PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

 

OUTRE MER

de mars 2018 à septembre 2020

 

(à partir d'octobre 2020 les articles sur l'outre mer sont inclus dans les répertoires "international")

Publié le 09/09/2020

Chlordécone. Victimes poursuivies, empoisonneurs impunis

 

(site humanite.fr)

 

En Martinique, violences policières et acharnement judiciaire s’abattent sur les militants anti-chlordécone, alors qu’ils ne demandent que justice contre un empoisonnement à grande échelle qui ne subit à ce jour aucune sanction.

Les uns après les autres, ils passent devant le tribunal correctionnel. Ce 7 septembre, à Fort-de-France, s’est ouvert le procès de Christian, gilet jaune martiniquais et un des animateurs du mouvement anti-chlordécone. Il est poursuivi pour avoir diffusé une vidéo dénonçant les violences policières lors des manifestations réclamant justice et réparation dans le scandale du chlordécone. Kéziah Nuissier, un étudiant de 22 ans, sera jugé, lui, le 9 novembre, son procès ayant été repoussé pour raisons de santé. Le jeune homme est en convalescence. Il a été hospitalisé après avoir été violemment tabassé par des policiers. La scène s’est déroulée dans la rue et en garde à vue, le 16 juillet, alors que les forces de sécurité réprimaient, encore une fois, une manifestation anti-chlordécone. Elle a, en partie, été filmée. La vidéo a fait le tour des réseaux sociaux, exacerbant l’indignation et la colère à vif dans ce département d’outre-mer.

Le bal des procès s’est ouvert le 27 août dernier. Trois camarades de Kéziah étaient jugés au tribunal correctionnel de la capitale martiniquaise pour « violences sur agent de la force publique en réunion et avec arme ». Loulou, Esaï et Denzel ont été condamnés à 1 an et à 7 mois de prison ferme et à 4 500 euros d’amende. Pourquoi des peines si lourdes et supérieures aux réquisitions ? Les avocats ont fait appel. « On aurait préféré plaider dans le procès que tous attendent et réclament depuis des lustres », confie maître Alex Ursulet, l’un des avocats des trois jeunes. Ce procès, qui n’a toujours pas lieu, c’est celui de ce pesticide épandu de 1972 à 1993 dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique, et qui continue de couler dans le sang des Antillais et sur leur terre.

« L’État peine à reconnaître ces crimes pour lesquels justice n’a pas encore été rendue », dénonce Naéma Rainette-Dubo, du collectif Zéro chlordécone-Objectif zéro poison ou ZCZP (voir ci-contre). Au contraire, poursuit-elle, « on a la violence policière pour seule réponse ».

Tous sont des militants anti-chlordécone, comme on les appelle là-bas. Leur mouvement a émergé dans la foulée de celui des gilets jaunes, en novembre 2019. « Un mouvement spontané, explique Maître Alex Ursulet. Ils en avaient marre des discours, marre de l’impunité, ils ont voulu passer à l’action. »

Le jugement du 27 août et les poursuites contre d’autres militants attisent une tension qui va crescendo dans l’île. « La population est sidérée. À quoi jouent ceux qui nous dirigent ? Au lieu de poursuivre les empoisonneurs, ils poursuivent nos gamins qui demandent justice. La République protège ceux qui dominent l’économie, les descendants des colons et des esclaves. Voilà ce que disent les gens. La protestation est en train de grandir. La situation est extrêmement tendue », analyse, inquiet, l’avocat.

Depuis novembre 2019, boycotts et blocages sont menés pour dénoncer l’un des plus grands scandales sanitaires et écologiques du siècle. Chaque samedi, militants, syndicalistes, citoyens empêchent les accès aux supermarchés qui appartiennent aux planteurs, les grandes familles de békés, descendants des colons et des esclavagistes, considérés comme responsables de l’empoisonnement. Ceux du Groupe Bernard Hayot (GBH), au palmarès des 500 plus grosses fortunes de France, sont particulièrement visés. La réponse de l’État à ces opérations est cinglante : une quarantaine d’interpellations depuis novembre 2019, dont 13 à domicile. « Les militants subissent un véritable acharnement des forces de police. Les violences policières ont atteint un niveau qu’on avait oublié en Martinique. L’État français protège les biens des békés, des dominants, il met ses forces de police à leur disposition », analyse encore Naéma Rainette-Dobu. Une stratégie de la répression dont l’objectif est « d’intimider ceux qui protestent, faire taire les revendications », commente maître Ursulet. 

L’escalade de la violence a commencé le 23 novembre 2019. Ce jour-là, des échauffourées éclatent entre manifestants et gendarmes près de l’euromarché Océanis, propriété de GBH, dans la ville de Robert, la troisième de l’île. Cinq jours après, des militants sont interpellés et placés en garde à vue. En décembre, sept autres sont arrêtés à leur tour, à leur domicile, et accusés d’avoir commis des actes de violences envers les forces de sécurité.

Le procès des « sept d’Océanis », comme on les nomme désormais, devait se tenir le 13 janvier dernier, au tribunal correctionnel de Fort-de-France. Le comité de soutien, le Komité 13 janvier 2020, qui s’était constitué, réunit une dizaine d’associations écologistes, syndicales et culturelles, dont ZCZP. Il dénonce alors « le génocide par empoisonnement, le harcèlement des militants » et revendique « la légitimité de la lutte pour la réparation et la justice ». Mais, ce 13 janvier, « la marche pacifique du comité de soutien aux prévenus, joyeuse et rythmée par les chants et tambours, a d’emblée été accueillie par des grenades lacrymogènes, devant les grilles fermées du tribunal interdit d’accès », rapportent témoins et avocats. La mobilisation dégénère. De nombreux manifestants sont blessés par les tirs de Flash-Ball et les gaz lacrymogènes. « Le message envoyé est que, quand on vient en paix, on rencontre la guerre », a déclaré alors l’un des avocats, Me Germany. Le procès a été reporté.

Le 16 juillet 2020, à nouveau des interpellations. Trois jeunes militants sont arrêtés chez eux à 6 heures du matin, leur domicile est perquisitionné. Ils sont accusés d’avoir participé à des actes de violence envers les forces de police, lors de la journée du 13 janvier. Parmi eux, l’étudiant Kéziah Nuissier.

Les plaintes déposées contre les violences policières, elles, n’ont toujours pas été instruites. Un collectif d’avocats, dont fait partie Me Alex Ursulet, dénonce « un système colonial au service du lobby béké et un processus institutionnel français de déshumanisation des personnes afro-descendantes ».

Ce silence assourdissant de la justice s’ajoute à celui qui résonne face aux multiples plaintes déposées depuis 2005 pour obtenir vérité, justice et réparation dans le drame du chlordécone. « La plus grande humiliation que le peuple martiniquais a eu à subir depuis l’abolition de l’esclavage », avance Me Ursulet.

Depuis la reconnaissance officielle, en octobre 2019, par la France de sa responsabilité, « certaine et engagée » dans ce scandale (voir ci-contre), rien n’a avancé. Comme dans le dossier de l’amiante, les débats sur le lien de causalité entre la molécule et les cancers continuent de parasiter le chemin de la réparation. « Le scandale sanitaire et environnemental du chlordécone n’est pas qu’une question de pesticide ou juste de maladie professionnelle », estime le docteur en philosophie et ingénieur en environnement, Malcom Ferdinand. « Ce  déni de justice a réveillé la douleur du passé colonial et esclavagiste de ces territoires », affirme-t-il.

Le chercheur a cosigné une tribune publiée sur Mediapart le 23 août, à l’occasion de la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition, avec de nombreux intellectuels, avocats, responsables d’associations et de collectifs. Ils rappellent que cet « empoisonnement est consécutif au système de profit mis en place par de grands planteurs issus des familles esclavagistes, qui bâtirent leur fortune à l’ombre du Code noir de Colbert. Un empoisonnement criminel qui aura duré des décennies avec la complicité de l’État français accordant des dérogations pour un pesticide interdit en France ». Il faut, demandent-ils, « en finir avec l’arrogance et le déni de responsabilité de l’État français ».

un petit autre scandale qui en dit long

Le 22 mai, la préfecture de Martinique publie une affiche explicative de la distanciation physique, l’un des gestes barrières contre le Covid-19. Deux personnes, l’une blanche, l’autre noire sont dessinées, séparées de cinq ananas. La légende dit : « Un mètre ou cinq ananas. » Ce dessin ne passe pas. Il est perçu comme humiliant par les Martiniquais. Les réseaux sociaux s’emballent et crient au scandale. L’affiche est retirée. La préfecture présente ses excuses. Il se trouve que les « sept d’Océanis », les militants anti-chlordécone poursuivis en justice, ont déposé plainte contre le préfet, Stanislas Cazelles. Ancien conseiller du président Emmanuel Macron, nommé en février dernier à Fort-de-France, le préfet à l’affiche « scandaleuse » est cité à comparaître le 30 septembre, à Paris.

Publié le 21/08/2020

La Martinique parle le présent

Ce qui va là par Monchoachi

 

paru dans lundimatin#251, (site lundi.am)

 

Comme nous avons déjà pu l’évoquer dans nos pages, l’oeuvre du poète et penseur martiniquais Monchoachi nous apparaît aussi lumineuse qu’indispensable. Ce texte que nous venons de recevoir ne déroge pas à la règle. Il y est question de la récente vague d’abattage de statues coloniales mais aussi du discours « démocratique » qui prétend s’y opposer. Bonne lecture

 

A travers l’action RVN (Rouge Vert Noir) de ces dernières semaines, la Martinique parle le présent. Elle le parle doublement : elle parle le présent de son histoire coloniale. Elle parle en même temps le présent de la terre entière dont l’espace est au même titre dévasté par un technicisme productiviste débridé et le temps embrigadé dans l’historiographie, pressuré par l’exigence d’un développement (d’un progrès) dont la seule destination est la marchandisation complète du monde, son nivellement et son engloutissement dans le totalitarisme technologique. Elle le fait dans un langage qui lui est propre faisant écho à un contexte qui lui est propre : celui d’un colonialisme qui s’exaspère avec la cristallisation de deux phénomènes parallèles : d’un côté une jeunesse émigrée massivement, en quête d’emplois vers la métropole coloniale (un peuple une nouvelle fois déraciné, désertant sa terre, mué en ombre) ; d’un autre côté, une active colonisation de peuplement qui ne cesse de se renforcer depuis deux décennies. S’ajoute à cela, le resserrement colonial d’un encerclement administratif et répressif.

Par conséquent, s’entêter de renvoyer à tout prix à l’histoire et à ses chères études ce qui parle le présent avec une telle insistance, c’est, contre toute évidence, prendre option de tourner la tête, de se voiler la face pour ne pas voir la présence de ce présent certes suffoquant, continuer de s’abuser à bon compte et préférer en quelque sorte se raconter des histoires. Bien plus et surtout, prendre le parti (sollicité par quoi et/ou par qui ?) de s’interposer, de faire écran ainsi devant ceux qui en premier ressort auraient eu à en répondre, c’est s’ériger en protecteurs et gardiens zélés de cette réalité accablante.

On est surpris de trouver dans les rangs de pareils gardiens et protecteurs, des esprits sensés plus « éclairés », mais qui se révèlent à l’épreuve du feu plongés dans d’invraisemblables ténèbres, englués dans les notions qui articulent depuis si longtemps la mainmise conquérante et dévastatrice de l’Occident sur la planète.

L’histoire

Si l’homme ne peut échapper au temps, l’histoire quant à elle est la modalité selon laquelle la civilisation occidentale dès sa naissance dans la Grèce antique a conformé le temps avec la prétention de lui assigner ainsi un certain sens. Ce sens est ce qu’on nomme le progrès, autrement dit l’accumulation sans fin de techniques, de savoirs et de richesses. Cette vision du monde s’est emparée de la planète entière avec les résultats que nous avons aujourd’hui sous les yeux. Tout converge dans cette vision, savoirs et techniques, vers l’extorsion et l’accumulation de richesses, la conversion de la planète entière en fabrique de marchandises et déversoir de déchets. Ce serait un leurre de se figurer que l’homme commande à une telle fabrique : Il est lui-même et depuis un long temps transformé en marchandise.

Ce rapide survol de la question de l’histoire pour dire, puisqu’il en est tant question ces temps ci, que si nous avons à revendiquer un temps, et à partir en quête du rythme qui convient à l’homme pour son accomplissement propre, ce n’est certes pas dans ce que l’on nomme couramment l’’histoire’ qu’il faudrait s’orienter, mais vers un temps qui nous accorde avec la terre. Avec notre terre, car la parole humaine a besoin d’un sol natal pour s’enraciner et s’épanouir.

Nous appartenons au temps, nous en sommes partie pour croître et nous accomplir quand l’« histoire » nous usurpe et nous missionne.

La démocratie

Pourquoi vouloir commettre la parole, la mettre sous un joug (« en commission », avec des spécialistes détenteurs du savoir) quand elle se donne libre cours, au risque certes d’emprunter des voies de traverses, mais loin de l’historiographie à quoi l’on voudrait la contraindre et la réduire ?

La démocratie que l’on invoque ici et là, si elle a été à son origine une assise pour fonder la vie en commun d’un peuple (la Grèce et Athènes d’il y a 2 500 ans) n’est plus depuis fort longtemps qu’une technique de domination accompagnant le dispositif de conquête planétaire de la civilisation occidentale. Son rôle est de faciliter et d’être le garant du déploiement de ce dispositif. C’est pourquoi elle est invoquée et mobilisée chaque fois que ce déploiement risque d’être contrarié ou perturbé. Ce déploiement a en Martinique, le visage France. La démocratie est donc convoquée dès qu’il y a risque que ce visage soit égratigné.

L’une des fonctions essentielles de la démocratie (par quoi elle s’apparente à ce qui fait l’essence même de la technique) est de diviser en organisant et en animant des joutes artificielles et sans enjeu réel qui opèrent comme des leurres diffusant la liberté comme simulacre. La liberté que l’on agite dans cette société n’est de toute manière jamais qu’un simulacre, telle la « liberté » de voyager quand le dispositif requiert absolument la « libre » circulation des personnes... comme des marchandises.

Pendant longtemps la démocratie s’est avancée et continue de le faire en brandissant la menace : démocratie ou dictature. Il apparaît déjà, et il apparaitra de plus en plus clairement, que la démocratie escorte le dispositif technique de dévastation de la planète et nous convoie vers un monde totalitaire certain. La véritable violence se dissimule là. C’est elle qui dessèche la terre et qui vitrifie les humains. Soit dit en passant, cette stigmatisation de prétendue « violence » à l’encontre du marbre sur lesquels les colonialistes inscrivent et surajoutent leur présence dominatrice supposée éternelle, jointe à la référence de la démocratie ouvre grand un espace dans lequel se précipitent tous les faux-semblants, tous les double-jeux, toutes les jongleries, bref en un mot, toutes les pantalonnades, style : « d’accord avec le fond mais pas avec la forme » ! Or, la forme est tout. C’est elle qui présentifie et ouvre ce que l’on voudrait clore et renvoyer au passé. La forme est tout : elle ouvre à la parole ce qui autrement serait lettre morte. Passons.

L’alternative est donc dès aujourd’hui, pour chaque peuple d’inventer des modalités de sa vie commune qui lui soient propres et dont chacun trouvera à coup sûr des éléments dans sa tradition.

Mais enfin « Que veulent-ils » ?

Question étrange dans la bouche de ceux qui par ailleurs parlent de démocratie. Faut-il encore qu’en notre lieu et place ils soient notre vouloir ? N’est-ce pas déjà beaucoup que ce présent que leur action dévoile et tel un don dépose entre nos mains ? Encore faut-il savoir l’accueillir. Car le présent est en premier lieu ce qui accorde les hommes entre eux et les destine à la terre qui les porte et les abrite. Car le présent en outre, dès lors qu’on le laisse parler et qu’on se prend à l’écouter est ce qui ajointe le temps et, entre passé et avenir, fait entendre le murmure de son rythme propre loin de l’encagement historiographique et ses joutes stériles, nous tourne vers une terre qui attend que l’homme l’habite en vérité, c’est à dire la laisse resplendir et s’incorpore à son resplendissement. Ce qui implique de s’arracher à la rage d’extorquer qui gouverne et régente la présente civilisation.

La Martinique en même temps que le présent qui est sien parle le présent de la terre entière. Et sur la terre entière des voix lui font écho. Toutes disent le refus d’une terre ravagée, d’un temps séquestré, désapproprié, assigné au progrès. Toutes disent le refus du nivellement, du formatage, de la marchandisation de la terre et des humains. Toutes veulent retrouver la voix de l’homme, loin d’une parole qui se dégrade et sombre dans le langage unique de la computation sur fond d’individus atomisés, formatés, pressurés pour fonctionner. Toutes font entendre les prémisses de la fin de l’âge de la résignation.

 

  Monchoachi

Publié le 18/05/2020

Face aux impérities de l’État, l’outre-mer tente de reprendre la main sur sa stratégie de déconfinement

 

par Samy Archimède (site bastamag.net)

 

En dehors de Mayotte, où les autorités locales sont dépassées par la progression de l’épidémie, la catastrophe a pour l’instant été évitée en outre-mer. La crise sanitaire a cependant exacerbé la défiance vis-à-vis d’un État isolé, et souvent décalé.

Mayotte est le seul département français à rester confiné. Avec douze morts et des dizaines de nouveaux cas de Covid-19 déclarés chaque jour, Mayotte s’enfonce dans la crise sanitaire. L’intersyndicale de l’île et un collectif citoyen ont adressé une lettre ouverte aux autorités locales, le 7 avril, exigeant de la transparence dans la gestion de la crise [1]. Principaux destinataires : le préfet et la directrice générale de l’agence régionale de santé (ARS), qui est l’écologiste et ancienne ministre de l’Environnement Dominique Voynet, médecin de profession. La lettre est assortie de questions précises : de combien de tests de dépistage du coronavirus dispose Mayotte ? Quelles sont les quantités de médicaments disponibles ? Combien y a-t-il de lits de réanimation, de masques et de blouses pour les soignants ? « On veut des chiffres sur les tests, les médicaments, les lits, les masques ! On a besoin de connaître la vérité ! », s’inquiète Safina Soula Abdallah, porte-parole du collectif des citoyens de Mayotte, signataire de la lettre.

À Mayotte, des chiffres contestables et un État dépassé par les événements

C’était beaucoup demander à la toute nouvelle ARS de Mayotte, créée en décembre dernier, juste avant l’apparition d’une autre épidémie, elle aussi ravageuse, la dengue. Transmise par un moustique, cette maladie mobilise très fortement le seul centre hospitalier de l’île, notamment les lits de réanimation. Dominique Voynet a annoncé que le nombre de lits de réanimation mis à disposition était passé de 16 à 24 dans cet hôpital déjà saturé en temps normal. « Nous pouvons passer à 38 lits », a-t-elle assuré sur France Info – l’île compte officiellement 270 000 habitants. Des annonces qui laissent dubitatif le collectif des citoyens. Une étude du Conseil économique, social et environnemental alertait, en janvier, sur la « situation critique » de l’hôpital alors que le Covid-19 et la dengue n’avaient pas encore frappé : « Prévu pour 300 lits, [le centre hospitalier de Mayotte] accueille en réalité près de 900 malades. »

« Le nombre de cas est faible mais il est en augmentation », avance le Premier ministre, le 7 mai, lors de la présentation de la stratégie gouvernementale de déconfinement. En réalité, la situation sanitaire est devenue incontrôlable dans les bidonvilles surpeuplés, où confinement et gestes barrières n’existent pas. Quant au dépistage, essentiel à toute stratégie de déconfinement, il reste très insuffisant. La directrice de l’ARS prévoit de doubler la capacité du laboratoire du centre hospitalier, sans toutefois fixer d’échéance. Début mai, à peine 200 tests étaient effectués quotidiennement, selon l’agence. Bien moins, selon le collectif des citoyens. Autre élément aggravant : certains symptômes de la dengue rappellent fortement ceux du Covid-19, d’où une forte sous-estimation du nombre de cas de coronavirus.

La Réunion, « laboratoire » des réponses sécuritaires à la crise sanitaire

Maigre consolation, Mayotte sait qu’elle peut compter sur sa voisine, La Réunion, pour les évacuations sanitaires. Les autorités de l’île ne s’en privent pas. Avec seulement 437 cas au 12 mai, la collectivité d’outre-mer la plus peuplée (850 000 habitants) compte cinq fois moins de malades du Covid-19 par habitant que Mayotte et ne déplore à ce jour aucun décès dû au virus. La stratégie mise en place par l’ARS de la Réunion fait figure d’exception en outre-mer. Contactée par Basta !, l’agence explique ce succès par une stratégie de dépistage « très large » permettant « d’identifier les personnes atteintes par le virus, même si elles sont asymptomatiques ». Elle indique aussi avoir « très rapidement » élargi aux laboratoires privés la réalisation de ses tests. Enfin, grâce à « un dispositif de recherche des cas contact mis en place dès le début de l’épidémie », 3500 personnes potentiellement contaminées ont pu être contactées en date du 30 avril, précise l’ARS.

Nous avons aussi contacté les ARS et les préfectures de Mayotte, de Guadeloupe, de Martinique et de Guyane. Aucune n’a souhaité répondre à nos questions. À l’exception de Mayotte, toutes les collectivités d’outre-mer ont le feu vert du gouvernement pour enclencher le déconfinement. Mais sont-elles suffisamment équipées pour le faire ? Pas de réponse non plus de Santé publique France.

Certains traitements administrés par l’État à nos concitoyens ultramarins posent question. La Réunion, championne du dépistage du coronavirus, est aussi un « laboratoire » des réponses sécuritaires à la crise sanitaire, estime Serge Slama, professeur de droit à l’université de Grenoble. Le préfet de La Réunion a été le premier à imposer à toute personne entrant dans l’île une quarantaine « extrêmement stricte » – 14 jours de confinement dans un hôtel avec interdiction formelle de sortir – et « sans fondement légal », révèle une étude coordonnée par le chercheur grenoblois [2].

Inquiétude en Guyane face à l’explosion de l’épidémie du côté brésilien

Un mois plus tard, les préfets des Antilles et de la Guyane suivent l’exemple réunionnais, poussant l’ordre des avocats de la Guadeloupe, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy à déposer un recours contre cette mesure jugée attentatoire à la liberté d’aller et venir et contraire aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ce tour de vis réservé aux régions d’outre-mer – Nouvelle-Calédonie et Saint-Pierre-et-Miquelon inclues – était-il nécessaire pour protéger les populations ? Oui, répond le Conseil d’État en rejetant le recours des avocats guadeloupéens. Dans son avis du 8 avril consacré aux outre-mer, le conseil scientifique Covid-19 recommandait aussi la quatorzaine préventive.

Ce n’est pas tout : en Guyane, afin d’éteindre un foyer de contamination (21 personnes testées positives), le préfet a pris le 9 avril une mesure particulièrement coercitive : la mise en quarantaine stricte des quelque 300 habitants d’un village amérindien - Cécilia - situé près de l’aéroport de Cayenne. Le plus vaste département de France, et le moins densément peuplé (trois habitants au kilomètre carré), ne recense pourtant qu’un seul décès dû au virus depuis le début de la crise sanitaire.

En Guyane - comme à La Réunion ou aux Antilles - l’inquiétude de l’après-confinement se mêle au soulagement d’être relativement épargné par le nouveau coronavirus. Ces derniers jours, c’est le fleuve Oyapock, qui concentre toutes les attentions. En particulier la ville de Saint-Georges (4000 habitants) où les cas de Covid-19 ont commencé à se multiplier. Sur l’autre rive se trouve l’un des États les plus pauvres du Brésil, où l’épidémie est en train d’exploser. Le fleuve Maroni, qui sépare la Guyane du Suriname, est également surveillé de près. Mais comment contrôler ces zones frontalières où circulent orpailleurs et contrebandiers ? Selon le député Lennaïck Adam (LREM), interrogé par la chaîne Guyane La 1ère, « la situation est particulièrement alarmante » dans cette zone. « On ne confine pas à Grand-Santi [une commune de Guyane] comme on confine à Paris », poursuit l’élu, favorable à une stratégie locale de déconfinement.

Avec le confinement, les habitants des bidonvilles de Cayenne se retrouvent sans aucune ressource

Disséminés en partie aux abords des fleuves Maroni et Oyapock, les peuples autochtones - Bushinenge et Amérindiens - représentent plus d’un tiers de la population guyanaise. Elles sont parmi les populations les plus exposées au Covid-19. « Nous, les Amérindiens, on vit ensemble. Mais ce mode de vie, qui est une force, peut aussi accélérer la propagation du virus », reconnaît Christophe Pierre, porte-parole du réseau Jeunesse autochtone de Guyane.

Ce militant de la cause amérindienne regrette que le Grand conseil coutumier, qui défend les intérêts des autochtones, n’ait pas été associé aux cellules de crise organisées autour du préfet. Le plan de déconfinement du gouvernement ne lui dit rien qui vaille : « Ce plan, c’est un peu n’importe quoi ! Nous refusons catégoriquement d’envoyer les enfants au casse-pipe le 11 mai dans les communes de l’intérieur de la Guyane ! » Les élus de la collectivité territoriale, eux, ont d’ores et déjà repoussé à septembre la rentrée dans l’enseignement secondaire.

Dans les bidonvilles autour de Cayenne, où s’entassent des milliers de personnes habituées à vivre de la débrouille, le confinement a été vécu comme une catastrophe. « Ici, beaucoup de gens ne s’en sortent que grâce à l’économie informelle. Du fait de l’arrêt de cette économie, il se retrouvent sans aucun revenu », alerte Aude Trépont, coordinatrice générale de Médecins du monde en Guyane. « Malgré le travail réalisé ces dernières années, l’accès à l’eau et aux sanitaires n’est pas assuré pour tout le monde. » Pour le moment, le virus, peu présent, n’est pas une menace tangible pour ces habitants. « Mais s’il se mettait à circuler, on peut s’inquiéter pour ces personnes précaires dont la santé est souvent fragile. D’autant plus que notre système de santé est sous-dimensionné par rapport aux besoins du territoire », conclut-elle.

En pleine épidémie, 140 000 Antillais régulièrement privés d’eau

Le problème de l’accès à l’eau, déterminant pour respecter les « gestes barrière », ne touche pas que les Guyanais. Depuis le début du confinement, près de 40 000 Martiniquais, soit plus de 10 % de la population, en sont partiellement privés. Certains quartiers n’ont pas vu une goutte couler de leurs robinets pendant plus de trente jours d’affilée… En cause, les canalisations percées de toute part, faute d’entretien. L’eau et l’assainissement en Martinique sont principalement gérées par deux sociétés, la régie communautaire Odissy, et la Société martiniquaise des eaux, une filiale de Suez.

En Guadeloupe, les « tours d’eau », ces coupures intempestives de plusieurs heures, touchent pas moins de 100 000 personnes, soit un habitant sur quatre. Cela dure depuis des années. Dans ses vœux adressés aux Guadeloupéens pour 2019, le préfet Philippe Gustin s’était fixé pour objectif d’en finir avec ces coupures et de mettre en place un service public de l’eau pour remplacer la multitude de régies et syndicats inter-communaux. Le 30 avril dernier, face à la menace du Covid-19, il a dû réquisitionner plusieurs opérateurs incapables de fournir ce service de première nécessité.

Avec ou sans eau, les Antilles résistent à l’épidémie, enregistrant très peu de nouveaux cas ces derniers jours. Les alertes sur le manque de moyens des établissements de santé portées auprès des ministères de la Santé et des outre-mer par la Fédération hospitalière de Guadeloupe commencent aussi à porter leur fruits, estime son vice-président, le cardiologue André Atallah. « Au centre hospitalier de Basse-Terre, nous avons eu un avis favorable pour l’arrivée d’un petit automate permettant d’augmenter notre capacité de dépistage. » Des prélèvements commencent également à être effectués « en drive, sur des parkings de supermarché, des stades de foot ou sur le parking de l’hôpital », ajoute-t-il.

Concernant le matériel de protection (masques, visières, blouses), « le stock actuel est désormais plus conforme à la réalité des besoins », poursuit le cardiologue. Reste à remplir les armoires de médicaments de réanimation, « au cas où ». À l’hôpital, la possibilité d’une deuxième vague est dans tous les esprits. Elle pourrait venir de la réouverture des écoles ou d’un retour trop rapide des touristes, avance le docteur Atallah. Dans l’immédiat, la menace est limitée : la grande majorité des maires de Guadeloupe ont décidé de reporter la rentrée des classes à septembre. Quant aux plages, hôtels et restaurants, ils resteront fermés au moins jusqu’à début juin, sauf autorisation préfectorale.

Un collectif de médecins et de syndicats martiniquais veut des masques et du dépistage

Idem en Martinique. Dès le 23 avril, Alfred Marie-Jeanne, le président de la collectivité, a jugé « impossible » la réouverture le 11 mai des collèges et des lycées, vu le « risque de contamination ». La majorité des maires ont eux aussi fait savoir qu’ils laisseraient leurs écoles fermées. Face à des directives nationales déconnectées des réalités de terrain, des médecins, infirmiers et syndicalistes ont décidé de reprendre la main en créant le « collectif Martinique contre le Covid-19 ». Ils ont convaincu les élus de l’île de mettre en œuvre une stratégie locale de déconfinement. Avec trois priorités : le port du masque pour tous, un dépistage de masse et un confinement sélectif personnalisé.

« Pour le moment, nous ne sommes pas prêts au déconfinement, même sélectif ou progressif », prévient Jean-Michel Moundras, médecin anesthésiste-réanimateur au CHU de Fort-de-France et membre du collectif. « Nous ne possédons pas assez de masques et il faut refaire les stocks d’équipements de protection et de médicaments, mais aussi tester le personnel hospitalier. » Le ministre de la Santé assurait le 7 mai que la capacité de dépistage était suffisante dans toutes les régions françaises. Avant d’ajouter : « Parfois, de la théorie à la pratique il peut y avoir des écarts. » En matière d’épidémie, Jean-Michel Moundras préfère la pratique à la théorie. Avec son équipe, il multiplie les devis pour des masques chirurgicaux, FFP1 et FFP2 ainsi que pour des tests sérologiques de masse. « Nous avons bon espoir que les choses changent. Mais je ne serai satisfait que lorsque la population et les soignants seront en sécurité. »

 

Samy Archimède

Publié le 06/04/2020

 « La gestion coloniale de cette pandémie saute aux yeux ! » Entretien avec Elie Domota

 

(site revolutionpermanente.fr)

 

Dans un entretien exclusif, Elie Domota, secrétaire général de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG), revient sur la situation sur l’île où 130 cas ont été diagnostiqués positifs au Covid-19, avec un total de 7 décès. N’hésitant pas à qualifier le gouvernement français de « criminel », il démontre sa responsabilité criante dans la crise sanitaire actuelle, faute d’anticipation et de déploiement des moyens nécessaires pour faire face à la pandémie. Il dénonce ainsi une gestion coloniale de la crise sanitaire, que l’envoi d’un porte-hélicoptère dans les eaux antillaises ne saurait camoufler.

Dans cet entretien exclusif, Elie Domota, secrétaire général de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG), revient sur la situation sur l’île où 130 cas ont été diagnostiqués positifs au Covid-19, avec un total de 7 décès. N’hésitant pas à qualifier le gouvernement français de « criminel », il démontre sa responsabilité criante dans la crise sanitaire actuelle, faute d’anticipation et de déploiement des moyens nécessaires pour faire face à la pandémie. La situation est d’autant plus catastrophique en Guadeloupe que « quand il y a le feu au château on se fout de l’écurie », or « le gouvernement n’a même pas les moyens de s’occuper des français qui tombent malades, donc ce n’est pas de nous qu’il va s’occuper ! » Il dénonce ainsi une gestion coloniale de la crise sanitaire, que l’envoi d’un porte-hélicoptère dans les eaux antillaises ne saurait camoufler.

Entretien réalisé par Didier Dorzile et Flora Carpentier

RP Dimanche : La Guadeloupe compte à ce jour 130 contaminés et 7 décès. Comment qualifierais-tu la gestion de la crise actuelle par le gouvernement et les autorités sanitaires ?

Elie Domota : Depuis le début de l’épidémie en Chine, à l’UGTG nous sommes très attentifs à son évolution. En Guadeloupe les services de santé sont disloqués, en particulier depuis l’incendie du CHU de Pointe-à-Pitre en novembre 2017. Ce jour-là l’hôpital a été totalement évacué en une nuit, et les patients disséminés dans différents établissement en Guadeloupe, y compris dans des halls de sport et d’autres transférés en Martinique. Depuis cette période-là nous sommes dans une situation dégradée, avec un CHU qui a d’énormes problèmes financier, qui manque de moyens, mal organisé... en fin de compte un CHU qui ne répond pas aux besoins fondamentaux en matière de santé.

Donc lorsqu’on a entendu que cette pandémie arrivait de Chine et commençait à se répandre en Europe, on a tout de suite alerté les autorités sanitaires en l’occurrence l’ARS, les autorités politiques – le préfet, le président du conseil régional - pour leur dire qu’étant donné que ce virus a déjà fait son apparition en Europe, et étant donnés les liens qui existent entre l’Europe et singulièrement entre la France et la Guadeloupe, ce virus va arriver chez nous et quand on regarde la situation du CHU, les pathologies dont souffre la population guadeloupéenne, nous avons des soucis à nous faire.

Donc nous avons fait dès le départ plusieurs propositions. Première proposition, qu’il y ait un vrai contrôle sanitaire à l’aéroport et sur le port, avec un dépistage systématique. Rien n’a été fait. Donc tous les voyageurs qui venaient des 4 coins du monde ont continué à traverser tranquillement la douane de Pointe-à-Pitre, et on a vu des milliers de personnes venir en croisière, d’Europe et pour beaucoup d’Italie.

Quelques jours plus tard, on a entendu que les premiers cas étaient décelés dans l’Est de la France. Encore une fois on a interpellé les autorités sanitaires et politiques pour leur dire « que faites-vous ? » Et à notre grande surprise on a entendu que le gouvernement maintenait les élections municipales. On a donc envoyé un courrier aux autorités pour dire que c’était de la folie, dans le contexte où l’épidémie était en train de prendre de l’ampleur. Avec l’absence de contrôle au port, à l’aéroport, et l’organisation des élections municipales, tous les ingrédients étaient réunis pour donner un bon coup de pouce à la diffusion de cette épidémie.

Pour nous voilà le point de départ : une irresponsabilité des autorités sanitaires et politiques à ne pas entendre et à ne pas voir ce qui se passe. Les autorités regardaient ce qui se passait en Chine et en Iran d’un air amusé. Ils n’ont réellement commencé à se poser des questions que quand ils ont vu des italiens en train de mourir. Le gouvernement, par l’intermédiaire de l’ARS et du Préfet en Guadeloupe, nous a raconté des bobards pour nous endormir. Premièrement, que les masques n’étaient pas nécessaires, mais c’était simplement pour cacher qu’il n’y n’avait pas de masques. On a même vu la porte-parole du gouvernement nous dire qu’elle ne savait pas mettre de masque pour nous prendre pour des cons. Deuxièmement, que les tests étaient inutiles et qu’on les réservait uniquement pour les cas les plus sévères. Mais quand on demande aux femmes de faire des mammographies chaque année, aux hommes de faire des examens par rapport au cancer colorectal, c’est bien en prévention. Donc là il faudrait tester les gens, confiner et tester ceux qui sont positifs.

Mais en fin de compte le seul discours de l’ARS c’était de dire que quand vous avez de la fièvre ou que vous avez mal à la tête, vous appelez et on vous dit de rester chez vous, et si vous avez un problème respiratoire grave, vous appelez le 15. Ça veut dire que quand vous êtes à l’article de la mort, vous appelez pour qu’on puisse vous mettre en réanimation. Même les protocoles qu’ils avaient mis en place, c’est-à-dire de ne pas se rendre à l’hôpital, appeler le 15 pour qu’on vienne chez vous, ce n’est pas respecté du tout puisque les services ne sont pas opérationnels pour aller chez les gens.

Devant cette irresponsabilité des autorités politiques et sanitaires face à l’épidémie, l’UGTG a déposé une requête au tribunal pour exiger à l’Agence Régionale de Santé et au CHU de Guadeloupe la commande de 200 000 tests de dépistage et des doses nécessaires au traitement de 20 000 patients par l’hydroxychloroquine et l’azithromycine. Peux-tu nous parler de votre démarche ?

E. D. : Tout de suite on s’est rendu compte que l’ARS, le préfet et la direction du CHU nous menaient en bateau et qu’il n’y avait absolument rien d’organisé par rapport à l’arrivée de cette épidémie. Ils ne faisaient que relayer les mensonges du gouvernement. En fin de compte, on s’aperçoit que la France n’a jamais commandé ni masques ni tests, et que c’est seulement maintenant qu’ils le font. Après qu’il y ait pratiquement 4000 morts en France, c’est seulement maintenant qu’ils annoncent combien de centaines de milliers de tests et de millions de masques ils auront fin avril. Mais les masques et les tests il fallait les avoir en janvier !

C’est pour ça que devant autant de laxisme, d’inconscience, d’inconséquence, d’incompétence, de je-m’en-foutisme... nous avons décidé avec le syndicat UGTG de déposer une requête en référé liberté devant le tribunal administratif le 25 mars, pour exiger que le CHU et l’ARS achètent des tests de dépistage pour tester le maximum de personnes, pour confiner ceux qui sont contaminés et les traiter immédiatement ; et deuxièmement que l’ARS et le CHU fassent l’acquisition du traitement à l’hydroxychloroquine et à l’azithromycine, de façon à ce que les praticiens des hôpitaux puissent utiliser ce traitement pour sauver le maximum de vies. Cette affaire a été plaidée le 27 mars au tribunal administratif de Basse-Terre et le lendemain, le tribunal a rendu son ordonnance en nous donnant raison sur ces demandes-là. Le tribunal s’est fondé sur une situation que les juges connaissent, où le CHU et l’ARS ne répondent pas aux besoins fondamentaux de la population guadeloupéenne.

Aujourd’hui sur le terrain les soignants n’ont pas de masques, pas de lunettes, pas de visière, pas de blouse... c’est la croix et la bannière alors qu’ils sont en première ligne et que Macron dit que ce sont des soldats, mais quand on envoie des soldats au front on leur donne les moyens de se protéger !

Ces gens-là sont des criminels ! J’ai entendu M. Macron dire qu’il faut faire preuve d’union nationale... alors en période difficile vous savez il faut que tout le monde mette du sien pour avancer, mais assumer les conneries et les crimes des autres, jamais ! Aujourd’hui les Macron, Philippe, Véran et consorts ont joué avec la vie des gens. Ces gars-là n’ont pas été à la hauteur de la situation et ils ont menti aux français, ils ont menti aux guadeloupéens.

Le gouvernement a annoncé l’envoi d’un porte-hélicoptère militaire vers la Guyane ou les Antilles. Pour toi cela peut-il répondre à la situation ?

E. D. : C’est encore une aberration ! Macron a annoncé qu’il allait envoyer un porte-hélicoptère dans les eaux des Antilles pour participer à l’effort contre le Coronavirus. Alors ça peut paraître une bonne idée, sauf que le bateau il va aller où ? Il va aller en Guadeloupe, à Marie-Galante, aux Bahamas, à Saint-Barthélémy, en Martinique ou en Guyane ? Parce que je rappelle qu’on parle d’une zone encore plus vaste que l’Europe ! Donc un bateau ne peut pas être à Cayenne, à Pointe-à-Pitre, à Marigot et à Fort-de-France en même temps ! Quand Macron dit ça c’est qu’il n’a aucune notion de géographie de ces zones-là où alors c’est qu’il se fout de notre gueule ! Quand j’entends M. Philippe dire qu’ils vont envoyer des respirateurs aux Antilles, c’est quoi les Antilles ? Il les envoie où alors qu’on en a besoin partout, aussi bien en Martinique qu’en Guadeloupe. Donc c’est un traitement avec beaucoup de légèreté, une méconnaissance de la situation.

On l’a bien senti, dès le départ la seule préoccupation du gouvernement c’était les entreprises et l’économie. A toutes les conférences de presse il y avait M. Lemaire et Mme Pénicaud. Il fallait que les gens travaillent, que les entreprises tournent, faire en sorte de continuer à faire de l’argent, au détriment de la santé ! Tous ces milliards-là, on aurait dû les mettre dès le départ pour la fabrication et l’importation de masques et de tests. Voilà ce qu’il aurait fallu faire !

Mais de toutes les façons le gouvernement n’a pas les moyens de s’occuper du château, il n’a pas le moyen de s’occuper des français qui tombent malades, donc ce n’est pas de nous qu’il va s’occuper ! Donc pour nous donner l’impression qu’il nous aide, il nous envoie un bateau de guerre, et en même temps il envoie un message. Parce que ce n’est pas d’un bateau de guerre dont on a besoin mais de masques, de respirateurs, de médecins, d’infirmiers, de tests et de médicaments !

En Guadeloupe aujourd’hui tout ce qui n’est pas essentiel est fermé, et tout ce qui est alimentaire ou autre, des garages par exemple, sont ouverts... mais on voit bien que des choses ne sont pas claires, par exemple des marchés sont priés de fermés, d’autres ont poussé un coup de gueule donc ils sont autorisés à ouvrir... et on laisse des supermarchés s’ouvrir avec des gens qui s’agglutinent dedans et tous les risques que cela comporte. Donc on voit bien qu’il s’agit toujours de bricoler, sans tenir compte de la gravité de la situation et de la santé des gens. C’est un gouvernement de bricoleurs.

Chacun doit assumer ses responsabilités et il est hors de question que nous l’UGTG nous fassions partie d’une quelconque unité nationale parce qu’il faut relever le pays donc il ne faut pas revendiquer... ça jamais, que chacun assume ses conneries et ses responsabilités ! Aujourd’hui des fautes ont été commises parce que la priorité de ce gouvernement n’a jamais été l’humain, n’a jamais été la santé des gens, ça a toujours été l’économie !

Les gens font comme ils peuvent pour appliquer les précautions, mais on a été obligé d’exercer notre droit de retrait dans pas mal d’entreprises face au manque d’équipements nécessaires à la sécurité : gants, masques, lunettes, etc. La seule préoccupation de l’Etat c’était que les entreprises puissent continuer à fonctionner au mépris de la santé.

Le Coronavirus arrive en Guadeloupe après le scandale sanitaire de la contamination au chlordécone. Comment réagissent les guadeloupéens à tout ça ?

E. D. : Il faut savoir que 95% des guadeloupéens sont contaminés au chlordécone, dans le cadre d’une action directement initiée par l’Etat et camouflée par l’Etat. En Guadeloupe la parole de l’Etat est assimilée à un mensonge permanent. Alors quand l’Etat vient nous raconter qu’il met tout en œuvre pour le Coronavirus, personne ne peut le croire. Pendant des dizaines d’années, l’Etat a menti aux guadeloupéens sur le chlordécone, qu’il a autorisé et lorsqu’il a su que c’était un poison qui empoisonnait les guadeloupéens et qu’il était rentré y compris dans leur réseau d’eau potable, il a caché tous les rapports ! Et il a même demandé aux élus de se taire ! Voilà ce qu’on appelle l’état colonial en Guadeloupe ! Donc aujourd’hui la parole de l’Etat ne vaut absolument rien en Guadeloupe, ce sont des mensonges, c’est de la manipulation, on essaye encore une fois de prendre les guadeloupéens pour des idiots.

Et c’est pour ces raisons là aussi qu’on a déposé cette requête. Aujourd’hui on a un problème récurrent avec l’eau potable. Alors l’Etat vient avec ses gros sabots et dit que c’est de la faute des élus. Oui c’est de la faute des élus ET de l’Etat. Pendant des décennies l’Etat a incité les municipalités à privatiser la production et la distribution de l’eau. C’est l’Etat qui a fait rentrer la Générale des Eaux, filiale de la multinationale Veolia en Guadeloupe, et ces entreprises-là servaient de terrain d’atterrissage pour les femmes de Préfet, de sous-préfets et de tous les gendarmes qui étaient mutés en Guadeloupe. L’Etat a utilisé les services publics comme il le fait dans les pays d’Afrique, pour permettre aux multinationales de ramasser de l’argent pour financer les campagnes électorales de X ou de Y.

D’une manière plus globale, la situation sociale est difficile en Guadeloupe, avec un taux de chômage très élevé en particulier chez les jeunes. Aujourd’hui la gestion de l’épidémie met en lumière toute la négligence de l’Etat. Penses-tu que cela soit propice à un climat de mobilisation à l’issue de la crise sanitaire ?

E. D. : Le peuple guadeloupéen comme le peuple de toutes les colonies va devoir comprendre qu’il n’y a aucune évolution positive possible de nos vies et de celle de nos enfants dans le cadre français. La seule issue, c’est de se battre pour l’indépendance nationale et la pleine souveraineté. Il n’y a aucun salut pour nous de rester dans le cadre de la domination coloniale. Et je crois que la gestion coloniale de cette pandémie saute aux yeux. On a des gens qui ne connaissant pas la Guadeloupe, qui ne prennent pas de décision parce que ce n’est pas leur pays, qu’ils n’en ont rien à foutre parce que ce n’est pas leur famille qui y vit. En plus quand il y a le feu au château on se fout de l’écurie. Aujourd’hui ce qui intéresse Macron c’est comment redorer son blason en France au regard des difficultés qu’il y a, que ce soit en Île-de-France ou dans le Grand Est. La Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, Mayotte, La Réunion, la Nouvelle-Calédonie... c’est le cadet de ses soucis. Donc il va falloir que nous, guadeloupéens, martiniquais, guyanais, mahorais et autres, comprenions qu’il nous faut lutter pour le droit des peuples à disposer d’eux mêmes, pour l’indépendance nationale et pour la pleine souveraineté. Car si nous avions en mains les reines de notre pays, jamais nous n’aurions géré cette crise de cette façon-là.

En France les gens applaudissent le personnel soignant à 20 heures depuis leurs fenêtres, et de votre côté vous avez eu une initiative similaire en proposant aux Guadeloupéens de faire entendre leurs tambours, tu peux nous en parler ?

E. D. : Nous sommes confinés mais notre esprit ne doit pas être confiné, on doit continuer à lutter. Donc l’idée c’est de prendre ce temps de confinement pour se poser des questions sur notre existence, notre mode de vie, de consommation. Les gens qui ont un petit lopin de terre chez eux peuvent profiter de cette occasion pour faire un jardin, nettoyer une parcelle pour planter quelque chose dessus qui aura le temps de pousser, pour nous donner une activité, de la relaxation et en même temps nous permettre de réfléchir à notre souveraineté alimentaire. Parce qu’on est enfermés dans un carcan où on va au supermarché acheter des cochonneries alors que nous avons chez nous des choses pour nous nourrir. Donc c’est un moment pour avoir un autre état d’esprit de nous-mêmes et revenir sur des pratiques de nos parents et de nos grands-parents.

Donc le soir à 21h, avec tous ceux qui ont un tambour chez eux, on joue ensemble, le même rythme. Et l’idée c’est d’avoir ce lien social entre nous, ce contact social à travers le tambour, le tambour qui est un vecteur de joie, de peine, mais également symbole de lutte, de contestation. C’est à la fois pour nous donner de la force pour que nous puissions lutter, et à travers le tambour affronter le virus et nous rendre plus fort individuellement et collectivement. Et à côté de ça il y a le volet apprentissage et famille qui est important, avec une transmission de la culture qui se fait. Comme on dit chez nous, on est confinés mais notre esprit n’est pas confiné, on est confinés mais le combat doit continuer.

C’est aussi un moment pour avoir une réflexion sur nos certitudes. L’Occident vit sur des certitudes, et c’est l’un des gros problèmes du gouvernement français, il appuie son programme sur des certitudes alors que nous vivons dans un monde incertain. Et je crois que l’avantage que nous avons sous les tropiques, dans les pays balayés par des catastrophes naturelles, des séismes, des éruptions volcaniques ou des cyclones, c’est que nous savons que demain c’est un autre jour et qu’il n’y a pas de certitudes. On peut très bien avoir des choses aujourd’hui, un cyclone passe demain et vous n’avez plus rien. Et je crois que cela doit nous apprendre quelque chose et faire en sorte que nous soyons prêts. Quand on est sur une île à 8000 kilomètres de Paris dans la Caraïbe, on doit pouvoir anticiper. En cas de cataclysme, de séisme, de cyclone... la population doit pouvoir rester 10-15 jours à tenir seule en attendant que des secours puissent arriver. Et ça c’est quelque chose que le gouvernement français n’a jamais compris : l’anticipation.

Publiéle 28/02/2019

Chômage, vie chère ou pollutions : dix ans après la révolte des Guadeloupéens, l’État n’a pas tenu ses engagements

par Samy Archimède (sitebastamag.net)

En janvier 2009, le LKP, collectif contre la « profitation », déclenchait la plus longue grève générale de l’histoire guadeloupéenne : 44 jours pour exiger la fin de l’héritage colonial, responsable de la vie chère. Sous la pression populaire, l’État et les collectivités signaient, le 26 février 2009, un accord instaurant une hausse de 200 euros des bas salaires. Un protocole comportant 165 points d’accord était paraphé par le préfet et les élus locaux. Accès à l’emploi, lutte contre la vie chère, création d’un prix unique de l’eau, indemnisation des victimes de pesticides… Dix ans plus tard, la plupart de ces engagements n’ont pas été respectés. Retour sur une lutte, et sur ses promesses trahies.

Il n’y a pas foule ce matin devant le palais de la mutualité, à Pointe-à-Pitre. L’appel à « reprendre le chemin de la lutte » lancé par une trentaine de syndicats et d’associations ce samedi 2 février 2019 n’a pas convaincu les Guadeloupéens. C’est donc un cortège modeste qui met le cap sur le centre commercial Carrefour Milénis. Depuis plus de deux mois, l’hypermarché est en proie à un conflit social tendu. Sur les visages des manifestants, beaucoup de colère, de la rage aussi. « Despointes, voleur, Despointes, esclavagiste ! » Jean Huygues-Despointes, propriétaire de cet hypermarché Carrefour, est dans le collimateur de la CGTG et de l’UGTG, les deux principales organisations syndicales de Guadeloupe. Elles exigent notamment que tous les salariés gagnant moins de 1,4 Smic bénéficient de la hausse de salaire de 200 euros prévue dans l’accord interprofessionnel sur les rémunérations, signé il y a dix ans, le 26 février 2009. Il y a là, effectivement, de quoi s’impatienter.

L’accord « Jacques Bino » – du nom du syndicaliste de la CGTG tué par balles le 17 février 2009 dans des circonstances toujours pas élucidées – symbolisait à lui seul la victoire du LKP, le « collectif contre l’exploitation outrancière », qui a conduit la plus longue grève générale de l’histoire de l’archipel au nom de la lutte contre la vie chère [1]. Ce mouvement social de 44 jours a aussi été un grand moment de vérité, révélant au public l’étendue de l’exploitation exercée en Guadeloupe par quelques descendants de colons. Une semaine plus tard, le 4 mars, un second accord plus étendu, historique, était conclu avec l’État et les collectivités sur 165 points, reprenant presque intégralement les revendications du LKP.

La hausse de 200 euros des bas salaires : « Une très grande victoire »

Hausse de 200 euros des bas salaires, hausse des minimas sociaux, baisse des prix des produits de première nécessité, baisse de 43 centimes du litre d’essence, baisse de 5 à 10 % des tarifs bancaires, baisse de 3 à 10 % du prix de l’eau, gel des loyers… Les deux accords de fin de conflit ont suscité beaucoup d’espoir. Il fallait encore que l’État et les collectivités territoriales lui donnent une traduction réelle. Élie Domota, toujours secrétaire général de l’UGTG et leader du LKP, veut retenir la « très grande victoire » que constitue la signature de l’accord Bino, grâce à laquelle « plusieurs dizaines de milliers de travailleurs ont obtenu une augmentation de salaire ».

Pourtant, comme le montre le conflit à Carrefour Milénis, l’application de cet accord reste un combat de tous les jours. La hausse de 200 euros des bas salaires devait être financée pendant les trois premières années par l’État, les collectivités et les entreprises. Puis par les entreprises seules, en vertu d’une clause de convertibilité. Or, dès le 10 avril 2009, cette clause a été retirée de l’arrêté ministériel censé entériner l’accord. Résultat : certaines entreprises versent 200 euros, d’autres rien du tout. D’autres encore, ont signé leur propre accord. « l’État a institué une discrimination entre les salariés et une distorsion de concurrence entre les employeurs », déplore Élie Domota.

L’alimentaire 42 % plus cher que dans l’Hexagone, la téléphonie 60 %

Gilets jaunes avant l’heure, les Guadeloupéens qui sont descendus en masse dans la rue en 2009 avaient mis le pouvoir d’achat en tête de leurs priorités. La vie est-elle devenue moins chère depuis ? Le prix des carburants, déclencheur de la révolte, a incontestablement baissé. Il est aujourd’hui inférieur d’environ 20 centimes au prix moyen pratiqué dans l’Hexagone. Les produits de première nécessité, en revanche, ne semblent pas avoir diminué. La dernière étude comparative de l’Insee sur les prix à la consommation, publiée en 2016, relève des prix de l’alimentaire supérieurs de 42 % à ceux de l’Hexagone, si l’on prend comme référence le panier métropolitain.

Pour les autres produits, c’est encore pire. Dans la téléphonie, l’écart atteint 60 %. Quant aux pièces détachées automobiles, leur prix passe facilement du simple au double en traversant l’Atlantique. « C’est un marché captif », soupire Victorin Lurel, sénateur socialiste de la Guadeloupe et ancien ministre des outre-mer. Un marché contrôlé par la famille Hayot, la plus riche des Antilles.

L’échec d’une politique misant exclusivement sur « le marché et la concurrence »

En dépit des engagement pris par les pouvoirs publics, aucun suivi régulier des prix n’a été réalisé. Un Bureau d’études ouvrières (BEO) intégrant syndicats et associations de consommateurs a bien vu le jour, conformément au protocole du 4 mars 2009, mais il a dû jeter l’éponge, l’État n’ayant pas payé sa contribution... Nommé ministre des outre-mer à l’arrivée au pouvoir de François Hollande, Victorin Lurel jette le BEO aux oubliettes et met tous ses espoirs dans sa loi du 20 novembre 2012, dite de « régulation économique dans les outre-mer », ou loi Lurel. Parmi ses objectifs : faire la chasse aux pratiques anti-concurrentielles et instaurer un « bouclier qualité prix » (BQP), censé modérer les prix des produits de grande consommation. Victorin Lurel, interrogé par Basta !, en résume la philosophie : « Le marché et la concurrence restent les seuls facteurs pour faire baisser les prix et préserver le pouvoir d’achat. (...) Les prix administrés, ça ne marche plus, c’est d’un autre temps. »

Aujourd’hui sénateur PS, l’ancien ministre admet que son texte, plus de six ans après, n’a pas permis d’établir une « concurrence effective » dans les outre-mer. Ni de de s’attaquer aux marges abusives et aux abus de position dominante. L’import et la distribution restent dominés par deux familles, les Despointes et les Hayot. Quant au BQP, « il n’a servi à rien », enfonce Jean-Yves Le Merrer, président de l’Association de défense, d’éducation et d’information du consommateur (Adeic) en Guadeloupe. Selon l’Adeic, certains produits du bouclier sont souvent en rupture de stock. L’association pointe également des écarts de prix injustifiés entre deux magasins d’une même enseigne. Pour Jean-Yves Le Merrer, « la loi Lurel est inapplicable. »

53 % des jeunes guadeloupéens sans emploi

Fin janvier 2019, Victorin Lurel a déposé deux amendements au Sénat pour améliorer sa loi. Mais « au pôle concurrence des Direccte [2], les agents ne sont même pas assez nombreux pour aller sur le terrain », regrette le sénateur. Dans le protocole du 4 mars 2009, l’État s’était pourtant engagé à « augmenter le nombre d’inspecteurs et contrôleurs de la concurrence et de la répression des fraudes pour créer une brigade de contrôle des prix ». Le 20 décembre 2018, 6 ans après le vote de la loi Lurel, Bruno Le Maire et Annick Girardin ont nommé un délégué à la concurrence en outre mer. Une décision qui sonne comme un aveu d’échec.

Si la « vie chère » est un mal récurrent outre-mer, le chômage l’est tout autant, et particulièrement celui des jeunes. En 2009 selon l’Insee, 55% des Guadeloupéens âgés de 15 à 24 ans étaient sans emploi. En 2017, ils étaient encore 53%. Année après année, Élie Domota continue de dénoncer le sacrifice d’une jeunesse désœuvrée, ainsi que la préférence trop souvent donnée, selon lui, aux métropolitains et aux étrangers dans l’attribution de certains postes. « Le chantier EDF à Jarry, ce sont des Espagnols qui ont travaillé dessus. Et sur le chantier du nouveau CHU, pourquoi les autorités, les élus, n’ont pas fait en sorte que les Guadeloupéens soient dignement formés pour occuper un certain nombre d’emplois ? »

Quel avenir pour les jeunes dans cet archipel qui a conservé la structure d’une économie de plantation et où domine l’emploi administratif ? « Nous avons un gros problème de création de valeur », juge Willy Angèle. Aujourd’hui dirigeant d’une société de conseils, il était président du Medef Guadeloupe au moment du mouvement social de 2009 et n’a pas signé à l’époque l’accord d’augmentation de 200 euros des bas salaires. Insoutenable économiquement, selon lui. « Notre économie marche sur une seule jambe, explique-t-il : la consommation. Et celle-ci est nourrie essentiellement par des transferts de fonds publics. Quand on a créé les départements d’outre mer en 1946, on avait deux options : construire le développement économique ou faire du transfert social. On a choisi la deuxième option. »

« Nous payons pour être empoisonnés ! Et nous payons chèrement »

Willy Angèle oublie de dire que l’égalité des droits sociaux en outre-mer a été un long combat. Ainsi, les Guadeloupéens n’ont bénéficié du Smic et du RMI métropolitains qu’en 1996 et 2002, respectivement. Bien longtemps après leurs compatriotes de l’Hexagone. Pour l’ex-président du Medef Guadeloupe, l’île aux belles eaux est resté « un pays en développement » faute d’investissements suffisants. Sur ce point, l’état actuel du réseau de distribution d’eau potable lui donne malheureusement raison.

Se lever, vouloir prendre sa douche... mais pas une goutte ne sort du robinet. Voilà une situation tout à fait banale dans la Guadeloupe de 2019. Les « tours d’eau », ces coupures organisées pour pallier la vétusté du réseau, n’épargnent personne. En raison de l’état désastreux des canalisations, selon la préfecture deux litres sur trois n’arrivent pas au robinet ! Premières responsables : les collectivités, qui ont en charge leur gestion depuis la loi de décentralisation de 1982. De plus, « les compteurs sont défaillants et notre eau contient des pesticides, de la boue et des engrais », dénonce Germain Paran, président du Comité des usagers de l’eau de la Guadeloupe. « Nous payons pour être empoisonnés ! Et nous payons chèrement », s’emporte-t-il. Selon la préfecture, « 70% des stations de traitement des eaux usées ne sont pas conformes » à la réglementation.

État désastreux du réseau de distribution d’eau potable

En Guadeloupe, le prix du mètre cube peut doubler d’une commune à l’autre. Le réseau d’eau potable souffre non seulement d’un grave sous-investissement, mais aussi de la multiplicité des acteurs en charge de sa gestion. Les associations militent depuis dix ans pour la création d’un syndicat unique de gestion. En vain. Un rapport d’audit interministériel publié en mai 2018 estime qu’il faudrait investir au minimum 50 millions d’euros par an « pour commencer à rattraper un peu le retard pris dans le renouvellement » du réseau. Problème : les intercommunalités sont mal en point. A commencer par la communauté d’agglomération Grand Sud Caraïbes (autour de Basse-Terre), qui traîne une dette de 75 millions d’euros [3].

Une île toujours malade du chlordécone

Le Préfet Philippe Gustin est inquiet. La population guadeloupéenne est en baisse et les projections ne sont pas bonnes. Au cours de la prochaine décennie, l’archipel pourrait perdre jusqu’à 50 000 habitants, soit un habitant sur huit. « On savait que les jeunes diplômés quittaient la Guadeloupe, mais les jeunes non diplômés aussi, tout comme les anciens (…), parce que l’environnement qui leur est offert ne les satisfait pas. » Et là encore, on ne peut pas dire que l’État soit exemplaire en la matière.

Prenons le sujet qui préoccupe le plus les Antillais aujourd’hui : la pollution au chlordécone, un pesticide ultra-toxique utilisé pendant plus de vingt ans dans les bananeraies avec la complicité des autorités françaises [4]. Emmanuel Macron, à l’occasion du « grand débat national », le 1er février, a prétendu devant les élus d’outre-mer que le chlordécone n’était pas cancérigène. Un jeu pervers visant à éviter à l’État de devoir indemniser des milliers de personnes malades de ce pesticide, comme le demandait déjà le LKP en 2009.

 

Pendant encore plusieurs siècles, le chlordécone restera bien une menace directe pour tous les travailleurs de la banane mais aussi pour les autres habitants qui mangent des tubercules ou des légumes locaux et boivent l’eau du robinet. En 2006, déjà, l’avocat Harry Durimel, à l’époque porte-parole des Verts en Guadeloupe, déposait plainte contre X, au nom de plusieurs associations, « pour mise en danger de la vie d’autrui et administration de substances nuisibles ayant porté atteinte à l’intégrité d’autrui ». Treize ans plus tard, toujours aucune mise en examen. Pourquoi une telle lenteur ? « Parce que c’est une affaire d’État ! », lâche l’avocat. Parmi les personnes visées par cette plainte, de hauts responsables politiques sont en cheville avec les lobbies agricoles. Le 23 janvier, la proposition de loi visant à créer un fonds d’indemnisation des victimes du chlordécone, déposée par la députée guadeloupéenne Hélène Vainqueur-Christophe a été rejetée par la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale.

Les sargasses, l’autre catastrophe qui ne dit pas son nom

Depuis 2011, un nouveau fléau est venu s’ajouter aux difficultés des Guadeloupéens, restaurateurs et hôteliers notamment : les sargasses, des algues brunes, venues vraisemblablement des côtes brésiliennes, qui envahissent chaque année les plages et les marinas. En se décomposant, elles dégagent de l’ammoniac et de l’hydrogène sulfuré, un gaz mortel à très forte dose. La préfecture et l’Agence régionale de santé affirment qu’en raison des faibles émissions gazeuses, les risques encourus par les riverains sont sans commune mesure avec le phénomène des algues vertes en Bretagne. L’État refuse aux communes sinistrées de reconnaitre l’état de catastrophe naturelle car il s’agit, dit-il, d’un phénomène « récurrent ».

Récurrent, sans doute, mais de plus en plus persistant. Cette année, les premières algues sont arrivées dès le mois de janvier et ne devraient pas disparaître avant août ou septembre. Une nouvelle bataille en perspective pour Maître Harry Durimel, qui a décidé de porter l’affaire devant le tribunal correctionnel. Il compte sur une jurisprudence bien fournie en la matière. L’an dernier, par exemple, l’État a été condamné à verser plus de 500 000 euros à l’agglomération de Saint-Brieuc. Sa faute ? N’avoir pas su empêcher la prolifération d’algues vertes dans cette baie polluée depuis des décennies par l’élevage industriel. De même, l’avocat guadeloupéen considère que l’État aurait dû « mettre les moyens » pour empêcher les sargasses d’atteindre le littoral antillais.

Trois grands messes, deux lois, et la déception d’une population

En l’espace de dix ans, les outre-mer auront connu trois grands-messes : les « États généraux » en 2009, les « Assises » en 2017-2018, et le « Grand débat national » aujourd’hui. Mais aussi deux lois censées changer les choses : « contre la vie chère » en 2012, pour « l’égalité réelle » en 2017. Tout cela sans résultats tangibles. L’État, notamment, ne s’est pas donné les moyens de bousculer les pouvoirs économiques responsables de la vie chère. Tout comme il se révèle incapable de répondre aux conséquences sanitaires de l’un des plus graves scandales français de ces dernières décennies, celui du chlordécone. La gestion des problèmes d’eau potable et d’assainissement par les élus locaux s’est révélée catastrophique, tandis que la défiance entre syndicats et patronat reste forte, et toujours marquée par le fantôme de l’esclavage.

La Guadeloupe reste empêtrée dans des aspirations contradictoires : davantage d’égalité avec la métropole, et davantage d’autonomie aussi. En clair : plus d’État et moins d’État... Aujourd’hui déçus par les faibles résultats de leur mobilisation historique en 2009, les Guadeloupéens n’ont pas pour autant abdiqué, assure Elie Domota, le porte-parole du LKP : « Le peuple va continuer à descendre dans la rue et poursuivre son chemin vers l’émancipation. Nous ne serons peut-être plus là pour le voir, vous et moi, mais le combat continue. »

Samy Archimède (texte et photos)

Notes

[1] « Lyannaj kont pwofitasyon » signifie « collectif contre l’exploitation outrancière ». En 2009, le LKP comptait 48 syndicats et associations. Il en reste 20 aujourd’hui.

[2] Directions régionales des entreprises, de la concurrence, du travail et de l’emploi.

[3] Présidente de cette Communauté d’agglomération jusqu’à son retrait de la vie politique en janvier dernier, Lucette Michaux-Chevry est soupçonnée de détournement de fonds par la justice.

[4] Voir notre enquête publiée le 17 juillet 2018.

Publié le 09/10/2018

Guyane, retour sur une colère générale

Loic RAMIREZ (site legrandsoir.info)

Reportage dans ce territoire français d’Amérique latine 1 an après le mouvement de blocages de 2017. Les militantes et militants de l’époque font le bilan et tirent les leçons d’une mobilisation « historique » qui n’a malheureusement presque « rien changé ». Retour sur une colère générale qui cherche encore son chemin vers la victoire.

Vu depuis l’avion, la Guyane ressemble à un immense brocoli, dit-on. Et c’est vrai. Recouvert à plus de 95% de forêt, le territoire offre sa chevelure verdoyante aux curieux qui le guettent à travers les hublots. Lundi 14 mai 2018, arrivée à l’aéroport Felix Eboué de Cayenne (du nom de l’enfant de Cayenne devenu administrateur colonial au Tchad, qui rallia en 1944 cette possession française à la France libre de De Gaulle). Seuls les taxis peuvent vous amener en ville. Pas de bus, aucun autre moyen de transport, rien. Sur la route goudronnée, nul éclairage, à peine quelques panneaux de signalisation. Seule la forêt tropicale encadre le chemin, à perte de vue. Un paysage brut et sauvage pour un département français de plus de 80 000 kilomètres carrés situé sur le Plateau des Guyanes, au nord-est du continent sud-américain. « Le seul pays non indépendant de la région, une sorte de verrue » formule Fabien Canavy, le secrétaire général du Mouvement de décolonisation et d’émancipation sociale (MDES), un parti indépendantiste fondé en 1991. Vestige d’une époque coloniale, la Guyane a fait trembler le pouvoir parisien lors du printemps 2017 en devenant le théâtre de blocages et de manifestations historiques. « Il y a une dégradation sociale depuis plusieurs années » explique le dirigeant politique. « Nous avions déjà eu des émeutes en 1996 [1] et nous savions qu’il y aurait à nouveau une explosion sociale, mais quand ? La mèche était allumée mais nous n’en connaissions pas la longueur ».

Revenons au commencement : le 17 mars, un groupe d’hommes encagoulés, tous vêtus de noir, pénètrent dans le bâtiment de la Collectivité territoriale de Guyane (CTG). Là se déroule une réunion internationale avec plusieurs représentants des pays de la région. Les individus y interpellent la ministre de l’Ecologie de l’époque, Mme Ségolène Royal, qui rencontre alors des représentants de pays de la région. La principale revendication de ce « Collectif des 500 frères contre la délinquance » porte alors sur des questions de sécurité. Ils obligent les caméras à se braquer sur la situation sociale d’un département qui fait rarement la « une » des quotidiens ou des journaux télévisés. A cette action coup de poing s’ajouteront d’autres, qui réuniront un large éventail de la société guyanaise. Le 20 mars, plusieurs personnes (dont des grévistes d’EDF) bloquent un rond point stratégique devant le Centre spatial guyanais de Kourou. Les jours suivants plusieurs barrages se multiplient sur tout le territoire. Les établissements scolaires sont fermés, les routes bloquées, les vols annulés. Le pays est paralysé. Le 27 mars se tient la première conférence du collectif qui aspire à rassembler toutes les composantes du mouvement : Pou Lagwiyanne Dekolé (Pour que la Guyane décolle). Tous les acteurs et actrices du mouvement s’accordent pour le dire : le collectif des 500 frères a servi de détonateur à la colère. Ce sont les questions d’insécurité et de délinquance qui motivaient ces derniers, excédés par l’assassinat de trop (avec 42 homicides en 2016, la Guyane est le territoire le plus meurtrier de France [2]) : celui d’Hervé Tambour, un jeune du quartier. Rapidement, les revendications ont dépassé ce cadre pour englober d’autres sujets : le manque de moyens dans la santé, l’éducation, l’agriculture, etc.

Point culminant du mouvement, une grande manifestation est organisée le 28 mars à laquelle la population répond largement. « C’était un beau moment. Pourtant j’en ai fait des manifestations, mais là, c’était énorme. On avait des frissons  » dit en souriant Olivier Magnan, enseignant d’Histoire-géographie depuis 6 ans au Lycée Felix Éboué de Cayenne. Encore sous le charme des événements, Olivier relate le sentiment d’union partagé durant les premiers jours de la mobilisation : « Cela a permis à des gens de se rencontrer, ce qui n’aurait pas été le cas autrement. Nous organisions des cours alternatifs sur le barrage où je me trouvais car beaucoup de personnes du milieu enseignant y participaient. Nous avons eu jusqu’à 150 élèves venus volontairement ». Marc Rozan se rappelle lui aussi avec enthousiasme ces moments de lutte. Agriculteur, il s’organise avec d’autres collègues pour dénoncer les retards dans les versements d’aides et de financements européens que la CTG promet de débloquer depuis… presque 3 ans ! « Nous étions tous ensemble et là, ça a pété ! Nous avons aspergé la préfecture de lisier de porc, à Cayenne. C’était dur car chaque jour de blocage, nous perdions de l’argent. Mais il y avait une très bonne ambiance ». Grâce à une mobilisation inédite, un accord est signé entre les différentes parties le 21 avril 2017 (sous le nom de Plan d’urgence et accords pour la Guyane) censé répondre aux 428 revendications présentées par le collectif « Pou Lagwiyann dékolé ». L’Etat français s’engagea à verser près de 1,86 milliard d’euros immédiatement pour « rattraper le retard endémique et structurel de la Guyane » et à examiner la demande de 2,1 milliards supplémentaires.

L’union ne résistera pas au temps. Les premières dissensions se dessinent dès l’arrivée dans le département, le 29 mars 2017, de la première délégation gouvernementale suivi des ministres de l’Intérieur (Mathias Fekl) et des Outre mer (Ericka Bareigts) et ne feront que s’accentuer. « Certains refusent de les rencontrer, d’autres non, il y a des rencontres en sous-main ; ensuite lorsqu’arrivent les ministres il s’agit de savoir qui va à la table des négociations, qui est l’interlocuteur privilégié, etc. Chacun veut tirer la couverture à soi. En face évidemment l’État s’organise, gagne du temps et réussit finalement à fissurer le front » raconte Fabien Canavy, « Il y avait tout le monde dans ce mouvement, c’était à la fois sa force et sa faiblesse ».

Dès le début du mois d’avril une partie importante de la population montre son agacement vis à vis des barrages et à l’impossibilité de se déplacer. Un constat partagé aujourd’hui par la majorité des gens interrogés sur place : « les blocages ont duré trop longtemps ». Les agriculteurs, éleveurs et beaucoup de petites entreprises furent durement touchés. A l’inverse, les fonctionnaires continuèrent de toucher leur salaire car la fermeture des établissements publics ne relevait pas d’une grève de ses employés mais de décisions administratives. Quant aux grandes enseignes « elles se sont enrichies durant le mouvement ! » enrage Marc Ozan« Les Super U, Carrefour, et autres n’étaient pas bloqués. Du coup les gens allaient se ravitailler là bas car les stocks de ces magasins leur permettaient de continuer à vendre des produits. Nous, les agriculteurs, nous vivons au jour le jour ». Un bilan que souligne également le Medef local (acteur lui aussi de la mobilisation !) un an après le conflit. Dans un article d’Outre Mer la 1ère (francetvinfo.fr) Nathalie Ho-A-Chuck Abchée, présidente par intérim du Médef Guyane, affirmait que les entreprises du département «  ont payé un trop lourd tribut » alors que « les secteurs du spatial, du BTP et de la grande distribution tirent leur épingle du jeu » [3]. Comment expliquer une telle clémence à l’égard des grands magasins alors que les « 500 frères » s’étaient assurés la fermeture de tous les commerces de Cayenne lors d’une opération « journée morte » [4] ? Certains disent se souvenir de camionnettes qui approvisionnaient certains barrages de produits provenant des Super U et autres supermarchés afin de s’assurer la « bienveillance » de militants à leur égard. Des affirmations récurrentes mais qui n’ont pas pu être prouvées durant notre enquête.

Aujourd’hui, en mai 2018, plus d’un an après les mobilisations, quel bilan ? « Rien n’a bougé » s’exclame Marc Rozan « Ils ont juste payé des aides prévues. Ce n’est pas une victoire, c’était dû ». A la radio, sur Guyane 1ère, la démission collective de plusieurs médecins urgentistes du Centre hospitalier de Cayenne en guise de dénonciation de leurs mauvaises conditions de travail alimente l’actualité locale. La chaleur tropicale s’enroule autour des poumons comme pour étouffer la respiration tandis que la pluie, quotidienne, peine à vider les rues de la capitale (régionale). Sur le vieux port, une poignée de bateaux semblent échoués sur les bancs de vase que provoquent la proximité avec la forêt amazonienne.

Pour comprendre les raisons du conflit qui secoua le département, il nous faut (encore) revenir au commencement. Mais plus lointain celui-là : c’est au XVII° siècle que le Royaume de France entame la colonisation du territoire guyanais, obligeant les populations autochtones à se réfugier dans la forêt pour fuir l’invasion et le travail forcé. Après 1848, l’abolition de l’esclavage oblige les autorités métropolitaines a chercher des « travailleurs libres » (ou« engagés ») en Afrique et en Asie pour remplacer les esclaves noirs (eux-mêmes amenés en Guyane pour remplacer les Amérindiens). En vain. « L’économie de la Guyane n’a jamais fonctionné » lâche comme une sentence l’historien Dennis Lamaison. « Les conditions de travail sont tellement épouvantables que le taux de mortalité est élevé, y compris chez les engagés. Un exemple, parmi les 8000 travailleurs que l’on a fait venir d’Inde : 4000 meurent en quelques années ». Face à ce constat décevant, Paris décide, en 1852, de construire un bagne sur le territoire. « L’objectif était de se débarrasser des opposants politiques, vider les prisons surchargées de France et développer la Guyane » poursuit l’historien. « 68 000 bagnards sont venus ici jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Le résultat est nul. En 1946, la population de Guyane était de 32 000 habitants, ce qui montre qu’il n’y a eu presque aucune descendance. Quant au niveau économique, rien n’a été fait ». Ces transferts de population sur plusieurs siècles ont doté le pays d’une palette communautaire dans laquelle cohabitent Amérindiens (autochtones, présents avant l’arrivée des Français), Créoles (descendants métissés d’esclaves ou d’engagés), Bushinengés (descendants d’esclaves appelés aussi Noirs Marrons), Blancs (métropolitains pour la plupart), Chinois ou encore Hmong (originaires du Laos, fuyant le gouvernement communiste). La colonie française hérita également d’une particularité singulière, comme l’explique Dennis Lamaison : « La découverte de l’or en 1854 provoque une fuite des travailleurs libres vers les chantiers aurifères. Ainsi, au contraire de ce qui s’est passé en Martinique ou à la réunion, les grands propriétaires terriens ont quitté le pays. Ici, il n’y a pas d’équivalent des békés ». Le sociologue Saïd Bouamama, dans un article sur le sujet, explique lui aussi l’absence de békés sur le territoire mais écrit que «  la seule spécificité ici (en Guyane) est l’utilisation de la bourgeoisie antillaise comme intermédiaire dans l’exploitation de la colonie (…) Le tissu commercial est détenu par des grandes familles Béké de Martinique (Le Groupe Bernard Hayot, le groupe Fabre-Domergue, la famille Dormoy, etc.) » [5]. Parallèlement, une classe dirigeante se met en place en Guyane au sein de la haute administration publique, comme le souligne Dennis Lamaison : « Dans la seconde partie du XIXème siècle, les Créoles accèdent donc aux postes de fonctionnaires et dans l’administration en l’absence des Blancs. Chose qui a mis beaucoup plus de temps dans les autres colonies. En Guyane, très rapidement, une élite créole s’est créée ». Ainsi, un lieu commun s’est fait une place chez beaucoup : les « Créoles » tiennent les rênes du département. Ce point de départ sociologique explique peut être l’une des raisons de la fissure du mouvement, le cloisonnement communautaire.

Tout à l’Ouest du département, à 3 heures de route de Cayenne, échouée sur les rives du fleuve et cernée par la végétation, la petite ville de Saint Laurent du Maroni s’affiche comme le dernier bastion urbain avant la jungle. A l’entrée de la ville, des dizaines de collégiens et lycéens agitent le pouce dans l’espoir qu’une voiture s’arrête pour les rapprocher de l’école. Le soir, les mêmes vous font signe de la main sur le bord de la route, pour rentrer chez eux cette fois. « Il y a un déni du territoire » souffle Serge Abatucci qui est directeur artistique d’une école de théâtre dans l’ancien bagne de la ville, la compagnie Kokolampoe. « Du nom des petites lampes à pétrole, la lumière autour de laquelle se réunissent les gens quand il y a l’obscurité » dit-il avec un sourire. L’homme, grand et robuste, critique « le mépris qui touche toutes les communautés qui vivent en Guyane ». Selon lui, le pouvoir centrale de Paris ne prends pas en compte les « intelligences plurielles » du pays et s’obstine à y reproduire, de façon condescendante, un modèle inadapté. « J’ai fait un théâtre, je n’ai pas adapté le théâtre au bagne. Je fais un théâtre, c’est tout » insiste l’artiste. « Il ne s’agit pas d’adapter la France à la réalité de la Guyane. Il y a déjà un savoir-faire ici. La collectivité territoriale guyanaise reproduit à son tour ce déni en étant cloîtrée à Cayenne, ils ne connaissent pas le territoire. Le système est verrouillé ». Sur le fleuve Maroni, dernière frontière de l’Union européenne qui sépare « la France » de la république du Surinam, naviguent sans cesse les piroguiers. « Ce n’est pas une frontière, c’est un fleuve ! » s’insurge M. Abatucci. Avant la France il y avait déjà une circulation des populations entre les deux rives. Il faut prendre en compte ça ». Sur l’eau, un embarcadère datant de 2006 est totalement inutilisé. « 600 000 euros pour construire ça, et regarde où se posent les piroguiers » dit il en pointant du doigt la rive. A quelques mètres de là, sur le sable de la plage, les navigateurs du fleuve s’affairent à charger leur embarcation. Passant continuellement d’une rive à l’autre (c’est à dire d’un État à un autre) sous les yeux des douaniers, aucun ne fera tamponner son passeport pour régulariser ce « passage de frontière ». Malgré tout, M. Abatucci est optimiste. Lorsqu’il se réfère au mouvement de l’année dernière, il parle « d’une vague qui n’est pas encore retombée » et qui a emporté avec elle toutes les communautés.

Marie-Ange voit, elle aussi, l’avenir avec confiance. De toute façon, elle se dit « pas assez vieille pour être pessimiste ». Lycéenne à Saint Laurent du Maroni durant les blocages, elle fonde avec d’autres camarades le collectif « Les Lumineux » afin de porter les revendications des établissements scolaires de l’Ouest de la Guyane. « Nous dénoncions la vétusté des locaux, l’absence d’anti-venin en cas de piqûre de serpent, le fait d’avoir une seule cantine pour tous les collèges et lycées de St Laurent » énumère la jeune fille. Comme elle le rappelle, l’ampleur de la mobilisation chez les jeunes durant le mouvement a été quelque chose « d’inédit » et rassemblait « toutes les diversités du pays, même politique ! Tu manifestais à côté d’un indépendantiste ou d’un pro-État ». CPE au collège Arsène Bouyer d’Angoma (St Laurent du Maroni), Marie Bauer travaille depuis 7 ans sur le territoire. Militante du syndicat SUD, elle regrette que le mouvement de l’année dernière n’ait pas effacé « tant que ça » les différences entre les communautés. « Il y avait les barrages des Amérindiens, celui des Créoles, etc. » dit elle. Point positif néanmoins : une « reconnaissance mutuelle » s’est faite entre les différents acteurs de la mobilisation. « Il y a l’image de ces Blancs qui se fichent des problèmes d’ici, des « chasseurs de primes », ces fonctionnaires de la métropole qui viennent juste empocher les bonus sur salaire pour le déplacement en Guyane. Je crois que nous avons réussi à rompre cette image » affirme la militante. « Mais au final, rien n’a changé » conclut Marie ; « ce que nous avons obtenu était ce qui était déjà prévu, les choses se sont débloquées plus rapidement, c’est tout » explique-t-elle en citant l’exemple de quelques nouveaux établissement scolaires en construction attendus depuis longtemps.

A première vue, Christophe Pierre paraît un garçon taciturne. Le regard plongé dans l’obscurité de la jungle il écoute attentivement mes questions avant d’y répondre. En réalité, le garçon est juste prudent et préfère sous peser chacun de ses mots avant de les délivrer à son interlocuteur. Figure reconnue de la Jeunesse autochtone de Guyane (JAG) dont il a été l’un des artisans, il résume son action et celle de ce mouvement par « trois notions : apprendre, partager et protéger ». La JAG vise à organiser les populations (jeunes) des peuples amérindiens du département français afin de faire reconnaître leurs particularités culturelles. Comme beaucoup, Christophe s’est investi dans le mouvement de 2017 à l’encontre du pouvoir central. Quelles sont ses revendications ? « Oui nous voulons des écoles, oui nous voulons plus d’enseignants.. mais sous quelle forme ? Je suis d’accord plus de profs mais pour enseigner quelle histoire ? Tout le monde étudie l’histoire d’Hitler, de Napoléon, mais ici aussi il y a eu beaucoup de massacres également. Nous apprenons l’appel du Général de Gaulle, mais pas les résistants d’ici comme Sépélou ». Pareillement à beaucoup d’autres, Christophe dénonce l’inadéquation entre ce que propose (ou impose) l’autorité centrale et les attentes des populations de Guyane. « Pourquoi ne pas adapter le rythme scolaire selon les besoins des communautés ? En France, il y a 4 saisons. Ici il y en a 2. Ce n’est pas la même chose. Durant la saison sèche les enfants apprennent à naviguer, à tisser, etc. Il faut leur libérer du temps à ce moment là. Un bac littéraire ne te sert pas à grand chose quand tu habites sur le fleuve (Maroni). Tu connais Voltaire, ok c’est bien mais tu ne sais pas pêcher ».

Manque de moyens, désintérêt de l’État, aveuglément face aux demandes locales, pourquoi toutes les revendications n’ont pas réussi à maintenir l’unité des révoltés ? L’une des réponses se trouve dans l’absence de projet partagé. Alain Mindjouk est dirigeant de l’association Action Prévention Santé dont les activités sont tournées vers les peuples autochtones. Il est lui aussi Amérindien. Comme Christophe Pierre, il se bat pour la « survie » de son peuple et pour une « reconnaissance de sa spiritualité ». Il se souvient de la manifestation générale du 28 mai comme d’un « moment unique » par sa grandeur. Pourtant, Alain Mindjouk n’a pas tout de suite été favorable à rejoindre le mouvement : « Cela concernait ‘l’Île de Cayenne’  [6]. Nous avons rejoint leur mobilisation après la mort du jeune homme par solidarité, mais ce n’est pas notre combat. Surtout, personne ne se mobilise quand ce sont des Amérindiens qui sont tués ». Pour le militant, son combat est avant tout en direction de sa communauté : « Ce que nous voulons c’est être libre dans notre territoire, nous n’irons pas plus loin ». Ce « pas plus loin » pose la question de l’horizon que visent les autochtones mais aussi toutes les autres « communautés » qui composent la masse des révoltés de Guyane. Quel est-il ? Aucun ne saurait y répondre. Cette absence de but défini a empêché le mouvement de 2017 de déboucher sur une victoire. Paradoxalement, tous semblent conscients de cet handicap : « Tout le monde se bat pour la Guyane, d’accord. Mais quelle Guyane ? » questionnait Christophe Pierre durant notre entretien. Même son de cloche chez Marie-Ange, des Lumineux, pour qui « le problème est au niveau du projet Guyane : il n’y en a pas ». Pour M.Canavy et le MDES, la réponse à cette carence impose de « construire une culture guyanaise ». Optimiste à l’idée que le projet d’indépendance pourrait rassembler l’ensemble des communautés, l’homme ne cache pas l’immense chantier que cela représente. Beaucoup craignent en effet qu’un tel dénouement signifierait de « donner le pays aux Créoles ». Pour M.Canavy, cette crainte est justifiée car « elle a été construite » ; « La classe créole a été placée dans une position d’élite durant la colonisation. Il suffit de voir les élus de Guyane, combien d’Améridiens ? Combien de Bushinangés ? Une poignée. Ce ressentiment d’être mis de côté est normal. Nous travaillons à ce que tous se sentent Guyanais avant de se sentir Créole ou autre ». Une « culture » guyanaise comme ciment de l’unité ? Le projet est ambitieux et le travail immense. Or le MDES possède un ancrage limité dans la société guyanaise, bien que M.Canavy affirme que la question indépendantiste « a fait beaucoup débat » durant le mouvement. Aux dernières élections territoriales de 2015, le parti indépendantiste faisait moins de 6% des voix. Problème, le constat est le même pour tous les autres acteurs de la lutte. Aucune organisation, aucun parti, ni même aucune « communauté », n’a la capacité politique et matérielle d’unifier le mouvement de colère guyanais… pour le moment.

Dans une enquête sur les militants et syndicalistes de la CGT [7], le journaliste Pierre Souchon obtenait de ses interlocuteurs une seule et même réponse quant aux raisons des échecs accumulés des différentes mobilisations sociales dans l’Hexagone : l’absence de projet concret. « Des heures, je dis bien des heures, on a raconté ce genre de platitudes, de généralités creuses, on a aligné des mots vides, des trucs sur l’humanisme, la justice, le partage, je sais pas quoi, les frères humains, ça virait new age, presque, réunion de hippies, fallait tous qu’on s’aime, parce que les patrons nous aimaient pas, qu’ils aimaient rien, à part le pognon, et nous on s’aimait, et on allait y arriver – c’était n’importe quoi » [8]. Il rappelait que dans le passé, le mouvement ouvrier avait pour projet de « détruire le capitalisme » et le « socialisme pour horizon » . Un but, une cible qui nourrissait l’engouement des hommes et des femmes qui se mobilisaient et qui leur assura des conquêtes sociales. Subtilement, parfois de façon presque imperceptible, c’est le même appel au secours qui se devine dans les témoignages des révoltés de Guyane. C’est l’absence de squelette idéologique commun qui a fait défaut au mouvement de 2017. Un squelette auquel serait rattaché chaque organe avec ses fonctions, ses revendications, et dont la mise en mouvement harmonieuse donnerait corps aux colères. Dans les paroles des mobilisés, à Cayenne comme à Saint Laurent du Maroni, ce qui fait l’unanimité c’est l’urgence à trouver un étendard commun, un horizon pour tous. Ce qui ne manque pas d’ironie. Mais ce qui est peut être déjà un début de victoire.

Loïc Ramirez

Publié le 19/07/2018

En Guadeloupe, les ouvriers de la banane malades d’un pesticide dévastateur et oubliés de l’État français

par Samy Archimède (site bastamag.net)

Pendant plus de deux décennies, le chlordécone, un insecticide ravageur, a contaminé la quasi totalité de la population antillaise. Malgré son interdiction définitive il y a 25 ans, ce puissant perturbateur endocrinien utilisé dans les bananeraies ne disparaîtra pas des sols de Guadeloupe et de Martinique avant plusieurs siècles. Les premiers touchés sont les ouvriers agricoles. Ils sont pourtant les grands laissés pour compte de ce scandale sanitaire. Certains ont décidé de lever le voile sur leurs conditions de travail. Ils veulent que leurs problèmes de santé, dont de nombreux cancers de la prostate et leucémies, liés aux différents pesticides employés et à la pénibilité du métier, soient enfin reconnus comme maladie professionnelle. Reportage en Guadeloupe.

Il est 15 heures à Capesterre-Belle-Eau, « capitale » de la banane en Guadeloupe. Ce lundi de Pentecôte, une vingtaine d’ouvriers ont pris place sur les bancs du petit local de la CGT Guadeloupe (CGTG), près du stade. Ils sont venus témoigner de la pénibilité de leur travail, et parler du chlordécone, un insecticide extrêmement toxique utilisé jusque dans les années 1990 dans les plantations antillaises. Mais les visages restent fermés et les mots ne sortent pas. « Camarades, lâchez-vous ! Il y a un journaliste parmi nous ! », lâche en créole Jean-Marie Nomertin, le secrétaire général de la CGTG, syndicat majoritaire dans le secteur de la banane.

Quelques minutes plus tôt, une femme avait rompu le silence. Elle s’était avancée, le regard fixe et déterminé, pour raconter son histoire. Le récit d’une vie d’ouvrière de la banane : 32 ans au service de la plus grosse plantation de l’île, la SA Bois Debout, dirigée aujourd’hui par Guillaume Block de Friberg, l’héritier des Dormoy, grande famille de propriétaires, installée en Guadeloupe depuis 1870. Pendant 20 ans, Marie-Anne Georges a épandu à la main, « sans masque, avec juste un gant et un seau », plusieurs types d’insecticides extrêmement toxiques, dont le Képone et le Kurlone, les deux formules du chlordécone utilisées aux Antilles. Jusqu’à ce qu’elle tombe malade, d’un cancer du sang.

La « banane française », qui vient de Martinique et de Guadeloupe, est cette année fournisseur officiel du Tour de France. « Je suis fier d’accueillir sur le Tour un partenaire aussi soucieux des valeurs familiales et des bonnes pratiques agricoles », se réjouissait il y a deux mois Christian Prudhomme, le directeur du Tour. Des paroles qui ont dû en surprendre plus d’un dans les plantations antillaises. Car encore aujourd’hui, les travailleurs de la banane française font les frais, par leur santé, de pratiques agricoles toxiques qui ont perduré aux Antilles alors même qu’elles étaient interdites en métropole.

 

Un produit si toxique qu’il est interdit en métropole, mais pas aux Antilles

Bonnes pratiques agricoles ? Pendant plus de 20 ans, de 1972 à 1993, les planteurs de Guadeloupe et de Martinique ont utilisé un insecticide hyper-puissant afin d’éliminer les charançons qui ravageaient les pieds des bananiers [1]. Le chlordécone a été interdit aux États-Unis en 1976, suite à l’intoxication des ouvriers de l’usine qui fabriquait la molécule. Largement utilisée aux Antilles françaises, ce pesticide a finalement été interdit en 1990 en métropole, mais il a pu être utilisé jusqu’en 1993 en Guadeloupe et en Martinique [2]. Un traitement « spécial » rendu possible par le lobbying des grands planteurs et l’inconséquence de l’État français. Cela au mépris de la santé de la population [3].

Le problème de ce perturbateur endocrinien neurotoxique, reprotoxique et classé potentiellement cancérogène dès 1979 par le Centre international de recherche contre le cancer, c’est qu’il reste actif plusieurs siècles une fois qu’il a été introduit dans la terre. Et il contamine tout sur son passage : eau douce, eau de mer, légumes et organismes vivants. Selon l’agence nationale de santé publique (Santé publique France), 95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais seraient aujourd’hui contaminés au chlordécone [4].

 

Conférence sur la santé le 20 mai 2018, à Sainte-Anne.

Au cœur de ce scandale sanitaire, les travailleurs de la banane sont les plus exposés aux conséquences terribles du pesticide. Aujourd’hui encore, ils sont quasiment tous en contact — de manière directe ou indirecte — avec la terre empoisonnée. Dans les plantations, les cas de cancers de la prostate et de leucémies sont nombreux. Or, le lien entre exposition aux pesticides organochlorés (dont le chlordécone fait partie) et ces cancers est maintenant établi [5]. « Toutes les parcelles ont été contrôlées et sont touchées. On charrie la terre, on laboure la terre et ça se déplace en poussière, détaille Albert Cocoyer, secrétaire général de la section banane de la CGT Guadeloupe. Ceux qui travaillent dans les champs mangent sur les parcelles. Et ensuite, ils emmènent cette terre chez eux. »

Les patrons du secteur communiquent sur une filière verte, mais refusent de nous répondre

Interrogé par Basta ! sur l’évolution des pratiques agricoles et sur les conditions de travail au sein de son « habitation » — un terme qui désignait les plantations de cannes à sucre au temps de l’esclavage et qui est aujourd’hui utilisé par les ouvriers de la banane — le directeur général de la SA Bois Debout n’a pas souhaité nous répondre. Même refus de la part du président du groupement des producteurs de Guadeloupe, Francis Lignières. Impossible également de visiter une plantation ou de rencontrer des ouvriers sur leur lieu de travail. De quoi les planteurs ont-ils donc peur ?

 

Depuis quelques années, l’Union des producteurs de Martinique et de Guadeloupe (UGPBAN) axe sa communication sur la propreté de la banane antillaise. Ses dirigeants affirment avoir réduit de 75 % l’emploi d’insecticides et d’herbicides en une décennie. « La banane de Guadeloupe et de Martinique est la plus verte au monde », affirment-ils dans leur dossier de presse. Ils se félicitent même du retour des colibris, des chauve-souris et des abeilles dans les plantations, symboles d’une « filière durable ». La pratique de la jachère et de la rotation des cultures (alternance banane-canne) a permis de faire quasiment disparaitre les charançons des bananeraies. Et de se passer d’insecticides. Voilà pour le volet vert.

L’UGPBAN est moins loquace lorsqu’il s’agit d’évoquer les conditions de travail des ouvriers agricoles. Et pour cause : les plantations antillaises sont un véritable nid de maladies professionnelles non reconnues, d’accidents du travail, d’arrêts maladie non payés et d’interminables conflits sociaux. Seule société de la filière guadeloupéenne à avoir mis en place un comité d’entreprise et un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), la SA Bois Debout présente pourtant un pâle bilan social. L’an dernier, elle a été condamnée par les Prud’hommes à payer, entre autres, des heures supplémentaires non prises en compte ainsi que les 13ème mois de plus de 60 de ses salariés. En 2015, l’ancien patron, Louis Dormoy, avait écopé d’un an de prison avec sursis pour homicide involontaire. L’un de ses salariés avait trouvé la mort lors d’une opération d’élagage effectuée sans dispositif de sécurité.

 

De plus en plus d’Haïtiens travaillent dans les plantations : « Ils meurent aussi de cancers »

Ces conditions de travail, Roméo Donineaux, 40 ans, et Elin Jaffard, 52 ans, en ont assez de les subir. Ils ne cachent pas leur colère. Travailler dans la banane est pénible et dangereux, et pas seulement à cause des pesticides. Il y a quatre ans, Roméo, père de cinq enfants, a failli perdre sa cheville lorsqu’une palette lui est tombée sur le pied. Elin a été intoxiqué au Temik, un redoutable insecticide qui tue tout sur son passage. Un poison utilisé dans les plantations jusque dans les années 2000 en remplacement du chlordécone…

Cancers, accidents mortels, eczéma, hypersensibilité chimique multiple, hernies discales… Les risques auxquels les ouvriers sont exposés, parfois sans protection, ne font pas rêver les jeunes Guadeloupéens. Même plombés par un taux de chômage de 47 %, ils préfèrent chercher du travail ailleurs. D’où le recours à une importante main d’œuvre étrangère dans les plantations de bananes, majoritairement haïtienne. Des employés au profil idéal aux yeux de certains patrons, car peu syndiqués, durs à la tâche et moins regardants sur la fiche de paie. Mais tout aussi exposés aux risques, notamment au chlordécone. « Ils meurent eux aussi de cancers. Et quand ils rentrent chez eux en Haïti, ils se retrouvent privés d’une part de leur pension de retraite et privés de soins », déplore Jean-Marie Nomertin, le secrétaire général de la CGTG.

Les planteurs ont livré une véritable guerre chimique contre le charançon qui s’attaque au bulbe du bananier.

Haïtiens ou Français, les ouvriers de la banane sont pris dans un paradoxe : ils ont beau voir leurs collègues, amis ou parents mourir du cancer, la poudre blanche du chlordécone, devenue invisible avec les années, reste très abstraite comparée aux 150 régimes de bananes de 60 kg chacun qu’ils doivent porter sur leur épaules chaque jour sur des kilomètres. Dans l’esprit des ouvriers, travailler sur une terre contaminée « n’est pas plus dangereux que de devenir infirme en transportant ces charges-là », soupire Albert Cocoyer. Le cancer de la prostate est pourtant bien le grand fléau des îles productrices de bananes d’exportation. Dans son dernier ouvrage, le toxicologue André Cicolella confirme qu’il y a aux Antilles trois fois plus de décès dus à ce type de cancer qu’en métropole [6].

« L’État a choisi de laisser crever les ouvriers agricoles »

Sur les hauteurs de Capesterre, où beaucoup d’ouvriers agricoles ont passé leur vie, Constant Jaffard regarde avec son fils le match amical France-Irlande. Cédric, 37 ans, dernier de la famille, est aujourd’hui au chômage. Mais pour rien au monde il n’irait travailler dans la banane. « Beaucoup sont morts du cancer de la prostate. Quand quelqu’un tombe malade, tu sais qu’ils ont travaillé toute leur vie là-dedans », dit-il. Constant, le père, ose quelques mots de français avant de poursuivre en créole : « J’ai commencé à 18 ans. J’ai tout fait : nettoyer les parcelles, arracher les plants, emballer les bananes une fois lavées… Il y avait beaucoup de produits dans l’eau, dans l’emballage. Je passais le désherbant et le chlordécone ». Sans protection adaptée et sans connaissance du danger. « Ils ont passé toute leur vie sans porter de masque ! » s’insurge Cédric, son fils. « Tous les patrons de la banane devraient être en prison ! Mais les ravets [cafards, ndlr] n’ont pas raison devant les poules : quand tu es plus fort, tu resteras toujours plus fort. » Constant a découvert son cancer de la prostate quelques années avant la retraite. Aujourd’hui âgé de 73 ans, il veut être indemnisé pour sa maladie. Mais il lui faudra encore patienter. Ce cancer n’est toujours pas reconnu comme maladie professionnelle dans le régime agricole.

Constant Jaffard, atteint d’un cancer de la prostate, comme beaucoup d’autres ouvriers des plantations.

Faire reconnaître son cancer comme maladie professionnelle est aujourd’hui très improbable. Et quand certains y parviennent, cela ne suffit pas pour bénéficier d’une prise en charge complète. Marie-Anne Georges, salariée de Bois Debout, atteinte d’une hémopathie maligne (cancer du sang), en a fait l’amère expérience. En arrêt maladie depuis un an et demi, elle touche seulement 450 euros de l’Assurance maladie. Il lui manque un certificat médical initial qu’aurait dû établir un des médecins consultés à l’hôpital. « L’État a choisi de laisser crever les ouvriers agricoles, fulmine Philippe Verdol, président de l’association EnVie-Santé et maître de conférence en économie à l’université des Antilles. Beaucoup sont morts non indemnisés. La stratégie de l’État a été d’attendre le plus longtemps possible. » [7].

Mais les responsables de la CGTG n’ont pas abdiqué. Avec leurs camardes martiniquais, ils veulent faire pression sur le préfet et sur l’agence régionale de santé afin d’obtenir la gratuité des soins pour les ouvriers malades. Dernièrement, ils se sont rapprochés de Jean-Michel Macni, médecin basé en Martinique, l’un des rares à accepter d’accompagner les salariés victimes du chlordécone. Jean-Michel Macni veut réaliser des tests sur une centaine d’ouvriers agricoles afin d’évaluer la présence de chlordécone et d’autres pesticides comme le glyphosate dans leur sang. Objectif : établir les facteurs de risque et faire reconnaître les maladies de ces salariés comme des maladies professionnelles. Encore faudrait-il que le préfet accepte de débloquer la somme de 1,5 million d’euros nécessaire à l’achat de trois appareils destinés à mesurer le taux de pesticides sanguin. C’est pourtant bien peu comparé au puits sans fond que représentent les conséquences sanitaires du chlordécone, qui détruit encore la santé des travailleurs antillais un quart de siècle après son interdiction.

Samy Archimède

Publié le 21/05/2018

Mayotte. Les zones d’ombre du plan d’action gouvernemental

Décryptage réalisé par Grégory Marin

Humanite.fr

 

Estimant qu’il y a eu « absence de concertation réelle », intersyndicale et citoyens se sont rassemblés mardi place de la République à Mamoudzou. Photo : Ornella Lamberti/AFP

Décryptage. Les annonces de la ministre des Outre-mer, Annick Giradin, de ce début de semaine, sont-elles à la hauteur des espoirs mahorais ? La comparaison avec la « plateforme d’union des revendications » signée en mars dernier par l’intersyndicale, le collectif de citoyens, les élus et les employeurs locaux comble beaucoup d’attentes, mais laisse apparaître des manques.

Après plusieurs semaines d’observation sur l’île d’une mission interministérielle sous la houlette du nouveau préfet Dominique Sorain, le gouvernement a présenté mardi 15 mai un plan d’« action de l’Etat pour votre quotidien » aux habitants de Mayotte. La ministre des Outre-mer, Annick Girardin, voit ces 53 mesures, déclinées en 125 actions, comme « une réponse durable » à « un échec des politiques publiques depuis de nombreuses années ». Selon elle, ces six chapitres (sécurité, justice et immigration ; santé ; social ; éducation et formation ; logement ; infrastructures ; institutions et services de l’Etat) qui forment un plan de 1,3 milliard d’euros (hors salaires des 500 recrutements prévus dans l’Education nationale) courant sur l’ensemble du quinquennat sont autant d’ « engagements fermes, concrets, précis, inscrits dans le réel, numérotés, financés ».

« Certains estimeront ce plan insuffisant ou trop tardif », a fait valoir la ministre, pressentant des critiques, déjà exprimées d’ailleurs par le collectif de citoyens et l’intersyndicale, qui avaient refusé de la rencontrer mardi matin pour protester contre la manière dont se sont déroulées les rencontres – élus, syndicats, citoyens, patronat ayant été reçus à part. Estimant qu’il y a eu « absence de concertation réelle », intersyndicale et citoyens se sont rassemblés mardi place de la République à Mamoudzou pour surenchérir, exigeant un plan d’« au moins trois milliards d'euros pour répondre aux mesures d'urgence ». En mars, avec les élus (maires, conseil départemental et parlementaires) et les syndicats patronaux de l’île, ils avaient déjà établi une « plateforme d’union des revendications pour la sécurité et le développement » comprenant « plan Marshall », un « fonds exceptionnel de rattrapage » de 2 milliards d’euros sur 10 ans, qui préconisait également la valorisation de Mayotte et de ses atouts culturels. Les 61 mesures qu’ils avançaient, et dont ils espéraient une « loi-programme pour Mayotte » qui n’est pas venue, étaient-elles plus ambitieuses que les 53 annoncées par la ministre des Outre-mer ?

  • « Répondre au défi sécuritaire » (1)

Ce que prévoit le gouvernement. C’est sous ce titre qu’Annick Girardin a présenté ses dix premières mesures, pour la plupart déjà annoncées par Edouard Philippe lors de la réunion de Matignon avec les Mahorais (à l’exception de l’intersyndicale et du collectif des citoyens) le 19 avril dernier. Mise en place de la Police de sécurité du quotidien (20 gendarmes supplémentaires dès 2019) et augmentation de tous les effectifs de sécurité (y compris les réservistes) ; sécurisation des transports et des établissements scolaires (avec gendarmes embarqués ponctuellement, recrutement de 40 médiateurs) ; relance de la politique de prévention de la délinquance (doublement de la dotation à 600 000 euros, création d’une brigade de prévention juvénile par la gendarmerie. L’accroissement de la présence policière se doublera de moyens accrus pour la justice : doublement de la possibilité d’accueil des jeunes délinquants, création « avant fin 2018 » d’un « centre éducatif renforcé, structure alternative à l’incarcération » ; audiences de la chambre d’instruction de La Réunion à Mamoudzou (jusqu’ici il fallait aller à Saint-Denis de La réunion). Troisième volet, la « lutte contre l’immigration clandestine », « priorité de l’Etat » : engagement de la diplomatie pour le rétablissement des procédures de réadmission des immigrés clandestins dans leur pays d’origine, « notamment aux Comores » ; renforcement « du taux d’interception (sic) en mer des flux illégaux », avec le renouvellement de 4 intercepteurs, l’amélioration des radars de détection… Surtout, « au regard du caractère exceptionnel de la pression migratoire (…), l’Etat décide de poursuivre la mobilisation des armées, en appui des forces de sécurité intérieures ».

Ce que préconisait la plateforme. Sur le plan du renforcement des frontières et de la sécurité, les représentants mahorais étaient à peu près sur la même ligne en mars (ils demandaient aussi la création d’une « base avancée » pour le contrôle sur l’ilôt de M’tsamboro), demandant également à l’Etat de « conditionner l’aide au développement de la France et de l’Union européenne » vers les Comores pour que celles-ci s’impliquent davantage dans la lutte contre l’immigration, voire qu’elles reconnaissent « l’appartenance française de Mayotte (devant) les instances internationales ».  Mais conscients de leur implantation géographique, ils adossaient au respect de ces demandes par les Comores  – la précision est de taille – l’engagement d’une « politique de coopération plus intense entre la France et l’Union des Comores dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la formation, des finances, de la justice, de l’état civil, du développement économique et de la gouvernance », avec la création d’un poste de conseiller diplomatique à la préfecture de Mayotte et la « mise à disposition d’Experts Techniques Internationaux » auprès de l’Union des Comores. Autant d’aspects complètement absents de la copie du ministère des Outre-mer. Comme l’extension de « la procédure Taubira sur la répartition des mineurs isolés ».

  • « Remettre à niveau l’offre de soins »

Ce que prévoit le gouvernement. En matière de santé, l’Etat veut « renforcer l’autonomie de gestion et de décision ». D’abord en créant à terme – les bases en seront posées « dès 2018 » - une agence de santé ; suivra un « projet de santé mahorais 2018-2022 » prenant en compte « les spécificités du département » ; puis l’augmentation de 50% du fonds d’intervention régional (de 7,5 à 11,7 millions) pour le doubler en 2019 par rapport à 2017 (15,6 millions), avec comme objectif « un ambitieux programme de santé publique » non encore détaillé. Le « renforcement de l’offre de soins, de sa qualité, de ses conditions d’accès » passe également, selon la mission interministérielle, par un investissement urgent de 20 millions d’euros pour « l’offre de soins programmés (bloc et consultations) » ; la modernisation du centre hospitalier (172 millions d’euros), l’expérimentation de la délégation de vaccination aux infirmiers, sages-femmes, pharmaciens. Pour renforcer « l’attractivité » de la profession, l’Etat promet de revoir l’indemnité particulière d’exercice pour les médecins de la fonction publique hospitalière, des conventions de coopération avec les CHU de métropole , des formations et la création de 30 postes d’assistants spécialistes pour l’hôpital de Mayotte. D’autres mesures s’adressent directement aux usagers pour « améliorer la couverture médicale » : la « mise en place dès 2019 de la gratuité des soins (exonération du ticket modérateur pour les assurés sociaux sous conditions de ressources) et le « déploiement, à compter de 2022, de la couverture maladie universelle complémentaire ».

Ce que préconisait la plateforme. Les associations d’aide aux migrants se réjouiront de ce que le placement en zone internationale du centre hospitalier, mesure un temps évoquée par le gouvernement qui aurait mis fin au droit du sol, ait été abandonnée. Le « plan Marshall » de mars la réclamait, tout en demandant paradoxalement – puisqu’elle s’adresse aux étrangers - la mise en place de « l’aide médicale d’Etat »…

  • « Relayer à Mayotte la solidarité nationale »

Ce que prévoit le gouvernement. L’égalité territoriale est une demande récurrente des Mahorais. Aussi, « dans un souci de solidarité nationale », l’Etat promet qu’un certain nombre de prestations sociales seront étendues d’ici 2022 « de manière adaptée à la réalité socio-économique ». L’Allocation d’éducation sera étendue aux enfants handicapés (idem pour les adultes) » dont le taux d’incapacité est compris entre 50 et 79% », et le soutien à la Maison départementale des personnes handicapés renforcé ; la prestation de service unique adaptée progressivement ; l’allocation journalière de présence parentale, le complément mode de garde de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje), les allocations de rentrée scolaire et de logement temporaire seront étendues ; la prestation de restauration scolaire augmentée immédiatement (pour la rentrée 2018-2019) de 20 centimes. « Dans l’attente de la convergence des prestations et cotisations sociales », le gouvernement envisage aussi la mise en place, « pour la durée du quinquennat » d’un « fonds de développement social » doté en loi de finances pour 2019. Le document prévoit également l’allocation de 4 millions d’euros en équipements sportifs dès 2018, en attendant un « schéma territorial d’équipements » pour lequel elle s’engage à accompagner la collectivité territoriale.

Ce que préconisait la plateforme. Le document ne regroupait pas cette ambition de « solidarité nationale » sous un seul chapitre, ses mesures étant éparpillées. Mais une des demandes, essentielle, manque à la proposition du gouvernement : l’application « la plus rapide possible du code de la Sécurité sociale » dont l’adaptation à Mayotte provoque une « discrimination à l’encontre des Mahorais » contraints de s’installer à La Réunion ou en métropole, constatent les signataires du document. Il s’agit en fait du versement par la Sécurité sociale de la prime d’activité, qui remplace le RSA et la prime pour l’emploi depuis 2016, bien moindre à Mayotte que sur l’ensemble du territoire (autres territoires d’Outre-mer compris) : 262,34 euros ici, contre 526,25 ailleurs.

  • « Remettre école et formation à niveau »

Ce que prévoit le gouvernement. Demande prioritaire des acteurs sociaux et économiques de Mayotte, la transformation du vice-rectorat en « rectorat de plein exercice » est actée « dans un délai de 24 mois ». Elle comprend la création de 20 emplois sur cinq ans, la réorganisation des services et un plan de formation. L’Etat s’engage à financer « l’investissement dans les constructions scolaires » du premier et du second degré à hauteur de « 500 millions d’euros ». Le « double de celui consenti au cours du quinquennat précédent » (mais que faisait l’ancien ministre de l’Economie ?), se rengorge le gouvernement… Le financement des renforts pédagogiques (345 postes supplémentaires dès 2018, et 150 équivalents temps plein pour renforcer les Réseaux d’éducation prioritaires, postes de direction, d’assistants d’éducation…) afin « d’améliorer le niveau d’encadrement » ou « d’encourager l’enseignement à plusieurs maîtres dans une même classe » ne figure pas dans le document, mais on voit mal comment il pourrait en être autrement vu l’ampleur de la promesse et les espoirs qu’elle suscite. S’ensuit une batterie de mesures d’attractivité permettant le recrutement de ces enseignants : « calibrage » du concours de recrutement, « bonification significative  au terme d’une durée minimale de séjour de quatre années », Capes académique dérogatoire… En ce qui concerne la formation, la première mesure consiste à créer une direction régionale de Pôle emploi en 2019. Quant aux « actions concrètes », elles se déclinent en formations adossées au service militaire (à partir de 17 ans), lancement du dispositif « Cadres avenir » à la rentrée 2018 (à destination des étudiants et des salariés à titre dérogatoire),création d’une « antenne supplémentaire de la mission locale »,  au financement (2,2 millions d’euros) de « 486 formations supplémentaires en 2018 », à l’augmentation (50%) de la « Garantie jeunes », qui concernera désormais 300 personnes…

Ce que préconisait la plateforme. Si la création d’un rectorat de plein exercice satisfait tous les acteurs locaux – ils la réclamaient -, comme l’augmentation des moyens, l’enseignement supérieur est aux abonnés absents : les signataires de la plateforme revendicative demandaient la création d’une « université de plein exercice ». Quant au second degré, le gouvernement n’a pas retenu cette demande en porte-à-faux avec l’idéal républicain mais en phase avec les « spécificités locales » où la religion tient un rôle prépondérant (2) : « favoriser la création d’écoles et d’établissements du second degré privés à vocation populaire » ( ?)… Au niveau de la formation, ils envisageaient de former leur propre administration, en établissant avec l’aide de l’Etat des « classes préparatoires au concours de la Fonction publique à l’université de Dembéni ». Raté.

  • « Nouvelles mesures pour l’habitat »

Ce que prévoit le gouvernement. Outre la « revitalisation » des « cœurs de ville », l’Etat prévoit le développement des rénovations urbaines (ANRU) et application de la loi Elan, notamment par l’attribution au préfet de pouvoirs de police renforcés pour « engager, dans des délais restreints et sans intervention préalable du juge ( !) la démoliton de poches d’habitats illégaux et indignes ».

Ce que préconisait la plateforme. Cette dernière mesure, qui aurait mérité de figurer au premier chapitre du document gouvernemental, satisfait pleinement tous les acteurs, qui l’avaient inscrite à leur catalogue, en plus de l’implication des  « associations de voisins vigilants dans le signalement » des marchands de sommeil, la construction de logements illégaux, les infractions à la police de l’urbanisme et de l’environnement…

  • « Rendre le territoire plus performant »

Ce que prévoit le gouvernement. Un « plan global de transports » manquait à Mayotte, dont tous les habitants soulignent la décrépitude du réseau (routes et matériels roulants). Ce plan, qui mobilisera Etat, département et communes, s’étalera sur 15 ans, pour un financement de « 113,6 millions d’euros pour le développement des transports en commun » et les « travaux d’infrastructure ». « L’effort» d’entretien des routes nationales sera porté de 5 à 7 millions d’euros, celui des routes départementales à 9,3 millions pour 2018-2020. Le contournement de Mamoudzou, également demandé par les acteurs locaux, sera  à l’étude en 2019 (non chiffré pour l’instant). En ce qui concerne le transport aérien, 13 millions iront à l’exploitant de l’aéroport pour le réaménagement de la piste, et une mission est lancée pour « l’amélioration de la desserte aérienne afin d’agir sur le prix des billets », l’augmentation des long-courriers sans escale vers la métropole et l’étude de l’allongement de la piste. En relation avec le conseil départemental, l’Etat va également mener une mission pour développer l’activité portuaire et créer une zone d’emplois autour du port. Il s’engage par ailleurs à « réduire les zones blanches » en amenant  « la fibre (optique) vers 55 sites prioritaires ».
Autre point noir de l’île, l’acheminement en eau devrait bénéficier d’un « plan pluriannuel d’investissement de développement et de modernisation des infrastructures et réseaux » de 69,7 millions d’euros d’investissement sur la période 2018-2020. Mais d’ores et déjà, un plan d’urgence 2018-2020 consacrera 67,4 millions afin de répondre aux « besoins en eau de la population et des entreprises », incluant une étude pour une retenue collinaire supplémentaire. En outre, 7,2 millions d’euros iront à la création de filières d’économie circulaire pour la gestion des déchets.

Ce que préconisait la plateforme. Ces propositions sont a priori satisfaisantes si on les compare au document des acteurs locaux publié en mars. Excepté le fait qu’ils demandaient la construction immédiate de la piste longue de l’aéroport « sous maîtrise d’ouvrage d’Etat », lorsque les pouvoirs publics la confient à l’opérateur privé Edéis (dont le principal actionnaire Jean-Luc Schnoebelen ancien numéro trois du groupe Eiffage, a racheté 18 aéroports français).

  • « Priorité à l’activité économique »

Ce que prévoit le gouvernement. Sans surprise, l’Etat a prévu les dispositions les plus souples pour « soutenir la trésorerie des entreprises » : « décalage du règlement des taxes et des décades de frais de douane de 30 à 90 jours », « prolongation de deux mois des plans d’apurement des dettes fiscales et sociales » et « rééchelonnement au cas par cas des dettes fiscales », suspension des mesures de recouvrement forcé après mise en demeure (liées à la récupération des dettes sociales) « jusqu’au milieu de l’année 2018 », « prêts à taux zéro », « médiation de l’institut d’émission des départements d’Outre-mer en cas de difficultés d’obtention de facilités bancaires »… Tout ceci sans compter les « facilitations administratives ». Et pour pallier, s’il était besoin, les effets de la grève générale sur l’activité, le gouvernement a décidé « afin de soutenir l’emploi » le « déclenchement, avec effet rétroactif au 20 février 2018, du dispositif d’activité partielle » et la « possibilité de recourir aux heures supplémentaires ‘’en cas de force majeure’’ sans que celle-ci n’empêche le versement de l’aide de 1400 euros par an et par emploi dans le cadre du passage aux 35 heures » ! Vous n’avez encore rien lu, puisque dans la partie « mesures de soutien à l’économie » - les autres n’en étaient donc pas – figurent l’allongement de la durée du prêt de développement outre-mer (de 5 à 7 ans) pour les entreprises de plus de trois ans, l’établissement de zones franches, la mise en place d’un « dispositif d’allègement du coût du travail spécifique, permettant aux entreprises de conserver le bénéfice de l’actuel CICE, sous une forme adaptée compte tenu de la suppression du dispositif en 2019 » (!). Même la « relance de la filière dite ‘’Ylang-Ylang’’, dont la fleur est à l’origine du nom ‘’l’île aux parfums’’ donné à Mayotte » ne peut cacher un relent de partialité.

Ce que préconisait la plateforme. Rien d’étonnant ici, toutes les demandes formulées par les acteurs locaux sur ce chapitre ont été adoptées par le gouvernement, même si en ce qui concerne les « zones franches d’activités », le périmètre n’est pas aussi étendu qu’ils le voulaient (aquaculture, nouvelles technologies, économie circulaire, agro-alimentaire, BTP, services à la personne, pêche, agriculture, petit commerce et restauration)…

  • « Renforcer l’Etat et accompagner

les collectivités »

Ce que prévoit le gouvernement. C’est peut-être le chapitre le moins abouti, aux visées les plus lointaines, du document ministériel. Il s’agit surtout d’ « accompagner les réflexions « engagées sur l’évolution institutionnelle du Conseil départemental en collectivité unique, sur la répartition des compétences entre l’Etat et les différents niveaux de collectivités, leur financement ». Comme pour la réflexion sur « les vacances d’emploi des fonctionnaires et la qualité des recrutements », une mission, en lien avec les administrations de l’Etat, devra faire « un état des lieux » et « formuler des propositions ». Cette réflexion sera complétée par la mise en place d’une « plate-forme d’ingénierie publique » chargée de coordonner les projets de construction (établissements scolaires, infrastructures routières…) et d’un « comité stratégique » réunissant élus et administrations sous tutelle du préfet (3). Ces acteurs devront notamment engager « un travail de prospective territoriale qui s’appuiera sur le schéma d’aménagement régional en cours d’élaboration » pour adapter le territoire à la « croissance démographique exceptionnelle sur un des territoires les plus contraints de France ».

Ce que préconisait la plateforme. A lire les demandes des acteurs mahorais, les propositions du gouvernement ne paraissent pas à la hauteur. Leur document était plus précis, demandant par exemple la création d’un « Institut national de la statistique et des études économiques de plein exercice qui ne dépende plus de La Réunion ». Mais il cernait surtout le manque de moyens criant de l’île, plaidant pour l’accroissement des ressources de fonctionnement des collectivités mahoraises en « alignant les dotations globales de fonctionnement (…) sur celles versées dans les autres départements » d’Outre-mer. Ils plaidaient aussi pour des « contrats d’objectifs et de moyens » dans les collectivités, établis en début de mandat et suivis par « des instances citoyennes d’évaluation des politiques publiques » avec l’appui des services de l’Etat comme « observateur ». Comme les citoyens, via le Conseil économique et social de Mayotte, devraient selon ce document être « intégrés au processus d’affectation des hauts-fonctionnaires ». Ce qui ne sera pas le cas : Paris gardera la main.

  • « La pièce manquante » (4)

Ce que préconisait la plateforme. Un pan entier, intitulé « Valoriser Mayotte et ses atouts culturels au sein de la République », n’a pas du tout été traité par le document ministériel. La première mesure – l’instauration d’un « régime de concordat (…) en soutien de l’islam Chaféite tolérant - était problématique. De là à balayer les autres demandes… Les acteurs locaux demandaient  « l’introduction de l’enseignement de l’Histoire de Mayotte et des cultures de l’océan indien dans les programmes scolaires » ; l’inscription des langues locales (Shimaoré et Kibushi) dans la Charte européenne des langues régionales ; l’enseignement des langues et cultures « tout au long de la scolarité » (par l’adoption de l’article 40 de la loi 2013-595 au même titre que le breton, l’occitan ou le corse ; l’enseignement des « langues vivantes les plus pratiquées dans le Canal du Mozambique (Swahili, Malgache et Portugais) afin de soutenir l’intégration régionale de Mayotte » ; et enfin la création à l’université de Dembéni d’un « département des langues et cultures de l’Océan indien, en partenariat avec l’Institut national des langues et civilisations orientales de Paris ». « Les Mahorais aspirent à être des Français et des Européens, fiers de leurs cultures locales et ouverts sur la Région », expliquaient les signataires de la plateforme. Leur vision sur ce point n’est visiblement pas partagée par le gouvernement.

(1) Les intitulés des têtes de chapitre sont ceux du ministère des Outre-mer

(2)  Le document signé par l’intersyndicale, le patronat local, le collectif de citoyens et les élus réclamait aussi que « la médiation pénale de la République » mobilise les « cadis » (juges musulmans), qui seraient par ailleurs habilités au même titre que la police municipale à saisir des plaintes !

(3) L’avancement du plan d’action sera accessible au public sur le site internet « Transparence ».

(4) Cet intitulé est de la rédaction

Grégory Marin

 

Publié le 31/03/2018

Le gouvernement joue les «pousse-au-crime» à Mayotte.

Le gouvernement français portera une responsabilité écrasante dans les événements que traverse Mayotte. Etablissant une relation entre immigration dite illégale et délinquance, Annick Girardin a donné raison à l'idée, déjà trop répandue à Mayotte, que l'immigration serait la cause de tous les maux de l'île. Incapacité, incompétence de la ministre, ou cynisme ?

·  Ce texte devait être publié dans la rubrique Idées du journal  Libération, comme cela avait été convenu le lundi 19 mars. J’avais donc renoncé à le publier ailleurs. Depuis, la publication, imminente, avait été repoussée au mercredi 28 mars, et j’apprends ce soir (n’ayant pas eu confirmation de la publication, je m’en suis inquiété) que l’article ne sera pas publié. Il se trouve ainsi étouffé au niveau national (trop tard pour le proposer ailleurs). Les raisons ? Une actualité surchargée (attentat et affaire libyenne). Une actualité dont on ne peut pourtant pas dire qu’elle ait été négligée par les médias. Mayotte peut donc aller se faire voir, si je traduis le sous-titre du choix éditorial de Libération, qu’on puisse s’y égorger demain, on verra bien – et il sera toujours temps d’en parler. J’avais choisi d’en parler quand il était encore temps de lancer une alerte.

 

Lorsque le gouvernement français, par la voix d’Annick Girardin, établissait un lien entre immigration dite irrégulière et délinquance, il désignait à la vindicte mahoraise une catégorie des habitants de l’île, n’ayant déjà, sans cela, que trop tendance à être utilisée comme bouc émissaire : les Comoriens, particulièrement les Anjouanais (dénomination devenue parfois une forme d’insulte, du moins dans l’usage qu’en font certains « Mahorais »). Au lieu d’apporter des solutions pour les nombreux maux dont souffre Mayotte, au premier rang desquels la pauvreté, la ministre s’est contentée de souffler sur les braises. Au train où vont les choses, on ne peut plus écarter le pire, et si des affrontements devaient conduire à l’irréparable, si le sang devait couler, ce gouvernement en porterait la responsabilité, de façon écrasante – ce qui ne dédouane en rien les précédents gouvernements, ayant eux-mêmes participé à cette coupure entre Mayotte et les autres îles de l’archipel, et ainsi préparé la situation actuelle.

S’il y a lieu d’utiliser un ton de lanceur d’alerte, c’est que les indices d’un déchaînement prochain d’une violence inter-ethnique (aussi fantasmatiques que soient ces supposées ethnies, comme toujours[1]) à Mayotte ne manquent pas aujourd’hui. Dans la nuit de jeudi à vendredi dernier, des sortes de milices auto-proclamées de citoyens « mahorais » se sont déployées dans le nord de l’île, du côté de M’tzamboro notamment, pour « chasser » des « clandestins » (des personnes venues des Comores et soupçonnées de ne pas être en situation régulière), au moins pour les intimider, et leur annoncer de futurs « décasages ». Comment ne pas faire le lien entre ces actions punitives et les discours gouvernementaux sur l’immigration et ses supposés effets en matière d’insécurité ? Comment ne pas envisager que ces « miliciens » aient pu se sentir encouragés à une action devenue pour ainsi dire « citoyenne », puisqu’en cela il se serait agi, au fond, de seconder la police, dans les fonctions que la ministre des Outre-mer lui a attribuées dans son discours (déloger les « clandestins » et détruire leurs habitations – soit donc une légalisation du « décasage »).

Mon propos est exagérément alarmiste ? Regardons alors les faits. En deux jours, 192 personnes dites en situation irrégulière ont été « éloignées du territoire », de façon immédiate, autrement dit, expulsées. Or, malgré cela, et parce qu’en la matière la logique veut qu’on n’en fasse jamais assez (si le problème de l’insécurité est lié à l’immigration dite « clandestine », comme la ministre le soutient elle-même, c’est l’ensemble des personnes en situation irrégulière qui devient alors cause du « problème »), des menaces ont été adressées à des étrangers en situation supposément irrégulière par des « citoyens mahorais ». Des menaces suffisamment précises et inquiétantes pour que des Comoriens décident, d’eux-mêmes, de se livrer aux forces de l’ordre ! Or, que peuvent-ils craindre à ce point sinon quelque violence à leur encontre, une manière de lynchage ? Reprenons les mots de l’Agence AFP :

« […] selon la gendarmerie, une vingtaine d’étrangers en situation irrégulière se sont spontanément rendus aux forces de l’ordre jeudi à Mtsamboro (nord de l’île) en raison du climat communautaire [je souligne] tendu dans l’île. D’autres Comoriens auraient demandé à être reconduits à la frontière vendredi. Selon une source proche du dossier, ils étaient une cinquantaine à la mi-journée. “Vu la situation, ils préfèrent partir […] Ils ont peur de la violence”, indique la gendarmerie de Mayotte qui a précisé que ces individus auraient subi des menaces de la part des villageois »[2].    

On est bien ici face à une forme de terreur exercée à l’encontre d’une population, qui préfère se livrer à la gendarmerie, de façon à échapper à la vindicte de villageois chauffés à blanc. C’est là que je dis à nouveau que le gouvernement a déjà les mains sales, en ayant ouvert les vannes à cette haine communautaire, qu’il ne pouvait pas ignorer, qui a déjà surgi épisodiquement sur l’île. En désignant les Comoriens (« l’immigration irrégulière » dans les termes de la ministre) comme fauteurs de troubles, les dirigeants de notre pays n’ont pas hésité à mettre en danger des personnes en situation précaire, pour flatter l’opinion locale, et obtenir un retour au calme (et si possible la tenue d’une élection législative partielle ce dimanche).

Radio Kwezy, que j’ai déjà comparée à Radio Mille Collines[3], de sinistre mémoire dans les massacres du Rwanda, vient de relayer sur son site d’ « information » l’appel d’un « Collectif » de « citoyens du nord » à ce qui s’apparente à une chasse aux « clandestins ». Sans aucun recul critique, le site reproduit l’affiche de ce collectif, portant les indications suivantes :

« Collectifs Citoyens du Nord

Acoua – Mtsangadoua – Mtzamboro – Hamjago – Mtsahara

Nous sommes ensemble pour sécuriser nos villages nos familles. Sur ce fait nous nous obligeons à mener certaines actions communes dorénavant

  • Ratissage des zones suspectes à toutes activités illégales
  • Monter les gardes afin d’appréhender les coupeurs de route
  • Anéantir des constructions de bangas sauvages
  • Surveiller les entrées des kwassa kwassa ».

Appel que le site se contente de faire suivre d’un bref commentaire de la rédaction :

« Depuis hier ils ont débuté leurs actions avec les décasages dans les différents villages du Nord. Des dizaines de personnes ont ainsi été délogées puis conduites à la gendarmerie de Mtsamboro en vue d’une reconduite à la frontière »[4].  

Comme on le voit, l’appel de ce collectif vise clairement – bien que les cibles ne soient pas désignées explicitement – à des actions en direction des personnes dites en situation irrégulière, auxquelles on attribue uniment, et comme en passant, la responsabilité des actions menées par les « coupeurs de route ». Or le site qui relaie cet appel, non seulement ne met pas en garde contre la constitution de telles milices, contre leurs dangers et leur caractère parfaitement illégal, mais décrit la création d’un tel collectif de façon tout à fait neutre, validant ainsi de telles opérations de « décasage ». En cela, Radio Kwezy reste conforme à sa « politique », puisque c’est ce même média qui avait déjà relayé, naguère, des appels à opérer des décasages – que les forces de l’ordre, d’ailleurs, laissaient alors s’effectuer, sans intervenir.

Le paradoxe est ainsi qu’un mouvement de grève « contre la violence » trouve son accomplissement, du moins du côté du « Collectif des citoyens mahorais » (à distinguer de l’intersyndicale), dans des actes de violence et d’intimidation. Il n’est pas possible de faire tomber une à une les frontières entre un discours, au moins un discours, conforme à ce qu’on nomme « état de droit » et un discours fascistoïde sans devoir un jour en assumer les conséquences. Que l’Etat se soit en fait constamment assis sur les règles du droit commun, notamment en ce qui concerne les territoires et départements d’outre-mer, la chose est bien connue. Qu’il suffise de demander au nom de quoi un Comorien en situation régulière à Mayotte n’a pas le droit de se rendre en métropole, sans l’obtention d’un visa. Et l’on pourrait donner cent autres exemples.

Que l’Etat enfreigne son propre droit, ce n’est pas une nouveauté, c’est même un grand classique. En revanche, que l’Etat revendique ouvertement la violation de son propre droit, et c’est alors la porte ouverte à des exactions conduites par des particuliers – et le pire, c’est que cette conséquence détient sa propre légitimité : en quoi des policiers et gendarmes conduits à exercer des exactions (expulsion d’habitation et destruction des logis sans procès) se distingueraient-ils encore (du point de vue même de l’Etat, par lequel il s’octroie le « monopole de la violence légitime ») de simples citoyens ? Or, le discours de la ministre des Outre-mer, à Mayotte, relayant celui de Gérard Collomb, s’apparente bien à un appel à la violence, précisément contre une population désignée.

L’histoire nous a montré bien des exemples où les gouvernants ont utilisé les antagonismes entre groupes humains (quand ils ne les ont pas construits de toute pièce) pour parvenir à leurs fins. Dans le cas présent, l’intention n’était même pas de conduire la population à des exactions contre les dits « clandestins », mais seulement de montrer que ce gouvernement était pragmatique, n’hésitant pas à désigner les supposées « vraies causes » des problèmes, autrement dit, ne niant pas qu’il y ait un « problème » de « l’immigration irrégulière », ne laissant pas ces questions à l’extrême-droite, etc. Là est le calcul politique criminel de ce gouvernement : en acceptant d’aller dans le sens d’un lien entre immigration dite « clandestine » et insécurité, parce qu’il est facile d’ordonner des expulsions d’étrangers, et de mettre sous les verrous quelques fauteurs de troubles dans certains quartiers, au lieu de s’attaquer aux vraies difficultés de Mayotte, ce gouvernement a commis une faute impardonnable. Avec un tel discours, les Comoriens sont désignés comme les responsables des malheurs de Mayotte – que la ministre ait précisé qu’un autre volet viendrait compléter ce dispositif sécuritaire n’a rien changé à l’affaire, le simplisme des annonces ayant déjà fait son œuvre.

Je ne demande qu’à être démenti dans mes craintes, mais il me semble, hélas, que le mécanisme d’une violence extrême est à présent enclenché à Mayotte. L’actuel gouvernement, au fond, se situe seulement au bout de la chaîne, dans ce processus de déstabilisation de l’ensemble de la région, provoquée par la présence de la France. Il n’en reste pas moins que c’est lui qui vient d’allumer la mèche qui pourrait bien embraser l’ensemble de l’île.

[1] On sait qu’à Mayotte, particulièrement depuis qu’il a été question d’un processus susceptible de conduire à une départementalisation de l’île, s’est développé le syntagme d’ « identité mahoraise », censé départager entre habitants de l’archipel des Comores ceux qui seraient pleinement français et les autres. Que, parmi les revendications actuelles du « Collectif des citoyens », il y ait cette demande de non recrutement, à des postes à responsabilité, dans l’administration à Mayotte, de Français d’origine comorienne, cela indique la profondeur du problème. Dans cette quête d’identité, forcément fantasmée, il y a l’oubli volontaire, le reniement des liens ancestraux existant entre les îles de l’archipel et Madagascar. Combien de familles « mahoraises » n’ont-elles pas une partie de leurs membres encore présents sur une autre île de l’archipel, ou même y étant nés ? 

 

[2] Agence AFP, « Mayotte : 192 clandestins éloignés du territoire en deux jours », source Internet : https://www.afp.com/fr/infos/258/mayotte-192-clandestins-eloignes-du-territoire-en-deux-jours-doc-12n5pk3

[3] Alain Naze, « L’impasse mahoraise », internet : https://blogs.mediapart.fr/alain-naze/blog/150318/limpasse-mahoraise

[4] L’Info kwezy, « Création du collectif des citoyens du Nord et décasages en série », samedi 17 mars 2018, source Internet : http://www.linfokwezi.fr/creation-du-collectif-des-citoyens-du-nord-et-decasages-en-serie/

 

Publié le 17/03/2018

Mayotte : Le gouvernement sourd et muet (site Politis.fr)

Lundi 12 mars, la ministre d’outre-mer, Annick Girardin, s’est enfin rendue sur l’île, après trois semaines de mobilisation.

Il aura fallu trois semaines de mobilisation pour que le gouvernement daigne tourner son regard vers Mayotte. Lundi 12 mars, la ministre d’outre-mer, Annick Girardin, s’est enfin rendue sur l’île, mais, son incompréhension (ou son aveuglement) l’empêche de saisir vraiment la situation du 101e département de France et donc d’établir un dialogue avec les Mahorais. « J’arrive avec la main tendue et cette main restera tendue tant que cela est possible », avait-elle annoncé avant son départ. « Qu’est-ce que cela signifie ?, s’interrogeait l’eurodéputé France insoumise Younous Ormarjee. L’État a des devoirs. La France n’est pas à la hauteur de Mayotte. »

La situation semble être devenue catastrophique sur l’île, voisine de Madagascar. L’insécurité fait partie du quotidien des habitants : violences dans les établissements scolaires, comme au lycée professionnel de Mamoudzou le 19 février dernier. Mais aussi les coupeurs de routes, quelque 3 000 adolescents isolés, qui rackettent et volent les gens dans ce qui apparaît comme une délinquance de survie. Cela dans un contexte où l’immigration clandestine, notamment des Comores, est d’autant plus forte qu’elle est mal gérée par les pouvoirs publics. Et comment ignorer les liens entre insécurité physique et insécurité sociale ? Alors que le taux de chômage plafonne à 26 % sur l’île (contre 9 % en métropole), 84 % de la population vit sous le seuil de pauvreté.

S’ajoute à cela la saturation des services publics : le centre hospitalier a alerté sur sa situation « extrêmement préoccupante », et constate que « les patients n’arrivent plus à accéder aux structures de soins publiques ou privées ». « Liberté Égalité Sécurité », proclament les banderoles des manifestants, qui ont voté pour avoir la nationalité française mais voient l’État tourner le dos à ses obligations. Devant les élus, la ministre a énuméré ses annonces : augmentation des effectifs de sécurité, plan de lutte sur terre comme sur mer contre l’immigration clandestine, une aide financière pour la prévention de la délinquance à hauteur de 330 000 euros… « Une mascarade », ont fustigé l’intersyndicale et le collectif à l’initiative de la mobilisation. Ceux-ci, qui avaient refusé la rencontre avec Annick Girardin, critiquent des « sous-mesures prises dans l’urgence qui ne résoudront rien sur le long terme », selon les mots de leur porte-parole Maoulida Momed. Ils avaient donc appelé à une manifestation massive mardi 13 mars, acceptant cette fois de rencontrer la ministre dans l’après-midi. Non sans la mettre en garde : « On est là pour crier notre colère. À partir d’aujourd’hui, nous allons défier le gouvernement », scandaient les manifestants dans les rues de Mamoudzou.


par Malika Butzbach
publié le 14 mars 2018

Publié le13/03/2018

Outre-mer. Mayotte, entre grève générale et climat de « guerre civile »

Maud Vergnol

Mardi, 13 Mars, 2018

L'Humanité.fr

Alors que 84 % de la population vivent sous le seuil de pauvreté, et à la veille d’une nouvelle mobilisation d’ampleur, la ministre des Outre-mer, Annick Girardin, s’est contentée hier d’annoncer des mesurettes sécuritaires et de lutte contre l’immigration.

À Mayotte, on les appelle les chats sauvages. Ce sont 3 000 enfants et adolescents abandonnés à leur sort et à une « une délinquance de survie ». Ce sont eux qui sont aujourd’hui montrés du doigt et désignés comme les principaux responsables de l’insécurité qui règne à Mayotte, à l’origine de la grève générale lancée le 20 février, et contre laquelle la population est appelée ce matin à descendre massivement dans les rues. « Ce ne sont pas des mineurs isolés mais bien abandonnés », explique Salim Nahouda, le secrétaire général de la CGT Mayotte. « Ces mômes, ils cherchent à survivre, rappelle le syndicaliste, mais on ne peut pas les laisser faire la loi, car la situation est intenable. Les bandes armées menacent à chaque coin de rue. Mayotte est devenue une zone de non-droit. Il est temps que le gouvernement prenne les choses au sérieux. » « La République n’abandonne pas Mayotte, n’abandonnez pas la République », avait osé dimanche le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, appelant les élus à assurer la rentrée des classes comme préalable à toute négociation avant l’arrivée de la ministre des Outre-mer, hier. Non seulement la rentrée n’a pas eu lieu, mais les barrages se sont démultipliés, assure le responsable de la CGT, qui en dénombre une dizaine sur les 374 km2 qui composent Mayotte.

Une île ravagée par la pauvreté et désertée par les services publics

Quant à « la République qui n’abandonne pas Mayotte », les Mahorais n’en voient pas beaucoup la couleur. Devenue le dernier département français par référendum en 2011, Mayotte est loin de bénéficier des mêmes droits que le reste du territoire, ravagée par la pauvreté et désertée par les services publics. « Mayotte est de loin le département le plus pauvre et le plus inégalitaire de France, rappelle le sociologue Nicolas Roinsard, maître de conférences à l’université Clermont-Auvergne. 84 % de la population vivent en dessous du seuil de pauvreté. Alors que 60 % des habitants ont moins de 25 ans, les politiques sociales envers la jeunesse sont quasi inexistantes, dans un contexte où le taux de chômage avoisine les 40 %. Chaque année, ils sont près de 4 000 à sortir du système scolaire pour seulement 2 000 offres d’emploi recensées par Pôle emploi. La mission locale de Mayotte compte un conseiller pour 600 jeunes, contre 150 dans l’Hexagone. Une fois sortis du système scolaire, et bien avant pour les mineurs isolés, les jeunes sont rapidement confrontés à des enjeux de survie économique. Dans ces conditions, l’enfance en danger devient une enfance dangereuse. » Pour le chercheur, « il n’y a pas de secret : l’insécurité sociale crée de l’insécurité civile ». Et celle-ci est loin d’être le seul fait des Comoriens, assure Nicolas Roinsard : les statistiques de la préfecture et de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) démontrent que cette délinquance juvénile touche aussi les Mahorais, contrairement à ce que laisse entendre le mouvement actuel. « Il règne un climat de guerre civile », s’inquiète de son côté Éric Decombe, fonctionnaire territorial et militant de la CFDT, qui vit à M’tsapéré, dans la banlieue de Mamoudzou. « En bas de chez moi, les Mahorais survivent dans des conditions inhumaines. Ce sont des favelas sans eau potable ni toilettes. La situation va mal tourner si le gouvernement continue de diviser les Mahorais et de ne pas répondre aux urgences sociales. »

C’est dire si la ministre des Outre-mer, Annick Girardin, était hier attendue au tournant. Fraîchement accueillie, elle s’est pour le moment contentée d’annoncer un renforcement de la sécurité dérisoire (l’arrivée de 20 gendarmes et 10 policiers supplémentaires…) et de la lutte contre l’immigration clandestine. Cette grève générale contre l’insécurité relance pourtant le débat sur la départementalisation et en dessine un premier bilan. C’est l’analyse qu’en font de nombreux Comoriens, à l’instar de l’écrivain Mohamed Nabhane, très engagé dans le Collectif de soutien aux délogés de Mayotte. En effet, en 2016, plus d’un millier de Comoriens avaient été « décasés » par des bandes violentes et xénophobes. Leurs maisons détruites et pillées, ils ont été réduits à vivre dans la rue. « Les Comoriens non mahorais sont devenus les boucs émissaires de prédilection d’extrémistes mahorais qui se veulent plus français que les Français de France, alerte l’écrivain. Des bandes organisées, opérant une sorte de “nettoyage” du paysage, font justice elles-mêmes. » Pourtant, il n’y aura pas de progrès social à Mayotte sans codéveloppement avec l’Union des Comores.

Maud Vergnol

Chef de la rubrique Politique

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