les plaines, ce qui dessine une opportunité pour réinventer une nouvelle utilisation du sol. Il s’agirait de passer d’une logique réparatrice des milieux naturels à des procédures solides de prévention, et de prendre en compte les milieux aquatiques en préalable à l’aménagement du territoire. Ce qui permettrait de passer de la culture du « jour d’après » la catastrophe à la culture du « jour d’avant ».

Mais le développement de cette nouvelle culture a un coût que les communautés montagnardes entendent partager avec les habitants des plaines. Il ne s’agit plus de demander des compensations, mais bien l’identification des services rendus, et qu’ils soient à l’avenir rémunérés à ce titre.

Il s’agirait donc de développer une nouvelle forme « d’hydro-solidarité » par des mécanismes financiers compensatoires aux aménagements, à l’instar de la taxe sur les espaces naturels sensibles prélevée par les départements sur toutes les constructions. Une fiscalité qui permettrait d’instaurer une solidarité des plaines vers les montagnes et reconnaîtrait le rôle stratégique des politiques de gestion de la ressource en altitude. Il reste toutefois à faire partager cette conviction au-delà des massifs alpins, car la Directive-cadre européenne sur l’eau n’a pas traité la question de la montagne, et la Commission européenne n’a qu’une vision très lointaine de celle-ci, celle d’un territoire qui dispose de ressources propres importantes : la neige, mais jusqu’à quand ?

Cette nouvelle hydro-solidarité suppose surtout d’en finir avec les mirages de l’or blanc. Nous n’en prenons pas le chemin.

Sources

 « La neige de culture pèse sur l’eau et la biodiversité », Le Monde, 27 décembre 2008.

 « Neige de culture. Etat des lieux et impacts environnementaux. Note socio-économique », Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), 162 pages, juin 2009.

 « La gestion du domaine skiable en Rhône Alpes » (PDF), Rapport public annuel, Cour des comptes, février 2011.

 « Non coupée et très addictive », Le Postillon, n° 25, été 2014.

 « L’argent de la neige », 52’, Pascal Carcanade, Artkine Films, 2014.

 « Les stations de ski « accros » à la neige artificielle », Emmanuelle Réju, La Croix, 23 février 2016.

 « Boire de l’eau ou skier, faudra-t-il bientôt choisir ? », Barnabé Binctin, Bastamag, 28 novembre 2017.

 « Le poids économique du tourisme en Isère », Isère tourisme - données 2017 et Domaines skiables de France.

 « Les stations de ski des Alpes du nord face au réchauffement climatique : une vulnérabilité croissante, le besoin d’un nouveau modèle de développement » (PDF), rapport public annuel, Cour des comptes, février 2018.

 « Le changement climatique dans les Pyrénées : impacts, vulnérabilités et adaptation », Rapport de l’Observatoire pyrénéen du changement climatique, novembre 2018.

 « En Haute-Savoie, la station d’Avoriaz s’adapte au manque d’eau », Le Messager, 8 décembre 2018.

 « L’Isère fixe un cap pour la neige de culture », Le Dauphiné Libéré, 12 décembre 2018.

 « Changement climatique : les Pyrénées de moins en moins enneigées », Florian Bardou, Libération, 13 décembre 2018.

 « L’année 2018 a été l’année la plus chaude jamais enregistrée en France métropolitaine », Le Parisien, 22 décembre 2018.

 « Stations de ski dans les Hautes Pyrénées : s’unir pour survivre », AFP, 26 décembre 2018.

 « Victimes du réchauffement, les stations de ski misent sur les canons à neige », Le Parisien, 1er janvier 2019.

 « Faute de neige, début de saison de ski au ralenti dans les Pyrénées », AFP, 3 janvier 2019.

 « Sports d’hiver : les stations en ordre de bataille face au péril jeune », AFP, 7 janvier 2019.

 « Le futur du ski est-il en boite ? », Camille Belsoeur, Usbek et Rica, 13 janvier 2019.

Marc Laimé

Publié le 31/12/2018

Dans les hauteurs de l’Himalaya, des naufragés du climat déménagent leur village

 Par François Bonnet (site mediapart.fr)

Dans le Haut-Mustang, une région reculée du Népal proche du Tibet, les habitants de Dhye, à près de 4 000 mètres d’altitude, n’ont plus le choix. Les changements de la mousson, les sécheresses répétées, le manque d’eau récurrent ont ruiné un fragile équilibre reposant sur l’agriculture vivrière. Depuis bientôt dix ans, ils travaillent au déménagement de leur village avec, à la clé, un projet de développement durable.

Haut-Mustang (Népal), de notre envoyé spécial.– C’est un panneau planté au milieu d’un champ de cailloux : « Dhye must not die » (« Dhye ne doit pas mourir »). En quelques phrases est résumée une histoire de naufragés climatiques dans les hautes altitudes de l’Himalaya. Ce n’est pas la seule, tant le réchauffement climatique est en train de bouleverser tous les équilibres environnementaux et humains dans cette immense chaîne des montagnes himalayennes. Les hausses de la température sont beaucoup plus élevées dans ces régions et la dégradation des écosystèmes se fait à une vitesse exponentielle.

Dhye est un petit village perdu à 3 860 mètres d’altitude dans la région du Haut-Mustang, cet ancien royaume de Lo définitivement intégré au Népal en 1951 mais qui demeure comme une excroissance du Tibet frontalier. Protégée de la mousson par la chaîne des Annapurna et par le massif du Dhaulagiri, la région est aride. Ici, pas de forêts, pas de grands glaciers sur les sommets qui dépassent les 6 000 mètres. Le Mustang est comme un désert de rocs et de sable déchiré par de profondes vallées et de spectaculaires falaises rocheuses.

À Dhye, comme dans les autres villages de cette région, où vivent environ 6 000 personnes, tout s’organise autour de l’eau. De complexes réseaux d’irrigation entretenus depuis des siècles alimentent de minuscules parcelles où poussent le blé, l’orge, l’avoine, les pois, les pommes de terre ou le millet. Pas de machines, pas de tracteur, tout se fait à la force des bras, avec l’aide de quelques yaks ou bœufs. À cette agriculture vivrière s’ajoute l’élevage de yaks et de chèvres noires cachemire, dont la laine partira en Chine.

C’est cette économie en quasi-autarcie qui se meurt aujourd’hui. « Depuis 15 ans, les sources d’eau se sont progressivement taries », dit Tashi Gyatso Gurung, l’un des membres du comité de village de Dhye qui est élu chaque année au mois d’octobre par une assemblée générale des villageois. « Il neige beaucoup moins, la mousson déjà très faible est déréglée. L’eau manque pour tout, pour les zones de pâture, pour les champs, pour les bêtes et maintenant pour les hommes. »

Comme ailleurs dans le Haut-Mustang, les parcelles qui ont dû être abandonnées se repèrent aux tourbillons de terre et de poussière soufflés par les vents violents qui balaient chaque après-midi les montagnes. En quelques années, Dhye a perdu environ la moitié de ses terres cultivables et plusieurs zones de bonne pâture. Dix familles, sur les vingt-quatre que compte le village de 150 habitants, ont dû partir. La disparition de Dhye était programmée. Jusqu’à ce que ses habitants envisagent dès 2006 un projet radicalement nouveau : déplacer le village d’une bonne dizaine de kilomètres, le reconstruire près d’une large rivière et créer de nouvelles activités agricoles.

Victimes du réchauffement climatique auquel ils n’ont guère contribué (ce ne sont pas vraiment eux qui émettent des gaz à effet de serre…), les villageois ont décidé au terme de longues discussions de transformer en opportunité ce qui aurait été pour eux une catastrophe. « Si nous avons de meilleurs revenus issus d’un projet de développement, des maisons plus confortables et un mode de vie plus moderne, alors les habitants resteront dans le Haut-Mustang et d’autres viendront », dit Tashi Gyatso Gurung.

À trois heures de marche de Dhye (les routes ou pistes sont inexistantes sur ces versants), les travaux sont déjà bien engagés à Thangchun, site du nouveau village. Les habitants ont décidé d’un projet global sur de larges terrasses en bordure de rivière : 26 maisons, une école, un dispensaire, une maison communale, un temple bouddhiste, une mini-centrale hydroélectrique, une installation de panneaux solaires ; mais aussi des terres agricoles irriguées et surtout une vaste plantation d’arbres fruitiers. Six mille pommiers ont déjà été plantés depuis 2012 et les terrains sont d’ores et déjà aménagés pour dix mille arbres. En deux cartes, le futur Dhye est ainsi présenté :

Des milliers d’arbres fruitiers déjà plantés

Pourquoi faire de la production de pommes le futur moteur économique du village ? Parce que ce fruit est rare et recherché au Népal. Parce qu’à quelques jours de marche, plus bas dans la vallée de la rivière Kali Gandaki, le gros village de Marpha vit très confortablement de la production de pommes et de leur transformation en un alcool brandy réputé. Parce que, malgré l’altitude, le rude climat continental est parfaitement adapté à ces arbres fruitiers.

La communauté villageoise n’a rien demandé à personne pour lancer le projet. Dans cette région où l’État népalais est ou bien absent ou bien défaillant, ce sont les habitants qui ont creusé les canaux d’irrigation, construit les murs délimitant la plantation, bâti la maison communautaire, acheté et planté les 5 000 premiers arbres. L’organisation est simple : toutes les familles doivent participer. Cela se fait sous forme de journées travaillées ou, pour ceux qui ne le peuvent pas, par le versement d’une indemnité journalière de 500 roupies (environ 4 euros) au budget commun.

« Les habitants sont très investis dans ce projet, tout le monde y travaille ou y contribue, assure Tashi Gyatso Gurung. Il n’est pas toujours facile de se mettre d’accord mais c’est toute notre communauté qui porte ce projet et décide. » Partis seuls, les habitants ont reçu le soutien de l’administration mais pas de financement pour autant. Les hasards des rencontres leur ont fait se rapprocher de Français, regroupés en une association Du Bessin au Népal qui accompagne depuis bientôt dix ans le village de Dhye.

Michel Houdan, grand passionné du Népal et de cette région du Mustang et animateur de Du Bessin au Népal, coordonne les différentes aides d’associations et ONG. « Le principe de base, c’est que les villageois décident de bout en bout, explique-t-il. C’est leur histoire et c’est un collectif très soudé. Nous, nous apportons de l’expertise technique. Un architecte, un électricien, un spécialiste en hydraulique et des horticulteurs spécialisés dans les fruits et leur transformation. Le tout fait une belle histoire et de belles rencontres. »

Au total, l’ensemble du projet de déplacement de Dhye représente un budget de 700 000 euros environ (3 500 euros par habitant). Un gros tiers est apporté par les villageois, sous forme de travail ou de petites contributions financières. Le reste repose sur les dons, en argent ou en matériel, d’associations et d'ONG. « C’est aussi pour cela que le projet prend beaucoup de temps, note Michel Houdan, mais tout devrait être terminé d’ici deux ou trois ans. »

Cet automne, un cap important a été franchi avec l’installation de la micro-centrale électrique, le forage d’eau potable qui alimentera le futur village (8 000 litres d’eau à l’heure). Surtout, une première vraie récolte de pommes a pu être réalisée dans la nouvelle plantation : « 5 000 kilos de fruits au total, dit Tashi Gyatso Gurung, que nous avons pu vendre à Pokhara », la deuxième ville du Népal, au pied du massif des Annapurnas.

À terme, il est déjà prévu de transformer les fruits sur place pour produire des fruits séchés, des jus de pommes, des confitures, voire du cidre et du brandy. Les villageois de Dhye veulent une plantation et une production entièrement bio pour des produits relativement haut de gamme qui pourront être vendus aux touristes et dans les villes de Pokhara et de Katmandou. « On travaille déjà sur les manières de commercialiser tout cela et on se fait aider par des experts », explique Tashi Gyatso Gurung.

Un exemple qui intéresse d’autres villages du Haut-Mustang

 Jean-Louis Orvain est l’un de ces experts qui travaillent auprès des villageois. Producteur de pommes à Martigny, dans la Manche, mais également de jus de fruits et de cidre bio, lui aussi passionné par cette région du Népal, il adapte son savoir-faire aux conditions particulières du Haut-Mustang. « Ce sont des sols qui n’ont jamais été cultivés, avec très peu de matières organiques et des vents violents. J’ai recherché des variétés rustiques à floraison tardive et à cycle court », dit-il. L’arboriculteur ne cache pas ses surprises. « Quand j’ai vu qu'ils avaient planté 5 000 arbres d’un coup, sans véritables études préliminaires, cela m’a semblé complètement fou. Mais ce sont eux qui décident. C’est une histoire de paysans qui n’ont pas le droit de tricher. Et ça marche », constate-t-il.

En bordure de la plantation principale, une station expérimentale a justement été créée : diverses variétés de pommiers, mais aussi des poiriers, des cerisiers, des abricotiers, des figuiers, en tout plusieurs centaines d’arbres ont été plantés pour diversifier la production et produire des jus mélangés. « Il est dangereux d’être dans une monoculture, les villageois voulaient aussi d’autres fruits et il nous faut introduire d’autres espèces végétales pour prévenir les maladies », ajoute Jean-Louis Orvain, qui se rend régulièrement à Dhye.

Au printemps 2019 commencera la construction des 26 maisons du village sur une large terrasse qui surplombe d’une cinquantaine de mètres la rivière. « Les villageois ont voulu conserver une architecture traditionnelle. Nous leur avons juste proposé d’y adjoindre des structures parasismiques en bambou, un matériel facile à trouver et moins cher que le béton et la ferraille », précise Michel Houdan.

 « Déménager était le seul moyen de sauver notre communauté, notre culture et nos traditions », estime Tashi Gyatso Gurung. Les sécheresses grandissantes menacent bien d’autres villages du Haut-Mustang et une agriculture de subsistance qui fait vivre toute cette région. Le tourisme des trekkers, l’arrivée massive de la Chine, qui construit des pistes dans les vallées, ne peuvent être une alternative économique viable. Pour le coup, l’exemple de Dhye est regardé et discuté avec attention par d’autres communautés villageoises. Et si c’était le moyen d’échapper à la lente disparition promise par le réchauffement climatique ?

Publié le 30/12/2018

Environnement. 2018, le réchauffement des exigences citoyennes

Marie-Noëlle Bertrand (site humanité.fr)

L’année aura été marquée par les rapports catastrophistes et par la montée des luttes environnementales. Les manifestants ont battu le pavé lors de mobilisations locales ou internationales, avec à la clé des points marqués.

Bien sûr il y a l’urgence, que viennent rappeler, à rythme régulier, les chiffres déprimés. Bien sûr, il y a le retard accumulé depuis vingt ans par l’action politique en matière de protection du climat ou de la biodiversité, et cet ajournement systématique des mesures à prendre. Bien sûr il y a le poids des lobbies et la mécanique du système libéral. Bien sûr il y a la crainte de ne pas réussir à transformer tout cela suffisamment vite ni suffisamment fort pour empêcher un effondrement des ressources et des conditions de vie qui mettrait encore plus en souffrance les populations qui le sont déjà.

Mais il y a aussi cette fenêtre de tir, toujours ouverte, à laquelle plusieurs rapports ont apporté, cette année, un coup de projecteur. Celui, retentissant, publié en octobre par le Giec, par exemple. S’il donne à voir l’ampleur de la tâche à accomplir – réduire les émissions globales de gaz à effet de serre de moitié d’ici à 2030 – pour pouvoir limiter le réchauffement à 1,5 °C, il indique également que tout n’est pas fichu. Douze ans pour agir, c’est peu mais ce n’est pas rien. Dans la même veine, la mise à jour, en novembre, par l’Union internationale pour la conservation de la nature de la liste rouge des espèces menacées illustre la portée des actions de conservation. Autrefois « en danger », le rorqual commun a ainsi vu sa population mondiale presque doubler en quarante ans, à la suite des interdictions internationales de chasse commerciale à la baleine.

Surtout, il y a la veille citoyenne et les batailles engagées par les populations. Singulière, 2018 aura hissé l’environnement au premier plan des mobilisations, en France comme un peu partout dans le monde. Ressources, températures et biodiversités sont officiellement devenues des sujets de luttes sociales et politiques. Ce sont elles qui offrent, aujourd’hui, un avenir à la planète et à l’humanité. Normal, avant de boucler l’année, d’en rendre un aperçu, fort heureusement non exhaustif.

1 MOBILISATION L’année où l’environnement est devenu une bataille de masse

En France, on l’a vue exploser au lendemain de la démission de Nicolas Hulot : la mobilisation écologique a pris, en 2018, un tournant tout aussi singulier que l’aura été cette année. Les vagues de chaleur, les sécheresses, les incendies et les inondations qui ont balayé l’hémisphère Nord pendant l’été y ont porté, sans plus d’ambiguïté, la marque du réchauffement. Une expérience concrète des bouleversements climatiques – de même que l’est devenue celle des pollutions atmosphériques ou agricoles – qui, combinée à la sortie spectaculaire de l’ex-ministre de la Transition écologique, a conduit à l’expression massive d’exigences environnementales mûries depuis plusieurs années.

Le 8 septembre, 130 000 personnes marchaient à travers le pays pour demander que cessent les collusions entre lobbies industriels et politiques contre-environnementales. Un mois plus tard, la publication du rapport du Giec sur le réchauffement global à 1,5 °C relançait la machine. Le 13 octobre, 80 marches se tenaient en France pour revendiquer la mise en œuvre immédiate de la transition énergétique. Fait notable : comme ce sera le cas avec le mouvement des gilets jaunes, ces deux journées d’action auront, à la base, été le fruit d’appels lancés par des citoyens lambda via les réseaux sociaux. « GJ » et « climateux », en outre, finiront par converger autour de la revendication d’une transition juste : le 8 décembre, les marches pour le climat organisées en pleine COP24 défileront en jaune et vert.

La dynamique n’est pas propre à la France. Cet automne, des actions ont pris forme un peu partout dans le monde pour bloquer l’avancée des énergies fossiles. L’ONG internationale 350.org décrit ainsi treize batailles engagées ou relancées en Allemagne, en Italie, dans les îles du Pacifique ou encore au Bangladesh, où des communautés locales s’organisent pour empêcher la réalisation de projets carbonés. Plus tôt, le 25 mai, des actions du même type se sont tenues dans 20 pays d’Afrique. Une résistance climatique qui aura marqué 2018 dès ses premières heures : fin janvier, aux États-Unis, des dizaines milliers de personnes se sont retrouvées, à l’appel d’une coalition rejointe par l’ex-candidat Bernie Sanders, pour le lancement d’une campagne contre les velléités extractivistes de Donald Trump.

2 JUSTICE Quand le glaive penche du côté citoyen

Parlant de mobilisation, celle qui accompagne les quatre ONG prêtes à assigner l’État français en justice pour inertie face au réchauffement a de quoi interpeller. Hier, moins d’une semaine après son lancement, la pétition de soutien à ce que l’on a baptisé « l’Affaire du siècle » enregistrait près de 1,8 million de signatures. Il faut dire que les recours à la justice ont le vent en poupe. Ces dernières années ont vu se multiplier les plaintes de citoyens faisant valoir leur droit à un environnement sein et à un avenir sécurisé. Certaines ciblent des projets précis – ainsi le recours déposé, mi-décembre, par sept ONG françaises pour obtenir l’annulation des autorisations de forage accordées au pétrolier Total au large de la Guyane. D’autres, à l’instar de l’Affaire du siècle, visent carrément des politiques publiques. Dans tous les cas, la justice est vue comme l’ultime pouvoir à actionner quand plaidoyers et manifestations ont échoué. Et, en 2018, elle l’aura bien rendu.

La victoire, en août, du jardinier Dewayne Johnson face à Monsanto a été de celles tonitruantes. Après une bataille acharnée, l’homme, atteint d’un cancer en phase terminale, est parvenu à faire condamner le géant de l’agrochimie pour avoir tu la dangerosité de l’herbicide Roundup et de son principe actif, le glyphosate.

Il y en a eu d’autres. Ainsi, le 9 octobre, la cour d’appel de La Haye a-t-elle confirmé un jugement ordonnant au gouvernement néerlandais de diminuer au plus vite les émissions de gaz à effet de serre du pays. Estimant que l’État agissait « illégalement et en violation du devoir de diligence », elle lui a commandé de les avoir réduites de 25 % par rapport à 1990 avant fin 2020. Rien de symbolique dans cette décision : les Pays-Bas sont désormais dans l’obligation légale de prendre des mesures pour protéger leurs citoyens contre les conséquences du changement climatique. Dans la même veine, le 5 avril, la Cour suprême de Colombie, à travers un jugement historique, a ordonné au gouvernement de mettre fin à la déforestation, lui rappelant son devoir de protéger la nature et le climat au nom des générations présentes et futures.

3 DROITS NOUVEAUX des points marqués à L’ONU

Qui dit justice, dit droits. Et qui dit droits, dit droits humains. Sans être aussi révolutionnaire que l’on aurait pu le souhaiter, 2018 a vu, dans ce domaine aussi, des points marqués. Comme au Pérou, où, après plusieurs années de lutte, les peuples autochtones Awajun et Wampis se sont vu reconnaître celui d’être consultés en cas de projet extractiviste sur leur territoire. On pourrait y voir un minimum syndical – ou, en l’occurrence, légal. Ce n’en est pas moins une première dans le pays, où les entreprises pétrolières ne se privaient jusqu’alors pas de débarquer là où cela leur chantait.

L’espace législatif devient, de fait, un terrain de bataille environnemental conséquent. Adoptée par la France en 2017, la loi sur le devoir de vigilance des multinationales, qui impose aux sociétés privées d’établir des stratégies industrielles compatibles avec les droits environnementaux et sociaux, est de celles sur lesquelles les ONG peuvent désormais s’appuyer. Beaucoup appellent, en outre, à ce que ce texte, pour l’heure unique au monde, soit répliqué à l’échelle globale.

En mars dernier, le conseil de l’ONU est allé dans leur sens. Alors que vacillaient les discussions autour d’un traité qui ferait primer les droits sociaux et environnementaux sur les droits commerciaux, l’organe s’est prononcé en faveur de la poursuite des négociations. En d’autres termes, il a offert un avenir au texte, lequel, dans un contexte de multiplication des accords de libre-échange, pourrait s’avérer un outil capital pour les populations.

Ce n’est pas la seule avancée onusienne : en mai, l’Assemblée générale des Nations unies a également adopté une résolution intitulée « Vers un pacte mondial pour l’environnement », ouvrant ainsi la voie à un nouvel instrument international visant à renforcer les droits environnementaux.

4 ÉNERGIES SALES Forages et pipelines

S’il est des batailles remportées cette année, beaucoup ont à voir avec les énergies fossiles. Ainsi celle gagnée contre Total et ses projets de forages pétroliers au large l’Amazone. Début décembre, l’Ibama, agence environnementale du Brésil, a refusé au groupe français l’autorisation d’effectuer des forages dans cinq secteurs de l’embouchure de l’Amazone. Elle déclare avoir détecté d’ « importantes incertitudes » dans le plan présenté par la multinationale, évoquant la « possibilité d’une fuite de pétrole qui pourrait affecter les récifs coralliens ». Total s’était déjà vu, à plusieurs reprises, demander de peaufiner son projet afin qu’il soit recevable. Selon Greenpeace, le pétrolier vient d’épuiser ses dernières cartouches. C’est une « excellente nouvelle pour les 2 millions de personnes qui se sont mobilisées », commente l’organisation.

Au Canada, la mobilisation – là encore épaulée de la justice – a permis de freiner le Trans Mountain Pipeline, un projet d’oléoduc envisagé entre l’Alberta et la côte Ouest du pays, visant à tripler le débit de pétrole issu de sables bitumineux.

En France, enfin, ce sont les actions non violentes et les plaidoyers visant à convaincre banques et assurances de ne plus investir dans les énergies carbonées qui ont payé. La BNP Assurance, la Maif, Groupama ou encore CNP Assurances ont ainsi annoncé qu’ils cessaient leur financement de centrales à charbon, indiquent les Amis de la Terre. Très active dans cette bataille, l’ONG entend bien faire plier pareillement la Société générale, dont elle dénonce les investissements dans les énergies sales.

5 BIODIVERSITE Ressources sous protections citoyennes

Les mobilisations, enfin, auront aussi payé sur le front de la biodiversité. On a en tête le point marqué contre la pêche électrique en Europe : en janvier, la campagne menée contre les lobbies de la pêche industrielle par l’ONG Bloom a permis de faire pencher le Parlement européen contre cette pratique. À la suite d’une campagne de Greenpeace, Wilmar International, plus gros négociant mondial d’huile de palme, s’est ainsi décidé à publier, début décembre, un plan d’action détaillé pour surveiller ses fournisseurs, « étape importante vers l’élimination de la déforestation » . En Argentine, le gouverneur de la province de Salta, répondant à une revendication citoyenne, a infligé une amende de 2,5 millions de pesos à un industriel et lui a ordonné de reboiser les 174 024 hectares de forêt protégée qu’il a détruits entre 1998 et 2017.

Marie-Noëlle Bertrand

Publié le 23/12/2018

Des salariés d’une centrale à charbon mènent l’une des premières grèves pour la transition écologique et sociale

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

Les travailleurs de la centrale à charbon de Cordemais, en Loire-atlantique, veulent donner une seconde vie à leur outil de travail. En grève depuis dix jours, ils demandent un moratoire sur la sortie du charbon programmée en 2022, pour avoir le temps de préparer la reconversion de leur usine. Le projet qu’ils peaufinent depuis trois ans, prévoit de produire de l’électricité à partir de pellets issus de rebuts de bois, collectés localement en déchèterie ou amenés par bateau depuis des ports proches. Ils se penchent aussi sur la manière de réduire au maximum les pollutions, cancérigènes notamment. Mais pour l’instant, le ministère de la Transition écologique et solidaire ne semble pas vouloir en entendre parler. Récit.

Avant d’être ministre, François de Rugy ne tarissait pas d’éloges sur le projet de conversion de la centrale à charbon de Cordemais, porté par ses salariés. Le député de Loire-Atlantique décrivait une « dynamique réellement positive » et soulignait qu’« une reconversion même partielle avec une échelle de production moindre serait bénéfique pour l’ensemble du territoire », dans un courrier adressé à son prédécesseur, Nicolas Hulot [1]. La délégation de salariés de la centrale qui s’est rendue au ministère ce 13 décembre pour solliciter une entrevue avec l’ancien député devenu ministre s’attendait logiquement à être la bienvenue. Ils ont vite déchanté face aux directeurs de cabinet qui les ont reçus.

François de Rugy « fait semblant de ne pas connaître le projet, il nous ignore. Nous nous sentons méprisés », ont réagi les salariés de la centrale, qui compte 400 agents EDF et 400 employés de sous-traitants. Il reste en France quatre centrales à charbon, dont deux appartiennent encore à l’électricien « historique » : le Havre, et Cordemais en Loire-Atlantique [2]. Voilà dix jours que les salariés de cette centrale sont en grève. Emmenés par une intersyndicale qui réunit la CGT, FO et la CFE-CGC (cadres), ils demandent un moratoire sur la sortie du charbon - dont la combustion est excessivement émettrice de CO2 – programmée en 2022, pour avoir le temps de préparer la transition de leur usine. Ils prévoient, à terme, de faire tourner cette dernière avec des pellets de bois, issus de rebuts récupérés en déchetterie. C’est pour négocier ce délai qu’ils étaient venus à Paris. Selon Gwénaël Plagne, délégué syndical CGT, les directeurs de cabinet ne veulent pas d’un moratoire, « mais se donnent malgré tout le temps d’étudier le projet ».

Transformer l’outil de travail plutôt que perdre son boulot

« Tout a commencé au moment de la COP 21, en décembre 2015 », se souviennent Jérôme, Vincent et Romain, trois agents EDF à Cordemais. Lors de cette 21ème conférence des Nations unies sur le changement climatique, la fermeture des centrales à charbon est annoncée comme prioritaire. « On avait 2035 en tête, et on a bien compris que cela allait arriver plus tôt », racontent-ils. Les agents EDF et leurs collègues sous-traitants refusent de voir leur outil de travail disparaître, et décident de plancher sur sa transformation. « On ne peut pas venir tous les jours au boulot et s’entendre dire que l’on va fermer, que l’on ne sert plus à rien », complète Gwénaël Plagne, délégué syndical CGT. « Notre directeur avait évoqué la biomasse, mais sans rien avancer de concret, reprend Romain, qui coordonne les travaux de maintenance au sein de la centrale. Au départ, je ne trouvais pas l’idée très intéressante. J’imaginais qu’il faudrait alimenter la centrale en coupant des arbres. Et comme elle est énorme, je ne voyais pas comment ce serait possible sans déforestation massive » (lire à ce sujet notre enquête : Le développement des centrales biomasse, un remède « pire que le mal » face au réchauffement climatique ?).

Dans le projet porté par les salariés de Cordemais, la ressource en bois proviendrait à 30% des résidus de taille de bois qui ne sont pas compostables, et dont les déchetteries ne savent que faire. Le gros de la ressource (70%) serait issu de ce que l’on appelle « le bois B », constitué des vieux meubles, portes de placards, escaliers et autres rebuts d’ameublement, qui ne sont plus récupérables. Ces rebuts sont enterrés « par millions de tonnes chaque année », assure Philippe Le Bévillon, ingénieur projet EDF d’Ecocombust – le nom donné à cette possible reconversion.

Le périmètre établi pour la collecte de la matière première s’étend à 200 km autour de la centrale. Le projet se base sur la quantité de pellets qui peuvent être produits à partir des gisements d’ores et déjà identifiés. « On a de quoi tourner 800 heures par an », expliquent les salariés. Contre 5000 actuellement. « On s’y retrouverait financièrement en réservant la production aux heures de pointe, au moment où le MW est vendu plus cher », détaille Gwénaël Plagne. Le coût du MW Ecocombust s’élève à environ 110 euros, contre 60 euros pour le MW produit à partir du charbon.

Pour en arriver là, les salariés ont dû batailler. Début 2016, dans la foulée de la COP21, ils mènent trois semaines de grève pour exiger qu’EDF libère des moyens humains et financiers pour travailler sur le projet. Ils obtiennent gain de cause. Une petite dizaine de personnes se met immédiatement à l’ouvrage : mécanicien, chaudronnier, électricien - le « cœur de métier » -, secondés par des gars de la logistique, de l’ingénierie et de la sécurité.

« On a tout pensé, testé, et construit ici. C’est super de bosser comme ça, pour nous-mêmes »

« Le prototype sur lequel ils travaillent ressemble à une grosse cocotte minute, décrit Jérôme, logisticien au sein de la centrale. On injecte de la vapeur à 300°C et 15 bars très rapidement. Cela permet d’éclater les fibres de bois et de chasser l’humidité. Le bois qui ressort devient hydrophobe. » Aux opérations de broyage qui permettent de réduire le bois en poussières aussi fines que le charbon, succède la confection de « pellets » (ou granulés) « dont le pouvoir calorifique est proche de celui du charbon », ajoute Philippe Le Bevillon. Ces résidus de bois transformés et densifiés s’appellent des black pellets. »

Une fois le prototype maîtrisé, des équipes plus étoffées se sont lancées dans l’élaboration d’un densificateur plus imposant. Dessiné par le service ingénierie, le dispositif a été construit par la filiale locale d’un grand groupe de chaudronnerie avec laquelle la centrale a l’habitude de travailler. Les sous-traitants coutumiers du montage d’échafaudages ont également été mis à contribution.

« On s’est mis en mode "projet" ou "arrêt de tranche". Certaines personne se consacrent à un projet tandis que d’autres gèrent les affaires courantes. On est habitués à fonctionner comme ça », décrit Jérôme qui souligne le fait qu’Ecocombust est un projet « made in Cordemais ». « On a tout pensé, testé, et construit ici. » « Entre les personnes dédiées et celles qui sont venues de temps à autre quand on avait besoin d’elles, presque tout le monde parmi les salariés, sous-traitants compris, a participé, affirme Vincent, un technicien maintenance. C’est super de bosser comme ça, pour nous-mêmes. »

Éliminer polluants et cancérigènes

Dix millions d’euros ont été avancés par EDF, dont la direction soutient clairement le projet, sans compter les heures de travail. La région Bretagne a également investi, via le financement d’une étude permettant d’identifier les gisements de déchets verts et de bois B. Des groupes de chercheurs allemands et polonais, plus calés en matière d’évolution des centrales à charbon vers la biomasse, ont été sollicités. « La participation active des travailleurs de la centrale, cela donne une grande efficacité, remarque Sébastien Bellomo. On a monté un projet industriel en 18 mois, alors qu’un bureau d’études aurait mis cinq ans. » Cet été, un essai avec 80 % de blacks pellets et 20 % de charbon a été réalisé, avec succès. Le prochain essai, avec 100 % de pellets, est programmé pour les premiers mois de 2019.

« On lève les doutes au fur et à mesure, se réjouit Vincent, précisant qu’il reste du boulot », notamment en ce qui concerne les volumes de pellets qui pourront être produits. L’Ademe a aussi demandé des précisions sur la qualité des fumées liées à la combustion des rebuts de bois B. L’agence veut s’assurer que l’on ne retrouve pas dans les fumées des traces des solvants, peintures et autres polluants dont les rebuts de bois sont lavés avant d’être transformés en pellets. Une équipe planchait sur le sujet pendant les premiers jours de la grève, la semaine dernière. Autre sujet à clarifier : la quantité de poussières de bois, très cancérigènes, que pourraient respirer les salariés.

Améliorer le bilan carbone grâce au transport maritime court

Se pose également la question de la pérennité de la ressource, au fil des années. Pour fonctionner 800 heures par an, tel qu’il est actuellement envisagé, il faut 160 000 tonnes de pellets. Et si la centrale veut tourner davantage, il faudra aller chercher du bois au delà des 200 km. « On pourrait élargir le périmètre de collecte, avance Sébastien Bellomo, représentant CGT. On travaille actuellement avec la section Ports et docks du syndicat pour voir comment on pourrait acheminer par bateaux des rebuts venant par exemple de Bordeaux, de la Rochelle ou de Saint-Nazaire, de façon à ne pas charger le bilan carbone du projet. » La centrale de Cordemais est située le long de la Loire.

Les salariés tiennent à un maximum de cohérence, pour assurer le succès de leur projet. « Si on prélève du bois en forêt pour alimenter la centrale (comme cela se fait actuellement pour d’autres centrales biomasse, ndlr), on est fichus », avance même Philippe Le Bévillon. La méthode semble pour le moment faire ses preuves. Il n’y a en tout cas aucune opposition locale à Ecocombust, contrairement à ce qui a pu être observé à Gardanne (Bouches-du-Rhône), où une unité de la centrale à charbon est déjà alimentée en biomasse. Là-bas, la centrale dépend à 50% de bois importé – actuellement d’Espagne et du Brésil – cela au moins pour les dix premières années. L’autre moitié est fournie « localement », dans un rayon de 250 km, par du bois de coupe forestière et du bois de recyclage (voir notre article ici).

Quelle place pour la centrale dans un nouveau mix énergétique ?

« On ne se bat pas pour le statut quo, et il n’y a pas de climato-sceptiques parmi nous, précise Damien Mouille, de la CFE-CGC. Mais nous pensons que les conditions ne sont pas réunies pour fermer la centrale tout en assurant la sécurité du réseau. » L’approvisionnement électrique des citoyens français fait partie des sujets importants pour nombre d’agents EDF. Seule source de production pilotable – contrairement aux énergies renouvelables, dont ont ne maîtrise pas la production qui dépend de la force du vent ou du niveau d’ensoleillement – qui soit proche de la Bretagne, Cordemais permet de subvenir aux pics de demande hivernale dans l’ouest de la France.

Dans son dernier bilan prévisionnel, RTE (qui gère le réseaux de transport d’électricité) conditionne la fermeture de Cordemais au fonctionnement du nouveau réacteur nucléaire EPR de Flamanville et, dans une moindre mesure, à celui de la mise en service de la centrale à gaz de Landivisiau. On pourrait aussi imaginer diminuer les besoins, en lançant par exemple un véritable chantier d’isolement de l’habitat et de remplacement des chauffages électriques, dont de nombreux foyers bretons sont équipés.

« Qui peut honnêtement croire que l’EPR fonctionnera à pleine puissance en 2022 ? », interrogent les salariés ? Pas grand monde, il est vrai… Quant à la centrale à Gaz de Landivisiau, elle n’est pas encore construite et fait l’objet d’une très vive opposition. « Au ministère, jeudi dernier, ils ont admis avoir quelques doutes sur la sécurité d’approvisionnement du réseau électrique en cas de fermeture de Cordemais, souligne Gwénaël Plagne. Notre position est la suivante : tant qu’à rester au-delà de 2022, poussons le projet de reconversion de la centrale ». Stoppée hier soir à 21h, la grève devrait reprendre début janvier jusqu’à ce que les salariés obtiennent satisfaction.

Nolwenn Weiler

Notes

[1] Courrier adressé à Nicolas Hulot le 18 juillet 2018, co-signé par Anne-France Brunet, Audrey Dufeu-Schubert et Sandrine Josso.

[2] Les deux autres, Gardanne dans le sud-est et Saint-Avold, en Moselle, appartiennent au groupe allemand Uniper.

 

Publié le 21/12/2018

Quand les ménages financent la transition écologique alors que les gros pollueurs en sont exonérés

par Sophie Chapelle (site bastamag.net)

Emmanuel Macron a finalement décidé d’annuler pour l’année 2019 l’augmentation des taxes sur le carburant initialement prévue, dont seulement une infime part était directement fléchée vers le financement de la transition énergétique. La fiscalité écologique est-elle pour autant redevenue plus juste ? Celle-ci reste très largement supportée par les ménages, tandis que les utilisateurs de kérosène, du très polluant fioul lourd, ainsi que les principaux grands secteurs industriels français, en restent très largement exonérés. La séquence actuelle illustre parfaitement l’impasse d’une transition écologique sans véritable justice sociale et fiscale, ni nouvelles manières de produire, de voyager et de construire.

« Aucune taxe ne mérite de mettre en danger l’unité de la nation. » Le 4 décembre, le premier ministre Édouard Philippe a annoncé la suspension durant six mois de la hausse de la taxe carbone sur l’essence, le fioul et le diesel. Dès le lendemain, l’Élysée décrète son annulation pure et simple pour toute l’année 2019 [1]. L’alignement de la fiscalité diesel sur celle de l’essence, ainsi que la hausse de la fiscalité pour les professionnels sur le gazole non routier, connaissent aussi un coup d’arrêt. Le gain annuel pour les ménages se chauffant au fioul et utilisant quotidiennement deux voitures est évalué « à 300 ou 400 euros » par François Carlier, le délégué général de l’association de consommateurs CLCV [2]. D’après le gouvernement, l’annulation de ces trois mesures fiscales en 2019 représenterait pour l’État un manque à gagner de plus de 4 milliards d’euros.

L’alourdissement des conditions de contrôle technique sur les automobiles, qui était prévu pour l’an prochain est également suspendu. Aucune hausse du tarif de l’électricité et du gaz ne devrait avoir lieu d’ici à mai 2019. « Pour les gens ayant une surface et une consommation importante qui peut représenter une facture d’énergie de 2000 euros à l’année, ce gel des tarifs représente probablement 60 à 80 euros d’évités pour l’année 2019 », estime l’association CLCV [3]. Édouard Philippe a également annoncé l’ouverture, du 15 décembre au 1er mars, d’un « large débat sur les impôts et les dépenses publiques » qui aura lieu sur tout le territoire.

Taxe carbone : rien n’est réglé

Les taxes constituent aujourd’hui environ 60 % du prix du litre du gazole et de l’essence à la pompe. Les carburants sont l’objet d’une taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), le tout étant soumis à une TVA à 20%. Depuis 2014, la TICPE intègre une composante carbone – officiellement baptisée « contribution climat énergie » – modulable en fonction des émissions de CO2 des produits pétroliers visés et de la taxe carbone qui leur est appliquée [4]. Cette taxe carbone se monte actuellement à 44,6 euros par tonne de CO2 en 2018 et devait passer à 55 euros en 2019. C’est cette augmentation qui est annulée en 2019 et qui ne sera donc pas appliquée aux carburants. La loi sur la transition énergétique prévoit cependant que la taxe carbone atteigne, en 2030, les 100 euros [5]. Reste à savoir si ce calendrier est toujours d’actualité et, si c’est le cas, quelles mesures d’accompagnement seront prises pour les personnes à revenus faibles ou moyens dépendantes de leur voiture au quotidien.

En parallèle, l’exécutif s’était engagé à aligner la fiscalité du diesel sur celle de l’essence, au nom de la pollution de l’air. « Quand on voit le nombre de morts par particules fines en France aujourd’hui, 48 000, on ne voit vraiment pas pourquoi il y aurait un bonus sur le diesel », justifiait il y a mois Emmanuelle Wargon, la secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire. Les taxes sur le diesel étaient donc amenées à augmenter plus vite que celles sur l’essence pour combler la différence de prix [6].

Ce rapprochement fiscal entre gazole et essence vient donc de connaître un coup d’arrêt. Pour un automobiliste parcourant 10 000 km/an avec une voiture essence consommant 5 litres aux 100 km, cela représente une économie annuelle de 15 euros, et de 30 euros pour un conducteur de diesel consommant 3,9 l/100 km et effectuant 12 000 km/an [7]. Une goutte d’eau peut-être, mais c’est bel et bien elle qui a fait « déborder le vase », au regard des injustices manifestes de la fiscalité écologique prise dans son ensemble.

Une hausse de la taxe carbone qui ne finance pas la transition écologique

Pour justifier la hausse des taxes sur les carburants, le gouvernement s’est longtemps appuyé sur l’argument climatique. Dans les faits, ces nouvelles recettes ne servent presque pas à financer la transition écologique. En 2018, les hausses appliquées au gazole et à l’essence ont fait passer les recettes de la TICPE de 30,5 milliards en 2017 à 33,8 milliards en 2018. Elles devaient atteindre 37,7 milliards en 2019, selon les prévisions du rapporteur général du budget 2019, discuté à l’Assemblée, avant que la suspension ne soit décidée. Or, seuls 80 millions d’euros sur les 3,9 milliards de recettes supplémentaires perçus en 2019 devaient être reversés au compte d’affectation spéciale « transition énergétique » [8].

A quoi auraient alors dû servir ces 3,9 milliards d’euros supplémentaires ? 200 millions d’euros devaient être versés à l’Agence de financement des infrastructures des transports de France (AFITF) et le reste au budget général de l’État, celui-ci pouvant décider de réaffecter, ou non, cette somme à la transition écologique et solidaire. C’est aussi une manière de combler le manque à gagner fiscal lié au remplacement de l’Impôt sur la fortune (ISF) par l’impôt sur la fortune immobilière (ISI), moins rémunérateur pour l’État, ce que le ministère de l’Économie a admis [9]. Mi-novembre, Europe Écologie–Les Verts appelait à « l’utilisation de 100 % des recettes de la fiscalité ​carbone pour la transition énergétique : transports collectifs, efficacité énergétique, valorisation du passage de la voiture au vélo pour celles et ceux qui en ont la possibilité ».

Ces derniers jours, la majorité La République en marche s’était engagée à ce que ces recettes servent à financer des mesures écologiques et sociales comme l’augmentation du chèque énergie en 2019 octroyé aux ménages à faibles revenus pour leurs dépenses de chauffage, le renforcement de la prime à la conversion des véhicules, ou encore le crédit d’impôt transition énergétique (CITE) pour certains travaux d’économie d’énergie dans les logements. Or, les décisions prises par le gouvernement l’obligent à revoir les équilibres de son budget 2019, adopté en première lecture à l’Assemblée nationale puis au Sénat le 11 décembre. Le président de la commission des Finances évoque d’ores et déjà la perspective d’un projet de loi de finances rectificatif pour prendre en compte les annonces présidentielles.

Pas de taxe carbone pour le transport aérien

Si les automobilistes paient une taxe carbone, les compagnies aériennes profitent elles d’une niche fiscale. Il n’y a en effet pas de taxe sur le kérosène [10] ni de TVA sur les billets internationaux (taux réduit à 10 % pour les vols intérieurs). D’après le Réseau action climat (RAC), les exonérations de TVA et de taxe sur le kérosène représentent pour l’État français un manque à gagner d’environ 1,3 milliard d’euros par an. La mesure crée aussi une distorsion avec les autres modes de transport. Le train, par exemple, supporte la contribution au service public de l’électricité (CSPE) [11].

Or, selon l’Ademe, l’aviation est le mode de transport le plus émetteur de gaz à effet de serre : 14 à 40 fois plus de CO2 que le train par kilomètre et personne transportée [12]. Plusieurs organisations demandent à ce que la TICPE soit élargie au kérosène, a minima sur les vols intérieurs. « Certes il n’y a pas de taxe sur le kérosène mais dans le billet d’avion il y a 54 % de taxes », souligne de son côté François de Rugy, le ministre de la Transition écologique et solidaires. Un billet d’avion supporte en effet la taxe sécurité environnement, la redevance passager, la taxe de l’aviation civile ou bien encore la taxe de solidarité - aucune d’entre elle n’étant liée à la fiscalité carbone.

François de Rugy souligne par ailleurs que l’aviation est soumise aux quotas carbone à l’échelle européenne, ce qui selon lui, « est une forme de taxation des émissions de CO2 ». Le problème, rappelle le RAC, c’est que 80 % de quotas gratuits sont accordés aux compagnies aériennes. François de Rugy écarte par ailleurs l’idée de taxer le kérosène sur les vols intérieurs, tant que cette mesure ne sera pas adoptée par l’ensemble des pays européens [13]. Certains pays appliquent pourtant déjà une taxe au kérosène sur leurs vols intérieurs, comme les États-Unis, le Japon, le Brésil et la Suisse.

Le fioul lourd toujours exonéré, en attendant un hypothétique « bannissement »

Le secteur maritime bénéficie lui aussi d’une niche fiscale en étant exonéré de TICPE sur le fioul lourd [14] Or, la part du transport maritime dans les émissions varie de 5 à 10 % pour les oxydes de soufre (SOx), de 15 à 30 % pour les oxydes d’azote (NOx) et peut monter jusqu’à 50% des particules fines dans certaines zones côtières [15]. Ces pollutions sont notamment dénoncées par l’association France Nature Environnement qui a mesuré leurs effets dans le port de Marseille.

Les populations locales se retrouvent donc exposées à une forte pollution contre laquelle alertent les chercheurs. François de Rugy a indiqué avoir récemment rencontré des acteurs du secteur, pour aboutir à « une transformation progressive de la motorisation des navires de croisières et de marchandises vers le gaz naturel », et « bannir à brève échéance le fioul lourd », évoquant la date de 2020 lors de son entretien sur Mediapart. Il n’a toutefois déposé aucun amendement en la matière.

BTP et agriculteurs obtiennent un report des taxes sur le gazole « non routier »

D’autres exonérations fiscales sur les carburants, qui devaient être supprimées dans les mois à venir, viennent d’être suspendues par le gouvernement. C’est le cas du gazole non routier (GNR), carburant qui devait être taxé à partir du 1er janvier 2019. « Il n’y a aucune raison de continuer à garder une niche fiscale sur le gazole non routier, à moins de vouloir défendre un modèle de croissance non durable », disait à ce sujet le rapporteur général du projet de loi de finances 2019. Divers secteurs d’activités bénéficient jusque-là de cette exonération : les agriculteurs, les industries extractives (carrières, extractions de sable marin) ou encore les entreprises de travaux publics, de même que les activités forestières et fluviales.

Opposé à la fin de cette exonération, des acteurs du BTP ont bloqué durant une semaine le dépôt pétrolier de Lorient (Morbihan) ainsi que celui du port de Brest (Finistère). Les engins du BTP – pelleteuses, bulldozers etc – pèsent plusieurs dizaines de tonnes chacun et consomment énormément de carburant : un milliard de litres par an, selon la fédération nationale des travaux publics (FNTP). La hausse annoncée par le gouvernement – qui faisait passer le prix du litre de 1 euro à 1,50 euro – représentait donc, selon la FNTP « une hausse de 500 millions d’euros des coûts de production » pour les entreprises du secteur [16]. En parallèle, la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire, avait appelé à se mobiliser « pour dire stop au matraquage » fiscal des agriculteurs.

Face aux blocages de dépôts pétroliers et à la possibilité que le secteur agricole rejoigne les gilets jaunes, Édouard Philippe a annoncé le 4 décembre, pour les professionnels, « la suspension de l’alignement sur les particuliers de la fiscalité du gazole non routier ». Dans la foulée, le président de la Fédération régionale des travaux publics, en Bretagne, a appelé à lever les blocages : « Ce moratoire est susceptible d’apaiser les colères et de nous permettre de discuter. Par contre, nous resterons très vigilants sur la suite. Nous serons fermes sur un certains nombre de points. »

« Prise globalement », l’industrie française ne paye aucune taxe carbone

Par ailleurs, « quelques 1400 sites industriels et polluants du pays sont complètement exonérés de la fiscalité carbone qui pèse sur la consommation des carburants, que les ménages, artisans et petites entreprises paient », constate l’association Attac France. En contrepartie, ces entreprises sont soumises au marché carbone européen, dont les conditions se révèlent bien plus avantageuses. Jusqu’il y a peu, la quasi-totalité des quotas ont été attribués gratuitement : les industriels n’ont eu à acheter des quotas – et donc à payer une taxe carbone – que pour couvrir leurs émissions dépassant les quotas initialement attribués, soit une toute petite partie, et le plus souvent à un prix dérisoire (souvent en-dessous de 7 euros la tonne). « Un peu comme si chaque ménage ne payait la taxe carbone que pour une infime part du carburant qu’il consomme durant l’année », relève Attac.

Encore aujourd’hui, plusieurs secteurs dont la sidérurgie, le raffinage, le ciment ou l’aviation continuent de recevoir une bonne part de leur permis gratuitement. « En France, les émissions industrielles en 2016 ont été couvertes à 104 % par des quotas gratuits : prise globalement, l’industrie française n’a donc payé aucune taxe carbone jusqu’à cette date », alerte Attac. L’association évalue le manque à gagner pour les finances publiques à 10 milliards d’euros entre 2008 et 2014. Le gouvernement fait pour sa part valoir des dispositions « prévues pour préserver la compétitivité des entreprises grandes consommatrices d’énergie ». Le 10 décembre au soir, lors de son allocution, Emmanuel Macron a eu un seul mot sur l’écologie en évoquant « l’urgence de notre dette climatique ». Alors que la politique fiscale du gouvernement en matière écologique s’est jusque-là traduite uniquement par une agrégation de taxes envers les ménages sans véritable redistribution, il paraît urgent de mettre à contribution les plus gros pollueurs.

Sophie Chapelle

Notes

[1] La hausse de la taxe carbone prévue dans le projet de loi de finances 2019 est supprimée. Cette hausse ne resurgira au mieux qu’en 2020.

[2] Sur France Inter, journal de 7h, 5 décembre 2018.

[3] Ibid, France Inter

[4] La composante carbone des taxes intérieures de consommation a été mise en place par l’article 32 de la loi de finances pour 2014.

[5] Objectif fixé par loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV)

[6] En 2018, la TICPE était ainsi fixée à 0,69 euros/litre pour le sans plomb 95 et devait passer à 0,71 euros en 2019. La TICPE sur le gazole devait quant à elle passer, en 2018, de 0,59 euros à 0,65 euros/litre au 1er janvier 2019. Tous les chiffres sont disponibles sur le site du ministère de la Transition écologique et solidaire.

[7] Voir ces calculs réalisés par Autoplus.

[8] Le compte d’affectation spéciale "transition énergétique" est destiné à financer le développement des énergies renouvelables. La filière photovoltaïque est la plus largement financée (3 milliards d’euros en 2018) suivie par la filière éolienne (1,5 milliard d’euros d’aides). Voir le détail sur le site du Sénat.

[9] Voir cet article de Capital : L’explication figure dans l’exposé général des motifs du PLFR pour 2018, que Bercy a présenté aux parlementaires : « Les recettes fiscales du budget général sont revues à la hausse de 0,4 Md€ malgré des recettes plus faibles qu’attendu concernant l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) et les droits de mutation à titre gratuit (DMTG, 0,15 Md€) ; ces baisses sont compensées par la réaffectation au budget général d’une partie de la fraction de TICPE provenant du CAS “Transition énergétique” à hauteur de 0,6 Md€, conséquence de la révision à la baisse des dépenses de ce compte ».

[10] Selon l’article 265 bis du code des douanes, les livraisons de produits pétroliers à l’avitaillement des avions (autre que les avions de tourisme) sont exonérées de TICPE.

[11] D’après la SNCF, 40 % du prix d’un billet de TGV serait imputable aux charges d’énergie et de péages. Source.

[12] Ademe – Les chiffres clés 2014 Climat, Air et énergie.

[13] Ecouter à ce sujet l’entretien avec François de Rugy sur Mediapart.

[14] L’article 265 bis du code des douanes, précise que « les livraisons des produits pétroliers pour le transport fluvial de marchandises sont exonérées de TICPE ».

[15] Lire à ce sujet cet article de Libération.

[16] Pour les travaux de terrassement, le GNR peut représenter jusqu’à 7 % des coûts de production

 

Publié le 01/12/2018

Fissures, fuites, manque d’investissements, risque de blackout : la situation inquiétante du parc nucléaire belge

par Rachel Knaebel (site : bastamag.net)

Six des sept réacteurs nucléaires belges étaient à l’arrêt début novembre, la plupart à cause de fuites, de fissures, ou d’un mauvais état du béton... Alors que l’hiver approche, l’approvisionnement du pays en électricité est menacé. Comment la Belgique en est-elle arrivée là ? Trois des six réacteurs arrêtés auraient dû être définitivement fermés il y a trois ans, alors que le pays avait voté la sortie du nucléaire en 2003. Les décisions ont sans cesse été repoussées et la transition n’a pas été préparée. Pendant ce temps, l’entreprise française Engie, qui a racheté les centrales belges, continue d’encaisser les dividendes. Enquête.

50% de la consommation électrique en Belgique est alimentée par le nucléaire. Du moins en temps normal, quand les centrales belges fonctionnent... Ce qui devient exceptionnel ! La Belgique a entamé ce mois de novembre avec un seul réacteur nucléaire opérationnel, sur les sept que comptent le pays. En cause : des problèmes de fuites, de fissures, de « dégradation des bétons ». Un seul des six réacteurs belges à l’arrêt début novembre, Tihange 1, l’était pour des raisons d’entretien et de maintenance programmés. Il a redémarré le 12 novembre. Un autre pourrait être remis en marche mi-décembre, selon les annonces de l’exploitant des centrales nucléaires locales, l’entreprise française Engie (ex-GDF Suez). « Il faut dire que trois des réacteurs nucléaires belges ont déjà plus de 40 ans », commente Eloi Glorieux, de Greenpeace Belgique.

Les sept réacteurs nucléaires belges sont répartis sur deux centrales : Doel, à la frontière avec les Pays-Bas, abrite quatre réacteurs, et Tihange, dans la région de Liège, trois. Deux réacteurs à Doel et un à Tihange ont été mis en marche en 1975, il y a 44 ans. Les autres dans la première moitié des années 1980 [1]. « Nous avons beaucoup de problèmes dans nos centrales nucléaires. Autant de problèmes qu’il y a de réacteurs, déplore Jean-Marc Nollet, député du parti vert Ecolo au Parlement fédéral belge. D’abord, il y a les fissures sur les cuves, donc sur la partie nucléaire des installations : 13 000 fissures sur Doel 3, et plus de 3000 fissures sur Tihange 2, dont la plus grande fait 18 centimètres [2]. Mais Doel 3 est le seul réacteur qui tourne aujourd’hui, malgré ses fissures. L’autorité de contrôle a considéré le risque comme tenable. Il y a aussi, à Doel, des problèmes sur les circuits de refroidissement, touchant également la partie nucléaire. Ainsi que des dégradations du béton sur des « bunkers », des bâtiments d’ultime secours ne faisant pas partie du réacteur, mais qui doivent être en permanence en capacité de réagir. Sinon, le réacteur doit être arrêté », précise le député [3].

Des centrales électriques sur des bateaux pour suppléer aux réacteurs défaillants ?

Sur Doel 1, une fuite a été constatée en avril dernier. Selon l’Autorité fédérale de contrôle du nucléaire (AFCN), il s’agissait d’une « fuite de faible importance dans le circuit primaire du réacteur (de l’ordre de quelques litres par minute) ». Néanmoins, ce réacteur est toujours à l’arrêt. La centrale de Doel aurait aussi fait l’objet d’un acte de sabotage en 2014, dont les responsables n’ont toujours pas été identifiés [4]. « Voilà la situation peu glorieuse du nucléaire en Belgique », conclut le député écologiste Jean-Marc Nollet.

Les centrales nucléaires sur la zone du nord de le France et de la Belgique. Voir la carte interactive de Greenpeace ici.

Cette mise à l’arrêt non-programmée de la quasi-totalité de ses réacteurs nucléaires met le pays dans une situation inédite : sa sécurité d’approvisionnement en électricité n’est pas assurée pour l’hiver. La Belgique va devoir importer de l’électricité depuis les pays voisins (France, Allemagne, Pays-Bas), si ceux-ci peuvent lui en fournir, ce qui n’est pas certain en période de grand froid et donc de forte demande. Autre conséquence, le coût de l’énergie pour la population pourrait flamber. Même en payant plus cher son électricité, le pays risque de faire face, lors des périodes les plus froides, à des « délestages », c’est à dire à des coupures de courant localisées. « Avec l’indisponibilité inattendue et de longue durée de Doel 1, Doel 2, Tihange 2 et Tihange 3, ce sont 3000 mégawatts (MW) de capacité nucléaire qui disparaissent jusqu’à mi-décembre. Cela correspond à 25% de la capacité totale de production gérable installée en Belgique », a prévenu fin septembre Elia, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité belge. [5].

Pour tenter d’éviter les coupures de courant, Electrabel – la filiale belge détenue à 100% par Engie – a annoncé le 24 octobre le redémarrage d’une centrale au gaz et la mise en service de groupes électrogènes. Le 22 octobre, le quotidien belge L’Écho précisait qu’Engie envisageait de faire venir sur les côtes belges des centrales électriques flottantes, installées sur des bateaux. « Ces centrales flottantes sont surtout utilisées comme solution de secours dans les pays en développement. C’est la première fois qu’elles seraient utilisées en Europe », ajoute le journal. Ces centrales fonctionnent aux énergies fossiles.

La sortie du nucléaire plusieurs fois repoussée

Comment la Belgique, pays qui abrite la capitale de l’Union européenne, en est-elle arrivée là ? Normalement, trois des réacteurs nucléaires qui étaient encore à l’arrêt début novembre auraient dû être définitivement fermés il y a trois ans, en 2015. Car la Belgique a adopté une loi de sortie du nucléaire dès 2003, sous un gouvernement qui comptait alors des ministres écologistes. « La loi disait qu’il fallait fermer les réacteurs à leurs 40 ans et que le pays sortirait définitivement du nucléaire en 2025 », précise Eloi Glorieux. Quatre ans plus tard, GDF Suez (future Engie) est devenue l’unique propriétaire de la société belge qui exploite les centrales.

« À l’adoption de la loi de sortie du nucléaire, le mouvement anti-nucléaire s’est démobilisé, rappelle le responsable de Greenpeace Belgique. Le lobby nucléaire, lui, a maintenu la pression. Cela a abouti à un accord signé en 2009 entre GDF Suez et le Premier ministre belge d’alors, Herman Von Rumpuy » Cet accord revient sur la loi de 2003 et autorise alors GDF Suez à exploiter dix ans de plus les trois réacteurs qui devaient initialement s’arrêter en 2015 [6]. « Mais cet accord n’a pas été mis en œuvre tout de suite parce que, peu après, la Belgique est entrée dans une crise gouvernementale », qui a duré un an et demi [7]. « Puis en mars 2011, il y a eu la catastrophe de Fukushima », souligne Eloi Glorieux. Mais GDF Suez n’a pas lâché. Dans un communiqué de septembre 2012, l’entreprise française renvoie le gouvernement belge à ses promesses de 2009, sur la base duquel l’entreprise souhaitait « pouvoir ouvrir un dialogue constructif avec les représentants de l’État belge ».

Finalement, GDF Suez obtient gain de cause. En 2013, la loi belge de sortie du nucléaire est modifiée pour allonger de dix ans la durée d’exploitation de Tihange 1. Puis en 2015, une nouvelle modification étend la durée de vie de deux réacteurs de Doel. Les trois plus vieux réacteurs belges ne cesseront leur activité qu’en 2025, à 50 ans. Les autres réacteurs du pays en 2022 et 2023.

« La situation des centrales s’est dégradée depuis le rachat par GDF Suez »

Malgré une durée de vie des réacteurs prolongée jusqu’à 50 ans, GDF Suez a assuré que sa filiale Electrabel se montrait « responsable vis-à-vis de ses clients en leur garantissant sécurité d’approvisionnement et un haut niveau de service ». À l’heure où l’État belge va négocier en Allemagne ses prochaines importations d’électricité et qu’Engie pense à approvisionner le pays par bateaux-centrales, cette promesse ne semble plus tout à fait d’actualité.

« Très clairement, la situation des centrales s’est dégradée depuis le rachat par GDF Suez-Engie. Tous les témoignages que j’ai pu récolter convergent dans ce sens : avant le rachat, la sécurité était vraiment la priorité. Ce n’est plus le cas, avance le député belge Jean-Marc Nollet. Avant, quand un ingénieur demandait un investissement lié à la sûreté et à la sécurité, l’investissent n’était pas discuté sur le principe. Depuis le rachat, on met en balance l’investissement par rapport à son intérêt économique. C’est très dangereux, puisque qu’en matière de nucléaire, on ne peut pas se permettre le moindre écart. »

Fin septembre, le site du groupe audiovisuel public belge RTBF publiait le témoignage anonyme d’un collaborateur d’Engie-Electrabel : « Le profit est vraiment devenu la priorité numéro un et on a décidé de postposer [reporter, ndlr] les investissements de maintenance le plus possible, et à les reporter d’exercice en exercice, tant que l’on n’est pas devant une situation catastrophique. » Engie-Electrabel a immédiatement réagi en démentant « avec force », et en mettant en avant ses investissements dans la maintenance. La société affirme que « la sûreté nucléaire est la priorité absolue de l’entreprise et de ses équipes ». Quid de la sécurité d’approvisionnement ? « Le prolongement de la durée de vie des réacteurs est en fait à la base des problèmes d’approvisionnement. Il n’en est pas la solution, estime Eloi Glorieux, de Greenpeace. Les risques augmentent avec l’âge des centrales. Résultat, aujourd’hui, le nucléaire belge n’est absolument plus fiable. »

Des conseillers ministériels issus d’Engie-Electrabel

Même en pleine crise d’approvisionnement, le gouvernement belge n’évoque pas la possibilité d’un retour sur les décisions de prolonger l’activité des réacteurs les plus anciens. « Il y a eu une période tendue entre l’État belge et Engie-Electrabel entre 1999 et 2003, sous le gouvernement qui a décidé la sortie du nucléaire. Depuis, les relations sont au beau fixe. En fait, le ministre de l’Énergie en Belgique, c’est presque Engie. Ce sont eux qui décident tout », accuse Jean-Marc Nollet. L’actuelle ministre belge de l’Énergie, Marie Christine Marghem, s’entoure de conseillers qui connaissent de près les centrales nucléaires belges et l’entreprise Engie [8]. En 2015-2016, elle avait par exemple pour conseiller un certain Jean-François Lerouge, qui a travaillé entre 2002 et 2008 à des postes haut placés au sein de Suez et d’Engie-Electrabel, puis jusqu’en 2014 au sein d’une autre filiale belge d’Engie, Tractebel [9].

Fin septembre, le Canard enchaîné révélait qu’Engie cherchait à céder à EDF les sept vieux réacteurs belges. Engie a démenti. Mais l’information est restée dans toutes les têtes en Belgique. « Engie continue encore, pour l’instant, à faire de l’argent avec ces vieux réacteurs, mais cela risque de changer rapidement », prédit Francis Leboutte, ingénieur et président de l’association belge « Fin du nucléaire ». Electrabel est en effet profitable pour Engie. En 2017, l’entreprise a même versé à sa maison-mère un dividende de 1,6 milliard d’euros [10]. Le sera-t-elle encore lorsque les centrales approcheront les 50 ans ? Et qu’il s’agira de les démanteler ? À côté des craintes de coupures de courant, c’est l’autre actualité qui occupe le nucléaire belge : la question du futur coût du démantèlement des centrales, et de la gestion de leurs déchets. Fin septembre, l’organisme belge des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies (Ondraf) a revu à la hausse le coût à prévoir pour l’enfouissement des déchets radioactifs belges : celui-ci a été multiplié par trois, passant de 3,2 milliards à plus de 10 milliards d’euros.

« D’une part, les centrales ne fonctionnent plus, sont périmées, nécessitent de gros investissements. D’autre part, il faut payer cher pour les déchets », résume Jean-Marc Nollet. Le député soupçonne la multinationale française d’organiser l’insolvabilité prochaine de sa filiale belge, notamment en rapatriant au sein d’Engie les filiales d’Electrabel qui sont rentables. Cela pour échapper au coût du démantèlement des centrales et de la gestion des déchets. Là encore, Engie, qui a bel et bien rapatrié des actifs d’Electrabel il y a quelques mois, dément cette interprétation [11].

Un mouvement transnational pour la fermeture des vieux réacteurs belges

Il se trouve cependant encore des défenseurs de l’énergie nucléaire en Belgique. Comme le parti flamand N-VA (Nieuw-Vlaamse Alliantie, membre du gouvernement), qui n’est pas convaincu par la sortie de l’énergie atomique. « La situation dans laquelle nous nous trouvons, de la quasi-totalité des réacteurs à l’arrêt et de coupures de courant qui menacent, est à double tranchant. Elle pousse certains à dire qu’il faut sortir du nucléaire le plus vite possible, et d’autres à affirmer qu’on ne peut pas s’en passer et qu’il nous faut de nouveaux réacteurs », analyse Marc Alexander, Belge flamand et militant anti-nucléaire de longue date.

Au printemps dernier, le gouvernement belge a adopté un « pacte énergétique » qui entérine bel et bien la sortie du nucléaire en 2025. Le document vise aussi au développement des énergies renouvelables. La Belgique tire aujourd’hui seulement 20% de sa production d’électricité des renouvelables, au même niveau que la France [12]. « Mais jamais le gouvernement n’a parlé d’économies d’énergie, pas même au moment où un blackout est envisagé pour cet hiver, déplore Francis Leboutte, le président de Fin du nucléaire. En fait, il ne se passe presque rien depuis 2003 pour préparer la sortie du nucléaire. » « À cause des tergiversations, et de la prolongation à deux reprises de réacteurs, le marché des énergies renouvelables ne s’est pas déployé », ajoute Jean-Marc Nollet.

Le réveil viendra peut-être de la société civile et d’un mouvement antinucléaire, renaissant dans le pays. L’association de Francis Leboutte, Fin du nucléaire, a été créée en 2017. Marc Alexander, lui, s’est à nouveau engagé dans la lutte antinucléaire en 2015, quand les problèmes ont commencé à s’accumuler. C’est aussi à ce moment que Walter Schumacher, de l’association allemande Stop Tihange, s’est intéressé à l’état des centrales du pays voisin. Il habite en Allemagne, mais à un kilomètre seulement de la frontière belge. « À partir de 2015, un mouvement transnational est né pour demander la fermeture des centrales belges les plus anciennes, précise-t-il. Un mouvement soutenu par le maire de la ville allemande d’Aix-la-Chapelle, qui a été jusqu’à demander devant la justice belge la fermeture du vieux réacteur de Tihange. En cas d’accident, sa cité de 250 000 habitants serait directement concernée.

En juin 2017, 50 000 personnes venues de Belgique, des Pays-Bas et d’Allemagne, avaient formé une chaîne humaine pour demander la fermeture des vieux réacteurs belges. « Ce mouvement a déclenché un débat public en Belgique. L’État belge ne peut plus faire comme si de rien n’était », se félicite Walter Schumacher. En mai prochain, les Belges se rendront aux urnes pour renouveler leur Parlement. « Ce sera le moment de vérité, dit Jean-Marc Nollet. Si le gouvernement qui sort de ces élections confirme la sortie du nucléaire pour 2025, je pense qu’il n’y aura pas de retour en arrière possible. Si c’est l’inverse qui arrive, je crains pour l’avenir de la transition énergétique en Belgique. »

Rachel Knaebel

Lire aussi :

 Centrales nucléaires : les failles du dispositif d’urgence prévu par EDF en cas de scénario catastrophe
 Comment la France impose ses centrales nucléaires vieillissantes à ses voisins européens.

Notes

[1] Voir sur le site de l’autorité fédérale de contrôle nucléaire.

[2] Voir ce qu’en dit l’Autorité fédérale de contrôle nucléaire (AFCN) ici.

[3] Voir les informations de l’AFCN au sujet des dégradation du béton dans les bunkers ici.

[4« Le 5 août 2014, le réacteur de Doel 4 s’est arrêté automatiquement suite à une défaillance au niveau de la turbine à vapeur, située dans la partie non nucléaire de la centrale, décrit l’AFCN. Cette défaillance résultait d’une perte d’huile de lubrification. De plus amples investigations ont permis de déterminer que le réservoir d’huile s’était intégralement vidé après que la vanne de la conduite d’évacuation, servant à transférer rapidement l’huile vers un réservoir annexe en cas d’incendie, ait été ouverte manuellement. (…) Les soupçons se sont rapidement portés sur un acte malveillant. l’exploitant des centrales, Electrabel, a déposé une plainte contre X avec constitution de partie civile et le Parquet fédéral a ouvert une enquête. Celle-ci n’a pour l’heure pas encore mené à l’identification du/des auteur(s) des faits. ».

[5« Sans une capacité supplémentaire de 1600 à 1700 MW, le gestionnaire de réseau Elia ne peut garantir que la sécurité d’approvisionnement sera assurée à tout moment sans plan de délestage », ajoutait l’entreprise.

[6] Voir le texte de l’accord ici.

[7] Le gouvernement d’Herman Von Rompuy prend fin en novembre 2009 suite au départ du premier ministre pour la Commission européenne. Le gouvernement suivant, dirigé par Yves Leterme, est démissionnaire au bout de quelques mois. Faute d’accord entre les partis pour former un nouveau gouvernement, ce gouvernement démissionnaire qui a géré les affaires courantes pendant un an et demi jusqu’en décembre 2011, lorsqu’un gouvernement définitif a été formé.

[8] Voir la composition de son cabinet sur le site du gouvernement belge ici.

[9] Voir son profil Linkelin.

[10] Voir le document de référence 2017 d’Engie, page 220.

[11] Voir le communiqué d’Engie.

[12] Voir le détail de ces chiffres ici.

Publié le 12/11/2018

À Bure, comme ailleurs, nous ne serons pas les prochain-e-s !

« Ce texte s’adresse à toutes celles et ceux qui cherchent encore comment vivre et lutter avec tout leur cœur et toutes leurs forces dans le macronisme ambiant »

paru dans lundimatin#163, (site lundi.am)

Depuis un an et demi, l’État s’est lancé à Bure dans une offensive répressive d’une ampleur proprement expérimentale. Armé de l’imparable accusation d’« association de malfaiteurs » il tente de résumer et d’enfermer plus de deux décennies de lutte tissées de milliers de visages et de gestes différents en une seule et même entreprise criminelle.
Minée, dans un premier temps, par les coups portés, la lutte à Bure n’a pas dit son dernier mot. Ainsi, le site manif-est relaie un appel à organiser un peu partout en France le 10 novembre prochain des
« bals de malfaiteurs ».
La date n’est pas de hasard : le 13 novembre a lieu le rendu de l’ubuesque procès du 16 octobre à Bar-Le-Duc lors duquel a été jugé un journaliste qui n’en avait pas même été informé, mais surtout le 14 novembre se tient l’audience de la Cour de Cassation statuant sur la levée des contrôles judiciaires de cinq personnes mises en examen pour « association de malfaiteurs » à Bure.

Ce texte s’adresse à toutes celles et ceux qui cherchent encore comment vivre et lutter avec tout leur cœur et toutes leurs forces dans le macronisme ambiant, à toutes celles et ceux que la virulence de la répression et notre vulnérabilité lors des derniers mouvements sociaux ou lors de l’attaque sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, sur la lutte contre Cigéo à Bure, ou contre le Grand Contournement Ouest en Alsace, ont laissé.es hagard.es et désempar.ées. A toutes celles et ceux, enfin, que la répression tente de désorganiser et de faire taire, invisibiliser. Sortir de la stupeur ne se fera pas en un jour : cet appel n’est qu’un premier pas, et d’autres suivront. D’ici là nous donnons rendez-vous ici, ailleurs, partout, le 10 novembre pour faire fleurir et esquisser les premiers pas d’une multitude de ’bals des malfaiteurs’, à la veille d’une audience importante en Cour de Cassation. Venez nombreux-ses !

Après l’insurrection du 17 juin,
Le secrétaire de l’Union des Écrivains
Fit distribuer des tracts dans la Stalinallée.
Le peuple, y lisait-on, a par sa faute
Perdu la confiance du gouvernement
Et ce n’est qu’en redoublant d’efforts
Qu’il peut la regagner.
Ne serait-il pas
Plus simple alors pour le gouvernement
De dissoudre le peuple
Et d’en élire un autre ?
— Berthold Brecht, La Solution, 1953.

Nous sommes des ami.es proches ou lointain.es de la lutte antinucléaire de Bure. Nous le sommes fatalement, et viscéralement.

Nous le sommes parce que nous sommes intimement persuadé.e.s que l’enfouissement des déchets radioactifs en profondeur sous nos pieds, est la dernière planche de salut permettant la poursuite d’une industrie nucléaire dangereuse, néo-colonialiste et indéfectiblement militariste, et ce depuis ses origines dans les décombres fumants d’Hiroshima et Nagasaki. Et pour cette raison, quoi qu’il arrive, nous lutterons jusqu’à notre dernier souffle, pour mettre un point final à des décennies de ravage écologique et humain.

Nous le sommes parce que nous avons un jour ou l’autre chanté, dansé, et parfois même vécu à Bure. Parce que nous avons pleuré de joie quand le Bois Lejuc menacé a été libéré et occupé en juin 2016, de rage lorsqu’il a été expulsé en février 2018.

Nous le sommes parce que nous croyons à des luttes populaires, diverses, rassembleuses, frondeuses, imprévisibles. Nous croyons à leur possibilité, et nous savons leur nécessité ; car nous sommes innombrables à savoir que pour faire face à l’emballement capitaliste, extractiviste et technicien du monde, la diplomatie hypocrite des Conférences sur le climat (COP) ne suffiront pas, pas plus que les petits gestes du quotidien, ou les proclamations d’intentions d’une industrie capitaliste plus que coupable.

Nous le sommes parce que la répression qui s’abat à Bure prend l’un des multiples visages du contrôle social qui s’exerce avec force et violence sur les populations lorsque celles-ci ne marchent ou ne rentrent pas dans les clous : que ce soit depuis trop d’années contre les migrant-e-s, celles et ceux qui les soutiennent, les quartiers populaires invisibilisés, les dernières mobilisations contre la loi El-Khomri, les évacuations militarisées de NDDL, Bure, Hambach, ou encore la persécution judiciaire et policière à l’encontre des participant.e.s aux mobilisations du G20 à Hambourg.

Avec sa cinquantaine de procès, ses dizaines de mois de sursis et ses presque 2 ans de prison ferme cumulés ; avec ses milliers d’euros d’amendes et ses 26 interdictions de territoire distribuées à tout va ; avec sa vingtaine de perquisitions et ses 10 personnes interdites de communiquer les unes avec les autres aussi longtemps que durera l’instruction pour ’association de malfaiteurs’ - ouverte en juillet 2017 et inédite sur une lutte aussi large et plurielle - Bure est devenu un laboratoire répressif majeur des luttes en France. Tant que les souris tétanisées et atomisées ne sortent pas de la boite, l’expérience continue. Nous n’avons de cesse de nous demander : jusqu’où iront-ils ?

Mais qu’attendons-nous pour inverser plutôt la vapeur et affirmer que nous ne serons pas les prochain.es ?

Pas les prochain.es à être convoqué.es pour avoir été vu.es, filmé.es puis reconnu.es, que ce soit sur la place de la Contrescarpe un 1er mai, dans une manifestation à Bure un 15 août, dans les Hautes-Alpes en soutien aux des migrant-e-s.

Pas les prochaines à être mutilé.es, privé.es d’un œil à Montreuil, d’une main à Notre-Dame-des-Landes ou d’un pied à Saudron.

Pas les prochain.es à être perquisitionné.es, contraint.es de quitter les lieux qui nous sont chers, interdit.es de nous voir et de nous parler pour des années.

Pas les prochain.es à raser les murs de nos lieux de vie et de lutte en traquant nos arrières. Pas les prochain.es à avoir peur en s’endormant le soir.

Pas les prochain.es à comparer l’alternative entre le contrôle judiciaire et la détention préventive, entre une vie qui a le goût de prison à ciel ouvert et une existence coincée entre les quatre murs d’une cellule glauque.

Pas les prochain.es à chercher les micros sous nos plafonds et les balises sous nos voitures, les mouchards dans nos ordinateurs et les RG dans nos dos.

Pas les prochain.es à voir nos amitiés scrutées, passés au crible du fantasme de contrôle absolu de l’État, et finalement criminalisées sous la forme d’une « association de malfaiteurs ».

Tout cela nécessite un pas de côté. Il s’agit pour nous de d’abord sortir de l’asphyxie judiciaire et policière du Sud-Meuse et de déplacer les questions posées par Bure dans nos villes et nos campagnes. Un pas de côté, et de nouvelles prises : reprendre pied dans la dynamique des comités Bure et des comités inter-lutte locaux, régionaux, nationaux et internationaux ; échafauder des campagnes d’information et un réseau d’actions décentralisées pour faire corps avec toutes celles et ceux que la répression tente de museler.

Il s’agit aussi de couper court à l’alternative empoisonnée de l’innocence ou de la culpabilité, et de dénoncer le chef d’inculpation pour « association de malfaiteurs » comme une pure fiction politico-judiciaire. Peut-on réellement être coupable d’ « association de malfaiteurs » dans un cadre politique ? Un juge peut-il demander à quelqu’un « formez-vous une association de malfaiteurs, oui ou non ? » aussi simplement qu’il peut demander « disposez-vous d’un permis de conduire valide, oui ou non ? » ? L’association de malfaiteurs n’a pas de réalité tangible à laquelle on pourrait opposer notre réalité sensible. Elle n’est qu’un mauvais roman policier projeté, pour tenter de l’étouffer, sur un réseau d’amitiés politiques. Elle n’est que le cache-sexe d’une entreprise contre-insurrectionnelle qui ne dit pas son nom.

Dans un passé récent on a tenté de brandir l’anti-terrorisme comme un épouvantail contre les mouvements de luttes sociales et écologistes. Aujourd’hui ce créneau, un peu encombrant au regard des droits humains, est réservé à d’autres. Il est de meilleur ton de ressortir des placards une autre vieille ficelle policière et judiciaire : l’association de malfaiteurs, qui faisait déjà son office contre les anarchistes de la fin du 19e siècle. Il est temps maintenant de remiser définitivement l’association de malfaiteurs avec l’anti-terrorisme au rang des bibelots grossiers de la contre-insurrection !

Si donc être un malfaiteur c’est décider de mêler sa vie, depuis là où on est, à un combat pour une cause juste et pour des idées belles ;

Si être un malfaiteur c’est s’installer dans des vieilles baraques en pierres, des petits apparts, des caravanes, des cabanes, des maisons collectives, et tenter de donner de la vie dans un territoire dépeuplé ;

Si être malfaiteurs c’est s’organiser collectivement pour résister, se soigner, se nourrir, accueillir, informer, s’exprimer avec celles et ceux qui viennent des quatres horizons pour se joindre à nous dans une lutte qui leur semble vitale pour un avenir qui ne soit pas fait de déserts radioactifs ;

Si c’est choisir de mettre son corps en jeu pour occuper une forêt qu’il vente ou qu’il neige, à terre comme à 25 m de hauteur, et en prendre soin au rythme des oiseaux et des étoiles, pour bloquer l’infernal désert nucléaire ;

Si être un malfaiteur c’est faire 800 km dans un bus bondé, en discutant et en chantant, pour rejoindre une folle manifestation dans les champs du sud Meuse, les colines aveyronnaises ou le bocage nantais ;

Si c’est refuser d’endosser les caricatures figées du ’citoyen pétitionnaire derrière son écran’ ou du ’barricadier cagoulé’ pour choisir d’être pris dans un mouvement complexe, en devenir, en être bousculé, s’y laisser transformer, indiscernablement ;

Si c’est organiser le soutien juridique dans un contexte où les droits les plus élémentaires de la défense (être averti de son procès, choisir son avocat.e) sont chaque jour baffoués, et où il est plus clair que jamais que l’État de droit est un mythe ;

Si c’est décider de se réapproprier sa propre parole publique dans un monde de ’post-vérité’ où une poignée d’oligarques assoiffés de pouvoirs détiennent la majorité des médias ;

Si c’est prendre très au sérieux la guerre totale au vivant que les élites actuelles ont définitivement déclarée, et s’organiser en conséquence pour enrayer ce fait,

Alors oui, définitivement, nous sommes toutes et tous des malfaiteurs !

Et partout où nous sommes il nous faut le dire, le crier, le chanter, le danser ensemble, sur tous les tons, dans tous les pas, par tous les temps. À commencer par le 10 novembre, lors des premiers ’Bals des malfaiteurs’ qui sont appelés à être organisés partout en France et ailleurs, sur le parvis des tribunaux et au coeur des places ! Et dans d’autres rendez-vous qui suivront !

Nous ne serons pas les prochain-e-s !

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Publié le 04/11/2018

Climat, énergie: en France, des petits pas... en arrière

 Par christophe Gueugneau (site mediapart.fr)

Le gouvernement devrait annoncer ces prochaines semaines sa feuille de route énergétique pour les prochaines années et jusqu'en 2028. Les ONG sont inquiètes alors que les premiers indices montrent une ambition à la baisse. La France ne respecte même pas ses objectifs initiaux ; or la COP24, en décembre, devait être l'occasion de les relever. 

Le champion de la Terre Emmanuel Macron hésiterait-il à remettre son titre en jeu ? Annoncée pour la fin octobre, la feuille de route énergétique du gouvernement pour les prochaines années et jusqu'en 2028 (la mise à jour de sa stratégie nationale bas-carbone) ne devrait finalement être dévoilée qu'à la mi-novembre, à quelques semaines de la COP24, le grand rendez-vous international du climat qui se tient cette année en Pologne. D’ici là, un ensemble d’indices tendent à montrer que l’ambition française en la matière a du plomb dans l’aile.

Sous le précédent quinquennat, la signature à l’arraché de l’accord de Paris, lors de la COP21 en 2015, avait placé la France en bonne position diplomatique sur le sujet. Après l’élection de Donald Trump aux États-Unis, Emmanuel Macron et son fameux « Make our planet great again » pouvaient laisser penser que la France entendait poursuivre son rôle moteur.

Quelques semaines après la parution du rapport spécial du GIEC qui avertissait que la politique des petits pas était une impasse, la France n’a pas l’air de vouloir accélérer. Bien au contraire. 

Les faits d’abord. Selon une enquête de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), la France est non seulement loin de respecter ses objectifs de diminution de gaz à effet de serre, mais elle voit en plus ces émissions repartir à la hausse. 

Tous les signaux sont au rouge. Selon la dernière évaluation officielle de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC, mise en place par la loi de transition énergétique votée lors du précédent quinquennat), en 2016, les émissions de gaz à effet de serre ont dépassé le plafond annuel indicatif de + 3,6 %. Tous les secteurs sont concernés : + 6 % dans le transport, + 11 % dans le secteur du bâtiment, + 3 % dans le secteur agricole.

Aucune évaluation officielle n’est en ligne concernant 2017, mais le Réseau Action Climat (RAC), associé au CLER (Réseau pour la transition énergétique), a mis en ligne un observatoire climat-énergie sur lequel on peut voir que la situation a encore empiré : + 10,6 % pour les transports, + 22,7 % pour le bâtiment et + 3,2 % pour l’agriculture. 

Précision : les trajectoires de réduction d’émissions prévues sont elles-mêmes en deçà des engagements de la France lors de la COP21, ces engagements que chaque pays est censé encore renforcer lors de la COP24 en décembre. La France n’est pas la seule dans ce cas : selon une étude récente, seuls 16 des 197 signataires de l’accord de Paris ont défini un plan d’action climatique qui permette d’honorer leur engagement.

Le pays prend du retard dans les grandes lignes, donc, mais il peine aussi dans les détails. L’autorisation accordée à Total de forer au large des côtes guyanaises, la poursuite du projet de Grand contournement ouest à Strasbourg et celui de l’autoroute A69 (entre Castres et Toulouse) inscrivent la politique d’Emmanuel Macron dans une trajectoire passéiste. Sans oublier l’appui de la France à l’Allemagne, lors du dernier conseil européen des ministres de l’environnement, le 8 octobre, pour obtenir un accord a minima sur l’objectif de réduction des émissions des véhicules pour 2030. Et ce alors qu'une étude de l'Agence européenne de l'environnement vient de montrer que la pollution était responsable de 422 000 décès prématurés en Europe en 2015.

Les intentions à présent. Dimanche, le JDD publiait un « document de travail » émanant a priori de Bercy, ou de l’Élysée, ayant pour objet la « politique industrielle de l’énergie ». Cette note vient compléter la réflexion en cours sur la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), un sous-document de la stratégie nationale bas-carbone. Si la seconde concerne de manière large la politique climatique de la France, la première vise plus particulièrement le secteur de l’énergie, sa production et sa consommation.

Le document publié se concentre sur la politique industrielle. « Globalement, c’est un document très techno, explique Anne Bringault du CLER et du RAC, qui oublie totalement la rénovation des bâtiments, les transports en commun ou même le vélo. » Or, souligne Célia Gautier de la Fondation pour la nature et l’homme (FNH), « le retard pris dans les secteurs du bâtiment, des transports, ou de l’agriculture devrait nous conduire à mettre les bouchées doubles »

Les associations ont également bondi à la lecture du document sur le point précis du nucléaire. Non seulement le document n’aborde plus la question de la fermeture des centrales vieillissantes, mais il propose de lancer « un programme de recherche sur la prolongation de la durée de vie et l’optimisation du parc existant » tout en construisant « une nouvelle série de X réacteurs »

Pour Célia Gautier, la construction de nouveaux réacteurs serait « une absurdité économique », car cette énergie n’est plus aujourd’hui « compétitive » par rapport aux énergies renouvelables. « Il faudra bien à un moment décider ce qui viendra après le nucléaire. Le gouvernement doit apporter des réponses et cesser d’utiliser l’urgence absolue posée par la crise climatique pour sauver cette filière », ajoute-t-elle. 

Les associations sont d’autant plus inquiètes que, même à considérer que cette note ne poserait que des pistes de réflexion, le dernier point d’étape, cet été, de la préparation de la PPE et de la SNBC les avait déjà laissées sur leur faim. « On a beaucoup parlé, en juillet, de la distance moyenne par rapport aux stations-service, ça semblait beaucoup les préoccuper, dans les ministères. Mais en revanche, ils n’ont rien dit sur la PPE », raconte Anne Bringault.

Sur son blog de député, l'élu LREM Matthieu Orphelin, écologiste proche de Nicolas Hulot, réclame une PPE « ambitieuse ». Il y prône notamment un « rythme de fermeture d’au moins un réacteur nucléaire par an dès 2022, et de deux par an dès que possible ». Et le député du Maine-et-Loire de conclure : « Alors que la France ne respecte pas 8 des 9 engagements climatiques qu’elle s’est elle-même fixés, l’urgence est là et la réponse politique doit être à la hauteur ! »

Il reste environ deux semaines au gouvernement pour préparer une PPE et une SNBC qui soient à la hauteur. Deux mois pour avoir une volonté et des actes à afficher lors de la COP24. Deux ans pour sortir de la politique des petits pas et lancer un vrai tournant écologique en phase avec le dernier rapport du GIEC.

Publié le 21/10/2018

Le capitalisme mondialisé accélère de réchauffement climatique

Gérard Le Puill (site l’humanité.fr)

La publication du dernier rapport du GIEC sur le réchauffement climatique en voie d’accélération a suscité beaucoup de commentaires avec souvent des propositions bien trop parcellaires pour engager une réduction rapide des émissions de gaz à effet de serre (GES). Car la croissance des émissions de CO2 résulte surtout de la combustion du charbon, du pétrole et du gaz, les principaux combustibles utilisés dans le monde pour produire de l’électricité, faire circuler les voitures et les camions, faire voler les avions, chauffer les bâtiments et alimenter les cuisines en énergie.

 

En France, des partis politiques et des associations approuvant le rapport du GIEC souhaitent, « en même temps », une sortie rapide du nucléaire pour produire de l’électricité sans vouloir comprendre que notre production électrique en fonctionnement est « décarbonée » à hauteur de 90% avec 72% d’électricité d’origine nucléaire, 13% d’origine hydraulique, 5% d’origine éolienne et photovoltaïque. Fermer rapidement des centrales nucléaires en bon état de marche et rigoureusement contrôlée par l’Autorité de sûreté nucléaire(ASN), reviendrait à gaspiller beaucoup d’argent en surinvestissant dans l’éolien et le photovoltaïque pour une production intermittente d’énergie, ce qui demanderait une utilisation accrue du gaz et du fioul très émetteurs de CO2.

L’Allemagne nous montre la voie à ne pas suivre

L’Allemagne nous montre la voie à ne pas suivre dans ce domaine. En sortant du nucléaire civil d’ici 2022, notre voisin a relancé l’utilisation du charbon et du lignite très émetteurs de CO2. Car l’éolien et le photovoltaïque, s’ils peuvent parfois dépasser 45% de la production électrique du pays quand il y a du vent et du soleil, peuvent aussi tomber sous la barre des 5% de l’électricité consommée outre Rhin quand il y a trop peu de vent et pas de soleil. Ajoutons que l’électricité d’origine nucléaire n’est jamais montée à 25% du mix énergétique de l’Allemagne pour plus de 75% encore récemment en France. Rappelons aussi que le prix de l’électricité payé par les ménages allemands est deux fois plus élevé que pour les ménages français désormais alors qu’il était équivalent au début de ce XXIème siècle.

Le constat qu’il est possible de faire depuis des décennies est le suivant : le capitalisme mondialisé sur fond de quasi disparition des tarifs douaniers, de pratique permanente du dumping social, fiscal et environnemental, augmente les émissions de gaz à effet de serre à production constante. Malgré cela, la France et les autres pays de l’Union européenne continent de mandater la Commission européenne pour négocier des accords de libre échange fondés, dans le monde fini qui est le notre, sur la théorie des avantages comparatifs conceptualisée par le déjà spéculateur David Ricardo au début du XIXème siècle.

Le bilan carbone des délocalisations industrielles

Alors que 800 salariés licenciés « sans cause réelle et sérieuse » par la firme américaine Goodyear ont intenté un procès à leur patron et qu’il se déroule actuellement à Amiens, une note de l’INSEE publiée le 14 février 2018 indiquait que la France avait perdu 530.000 emplois entre 2006 et 2015 dans l’industrie manufacturière. La seule industrie du pneu avait perdu 11.700 emplois en France durant ces dix années (1). On a fermé et cassé des usines en France pour en construire les mêmes dans des pays à bas coûts de main d’œuvre. Ca permet d’augmenter le taux de profit via les économies faites sur les salaires des nouveaux exploités. Mais le bilan carbone de chaque voiture, de chaque tonne de pneus, de chaque sèche-linge de la marque Whirlpool délocalisés augmente considérablement. Il y a le bilan carbone de la construction de la nouvelle usine quand on sait que chaque tonne de béton utilisée largue 900 kilos de CO2 dans l’atmosphère. Il y a ensuite l’alimentation de cette nouvelle usine en électricité comme dans le cas de Whirlpool  en Pologne où 80% de la production électrique est issue du de combustion du charbon. S’ajoute à cela l’exportation des produits finis en camions sur de longues distances d’un bout à l’autre de  l’Europe.

La nourriture voyage plus que les consommateurs

Dans ces transports de marchandises, la nourriture parcourt souvent des milliers de kilomètres dans des camions frigorifiés entre le lieu de production et le lieu de consommation. Là encore c’est la conséquence d’une fuite en avant dans le dumping social, fiscal et environnemental. Alors que l’on pourrait produire des tomates de serres et autres denrées autour de nos grandes villes, elles viennent presque toujours du sud de l’Espagne, du Maroc, d’Italie  ou des Pays Bas tandis que des salariés sous-payés et parfois même clandestins sont exploités dans les serres de certains de ces pays.

Ajoutons que l’Union européenne promeut la surexploitation des transporteurs routiers ce qui, au-delà du bilan carbone désastreux, rend la circulation dangereuse. Dans le numéro 1457 de Courrier international  du 4 au 10 octobre 2018, trois articles racontent le quotidien des chauffeurs des pays d’Europe centrale et notamment des Polonais sous payés et privés de repos. Car déclare le président, Polonais lui aussi, de l’organisation patronale en évoquant les consommateurs de son propre pays: «nous ne pouvons réduire le temps de travail des chauffeurs que si les consommateurs renoncent aux oranges de Sicile, car il est impossible de faire le trajet en deux jours». Ils ont bon dos les consommateurs polonais !

Un salaire horaire de 1,57€ en Bulgarie

Un autre article de ce dossier nous indique que le salaire horaire minimum des chauffeurs routiers est de 1,57€ en Bulgarie, de 2,50€ en Roumanie, de 2,76€ en Slovaquie et de 2,85€ en Pologne alors qu’il est de 8,84€ en Allemagne, pays frontalier de la Pologne. Du coup 60% des camions des pays d’Europe centrale sont affrétés par des entreprises allemandes. Mais on commence à manquer de chauffeurs en Pologne. Qu’à cela ne tienne, des chauffeurs Ukrainiens sont de plus en plus nombreux à prendre le volant d’un bout à l’autre de l’Union européenne, en étant encore plus mal payés que les autres. Les autres dorment dans la cabine de leurs camions, économisent aussi sur les 8€ par jour que leur verse le patron au titre des frais de déplacement!

Alors que la campagne pour les élections européennes du printemps 2019 commence à se mettre en place, il faudra voir comment les candidats des différentes listes concilieront, ou pas, la lutte contre le réchauffement   climatique et le développement sans limite du transport routier, lequel est devenu une nouvelle forme d’esclavage depuis les élargissements de 2004 et de 2007.

Publié le 13/10/2018

Les EPR d'EDF en Grande-Bretagne menacés par la mer

(site politis.fr)

Les deux réacteurs nucléaires en construction outre-Manche nécessiteront des infrastructures pour les protéger des eaux marines, afin d'éviter un accident de type Fukushima.

La mise en route de l’EPR français connaît encore des difficultés qui vont une nouvelle fois retarder sa mise en route et grossir la facture finale. Les deux réacteurs EPR en début de travaux en Grande-Bretagne, sous la direction de ses constructeurs français (EDF) et chinois, est à nouveau contesté par les spécialistes de l’atome civil et les journaux anglais.

Sur le site de Hinkley Point, le mur de protection qui doit protéger l’installation de la mer est en construction. Ce sera la plus importante muraille jamais mise en place dans le monde autour d’une centrale : l’enceinte de ciment se dressera sur près d’un kilomètre, avec une hauteur d’une douzaine de mètres. Cela en fera la plus chère du monde, provoquant un nouveau dérapage financier qui devrait faire monter la facture au-delà des 24 milliards annoncés par le gouvernement britannique et EDF. Comme toujours, EDF rejette les critiques, mais le gouvernement britannique a lancé discrètement de nouvelles études. Sur ce mur nucléaire mais aussi sur l’ensemble du projet.

Menaces de tsunami et de tempêtes

Les protecteurs de l’environnement et les journaux anglais expliquent qu’en cas de grande tempête ou de tsunami, les réacteurs, situés à seulement huit kilomètres de la mer, ne seraient pas suffisamment protégés des eaux marines auxquelles les installations sont exposées par le grand chenal de Bristol. Cela leur fait redouter un accident du même type que celui de Fukushima.

Peter Roche, ancien conseiller de gouvernement anglais, signale « que certes le mur a l’air solide, mais cette zone côtière est l’un des endroits de la planète où les coefficients de marée sont les plus élevés et est minée par une très forte érosion ». Comme d’autres spécialistes, Peter Roche rappelle qu’en 1981 le site choisi avait été inondé suite à la conjonction d’une forte marée de printemps conjuguée avec une tempête. Cette situation avait entraîné la fermeture de l’ancienne centrale nucléaire pendant plus d’une semaine et qu’une catastrophe avait été évitée de justesse.

Le réchauffement climatique oublié…

Le problème, expliquent les contestataires, c’est que les plans de la centrale ont été conçus en 2012, avant que la fonte des glaciers du Groenland prennent l’ampleur actuelle et avant que ceux de l’Antarctique commencent à subir le même sort. Roche signale également que dans la région concernée le niveau de la haute mer a augmenté d’un mètre au cours des cinquante dernières années. Ces remarques rejoignent tous les rapports scientifiques publiés en 2018 :

• d'une part, les variations des niveaux de la mer vont mettre en danger les centrales de bord de mer bien plus rapidement que les installations industrielles littorales classiques ;

• d'autre part, les standards édictés par les Nations unies et l’Agence internationale de l’énergie atomique pour les centrales de bord de mer sont désormais périmées ;

• enfin, le réchauffement climatique n’a pas été suffisamment pris en compte par leurs concepteurs.

L’autorité mondiale rappelle aussi, citant le cas de Fukushima, qu’un événement lié à une invasion d’eau de mer est susceptible de mettre à mal ou de couper l’alimentation électrique nécessaire au refroidissement des réacteurs, quelle que soit leur technologie. Et que une sur quatre des 460 centrales fonctionnant dans le monde ont été installées au bord de la mer, à une époque où les effets du réchauffement climatique n’étaient pas pris en considération.


 

par Claude-Marie Vadrot

Publié le 29/09/2018

Le développement des centrales biomasse, un remède « pire que le mal » face au réchauffement climatique ?

par Pierre Isnard-Dupuy  (site bastamag.net)

 

La biomasse est-elle l’avenir de la production d’énergie ? A Gardanne, près de Marseille, l’une des deux chaudières à charbon de la centrale thermique a été convertie. Elle doit, à terme, engloutir 850 000 tonnes de bois par an, dont 50% issues de coupes forestières, pour produire de l’électricité. Mais entre les risques de pollutions ou celui d’une surexploitation de la forêt régionale, le projet soulève de nombreuses oppositions. Il interroge aussi la pertinence de la biomasse issue des forêts comme solution face au réchauffement climatique, alors que le gouvernement envisage, dans son budget 2019, de consacrer plus de 7 milliards d’euros aux énergies dites renouvelables : la consommation industrielle de bois dans ces centrales est-elle soutenable ?

Décidément, l’ancienne cité minière de Gardanne, posée au pied du massif de l’Étoile entre Aix-en-Provence et Marseille, cumule les dossiers sensibles en matière d’écologie. En premier lieu, les boues rouges de l’usine d’alumine Alteo, rejetées au large des Calanques. Ensuite, à quelques centaines de mètres à peine, la non-moins emblématique centrale thermique, forte émettrice de CO2 et dont les fumées chargées de particules fines inquiètent les riverains. Une nouvelle controverse est venue s’ajouter aux deux précédentes : la conversion récente à la biomasse de l’une des deux chaudières de cette centrale à charbon. Par son gigantisme, le projet pose de nombreuses questions.

En quoi consiste-t-il ? Sous le terme « biomasse », on trouve toutes les énergies développées à partir de végétaux, que ce soit des agro-carburants, la méthanisation – production de gaz à partir de déchets verts – ou, comme dans le cas de Gardanne, ce qu’on appelle du bois-énergie, la production de chaleur et/ou d’électricité à partir de la combustion du bois. Ici, le projet est à échelle industrielle : la chaudière dénommée « Provence 4 » brûlera pas moins de 850 000 tonnes de bois par an pour une puissance de 150 mégawatts. En phase de test depuis quatre ans, la centrale biomasse est restée à l’arrêt tout l’été, officiellement pour cause de « réparation » et de « révision annuelle », selon la direction. Depuis mi-septembre, l’unité est en fonctionnement normal, « à sa puissance nominale ».

La question de l’emploi au centre du débat

Selon Uniper, l’entreprise allemande qui exploite la centrale, la conversion de Provence 4 en biomasse aurait permis de conserver 180 emplois directs, et 1000 emplois indirects. La question de l’emploi est au cœur des discussions entourant la centrale. Mais l’arrêt annoncé par le gouvernement des centrales à charbon d’ici 2022 – et par conséquent de la seconde chaudière, « Provence 5 » [1] – laisse planer une forte incertitude sur l’avenir du site et de ses salariés, en position inconfortable. Pour Nicolas Casoni, délégué CGT de la centrale de Gardanne, la décision « est un affichage politique du gouvernement, qui veut faire croire qu’il fait de l’écologie sans en faire vraiment. Mais ce sont nos emplois qui sont menacés. » Autre motif d’inquiétude : Uniper, qui exploite aussi la centrale de Saint-Avold (Moselle), s’engage dans une revue stratégique de ses activités françaises qui pourrait aboutir à leur mise en vente. Le site de Gardanne pourrait donc faire l’objet d’une recherche de repreneur.

Nicolas Casoni réclame un « moratoire sur le charbon ». « Ceux qui veulent nous enlever le pain de la bouche nous trouverons sur leur route », ajoute le syndicaliste. Comme la CGT locale, la mairie communiste s’est rangée du côté de la centrale biomasse, perçue comme une alternative au charbon, malgré les protestations liées à ses nuisances immédiates et les interrogations sur son caractère « renouvelable ».

Les particules fines émises par la combustion du bois sont la première nuisance pointée par les détracteurs de la centrale : « Le filtre à manche [procédé industriel qui sert à retenir les particules fines, ndlr] dispose des meilleures techniques disponibles pour retenir les particules issues de la combustion et les métaux lourds provenant des bois de recyclage », défend le directeur des relations institutionnelles du site, Jean-Michel Trotignon, interrogé par Bastamag a l’occasion d’une visite du site. Mais pour les riverains, la performance est insuffisante. L’installation ne permet pas la filtration des particules fines inférieures à 2,5 micromètres, les plus dangereuses pour la santé, car elles pénètrent profondément dans les bronches.

La centrale thermique de Gardanne et ses deux tranches, l’une fonctionnant au charbon, l’autre à la biomasse

« Les poussières se disséminent aussi depuis les camions de bois avant, pendant et après les déchargements », ajoute Bernard Auric, le président de l’« Association de lutte contre toute forme de nuisances et de pollution ». La critique est écartée par la direction de la centrale : le trafic ne serait que d’une trentaine de camions par jour, et les quais de déchargement seraient fermées hermétiquement. Autre sujet de discorde : le bruit lié au fonctionnement de l’unité biomasse. Un rapport communiqué aux riverains début juillet, commandé par la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), indique que les seuils réglementaires de bruit sont fréquemment dépassés, en particulier la nuit. La préfecture a enjoint l’exploitant de se mettre en conformité.

850 000 tonnes de bois consommées chaque année

En plus de ces nuisances directes, la biomasse telle qu’elle est utilisée à Gardanne est-elle vraiment une énergie renouvelable ? D’abord, la combustion du bois à Provence 4 ne se fera pas sans charbon. Le combustible fossile sera utilisé jusqu’à 13% dans le processus de production. Il s’agit de charbon pauvre extrait des terrils cévenols. En ne dépassant pas le seuil réglementaire des 15% de ressources d’origine fossile, Uniper peut prétendre à un tarif préférentiel de rachat de l’électricité, équivalant à une aide de 1,5 milliards d’euros pendant les vingt années d’exploitation autorisées.

Quid, ensuite, de l’approvisionnement en bois ? La centrale dépendra à 50% d’importations, au moins pour les dix premières années. Le bois importé provient pour le moment d’Espagne... et du Brésil. L’autre moitié est fournie « localement », soit en fait dans un rayon de 250 km, par du bois de coupe forestière et du bois de recyclage [2]. Une hérésie du point de vue des écologistes, au regard de l’imposant volume de biomasse nécessaire : la centrale engloutira chaque année 850 000 tonnes de bois livrées sous forme de plaquettes ou bien broyées sur place.

« La forêt méditerranéenne pousse très lentement. Il faut un délai d’un siècle pour l’exploiter respectueusement. Les besoins d’Uniper vont accélérer ces cycles de coupe », s’inquiète Jérôme Freydier, de l’association SOS Forêt du Sud et syndiqué à la CGT forêt. Au contraire, pour Jean-Michel Trotignon d’Uniper, la forêt est « sous-exploitée » : « Dès qu’il y a un problème, Uniper est pointé comme bouc-émissaire. A terme, notre plan d’approvisionnement proposera 50% de bois d’élagage et de recyclage et 50% de bois de coupe, soit moins de 10% de ce que la forêt méditerranéenne produit chaque année. » Le chiffre est, cependant, très loin d’être négligeable.

Les Parcs naturels régionaux attaquent au tribunal

Selon le responsable communication de la centrale, l’unité biomasse permettra à la filière bois de se structurer, et aidera à une meilleure gestion forestière ainsi qu’à la prévention des incendies, en évitant de laisser les bois à l’abandon. Une vision partagée par la majorité des exploitants forestiers, qui profiteront des coupes, mais battue en brèche par des agents de l’Office nationale des forêts (ONF) et des écologistes. Leur crainte est que la ressource en bois finisse par être plus ou moins considérée comme une ressource minière (lire l’un de nos précédents articles ici). « Le développement du bois énergie à un niveau industriel pousse à la surexploitation et à l’artificialisation de la forêt », estime Nicholas Bell, d’SOS Forêt du Sud. Les forêts et leurs écosystèmes complexes risqueraient d’être remplacés par des plantations d’arbres, bien alignés en monoculture, et entretenus à coup d’intrants chimiques comme le glyphosate [3]... « C’est comme l’agriculture qui ne veut faire que des grands champs de maïs », résume Gérard Grouazel, propriétaire forestier et sylviculteur, également membre de SOS Forêt.

Depuis la centrale de Gardanne, vue sur la Saint-Victoire, le village de Meyreuil et la plus haute cheminée industrielle de France (297m) qui évacue les fumées et particules de la tranche charbon

Les Parcs naturels régionaux du Luberon et du Verdon s’inquiètent de cette possible évolution. Ils se sont joints à une saisine du tribunal administratif de Marseille, aux côtés d’associations et de collectivités des Alpes-de-Haute-Provence, qui a abouti à l’annulation de l’autorisation préfectorale d’exploitation de la centrale biomasse, le 8 juin 2017. En cause : la première étude d’impact sur les forêts alentour ne concernait qu’une zone de... 3 km autour de la centrale, alors que la coupe de bois « local » concerne un rayon de 250 km, intégrant notamment le massif du Lubéron (à 70 km de la centrale), le parc du Verdon ou encore le Parc national des Cévennes. Mais le lendemain, un nouvel arrêté ré-autorisait l’exploitation, le temps d’une régularisation.

Les Parcs naturels régionaux ont été sommés par Renaud Muselier, président LR de la Région PACA, de rentrer dans le rang et de signer une convention avec la centrale, sous peine de voir leurs subventions supprimées [4]. Le dossier fait d’ailleurs partie des renoncements de Nicolas Hulot. L’ancien ministre de la Transition écologique et solidaire avait fait appel de la décision de justice aux côtés d’Uniper. La cour administrative d’appel de Marseille devrait rendre son jugement sur le fond d’ici la fin de l’année. La décision sera déterminante quant à l’avenir de la centrale.

Risques de conflits d’usage

Pour ses détracteurs, la centrale entre aussi en concurrence d’approvisionnement avec d’autres unités de bois-énergie, notamment à Brignoles (Var) et Pierrelatte (Drôme), qui prélèvent chacune 150 000 tonnes de bois supplémentaire chaque année. Sans oublier la papeterie de Tarascon (Bouches-du-Rhône), qui en consomme plus d’un million [5]... Des conflits d’usage sont à prévoir. « Plus un seul tronc ne resterait pour être transformé en planche, poutre, palette ou papier », estime Nicholas Bell, de SOS Forêt du Sud.

Stockage de bois pour la Centrale de Gardanne / Crédits Gaétan Hutter

Couper des arbres dans l’unique but de les brûler serait contre-productif : « On ne valorise pas la filière bois en brûlant. On valorise les usages durables comme le bois d’œuvre ou l’isolation », explique Jérôme Freydier, de la même association. Un rapport parlementaire de 2013, mené par le député local François-Michel Lambert (à l’époque EELV, désormais LREM), parvient aux mêmes conclusions : « Couper du bois pour ne produire que du bois-énergie reviendrait à cultiver du blé pour ne produire que de la paille », peut-on y lire. « On ne se fournit que de bois qui ne pourrait pas être valorisable autrement », avance de son côté le représentant d’Uniper.

Brûler du bois : une valorisation durable ?

Partout en Europe, le « bois-énergie » est présenté comme une alternative climatique au très polluant charbon. La directive énergies renouvelable de l’Union européenne en cours de discussion prévoit que la part des énergies considérées comme renouvelables soit porté à 32% d’ici 2030, dans le mix énergétique de l’UE (contre environ 13 % actuellement). De quoi favoriser l’essor du bois-énergie parmi les autres sources de production jugées renouvelables. Or, pour des ONG et certains scientifiques, la « neutralité carbone » du bois-énergie est un leurre.

Pire, sa combustion serait plus néfaste pour le climat que celle du charbon. 190 scientifiques ont ainsi adressé une lettre à la Commission européenne en septembre 2017 pour faire part de leurs préoccupations. « La conservation des forêts naturelles et des forêts anciennes est importante pour [...] l’atténuation du changement climatique. [Elles] fonctionnent comme des puits de carbone. »

Le Conseil consultatif scientifique des académies européennes a livré une analyse similaire, dans un rapport sur « la multifonctionnalité et la durabilité des forêts de l’UE », publié en avril 2017. « Une utilisation non durable des forêts (par exemple menant à un changement d’utilisation des terres ou à une conversion des forêts anciennes à une gestion intensive à plus courte rotation) réduit inévitablement le stockage du carbone dans les arbres vivants et les sols forestiers », y apprend-t-on. En clair : les plantations d’arbres, coupées régulièrement pour alimenter une centrale biomasse, stockent bien moins de CO2 qu’une véritable forêt, laissée à l’écart d’une exploitation industrielle.

Une fuite en avant vers le bois énergie

« Les branches laissées sur place font de l’humus qui reconstitue le sol », illustre le syndicaliste forestier Jérôme Freydier. « Si les forêts sont exploitées de manière plus intensive en permanence à cause de la bioénergie, elles ne parviendront jamais à régénérer le réservoir de carbone perdu », complète la FERN, une ONG de plaidoyer pour la forêt basée à Bruxelles, dans une note d’octobre 2016 intitulée « Brûler des arbres pour produire de l’énergie n’est pas une solution pour enrayer le changement climatique ». Habituellement, le carbone du sol finit par se fossiliser. Ce cycle, qui conduit à la formation du charbon et du pétrole, serait aujourd’hui menacé. Pour Nicholas Bell, le recours au bois-énergie fait partie des « fausses solutions qui sont de vraies menaces pour la planète de la même façon que les agrocarburants ».

Ces alertes n’empêchent pas l’Office national des forêts (ONF) d’exporter du bois vers une centrale danoise et EDF de préparer la conversion de ses centrales au charbon en centrales à biomasse [6]. De Gardanne au nord de l’Europe, la fuite en avant vers le bois-énergie semble enclenchée.

Pierre Isnard-Dupuy

Publié le 22/09/2018

Pollutions : une amende historique contre le pétrolier Chevron annulée par un tribunal privé international

par Olivier Petitjean (site bastamag.net)

La compagnie pétrolière Chevron avait été condamnée en 2012 par la justice équatorienne à payer une compensation de 8,1 milliards d’euros pour des pollutions générées par l’une de ses filiales en Amazonie. Un tribunal commercial priver vient d’annuler cette décision de justice, prise en faveur des habitants et communautés frappées par ces pollutions. « Une preuve supplémentaire de l’impunité juridique que les traités de commerce et d’investissement accordent aux sociétés transnationales », réagissent des organisations non gouvernementales. Récit d’une bataille judiciaire qui dure depuis deux décennies.

Chevron, l’une des plus grosses compagnies pétrolières mondiales, avait été condamnée en 2012 par la justice équatorienne à verser une compensation historique de 9,5 milliards de dollars (8,1 milliards d’euros) pour la pollution occasionnée par sa filiale Texaco dans la région amazonienne du pays. Cette compensation vient, tout simplement, d’être annulée par un tribunal commercial basé aux Pays-Bas, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye. Celle-ci, saisie par la major pétrolière états-unienne dans le cadre d’une procédure dite de « règlement des différends entre investisseurs et États » (ISDS en anglais), a donné raison à Chevron.

La Cour d’arbitrage estime que la sentence équatorienne — pourtant confirmée quelques semaines plus tôt par la Cour constitutionnelle du pays — est entachée de corruption, et considère que Chevron s’est libérée de toute mise en cause par la signature d’un accord de compensation très partiel. Les arbitres — privés — ont ainsi sommé l’Équateur d’annuler la sentence et de couvrir les frais judiciaires liés à la procédure, d’empêcher les plaignants de poursuivre l’exécution de la sentence, et enfin de verser une compensation — d’un montant encore à définir — à Chevron. Autrement dit, de récuser son propre système judiciaire.

L’arbitrage commercial international, un système très controversé

Ces procédures d’arbitrage opaques, incluses dans les traités de libre-échange comme le Tafta (entre États-Unis et Europe, en suspens) et le Ceta (entre Canada et Europe, en cours de mise en œuvre), sont extrêmement controversées. Ces procédures sont largement vues comme un moyen pour les multinationales d’imposer leurs volontés aux gouvernements récalcitrants (lire notre long format : Plongez dans la guerre invisible que les multinationales livrent aux États, centré sur la Cour de La Haye). Ce n’est pas la sentence rendue dans l’affaire Chevron contre l’Équateur qui va améliorer cette réputation. C’est la première fois qu’un tribunal arbitral privé est utilisé pour faire annuler une décision de justice confirmée par toutes les instances judiciaires d’un pays à l’encontre d’une entreprise multinationale. La décision confirme donc ouvertement le primat du droit commercial des entreprises, et de leurs tribunaux privés, sur les juridictions nationales.

Elle est d’autant plus choquante pour les Équatoriens et Équatoriennes affectés par Chevron que l’entreprise a pu invoquer avec succès le traité bilatéral d’investissement entre États-Unis et Équateur adopté en 2007 pour protéger les investisseurs états-uniens dans le pays. Pourtant, Chevron n’y possède plus d’investissements depuis 2002. L’Équateur avait d’ailleurs dénoncé ce traité en 2017, après avoir été poursuivi par d’autres firmes pétrolières dont la franco-britannique Perenco. Enfin, la plainte de Chevron devant la Cour de La Haye cible le gouvernement équatorien, alors qu’il n’est pas partie prenante de la procédure judiciaire qui a été lancée par des associations de personnes affectées par les pollutions.

Pétrole et boues toxiques déversés dans l’environnement

Exploitant le pétrole de la région amazonienne de l’Équateur à partir des années 1960, l’entreprise pétrolière Texaco, depuis rachetée par Chevron, avait déversé du pétrole brut et des boues toxiques dans l’environnement, et contaminé plusieurs centaines de milliers d’hectares de forêt. La procédure judiciaire, initiée par une association représentant plusieurs milliers de personnes affectées, a été lancée dans les années 1990. La bataille internationale qui s’en est suivie est devenue le symbole de la lutte contre l’impunité des multinationales [1]. Elle a été marquée par des succès, qui ont vu la puissante multinationale reconnue responsable en Équateur pour le passif environnemental de sa filiale Texaco et condamnée à une véritable compensation. Le combat a ensuite été porté sur d’autres fronts, de l’Argentine au Canada, pour faire exécuter la sentence. D’autres voies juridiques ont été envisagées, comme celle d’une saisine de la Cour pénale internationale.

Cette bataille a aussi vu la major pétrolière et ses alliés contourner les juridictions nationales en sortant ses avoirs d’Équateur et en plaidant la séparation juridique entre ses différentes filiales. Chevron a également réussi à convaincre un juge américain que la recherche de compensation par les Équatoriens affectés équivalait à une tentative d’extorsion.

Le gouvernement équatorien a réagi de manière ambiguë. Il indique qu’il étudiera les moyens de faire appel de la décision du tribunal arbitral tout en précisant qu’il ferait porter la responsabilité d’éventuelles conséquences sur les finances publiques au gouvernement précédent, présidé par Rafael Correa. Le nouveau gouvernement équatorien, présidé par Lenin Moreno, élu en 2017 et dauphin de Rafael Correa, semble adopter une attitude plus conciliante vis-à-vis des multinationales pétrolières et des traités de libre-échange.

Rééquilibrer le droit international

La décision intervient alors qu’un groupe de travail des Nations unies — présidé justement par l’Équateur — est chargé d’élaborer un projet de traité international contraignant sur la responsabilité juridique des multinationales. Ce groupe de travail doit se réunir en octobre au Palais des nations à Genève pour commencer ses travaux [2]. Les partisans d’un tel traité estiment qu’il est nécessaire pour contrebalancer le pouvoir excessif donné aux multinationales par le droit commercial international et les tribunaux d’arbitrage, et pour rééquilibrer les exigences de la protection des investissements avec celles des droits humains et de l’environnement.

« Cette décision est une preuve supplémentaire de l’impunité juridique que les traités de commerce et d’investissement accordent aux sociétés transnationales, ont réagi dans une lettre ouverte une coalition mondiale d’ONG et de mouvements sociaux, leur permettant non seulement de violer les droits de l’homme et de la nature sans en payer les conséquences, mais aussi d’agir contre les finances publiques des États souverains, contraint par la force de ces traités qui, même dénoncés, finissent par l’emporter sur les droits de l’homme. »

Suite à la vague de critiques suscitée par le projet de traité de libre-échange Tafta en Europe et aux États-Unis, ainsi qu’à la réticence de plus en plus marquée de nombreux pays envers les procédures de règlement des différends investisseurs-États, de timides propositions de réforme des tribunaux d’arbitrage ont été mises sur la table, comme la Cour multilatérale sur l’investissement inventée par la Commission européenne. Selon les critiques, ces propositions ne modifient qu’à la marge le système en place, biaisé en faveur des multinationales.

Olivier Petitjean

Publié le 05/09/2018

Ces lobbies industriels et pesants conservatismes face auxquels Nicolas Hulot a préféré renoncer

par Sophie Chapelle  (site bastamag.net)

Il s’était donné un an pour voir s’il était « utile ». Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire, a finalement annoncé le 28 août qu’il démissionnait. Un projet de loi sur la fin des hydrocarbures taillé en pièces par les sénateurs, un gouvernement qui ne prend pas la mesure de l’urgence écologique en dépit des multiples alertes... Sans parti ni mouvement sur lequel s’appuyer, Nicolas Hulot s’est senti souvent bien seul. Passage en revue des lobbies industriels et des puissantes forces d’inertie qui ont œuvré à paralyser son action.

Nicolas Hulot n’avait cessé de mettre sa démission dans la balance. Le ministre de la Transition écologique et solidaire a finalement annoncé sa décision de quitter le gouvernement le 28 août. Parmi les éléments ayant motivé sa décision, il dénonce un exécutif sous l’emprise des lobbies, à l’instar de la réunion qui s’est tenue la veille à l’Élysée avec la Fédération nationale des chasseurs. « Cela va paraître anecdotique, mais pour moi c’était symptomatique et c’est probablement un élément qui a achevé de me convaincre que ça ne fonctionne pas comme ça devrait fonctionner. On avait une réunion sur la chasse avec une réforme qui peut être importante pour les chasseurs mais surtout la biodiversité. Mais j’ai découvert la présence d’un lobbyiste qui n’était pas invité à cette réunion. » [1]

Dans le viseur de Nicolas Hulot, Thierry Coste, « conseiller politique » de la Fédération nationale des chasseurs et secrétaire général du Comité Guillaume Tell qui représente les utilisateurs d’armes à feu en France. Comme le rappelle le site d’informations Les Jours, Thierry Coste a aussi été le conseiller d’Emmanuel Macron sur la chasse et la ruralité durant la campagne présidentielle [2]. « Je lui ai dit très frontalement qu’il n’avait rien à faire là et qu’il n’était pas invité », raconte Nicolas Hulot. « C’est symptomatique de la présence des lobbys dans les cercles du pouvoir, poursuit-il. Il faut à un moment poser ce problème sur la table parce que c’est un problème de démocratie. Qui a le pouvoir ? Qui gouverne ? » 

Le lobby de la chasse à la biodiversité

Qu’ont obtenu les chasseurs à l’issue de cette réunion ? Outre la baisse de moitié du coût du permis national de chasse – de 400 à 200 euros –, la réforme prévoit une « gestion adaptative des espèces ». Autrement dit, les quotas de prélèvements des différentes espèces seront amenés à être ajustés au regard de leur nombre et des dégâts provoqués, notamment sur les cultures (les dégâts indemnisés sont très largement causés par les sangliers). Emmanuel Macron a déjà accordé à la puissante fédération nationale le droit de chasser six nouvelles espèces d’oiseaux dont les grands tétras, les tourterelles des bois ou encore les oies cendrées.

Plusieurs associations de défense de l’environnement craignent que cette réforme ouvre encore plus largement à la chasse des espèces aujourd’hui protégées. « C’est du clientélisme pathétique », dénonce Allain Bougrain-Dubourg, président de la Ligue pour la protection des oiseaux [3]. À titre d’exemple, sur les « 64 espèces d’oiseaux » chassées en France, « il y en a 20 qui sont sur la liste rouge des espèces menacées, qui sont en agonie et que, pourtant, on chasse »« Taper sur des espèces qui sont déjà en déclin est inacceptable », poursuit-il. Après avoir annoncé durant sa campagne son souhait de rouvrir les chasses présidentielles [4], Emmanuel Macron poursuit donc ses cadeaux aux chasseurs – 1,2 millions d’électeurs potentiels – au détriment de la faune sauvage. En 17 ans, un tiers des oiseaux ont pourtant disparu des campagnes françaises, rappelle le CNRS [5].

Obscure transition énergétique

Dans son entretien sur France Inter, Nicolas Hulot a présenté le nucléaire comme une « folie inutile économiquement, techniquement, dans lequel on s’entête ». Or, ce domaine figure précisément dans la liste de ses défaites. Le 7 novembre 2017, à l’issue d’un conseil des ministres, il annonce qu’il sera « difficile » de tenir l’objectif de réduire de 75 à 50 % la part du nucléaire dans le mix électrique d’ici 2025, selon la loi votée en 2015. Un objectif que le candidat Macron s’était pourtant engagé à tenir. « Rendre l’écologie crédible, c’est sortir parfois des postures dogmatiques », assène alors le ministre de la Transition écologique et solidaire, s’appuyant sur un document de RTE, filiale d’EDF, selon lequel la réduction de la part du nucléaire entraînerait une hausse des émissions de gaz à effet de serre. S’il reporte l’échéance, Nicolas Hulot n’en a jamais fixé de nouvelle. « La collusion entre l’État et les entreprises est-elle la nouvelle marque de fabrique de ce gouvernement ? », interroge alors Greenpeace (notre article).

L’isolement de Nicolas Hulot au sein de l’exécutif, face à un chef de l’État et un Premier ministre ouvertement pro-nucléaire, s’est également manifesté dans les discussions sur la révision de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Celle-ci doit fixer la trajectoire des renouvelables et du nucléaire pour les dix prochaines années. Or, les arbitrages en cours laissent prévoir un texte repoussant une nouvelle fois la baisse du nucléaire, dans un contexte où la France peine à tenir ses engagements climatiques et énergétiques. « Est-ce que nous avons commencé à réduire les émissions de gaz à effet de serre ? La réponse est non », reconnaît aujourd’hui Nicolas Hulot. Selon les projections du ministère de la Transition écologique, le plafond d’émissions sera dépassé jusqu’en 2023 [6].

Pas de « vision commune » au sommet de l’État

Sur le plateau de France Inter, Nicolas Hulot a énuméré les situations d’urgence auxquelles les populations ont fait face ces dernières semaines. La Californie a ainsi été confrontée à son plus grand incendie – plus de 115 000 hectares réduits en cendres – l’équivalent de la Martinique partie en fumées. Athènes a également été frappé fin juillet par des feux entrainant la mort d’au moins 94 personnes. Le bilan des inondations qui ont dévasté l’État du Kerala, dans le sud de l’Inde, vient d’être porté par les autorités à 445 morts. A l’échelle du globe, 2017 a été l’une des trois années les plus chaudes de l’histoire moderne [7].

La concentration dans l’atmosphère de gaz à effet de serre a atteint un nouveau pic cette année. « Je ne veux pas donner l’illusion que ma présence au gouvernement signifie qu’on est à la hauteur sur ces enjeux-là », a souligné Nicolas Hulot qui a pointé l’absence de « vision commune » au sein de l’exécutif. « Sur un enjeu aussi important, je me surprends tous les jours à me résigner, tous les jours à m’accommoder des petits pas. Alors que la situation universelle au moment où la planète devient une étuve mérite qu’on se retrouve et que l’on change de paradigme. »

Le poids intensif de l’agro-business

C’est en particulier avec son homologue Stéphane Travert, ministre de l’Agriculture et de l’alimentation, que les couacs n’ont cessé de se multiplier. Les États généraux de l’alimentation devaient être un marqueur de l’action de Nicolas Hulot. Mais ce dernier a finalement été évincé du processus au profit de Stéphane Travert. L’exécutif a ainsi refusé d’inscrire dans la loi l’interdiction d’utilisation sous trois ans du glyphosate, cet herbicide classé « cancérogène probable » par l’Organisation mondiale de la santé. Emmanuel Macron s’y était pourtant engagé six mois plus tôt.

Sur le plateau de France Inter le 28 août, la parole de Nicolas Hulot est sans ambages : « Est-ce que nous avons commencé à réduire l’utilisation des pesticides ? La réponse est non. » Nombre d’éditorialistes retiennent que le principal fait d’arme de Nicolas Hulot comme ministre aura été d’obtenir l’abandon du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. C’est sans compter la forte pression d’un mouvement qui, par sa durée, sa diversité des modes d’actions, sa capacité de réaliser des expertises populaires et de développer des alternatives, a contribué à faire plier le gouvernement.

Ministres issus des directions des grandes entreprises

Comme le rappelle notre contre-rapport sur les grandes entreprises françaises publié en juin 2018 par notre Observatoire des multinationales, de nombreux anciens cadres ou dirigeants d’entreprises figurent sur les plus hautes marches du pouvoir. Parmi les entreprises concernées, Areva, dont l’ancien directeur des affaires publiques, Édouard Philippe, est désormais Premier ministre. Une ancienne employée de Veolia, Brune Poirson, est également secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire. Cette dernière était notamment chargée de la « responsabilité sociétale » de Veolia en Inde, au moment où la firme française s’engageait dans la privatisation de l’eau de la ville de Nagpur, se retrouvait confrontée à des controverses en cascades et à la contestation des populations locales.

Parmi les autres ministres, Muriel Pénicaud, ancienne haute fonctionnaire, occupait auparavant les fonctions de directrice des ressources humaines de Danone, avant de rejoindre en 2014 Business France. Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, a été directeur de la communication du groupe immobilier Unibail-Rodamco. Une autre secrétaire d’État, Delphine Gény-Stephann, ancienne haute fonctionnaire, a passé de longues années chez Saint-Gobain, entre 2005 et 2017, avant de retrouver le ministère de l’Économie. Parmi les collaborateurs passés par le secteur privé figure Audrey Bourolleau, qui dirigea Vin et Société, un organisme d’influence du monde viticole, avant de conseiller le chef de l’État sur les questions agricoles.

Lobbying pour « les droits humains » des compagnies pétrolières

Il n’y a malheureusement pas qu’au sein du gouvernement que les lobbies industriels et anti-écologistes ont leurs entrées. Un rapport de l’Observatoire des multinationales et des Amis de la Terre pointe l’attention sur le Conseil d’État en partant de l’exemple de la loi Hulot sur la fin des hydrocarbures en France, adoptée fin 2017 [8]. Dans son avis rendu sur la première mouture du projet de loi, le Conseil d’État s’est prononcé contre le non-renouvellement des concessions d’hydrocarbures existantes après 2040, parce que cela porterait atteinte aux « espérances légitimes » des détenteurs de ces concessions. Porter ainsi atteinte au droit de propriété contreviendrait à la « Convention européenne des droits humains » (lire notre article).

Le gouvernement a revu sa copie à la dernière minute et a constamment opposé l’argument du risque de censure constitutionnelle pour refuser toute amélioration du texte au regard de ses objectifs initiaux. Il faut dire que le Conseil d’État exerce un monopole de fait sur l’expertise juridique de l’État. Premier des grands corps, créé en 1799, il conseille le gouvernement sur les projets de loi et constitue la plus haute juridiction administrative. Il est pourtant lui aussi ouvert à l’influence du secteur privé. Comme le Conseil constitutionnel, il accepte des « contributions extérieures » lors de l’examen des projets de loi, dans le cadre d’une procédure opaque et non contradictoire. Lors de l’examen de la loi Hulot, il aurait reçu deux contributions extérieures du Medef et de l’Ufip, lobby du secteur pétrolier.

Plan vélo reporté, 700 millions pour les autoroutes

Surtout, même si c’est à un moindre degré que d’autres grands corps comme l’Inspection générale des finances (voir l’enquête de Basta !), le Conseil d’État est lui aussi concerné par les problématiques de conflits d’intérêts, de pantouflages et d’allers-retours entre secteur public et privé qui semblent être devenus la norme au sommet de l’État. Exemple emblématique : le président de la section du Conseil d’État chargé de rendre son avis sur la loi Hulot était issu de la même promotion de l’ENA (École nationale d’administration) que Philippe Crouzet, autre conseiller d’État présidant désormais aux destinées de l’entreprise parapétrolière Vallourec, fer de lance du gaz de schiste en France, mais aussi que la directrice de cabinet de Nicolas Hulot. Le tout étant soumis à l’arbitrage du Premier ministre Édouard Philippe, lui-même issu du Conseil d’Etat. Pas étonnant dans ces conditions qu’on n’ait pas beaucoup entendu d’opinions juridiques discordantes.

C’est ainsi que dans l’indifférence générale, Nicolas Hulot a renouvelé le 26 juillet un permis d’exploitation pétrolière en Alsace [9]. Il n’y a d’ailleurs pas que les détenteurs de concessions d’hydrocarbures qui ont vu leurs attentes primer sur l’exigence de protéger le climat. Alors que l’annonce du « plan vélo » du gouvernement, qui devait être effectuée en juillet, a finalement été reportée à septembre, le gouvernement a validé début août un programme de 700 millions d’euros de travaux sur les autoroutes financé en partie par les collectivités locales [10]. L’absence de toute référence à l’écologie dans l’entretien accordé par Edouard Philippe au Journal du Dimanche le 26 août aura, semble t-il, achevé de convaincre Nicolas Hulot que la transition n’est pas compatible avec le macronisme.

Sophie Chapelle

Publié le 31/08/2018

La transition écologique sacrifiée à l’orthodoxie de la finance et de l’économie

Marie-Noëlle Bertrand (site l’humanité.fr)

Transport, énergie ou agriculture : les dossiers par lesquels la transition aurait pu s’enclencher sont nombreux. Mais les mesures à prendre sont incompatibles avec la visée libérale.

Aveu pour les uns, clarification pour d’autres : la démission de Nicolas Hulot met, quoi qu’il en soit, en lumière l’incapacité du gouvernement à transformer un système qui nous conduit droit vers la catastrophe environnementale et sociale. Il n’en va pas seulement de quelques rendez-vous ratés. Que l’ex-ministre de l’Environnement les ait perdus ou qu’on les ait faits sans lui, les arbitrages opérés depuis un an et demi, parfois sous la pression des lobbies, toujours sous celle de l’orthodoxie financière, en disent long de l’incompatibilité entre écologie et libéralisme.

1 Du glyphosate aux mille vaches : la déconfiture de l’agriculture

Climat, sols, biodiversité ou sécurité alimentaire : c’est peu dire que le dossier agricole canalise à lui seul bien des attentes. Responsable de près de 30 % des émissions de gaz à effet de serre (GES), interpellé sur son usage des pesticides ou sa capacité à proposer le bien-manger pour tous, le système agroalimentaire est sommé de se transformer sur le fond. C’est ce que promettaient de faire les états généraux de l’alimentation, organisés fin 2017, lesquels devaient déboucher sur une loi à l’avenant. Les premiers ont déçu, la seconde a fâché. Rien, dans le texte soumis au Parlement début juillet, ne mentionne une date de sortie pour le sulfureux glyphosate, herbicide classé cancérigène probable. Nicolas Hulot avait l’idée que la France l’interdise d’ici trois ans. Stéphane Travert, ministre de l’Agriculture, s’y opposait. Les députés ont tranché en faveur du second. La FNSEA s’est dite soulagée, l’Union des industriels pour la protection des plantes (Uipp), où se retrouvent tous les gros de l’agrochimie, aussi.

Plus globalement, la ligne du gouvernement, depuis un an, aura été de laisser aller un système qui mise sur le rendement à l’hectare et pousse à l’intensification des productions. Rien n’est venu ­remettre en cause, par exemple, les grands systèmes d’exploitations céréalières, dont les produits visent les marchés mondiaux et alimentent la spéculation sur les matières premières. Les systèmes d’élevage intensifs – ferme des mille vaches ou autres usines à poulets – n’ont pas été plus inquiétés. Les agriculteurs bio, en revanche, ont des cheveux à se faire, quand les aides destinées au maintien de leurs exploitations tendent à disparaître.

2 Europacty, nouveau symbole des infrastructures

Bien sûr, il y a eu l’abandon de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Mais, au-delà, reste en projet une série d’infrastructures questionnées sur leur utilité autant que sur leurs impacts environnementaux. C’est le cas d’Europacity. Porté par le groupe ­Auchan et un conglomérat chinois baptisé Wanda, il prévoit la création d’un vaste centre commercial et de loisirs dans le Val-d’Oise. Près de 270 hectares de terres agricoles situées sur le Triangle de Gonesse et comptant parmi les plus fertiles d’Europe risquent de disparaître. Ce modèle de concentration commercial implique, en outre, que le consommateur prenne sa voiture pour faire les courses, pointent ses opposants, et va a contrario de schémas territoriaux favorisant les mobilités douces telles que le vélo ou la marche à pied. Nicolas Hulot avait clairement pris ses distances – « Un centre commercial gigantesque avec une station de ski artificielle, c’est la folie des grandeurs du XXe siècle. C’est exactement ce que je ne veux plus demain ! », déclarait-il y a peu. C’est pourtant grâce à l’intervention du gouvernement qu’Europacity peut se targuer d’être encore sur les rails : en mai, l’État a fait appel d’une décision du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, lequel avait annulé l’arrêté autorisant la zone d’aménagement concerté (ZAC) indispensable à sa construction.

3 Fret ou vélo : le transport dans une impasse

Il est responsable de 15 % des émissions mondiales de CO2, et pourtant le secteur des transports reste malmené. Alors que l’exécutif a déclenché l’ire des cheminots en lançant, par voie d’ordonnances, une réforme de la SNCF qui achève la libéralisation du rail public, Nicolas Hulot, ministre de tutelle d’Élisabeth Borne, a brillé par son silence. Tout juste le ministre de l’Écologie s’est-il fendu, en avril, d’une tribune dans les colonnes du Journal du dimanche, par laquelle il tente de défendre son attachement aux enjeux de fond. « C’est parce qu’on a besoin du train pour réussir la transition écologique que nous avons lancé ce chantier », écrivait-il. Pourtant, en transformant l’entreprise publique en société anonyme, en ouvrant le rail aux quatre vents de la concurrence et en tirant un trait sur le statut des cheminots, c’est bien la casse de l’outil ferroviaire que cette réforme engage. « Nous devons massivement développer le fret ferroviaire », poursuivait Nicolas Hulot, taisant là encore le fait que le « pacte ferroviaire » gouvernemental filialise l’activité de transport de marchandises de la SNCF, fragilisant le report de la route vers le rail.

Ce n’est pas la seule panne en matière de transport durable. La loi sur les mobilités propres et le plan vélo censé en être le pilier sont dans les limbes. La Fédération des usagers de la bicyclette (FUB) blâme plusieurs acteurs : « Bercy freinerait sur le montant d’un fonds vélo, les instances patronales s’insurgeraient contre une indemnité kilométrique vélo obligatoire, l’industrie automobile refuserait que le malus des voitures polluantes finance un bonus en faveur des (véhicules propres). »

4 Privatisation et courts-circuits énergétiques

Au chapitre de la transition énergétique, on épinglera l’ouverture à la concurrence des barrages hydroélectriques ou encore les cajoleries concédées par la France à l’huile de palme indonésienne ou malaisienne. La privatisation des premiers, alertent ceux qui la dénoncent, risque d’ouvrir encore plus grand les vannes de la marchandisation d’un bien commun, quand de la gestion des structures dépendent l’irrigation et l’alimentation en eau potable d’un grand nombre de bassins. Elle rend, en outre, aléatoire la régulation d’une énergie renouvelable indispensable au futur mix.

Concernant l’huile de palme, son essor est aujourd’hui le principal moteur de la déforestation en Asie du Sud-Est et des émissions de CO2 de la planète. Alors que 75 % de celle consommée en France se retrouvent sous forme d’agrocarburants, Nicolas Hulot avait dit son intention de « fermer la fenêtre » à ce type d’utilisation. Sans impact auprès de ses collègues. « La France n’est en faveur d’aucune interdiction et aucune discrimination (contre l’huile de palme – NDLR), au niveau ­national comme européen », déclarait, en janvier, Florence Parly, ministre des ­Armées, lors d’un déplacement en ­Malaisie… laquelle envisageait alors l’achat de 18 avions de combat Rafale de fabrication française.

5 Commerce ou coopération ? le mauvais choix

On ne peut pas ne pas évoquer, pour finir, le Ceta, accord de libre-échange entre l’Europe et le Canada. Emmanuel Macron avait promis de suivre les conclusions d’une commission d’experts nommée par ses soins « pour dire ce qu’il en est exactement des conséquences environnementales et sociales de cet accord ». Elles furent accablantes, ce qui n’a pas empêché le gouvernement d’acter la mise en œuvre provisoire du traité, rendant le texte opérationnel à 90 % dans le pays. À l’inverse, les députés de la majorité ont supprimé, au grand dam des ONG, l’extension de la taxe sur les transactions financières qui devait entrer en vigueur le 1er janvier 2018, au motif d’attirer les banques cherchant à quitter Londres à cause du Brexit. Cette extension aurait pourtant permis de renforcer l’aide nécessaire aux pays en développement pour faire face au changement climatique, dont Nicolas Hulot déplorait la faiblesse, hier, sur France Inter. 

Marie-Noëlle Bertrand et Marion d’Allard.>

Publié le 08/08/2018

Climat : la Terre proche du «point de rupture», alertent des scientifiques

Le réchauffement climatique pourrait transformer en «étuve» notre planète, qui ne pourrait plus abriter qu'un milliard d'êtres humains dans un avenir proche. Telles sont les prédictions alarmistes d'un consortium de chercheurs internationaux.

Même si l'humanité réduit les émissions de gaz à effet de serre comme prévu par l'accord de Paris, la planète elle-même pourrait perturber les efforts des hommes et basculer dans un état durable d'étuve, selon une étude publiée lundi. Avec un tel scénario, la hausse de la température moyenne de la Terre pourrait se stabiliser à +4°C ou +5°C par rapport à l'ère préindustrielle, bien au-delà de l'objectif de l'accord de Paris sur le climat (+2°C maximum), selon une étude de la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). Les émissions de gaz à effet de serre ont déjà provoqué une hausse de 1°C de la température moyenne de la Terre, augmentant les probabilités et l'intensité des canicules, des sécheresses ou des tempêtes.

FOCUS - Canicule : une tendance irréversible ?

Une vague de chaleur touche la France depuis le début de la semaine. Selon Météo-France, si rien n'est fait, la fréquence de ces canicules devrait doubler d'ici à 2050. Analyse avec Marc Cherki, journaliste Sciences et Environnement au Figaro.

Mute

Selon les conclusions de scientifiques de l'université de Copenhague, de l'Université nationale australienne et de l'Institut de recherche de Potsdam sur les effets du changement climatique en Allemagne, dix aspects distincts du «système Terre», aujourd'hui neutres ou bénéfiques, pourraient à terme devenir néfastes, provoquant plus de rejets de CO2 et de méthane dans l'atmosphère que toutes les activités humaines combinées. Ces points de bascule sont liés à des températures au-delà desquelles la libération de ces gaz serait inéluctable. «Quand un seuil critique est atteint, le processus de réactions s'auto-entretient», note l'étude, qui s'inquiète que la Terre puisse approcher un seuil la condamnant à devenir une étuve.

«Puits de carbone» affaiblis. Les forêts et les océans ont absorbé ces dernières décennies plus de la moitié des émissions de carbone. Mais les forêts rétrécissent et les océans montrent des signes de saturation en CO2, selon de récentes études. Leur rôle d'éponge risque de s'affaiblir.

Permafrost. Le méthane et le CO2 emprisonnés dans le permafrost, sol censé être gelé en permanence en Russie ou au Canada, correspond à environ quinze années d'émissions humaines. En cas de dégel, ces gaz relâchés - pour l'instant en quantité négligeable - accéléreraient le réchauffement, libérant encore plus de gaz. De manière similaire, les hydrates de méthane, composés ayant l'apparence de la glace présents dans les fonds marins, sont également vulnérables au réchauffement, mais les scientifiques ne savent pas à quel rythme. Ils sont suspectés d'être à l'origine d'épisodes rapides de réchauffement il y a plusieurs millions d'années.

Dépérissement des forêts. Un réchauffement de 3°C pourrait condamner à terme au dépérissement de 40% de la forêt amazonienne, selon une récente étude. Et les incendies, pas pris en compte dans ce modèle, pourraient accélérer cette destruction susceptible de relâcher dans l'atmosphère des milliards de tonnes de CO2.

Moins de banquise. Le miroir blanc glacé de la banquise renvoie 80% des rayonnements du soleil. Mais avec la fonte de cette glace de mer, l'océan qui la remplace absorbe à l'inverse 80% de ces radiations, accélérant le réchauffement. Dans l'Arctique, le premier été sans banquise devrait avoir lieu avant le milieu du siècle. Une situation susceptible de se reproduire tous les quatre ans dans un monde à +2°C.

Calotte glaciaire. Les scientifiques s'accordent pour dire qu'il existe une température de bascule au-delà de laquelle la calotte glaciaire recouvrant la terre de l'Antarctique ouest et du Groenland fondra. Mais leurs estimations sur cette température varient entre +1°C et +3°C. L'autre question ouverte est le temps que cette glace mettra à fondre, libérant des volumes énormes d'eau douce dans les océans. Les conséquences seraient dévastatrices: deux-tiers des mégalopoles sont installées moins de 10 mètres au-dessus du niveau de la mer, tout comme les plaines agricoles qui les nourrissent. La fonte des glaces de l'Antarctique Ouest et du Groenland conduirait à une hausse du niveau de la mer de 13 mètres. La calotte de l'Antarctique Est, plus sensible au réchauffement qu'estimé précédemment, représente 12 mètres potentiels supplémentaires.

Effet domino. Tous ces mécanismes sont interconnectés, selon les auteurs de l'étude, et l'un d'entre eux pourrait en déclencher un autre, puis un autre. «Ces événements en cascade pourraient pousser le système Terre dans son ensemble dans un nouveau mode de fonctionnement», note Hans Joachim Schellnhuber, coauteur et directeur du Potsdam Institute for Climate Impact Research, qui avait précédemment estimé qu'une Terre à +4 ou +5°C ne pourrait pas abriter plus d'un milliard de personnes.


Publié le 05/08/2018

À Fukushima, une catastrophe banalisée

Séisme, tsunami, puis fusion de trois réacteurs nucléaires : le Japon reste meurtri par l’enchaînement de catastrophes de mars 2011. Si, sur le moment, l’essentiel des victimes et des dégâts matériels ont été dus à la vague d’eau, les conséquences humaines et économiques de la faillite de la sécurité à la centrale de Fukushima seront profondes et durables.

par Philippe Pataud Célérier (site le monde-diplomatique.fr) 

 

Face aux pupitres d’écolier, le tableau noir est encore couvert de signes. Idéogrammes, nombres, croquis. Rien ne semble avoir bougé depuis le 11 mars 2011 à 14 h 46. Une paire d’éponges desséchées s’effrite sur le repose-craie. Une image d’une ironie cruelle, car, à l’extérieur de ce qui était encore, il y a sept ans, l’école élémentaire d’Arahama, tout a été effacé par les flots. De l’arrondissement de Wakabayashi, vu du toit-terrasse de l’école, il ne reste qu’un paysage sableux brassé par le ballet incessant des pelleteuses et des camions à benne. Difficile d’imaginer que cette école était entourée par 800 maisons où vivaient 2 200 personnes. L’océan se trouve à 700 mètres. Une digue est en construction, tandis qu’une voie rapide surélevée de 6 mètres commence à courir vers l’intérieur des terres. Entre ces deux chantiers, plus rien n’accroche le regard, hormis un petit cimetière aux stèles enchevêtrées comme les bâtonnets d’un jeu de mikado.

Nous sommes dans la région de Tohoku, sur la côte orientale du nord d’Honshu, l’île centrale de l’archipel nippon. Avec un million d’habitants, la ville de Sendai est le chef-lieu de la préfecture de Miyagi, bordée au sud par celle de Fukushima et à l’est par l’océan Pacifique. Le tsunami du 11 mars 2011 fut provoqué par un séisme d’une violence inouïe enregistré à 130 kilomètres au large de Sendai (1). « Les vagues, de 20 mètres de hauteur, ont foncé sur la côte à une très grande vitesse. Seule cette école construite en 1873 a résisté ! Trois cent vingt personnes, collégiens, personnel, proches voisins, y ont trouvé refuge avant d’être hélitreuillées », raconte le bénévole qui nous fait visiter les lieux. « Au départ, poursuit-il, la municipalité voulait la démolir, et puis on s’est dit qu’il fallait la conserver. Notre préfecture a été la plus touchée. Douze mille personnes sont mortes. À Sendai, la majorité des victimes (930) résidaient dans l’arrondissement de Wakabayashi. » Nous redescendons aux premiers étages. Médusés, nous observons les photographies de salles de classe éventrées par les voitures prises dans une gangue de terre, d’immondices et de ferraille. « Tout est resté en l’état. Nous avons seulement renforcé les structures pour l’ouvrir au public au printemps 2017. Depuis, nous recevons chaque jour environ un millier de personnes. Elles viennent des quatre coins du Japon. »

L’arrondissement est désormais classé par la municipalité comme zone à risque, où il est interdit de construire. Les survivants se sont réfugiés à l’intérieur des terres dans des logements temporaires. Le cataclysme s’est déroulé en trois temps : le séisme, puis le tsunami, et enfin l’accident nucléaire. Sur les 450 000 personnes déplacées, 160 000 ont dû fuir la radioactivité consécutive à l’explosion de la centrale de Fukushima-Daiichi (voir « Cataclysme foudroyant, désolation durable »). En 2018, on en mesure l’impact aux travaux titanesques qui jalonnent 500 kilomètres de côtes, parfois dévastées jusqu’à près de 30 kilomètres à l’intérieur des terres. Partout, des milliers d’engins de travaux publics s’affairent pour déblayer, terrasser, reconstruire. À mesure que le bus progresse le long du Pacifique, les chantiers donnent le vertige.

À 90 kilomètres au nord-est de Sendai, Minamisanriku était une petite ville côtière de 17 000 habitants. Détruite à près de 70 %, elle a cédé la place à des terrassements surélevés en forme de pyramides. Sur ces terrains remblayés à force de déchets et de montagnes façonnées par les pelleteuses, de petites constructions en bois se détachent. Apparaissent une poste, un salon de coiffure, un vendeur de sushis, et déjà une pâtisserie, à la devanture ornée de gâteaux magnifiquement présentés. Une musique sirupeuse enveloppe la vingtaine de commerces. Un terrassier m’observe. Ce travail est la seule chose qui reste à cet ancien pêcheur : « On reconstruit, mais on ne sait pas vraiment pour qui. Beaucoup ne veulent pas revenir là où ils ont tout perdu. En sept ans, les plus jeunes ont refait leur vie, le plus souvent loin d’ici. Moi, j’ai de la chance, j’ai encore ma famille, installée chez mon frère à une centaine de kilomètres. Et puis j’ai ce travail. Redevenir pêcheur ? Plus grand monde ne veut manger de notre poisson, même quand sa teneur en radioactivité est en deçà des normes autorisées. » Kesennuma, Rikuzentakata, Ofunato, Kamaishi : dans toutes ces petites villes côtières, l’inquiétude ronge les esprits.

Une périphérie froide illuminée par la fée électricité

Sur les hauteurs de Kamaishi trône une statue de Kannon, la déesse de la compassion. Du sommet de ses 48 mètres, la vue est spectaculaire. Les engins de chantier s’activent pour reconstruire les digues qui avaient été inaugurées quelque temps avant le tsunami : trois murs de longueurs différentes (990, 670 et 330 mètres), ancrés à plus de 63 mètres de profondeur, qui ont été totalement submergés. Pis, ils ont engendré un phénomène de ressac qui a décuplé la violence des vagues. « Mais comment faire autrement ? interroge un contremaître. Si on veut que la population revienne, il faut la rassurer. Pour l’heure, il y a plus d’ouvriers que d’habitants. Mais pour combien de temps encore ? Car l’État commence à se désengager. » Si le gouvernement a investi 25 500 milliards de yens (195,7 milliards d’euros) entre 2011 et 2015, il a divisé cette somme par quatre pour la période 2016-2020  (2).

« Vous savez, témoigne M. Kowata, natif de ce Tohoku (« Nord-Est ») qui comprend 10 millions d’âmes, ici, on n’est pas dans la région de Kanto (Tokyo) ou dans celle de Kansai (Kyoto), qui concentrent population et capitaux. » Comme l’écrit Tawada Yoko dans son Journal des jours tremblants (3), « après le séisme de Kobe, en 1995, pour l’approvisionnement immédiat en nourriture, par exemple, il a suffi que les grands magasins mettent à disposition les produits de leurs rayons en les alignant sur les trottoirs. Or, dans les villages de pêcheurs du Nord-Est, il n’y a pas de grands magasins et, de plus, les sinistrés ne vivent pas regroupés sur un territoire restreint ». Pourquoi, en 2011, les vivres n’ont-ils pas été largués par hélicoptère ? Parce que « la loi sur la sécurité du territoire ne le permettait pas, poursuit l’écrivaine. Pas un homme politique n’a eu le courage d’assumer une mesure dérogatoire liée à une situation d’urgence. »

La plus vaste région d’Honshu fut la terre des Aïnous, le peuple autochtone qui vivait aussi dans l’île d’Hokkaido avant la conquête japonaise du XIXe siècle. Ce fut longtemps le bout du monde, que les Japonais reléguaient avec mépris à la périphérie froide du centre impérial, Kyoto hier, Tokyo aujourd’hui. Ce Michinoku (« terre au-delà des routes »), l’ancien nom de Tohoku, était si éloigné des lieux de pouvoir qu’il ne pouvait être habité que par des barbares, des parias ou des asociaux, comme les yamabushi, ces ermites errant dans les froides montagnes de Yamagata.

Quand, à partir des années 1960, l’État eut l’idée de construire dans la région de Tohoku plusieurs centrales nucléaires, il s’agissait d’apporter la lumière à ses habitants, au sens propre comme au sens figuré, même si les principaux usagers sont les citadins de la capitale. Pour Tokyo et ses environs (40 millions d’habitants), Tohoku est une aubaine, à la mesure de l’infortune qui frappe cette vaste région (67 000 kilomètres carrés) peu développée. La recherche d’un emploi — en dehors de la pêche, de l’agriculture et du tourisme naissant — pousse généralement les jeunes diplômés à l’exode.

Les six préfectures de Tohoku se disputent cette manne nucléaire, qui comprend aussi le complexe de Rokkasho, construit dans l’extrême nord. Ce site accueille une usine d’enrichissement, un centre de stockage et une usine de retraitement conçue en partenariat avec le groupe français Areva sur le modèle de La Hague. En janvier dernier, trente ans après l’annonce de sa construction et plus de 16 milliards d’euros d’investissements, l’ouverture de l’usine de retraitement a été reportée pour la vingt-troisième fois... Elle pourrait entrer en activité en 2021 ; et le centre de production du très controversé MOX (mélange de dioxyde de plutonium et de dioxyde d’uranium, qui recycle une partie du combustible utilisé), l’année suivante.

Avec son littoral propice au refroidissement des réacteurs, en l’absence de réseau hydrographique important au niveau national, la préfecture de Fukushima s’est portée candidate, épaulée par plusieurs communes : Fukushima, Okuma, Futaba, etc. À 225 kilomètres au nord-est de Tokyo, l’approvisionnement énergétique se situe à bonne distance. Six réacteurs nucléaires sont donc progressivement construits entre 1967 et 1979. La centrale de Fukushima-Daiichi est dans toutes les têtes. L’ombre célébrée par l’écrivain Tanizaki Junichiro n’est plus (4). Les multiples et importantes aides étatiques apportées par la fée électricité (subventions, fiscalité avantageuse) irriguent le tissu économique régional. Les édiles bénéficient d’énormes budgets de fonctionnement (sept à dix ans d’autonomie pour la ville de Fukushima), gages d’une popularité transformable en gains électoraux. Les initiales de l’exploitant nucléaire, la Compagnie d’électricité de Tokyo (en anglais Tepco), plastronnent au fronton de la gare de Fukushima.

Le démantèlement devrait prendre encore quarante ans

Si l’ombre reste, elle n’est plus à chercher dans ce clair-obscur qui, selon Tanizaki, donnait à chaque chose son essence intime, sa lumière tout intérieure, mais dans cette collusion entre l’État, les collectivités locales (préfecture, municipalités) et un exploitant nucléaire peu scrupuleux. En plus d’avoir dissimulé près de 200 incidents entre 1977 et 2002 et falsifié des rapports d’inspection (5), Tepco a ignoré un rapport qui, en 2009, lui signalait un risque de tsunami avec une hauteur de vague supérieure aux prévisions établies (6 mètres). Une vague de 14 à 15 mètres arriva moins d’une heure après le séisme de 2011. Toute l’alimentation électrique étant coupée, et leurs systèmes de refroidissement de secours noyés, trois réacteurs entrèrent en fusion en exhalant leur souffle mortifère.

Sept ans plus tard, le coût de la catastrophe semble astronomique, que ce soit pour démanteler la centrale ou pour décontaminer les sols et l’eau. Comment trouver la main-d’œuvre prête à le faire ? Tepco multiplie les niveaux de sous-traitance, avec pour conséquence, à mesure que les preneurs d’ordres se succèdent à distance de l’exploitant principal, un laxisme croissant en matière de compétences et de critères d’embauche (6). Les employeurs, parfois phagocytés par les yakuzas (7), donnent l’impression de servir les intérêts de chacun : le salarié prêt à mettre sa vie en danger pour gagner un tout petit peu plus en dépassant le seuil d’exposition critique en zone contaminée, ou l’exploitant en quête constante d’une main-d’œuvre qui se raréfie à cause des multiples dangers de ces chantiers hors norme et inédits.

Plus de 60 000 personnes sont intervenues dans la centrale depuis 2011 ; 6 000 travaillent quotidiennement au démantèlement des trois réacteurs qui ont fondu. La principale difficulté reste de localiser et de maîtriser le corium, cet amalgame hautement radioactif issu de la fusion de combustibles nucléaires avec les matériaux métalliques qu’il agrège à son passage. Certaines images fournies par Tepco en janvier 2018 montrent que le corium a percé la cuve du réacteur numéro deux et s’attaque désormais au radier (la base en béton) de la centrale, ultime protection avant que ce magma corrupteur ne contamine les nappes phréatiques qui sourdent dans l’océan Pacifique.

Les rapports officiels japonais ou internationaux réduisent les conséquences sanitaires de la catastrophe à pas grand-chose, attribuant notamment la hausse des cancers aux dépistages systématiques mis en place. Depuis 2011, Cécile Asanuma-Brice, chercheuse en sociologie urbaine au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et chercheuse associée au centre de recherche de la Maison franco-japonaise, parcourt la région. Elle met en doute ce discours rassurant : « Les autorités s’accordent à reconnaître 18 travailleurs morts de doses létales. On peut considérer que ce nombre est très largement sous-estimé. » L’enquête épidémiologique menée sur 380 000 enfants de la préfecture de Fukushima a déjà conduit à détecter 197 cancers thyroïdiens. Selon elle, « les opérations de nettoyage ou de visite du site répondent à un objectif capital : rassurer les habitants afin qu’ils viennent revivre dans leur village d’origine. Quitte à augmenter le seuil de radioactivité acceptable, comme le gouvernement l’a fait dès avril 2011 ». Le taux admissible pour la population est passé de 1 millisievert (mSv) à 20 mSv, soit celui acceptable en temps normal pour les travailleurs du nucléaire, tandis que le taux pour les employés de la centrale était relevé dans un premier temps à 100, puis à 250 mSv, en fonction de l’urgence de la situation.

Pourra-t-on renouveler cette main-d’œuvre corvéable à merci alors que le démantèlement devrait prendre encore quarante ans ? Si la recherche en robotique marche à plein régime, les tâches colossales demeurent actuellement des plus rudimentaires. Trois cents tonnes d’eau sont déversées et contaminées chaque jour pour refroidir les cœurs fondus des réacteurs. Plusieurs milliers de tonnes d’eau en partie traitées, mais toujours chargées de tritium, ont été rejetées dans le Pacifique. Et plus d’un million de mètres cubes d’eau sont à ce jour stockés, dans l’attente d’une autorisation de rejet dans la mer, à laquelle s’opposent pêcheurs et villageois.

Par ailleurs, 600 kilomètres carrés font l’objet d’une décontamination en dehors de la centrale. Progressivement, le gouvernement acquiert auprès d’une multitude de propriétaires ces terrains destinés à accueillir des millions de mètres cubes radioactifs, annexant mois après mois, kilomètre carré après kilomètre carré, ces communes abandonnées à proximité de la centrale. La terre raclée en surface est bien souvent entreposée quelques kilomètres plus loin, au risque de disperser la radioactivité et de contaminer les travailleurs, pour des résultats bien incertains. Au moins 15 millions de mètres cubes de terre et de déchets contaminés reposent dans de grands sacs en toile noire plastifiée dont la durée de vie est limitée à trois ou quatre ans en moyenne, quand ils ne sont pas éventrés. Ceux qui affichent moins de 8 000 becquerels par kilogramme sont réutilisés dans le bitume pour les travaux de ponts et chaussées.

« Ne pas aller en montagne ni près des rivières »

Pour convaincre les réfugiés encore réfractaires à l’idée d’un retour (environ un tiers des 160 000 personnes évacuées), le 31 mars 2017, l’État a supprimé les aides inconditionnelles au relogement qui leur permettaient de vivre en dehors des zones irradiées. Conséquence : près de 27 000 hommes, femmes et enfants n’ont d’autre choix que de revenir.

D’autres stratégies sont plus sournoises. En témoigne cet appel à la résilience adressé aux victimes. Le programme Ethos apprend aux habitants à vivre dans un milieu contaminé : des manuels scolaires ont été distribués à cet effet ; des campagnes télévisuelles ont été lancées pour promouvoir des produits frais en provenance de la zone contaminée et vanter l’efficacité de la décontamination, qui n’a toujours pas été prouvée (8). À en croire les promoteurs de cette campagne, l’environnement contaminé serait moins nocif pour les populations que la « radiophobie » ou le stress provoqué par un douloureux déracinement (9). Un habitant de la ville d’Iitate témoigne : « On nous dit qu’il n’y a pas de problème. Qu’il suffit de ne pas aller dans les zones à risque ! On ne peut ni aller en montagne ni s’approcher des rivières, ne pas aller à droite ni à gauche... Comment voulez-vous que l’on vive ici  (10 ? » Des conditions de vie épouvantables, dont le Fukushima Minpo se faisait l’écho en rappelant dans son édition du 3 mars 2018 que, depuis la tragédie, 2 211 personnes se sont suicidées ou se sont laissées mourir par manque de soins ou de médicaments.

 

Si Tepco a finalement été jugée responsable, le 22 septembre 2017, de l’accident nucléaire de Fukushima, l’État, lui, est blanchi et va pouvoir produire des contre-vérités « pour que la population ignore les dégâts réels provoqués par le nucléaire », affirme Cécile Asanuma-Brice. La production d’ignorance est au cœur des méthodes de persuasion qui visent à semer le doute et la confusion sur les seuils de radioactivité tolérés par l’organisme humain. L’État et les lobbyistes du nucléaire étendent leur emprise, car le pays, insiste le premier ministre conservateur Abe Shinzo, ne peut se passer de cette énergie, qui représentait 30 % de l’électricité produite au Japon avant l’accident.

Aujourd’hui, dans le pays, 5 réacteurs sont de nouveau en activité, et 19 seraient en attente d’une autorisation. La banalisation de la radioactivité avance à grands pas. La commission exécutive du Comité international olympique chargée des Jeux d’été à Tokyo en 2020 a approuvé en mars 2017 la proposition d’organiser des matchs au stade de base-ball Azuma à Fukushima (à 90 kilomètres au nord-ouest de la centrale), qui sera rénové pour l’occasion. « Des tarifs préférentiels seront peut-être réservés aux natifs de Tohoku, ironise M. Takeda, un déplacé de Fukushima, avant de se raviser. Pas sûr : nous sommes devenus les parias du Japon. Vous savez, certains croient encore que nous sommes contagieux... »

Philippe Pataud Célérier

Journaliste.

(1) Lire Ishida Hidetaka, « L’espoir d’un nouveau souffle », Harry Harootunian, « La maison Japon se fissure », et Gavan McCormak, « Le Japon nucléaire ou l’hubris puni », Le Monde diplomatique, avril 2011.

(2) Reiji Yoshida, « Tsunami-hit Rikuzentakata rebuilding on raised ground, hoping to thrive anew », The Japan Times, Tokyo, 7 mars 2017.

(3) Tawada Yoko, Journal des jours tremblants. Après Fukushima, Verdier, coll. « Der Doppelgänger », Lagrasse, 2012.

(4) Tanizaki Junichiro, Éloge de l’ombre, Verdier, 2011 (1re éd. : 1933).

(5) « Tepco must probe 199 plant check coverups », The Japan Times, 2 février 2007.

(6Cf. Tatsuta Kazuto, Au cœur de Fukushima. Journal d’un travailleur de la centrale nucléaire 1F, trois tomes, Kana, Bruxelles, 2016.

(7) Philippe Pons, « Les yakuzas font peau neuve », Le Monde, 3 avril 2017.

(8Cf. Louise Lis, « À Fukushima, la population est dans une situation inextricable », CNRS Le journal, Paris, 11 mars 2016.

(9) Yves Baron, Jacques Foos, Jean-Paul Martin et Bernard Rozé, « L’accident de Fukushima, six ans après » (PDF), groupe argumentaire sur les énergies nucléaires et alternatives (Gaena), octobre 2017.

(10) Cécile Asanuma-Brice, « Les migrants du nucléaire », Géoc

Publié le 24/06/2018

Revenir au transport maritime à la voile : une alternative écologique souhaitable et désormais réaliste

par Olivier Favier (sitebastamag.net)

Transporter des marchandises à la voile d’une rive à l’autre de l’océan Atlantique, et en finir avec les pollutions générées par les porte-conteneurs géants ? Plus qu’un pari, l’équipe de Towt, une jeune entreprise installée à Douarnenez dans le Finistère, en a fait une réalité, qu’elle tente désormais d’installer dans la durée. Ses bateaux sont capables de relier la Grande-Bretagne comme de faire la grande traversée, à leur propre rythme, sans fioul, accompagnés de leur chargement de thé, de café, de chocolat ou de rhum. La construction d’un premier cargo à voile est même envisagée. Reportage.

À Douarnenez, Guillaume Le Grand a fait un choix radical : « Toute l’industrie du transport maritime est liée à l’exploitation des hydrocarbures. Au rythme actuel, dans cinquante ans nous aurons épuisé les ressources en pétrole et en gaz. Revenir au transport à la voile n’aura bientôt plus rien d’une folie. » Créée en 2011, changée en SARL trois ans plus tard, Towt, pour TransOceanic Wind Transport boucle son troisième exercice comptable. En plus des deux gérants, Guillaume le Grand et son épouse Diana Mesa, elle compte désormais quatre salariés et deux stagiaires.

Pour l’instant, l’entreprise travaille avec des voiliers qui ne lui appartiennent pas. Le Lun II, un « ketch » norvégien de 1914 – un voilier à deux mâts dont le grand mât est situé à l’avant – racheté en Californie a été armé pour le transport par son capitaine Ulysse Buquen. Aujourd’hui long de 25 mètres, il peut embarquer jusqu’à 12 tonnes de fret – contre 40 000, en moyenne, pour un porte conteneur - et quelques passagers. Il s’agit du premier voilier transatlantique affrété par Towt, en 2016. Selon la société, lors de cette traversée de 34 jours, escales comprises, 30 tonnes de CO2 auraient été épargnées.

D’Amérique du Sud, des Antilles et des Açores, le Lun II a ramené du thé, du café, du chocolat ou du rhum. Il a servi aussi, selon un ancien procédé remis au goût du jour, à faire vieillir en mer durant un an quelques tonneaux d’un vin prestigieux. Comme les autres bateaux affrétés par Towt, il fait aussi du cabotage entre le Portugal et l’Angleterre, mouillant dans les ports français de Bordeaux, La Rochelle, Douarnenez ou le Havre.

Un modèle pour une « décélération » du transport ?

Avec 9 milliards de tonnes de fret et plus de 5000 porte-conteneurs, les mers et les océans voient passer 90% des marchandises transportées dans le monde. La taille des bateaux ne cesse de croître : en 2017, un cargo produit en Corée a franchit la barre des 20 000 conteneurs de capacité. Si les coûts du transport s’en trouvent réduit au minimum, il n’en est rien de la facture environnementale. La plupart de ces monstres marins tournent au fioul, un carburant bon marché mais particulièrement polluant. Les particules fines d’oxyde de soufre et d’oxyde d’azote, qui entrent en profondeur dans les organismes vivants et ont une influence délétère sur la santé humaine, sont les premières en cause.

Le Lun II amarré au Port-Rhu, à Douarnenez (Finistère)

Une enquête de 2015 estime que 60 000 décès prématurés sont dus au transport maritime en Europe [1]. Les zones portuaires sont les premières touchées. Des mesures ont été effectuées par France nature environnement (FNE), il y a deux ans, dans un quartier résidentiel proche du port de Marseille, où les ferrys de tourisme sont également très présents : l’air y est vingt fois plus pollué qu’ailleurs dans l’agglomération. En 2009, un article du quotidien britannique Guardian [2] révélait même qu’un super-cargo émet autant de particules de soufre que 50 millions de voitures en circulation. Face à tel constat, les recommandations de FNE sont la substitution du fioul par le gaz naturel, l’installation d’épurateurs, un système de bonus-malus pour pénaliser les plus gros pollueurs, et un contrôle des émissions.

Avec ses 400 tonnes de produits livrés, la solution proposée par Towt reste aujourd’hui marginale sur un marché marqué par la démesure. La stratégie de l’entreprise est triple : la qualité des marchandises transportées, l’image de marque d’un transport écologiquement responsable et la mise en chantier d’un ou plusieurs navires modernes. La durée du voyage – le triple aujourd’hui pour une transatlantique par rapport à un transporteur au fioul – n’est réellement dommageable que pour certaines denrées périssables. Pour le reste, si l’on met en balance l’investissement supplémentaire en travail et les économies réalisées sur un carburant amené à se raréfier, Towt souhaite prouver à moyen terme que derrière l’utopie se cache un modèle économique digne d’être considéré. Cela est d’autant plus vrai qu’en la matière, recherche et développement n’en sont qu’à leurs débuts. (photo ci-contre : Ulysse, capitaine et armateur du Lun II)

Souci éthique et « parfum d’aventure »

Sinon d’avoir grandi entre Quimper et Brest jusqu’à l’âge de douze ans, rien ne prédestinait a priori Guillaume Le Grand à explorer les possibilités d’une alternative au transport maritime classique. Après des études à Sciences Po Lyon, il navigue dans le monde institutionnel des grandes capitales européennes, Berlin ou Londres. Il se forme aux langues étrangères, au lobbying et à la gestion d’entreprise. Lors d’un stage où il est remarqué pour ses compétences, son responsable l’encourage à préparer l’ENA : « Passez le concours et quand vous serez en poste, commencez par dire non à tout ce que l’on vous demandera, inscrivez-vous dans la suite de votre prédécesseur, ne changez rien et vous irez loin. »

 « Ces gentils conseils n’ont pas eu l’effet escompté », sourit Guillaume Le Grand, qui avait précisément des envies de tout changer. Dans son parcours, il a étudié la stratégie des ONG dans le processus de Kyoto – visant à la réduction des émissions de gaz à effet de serre – et s’est rendu compte qu’il existe certainement un moyen de valoriser un produit, non seulement par sa qualité - ce que fait le label bio inventé en Bretagne - mais aussi par son origine et sa traçabilité. Son idée est de promouvoir un transport maritime basé sur une énergie propre. Le vent est la seule à garantir une empreinte écologique nulle. Il formalise son idée il y a dix ans, et se lance avec sa compagne Diana Mesa dans une première expérimentation. Avant de devenir gérants de Towt, ils travaillent comme autoentrepreneurs. Diana est graphiste et développe notamment à l’identité visuelle de l’entreprise. Guillaume découvre qu’avant de pouvoir embarquer sur l’un des navires qu’il affrète, il doit ajouter au métier de transporteur celui de transitaire en douane.

Guillaume Le Grand, Diana Mesa et leur fille à bord du Lun II

Pour asseoir son modèle économique, Towt effectue aussi ce qu’on appelle des chargements sur fonds propres. Certaines cargaisons sont achetées par l’entreprise, transportées, puis revendues « Au cul du voilier », le nom donné au magasin-vitrine estival situé sur le Port-Rhu de Douarnenez, soit à des partenaires commerciaux comme le réseau Biocoop, des restaurateurs, ou encore des détaillants. Pour valoriser son travail, Towt a créé le certificat Anemos (« le vent », en grec ancien), qui signale un transport des marchandises respectueux de l’environnement, et propose au client de découvrir en ligne le trajet parcouru par le produit qu’il vient d’acheter. « Nous faisons le pari que quelques dizaines de centimes sur une bouteille de vin à 8 euros ne vont pas décourager le client », explique Guillaume Le Grand, qui se dit confiant dans le souci éthique du consommateur et dans le « parfum d’aventure qui entoure le commerce à la voile ».

Du vieux gréement au futur « cargo à voile »

La route de Towt n’est cependant pas dénuée d’obstacles. En novembre 2017, les entrepôts et le logement des gérants ont entièrement brûlé, sans que l’origine de l’incendie, à ce jour, n’ait pu être déterminée. Un nouvel espace de stockage a été trouvé au port du Rosmeur et, pour le reste, la solidarité douarneniste a pleinement fonctionné. Sur le plan légal, une nouvelle directive européenne impose un contrôle de la répression des fraudes pour le bio en provenance de pays hors Union européenne. Seuls quatre ports sont pourvus du personnel requis : Marseille, Bordeaux, Saint-Nazaire et Le Havre. « Il y a trop longtemps que la Bretagne tourne le dos à la mer, ne s’imagine plus comme un lieu d’échange », s’emporte Guillaume Le Grand, pour qui cette nouvelle est un second coup dur. « Nous débarquerons au Havre pour les voyages transatlantiques, mais avec le Brexit, les produits britanniques seront sans doute aussi concernés. » Il a déjà fait recours auprès de Bruno Le Maire, ministre de l’Économie.

Malgré ces déconvenues, ce patron qui ne dégage pas même un Smic de ses nombreuses activités, n’a rien perdu de sa combativité. « Quand on crée une entreprise, c’est une certaine façon de changer le monde qui n’est pas militante. Pour moi, c’est simplement la possibilité de faire un travail qui ait un sens. » Ces projets sont ambitieux. Le certificat Anemos sera amené à devenir un véritable label certifiant qu’un produit a été transporté à la voile, espère-t-il. Les critères de contrôle sont très stricts. « Je préfère qu’un navire reste à quai plutôt qu’il utilise son moteur, sinon pour les manœuvres d’entrée et de sortie du port. Pas question non plus, si les conditions ne sont pas bonnes, de passer la Manche en camion comme on a pu me le suggérer. Grâce au suivi électronique de notre journal de bord, chacun a la garantie du fait que nous sommes irréprochables. » (photo ci-contre : Malo, marin et charpentier sur le Lun II)

Towt projette aussi et surtout d’armer un véritable cargo à voile, long de 60 m et capable d’embarquer 1000 tonnes de marchandises, et qui sait, un deuxième par la suite. Pour l’instant, plusieurs projets existent, mais aucun n’a vu le jour. Le voilier pourrait effectuer trois transatlantiques par an, à une vitesse moyenne de 11 nœuds, soit guère moins qu’un porte-conteneur. Le moteur annexe serait électrique et fonctionnerait par hydrogénération. En trente ans d’exploitation, ce navire permettrait d’économiser un million de tonnes de CO2. « Il faut trouver des financements, admet Guillaume Le grand. On parle d’un budget de 12 à 13 millions d’euros. Par la suite, bien sûr, nous continuerons à travailler avec nos partenaires d’aujourd’hui, mais construire un voilier de cette capacité serait un excellent moyen de montrer que le transport à la voile a un avenir, une viabilité. Au début, on nous prenait pour des fous. Sept ans plus tard, nous sommes toujours là, nous grandissons, année après année. » Comme l’écrivait le philosophe et historien suisse Alexandre Vinet, « les fous du passé sont les sages de l’avenir. Et si leur nom périt, leur témoignage demeure. Et que leur faut-il davantage ? Ne reste-t-il pas d’eux la meilleure partie d’eux-mêmes ? »

Olivier Favier (texte et photos)

Publié le 31/05/2018

Comment la grande distribution s’approprie l’image sympathique du petit producteur local

par Anne-Lise Havard et Juliette Jacquemin (site bastamag.net)

L’attrait du « local » n’aura pas mis longtemps à aiguiser les appétits de la grande distribution. L’argument marketing du « petit producteur », destiné à redorer l’image des supermarchés, était connu. Voici maintenant qu’apparaissent des magasins spécialisés dans les circuits courts, lancés par Auchan ou de grandes coopératives agricoles. Une sorte de « local washing ». Les véritables magasins de producteurs, en plein essor, voient leur avenir menacé par la concurrence de ces hyper-marchés dont ils essayaient justement de se débarrasser. Mais ils résistent et lancent leur propre label. Enquête.

Sur le territoire de Frelinghen, à une dizaine de kilomètres de Lille, les yaourts artisanaux de Marie-Odile Smets ont acquis une certaine renommée. Confectionnés avec le lait de ses vaches, ils plaisent à ceux qui lui achètent directement… mais aussi aux acheteurs de la grande distribution. « Auchan m’a contactée en 2013, raconte l’agricultrice. Le magasin cherchait des producteurs locaux pour les approvisionner directement. J’ai donné mon accord. » Marie-Odile Smets accepte d’autant plus volontiers qu’elle doit fournir le magasin d’Englos, l’un des plus grands du pays. La productrice entame les formalités, et signe enfin un contrat au bout de quelques semaines.

Le premier accroc survient à peine une poignée de minutes plus tard : Auchan veut la prendre en photo, pour l’afficher en grand au sein du magasin, en tant que productrice locale. Marie-Odile Smets refuse. Les commandes arrivent alors… mais au compte-gouttes : « C’était environ 300 yaourts toutes les trois semaines. Autant dire presque rien. » Quelques mois plus tard, les commandes s’arrêtent tout simplement, sans que la productrice en soit informée. Contactée, l’enseigne affirme avoir arrêté ses commandes parce que les yaourts ne trouvaient pas preneurs. Marie-Odile Smets a une autre explication : « Ce qui les intéressait, c’était mon image. Mais ce n’est qu’une vitrine : les consommateurs ne savent pas du tout quels volumes sont réellement commandés aux producteurs. »

Le « producteur local », nouvelle effigie de la grande distribution

« Historiquement, la grande distribution a toujours proposé une offre locale, constate Yuna Chiffoleau, directrice de recherches à l’Inra. Mais pendant longtemps, elle ne l’a pas mise en avant. » Au contraire, la grande distribution a même été épinglée pour la pression qu’elle a longtemps infligée aux plus petits fournisseurs. Maraîcher, Michel Denis [1] a travaillé de 2000 à 2007 avec la grande distribution : Intermarché, Aldi, Auchan, Lidl et Leclerc. À l’époque les relations, peu protégées par la loi, étaient rudes. Avec Leclerc notamment : « Je livrais quotidiennement 100 colis de salades. Quand le magasin ne les vendait pas, le lendemain il me remettait les colis et refusait la nouvelle livraison. » Résultat : l’agriculteur rentrait parfois chez lui avec ses 200 colis de salade, non payés évidemment. Interrogé, le groupe Leclerc n’a pas répondu à nos questions.

Devant les abus de la grande distribution, l’État a progressivement mis son nez dans les négociations. De la loi Galland en 1975 à la loi Hamon en 2014, les textes ont tenté d’apporter un peu plus de protections aux producteurs. Les pratiques abusives, décriées et médiatisées, ont commencé à faire du tort aux différents groupes. « Sous la pression des consommateurs, la grande distribution a voulu montrer une image plus présentable, raconte Yuna Chiffoleau. D’où une débauche de marketing, affirmant que les producteurs viennent de moins loin et sont mieux traités. C’est donc un peu vrai : la grande distribution achète l’image de ces producteurs. En échange de leurs photos, ou de prestations en magasins, ils sont en général un peu mieux payés que ceux qui passent par des centrales d’achat. »

Il ne faut pourtant pas s’y tromper : derrière la poignée de producteurs locaux, une forêt d’exploitants sont moins bien lotis. « Contrairement à ce que les distributeurs laissent entendre, poursuit Yuna Chiffoleau, les producteurs mis en avant ne sont pas si "petits" ! Ils travaillent plutôt sur des exploitations moyennes ou grande, car la distribution leur demande quand même de faire du volume. » Évidemment, les grandes marques ont tout intérêt à raconter l’histoire des petits producteurs, plus soucieux de l’environnement. « Il y a confusion dans l’esprit du public, note Yuna Chiffoleau. Selon une étude de l’Inra, 50% des consommateurs interrogés sont persuadés que "circuit court" équivaut forcément à “agriculture biologique”. Or la grande majorité des producteurs qui fournissent la grande distribution travaille encore avec des pesticides et des produits chimiques ! » [2]

Une agence de com’ spécialisée

Un enjeu d’image que des magasins comme Leclerc ont bien compris : l’enseigne réputée pour sa sévérité à l’égard de ses fournisseurs consacre un site internet entier, et une myriade de vidéos scénarisées, à ses partenariats avec des producteurs locaux. L’enseigne revendique ainsi « plus de 10 500 partenariats de proximité entre producteurs et magasins Leclerc ! ». Y voyant un nouveau filon, une agence de communication s’est spécialisée dans le local, et en a tiré son nom : « Producteurs locaux ». Des ralentis sur les visages burinés des agriculteurs aux gros plans sur une miche de pain : vidéos et photos font la promotion des partenariats entre magasins et producteurs. L’agence accompagne depuis 2007 les magasins Leclerc, Carrefour, Monoprix, Système U et Intermarché dans leurs velléités de développement du « local ».

Tout est dit ou presque sur leur site internet : « Provoquez la rencontre entre producteurs et consommateurs, stimulez les émotions (...) et retrouvez cette ambiance de marché, de proximité et d’échanges uniques. Une manière originale de renforcer l’attractivité de vos rayons en y créant une ambiance de halles traditionnelles. » Au supermarché comme à la ferme ? Pour que les clients oublient où – et chez qui – ils se trouvent, les grandes enseignes ont mis les petits plats dans les grands. Et le phénomène dépasse les seuls rayons estampillés « producteurs locaux ». Aujourd’hui, le circuit court s’affiche sur les devantures de magasins entiers.

Des grandes enseignes à l’assaut du « circuit court »

O’tera, Frais d’ici, Prise direct’ : les noms sont encore confidentiels, mais pas forcément pour très longtemps. Frais d’ici a ouvert un magasin en 2014 près de Toulouse, et en compte aujourd’hui cinq. Cinq magasins aussi pour O’Tera, mais deux nouvelles ouvertures prévues en région parisienne en septembre 2018. L’enseigne ne compte pas s’arrêter là. Leurs points communs : un attrait pour les produits locaux... mais aussi leur appartenance à de grands groupes de distribution. Frais d’ici est la propriété du mastodonte InVivo, premier groupe coopératif du pays. Prise direct’ est aussi la propriété d’un géant de l’agro-industrie, Advitam. Quant à O’tera, son fondateur Matthieu Leclercq appartient à la galaxie familiale des Mulliez, les propriétaires d’Auchan… Il est aussi à la tête de Décathlon. Pas vraiment un nouveau venu de la grande distribution. Pour ces commerces, la clé, c’est avant tout de faire oublier leurs origines, et de jouer avec les codes du terroir.

Exemple avec O’tera, implanté dans le Nord-Pas-de-Calais depuis dix ans et connu pour son slogan à rallonge, affiché en étendard sur les devantures : « Démocratisons les bienfaits des circuits-courts ». Dans ces grandes surfaces d’un nouveau genre, on promet plus de 60% des produits « en circuits-courts ». « Nous sommes transparents vis-à-vis de nos clients, se félicite Guillaume Steffe, le directeur général d’O’tera. Grâce à nos fiches explicatives, ils savent quels produits sont achetés en circuit court. Cela dit, nous ne sommes pas un magasin de producteurs, nous sommes d’abord des commerçants. Et c’est très clair pour nos clients. »

L’identité du magasin est-elle si claire ? Ce dimanche matin justement, la fête annuelle des producteurs bat son plein au O’tera de Villeneuve d’Ascq (Nord). Entre les dizaines de petits lapins, le cochon, et la paille qui envahit les lieux, on se croirait presque dans une ferme. Surtout si l’on écoute les clients. Dans le caddie de Sylvie, des laitues, des yaourts… mais aussi des bananes, pas vraiment le produit le plus local qui soit : « Je viens ici d’abord pour la qualité des produits. Mais le cadre est aussi important. J’adore le côté fermier. Surtout, c’est un magasin détaché de la grande distribution, entièrement tourné vers les producteurs. C’est un acte engagé de venir ici. » D’autres clients assurent qu’ici, l’ensemble des produits est acheté directement aux producteurs, ou qu’ils sont exempts de pesticides. Autant d’impressions entretenues par le cadre champêtre, et le sourire des producteurs derrière leurs stands.

« On nous prend toutes nos idées, tous nos codes »

Au delà des clients, bien intentionnés mais bercés à grand coup de recettes marketing, l’offensive de la grande distribution fait d’autres victimes : certains « magasins de producteurs », qui sont eux réellement détenus et gérés par des producteurs agricoles. Parmi eux, Talents de fermes. Le magasin fondé par une demi-douzaine d’agriculteurs s’est ouvert il y a quatre ans à Wambrechies, à une dizaine de kilomètres de Lille. Une seule variété par type de légume, des produits disposés horizontalement, les photos des producteurs un peu partout : mise à part la présence permanente de producteurs pour assurer la vente, pour un client lambda, peu de choses différencient Talents de fermes de son concurrent O’Tera. C’est ce qui provoque la colère, aujourd’hui, d’Isabelle Ruhant, maraîchère bio membre du magasin : « Il y a de plus en plus de clients qui disent : "Tiens, c’est un magasin comme O’Tera" ! Et c’est un peu difficile de leur faire comprendre que ça n’a rien à voir. On a l’impression qu’on nous prend toutes nos idées, tous nos codes. »

Un constat partagé par le réseau Terre d’envies en Rhône-Alpes, qui « accompagne la création et le développement de magasins de producteurs ». « On voit se multiplier ce genre d’endroits depuis cinq ans, observe Aurélie Long, salariée du réseau. Ils ont l’odeur et la saveur des magasins de producteurs… mais ils n’en sont pas. » Selon la chargée d’études, les conséquences se font déjà sentir : « Nombre de nos magasins ont encore une belle croissance. Mais pour ceux qui se retrouvent en concurrence directe avec ces enseignes, c’est beaucoup plus compliqué. » À tel point qu’Aurélie Long doit dispenser des formations pour apprendre aux magasins de producteur à résister à la concurrence : « On leur apprend à mettre en avant leurs spécificités. Ce sont des agriculteurs, et ils ont encore des progrès à faire en matière de communication. »

« Boutiques paysannes », un nouveau label plus restrictif

Autre problème, toujours selon Aurélie Long : les magasins de producteurs ne seraient pas assez protégés par la loi. Depuis 2014, ces magasins ont une définition légale, mais celle-ci laisse la possibilité de réaliser 30% du chiffres d’affaires en dehors des producteurs locaux associés au sein du magasin, par exemple en revendant la production de coopératives. Alors Terre d’envies, avec l’association des Boutiques paysannes Occitanie, a créé un label plus restrictif, « Boutiques paysannes », qui impose la présence à la vente des producteurs et limite le rôle des grandes coopératives agricoles. Le réseau réalise même des audits. Leur but, désormais : faire connaître le label, et permettre aux consommateurs de mieux se repérer.

« Nous ne sommes pas tous au même niveau d’information et de communication, renchérit Jean-Marie Lenfant, agriculteur et élu « circuit court » à la chambre d’agriculture de Normandie. On essaie de développer des points de vente avec un producteur derrière, pour expliquer la production aux consommateurs. » La chambre d’agriculture aime à le répéter : elle a vocation à aider les agriculteurs, et à ce titre à développer ce qui fonctionne pour eux. Par exemple, en payant des formations pour apprendre à gérer un magasin de producteurs. Mais son discours est aussi ambivalent. La chambre d’agriculture regarde les magasins comme O’tera avec circonspection et envie. C’est elle qui oriente, notamment, certains agriculteurs vers ce type de magasin.

Sur 100 euros dépensés dans un supermarché, seulement 5 euros profitent à l’économie locale

Les responsables des grandes surfaces ne cessent de le marteler : si les producteurs locaux veulent travailler avec eux, leur porte est grande ouverte. Et à les entendre, seul leur modèle économique serait viable : « Les petits producteurs ne vont pas nourrir la planète ! », assène ainsi Jacques Logie, le directeur général d’Arterris, la coopérative qui gère l’enseigne Frais d’ici. « La philosophie des magasins de producteurs est belle, mais n’est pas tenable à grande échelle. » A l’entendre, ces derniers n’auraient pas de véritable impact. Pourtant, les premières études sur ce thème en France sont assez parlantes, comme l’explique Yuna Chiffoleau : « Sur 100 euros dépensés par un consommateur dans un magasin de producteurs, 60 à 90 euros reviennent au territoire, sous forme de salaire ou encore d’achat de matériel. Dans un magasin de commerçants-détaillants, on estime que 50 euros sont redistribués en local. Et pour les supermarchés, la somme tombe à 5 euros. »

« Les magasins de producteurs sont aussi une aubaine pour les consommateurs », abonde Pascale Mejean, du réseau Boutiques paysannes. « Avoir des producteurs toujours présents dans le magasin, pour parler de leur production, cela permet un échange. Les consommateurs savent d’où viennent les produits qu’ils achètent. » Intérêt pour le territoire, intérêt, aussi, pour les producteurs : « Pour moi, la vente fait partie du travail, explique Isabelle Delaporte, maraîchère bio en Normandie. Il y a une certaine fierté à présenter ses produits. »

Circuit court, synonyme de liberté et d’indépendance ?

L’intérêt est aussi économique, à l’heure où de plus en plus d’agriculteurs surnagent à peine dans les circuits classiques. La productrice fixe ses prix, n’a pas de contraintes d’étiquetage et d’emballage, et peut aussi compter sur les marchés et les Amaps (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne). « On sort de la ferme, on voit des gens, ça fait du bien ! Notre métier est plus équilibré. » Vendre en circuit court lui permet d’obtenir la liberté et l’indépendance dont elle rêvait.

Yuna Chiffoleau en est persuadée : malgré la rude concurrence de la grande distribution, il y a des raisons d’espérer : « Je vois de plus en plus de collectivités prêtes à s’engager en direction du local. Parfois elles en font même, désormais, un argument électoral. » Signe que les mentalités changent. Reste à redoubler d’efforts, pour qu’un public en quête de produits locaux soit en mesure de distinguer l’original, d’une copie vouée à l’éternelle reproduction des pratiques de la grande distribution.

Anne-Lise Havard et Juliette Jacquemin

 

Publié le 06/04/2018

La tension sur l'eau s'aggrave sur l'arc méditerranéen

 Selon le rapport annuel de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée et Corse, dévoilé mardi 50% des rivières de la région sont en bon ou très bon état. Le déficit hydrique devient de plus en plus marquant. 

 « La tension sur l’eau n’est pas un phénomène nouveau en région méditerranéenne, mais elle s’aggrave à la fois à cause du réchauffement climatique et de l’augmentation démographique, notamment l’été la pression touristique », pose, hier, Laurent Roy, directeur général de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée et Corse.

En 2017, le déficit en eau a atteint 81 millions de mètres cubes en Languedoc-Roussillon, dont 37 millions dans l’Aude ! « 46% des rivières sont perturbées par des prélèvements trop importants », étaye Dominique Colin, directeur de la délégation de Montpellier (Hérault, Gard, P-O, Aude, Lozère). Parmi les causes du déficit des ressources en eau dans ce département, il pointe « une pratique agricole assez intensive.

Le canal du Midi mobilise d’énormes volumes d’eau, mais il existe aussi un certain nombre de canaux qui fuient, notamment sur la moyenne et basse vallée de l’Aude. Ils représentent des gisements d’économie très importants. »

Par exemple, « la réduction des prélèvements agricoles via le canal de la Robine et le passage à l’irrigation sous pression à la place de l’irrigation par canaux, gourmande en eau, sur une partie du périmètre de l’association des irrigants du Raonel, en aval du fleuve Aude ; va permettre une économie d’eau de 3 millions de m3 par an, dont 1 million de m3 en été. »

Sur le Languedoc-Roussillon, « on a deux grandes chances, embraye Laurent Roy : on a des gisements d’économie considérables car on peut diviser par 5 les besoins en eau en agriculture; et on a aussi la possibilité du recours à l’eau du Rhône. » Dominique Colin précise : « En viticulture, le projet Aqua Domitia apporte l’eau du Rhône dans les territoires du sud de l’Hérault et un peu de l’Aude. Il a surtout vocation à soulager les prélèvements en place. »

Présence de pesticides

Si le déficit quantitatif des ressources en eau participe du mauvais état d’une rivière, les pollutions jouent bien évidemment un rôle. Grâce à l’installation de stations d’épuration performantes, la pollution domestique a fortement régressé dans la région depuis vingt-cinq ans. Par contre, dans un Languedoc-Roussillon viticole, « les pesticides restent les substances toxiques les plus présentes dans les eaux, le glyphosate en tête », souligne Laurent Roy. On les retrouve notamment sur les aquifères de la Vistrenque et de Mauguio-Lunel, zones de forte production maraîchère en périphérie de Nîmes et de Montpellier.

En 2017, l’Agence de l’eau a signé une convention sur 3 ans avec l’AOC Languedoc « qui couvre 41 000 hectares et 531 communes. Aujourd’hui, 37 projets sont accompagnés, ce qui représente 45 des 66 captages prioritaires concernés », indique Dominique Colin. Cet accompagnement se fait par la mise à disposition d’animateurs qui informent, évaluent, conseillent...

Pour restaurer la santé des cours d’eau, il faut également faire sauter les corsets construits des années 1960 à 1990. « Les trois quarts des rivières en France ont été canalisées, endiguées (...) dans ces années-là. Cela induit un défaut de résilience de ces milieux. La rivière devient un tuyau qui n’a pas de vie propre, et sa capacité à auto-épurer l’eau est largement diminuée. »

Des travaux, aujourd’hui achevés, ont par exemple été menés l’an dernier pour « renaturaliser » les affluents de l’Etang de l’Or, la Viredonne et le Dardaillon. Ils ont consisté, en plusieurs sites et sur 10 kilomètres, à leur donner une morphologie plus sinueuse, et à restaurer une ripisylve (NDLR végétation bordant les cours d’eau), barrière végétale efficace vis à vis des intrants.

C.V.

 

 

Publié le 01/04/2018

Cinq milliards de Terriens menacés par la pénurie d’eau

Dès 2050, une bonne partie de la planète risque d'être confrontée à la sécheresse.

Comme d’autres rapports sur les conséquences, déjà visibles et à venir, du dérèglement climatique, l’avertissement sur le risque d’une sécheresse mondiale lancé cette semaine depuis le Forum mondial de l'eau [1] de Brasilia sera probablement vite oublié : les pénuries d’eau pourraient toucher 5 milliards de Terriens dès 2050.

Il n’y aura évidemment ni moins ni plus d’eau sur la planète puisque le cycle mondial de l’évaporation et de la formation des nuages ne change guère. Mais l’eau produite par ce cycle sera de plus en plus mal répartie, les pluies changeront de rythme, elles déserteront les espaces très peuplés comme cela se produit au Cap en Afrique du Sud, elles alimenteront de moins de moins les nappes souterraines et les rivières ; et surtout cette eau sera partout de plus en plus polluée, donc impropre à la consommation.

Sur les 4 600 kilomètres cubes d’eau utilisés par les humains chaque année, 70 % sont utilisés pour les besoins agricoles, 20 % le sont par l’industrie et seulement 10 % pour les besoins domestiques. Il faut rappeler que les habitants des pays industrialisés en consomment jusqu'à quinze fois plus que ceux des pays du Sud : 25 litres par jour en Inde, 143 litres pour la France ou 295 litres pour les États-Unis. Cette consommtion a été multipliée par six depuis un siècle. Elle n’a pourtant guère changé pour de nombreux pays en voie de développement, mais elle continue à s’accroître dans les nations les plus riches.

Le manque d’eau va s’intensifier dans les pays industrialisés, où le gaspillage est énorme, tandis que la situation de pénurie risque d’empirer dans les autres. Et les besoins augmentent de 1 % chaque année. Les conditions de sa répartition entre les villes des pays les plus riches et les nations pauvres vont s’aggraver rapidement, faute de mesures d’économie pour les premiers et de systèmes de distribution dans les seconds. Dans les pays déjà en état de pénurie, comme les nations industrialisées, la croissance mal contrôlée des villes côtières accroîtra le déséquilibre entre les besoins en eau et sa disponibilité.

Les sécheresses et la dégradation des sols deviendront donc rapidement une menace pour la survie de centaines de millions de personnes. D’autant plus que l’eau disponible sera de plus en plus polluée, notamment par l’usage grandissant des pesticides et les barrages voués principalement à l’irrigation ; mais aussi par l’absence de sanitaires dont souffrent des millions de personnes dans le monde. Lors de la présentation de ce rapport à Brasilia, la directrice générale de l’Unesco, Audrey Azoulay, a expliqué : « Nous savons tous que la rareté de l’eau peut mener à des désordres dans la population, à des migrations de masse et à des conflits armés entre pays. » Cette réalité a été soulignée par le dernier rapport de la Banque mondiale qui explique, dans ses prévisions les plus optimistes, que la planète comptera 143 millions nouveaux « réfugiés climatiques » d'ici une dizaine d'années, essentiellement à cause du manque d’eau dans leurs espaces de vie devenus impropres à l’agriculture…

[1] Un organisme des Nations unies qui se réunit tous les trois ans pour faire le point sur l’état et la situation de l’eau dans le monde.


 

par Claude-Marie Vadrot

 

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