PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

 Publié le 22/10/2020

La petite clinique qui a fait plier Ramsay

 

Nicolas De La Casinière (site rapportsdeforce)

 

Le personnel de la clinique psychiatrique nantaise n’en revient pas d’avoir tenu si longtemps, et d’avoir fait plier le groupe australien Ramsay.

Elles sont arrivées avec la pancarte du jour « Clinique du Parc, 35e jour de grève », en ajoutant un sous-titre oral « dont 29 consécutifs »… Ce n’était pas prévu, mais ce 15 octobre la soirée de soutien a aussi été l’annonce de la fin de conflit. Elles réclamaient 100 € d’augmentation, elles ont signé pour 60 € net, une prime « exceptionnelle » de 100 €, plus un accord sur la prime habillage/déshabillage, inscrite dans la convention collective, mais jamais versée, et une prime à l’intéressement.

« Physiquement, moralement et financièrement, ça commençait à être dur même si nous avons eu énormément de soutien. On en est à plus de 9000 messages sur notre groupe WhatsApp », note Fanny, secrétaire administrative depuis 11 ans. « Nous ne voulions pas un résultat clivant, excluant. C’était la même chose pour tout le monde, point barre : agents de service, administratifs, soignants, même le cadre qui n’a jamais été en grève… » Fini la musique sur le piquet de grève, les confettis, les délires au mégaphone.

Le collectif n’était pas préparé à une si longue grève. « Nous avons commencé le 16 juin et l’on tout de suite vu qu’on n’était pas entendues. Une prime de rentrée et des tickets resto, ce n’est pas ça qu’on voulait. À la rentrée nous sommes parties en grève reconductible, et nous avons eu aussitôt une forte mobilisation à tous les postes, administratif, agents hospitaliers, psychologues, infirmières, aide-soignantes » lâche Khadija, infirmière depuis un an.

Des salaires 300 à 400 € inférieurs au public

La lutte « pour une meilleure considération des soignants » demande aussi une revalorisation des salaires. Une aide-soignante touche par exemple 1150 € net par mois avec un week-end de garde malgré 5 ans d’expérience, une infirmière avec 15 ans d’expérience gagne 1500 € net par mois avec un week-end de garde également : « C’est 300 € à 400 € de moins que dans le public, alors que les gens sont persuadés que dans le privé on gagne mieux… », soupire Khadija. Exerçant en libéral, les médecins n’ont pas fait grève. Mais ils ont soutenu le mouvement, certains passant tous les jours voir les grévistes.

« Et puis là, surprise : la direction nous a réquisitionnées en nous envoyant des huissiers à domicile pour nous remettre la lettre… Même au personnel en arrêt de travail… » En fait, dans le privé, et sans notion de danger imminent, le personnel ne peut pas être légalement réquisitionné. « On a même tenté de me réquisitionner sur un contrat que je n’avais pas encore signé », rigole Olivier, infirmier en remplacement depuis trois ans et demi, en contrats d’un à trois jours. Le tout assorti d’intimidations : « On nous a dit qu’on risquait 6 mois de prison et 10 000 € d’amende. Il paraît que ça venait d’un courrier de l’ARS (Agence régionale de santé) qu’on a demandé à voir et qui ne nous a jamais été montré… »

« Quand la direction s’est rendu compte que la manœuvre avait échoué, décision a été prise de transférer les patients ailleurs, dans des villes aux alentours, mais jusqu’à Rennes et Laval à 110 et 135 km de Nantes. Nous ne pensions pas que la direction viderait la clinique. C’est de la psychiatrie, beaucoup d’écoute, d’entretiens, de relationnel… Nous connaissons nos patients. Le jour du ballet des ambulances, nous étions très tristes. C’était du gâchis… » Évidemment, la direction de Ramsay a tenté le grand classique de la culpabilisation en parlant de « vraie prise en otage des patients ».

Une grève exemplaire

Fanny n’en revient pas : « La solidarité a été formidable ». Syndicale, amicale, militante… Au B17, lieu autogéré nantais situé à 800 m de la clinique, la soirée de soutien est à l’initiative du groupe des Féministes révolutionnaires qui a fourni croissants et café et prêté son mégaphone très apprécié par le piquet de grève.

Dans cette clinique pratiquement sans syndiqué·es, les grévistes ont découvert que leurs déléguées du personnel ne s’investissaient pas dans la grève. Et comme la direction ne voulait parler qu’avec ces représentantes connues, beaucoup de temps a été perdu. Mais l’auto-organisation a plutôt bien fonctionné. Si le mouvement a été bien suivi, plusieurs facteurs y ont contribué : les personnels non remplacées (aide-soignante de nuit, responsable hospitalière, responsable qualité…) ont mis un surcroît de pression. La dégradation des conditions de travail, le sous-effectif, l’absence de formation, les salaires au ras des pâquerettes ont cristallisé une énergie qui couvait.

« Et puis la mauvaise foi, les coups bas de la direction ont bien aidé à renforcer la cohésion d’un groupe qui fonctionnait déjà bien ensemble, très soudé. La division n’a jamais pris. Même avec les médecins ça n’a pas marché quand la direction leur a raconté : “Vous ne savez pas ce que les grévistes disent sur votre compte…” La grève a resserré les liens. Nous avons prévu une fête de fin de grève. On va se prendre un week-end, en louant un gîte pour être entre nous… » La solidarité a été formidable. Bon, 60 € d’augmentation, ce n’est peut-être pas énorme… Elles parlent à la fois de victoire et de défaite : « Nous perdons une petite bataille, mais la guerre n’est pas finie ».

La clinique du parc est le seul établissement psychiatrique privé à Nantes. Une cinquantaine de salariées, à 90 % des femmes, pour un établissement du groupe Ramsay santé, filiale du groupe australien Ramsay Health Care qui a en 2014 racheté la Générale de Santé en partenariat avec Crédit Agricole Assurances. Le chiffre d’affaires annuel de Ramsay Santé a grimpé de 51,7 % au bilan de juin 2019, et de 44,4 % (1,93 milliard d’euros) lors de la publication des chiffres en févier dernier.

 Publié le 18/10/2020

« Ce sont des milliardaires, nous on est des pauvres, et on va leur tenir tête » : la colère monte dans l’hôtellerie

 

par Louise Rocabert (site bastamag.net)

 

Avec le Covid-19, le secteur de l’hôtellerie marche au ralenti. Et certains employeurs en profitent. Pressions pour faire baisser les salaires, licenciements abusifs et répression syndicale risquent de s’aggraver affirment les personnels, dont beaucoup sont syndiqués à la CGT. Reportage.

À Clichy, au nord de Paris, les rendez-vous s’enchaînent en ce mois de septembre entre les animateurs syndicaux et les salariés, au sein du local de la CGT. Dossiers sous le bras, les travailleurs s’installent derrière le bureau d’un des trois animateurs syndicaux. Le Covid-19 a bouleversé la rentrée dans l’hôtellerie, entraînant un aménagement des conditions de travail, la fermeture d’environ un tiers des hôtels en région parisienne et le passage en activité réduite pour l’essentiel de ceux qui sont restés ouverts. Cela n’a cependant pas modifié l’activité des syndicalistes, habitués à être très sollicités. En cause : les conditions de travail particulièrement dégradées dans le secteur, régi par une convention collective « au rabais », et qui recourt massivement à la sous-traitance, aux contrats d’extra voire même à l’embauche sans contrat. 

Le secteur de l’hôtellerie, « véritable laboratoire de la précarité »

Sébastien, réceptionniste de 28 ans, qui assure des permanences au local du syndicat depuis le mois de juin, pense que cette « convention des hôtels, cafés, restaurants » est de l’ordre de « l’arnaque » : pas de sur-rémunération des heures de nuit, des week-ends et des jours fériés, des heures supplémentaires entre la 36ème et 39ème majorées à 10 %… « Il n’y a pas beaucoup de secteurs qui connaissent leur convention collective, mais dans l’hôtellerie, tout le monde sait ce que c’est, parce qu’on sait qu’elle est extrêmement mauvaise. »

Tiziri Kandi, animatrice syndicale depuis trois ans, parle même de « véritables laboratoires de la précarité », avec une organisation du travail qui fragilise les salariés et une représentation syndicale difficile qui entraîne surexploitation et abus de pouvoir. Depuis quelques années, cette organisation spécifique tend à se généraliser à l’ensemble du salariat, en particulier avec la Loi Travail et l’accord de performance collective instauré par les ordonnances Macron de 2017. « Dans ces secteurs, tu n’as pas forcément de jours de repos fixes, tu as des plannings qui peuvent changer d’une semaine à l’autre, tu as plus tendance à être un salarié polyvalent, à avoir une mobilité géographique importante et contrainte. »

Mi-septembre, Tiziri Kandi reçoit ainsi au local un salarié, M. Martin [1], qui raconte pendant plus d’une heure son histoire : heures supplémentaires quotidiennes et non payées, liste de tâches très étendue, avec entre autres le travail administratif, la gestion des équipes et la maintenance du site. En février dernier, alors qu’il faisait des courses pour l’hôtel hors de ses heures de travail, il a un très grave accident de voiture. Son supérieur hiérarchique refuse de déclarer l’accident du travail et de lui envoyer ses attestations de salaire au prétexte que l’accident a eu lieu hors de ses heures de travail déclarées.

Polyvalence forcée et sous-traitance

La polyvalence forcée de M. Martin contraste avec l’hyperspécialisation de métiers massivement basculés en sous-traitance depuis les années 2000, comme ceux des femmes de chambre et d’équipiers. À l’inverse, ces métiers réservés de fait à deux des segments les plus précaires du salariat, les femmes et les personnes migrantes, offrent un périmètre d’activité restreint, et ne permettent pas d’évoluer, l’entreprise de sous-traitance étant déjà sur-spécialisée dans quelques métiers. Cette situation réduit de plus les possibilités de reclassement suite aux accidents du travail, très fréquents dans ces secteurs à la dangerosité sous-évaluée.

Le recours accru à la sous-traitance constitue un angle d’intervention important de la CGT-HPE (pour hôtels de prestige et économiques). C’est même devenu la marque de fabrique de ce syndicat, depuis la première grève victorieuse pour l’internalisation des salariés en sous-traitance à l’hôtel Campanile de Pont de Suresnes en 2012. Le syndicat avait alors obtenu dans 13 hôtels l’internalisation des salariés et défend désormais partout où il intervient la problématique de « la reconstitution de la communauté de travail ».

Claude Levy, cofondateur du syndicat créé en 2009, dans la lignée du Syndicat des Hôtels Concorde, revendique une approche syndicale offensive, mise en place dès le début : « On ne réagissait pas uniquement quand les salariés se faisaient licencier, on les défendait au quotidien et on menait des batailles pour gagner des droits. » Une de leur première bataille a été l’inclusion des salariés de la sous-traitance dans l’électorat et les corps élus de l’hôtel qui les emploie. Ces droits ont depuis été remis en cause d’abord par la Loi Rebsamen de 2015 qui les a écartés des comités d’entreprise, puis par les ordonnances Macron de 2017, qui les excluent de fait de tout poste éligible sur le lieu de travail (le statut de délégué du personnel ne leur est plus accessible).

Ordonnances Macron et Covid-19

Avec la crise du Covid-19, les effets de ces ordonnances Macron se font sentir davantage. En cause : les accords de performance collective (APC), qui mettent en péril le maintien des salaires de ceux et celles qui sont en chômage partiel. Foued Slimani, délégué syndical pour le groupe Louvre Hôtels, et employé polyvalent à l’hôtel Campanile Tour Eiffel depuis six ans, se bat actuellement contre les effets délétères de ces APC. Présenté comme une alternative aux licenciements, ce dispositif permet à l’employeur de modifier le contrat de travail des salariés à l’aide d’un accord collectif. Les entreprises peuvent ainsi s’affranchir des conventions collectives avec des modifications de la durée du temps de travail, des baisses de salaires et des transformations des conditions de travail. À l’hôtel Campanile Tour Eiffel, les salariées ont obtenu le maintien des salaires à 100 % pour les personnes en chômage partiel jusqu’au 31 mai.

Mais début avril, alors que s’ouvrent de nouvelles négociations sur les modalités de poursuite du chômage partiel, la direction avance un APC qui propose « un aménagement de la rémunération dans le respect des minima hiérarchiques », soit la possibilité du passage au Smic pour un grand nombre d’employés. La CGT-HPE réécrit la proposition en retirant la possibilité d’être licencié ou sanctionné en cas de refus de l’accord, en réduisant la mobilité imposée à un temps de trajet similaire à celui effectué actuellement par le salarié et en encadrant très strictement la polyvalence. S’ils ont pour le moment obtenu gain de cause, les syndicalistes s’inquiètent de la suite, ils savent que « ce n’est que le début ». « Si les gens descendent dans la rue, ils peuvent empêcher ces licenciements », pense Momo, sous-directeur du Campanile Tour Eiffel.

Licenciements et répression syndicale

Si ces « accords » se multiplient dans les mois qui viennent, comme au Méridien Étoile où il s’en négocie un, la CGT-HPE s’inquiète de phénomènes plus invisibles et qu’il est plus difficile de combattre, à commencer par le recours massif aux licenciements individuels pour faute grave. Contrairement aux APC, ceux-ci n’exigent ni négociation ni versement d’une indemnité de licenciement en cas de refus. Les syndicalistes remarquent en cette rentrée une multiplication des consultations pour licenciements individuels : les motifs avancés sont souvent extrêmement minces, à l’image du licenciement de Mme Costa pour « vol de deux bouteilles d’eau Cristalline » ou de celui de Mme Milier pour « agissements fautifs », et « manquements aux obligations contractuelles ».

Tiziri Kandi évoque « un climat de terreur contre des salariés », qui se traduit pour elle par deux phénomènes : la sanction « arbitraire » et la répression syndicale. En septembre un réceptionniste s’est présenté au local, il avait été licencié le lendemain de sa demande d’organisations d’élections du personnel – cas fréquent selon Sébastien qui accueille les salariés. Monia, sous-directrice à l’hôtel Campanile Tour Eiffel et syndiquée CGT-HPE, a elle-même subi un harcèlement de sa direction. Celui-ci a notamment conduit les salariés de l’hôtel à faire une grève en 2017 – qu’ils gagneront – contre la discrimination syndicale. Pour elle, cette discrimination était aggravée par son genre : « On ne reconnaît pas nos compétence, on doit être mariée au directeur et tout accepter ». C’est d’ailleurs ce qui l’a motivée à rejoindre la CGT-HPE il y a déjà quatre ans : un syndicat composé à 60 % de femmes (elles occupent plus de la moitié des emplois dans l’hôtellerie), qui défend les plus précaires d’entre elles, et les encourage à occuper des positions de déléguées du personnel.

« Les profits d’hier doivent combler les déficits d’aujourd’hui »

Sébastien estime que la crise sanitaire est un « prétexte » pour licencier, pour faire passer des restructurations qui ont pour but d’augmenter les marges futures. « Les profits d’hier doivent combler les déficits d’aujourd’hui », suggère-t-il. D’autant que la reprise économique est, à terme, quasi assurée par l’attraction touristique de Paris et l’organisation de nombreux événements très médiatisés, comme les Fashion Weeks ou les Jeux olympiques de 2024.

De leurs côtés, les hôteliers avancent un manque à gagner dû à la crise du Covid-19. Pendant les deux mois de confinement, 95 % des hôtels étaient fermés selon le gouvernement, le chômage partiel couvrant intégralement leurs dépenses en masse salariale. Ils ont progressivement rouvert, subissant une importante baisse de fréquentation [2]. Une partie des salariés travaillent donc à mi-temps, avec, encore, une compensation du salaire par le chômage partiel, comme au Campanile Tour Eiffel ou au Hyatt Madeleine.

Certains hôtels ont déjà annoncé leur fermeture, comme le W Opéra, un 5 étoiles parisien, d’autres enclenchent des licenciements. Si le groupe Accor (Ibis, Novotel...) a renoncé à verser des dividendes à ses actionnaires en 2020, il a annoncé la suppression de plusieurs centaines d’emplois. Le groupe Constellation en supprime 247 en France dont 191 au Hyatt Regency Étoile, soit 40 % de la masse salariale de l’hôtel. De nombreux hôtels ont effectué des « petits licenciements collectifs » (de moins de 10 personnes), à l’image du Hyatt Paris Madeleine, qui a annoncé début septembre six licenciements : un responsable de nuit, une assistante ressources humaines, deux commis de cuisine et deux coordinateurs événements. Les syndicalistes s’estiment insatisfaits des justifications apportées par la direction, qu’ils ont rencontrée à deux reprises. Ils ont donc organisé un rassemblement le 16 septembre devant l’hôtel.

Les militants estiment qu’avec 4 millions d’euros de dividendes versés en 2019 aux actionnaires de l’hôtel, l’argent pour sauver ces emplois devrait être trouvable. D’autre part, si le plan de licenciements est économique, alors pourquoi supprimer quatre postes rattachés à la catégorie socio-professionnelle d’ouvrier, qui représente très peu dans la masse salariale ? De surcroît, disent-ils, le responsable de nuit, interne à l’hôtel, sera remplacé par un agent de sécurité d’une entreprise privée sous-traitante. Les syndicalistes estiment que le coût sera deux à trois fois supérieur.

Nicolas, délégué de proximité, qui travaille à l’hôtel depuis 2014, d’abord comme plongeur, aujourd’hui comme équipier polyvalent, s’inquiète de ces licenciements. Lui, tout comme les femmes de chambre, est embauché par la société de sous-traitance Onet, qu’il surnomme « malhonnête » ; il se sent déjà fragilisé par la difficulté de son emploi et son statut de sous-traité. Ce qui le rassure c’est d’être syndiqué. « Je sens que la CGT-HPE est un avocat du travail. Sans le syndicat, je serais déjà licencié. Et tout le monde doit avoir un avocat du travail, CGT ou autre, parce que tu as toujours des problèmes au travail. »

Poursuite de la lutte à l’Ibis Batignolles

À quelques kilomètres de là, dans le 17ème, les salariées de l’hôtel Ibis poursuivent leur lutte. En activité partielle depuis le 16 mars, et probablement encore jusqu’au mois de décembre, elles n’abandonnent pas la bataille pour leur internalisation. Elles se sont réunies le 22 septembre au local de Sud-Rail pour débattre entre elles de la suite du mouvement.

Tiziri Kandi fait le point sur son volet juridique. Elles doivent faire appel de la décision des prud’hommes qui les ont déboutées de leurs demandes et préparer leur dépôt de plainte au pénal pour discrimination raciale : à l’hôtel Ibis Batignolles, les salariées en sous-traitance sont toutes d’origine africaine. « Le but de la mise en sous-traitance c’est de créer une situation d’inégalité de traitement entre salariés » explique Tiziri Kandi. La sous-traitance entretient une véritable ségrégation, en empêchant à ces femmes d’occuper les espaces communs tels que la salle de pause ou la cantine. « Tout ce climat de différenciation de traitement et de statut social favorise une marginalisation et une exposition de plus en plus grande à des violences, qu’elles soient morales ou sexuelles. »

Après huit mois de grève et deux de confinement, les travailleuses en lutte de l’hôtel Ibis ne lâchent rien

Les femmes font la liste des activités militantes menées depuis la réouverture de l’hôtel, le 1er septembre : rassemblements, occupation du hall du Scribe Opéra, action devant le siège Accor, campagne d’affichages dans tout le nord parisien, réunion du comité de soutien, impression d’étiquettes à coller sur les courriers. Durant la réunion, elles préparent deux autres actions : l’occupation du hall de l’hôtel Novotel Châtelet-les-Halleset un stand festif dans le 17ème.

Surtout, elles débattent des effets de la crise dans l’hôtellerie. Elles s’interrogent : « Accor et STN [la société sous-traitante] disent qu’ils n’ont pas d’argent, donc maintenant s’ils disent ça, qu’est-ce qu’on peut faire ? ». Rachel Keke, gouvernante qui assure souvent le rôle de porte-parole du mouvement, répond : « Il faut tenir tête, ils nous négligent parce qu’on est des femmes, qu’on ne sait pas lire, qu’on ne sait pas écrire, mais on a un syndicat fort derrière, on a des soutiens, notre grève est connue de partout, quand on rentre dans un coin les gens sont fiers de nous. Pourquoi on laisserait ça ? Pour aller travailler et se faire mal parler, pour nous faire donner 40, 50 chambres [à nettoyer, ndlr] ? » Racontant qu’elle a été bafouée et humiliée pendant 17 ans, Rachel Keke veut gagner ce combat. Accor, « c’est des milliardaires, nous on est des pauvres, et on va leur tenir tête. Il faut qu’on apprenne à se faire respecter ».

Louise Rocabert (Texte et photos)

Photo de Une : Militantes CGT-HPE, devant le local de Sud-Rail, après la réunion des salariées en lutte de l’Ibis Batignolles, le 22 septembre 2020.

Notes

[1] Certains noms ont été modifiés.

[2] Moins 73 % entre juin 2019 et juin 2020, selon l’Insee.

Publié le 16/10/2020

Les « 4 de Melle », enseignants menacés de sanctions pour avoir protesté contre la réforme Blanquer

 

(site politis.fr)

 

Pour leur participation aux mouvements de grève contre la réforme du bac en janvier et février, quatre enseignants des Deux-Sèvres sont convoqués en conseil de discipline. Ils risquent d’être radiés.

Malgré eux, ils sont devenus le symbole de la répression syndicale et de l’acharnement contre le corps enseignant. Les « quatre de Melle » sont accusés d’incitation à l’émeute et de manquement à leur devoir de réserve pour avoir participé aux mouvements de contestation contre la réforme Blanquer. Pour avoir fait usage de leur droit de grève, ils risquent aujourd’hui d’être radiés de la profession. Le rectorat de l’académie de Poitiers, dont dépend l’établissement, reproche aux enseignants d’avoir participé à trois journées de mobilisation : le 10 janvier, le 22 janvier et le 3 février, dans leur établissement, le lycée Joseph Desfontaines à Melle (Deux-Sèvres) . « Nous sommes accusés de blocage d’établissement et de perturbation des épreuves pour avoir été en rassemblement et en grève ces jours-là », explique Aladin Lévêque, l’un des enseignants concernés.

« Aujourd’hui, aucun enseignant n’est à l’abri »

Ces conseils de discipline ne sont pas le fruit du hasard, explique une voix du syndicat SUD Éducation 79, qui préfère garder l’anonymat : « Ce sont trois enseignants aux profils très variés, des professeurs ordinaires, pour montrer que personne n’est intouchable. » Aladin Lévêque renchérit : « C’est un message envoyé à tous les enseignants de France ! » Le corps enseignant dénonce aujourd’hui la pression que l’Éducation nationale exerce sur la profession. L’article 1 de la loi « pour une école de confiance », promulguée en juillet 2019, est équivoque. Il insiste sur « l’engagement et l’exemplarité des personnels de l’Éducation nationale ». SUD Éducation 79 évoque une « manière d’être réduit au silence ».

Au départ, trois enseignants étaient concernés par ces conseils de discipline. Mais les « 3 de Melle » sont désormais quatre : aux côtés d’Aladin Lévêque, Sylvie Contini et Cécile Proust se retrouve Sandrine Martin. L’enseignante a été prévenue le 14 septembre, en cours, qu’elle allait recevoir une lettre recommandée le soir même l’informant de son passage en conseil de discipline, pour des faits remontant au début d’année 2020. Et ce « sans entretien préalable, à la date limite pour consulter son dossier et préparer sa défense », précise Aladin Lévêque. Contacté, le rectorat de l’académie de Poitiers se contente de présenter ces conseils de discipline comme « une opportunité d’argumenter et de permettre à chacun de défendre sa position, dans le respect des procédures ».

Une enquête menée par l’administration elle-même

Le 7 juin 2020, dans une lettre adressée à Bénédicte Robert, rectrice de l’Académie de Poitiers, Aladin Lévêque, Sylvie Contini et Cécile Proust dénoncent l’ingérence du rectorat et la mise en danger des élèves lors de la passation des épreuves du baccalauréat dans leur établissement. Ils évoquent notamment des portes incendie condamnées et sanglées, des élèves enfermés dans des salles d’examen ou encore des alarmes incendies coupées. « Il semblerait aussi que des consignes aient été données par l’administrateur de ne pas appeler les pompiers en cas de malaise d’élèves », détaillent-ils. Pourtant, « aucune suspension conservatoire n’a été prise à l’encontre de certains membres de l’administration ». Mais les « 3 de Melle », eux, sont suspendus depuis plus de six mois, et ont même « l’interdiction d’entrer en contact avec leurs collègues », selon SUD Éducation 79.

« Aujourd’hui l’administration est à la fois enquêtrice et juge, donc elle a tout le loisir de nous sanctionner comme elle l’entend », s’inquiète Aladin. Lui et ses collègues risquent des sanctions qui peuvent aller du blâme à la suspension, jusqu’à la mutation d’office ou encore la révocation de l’Éducation nationale. Le blâme peut même être infligé par la rectrice sans passer par un conseil de discipline. C’est le cas notamment d’une enseignante du Havre qui a écopé d’un blâme pour avoir critiqué la réforme Blanquer en avril 2019. Les syndicats parlent même d’une « mutation forcée ». À Poitiers, le verdict est d’autant plus attendu que la rectrice Bénédicte Robert est une ancienne collaboratrice du ministre Jean-Michel Blanquer, quand celui-ci était recteur de l’académie de Créteil. « Les services du rectorat nous ont avoué qu’en dernière main, le dossier sera géré par le ministre lui-même », raconte Aladin Lévêque.

Symbole de répression syndicale

Ce lundi 12 octobre, Sylvie Contini était la première à se présenter à la porte du rectorat de Poitiers, soutenue par une foule venue en nombre. Dans un communiqué, plusieurs syndicats (SNES, CGT, Educ’action, FO, Sud Éducation) dénoncent « une répression qui touche tous les secteurs du monde du travail » et « une remise en cause des libertés syndicales et démocratiques ». C’est pour dénoncer les E3C, les épreuves communes de contrôle continu, qu’un mouvement national s’était mis en place en janvier et février derniers. Un mouvement auquel ont participé lycéens, parents d’élèves et enseignants pour dénoncer « un bac inégalitaire ». « Les lycées défavorisés seront les premiers à pâtir de ces réformes, car ils ne pourront pas proposer toutes les options, cela va créer des disparités énormes dans le modèle d’enseignement mais aussi au niveau de la répartition des postes », explique Aladin Lévêque. En réponse à la contestation, des gendarmes seront déployés devant les portes du lycée Joseph Desfontaines et les épreuves reportées plusieurs fois.

« En voulant les faire taire, c’est toute la profession que le ministère cherche à bâillonner », dénoncent les syndicats. « Ils ont la volonté d’aller jusqu’au bout », ajoute SUD Éducation 79. Les enseignants sont d’ores et déjà prêts à saisir le tribunal administratif en cas de sanction. Tous espèrent que ces évènements ne créeront pas un précédent qui mettrait à mal les luttes syndicales. De son côté, le rectorat de Poitiers explique « ne pas pouvoir préjuger de la décision à l’issue de ces conseils de discipline et favoriser les débats contradictoires ». « On va voir s’ils font le choix de l’apaisement et du dialogue social ou s’ils vont perpétuer ce passage en force », conclut Aladin Lévêque.

 

par Tania Kaddour-Sekiou

Publié le 21/09/2020

Pourquoi beaucoup de salariés ont la tête ailleurs

 

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

 

Toulouse, Marseille, Lyon, Nantes, Montpellier, Le Mans, Perpignan, les premiers défilés de la matinée n’ont pas fait le plein. Annoncée dès le 9 juillet par Philippe Martinez, à la sortie de la rencontre entre le Premier ministre et les partenaires sociaux, la journée de grève et de manifestations du 17 septembre, centrée sur l’emploi, mobilise faiblement. Nous avons cherché à savoir pourquoi. Éléments d’explications.

Très tiède. C’est la température de la première journée interprofessionnelle de l’après épisode de crise sanitaire du printemps. Et même plutôt fraîche à considérer le baromètre que représente généralement la mobilisation dans les transports. « La circulation ferroviaire sera normale sur l’ensemble du réseau du mercredi 16 septembre à 20 h jusqu’au vendredi 18 septembre à 7 h 55 », a indiqué la SNCF dans un communiqué deux jours avant la grève. Même situation à la RATP. La régie ne prévoit pas d’impact sur le trafic.

« Nous sommes encore un peu au lendemain de la grève contre les retraites, puisque cela s’est enchaîné sur le Covid-19 qui a un peu tout figé. En cette rentrée, le moment est un peu moins collectif avec des préoccupations sanitaires, de retour à l’école des enfants. Ce n’est pas forcement la joie », explique Alexis Louvet, co-secrétaire de Solidaires RATP. Après la grève historique de l’hiver dernier, dont les conséquences financières se font encore sentir, l’actualité dans l’entreprise est la répression. Le licenciement début septembre d’Alexandre El Gamal, un syndicaliste CGT très apprécié dans l’entreprise, a marqué les esprits. Dans ce contexte, la date du 17 septembre n’est pas arrivée à se frayer un chemin. D’autant plus qu’elle n’est appelée que par la CGT et Solidaires. L’UNSA, première organisation ne s’y est pas associée.

« Le Covid est un étouffoir ! »

Même ambiance ou presque à la SNCF. Là aussi, la grève de l’hiver pèse encore et le licenciement cet été d’Eric Bezou donne le ton. Mais ici, en plus des incertitudes liées à la situation sanitaire, les agents sont dans l’expectative à propos de leur avenir, avec la mise en place progressive de la privatisation, votée par le parlement en 2018. « Le Covid est un étouffoir ! Cela pèse sur les mobilisations et la détermination », tranche Jean-Pierre Mercier syndicaliste CGT chez Renault. Son syndicat appelle à la grève jeudi dans toutes les usines du groupe, cependant « les gars nous disent vous avez raison, mais ils ne se sentent pas d’y aller », rapporte le délégué syndical central. Du coup, il s’attend à une « mobilisation très militante ». Alors que la période est partout aux demandes de « sacrifices sur l’emploi, les salaires ou le temps de travail », il assure que « les salariés sont inquiets sur l’emploi et sur l’avenir, y compris à PSA où le groupe a pourtant dégagé 600 millions de bénéfice au premier semestre malgré deux mois de fermeture ». Ce qui n’empêche pas selon lui de nombreuses discussions dans les ateliers « sur ce qu’il faudrait revendiquer et contre qui il faut se battre ».

Une rentrée hors norme

Autre secteur remplissant les cortèges d’ordinaire, mais qui en cette rentrée est à la peine : l’Éducation nationale. « Les enseignants sont déjà assez fatigués alors que c’est juste la reprise », constate Marie Buisson CGT, la secrétaire générale de la FERC-CGT. Entre la nécessité de se protéger et de protéger les enfants, les masques, le nouveau protocole, les difficultés des parents lorsqu’une classe ou une école ferme, le rattrapage de deux mois de confinement  : « ils se posent beaucoup de questions et sont soumis à une forte pression » explique-t-elle. Une situation qu’elle juge peu propice à la mobilisation, au moins pour le 17 septembre, en tout cas sous cette forme et autour du sujet de l’emploi, le grand thème de cette journée de grève. « Rater une journée de cours quand c’est ta deuxième semaine est compliqué, d’autant que la première semaine a été grandement consacrée à l’adaptation des conditions sanitaires d’accueil des élèves », rappelle-t-elle.

« Nous n’avons distribué que la moitié des tracts par rapport à d’habitude. Une partie des boîtes ciblées était déserte », admet le responsable CGT d’une union départementale. Pour lui, entre les congés tardifs de septembre, le télétravail et les secteurs d’activité touchés par la crise, le constat est évident : « tout n’a pas repris ». Autre problème, avec la crise sanitaire, « nous ne savons même pas comment la manifestation va se dérouler » s’interrogeait Marc Godard, le secrétaire départemental héraultais de Sud-PTT, quelques jours avant le 17 septembre. Son département étant classé en rouge depuis plus de deux semaines, il admet que ni son syndicat ni la CGT n’ont vraiment mobilisé les postiers : « nous avions peur de faire sortir des gens en grève, alors qu’il est difficile de les mobiliser, et que les manifestations ne soient pas autorisées ». Mais au delà, ce qui préoccupe facteurs comme syndicalistes postiers, ce sont les multiples cas de Covid-19 qui sont apparus dans plusieurs bureaux de distribution du département ces derniers jours. Une crainte qui, associée à « un mélange d’attente et de résignation » de nombreux postiers, limite leur envie de rejoindre les manifestations apprécie Marc Godard.

Recentrage sur son secteur et replis sur soi

À défaut d’un sujet immédiatement identifiable pour cristalliser les colères, comme la réforme des retraites dans l’hiver, nombre de salariés, et même d’équipes syndicales, se recentrent sur leur secteur d’activité. « Les collègues étaient hyper nombreux dans les heures d’informations syndicales, mais les questions portaient sur les masques, les récréations ou les protocoles » observe Marie Buisson de la fédération CGT de l’Éducation. Les sujets plus loin du quotidien au travail y sont moins débattus. Même son de cloche à La Poste. « Nous n’arrivons pas à élargir au-delà des préoccupations postales qui sont déjà importantes. Alors qu’elles sont liées à la politique générale du gouvernement », regrette Marc Godard de Sud-PTT. Pour le moment, ce qui domine, c’est la « crainte pour leur boulot ». Une peur légitime dans un contexte où le mot PSE n’est plus complètement tabou dans la bouche de certains cadres affirme le syndicaliste.

« Avec le confinement et ses suites, les gens sont dans un repli sur soi. Il y a un rétrécissement de la société que l’on ressent aussi sur le terrain syndical », analyse Serge Ragazzacci, le secrétaire départemental de la CGT dans l’Hérault. Des signes qui inquiètent aussi Marie Buisson. Siégeant à la commission exécutive confédérale de la CGT, elle note qu’après le confinement, l’été, et maintenant la reprise épidémique « il est difficile de faire revenir les gens » dans les réunions et les structures syndicales. Alors que dans le même temps, les unions locales sont submergées de demandes de salariés et de syndicats d’entreprise confrontés à un chantage à l’emploi, avec à la clef, des propositions de signature d’accord.

Jusque-là, « les batailles pour l’emploi se produisent boîte par boîte » observe Marie Buisson. L’enjeu de cette journée interprofessionnelle pour les syndicats, CGT en tête, est d’en faire une question nationale. Des salariés de certaines entreprises ayant annoncé des licenciements seront bien présents dans les manifestations, sans que pour l’heure se dessine un front des « boites en lutte contre les licenciements ». À Lyon, des salariés de Renault Trucks répondront à l’appel à la grève. L’entreprise avait annoncé 463 suppressions de poste en juin. À Toulouse, des syndicalistes de plusieurs entreprises du secteur aérien se réuniront à l’issue de la manifestation à la bourse du travail. Dans le Nord, des salariés d’Auchan ont prévu une action en direction de magasins de l’enseigne avant de rejoindre la manifestation. Même chose à Paris, où des salariés de TUI France confrontés à un PSE au rabais se retrouveront devant le siège de l’entreprise.

Des signaux faibles pour le moment. À l’inverse, à côté de Rennes, les employés de Technicolor ne comptaient pas renforcer les cortèges, malgré l’annonce de 110 suppressions de postes, avant de se décider tardivement. Ceux des laboratoires Boiron étaient en grève, mais le 16 septembre. Pour le mouvement d’ensemble souhaité par les syndicats : tout reste à construire.

 Publié le 12/09/2020

Philippe Martinez (CGT) : « Nous avons besoin d'un plan de rupture »

 

Marion d'Allard Stéphane Guérard (site humanite.fr)

 

Entretien. Crise sanitaire, plan de relance, explosion du chômage, réforme des retraites… Le secrétaire général de la CGT revient sur une rentrée au contexte inédit, en attendant la mobilisation du 17 septembre.

Alors que la rentrée sociale, aussi, se fait dans un contexte particulier, la CGT appelle, partout en France, à des mobilisations, le 17 septembre. Son secrétaire général, Philippe Martinez, met en garde contre la violence d’une deuxième vague sociale. Il plaide pour la conditionnalité des aides publiques aux entreprises et la mise en place de mesures de protection pour les plus précaires.

Nous venons de vivre une séquence exceptionnelle, au sens premier du terme. Avec un peu de recul, quel regard portez-vous sur cette crise sanitaire et ses conséquences sur le monde du travail ?

Philippe Martinez Cette pandémie aura des répercussions sur l’avenir. En bouleversant profondément le fonctionnement du pays, elle nous a aussi confortés sur un certain nombre de sujets. Elle a révélé, par exemple, le besoin criant d’indépendance industrielle en matière de santé, de fabrication de masques et de médicaments. Elle a aussi éclairé le malaise des personnels à l’hôpital, qui se battent depuis plus de 18 mois pour le service public, exigeant plus de moyens humains et financiers. L’affluence extraordinaire dans les hôpitaux leur a donné raison. Cette crise sanitaire nous a également confortés sur la question de notre modèle social, très décrié par les gouvernements successifs et le patronat, et qui, même en ayant été abîmé, a agi comme un amortisseur indispensable. Enfin, ce virus a été un grand révélateur de tous les maux du monde du travail. Le rapport du salarié à son propre travail a évolué. On a vu émerger tous ces travailleurs indispensables au fonctionnement du pays et qui pourtant sont payés au Smic.

L’organisation du travail a été bouleversée, les collectifs de travail ont souffert et le confinement a isolé nombre de salariés. Mais, cette période a aussi eu pour conséquence de reposer la question de la réduction du temps de travail et de notre rapport à l’environnement et à la planète.

Le gouvernement a mis en place, dès le début du confinement, un plan d’action d’urgence, en généralisant le chômage partiel, en octroyant des aides aux entreprises… À l’heure où la deuxième vague sociale s’annonce d’une ampleur inédite, que faudrait-il mettre en œuvre pour éviter des plans de licenciement massifs ?

Philippe Martinez Malheureusement, nous pressentons que les vieilles méthodes vont à nouveau être privilégiées. La réponse politique va se borner à l’accroissement des aides aux entreprises sans jamais poser la question de leur contrôle. L’État a donné 5 milliards d’euros à Renault en oubliant que, l’année dernière, le groupe avait versé 1 milliard à ses actionnaires. Dans la foulée, le constructeur licencie plusieurs milliers de salariés. Il faut raisonner en filières. Sur la question du chômage partiel, il convient d’emblée de relativiser le nombre de salariés qui en ont bénéficié. Muriel Pénicaud annonçait 12 millions d’euros, nous sommes plus près des 5 millions. Cela dit, c’est un système qui fait ses preuves en temps de crise. Reste que, même si la CGT a toujours revendiqué le paiement à 100 % des salaires pour les travailleurs au chômage partiel, en réalité, beaucoup vivent maintenant en perdant, chaque mois, 16 % de leur rémunération. Cela pèse sur un budget familial. Dans ce contexte, il faut contrôler les aides versées aux entreprises. Ensuite, il convient de prendre des mesures sociales. Car, même les aides à l’emploi des jeunes sont en réalité des aides aux entreprises.

Augmenter le contrôle des aides publiques aux entreprises, c’est aussi renforcer le contrôle exercé par les salariés en donnant plus de droits à leurs représentants, comme le droit de veto.

À la CGT, nous revendiquons que chaque jeune qui aurait été embauché grâce à ce dispositif obtienne, in fine, un CDI. C’est une des grandes leçons de cette crise. Ceux qui ont souffert les premiers de la situation sont les plus précaires et les intérimaires. Ils représentent les 700 000 premiers chômeurs de cette crise. Augmenter le contrôle des aides publiques aux entreprises, c’est aussi renforcer le contrôle exercé par les salariés en donnant plus de droits à leurs représentants, comme le droit de veto. Pour toutes ces raisons, nous préférons parler de la nécessité d’un plan de rupture, plus que d’un plan de relance.

L’exigence d’un plan de rupture, c’est aussi le sens de votre appel à la mobilisation, le 17 septembre ?

Philippe Martinez Oui. Nous voulons à la fois porter la préoccupation des salariés, au plus près, dans les entreprises, mais également dégager des perspectives et des alternatives pour l’avenir. Bien sûr, pour les militants, sur le terrain, la situation n’est pas facile, mais c’est le rôle d’un syndicat que d’être sur ces deux fronts.

Comment expliquez-vous que toutes les organisations syndicales ne se soient pas jointes à votre appel ?

Philippe Martinez Les différences qui existaient avant la crise existent toujours. Elles sont profondes pour certaines, comme avec la CFDT qui considère que les choses se règlent à l’échelle de l’entreprise. Quant à Force ouvrière, elle n’appelle pas directement mais sa déclaration est en phase avec ce que nous portons.

Les cas de répression antisyndicale se multiplient. La situation en la matière s’aggrave-t-elle, selon vous ?

Philippe Martinez Oui, cela va crescendo. Après la bataille des retraites, nous avons assisté à une sorte de règlement de comptes de la part des directions et du gouvernement. Ce qui se passe à la RATP en est un bon exemple. Un agent a été licencié, avec l’aval de la ministre du Travail, Élisabeth Borne, ancienne directrice de la RATP. Et puis, il y a le cas extrême d’Anthony Smith. Voilà un inspecteur du travail qui, en mars, s’est battu pour que des salariés soient protégés et, aujourd’hui, alors que le gouvernement impose le port du masque, Anthony Smith est muté à 200 kilomètres de chez lui. Il devrait plutôt avoir une médaille.

En parlant de port du masque, est-ce une réponse suffisante pour assurer la sécurité des salariés ?

Philippe Martinez Il faut des règles nationales. Et il faut savoir les adapter en fonction de la réalité du terrain. Le port du masque est une chose importante – avec des masques adaptés et en quantité suffisante. Mais il faut l’aménager, en mettant en place des temps de pause qui permettent aux salariés de respirer. Quel que soit leur métier. Nous l’avons proposé lors des discussions sur le protocole de rentrée. Cela nous a été refusé. Dès que l’on s’attaque à l’organisation du travail, le patronat s’y oppose.

Le télétravail doit-il aussi s’insérer dans un cadre national ?

Philippe Martinez Oui, il faut un accord national. Mais, sur cette question, le gouvernement joue sur du velours. Il nous demande de nous mettre d’accord en sachant pertinemment que le Medef refuse tout accord national. Ce qui lui permettra, à l’instar de l’assurance-chômage, de reprendre la main à terme. Un accord sur le télétravail existe déjà, il faut l’améliorer. Sinon, nous allons voir se reproduire les situations que nous avons connues pendant le confinement. À la CGT, nous revendiquons la mise à disposition de matériel pour les salariés en télétravail et le remboursement des frais inhérents, l’encadrement des horaires de travail avec le strict respect du droit à la déconnexion, mais également que chaque salarié conserve, dans son entreprise, un poste de travail, car le télétravail ne peut pas se faire 5 jours sur 5. Le collectif de travail, c’est essentiel.

Le premier ministre répète qu’il discute avec les organisations. Reste que le plan de relance s’est fait sans nous. Il ne faut pas confondre dialogue social et monologue social.

Retraites, assurance-chômage, dépendance… cette rentrée sociale voit aussi revenir sur la table des négociations des réformes mises de côté pendant la crise sanitaire. Y a-t-il une « méthode Castex » ?

Philippe Martinez Il y a des discussions, mais qui demeurent floues. La mise en œuvre de la réforme de l’assurance-chômage est renvoyée à plus tard et, sur la question des retraites, il n’y a pour l’heure ni échanges formels ni calendrier établi. Seul le Medef a fait savoir qu’il voulait que le sujet soit traité avant 2022. En parallèle, il y a aussi des négociations sur la santé au travail et le sujet du télétravail, qui a émergé ces derniers mois. Quant à la méthode Castex, il répète qu’il discute avec les organisations. Reste que le plan de relance s’est fait sans nous. Il ne faut pas confondre dialogue social et monologue social. Ce n’est pas parce qu’on se téléphone que l’on est écouté. Pour autant, c’est évident qu’il a donné consigne à ses ministres de « garder le contact », comme on dit.

Au sujet de la réforme des retraites, son report est-il à mettre au crédit de la mobilisation sociale exceptionnelle que nous avons connue l’hiver dernier ?

Philippe Martinez À tous ceux qui disent aujourd’hui que la crise sanitaire a eu pour conséquence de stopper le processus d’adoption de cette réforme, je leur rappelle que, sans mobilisation sociale, le texte aurait été adopté bien avant le confinement. Elle a donc été essentielle. Bien sûr, nous ne pouvons pas dire que c’est une victoire totale. Cette réforme reste sur la table et Macron en fait même une question d’honneur. Il veut pouvoir se représenter en 2022 en s’affichant comme celui qui a fait ce qu’il avait promis. Pour autant, tout ce que nous avons expliqué à l’époque a permis l’émergence d’un véritable débat national autour de la question des retraites. Nous avons eu raison de nous battre et l’actualité le confirme. J’ai posé mille fois la question sans avoir de réponse : à l’heure où le chômage explose, comment expliquer que c’est en faisant travailler plus longtemps ceux qui ont un emploi que nous parviendrons à libérer des postes pour ceux qui n’en ont pas ? Idem sur la question du financement de notre système de retraite.

Avec des plans d’exonération en tout genre, la stratégie du gouvernement consiste à couper le robinet du financement pour venir expliquer, ensuite, qu’il n’y a plus d’argent. Dans un tel contexte, se posera tôt ou tard la question de la tenue d’une contre-conférence sociale, comme nous l’avions initialement prévu avec plusieurs autres organisations syndicales, Force ouvrière et CFE-CGC comprises. Oui, il faut un débat. Nous avons un modèle social, il faut le financer. Mais, pour l’instant, honnêtement, je crois que la préoccupation des salariés est ailleurs. Comment aller parler réforme des retraites aux salariés d’Alinéa, à ceux de TUI France, de la filière automobile ou aéronautique ?

Au chapitre de la santé, considérez-vous que le Ségur ait permis de solder la longue lutte des personnels hospitaliers ?

Philippe Martinez C’est évident que, du point de vue du gouvernement, la parenthèse est refermée. Mais, pour les agents, rien n’est réglé. Le compte n’y est pas. Les salariés ont obtenu des avancées grâce à leur mobilisation et parce que la crise sanitaire leur a donné raison. Mais le sujet est loin d’être clos et les mobilisations, d’ailleurs, repartent dans plusieurs établissements. Il manque encore au service public hospitalier des milliers d’emplois, la question des hôpitaux de proximité demeure entière et les Ehpad sont toujours dans une situation très compliquée. Quant aux aides à domicile, elles n’ont rien obtenu.

La lutte des soignants – comme d’ailleurs le confinement – a reposé très fortement la question des salaires. Est-ce le sujet central ?

Philippe Martinez C’est un débat que nous devons imposer partout. Aujourd’hui, on voit se multiplier dans les entreprises les accords de performance collective par lesquels on impose en réalité aux salariés de perdre du salaire pour conserver leur emploi. Quant aux « premiers de corvée », ils sont payés aujourd’hui comme ils l’étaient en février. Augmenter les salaires, c’est un acte politique qui commence par augmenter le Smic. Car, quand on élève le niveau du plancher, on élève mécaniquement celui plafond.

Estimez-vous que les propositions conjointes que vous avez formulées avec le collectif Plus jamais ça ont permis de mettre en cohérence les enjeux sociaux et environnementaux ?

Philippe Martinez Nous avons créé des liens avec les ONG. C’est une bonne chose. Jusqu’à présent, on ne se parlait pas et même, parfois, nous sommes tombés dans les pièges tendus pour nous opposer : soit la planète, soit le travail. Dans le cadre du débat autour du plan de relance, on peut désormais porter des projets conjointement. C’est le cas, par exemple, du transport ferroviaire, où l’on comprend bien que l’exigence environnementale de développer le rail nécessite de renforcer l’emploi public SNCF et de préserver les compétences des cheminots, mais aussi de renforcer notre production industrielle de wagons pour le fret ou de rails, ce qui implique d’être attentif à la filière de la sidérurgie.

La même analyse peut être portée sur la filière bois, en rapport avec la nécessaire isolation thermique des bâtiments ou, plus généralement, sur la relocalisation industrielle qui permet de garantir une production en circuit court. Des entreprises comme la papeterie Chapelle Darblay ou Luxfer sont en ce sens symboliques. Elles sont fermées alors qu’elles répondent précisément à cette double exigence sociale et environnementale. Mais, en face, nous avons un gouvernement qui se montre bien plus attentif à la fusion entre Veolia et Suez, une opération purement capitalistique, sans aucun intérêt, ni pour les citoyens, ni pour la planète.

Entretien réalisé par Stéphane Guérard

Publié le 02/09/2020

Face aux syndicats, Amazon échoue à faire installer des « caméras intelligentes » sur ses sites français

 

Guillaume Bernard (site rapportsdeforce.fr)

 

Le 26 août, Amazon aurait dû installer des caméras intelligentes sur ses sites français. Censées aider à la distanciation sociale, elles devaient émettre un signal sonore lorsque les salariés s’approchaient à moins de deux mètres les uns des autres. Jugé infantilisant et dangereux, le dispositif a finalement été reporté grâce à l’action des syndicats.

 

Il peut paraître cocasse de voir une entreprise qui avait dû restreindre son activité en France pendant le confinement sur décision du tribunal, parce qu’elle était jugée dangereuse pour la santé des ses salariés, faire désormais du zèle en matière de protection sanitaire. Mais on ne manque pas d’air chez Amazon.

Ainsi, dans les entrepôts français du géant américain, on ne pratique pas 1 mètre de distanciation mais 2 et des « ambassadeurs de l’hygiène », (aussi appelés « safety angels) » rappellent à l’ordre les collègues qui se rapprochent trop, oublient de se laver les mains, ou portent mal leurs masques. Enfin depuis peu, on tente même d’installer des caméras intelligentes pour aider les employés à respecter la distanciation.

Déjà mis en place aux Etats-Unis, au Royaume-Unis ou encore en Espagne et innocemment appelé « dispositif d’aide à la distanciation sociale » ces caméras auraient dû proliférer dans les entrepôts français d’Amazon dès le 26 août, c’est-à-dire moins d’une semaine après que la décision d’en faire usage n’a été annoncée en CSE.

Elles auraient dû permettre deux choses, explique Amazon France aux représentants du personnel lors de ces différents CSE locaux, le 20 août :

  • Alerter en temps réel les salariés qui se trouvent à moins de deux mètres l’un de l’autre grâce à un signal sonore.
  • Compter le nombre de personnes présentes dans une même zone et alerter si le seuil de sécurité sanitaire est dépassé.

Dialogue social sauce Amazon

« On ne nous a même pas demandé notre avis, s’indigne Jérôme Guilain, délégué syndical Sud sur le site de Douai, et le 20 août on nous annonce tranquillement en CSE que, puisque les caméras n’enregistrent pas les images, ne les stockent pas et ne les transmettent pas au réseau d’Amazon, il n’y a aucun problème.»

Même rengaine à Sevrey (Châlons-sur-Saône) où Harold Propin, délégué syndical CGT élu au CSE déplore la non consultation des instances représentatives du personnel et le manque d’information. « Ils n’ont pas pu nous dire combien ils comptaient installer de caméras ni dans quels endroits. » Contacté, Amazon n’a en pas donné plus de détail sur le sujet : « le nombre [de caméras] est variable et la mise en place se fait de façon progressive notamment dans les zones à fort passage », répond l’entreprise.

Il n’en faut pas plus pour que les délégué du de Sud sur les sites de Saran (Orléans) et de Douai rappellent l’entreprise à l’ordre via une délibération du CSE transmise dès le 20 août. « Amazon a informé le CSE mais ne l’a pas consulté avant de prendre une décision qui a des conséquences sur la sécurité er les conditions de travail des salariés. Or la loi l’y contraint. Amazon n’a pas non plus évalué les risques liés à la mise en place de ce nouvel outil. Elle doit donc en passer par ces étapes avant de pouvoir prétendre installer une quelconque caméra intelligente », fait valoir Jérôme Guilain. La remarque fait mouche et le 26 août : pas l’ombre d’une caméra dans les entrepôts d’Amazon France.

« Banalisation de technologies intrusives »

Si c’est la contestation de la procédure, trop rapide, trop verticale, qui semble avoir permis au syndicat de repousser l’installation des caméras, ces derniers critiquent également le fond de l’affaire.

« Des caméras pour faire respecter des mesures sanitaires, c’est infantilisant, juge Harold Propin, la direction nous dit que le dispositif n’a pas vocation à punir les salariés, qu’il est pédagogique, mais nous sommes dans une entreprise ou dans une école ? ». Jérôme Guilain abonde : « Même si les données ne sont pas enregistrées, il faut se représenter ce que ça peut faire pour un salarié d’être filmé toute la journée. Il y a de vrais risques psycho-sociaux qu’il nous faut évaluer avant d’installer quoi que ce soit. »

De fait, leurs préoccupations rejoignent celles de la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) qui, face à la multiplication des dispositifs vidéos visant à lutter contre la Covid-19 a tenu à appeler le public à la vigilance dans un communiqué de juillet.

Elle y déclare : « Le déploiement massif de ces dispositifs de captation de l’image des individus et de détection de certains de leurs attributs ou comportements pourrait conduire, chez les personnes concernées, à une modification – voulue ou subie – de leurs comportements.

(…)

Leur développement incontrôlé présente le risque de généraliser un sentiment de surveillance chez les citoyens, de créer un phénomène d’accoutumance et de banalisation de technologies intrusives, et d’engendrer une surveillance accrue, susceptible de porter atteinte au bon fonctionnement de notre société démocratique. »

Droit d’opposition

Enfin le dispositif de caméras intelligentes qui tente d’être mis en place chez Amazon pourrait se heurter au droit d’opposition dont dispose toute personne lorsqu’elle est filmée. Il lui permet de refuser de faire l’objet d’une captation dans l’espace public.

Or, selon la CNIL, les caméras intelligentes « captent automatiquement l’image des personnes passant dans leur spectre de balayage, sans possibilité d’éviter les personnes ayant exprimé préalablement leur opposition. En pratique, ces personnes pourront uniquement obtenir la suppression de leurs données et non éviter leur collecte. » Leur droit d’opposition ne sera donc pas respecté. Si tel est le cas « les dispositifs concernés doivent être spécifiquement autorisés par un cadre légal spécifique prévu soit par l’Union européenne, soit par le droit français », conclut la CNIL.

Lorsque nous demandons à Amazon pourquoi le projet de caméras dans ses sites français a été repoussé c’est d’ailleurs ce point que souligne l’entreprise et non le fait que les CSE demandent à être consulté et non simplement informés.

« Lors des discussions avec les représentants du CSE, ceux-ci ont émis le souhait que les salariés aient la possibilité de ne pas être dans le champ de ce dispositif. Nous avons pris note de ces demandes et étudions par conséquent une solution technique qui permettrait aux salariés qui ne souhaitent pas être dans le champ du dispositif d’alerte d’emprunter un chemin alternatif. Dans l’attente d’une telle solution, nous avons mis le projet en suspens », conclut Amazon.

Publié le 28/08/2020

Masques gratuits. Une revendication qui monte en puissance

 

Diego Chauvet (site humanite.fr)

 

« Inutiles » en mars, les masques sont désormais obligatoires quasiment partout. Pour autant, ils sont toujours payants. Avec la rentrée cette protection contre le Covid 19 va peser lourd dans les budgets des familles. À moins que le gouvernement ne les rende gratuits.

Le confinement avait démarré au mois de mars par le scandale de la pénurie de masques, y compris pour les personnels soignants, et du mensonge sur sa prétendue « inutilité ». Désormais, cet outil nécessaire à la prévention des contaminations par le Covid 19 est disponible en nombre. Et bien que de plus en plus obligatoire partout sur le territoire (il le sera notamment dès le 1er septembre dans les entreprises), il est payant. Dès que la date du déconfinement avait été annoncée par Emmanuel Macron en avril dernier, des responsables politiques, notamment à gauche se sont préoccupés de cette question et ont lancé des appels et engagé des initiatives en faveur de la gratuité des masques. L’Humanité avait d’ailleurs lancé une pétition en ce sens dès le 6 mai.

Des collectivités territoriales mobilisées

En cette rentrée, la bataille pour la gratuité reprend de l’ampleur. Au point que des collectivités territoriales ont dû reprendre l’initiative et mettre elles-mêmes leurs finances à contribution pour distribuer des masques aux lycéens et collégiens à la rentrée scolaire. C’est le cas notamment des régions Île-de-France, Hauts-de-France et Occitanie. Mais aussi de départements. La Seine-Saint-Denis distribuera ainsi des masques en tissus pour les collégiens, de même que le département du Val-de-Marne. Durant le confinement déjà, de nombreuses collectivités territoriales s’étaient mobilisées pour produire et distribuer des masques.

Pour l’instant, le gouvernement rejette toujours l’idée d’une gratuité des masques. Le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer s’est même réfugié derrière l’augmentation de 100 euros de l’allocation de rentrée scolaire, considérant que celle-ci servait également à l’achat de ces protections pour les élèves… « Je suis en profond désaccord avec la déclaration du ministre de l’Éducation affirmant que le masque sera « une fourniture scolaire comme une autre », a vivement critiqué la présidente de la région Occitanie, la socialiste Carole Delga, et qu’il devrait être supporté par les familles au même titre que l’achat d’une « trousse » ou de « cahiers ». La situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui réclame des mesures exceptionnelles, sanitaire mais aussi sociale. Le port du masque en milieu scolaire en est une », a ajouté l’élue.

Selon les principes fondateurs de la République

Le président du département du Val-de-Marne, le communiste Christian Favier, est sur la même ligne : « même si on est amené à fournir des masques, nous continuons de demander la gratuité pour tous, compte tenu de l’obligation de la porter qui se généralise. On voit que ça peut peser très lourd dans le budget d’une famille, à peu près 228 euros par mois pour une famille de 4 personnes. Si ça doit durer pendant plusieurs mois, c’est très lourd ». Selon Christian Favier, « le port du masque est une mesure de santé publique. À partir de ce moment-là, il doit être pris en charge. Peut-être par la sécu. En tout cas par les pouvoirs publics, sans que cela soit soumis à la bonne volonté d’une collectivité. Je rappelle qu’elles n’ont pas toutes les mêmes moyens financiers ».

L’idée d’une prise en charge selon les principes fondateurs de la République comme de la sécurité sociale, c’est aussi ce que défend le président de la Seine-Saint-Denis, le socialiste Stéphane Troussel. « L’école est laïque, publique, gratuite et obligatoire, rappelle-t-il. La Sécurité sociale rembourse à 100 % les médicaments irremplaçables. Or face au Covid, le masque est irremplaçable. Dans la philosophie qui fonde la sécu, on cotise selon ses moyens et on reçoit selon ses besoins. Les élèves ont besoin de masques ».

Pour assurer la gratuité des masques aux élèves

C’est aussi avec cet argument que le PCF réclame la prise en charge des masques par la sécurité sociale, et pas uniquement pour les scolaires, mais pour tous. Il n’est pas seul à gauche à avoir une revendication en faveur de la gratuité. Les députés de la France Insoumise avaient déjà déposé un projet de loi en ce sens dès le 28 avril dernier, par le biais d’une prise en charge par l’État. Mardi 25 août, ce sont des élus de l’opposition, dont Yannick Jadot (EELV) et Damien Abad (LR) qui ont joint leurs efforts pour réclamer la gratuité pour les scolaires au gouvernement.

En Seine-Maritime, le député Sébastien Jumel, le maire de Dieppe, Nicolas Langlois, la sénatrice Céline Brulin, les maires du Tréport et d’Eu, Laurent Jacques et Michel Barbier, ont publié une lettre ouverte réclamant au gouvernement de passer commande aux 500 entreprises de la filière de production française pour assurer la gratuité des masques aux élèves de 11 ans et plus. « À considérer que le masque serait une fourniture scolaire comme une autre, écrivent les élus communistes, le risque est grand de banaliser cet objet de protection et au bout du compte de renforcer les inégalités sociales de prévention et de santé. Ce n’est pas la conception que nous nous faisons de la République pour tous et partout ». Avec la FCPE, des parents d’élève se mobilisent également : une pétition a été mise en ligne par l’association le 21 août.

Pour l’instant, le gouvernement fait la sourde oreille. Avec l’installation de la crise sanitaire dans la durée, il va devoir faire face à une campagne en faveur de la gratuité qui monte en puissance. Finira-t-il par l’entendre ?

 

Diego Chauvet

Publié le 15/07/2020

La Sécurité sociale, l’assurance chômage et les retraites en danger !

 

Stéphane Ortega (site tapportsdeforce.fr)

 

Le choix très libéral du gouvernement de défiscaliser et désocialiser primes et heures supplémentaires avait déjà fragilisé les budgets de la protection sociale. Le grand coup de frein sur l’activité économique a fait le reste : des trous abyssaux pour la Sécurité sociale, l’Unédic et les retraites. Une dette sociale encore accentuée par certaines mesures prises par l’exécutif pour faire face à la crise. Une cure d’austérité pourrait bien être imposée dès cet automne.

 

C’est un trou, c’est une crevasse, c’est une tranchée, que dis-je une tranchée… c’est un abysse ! Pour l’année 2020, l’ex-ministre de l’Action et des Comptes publics Gérald Darmanin tablait sur un déficit de 52 milliards d’euros pour la Sécurité sociale. Au lieu de 5,4 milliards prévus initialement. Du jamais vu ! Même pendant la crise économique consécutive au krach boursier de 2008. Un rapport de la Commission des comptes de la Sécurité sociale (CCSS) du mois de juin estime lui le trou à 31 milliards pour la seule branche maladie de la protection sociale, contre 1,46 milliard l’an dernier.

De leurs côtés, les comptes del’Unédic, l’organisme qui indemnise les demandeurs d’emploi, plongeraient de 25,7 milliards en fin d’année, au lieu de moins 0,9 milliard pronostiqué pour 2020 et un retour à l’équilibre qui était attenduen 2021. Au lieu de cela, la dette cumulée atteindrait 63,1 milliards en décembre. Enfin, le système de retraite ne sera pas épargné. Ses finances passeraient également dans le rouge selon une projection du Conseil d’orientation des retraites : -29,4 milliards au lieu de -4,2 milliards cette année.

Les recettes s’écroulent, les dépenses s’envolent

C’est le trait commun à la Sécurité sociale, à l’Unédic et aux caisses de retraite : elles sont financées principalement par les cotisations sociales versées par les salariés et les employeurs. Or, la chute du produit intérieur brut, estimé à 11 % pour l’année 2020, devrait provoquer la destruction de 1,2 million d’emplois. C’est autant de cotisations manquantes pour l’ensemble de la protection sociale. Autre élément pesant sur les recettes : la baisse estimée à 5,7 % du salaire moyen sous l’effet de l’utilisation massive par les employeurs du dispositif d’activité partielle. Qui dit moins de salaires dit également moins de cotisations.

Mais surtout, l’activité partielle, où l’État paye les salariés à la place des entreprises, n’est pas soumise à cotisations. Seules une CSG à un taux réduit et la CRDS sont versées par exemple à la Sécurité sociale. Au bout du bout, l’addition est salée : les pertes totales en cotisations sont estimées à 25,1 milliards d’euros par la Commission des comptes de la Sécurité sociale. Et même à 42,8 milliards en ajoutant les recettes provenant des impôts. Les absences de cotisations de millions de salariés, dans le but avancé de sauver entreprises et emplois, ont eu les mêmes effets sur les comptes de l’Unédic et sur ceux du système de retraites. Pour l’Unédic, le manque à percevoir s’élève déjà à 4,1 milliards au 12 juin. Mais ici, l’activité partielle, c’est le double effet Kiss Cool. Moins de recettes d’un côté, avec l’assèchement des cotisations, et plus de dépenses de l’autre, puisque l’État fait porter à l’Unédic le financement à hauteur d’un tiers du coût total du chômage partiel. Soit un trou de 12,9 milliards d’euros pour ce seul poste, représentant 52 % de son déficit. Enfin, la Caisse nationale d’assurance vieillesse prévoit elle un manque de cotisations de 10 milliards en 2020.

En plus des recettes en bernes, les dépenses ont largement augmenté pour la Sécurité sociale comme pour l’Unédic. Pour cette dernière, en plus du surcoût lié à l’activité partielle, le nombre de demandeurs d’emploi inscrit en catégorie A, celle des chômeurs n’ayant pas du tout travaillé, a augmenté de plus d’un million en deux mois. Ajouté à la mesure gouvernementale prolongeant jusqu’au 31 mai les indemnités des chômeurs arrivés en fin de droits pendant le confinement, l’Unédic a dépensé 7,3 milliards supplémentaires. De son côté, la Sécurité sociale a vu ses dépenses s’envoler avec la crise sanitaire. Les besoins matériels des hôpitaux et plus largement du secteur de la santé en masques, tests, primes, heures supplémentaires ont fait grimper les dépenses de 12 milliards.

Un gouvernement qui n’aime pas trop les cotisations sociales

Comme avant la crise du Covid-19, les cotisations sociales servent d’une certaine façon au gouvernement de variable d’ajustement pour ses politiques économiques. Exonération ici, pour booster la compétitivité des entreprises, allégement là, sensés favoriser les embauches. Un détournement qui oublie que les cotisations sociales servent avant tout à financer la protection sociale des Français. Déjà en janvier 2019, les heures supplémentaires sont désocialisées. Fini les cotisations. Et à la place d’une augmentation du SMIC qui aurait participé à remplir les caisses de la protection sociale, en réponse à la crise des gilets jaunes, des primes sans cotisations. Des mesures qui ont déjà fait passer le déficit de la Sécurité sociale de 1,9 milliard en 2019 à 5,1 en 2020.

Aucun changement de cap lors de la crise sanitaire. La création de l’activité partielle ne génère pas de cotisations. Au lieu de concentrer les dettes sur l’État, celui-ci en transfère une partie sur la Sécurité sociale. Même tendance avec les primes Covid, elles aussi désocialisées. Même philosophie avec les mesures pour soutenir l’économie : le versement des contributions sociales des entreprises est étalé dans le temps. D’abord imaginé par l’exécutif pour le temps du confinement, celui-ci pourra être différé de 36 mois. Une mesure dont le coût est chiffré à 5 milliards et dont le manque à gagner n’est pas compensé par l’État, considérant que les cotisations finiront pas entrer dans les caisses. Sauf évidemment celles des entreprises qui auront mis la clef sous la porte entre temps.

En plus de cet étalement, 3 milliards d’exonérations patronales ont été décidées pour les TPE et PME de secteurs touchés tels le tourisme, la culture, le sport ou l’événementiel. Un trou dans les caisses de la protection sociale que l’État est censé compenser cette fois. Et l’histoire devrait encore se répéter. Pour favoriser l’emploi des jeunes et améliorer la compétitivité des entreprises, le gouvernement réfléchit à un mécanisme d’exonération des charges salariales sur plusieurs années. La note pourrait dépasser 10 milliards d’euros, et les déficits se creuser d’autant.

L’austérité pour payer les dettes ?

Techniquement et le temps de la crise du Covid-19, le plafond des dettes « autorisées » de l’Agence centrale des organismes de Sécurité sociale (ACOSS) a été relevé de 39 à 95 milliards d’euros pour éviter un défaut de trésorerie et une incapacité à régler la facture sanitaire. Mais pour la suite : « il n’y a pas d’argent magique ». C’est ce qu’assurait Emmanuel Macron à une infirmière réclamant des moyens en 2018. Cela vaut pour la protection sociale comme pour le budget de l’État dont le déficit doit passer de 93 à 220 milliards d’euros selon le troisième projet de loi de finances rectificatif.

« À la sortie de cette crise, il faudra faire des efforts, le redressement sera long et il passera par le désendettement du pays », expliquait déjà Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie le 10 avril 2020. Une orientation non démentie depuis par le gouvernement ou le chef de l’État. Un désendettement qui risque de peser sur les assurés sociaux. Le gouvernement a fait le choix de ne pas rapatrier ces dettes liées à la pandémie dans le budget de l’État. Au contraire, il a transféré 136 milliards de l’ACOSS vers la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades). Avec pour conséquence, une baisse des dépenses aux dépens des assurés sociaux pour rembourser les dettes.

Pour les caisses de retraite, le gouvernement n’a pas attendu pour ressortir sa réforme de l’hiver. À partir du 17 juillet, Jean Castex recevra les représentants des salariés et des patrons pour trouver plusieurs dizaines de milliards. Là aussi, pas question pour l’État de rapatrier les dettes dans son budget, même si une bonne partie d’entre elles sont consécutives à ses choix politiques. Ceux qui ont contribué à assécher les recettes. À la place, l’exécutif ressort un allongement de la durée de cotisation pour un départ plus tardif à la retraite. Enfin, les demandeurs d’emploi ont encore du souci à se faire. La trajectoire financière de l’Unédic plombée par l’activité partielle pourrait servir de prétexte à ne pas adapter les deux volets de la réforme de l’assurance chômage. Et ce, malgré le désastre social qu’ils représentent et que l’Unédic a confirmé dans un de ses rapports au printemps.

Publié le 12/07/2020

A Bure, les contrôles d’identité systématiques jugés illégaux

 

Par Jade Lindgaard et Marie Barbier (Reporterre) (site mediapart.fr)

 

Dans un jugement rendu le 11 juin, la cour d’appel de Nancy estime que les réquisitions du procureur de Bar-le-Duc autorisant les gendarmes à contrôler de manière quasi permanente les habitants peuvent porter atteinte aux « libertés individuelles », selon une enquête de Reporterre et Mediapart.

 Dans un jugement rendu le 11 juin dernier, la cour d’appel de Nancy a infligé un revers important à la politique de contrôle des populations pratiquée depuis plusieurs années à Bure et ses environs par le procureur de la République. Ce village de la Meuse et ses communes environnantes sont devenus un haut lieu de la contestation antinucléaire depuis que l’État a décidé d’y installer un site d’enfouissement des déchets nucléaires, Cigéo, dont la mise en service est promise pour 2035.

Pour mater cette contestation, justice et gendarmerie ont mis en place une surveillance massive du territoire, qui s’appuie notamment sur les contrôles d’identité constants de la population locale (voir ici et encore là). Depuis la loi Pasqua de 1993, les contrôles d’identité sont autorisés sur simple réquisition du procureur de la République. Autrement dit, les gendarmes n’ont plus besoin de suspecter une infraction pour effectuer un contrôle, il leur suffit de brandir les réquisitions qui les autorisent à contrôler tout le monde sans raison. « Un nid à contrôles discriminatoires envers les sans-papiers et les personnes racisées dans les villes, et envers des militants à Bure », résume l’avocat Raphaël Kempf.

À Bure et dans ses environs, les contrôles sont systématiques et continus. « C’est tout le temps : quand on est en voiture, dans la rue, parfois plusieurs fois par jour », témoigne Michel (1), 30 ans, bûcheron à Mandres-en-Barrois (Meuse) et militant antinucléaire. C’est son contrôle, le 9 février 2019 à Gondrecourt-le-Château (Meuse), qui est à l’origine de cette procédure judiciaire. « On allait acheter des clopes, trois gendarmes nous ont filmés, j’ai fait semblant de les prendre en photo, ça les a énervés, raconte Michel. Ils ont voulu me contrôler, j’ai refusé, ils ont sorti le prétexte de la réquisition. » Les gendarmes saisissent un petit couteau pliant sur Michel.

Gendarmes devant le tribunal de Bar-le-Duc, lors d'une audience concernant le mouvement anti-Cigéo, le 5 février 2019 (©Lorène Lavocat/Reporterre).

Lors du procès en première instance en juillet 2019, son avocate, Émilie Bonvarlet, demande la nullité des réquisitions. Le tribunal de Bar-le-Duc rejette ces demandes, déclare Michel coupable de transport d’arme blanche et le condamne à 80 jours-amende à 5 euros. « Bar-le-Duc ne pouvait pas infliger un revers aussi important au procureur Olivier Glady, dans son propre tribunal et alors que lui-même défendait ses propres intérêts à l’audience », constate MRaphaël Kempf, qui a porté le dossier en appel.

Le 11 juin dernier, la cour d’appel de Nancy a suivi les conclusions des deux avocats et annulé les réquisitions d’Olivier Glady qui avaient conduit à l’arrestation de Michel, les jugeant « irrégulières ». La formulation des réquisitions « entraîne un détournement » de la finalité de l’article 78-2-2 du code pénal sur le risque à l’ordre public et doit « être sanctionnée pour éviter une atteinte injustifiée à l’exercice des libertés individuelles ». L’ensemble de la procédure contre le militant a par conséquent été annulé.

Dans son jugement, la cour d’appel de Nancy s’appuie notamment sur une décision importante de la Cour de cassation, le 14 mars 2018, qui a considéré que la succession ininterrompue de trois réquisitions de contrôle d’identité dans les mêmes lieux, conduisant à un contrôle unique de 36 heures, constituait en réalité un « contrôle généralisé dans le temps et l’espace ». Et que cela portait atteinte à « la liberté d’aller et de venir ». La décision de la cour concernait un contrôle d’identité effectué en 2016, d’une durée totale de 36 heures sur six arrondissements parisiens.

Nous avons pu consulter les réquisitions d’Olivier Glady sur une période de quinze jours en février 2019. Elles se suivent chaque jour sur un rythme similaire : de 9 h 30 à 14 heures, puis de 14 h 30 à 19 h 30, puis de 20 heures à 1 heure du matin. « Le procureur de Bar-le-Duc a essayé d’être malin en laissant une demi-heure entre chaque réquisition et quelques heures la nuit, souligne Raphaël Kempf. Mais c'est une tentative de contourner l’esprit de la loi et de la Constitution : on se retrouve avec une situation de contrôle quasi permanent. »

Deuxième motif de nullité relevé par la cour d’appel de Nancy : Olivier Glady justifie les contrôles par « le risque de trouble à l’ordre public généré par les exactions récurrentes du groupuscule d’opposants au projet Cigéo et leurs appels incessants à des rassemblements contestataires invitant à des tentatives d’occupation du bois Lejuc ». Mais « l’atteinte à l’ordre public n’est pas une infraction définie précisément dans le code pénal », explique la juriste Karine Parrot, membre du Groupe d’information et de soutien aux immigrés (GISTI). Or tout ce qui n’est pas interdit est autorisé.

Le code de procédure pénale exige du procureur qu’il précise dans sa réquisition quelles infractions pénales ont motivé l’opération de contrôle d’identité : actes de terrorisme, prolifération d’armes de destruction massive, infractions en matière d’armes, d’explosifs, de vol, de recel, et trafic de stupéfiants.

Non-respect de la décision de la Cour de cassation, non-application du principe de légalité dans les motivations beaucoup trop larges de sa réquisition : le procureur de la République de Bar-le-Duc n’a pas respecté la loi, selon le jugement de la cour d’appel de Nancy qui sanctionne une forme de faute professionnelle. Joint à ce sujet, Olivier Glady nous a répondu par courriel ne pas avoir connaissance du jugement.

« J’espère que ça va permettre au parquet de Bar-le-Duc d’arrêter ces pratiques », estime l'avocat Raphaël Kempf. La décision pourrait avoir des conséquences bien plus grandes encore.

« Les réquisitions à la chaîne font le lit des contrôles discriminatoires »

Davantage encore que les militants politiques, les étrangers en situation irrégulière subissent depuis des années le système autorisant les policiers à les contrôler de façon continuelle. La possibilité accordée aux procureurs de la République d’autoriser les contrôles d’identité par le biais de leurs réquisitions « légalise le contrôle au faciès, analyse la juriste Karine Parrot, membre du Groupe d’information et de soutien aux immigrés (GISTI). Puisque le policier n’est pas obligé de justifier en quoi l’attitude de la personne est suspicieuse, concrètement, les policiers peuvent légalement contrôler n’importe qui ».

En droit, les réquisitions doivent préciser quelles sont les infractions recherchées. Mais si la police découvre une autre infraction que celle officiellement recherchée, cela ne constitue pas une cause de nullité de la procédure. Par ailleurs, concrètement, comment obliger les policiers à présenter la réquisition à la personne contrôlée ?

« S’ils refusent de présenter la réquisition, il faut soi-même refuser de montrer ses papiers et être emmené au commissariat pour s’assurer qu’il existe bien une réquisition correspondant à l’heure et au lieu du contrôle. C’est un système qui donne aux officiers de police un très grand pouvoir, explique l’universitaire, autrice de Carte blanche – L’État contre les étrangers (La Fabrique), paru en 2019. Qui peut se permettre de tenir tête à la police et d’exiger de voir la réquisition pour accepter de justifier de son identité ? Certainement pas les personnes étrangères, même titulaires d’un titre de séjour précaire. »

La Cour de cassation considère qu’il est illégal de faire se succéder les réquisitions. Mais comment savoir, lors de son propre contrôle, si cela fait plusieurs jours de suite que le procureur les autorise ? « Les réquisitions à la chaîne font le lit des contrôles discriminatoires, décrit Karine Parrot. Dans les faits, c’est une carte blanche pour demander ses papiers à n’importe quelle personne. »

En 2010, la Cour de cassation a rendu un arrêt considérant qu’une réquisition de contrôle d’identité le 7 novembre 2008, de 13 h 30 à 19 h 30, puis, le même jour, de 19 h 30 à 1 h 30, « revêtait un caractère manifestement déloyal ». Car « la lecture d’un seul procès-verbal » ne permettait ni au juge ni à l’avocat de la personne contrôlée « d’exercer un contrôle effectif sur la régularité de la procédure ». Cette décision concernait le cas d’un homme de nationalité algérienne, en situation irrégulière, qui avait été interpellé à la suite d’un contrôle d’identité sur réquisition d’une autorité administrative. Le lendemain, le préfet avait pris à son encontre un arrêté de reconduite à la frontière et une décision de placement en rétention.

En janvier 2018, le tribunal de grande instance de Meaux (Seine-et-Marne) ordonne la libération d’une femme ivoirienne placée en centre de rétention au motif que la réquisition ne contenait aucun lien entre la recherche des infractions visées et les lieux et la période du contrôle. Et par ailleurs, que la motivation ne « saurait se trouver réduite à une simple référence à des conditions générales ou hypothétiques sur la délinquance locale ». Après son arrestation, elle avait reçu une obligation de quitter le territoire français.

En mai 2019, le placement en rétention d’un homme burkinabè est annulé par le tribunal de grande instance de Paris car la réquisition prise par le procureur de la République « n’établit pas de lien entre la gare [où a eu lieu le contrôle – ndlr] et les infractions visées, aucune précision ne permettant de s’assurer que celles-ci sont habituellement commises dans ce lieu ». En octobre 2017, le placement en rétention d’un Malien est annulé par la cour d’appel de Paris en raison de « l’antériorité excessive des infractions visées par rapport à la date du contrôle », deux mois plus tard.

Dans ces trois exemples, des avocats ont contesté les contrôles de leurs clients et obtenu la reconnaissance de l’illégalité du traitement dont ils avaient fait l’objet. Mais seuls quelques dossiers font l’objet d’un tel travail au regard de la masse des arrestations, et parfois expulsions, des sans-papiers interpellés à la suite d’un contrôle abusif.

 « Suffit-il d’une interruption de quelques heures entre les réquisitions ou d’une modification même du périmètre pour que des réquisitions successives soient légales ? », s’interroge Karine Parrot. En septembre 2018, la Cour de cassation a décidé que deux réquisitions espacées de deux jours ne caractérisaient pas un contrôle généralisé illégal. Pourtant, des contrôles avaient été autorisés à Paris, dans le « secteur Barbès », les 21, 26, 28, 30 et 31 janvier 2017, puis les 2, 6 et 9 février, explique la chercheuse.

Après d’autres recherches et d’innombrables constatations de terrain établies par des militants et des associations, le Défenseur des droits a dénoncé le fait que les personnes identifiées comme noires et arabes étaient en moyenne contrôlées deux fois plus que les autres. C’est d’autant plus un problème que les contrôles d’identité répétés sont des facteurs de violences policières.

Comment sortir de cette logique déloyale ? Pour Karine Parrot, « il faut a minima obliger les policiers à justifier du lien entre le contrôle et le comportement d’une personne ». Alors qu’actuellement, un procès-verbal n’est établi que si le contrôle donne lieu à la conduite de la personne au poste de police, l’établissement d’un récépissé pourrait, par exemple, être systématisé. Cela permettrait d’amorcer une traçabilité et donc la visibilité des contrôles discrétionnaires d’identité.

En attendant ces récépissés, promis par François Hollande et jamais mis en place, la décision de la cour d’appel de Nancy pourrait faire jurisprudence. 

(1) Le prénom a été modifié.

Publié le 03/07/2020

Nokia: les salariés dénoncent le «bras d’honneur» du nouveau plan social

 

Par Dan Israel (site mediapart.fr)

 

C’est le quatrième plan de licenciements depuis 2016. En Île-de-France et à Lannion, les salariés craignent d’être liquidés. Mais contrairement à ce qu’affirme la direction, l’entreprise ne va pas si mal. 

«Carnage », « trahison », « mensonges ». Devant le siège français de Nokia, à Nozay (Essonne), sur le très tranquille plateau de Saclay, d’inhabituels mots de colère fusent. Mardi 30 juin, devant les grilles, au moins 400 salariés de l’équipementier télécom sont rassemblés à l’appel de l’intersyndicale, pour dénoncer le plan social annoncé une semaine plus tôt par la direction.

Quatre cents personnes, c’est du jamais vu pour une entreprise d’ingénieurs, peu enclins aux contestations collectives, alors que le télétravail est encore la règle pour une grande majorité d’entre eux. Mais il y a de quoi protester : 1 233 postes devraient être supprimés chez Alcatel-Lucent international (Alu-I), la filiale de Nokia rachetée en 2015-2016, à l’issue de l’agonie industrielle du naguère flamboyant Alcatel, tombé dans tous les panneaux de la mondialisation. Plus de 1 200 postes supprimés en 2021, cela correspond au tiers des emplois d’Alu-I, qui en compte aujourd’hui 3 640 (en tout Nokia emploie 5 140 personnes en France, réparties dans trois autres filiales).

« Ne collaborez plus avec Nokia. Nous ne sommes pas des collaborateurs, nous sommes des ingénieurs ! », harangue sur la petite tribune improvisée Frédéric Aussedat, cadre de l’habituellement sage CFE-CGC, le syndicat des cadres. « L’idéal serait une grève totale, mais on sait que chez les ingénieurs, ce n’est pas la culture, on vous propose donc une grève du zèle », enchaîne Claude Josserand, le leader CGT.

« Vous n’êtes pas licenciés parce que vous avez mal travaillé, mais parce que vous avez trop bien travaillé !, s’emporte Pascal Guihéneuf, de la CFDT. Une fois que vous avez bien développé un produit, qu’il est installé, on peut délocaliser sa gestion en Inde. » Pour montrer leur détermination, les syndicalistes finissent par inciter les salariés à franchir les barrières, et à se planter au pied de la tour qui abrite la direction de Nokia.

L’entreprise finlandaise assure que ces réductions d’effectifs s’inscrivent dans le cadre d’un programme mondial d’économies, lancé en octobre 2018 et déjà mis en œuvre dans plusieurs pays, destiné à « atteindre un niveau de rentabilité durable et améliorer la productivité sur un marché de plus en plus compétitif, avec une très forte pression sur les coûts ».

Des redistributions d’activité sont prévues vers l’Inde, la Pologne, le Canada, l’Allemagne, la Hongrie ou la Finlande. Il s’agit, explique l’entreprise, de tenir tête aux concurrents Huawei, incontestable numéro 1, et Ericsson. « Nokia continuera à être un employeur important en France avec un ancrage solide au niveau de la R&D », a néanmoins affirmé dans un communiqué Thierry Boisnon, le dirigeant de Nokia France.

Absolument pas de quoi rassurer les salariés, qui essuient leur quatrième plan de restructuration depuis que Nokia a mis la main sur leur entreprise en 2016. À chaque fois, 400 à 450 licenciements, qui vident petit à petit l’entreprise de ses forces. En Île-de-France, mais aussi à Lannion (Côtes-d’Armor), autre pôle de l’entreprise que Mediapart a déjà longuement ausculté à l’époque du plan de 2017. Sur les 770 postes y restant aujourd’hui, 400 devraient disparaître, rendant très crédible le spectre de la fermeture définitive du site breton, qui a tant compté dans l’histoire de la petite ville de 20 000 habitants.

Devant le siège à Nozay, Catherine, spécialiste de la gestion de contrats, trente ans d’ancienneté dans l’entreprise, en a vu passer, des plans de restructuration. « Dès qu’un plan finit, un autre arrive, voire se superpose », constate-t-elle. Au pied de la tour Nokia, une salariée explique en effet comment elle a dû trouver elle-même un nouveau poste pour remplacer son job qui allait disparaître en décembre 2020… pour apprendre que son nouvel emploi sera supprimé « au premier trimestre 2021 ».

« On est dépitées, et dégoûtées, nous avons tellement donné dans notre travail, où il a fallu s’adapter en permanence à des nouvelles équipes, des nouvelles façons de travailler, dit Catherine en prenant à partie sa collègue Isabelle. Notre boulot est parti vers la Hongrie et le Mexique, et on nous a demandé de former les équipes locales. Une fois que c’est fait, on ne sert plus à rien, on est ciblés par le plan suivant. Quand on pense qu’on nous parle à longueur de réunions de bien-être au travail et qu’on nous propose de la sophrologie… C’est choquant. »

Le plan annoncé fin juin est d’une tout autre ampleur que les précédents : il concerne trois fois plus de salariés, et pour la première fois, la plupart des suppressions de postes concernent la recherche et développement (R&D), vantée comme le cœur de métier de l’antenne française du groupe. La France est notamment spécialisée sur la 5G, la technologie mobile en cours de déploiement partout. 83 % des emplois supprimés relèvent de la R&D, et 95 % à Lannion.

« Incompréhensible d’un point de vue économique », se révoltent les syndicats d’une même voix. Alors qu’Ericsson va ouvrir son premier centre de R&D sur le plateau de Saclay et qu’Huawei installe en France sa première usine non asiatique, Nokia réduit la voilure à toute vitesse. La procédure devrait être lancée devant le comité social et économique le 6 juillet. Juste avant, les salariés de Lannion manifesteront, le 4 juillet. Et le 8, le défilé sera parisien, symboliquement organisé entre Montparnasse et l’ambassade de Finlande.

Les troupes de Nokia France bataillent pour contrer le discours de leur direction. « Quand j’entends que la boîte va mal, je bondis. Certes le marché n’est pas faramineux, mais le business est profitable, l’entreprise n’est pas en danger », insiste Olivier Marcé, le responsable du groupe pour la CFE-CGC. « Oui, souligne Roland Tutrel de la CFDT, l’entreprise a des problèmes de trésorerie disponible, mais c’est parce qu’en 2019, la distribution de dividendes a représenté 300 % du résultat opérationnel ! Ils ont tout donné aux actionnaires » – la distribution de dividendes a finalement été stoppée en octobre.

Le camp syndical aligne les arguments pour démentir le discours catastrophiste de Nokia. Si la trésorerie a été divisée par 2,5 entre 2017 et 2019, avec une chute de 3,5 milliards d’euros, c’est, rappelle-t-il, parce qu’en trois ans, la distribution de dividendes et les rachats d’action ont coûté… 3,4 milliards. En annonçant son plan, Nokia a aussi omis de rappeler que pour 2020, le groupe a augmenté les investissements sur la 5G de 200 millions d’euros par rapport à ses prévisions.

Et puis, après des difficultés en 2019, les perspectives sont rassurantes : tous les clients 4G de l’entreprise vont passer en 5G avec des équipements Nokia ; de nouveaux contrats ont été signés partout dans le monde ; dans l’Hexagone, l’entreprise a réalisé pour la première fois de son histoire « le grand chelem », avec des commandes de tous les opérateurs. Et globalement, la perte de confiance des États-Unis de Trump en Huawei, vu comme un cheval de Troie du gouvernement chinois, bénéficie à ses concurrents. Même le document présenté aux syndicats pour justifier les licenciements à venir est obligé de concéder qu’« une croissance annuelle moyenne de l’ordre de 6,3 % entre 2020 et 2022 » est probable.

Alcatel-Lucent « est en situation de perte fiscale construite »

Pour les salariés, les difficultés de Nokia France sont à chercher ailleurs. Et d’abord dans les stratégies d’optimisation que l’entreprise a mises en place à grande échelle. C’est la conclusion à laquelle arrive un rapport que leur a remis tout récemment le cabinet d’expertise Syndex, obtenu par Mediapart. Alcatel-Lucent international « est en situation de perte fiscale construite », écrit noir sur blanc le cabinet. Ce qui permet au groupe « de ne pas payer d’impôts, de se faire rembourser des sommes majeures de crédits d’impôt (environ 280 millions d’euros depuis 2015 pour les entités françaises du groupe dont 273 millions pour le crédit impôt recherche) mais également de ne pas verser de participation aux salariés ».

Le rapport examine en détail la structure de Nokia France, qui compte 5 entités distinctes, ce qui lui permet de réclamer, au titre du crédit impôt recherche, le remboursement de 30 millions d’euros supplémentaires par rapport à une situation où toutes les activités seraient rassemblées dans une seule filiale.

Une situation qui semble largement artificielle, au moins pour une filiale, Evolium, qui ne possède pas d’effectifs propres : Alu-I lui prête gratuitement plus de 1 000 salariés spécialisés en R&D, et leur travail est ensuite refacturé à la maison-mère par Evolium. « Si le crédit impôt recherche constitue une manne financière majeure pour le groupe Nokia en France, il ne bénéficie, en raison du modèle économique appliqué, pas aux entités françaises », estime Syndex.

Le cabinet signale d’ailleurs que l’administration fiscale a lancé un contrôle en juillet 2019 portant sur les exercices 2016, 2017, 2018 et sur les remboursements de crédits d’impôt des années précédentes. Un premier redressement de 50 000 euros a même déjà été notifié début 2020, « afin d’éviter la prescription (3 ans en matière fiscale) ».

Syndex s’est aussi particulièrement arrêté sur les « prix de transfert » pratiqués au sein du groupe. Cette pratique d’optimisation fiscale très agressive utilisée par toutes les grandes entreprises désigne le montant que se facturent les filiales d’une même entreprise, réparties un peu partout dans le monde. En attribuant des prix bien choisis aux produits et aux services échangés entre leurs diverses entités, elles rendent facilement déficitaires (ou peu imposables) les succursales basées dans des pays à fort taux d’imposition, et engrangent les bénéfices réels dans des pays peu regardants en matière fiscale.

Or, estime Syndex, la pratique de Nokia sur plusieurs points « apparaît contraire aux préconisations de l’OCDE », le club des pays riches, qui tente depuis plus de 7 ans de réglementer l’optimisation fiscale débridée des géants de l’économie. Selon cette analyse, les économies sur la participation qui aurait dû être versée aux salariés et sur les impôts non payés « peuvent être estimées à 44 millions d’euros sur les trois dernières années » (39 millions pour les impôts, 5 millions pour la participation).

C’est en chaussant ces lunettes qu’il faut observer la mobilisation des salariés contre ce plan qui « tue l’avenir » : tous craignent que d’autres suppressions de postes soient annoncées à moyen terme. 

Pour l’heure, le gouvernement ne s’est pas beaucoup activé. Immédiatement après l’annonce, il a fait savoir que Nokia devait « améliorer très significativement » son plan. Les syndicats ont été reçus le 22 juin par Aloïs Kirchner, le directeur de cabinet de la secrétaire d’État d’Agnès Pannier-Runacher, et le ministre de l’économie Bruno Le Maire, a passé une tête. Mais sans qu’aucune garantie ne soit donnée.

« Le gouvernement, c’est simple, le côté humain ils n’en ont rien à faire !, assure le cégétiste Claude Josserand au micro à Nozay. Ce qu’ils veulent, c’est des discussions stratégiques sur la 5G, et ça, c’est simple : en France, la 5G, c’est nous ! »

L’intersyndicale tente aussi de peser sur la région Île-de-France, demandant au conseil régional d’annuler ses contrats avec Nokia sur le Grand Paris et les Jeux olympiques de 2024, si le plan de licenciements est maintenu.

Conseiller municipal de Nozay, Raphaël Bernard (divers gauche), venu apporter son soutien aux salariés, estime que les annonces de Nokia constituent « un bras d’honneur aux collectivités locales et à la mairie de Nozay ». Olivier Thomas, le maire (divers gauche) de la commune voisine de Marcoussis, appelle lui aussi au boycott, et évoque quant à lui « un bras d’honneur fait par Nokia à Emmanuel Macron ». Il est très applaudi. Un syndicaliste commente à mi-voix : « Et encore, bras d’honneur, c’est gentil… »

Nul n’a en effet oublié que lorsque la fusion Nokia-Alcatel a été décidée, en 2015, le ministre de l’économie s’appelait Emmanuel Macron. Il défendait à l’époque la création d’un « grand champion européen » et parlait alors de « message rassurant » pour les salariés. Le ministre avait, il est vrai, reçu l’engagement que l’effectif dans l’Hexagone serait maintenu pendant deux ans, et augmenté de 25 % dans le secteur de la R&D, pour atteindre 4 200 personnes en tout, et 2 500 en R&D à la fin 2019.

Mais des dix engagements précis pris par la direction, seul celui concernant l’installation des activités 5G en France a été tenu. Les autres ne l’ont jamais vraiment été, et le groupe indique se considérer délié de toutes ses promesses depuis quelques semaines.

Les syndicats ont particulièrement du mal à avaler le plan d’embauches lancé en 2019, qui visait à faire entrer 700 personnes dans l’entreprise. « Ils ont embauché des gens simplement pour tenir leurs engagements pour la fin 2019, en sachant pertinemment qu’ils allaient les virer, enrage Frédéric Aussedat. Ce cynisme infâme, on commence à s’y habituer. Ils sont prêts à tous les mensonges. »

Même le député macroniste des Côtes-d’Armor Éric Bothorel est d’accord, lui qui a déclaré sur Twitter : « Nokia s'apprête à se séparer (entre autres) des ingénieurs R&D récemment recrutés, notamment à Lannion. C'est se moquer du monde pour rester poli. C'est un plan de fin qui ne dit pas son nom, pas un plan de restructuration. »

Longtemps, Élodie, une jeune « ingénieure tests 5G », embauchée en janvier 2019, n’a pas voulu croire que son avenir chez Nokia pourrait être remis en question. Même lors du précédent plan social, intervenu dans sa période d’essai. Mais « le gros coup de massue » est finalement venu : « Des jeunes ont été embauchés il y a quelques mois, et maintenant on leur dit qu’ils pourraient ne pas avoir assez de “points” pour rester ? »

En cas de licenciement économique, l’entreprise doit en effet prioriser le licenciement de ses salariés, en faisant partir d’abord ceux qui ont le moins d’ancienneté et pas d’enfants. « On m’a toujours dit que ça ne me concernait pas, et mon manager m’a répété ce discours encore il y a deux jours, mais c’est surtout un comportement de déni », glisse Élodie. La jeune femme, qui vient d’adhérer à la CGT, songe à monter en responsabilité dans le syndicat : « Il faut absolument faire le lien avec les jeunes embauchés, les rallier à la lutte. »

Publié le 02/07/2020

Prime Covid: «Les aides à domicile ne sont pas de la chair à canon»

 

Par Mathilde Goanec (site mediapart.fr)

 

L’attribution de cette prime vire aux comptes d’apothicaire. Des aides à domicile réclament qu’elle soit versée par l’État et non laissée aux départements, voyant là un mauvais signal pour la revalorisation des salaires du secteur. Entretien avec la présidente de l’UNA, qui représente 800 structures en France.

Une prime pour tous, et pas « des petits fours » le 14 Juillet, demandent en substance les 400 000 salariées (dans leur immense majorité des femmes) du secteur de l’aide à domicile. Après l’annonce d’un coup de pouce de 1 500 euros pour les salariés du sanitaire comme du médico-social, plusieurs fédérations et syndicats se sont indignés de voir que la prime pour ces auxiliaires, aides-soignantes, infirmières intervenant à domicile, serait finalement laissée à l’arbitrage des départements.

Pour le moment, seule la Meurthe-et-Moselle a décidé d’attribuer aux aides à domicile de son territoire les 1 500 euros promis par l’exécutif. Dans d’autres, la somme varie entre 200 et 1 000 euros. « Que l’État finance la prime qu’il a annoncée », ont tranché de leurs côtés les Hauts-de-Seine, le Vaucluse, le Maine-et-Loire ou encore la Saône-et-Loire, d'après Le Monde.

Cet énième soubresaut sur la prime Covid renvoie aux diverses tergiversations sur la question des bénéficiaires et du niveau, à l’hôpital, en ville, dans les Ehpad et dans tout le reste du secteur du soin. Le gouvernement a fini par clarifier bien tardivement les choses (voir ici). Mais cette question prend une acuité particulière dans un secteur où travaillent des femmes précaires, notoirement mal rémunérées, aux horaires impossibles (voir ici le récent travail photographique de Vincent Jarousseau qui documente le quotidien au travail de Séverine, auxiliaire de vie).

Marie-Reine Tillon est la toute nouvelle présidente de l’UNA, Union nationale de l’aide, des soins et des services à domicile, qui regroupe quelque 800 structures en France. Ancienne conseillère générale socialiste dans les Côtes-d’Armor, retirée de la politique, la nouvelle responsable est au diapason de son prédécesseur, Guillaume Quercy, qui estime qu’on « ne peut plus dire que le domicile est invisible ou oublié. En revanche, il est structurellement sous-financé et trop souvent maltraité par les pouvoirs publics ».

Pourquoi, selon vous, les aides à domicile sont-elles pleinement éligibles à la prime Covid-19 ? Comment ont-elles vécu ces semaines de crise sanitaire ?

Marie-Reine Tillon : Nous accompagnons, en règle générale, des personnes fragiles, donc évidemment des publics qui étaient susceptibles d’être davantage impactés. Dès le départ, nous avons demandé des protections pour les salariées, qui faisaient quand même six ou sept maisons dans la journée, d’un domicile à l’autre, avec les risques inhérents, pour elles comme pour les usagers. Ces protections sont arrivées tard, très tard, et étaient à géométrie variable. Des départements se sont mobilisés, des régions aussi, mais les stocks de l’État sont arrivés petit à petit et de manière parcimonieuse. On a aussi donné plus ou moins de masques selon que l’on soit infirmier, aide-soignant ou auxiliaire de vie, c’est vous dire l’idée que l’on se fait du soin dans ce pays…

Puis sont arrivés les premiers patients suspects ou avérés, qui rentraient de l’hôpital ou étaient restés à domicile. Là encore, nous n’avions ni blouses, ni tabliers, ni charlottes… Comme si nous méritions moins que d’autres les protections nécessaires, face à des gens pourtant contaminés. En face, les membres du personnel se faisaient parfois traiter d’« assassins », puisqu’ils se baladaient, c’est vrai, d’une maison à l’autre, sans l’équipement adéquat. Nous avons dû faire appel à des entreprises de paysagistes, de peinture, pour avoir des combinaisons. Bref, du bricolage. Alors, oui, nous étions peut-être en guerre, selon les mots d’Emmanuel Macron, mais les aides à domicile ne sont pas de la chair à canon.

Pourquoi critiquez-vous aujourd’hui le choix de laisser aux départements le soin de distribuer la prime Covid pour les aides à domicile ? Votre prédécesseur, Guillaume Quercy, parle même de « trahison ».

Nous faisons face à une pandémie, et il y a eu un risque pour la nation, donc c’est à l’État de prendre ses responsabilités. De notre côté, nous avons répondu présent et sans ça, il y aurait eu davantage de morts, des hôpitaux plus engorgés encore, c’est évident. Nous avons fait notre devoir, comme les collègues à l’hôpital. À la nation d’être reconnaissante…

Mais quelle différence que ce soit les départements ou l’État qui verse cette prime ?

Déjà, dans un fonctionnement normal, les tarifications pour la prise en charge de l’autonomie sont extrêmement variables d’une collectivité à l’autre. Notre inquiétude est qu’il en soit de même sur cette prime : certains départements ne prennent pas position, on suppose donc que les salariées en question ne toucheront rien du tout ; d’autres vont verser 1 000 euros, 1 500 (un seul pour le moment), 500 euros. Qu’est-ce qui justifie ces différences ? Rien.

Toutes les régions n’ont cependant pas été touchées de la même manière.

Bien sûr, mais tout le monde s’est mobilisé, préparé et a changé ses manières de travailler pour faire face. Les départements n’ont par ailleurs pour l’heure reçu aucune aide particulière de l’État pour financer cette prime. Une prime égale pour tous, c’est symbolique, mais les symboles sont importants. Pour nous rassurer, sans doute, on nous a demandé de désigner quelques aides à domicile pour participer à la garden party de l’Élysée, le 14 Juillet. Mais nous, on ne veut pas de petits fours. Quelque part, c’est une forme de mépris.

Le problème, moins symbolique celui-ci, est bel et bien la rémunération au long cours des aides à domicile. C’est un sujet majeur puisque leur convention collective ne leur permet déjà pas d’atteindre le simple Smic. Comment en est-on arrivé à un tel décrochage, dans un secteur considéré comme un vivier d’emplois ?

Il y a beaucoup, dans notre secteur, de temps partiels, certains choisis, mais souvent subis. Le personnel se situe donc clairement dans la catégorie des travailleurs pauvres. Et, c’est vrai, notre convention collective n’a pas été révisée depuis fort longtemps, ce qui fait qu’une salariée doit cumuler 13 ans d’ancienneté pour se hisser au niveau du Smic actuel. En réalité, bien sûr, les employeurs compensent ce manque à gagner mais cela veut dire que ces mêmes salariées vont travailler au minimum 13 ans sans aucune perspective d’augmentation.

Il y a eu la signature d’un avenant en février 2020 à la convention collective, qui a corrigé ce décrochage. Il amènerait à une augmentation de 13 à 15 % des salaires. Donc, vous le voyez, la marche est haute. Pour être appliqué, cet avenant doit être agréé par l’État. Nous étions juste avant le confinement, les choses ont traîné, et c’est normal. Mais cela continue de traîner, et donc nous sommes inquiets.

Cette augmentation généralisée pose juste après la question de l’ampleur du financement. Quel système serait à la hauteur de l’enjeu et aurait vos faveurs ?

Nous nous réjouissons de la création d’une 5e branche de la Sécurité sociale, dédiée à la dépendance. Quelle sera sa gouvernance ? Si c’est la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie qui pilote, c’est plutôt une bonne chose également. Nous avons aussi obtenu 1,2 milliard d’euros supplémentaires pour soutenir le médico-social. Tout le reste est renvoyé à 2024. Sauf que la loi Grand âge et autonomie doit être présentée et examinée d’ici la fin de cette année. Ce delta nous interpelle. Si on doit faire une loi d’envergure, il faut la financer le plus vite possible.

Il y a déjà eu, selon l’UNA, beaucoup de promesses non tenues dans le passé.

La loi d’adaptation de la société au vieillissement (entrée en vigueur en 2016) devait déjà traiter à part la question du domicile, et finalement nous avons été fondues en un seul bloc avec celle des Ehpad. Or, nous demandons depuis des années que cesse l’iniquité pour les usagers et les salariées, selon leur lieu de résidence. Jusque-là, on pouvait feindre d’ignorer les conditions de travail dans l’aide à domicile, mais désormais le diagnostic est posé, et le grand public sensibilisé : il nous a vues à l’œuvre.

Dans leur rapport tout récent sur les « métiers du lien », en amont de la mission d’information du même nom, les députés François Ruffin (FI) et Bruno Bonnell (LREM) ont conjointement plaidé pour un cadre national plus fort, le premier par l’entremise d’une sorte de « service public national » de l’aide à domicile, le second par des « entreprises à mission de service public ». Qu’en pensez-vous ?

L’aide à domicile a bien vocation à être gérée par des entreprises ou des associations à mission de service public, dans un cadre national. Il faut garder une dimension de proximité, l’État ne peut pas tout faire depuis Paris, et on a vu au cours de cette crise à quel point, parfois, les agences régionales de santé (ARS) étaient décalées par rapport au terrain, et formatées sanitaire pur et dur, sans réelle connaissance du médico-social. Ou alors, cela passe par une réorganisation de la gouvernance des ARS. Mais même si la tuyauterie de financement transite par le département, on doit trouver les moyens de la pleine égalité du citoyen devant la loi.

Publié le 16/06/2020

« Quelque chose gronde » : comment les mouvements sociaux réinventent leurs modes d’action

 

par Elsa Gambin, Nicolas Mayart (site bastamag.net)

 

Alors que la répression policière clairsemait les rangs des manifestations, l’arrivée du Covid-19 a temporairement muselé les luttes pour la justice sociale. Sauf que, le temps d’un confinement inédit, la colère est devenue une cocotte-minute.

« Et la rue, elle est à qui ? » entend-on souvent en manif. Si elle ne fut plus aux mobilisations sociales durant de longues semaines, le virus a mis en exergue ce que dénonçait depuis longtemps ceux qui l’occupaient régulièrement. Un système à l’agonie, l’urgence vitale de changer les choses. Et la nécessité de voir au-delà de la simple manifestation pour y parvenir. Partout éclosent de nouvelles revendications qui, doucement, se muent en convergence des luttes. Ici, les soignants exposent une banderole contre le racisme et les violences policières, là, syndicalistes et écologistes proposent 34 mesures « pour un plan de sortie de crise », ailleurs des collectifs et territoires en lutte veulent agir « contre la réintoxication du monde », ici encore un collage de féministes interpelle sur les contrôles de police.

Si la manifestation a survécu aux interdictions préfectorales (qui se multiplient, sous couvert de bienveillance sanitaire), « les contraintes obligent une réinvention », affirme Sophie, membre des Féministes révolutionnaires de Nantes, « collectif anticapitaliste et antiraciste », plutôt axé sur le soutien aux travailleuses. Pour Sophie, « les manifs sont certes fédératrices mais aujourd’hui clivantes. Certaines personnes ont peur d’y aller ». Elles ne sont pas restées les bras croisés pendant le confinement, avec la distribution, dans les pharmacies et halls d’immeubles, d’une affiche de leur cru face aux violences conjugales.

« En tant que féministe, on ne peut pas passer à côté de cette période, souffle Paloma. On a vu des femmes sacrifiables et corvéables. On est conscientes que tout ne peut pas se jouer en manif, et que ce ne sera pas l’insurrection demain. Pour nous, il est temps de faire entendre l’intérêt d’une grève féministe. » Même si les jeunes femmes savent que l’idée est difficile à mettre en application, l’option « bloquer l’économie » demeure un mode d’action idéal. En attendant, elles occupent l’espace, virtuel aussi. « Le militantisme, pendant le confinement, nous a permis de faire des lives Facebook et Youtube. » Et organisent des « actions-éclairs » très visuelles, invitant les photographes à s’en saisir, pour mieux diffuser leur message. « Là où ça se joue, c’est dans la manière dont tout ça est médiatisé », assure Sophie. D’ailleurs, le collage de rue, et ses fameuses lettres découpées, repris par les soignants, a été initié par des féministes, désireuses de se réapproprier les espaces publics avec une forte visibilité, égrenant hors centre-ville des slogans chocs.

« Il faut reprendre la main sur nos vies »

Mais la manifestation a, semble t-il, encore de belles années devant elle, et la rentrée sociale s’annonce brûlante sur les cendres des licenciements, l’explosive colère des soignants et l’étincelle des violences policières. « Pour moi, la lutte pour l’hôpital concerne tout le monde », affirme Eugénie, interne en psychiatrie à l’AP-HP, qui a rejoint l’initiative de Bas les masques, groupement de soignants né pendant le confinement. « Notre parole était peu écoutée. Notre lutte avait du mal à rencontrer d’autres luttes. La crise sanitaire a montré que les revendications dépassaient notre simple cadre, que notre mouvement était plus englobant que les seules revendications salariales. » 

La jeune soignante y voit un combat pour une meilleure justice sociale, et rage d’un service public qui non seulement n’a plus les moyens de soigner les gens, mais reçoit de plus en plus de personnes dont la grande précarité met la santé en danger. « Notre moyen de lutte est de mettre en avant la vérité populaire. Cette vérité qui s’impose est un acte politique. Nous sommes une caisse de résonance de cette vérité, il faut reprendre la main sur nos vies. » Ce qu’ils et elles ont fait, à coups d’actions concrètes et efficaces, en allant voir, avec des banderoles, des responsables de grands magasins pendant le confinement pour « libérer les masques », dont ils avaient tant besoin. « Bas les masques est aussi là pour participer et soutenir les luttes. L’idée n’est pas de rentrer dans les négociations, mais bien de faire changer les mentalités. On n’y croit plus, à ce gouvernement. On se pose dans une logique de rapports de force. » Le mot est lâché, et semble le credo de la rentrée mouvementée qui se dessine. 

Alors, pas grand-chose à attendre des annonces gouvernementales ? C’est également l’avis de Anne-Françoise, infirmière puéricultrice à l’hôpital Robert-Debré, à Paris, membre du Collectif Inter-Hôpitaux (CIH), et sceptique sur un aboutissement constructif du Ségur de la santé. « Le Collectif Inter-Urgences (CIU) en a été exclu d’emblée, les usagers également, ça ne sert à rien du coup ! Le Ségur est une espèce de justification pour eux, alors qu’en réalité, leurs plans sont déjà faits ! » 

« La convergence n’est pas gagnée partout »

Pour le CIH, « les moyens de lutte ne sont pas évidents et la convergence n’est pas gagnée partout ». Mais elle l’est à l’hôpital Robert-Debré, où les soignants ont vu des enseignants, des Gilets jaunes, des usagers et des artistes les rejoindre. Pour Anne-Françoise, la rue doit être le lieu de cette convergence. « Quelque chose larvait déjà avant la crise du Covid. Il n’y a qu’avec les usagers que nous pourrons nous battre efficacement. »

L’infirmière ne pense pas qu’une « grève des soins » soit envisageable, mais elle a suivi d’un œil intéressé la démission de milliers d’infirmières finlandaises, « qui ont obtenu ce qu’elles voulaient en 24h. Une démission massive serait forte, voilà un moyen de lutte efficient ». Car le CIH n’a pas l’intention de lâcher sur ses quatre revendications : augmentation du budget des hôpitaux, arrêt des fermetures des lits et réouvertures de ceux fermés, revalorisation salariale et changement du système de gouvernance des hôpitaux.

Pour Anne-Françoise, la goutte d’eau a été l’automne dernier : « On a dû transférer 28 nourrissons atteints de bronchiolite en région. À plus de 200 km de chez eux, faute de lits ». La soignante reste confiante. « Quelque chose gronde. Les gens vont nous rejoindre. Les assos, les collectifs… Oui, peut-être faut-il penser des modes d’actions plus radicaux. Bloquer le périph’ avec des ambulances par exemple. Il faut inventer de nouveaux moyens de lutte, sortir de notre pré carré. Tout ça est bien plus large que le combat hospitalier ! » 

À la Rochelle, la fédération Sud Santé Sociaux semble adopter la même stratégie. Une centaine de soignants a déployé, à l’appel du syndicat, une banderole entre les deux tours du port pour bloquer son accès. « Avec cette action coup de poing d’une heure, la colère des soignants a enfin pu sortir des hôpitaux pour s’exprimer à la vue de tous », se réjouit Christophe Geffré, élu syndical et membre du conseil de surveillance. À l’instar de sa collègue infirmière, il craint « l’industrialisation et la casse de l’hôpital public », renforcés par le Ségur, dont son organisation a claqué la porte. Dans le viseur du syndicat également, les primes promises aux soignants, elles aussi très critiquées. « Elles ne récompensent pas les soignants, ça les met en concurrence. Dans notre hôpital, peu touché par le virus, moins de 40% des gens vont l’obtenir, alors qu’une centaine de mes collègues sont tombés malades. On met en concurrence les soignants, quand nous, on estime qu’il faudrait réfléchir collectivement. C’est un écran de fumée. »

« Jamais une crise sanitaire, en Europe, n’a eu autant d’impact sur les mobilisations sociales »

Loin de calmer la colère des soignants, sur laquelle la crise du coronavirus « a joué le rôle d’une loupe sociale », les annonces gouvernementales ont au contraire décuplé les inquiétudes dans les hôpitaux. « Les solutions ne peuvent pas être dictées de là-haut par celles et ceux qui ont mis le service public à genoux. Il faut construire un rapport de force citoyen, la santé concerne tout le monde, contrairement à ce que pensent certains syndicats, ce n’est pas l’affaire de miettes, d’applaudissements et de primes », abonde le délégué Sud au téléphone. Si l’unité syndicale semble ne pas être à l’ordre du jour, Christophe Geffré l’assure : « La date du 16 juin est importante pour construire un rapport de force contre le gouvernement, pas seulement pour l’hôpital public mais aussi pour toutes les autres luttes post-confinement ».

La crise du Covid-19 et son retentissement sur les luttes a t-elle connu des précédents ? Selon Ludivine Bantigny, historienne spécialiste des conditions de travail et des cultures politiques, « jamais une crise sanitaire, en Europe, n’a eu autant d’impact sur les mobilisations sociales. Mais, comme on pouvait l’imaginer après une pause des luttes et des mobilisations physiques, due au confinement, les militants ont retrouvé la rue avec la marche, les solidarités ou encore les rassemblements contre les violences policières », s’enthousiasme la chercheuse impliquée dans divers collectifs. « C’est assez surprenant ce basculement entre un pays confiné et le retour des mobilisations qui réunissent plusieurs milliers de personnes. Mais ça montre bien que, si les luttes étaient stoppées pour des raisons sanitaires, l’analyse politique, l’élaboration collective, la solidarité, avec les brigades populaires, ont continué de vivre durant les deux mois d’enfermement. »

 

Privés de manifestation hebdomadaire pendant près de deux mois, les Gilets jaunes de Vallet (44) peuvent en témoigner : la crise sanitaire n’a pas calmé la colère de ces militants... Sur les réseaux sociaux, dans les discussions privées ou sur les groupes Facebook, la politique du gouvernement ravive un sentiment d’abandon et d’injustice. Des discussions émergent, de nouvelles idées fleurissent. Ces échanges donnent vie à un nouveau numéro du journal local d’expression, L’Affreux Jojo, et à une campagne d’affichage, mise à disposition de tous les groupes militants de Loire-Atlantique. « Finalement peu de choses ont changé dans le monde d’après, notre ligne directrice reste la même : on se bat pour les mots d’ordre ‘’justice sociale, justice fiscale’’, explique Grégory, l’un des gilets jaunes du vignoble nantais. La question de la distanciation physique en manifestation s’est posée, mais les rassemblements initiés par le mouvement Black Lives Matter ont créé un précédent. Ce sera difficile de revenir en arrière et de continuer à interdire les grosses manifestations. »

Reprendre la rue, mais pas seulement

Alors, nos centres-villes vont-ils à nouveau connaître l’animation des cortèges aux chasubles jaune fluo ? Marc, membre du groupe « Cité jaune angevine » et citoyen engagé dans diverses luttes, ne ferme pas la porte à cette possibilité, mais, pour l’instant, lui et ses « camarades » préfèrent d’autres moyens d’action moins sujets à une répression violente. « Le coronavirus signe un peu un retour aux origines et aux fondamentaux du mouvement. À Angers, on se donne rendez-vous sur des lieux de passage : des ronds-points, des ponts où on installe des banderoles » sourit le sexagénaire. Pour « retrouver la convivialité des rassemblements, renouer des liens de camaraderies » bien sûr, mais surtout être visibles, « montrer que les colères sont elles aussi déconfinées ».

Du côté des militants « habitués » de la rue, la réflexion sur de nouveaux modes de lutte suit elle aussi son cours. Nestor, antifa et anarchiste, « ne sacralise plus la manif. Trois ans de mouvements successifs, avec une seule technique de lutte… » pour peu de résultats. « D’autant que ce mode de lutte, même s’il est addictif, est le plus risqué aujourd’hui, et qu’il permet à l’État de continuer à perfectionner son maintien de l’ordre, constate le jeune homme. Les affrontements sont ritualisés, même lieux, mêmes effets. » Il se dit en revanche agréablement surpris par « la force d’appel d’Assa Traoré. Ce qui se passe aujourd’hui contre les violences policières est passionnant. C’est quelque chose de mondial, qui a obligé Castaner à faire un pas en arrière. Et ce qui se passe aux USA est une belle tribune pour les mouvements antifascistes ».

 

Mais l’anarchiste aimerait davantage de blocages ou d’occupations d’entreprises, « ce qui devrait arriver avec la vague de licenciements », en plus des manifs. Des actions gênantes aussi, comme la dégradation d’antennes-relais, constatée durant le confinement. Pourtant, il reconnaît que la radicalité de certaines manifestations sert à faire bouger des lignes. « Avec les Gilets jaunes, les milieux autonomes ont un peu raté le coche. Les Gilets jaunes ont su créer, dès décembre 2018, des zones d’affrontements, de véritables espaces insurrectionnels. Des manifs qu’on n’avait pas vues depuis des dizaines d’années... » Pour lui, la mouvance autonome doit également réfléchir à la transmission de savoirs : « Nous devrions donner les outils à tout le monde, comment venir en manif, s’enfuir, ne pas être blessé, se comporter face à la justice… Mais on le fait mal »

Nestor aimerait enfin que les milieux autonomes quittent le confort des centres-villes, leur terrain de prédilection. « Quand on les attend sur un moment précis, ils ne viennent pas, soupire le jeune homme. Pour beaucoup, c’est un style de vie plutôt que de réelles convictions. Or il faut mettre en place des points de friction hors de la manif du centre ! »  

« Il y a eu la mort autour de nous. On sait comment on ne veut plus vivre »

S’extraire de la ville est aussi le pari de Rouen dans la rue, média local engagé aux positions clairement révolutionnaires. « Nous sommes là pour informer, lire l’actu à partir d’une sensibilité qui est la nôtre, mais aussi pour relayer des appels et participer aux luttes, explique Jack. Mais nous n’exprimons pas un désir d’État. Nous sommes opposés à toute demande adressée aux institutions ». Si le collectif n’était guère optimiste sur la reprise du mouvement social au sortir du confinement, il est sensible aux luttes écologiques territoriales et a continué le combat pendant cette étrange période, notamment en participant au développement d’un réseau d’entraide et en se battant pour sauvegarder la forêt du Madrillet d’une urbanisation galopante menaçant 80 hectares sur 300. « En respectant les consignes sanitaires, nous avons distribué des tracts à l’entrée de la forêt aux familles qui venaient se promener. »

 
Pour Jack, « il est difficile de savoir où les luttes vont exploser dans l’après ». « Mais la rage due au meurtre de George Floyd est authentique. On voit bien que la détermination fait voler en éclat les contraintes. Les temps qui viennent ne seront pas pacifiques… Les raisons de se révolter ne manquent pas. » Le jeune homme est lucide. « On ne va pas réussir à construire un monde désirable pour 60 millions de personnes. Mais nous pouvons penser une rupture révolutionnaire grâce à la multiplication de zones qui échappent à l’État », à l’image de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou de
cette zone autonome créée, début juin, en plein Seattle aux États-Unis. Et pour faire éclore ces zones, il faut poursuivre les luttes, ensemble, partout. 

Eugénie, l’interne en psychiatrie, veut croire à ces nouveaux paradigmes. « Il y a eu la mort autour de nous. C’est aujourd’hui la violence d’État dans sa globalité qui est dénoncée. Malgré le virus, malgré les interdictions, pourvu que ça grossisse ! On sait comment on ne veut plus vivre. »

 

Elsa Gambin & Nicolas Mayart

Publié le 15/06/2020

Chômage partiel, retraites, emploi… Le retour de « Jupiter » ?

 

(site politis.fr)

 

Les syndicats, réunis ce jeudi en table de ronde, dénoncent la méthode du gouvernement dans sa concertation sur les dossiers sociaux. Après trois mois de contacts rapprochés, ils craignent d’être tenus à l’écart des décisions cruciales

Les leaders syndicaux, salariés comme patrons, sont passablement énervés par la publication, ce jeudi dans Les Échos, de premières pistes d’arbitrages sur le chômage partiel. Alors que le gouvernement consulte, depuis le début de semaine, ils renouent avec la désagréable impression que leur parole n’est pas prise en compte. « Il y a un problème de méthode », concède même Geoffroy Roux de Bézieux, patron du Medef. « C’est plus qu’agaçant, c’est insupportable », tonne à son tour Laurent Berger (CFDT).

Durant le confinement, les échanges étaient quotidiens avec l’exécutif, témoignent les leaders syndicaux, réunis presque au grand complet ce jeudi par l’Association des journalistes d’information sociale (Ajis).

« Je n’ai jamais autant parlé à des ministres que depuis ces trois derniers mois », reconnaît Philippe Martinez (CGT), qui regrette néanmoins « des décisions très verticales » dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. « Qu’est-ce qu’il reste [de toutes ces discussions] à part des mesures prises dans l’urgence dont on est en train de nous dire que certaines, peut-être, resteront la norme ? » raille de son côté François Hommeril, président de la CFE-CGC.

Très remonté, le chef de file des cadres fustige le gouvernement :

Il avait besoin de nous pendant la crise, on a répondu présent. Tout se passe bien, c’est très chaleureux, notre personnalité morale, ce qu’on représente, tout ça est pris en considération, mais ce qu’on fait remonter, le gouvernement s’en fout.

Des réunions multiples se tiennent au ministère du Travail et doivent se clôturer, autour du 19 juin, par une rencontre des syndicats avec Emmanuel Macron pour des premières annonces. Les syndicats craignent donc de ne pas pouvoir peser sur les arbitrages. « Un discrédit est porté sur la concertation. Trop souvent, ces derniers temps, on a été mis devant le fait accompli, regrette Yves Veyrier, de Force ouvrière. On fait appel aux syndicats par dépit, pour panser les plaies. Ça ne peut pas fonctionner comme ça, il faut nous donner du grain à moudre. »

La dernière négociation sur l’assurance-chômage, dans le carcan d’une « note de cadrage » intenable, reste dans tous les esprits. « Il y a une forme d’étatisation rampante [de l’assurance-chômage], il faut que nous prenions acte de cela », fait même remarquer le patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux.

« Sans nous, ils vont faire de grosses bêtises », soupire Laurent Berger, qui se tourne néanmoins vers ses camarades syndicalistes, pour une critique à peine dissimulée de la CGT et Force ouvrière, invoquant « la responsabilité des acteurs » du dialogue social :

Moi je partage l’idée du dialogue social et du paritarisme à condition que nous soyons capables de le faire réellement […]. Nous sommes sept (CFDT, FO, CFE-CGC, CFTC, CGT, Medef, U2P), pourquoi ne sommes-nous pas capables, au sujet de l’assurance chômage, du maintien de l’emploi, du chômage des jeunes, de nous exprimer tous ensemble d’une même voix ?

Réponse tout aussi codée du leader de la CGT, Philippe Martinez, qui juge que « le dialogue social ne doit pas être une icône. Il faut prendre en compte ce que disent les syndicats. »

Pour une annulation des réformes du chômage et des retraites

Trois sujets sont particulièrement présents à l’esprit des leaders syndicaux. Le plus urgent est celui du chômage partiel, sur lequel des annonces sont attendues et que même le Medef espère voir prolonger. « Ce serait une folie douce de baisser le niveau de prise en charge pour les salariés […] [qui] n’ont pas le choix », juge Laurent Berger.

Les Échos évoquent ce jeudi l’hypothèse d’une baisse du chômage partiel à 60% du net (contre 84% aujourd’hui) pour les salariés, dès le 1er juillet, pour faire atterrir le dispositif vers un système, moins généreux qu’aujourd’hui, destiné à durer « un à deux ans », selon la ministre du Travail, Muriel Pénicaud.

Deuxièmement, les syndicats de salariés sont unanimes pour dénoncer le durcissement des règles d’indemnisation chômage (1), entré partiellement en vigueur en novembre 2019 et qui doit être finalisé en septembre (après un report en raison du confinement). « Une réforme absurde et indigne », tacle François Hommeril au sujet de la dégressivité des allocations pour les cadres. « Une folie », abonde Laurent Berger.

Même Geoffroy Roux de Bézieux observe les choses avec distance, préférant connaître les chiffres précis sur le chômage et un état des lieux complet de la situation avant d’entrer dans le débat.

Troisièmement, tous les syndicats, y compris la CFDT, préconisent désormais un report de la réforme des retraites. Même s’il « continue de croire qu’un régime “universel” est beaucoup plus juste », Laurent Berger juge que les discussions sur l’équilibre du régime, qui visaient à dégager « 8 à 12 milliards d’euros [d’économies] d’ici à 2027 », n’ont plus lieu d’être au regard de la dégradation colossale des régimes sociaux face à la crise :

Cela n’a plus aucun sens d’aller se mettre sur la figure sur ce sujet-là.

Il n’est pas contredit sur cette ligne par le Medef, qui attend de voir dans un premier temps « la profondeur du trou » et ne compte pas s’arc-bouter sur une réforme qu’il n’a « jamais considérée comme l’alpha et l’oméga ».

La concertation ouverte au ministère du Travail porte aussi sur le plan de soutien aux jeunes, la formation professionnelle et les travailleurs détachés. À plus long terme, les leaders syndicaux jugent que la sortie de crise devra se faire au prix d’une réflexion en profondeur sur le sens du travail.

Patronat compris, les voix s’élèvent également pour réinterroger le « modèle low-cost » et « arrêter la course effrénée à la compétitivité à bas coût» (Cyril Chabanier, CFTC). Geoffroy Roux de Bézieux, patron du Medef, s’aventure même dans une critique fondamentale du modèle de sous-traitance qui ne permet pas de rémunérer dignement les salariés de la « seconde ligne », mobilisés pendant la crise du Covid (nettoyage, sécurité, éboueurs, etc.) :

La rentabilité de ces entreprises se situe tout en bas de l’échelle, parce qu’elles sont dans des appels d’offres où le seul critère est le prix. Malheureusement, lancer une négociation [pour la revalorisation des salaires] n’aboutira donc pas. La seule solution, elle n’est pas simple à décider, c’est de renégocier les contrats [de sous-traitance] dans une économie qui soit moins low cost. Ça suppose que les entreprises qui font nettoyer leurs locaux, par exemple, acceptent de payer plus cher. Car 80 % des coûts de ces sous-traitants, c’est de la masse salariale.

Un discours que ne renieraient pas les syndicats de salariés.


(1) Il faut désormais avoir cotisé 6 mois sur 24 contre 4 mois sur 28 auparavant pour ouvrir des droits au chômage. Le calcul du salaire de référence, qui détermine l’allocation-chômage, devait désormais se fonder non plus sur les jours effectivement travaillés, mais sur l’ensemble des jours ouvrés (mesure reportée au 1er septembre).

 

par Erwan Manac'h

Publié le 13/06/2020

 

 

LA SANTE, c’est l’affaire de toutes et tous.

 

Mobilisons-nous ensemble le 16 juin !!

(site UD CGT 34)

 

Depuis plus d’un an, les personnels de la santé, du médico-social, toutes catégories confondues, sont mobilisés pour exiger plus de moyens pour bien travailler au service de la population notamment les plus fragiles. Plus de moyens matériels et humains, une reconnaissance de leur métier et de leur qualification sur le bulletin de salaire. Durant des mois, ils et elles ont été souvent raillés voire ignorés par les pouvoirs publics et le gouvernement, plus souvent à même de critiquer l’organisation du travail, le temps de travail que de mettre en avant leur propre responsabilité dans une gestion uniquement budgétaire des politiques de santé depuis plusieurs décennies. 

 

Non, la santé n’est pas un coût mais un investissement. 

 

C’est dans ces conditions très difficiles que l’ensemble de ces personnels ont dû affronter de façon exemplaire la crise sanitaire du CORONAVIRUS. Ils et elles ont travaillé sans compter pour soigner, sauver des vies parfois au détriment de la leur. Cette période particulière a mis en avant la nécessité d’avoir un système de santé et de protection sociale solidaire mais elle a également révélé à grande d’échelle, tous les maux et toutes les attaques subies, ces dernières décennies. Nous avons été très nombreux à les avoir applaudis le soir, à les avoir chaleureusement remerciés, mais ces remerciements ne peuvent se solder par la remise d’une médaille ou de primes à géométrie variable!   Aujourd’hui, c’est un autre soutien qui est nécessaire car il faut des réponses concrètes aux revendications comme aux moyens dédiés à la santé et à la protection sociale dans notre pays. 

 

Lors du lancement du SEGUR de la santé, le 1er ministre annonce vouloir garder le cap. Alors que le gouvernement devrait prendre en considération l’ensemble des questions qui sont posées autour des problèmes de santé et de son financement, il est à craindre que ce SEGUR soit une imposture. Comment faire confiance à un gouvernement qui s’est régulièrement contredit sur les stocks de masques et qui laisse les salarié.es travailler sans protection, avec du matériel inadapté ou en nombre insuffisant. 

Il est temps d’en finir avec les discours compatissants, mais sans lendemain, et de passer aux actes. C’est pourquoi la CGT porte le projet d’une Sécurité Sociale intégrale financée à 100% par des cotisations sociales, salarié-es et employeurs. Il faut renforcer la sécurité sociale en intégrant des nouveaux droits comme la perte d’autonomie des personnes âgées ou celles en situation de handicap, quel que soit l’âge, dans la branche maladie. 

 

En cette période de dé-confinement progressif du pays, de multiples problèmes sont posés pour l’ensemble de la population. Pour la CGT, il n’est pas question de les remettre à plus tard ou de les évacuer au nom de la reprise économique comme le suggèrent déjà le MEDEF et le gouvernement. 

 

Dans la sortie de crise sanitaire qui s’amorce, ils voudraient que tout redevienne comme avant ou pire. Des voix s’élèvent déjà chez les libéraux de tous poils pour augmenter le temps de travail ou reparler du fameux « coût du travail » comme un handicap majeur pour la compétitivité du pays. 

Ils cherchent à instrumentaliser la crise pour imposer des reculs sociaux et notamment la baisse des salaires, puis l’austérité dans les dépenses publiques pour payer la dette. 

 

Ces projets sont inacceptables ! 

Après avoir salué hypocritement ceux qu’on nomme désormais « les premiers de corvées » ils vont encore plus les fragiliser et creuser les inégalités qui se sont amplifiées avec la crise sanitaire. 

 

Alors que 450 milliards ont été dépensés pour aider les entreprises, l’annonce de restructurations et de suppressions d’emplois dans les entreprises privées, publiquescomme dans les services publics sont inadmissibles. Une nouvelle fois, c’est au monde du travail que gouvernement et MEDEF veulentfaire payer cette crise. 

 

Au contraire, la CGT revendique :

  • Une vraie rupture avec les politiques économiques et sociales
  • L’annulation de la réforme de l’assurance chômage et celle des retraites. 
  • L’augmentation des salaires 
  • La reconnaissance des qualifications, 
  • Une réduction du temps de travail à 32 heures sans perte de salaire pour partager le travail et ainsi travailler tous et mieux. 

 

Ce sont des leviers essentiels pour la croissance, l’emploi et contre les inégalités.  

 

La CGT a produit un document « LE PROGRES SOCIAL ET ENVIRONNEMENTAL, C’EST

POSSIBLE ET URGENT » avec de multiples propositions concrètes pour le monde de demain.   Beaucoup de salarié-es luttent pour défendre leur emploi, leur santé, leurs conditions de travail, leurs droits dans de nombreux secteurs, tout comme les jeunes, les privés d’emplois ou les précaires encore plus fortement impactés. Les salarié-es de la Fonderie de Bretagne (56) chez RENAULT viennent de faire la démonstration, par la mobilisation, que des succès sont possibles. 

 

La CGT apporte son soutien :

  • A tous les travailleurs et toutes les travailleuses en luttes. Comme à  Maubeuge (59) où la population s’est mobilisée aux côtés des salarié.es afin de revendiquer le maintien de tous les emplois, engageons-nous auprès de toutes celles et tous ceux qui luttes pour imposer d’autres choix. 
  • Aux manifestations contre les violences policières et contre le racisme, elle réclame la fin de l’état d’urgence et des restrictions sur le droit à manifester dans l’espace public.

 

Parce que la santé est l’affaire de toutes et tous, la CGT soutient les mobilisations en cours nommées « les mardis de la colère » dans la santé et appellent l’ensemble des citoyennes et des citoyens à prolonger leurs applaudissements en s’engageant dans ces mobilisations.  

 

 

Toutes et tous ensemble, le 16 juin pour la santé et le progrès social.

 

La CGT Hérault appelle l’ensemble des usagers et travailleurs à converger lors des rassemblements organisés par les travailleuses et travailleurs de la santé

 

Montpellier

Santé Privée RDV 10h30 Clinique Saint Jean

 

CHU 12h00 Arnaud de Villeneuve

Publié le 11/06/2020

Assurance chômage : 15 jours pour obtenir l’abandon de la réforme

 

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

 

Inquiet de la progression du nombre de chômeurs, alors qu’une nouvelle classe d’âge entrera sur le marché du travail à la rentrée, l’exécutif ouvre des discussions express sur une adaptation des nouvelles règles de l’assurance chômage. Bien que les syndicats réclament l’abandon de cette réforme, le gouvernement tente de garder son cap, malgré un rapport de l’Unedic confirmant l’appauvrissement des demandeurs d’emploi.

 

« Il y a les aides sociales qui permettre d’attendre entre deux périodes d’activité, malheureusement elles ne sont pas assez incitatives » a expliqué Gérald Darmanin dans la matinale de RTL. C’était le 29 mai 2020 et non au début de l’année 2019. Pour le ministre de l’Action et des Comptes publics, pas de changement de cap sur le sujet. Toujours le même élément de communication qu’au moment de la mise en œuvre de la réforme de l’assurance chômage : des indemnisations trop généreuses ne poussent pas les chômeurs à rechercher du travail. Et tant pis si les données statistiques contredisent cet argument.

Depuis le 1er novembre, l’État a imposé un durcissement des règles pour ouvrir ou de recharger des droits, et un second volet, initialement prévu au 1er avril, prévoit de baisser le montant des allocations en changeant le mode de calcul des indemnités journalières. Sous l’effet du coronavirus et du confinement, cette seconde partie de la réforme a été repoussée au 1er septembre. Mais les conséquences du premier volet sont déjà bien présentes pour les plus précaires en cette période de crise économique. Ainsi, Muriel Pénicaud annonçait le 27 avril l’ouverture de discussions avec les partenaires sociaux « pour adapter rapidement nos règles d’assurance chômage à cette situation exceptionnelle ». Mais semaine après semaine : rien !

Un mois plus tard, le nombre de chômeurs en catégorie A, celle des personnes n’ayant pas du tout travaillé au mois d’avril, explose (+22,6 %). Elle s’explique en partie par la disparition du travail pour celles et ceux qui ordinairement enchaînent les contrats courts en CDD ou intérim. Toutes catégories confondues, le chômage progresse de 3,6 %. Au même moment, l’Unedic édite un dossier de synthèse sur l’assurance chômage. Les chiffres sont sans appel sur les conséquences du premier volet de la réforme. Entre novembre 2019 et février 2020, 20 000 chômeurs chaque mois ont vu un rejet de l’ouverture de leurs droits sur la base des nouvelles dispositions du 1er novembre. Avant même l’arrêt d’une grande partie de l’activité économique, la réforme avait déjà supprimé des droits à 80 000 personnes.

 

Emmanuel Macron à la manœuvre

 

Le « rapidement » de la ministre du Travail, d’abord sans effet, est alors devenu urgent un mois plus tard. Le 4 juin, Emmanuel Macron reprend la main. S’entourant de cinq ministres, il reçoit à l’Élysée les représentants du patronat et des salariés. Au programme : emploi des jeunes, chômage partiel, assurance chômage, formation et régulation du travail détaché.

Alors, comment comprendre cette réunion à l’Élysée sur la question de la réforme de l’assurance chômage ? Un coup de communication ? Une façon de jouer la montre ou une réelle intention de lâcher du lest sur un dossier à fort impact politique ? En tout cas : la conscience que l’arrivée sur le marché du travail de 800 000 jeunes en fin d’études dans un contexte économique dégradé va continuer à affoler la courbe du chômage. Et donc écorner encore l’image politique du gouvernement, voire casser l’élan d’un remaniement ministériel pressenti pour l’été. D’où probablement le thème des jeunes et de l’apprentissage placé en tête de gondole de la réunion.

Mais là, aucune annonce laissant penser à un changement de logiciel politique. En fait, pour l’apprentissage : la promesse d’une aide aux entreprises qui embauchent un nouvel apprenti entre le 1er juillet 2020 et le 28 février 2021. Un « coup de pouce » de 5000 € pour un mineur et 8000 € pour un majeur sur 8 mois. Soit en réalité, l’essentiel de la charge restant à l’entreprise. En somme, du travail gratuit offert aux employeurs avec des deniers publics. Pour l’assurance chômage, malgré les éléments de constats produits par le rapport de l’Unedic : pas de mesures annoncées, mais l’ouverture d’une discussion avec Muriel Pénicaud. Celle-ci recevra tous les partenaires sociaux mardi 9 juin pour un séminaire de l’emploi, avant des rencontres bilatérales les 12 et 15 juin.

Pourtant, une annonce sur la prolongation des allocations versées aux chômeurs en fin de droit, même insuffisante, aurait pu être un premier signe donné. À l’inverse, alors qu’au printemps la ministre du Travail avait laissé entendre que ce dispositif pourrait courir jusqu’à l’été, celui-ci a pris fin brutalement le 31 mai. Il a coûté 530 millions d’euros depuis le 1er mars en couvrant l’absence de revenus promise pour 240 000 personnes. Une somme pas vraiment démesurée au regard des 24 milliards de prise en charge des salaires des entreprises dans le cadre du dispositif d’activité partielle.

À défaut d’annonces fortes cadrant les intentions gouvernementales, les leaders des organisations syndicales n’ont pas interprété de la même manière les volontés du pouvoir. Là où Philippe Martinez n’a rien entendu sur le sujet de l’assurance chômage, Laurent Berger a noté que le gouvernement reviendrait sur la durée d’affiliation dans sa réforme, alors qu’Yves Veyrier a compris que la suspension du deuxième volet pourrait être allongée. Réponse dans une quinzaine de jours.

Publié le 08/05/2020

Interview. Répression à la RATP : en première ligne du Covid19, aujourd’hui menacés de licenciement

 

(site revolutionpermanente.fr)

 

Après la grève historique pour les retraites, puis l’épidémie de Covid-19 qui a vu les transports en commun devenir de véritables foyers de contamination, la RATP cherche à tout prix à se débarrasser de tous ceux qui dérangent. Entretien avec Ahmed Berrahal, élu CGT au dépôt de bus RATP Flandre, menacé de révocation au même titre qu’Alexandre El Gamal de Vitry.

Interview publiée initialement sur L’Anticapitaliste

Alexandre El Gamal et toi êtes tous les deux convoqués en conseil de discipline mercredi 10 juin. La RATP envisage une sanction pouvant aller jusqu’à la révocation. Vous êtes tous les deux délégués CGT sur vos dépôts de bus et avez été des meneurs de la grève de cet hiver pour nos retraites... On imagine que ça n’a pas dû leur plaire ?

C’est ça ! Ils nous ont convoqué pendant la grève pour des soi-disant blocages de dépôts de bus, parce qu’ils n’ont pas supporté qu’on se batte pendant deux mois, dès 4 heures du matin sur nos piquets... Ils ne s’attendaient pas à une telle mobilisation donc ils ont fait ce qu’ils savent faire le mieux : la répression ! Pendant la grève la direction de la RATP a appelé la police pour nous réprimer à coups de matraques, et après la grève elle s’est lancée dans des procédures disciplinaires contre les grandes gueules. Avant le confinement il y a déjà Yassine, Patrick et François, trois camarades de la CGT du dépôt de bus de Vitry qui ont été convoqués et ont pris des sanctions lourdes de deux mois de mise à pied pour Yassine et Patrick, et une mutation disciplinaire pour François... Et puis il restait Alex et moi mais avec l’épidémie nos conseils de discipline avaient été reportés. Dès que le déconfinement a commencé, la RATP n’a pas perdu de temps et nous a convoqués pour le 10 juin.

La RATP a l’air plus rapide à réprimer qu’à prendre des mesures sanitaires pour faire face à l’épidémie non ?

Bien sûr ! Je suis aussi secrétaire CSSCT sur mon secteur et pendant toute l’épidémie on n’a pas arrêté de se battre pour la moindre mesure sanitaire. La RATP a eu un train de retard sur tout : pour stopper la vente de tickets à bord des bus et faire monter les passagers par l’arrière, pour nous fournir des masques et du gel... et le pire c’est le nettoyage des bus, une catastrophe ! Grâce à nos alertes et nos dénonciations sur les réseaux sociaux, l’inspection du travail est même venue contrôler l’état des bus et la RATP a été mise en demeure pour mise en danger de ses salariés. C’est inédit et tout ça c’est grâce à notre mobilisation sur le terrain. Mais ce qui est révoltant c’est qu’à cause de cette négligence plus de 110 agents ont été contaminés au Covid-19, et au moins neuf en sont décédés. Et encore, il y a une vraie opacité sur les chiffres... Et pour les usagers ce n’est pas mieux, on sait très bien que les transports en commun ont été un vrai foyer de contamination.

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Et justement, les salariés des transports ont été en première ligne pendant la pandémie, la RATP vous a même appelés hypocritement « héros du quotidien »... Comment expliques-tu un tel acharnement contre des syndicalistes comme Alex et toi aujourd’hui ?

C’est simple, déjà ils pensent que c’est un moyen de nous faire taire, parce qu’en tant que syndicalistes on ne les laisse pas mettre les salariés en danger comme on l’a montré pendant la crise sanitaire, et qu’on ne les laissera pas vendre la RATP. On sera toujours là pour défendre le service public, se battre pour nos droits et défendre chaque collègue sanctionné, comme on le fait depuis des années ! D’ailleurs ça fait longtemps qu’ils veulent ma tête, presque tous les ans ils lancent des procédures disciplinaires à mon encontre, même si j’ai toujours gagné aux prud’hommes... Ils continuent à s’acharner. Et puis ils cherchent à faire des exemples pour intimider l’ensemble des agents de la RATP. Ils se disent que s’ils arrivent à nous mettre un genou à terre, plus personne n’osera l’ouvrir. Mais c’est hors de question qu’on se laisse faire ! Au contraire, plus ils nous tapent dessus et plus ça renforce notre détermination, surtout qu’on est très soutenus. La peur est de leur côté, pas du nôtre, et il est hors de question qu’on se soumette à ces patrons qui ne sont là que pour leurs profits !

Tu parlais de la répression policière sur les piquets de grève, et en ce moment il y a une forte mobilisation, en France comme aux États-Unis, sur la question des violences policières dans les quartiers populaires. Comment vois-tu tout ça ?

Tout ça ne date pas d’aujourd’hui, on le voit maintenant grâce aux smartphones mais quand on était jeunes c’était la même situation, les policiers venaient nous gazer en bas de chez nous sans que personne ne le sache. Moi-même j’ai grandi à la cité des 3000 à Aulnay, donc on connaît bien tout ce harcèlement policier, leurs insultes racistes... Et 30 ans après pour moi, en tant que syndicaliste, ça doit aussi être un de nos combats. Si nous qui avons été en première ligne à vivre la misère et le racisme dans nos banlieues on ne se bat pas aujourd’hui, qui le fera ? Cette discrimination on la retrouve aussi à l’embauche ou dans la recherche de logement, on sait bien que le blanc sera toujours prioritaire et que pour nous les arabes ou les noirs il faudra faire beaucoup plus d’efforts pour s’en sortir. La plupart des syndicalistes sont frileux de parler de tout ça, comme si c’était un sujet tabou, alors que c’est un combat majeur. Quand on voit cette prise de conscience sur les violences policières aujourd’hui, on se dit que c’est normal que ça explose et qu’il était temps que les gens se soulèvent. Cette révolte est légitime.

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Et dans les entreprises on voit que la répression est partout en ce moment, à la SNCF, dans l’éducation nationale, dans la santé... Comment peut-on mettre un frein à tout ça d’après toi ?

Il n’y a pas de mystère, il faut qu’on soit solidaires, nous les ouvriers. Quel que soit le secteur, public, privé... on a tous intérêt à se battre ensemble face à ces patrons voyous ! Parce que la crise sanitaire l’a montré aux yeux de tous : si on laisse nos vies aux mains des capitalistes, on est morts. Même face à un virus meurtrier, on a bien vu que tout ce qui compte pour eux c’est leurs profits. Ils se foutent de nos vies et de celle de nos familles. Le gouvernement, les patrons et le MEDEF sont unis pour nous réprimer, pour ça eux ils sont solidaires entre eux ! Mais nous aussi on a la force de notre solidarité, et on ne veut pas se battre pour des miettes : on doit récupérer notre dû, le fruit de notre sueur, c’est notre part du gâteau. Les patrons essayent de nous diviser pour mieux régner mais si les salariés étaient tous unis, c’est le patron qui dégagerait rapidement !

En parlant de solidarité, que peut-on faire pour vous soutenir Alex et toi face à cette répression ?

Déjà c’est important qu’il y ait du monde pour nos conseils de discipline le 10 juin. Ils interdisent les rassemblements de plus de 10 personnes, soi-disant pour notre santé, mais tout ça c’est du blabla... On a bien compris qu’ils voulaient surtout nous museler ! Avec les Gilets jaunes et les retraites le gouvernement a vu les gens descendre dans la rue, ensuite il y a eu la crise sanitaire et on a vu comment nos droits étaient bafoués. Ils veulent éviter qu’on se soulève pour qu’on ne retrouve pas le goût de se battre. Mais c’est là qu’on doit leur démontrer qu’on n’a pas peur de leur répression. On ne peut pas rester chez nous, tout le monde doit sortir dans la rue. On ne va pas attendre d’avoir un vaccin pour manifester notre colère ! C’est pour ça qu’on doit être le plus nombreux possible dans chaque rassemblement, aux côtés des soignants et face à la répression. Sinon les seuls gagnants de ces interdictions de manifester ce sera les patrons et le gouvernement. Ils nous ont dit qu’on était en guerre, mais maintenant c’est nous qui sommes en guerre contre ce gouvernement ! Quand on voit tous ceux qui détournent des millions en toute impunité et que nous on se retrouve au placard ou à perdre notre boulot pour un rien, on voit bien qu’il y a une justice à deux vitesses. On ne peut pas se laisser faire : toutes les organisations syndicales et politiques doivent appeler à se mobiliser à nos côtés pour dire stop à tout ça !

Propos recueillis par Flora Carpentier

Pétition de soutien à Alex et Ahmed

Publié le 19/05/2020

La colère sociale amorce son déconfinement

 

Marion d'Allard (site humanite.fr)

 

Des usines aux quartiers populaires, du privé au public, la crise sanitaire a nourri le sentiment de révolte et légitimé les revendications sociales. À l’heure de la levée de la quarantaine, les colères cherchent à s’imposer face à un pouvoir macroniste qui ne compte pas changer de cap.

En assignant la France à ­résidence, la crise sanitaire a mis en sourdine la colère sociale. Mais, deux mois plus tard, alors que le pays se « déconfine » progressivement, tout indique que la Cocotte-Minute sociale est prête à exploser. La défiance à l’égard du pouvoir confine aujourd’hui à la détestation d’un gouvernement que les deux tiers des Français (66 %) ne jugent « pas à la hauteur » de la situation. Cristallisée par les mensonges sur les masques, elle s’est agrégée aux colères existantes, aux exigences de revalorisations salariales et revendications d’égalité, de défense des services publics ou de pouvoir d’achat. Le climat actuel est d’autant plus inquiétant pour le pouvoir macroniste que, si le Covid a interdit un printemps social qu’annonçait la mobilisation historique contre la réforme des retraites, cette trêve forcée, loin d’avoir fait table rase des revendications, les a au contraire confortées.

Coup sur coup, plusieurs notes – révélées par le Parisien – du service central du renseignement territorial alertaient d’ailleurs, début avril, sur le retour en force de la mobilisation sociale , estimant que « le jour d’après (…) est un thème fortement mobilisateur des mouvances contestataires ». Ainsi, « le confinement ne permet plus à la gronde populaire de s’exprimer, mais la colère ne faiblit pas et la gestion de crise, très critiquée, nourrit la contestation », estimaient même les agents du renseignement.

Alors que la reprise se profile, sur les ronds-points, dans les usines, dans les transports, à l’école, dans les hôpitaux ou dans les tribunaux, les signaux repassent peu à peu au rouge. Mais là aussi le Covid aura laissé sa marque, à en croire Frédéric Dabi. « Le pays a constaté, lors de cette crise, qu’il pouvait moins compter sur les premiers de cordée que sur les métiers qui se sont ­retrouvés en première ligne et qui sont les moins bien payés », note le directeur général adjoint de l’Ifop. Le soutien de l’opinion publique, qui fait si souvent défaut aux luttes sociales, serait-il désormais acquis ? En partie, quand « 91 % des Français veulent que le pouvoir d’achat de ceux qui étaient en première ligne soit revalorisé », poursuit Frédéric Dabi.

« Atteintes graves au Code du travail »

De quoi galvaniser les soignants, gratifiés de leur engagement face à la pandémie à coups de prime et de médaille et qui continuent pourtant d’exiger l’augmentation générale de leurs salaires et des moyens pour l’hôpital public. En grève depuis plus d’un an, ils sont d’ailleurs les premiers à ressortir les banderoles. Les slogans refleurissent aussi aux frontons des écoles. Mobilisé à distance pour assurer la continuité pédagogique lors du confinement, le corps enseignant, mis sous pression, souffre des conditions de la réouverture partielle des établissements scolaires. Pris entre les directives du pouvoir et la crainte des parents, les fonctionnaires dénoncent des décisions unilatérales du ministère, prises au mépris de leur expérience du terrain. Dans une lettre adressée fin avril à Édouard Philippe, Benoît Teste, secrétaire général de la FSU, taclait ainsi « une organisation dont les personnels et leurs organisations syndicales sont convaincus qu’elle est précipitée ».

Particulièrement éprouvés par la séquence, les agents des services publics finiront par trouver le moyen d’exprimer leur colère. « Tout est une question de ­timing », estime Laurent Brun. Secrétaire général de la CGT des cheminots, il témoigne de la « colère sourde » qui gronde dans les rangs des agents du service public ferroviaire. Car, pour eux, ni prime, ni médaille. Oubliés des grands discours officiels et des honneurs aux « premières lignes », les cheminots rongent leur frein. Rouages indispensables dans l’acheminement des matières premières médicales, alimentaires et énergétiques, « 60 % des trains de fret ont roulé pendant le confinement, comme 30 % des TER et 7 % des TGV – y compris médicalisés – et des Intercités », rappelle pourtant Laurent Brun. « On a été sur le terrain chaque jour et, aujourd’hui, on maintient le gel de nos salaires et on nous promet des suppressions de postes par milliers. » Et même si « l’état d’esprit est moins à la grève qu’à la lutte pour la sécurité sanitaire dans le cadre de la reprise à plein du trafic », le syndicaliste promet un « retour à l’expression pleine et entière de cette colère ». Une colère partagée hors les murs de la SNCF, et renforcée par les menaces sur les 35 heures, les congés, les amplitudes horaires… Cette « théorie du choc », plébiscitée par « les néolibéraux pour répondre à la crise », et que redoute Enora Le Pape, candidate insoumise aux dernières municipales, à Rennes. « La mise en œuvre de politiques régressives et d’atteintes graves au Code du travail est un danger contre lequel il faut se battre », affirme la responsable politique, qui voit aussi dans ce ­moment particulier l’occasion de trouver à la prise de conscience populaire une traduction politique (lire notre article). « Chacun a vu les mensonges sur les masques, mais aussi la mise en avant de personnes ­méconsidérées, et même si le gouvernement d’Emmanuel Macron risque de se servir de la situation pour réprimer les rassemblements et interdire y compris les petites manifestations », il conviendra, poursuit la militante, de trouver « une autre façon d’occuper l’espace public ».

Des grands groupes mettent la pression sur la productivité

D’autant que, de décrets en ordonnances, l’exécutif a pris prétexte du coronavirus pour attaquer les droits des travailleurs. Allongement de la durée hebdomadaire de travail dans plusieurs secteurs – comme dans le transport routier –, offensive sur les congés payés et les RTT, les salariés reprennent le chemin du travail « traversés par un mélange de peur imminente de la contamination, de craintes sur l’avenir de leurs emplois et de colère », explique Fabien Gâche, délégué syndical central CGT du groupe Renault. Lourdement percutée par l’arrêt de la production, l’industrie fait face à un avenir tumultueux. Et si le gouvernement a sorti le chéquier pour renflouer les grands groupes, l’absence de contreparties sociales inquiète les syndicats. « Renault a touché 5 milliards d’euros d’aides publiques et la direction annonce la réduction de 2 milliards d’euros de ses coups fixes », détaille le syndicaliste. « Ils vont faire de cette pandémie une opportunité pour restructurer, mettre la pression sur la productivité, liquider un maximum de contrats précaires, CDD ou intérim », poursuit Fabien Gâche, qui juge la situation particulièrement « explosive ».

Cette crise a également montré l’ampleur de la désindustrialisation du pays et les appels de Bruno Le Maire à la relocalisation de la production sonnent plus faux que jamais. De leur côté, les grands groupes n’ont qu’un seul objectif : renouer le plus rapidement possible avec le profit. « La recherche d’économies va repartir de plus belle avec une hausse prévue de 25 % de notre compétitivité », note Michel Chevalier. Et le délégué syndical central du groupe Michelin de poser la question sans ambages : « Quels projets, quels sites, quels salariés vont être touchés ? On se demande tous ce qui va nous arriver. »

Chez les robes noires, le calcul est déjà fait. « 30 % des cabinets d’avocats sont menacés », affirme Sophie Mazas, avocate au barreau de Montpellier. ­Fortement mobilisée depuis le mois de décembre contre la réforme des retraites qui promettait la mort de sa caisse catégorielle, « la profession se bat en ce moment pour que la continuité du service public de la justice redevienne une réalité », poursuit l’avocate, membre du Syndicat des avocats de France. Une justice qui ne « peut pas rester confidentielle » ou rendue par le biais de visioconférences. Car, « alors que la colère sociale est de plus en plus grande », l’éloignement des justiciables de la justice n’est plus tenable. Bafoués, les droits de la défense doivent être réhabilités d’urgence pour accompagner, entre autres, la réponse sociale qui s’annonce, avec son lot de manifestations et de répression prévisibles.

« Les gens ont eu le temps de réfléchir à ce qu’ils veulent »

Car, même chez ceux dont la colère a été provisoirement apaisée par le versement d’une prime exceptionnelle de 1 000 euros, le chaudron des revendications se remet à bouillir. C’est le cas dans la grande distribution. Invisibilisés et maintenus au bas de l’échelle des rémunérations, les salariés du secteur, tout à coup mis sous les projecteurs, ont traversé ce confinement parfois au péril de leur propre santé. « L’urgence était alors de sauver des vies, d’éviter la transmission du virus. Mais, dans les semaines qui viennent, nous devrons continuer de nous opposer aux restructurations en cours, qui n’ont pas été suspendues par la direction », assure Philippe Allard, représentant de la CGT Carrefour. Ils le savent, la crise économique qui s’annonce risque de les « frapper de plein fouet », prévoit Guy Laplatine, de la CFDT Auchan. Car « en cas de baisse de la consommation des ménages, nous serons en première ligne et cela risque d’alimenter les suppressions de postes », explique le syndicaliste.

Dans le privé, dans le public, des entrées des usines aux quartiers populaires où la faim a fait son triste retour, la crise sanitaire a non seulement nourri mais légitimé le sentiment de révolte. « Il existe une grande attente, une détermination, les gens ont eu le temps, en confinement, de réfléchir à ce qu’ils veulent », analyse Aline Guitard, ­secrétaire de section PCF du Rhône. Et la militante en veut pour preuve la réussite d’un 1er Mai inédit qui a fait valoir, malgré les circonstances, des revendications très fortes, de justice sociale et de revalorisation salariale. Ces appels à changer de logiciel, à arracher les conditions d’une vie digne pour tous, à redynamiser la démocratie, qui ont envahi les ronds-points pendant plus d’un an, retentissent de nouveau. Et Inda Bigot, elle, n’a jamais quitté son gilet jaune. Elle affirme que beaucoup sont « prêts à reprendre les ronds-points ». Ce samedi, des dizaines de chasubles fluo ont battu le pavé, à Toulouse, à Montpellier, à Strasbourg, à Lyon, à Nantes… « malgré la répression policière et la peur du Covid ». Comme un avertissement, une preuve que « la colère sociale n’est pas près de retomber ».

Marion D’Allard avec les services capital travail, politique et société

Les cheminots de paris-est en grève ce lundi

Le préavis de grève a été déposé par quatre syndicats de cheminots. Ce lundi, la CGT, SUD, la CFDT et FO appellent les agents du secteur de Paris-Est à cesser le travail, en soutien à cinq des leurs convoqués à des entretiens préalables à sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’au licenciement. Accusés d’avoir occupé « illégalement » un local pourtant géré par le comité des activités sociales interentreprises, la direction reproche à ces cinq syndicalistes (CGT et SUD) de ne pas avoir prévenu la hiérarchie et d’avoir empêché l’encadrement d’accéder à ce fameux local. Des motifs de sanctions « infondés et totalement ubuesques » dénoncent les syndicats qui y voient « la marque d’un nouvel entêtement de la direction à “se faire” du syndicaliste ». Dans cette « période délicate » où le dialogue social est essentiel, et alors que « les militants syndicaux se mobilisent à chaque instant dans le cadre de la pandémie », les organisations syndicales dénoncent ce recours à la procédure disciplinaire. Une démarche qui « vise à museler toute forme de contestation sur un établissement dont la direction ne souffre aucune forme d’opposition », écrivent les syndicats. La gare de l’Est, le RER E et les trains de la banlieue est devraient être affectés par ce mouvement social.

Publié le 10/05/2020

Rodez : reprise négociée de haute lutte, la CGT veut fabriquer des masques au lieu d’injecteurs pour moteurs diesels

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site lepoing.net)

 

Fin février, cette banderole a été déployée à l'entrée du site de l'usine. Pour protester contre les petites phrases d'un cabinet de stratégie industrielle en lien avec la direction, qui jugeait l'usine trop rouge à son goût ! ( Photo transmise par la CGT du site Bosch de Rodez )

Après un arrêt total de la production et des mesures de protection obtenues par la lutte des salariés, l’usine Bosch de Rodez, qui fabrique principalement des injecteurs pour moteur diesel et des bougies de préchauffage, a redémarré au début du mois d’avril. La crise du diesel, jugé écologiquement obsolète quelques années seulement après avoir été encensé, menace déjà depuis des mois ce site de production. Les salariés continuent de s’inquiéter, d’autant plus que le groupe pourrait être tenté par une politique de dumping social pour rattraper les bénéfices suspendus pendant la crise sanitaire. En parallèle, le syndicat CGT, majoritaire dans l’usine, propose au nom de l’utilité sociale une reconversion d’une partie de la production vers la fabrication de masques pour approvisionner le département de l’Aveyron. Mais la direction ne l’entend pas tout à fait de cette oreille…

Des mesures de protection sanitaire arrachées de haute lutte !

Mi-mars, la Bocsh de Rodez, premier employeur privé de l’Aveyron avec ses 1500 salariés, frémit : trois cas potentiellement positifs au Covid-19 parmi ses salariés sont déclarés !

L’intersyndicale Sud-CGT-CGC appelle à l’arrêt de la production, jusqu’à la fin de la crise sanitaire.

« L’usine cesse son activité au 17 mars, suite aux pressions syndicales et à une vague massive de salariés qui se lancent dans des débrayages et font jouer leur droit de retrait. La quasi-totalité des ouvriers y ont participé. », témoigne Yannick Angladès, délégué syndical CGT du site. « Mais dès le 25 mars, la direction a voulu faire redémarrer le site, avec des mesures clairement insuffisantes pour garantir la protection des salariés »

Selon les syndicats, des pressions gouvernementales seraient exercées pour que le site reprenne un certain niveau d’activité. Surtout, le constructeur Volvo attendrait une importante commande de bougies de préchauffage que seul le site ruthénois est capable de produire dans le monde chez le groupe Bosch. L’autre site qui en a les capacités se trouve en Inde, mais il est à l’arrêt total sur décision gouvernementale pour contrer la pandémie. Mais les ouvriers de l’Aveyron ne comptent pas être sacrifiés sur l’autel d’une production non-essentielle ! D’autant que, selon Pascal Raffanel, le délégué CFE-CGC, « beaucoup d’éléments n’ont pas été pris en compte comme les outillages utilisés en commun, qui peuvent être des vecteurs de contamination au Covid-19. »

« Nous refusions de reprendre notre poste pour une activité non prioritaire. La question aurait été différente si nous produisions des pièces pour des respirateurs médicaux comme PSA. Le seul équipement personnel que la direction prévoyait pour le personnel était un stylo, pour qu’ils puissent appuyer sur les touches d’une machine sans entrer en contact direct avec elle !”, reprend Yannick. « L’intersyndicale, avec l’appui de la médecine du travail, pointe l’insuffisance des mesures prises. Et on obtient un report de la date de reprise au premier avril, avec des mesures garantissant une certaine distanciation sociale ! »

A nouveau, les organisations syndicales jugent les mesures insuffisantes, et contraignent la direction à en prendre de nouvelles : si la revendication unanime de non-reprise avant la fin du confinement ne sera pas respectée, quand l’annonce d’un retour au turbin tombera le 4 avril, la direction aura été contrainte par la mobilisation à s’engager sur des mesures plus énergiques : le 8, lors d’un Conseil Social et Économique extraordinaire sur le site, elle dévoile disposer de stocks de masques chirurgicaux et FFP2 !

La CGT fait pression pour le maintien des salaires à 100% chez les sous-traitants !

Aujourd’hui, la production est relancée dans deux des ateliers de fabrication, pour les buses et les bougies. D’après Yannick, « sur les 1300 salariés du site, on en a entre 4 et 500 qui ont repris le travail sur place, plus 100 ou 150 qui font du travail administratif et sont en télétravail. Sur les ateliers qui ont redémarré, on a entre 30 et 40 % d’absentéisme, pour garder les gosses, ou venant de collègues qui ont des problèmes de santé trop lourds pour prendre des risques, même petits. On a obtenu une réduction provisoire du temps de travail, avec maintien des salaires complets, même pour le personnel en activité partielle. Ce qui assure la possibilité de faire tourner différentes équipes qui ne se croisent que très peu sur le site industriel. Jusqu’à la fin du mois de mai, on est passé de 8 à 6 heures de travail journalier. »

Pour la plupart des activités, les salariés disposent maintenant de masques chirurgicaux, 2 par jours, mais la direction a fait des stocks et il ne semble pas y avoir de problèmes pour en avoir en plus si besoin. Et pour les postes où le travail se fait en équipe, des masques FFP2 sont fournis ! A partir de la date de déconfinement, la semaine prochaine, les ateliers de production d’injecteurs vont être remis en marche, et petit à petit l’usine toute entière va se remettre en route.

Reste un des gros chevaux de bataille du syndicat CGT : « Les salariés des sous-traitants du site ne bénéficient pas du maintien des salaires à cent pour cent, seulement à 84 %, comme ceux du restaurant de l’usine géré par la société API Restauration.  Le syndicat a un droit de vote sur le renouvellement des contrats avec les sous-traitants, et refuse d’apporter le sien à API pour ces raisons. Il faut savoir qu’en cas de changement de sous-traitant, tous les emplois seraient maintenus. »

Des centaines d’emplois menacés, des salaires en baisse !

Le taux d’équipement en véhicules diesels en France a chuté de 73% en 2012 à 47% fin 2017. Un climat social lourd pèse au sein de l’usine Bosch de Rodez, menacée depuis des mois par la chute du marché du diesel en Europe, et l’absence de volontarisme d’un groupe peu soucieux d’éviter le dumping social. Les deux lignes de production d’injecteurs pour moteur diesel ancienne génération ont été remplacées par seulement une seule ligne de production nouvelle génération face aux nouvelles normes européennes anti-pollution. Ce qui pourrait à terme menacer des centaines d’emplois. Et de nombreux habitants de la région se sentent également très concernés par la fragilisation de ces bassins d’emploi : en avril 2019, ils étaient plus de 2000 à manifester sur Onet-le-Château en soutien aux ouvriers de la filière automobile !

« Un accord de transition a été signé entre la direction du site et les autres syndicats représentatifs, qui prévoit une absence de licenciements jusqu’à fin 2021, avec une direction qui s’engage à chercher activement des pistes de reconversion en dehors de Bosch », nous explique M. Angladès. « En échange de quoi, le coût résiduel pour l’entreprise des mises en activité partielle est partagé entre les bénéfices de la boîte et les salariés, sous forme d’augmentation du temps de travail pour le même salaire par exemple. C’est une des raisons pour laquelle la CGT a refusé de signer l’accord : les salariés font tourner l’entreprise depuis des décennies, lui permette de vivre, ce n’est pas à eux de payer, même partiellement, les déficiences de la direction en terme de stratégie industrielle ! » «Nous allons toucher 97 % du salaire, et subir la perte de l’intéressement et des primes. Sur l’année, un salarié va perdre de 1 500 à 2 000 €», ajoutait Cédric Belledent, syndicaliste à SUD, au moment de la signature de l’accord.

Par ailleurs la CGT souhaite que le site industriel reste dans le giron du groupe allemand : « les salariés y ont acquis des droits relativement avantageux par rapport à d’autres boîtes, et ce n’est pas tombé du ciel, c’est venu d’une tradition de lutte, avec des ouvriers qui ont payé de leur investissement, de la disparition de leurs salaires pendant les grèves. Or, avec la loi qui obligerait les partenaires à reprendre les salariés aux mêmes conditions de travail, ces derniers seraient protégés pendant deux ans : passé ce cap, les repreneurs seraient libres d’imposer les conditions initiales de leur entreprise. C’est donc la porte ouverte à des régressions sociales ! »Avant d’ajouter, pessimiste : « Bosch ne veut plus investir sur Rodez : ils regroupent les ateliers pour libérer des locaux. »

Un groupe de réflexion industriel incluant les syndicats a été formé à l’initiative de la direction. Avant la pandémie, le secteur de l’aéronautique était très mis en avant dans ces recherches, mais maintenant il s’est écroulé…

En plus de cette équipe dédiée en interne, le groupe allemand a mandaté le cabinet Alix Partners pour développer des pistes de diversification. Sur 812 entreprises contactées, seulement huit ont répondu avec un débouché sur des discussions actives, principalement pour des activités de sous-traitance. Un chiffre assez faible qui inquiète les syndicats, qui pensent voir se profiler un plan de départ à la retraite anticipé.

« Cela n’a rien d’extraordinaire d’évoquer cette hypothèse dans le contexte dans lequel nous sommes. Il y a eu des réflexions dans ce sens par le passé, mais je n’ai pas de commentaire à apporter à ce sujet », déclarait le dirigeant du site au journal La Tribune le 11 mars, juste avant le confinement.

Par ailleurs le syndicat du site de Rodez se greffe à des inquiétudes plus larges sur la politique industrielles française. Ces questions de politique industrielle sont vitales pour la vie sociale des classes populaires du département, et sur la question d’une large mobilisation, la CGT déclare être en lien avec le site de la Sam à Decazeville, un autre employeur important de la région, et qui voit lui aussi ses emplois menacés, entre plans sociaux avortés et redressement judiciaire.

Dans ce contexte, le syndicat s’indigne de ce que les subventions d’État aux grandes entreprises ne soient pas conditionnées, ou si peu, à une absence de dumping social. Voir suspendues à ce dumping social, appelé « effort de compétitivité » en novlangue néolibérale ! L’exemple de Renault est frappant : alors même que le constructeur automobile s’apprête à vendre des concessionnaires, sur Nîmes et Montpellier notamment, et qu’un mystérieux et inquiétant « plan d’économie » interne supplémentaire de 2 milliards d’euros était déjà à l’étude avant le confinement, le gouvernement octroie à l’entreprise une garanti sur des prêts à hauteur de 5 milliards ! Et exige en contrepartie du groupe encore plus de ces fameux « efforts de compétitivité », demandant au groupe qu’il n’ait pas de tabous en matière de restructurations

La CGT estime que les prêts perçus par Renault avec garanties de l’État pendant la crise de 2008-2009 ont « servis à financer des délocalisations. »Encore en 2019, le groupe délocalisait la production de la nouvelle Clio en Turquie et en Slovénie, provoquant l’inquiétude des 4500 salariés du site Renault Flins dans les Yvelines !

Pour Yannick Angladès, « il serait révoltant que, d’une manière ou d’une autre, l’argent public tiré des poches du contribuable serve encore une fois à baisser ce qu’ils appellent le coût du travail, c’est-à-dire nos salaires ! Et pour le moment, aucune garantie de l’État dans ce sens, le discours ambiant est même très inquiétant ! »

« En attendant », poursuit le syndicaliste, « le déclin du site est enclenché face à cette absence de garanties de la direction : on perd en moyenne une centaine de salariés par an, les plus prévoyants, les plus angoissés ou les moins protégés cherchent à se caser ailleurs ! » Les effectifs sont passés de 2 300 salariés à 1 500 en quelques années.

« Les bouseux trop payés vous saluent »

Le 27 février dernier a eu lieu à l’usine Bosch le Comité Social et Economique qui rassemblait autour de la table représentants du personnels et direction. A cette occasion, ont été présentés les travaux d’audit réalisés par le Cabinet Alix Partners dont le but serait de trouver des partenaires industriels pour s’implanter sur le site de Bosch. Le problème pointé par le cabinet ? Le positionnement géographique de l’usine et ses « difficultés d’accès », des salaires « trop élevés » et surtout un « climat social trop intense », l’usine de Rodez est trop rouge ». Des propos qui font bondir le syndicat…

« Pour la CGT, ces propos sont inqualifiables, depuis les années 60 une multinationale comme Bosch est implantée ici et nous avons lors de ces décennies livré le monde entier sans que cela ne pose le moindre problème. Dire que nos salaires sont élevés sans mettre en parallèle que nous travaillons dans un groupe qui dégage des milliards de bénéfices, c’est honteux… », commente Yannick Angladès. Le syndicaliste tient à évoquer la mobilisation qui s’en suivra, signe selon lui de la même combativité sociale qui a valu aux salariés leurs conquis sociaux, et des conditions de reprise après le pic de l’épidémie à peu près décentes : « Le lendemain matin, entre 100 et 200 personnes étaient rassemblées devant le site pour disposer des bottes de paille sur les places de stationnement réservées à la direction et leur faire une  haie de déshonneur en signe de protestation, avant le début d’un autre comité qui a eu lieu à 10h pour discuter des prévisions des volumes des productions pour les deux ans à venir. Avec cette banderole accrochée pour clamer notre sentiment, « Les bouseux trop payés vous saluent ! » » Comme un écho aux déclarations de Benjamin Griveaux sur « la France qui fume des clopes et roule au diesel », juste avant le début de la mobilisation des gilets jaunes…

La CGT propose de produire des masques

Quoi qu’il en soit, la CGT se pose aussi en force de proposition : « Au vu des manques de notre société, éclairés par la crise du coronavirus, le syndicat va essayer d’appuyer dans les prochains mois des projets de reconversion industrielle dans la fabrication locale de matériel médical. », assène Yannick.

De manière plus immédiate, proposition est faite à la direction, par la même CGT, d’ouvrir des chaînes de production de masques homologués, pour relancer l’activité d’une manière utile et solidaire.

«  La direction a proposé de monter deux postes dédiés à la fabrication de masques chirurgicaux pour fournir les salariés de l’usine, initialement pour une production prévue de 6000 masques par tranche de 24 heures. », nous explique M. Angladès. « Mais cet objectif a été revu à la baisse, avec un seul poste produisant 2000 masques seulement par jour, pendant 6 semaines. L’argumentation de la direction : en Allemagne il existe des chaînes de production qui en produisent au total 120 000 par jour, de quoi subvenir aux besoins des salariés du groupe en Europe. Alors nous on demande à ce qu’au moins une de ces chaînes soit déplacée dans l’Aveyron, pour répondre à la fois à la crise que connaît l’industrie de diesel et qui menace à moyen terme nos emplois, et à la crise sanitaire. On pourrait produire des masques également pour les personnels soignants et les employés du secteur social du département. La direction ne veut pas se lancer là-dedans, parce qu’il y a une faible plus-value commerciale sur cette production, et ils n’ont pas l’air très sensibles à l’argument de l’utilité sociale ! De plus, faire sortir les masques de la boîte obligerait à les produire homologués, ce qui n’est pas le cas actuellement, et ça représente un coût supplémentaire, moins de bénéfices pour la direction. »

Et comme le gouvernement dit avoir pris la mesure de la nécessaire relocalisation de certaines activités, la CGT prend le ministre de l’Économie Bruno Le Maire au mot et lui propose de contraindre Bosch a relocaliser l’emploi en France. Une double proposition qui paraît hautement raisonnable, alors que beaucoup des manques auxquels le France a dû faire face pendant cette crise son liés à l’extrême division internationale du travail, et au blocage des chaînes de production et d’exportation par les nécessaires mesures sanitaires prises par les États, en Asie du Sud-Est notamment…

La CGT de l’usine ruthénoise en profite pour dérouler quelques une de ses revendications. Au travers des aides étatiques, donc de l’argent public,  favoriser le maintien des emplois qui existent dans l’industrie aveyronnaise, tout en inscrivant dans la transition écologique les motorisations du futur. 

La lettre se termine par une proposition de réduction du temps de travail pour mieux partager l’emploi, une vieille revendication du syndicat, et qui se veut aussi réponse profitable aux salariés à la crise de l’activité industrielle sur le site…

Publié le 01/05/2020

Chômeurs, étudiants, mères isolées... En France, on souffre aujourd'hui de la faim

 

Eugénie Barbezat Lola Ruscio (site humanite.fr)

 

L’annonce, jeudi, d’une enveloppe de 39 millions d’euros pour l’aide alimentaire ne satisfait pas les associations, qui alertent : en France, la colère de ceux qui ont faim pourrait exploser, faute de réponses rapides. Témoignages.

« Dans nos permanences, entre 25 et 50 % de personnes nouvelles ont demandé une aide alimentaire depuis la mi-mars. Et c’est une réalité dans tous les départements », alerte la présidente du Secours populaire français (SPF), Henriette Steinberg. Même constat de la part de Patrice Blanc, son homologue des Restos du cœur : « Dans les villes, le nombre de personnes SDF qui sollicitent des repas chauds a triplé depuis la crise du Covid-19. » « On a beaucoup d’appels au 115 de personnes qui ne nous demandent pas un hébergement mais nous disent qu’elles n’ont pas mangé depuis plusieurs jours. C’est nouveau… », confirme Florent Gueguen, le directeur de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS). Dans les quartiers populaires, les associations multiplient les distributions alimentaires, pour lesquelles la demande est exponentielle : « Lors de la première distribution à Clichy-sous-Bois, il y avait 250 personnes, à la deuxième 500, puis à la troisième 700. Les gens ont faim. C’est tragique », témoigne Mohamed Mechmache, fondateur du collectif AClefeu qui, depuis début avril, distribue des denrées à Clichy-sous-Bois.

Derrière ces chiffres, il y a des visages. Ceux de mamans isolées, travaillant à temps partiel, parfois sans être déclarées, qui ne peuvent plus remplir leur frigo et assurer trois repas par jour à leurs enfants, qui, eux, ne mangent plus à la cantine. « Le soir, mon fils de 13 ans se contente de biscuits trempés dans du lait. Et le midi, ce sont des pâtes ou du riz. Je ne peux même plus lui offrir un burger… », culpabilise Maryam, employée à mi-temps dans une crèche à Paris, et actuellement au chômage partiel. La mère de famille vient de se résoudre à aller demander de l’aide alimentaire, pour la première fois de sa vie «Je n’aurais jamais cru un jour en arriver là, je me suis toujours débrouillée », soupire la jeune femme. Comme elle, des jeunes qui avaient des petits boulots, des stages indemnisés ou qui glanaient quelque argent en aidant à la plonge dans des restaurants, ont vu s’évanouir leurs rares moyens de subsistance, grossissant les files d’attente des distributions alimentaires. «On commence aussi à voir arriver des professions intellectuelles, des autoentrepreneurs, des chauffeurs VTC, des petits patrons qui ne remplissent pas toutes les cases pour bénéficier de l’aide de l’État et se retrouvent pris à la gorge. Leur détresse fait peine à voir : ils vivent un déclassement très violent », rapporte Henriette Steinberg.

Il faut rouvrir d'urgence les restos U

Les étudiants ne sont épargnés. « On ne découvre pas la précarité étudiante. Une antenne des Restos du cœur était déjà ouverte sur le campus avant l’arrivée du coronavirus. Mais aujourd’hui, on reçoit des jeunes qui n’auraient jamais dû y avoir recours », explique Emmanuelle Jourdan-Chartier, en charge de la vie étudiante à l’université de Lille. La fac compte 75 000 étudiants, dont 36 % de boursiers qui touchent au maximum 500 euros par mois, sur dix mois. « Les plus impactés sont les 30 % d’étudiants salariés, souvent en CDD, qui ont perdu leurs emplois et les près de 10 000 étudiants internationaux, dont les familles sont parfois elles-mêmes frappées par la crise du coronavirus dans leurs pays et qui ne peuvent plus les aider financièrement», précise-t-elle. Pour secourir ces étudiants dont les frigos sont vides, les services sociaux de l’université de Lille ont distribué des bons d’achat alimentaires, mais cela risque de ne pas suffire. «Il faudrait rouvrir d’urgence les restos U, au moins pour de la vente à emporter, suspendre les loyers des étudiants en chambre universitaire, et maintenir les bourses cet été, car les étudiants, dont les examens ont été décalés en juillet, vont devoir rester », insiste Emmanuelle Jourdan-Chartier.

Cette situation inédite, le SPF l’a vue venir depuis des semaines : «Grâce à notre implantation sur le terrain et au fait que nous n’avons pas arrêté nos distributions avec le confinement, nous avons vu arriver le tsunami. Nous avions donc alerté le ministre des Solidarités, le premier ministre et le président de la République dès la mi-mars », lâche, amère, Henriette Steinberg. Un appel qui semble enfin avoir été entendu puisque, jeudi, la secrétaire d’État chargée de la lutte contre la pauvreté, Christelle Dubos, annonçait une enveloppe de 39 millions d’euros dédiés à l’aide alimentaire d’urgence. Si elles saluent le geste, les associations pointent l’insuffisance de la somme. « On parle en milliards pour les entreprises et en millions quand il s’agit des gens qui ont faim », pointe Mohamed Mechmache…

Identifier ceux qui n’osent se manifester

Autre difficulté : la mise en œuvre de cette aide sur le terrain. « La difficulté va être d’identifier ceux qui n’osent pas se manifester et qui ne sont pas forcément connus des services sociaux », prévient Florent Gueguen. Pour cela, Henriette Steinberg a une solution : faire confiance aux associations ! « Aujourd’hui, on estime que 2 ou 3 millions de personnes supplémentaires ne vont pas pouvoir manger à leur faim du fait des conséquences de la crise sanitaire. C’est pourquoi nous avons proposé à M me Dubos de s’appuyer sur les compétences de notre mouvement, qui a déjà pris des contacts avec le marché d’intérêt national (Min) de Rungis et ceux régionaux pour établir des filières d’approvisionnement avec des petits producteurs, qui correspondent aux besoins des populations que nous soutenons… Nous nous engageons à rendre des comptes à l’État concernant l’utilisation de chaque euro d’argent public. Dans l’intérêt de ceux qui ont faim ! »

Peut-être aussi dans l’intérêt général. Tous s’accordent à le dire : la crise sociale qui va suivre la crise sanitaire sera profonde et durable. « Les ménages modestes vont avoir besoin de temps pour rétablir leur pouvoir d’achat. Il ne faut pas que cette aide soit un fusil à un coup. Il faudra augmenter les montants en fonction de l’évaluation des besoins, qui sont et seront immenses », prévient Florent Gueguen. Au SPF, on a fait les comptes : « Cela fait à peine un à deux euros par personne dans le besoin, c’est ridicule ! » Et on a aussi de la mémoire : «N otre longévité fait que l’on a un recul historique. On se souvient des marches des chômeurs, des révoltes de 1936, puis de 1938… Alors, on demande au gouvernement de réfléchir à de vraies mesures d’urgence, pour que la faim, doublée d’un sentiment de mépris et d’abandon, ne pousse pas les gens dans les rues », avertit sa présidente.

Elle n’est d’ailleurs pas la seule à redouter des « émeutes de la faim». Selon le Canard enchaîné, le terme aurait été employé par le préfet de Seine-Saint-Denis, Georges-François Leclerc, dans un mail envoyé par le haut fonctionnaire, le 18 avril, à son homologue Michel Cadot, préfet de la région Île-de-France. Dans ce courriel, le préfet du 93 évoquait son inquiétude face à « une baisse importante et brutale des revenus des précaires de Seine-Saint-Denis », redoutant des réactions violentes des personnes impactées. Cette éventualité, Mohamed Mechmache ne l’exclut pas non plus : « Les jeunes sont à cran ; si en plus la police les harcèle, ça peut partir vite et devenir incontrôlable… », prévient le porte-parole d’AClefeu, dont le collectif a été créé au moment des révoltes des banlieues en 2005. « Cette crise sanitaire a suscité des carences alimentaires massives, qui pourraient aboutir à des débordements de colère », conclut Florent Gueguen. Comme une invitation à agir. Vite. 

Pour Louise, Sandra, Khalid ou Christophe, la faim au quotidien. Ils témoignent.

« Je n’ai même pas d’argent pour m’acheter une datte… »

Khalid, 54 ans, résident marocain dans un foyer social aux Ulis (Essonne)

Khalid est au bout du rouleau. « C’est très difficile, on ne sait même pas quand tout ça va se terminer », lâche cet homme de 54 ans, qui vit dans une petite chambre du foyer social Adoma, aux Ulis (Essonne). Il y a des jours où ce sans-papiers marocain ne mange pas, pendant deux jours d’affilée. « C’est arrivé plusieurs fois pendant le confinement », lâche-t-il, gêné. Impossible d’acheter de la nourriture, il n’a plus un sou. Khalid enchaînait jusqu’au 17 mars les petits boulots au noir, payés au lance-pierre : il réparait des voitures, nettoyait, jardinait chez des particuliers. « Mais il n’y a plus de boulot nulle part désormais ! » répète-t-il, angoissé. Avec le virus et la pression policière, Khalid se terre dans son foyer. Et quand il sort, c’est seulement pour acheter « une canette de coca à 90 centimes » et du « pain à 1,20 euro ». Le lait, l’huile, le sucre, et autres aliments essentiels, il en consomme grâce aux colis-repas distribués par une association de quartier. Au premier jour du ramadan, vendredi 24 avril, les difficultés se sont cruellement rappelées à lui. « Je me sens mal : je n’ai même pas d’argent pour acheter une datte, je ne peux pas manger le matin à 5 heures. Combien de temps va-t-on devoir vivre comme ça ? »

L.R.

« Ça fait mal de demander de l’aide »

Sandra, 44 ans, mère célibataire, sans emploi, à Strasbourg (Bas-Rhin)

Dans le quartier populaire de la Cité de l’Ill, au nord de Strasbourg, Sandra vit dans un logement social avec sa fille de 11 ans. Début avril, elle fait une demande d’aide alimentaire auprès de son assistante sociale. « J’ai envoyé tous les papiers justificatifs, mais un mois après, je reste sans nouvelles, s’agace-t-elle. Je ne peux pas joindre directement mon assistante sociale, tout est restreint depuis le confinement. Résultat, je ne sais même pas quand je vais avoir cette aide. » Sans travail, ni conjoint, cette mère de famille au RSA s’est tournée vers les services sociaux pour subvenir à ses besoins alimentaires. Une première. « Je n’avais plus le choix, explique-t-elle avec pudeur. Je ne voulais pas me retrouver endettée jusqu’au cou, j’avais déjà emprunté de l’argent à des amis. » Depuis, un sentiment de honte l’habite : « On a l’impression d’être un mendiant. Ça fait mal de demander de l’aide. » En temps normal, elle fait du ménage à droite, à gauche, pour arrondir ses fins de mois. Avec le confinement, c’est terminé. Dans le même temps, Sandra voit ses dépenses alimentaires monter en flèche : « Chez mon maraîcher, je payais 99 centimes mon kilo de courgettes, contre 2,99  euros aujourd’hui. Je cuisine beaucoup, j’achète un sac de 5 kg de pommes de terre, je prends les aliments en promo, je fais mon pain moi-même, mais ça reste compliqué de vivre. » Les difficultés se cumulent. Grâce aux réseaux sociaux, elle a établi un contact avec l’association Alis. Depuis, la structure lui livre des colis-repas. Pour la quadragénaire, c’est un immense coup de pouce. « Je suis à découvert de 300 euros, il me reste 40 euros en liquide jusqu’au 6 mai, avant de toucher mes 726 euros de RSA. Comment suis-je censée tenir avec ma fille ? » Quid des aides promises par Emmanuel Macron ? « Pff… ça ne suffit pas. J’arriverai tout juste à régler ma facture d’électricité. Qui risque d’ailleurs de flamber avec le confinement : ma fille passe son temps sur l’ordinateur. »  

L.R.

« Resto U fermé, frigo vide, carte bleue bloquée… »

Louise, 21 ans, étudiante en licence de chimie, à Lille (Nord)

Depuis le confinement, la vie de Louise, étudiante de 21 ans, en deuxième année de licence de chimie à Lille-I, s’est compliquée très brutalement. Serveuse dans la restauration rapide, elle était sur le point de se faire embaucher dans un café quand « tout s’est arrêté ». La jeune femme s’est donc retrouvée sans aucun revenu. « Mon découvert bancaire s’est vite creusé, jusqu’au moment où ma carte bleue a été bloquée. Pas de chance, ma mère qui, d’habitude, m’envoie de l’argent liquide du Gabon, n’a pas pu le faire depuis le mois de mars. Les plateformes de transfert d’argent ont toutes été bloquées là-bas, où la crise sanitaire sévit aussi. D’ailleurs, mes deux parents, fonctionnaires, sont au chômage à cause du virus. Et, au Gabon, il n’y a pas les mêmes garanties qu’en France. Mon père m’a dit qu’il pouvait encore payer le loyer de mon studio, mais si la crise perdure, cela ne sera plus possible. »

Sans ressource, ni possibilité d’aller « se remplir le ventre au resto-U pour 3 euros » et avec un frigo « complètement à sec », Louise s’est résolue, début avril, à aller voir l’assistante sociale de l’université. « Je ne savais même pas où c’était. Je n’aurais jamais imaginé devoir faire un jour cette démarche », avoue l’étudiante encore « très touchée » par l’écoute et l’aide qui lui ont été apportées par les services sociaux de son université. « Ils m’ont tout de suite donné deux bons de 50 euros pour que je puisse faire des courses à Carrefour, avec qui la fac a un partenariat pour l’aide alimentaire. D’ailleurs, je tiens toujours avec les courses que j’ai faites avec cet argent, en début de mois… » Aujourd’hui, si Louise est surtout préoccupée par les partiels qu’elle commence à passer en ligne ce lundi, elle s’inquiète aussi pour les mois à venir. Trouver du travail cet été, si les restaurants restent fermés, va être compliqué. « Je vais chercher dans la grande distribution, je suis prête à faire n’importe quel boulot », assure l’étudiante qui a aussi une pensée pour les autres étudiants étrangers. La plupart ne pourront pas retrouver leur famille cet été à cause de la fermeture des frontières. Beaucoup d’entre eux aussi ont vu leurs parents tout perdre à cause du coronavirus et ne reçoivent plus d’aide venue du pays.

« Ce sont les SDF à qui je donnais une pièce avant qui m’ont donné des conseils »

Christophe, 43 ans, artiste de rue, à Grenoble (Isère)

Depuis qu’il a perdu son statut d’intermittent, il y a quelques années, Christophe (*) se débrouille. Avec sa guitare et ses chansons rigolotes, il écume les cafés du centre-ville où il est payé au chapeau. Ancien circassien reconverti dans le théâtre de rue et la danse, il travaille surtout l’été, enchaînant les festivals où il engrange de quoi passer l’hiver à peu près tranquille. « En général, vers le mois de mars, ça devient un peu tendu financièrement. Heureusement, je donne des cours de cirque et de clown à des jeunes dans plusieurs associations, ça me permet d’avoir quelques rentrées d’argent. »

Voilà à quoi ressemblait, jusqu’au 17 mars 2020, la vie de ce grand échalas à l’éternel jean délavé, figure de la vie culturelle locale. Depuis, confiné seul dans un petit appartement, il tourne en rond. « Ma vie, c’étaient les copains musiciens, les discussions dans les cafés… Tout cela est mis entre parenthèses et je ne sais pas pour combien de temps. » Faire les courses ? Christophe oubliait souvent, mais déjeunait presque tous les midis dans le boui-boui en bas de chez lui, dont « le patron est un pote ». Le soir, c’étaient les endroits où il se produisait qui pourvoyaient à son repas. «Avoir un jour faim et plus un rond pour aller m’acheter à manger, je ne l’aurais jamais imaginé », constate l’artiste, qui explique même avoir « un peu lâché la bride sur ses dépenses », début mars, dans l’espoir de pouvoir jouer en Avignon cet été. «Quand la compagnie m’a appelé pour m’annoncer que tout était annulé, j’ai paniqué. J’étais vraiment mal, alors je suis descendu faire un tour. Du côté de la gare, j’ai croisé les SDF à qui je file une pièce et avec lesquels j’ai l’habitude d’échanger quelques mots… Là, c’est moi qui leur ai raconté ma galère. » Ironie du sort, ce sont les « professionnels de la vie à la rue » qui lui ont indiqué la permanence du Secours populaire, la seule distribution alimentaire restée ouverte. Sur le coup, Christophe rigole de cette situation cocasse et rentre chez lui. Mais le lendemain, le ventre vide, il saute le pas et va se placer dans la file des gens qui attendent une aide alimentaire. « L’association se trouve dans le quartier où je donnais des cours… Je redoutais de croiser l’un de mes élèves. Mais au final, tout s’est bien passé : les femmes qui faisaient la distribution m’ont accueilli avec une grande bienveillance, on a même rigolé ensemble. Je me suis senti respecté. J’y reviendrai pour avoir de l’aide, mais aussi, j’espère, pour filer un coup de main. »

(*) Le prénom a été modifié.

Publié le 16/03/2020

Franck Gaudichaud : « Regardons le Chili pour comprendre dans quel monde on veut nous faire vivre »

 

Jérôme Duval (site rapportsdeforce.fr)

 

Docteur en sciences politiques et professeur à l’Université Toulouse Jean Jaurès où il enseigne l’histoire de l’Amérique latine, Franck Gaudichaud revient d’un séjour au Chili. L’auteur de « Chili 1970-1973 : Mille jours qui ébranlèrent le monde » nous a accordé un entretien pour évoquer les cinq mois d’agitation sociale qui ont secoué ce pays.

L’insurrection chilienne a commencé en octobre 2019 et s’est répandue comme une traînée de poudre au sein du mouvement étudiant suite à la décision du gouvernement de Piñera d’augmenter le prix du ticket de métro. La répression contre la jeunesse a fini par rassembler la société tout entière, non plus contre l’augmentation du prix des transports, mesure retirée depuis, mais contre le système néolibéral hérité de la dictature de Pinochet dans son ensemble.

Le 22 octobre, alors que l’on dénombre déjà une dizaine de morts, plus de 80 blessés dont certains par balles, que des actes de torture et d’agressions sexuelles sont commis par les militaires, que ceux-ci patrouillent dans Santiago pour faire respecter le couvre-feu, le président Sebastian Piñera se rétracte. Il exprime publiquement des excuses au peuple chilien et annonce des mesures sociales censées calmer la fougue des insurgés : hausse du salaire minimum, hausse de 20 % des pensions de retraite les plus basses, annulation de la récente augmentation de 9,2 % des tarifs de l’électricité, création d’une nouvelle tranche d’impôts pour les revenus supérieurs à 8 millions de pesos mensuels, réduction des salaires des parlementaires…

Par ailleurs, la chambre des députés vote le 24 octobre (88 votes pour, 24 contre et 27 abstentions), un projet de loi pour écourter la journée de travail en passant d’un maximum de 45 heures à 40 heures par semaine. La proposition devra passer en commission, puis au Sénat.

 

Il y a eu un recul du gouvernement qui semble, à première vue, conséquent. Pourquoi ces annonces n’ont-elles pas calmé le mouvement insurrectionnel ?

 

Ce que l’on appelle « l’agenda social » est complètement oublié par le gouvernement. Des annonces ont été faites. Il y a même eu l’ouverture d’un site web du gouvernement qui prétend montrer les avancées en cours, comme quoi nous aurions atteint 77 % de la réalisation de cet agenda social. En fait, si l’on regarde dans le détail, la plupart des mesures ne sont pas encore mises en application. Et même celles qui le sont, comme la légère augmentation du minimum vieillesse, les primes pour les salaires les plus bas ou les petites améliorations sur la couverture santé, la logique reste fondamentalement néolibérale. C’est-à-dire qu’avec l’argent public, l’État vient « assister » et soutenir les marchés de l’éducation, de la santé ou des fonds de pension, qui sont florissants au Chili.

De plus, ce qui est annoncé par le gouvernement est vraiment minimal et très largement dérisoire, voire carrément indécent. Il y aurait pu y avoir des avancées avec l’annonce d’impôt pour les plus riches, mais Piñera qui fait partie de l’oligarchie financière, est complètement tenu par les firmes et n’a pas du tout l’intention de commencer à taxer les dominants. Concernant un programme de réformes sociales d’ampleur, la proposition la plus développée à ce jour est celle de la « Table de l’unité sociale » (Mesa de Unidad Social) où se trouvent la CUT (Central Unitaria de Trabajadores), plusieurs syndicats et beaucoup d’autres organisations (féministes et environnementales notamment). C’est une proposition en 10 points à laquelle le gouvernement n’a pas répondu.

 

On constate une violente répression des carabiniers (policiers chiliens) et, parallèlement, le système judiciaire vote des lois liberticides pour freiner la mobilisation. La dernière adoptée pour interdire le port du masque en manifestation en est une illustration.

 

Effectivement, dès le début du mouvement, la réponse du gouvernement a été la répression, une répression d’État vraiment féroce avec même un temps le déploiement des militaires dans la rue et la déclaration de l’État d’urgence, ce qui n’était plus arrivé depuis la fin de la dictature de Pinochet en 1990. Il y a une utilisation systématique de milliers de carabiniers pour réprimer les manifestations, avec tirs de balles au plomb et essayer de « terroriser » celles et ceux qui seraient tentés de se mobiliser. Malgré cela, les mobilisations restent massives.

Aujourd’hui, le Chili est dénoncé au niveau international, mais aussi à l’intérieur du pays par l’Institut national des droits de l’homme, qui est pourtant un institut étatique. Celui-ci dénombre une trentaine de morts, presque 400 mutilations oculaires, plusieurs milliers de blessé.e.s. On note aussi des cas de tortures, de viols et harcèlements sexuels dans des commissariats et l’on parle de milliers de personnes en prison depuis des mois, considérés par les manifestant.e.s comme des prisonniers politiques. Et la réponse du Parlement, c’est de renforcer cette répression avec une loi inique récemment votée, y compris par une partie de la gauche et de l’opposition, qui criminalise la lutte sociale.

Il est aujourd’hui possible d’aller en prison parce qu’on a fait une barricade et empêché la circulation, ou parce qu’on porte une cagoule dans une manifestation. On voit là, une fois de plus, à quel point l’État autoritaire n’a pas disparu avec la post-dictature ou avec une transition « démocratique » qui a assuré la continuité du modèle néolibéral chilien, forgé par les « Chicago boys » sous Pinochet.

 

Il y a un fort mouvement de contestation du modèle des retraites, contre les fonds de pension par capitalisation. Quel est son impact et peut-on dire qu’il fait écho au mouvement en France contre le projet de loi sur les retraites ?

 

Parmi l’expérience accumulée de mobilisation sociale, dans les dernières années, il y a le mouvement massif « No + AFP », qui signifie en substance « Non aux fonds de pension ». Cette lutte a réussi à démontrer un rejet massif de ce système par capitalisation dans la population, tout simplement parce que le taux de recouvrement des retraites au Chili est l’un des plus bas au monde. Les salarié.e.s qui ont travaillé toute leur vie se retrouvent à la retraite avec environ 20 % de leur dernier salaire. Ceci, alors que la moitié des salarié.e.s gagnent moins de 400 dollars net par mois et alors que le coût de la vie est l’un des plus élevés de l’Amérique latine…

C’est ainsi une démonstration dans les faits, de l’échec total du système par capitalisation. Les fonds de pension ont surtout permis d’enrichir une caste financière qui détient tous les pouvoirs et contrôlent l’économie exportatrice. Le Chili est le pays qui détient l’expérience néolibérale la plus longue (depuis 1975) et la plus radicale au monde. Les retraites par capitalisation ont été mises en place brutalement sous la dictature par le frère de Sebastián Piñera, José Piñera qui fut ministre de Pinochet. En pleine nuit noire de la dictature, tout le monde a dû y passer… sauf les militaires, qui ont conservé leur système par répartition !

La revendication de la fin du système par capitalisation arrive en tête dans tous les sondages, après celle pour une nouvelle Constitution. Si l’on veut comprendre pourquoi le système par capitalisation serait néfaste ici comme ailleurs, il faut regarder le bilan catastrophique de l’expérience chilienne. Et donc, cela a aussi des liens avec les mobilisations en France puisqu’on voit que les syndicats, les salariés français, résistent face à un système par points qui facilitera, in fine, la multiplication des compléments par capitalisation et l’entrée dans ce marché de fonds géants comme « BlackRock ».

 

Le mouvement populaire exige aussi un changement de la Constitution héritée de la dictature. Le 15 novembre, les partis représentés au Parlement ont signé un « Accord pour la paix sociale et une nouvelle Constitution ». Celui-ci prévoit un plébiscite le 26 avril. Les électeurs seront appelés à répondre à la question « voulez-vous une nouvelle Constitution ? », suivie d’une seconde interrogation demandant de choisir entre une assemblée constituante exclusivement composée de membres de la société civile ou une assemblée mixte, incluant citoyens et parlementaires. Vers quelle option d’assemblée se dirige-t-on ? Ce processus avancé par le gouvernement ne pourrait-il pas détourner l’attention et constituer une façon de calmer l’ardeur de la rue ?

 

L’Accord pour la paix sociale et une nouvelle Constitution est négocié au Parlement juste après la deuxième grande grève nationale qui a marqué ce cycle de mobilisation, le 26 novembre 2019. Cet accord cherche, comme son titre l’indique, la « paix sociale », donc à calmer et canaliser la rue face à un grand patronat qui craint un blocage de l’économie. L’accord a été obtenu sous pression y compris des militaires, puisqu’une rumeur a circulé comme quoi sans accord au niveau parlementaire, il pourrait y avoir un coup d’État. Parmi les signataires de cet accord, on trouve la droite bien évidemment, le centre et jusqu’à certains représentant.e.s du Front large (Frente Amplio, « nouvelle » gauche issue en partie du grand mouvement étudiant de 2011).

Il s’agit donc de tenter de mettre fin à l’explosion populaire tout en intégrant une revendication première des mobilisé.e.s : une nouvelle Constitution. C’est, en un sens, une victoire des luttes collectives, car pour la première fois, la caste politique chilienne reconnaît qu’il faut changer la Constitution de Pinochet mise en place en 1980. Mais elle accepte de le faire uniquement dans la mesure où elle pense pouvoir contrôler ce processus. En avril, le plébiscite devrait déboucher sur un « oui » à une nouvelle Constitution et à une « convention constitutionnelle ». Donc la modalité la plus progressiste des options proposées par l’accord parlementaire. Mais c’est une « convention constitutionnelle » dans laquelle les « vieux » partis gardent la main. Jusqu’il y a peu, on n’avait encore aucune garantie sur le fait que les listes indépendantes, de citoyens, pourraient se présenter. Il y a encore des négociations sur la représentation des peuples autochtones dont la droite ne veut pas, et sur la parité puisque cela n’a pas été prévu par l’accord initial. Et surtout, la droite essaie de verrouiller la discussion constituante et a imposé une majorité des deux tiers (2/3) pour approuver chaque article de la future « Carta Magna », tandis qu’un autre secteur des parlementaires rejette en bloc toute perspective de changement constitutionnel.

Ceci ne veut pas dire qu’il faille s’abstenir d’intervenir dans ce plébiscite du 26 avril prochain : de vastes secteurs de la gauche sociale et politique (y compris libertaire) entendent disputer aux dominants cet espace qui s’ouvre et déstabiliser la stratégie de contrôle par « en haut » du gouvernement pour arracher un véritable processus constituant démocratique, tout en mettant sur la table la fin de la privatisation de l’eau, de l’éducation, de la santé et de nouveaux droits politiques (par exemple, la reconnaissance des droits à l’autodétermination du peuple Mapuche ou la renationalisation du cuivre). D’autres secteurs appellent, quant à eux, au boycott pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme une nouvelle mascarade électorale.

 

Le processus constituant est un thème central des assemblées citoyennes, parfois appelées « cabildos », qui ont fleuri un peu partout dans le pays. Comment fonctionnent ces assemblées et existe-t-il des coordinations ?

 

Un des aspects les plus intéressants, autogestionnaire et démocratique du mouvement, ce sont effectivement ces assemblées territoriales de quartier. Il y a eu un petit débat entre « cabildos » et « asambleas », les « cabildos » étant souvent convoqués par des partis ou des forces constituées et les « asambleas », par des « non encartés ». Mais aujourd’hui, ce débat est dépassé. Il y a des dizaines d’assemblées à Santiago et dans plusieurs autres villes du pays. Ce sont des espaces d’élaboration collective, de débat sur quelle société construire, quelle Constitution, quel modèle économique, mais aussi comment se protéger face à la répression d’État, ou encore face au saccage de magasins, etc.

La force de ce mouvement est qu’il est ancré territorialement. Tandis que la plupart des syndicats restent affaiblis, et que les principaux partis politiques sont totalement discrédités, il s’opère une forte politisation « par en bas », particulièrement là où les assemblées sont bien structurées. Depuis quelques semaines, il y a des tentatives de coordination d’environ 25 assemblés territoriales ou organisations à Santiago qui essayent de donner une perspective clairement anti-néolibérale, féministe, écologique et démocratique à ces luttes. C’est très clair dans leurs discours et formes de délibérations.

 

Dernièrement, il y a eu de nouveaux assassinats de supporters de foot, dont Jorge Mora emporté par un camion de policier et Ariel Moreno Molina, 24 ans, tué par balle. Dans un Chili en pleine période de vacances estivales, le mouvement social, qui vient de passer le cap des 100 jours, est réactivé. Doit-on s’attendre malgré tout à un essoufflement ?

 

Durant les vacances de Noël – les vacances d’été au Chili – il y a eu une baisse de la protestation, même si tous les vendredis sur la « place de la Dignité », comme elle a été rebaptisée, il y a manifestations et affrontements avec la police. C’est un peu un mouvement Gilet jaune à la chilienne ! D’autres mobilisations se maintiennent, comme celle des jeunes collégiens et lycéens qui ont été très actifs ces dernières semaines. Ils ont empêché la « PSU », une sorte d’épreuve du BAC pour entrer à l’Université, sélective et très inégalitaire.

Mais, la répression continue également et les jeunes assassiné.e.s dernièrement ne font qu’enflammer un peu plus le rejet massif au sein de la population. Piñera est tombé à 6 % d’approbation, en dessous du niveau d’approbation de Pinochet, c’est historique. On l’a très bien vu lors du récent festival de Viña del Mar, où le public et plusieurs artistes (comme Mon Laferte) ont dit tout leur rejet de la politique de Piñera et son monde, reprenant des consignes du mouvement social, dénonçant la répression, tout ceci vu en direct par des dizaines de millions de téléspectateurs au Chili et dans toute l’Amérique latine !

Il va d’ailleurs avoir une reprise très forte des mobilisations populaires en mars, lors de la rentrée scolaire et universitaire, avec le risque que le gouvernement joue encore la carte de la répression pour essayer d’organiser son plébiscite fin avril. À ce propos, les vieux partis de l’opposition de centre gauche ont déjà annoncé qu’ils étaient prêts à un nouveau « pacte » avec la droite et Piñera au nom du maintien de « l’unité nationale » et de la « paix sociale », confirmant une nouvelle fois leur rôle au service de « l’ordre » et du néolibéralisme.

 

Un mot de conclusion ?

 

Il faut vraiment regarder ce qu’il se passe au Chili : « Le Chili est proche », comme on disait dans les années 70 au moment de l’expérience d’Allende, puis du coup d’État de 1973. C’est encore le cas pour lire le monde néolibéral qui est le nôtre aujourd’hui. Il est urgent de dénoncer la répression en cours par tous les moyens et d’organiser notre solidarité internationale avec les résistances là bas. Mais, il est aussi important de comprendre ce qui se passe dans les « Suds » pour savoir dans quel monde on veut nous faire vivre.

La globalisation du capital est très claire en ce sens : le Chili est l’expérience-laboratoire du capitalisme néolibéral, et c’est aussi le miroir déformé de tendances mondiales, y compris dans les « pays riches » du Nord, tendances que l’on voit à l’œuvre quotidiennement sous le gouvernement Macron, notamment au travers de la contre-réforme des retraites ou avec la montée en force de la répression du mouvement social hexagonal. La meilleure manière d’exprimer notre solidarité avec les résistances chiliennes est aussi de résister collectivement, ici et maintenant, au rouleau compresseur du macronisme.

 

Entretien réalisé par Jérôme Duval

Publié le 13/03/2020

 

Sexisme. « Ils nous ont traitées de salopes, de grosses putes, de gouinasses »

 

Lola Ruscio (site humanite.fr)

 

Trois militantes interpellées violemment samedi à Paris, lors de la marche nocturne féministe, ont livré à l’Humanité leur récit des événements. Elles dénoncent les humiliations infligées par des policiers et un usage disproportionné de la force.

Dimanche soir, Alizée, Emma et Valentine ont encore mal dormi. La fatigue a laissé place à la joie lorsque ces trois militantes féministes se sont retrouvées, lundi, pour la première fois depuis leur sortie de garde à vue. « On était dans cette cellule ensemble, se remémorent-elles, encore sous le choc. Désormais, nous sommes soudées à vie. »

Ces colleuses d’affiches d’une vingtaine d’années n’imaginaient pas en cette veille du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, qu’en allant manifester de nuit, elles seraient victimes de brutalités policières et emmenées au commissariat pour « groupement en vue de commettre des dégradations ou des violences », après avoir voulu défiler pour se réapproprier l’espace public et combattre… toutes les violences faites aux femmes. Et ces militantes songeaient encore moins qu’elles seraient la cible de propos orduriers de certains agents visant à les humilier. D’autres ont été traînées de force jusque dans le métro, comme le montrent des images diffusées sur les réseaux sociaux.

Il est plus de 22 heures, samedi soir, quand Alizée, Emma et Valentine battent le pavé rue du Faubourg-du-Temple, dans le 11e arrondissement parisien, pour rejoindre la place de la République, point d’orgue de cette marche nocturne non mixte « féministe et antiraciste ». Soudain, la police se met à charger le cortège alors que les manifestantes sont dos aux agents. Plusieurs vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent des charges brutales, conduites par les escadrons de gendarmerie et les brigades de répression de l’action violente (Brav). D’une même voix, les militantes assurent : « Il n’y avait aucune raison de charger, il n’y avait aucun débordement, aucune casse, aucune confrontation avec les forces de police. »

L’ambiance est joyeuse dans le cortège

Quelques minutes avant la charge, l’ambiance est joyeuse dans le cortège. Exaltées, Alizée et Emma montent sur une voiture de taxi. « On chantait des slogans féministes, se rappelle en souriant Alizée, 26 ans, éducatrice spécialisée. C’était un moment puissant de sororité, plein de meufs fières, en colère. » Au mensonge de la secrétaire d’État chargée de l’égalité femmes-hommes, Marlène Schiappa, affirmant que « le tracé de la manifestation n’aurait pas été respecté », les féministes rétorquent : « C’est faux. On s’est fait violenter rue du Faubourg-du-Temple et à République, c’était le parcours prévu par le cortège. »

Pour elles, l’intervention musclée de la police a provoqué de gros dégâts : « À ce moment-là, c’est la cohue totale, plein de gens crient, tombent par terre. C’est d’une violence folle ! » Sur une vidéo, on voit Emma, veste blanche, se faire interpeller brutalement par trois policiers casqués. Les bras en l’air, celle qui participe à sa première manifestation féministe tombe à terre.

Vient le moment, humiliant, de l’arrestation. Immobilisées avec d’autres jeunes femmes sur un bâtiment de la rue du Faubourg-du-Temple, les mains sur le mur, elles reçoivent un torrent d’invectives sexistes et lesbophobes. Emma, 21 ans, rapporte : « On se faisait traiter de salopes, de grosses putes, on nous répétait de fermer nos gueules. On a eu droit à un poétique : “Vous allez bien vous lécher la chatte en cellule, bandes de gouinasses !” » Selon elle, le policier mime un cunnilingus. « J’étais super-mal, je me suis sentie obligée de me taire. »

Alizée raconte : « Ils étaient violents envers une amie, je leur ai dit d’arrêter. Là, un policier m’a tapé la tête contre le mur. On m’a dit une quinzaine de fois de “fermer ma gueule”. Puis, ils m’ont attrapée par les cheveux. En termes d’humiliation, c’était violent. » Les insultes sexistes fusent encore. La colleuse d’affiches « vrille » : « Je leur ai dit qu’on était dans une manif féministe, ils ne peuvent pas m’insulter comme ça ! » « Quand on vient du 93, on ferme bien sa gueule ! » rétorque un policier. La jeune femme, anxieuse, fond en larmes. À côté d’Alizée, la militante féministe Agathe hurle, suffoque, s’écroule, en pleine crise d’angoisse. Selon le récit de Sophia, une colleuse d’affiches interrogée également par l’Humanité, une agente finira par appeler une ambulance. Les deux femmes partent en direction de l’hôpital Lariboisière.

Pour les autres militantes interpellées, le calvaire se poursuit. Dans la nuit de samedi à dimanche, elles sont sept au total à être placées en garde à vue. Certaines sont menottées avec du Serflex, direction le commissariat du 11e arrondissement. Seule Alizée passera une partie de la nuit dans un poste du 12e. La suite, elle la débite d’une traite : « Les policières me disent d’arrêter de faire ma princesse parce que je ne voulais pas baisser mon pantalon lors de la fouille. » La féministe insiste pour voir un médecin, car elle souhaite prendre son traitement médicamenteux. En vain. Elle rapporte : « On m’a répondu : “Il fallait y penser avant de manifester, tu n’auras pas ton traitement !” Il m’insulte de petite conne. Lui, c’est le roi de l’infantilisation. Ils m’ont tous appelée la nénette, la gonzesse, la petite à lunettes. (…) On m’a même dit : “Tu ne donnes pas envie de faire des gamins !” »

« Privées de leur liberté pour rien ! C’est abusif »

Valentine, 20 ans, raconte également sa sale nuit au poste du 11e arrondissement : « Ça puait la pisse, il y avait des déchets partout, c’était dégueulasse. Les toilettes ne se fermaient pas, on urinait devant les mecs de la cellule d’à côté. Les mêmes qui nous ont menacées de viol en disant : “Je vais mettre ma bite dans ton cul.” » Elles y passent la nuit. « Les gardes à vue ont été levées rapidement, confirme Me Hanna Rajbenbach, l’avocate qui les a assistées. La plupart sont sorties avec un classement sans suite, ce qui souligne bien que l’infraction n’était pas caractérisée. Elles ont été privées de leur liberté pour rien pendant dix-sept heures ! C’est abusif. Je rappelle qu’il s’agit de manifestantes féministes mobilisées pour défendre les droits des femmes. Or elles ont subi des violences physiques et psychologiques. »

Bilan : quatre jours d’incapacité totale de travail (ITT) pour Alizée, à cause d’une blessure à l’épaule à la suite de l’interpellation, garde à vue levée dimanche en fin d’après-midi. Même chose pour Valentine et Emma, le médecin prescrivant à cette dernière une journée d’ITT. Quant à Valentine, elle est convoquée ce vendredi au commissariat du 11e arrondissement. Les militantes n’excluent pas de porter plainte contre les auteurs de ces violences.

Pour ces militantes féministes, ces brutalités policières et psychologiques sont insupportables : « On essaie de se réapproprier l’espace public, dans lequel on ne se sent pas en sécurité, et on se fait taper par ceux qui sont censés prendre nos plaintes. Quand on dit que la rue est à nous aussi, la police te dit : “Ferme ta gueule !” » Valentine et Emma ont failli mettre un terme à leur activité militante. « Franchement, on a eu peur », confient les deux féministes en herbe.

Elles dénoncent également l’hypocrisie du gouvernement : « Cette force déployée ce soir-là contre nous, ça donne l’impression que nous sommes des menaces. Nous sommes plus en danger que les hommes violents ! Qu’ils déploient de vrais moyens pour lutter contre les hommes qui harcèlent, qui violent, qui tuent. » Contactée par l’Humanité, la préfecture de police de Paris n’a pas donné suite à notre sollicitation.

 

Lola Ruscio

Publié le 12/03/2020

Retraites. La déconfiture de la conférence de financement

 

Cyprien Boganda (site humanite.fr)

 

Syndicats, patronat et représentants du gouvernement ont rendez-vous ce mardi. Mais les défections se multiplient et la concertation est dans l’impasse.

C’est peu dire que l’affaire était mal emmanchée. Lorsque le premier ministre inaugure, jeudi 30 janvier, à 15 heures, la « conférence de financement » sur les retraites, personne ne se fait d’illusion quant à son issue. Pourtant, le gouvernement feint d’y croire. La séance se déroule en grande pompe sous les ors du palais d’Iéna et Édouard Philippe publie un communiqué dans la foulée, un texte luisant de bienveillance hypocrite : « Je veux saluer leur esprit de responsabilité (celui des organisations syndicales – NDLR). Les positions sont diverses, variées. Certaines sont très opposées au principe d’un système universel de retraites. D’autres sont très opposées aux modalités que nous proposons, mais elles ont toutes accepté de travailler et d’étudier collectivement cette question de l’équilibre et du financement à terme de s retraites. »

En réalité, l’odeur de l’échec flotte déjà dans l’air. Le but inavoué de la conférence est de trouver une porte de sortie honorable à l’exécutif, embourbé dans un conflit social dont il ne voit pas le bout. Le « deal » proposé par Édouard Philippe aux organisations syndicales est très clair : il accepte de retirer toute référence à l’âge pivot dans le projet de loi, mais confie aux syndicats et au patronat le soin de trouver des pistes de financement alternatives, afin de rééquilibrer le système à l’horizon 2027. Évidemment, il s’agit d’un marché de dupes. À court terme, l’âge pivot a disparu, mais le texte de loi mentionne explicitement la mise en place d’un « âge d’équilibre », encore à définir, qui conduira les futurs retraités dans le système par points à travailler plus longtemps sous peine de voir leur pension amputée.

Par ailleurs, les marges de manœuvre laissée aux participants de la conférence sont réduites à peau de chagrin. L’exécutif a été clair : les mesures proposées par les syndicats doivent permettre de dégager 12 milliards d’euros d’ici à 2027. « On se fout de nous depuis le début, lâche un participant, très énervé. En gros, le gouvernement nous dit qu’on peut discuter de tout, mais qu’il ne faut surtout pas augmenter le taux de cotisations patronales pour ne pas alourdir le “coût” du travail. Alors que le Conseil d’organisation des retraites a montré qu’une hausse de 1 point de cotisation suffirait à combler le déficit dès 2025. »

« Il n’y avait pas de débats entre les participants»

Les dissensions ne tardent pas à apparaître entre les participants. CGT, FO et CFE-CGC refusent d’allonger la durée de cotisation des salariés, quand le Medef affiche son opposition catégorique à toute hausse des cotisations, mais vante les mérites de l’âge pivot, dénoncé par… l’ensemble des syndicats. Difficile d’envisager un compromis dans ces conditions ! Les syndicats les plus hostiles à la réforme des retraites décident néanmoins de jouer le jeu, au moins le temps des deux premières réunions (30 janvier et 18 février). « Dès le début, nous avons dit notre refus de nous inscrire dans le cadre fixé par le gouvernement, martèle Yves Veyrier, dirigeant de FO. Mais nous voulions assister aux réunions, afin qu’on ne prenne pas des décisions contraires à l’intérêt des salariés dans leurs dos. L’une de nos craintes était notamment que l’on aille chercher des ressources de financement au mauvais endroit, en allant puiser dans les ressources destinées aux maladies prnfessionnelles, par exemple. » Négociatrice pour la CGT, Angéline Barthe décrit l’ambiance étrange de ces réunions : « Il n’y avait quasiment pas de débats ni même d’interaction entre les participants, raconte-t-elle. Les présents se contentaient le plus souvent de commenter les documents envoyés par le gouvernement pour préparer la conférence. Le gouvernement n’a envoyé aucun ministre, en nous disant : “C’est normal, il faut qu’on vous laisse négocier entre vous.” Le problème, c’est que ce n’est pas du tout une négociation ! Dans une négociation classique, syndicats et patronat confrontent leurs propositions, pour déboucher sur un accord national interprofessionnel. Il n’en est pas question ici. »

Le 49.3 est la goutte d’eau qui fait déborder le vase

Sur le fond, Angéline Barthe dresse le parallèle avec un précédent fâcheux : « Cela ressemble beaucoup à ce qui s’est passé pour l’assurance-chômage en 2019, où le gouvernement nous avait imposé de discuter à l’intérieur d’un cadre financier extrêmement contraint (il fallait dégager 3,9 milliards d’euros d’économie) et où ça s’est terminé par un fiasco. J’ai l’impression que, pour l’exécutif, ce genre de procédé préfigure ce que doit être pour lui le dialogue social de dem ain… »

En attendant, la conférence de financement est en train de tourner à la déconfiture. Pour certains, la décision du premier ministre de recourir au 49.3, le 29 février, est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. D’autant qu’Édouard Philippe rappelle, dans un courrier adressé aux syndicats, son intention d’inciter les salariés à travailler plus longtemps. Considérant la lettre comme une provocation, FO claque la porte deux jours plus tard. La CGT ne tarde pas à suivre : « Nous ne servirons pas d’alibi dans une conférence où tout est joué d’avance. »

À la réunion de ce mardi manqueront donc deux participants. Mais ceux qui restent ne sont pas enchantés pour autant. Interrogé sur un éventuel départ, Pierre Roger, le monsieur Retraites de la CFE-CGC, répond sans ambiguïté : « Nous n’excluons rien à ce stade. Nous ne nous associerons pas un à un texte qui propose, par exemple, un allongement de la durée de cotisation par trimestres. Pour nous, il s’agit d’une ligne rouge. »

 

Cyprien Boganda

Publié le 27/02/2020

Assemblée nationale. Les pièges de la réforme révélés dans l’Hémicycle

 

Aurélien Soucheyre et Cyprien Boganda(site humanite.fr)

 

Le débat de fond a surgi sur la réforme des retraites grâce à la bataille d’amendements menée par les groupes d’opposition. Au plus grand désespoir des macronistes, qui refusent de voir la réalité du texte et ne savent pas comment défendre la loi inique concoctée par le gouvernement.

Ils ne savent plus quoi répondre. Le débat parlementaire sur la réforme des retraites tourne au calvaire pour les députés LaREM. Ils éludent, renvoient à la conférence de financement, grossissent les défauts du régime actuel, vitupèrent, mais ne répondent pas sur le fond. « Il n’y a aucune garantie dans ce texte », déplorent les élus de gauche comme de droite : quel sera le niveau des pensions ? Quel sera l’âge de départ à la retraite ? Quels droits seront liés à la pénibilité, au chômage, aux enfants ? Silence radio du côté des macronistes. Poussée dans ses derniers retranchements, la rapporteuse du volet organique de la loi a même répondu, lundi, par un édifiant lapsus. « Nous vous proposons un grand bond en arrière ! » a tonné Cendra Motin, sous les applaudissements des élus de la majorité qui n’ont même pas entendu le cruel aveu. Tout comme ils n’écoutent pas les démonstrations réalisées chaque jour par les députés d’opposition. Florilège.

1 La règle d’or et rien d’autre

Ils ont épluché le projet de réforme et l’étude d’impact dans tous les sens : rien. « C’est incroyable, malgré tous nos efforts pour connaître la réalité de votre loi, nous ne savons toujours pas quel est l’âge d’équilibre à partir duquel les salariés pourront faire valoir leurs droits à taux plein », s’étouffe Fabien Roussel. « Dans l’étude, on parle de 65 ans, mais dans la loi, il n’y a rien ; dans vos propos, il n’y a rien ! » ajoute le secrétaire national du PCF. « C’est un système à points », répondent en chœur les macronistes, comme si cela devait tout expliquer. « Mais la valeur du point n’offre aucune garantie sur le montant des pensions, car le coefficient de conversion entre la valeur d’achat et la valeur de service est encore inconnu ! » insiste l’élu FI Adrien Quatennens. « Dans le texte, la seule garantie, c’est votre règle d’or qui porte uniquement sur l’équilibre financier du système et la part des retraites dans le PIB. Donc, les pensions serviront de variable et baisseront ! » s’insurge le député PS Boris Vallaud. N’ayant pas convaincu la majorité, les élus déposent des amendements. Les communistes Pierre Dharréville et Stéphane Peu invitent à interdire de désindexer les retraites par rapport à l’inflation, puis à fixer a minima des pensions à 75 % des salaires perçus pendant la carrière. Le rapporteur Modem Nicolas Turquois les repousse avec morgue. « J’ai fait un certain nombre de calculs pour essayer de favoriser l’endormissement des uns et des autres », démarre-t-il, avant d’assurer à tort que « les masses en jeu avant et après la réforme sont du même ordre de grandeur », et de conclure sans préciser : « Certains auront moins que prévu pour que d’autres aient plus que prévu. »

2 Les agriculteurs, sacrifiés sur l’autel du capital

Qui aura moins et qui aura plus, du coup ? « Vous avez décidé de câliner les plus riches, de faire payer les plus pauvres, d’humilier les agriculteurs, de renoncer à la parole donnée ! » dénonce dans l’Hémicycle le député PCF Sébastien Jumel. En cause, l’abandon de la promesse de Macron d’augmenter les pensions des agriculteurs déjà retraités à 85 % du Smic. « Le président dit qu’on n’a pas les moyens, mais on a trouvé les moyens de rendre 4 milliards d’euros au 1 % de Français les plus riches ! » accuse Boris Vallaud. L’élu PS pointe ici l’autorisation faite aux plus fortunés de se constituer leur propre cagnotte de retraite, au détriment de tous les autres. Les députés PCF déposent alors un amendement pour taxer le capital afin de financer les retraites. « Opposer en permanence travail et capital ne me semble pas très sain », répond le secrétaire d’État aux retraites Laurent Pietraszewski en rejetant la proposition. « Nous ne cherchons pas à opposer le travail et le capital, mais à inscrire la possibilité de les faire participer tous deux au financement du système de retraite ! » répond Fabien Roussel. Le socialiste Dominique Potier monte lui aussi au créneau. « Malsain ? Cette question des écarts entre capital et travail est tout sauf taboue, il est même extrêmement sain de la poser ! » lance-t-il en soutenant l’amendement PCF, en plus d’en déposer un autre pour « mobiliser 20 à 30 milliards d’euros sur les revenus du capital, soit 20 à 30 fois la somme nécessaire pour permettre aux paysans les plus pauvres de retrouver la dignité que leur doit la nation ». Cette solution, qui n’aurait pas bénéficié qu’aux agriculteurs mais à tous les Français, a sans surprise été jetée à la poubelle par la Macronie.

3 Les droits familiaux amputés

C’est l’un des arguments favoris du gouvernement : son régime par points permettrait d’en finir avec les inégalités de retraites, bien réelles, entre les hommes et les femmes. Dans le futur régime, « chaque naissance donnera lieu à l’attribution d’une majoration de 5 % des points acquis par les assurés au moment du départ à la retraite », promet le gouvernement. Mais, pour la députée socialiste Valérie Rabault, le compte n’y est pas. Dans l’Hémicycle, elle prend le cas d’une femme née en 1975, qui commence à travailler à 22 ans : « Dans le système actuel, cette femme doit cotiser 43 ans pour bénéficier d’une retraite à taux plein, ce qui l’amène à travailler jusqu’à 65 ans. Supposons maintenant qu’elle ait un enfant : le système actuel lui donne droit à une majoration de huit trimestres, ce qui lui permet de partir à 63 ans. Dans le futur régime, un enfant lui donnera certes droit à une majoration de 5 %… Mais si elle déci de toujours de partir à 63 ans, elle subira les effets du malus prévu, qui est de 5 % par année : soit 10 % de moins. Au total, elle aura donc perdu 5 % de pension. Je n’appelle pas ça la résorption des inégalités entre hommes et femmes. »

Autre lièvre soulevé par l’opposition, celui du volume de ressources attribué dans le nouveau régime à cette question. Le député LR Éric Woerth est revenu à la charge à plusieurs reprises : « Selon le graphique réalisé par vos services, les masses financières consacrées aux droits familiaux seraient, en 2050, moins importantes qu’elles ne l’auraient été sans la réforme. (…) Il y aurait donc moins de droits familiaux qu’actuellement ? » Sans surprise, sa question n’a pas obtenu de réponse claire.

4 Des revalorisations renvoyées à plus tard

Pour tenter d’apaiser les professions qui craignent d’être particulièrement pénalisées par la réforme des retraites, le gouvernement promet d’hypothétiques revalorisations de salaires. « Comment s’opposer à une réforme qui offre enfin l’occasion d’augmenter les salaires des enseignants et des chercheurs ? » fait mine de s’interroger Agnès Firmin-Le Bodo, députée Modem. Au passage, ce raisonnement est curieux, dans la mesure où on pouvait très bien revaloriser les enseignants sans réformer les retraites… Les syndicats ont entamé des négociations avec le ministère de l’Éducation. Le ministre Blanquer vient d’annoncer que les enseignants débutants gagneraient 100 euros de plus net par mois à partir de 2021, mais le flou persiste selon Francette Popineau, cosecrétaire générale du SNUipp-FSU : « Il n’est évidemment pas absurde de revaloriser les débutants. Mais nous avons besoin de précision. Qui sera concerné ? Les professeurs stagiaires ou bien les titularisés ? S’agira-t-il de salaire ou de prime ? Par ailleurs, il faudra revaloriser également les fins de carrière. » Quoi qu’il en soit, la syndicaliste souligne que les hausses de rémunération ne suffiront pas à corriger les effets du projet de loi : « Nous avons calculé que les enseignants perdront entre 600 à 900 euros de retraite avec la réforme. »

 

Aurélien Soucheyre et Cyprien Boganda

Publié le 26/02/2020

 

Retraites : « avec le 31 mars, nous voulons refaire une très, très grosse journée »

 

La rédaction (site rapportsdeforce.fr) 

 

L’intersyndicale nationale a fixé la prochaine date de grève et de manifestations interprofessionnelles dans cinq semaines, le 31 mars. Nous avons interrogé Simon Duteil, secrétaire national de l’Union syndicale Solidaires qui a régulièrement participé aux réunions de l’intersyndicale depuis le 5 décembre, sur le pourquoi de cette date.

Peux-tu nous expliquer comment la date du 31 mars a été retenue, plutôt qu’un prochain rendez-vous plus rapproché ?

C’est un cheminement sur plusieurs semaines. Quand nous avons vu fin janvier que la capacité de grève reconductible n’était plus là, les questions qui se sont posées aux différents syndicats qui participent à l’intersyndicale ont été les suivantes : quels moyens pour garder et insuffler du rapport de force ? Comment éviter de tomber dans un rythme hebdomadaire d’une grève qui s’amenuise au final ? L’enjeu étant d’éviter que le mouvement dépérisse en se réduisant à un noyau actif très restreint qui n’arrive plus à entraîner la population, alors que nous sommes dans un contexte où notre combat pour le retrait du projet de loi sur les retraites est majoritaire.

À partir de là, les discussions ont émergé pour savoir si nous étions capables de donner une date de moyen terme que l’on puisse préparer, sans rupture dans la mobilisation. Nous l’avons abordé lors de la réunion du 6 février avec pour objectif d’avoir des mandats de nos structures pour l’intersyndicale du 20 février. L’idée de fond, ce n’est pas : il n’y a rien entre le 20 février et cette date-là. L’intersyndicale nationale a rappelé son appui à toutes les mobilisations qui auront lieu autour du 8 mars. Comme cette journée est un dimanche, il y aura des actions et des actes de grève un peu en amont ou en aval. Mais elle a aussi affirmé son appui à toutes les intersyndicales locales ou les assemblées générales qui continuent à proposer des actions qui font vivre la mobilisation. Nous allons aussi nous atteler à notre propre conférence de financement des retraites qui aura lieu au mois de mars à l’échelle nationale, et que nous voulons démultiplier sur tout le territoire. Elle vise à montrer que le système par répartition est finançable et améliorable.

 

Pourquoi une date si lointaine, alors que jusqu’ici l’intersyndicale avait plutôt tenté de resserrer au maximum le calendrier ?

 

Les équipes syndicales nous disent qu’il faut un temps pour reprendre de l’énergie et faire le travail de conviction auprès des salariés. La majorité des gens pense que la loi est mauvaise, mais penser être capable de passer à l’action, se dire que l’on peut se mettre en grève, aller manifester, nécessite du temps pour préparer le terrain. Avec le 31 mars, nous voulons refaire une très, très grosse journée. C’est une sorte d’acte 2, mais nous ne disons pas que c’est le 5 décembre bis.

L’intersyndicale va se revoir très prochainement pour affiner la préparation du 31 mars, mais aussi et surtout, la préparation des suites de la mobilisation. En tout cas, nous ne sommes pas du tout dans une logique de journées sautes-moutons. Pour autant, nous ne nous intoxiquons pas sur l’état du mouvement. Nous construisons avant tout à partir de ce que nous disent les camarades dans les secteurs et les territoires, sur ce qu’ils pensent être capables de faire. Nous ne sommes plus dans la séquence du mois de janvier où nous avons essayé d’élargir et d’appuyer pour qu’il y ait d’autres départs en grève reconductible en plus des transports. Il y a eu tout de même des mouvements forts : dans la culture et l’éducation, mais aussi la chimie, l’énergie.

Cette séquence-là n’a pas été directement gagnante et nous n’avons pas obtenu le retrait de la loi à ce moment-là. Aujourd’hui, nous continuons à vouloir créer le rapport de force pour retirer la loi. Cela veut dire mettre en place un plan d’action et c’est ce que fait l’intersyndicale.

 

Pour autant, est-ce que ce n’est pas un mauvais signe donné aux plus combatifs, à celles et ceux qui sont encore un peu ou beaucoup en grève comme les avocats ?

 

Il peut y avoir de la déception, mais nous composons avec nos mandats, notre démocratie interne. Il n’y a pas de bouton magique pour arriver à faire la grève générale pendant trois jours et gagner. Nous avons essayé de pousser et de construire sur le 5 décembre, d’élargir au maximum depuis, de pousser à la reconductible. Au niveau de Solidaires nous avions appelé à la reconductible avant même le 5 décembre. Maintenant, il faut regarder la réalité. Si nous ne sommes pas capables de redonner du souffle, de retourner vers les salariés, et pas seulement vers les gens qui sont déjà dans l’action, nous n’aurons pas les moyens de peser et de faire retirer la loi.

Le 31 mars, qui peut paraître loin, doit se penser avec tout ce qu’il y a au milieu : le 8 mars au niveau de l’intersyndicale, mais aussi pour nous à Solidaires avec les mobilisations écologistes des 13 et 14 mars, pendant lesquelles nous ferons le lien avec la question des retraites. La situation n’est pas : nous sommes le 20 février et la prochaine fois que l’on se voit pour discuter et agir sur les retraites est à la fin du mois de mars. Le cadre est plutôt : nous sommes le 20 février et nous nous donnons les moyens de faire une énorme journée le 31 mars qui doit donner des perspectives pour autre chose. Et au milieu, il y a des luttes de secteurs comme le 5 mars dans l’enseignement supérieur et la recherche, avec peut-être des rebonds en mars, il y a la mobilisation des femmes le 8 mars, celle sur le climat et pour un autre avenir autour du 13 et du 14 mars. Il y a un rythme qui se met en place.

Du coup, vous vous donnez pour perspective de gagner entre le 31 mars et le 30 juin.

De fait, mais nous ne sommes à l’abri de rien. Nous avons en face de nous un gouvernement affaibli politiquement, dont le projet de loi n’était pas préparé, et qui n’est pas sincère dans ce qu’il présente. Il y a une forme de crise politique. Ce qu’il faut, c’est déjà maintenir un rapport de force conséquent et montrer que la mobilisation qui a commencé début décembre est capable d’avoir un second souffle réel et très fort. Sauf surprise, mais nous prendrions s’ils voulaient retirer leur projet de loi plus tôt, nous pensons que pour qu’ils le retirent, il faut augmenter le rapport de force.

En tout cas, le 31 mars n’est pas un abandon. Ce n’est pas : on arrête pendant un mois et demi. Non, nous sommes dans une continuité et nous espérons qu’il y aura d’ici là de nombreuses actions, qu’il se passera beaucoup de choses partout localement.

Publié le 20/02/2020

 

Retraites : face aux paroles trompeuses des personnages officiels, une Assemblée populaire !

 

(site regards.fr)

 

Ce qui est universel dans la réforme des retraites, c’est de faire travailler tout le monde plus longtemps. C’est la seule vérité que l’exécutif et sa majorité taisent, préférant multiplier les mensonges.

La création d’un comité de soutien aux mobilisations sociales et son initiative d’une Assemblée populaire contre la réforme, ce lundi 17 février, jour d’ouverture de l’examen du projet à l’Assemblée nationale, sont particulièrement bienvenues. La politique est en crise quand elle n’est plus la sphère de la vie commune où les hommes partagent des paroles et des actes. C’est ainsi qu’adviennent « les temps sombres », alertait Hannah Arendt dans un propos d’une saisissante actualité :

« Car, jusqu’au moment précis où la catastrophe atteignit tout et tout le monde, elle était dissimulée non par des réalités mais par les paroles, les paroles trompeuses et parfaitement efficaces de presque tous les personnages officiels qui trouvaient continuellement, et dans de nombreuses variantes, une explication satisfaisante des événements préoccupants et des craintes justifiées. Quand nous pensons aux sombres temps et à ceux qui y vivent et y évoluent, il nous faut prendre en compte ce camouflage dû à "l’establishment" – ou au "système" comme on disait alors – et généralisé par lui. S’il appartient au domaine public de faire la lumière sur les affaires des hommes en ménageant un espace d’apparition où ils puissent montrer, pour le meilleur et pour le pire, par des actions et des paroles, qui ils sont et ce dont ils sont capables, alors l’obscurité se fait lorsque cette lumière est éteinte par des "crises de confiance" et un "gouvernement invisible", par une parole qui ne dévoile pas ce qui est mais le recouvre d’exhortations – morales ou autres – qui, sous prétexte de défendre les vieilles vérités, rabaissent toute vérité au niveau d’une trivialité dénuée de sens ».

Hannah Arendt, Préface à Vies politiques (janvier 1968)

Or c’est bien ainsi que « les personnages officiels » parlent sur la réforme des retraites. Le 11 décembre 2019, Edouard Philippe a présenté au nom du gouvernement, la réforme des retraites sous le triptyque : « Plus simple, plus juste, pour tous ». Il a parlé « d’un système qui protège mieux face aux aléas de carrière », « d’une pénibilité mieux prise en compte et élargie à tous les régimes », « d’un nouveau modèle de gouvernance et de pilotage pour rétablir la confiance des Français dans notre système », « de garanties pour les enseignants et de droits nouveaux pour les fonctionnaires », « de droits familiaux qui bénéficieront davantage aux femmes », « d’un âge d’équilibre qui favorise les carrières courtes et hachées ». Autant d’affirmations, autant de paroles trompeuses qui ont produit chez les Français la colère légitime d’être pris pour ce qu’ils ne sont pas.

 « Indexée sur les salaires »

Le Premier ministre avait par exemple affirmé ce jour-là que « la loi prévoira une règle d’or pour que la valeur des points acquis ne puisse pas baisser et avec une indexation non pas sur les prix mais sur les salaires, qui progressent plus vite que l’inflation en France . En réalité, l’article 9 du projet de loi indique, lui, qu’elle suivra « l’évolution annuelle du revenu moyen par tête ». Un amendement gouvernemental en commission spéciale de l’Assemblée nationale a modifié en « revenu d’activité moyen par tête ».

M. Pietraszewski, secrétaire d’État aux Retraites, a reconnu que cet indicateur « aujourd’hui n’existe pas » et reste « à créer ». Pourquoi ce changement ? Parce que justifie maintenant le gouvernement, le système sera universel. Le point ne va pas concerner les seuls salariés, mais les revenus des indépendants, des fonctionnaires. Il faut donc constituer un indicateur qui concerne toutes ces populations.

En fait de défense du pouvoir d’achat des retraites des salariés, concrètement cela donne ceci, expliquent les Économistes atterrés : en 2019, le salaire moyen par tête du secteur privé a augmenté de 2,1% ; celui du secteur public a augmenté de 1,5% ; le revenu moyen par tête des non-salariés a diminué de 1,1%. Avec une pondération (60% secteur privé ; 28% secteur public ; 12% non-salariés), la hausse du revenu moyen d’activité est de 1,4%.

Passer d’une indexation sur le salaire moyen à une indexation sur le revenu moyen permet de faire passer la hausse maximale de la valeur du point de 2,1% (1% en pouvoir d’achat) à 1,4% (0,3% en pouvoir d’achat). Et il ne s’agit pas seulement de 2019. Depuis 2012, les salaires ont augmenté d’environ 14%, alors que les ressources des indépendants n’ont progressé que de 4%.

« Une réforme puissamment redistributive envers les catégories les plus modestes »

« Je suis surprise qu’un journaliste ne sache pas qu’il n’y a plus de grève en France », prétend le 5 février 2020, Nathalie Loiseau, en réponse à un journaliste de la BBC. Le 11 février 2020 sur Europe 1, Sibeth Ndiaye, porte-parole du gouvernement, affirme : « C’est la réforme la plus à gauche du quinquennat, parce que c’est une réforme qui est puissamment redistributive envers les catégories de Français les plus modestes ».

En réalité même les chiffres fournis par le gouvernement établissent que « les cadres supérieurs gagnent à la réforme des retraites, quel que soit l’âge de départ ». Et ils sont pratiquement les seuls. C’est inscrit dans les gènes de la réforme. L’économiste Michael Zemmour l’a très clairement expliqué :

« Il y a en effet dans le système actuel un taux de remplacement plus favorable pour la part du salaire inférieure à 3428 euros (le plafond de la Sécurité sociale) que pour la part du salaire qui dépasse le plafond de la Sécurité sociale (uniquement concernée par l’Agirc Arrco). Ainsi une personne employée à carrière complète part à la retraite avec environ 75% de son dernier salaire net, alors qu’une personne cadre supérieur part avec environ 55%. Cette différence est en partie liée au taux de cotisations actuellement plus faible au-dessus du plafond de la Sécurité sociale, mais aussi à des transferts plus importants de l’Etat vers le régime général. Autrement dit, 1 euro cotisé aujourd’hui sur un bas salaire donne plus de droits que sur un haut salaire, ce qui génère une forme de redistribution. Mais, avec le passage au système universel, "1 euro cotisé donne les même droits", comme le martèle le gouvernement : la distinction entre régime général et retraite complémentaire disparaît, et avec elle un important facteur de redistribution ! [...] On peut également s’inquiéter d’un second mécanisme anti-redistributif : l’abandon d’une logique de durée au profit d’une logique d’âge d’équilibre. Avec le passage à l’âge d’équilibre, une personne ayant commencé à travailler à 25 ans pourrait partir à 65 ans, après quarante ans de carrière, avec la même décote qu’une personne ayant commencé à travailler à 20 ans après quarante-cinq ans de carrière. Ce mécanisme avantage les personnes ayant fait de longues études, surtout si celles-ci débouchent sur un emploi bien rémunéré. »

« Instaurer des règles de pénibilité universelles »

« La rémunération des enseignants » doit faire l’objet d’une « revalorisation massive », prétend toujours le candidat à la mairie du Havre (et Premier ministre) le 13 février 2020 à l’Hôtel Matignon. Le même jour, sur la question de la pénibilité, il assène : « Nous avons ainsi décidé de tout remettre à plat pour instaurer des règles de pénibilité universelles. Ce qui implique de transformer, comme l’a souhaité le président de la République, une logique de statut en une prise en compte équitable de la pénibilité. »

En réalité la sortie d’une logique de statut qu’a souhaitée le président de la République consiste à la maintenir pour les seuls fonctionnaires « exerçant certaines fonctions régaliennes [...] de sécurité, de surveillance ou de contrôle ». [1] En dehors de ceux-là, ce qui est universel dans la réforme, c’est de faire travailler tout le monde plus longtemps.

 

Bernard Marx

 

Notes

[1] Projet de loi section 2 et article 36

Publié le 15/02/2020

 

Loi travail, gilets jaunes, retraites : « une mise en ébullition de la société française »

 

La rédaction  (site rapportsdeforce.fr)

 

Un gouvernement inflexible, des grèves dures, une mobilisation qui ne veut pas s’arrêter, des syndicats réformistes en difficulté. Stéphane Sirot, spécialiste des grèves et du syndicalisme, analyse la mobilisation sociale inédite démarrée le 5 décembre contre la réforme du système de retraite. Une longue interview à lire absolument.

Le mouvement en cours contre la réforme des retraites est beaucoup plus ancré dans la grève et sa possible reconduction que les mobilisations précédentes. Comment analysez-vous ce changement ?

Nous avons un changement de contexte. Cela fait quatre ans que la France se trouve dans une situation de conflictualité quasi permanente. Une séquence qui s’est ouverte avec la contestation de la loi El Khomry en 2016. Depuis ce moment-là, il y a eu une contestation des nouvelles ordonnances travail à l’automne 2017, suivie de toute une panoplie de mouvements sociaux : les gardiens de prison, les salariés des Ehpad, le secteur de la santé, les cheminots sur leur statut et celui de leur entreprise. Et, parallèlement, des journées d’action dans la fonction publique jusqu’à l’été 2018. Ensuite, c’est le début du mouvement des gilets jaunes jusqu’à l’été 2019. Enfin, le 13 septembre, la mobilisation à la RATP annonce le mouvement social qui a commencé le 5 décembre. Nous avons une séquence assez longue de mise en ébullition de la société française qui ne s’arrête jamais, avec une critique sociale de plus en plus forte. C’est comme s’il y avait une longue chaîne de mobilisation sociale avec des maillons qui prennent le relai les uns après les autres. Avec la mobilisation contre la réforme des retraites, nous sommes dans un nouveau maillon de cette chaîne qui à mon sens va en connaître d’autres, jusqu’à ce qu’elle trouve un débouché politique.

Nous pouvons observer un réinvestissement de formes de mobilisation traditionnelles au travers de la grève reconductible. En ce qui concerne les mouvements nationaux interprofessionnels, il y a un retour d’expérience. Cela fait 25 ans que ces mouvements échouent les uns après les autres sur la base de modalités de mobilisation autour de journées d’action qui viennent à l’appui de manifestations. À l’exception du CPE en 2006, qui n’est pas une mobilisation classique de travailleurs mais avant tout un mouvement de la jeunesse, les mobilisations de travailleurs ont toutes connu l’échec depuis 1995 sous cette forme. Cela a fini par former un retour d’expérience dans le corps social qui pousse à essayer d’autres choses, au vu des échecs successifs. Plus immédiatement, l’expérience du mouvement des gilets jaunes a marqué un retour du terrain dans les mobilisations. Cela s’est traduit depuis l’automne par des mobilisations parties des réseaux sociaux, avant d’être plus ou moins prises en charge et encadrées par les organisations syndicales comme à la SNCF, au moment du droit de retrait en octobre ou dans les technicentres.

 On sent une volonté d’être impliqué directement, au contraire de ce qu’étaient les journées d’action convoquées par les directions confédérales. Là, il n’y a pas vraiment besoin d’une mise en mouvement du terrain lui-même : elles lancent un mot d’ordre et les gens se mobilisent ou pas. Il y a une demande d’intervention des citoyens et des travailleurs qui ont de moins en moins envie de systèmes de délégations dans ce qui les concerne directement. Cela se manifeste par des grèves reconductibles, car elles impliquent des assemblées générales quotidiennes. Cela avait été marginalisé dans les conflits nationaux interprofessionnels, parce que les journées d’action ne nécessitent pas qu’on ait des assemblées générales quotidiennes. Avec le choix de la grève reconductible, l’implication du terrain est beaucoup plus importante.

Ce qui est marquant également dans ce mouvement social, plutôt classique en ce qu’il est parti des organisations syndicales, c’est la façon dont il cherche à durer. Classiquement, un conflit social démarre le jour J et s’arrête une fois que l’on estime avoir gagné, perdu ou obtenu un compromis. Ici, ce mouvement donne l’impression de ne pas vouloir s’arrêter, contrairement à des mouvements précédents plus traditionnels. Il cherche à se transformer pour durer. Cela a un petit parfum de gilets jaunes avec un mouvement qui cherche à durer au moins jusqu’à ce qu’un autre maillon prenne le relai.

L’intersyndicale nationale a appelé les salariés à tenir des assemblées générales dans les entreprises pour organiser la grève. N’est-ce pas assez nouveau ?

Les confédérations se trouveraient en décalage avec la demande qui émerge si elles ne faisaient pas le choix de s’ancrer et de porter la mobilisation. À la RATP, où le mouvement a été très massif, l’UNSA n’est pas réputé pour être un syndicat de mobilisation sociale. Cependant, le premier syndicat de l’entreprise se trouve contraint de relayer l’effervescence qui règne sur le terrain. Cela ne résulte pas d’un choix, mais d’une obligation qui vient de cette poussée et d’organisations qui se veulent alternatives (Rassemblement syndical dans les bus, La base dans le métro). Dès le 13 septembre, ces petites organisations bien implantées sur certaines lignes ont poussé à la mobilisation, parce que c’est sur ces bases-là qu’elles se sont constituées. Une des lignes les plus longtemps fermées et mobilisées, la ligne 5, est un bastion de La base.

On voit mal comment la CGT, au niveau confédéral, pourrait faire autrement dans ce contexte que d’appuyer et d’accompagner cette demande de mobilisation. À ses risques et périls d’ailleurs : cela les conduit à s’ancrer sur des revendications compliquées à faire valoir et qui compliquent la sortie de la lutte et la gestion de l’après-conflit. Pour les confédérations, il y a aussi, peut-être, la prise de conscience qu’elles ne sont plus hégémoniques sur le terrain des mobilisations sociales, dans leur déclenchement et leur conduite. Des mouvements de type gilets jaunes ressortiront probablement à un moment ou à un autre. Cela les amène, pour celles qui sont ancrées dans les mobilisations sociales, à être plus attentives à ce qui remonte du terrain.

Pour vous, le secteur privé est-il absent ou invisible dans ce conflit ?

Les deux, et cela va bien au-delà de ce conflit social. La pratique gréviste et conflictuelle s’est métamorphosée dans le secteur privé. La grève traditionnelle de plusieurs jours a massivement baissé dans les statistiques, remplacée par des débrayages de courte durée ou d’autres modalités d’action comme la manifestation, la pétition ou l’action juridique. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il y a moins de conflictualité ou que la démobilisation régnerait dans le secteur privé. Il s’agit plutôt une métamorphose. Il n’en reste pas moins qu’à de rares exceptions près, le secteur privé traditionnel comme les raffineries n’est pas parti en grève reconductible cette fois-ci.

Le principe de la grève par procuration s’est installé dans une partie de la population. L’idée selon laquelle le conflit qui a un impact est le conflit médiatiquement ou socialement visible est maintenant bien ancrée. À moins d’une grève massive comme en 1968, avoir recours à la grève dans beaucoup d’entreprises privées n’a pas l’impact d’une grève des cheminots, des conducteurs de la RATP ou des raffineries. C’est aussi une raison pour laquelle il n’y a pas eu de mobilisation absolument massive. Au-delà, il y a un problème d’implantation syndicale très inégale, voire très insuffisante, dans le privé, particulièrement dans les petites et moyennes entreprises, avec de nombreux déserts syndicaux. Il est bien évident que cela pose problème dans le cadre d’une mobilisation.

 Traditionnellement, l’adhésion syndicale et la mobilisation sociale se produisent plus facilement quand il y a des syndicalistes sur le terrain. Il n’est pas facile de se mettre en grève et d’organiser un mouvement quand on ne sait pas comment faire et qu’il n’y a personne pour porter ce savoir-faire. Il y a aussi un décalage entre la sociologie des syndicats qui mènent la bataille contre les retraites et la réalité du monde du travail. Ce sont des organisations massivement composées de fonctionnaires et de salariés d’entreprises publiques. Cela complique l’élargissement de leur influence. La CGT a plus de 600 000 adhérents, dont 80 000 dans la fédération des services publics, 45 000 dans les anciennes entreprises publiques de l’énergie. Puis il y a la fédération de la santé, les fonctionnaires : c’est ça la CGT. Les fédérations du secteur privé se sont réduites et vivotent tant bien que mal. C’est aussi vrai à Force ouvrière qui n’est pas très implantée dans le secteur privé, et a fortiori à la FSU dont le champ de syndicalisation est la fonction publique. Créer une dynamique dans le privé avec cette sociologie et cette implantation est extrêmement compliqué.

Au-delà, il y a la crainte des salariés de l’impact d’une mobilisation dans l’entreprise, par exemple sur l’évolution de leur carrière. Quand on demande aux salariés du privé, dans les études d’opinion, pourquoi ils ne se syndique pas, ce qui ressort toujours en premier est la peur des représailles. Il faut prendre en compte le contexte politique et social extrêmement tendu, où le rapport de force et la lutte des classes sont à un niveau très élevé. Dans les entreprises privées, il est plus délicat de se mettre en grève. Les salariés y regardent à deux fois. Par ailleurs, le secteur privé est massivement composé de salariés du secteur tertiaire, et non d’ouvriers d’usine comme en 1968. Les gros bastions qui menaient les conflits dans notre histoire, les mineurs, les métallos, les sidérurgistes, les ouvriers de l’automobile, ont disparu ou sont en voie de disparition. Aujourd’hui, le salariat tertiarisé est moins campé sur les traditions mobilisatrices que ne l’était le monde ouvrier. Or, la grève française, c’est le modèle de la grève ouvrière.

Si ce mouvement est puissant dans ses formes d’engagement, qu’il bénéficie d’un large soutien, il est cependant moins massif numériquement dans les manifestations par rapport à 2010. Avez-vous des explications ?

La variable de l’opinion s’est installée au cœur des rapports de force. D’une certaine manière, cela participe au dépeuplement des manifestations. Le soutien exprimé de l’opinion semblant suffisant à certains, sans nécessiter d’aller au-delà par la grève ou la manifestation. De ce point de vue, les secours de grève ont été extrêmement massifs. C’est même un record historique, le précédent étant détenu par la grève des mineurs de 1963. Cela montre une sensibilisation et un soutien à ce conflit sans précédent, mais qui ne se retrouve pas dans la grève ou dans la rue. La présence dans la rue est aussi moindre peut-être parce que le conflit s’est déporté vers la grève. Les mobilisations de 2010 n’étaient pas fondées sur l’action gréviste, mais sur l’action manifestante. La manifestation était quasiment la seule expression du niveau du rapport de force, et la comptabilisation des manifestants le critère de l’intensité de la contestation.

Cette fois-ci, c’est avant tout l’état de la grève qui sert d’étalon à la mobilisation. Mais il est vrai que la peur de manifester existe et dissuade un certain nombre de nos concitoyens de descendre dans la rue. Les violences qui ont émaillé les mouvements sociaux et la répression qui s’est installée dans la façon de gérer les manifestations de la part du pouvoir sont assez dissuasives, même s’il y avait beaucoup de monde dans la rue le 5 décembre. Nous ne voyons plus beaucoup de manifestations familiales où les gens viennent avec leurs enfants. La plupart des manifestations mettent aujourd’hui les gens en situation de potentiel danger. C’est très démobilisateur. La répression, ça marche !

 Malgré l’intensité de ce mouvement, le gouvernement ne plie pas. Comment l’expliquez-vous au regard des gouvernements qui ont lâché par le passé ?

Qui ont lâché, mais qui ne lâchent plus depuis 15 ans. Depuis 2003, il y a eu un tournant. Il y avait eu un mouvement historique de la fonction publique avec un record de grévistes. Pourtant le gouvernement n’avait pas cédé. Et cela s’est répété. Les manifestations de 2009 contre les effets de la crise ont été une montagne qui a accouché d’une souris. En 2010, c’est aussi un mouvement historique, et sur lequel le pouvoir n’a pas reculé. En 2016 : record du nombre de journées d’action contre la loi travail. Treize ou quatorze, sans que le pouvoir ne lâche non plus. De ce point de vue, nous faisons face à une forme de gestion des mouvements sociaux très classique depuis 15 à 20 ans de la part des pouvoirs successifs. On attend qu’ils passent, qu’ils s’épuisent et on tient, en tentant d’accélérer le processus législatif.

Il y a aussi un retour d’expérience du côté du pouvoir : la capacité démontrée, de Chirac à Macron, en passant par Hollande et Sarkozy, qu’il était possible d’attendre l’épuisement des mobilisations, quelle que soit leur intensité. Et donc la possibilité de faire passer une loi au prix de quelques concessions marginales. Avec, en plus pour ce pouvoir, une détermination sans précédent à aller très loin et très vite. C’est un obstacle difficile à surmonter pour les mouvements sociaux. Plus que ses prédécesseurs, c’est un pouvoir de gouvernance, au lieu d’un pouvoir de gouvernement composé de politiques avec un cursus traditionnel, qui ont été des élus territoriaux et ont eu une longue carrière politique avant d’accéder aux plus hautes marches du pouvoir. Là, pour la quasi-totalité d’entre eux, ce sont des gens issus de l’expertise et des cabinets. Ce type de profil estime que ses décisions et ses choix sont les bons, qu’il n’existe pas d’autres alternatives. N’étant pas des élus de territoire, ils ne sont pas portés à la recherche d’un compromis. Ils sont plus enclins à résister à des mouvements sociaux, et ne font même pas semblant de négocier.

Si cette lutte n’obtenait pas le retrait du projet de loi, est-ce que cela marquerait pour autant une victoire du camp réformiste et de la CFDT ?

Ce serait d’abord une défaite pour eux, car ils n’ont rien obtenu. Les rares semblants de concessions n’auraient pas été faits sans l’existence d’un rapport de force. Il ne s’agit pas d’une victoire de leur part. Par ailleurs, il faut noter que leur périmètre se réduit comme peau de chagrin. Pour la première fois, la CFE-CGC est dans une intersyndicale, en face à face avec la CGT, la FSU et Force ouvrière. Celle-ci était traditionnellement portée vers le champ réformiste. Cela pourrait expliquer pourquoi le gouvernement cherche à tout prix à inclure l’UNSA au cœur du processus. Finalement, le syndicalisme réformiste est aujourd’hui pour l’essentiel réduit à une CFDT qui cherche des partenaires, mais a du mal à les trouver. Par ailleurs, ces partenaires ne sont pas homogènes. L’UNSA, au niveau de son expression nationale, joue le jeu du gouvernement, mais elle s’est inscrite dans la mobilisation à la RATP et à la SNCF.

En réalité, ce champ réformiste ne tire pas son épingle du jeu. Il n’existe qu’à partir du moment où il a des partenaires. Il porte bien son nom de syndicalisme de partenariat social,

parce que sans l’existence de partenaires, il est totalement chloroformé et neutralisé. C’est ce qui passe aujourd’hui pour la CFDT, avec un gouvernement qui a théorisé, au travers de Macron, l’idée selon laquelle les contre-pouvoirs syndicaux ne doivent pas intervenir dans le champ de la politique nationale, mais rester circonscrits à l’entreprise. Ce syndicalisme est autant en difficulté, si ce n’est plus, que le syndicalisme de lutte sociale.

En cas de défaite du mouvement social, sommes-nous en présence d’un risque d’effondrement du syndicalisme ?

C’est une évidence. D’ailleurs, le discours syndical, en tout cas dans son expression dirigeante, va expliquer que le mouvement social n’a pas échoué, qu’il a obtenu un certain nombre de concessions qui n’auraient pas été obtenues sans son existence. Par exemple, l’entrée dans la réforme de la génération 75 au lieu de la génération 63. Mais ces gains vont avoir du mal à apparaître suffisamment substantiels. En effet, un échec de plus serait un échec absolument cinglant, voire mortifère. D’autant qu’il y a eu l’expérience des gilets jaunes qui, qu’on le veuille ou non, avec un caractère beaucoup moins massif que celui du mouvement actuel, est parvenue à faire peur au pouvoir, obtenir quelques concessions, et à fragiliser un pouvoir d’une façon tel que l’on ne l’avait pas vu depuis un quart de siècle de la part de mouvements sociaux traditionnels menés par les syndicats.

 Cela peut nourrir l’idée selon laquelle, finalement, l’efficacité n’est peut-être pas à chercher du côté de l’action syndicale, mais qu’elle peut émerger autrement. De plus, les réseaux sociaux sont un vecteur qui peut permettre de mettre en place des mobilisations non encadrées par des structures traditionnelles. C’est une expérience qui peut fragiliser un peu plus le champ syndical, d’autant que le problème du renouvellement se pose. La moyenne d’âge des syndiqués tourne aujourd’hui autour de la cinquantaine. Dans 10 ou 15 ans, les organisations syndicales seront confrontées à ce défi extrêmement compliqué à relever. Notamment parce que les plus jeunes ne sont pas forcément portés à l’engagement durable. Au contraire, ils sont les plus enclins à faire usage de ces réseaux sociaux et à se mobiliser sur des causes ponctuelles. Nous risquons d’avoir un syndicalisme sociologiquement réduit à son pré carré. Un pré carré qui tend à se réduire comme peau de chagrin.

Cependant, le syndicalisme a encore des forces. Je pense à la CGT en particulier, parce qu’elle est très présente sur le terrain à travers ses unions locales et départementales. Elle reste un outil tout à fait utile et indispensable avec plus de 600 000 adhérents. Si l’on compare à l’état du champ politique aujourd’hui, cela reste des atouts non négligeables. Pour autant, ces outils sont menacés et l’après-conflit va être difficile à gérer en cas de défaite. Il va sans doute susciter des débats internes, notamment à la CGT.

 Un effondrement du syndicalisme n’est-il pas le souhait du pouvoir ?

Macron l’a théorisé à la façon des révolutionnaires libéraux de 1791. Cela rappelle le discours de Le Chapelier avant de faire voter sa loi interdisant les syndicats et les grèves. Il présentait sa loi en disant : il ne doit rien y avoir entre le citoyen et le pouvoir. Avec Macron, et Sarkozy, à sa façon avant lui, nous sommes un peu dans cette dynamique-là. Cela peut être assez dramatique dans le contexte actuel : des organisations syndicales en souffrance, un champ politique à gauche qui l’est aussi. Nous pouvons avoir un panorama sociopolitique avec deux extrêmes en affrontement direct : l’extrême libéralisme d’un côté, l’extrême droite de l’autre. Avec, entre les deux, les gilets jaunes comme régulateur social. C’est une situation qui est potentiellement tout à fait explosive. À n’importe quel moment, elle peut péter entre les doigts de celui qui a fait surgir ce panorama-là. C’est le panorama qui va être travaillé à court et moyen terme parce que l’actuel pouvoir, qui veut se survivre à lui-même, a compris qu’il ne pourrait le faire qu’au travers de ce type de contexte là. C’est jouer avec le feu que de vouloir éreinter les contre-pouvoirs et les organisations syndicales.

Publié le 13/02/2020

 

Retraites. Une autre réforme, dans les pas de Croizat

 

Marion d'Allard et Pierric Marissal (site humanite.fr)

 

Retraite à 60 ans, prise en compte de la pénibilité, égalité salariale, politique de l’emploi, mise à contribution des revenus du capital… de nombreuses pistes existent pour améliorer le système actuel.

Pour les opposants au projet de réforme mis sur la table par le gouvernement d’Emmanuel Macron, le statu quo n’est pas une option. Avec l’objectif de faire vivre le système par répartition inventé au sortir de la Seconde Guerre mondiale et de l’améliorer pour répondre aux défis économiques et sociaux actuels, les propositions alternatives émergent, qui garantissent les principes fondateurs de la répartition contre la capitalisation, de la solidarité contre l’individualité.

Elles reposent sur un droit à la retraite à 60 ans – anticipé pour les salariés exposés à la pénibilité –, sur un strict respect de l’égalité salariale entre les femmes et les hommes, et une réelle prise en compte des carrières hachées ou incomplètes. Une réforme progressiste, financée par une politique volontaire de l’emploi, une hausse des salaires et la contribution des revenus du capital.

1. Réaffirmer les bases et rebâtir un socle commun

Sur le podium européen, la France est, derrière le Danemark, le pays qui affiche le taux de pauvreté des plus de 65 ans le plus faible. Or, le gouvernement met sur la table l’antithèse de ce qu’avait édifié Ambroise Croizat. Limiter « la part de la richesse produite (à 14 % du PIB – NDLR) qui leur revient signifie programmer l’appauvrissement des retraités par rapport à la population active », résument Attac et la Fondation Copernic. Lesquels dénoncent un système abîmé par les réformes successives, qui « toutes, depuis 1993, ont consisté à durcir les conditions pour l’obtention d’une retraite à taux plein ». Pour la CGT, améliorer le système actuel revient à rebâtir « ce socle commun de garanties, auxquelles doit aboutir chaque régime, par des modalités adaptées aux types de carrière du secteur concerné ». Ainsi, le syndicat plaide pour la garantie d’une possibilité de départ à 60 ans ; un départ à 55 ans « ou un trimestre de départ anticipé par année d’exposition » pour les métiers pénibles ; l’assurance d’un niveau de pension « d’au moins 75 % du revenu d’activité pour une carrière complète » ; l’indexation des pensions sur l’évolution des salaires et non sur l’inflation ; la garantie d’un minimum de pension « au niveau du Smic pour une carrière complète ».

2. Corriger les inégalités au travail

Principale faille du régime de retraites actuel, les inégalités du niveau des pensions. Parmi lesquelles, celles des femmes, qui perçoivent en moyenne une pension 42 % inférieure à celle des hommes. En dépit des grands discours de l’exécutif pour vendre une réforme prétendument plus « juste », c’est bien en corrigeant les inégalités salariales durant la vie active que réside l’une des pistes pour corriger les inégalités à la retraite. Pour le secrétaire national du PCF, le strict respect de l’égalité salariale femmes-hommes renflouerait les caisses de 6 milliards d’euros annuels de cotisations. De leur côté, Attac et la Fondation Copernic plaident pour une « politique volontariste en matière d’égalité du taux d’activité ». En effet, celui des femmes est aujourd’hui de 8 à 10 points inférieur à celui des hommes, « pour des raisons liées au manque de modes d’accueil de la petite enfance et aux stéréotypes sur les rôles sexués ». Autre inégalité criante, les temps partiels imposés qui font baisser singulièrement le montant des pensions de ceux (et surtout celles) qui les subissent. Une surcotisation patronale sur ce type d’emploi pourrait rapporter 1 milliard d’euros par an.

3. la prise en compte de la pénibilité

La pénibilité devrait faire l’objet d’une « négociation globale », martèle la CGT, mais « inutile pour cela de remettre à plat tout notre système de retraite », complète Force ouvrière. Alors que la réforme gouvernementale confirme la suppression des régimes spéciaux, et donc des possibilités de départ anticipé qui y sont rattachées, les défenseurs d’une réforme progressiste des retraites exigent le maintien et l’extension des critères de pénibilité dans le calcul des pensions. Ainsi, syndicats et partis politiques de gauche réclament la réintroduction des quatre critères de pénibilité (postures pénibles, port de charges lourdes, vibrations mécaniques, exposition aux agents chimiques dangereux) supprimés par le gouvernement dès son arrivée en 2017. Des critères qui doivent être mis en place « au niveau national, être reconnus dans tous les secteurs et aboutir à leur prise en compte en matière de retraite, notamment par un départ anticipé », abondent Attac et la Fondation Copernic. Des départs anticipés à taux plein à 55 ans, voire 50 ans « pour les métiers les plus pénibles », détaille la CGT. C’est, selon le syndicat, « la garantie d’une espérance de vie en bonne santé pour toutes et tous ».

4. Une autre politique salariale et de l’emploi

C’est le Conseil d’orientation des retraites qui le dit : une baisse du taux de chômage à 7,4 % à l’horizon 2022 permettrait de dégager près de 10 milliards d’euros. Et un véritable retour au « plein-emploi » à terme (estimé à 4,5 %, 3 % de chômage) permettrait de dégager des ressources encore plus importantes. On parle ici de CDI ou CDD qui génèrent des cotisations, pas de microentreprise. Car, dans le cadre d’un régime de retraite par répartition, l’emploi et le niveau des salaires permettent d’assurer le financement de la Sécurité sociale. Dans la même veine, « l’embauche en emploi stable de 200 000 personnels dans la fonction publique, la réalisation de l’égalité femmes-hommes, et le dégel du point d’indice permettraient de générer entre 15 et 16,5 milliards d’euros de recettes dans les caisses de la Sécurité sociale », a calculé ainsi Jean-Marc Canon, secrétaire général de la CGT fonction publique. Une hausse générale des salaires, tout comme l’investissement massif dans la transition énergétique qui permettrait de créer un million d’emplois, aurait ces effets tout aussi bénéfiques sur le financement de notre protection sociale.

5. Différentes sources de financement existent

« On arrive à 324 milliards d’euros environ de revenu brut du capital perçu par les ­entreprises, selon nos calculs, estime ­l’économiste Denis Durand. Ce sont principalement des dividendes et intérêts que ces entreprises tirent de leurs placements financiers. Si on applique à ces recettes les cotisations patronales, on arrive à entre 33 et 34 milliards en plus chaque année dans les caisses de la Sécurité sociale, tout en incitant les entreprises à investir plutôt dans l’emploi, les salaires ou la formation. » Selon Oxfam, sur 100 euros de profits des entreprises du CAC 40, 67,40 euros ont été reversés aux actionnaires sous forme de dividendes, ne laissant plus que 27,30 euros pour le réinvestissement et 5,30 euros d’intéressement et de participation pour les salariés sur la période 2009-2016. Attac, de son côté, a calculé le montant des allègements fiscaux et de cotisations. Toutes catégories confondues, ces exonérations atteignent entre 50 et 60 milliards d’euros par an. Leur remise à plat permettrait de récupérer 11,2 milliards d’euros. Enfin, une hausse très mesurée des cotisations patronales, à hauteur de 0,2 % par an, permettrait de récupérer autour de 10 milliards d’euros d’ici à 2025.

 

Marion d’Allard et Pierric Marissal

Publié le 11/02/2020

 

TRIBUNE. La retraite, patrimoine de celles qui n’en ont pas

 

par Collectif (site regards.fr)

 

Face au divorce, hommes et femmes ne sont pas égaux. La réforme des retraites va aggraver une situation déjà précaire. Les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac analysent ce phénomène.

Dans un dossier consulté au début des années 2010, parmi des dizaines de milliers d’autres entassés dans les archives d’un tribunal de grande instance de la région parisienne, on découvre l’histoire d’un couple qui divorce après trente-neuf ans de mariage. En début de soixantaine, les conjoint∙es viennent de prendre leur retraite. L’époux, un ancien cadre du secteur aéronautique, touche une pension de 4300 euros par mois. Il a refait sa vie avec une collègue, cadre également, avec qui il mène une vie confortable dans la maison de cette dernière. L’épouse, qui était secrétaire bilingue, a eu une carrière hachée, marquée par des cessations d’activité après la naissance de ses deux enfants, des emplois à temps partiel et des périodes de chômage. Elle touche une pension de retraite dix fois moins élevée : 396 euros par mois. Elle vit toujours au domicile conjugal, un pavillon qui est la propriété du couple. Le divorce traîne en longueur, depuis plus de dix ans.

Ce n’est pas la prise en charge des enfants qui pose problème : ils sont majeurs et autonomes. C’est la survie matérielle de l’épouse qui est en jeu : tant que le couple n’est pas divorcé, son mari rembourse le crédit de la maison et lui verse une pension de 1400 euros par mois au titre du devoir de secours. Après le divorce, la disparité de niveau de vie entre les époux sera telle qu’elle suppose une compensation financière : c’est ce qu’on appelle une prestation compensatoire. La juge aux affaires familiales ordonne donc, à ce titre, le versement d’un capital de 100.000 euros. Cela correspond à un montant de 400 euros par mois pendant une vingtaine d’années. En l’ajoutant à sa pension de retraite, cette femme atteindrait ainsi tout juste le seuil de pauvreté jusqu’à l’âge de 80 ans, quand son mari percevra jusqu’à sa mort, une retraite équivalente à deux fois le salaire médian.

Pourtant, cette femme n’est pas la plus mal lotie. Certes, on peut imaginer la colère que lui a inspiré la lecture du dossier de l’avocat de son mari qui comporte plusieurs insinuations sur son « oisiveté » et son « choix personnel » de travailler à temps partiel. Mais grâce à son mariage sous le régime légal de la communauté de biens réduites aux acquêts, la moitié du patrimoine du couple, composé de leur résidence principale et d’un terrain pour une valeur totale de 400.000 euros, devrait lui revenir. Cela lui permettra sans doute soit de conserver sa maison (en se servant de la prestation compensatoire pour racheter la part de son mari), soit de se reloger à moindre frais. Remarquons aussi que son ex-époux a les moyens de lui verser une prestation compensatoire (alors que dans 4 divorces sur 5, il n’y en a pas), qui plus est d’un montant de 100.000 euros, quand le montant médian de ces prestations est de 25.000 euros. Enfin, à la mort de son ex-mari, à condition qu’elle ne se remarie pas, cette femme pourrait toucher une pension de réversion, qu’elle partagerait avec la nouvelle épouse de ce dernier, au prorata des années de mariage passées avec lui. N’empêche qu’à l’aube de sa retraite, cette femme divorcée se retrouve dans une situation matérielle fragilisée, alors qu’on peut supposer qu’elle a eu jusque-là un niveau de vie confortable.

À l’avenir, étant donné les transformations du marché du travail et de la famille, il y aura davantage de femmes retraitées vivant seules, ayant connu une ou plusieurs unions, avec des trajectoires professionnelles heurtées. Ces femmes ne seront pas les grandes gagnantes tant annoncées de la réforme des retraites.

Il n’est plus à démontrer que le système de retraite par points, par tout un ensemble de mécanismes (l’absence de garantie sur le montant des prestations, la prise en compte de l’ensemble de la carrière plutôt que les meilleures années, ou encore le recul de l’âge où la pension est versée à taux plein), va conduire à réduire drastiquement les montants des pensions de retraite, et que les femmes seront parmi les premières touchées.

Le projet de loi prévoit aussi la suppression de la pension de réversion pour les femmes divorcées. Le gouvernement a envisagé de remplacer ce dispositif par une augmentation de la prestation compensatoire. Cette hypothétique substitution est irréaliste pour qui connaît le fonctionnement de la justice familiale [1]. D’abord, comme en atteste le cas présenté ci-dessus, la prestation compensatoire a déjà bien du mal à compenser les inégalités de niveau de vie entre époux. Une enquête statistique récente, basée sur des données du ministère de la Justice montre qu’en 2013, suite à la fixation d’une prestation compensatoire, les écarts de niveaux de vie mensuels entre hommes et femmes divorcé·es certes se réduisaient, mais passaient en moyenne de 52% à 40%. Les prestations compensatoires sont, de fait, réservées aux couples mariés dont l’homme est suffisamment fortuné pour disposer d’un capital disponible en numéraire et sont plafonnées par la solvabilité de l’ex-époux. Enfin, l’augmentation des prestations compensatoires ne peut plus se décréter : depuis la loi de 2016 qui a mis en place le divorce par consentement mutuel sans juge, elles sont fixées dans la majorité des cas dans le huis clos des études notariales, à l’issue d’une négociation entre ex-conjoints, avocat·es et notaires.

Cette solution envisagée par le gouvernement est, en fait, symptomatique des réformes actuelles : transformer un mécanisme de solidarité nationale (une pension de réversion financée par la génération en activité pour les veuves), par un arrangement privé, ici entre ex-conjoint·es, et reposant sur l’accumulation d’un patrimoine individuel. Axa ne s’y est pas trompé. Dans une publicité anticipant la réforme des retraites à venir, l’assureur prévoit « une baisse anticipée des futures pensions » et conseille de « prendre les devants et de préparer [sa retraite] le plus tôt possible par le biais de l’épargne individuelle » [2].

Séparations et successions

Dans un livre qui paraît à la Découverte, Le genre du capital, nous étudions ces arrangements privés, au sein des familles, dans les études notariales, les cabinets d’avocat·es et dans les chambres de la famille des tribunaux. Nous étudions particulièrement deux moments cruciaux, les séparations conjugales et les successions, où la famille apparaît sous le visage inédit d’une institution économique qui participe à la reproduction des inégalités.

Certaines familles s’accaparent la richesse et la transmettent à leurs enfants, tandis que d’autres en sont durablement privées. Les inégalités économiques entre les classes sociales s’accroissent. Non seulement les individus sont inégaux du point de vue de la richesse qui leur est familialement transmise, mais ce sont aussi les dispositions à accumuler, à conserver et à transmettre cette richesse qui sont inégalement distribuées socialement. En s’appuyant sur leur capital économique mais aussi culturel, les familles possédantes mettent notamment à leur service notaires et avocat·es pour anticiper successions et séparations, et s’assurer du maintien de l’intégrité de leur patrimoine, en évitant au maximum les ponctions fiscales.

Ces inégalités patrimoniales en augmentation ne sont pas seulement des inégalités de classe. Comme le montrent Nicolas Frémeaux et Marion Leturcq, ces sont aussi les inégalités patrimoniales entre femmes et hommes qui ont augmenté : en France, l’écart de richesse entre les hommes et les femmes est ainsi passé de 9% en 1998 à 16% en 2015.

Il a fallu attendre 1965 pour que les femmes aient les mêmes droits que les hommes en matière de gestion de leurs biens. C’est donc une conquête récente. Mais les femmes sont aujourd’hui en moyenne plus diplômées, et elles travaillent, si l’on cumule travail professionnel et domestique, davantage que les hommes. En moyenne, selon les données de l’INSEE en 2010, dans les couples avec enfants, les femmes travaillent 54 heures par semaine contre 51 heures pour les hommes. Qu’est-ce qui fait que l’inégalité de richesse entre les sexes se maintient et, pire, s’accroît ?

Il y a deux manières d’accumuler du patrimoine : épargner ou hériter.

En matière d’épargne, sans surprise, les femmes s’en sortent moins bien que les hommes. Concentrées dans des secteurs d’activité moins rémunérateurs, occupant plus souvent des emplois à temps et à salaire partiels, elles ont des carrières moins rapides et buttent dans bon nombre de secteurs sur un plafond de verre qui les empêche d’occuper les positions les mieux payées. Ces inégalités de revenus sont bien connues : en moyenne, tout compris, les femmes gagnent un quart de moins que les hommes.

Mais ce qui se joue dans la sphère professionnelle n’explique pas tout. Si les femmes ne parviennent pas à accumuler des richesses c’est aussi du fait d’un certain nombre de mécanismes qui se jouent dans la famille. Les femmes prennent toujours en charge l’essentiel du travail domestique et parental, au détriment de leur carrière professionnelle et sans être rémunérées pour le faire : ce travail gratuit représente environ deux-tiers de leurs heures de travail hebdomadaires (contre un tiers de celles des hommes).

À l’échelle du couple hétérosexuel, les inégalités de revenu prennent une ampleur considérable : les femmes gagnent en moyenne 42% de moins que leur conjoint. Cette inégalité traverse l’espace social, avec des intensités variées. Elle est maximale dans les fractions élevées des classes supérieures (comme dans le dossier de divorce exposé ci-dessus), mais aussi dans les fractions les plus pauvres des classes populaires. C’est parmi les 10% des couples qui touchent moins de 17.000 euros par an que l’on trouve la plus forte proportion de femmes qui ne perçoivent aucun revenu, de femmes qui sont au chômage ou à temps partiel.

Pauvre ou mariée, il faut choisir

Cette situation paradoxale, où la norme de l’autonomie financière féminine s’est imposée alors même que persistent de très fortes inégalités de revenu, conduit à l’appauvrissement des femmes tout au long de leur vie conjugale : au nom de leur autonomie et parce qu’elles en ont généralement la charge quotidienne, elles assument les dépenses courantes (logement, nourriture, habillement…) au moins autant que leur conjoint, mais avec des revenus beaucoup plus faibles. Ainsi, tandis que les hommes accumulent, les femmes s’appauvrissent au cours de leur vie conjugale.

Jusqu’à présent le mariage, notamment le régime légal de la communauté de biens réduite aux acquêts, atténuait ces inégalités de richesse en faisant des femmes les propriétaires officielles de la moitié des patrimoines conjugaux. Mais aujourd’hui, l’augmentation des divorces et de l’union libre, sans compter la progression des régimes de séparations de biens dans les couples fortunés (qui sont parmi les plus inégalitaires), conduit à une individualisation des patrimoines, défavorable aux femmes.

En enquêtant dans les familles, dans les études notariales et à partir des enquêtes statistiques disponibles, nous montrons également que les femmes sont moins bien loties que les hommes en matière d’héritage, et cela malgré un droit de la famille formellement égalitaire depuis plus de deux siècles. Dans les successions, la figure du « fils préféré » comme héritier compétent des biens les plus structurants du patrimoine familial (entreprises, maisons de familles, portefeuille d’actions) est encore très prégnante et les femmes incarnent encore souvent la figure de la « mauvaise héritière ». L’intervention des notaires – qui partagent le souci de préserver l’intégrité du patrimoine familial, en particulier les entreprises – renforce souvent la position de l’homme comme dépositaire de la richesse et du statut social familial.

La société de classes se reproduit grâce à l’appropriation masculine du capital.

En fragilisant considérablement les revenus socialisés, en renvoyant les individus à leur patrimoine et à leurs capacités à le défendre, ce sont donc indissociablement les classes populaires et les femmes que le gouvernement achève de précariser. Il ne cesse en revanche d’augmenter les marges de manœuvre de ceux qui cumulent déjà richesses et dispositions à s’enrichir. Au-delà de 10.000 euros de revenus, les salariés les plus riches, qui sont très majoritairement des hommes, ne cotiseront plus au système de retraite par répartition. Or, cette élite est bien entendue la mieux armée pour s’entourer de gestionnaires de fortune (comptables, avocats fiscalistes, banquiers, notaires…) et faire fructifier son patrimoine, en dehors de la solidarité nationale, en toute liberté et à l’abri du regard du fisc.

Comme on pouvait le lire ces dernières semaines sur des banderoles de manifestantes et manifestants : « La retraite, c’est notre patrimoine ». C’est plus exactement, le patrimoine de celles et ceux qui n’ont pas de patrimoine. Lorsque la solidarité nationale entre les générations perd du terrain, chacune et chacun est renvoyé·e à ses capacités individuelles d’accumulation : ce n’est pas une bonne nouvelle pour les plus modestes, et ce n’est pas non plus une bonne nouvelle pour les femmes.

Céline Bessière est professeure à l’Université Paris-Dauphine (IRISSO) et Sibylle Gollac est chercheuse au CNRS (CRESPPA-CSU). Sociologues, elles sont les auteures de Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités (La Découverte).

Notes

[1Tribune dans Le Monde du 23/01/2020

[2Libération, CheckNews, 16 janvier 2020

Publié le 08/02/2020

Les opposants à la réforme des retraites ne désarment pas

 

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

 

À la veille des vacances scolaires de février dans la première zone, la mobilisation reste stable ce matin pour cette 9e journée de manifestations et de grève interprofessionnelle. Plus d’une centaine de milliers de manifestants ont défilé avant le départ du cortège parisien. Ce soir, les syndicats se retrouveront dans les locaux de la CGT pour décider des suites du mouvement.

La 63e journée de mobilisation contre la réforme des retraites a commencé tôt. Dès 6 h du matin, une soixantaine d’étudiants bloquent leur fac à l’université Paul Valéry de Montpellier. Une action décidée mardi par 300 étudiants réunis en assemblée générale. Quelques heures plus tard, la présidence de l’université confirme l’annulation des cours jusqu’à midi.

Dans la capitale, Paris 8 est aussi bloquée. D’autres tentatives gênées par une présence policière ont également eu lieu à Tolbiac et la Sorbonne. À Lyon, des cours sur le campus de Bron ont été annulés. À Bordeaux, c’est le rectorat qui est la cible des grévistes : son entrée est murée au petit matin. À Lille, des personnels de l’enseignement supérieur s’invitent dans les locaux du Medef pour réclamer le remboursement de 26 milliards de crédits d’impôt recherche et de CICE accordés aux entreprises pour l’année 2016.

Des défilés légèrement plus fournis

Les premières manifestations débutent à 10 h. Traditionnellement, Marseille ouvre le bal. Dans la cité phocéenne, 120 000 personnes ont défilé selon la CGT, contre 75 000 le 29 janvier. Plutôt 60 000 à 80 000 selon nos sources, mais bien plus que les 4 500 annoncés par la police. Les portuaires CGT ouvrent le cortège syndical, suivis des éboueurs de la ville de Marseille en grève depuis le 23 janvier. Puis viennent des énergéticiens, des salariés de France Telecom, des cheminots, des pompiers, le tout dans une ambiance nettement moins survoltée qu’au mois de décembre.

À Lyon, l’ambiance est tendue. La préfecture a pris un arrêté d’interdiction de manifestation pour une partie de la ville hier et aujourd’hui. Mercredi soir, une marche aux flambeaux a réuni dans le centre-ville 700 à 3000 personnes selon les sources. Ce matin, 8000 personnes ont rejoint la manufacture des tabacs, lieu du départ de la manifestation. Ils sont 1000 de plus que le 29 janvier. Parmi eux : les bataillons de la culture, de l’éducation et des transports, mais aussi des salariés de la chimie encore mobilisés. Comme dans plusieurs villes, un cortège composé d’étudiants et de gilets jaunes a devancé le carré de tête syndical.

Mais à Lyon, celui-ci a été attaqué par des policiers de la BAC. « Même pendant la loi travail, nous n’avions pas connu de charge aussi frontale », assure un syndicaliste qui précise que les forces de l’ordre ont également matraqué le service d’ordre syndical et fait usage de gaz lacrymogènes. Pas d’incidents par contre à Clermont-Ferrand, Montpellier, et Toulouse où la CGT annonce 35 000 manifestants dans la ville rose, comme la semaine dernière. Dans ces défilés : des enseignants, des chercheurs, et des cheminots moins nombreux après le reflux de la grève SNCF depuis la fin du mois de janvier.

De nouvelles dates de mobilisation à venir

« Ce sont ceux qui ont été les plus mobilisés qui sont encore les plus déterminés », confie un cheminot croisé dans un des défilés du matin. Une des raisons pour laquelle, malgré l’usure de déjà deux mois de lutte, une grande partie des opposants à la réforme présents dans la rue aujourd’hui ne désarment pas. Si des professions ont repris le travail, d’autres se mobilisent encore, comme dans les usines d’incinération parisiennes. « C’est la première fois que nous sortons un peu nombreux » explique de son côté un salarié des imprimeries du quotidien Midi Libre, adhérent au syndicat du livre CGT.

Pourtant, personne ne cache les difficultés. Mobiliser dans la durée reste compliqué. « Il y a 28 ans quand j’avais 20 ans, on entendait déjà le discours selon lequel nous n’aurions pas de retraite. Aujourd’hui, c’est entré dans les têtes », explique un chercheur qui constate autour de lui un défaitisme et un individualisme en progression. Pour autant, avec des manifestations encore fournies ce matin, la fin du mouvement n’est pas à l’ordre du jour. À rebrousse-poil des annonces de fin de mouvement sur les plateaux des chaînes en continu, celle-ci va se poursuivre.

L’intersyndicale nationale se réunit ce soir et annoncera un prochain calendrier de mobilisation. La réunion risque d’être longue pour résoudre une équation assez complexe : allier le soutien aux grèves qui persistent ou émergent dans de nouvelles professions en évitant l’écueil d’un essoufflement par la répétition des journées d’actions. Le tout dans un contexte d’une opinion favorable aux grévistes, mais à la veille d’un mois de vacances en trois zones pour un des secteurs les plus mobilisés : l’Éducation nationale.

Avant de connaître les décisions des syndicats dans la soirée, l’UNSA RATP a déjà annoncé qu’elle appelle à un lundi noir le 17 février, jour où le texte sera examiné en séance à l’Assemblée nationale. Rien n’est écrit pour la suite du mouvement.

Publié le 28/01/2020

 

Retraites : un syndicaliste ne devrait pas dire cela

 

par Bernard Marx (site regards.fr)

 

À la veille d’une nouvelle journée de grèves et de manifestations, Bernard Marx consacre son épisode 12 des « choses lues par Monsieur Marx » aux contre-vérités égrainées par le monsieur retraites de la CFDT.

La récente interview accordée à Mediapart par le Secrétaire national de la CFDT chargé des retraites, Frédéric Sève, est instructive. Le projet de loi du gouvernement est tellement inacceptable, la liste des perdants si longue et si injuste (de même à vrai dire que la courte liste des gagnants) que, pour l’accepter, le syndicaliste doit prendre beaucoup de distance avec la réalité.

Lorsque que l’on sait que Frédéric Sève est lui-même enseignant et ancien dirigeant du Syndicat Général de l’Éducation National (SGEN), on mesure à quel point ce syndicalisme de compromis est devenu un syndicalisme compromis, un syndicalisme de servitude volontaire.

Reprenons les choses points par points.

1. Les perdants de l’âge d’équilibre

Frédéric Sève déclare : « Obtenir le retrait de l’âge pivot, c’est une première bataille et une première victoire. Est-ce qu’on a les moyens de remporter les batailles suivantes et notamment celle de la conférence de financement parce qu’on a obtenu ce premier succès ? [...] Si on examine les conditions posées par le premier ministre, elles ne sont pas si contraignantes que ça. On peut imaginer des décisions plus ciblées plutôt que de s’arc-bouter sur la même mesure pour tout le monde. Et puis plutôt que de se focaliser sur les déclarations sur le refus d’augmenter le coût du travail, regardons plutôt le but : moi non plus je ne veux pas dégrader la compétitivité française ! On peut imaginer une hausse étalée dans le temps de 1% des cotisations patronales ; dans ce cas-là le choc est quasi nul. »

La réalité est celle-ci :

  • Le mot d’âge pivot a disparu mais pas la chose. Exit l’âge pivot. Bonjour l’âge d’équilibre, c’est-à-dire la même chose : un âge supérieur à l’âge légal ouvrant droit à une retraite sans diminution. Il va falloir travailler plus longtemps pour bénéficier d’une retraite complète.
  • Le terme d’âge d’équilibre renvoie à l’équilibre financier du système, principe qui prévaut sur le calcul et le niveau des pensions. C’est inscrit dès l’article 1 du projet de loi organique chapeautant le projet de loi proprement dit. Il introduit une « règle d’or » qui interdit dès 2025 tout déficit sur une période glissante de 5 ans. Elle devient une contrainte qui exercera constamment y compris dans les périodes de récession ou de crise économique comme celle subie de 2008 à 2012. L’exigence de l’équilibre financier pour 2027 est donc totalement maintenue. Le Premier ministre a retenu le chiffre de 12 milliards de déficit comptable que le gouvernement a lui-même créé en diminuant les cotisations retraites de la fonction publique et celles des entreprises. C’est selon lui le montant des économies à réaliser impérativement d’ici 2027. La CFDT ne le conteste pas. La conférence financière donnera le choix entre le recul de l’âge légal de la retraite, l’allongement de la durée de cotisation ou la mise en place d’un âge donnant droit à une retraite sans décote supérieur à l’âge légal. Édouard Philippe a déjà refusé un prélèvement sur les retraités actuels. Ils ont déjà donné au début du quinquennat. Le gouvernement a diminué la dose prescrite. L’augmenter à nouveau est jugé politiquement suicidaire. Pas question non plus pour Édouard Philippe d’augmenter les cotisations patronales au nom de la compétitivité. « Un tout petit peu quand même ! », semble implorer Frédéric Sève, pour avaler une acceptation des mesures d’âge ou de durée. Mais le Medef a déjà dit non. Et, faute d’accord entre « partenaires sociaux », le gouvernement tranchera par ordonnances en faveur d’une progression de l’âge d’équilibre pivot. Attention, souligne Michael Zemmour : 12 milliards, cela peut paraître relativement peu comparé aux 330 milliards de pensions versées à tous les retraités. Mais les 12 milliards d’économies seront concentrés sur les personnes qui partiront en retraite entre 2022 et 2027, c’est-à-dire 4 millions de personnes environ, pour qui cela ferait en réalité un choc très important.
  • Jusqu’en 2037, c’est-à-dire pour les personnes nées avant 1975, les pensions de retraites continueront d’être établies selon les modalités actuelles, mais les recettes seront calculées dans le cadre du système universel. C’est une machine à produire les déficits, bien détaillée par Sandrine Foulon dans Alternatives économiques. Au-delà de 10.000 euros de salaire mensuel, les cotisations des cadres n’alimenteront plus le régime (hormis pour les 2,8% de cotisation de solidarité qui n’ouvriront pas de droits supplémentaires). Mais il faudra continuer à payer les retraites des cadres supérieurs nés avant 1975 qui pourront partir avec une pension calculée jusqu’à 27.000 euros mensuels de salaires. Coût : 3,8 milliards par an selon les calculs des Caisses de retraite complémentaires. D’autre part, l’Etat employeur et les collectivités contribuent davantage que les employeurs du régime général (30% pour la fonction publique territoriale et hospitalière, et 74,28% pour la fonction publique d’Etat). La loi ne prévoit pas que cela continue jusqu’en 2037. Ce serait pourtant indispensable pour ne pas créer de déficit. La question de l’âge d’équilibre pour réaliser l’équilibre financier continuera d’être sur la table.
  • Après 2037, les cotisations seraient toutes alignées sur les règles du régime universel et les pensions seraient mixtes avec une part progressivement croissantes du régime universel. Selon Le Monde, les calculs d’impact effectués par le gouvernement qui seront annexés au projet de loi proprement dit, sont effectués sur la base d’un âge d’équilibre de 65 ans pour la génération 1975 et qui augmenterait progressivement pour les générations suivantes. Michael Zemmour y voit une confirmation qu’un âge pivot de 64 ans aura été imposé bien avant : « On ne peut pas passer d’une situation où les gens nés en 1973 pourront partir à taux plein à 62 ans avec 43 annuités (législation actuelle) à une situation où les gens nés en 1975 devraient attendre trois ans de plus pour avoir la même chose ». Et les choses continueront de se dégrader par la suite, si bien que le temps de la retraite en bonne santé serait progressivement raccourci pour les générations futures, notamment pour les catégories populaires.

2. Les perdants du chômage et du travail précaire

Selon Frédéric Sève, la réforme n’aggraverait pas les choses pour les chômeurs et les travailleurs précaires. Il affirme : « Les trous dans la carrière sont un problème dans le système actuel aussi. Aujourd’hui comme demain, si on est au chômage, l’assurance-chômage prend en charge le versement des cotisations retraites si on est indemnisé. De même pour les parents en congé parental, on cotise, même si c’est à un faible niveau. La réforme devrait être une opportunité d’avancer sur l’amélioration de la prise en charge des "trous" dans la carrière, notamment le chômage non indemnisé ! Mais malheureusement nous avons été trop accaparés par des bêtises comme l’âge pivot… Aujourd’hui il faut avoir travaillé 150 heures pour valider un trimestre. L’avantage dans le nouveau système, c’est que même une seule heure travaillée ouvre un droit. Donc les précaires peuvent y gagner. Mais il s’agit plutôt de la personne qui multiplie les toutes petites missions, les temps partiels très bas… Pour les autres, ceux qui n’ont pas ou ne trouvent pas de travail, il n’y a pas de changement. »

Et gare à décote pour ceux qui terminent leur carrière au chômage !

La réalité est résumée par le journaliste de Liaisons Sociales Stéphane Béchaux : « Les demandeurs d’emploi font partie des grands perdants de la réforme. Car ils acquerront demain beaucoup moins de droits qu’aujourd’hui. Et gare à la décote pour ceux qui terminent leur carrière au chômage » :

  • Contrairement à ce que prétend Frédéric Sève, il y a un double recul par rapport à la situation actuelle. L’article 42 du projet de loi prévoit que l’attribution des points retraites pour les périodes de chômage, est basée sur l’allocation de retour à l’emploi (ARE) ou l’allocation spécifique de solidarité (ASS) et non plus sur le salaire antérieur. De plus il n’y aura plus de points attribués pour les périodes de chômage non indemnisé. S’agissant des congés parentaux il y a également dégradation : L’article 45 de la loi prévoit que les points gratuits pour les périodes de congés parentaux ne seront validés qu’à 60% du Smic.
  • « A tous ces coups de bambou, analyse Stéphane Béchaux, vient s’ajouter un dernier "cadeau", réservé aux seniors qui finissent leur carrière au chômage. Aujourd’hui, ceux-ci peuvent continuer à percevoir leur allocation de retour à l’emploi jusqu’à l’âge du taux plein. Dès qu’ils l’atteignent, Pôle emploi cesse de les indemniser et ils basculent dans la retraite. Mais que se passera-t-il demain pour les intéressés avec l’instauration du fameux âge "pivot" ou "d’équilibre" ? Pourront-ils continuer à percevoir leur indemnisation ou devront-ils liquider leur pension ? La réponse est cruciale. Car plane sur eux la menace d’une décote sur leur pension, s’appliquant pendant toute la durée de leur retraite. » Et ça fait du monde les « séniors » qui finissent leurs vies professionnelles avec des période de chômage, surtout parmi les femmes et celles et ceux qui ont une santé dégradée par le travail, comme l’analyse un document réalisé par le Comité de mobilisation de la Dares soutenu par la CGT.
  • S’agissant enfin de la prétendue amélioration de la situation de celles et ceux qui multiplient les toutes petites missions, les temps partiels très bas, grâce à l’obtention de points dès la première heure de travail, l’enfumage est total. Ils et elles n’auront en fait qu’une retraite minimum. Et pour en bénéficier à taux plein (de 85% du SMIC soit 1000 euros nets), il faudra avoir l’âge d’équilibre et en même temps une carrière complète calculée comme aujourd’hui par une durée de 43 ans de cotisations et réintroduite en catimini à titre de deuxième lame du rasoir. Une double condition que la grande majorité des précaires aura bien du mal à remplir.

3. Les fonctionnaires et notamment les enseignants

Ici, si je puis dire, le Secrétaire national de la CFDT tutoie les sommets. Frédéric Sève accepte le changement de système. Il le justifie par la réduction de l’écart entre les pensions de retraites du bas et du haut de l’échelle de la fonction publique : « Si je calcule la pension sur le dernier salaire, l’écart entre les catégories les plus basses et les plus élevées de pension sera de 1 à 2. Si on calcule les pensions sur les cotisations, comme dans un régime à points, cet écart sera seulement de 1 à 1,6. » La belle affaire si, comme c’est prévisible, tout le monde baisse. Ce qui fait sens, c’est de savoir si la réforme du gouvernement améliorerait ou dégraderait la situation des salariés de la fonction publique. Ce qui ne fait pas de doute c’est que la dégradation serait quasi générale et plus forte encore que dans le privé.

Le syndicaliste s’inscrit entièrement dans l’agenda des « négociations » fixé par le gouvernement : négocier sur les rémunérations après l’adoption de la réforme au lieu de la soumettre à un accord sur les rémunérations et négocier essentiellement sur une revalorisation des rémunérations par les primes. Et il n’a pas un mot pour critiquer l’énorme insuffisance de la revalorisation des salaires et des carrières mises sur la table par le ministre de l’éducation ou celui de la fonction publique. « Le deuxième sujet dans la fonction publique, explique-t-il, c’est celui des primes. Dans les années 1990, avec la réforme Balladur, on a choisi dans le privé de calculer la retraite sur les meilleures 25 années. La fonction publique a fait un choix inverse : on maintient le calcul sur les 6 derniers mois, mais on augmente la part de prime dans la rémunération, prime qui ne génère pas de droits à la retraite. Si on veut remettre tout le monde dans un seul et même système, cela oblige à réintégrer les primes. Mais certaines catégories de fonctionnaires (les enseignants, les agents de catégorie C de la territoriale) ont été mal rémunérées dans les dernières années : leurs primes sont restées modestes, voire inexistantes. Pour eux, le passage d’un système à l’autre doit marquer l’heure de la récupération : à niveau de recrutement identique, pension et salaire doivent être, enfin, les mêmes. »

On renverra volontiers le syndicaliste du nivellement par le bas à la belle défense d’une certaine diversité et d’une convergence vers le haut par les personnels de l’Opéra de Paris et de la Comédie Française :

 

Les chercheurs Thomas Amossé et Joanie Cayouette-Remblière ont, pour leur part, établi que les différences de salaires entre public et privé sont encore plus fortes pour les salariés exerçant un emploi de niveau supérieur, comme les enseignants ou les médecins hospitaliers que pour les fonctionnaires exerçant un emploi de niveau intermédiaire comme les infirmières ou les agents de police. « Entre 2014 et 2017, les fonctionnaires de niveau supérieur ont perçu en moyenne 2668 euros net mensuels, primes comprises avant impôt, contre 3508 pour les salariés du privé en CDI de même niveau de qualification comme les cadres et ingénieurs. Sur quarante ans de carrière, cette différence de 840 euros tous les mois équivaut à… 403.200 euros !  »

« Non seulement, concluent-ils, le projet de réforme du gouvernement est donc loin d’être égalitaire, mais il serait en outre dangereux pour l’avenir des services publics qui, de fait, parviendraient de moins en moins à susciter des vocations. A l’heure où le nombre de candidats au concours d’enseignement ne cesse de chuter, où les hôpitaux peinent à recruter et à fidéliser leurs personnels, la perspective de cette dégradation est susceptible de porter un nouveau coup – et cette fois vraiment majeur – à la qualité des services publics. »

4. Les perdants de la pénibilité

Pour Frédéric Sève, « le critère de réussite (en matière de prise en compte de la pénibilité) est le retour des quatre facteurs supprimés (en 2017 par rapport à ceux mis en place dans la réforme des retraites de 2013) [...] Il faut poser le rapport de force, convaincre et mobiliser. Le thème de la pénibilité du travail, conclut Frédéric Sève, a jusqu’à maintenant été écrasé par ceux qui ne parlent que de l’âge pivot ou du retrait. Mais c’est une question prégnante pour les travailleurs, elle fait donc son chemin dans l’opinion publique et les médias. »

Pourquoi alors accepter que la charrue de la loi soit placée devant les bœufs de la négociation sur la pénibilité, alors que, comme l’a analysé Henri Sterdyniak, le cadre que fixe le projet de loi pour sa prise en compte est extrêmement restrictif et régressif par rapport au système actuel. En particulier pour les salariés de la fonction publique. « L’article 28 permet un départ à 60 ans pour les salariés à carrière longue (ayant travaillé une année avant 20 ans et ayant cotisé pendant 42 ans au moins), mais le taux plein ne leur sera accordé qu’à 62 ans. L’article 30 permet un départ à 62 ans à taux plein des salariés reconnus inaptes. L’article 32 étend aux fonctionnaires et aux salariés des régimes spéciaux le compte pénibilité ou C2P (Compte professionnel de prévention) […] Au mieux, les salariés pourront partir à 60 ans (avec décote), à 62 ans au taux plein. » En bref, les travailleurs ayant des conditions de travail pénibles ne pourront pas partir avant 62 ans sans décote.

Aux dernières nouvelles, la CDFT « va être épaulée par des économistes, comme Jean Pisani-Ferry et Philippe Aghion, qui furent proches du président durant la campagne présidentielle ». Ils ont, parait-il, inspiré la réforme structurelle du gouvernement, mais ils ne reconnaîtrait pas leur enfant. Cela va tout changer, c’est sûr !

 

Bernard Marx

Publié le 27/01/2020

Retraites : le Conseil d'Etat étrille le gouvernement

 

Par Lilian Alemagna — (site liberation.fr)

 

Manque de «précision», projections économiques «lacunaires»... Dans son avis rendu public ce vendredi, la plus haute juridiction administrative estime en outre ne pas avoir eu «les délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique».

  • Retraites : le Conseil d'Etat étrille le gouvernement

Voilà qui ne va pas arranger les affaires du gouvernement. A peine a-t-il fait adopter ce vendredi en Conseil des ministres ses deux projets de loi destinés à créer un régime universel de retraite par points que le Conseil d’Etat, dans son avis publié ce même jour dézingue la manière dont l’exécutif a bouclé ces deux textes qui doivent être examinés à partir du 3 février à l’Assemblée nationale. La majorité comptait dans les prochains jours s’appuyer sur l’imposante étude d’impact (plus de 1000 pages) pour enfin apporter des chiffres et convaincre du caractère «massivement redistributif» de cette réforme, elle va devoir, ces prochains jours, répondre au jugement de la plus haute instance administrative française, pourtant peu connue pour sa rébellion…

Cette fameuse «étude d’impact»? Elle est jugée «insuffisante» pour «certaines dispositions», ne répondant pas «aux exigences générales d’objectivité et de sincérité» et manquant de «précision», pour notamment – et ce n’est pas rien – «vérifier que cette réforme est financièrement soutenable». «Le Conseil d’Etat constate que les projections financières ainsi transmises restent lacunaires et que, dans certains cas, cette étude reste en deçà de ce qu’elle devrait être», peut-on lire dès les premières pages de l’avis. Et les magistrats de poursuivre : «Il incombe au gouvernement de l’améliorer encore avant le dépôt du projet de loi au Parlement, poursuivent les magistrats, en particulier sur les différences qu’entraînent les changements législatifs sur la situation individuelle des assurés et des employeurs, l’impact de l’âge moyen plus avancé de départ à la retraite […] sur le taux d’emploi des seniors, les dépenses d’assurance-chômage et celles liées aux minima sociaux». Rien que ça.

Soufflante

Par ailleurs, si les juges administratifs se félicitent des longues «concertations» menées depuis le printemps 2018, ils regrettent l’«urgence» des avis demandés aux différents organismes compétents en la matière et se couvrent en cas d’inconstitutionnalité du texte. Selon eux, l’empressement du gouvernement à vouloir leur avis en trois semaines pour présenter ces projets de loi en Conseil des ministres cette semaine, ainsi que les nombreux ajouts en cours de route n’ont «pas mis à même (le Conseil d’Etat) de mener sa mission avec la sérénité et les délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique de l’examen auquel il a procédé». «Cette situation est d’autant plus regrettable, poursuivent-ils, que les projets de loi procèdent à une réforme du système de retraite inédite depuis 1945 et destinée à transformer pour les décennies à venir un système social qui constitue l’une des composantes majeures du contrat social». En langage juridique, c’est bel et bien une soufflante.

Le Conseil d’Etat torpille au passage le slogan présidentiel («chaque euro cotisé ouvre les mêmes droits pour tous») : cet «objectif […] reflète imparfaitement la complexité et la diversité des règles de cotisation ou d’ouverture de droits définies par le projet de loi». Il doute également de la «lisibilité» revendiquée par le gouvernement puisque «le choix d’une détermination annuelle de chacun des paramètres du système […] aura pour conséquence de limiter la visibilité des assurés proches de la retraite sur les règles qui leur seront applicables». Enfin, il raye carrément l’engagement que comptait prendre le gouvernement dans ce texte d’une promesse de revalorisations des enseignants et des chercheurs pour qu’ils ne figurent pas dans le camp des perdants de cette réforme. «Sauf à être regardées, par leur imprécision, comme dépourvues de toute valeur normative, ces dispositions (sont) contraires à la Constitution». Au revoir…

«Le projet de loi ne crée pas un régime universel»

Autre risque constitutionnel : le trop-plein d’ordonnances (29 en tout). «S’en remettre» à un tel instrument pour définir des «éléments structurants du nouveau système de retraite fait perdre la visibilité d’ensemble qui est nécessaire à l’appréciation des conséquences de la réforme», disent les juges. Plus embêtant encore pour le gouvernement, l’institution bat en brèche l’idée d’un grand soir de l’universalité : «Le projet de loi ne crée pas un "régime universel de retraite" qui serait caractérisé, comme tout régime de sécurité sociale, par un ensemble constitué d’une population éligible unique, de règles uniformes et d’une caisse unique». Aïe… Si le gouvernement crée bien le même système pour les salariés du public et du privé, il maintient à l’intérieur «cinq régimes» (salariés; fonctionnaires, magistrats et militaires; salariés agricoles; non-salariés agricoles; marins) et «à l’intérieur de chacun de ces régimes créés ou maintenus», il met en place des «règles dérogatoires à celles du système universel».

L’exécutif va donc devoir bien mieux «justifier» pourquoi il garde ces «différences de traitement […] entre assurés relevant du système universel de retraite et rattachés, le cas échéant, à des régimes distincts». En tout cas, les navigants aériens qui pensaient avoir sauvé leur caisse complémentaire pour financer des départs anticipés sont rattrapés par le principe d’égalité : elle «serait ainsi la seule à bénéficier d’une compensation apportée par les ressources du système universel afin de financer à l’avenir des avantages de retraites propres», fait remarquer le Conseil pour qui «aucune différence de situation ni aucun motif d’intérêt général ne justifi(e) une telle différence de traitement». Conclusion : «Elle ne peut être maintenue dans le projet de loi.»

Le gouvernement pourra néanmoins se rassurer en se disant que le nouvel «âge d’équilibre» qu’il compte instituer, le fonctionnement «en points» proposé, les durées de transitions définies, la fin des régimes spéciaux, les droits familiaux, les mécanismes de réversion ou encore les compétences offertes à la future «gouvernance» dirigée par les partenaires sociaux devraient – sauf surprises – passer sans problème le cut du Conseil constitutionnel. A condition de résister aux oppositions parlementaires qui, elles, vont se nourrir des arguments du Conseil d’Etat pour réclamer un report ou l’abandon de cette réforme.

 

Lilian Alemagna

Publié le 26/01/2020

L’inattendu monsieur Martinez

 

Par Pierre Jacquemain (site regards.fr)

 

Il fait peur aux puissants. Il redonne envie aux jeunes de se mobiliser. Il pense un mouvement syndical social, féministe, antifasciste et écologiste. Le patron de la CGT, bien porté par la mobilisation contre la réforme des retraites, est celui qui, à gauche, incarne l’opposition à Emmanuel Macron.

L’affiche est sombre. Bras croisés, visage fermé. La colère se lit sur le visage du patron de la CGT. Philippe Martinez a ruiné la France. Ou plutôt la CGT a ruiné la France. Cette affiche, cette Une de l’hebdomadaire Le Point, a été diffusée dans toute la France, sur les panneaux publicitaires de la plupart des kiosquiers. Il y a plus de dix ans, on a quitté la France de Nicolas Sarkozy dans laquelle « quand il y [avait] une grève, personne ne s’en [apercevait] » pour assister au retour en force d’une CGT plus mobilisée que jamais et qui se voit. Rendez-vous compte : un homme, un syndicat et la France est ruinée. Comme l’indique le communiqué du SNJ-CGT : comment Le Point a ruiné le journalisme ? Misère des temps, voici le monde syndical – singulièrement celui de la CGT – dépeint par tous les clichés.

Pourtant, derrière les images un peu trop faciles du prolo à la moustache, on découvre aujourd’hui un Philippe Martinez là où on ne l’attendait pas. Inattendu. Parce qu’il n’est pas l’homme que l’on croit. Celui que l’on voudrait enfermer dans la seule contestation. Le dogme. La poussière des vieilles centrales syndicales. Le monde du travail a changé et Martinez tente de raccorder le syndicalisme à ce nouveau monde. Celui du XXIème siècle. Déjà pendant la loi Travail, dites loi El Khomri, alors que la CGT battait le pavé, Philippe Martinez arpentait les places publiques investies par Nuit debout. Le cégétiste n’hésitait pas à prendre sa part aux débats. Et contrairement à d’autres leaders politiques ou syndicaux, Martinez jouait le jeu : « On l’a vu patienter jusqu’à plus d’une heure pour prendre son tour de parole », souffle l’une des initiatrices des débats parisiens.

Philippe Martinez est à l’écoute. La députée communiste Elsa faucillon, dans La Midinale de Regards, confirme : « Il est dans le coup, Philippe Martinez. Il est à l’écoute de ce qui bouge dans la société. » Les récents événements lui donnent raison. S’il a été critiqué – comme beaucoup à gauche – pour son regard méfiant et distant vis-à-vis du mouvement des gilets jaunes, le secrétaire général de la CGT déclarait à Regards quelques jours seulement après le lancement de leur mobilisation : « Il y a des possibilités de faire des choses ensemble, évidemment s’ils sont d’accord parce qu’on n’est pas là pour récupérer leur mouvement. Mais il y a des choses possibles. » Et d’ajouter : « La CGT doit s’ouvrir. La CGT doit être présente partout où il y a des travailleurs, qu’ils aient du travail ou pas, qu’ils soient en activité ou à la retraite. »

Martinez, jeune, féministe et antifasciste...

Il est sur tous les fronts Martinez. Et il parle à tout le monde. À commencer par la jeunesse. Si la défiance du monde syndical touche l’ensemble de la population, les jeunes semblent être une priorité pour le cégétiste. Pas facile, pourtant, de toucher une population jeune quand elle est éloignée du monde du travail. La plupart des emplois occupés par les jeunes sont de plus en plus précaires ce qui, souvent, les dissuadent de se syndiquer. Ça n’est sans doute pas la seule raison mais il est certain qu’un CDD, un contrat d’intérim ou l’auto-entrepreneuriat n’incite ni n’invite vraiment à l’engagement syndical. Et Martinez le reconnaît volontiers. Comme ce matin-là, sur France Culture : « On doit renouer les liens avec la jeunesse : on doit aller débattre dans les universités, il faut aussi que les étudiants viennent débattre dans les entreprises. On a des efforts à faire de ce côté-là. »

Martinez veut aussi incarner un syndicalisme féministe. Et il y a du boulot, comme l’indique le cinquième épisode du podcast « Au turbin ! », hébergé par Regards, consacré aux femmes dans les syndicats : « Faire sa place dans le monde des moustachus reste encore difficile pour les femmes », indique la sociologue du travail et créatrice du podcast, Amandine Mathivet. #MeToo, Balance ton porc, la ligue du LOL, bien des mouvements sont passés par là. La réalité socio-économique des femmes dans l’entreprise est une bataille centrale. Et le patron de la CGT l’a bien compris. Il en a fait l’un de ses principaux arguments contre la réforme des retraites en martelant la nécessité de faire appliquer la loi sur l’égalité salariale entre les hommes et les femmes pour engendrer de nouvelles recettes dans les caisses de retraites. Pas étonnant non plus que la CGT, sous la houlette de Sophie Binet, ait initiée avec d’autres organisations féministes un meeting consacré exclusivement aux conséquences de la réforme des retraites sur les femmes.

Autre fait marquant dans la figure de Martinez, bien que moins étonnant : son combat contre l’extrême droite. Il se place bien au-delà des calculs politiques de ceux qui expliquent qu’une partie de l’électorat populaire, autrefois encarté au PCF et/ou à la CGT, auraient rejoint les rangs de Marine Le Pen. Martinez est sans ambiguïté. Il ne lâche rien. Il s’engage auprès des travailleurs sans-papiers. Signe des appels. Il avait d’ailleurs signé l’appel pour l’accueil des migrants. Il y a de la combativité et de la constance chez le patron de la CGT qui ne voit pas de lutte possible sans solidarité de l’ensemble des travailleurs – travailleurs immigrés ou étrangers compris. Il n’y a à ce titre, pour lui, pas de défense des travailleurs sans combat contre le racisme et la xénophobie. Invité sur LCI à commenter un propos relativement élogieux de Marine Le Pen sur les cégétistes en grève, Martinez répond sèchement : « Le jour où je validerai ses propos, il faudra m’exclure de la CGT. C’est clair ce que je dis ? Je n’ai aucun autre commentaire à faire. » Circulez.

... et écolo !

L’autre évolution – si ce n’est révolution – prise par la CGT de Martinez s’est faite récemment en faveur du climat et du réchauffement climatique. On sait notamment l’attachement du syndicat cégétiste au nucléaire. Dans le secteur de l’énergie, les résultats électoraux de la CGT y sont très importants. Pour un syndicat fragilisé – la CFDT ayant pris à la CGT la place de premier syndicat en France –, Martinez pourrait se contenter – sans jeu de mot – du minimum syndical. Pourtant, il signe des tribunes avec des militants écologistes, s’engage dans les marches pour le climat, participe à des conférences. Le week-end dernier, fait inédit, Martinez a engagé des discussions pour « un plan rouge et vert » aux côtés d’organisations comme Attac, Greenpeace ou encore Oxfam.

Enfin Martinez ne parle pas seul. Les porte-voix sont nombreux et, sans doute aidé par la multiplicité des chaînes d’info en continue, ils ont permis d’imposer de nouveaux visages, parmi lesquels de nombreuses femmes : Catherine Perret, chargée de la réforme des retraites ; Sophie Binet, co-secrétaire générale de l’UGICT-CGT ; ou encore Céline Verzeletti, membre du bureau confédéral de la CGT, pour ne citer qu’elles. Ce renouvellement s’accompagne aussi d’un coup de communication soigné et qui a fait beaucoup parler de lui. La campagne de communication de la CGT autour de la réforme des retraites a été particulièrement saluée et partagée sur les réseaux sociaux – même si la CGT reste peu en pointe sur un réseau social comme Twitter par exemple.

À ceux qui accusent Martinez d’être sous pression de la base cégétiste, le patron de la CGT répond qu’il est à l’écoute de tous. L’obsession de Martinez : l’élargissement des fronts de lutte. Chez les militants, parmi les cheminots notamment, beaucoup voudraient voir leur leader en appeler au grand soir. « La grève générale ne se décrète pas », lance-t-il souvent. Pas de grand soir mais des manifestations réussies. Le déferlement du million de manifestants dans les rues de France, c’est lui pour une large partie. La CGT a bel et bien repris des couleurs. Le style et la voix de Martinez y sont pour beaucoup. Il est, dans cette période de grande mobilisation, celui qui incarne sans doute le mieux à gauche l’opposition à Emmanuel Macron. Il fait autorité.

Dans l’attente d’un relais politique

Reste la question de l’alternative politique aux mobilisations sociales que traverse le pays depuis de nombreux mois, si ce n’est depuis des années. Si ça n’est pas le rôle ni l’ambition de la CGT – la Charte d’Amiens ayant marqué une frontière assez nette entre syndicats et partis politiques –, Philippe Martinez compte bien y prendre sa part. C’est un fait nouveau. Et un signal majeur envoyé aux forces politiques tournées vers le progrès social et l’émancipation. Le leader de la CGT s’affiche volontiers à la Fête de l’Humanité, au lancement du Big Bang des députés Clémentine Autain (LFI) et Elsa Faucillon (PCF) ou encore plus récemment – comme rappelé plus haut – aux côtés de Cécile Duflot (Oxfam), Jean-François Julliard (Greenpeace) et Aurélie Trouvé (Attac). Inattendu. Inédit voire.

La bataille, ou plutôt les batailles, de la CGT sont loin d’être gagnées. Mais Philippe Martinez a d’ores et déjà imposé un style. Il semble même s’être fixé une feuille de route. Elsa Faucillon voit dans la démarche de Martinez une démarche similaire aux initiatives prises par Laurent Berger et Nicolas Hulot il y a quelques années – lorsqu’ils avaient lancé leur « pacte social et écologique » nourrit de 66 propositions. La même démarche mais sur un axe plus gauche de gauche compatible :

« J’avais été impressionnée par la tribune de Laurent Berger et de Nicolas Hulot et quelque part, je me disais que le défi c’était de réussir à faire la même chose sur un pôle social/écolo qui permet d’être sur les aspirations sociales, écologiques, démocratiques […] et ce que disent les signataires de l’appel. Martinez et d’autres responsables associatifs sont prêts. »

Martinez a fait plus d’un pas en ce sens. Reste à savoir si la gauche politique – celle qui appelle, de Mélenchon à Bayou en passant par Roussel et Besancenot, à un rassemblement large des forces sociales, écologistes, politiques et intellectuelles –, saura saisir l’opportunité de cette main tendue. Il serait peut-être temps.

 

Pierre Jacquemain

Publié le 24/01/2020

Retraites. Le temps de la répression contre les grévistes

 

Cyprien Boganda (site humanite.fr)

 

Entretiens disciplinaires, intimidations, gardes à vue… Les salariés mobilisés contre la réforme des retraites accusent les directions d’entreprise de ne pas respecter le droit de grève, avec le soutien du gouvernement.

La direction aurait probablement préféré que ces entretiens se déroulent à l’abri des regards. Au lieu de ça, la journée s’est transformée en meeting politique improvisé, avec barbecue fumant et prises de parole. Le 13 janvier, trois salariés grévistes de la RATP étaient convoqués au dépôt de bus de Vitry (Val-de-Marne) pour un entretien disciplinaire « préalable à sanctions ». Alertées par la CGT, plusieurs personnalités de gauche ont fait le déplacement ce jour-là, dont Fabien Roussel (PCF) ou Jean-Luc Mélenchon (FI). Selon l’un des comptes rendus d’entretien, que nous avons consultés, les faits reprochés se sont produits le matin du 10 décembre, lors du blocage quotidien du dépôt de bus. Les grévistes sont accusés d’avoir « entravé la libre circulation des autobus (…), retardant de deux heures la sortie des premiers bus » et d’avoir « entravé la liberté de travailler de plusieurs salariés machinistes non grévistes et exercé des pressions anormales sur ces derniers ».

Au moins 120 enquêtes internes diligentées par la RATP

François, mécanicien convoqué par la direction, donne sa version des faits : « Nous étions 150 personnes à reprendre en chœur une chanson du rappeur Vegedream, la Fuite, en direction des conducteurs qui sortaient du dépôt. Ce morceau tourne pas mal sur les piquets de grève. À un moment, un conducteur a ouvert sa fenêtre et nous a insultés. Quelques noms d’oiseaux ont été échangés, mais le conducteur n’a même pas fait de rapport dans la foulée… Pour moi, la direction cherche à décourager les fortes têtes. »

Après la convocation, la direction dispose d’un mois pour notifier aux grévistes la sanction éventuelle. Les trois salariés pourraient alors « passer au tapis vert », comme on dit dans le jargon fleuri de la RATP, c’est-à-dire se retrouver devant la commission de discipline, située près de Bercy.

En tout, la CGT fait état d’au moins 120 enquêtes internes diligentées par la RATP depuis le début du mouvement, ce qui constituerait un « record » historique. Le chiffre est réfuté par la direction de l’entreprise, qui ne souhaite pas communiquer sur le sujet. « On ne sait pas encore quelle attitude la direction va adopter, conclut un cadre de la Régie. Elle peut choisir de se montrer revancharde vis-à-vis des grévistes et multiplier les sanctions, ou bien, à l’inverse, de calmer le jeu. Les prochaines semaines vont être décisives. »

Deux filiales d’EDF multiplient les dépôts de plainte

Sur le terrain, de nombreux militants syndicaux évoquent un climat d’intimidation particulièrement pesant dans les entreprises les plus mobilisées contre la réforme des retraites. Dans certains cas, les consignes viennent d’en haut. Les coupures de courant effectuées par la CGT énergie depuis le début du mouvement ont donné lieu à une sortie martiale de la ministre Élisabeth Borne, fin décembre : « Je condamne très fermement et j’ai demandé aux dirigeants de RTE (transport d’électricité) et d’Enedis (ex-ERDF) de déposer plainte systématiquement. » Message reçu cinq sur cinq par les deux entreprises concernées, toutes deux filiales d’EDF, qui ont depuis multiplié les dépôts de plainte.

À l’autre bout de la chaîne, les convocations commencent à tomber. Guillaume Floret, secrétaire général du syndicat CGT énergie du Lot-et-Garonne, a été entendu par la police à Agen, hier matin. Visiblement, l’objectif des policiers était clair : obtenir des informations concernant la coupure de courant survenue pendant le match de rugby Agen-Toulouse, le 21 décembre 2019, qui avait plongé le stade dans le noir une quinzaine de minutes. « J’ai été convoqué en tant que responsable syndical du département, raconte Guillaume Floret. Les policiers m’ont demandé si je connaissais le nom des responsables de la coupure de courant. Sur le ton de la boutade, je leur ai dit que les deux responsables s’appelaient Emmanuel Macron et Édouard Philippe… »

Dans certains cas, les convocations débouchent sur des gardes à vue pour des motifs étonnants. Alexandre Pignon (CGT) explique avoir passé quatre heures en garde à vue, le 5 décembre 2019, pour avoir tagué les murs d’un bureau de poste à l’abandon à Perpignan. « Je suis poursuivi pour dégradations graves de bâtiment public, alors que nous avions écrit deux tags, explique-t-il. C’est complètement disproportionné. »

«Une volonté de faire passer les militants pour des voyous »

Tous les délégués de terrain interrogés le confirment : depuis quelques années, ce type de convocations se déroule dans une atmosphère de plus en plus tendue, pour des motifs les plus variés. Elles ont peu d’effet sur la motivation des plus endurcis, mais peuvent décourager les autres. Laurent Indrusiak, secrétaire général de l’UD CGT de l’Allier, appartient clairement à la première catégorie. « Depuis 2016, j’ai été convoqué quatorze fois au commissariat, recense-t-il avec calme. Cela peut être pour des manifestations non déclarées ou des entraves à la liberté de circuler. Cette répression est particulièrement marquée depuis la loi travail de 2016. Il y a vraiment une volonté de faire passer les militants syndicaux pour des voyous, mais cela ne nous fait pas froid aux yeux. En revanche, je croise des collègues qui me disent : “Quand on voit ce que tu subis, quand même… À ta place, on ne sait pas si on pourrait encaisser.” »

Chantage à l’avancement, pression orale et mise en concurrence

Gérald Le Corre, inspecteur du travail, note lui aussi un durcissement : « Le droit de grève existe bel et bien sur le papier, mais, dans un certain nombre d’entreprises, il n’est pas respecté. Cela passe rarement par des sanctions disciplinaires, car les employeurs ne sont pas idiots. Mais les directions disposent de nombreux leviers pour intimider les salariés : pressions orales, chantage à l’avancement, etc. » Elles peuvent également jouer sur la mise en concurrence des salariés d’un pays à l’autre, poursuit l’inspecteur du travail : « C’est particulièrement vrai dans la période actuelle, pour des secteurs tels que la métallurgie. Un patron pourra expliquer aux salariés d’un site que s’ils se mettent en grève, la fabrication des pièces se fera ailleurs, sur un site concurrent… »

 

Cyprien Boganda

Publié le 22/01/2020

Briser le collectif

 

par Martine Bulard  (site monde-diplomatique.fr)

 

On connaissait le chiffre d’or des 3 % de déficit public maximum fixé par le traité de Maastricht ; on découvre le nombre fétiche de 14 % du produit intérieur brut (PIB) pour les retraites. Après avoir servi d’argument contre tout progrès social et économique pendant trente ans, le premier a été mis en cause par M. Emmanuel Macron lui-même — « un débat dépassé », a-t-il déclaré, dans un éclair de lucidité, à The Economist (7 novembre 2019). Pourtant, le président de la République, son gouvernement et leurs porte-voix s’empressent de brandir le second pour la réforme des retraites. Le montant des pensions du système par répartition, nous assurent-ils, ne doit pas dépasser son niveau actuel, et donc ce nombre fatidique. Pourquoi 14 %, et pas 15 %, ou 16 % ? Nul ne le sait.

À en croire le premier ministre Édouard Philippe et M. Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire aux retraites (démissionnaire), il s’agirait d’une « ligne rouge » à ne pas franchir, étant donné que nos voisins sont bien plus mal lotis. L’Allemagne, par exemple, n’y consacre que 10,1 % du PIB. Les « experts » oublient simplement de préciser que près d’un retraité allemand sur cinq (18,7 %) vit sous le seuil de pauvreté, contre 7,3 % en France.

Ce cliquet est d’autant plus discutable que le nombre de retraités va grimper de 2,5 millions pour dépasser 18,6 millions d’ici à 2035 ; ce qui, logiquement, devrait conduire à élargir la part des richesses nationales qui leur sont consacrées. À moins de diminuer les pensions en actionnant deux leviers : retarder l’âge de départ, réduire le niveau de ce que chacun va toucher par rapport à son salaire (le taux de remplacement). Le Conseil d’orientation des retraites (COR) ne s’en cache pas : « La pension moyenne de l’ensemble des retraités rapportée au revenu d’activité moyen [va] décroître. (…) Elle représenterait aux alentours de 49,8 % du revenu [en 2025], contre 51,4 % en 2018. La baisse serait ensuite plus prononcée : entre 47,1 % et 48 % (1). » On dépassait les 70 %, en moyenne, avant la première attaque contre les droits des retraités, il y a près de trente ans.

Dès 1991, l’homme-clé de la « deuxième gauche », Michel Rocard, avait montré la voie avec son Livre blanc sur les retraites, sur les recommandations insistantes de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui appelait à « réduire les dépenses de la protection sociale (2) ». En 1993, M. Édouard Balladur, devenu premier ministre, avait pris le relais. Depuis, la régression ne s’est jamais arrêtée : recul de l’âge officiel de départ (de 60 ans à 62 ans), augmentation du nombre de trimestres cotisés nécessaire pour avoir droit à une pension complète (161 trimestres, et jusqu’à 172 trimestres en 2035), calcul de la pension sur les vingt-cinq meilleures années de la carrière et non plus les dix meilleures pour le secteur privé, ralentissement de la progression de l’évolution de la valeur du point déterminant le niveau des retraites complémentaires, remise en cause progressive des droits des cheminots ou des agents de la Régie autonome des transports parisiens (RATP) — les fameux régimes spéciaux.

Si la réforme Macron-Philippe — la huitième — garde la même trajectoire, elle vise à franchir une étape décisive, pour en finir avec cette politique des petits pas. En effet, malgré ces multiples coups de boutoir, le système français demeure l’un des plus performants pour les ayants droit, et l’un des plus sûrs financièrement, car il échappe aux aléas des marchés. Les mouvements sociaux, menés notamment par les bénéficiaires des régimes spéciaux, ont permis de limiter les dégâts pour tous. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le pouvoir s’attaque à ces régimes, alors qu’ils ne concernent qu’à peine plus de 3 % des salariés. La création d’un système à points, avec un régime unique, permettrait de stopper ces oppositions bruyantes. Le montant de la pension — et ses éventuelles baisses — serait quasi automatique, résultat d’un simple calcul : le nombre de points acquis tout au long d’une vie de travail, multiplié par la valeur du point au moment du départ à la retraite. Les gestionnaires du système (les partenaires sociaux sous la responsabilité du Parlement) pourraient soit augmenter le coût du point (pour un même salaire, on en accumulerait moins), soit baisser le montant de chaque point acquis (avec le même nombre de points, on toucherait moins au moment de partir à la retraite). Le compte serait personnel. Chacun pourrait décider s’il veut partir avec une faible pension, ou travailler plus, ou payer une « surcomplémentaire » sous la forme de placements financiers. À condition d’en avoir les moyens… Ainsi, des perspectives s’ouvriraient enfin pour les fonds de pension (lire « BlackRock, la finance au chevet des retraités français »), alors que la France reste en queue de peloton dans ce domaine (deux fois moins de placements qu’au Royaume-Uni). Et chacun se retrouverait face à lui-même. « Tous les risques sont reportés sur les assurés. C’était cela la grande idée (3) », notait un expert suédois au moment du basculement du pays vers un système à points, en 2001.

Plus besoin d’annoncer, comme a dû le faire M. Philippe, un âge butoir, merveilleusement appelé « âge d’équilibre », et fixé à 64 ans. Un salarié verrait ses ressources réduites de 5 % s’il prenait sa retraite un an plus tôt, et même de 10 % s’il partait à 62 ans — soit une baisse, à vie, de près de 150 euros par mois (pour une pension moyenne de 1 472 euros). Une mesure qu’avait dénoncée, un jour de grande honnêteté, M. Macron (lire « Lucidité »). Avec le régime à points, la régression s’imposerait d’elle-même en faisant jouer une des variables. D’où la colère (très mesurée) du secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), M. Laurent Berger, qui propose de retirer la mesure afin d’« installer une nouvelle gouvernance et de la laisser être responsable de l’équilibre à court, moyen et long termes (4) ». Les pensions seraient ainsi amputées, mais en douceur.

Devant une telle offre, on se demande pourquoi le premier ministre s’obstinerait à maintenir son nouvel âge butoir. À moins qu’il n’y voie un intérêt politique (conforter sa droite), ou que la pression de la Commission européenne soit encore plus forte que celle de M. Berger. Chaque année, celle-ci examine le budget de l’État français. Or elle n’est pas du tout satisfaite : elle réclame des mesures fermes, dont l’« alignement de différents régimes de retraite des secteurs public et privé, [qui] pourrait réduire de plus de 5 milliards d’euros les dépenses publiques à l’horizon 2022 (5) ».

Tel est, au fond, l’objectif financier de cette réforme. Pour faire accepter son projet, le pouvoir met en avant les injustices du système actuel, notamment pour les précaires. Mais on ne voit pas pourquoi ce système, fondé sur des annuités, empêcherait de prendre en compte l’emploi très partiel. Actuellement, il faut cent cinquante heures de travail pour faire valoir un trimestre ; on pourrait en réclamer beaucoup moins et surtout lutter contre ces contrats courts. De surcroît, en calculant le montant des droits sur l’ensemble de la carrière — et non plus sur les vingt-cinq meilleures années pour le privé, ou en prenant 75 % du dernier traitement (hors primes) dans la fonction publique —, le nouveau système pénaliserait précisément les personnes ayant eu une carrière en dents de scie, ou un petit salaire au début de leur vie professionnelle. Ainsi, même avec le bonus prévu par M. Philippe (5 % dès le premier enfant), toutes les femmes, ou presque, seraient perdantes, selon l’Institut de la protection sociale (IPS) (6). En revanche, la garantie d’une pension de 1 000 euros, puis de 85 % du smic, est d’autant plus appréciable que la disposition date de… 2003, mais n’a jamais été appliquée. Toutefois, la mesure ne concerne que les personnes ayant une carrière complète, et on ne sait pas combien il faudrait détenir de points pour y avoir droit. Les autres risquent de devoir travailler plus ou se contenter de moins.

Telle est la philosophie essentielle de ce projet : briser les droits collectifs, valoriser l’individualisme. Le principe est porté jusqu’à la caricature pour les enseignants, tous perdants. Ainsi, les professeurs des écoles verraient leur pension amputée de 300 à 600 euros par mois, selon les syndicats. Si le ministre des finances a promis de débloquer 400 à 500 millions d’euros en guise de compensation dès 2021 — soit entre 32 et 35 euros par mois et par enseignant… —, M. Philippe a accompagné cette annonce d’un vaste projet de « reconstruction des rémunérations, des carrières et des organisations du travail » au cours de la prochaine décennie. Avec la réforme du bac et ses multiples options, plus besoin d’avoir des équipes soudées, attachées à un établissement et à un projet pédagogique. Certains enseignants peuvent devenir des prestataires de services, donnant des leçons ici ou là. Pas étonnant que le gouvernement envisage de ne verser les primes qu’aux enseignants « acceptant de changer régulièrement d’établissement (7) ». Dès lors qu’on individualise le parcours des élèves, avec des diplômes qui n’auront plus la même valeur d’un bout à l’autre du pays, il est logique d’en faire autant pour les professeurs.

Plus généralement, ce sont bien les piliers du modèle français qu’il s’agit d’ébranler… en pointant du doigt les failles de ce modèle. Ainsi, dans le domaine de la santé, les restrictions de remboursement à répétition ont transformé l’achat de lunettes ou le recours au dentiste en un luxe auquel certains doivent renoncer. Le gouvernement aurait pu rendre obligatoire une petite augmentation des cotisations pour que la Sécurité sociale puisse les rembourser ; il a préféré imposer la cotisation à une mutuelle dont le niveau de couverture dépend du portefeuille de chacun : plus on est riche, mieux on est soigné.

Dans le domaine du droit social, même tournant : avec la réforme du code du travail, approuvée, sinon imaginée, par la CFDT, la protection commune s’est réduite au profit des contrats de travail individuels, qui peuvent être modifiés par un simple accord d’entreprise, même s’il existe une convention collective plus protectrice. Ce qui a pour conséquence d’affaiblir les obligations patronales en matière de licenciement, de conditions de travail, etc. Même processus, en plus violent encore, pour l’indemnisation du chômage. En rognant les droits des chômeurs, l’État veut économiser entre 1 et 1,3 milliard d’euros, et contraindre les demandeurs d’emploi à accepter n’importe quel poste. Déjà, seuls 42 % des 6,6 millions d’inscrits à Pôle emploi « étaient effectivement indemnisés » à la fin du troisième trimestre 2018 (8). Même M. Berger a parlé d’une « tuerie » ! En vigueur depuis le 1er novembre, cette « réforme » va fabriquer des pauvres (et des profits, car elle se traduira par une baisse des cotisations pour le patronat).

Pour casser le sens du collectif et briser la solidarité, le pouvoir entend imposer par la force un précepte de base : ce qui est public est à minimiser ; ce qui est privé est magique. Le modèle anglo-saxon dans toute sa splendeur. Encore faudra-t-il convaincre le peuple de ses mérites. Ce n’est pas gagné.

Martine Bulard

(1) « Perspective des retraites en France à l’horizon 2030 », rapport du Conseil d’orientation des retraites, Paris, 21 novembre 2019.

(2) « Études économiques de l’OCDE : France », OCDE, Paris, 1991.

(3) Cité par Michel Husson, « La réforme des retraites au prisme du modèle suédois », Alternatives économiques, Paris, 6 septembre 2019.

(4) David Revault d’Allonnes, « Laurent Berger ne veut pas de blocage dans les transports pour Noël », Le Journal du dimanche, Paris, 14 décembre 2019.

(5) « Recommandations du Conseil de l’Union européenne » (PDF), Bruxelles, 23 mai 2018.

(6) « Contribution de l’IPS à la deuxième phase de concertation », Institut de la protection sociale (IPS), Paris, 26 novembre 2019.

(7) Marie-Christine Corbier, « Primes des enseignants : ce que pourrait faire le gouvernement », Les Échos, Paris, 11 décembre 2019.

(8) Anne Eydoux, « Réforme de l’assurance chômage : l’insécurisation des demandeurs d’emploi », Les Économistes atterrés, 26 juillet 2019.

Publié le 16/012020

Retraites : le projet de loi décrypté point par point

 

Sébastien Crépel et Marion d'Allard (site humanite.fr)

 

Le gouvernement a achevé la rédaction de son avant-projet de loi "instituant un système universel de retraite" par points, qu'il a transmis au Conseil d'Etat. Avant son passage en Conseil des ministres, prévu le 24 janvier, l'Humanité en décrypte les principaux articles.

Le projet de loi « instituant un système universel de retraite » est désormais public. En 64 articles, le texte détaille le contenu et les modalités de mise en œuvre du régime de retraite unique par points et confirme les craintes exprimées par ses opposants. De la valeur du point à l’âge pivot en passant par la pénibilité et l’ouverture du système de retraites aux fonds de pensions vautours, le projet de loi donne du grain à moudre à celles et ceux qui, depuis le 5 décembre, combattent une réforme régressive. Décryptage.

Pas de garantie sur la valeur du point

« Les valeurs d’acquisition et de service du point seront déterminées par le conseil d’administration de la Caisse nationale de retraite universelle, en tenant compte des projections financières du système. La valeur du point ne pourra pas baisser (…). Les valeurs d’acquisition et de service seront fixées par défaut en fonction de l’évolution annuelle du revenu moyen par tête (…). Toutefois, à tit re transitoire, des modalités de montée en charge seront prévues (…) afin notamment de ne pas nuire à l’équilibre du système. » (Article 9)

C’était l’un des gros sujets de controverse de la réforme des retraites : le point sera-t-il la variable utilisée pour baisser les pensions ? En réponse, le premier ministre s’était engagé, le 11 décembre, à inscrire dans la loi une « règle d’or précisant que la valeur du point ne pourra pas baisser ». Un mois plus tard, la promesse est réduite à peau de chagrin : si, à son article 55 sur le pilotage financier du système, l’avant-projet de loi gouvernemental prévoit bien que « les taux de revalorisation » du point « ne peuvent pas être inférieurs à l’évolution des prix », il ne garantit pas le taux de rendement de 5,5 % annoncé (un point acheté 10 euros devait rapporter 0,55 euro par an à la retraite). L’article 9 précise ainsi qu’avant 2045, la revalorisation du point devra être comprise entre l’évolution des prix et celle du revenu moyen. Et ce n’est qu’à partir de 2045 que la règle « par défaut » sera d’indexer la valeur du point sur le revenu moyen… sauf si « un décret détermine un taux différent ». Concrètement, cela signifie que le prix d’achat du point pourrait monter sans que sa valeur de service suive le même rythme (c’est-à-dire le montant de la pension auquel il donne droit). C’est ce qui est arrivé à l’Agirc-Arrco. Conséquence, le rendement du point chuterait, et la pension avec.

Un âge pivot évolutif

« Le système universel de retraite fonctionnera autour d’une référence collective, correspondant à l’âge auquel les assurés pourront partir à “taux plein”, et autour de laquelle s’articulera un mécanisme de bonus/malus : l’âge d’équilibre. (…) Les coefficients de majoration et de minoration seront à la main du conseil d’administration de la Caisse nationale de retraite universelle. À défaut, lors de l’entrée en application du système universel de retraite, ils seront fixés par décret à 5 % par an (…). L’âge d’équilibre sera fixé par une délibération du conseil d’administration de la Caisse nationale de retraite universelle en tenant compte des projections financières du système. À défaut, l’âge d’équilibre évoluera à raison des deux tiers des gains d’espérance de vie à la retraite. » (Article 10)

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’âge pivot ne disparaît pas du projet de loi gouvernemental. Il en demeure même l’un des rouages essentiels. Le « recul » du gouvernement ne porte que sur l’instauration d’un âge d’équilibre dans le système actuel. Concernant le futur système, l’âge d’équilibre a bien pour objectif « d’inciter les Français à partir plus tard » en retraite. Il articule le principe d’une décote, dès lors que l’on part avant, et d’une surcote dès lors que l’on part après. Il sera fixé en fonction « des projections financières du système », ce qui en fait une parfaite variable d’ajustement. En outre, il pourra évoluer en fonction des gains d’espérance de vie afin de respecter l’équation consacrée par le rapport Delevoye : deux tiers de vie active pour un tiers de vie à la retraite. Si l’article 23 du projet de loi sacralise l’âge légal de départ à la retraite à 62 ans, le coefficient de majoration et de minoration – comprenez le taux de la décote et de la surcote – sera quant à lui fixé « par décret à 5 % par an ». Ce qui revient, en réalité, à rendre l’âge légal de départ virtuel puisque associé, automatiquement, à une décote importante.

Le gel des pensions

« Les modalités d’indexation des retraites resteront fixées sur l’inflation (…). Le conseil d’administration de la Caisse nationale de la retraite universelle pourra toutefois prévoir un autre taux de revalorisation pour garantir le respect de la trajectoire financière pluriannuelle (…). En tout état de cause, le niveau des pensions est garanti dans le temps : aucune baisse des retraites ne sera p ermise. » (Article 11)

En apparence pas de changement : les retraites une fois liquidées continueront d’évoluer comme aujourd’hui, c’est-à-dire que leur montant sera revalorisé comme les prix, et non comme les salaires. Notons que cela n’enrayera pas une certaine chute du pouvoir d’achat des retraités au fil du temps par rapport aux actifs, les prix progressant en moyenne moins vite que les salaires. Mais surtout, l’article 11 énonce, en même temps que cette règle d’indexation, la possibilité d’y déroger. Dans les faits, on pourra aussi bien donner un coup de pouce aux retraites que les geler en cas de non-respect de la trajectoire financière du système universel, qui prime en toutes circonstances. L’article précise certes qu’ « aucune baisse des retraites ne sera permise » : le « coefficient de revalorisation » interdit en effet toute évolution négative du montant des retraites. Mais le gel des pensions correspondra bien à une baisse de leur valeur réelle rapportée aux prix.

Cumul emploi-retraite : vers le travail sans fin

« Afin d’accroître l’attractivité du dispositif de cumul emploi-retraite, le présent article simplifie fortement le dispositif et le rend plus attractif. Il sera désormais permis aux assurés partis à la retraite de s’ouvrir de nouveaux droits à la retraite lorsqu’ils exercent une activité. (…) L’amélioration du dispositif du cumul emploi-retraite est prévue dès le 1er  janvier 2022, sans attendre l’entrée en vigueur du système universel. » (Article 26)

Travailler en tant que retraité et continuer à accumuler des droits, c’est la nouveauté du projet gouvernemental, qui entend faciliter et développer, dans son système universel, mais également dans le système actuel, le cumul emploi-retraite. Ainsi le projet de loi prévoit-il l’acquisition de droits supplémentaire calculés « à partir de l’âge d’équilibre » (le fameux âge pivot encore une fois mentionné) pour les personnes ayant déjà liquidé leurs droits à la retraite mais qui poursuivraient une activité professionnelle. Permis aujourd’hui mais strictement encadré et plafonné, le cumul emploi-retraite sera, en outre et « dès 2022 », considérablement facilité. Dans un contexte où près d’un retraité sur deux n’est plus en activité au moment de son départ en retraite et où le chômage et la précarité dans l’emploi des jeunes sont alarmants, le gouvernement entend ouvrir la porte au travail à vie.

Les départs anticipés à 60 ans de plus en plus virtuels

« Le dispositif de carrières longues sera maintenu. (…) Il ouvre le droit à un départ en retraite dès 60 ans aux assurés ayant commencé tôt leur activité (avant l’âge de 20 ans) et ayant effectué une carrière longue. Comme aujourd’hui, le bénéfice de ce dispositif reposera sur la durée d’activité (…). (La retraite) sera calculée avec un âge d’équilibre abaissé de deux années ; toutefois, la possib ilité de surcoter ne sera pas ouverte avant l’âge d’équilibre de droit commun. » (Article 28)

Partir à 60 ans dans le régime universel pour ceux qui ont commencé à travailler avant 20 ans, la belle affaire ! Examinons chaque condition. Primo, l’âge pivot sera « abaissé de deux années » : en clair, cela signifie 10 % de décote en cas d’âge d’équilibre baissé à 62 ans au lieu de 64 ans. Et comme l’âge d’équilibre est amené à évoluer à raison des deux tiers des gains d’espérance de vie, il atteindrait, selon les hypothèses du rapport Delevoye, 66,25 ans pour la génération 1990 pour les carrières « normales », et donc 64,25 ans pour les carrières longues : la décote dépasserait 21 % en cas de départ à 60 ans… Enfin, il faudra avoir cumulé une durée d’activité de 516 mois (ce que le futur système assimile à une « carrière complète »), c’est-à-dire 43 années pour la génération 1975 : il faudra donc avoir commencé à travailler avant l’âge de 17 ans. Et comme cette durée évoluera elle aussi « comme l’âge d’équilibre », il faudrait pour la génération 1990 avoir travaillé 44,25 ans pour pouvoir partir à 60 ans, c’est-à-dire avoir commencé à travailler à 15 ans et demi à peine… En clair : cette possibilité deviendra purement virtuelle.

Une reconnaissance très appauvrie de la pénibilité

« Que l’on exerce une fonction pénible dans le secteur privé ou dans un service public, ceci doit ouvrir à tous les mêmes droits. Le présent article étend dans le système universel de retraite aux agents publics civils et aux assurés des régimes spéciaux, à l’exception des marins et des militaires, le bénéfice du compte professionnel de prévention (C2P). (…) Le dispositif continuera de permettre u n départ en retraite au plus tôt à compter de 60 ans en fonction du nombre de points affectés à cette utilisation, avec une diminution à due proportion de l’âge d’équilibre. » (Article 33)

C’est sans doute l’un des sujets qui va accaparer les négociations ces prochaines semaines. La prise en compte de la pénibilité au travail sera « un des piliers de l’universalité », répète à l’envi le gouvernement. Pourtant, si le projet de loi étend les six facteurs de risques aujourd’hui reconnus aux salariés du régime général à ceux de la fonction publique et à ceux des feus régimes spéciaux (à l’exception des marins et des militaires), l’exécutif refuse de réintroduire dans le calcul de la pénibilité les quatre critères supplémentaires mis en place sous François Hollande et supprimés dès 2017 à l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron (port de charges lourdes, postures pénibles, exposition aux produits chimiques dangereux et vibrations mécaniques). Une prise en compte de la pénibilité qui permettra « au plus tôt » un départ anticipé à 60 ans « minimum », moyennant, en sus, une décote. Pour faire passer la pilule de la régression des acquis, le gouvernement fait valoir l’abaissement du seuil du travail de nuit – qui passe de 120 à 110 nuits travaillées par an.

Les départs anticipés restreints dans la fonction publique

« Le présent article fixe les règles de retraite spécifiques aux fonctionnaires qui concourent à des missions publiques de sécurité, de surveillance ou de contrôle. Sous réserve d’avoir effectivement effectué des missions comportant une dangerosité particulière, pendant une durée fixée par décret, ces agents pourront partir plus tôt à la retraite. Si ces conditions ne sont pas réunies, leurs condi tions de départ à la retraite seront celles de droit commun. » (Article 36)

Le projet de loi enterre discrètement le dispositif des catégories actives. Ce système permet aujourd’hui aux agents de la fonction publique exerçant un métier particulièrement pénible de partir à la retraite de manière anticipée, 5 ou 10 ans avant l’âge légal (soit à 57 ou 52 ans). Dans le détail, plus de 700 000 personnes en bénéficient aujourd’hui, parmi lesquelles : les policiers, les surveillants pénitentiaires, les douaniers, les égoutiers ou les personnels hospitaliers (aides-soignants, paramédicaux, etc.). Dans son projet de loi, le gouvernement assure que certains fonctionnaires pourront continuer à bénéficier d’un départ anticipé, mais ne précise ni l’âge du départ en question, ni la durée d’exposition nécessaire pour en bénéficier, puisque cette dernière sera fixée ultérieurement par décret. Impossible de savoir combien d’agents y auront droit. La pénibilité dans la fonction publique est pourtant bien réelle. Selon la Dares, près de 83 % des agents du secteur hospitalier sont soumis à des contraintes posturales et articulaires, et plus de 53 % soulèvent régulièrement des charges.

La mort des régimes dits « spéciaux »

« L’intégration des assurés des régimes spéciaux au système universel de retraite doit se faire dans le cadre d’une transition, qui éteint très progressivement les spécificités dont pouvaient se prévaloir leurs bénéficiaires, notamment en matière d’âge de départ anticipé. Le présent article habilite ainsi le gouvernement à déterminer par ordonnance les règles de transition en matière d’âge de dépa rt à la retraite et d’âge d’équilibre applicables aux anciens assurés des régimes spéciaux. » (Article 39)

Sans surprise, le projet de loi confirme ce qu’Édouard Philippe avait déjà énoncé : la fin des régimes spéciaux. Tous les cotisants de ces régimes, qui d’ailleurs surcotisent, seront désormais affiliés à l’assurance-vieillesse du régime général. Sous couvert de « stricte équité dans les efforts réalisés par les assurés », le gouvernement foule aux pieds la compensation, via un départ anticipé à la retraite, de la pénibilité des métiers. L’exécutif entend aller vite sur les périodes de transition d’un régime à l’autre, et se donne le dernier mot sur « les modalités de convergence (…) dans le cadre d’une période de transition qui ne pourra excéder vingt ans ». Les travailleurs indépendants et les professions libérales sont également concernés, sans exception. Pour les professions libérales, la période de transition est fixée à 15 ans maximum et sera ouverte dès 2025.

Un minimum de retraite à 85 % du Smic… en théorie

« Afin de garantir une retraite adéquate à tous les assurés ayant longtemps travaillé sur des rémunérations modestes, le présent article prévoit un minimum de retraite accordé à compter de l’âge de référence. Ce dispositif garantira aux assurés ayant effectué une carrière complète une retraite nette égale à 85 % du Smic net. » (Article 40)

C’est l’un des grands leurres de la réforme, confirmé dans cet article. Promis dès 2003 pour application en 2008, le minimum de retraite à 85 % du Smic n’a jamais vu le jour. Et il risque de rester une chimère pour nombre de retraités modestes, en raison des conditions posées pour y prétendre : « Effectuer une carrière complète », c’est-à-dire, selon les critères retenus par la loi, justifier d’une durée d’activité de 516 mois (soit 43 années) pour la génération 1975, durée qui pourra être prolongée pour les générations postérieures des deux tiers des gains d’espérance de vie, selon la même règle que celle fixée pour l’âge d’équilibre. Et justifier, pour chacune de ces années, d’un total de points au moins égal à celui que rapportent 600 heures payées au Smic. S’il manque des points, le minimum de pension théorique sera « proratisé », diminuant ainsi son montant.

Les droits des chômeurs pénalisés

« Les périodes de chômage donneront lieu à l’acquisition de points sur la base des indemnités versées à ces assurés au titre de ces périodes, notamment l’allocation de retour à l’emploi (…). Ceci constituera une avancée majeure par rapport au système actuel, qui est fondé sur la validation de trimestres assimilés. » (Article 42)

En attribuant des points de retraite aux allocations chômage, le gouvernement se vante d’un grand progrès « au titre de la solidarité ». Pourtant, dans le système actuel, le calcul sur les 25 meilleures années – ou les 6 derniers mois pour la fonction publique – neutralise de fait ces périodes « d’interruption d’activité involontaire ». Les quelques points de retraite cumulés pendant les périodes de chômage par exemple ne sauraient, en réalité, annuler les effets sur le montant de la pension, de la prise en compte de la carrière complète. Déjà lourdement pénalisés par la réforme de l’assurance-chômage, les privés d’emploi se retrouvent ainsi doublement sanctionnés. Pour ce qui est de la prise en compte des congés maladie, le projet de loi demeure flou étant donné qu’il renvoie à la publication d’un décret ultérieur, le seuil de jours d’arrêt cumulés annuellement ouvrant droit à des points de retraite.

Un recul des droits familiaux

« Le présent article prévoit la mise en place d’un dispositif unique de majoration en points de 5 % accordée par enfant et dès le premier enfant. (…) Les parents auront toutefois la possibilité de se partager cette majoration (…). Une majoration supplémentaire de 1 % sera attribuée à chaque parent d’au moins trois enfants (…). Les parents pourront attribuer d’un commun accord cette majoration tota le de 2 % à un bénéficiaire unique. » (Article 44)

Mettre fin aux inégalités en matière de droits familiaux : c’est l’un des axes de communication du gouvernement pour vendre sa réforme. Malgré les semaines de contestation, et de contre-argumentaire démontant, entre autres, une quelconque amélioration des droits familiaux dans le futur système, le gouvernement, sur ce point, n’a bougé qu’à la marge. Le projet de loi prévoit ainsi une majoration de la pension de 5 % dès le premier enfant, alors que le système actuel octroie 10 % de majoration à partir du troisième enfant à chaque parent. En apparence plus favorable, le nouveau dispositif en balaie un autre : la majoration de la durée d’assurance qui fixe des gains de trimestres au titre de la maternité et de l’éducation des enfants, à 8 dans le secteur privé et 2 dans la fonction publique. L’ajout récent dans le projet de loi d’une majoration supplémentaire de 1 % attribuée à chaque parent d’au moins trois enfants ne suffit pas à compenser les pertes induites par le passage à l’universalité.

Réversion pour les veuves et veufs : certains y perdront

« La retraite de réversion sera attribuée à partir de l’âge de 55 ans. Elle ne sera pas soumise à condition de ressources. (…) Elle sera fixée de telle sorte que la retraite de réversion majorée de la retraite de droit direct du conjoint survivant corresponde à 70 % des points acquis de retraite par le couple. Elle sera attribuée sous condition de durée de mariage et de non-remariage après le décè s. (…) Une ordonnance précisera les modalités de garantie des droits pour les conjoints divorcés. » (Article 46)

Le projet de loi gouvernemental bouleverse profondément les règles en vigueur actuellement et relatives à la réversion. Initialement prévu à 62 ans, le droit à perception d’une pension de réversion pour les veuves et les veufs a finalement été abaissé – sur la base des règles actuelles du secteur privé – à 55 ans. Les concernés du secteur public sont en revanche grands perdants puisque aucune limite d’âge n’était jusqu’alors exigée. Aujourd’hui soumise à conditions de ressources (dans le secteur privé), la réversion ne le sera plus dans le futur système. Par contre, si aujourd’hui les épouses/époux, ex-épouses/ex-époux peuvent y prétendre, les droits à la réversion ne seront plus ouverts que sous conditions de durée de mariage et de non-remariage après le décès. Le nouveau dispositif ne s’appliquera en outre qu’aux « conjoints survivants des conjoints décédés qui auront été intégrés au système universel ». En d’autres termes, les nouvelles règles n’entreront en vigueur que très progressivement à partir de 2037.

Un pilotage guidé par la contrainte budgétaire

« Tous les cinq ans, (…) le conseil d’administration de la Caisse nationale de la retraite universelle propose une trajectoire financière du système de retraite sur un horizon de quarante ans. Il doit toutefois dans ce cadre respecter une “règle d’or” imposant l’équilibre du système sur la première période de cinq ans. Le conseil d’administration détermine à cette fin les paramètres permettant de mettre en œuvre la trajectoire financière (modalités d’indexation des retraites, évolution de l’âge de référence, revalorisation des valeurs d’achat et de service, taux de cotisation et le cas échéant, produits financiers des réserves). Chaque année (…), le conseil d’administration de la Caisse nationale de la retraite universelle propose d’ajuster les paramètres pour assurer le respect de la règl e d’or (…). Si la délibération du conseil d’administration ne respecte pas ces conditions d’équilibre, la loi de financement de la Sécurité sociale de l’année fixe une nouvelle trajectoire. » (Article 55)

L’article 55 est la clé de voûte de la réforme : il soumet le pilotage du régime à un impératif principal qui l’emporte sur tous les autres, l’équilibre des finances. Sous l’empire de cette « règle d’or », tous les paramètres touchant à l’indexation des pensions, à l’âge effectif de la retraite, à la valeur du point, donc au niveau des pensions, sont transformés en simples variables pour atteindre cet objectif d’équilibre budgétaire. Le conseil d’administration du régime universel, où siégeront les représentants des salariés et ceux des employeurs, verra ainsi sa mission étroitement cadrée et surveillée de près par l’autorité politique, qui pourra reprendre la main à tout moment par décret pour le gouvernement ou via le vote de la loi de financement de la Sécurité sociale, côté Parlement.

Un financement aléatoire de la solidarité

« Cet article prévoit la prise en charge de l’ensemble des dépenses de solidarité du système universel de retraite par le fonds de solidarité vieillesse universel. Ses ressources sont constituées, en cohérence avec la nature de ses dépenses, de l’ensemble des recettes fiscales des régimes vieillesse actuels. » (Article 58)

La création du Fonds de solidarité vieillesse universel, ou FSVU, s’accompagne d’une clarification des circuits de financement qui n’est pas sans danger pour les politiques de solidarité assurant la redistribution et la correction des inégalités à l’intérieur du système de retraite. Les compensations pour les périodes de chômage, de maladie, de maternité, ou encore les pensions de réversion seront désormais financés entièrement et exclusivement par l’impôt, et non par les cotisations sociales. Cette fiscalisation de la partie solidaire du système, outre qu’elle déresponsabilise les entreprises en coupant le lien entre le financement des prestations de retraite et le travail producteur de richesses, met ces politiques à la merci des arbitrages des gouvernements, ouvrant la porte à leur possible remise en cause.

La porte ouverte aux fonds de pension

« Le présent article ratifie trois ordonnances relatives aux dispositifs de retraite supplémentaire. (…) Le secteur de l’assurance est appelé à se mobiliser, afin que le recours à ces véhicules se généralise (…). L’ordonnance n° 2019-766 du 24 juillet 2019 portant réforme de l’épargne retraite (…) vise à renforcer l’attractivité de l’épargne retraite. » (Article 64)

Le Figaro sonnait récemment la charge contre l’Humanité accusée d’être à l’origine d’une campagne de « suspicion » injustifiée à l’encontre du gestionnaire d’actifs américain BlackRock, que nous désignions il y a quelques semaines dans nos colonnes comme l’un des principaux intéressés à la réforme des retraites. Pour le quotidien conservateur, « la polémique BlackRock n’est en réalité que le dernier avatar en date de l’association poisseuse “Macron-Rothschild” ». Pas concernés par la réforme, les gestionnaires de fonds de pension à l’instar de BlackRock ? L’article 64 du projet de loi est pourtant un appel explicite au « secteur de l’assurance » à « se mobiliser » pour « généraliser » et « renforcer l’attractivité » des plans d’épargne retraite privés. Il ratifie pour cela des ordonnances prises dans le cadre de la loi Pacte votée au printemps, et qui transposent elles-mêmes des directives européennes libéralisant le commerce de ces produits. Véritable cheval de Troie législatif rangé dans les dispositions diverses en fin de texte, il vient dans la suite logique de l’article 13, qui limite le calcul des cotisations et des droits à la retraite aux salaires jusqu’à 10 000 euros par mois (contre 27 000 euros dans le système actuel). Au-delà de ce plafond, les cotisations baissent de 28 % à 2,8 %, libérant l’espace pour la capitalisation et les fonds de pension.

 

Décryptage réalisé par Marion d’Allard et Sébastien Crépel

Publié le 13/01/2020

Décompte des manifestants : les failles du cabinet Occurrence

De très nombreux médias publient, à l’occasion des grandes manifestations, le décompte du cabinet Occurrence. Une expertise indépendante, relevant d’une démarche scientifique, met en évidence les limites techniques et méthodologiques du dispositif et fait des propositions en vue d’une plus grande transparence. Ce document est d’intérêt général.

·  Rapport d’expertise sur le dispositif de comptage des manifestants par le cabinet Occurrence

Ce rapport fait suite à une visite du dispositif de comptage fin mai 2018, à l’invitation de Thomas Legrand, éditorialiste politique à France Inter, à l'initiative du collectif médiatique ayant passé contrat avec le cabinet Occurrence. Il se compose d’un résumé de l’observation et de recommandations permettant d’améliorer la présentation des mesures effectuées.

1° Observations

Le dispositif de mesure repose sur un système assez simple de comptage d’éléments (les manifestants) traversant une ligne virtuelle perpendiculaire à la rue observée, à partir d’enregistrements vidéo pris en plongée. Le nombre de manifestants ayant traversé la ligne pendant une durée élémentaire (par exemple une minute) est enregistré et sommé pour produire le nombre de manifestants ayant passé la ligne, en fonction du temps (de l’heure). Ce type d’algorithme de détection fonctionne parfaitement lorsque les manifestants sont suffisamment séparés les uns des autres pour laisser apparaitre le sol entre eux. Dans le cas contraire, lorsque les foules sont denses, l’image montre une masse hétérogène traversant la ligne qu’il devient difficile, sinon impossible de décomposer en individus. Dans ce cas, les techniciens font des mesures manuelles sur des enregistrements vidéo et corrigent d’un facteur multiplicatif le taux de manifestants (nombre de manifestants par unité de temps) que donne le logiciel de détection. De fait, lorsque la foule est dense, le comptage se met à contenir un grand nombre de faux points dont les déplacements, indiqués par des flèches colorées sur l’écran de contrôle, sont aberrants (en particulier ceux remontant la manifestation).

Le système souffre de trois types de problèmes auxquels il faudrait remédier : des problèmes de mesures, des mesures de présentation des résultats et des problèmes de méthode probatoire. Dans l’état actuel des choses, on ne peut considérer le système comme présentant des garanties à la hauteur de l’usage médiatique fait des nombres qu’il produit.

2° Problèmes de mesure

2 a) Problèmes de mesure dans une situation de foule dense.

Après examen de la bibliographie scientifique sur ce sujet, aucun algorithme d’analyse d’image ne permet de séparer les individus sur une image dans une situation où ils ne sont pas séparés par le fond immobile. Les algorithmes les plus performants nécessitent 10 fois plus de temps de traitement que de temps d’acquisition des images. Cette situation dense étant très fréquente dans les grosses manifestations, il y a un gros problème de mesure dans ce cas. En effet, si la vitesse instantanée d’une foule dense est très facile à mesurer, la densité d’individus (le nombre par unité de surface) ne l’est pas. Or le taux de passage des manifestants est le produit des deux intégré sur la largeur de la rue. Dès lors, la correction des données brutes opérées est très problématique : si le signal déterminé devient insensible à la densité de manifestants, le multiplier par un facteur correctif n’a aucun sens. 

2 b) Problèmes de manifestants remontant la manifestation

Les algorithmes de comptage de traversée d’une ligne virtuelle nécessitent de soustraire les manifestants qui traversent cette ligne en sens inverse du sens prédéterminé. En effet, dans le cas contraire, les manifestants arrêtés sur la ligne pendant un temps et la « traversant » dans les deux sens ne doivent être comptés qu’une fois. Or, dans nombre de manifestations, les flux inversés par les trottoirs sont extrêmement importants. En particulier, la pratique de maintien de l’ordre consistant, au moins à Paris, à empêcher toute autre dispersion de la manifestation que le retour par les trottoirs revient à annihiler le comptage. Il en va de même pour les manifestations rendues très statiques par des interruptions des forces de l’ordre, qui ne ressemblent plus à des manifestations unidirectionnelles ordonnées.

2 c) Problèmes de comptage des manifestants arrivant ou repartant en cours de manifestation.

Les pratiques contemporaines de manifestation ne consistent plus à suivre les ballons des syndicats organisateurs le long d’un parcours établi. Dans la plupart des manifestations, une grande partie des manifestants se donne rendez-vous en cours de chemin, emprunte des rues parallèles, ne se rend pas jusqu’au lieu de dispersion nassé, contraignant au demi-tour. Dès lors, le nombre de manifestants ayant traversé la ligne de mesure, n’est plus le nombre de manifestants. La fraction de manifestants ne faisant qu’une partie de parcours est d’autant plus grande que le parcours est long et que les stations de métro sont fermées au lieu de dispersion.

3° Problèmes de présentation des mesures

3a) Nécessité de présenter les incertitudes de mesure

La présentation par les médias des mesures d’Occurrence pose d’énormes problèmes. De manière générique, trois chiffres significatifs sont présentés (par exemple 74 200 ou 42 500) ce qui signifie par convention que tous les chiffres présentés ont un sens. Cela signifie donc que la mesure est prétendument précise à 0,1% ou 0,2%. Or les barres d’erreur doivent être plutôt entre 15% et 30% lorsque la manifestation est diluée (lorsqu’on voit le sol entre les manifestants) et bien pire lorsque la manifestation est dense. Prétendre à une qualité de mesure dont on ne dispose pas est en l’occurrence une falsification du résultat, puisqu’il vise à se présenter comme « scientifique » par un artifice. Du point de vue scientifique, il s’agit d’une faute éthique extrêmement grave.

Si les barres d’erreurs sont de 15% à 30% (cas dilué), alors il ne faut pas écrire 10200 manifestants mais entre 8000 et 12000 manifestants. Le nombre de chiffres significatifs doit coïncider avec les barres d’erreur (un seul chiffre significatif au-dessus de 10% d’incertitude).

Or les incertitudes de mesures, pour les raisons évoquées ci-dessus, sont difficiles à obtenir scientifiquement. Il est possible, dans l’état actuel des observations, que l’erreur pour certaines grosses manifestations très denses soient très au-dessus de 30%, avec un biais systématique de sous-estimation.

3b) Détermination des incertitudes de mesure

Pour déterminer correctement les incertitudes de mesure, il convient d’estimer correctement la part de manifestants qui ne passe pas par le point de comptage ou celle qui est décomptée du total parce que remontant par les bords de la manifestation. Par ailleurs, le fait que le nombre affiché par le logiciel ne soit plus proportionnel au flux de manifestants en régime de manifestation dense est un énorme problème qui ne peut être mis sous le tapis. Il est invraisemblable d’afficher trois chiffres significatifs dans les journaux quand, possiblement, le nombre de manifestants est sous-estimé de 50% voire d’un facteur 2. Il est tout aussi invraisemblable que le nombre de manifestants estimé soit publié indépendamment des conditions de mesure, y compris lorsque les biais systématiques sont avérés. S’imagine-t-on les scientifiques donner des mesures dont ils savent qu’elles présentent des effets systématiques avec la réalité ?

4° Problèmes de méthode probatoire

4a) Publication des mesures horaires

La méthode scientifique suppose la publication des méthodes de mesure et de l’appareil probatoire — en général, les mesures brutes. Il est impératif, pour que les citoyens aient une quelconque confiance dans les résultats, qu’ils puissent en vérifier l’intégrité. Il est donc indispensable de publier, pour chaque manifestation, sous forme de tableau de données et de courbe, le nombre de manifestants ayant traversé la ligne en fonction du temps. Cela permettrait de vérifier l’intégrité du signal, c’est-à-dire qu’il n’ait pas été trafiqué manuellement pour supprimer des portions de comptage. Cela permettrait de procéder à des vérifications simples : le signal, dans son évolution temporelle, doit correspondre à ce qui a été observé depuis la manifestation. De plus, il est aisé en connaissant le point de mesure, de procéder à une mesure de flux locale, et de la comparer avec la mesure rapportée.

4b) Publication des corrections manuelles apportées

Il faut impérativement que les corrections apportées manuellement au signal soient rendues publiques. En particulier, les portions du signal qui sont corrompues par la saturation de la mesure (insensibilité à la densité de manifestants dans les portions denses de la manifestation) doivent apparaître de sorte à pouvoir estimer les possibles biais introduits. La comparaison des facteurs de correction manuelle d’une manifestation à l’autre est indispensable pour vérifier la stabilité du système de mesure et l’absence de biais.

4c) Publication des vérifications opérées sur certaines manifestations de test

Les signaux obtenus pendant des manifestations qui ont donné lieu à des recomptages manuels de la part de journalistes doivent être publiés conjointement avec les signaux détectés par le logiciel du cabinet Occurrence, de sorte à ce que chacun puisse vérifier la cohérence entre les deux.

4d) Publication des calibrations

Il est indispensable de publier le rapport entre le taux de manifestants mesuré et le taux de manifestants réel en fonction de la densité de manifestants (le nombre de manifestants par unité de surface). En effet, il doit être possible aux observateurs de vérifier quelles parties du signal sont corrompues par les problèmes de détection en régime dense. De la même manière, à chaque fois qu’un paramètre change le fonctionnement du logiciel de traitement d’image, il importe de documenter publiquement la manière dont évolue avec ce paramètre le rapport entre taux de manifestants mesuré et taux de manifestants réel en situation dense. Deux paramètres semblent particulièrement importants :

  • la résolution spatiale de l’image (quelle est la taille du fragment de sol correspondant à un pixel) qui dépend de la distance de la caméra au-dessus du sol et du zoom.
  • la luminosité (les manifestations hivernales ont lieu avec des comptages effectués pendant plusieurs heures dans l’obscurité).

 Bruno Andreotti

Professeur de Physique à l’Université de Paris

Chercheur au Laboratoire de Physique de l’Ecole Normale Supérieure

Membre honoraire de l’Institut Universitaire de France

Information du blogueur : on peut lire ICI les échanges entre Bruno Andreotti et Occurrence sur Twitter, suite à la publication de son expertise.

Publié le 10/01/2020

Manifestations. Un nouveau round gagné au point

 

Stéphane Guérard (site humanite.fr).

 

Les défenseurs du régime de retraite ont frappé fort lors de la journée de mobilisation à l’appel de la CGT, FO, la FSU, la CFE-CGC. Gouvernement et syndicats « réformistes » continuent leur pas de deux sur l’âge pivot.

Les émotions s’entremêlent en cette mi-temps des journées de mobilisation nationale et interprofessionnelle de jeudi et samedi. Toujours vaillants, toujours solides, toujours là, les cortèges des opposants au projet de réforme des retraites étaient heureux de se retrouver en si grand nombre dans les rues de France ou au coin de piquets de grève la « non-trêve de Noël » passée, trente-six jours après le début de ce qui est devenu le plus long conflit social de ces cinquante dernières années. Les mobilisés du jour portaient aussi un furieux espoir d’élargissement de la lutte ce samedi, lors d’une cinquième journée interprofessionnelle et nationale, sûrs qu’il en faudrait d’autres encore pour faire dérailler le train fou de l’exécutif.

Pour l’heure, le convoi funèbre roule et le gouvernement n’a rien lâché. S’accrochant à des décomptes de manifestants en baisse, comme à chaque fois depuis la première journée du 5 décembre, il renvoie à la tenue de la réunion de ce vendredi, préparatoire à l’organisation éventuelle de la conférence sur les financements du régime proposée par les organisations syndicales absentes des rues. Un rendez-vous duquel les CGT, FO, FSU, CFE-CGC et les organisations de jeunesse qui appelaient à marcher ce jeudi n’attendent pas grand-chose. « Entre la communication du gouvernement, “on discute, tout est ouvert”, et la réalité, il y a de quoi s’interroger sur la volonté du gouvernement de discuter et de prendre en compte l’avis des organisations syndicales », soulignait Philippe Martinez en tête du cortège. « Soit on écoute, soit on gouverne contre son peuple, c’est ça l’enjeu », relève le leader de la CGT, pour qui « il y a bien deux projets de société qui s’affrontent : le projet individualiste du gouvernement et le projet solidaire des organisations syndicales ».

Non loin de lui, le président de la CFE-CGC déplorait : « Il y a lieu d’être amer de se retrouver là le 9 janvier après 36 jours de conflit, trois grands défilés dans la rue et d’être toujours au même point avec le gouvernement qui s’entête, qui nous balade, qui prétend faire des ouvertures mais n’en fait pas. » Toutes ces gesticulations n’ont qu’un but, selon François Hommeril : «  Diminuer le volume total des pensions dans le PIB. (Il faut que le gouvernement) nous dise la vérité mais qu’il n’habille pas son projet de soi-disant facettes sociales. Tout ça c’est du pipeau, c’est un projet de ­réduction des pensions ».

« L’adhésion, elle est là, elle est là, elle sera encore là demain »

Il y avait donc comme une certitude chez ces leaders syndicaux comme parmi les centaines de milliers de manifestants que ce conflit des retraites devrait finir comme ces matchs de boxe qu’affectionne tant le premier ministre : au dernier round et par K-O ou abandon de l’adversaire. « L’adhésion, elle est là, elle est large, elle sera encore là demain », affirme Yves Veyrier. Le secrétaire général de Force ouvrière note que le gouvernement « a dû reculer, c’est la mobilisation qui l’a fait reculer jusqu’à maintenant. Tous les jours sont des jours charnières, parce que cet enjeu, il est majeur ».

Tous les combattants pour le retrait de la réforme risquent cependant d’être repris par le faux rythme instauré par le pas de deux gouvernement-syndicats dits réformistes autour de la question de l’âge pivot. Jeudi, Laurent Berger avait adouci dans la Charente libre son ultimatum. Il sera bien à la réunion du jour à Matignon même si le gouvernement n’avait pas retiré hier soir ce marqueur politique de son projet de loi. « La CFDT ne déserte pas les discussions, car c’est le meilleur moyen de ne pas se faire entendre », a expliqué le leader cédétiste. Lui et ses homologues de l’Unsa et de la CFTC croient tenir la clé du conflit.

Parmi les mesures évoquées, rien sur l’âge pivot

Un « cocktail de mesures », évoqué aussi par Édouard Philippe, qui ne serait pas l’âge pivot mais en conserverait la couleur et la saveur. Il conjuguerait quelques milliards d’euros de recettes nouvelles (hausse des cotisations sur les revenus supérieurs à 10 000 par mois et quelques milliards récupérés sur la CRDS promise à extinction ou dans des fonds de réserve non captifs) avec quelques milliards d’économies réalisés grâce à un tempo plus soutenu de l’allongement de durée des cotisations tel que contenu dans la dernière réforme Touraine (passage à 43 annuités pour la génération 1973).

La CFDT maintient la pression. Elle a appelé ses adhérents à signer sa pétition « pour obliger le gouvernement à retirer l’âge pivot et améliorer son projet de réforme ! ». 77 000 signatures y ont été apposées en trois jours. Le syndicat leur propose aussi de participer à des rassemblements locaux contre la mesure. Mais pas à ceux organisés dans le même temps et dans le cadre de la cinquième journée de mobilisation interprofessionnelle.

 

Stéphane Guérard

Publié le 09/01/2020

Retraites. Les négociations tournent à la mascarade

 

Cyprien Boganda (avec Lionel Venturini et Clotilde Mathieu) (site humanite.fr)

 

Les organisations syndicales ont été reçues hier au ministère du Travail, mais le « dialogue social » tant vanté par le gouvernement a tourné court. Vendredi, une rencontre doit se tenir sur le financement du nouveau régime de retraite.

C’est tout sauf une surprise. Le nouveau « round » de discussions entre syndicats et gouvernement, présenté comme décisif, est en train d’accoucher d’une souris. Les organisations avaient rendez-vous au ministère du Travail hier pour discuter d’un certain nombre de sujets, dont la prise en compte de la pénibilité ou la fameuse question de l’âge pivot. Le projet de loi de réforme des retraites prévoit en effet l’instauration d’un « âge d’équilibre » fixé – aux dernières nouvelles – à 64 ans, qui entérinerait de fait un allongement de la durée de cotisation : un salarié pourrait toujours partir à 62 ans (actuel âge légal), mais verrait sa pension amputée. Hors de question pour l’ensemble des organisations syndicales, CFDT comprise, qui en a fait une « ligne rouge ». Feignant l’ouverture, le premier ministre répète sur tous les tons qu’il est prêt à discuter d’un autre mode de financement, du moment que l’équilibre du système de retraite est assuré… Mais ferme la porte, en pratique, à toute hausse du taux de cotisations, proposée notamment par la CFDT.

Des réunions décalées par rapport à l’enjeu social

Autant dire que, pour l’instant, les négociations débouchent sur une impasse. Il suffisait d’écouter les déclarations des différents participants à l’issue de la réunion d’hier pour en prendre la mesure. « Il n’y a eu strictement aucune avancée aujourd’hui, cingle François Hommeril, président de la CFE-CGC. C’est l’écran de fumée depuis deux ans. Ces réunions me paraissent décalées par rapport à l’enjeu social du moment, de la contestation qui s’exprime dans la rue depuis plus de trente jours et à laquelle aucune réponse n’est donnée. Le seul acte politique responsable serait de dire : “je retire mon projet, je le sors de la navette parlementaire et je prends le temps de revoir avec vous ce qui fait l’objet de controverse et de conflit”. »

Recycler l’âge pivot ?

Si la CFDT note une « volonté d’ouverture », elle redit son hostilité à l’allongement de la durée de cotisations. « Si l’objectif est de recycler l’âge pivot, ou de négocier une adaptation de l’âge pivot, la réponse est non », tranche Laurent Berger, secrétaire général, tout en indiquant que son organisation serait « mobilisée en région le 11 » janvier. La CFDT conduira donc des actions ce jour-là, en parallèle de celles organisées par l’intersyndicale (CGT, FO, CFE-CGC, Solidaires). En revanche, elle ne participera pas à la journée de mobilisation du jeudi 9 janvier.

En un sens, l’entêtement du gouvernement constitue une surprise. On aurait pu penser, en effet, qu’il finirait par remiser au placard son idée d’âge pivot, ne serait-ce que pour rallier la CFDT (favorable depuis le début à un régime par points) et faire passer le reste de sa réforme. Pour l’instant, ce n’est pas ce qui se dessine. Au contraire, une première version du projet de loi a déjà été transmise au Conseil d’État, qui reprend justement l’idée d’un âge pivot… Cet empressement du gouvernement, alors même que les négociations doivent se poursuivre pendant plusieurs jours, met les responsables syndicaux hors d’eux. « S’ils espèrent, avec cette annonce, passer le message aux gens qu’il ne sert plus à rien de manifester, ils se trompent, s’énerve Pierre Roger, en charge du dossier des retraites à la CFE-CGC, dans le Parisien. Cela ne changera rien à notre détermination contre un projet qui n’est même pas financé et va avoir pour conséquence à terme la baisse des pensions. »

En envoyant ce type de signal, le gouvernement sait pertinemment qu’il risque de braquer l’ensemble des syndicats, y compris les plus conciliants. Pourtant, ces derniers ne ménagent pas leur peine pour offrir à Matignon une porte de sortie. Laurent Berger a ainsi lancé l’idée d’une « conférence » pour discuter du financement du nouveau régime de retraite, qui pourrait se tenir « jusqu’à fin juillet ». « Banco », a immédiatement répondu le premier ministre, qui propose aux syndicats de se réunir ce vendredi pour déterminer le « contenu, la forme et le mandat » de cette conférence. Mais, pour les syndicats les plus hostiles à la réforme, cette énième concertation ne doit pas constituer une manœuvre de diversion. La CGT, par exemple, ne compte pas se laisser dicter l’ordre du jour : « Nous demandons depuis longtemps à ce qu’on revoie la part des richesses françaises consacrées à la vie des gens, donc, évidemment, on ne va pas refuser (d’y participer), a assuré Philippe Martinez, secrétaire général, au micro de France Inter. Mais si c’est pour nous demander de faire encore des économies, on va poser le problème autrement. »

« La question du financement, bien évidemment, c’est une question importante, a estimé de son côté Yves Veyrier, secrétaire général de Force ouvrière sur Franceinfo. S’il y a une conférence de financement, si on veut se donner le temps, j’appelle solennellement à ce que l’on fasse “stop” ;sur le processus d’adoption du projet de régime unique par points. Et on ouvre toutes les questions qui concernent le financement. »

Le gouvernement veut mettre les bouchées doubles

Pour le gouvernement, il n’est pas question de « faire stop ». Le calendrier politique de la réforme, qui commence à être connu, témoigne au contraire d’une volonté de mettre les bouchées doubles. Après la présentation du projet de loi en Conseil des ministres le 24 janvier, le gouvernement compte aller vite en besogne, avec un examen à l’Assemblée dès le 17 février, en choisissant la procédure accélérée (une seule lecture dans chaque Chambre). Au PS, le député Boris Vallaud craint qu’en outre le gouvernement recoure à des ordonnances pour passer certains éléments de la réforme : « Je crains qu’après avoir maltraité le dialogue social, le gouvernement s’apprête à maltraiter le débat parlementaire. La République en marche abîme la République par sa pratique des institutions. » Pour son collègue communiste Sébastien Jumel, « la procédure accélérée voulue par le gouvernement est un déni de démocratie. La concertation est un simulacre, le projet étant déjà déposé au Conseil d’État, un projet contenant 95 % d’arnaque et 5 % de Smarties ». Autre étrangeté, « il nous est annoncé que le texte serait examiné par une commission spéciale et non la commission des Affaires sociales. C’est une manière de faire qui ne peut que nous interroger », souligne le député de Seine-Maritime.

À l’Assemblée, une timide ovation a accueilli lors des questions d’actualité la première intervention de Laurent Pietraszewski, le M. Retraites du gouvernement. La majorité se craquelle, cependant. Les députés centristes Agir, pourtant dans la majorité, mettent un bémol, et demandent au premier ministre de « renoncer au totem de l’âge pivot ». Le premier ministre, Édouard Philippe, balaie le sujet, « j’ai mis sur la table une proposition d’inciter à travailler plus longtemps, l’âge pivot est une mesure de justice sociale ». De quoi faire s’étrangler le député PCF de Martigues, Pierre Dharréville, pour qui « si un tel mouvement social s’est développé, s’il y a un tel soulèvement populaire, c’est qu’il y a un rejet profond. Les aménagements marginaux de l’âge pivot ne suffiront pas. Personne ne croit à ce discours ripoliné qui met le mot “juste” à chaque début de phrase. Le sujet de fond, c’est le retrait ».

C’est bien le message que comptent porter dans la rue les syndicats, dans les jours à venir. La CGT, « en grève jusqu’au retrait », a déjà annoncé trois journées de mobilisation intersyndicale, les 9, 10 et 11 janvier. « Je pense que le gouvernement a un sérieux caillou dans sa chaussure puisque les grèves ne sont pas près de s’arrêter, résume Catherine Perret, membre du bureau confédéral CGT en charge des retraites. Les propositions ne sont pas de nature à arrêter la grève, il faut même qu’il y ait plus de monde jeudi pour empêcher cette réforme. »

 

Cyprien Boganda avec Lionel Venturini et Clotilde Mathieu

<Publié le 08/01/2020

Bras de fer social sur les retraites : les points de vue croisés de Stéphane Sirot, Jean-Pierre Page et Benoît Foucambert

 

(site legrandsoir.info)

 

C’est un mouvement social historique, d’une puissance et d’une endurance record – dépassant désormais celle de décembre 1995 – qui s’est levé pour défendre les retraites des travailleurs face à la contre réforme lancée avec brutalité par un régime Macron aux ordres de l’Union Européenne et du MEDEF. Ancien responsable du département international et membre de la commission exécutive confédérale de la CGT et ancien responsable syndical du Val-de-Marne, Jean-Pierre Page a récemment signé chez Delga une analyse retentissante des évolutions de cette confédération : CGT, pour que les choses soient dites. Militant de terrain, responsable FSU dans le Tarn et en Occitanie, Benoît Foucambert est très impliqué dans la grève inter-pro en cours et dans la construction de l’unité d’action intersyndicale pour le retrait du projet Macron. Stéphane Sirot est un historien et un spécialiste de premier plan du syndicalisme et du mouvement social. Alors que la grève « tient » dans le transport ferroviaire et que le blocage des raffineries prend corps, Initiative communiste leur a demandé de répondre aux questions posées par notre journal. Voici le résultat de leur réflexion, dont nous les remercions chaleureusement. Georges Gastaud, directeur politique d’I.C.

Quels sont selon vous les points prometteurs du mouvement actuel et aussi ses points faibles qu’il faut travailler pour gagner cette bataille et les suivantes ?

Jean-Pierre Page : Les travailleurs en lutte depuis le 5 décembre et ceux qui les soutiennent, c’est à dire la large majorité de notre peuple ont compris une chose simple : ils vont devoir travailler plus longtemps et pour des pensions réduites. Ce constat que chacun peut faire, heurte l’esprit même de notre modèle social, héritage de nombreuses luttes sociales et politiques, du programme du CNR et des avancées progressistes de la Libération fondé sur la solidarité interprofessionnelle et intergénérationnelle. En fait, avec leur prétendue « réforme » le gouvernement, Macron et la commission de Bruxelles défendent un autre choix de société en livrant les milliards de nos caisses de retraite à la rapacité des assurances et des fonds de pensions notamment étasuniens. Cette réforme considérée par Macron comme « la mère des batailles » est le principal pilier de sa contre révolution libérale. Par conséquent, aujourd’hui agir pour sa retraite c’est lutter tous ensemble pour des valeurs et des principes, pour vivre dignement, et pour faire le choix d’une société qui ne sera pas fondé sur l’enrichissement de quelques entreprises financières et des oligarques privilégiés qui les dirigent.

Ce sentiment d’injustice que cette « réforme » inspire n’est pas indifférent à la détermination et à la combativité qui caractérise cette lutte dans laquelle se retrouve dans une grande diversité beaucoup de jeunes y compris étudiants et lycéens mais aussi par exemple des avocats ou le ballet de l’Opera de Paris. Ce qui est très positif c’est que l’action collective retrouve du sens, contribue à unifier à partir d’une conviction forte : nous sommes tous concernés, il faut retirer ce projet malfaisant ! Ceci constitue une dimension inédite, qui tourne le dos aux corporatismes. Comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps, le secteur privé se retrouve aux côtés du secteur public. S’il est fait principalement état du mouvement gréviste chez les cheminots, à la RATP ou dans le secteur de l’énergie, ou encore chez les hospitaliers ou les enseignants, beaucoup d’autres entreprises sont engagées dans la grève avec l’objectif de se faire entendre en bloquant l’économie et en frappant le Capital là ou ça fait mal. C’est le cas par exemple dans les raffineries comme celles de Lavera ou de Grandspuits, les ports pétroliers comme celui de Fos. Nous sommes entrés dans une nouvelle période de l’affrontement de classes et de la contradiction Capital/Travail.

On est face à la logique d’un capitalisme qui est la cause. Cette prise de conscience peut progresser très vite, si bien sûr une importante bataille de convictions est menée sur ce point et pas seulement sur les conséquences. Nous n’en sommes pas tout à fait là mais le processus ouvert depuis quelques années et singulièrement depuis plus d’un an avec la bataille des gilets jaunes a créé des conditions plus favorables. Cela peut permettre une avancée significative dans le rapport des forces entre le Capital et le monde du travail. Résister, se rebeller demeurent donc des idées bien vivantes. L’ampleur de l’action collective montre que l’initiative peut changer de camp. Elle peut permettre un recul de la résignation et de la fatalité. Évidemment la grève constitue un sacrifice très dur pour un grand nombre de travailleurs et de familles modestes a fortiori dans des périodes comme celles que nous vivons , ce qui appelle à des efforts importants pour contribuer à tenir et donc pour la solidarité qu’elle soit matérielle ou politique.

Il faut noter aussi l’importance du soutien international. La France certes, n’est pas le seul pays où les peuples disent non au néolibéralisme, l’exemple de l’Amérique Latine le prouve.

Mais qu’un important pays capitaliste voie le peuple mobilisé est lourd de signification.C’est sans doute pourquoi il y a la crainte chez l’adversaire que cela devienne contagieux, d’où l’usage massif qui est fait de la répression. La France, disait Marx, est le pays où les luttes de classes se mènent jusqu’au bout. C’est à l’évidence, une source d’inspiration pour beaucoup de travailleurs dans le monde. Dans ce cadre, l’importante mobilisation internationale de la FSM, tranche singulièrement avec le positionnement d’organisations comme la CES qui découvre la grève le seul jour ou la CFDT y participe en lui apportant un soutien exclusif et tout en ignorant délibérément CGT et FO.

Il y a une grande combativité qui bouscule certaines idées reçues, des habitudes et met tout le monde au pied du mur, syndicats compris. Les exigences sont fortes, il faut les prendre en compte. Cela oblige ou devrait obliger à bien des remises en cause quant a des stratégies syndicales à l’efficacité discutable. Dans de nombreux cas des syndicats et des travailleurs se prennent en charge et s’assument indépendamment de certaines orientations confédérales voire ils les désavouent comme on l’a vu vis-à-vis de la CFDT et l’UNSA, et c’est tant mieux.

Je pense qu’il y a le risque chez certains dirigeants syndicaux à prétendre jouer la locomotive d’un mouvement, à encourager les corporatismes ou à vouloir incarner seuls une action de cette ampleur en faisant preuve d’un radicalisme jusqu’au-boutiste qui ne correspond pas à l’état d’esprit réel des travailleurs. L’excès est souvent la preuve de faiblesses, il est préférable de s’en libérer.

L’important me semble-t-il, c’est que cette mobilisation a un besoin urgent de trouver un débouché politique. C’est là un obstacle majeur qui gêne toutes recherches d’alternatives et de perspectives. Il y a bien des années le patronat avait l’habitude de dire qu’on ne fait pas la même politique dans un pays avec une influence communiste à plus de 20% et une CGT activement présente dans les entreprises. Il est un fait que l’acceptation peu ou prou de l’ordre néolibéral, ou celui des institutions européennes considéré comme un horizon indépassable par de nombreuses organisations syndicales et politiques ne sont pas sans contribuer aux fantasmes d’une Europe qui pourrait être sociale. L’illusion aussi que des propositions pourraient à elles seules permettre de se faire mieux entendre en justifiant le choix d’un partenariat social dégagé de contradictions de classes est tout aussi dangereux. Tout cela a un effet pédagogique désastreux.

Ce qui est positif c’est que le mouvement actuel n’est pas sans avoir commencé à s’émanciper de ces comportements qui depuis plus de 25 ans ont conduit aux défaites et aux impasses. Ainsi je constate qu’en se dégageant de la stratégie de grèves saute-mouton et d’un syndicalisme rassemblé, la clarté se fait peu à peu. Il n’est plus tabou de parler de grève générale, de blocage de l’économie. C’est encourageant, à condition bien sûr d’en tirer les conséquences.

Stéphane Sirot : Le mouvement social entamé le 5 décembre présente de nombreux atouts. Il apporte tout d’abord, s’il en était besoin, la démonstration de l’existence d’un socle de critique sociale et de combativité de très haut niveau. A cet égard, il semble intéressant de replacer l’actuelle mobilisation dans une chronologie plus large. En effet, depuis la contestation de la loi dite El Khomri en 2016, la France traverse une période d’ébullition sociale quasi-permanente. A la fin du quinquennat Hollande, l’opposition à cette loi « Travail » suscite un nombre record de journées d’action, de mars à juillet 2016, tandis que se déploie parallèlement le mouvement « Nuit debout ». Au passage, le coup de grâce est alors donné à la candidature du président social-libéral en vue d’un second quinquennat. Puis Emmanuel Macron élu par défaut en mai 2017, l’une de ses premières initiatives consiste à détricoter encore un peu plus le code du travail, avec les ordonnances portant son nom, qui génèrent plusieurs journées de mobilisation ponctuelles rencontrant une nouvelle fois l’échec. Mais de la fin de l’année 2017 à l’été 2018, une vague de conflits sociaux ininterrompue secoue de nouveau le pays, des gardiens de prison aux cheminots, en passant par le personnel des EHPAD, de santé, les fonctionnaires ou encore les étudiants. Après la parenthèse estivale, commence à l’automne 2018 et pour plusieurs mois le mouvement des Gilets jaunes. Une nouvelle pause estivale plus tard, le 13 septembre 2019, la grève de masse des agents de la RATP augure de l’ampleur présente des grèves et des manifestations, dont nul ne peut prédire ni l’issue ni la durée. Autrement dit, le mouvement social d’aujourd’hui est le maillon d’une chaîne contestataire d’une extension chronologique largement inédite.

Un autre point intéressant porte sur les pratiques déployées. Si les journées d’action continuent de ponctuer le déroulement de la protestation contre la contre-réforme des retraites, elles ne sont plus l’unique forme de mobilisation dont usent les syndicats. Une résurgence des grèves reconductibles, accompagnées de leurs traditionnelles assemblées générales quotidiennes, est à l’œuvre. Sans doute le retour d’expérience des échecs du passé récent participe-t-il de cette réappropriation d’une méthode pourtant historiquement classique, mais largement abandonnée lors des mouvements sociaux d’ampleur nationale. De la mobilisation de 2003 contre l’allongement de la durée de cotisation des fonctionnaires pour leur retraite jusqu’à celui de 2016 contre la loi El Khomri, en passant par celui de 2010 contre la réforme Sarkozy repoussant de deux ans l’âge légal de départ à la retraite, tous ont connu l’échec, à partir de pratiques tendant à privilégier la manifestation sur la grève. Dans les chemins de fer, au printemps 2018, la tentative d’innover en appelant à la grève deux jours sur cinq, tout en annonçant le calendrier des arrêts de travail plusieurs semaines à l’avance, s’est révélée infructueuse. Le bilan globalement négatif de ces contestations, en termes de capacité à faire plier les pouvoirs politiques, est sans doute suffisamment récurrent pour interroger sur les méthodes susceptibles de faire triompher les revendications. S’ajoute à cela l’une des démonstrations faites par le mouvement des Gilets jaunes : seules des approches transgressives de la lutte sociale sont plus que jamais propices à faire trembler l’ordre dominant et à le contraindre à s’orienter vers des concessions. Or, là aussi, il est possible d’observer une réappropriation de méthodes transgressives (blocages, coupures de courant, manifestations inopinées, etc.) dans le champ syndical, qui avaient volontiers été mises entre parenthèses, au nom d’une unité des syndicats alignée sur le plus petit dénominateur commun, ou de la « bataille de l’opinion », parfois envisagée comme une fin et non comme un moyen à l’intérieur d’un rapport de forces plus général.

Cela dit, y compris vis-à-vis de l’opinion publique, la lutte pour le retrait de cette contre-réforme dispose d’atouts majeurs : son universalité d’une part, chacun se sentant ainsi concerné ; l’image du « président des riches » et de son gouvernement d’autre part qui, quoi qu’il advienne, ne sont pas crédibles lorsque leur socle argumentaire est fondé sur la rhétorique du « progrès social », leur politique étant jugée structurellement inégalitaire par les trois quarts des Français.

Bref, ce mouvement social présente une somme d’atouts non négligeable. S’il fallait lui trouver un point faible, il me semble résider avant tout et une nouvelle fois dans son manque de relais et de débouchés politiques. L’état et l’émiettement des forces naturellement susceptibles de les lui fournir est un handicap, dans la perspective d’une métamorphose de la capacité de résistance dont fait preuve le monde du travail d’une dimension défensive vers une perspective offensive qui, seule, peut permettre de reconquérir ce que les politiques libérales ont ôté au peuple depuis bientôt quarante ans. Et de sortir ainsi du seul schéma réactif à l’œuvre dans le cadre des mobilisations sociales nationales depuis, somme toute, mai-juin 68 !

Benoit Foucambert : Le point fort du mouvement actuel tient beaucoup au stade de développement de nos sociétés et des contradictions qui les traversent. En gros, le pouvoir est détenu par les représentants directs des très grandes entreprises, ce qu’on appelait autrefois le grand capital monopoliste, dont les « gens » peuplent les ministères, la haute administration, contrôlent les grands médias... Cette fraction dominante de la classe dominante s’appuie sur des couches formellement salariées hautement privilégiées et directement intéressées au pouvoir du capital : (universitaires médiatiques, juristes de connivences, publicitaires, éditorialistes cumulards,...) et sur un appareil répressif renforcé.

Cette caste impose à tout le reste de la population sa politique de régression sociale au profit des seuls intérêts du grand capital, heurtant non seulement certaines couches salariées dites moyennes et en voie de prolétarisation (les enseignants par exemple), mais aussi les couches non monopolistes étranglées elles-aussi par les grands groupes financiers ou les grandes entreprises donneuses d’ordres.

Si bien que nous observons depuis des décennies un vaste affrontement de classes tantôt silencieux tantôt ouvert entre les intérêts du capital monopoliste et ceux du reste de la population, dessinant la possibilité d’un rassemblement populaire majoritaire contenant l’écrasante majorité du salariat mais aussi des couches non monopolistes : artisans, petits producteurs, certains professions libérales, petits et moyens paysans, sans parler de certains prolétaires relevant en apparence du petit patronat (auto-entrepreneurs, « ubers », etc.)...

1995, 2003, 2005, 2010 et aujourd’hui décembre 2019 sont chacun à leur manière des moments de cristallisation de cette lutte avec des mouvements sociaux très forts, très puissants soutenus par la majorité de la population.

La question des retraites, centrale dans la lutte actuelle mais pas seule tant celle-ci concentre les colères accumulées depuis des années, permet de fédérer cette alliance de divers groupes sociaux partageant le même intérêt et explique la puissance du mouvement actuel, même s’il ne faut pas oublier le mouvement des gilets jaunes qui a rallumé le feu de la révolte populaire chez beaucoup. En tout cas, le « tous ensemble en même temps » qui s’exprime avec force dans les cortèges et les AG a une base matérielle réelle qui lui donne sa force et qui fait peur au pouvoir, lequel sait que nous ne sommes pas très loin du seuil critique où peut s’allumer la grève générale.

Ce dernier peut néanmoins s’appuyer sur un certain nombre de tendances qu’il a lui-même favorisées. Ainsi l’éclatement des secteurs industriels et des concentrations ouvrières a affaibli le syndicalisme dans les entreprises privées et l’emploi massif d’intérimaires, d’auto-entrepreneurs ultraprécarisés pèse sur l’organisation collective de la classe et sur les capacités de mobilisation. Même si l’on constate de nombreux arrêts de travail dans le privé, le mouvement actuel est encore tiré massivement par les travailleurs de la FP ou des services publics ainsi que par les secteurs du privé où existent encore des « bastions syndicaux » rouges comme dans la chimie ou les ports. Ces derniers, comme les cheminots, les électriciens-gaziers ou les travailleurs de la RATP mènent un magnifique combat de classe. Les autres secteurs comme l’enseignement répondent massivement aux appels nationaux, mènent des actions reconductibles et les AG inter-pro qui se développent à la base sont porteuses d’espoir car elles construisent le tous ensemble dans l’action continue.

Mais on doit constater la difficulté initiale à coordonner les secteurs entre eux et à fixer une stratégie commune. Si le but est d’amener le gouvernement à entendre les revendications, les manifestations réussies peuvent suffire ; s’il s’agit de le contraindre à écouter, autrement dit de le faire reculer sur ses projets, il faut construire un rapport de forces de grande ampleur et cela doit se préparer, s’annoncer, se construire avant même le déclenchement du conflit. Dire « on s’engage et on verra bien », ne peut suffire.

Ce qui manque encore, c’est l’affirmation explicite par les organisations syndicales nationales que face à la guerre sociale que mène ce pouvoir, il nous faut construire le blocage des profits capitalistes. Or, un tel blocage ne s’improvise pas, cela se prépare minutieusement et c’est sûrement cet aspect qui pêche encore quelque peu, au-delà de la magnifique combativité des travailleurs en lutte.

Ce qui manque enfin, mais ça ne date pas d’aujourd’hui, c’est une perspective politique de changement de pouvoir et de société dynamisant les luttes et s’appuyant sur elles. Cela passe bien sûr par la mise en cause radicale du système dans lequel nous vivons ainsi que des institutions nationales et supranationales qui en sont issus. Le socle sociologique objectif d’une telle perspective existe comme on vient de le voir.

Et comme la lutte actuelle est un formidable accélérateur de l’histoire et que les consciences avancent très vite, nous pouvons avoir bon espoir qu’elle puisse gagner ou au pire créer les conditions subjectives d’une victoire proche.

Faut-il se réjouir de l’”opposition” de la CFDT à un aspect de la contre-réforme, ou ne faut-il pas, expérience faite des trahisons de cette centrale, concevoir l’unité des forces syndicales sans l’”apport” de Laurent Berger ?

Benoit Foucambert : Vous savez, le poids réel de la CFDT dans les luttes est très faible. Quand celle-ci a appelé à manifester le 17 décembre dernier, le cortège de la CFDT représentait par exemple à Albi 50 personnes sur les 15000 de la manifestation. Il semble que la CFDT et Laurent Berger qui la dirige sont et seront utilisés par le pouvoir et les médias pour tenter de diviser le mouvement.

Pour autant, on peut observer avec intérêt que certaines bases CFDT qui restent ont désavoué Laurent Berger, par exemple la CFDT cheminots qui n’a pas voulu le suivre dans sa volonté affirmée avec Macron d’une trêve de Noël.

Plus généralement, pointer le seul âge pivot et soutenir la retraite par points comme le fait la CFDT n’a aucun sens et la seule intersyndicale qui fait sens est celle portée depuis le début par la CGT, FO, FSU et Solidaires sur la base très explicite du retrait de la contre-réforme dans son entier et pas seulement sur tel ou tel aspect ou pour telle ou telle corporation. C’est ce qui ressort massivement de tous les cortèges et de toutes les AG.

D’ailleurs, le dispositif macronien est tel que, même si le pouvoir retirait la mention officielle des 64 ans, la combinaison des critères imposés aux « partenaires sociaux » pour gérer les retraites à points (plafonnement à 14% du PIB, exigence toute maastrichtienne de l’équilibre comptable à tout moment alors que l’on tarit les cotisations par le vol du salaire différé ou socialisé, croissance du nombre de retraités...) conduirait lesdits « partenaires », savoir le MEDEF et la CFDT, à augmenter d’eux-mêmes progressivement l’âge de départ, comme ils font déjà pour les complémentaires AGIRC/ARCO. Mais c’est sans doute cela que la CFDT appelait jadis l’ « autogestion », et qu’elle nomme aujourd’hui, à l’allemande, la cogestion : la gestion par les travailleurs eux-mêmes de la régression sociale travestie en « négociation ».

Jean-Pierre Page : Il va de soi qu’il ne faut pas entretenir d’illusions sur la CFDT, il ne s’agit pas d’un ralliement tardif à la lutte. Évidemment son attitude n’est pas indifférente à la détermination du mouvement revendicatif. Toutefois, je pense qu’on ne saurait réduire le rôle de la CFDT à des trahisons mêmes si dans les faits cela peut apparaître souvent comme tel. La CFDT est typiquement un syndicat de collaboration de classes, son antériorité confessionnelle n’y est est sans doute pas étrangère. Elle développe avec Macron et son gouvernement un partenariat complice qu’illustrent maintes déclarations des représentants du gouvernement, du parti au pouvoir, du patronat abondamment relayé par les médias aux ordres de l’Elysée.

Cela dit, la CFDT et Laurent Berger dont on oublie souvent qu’il est le président de la Confédération européenne des syndicats (CES) sont cohérents avec eux-mêmes. Berger est pour la réforme du système de retraites à points voulu par Macron et Bruxelles, il ne s’oppose que sur un sujet, celui de l’âge-pivot à 64 ans.

Pour ma part je pense qu’il y a dans l’apparent revirement de la CFDT, un scénario de sauvetage en faveur de Macron et sa « réforme ». On va probablement mettre en scène un recul du gouvernement sur l’âge-pivot et sur quelques petites améliorations. Cela sera mis au crédit de la CFDT, ce qui permettra de revaloriser son image et celle du syndicalisme réformiste, raisonnable, de propositions et de négociations. Ce sera aussi la preuve de la capacité d’écoute du gouvernement, permettra de sauver le soldat Macron et la politique européenne en matière de retraites des conséquences politiques de ce mouvement de grèves sans précédent dont les gilets jaunes ont été les précurseurs, d’isoler la fraction la plus combative des travailleurs en lutte et des secteurs de la CGT qui défendent des positions de classe.

Cela souligne combien il importe de faire la clarté en permanence sur le rôle des uns et de autres, dans et hors la CGT. La poursuite et le succès de l’action en dépendent. Comme disait Sun Tzu dans L’art de la guerre, « si tu connais ton ennemi et si tu te connais toi même tu ne dois pas craindre le résultat de 100 batailles ». Cela est d’autant plus indispensable que certains dirigeants syndicaux se sont félicités de la décision de la CFDT pour le 17 décembre voyant là sans doute une nouvelle justification de la stratégie de syndicalisme rassemblé. Il faut donc rappeler que la participation de la CFDT fut parallèle et sous une autre forme qu’un appel à manifester aux côtés de la CGT, FO, FSU, UNSA. Son appel à la trêve pour les fêtes de fin d’année même, s’il fut un échec, participe à l’intense propagande médiatique visant à discréditer la grève .Mais par-dessus tout, ce qu’il faut retenir de la décision de la CFDT en faveur du 17 décembre, c’est qu’elle fût sur des objectifs radicalement différents que le retrait pur et simple de la réforme.

Stéphane Sirot : L’opposition de la CFDT à l’« âge pivot » a sans doute eu sur le moment un effet positif vis-à-vis de l’opinion publique : elle a pu convaincre les moins politisés et les plus hésitants de la nature néfaste de cette contre-réforme.

En revanche, elle n’a pas contribué à renforcer la mobilisation sur le terrain : les cheminots CFDT, en décalage avec leur confédération, étaient déjà dans la lutte, tandis que l’appel confédéral à manifester le 17 décembre n’a guère grossi les rangs des cortèges, ni ceux des grévistes. De plus, le positionnement de Laurent Berger, abondamment relayé par les médias dominants, a focalisé une bonne part des débats sur la question de l’« âge pivot », le principe de la retraite par points étant dès lors présenté à l’envi comme une thématique subsidiaire, sinon définitivement actée.

Le syndicalisme de « partenariat social » ou de lobbying défendu par la centrale dite réformiste (ou devrait-on plutôt dire contre-réformiste !) a paru par ailleurs menaçant pour la dynamique de mobilisation dans la mesure où, de toute évidence, ses dirigeants ont tenté, par rencontres et discussions téléphoniques interposées, d’élaborer une échappatoire pour eux-mêmes et le gouvernement. Elle aurait consisté à voir ce dernier lâcher sur l’« âge pivot », de manière à permettre à la CFDT de se désengager tout en faisant valoir un « succès » et en ouvrant pour le pouvoir la perspective d’un affaissement de la grève dans les transports et, donc, d’une mort lente du mouvement social.

Le jusqu’au-boutisme gouvernemental n’a pas pour l’instant permis à ce scénario de se déployer, mais rien ne dit qu’il n’en sera pas ainsi début janvier, avec la reprise des « concertations ».

Autrement dit, l’issue positive d’un mouvement social tel que celui que nous connaissons dépend avant tout de la légitimité des revendications portées et des décisions prises par les assemblées générales de grève, et non de l’unité des confédérations. D’autant plus lorsqu’une partie de ces dernières, à l’instar de la CFDT, mais aussi au plan national de l’UNSA et de la CFTC, ne pensent qu’à contourner les rapports de forces et à échafauder des compromis systématiquement à perte avec des interlocuteurs institutionnels dont, au fond, les exigences sont jugées plus légitimes que celles portées par les salariés en mouvement, soutenus par la majorité des Français.

De surcroît, ce champ syndical contre-réformiste se trouve en grande difficulté. D’une part, il est parfaitement stérile lorsque le « partenaire » gouvernemental ou patronal refuse la main qu’il lui tend. D’autre part, il a vu le syndicalisme cadre se détacher de lui : la CFE-CGC, fait inédit, s’est placée au côté de la contestation et, contrairement à ses habitudes, a appelé à mobiliser et à manifester. Cela contribue à modifier utilement le rapport de forces au sein du champ syndical.

Les tracts syndicaux ne disent rien de la “recommandation” européenne qui somme la France d’instaurer un “régime unique de retraite” pour “faire plusieurs milliards d’économies”. N’est-il pas dommageable à la lutte de faire silence sur la nature de la construction européenne ?

Stéphane Sirot : L’Union européenne ultralibérale est en effet un angle mort du mouvement social. Cela alors même que la contre-réforme des retraites fait partie de la panoplie d’injonctions déployée par les institutions communautaires pour poursuivre le pillage du travail au profit du capital. Il n’est d’ailleurs pas un hasard si l’UE et l’OCDE s’affichent parmi les plus ferventes partisanes de la retraite par points et, in fine, par capitalisation. Il y a là un énorme marché potentiel et un gigantesque gisement de profits.

Ce silence peut s’expliquer par une conjonction de raisons et d’hypothèses. Tout d’abord, il est vrai que les grands mouvements sociaux se développent historiquement dans un cadre national et interpellent directement les décisions de l’Etat, perçu comme le principal responsable et l’interlocuteur directement saisissable. Pour franchir un palier et mettre les choses en perspective, une formalisation du contexte global par les responsables syndicaux, appuyés par des relais politiques, paraît indispensable.

Or, du côté syndical, la mise en cause de la construction européenne n’est plus guère à l’ordre du jour au niveau confédéral. Elle ne l’est pas du tout du côté du champ contre-réformiste ; elle ne l’est que très marginalement et avec moult précautions du côté du syndicalisme de « transformation sociale ». Les uns et les autres étant inclus dans la Confédération européenne des syndicats, ancrée dans une démarche d’accompagnement de la construction libérale de l’Europe, pour au mieux en amortir les chocs, mais sans jamais la remettre structurellement en question. N’est-il d’ailleurs pas significatif de constater que la CES a attendu la journée d’action du 17 décembre pour publier un communiqué de soutien aux syndicats français, c’est-à-dire au moment où la CFDT a appelé à manifester. En revanche, cette même CES a fait silence sur les précédentes journées, dont celle du 5 décembre. En somme, tant que le principal syndicat contre-réformiste n’a pas appelé à rejoindre les cortèges, la CES est demeurée muette. Comme si, au fond, la seule revendication légitime était celle de l’aménagement de la contre-réforme des retraites, et non son abandon.

Du côté politique, plus particulièrement des forces de gauche voire d’extrême-gauche, la critique de la construction européenne manque également très souvent de force et de clarté, quand elle n’est pas strictement identifiée à une forme de nationalisme. Ce qui, au passage, contribue à faire le jeu de l’actuel ordre dominant, qui cherche à organiser l’espace politique, tant au niveau national qu’européen, autour d’un clivage « progressisme » contre « nationalisme ».

Outre l’infirmité critique à laquelle cette situation renvoie, elle est dommageable pour le monde du travail et ses mouvements sociaux. Elle contribue, au fond, à les placer systématiquement sur la défensive, en réaction à de nouvelles et constantes offensives de l’extrême-libéralisme au pouvoir, tout en nourrissant la position d’attente d’une extrême-droite trop contente d’apparaître en alternative majeure à cet extrême-libéralisme. Ce qui rend d’autant plus urgente une sortie de ce schéma mortifère.

Benoit Foucambert : C’est un fait général qui rejoint ce qu’on disait plus tôt. Le capital monopoliste organisé au niveau continental a donné naissance et contrôle l’Union Européenne sur la base de traités qui gravent dans le marbre sa domination. Directives, recommandations et autres règlements européens vont tous dans le même sens, celui des intérêts du grand capital. C’est vrai dans l’énergie (privatisation d’EDF), les transports (privatisation de la SNCF), dans l’Éducation (réformes Blanquer)... mais aussi pour le droit du travail comme pour les retraites. Les lois « travail » El-Khomri-Macron répondaient ainsi aux recommandations européennes, de la même manière qu’aujourd’hui la retraite par points répond aux recommandations de Bruxelles en même temps qu’à celle du MEDEF, les premières étant des « copié-collé » des secondes.

Alors oui, la question européenne doit être intégrée à la réflexion et à l’action syndicales et ne doit en aucun cas constituer un tabou ou un fétiche. Aujourd’hui, ce n’est pas seulement Macron qui attaque les travailleurs, c’est l’ensemble des forces dominantes organisées au niveau national et supranational.

Au lieu d’entretenir je ne sais quel mythe autour d’une Europe sociale introuvable, il aurait par exemple été ô combien utile d’utiliser l’exemple de la lutte victorieuse des travailleurs belges contre la retraite à points il y a deux ans pour se préparer au conflit en France. Tant il est vrai que le souci de la souveraineté des peuples européens, dont le nôtre, ne contredit pas mais complète le souci de déployer la seule Europe qui vaille, celle des luttes.

Si l’on veut gagner sur le fond, il nous faut battre le pouvoir qui nous étrangle. Celui étant organisé au niveau national, mais aussi dans l’UE, nous n’avons pas le choix de lutter ou pas contre cette construction européenne comme l’a d’ailleurs longtemps fait la CGT. Sans oublier bien sûr de développer des liens de luttes avec les travailleurs des autres pays de l’UE qui subissent la même politique de casse sociale généralisée.

Jean-Pierre Page : Il est évident que le silence syndical sur les directives européennes en matière de retraite constitue une faille dans la bataille et par un autre côté un aveu embarrassant, qu’exploitent Macron et son gouvernement. La déclaration de la CES en appui flagrant à la CFDT est significatif. En Belgique la mobilisation sociale et politique a fait échec à la retraite par points, on ne peut donc que s’étonner de voir les confédérations dans la plupart des pays européens n’en tirer aucune conséquence. L’Union européenne veut en fait mettre en place une tombola. Partout où ce système a été imposé, les montants des retraites ont diminué, l’âge-pivot a reculé. En Allemagne le niveau des retraites a baissé de 10% par rapport aux salaires. Le nombre d’Allemands qui vivent en dessous du seuil de pauvreté a été multiplié par deux depuis 1990, de plus en plus de pauvres fréquentent les banques alimentaires, près de trois millions des plus de 65 ans vivent sous le seuil de pauvreté. En Suède souvent citée en exemple, on doit travailler jusqu’à 68,5 ans pour toucher le montant que l’on avait avant la réforme, à 65 ans.

Cette situation catastrophique est connue mais elle n’inquiète pas ce rouage des institutions européennes qu’est la CES, tout simplement parce qu’elle adhère sans restrictions aux finalités de la construction européenne qu’elle se garde bien de critiquer, d’autant qu’elle en dépend financièrement. On n’entend pas plus les directions des confédérations syndicales en Europe, y compris la CGT, s’exprimer sur la nocivité de cette politique qui vise à l’alignement par le bas en développant une précarité à outrance et en cassant les systèmes sociaux.

Il est quand même incroyable que Thierry Breton à peine nommé nouveau commissaire européen interpelle fermement le gouvernement français sur l’absolue mise en œuvre d’un système de retraites à points. Silence dans les rangs syndicaux !

Ainsi, le Programme national de réforme (PNR) qui résume les engagements annuels de Paris vis-à-vis de l’Union européenne, et dont la dernière copie fut remise à Bruxelles en avril 2019, stipule notamment : « l’accès à l’emploi et la revalorisation du travail constituent une priorité, en réformant le marché du travail et en réduisant les charges, en revalorisant les revenus d’activité, et en modernisant les systèmes d’assurance chômage et de retraite ».

On attend encore la réaction des syndicats. Il est vrai, que le récent congrès de la CES a, lui, cru bon de souligner le caractère positif de l’action de la commission de Bruxelles en félicitant Jean-Claude Junker « d’avoir sauvé l’Europe sociale ».

Comment accepter lorsque l’on est syndicaliste CGT de se retrouver sous la coupe de la CES qui est désormais dirigée par le chef de la principale organisation syndicale qui soutient avec la CES la retraite à points ? Sans parler du soutien de Laurent Berger nouveau président de la CES a apporté à l’idée même « d’union sacrée » voulu par Macron et son entourage directement associé à la haute finance des fonds de pensions et assurances privées comme l’a illustré Jean-Paul Delevoye.

Le moment est venu de tirer les conclusions de toutes ces compromissions qui desservent la crédibilité du syndicalisme et de l’action collective. La force du mouvement revendicatif actuel offre une opportunité pour contribuer à « régler le solde de tout compte ».

 

»» https://www.initiative-communiste.fr/articles/luttes/bras-de-fer-socia...

Publié le 05/01/2020

Radio France, une grève sous silence : histoire d’une confiscation

Un texte de Daniel Mermet (site la-bas.org)

Radio France, en finir avec une confiscation

Au bout de quatre semaines, la grève a été suspendue à Radio France [1]. La direction n’a rien concédé sur son plan de 299 suppressions d’emplois. Pour la présidente de Radio France, Sibyle Veil, l’amie de promotion d’Emmanuel Macron lorsqu’ils étaient ensemble à l’ENA, cette agitation est vaine puisqu’il n’y a pas d’alternative. D’ailleurs, cette grève qui s’en soucie ? Dans le fracas social qui secoue le pays, cette mobilisation est passée au deuxième plan. Si les antennes furent silencieuses avec seulement quelques rediffusions imposées par les directions pour contourner la grève, tout cela aura eu peu d’échos. Quelques banderoles, une tribune dans Le Monde [2], une pétition en ligne[Pétition : la radio publique en danger]. La routine en somme...

En écoutant d’un peu plus près, il se pourrait que cette grève ne ressemble pas aux autres et que la banquise commence à craquer sous les pieds des pingouins qui nous gouvernent.

Radio France ne cesse de pavoiser sur ses records d’audience et sur l’attachement de ses millions d’auditeurs quotidiens, dont plus de 6 millions chaque jour pour France Inter. On aurait pu en effet attendre un important soutien de leur part face à ce plan social qui s’accompagne d’une réduction de budget. Il ne s’agit pas là d’un simple ajustement comptable, mais bien de la même politique qui, depuis des années, démantèle systématiquement tout ce qui relève du secteur public afin de « baisser les impôts et assurer la relance ». Mais cette vieille entourloupe pour favoriser les privatisations trompe de moins en moins de monde. On connaît les résultats. Dans les récentes manifestations, on a vu fleurir une inscription : « on a compris ». Santé, éducation, transports, la détérioration des services publics est la préoccupation majeure du pays. Et même, pour la première fois, une majorité de Français disent préférer une amélioration des services publics quitte à payer davantage d’impôts [3].

Et c’est clairement contre ces mesures que le pays se dresse aujourd’hui. Au bout de plus de trente ans, la plaie est profonde. Fins de mois difficiles, précarité, inégalités, absence d’avenir, humiliations sociales face au mépris du pouvoir et de sa bourgeoisie. La pédagogie de la résignation a atteint ses limites, les palliatifs ne font plus effet. Pas besoin d’experts universitaires ni de savants économistes pour parler à la place de ceux qui encaissent quotidiennement. Ils le font eux-mêmes, à leur façon. Social et environnemental, le pourrissement du néolibéralisme s’étale sous nos fenêtres. Dos au mur, le pouvoir n’a plus que la peur et le mensonge pour tenir. Matraquage et enfumage. Mais encore combien de temps ?

La résistance à la réforme des retraites mobilise jusque dans les replis de l’Hexagone, et de nombreux secteurs sont liés à cette lutte, l’hôpital public, l’éducation nationale, les étudiants, les transports, les pompiers, et d’autres encore dans une colère commune.

Or, tout se passe comme si jusque là, la grève de Radio France n’en faisait pas partie. Grève corporatiste ? Grève de nantis ? Les directions n’ont pas manqué de faire rappeler discrètement les avantages des journalistes en CDI avec leurs quatorze semaines de congés. Ce que les grévistes d’ailleurs reconnaissent : « Parmi nous, certains ont des rémunérations enviables », mais c’est sans évoquer la précarité organisée et les nombreux CDD parfaitement illégaux subis souvent pendant des années.

On peut se demander parfois en effet, sur des centaines d’émissions et des milliers d’heures d’antennes, comment les journalistes et les animateurs font pour être aussi mesurés, aussi appliqués, sans déborder jamais, sans un mot plus haut que l’autre. Remarquable surtout chez les humoristes, habiles à ne jamais dépasser les bornes et à toujours se dire « libres » en malin virtuose de l’impertinence inoffensive. Par quel stratagème les directions ont réussi à obtenir une telle docilité sans que rien ne soit jamais formulé explicitement ?

La recette est toute simple.

Règle d’or : diviser.
Pour cela vous créez deux catégories de personnel.

D’une part une catégorie bien traitée, bien nourrie, le poil brillant qui se soumettra à vos pieds pour ne pas perdre son confort.
D’autre part, au contraire, une catégorie précarisée, plus efflanquée, plus apeurée et qui se soumettra tout autant.

Première catégorie :

De bonnes conditions de travail en CDI, des « rémunérations enviables » et un certain prestige social. Des conditions qu’ils seront enclins à conserver, sans la moindre envie de mordre la main qui les nourrit. Ils intérioriseront leur rôle avec zèle et loyauté toujours du bon côté du manche. En cas de déviance, si par malheur l’un d’eux se fourvoyait vers un journalisme trop « engagé », vous les mettrez au placard. Il conserve sa situation mais il est écarté vers des tâches subalternes ou même plus de tâche du tout.

Ces choses-là se font en silence. Tout est bien cloisonné dans la maison ronde. On sait parler mais on sait aussi se taire. Ainsi en novembre 2017, il aura fallu l’affaire Weinstein et « me-too » pour qu’une vedette de France Inter soit accusée de harcèlement sexuel [4] et de tentative de viol au bout d’un silence de trente ans. Suite à des enquêtes du Monde et de Médiapart, quatre femmes journalistes de Radio France témoignaient pour abus sexuel contre le journaliste Patrice Bertin, longtemps animateur vedette du 19 heure, chef de l’information de France Inter puis conseiller spécial du président Mathieu Gallet. La rumeur rampait depuis longtemps mais nul dans la rédaction n’avait osé enquêter sur ce haut personnage, dans la crainte de représailles.

Deuxième catégorie :

Les précaires. Faire des CDD à répétition en toute illégalité mais que les salariés n’osent pas dénoncer dans la crainte de n’être pas repris. La plupart des animateurs des programmes sont soumis à cette précarité qui les conduits à une docilité dont quelques-uns ont bien du mal à s’accommoder. Avec ce chantage, depuis longtemps, Radio France viole tranquillement le droit du travail et abuse du système des intermittents du spectacle. Scandale régulièrement dénoncé, régulièrement oublié.

Cette docilité structurelle est évidemment incompatible avec le journalisme, comme avec les fameuses grandes missions dont les directeurs se gargarisent dans leur discours de rentrée, « Informer, Eduquer, Distraire ».

Cette docilité insidieuse est une censure tout aussi efficace que le contrôle que pouvait exercer le ministère de l’information dans les années 60 avec Peyrefitte et ses grandes oreilles.

Docilité qui plombe et édulcore chaque jour des sons et des sens diffusés par cette énorme fabrique de l’opinion en direction de quinze millions d’auditeurs, quinze millions de paires d’oreilles chaque jour.

La Maison de la Radio a été inaugurée le 14 décembre 1963 par le Général de Gaulle.

Le soulèvement des « gilets jaunes » a beaucoup contrarié ceux qui parlent du peuple à la place du peuple. Que cette canaille s’en prenne aux beaux quartiers a suscité la rage des propriétaires des grands médias. En retour, leurs journalistes ont été pris à partie. Certains reporters se sont même faits accompagner par des agents de sécurité dans les manifestations. Oui, les chiens de garde ont eu recours à des chiens de garde. Il n’est pas surprenant que les médias ouvertement au service du pouvoir comme BFM TV, RMC, LCI soient combattus et rejetés, mais Radio France ? Dans la même défiance, dans le même sac ? Vraiment ?

C’est ce qu’affirmait l’animateur vedette de France Inter, Nicolas Demorand, évoquant la défiance des Français envers les médias : « un gouffre qui s’est ouvert – et qui est de plus en plus large – entre des publics qui, autrefois, écoutaient, croyaient ce que pouvaient faire des journalistes, quels qu’ils soient (à la télé, à la radio, en presse écrite). (…) L’énorme problème démocratique, il est devant nous. Et personne n’a encore la clef. » Et sa partenaire Lea Salamé confirmait ce triste constat : « on est détesté, on est conspué, on est critiqué… »

Ici, le public consterné frissonne et s’inquiète.

Leur faudrait-il aussi des gardes du corps si – phénomène peu envisageable – les deux vedettes de France Inter s’aventuraient, micro en main, en reportage au contact des gens de la rue entre black blocs et merguez ?

Pourtant, la clef n’est peut être pas si loin.

Régulièrement, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) publie un rapport sur la représentation de la société française à la télévision et à la radio. Et c’est à chaque fois pour constater l’énorme écart de représentation entre les catégories sociales. Ainsi, les cadres supérieurs sont quinze fois plus représentés que les ouvriers. Les CSP+ représentent 74 % des personnes à l’antenne, alors qu’ils ne représentent que 27 % de la population. Les CSP+ étant la catégorie socioprofessionnelle des plus favorisés en France. Alors que les ouvriers, qui constituent 12 % de la population, ne représentent que 4 % des personnes qui apparaissent dans ces médias. Et encore, si les ouvriers et les employés sont visibles, c’est dans les émissions de jeux ou dans les émissions de télé-réalité, et non pas sur ces hauts-plateaux où l’on parle de Spinoza ou d’intelligence artificielle.

Ce rapport du peu gauchiste CSA nous apprend que les jeunes de moins de 20 ans, qui sont 24 % de la population, n’apparaissent qu’à hauteur de 10 %. Les plus de 65 ans, qui sont 20 % de la population, ne sont que 5 % à l’antenne. Et les handicapés ? Sachant que 20 % de la population est porteuse d’un handicap visible ou invisible, la représentation des handicapés est de 0,7 % [5].

Ainsi, les médias donnent une image en décalage complet avec la structure sociale réelle, une image totalement déformée de la société. Toute une partie reste dans l’ombre, sans visibilité, sans image. C’est ce qui est arrivé aux « gilets jaunes », cette classe populaire que les sondeurs appellent « CSP- ». Laurence Bloch, la directrice de France Inter, est fière d’annoncer partout que sa radio est « en tête sur les CSP+ ». C’est en effet cette classe supérieure qui est la cible convoitée, bien différenciée d’un vulgaire public populaire. L’ancien directeur, Philippe Val, dont Laurence Bloch fut la fidèle assistante, l’affirmait clairement : « ça se mérite, France Inter. Ce n’est pas beauf, pas démago, pas vulgaire. » Il assumait ce mépris de classe en ajoutant : « la meute m’emmerde, et je l’emmerde  [6] ».

On peut reprendre ici un message que nous a envoyé en décembre 2013 un auditeur de Marseille qui mettait en évidence l’élitisme de cette radio :

« C’est une radio généraliste, donc elle est censée traiter de tous les sujets. J’ai passé en revue pas moins de 55 émissions différentes. Si l’on exclut les tranches d’information, on s’aperçoit vite que presque tous les programmes sont au service exclusif de l’industrie culturelle. Si vous êtes chanteur, musicien, acteur, metteur en scène, écrivain, vous avez une petite chance que l’on parle de vous ou de votre univers artistique. Pas moins de dix émissions sur la musique, au moins huit magazines multiculturels, le cinéma, le théâtre sont gâtés, mais la science, l’histoire, l’économie ne sont pas oubliées, de même que nos amis les bêtes, la grande cuisine et le sexe à minuit. L’auditeur cultivé et diplômé est donc choyé. Mais les sujets qui préoccupent au plus haut point les citoyens ont-ils leurs émissions ? Quid de l’emploi et du travail, de la santé et de la protection sociale, du logement par exemple ? Ah si, le dimanche, entre 13h20 et 13h30, le magazine Périphéries traite de la banlieue et de ceux qui y vivent ! La voix est libre, mais l’élitisme la rend inaudible au plus grand nombre. »

Depuis ce message, Périphéries a été supprimée et n’a pas été remplacée. De même que l’émission Comme un bruit qui court, jugée trop politique et trop engagée. « Un tract de la CGT », trop près des « gilets jaunes » selon la direction.

Un autre auditeur affirmait qu’un étudiant en sociologie qui aurait pour sujet « la bourgeoisie culturelle parisienne » pourrait faire toute son étude en écoutant seulement France Inter une journée, à travers ceux qui parlent et ce dont ils parlent, c’est-à-dire leur univers culturel, leurs codes, leur monde social. Même milieux, même formatage, même certitude ingénue : « Personne ne me censure, je suis libre de dire ce que je veux. » Un monde social homogène si imbu de lui-même qu’il ne se voit même pas comme un monde social parmi d’autres mondes sociaux.

Faut-il comprendre que la France qui écoute Radio France n’est pas la France qui manifeste aujourd’hui ? Celle qui grogne, celle qui casse, celle qui prend les usagers en otage, celle de privilégiés avec leurs régimes spéciaux, celle des beaufs et des bidochons, celle des aides-soignantes forcément admirables et des ouvriers forcément pittoresques, celle qui voudrait juste dîner chez Flunch une fois par mois en famille, celle des retraités sans dents, celle des petits profs au bout du rouleau et au bout d’une corde, oui, pour cette France-là, celle que le service public représente si mal et soutient si peu, ce service public peut-il attendre un grand soutien lorsqu’il se met en grève ? C’est un rejet injuste bien sûr, un amalgame moche entre les bobos bronzés en terrasse et les autres, ces catégories de personnel qui voient rétrécir et s’effilocher chaque jour entre leurs mains cette « mission de service public » qui donnaient fierté et sens à leurs vies.

Venu du groupe Lagardère en 2006, c’est Frédéric Schlesinger qui a imposé une stratégie de marketing à France Inter. Comme dans n’importe quelle entreprise commerciale, la cible est visée, analysée, sondée, les goûts et la demande de distinction de cette clientèle sont parfaitement identifiés. Un public urbain, diplômé, classe moyenne supérieure, CSP+, bourgeoisie de gauche comme de droite, moyenne d’âge 55 ans. Une parfaite réussite, carton plein.

Mais les autres ? Les bas morceaux ?

La fracture sociale en France se double d’une fracture culturelle béante. Le film de Ladj Ly, Les Misérables, montre cette ségrégation avec force. La radio est un formidable moyen pour développer une culture populaire et émancipatrice à l’échelle du pays, par des canaux hertziens ou numériques selon des langages nouveaux à inventer. Radio France en a les moyens humains et techniques. Et c’est même sa mission, selon le propre cahier des charges de la société publique : « elle veille à ce que ses programmes donnent une image la plus réaliste possible de la société française dans toute sa diversité. Elle accorde également une attention particulière au traitement à l’antenne des différentes composantes de la population. [7] »

Née de la Résistance et de l’esprit du CNR en 1944, Radio France, après bien des tribulations, reste encore malgré tout un véritable service public qui, grâce à son financement par la redevance, n’a pas le profit pour but.

Relisez ces mots : « n’a pas le profit pour but » . C’est là encore une chance qui doit être défendue et utilisée. Cette grève montre comment Radio France – et notamment France Inter – a été confisquée par une classe sociale au détriment et au mépris des autres catégories, surtout populaires. C’est un scandale qui perdure, mais rien n’est perdu, c’est un enjeu politique essentiel mais qui intéresse bien peu le monde intellectuel et artistique. Un monde qui se montre bien peu critique envers Radio France. Même les plus radicaux, les plus rebelles, les plus engagés ne trouvent pas la moindre critique à émettre. Chacun vient là pour la promotion de soi-même et de son petit ou grand produit culturel et on ne crache pas dans la soupe, que voulez-vous. De même pour la classe politique. Rares et coûteuses sont les incartades. De même pour le monde médiatique, même celui qui est si libre et si indépendant. Une citation dans la revue de presse est une jolie promotion, donc…

Au lieu de réduire les budgets et les emplois, au lieu même de se contenter de défendre les acquis, il faut au contraire investir pour lancer des programmes inventifs vers des publics en friche, écouter, comprendre, faire écouter, faire comprendre, tendre autant de miroirs, montrer d’autres mondes ici comme là-bas, et non pas à une seule classe déjà repue.

Pour des millions d’auditeurs, c’est là que leur cœur s’est ouvert, c’est là que se fabrique leur vision du monde, celle qui leur est donnée est hémiplégique. C’est un scandale qui perdure mais rien n’est perdu. Aujourd’hui encore, la qualité des personnels et des équipements permettrait de redéployer une diversité éditoriale et de retrouver un souffle d’émancipation pour tous..

De l’intérieur comme de l’extérieur, de chaque côté du transistor, il faut mettre un terme à cette confiscation.

Daniel MERMET

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Publié le 04/01/2020

Cette solidarité qui réchauffe les cheminots

 

Maud Vergnol (site humanite.fr)

 

Les grévistes de la SNCF écrivent l’un des plus longs chapitres du mouvement social depuis Mai 68. Soutenus par l’opinion, ils s’organisent pour tenir jusqu’au retrait de la réforme. Reportage de réveillon en gare d’Austerlitz.

Vingt-sept jours qu’ils tiennent leur piquet de grève. Ce 31 décembre, sous un froid glacial, la valse des valises a commencé à l’aube dans les allées ventées de la gare d’Austerlitz, à Paris. À quelques heures de la nouvelle année, les mots de soutien des usagers sont chaleureux. « C’est ce qui nous donne la force de continuer, confie Safia, un grand sourire aux lèvres. Malgré la violence de la propagande du gouvernement, l’opinion publique continue de nous soutenir. » Cette quarantenaire, opératrice de maintenance, est en grève depuis le début du mouvement. « On va y arriver ! On s’organise pour tenir bon, rien ne nous fera lâcher. C’est trop grave, l’avenir qu’ils préparent à nos enfants ! » Dans le local syndical de la CGT, décoré de guirlandes lumineuses et tapissé de photos de luttes, on s’affaire à préparer l’apéro solidaire du réveillon. « Ouah ! tu nous as amené du foie gras ! » Simon, aiguilleur de 30 ans, se félicite de ce moment convivial. « On prend soin les uns des autres, car vous savez, c’est dur, la grève ! On enchaîne les piquets à 5 heures, les assemblées générales, les rencontres avec les usagers… Mais on est déterminés à aller jusqu’au bout. On va aller la chercher avec les dents, cette victoire ! » 

« Tu as vu, on a battu votre record ! On a fait mieux que 95 ! »

Autour de Philippe Martinez, venu les encourager, on discute des suites du mouvement. Le secrétaire général de la CGT a un mot pour chacun. « Vous n’êtes pas seuls ! On n’est pas seuls ! Malgré cette période de vacances, samedi dernier, un 28 décembre, des dizaines de milliers de manifestants, toutes professions confondues, se sont rassemblés, c’est du jamais -vu ! Notre position, c’est le retrait. On lâche rien ! » Tonnerre d’applaudissements chez les cheminots. Parmi eux M’Hamed, 34 ans, père de deux enfants, en ressort plus déterminé que jamais. « On s’est organisés avec ma femme pour pouvoir tenir financièrement. Si on doit manger des pâtes pendant un moins encore, on le fera. On trouve toujours une solution. » Opérateur de maintenance, il a intégré la SNCF en 2012 et mené la grève du printemps de 2018 pour refuser le changement de statut de la SNCF. « Cette fois, c’est différent. Tout le monde se sent concerné. L’opinion a pris conscience que c’est tout un choix de société qui se cache derrière cette réforme. Nous, on veut de la solidarité, la répartition des richesses. On étouffe depuis trop longtemps. On peut gagner ! »

Un « ancien » vient de pousser la porte du local syndical. « Tu as vu, on a battu votre record ! On a fait mieux que 95 ! » lui lance un jeune militant. Le mouvement est même en passe de devenir le plus long conflit social en France depuis Mai 68. « On vit un moment historique  », estime aussi Farouk, 37 ans, rentré cette année à la SNCF. «  J’ai vite compris qu’il fallait se syndiquer pour ne pas rester isolé. La CGT, c’est celle que le pouvoir attaque tout le temps. Ça veut dire qu’elle les dérange. Donc, c’est là qu’il faut être ! » tranche le jeune syndicaliste.

Depuis hier, la SNCF est devenue une société anonyme et les futurs salariés ne seront plus embauchés au statut de cheminot. En pleine grève, cette étape clef de la « réforme » ferroviaire de 2018 passerait presque inaperçue. Alors, le 31 décembre, un peu partout en France, des militants ont symboliquement orchestré l’enterrement de l’entreprise publique, comme à la gare de Lyon, avec la crémation d’un cercueil noir sur lequel on pouvait lire « SNCF 1938-2019 ». Mais l’heure est à écrire l’avenir. À Austerlitz, on prépare déjà l’agenda des actions pour la semaine prochaine, avec une seule idée en tête, « tenir jusqu’au retrait ».

 

Maud Vergnol

Publoé le 03/01/2020

Derrière les annonces…

  (site monde-diplomatique.fr)

 

Pas de retraite au-dessous de 1 000 euros

La déclaration a fait de l’effet : le premier ministre Édouard Philippe a promis de porter la pension minimale à 85 % du smic à partir de 2022. En fait, la mesure figure dans la loi… de 2003. Le gouvernement ne fait donc qu’appliquer (enfin) les textes votés par le Parlement. Et encore : il faudrait porter cette pension de base à 1 023 euros dès maintenant si on voulait rattraper le retard. Non seulement il n’y aura aucun effet rétroactif, mais cette augmentation ne concernera que les nouveaux retraités, qui devront avoir quarante-deux années de cotisations pour y prétendre. Enfin, l’allocation de solidarité aux personnes âgées (le « minimum vieillesse »), pour les personnes ayant peu ou pas cotisé, atteint seulement 903 euros au 1er janvier 2020.

« Clause du grand-père »

La réforme est si bénéfique pour la population que le gouvernement a retardé le basculement total du système dans le régime unique à points à… 2037 : c’est la « clause du grand-père », qui fait cohabiter dans une même entreprise des salariés effectuant des tâches similaires, mais avec des droits amoindris pour les plus jeunes. De quoi alimenter la guerre des générations. Le système actuel est conservé pour les personnes nées avant 1975 (mais avec un recul de l’âge de départ), et non avant 1963 comme le voulait M. Jean-Paul Delevoye. Les personnes nées après 1975 et qui travaillent déjà verront leurs droits actuels convertis en points, selon des modalités qu’on ignore encore. Enfin, ceux qui commenceront à travailler en 2022 subiront la réforme de plein fouet : ils travailleront plus longtemps et auront moins de droits.

Femmes et mères

« Les femmes seront les grandes gagnantes », assure le premier ministre. En fait, les mères y perdront… mais un peu moins. Elles bénéficieront d’une augmentation de leur pension de 5 % pour chaque enfant, avec une prime de 2 % pour le troisième et les suivants. Soit 17 % pour trois enfants, applicables au choix à l’homme ou à la femme… contre 10 % à la mère et au père (soit 20 % à deux) actuellement. En outre, les hommes étant en général mieux payés, le plus probable est que les couples choisiront d’appliquer l’augmentation au salaire du père, pénalisant les mères.

Avant la réforme, un enfant permettait de valider huit trimestres pour les femmes travaillant dans le privé, et quatre (parfois deux) dans la fonction publique — un avantage non négligeable pour les salariées n’ayant pas une carrière complète (quarante-deux ans de cotisation). Cela ne sera plus le cas. Les mères auront le choix : travailler plus longtemps ou voir leur retraite baisser. La régression est d’autant plus forte que le montant de la pension sera calculé sur l’ensemble de la carrière (et non plus sur les vingt-cinq meilleures années). Les pensions des femmes sont déjà en moyenne inférieures de 42 % à celles des hommes, selon les données du ministère des affaires sociales, alors que les différences de salaire atteignent 23 %.

Pénibilité

Le premier ministre promet de tenir compte de la pénibilité du travail en permettant à ceux qui en sont victimes de « partir deux ans plus tôt à la retraite » ou de travailler à mi-temps pendant trois ans avant la date de départ. Les aides-soignants et les infirmiers seraient concernés.

Certes mais, comme l’âge de départ à la retraite avec une pension complète est reculé de deux ans… ce qui est acquis d’un côté est repris de l’autre. Il faut rappeler que le décret d’octobre 2014, qui instaurait un compte pénibilité fondé sur dix critères, a été remis en cause par les ordonnances Macron de 2017, qui en ont évacué quatre. Un ouvrier maniant le marteau-piqueur à longueur de journée n’en bénéficie pas.

Âge pivot ou âge d’équilibre

L’âge légal de départ (62 ans) n’est pas remis en cause, mais il ne donne plus droit à une pension complète, même si on a toutes les années requises (quarante-deux ans, quarante-trois ans…). Il faut attendre 64 ans. Sinon, une décote sera appliquée à vie. Selon le rapport Delevoye, elle serait de 5 % chaque année (soit 10 % si on part à 62 ans).

Les points

Dans le système actuel, il faut travailler un trimestre (ou l’équivalent) pour ouvrir des droits. Avec le système à points, la première heure travaillée compte. De prime abord, cela peut paraître avantageux. Mais le montant des pensions ne sera plus calculé à partir du salaire moyen des vingt-cinq meilleures années de travail : il prendra en compte toute la carrière, y compris les petits boulots de la jeunesse.

De plus, le montant de la pension touchée à la fin n’est pas prévisible, même si l’on connaît le nombre de points accumulés. Cela dépendra du nombre de points que l’on peut obtenir avec un salaire, et de la valeur du point au moment du départ à la retraite. Imaginons que, avec 100 euros, on puisse acheter 10 points, qui entraînent 5,50 euros de rente annuelle. Dans le projet actuel, la valeur du point n’est pas sanctuarisée. Le gouvernement peut donc décider que, avec ces 100 euros et ces 10 points, la rente sera réduite à 4,95 euros. Il peut aussi jouer sur la valeur d’achat. Avec ces 100 euros, on peut n’avoir que 9 points — la valeur de chaque point ne bouge pas, mais la rente est ramenée à 4,95 euros. Au total, le rendement du point aura baissé. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé avec les retraites complémentaires (Agirc-Arrco), dont le taux de rendement est passé de 16 % au milieu des années 1960 à 7,15 % en 2000 et à 5,99 % en 2018 !

Dans son projet, le premier ministre promet que le montant du point sera « fixé par les partenaires sociaux, sous contrôle du Parlement ». Ce n’est pas une garantie. Les reculs sur les complémentaires ont été négociés par des syndicats comme la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et Force ouvrière (FO).

Fonctionnaires pénalisés

Jusqu’à présent, la retraite des fonctionnaires était calculée sur la moyenne des six derniers mois de salaire, hors primes, et en représentait environ 75 %. Pour mettre en place le système à points, le gouvernement veut prendre en compte l’ensemble de la carrière. Mais il intégrerait dans le calcul les primes, qui s’élèvent en moyenne à 23 % du traitement. Ce chiffre recouvre de fortes inégalités selon les professions. Ainsi, pour les professeurs des écoles, la prime n’est que de 9 %, en moyenne, et son intégration ne suffira pas à compenser la perte engendrée par le nouveau mode de calcul. La chute sera d’autant plus forte que leur rémunération est bloquée depuis des années.

Publié le 22/12/2019

Le gouvernement en briseur de grève

Stéphane Guerrad (site humanite.fr)

 

Confronté à un rejet grandissant de son projet de réforme des retraites, l’exécutif mise sur les quelques propositions de modulation, énoncés jeudi soir, pour diviser le front du refus. Les cheminots se retrouvent au centre de cette stratégie... Avec la CGT dans le rôle du grand méchant.

 

1. La stratégie du gouvernement

Y aura-t-il une trêve à Noël ? C’est clairement l’objectif du gouvernement, qui mise sur ses propositions de points d’aménagement de sa réforme des retraites, pour obtenir la fin des débrayages, singulièrement  auprès des cheminots. Le Premier ministre Edouard Philippe a ainsi "appelé à la responsabilité de chacun pour permettre aux millions de Français qui le souhaitent de rejoindre leurs familles en cette fin d'année".

Ce vendredi matin, l’exécutif faisait valoir des « améliorations » à la SNCF. En réalité, le trafic des trains est à peu près similaire à celui des jours précédents,  avec la moitié des TGV et un Transilien sur quatre "en moyenne" en circulation. Même stratégie de communication concernant la RATP, où la direction de la « régie » annonçait une "amélioration globale" qui, exceptée pour les tramways, demeurent cependant à l’image des jours précédents. 

La trêve complète espérée par Edouard Philippe pour les fêtes paraît cependant hors de portée: si l'Unsa ferroviaire, deuxième syndicat de la SNCF, a invité jeudi à "une pause pour les vacances", la CGT-Cheminots et SUD-Rail, première et troisième fédérations syndicales de la compagnie, ne partagent pas cet avis et appellent à poursuivre le mouvement. La CFDT-Cheminots, quatrième organisation, devait consulter ses instances vendredi matin pour prendre une décision.

 

2. Les propositions du gouvernement

Celles-ci sont faibles au vu des revendications et propositions formulées par les organisations syndicales. Jeudi soir, au sortir de la réunion multilatérale avec les représentants patronaux et des travailleurs, Edouard Philippe a réaffirmé sa mesure d’âge pivot qui, à terme, sera fixée à 64 ans, puisqu’il a refusé les deux autres options : une "baisse des pensions" ou une augmentation des cotisations. "Ça ne veut pas dire qu'il n'y aurait que l'âge d'équilibre" comme mesure budgétaire. "Il y a des marges de manœuvre, elles ne sont pas immenses, nous le savons tous, mais elles existent: je propose et je redis ma proposition aux organisations syndicales d'en discuter" en janvier, a-t-il ajouté.

D’autres propositions ont été mises sur la table, sans annonce tangible :

-prise en compte "plus généreuse" de la pénibilité

-«  main tendue » sur la retraite progressive pour les fonctionnaires

- "améliorations" concernant le minimum de pension,

-progressivité de la réforme des régimes spéciaux.

Edouard Philippe a annoncé qu'il réunirait à nouveau les partenaires sociaux dans "les premiers jours de janvier" pour discuter de ces sujets. "Dès les premiers jours de janvier avec le secrétaire d'État (Laurent Pietraszewski), nous consulterons les partenaires sociaux et je proposerai, mi-janvier, une méthode qui nous permettra soit d'atteindre un accord qui pourrait se substituer à la solution que j'ai proposée, soit, à tout le moins, d'améliorer celle-ci en tenant compte des propositions des syndicats", a-t-il déclaré.

 

 

3. Ce que dit Philippe Martinez pour la CGT

Au lendemain de la rencontre à Matignon où il a annoncé une nouvelle journée d'action interprofessionnelle et intersyndicale nationale le 9 janvier, le secrétaire général de la CGT, a estimé sur LCI que le Premier ministre, Edouard Philippe "n'a pas, lui, décrété la trêve puisqu'il maintient son projet". Au contraire, "je trouve que le gouvernement jette de l'huile sur le feu", a-t-il ajouté, citant la "communication gouvernementale (qui) met les cheminots en porte-à-faux".

"Il y a dix jours c'était « on empêche les Français de partir à Noël », et d'un seul coup on a basculé en disant « ne vous inquiétez pas, on a repris les choses en main et tous ceux qui ont un billet pourront partir »". Mais "pour tenir les promesses des ministres (...) on a dégagé les enfants (non accompagnés, ndlr) pour assurer de la place pour les adultes, qui d'ailleurs paient leurs billets beaucoup plus cher. (…) Ca, c'est jeter de l'huile sur le feu, et c'est en permanence. » Idem pour les salariés de l'industrie électrique, qui ont revendiqué plusieurs coupures de courant ces derniers jours : "Ils sont traités de tous les mots par le gouvernement", mais "ce sont les mêmes qui sont en train de dépanner et de remettre le courant" après chaque intempérie, a-t-il rappelé. Ce sont aussi "les mêmes qui rétablissent le courant (...) à des gens qui n'ont pas les moyens de se le payer", bien "que ce soit illégal", ce dont le patron de la CGT s'est dit "fier".

 

 

3. Ce que dit Philippe Veyrier pour Force ouvrière

Pour le secrétaire général de Force ouvrière, qui appelle lui aussi à la mobilisation du 9 janvier, Emmanuel Macron "doit prendre la parole pour dire « on fait pause, on appuie sur le bouton stop, on revient autour de la table sans préalables »". "Nous avons fait des revendications très précises et détaillées, mais elles n'ont rien à voir avec le projet du gouvernement de régime universel par points", a dit le secrétaire général du troisième syndicat français, qui a le "sentiment qu'on est entré dans des considérations qui pensent aux élections à venir, aux municipales, aux sénatoriales ou (à la) présidentielle. On essaie de montrer les muscles de tous les côtés, sur l'âge. Il est temps de sortir de ce schéma". Quant au sujet de la trêve de Noël : "Je sais très bien que la grève gêne, que beaucoup sont en difficulté, je le comprends, mais nous serons en grave difficulté sur les droits à la retraite demain."

 

3. Ce que pense Laurent Berger pour la CFDT

Le secrétaire général de la CFDT, a assuré vendredi sur France Inter que, selon le Premier ministre, « on pouvait imaginer un cocktail de mesures et il a évoqué notamment cette possibilité de cotisations (...). C'est encore sur la table". Une proposition qui tient à cœur du leader syndical : "J’ai sorti cette idée des cotisations (...) parce que j'en avais assez d'entendre que comme il y a un déficit, il faut demander aux gens de travailler plus longtemps. Je dis non. Il y a aussi les cotisations. J'ai reçu une flambée de contestations, de la part du patronat, notamment".

Il a de nouveau affirmé que "les mesures d'équilibre de court terme ne sont pas absolument nécessaires.  Je veux que l'âge pivot soit retiré de cette réforme". Laurent Berger a globalement noté "des ouvertures" et "une volonté de dialogue" sur le minimum de pension, le travail de nuit et la pénibilité en général, mais sur l'âge pivot, Laurent Berger a "senti une grande détermination à le faire". "Ce qui est sûr, c'est qu'il peut y avoir un compromis et je le souhaite. Le Premier ministre a essayé d'ouvrir la porte", a-t-il dit.

Si la CFDT n’appelle pas à la mobilisation du 9 janvier, elle envisage une autre forme d’action visant à « aller interpeller des parlementaires dès la première semaine de janvier", à partir du 6, mais aussi de "proposer aux citoyens de se mobiliser, pourquoi pas un samedi" de manière "festive", juste avant la présentation le 22 janvier du projet de loi en Conseil des ministres.

 

4. Ce que dit l’UNSA

Dans un communiqué publié ce vendredi matin, l’union syndicale « prend acte d’ouvertures qui rejoignent nos propositions, sur la pénibilité (fonction publique et travail de nuit), le minimum de pension (« l’UNSA maintient sa demande que ce minimum soit porté au niveau du SMIC », les fins de carrière (élargie à la Fonction publique), les régimes spécifiques et les adroits acquis. Sur ce dernier point, le syndicat note que «le Premier ministre s’est montré ouvert à un mécanisme avancé par l’UNSA plus favorable, notamment dans la Fonction publique, un calcul des droits sur les 6 derniers mois d’une carrière, proratisé au temps travaillé jusqu’en 2025. Cela fera l’objet d’un nouveau chantier de négociations ». Mais elle prend aussi acte de la persistance de l’âge pivot dans le projet gouvernemental. « Pour l’UNSA, si l’équilibre du régime par répartition est important, nous contestons son urgence et l’option choisie. Les modalités proposées aujourd’hui par l’exécutif sont donc inacceptables ».

L’UNSA rejoindra les modes d’action alternatifs proposés par la CFDT à la rentrée. « En revanche, si le gouvernement s’obstinait sur la mesure paramétrique frappant les salariés dès 2022 et si les réponses attendues sur les autres sujets n’étaient pas au rendez-vous, l’UNSA amplifiera sa mobilisation », précise-t-elle.

Publié le 21/12/2019

Retraites. Voyage au cœur de cette France qui soutient les grévistes

Cyprien Boganda (site humanite.fr)

 

Caisses de grève, repas solidaires, messages de soutien… Sur tout le territoire, et à mille lieues du matraquage médiatique, des citoyens viennent en aide à celles et ceux qui font le choix de la grève. L’Humanité leur donne la parole.

Il n’a rien du militant chevronné, ni du vieux briscard de manifs. Baptiste (1), ingénieur devenu cadre dans la finance, évolue même dans un milieu qui part volontiers en guerre contre les « preneurs d’otages » de la SNCF et affiche un soutien sans faille au gouvernement. Pourtant, le quadra a décidé de signer un chèque de soutien aux grévistes. « J’ai donné l’équivalent d’une journée de salaire (soit 290 euros), raconte-t-il. Cette réforme prétend “universaliser” le régime de retraite, mais elle va le faire par le bas. Il n’est pas nécessaire d’être polytechnicien pour comprendre qu’en calculant les pensions sur l’ensemble de la carrière, et non sur les meilleures années, le niveau des retraites va diminuer ! »

Des jeunes, des repas festifs et des dizaines de milliers d’euros

Baptiste admet que son combat ne rencontre pas beaucoup d’écho dans son milieu : « Dans le monde de la finance, beaucoup te disent : “Nous, on est des doers (des gens qui font, en anglais), on n’est pas là pour manifester.” » Mais il ne mange pas de ce pain-là. Lui a fait sa crise de conscience en plein krach de 2008, à l’époque où les promesses de la finance folle se sont évaporées en même temps que les milliards de créances pourries. Depuis, Baptiste dévore des auteurs de gauche, médite sur le capitalisme et participe à un collectif de cadres engagés, les Infiltrés (2). « Dans ce réseau, je connais des gens qui ont donné trois fois aux caisses de grève, raconte-t-il. Heureusement que les cheminots sont là pour mener la lutte, sinon nous irions dans le mur. »

À rebours de certains discours médiatiques qui campent une France « prise en otage », des gens se mobilisent partout en faveur du mouvement social. La plupart des enquêtes d’opinion montrent que depuis début décembre une grosse majorité de sondés – jusqu’à plus de 60 %, selon certains instituts – soutiennent la mobilisation.

Les caisses de grève fleurissent comme à chaque mouvement social, dans les entreprises ou les unions départementales des syndicats, mais, cette fois-ci, l’élan semble plus important que d’habitude. La CGT Info’Com, par exemple, assure avoir collecté plus de 600 000 euros depuis décembre, grâce à quelque 10 000 donateurs. Par ailleurs, certaines initiatives sortent de l’ordinaire. Un collectif de joueurs de jeux vidéo a décidé de lancer un « stream reconductible » : ils se filment 24 heures sur 24 en train de jouer, proposent quiz et émissions, et incitent les internautes à envoyer des dons qui seront reversés aux grévistes. Usul, youtubeur célèbre et marxiste revendiqué, raconte avec humour : « Quelqu’un nous a soufflé l’idée et tout s’est réglé en 36 heures. C’est ça, la start-up nation ! Ce qui est étonnant, c’est que beaucoup de jeunes participent. Cela casse l’idée selon laquelle ces derniers auraient définitivement tourné le dos aux syndicats, jugés “ringards”. » À ce jour, les « gamers » ont collecté environ 90 000 euros.

Les initiatives ne se limitent pas à la région parisienne. En Indre-et-Loire, plusieurs fermes ont décidé de distribuer de la nourriture aux grévistes. Mathieu Lersteau, paysan boulanger et membre de la Confédération paysanne, juge naturel de « se mettre au service du mouvement social » : « Deux fois par semaine, nous livrons du pain au comité d’entreprise de la SNCF, à Saint-Pierre-des-Corps, ainsi que plusieurs produits de la ferme : œufs, miel, rillettes, légumes, bière, etc. Une dizaine de fermes mènent des initiatives similaires sur le département et nous aimerions élargir le mouvement ailleurs en France. » Toutes ces denrées viennent alimenter des gueuletons festifs, organisés parfois en fin de manifestation. « Mardi dernier, on a organisé un grand repas populaire dans les rues de Tours avec ce qui restait, raconte Ludovic Dalus, cheminot gréviste et syndiqué CGT. 200 personnes en ont profité, dont de nombreux manifestants mais aussi des SDF. »

« Ces marques de sympathie nous remontent le moral »

Et puis, à côté de toutes ces initiatives « matérielles », il y a ces messages de soutien, parfois inattendus, qui mettent du baume au cœur. Jean-Christophe Delprat, secrétaire général SUD RATP, raconte avoir reçu des textos de copains d’enfance, perdus de vue depuis des années mais qui l’avaient vu passer à la télé : « L’un bosse chez Coca-Cola, l’autre chez Veolia. En substance, ils m’ont dit : “On ne peut pas faire grève, mais cette réforme est pourrie. Tiens bon, on te soutient !” »

Prof d’histoire-géo au lycée Voltaire (Paris), Juliette se dit agréablement surprise des réactions suscitées par la grève des enseignants : « J’ai eu quelques prises de bec en distribuant des tracts dans la rue mais, dans l’ensemble, les gens nous comprennent. Et puis, la FCPE (fédération de parents d’élèves) de Paris a publié une motion de soutien très chouette ! »

Cet élan de solidarité ravit les grévistes, tout en posant une question de taille : n’est-il pas le symptôme d’une « grève par procuration », qui ferait peser sur les épaules d’une poignée de salariés une responsabilité écrasante (voir aussi ci-contre) ? Réponse de Ludovic Dalus : « J’accepte de faire grève pour les autres, d’autant que les marques de sympathie que nous recevons chaque jour nous remontent le moral. Mais la grève par procuration a ses limites : dans l’idéal, je préférerais que tous les salariés se lèvent et nous rejoignent dans le mouvement. »

(1) Le prénom a été modifié. (2) https://infiltres.fr

 

Cyprien Boganda

Publié le 18/12/2019

Réforme des retraites. Les flots de la mobilisation montent sans relâche

 

(site humanite.fr)

 

1,8 million de personnes ont afflué ce mardi partout en France pour la défense des retraites, à l’appel de tous les syndicats. Si leurs revendications diffèrent, les confédérations se présentent en position de force pour le nouveau round de discussions avec le premier ministre, qui s’ouvre ce mercredi.

«M a détermination, celle du gouvernement (…) est totale », assurait hier le premier ministre, malgré le succès des manifestations à Paris et dans 80 autres villes de France contre son système de retraite à points. Droit dans ses petits souliers Édouard Philippe ? Il était bien seul hier à penser que le « dialogue social n’a jamais été rompu », car, sur les pavés, les syndicats réformistes ont rejoint les cortèges CGT, FSU, Solidaires, FO des premières heures. En treize jours de mobilisation, les opposants ont eu le temps de monter en compétences. À Paris, parmi ces spécialistes ès régime, qu’il soit par points, universel ou par répartition, il y a Pascale Rancillac. Incollable, elle aurait pu conseiller utilement l’exécutif… à retirer sa réforme. Sous sa pancarte « Cadres en colère, pas de collaborateurs à la CGT cadres », la salariée de Groupama a vite fait ses calculs. « Le fait de prendre en compte toute la carrière et non plus les 25 meilleures années pour le privé aura pour effet de diminuer mécaniquement les niveaux de pensions de tout le monde. Tout le monde est capable de comprendre. Et pour les cadres comme moi, c’est encore pire, puisque la pente ascendante de nos salaires ne sera plus prise en compte non plus. »

« Poudre de perlimpoints points »

Qui dit pire ? Nicole, agent des finances publiques dans un service impôt pour les particuliers, dans le Val-de-Marne. « Je vais me faire triplement carotter. En 1982, je suis entrée dans cette fonction publique qui compte beaucoup de devoirs, mais aussi des droits, avec le statut de fonctionnaire. Comme les maternités ne sont pas prises en compte pour nous, si je veux partir, il me faudra attendre 62 ans, mais avec le malus de 10 %, du fait de l’âge pivot des 64 ans. Et comme mes primes, qui correspondent à 30 % de mes revenus, ne sont pas prises en compte, j’aurai droit à une pension ridicule. »

Alors qu’une pancarte « Poudre de perlimpoints points » succède à sa petite sœur « Cuits à points », juste devant une troisième « Marre de simuler ma retraite, je veux jouir », d’autres manifestants font un point sur la pénibilité des métiers, dont le manque de prise en compte grève la réforme. Nicolas Joseph, égoutier (CGT) de Paris très costaud, fait la lumière sous son casque à lampe : « Nous avons un régime dérogatoire qui nous permet de partir dix ans avant les autres, après 32 annuités. Ce n’est pas gratuit : on a douze années d’espérance de vie en moins que la moyenne. La réforme met tout par terre et personne au gouvernement n’est venu nous en parler. »

Argumentaire en bandoulière sur tout un tas de cas concrets, les manifestants d’hier sont autant de vecteurs de désintox de la campagne gouvernementale. Et leur contre-feu fonctionne, à entendre Guillaume. « Les gens commencent à ouvrir les yeux. Ils comprennent qu’à chaque fois que l’on touche aux retraites, on régresse. C’est pour ça que l’on reçoit autant de messages de soutien », explique l’agent de maintenance pour les services électriques à la SNCF. « Depuis les annonces du premier ministre, mais surtout depuis la démission de Delevoye, il y a un vrai tournant, souligne à ses côtés Sébastien, autre cheminot SUD rail. Les gens comprennent que la mobilisation se poursuive. » Même détermination chez ces agents RATP non syndiqués. « Ils enlèvent leur réforme et on reprend le boulot. La base est claire : on ne négocie pas et on n’arrêtera pas sans le retrait. » « Les gens ont compris que ce n’est pas un problème de régimes spéciaux, mais de sauvegarde de notre système de retraite à tous, surenchérit Olivier Davoise (CGT RATP). On va continuer durant les vacances et on relancera la lutte en interprofessionnel à la rentrée. »

« Leurs yachts échoueront sur nos grèves » brandit Ségolène Darly. Cette enseignante-chercheuse à Paris-VIII a confectionné une belle pancarte grâce à son voisin sérigraphe… « Les négociations avec les enseignants la semaine dernière et autres, ça ne suffit pas, explique cette syndiquée CGT. On peut compenser ce qu’on veut, négocier tout autour, mais si on garde les 14 % de PIB comme plafond des ressources, ça n’ira pas. » Cette professeure de géographie s’y connaît en sciences humaines : « Toutes les projections démographiques l’attestent : nous serons plus nombreux à se partager le même gâteau. Pas besoin de boule de cristal ! » Née en 1979, Ségolène sera de la génération concernée par le changement du système de retraite, après avoir été titularisée en 2011, date à laquelle la valeur du point d’indice des fonctionnaires a été gelée. « À chaque fois, on nous prend tout. Et après les retraites, c’est la loi à venir sur la recherche qui va m’enlever mon statut de maître de conférences… Je n’aurai plus grand-chose à perdre ensuite. »

Reconnaître la pénibilité

Alors que les manifestants piétinent depuis deux heures, serrés sur la chaussée et les trottoirs, la queue de cortège patiente encore à 16 h 30. Les confédérations des syndicats réformistes ont rejoint pour la première fois le défilé depuis le début de la mobilisation. Au dernier rang des mobilisés, les oranges de la CFDT attendent toujours place de la République, alors que le soleil décline. Tout près, derrière eux, les cars de CRS, venus clore le défilé. Certains syndiqués s’impatientent et, au micro, on propose à ceux « qui le souhaitent » de rejoindre leurs cars garés bien loin. « Je suis tout à fait en cohérence avec Laurent Berger et nos instances, détaille Jacques Bletterie, toujours actif à 62 ans. Nous demandons depuis dix ans un système à points, pour qu’il soit plus égalitaire qu’aujourd’hui. Mais l’objectif ne doit pas être de faire des économies, car même le système actuel est viable à 10-15 ans. Il ne doit pas y avoir d’âge pivot, et surtout il faut reconnaître la pénibilité. » Pour Mylène Jacquot (CFDT fonction publique), « c’était nécessaire aujourd’hui de manifester : le gouvernement a trop mis la justice sociale de côté ». Mais la concertation n’est pas exclue si, demain, l’exécutif retire l’âge pivot à 64 ans. Éric Mamou, délégué syndical au magasin BHV, a répondu lui aussi à l’appel de sa confédération. « On a envie de montrer que la CFTC peut se mobiliser et montrer les dents dans certaines situations. Pour nous, la grève, ça représente l’échec des négociations et non un préalable. Si le premier ministre ne veut pas nous écouter, il y a la rue. Le peuple est une matière inflammable et le gouvernement joue avec des allumettes. »

Delevoye a menti

« En fait, l’Unsa transport était là depuis le début, tient à rectifier Éric Noblecourt, du syndicat de la formation professionnelle Unsa. Que la confédération appelle, c’est formidable ! Tout le monde comprend que ces problèmes sont communs au public et au privé. Pour l’Unsa, l’élément principal, c’est le retrait de l’âge pivot à 64 ans pour revenir à la table des négociations. Mais notre fédération transport ne lâchera pas. Delevoye a menti sur toute la ligne. Comment penser que le rapport qu’il a donné et orienté est juste ? » Autour de lui, ce sont d’ailleurs les fédérations Unsa mobilisées depuis le 5 décembre qui sont présentes : ferroviaire, RATP, aviation, éducation… Eux non plus ne s’arrêteront pas de si tôt.

 

Stéphane Guérard et Kareen Janselme

Publié le 17/12/2019

Gérard Noiriel : « Le peuple français est engagé dans un processus de résistance »

 

Jérome Skalsi (site humanite.fr)

 

Alors que le mouvement contre la réforme des retraites bat son plein, l’historien Gérard Noiriel analyse pour l’« HD » le retour des mobilisations sociales, gilets jaunes et syndicales.

Le mouvement social semble agréger à lui une colère sociale très large. Ne devrait-on pas plutôt parler d’un approfondissement de la résistance sociale ?

Oui, bien sûr, le mot de résistance est plus politique et met l’accent – c’est l’objet de mon « Histoire populaire de la France » – sur les relations de pouvoir. La résistance, c’est quand on subit une domination et qu’on s’y oppose. Le mot colère peut aussi être entendu en ce sens, mais il peut être compris dans un sens psychologique qui ne me semble pas, en effet, adéquat à la situation. Fondamentalement, la colère, c’est un sentiment individuel. Évidemment, on peut l’étendre au collectif, mais je pense qu’en l’occurrence le mot résistance est plus juste.

Aujourd’hui, le peuple français est engagé dans un processus de résistance face à une offensive néolibérale comme on n’en a pas connu dans le passé, même avec Sarkozy. Cela explique la multitude des mécontentements au-delà de la question des retraites. Cette résistance, on la rencontre d’ailleurs dans d’autres pays, au Chili par exemple, où j’étais il y a quinze jours. C’est symptomatique d’un certain essoufflement du libéralisme.

Même s’il faut être prudent et ne pas trop généraliser ni trop projeter de choses sur l’avenir, j’ai quand même l’impression que le libéralisme triomphant qui s’était installé à partir des années 1980 avec Reagan, Thatcher et la social-démocratie européenne a du plomb dans l’aile aujourd’hui. On l’a vu même en Allemagne avec ce qui vient de se passer dans le SPD. Un peu partout, il y a des formes de résistance qui se développent. Le problème est de savoir comment elles peuvent se coaguler pour renverser les gouvernements en place.

Ce libéralisme avait déjà pris du plomb dans l’aile au moment du déclenchement de la crise financière en 2008-2009. On avait même assisté à une repentance des élites économiques et politiques soudain reconverties à l’interventionnisme d’État. Le macronisme est-il une revanche de cette humiliation historique ?

Cette espèce de découverte du rôle de l’État chez les grands capitalistes était liée au fait qu’ils avaient besoin de l’État pour renflouer les caisses des banques, de manière assez cynique. Cela s’est fait au détriment des peuples et notamment des classes les plus modestes. La question de la logique du macronisme, c’est aussi la question de l’intégration européenne telle qu’elle est décrite dans le film de Costa-Gavras « Adults in the Room », qui montre, de façon assez saisissante, comment la puissance et le pouvoir de bureaucrates dominés par l’Allemagne a imposé son libéralisme, même au détriment de sa propre population. Il y a des contraintes qui pèsent sur l’action. C’est aussi le rôle du chercheur, du sociologue ou de l’historien de montrer ces contraintes.

Le risque serait de trop personnaliser les choses. J’ai gardé de ma formation marxiste l’idée des rapports de forces. C’est la question du rapport de forces et de sa construction qui est posée aujourd’hui. Emmanuel Macron a profité d’un certain délitement de la gauche et des luttes sociales. Ce qui est intéressant avec les gilets jaunes, c’est de voir comment pouvaient se recomposer, malgré tout, des formes de lutte.

L’espoir qu’on peut avoir dans le mouvement actuel, c’est la capacité de faire le lien entre des traditions de lutte différentes puisque la grande grève que nous vivons aujourd’hui – et c’est vraiment le rôle majeur des syndicats que de coordonner l’action et de montrer qu’ils sont toujours présents et capables de peser sur la réalité et la société pour s’opposer aux mesures qui sont prises – rend sensible la possibilité d’un élargissement du front social avec une intégration des nouvelles formes de résistance qui ont pu se mettre en place.

On a vu, pendant le mouvement des gilets jaunes, les syndicats venir au contact – notamment la CGT – et essayer de créer des passerelles. La reprise de l’initiative par le mouvement syndical et les gilets rouges signifie-t-elle qu’une nouvelle étape de la résistance sociale est en train de se franchir ?

Quand on aspire à voir nos sociétés évoluer dans le bon sens, c’est ce qu’on peut espérer en tout cas : « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté », comme l’écrivait Antonio Gramsci. Ce qu’on a vu, au bout d’un an du mouvement des gilets jaunes, c’est aussi les limites de ce type d’action. Il ne suffit pas de défiler les samedis après-midi dans les rues de Paris et puis dire non à la récupération. Il faut aussi être capable de structurer un mouvement pour être efficace contre ceux qui ont le pouvoir. Un certain nombre de gilets jaunes l’ont compris par leur propre expérience de la lutte, et c’est peut-être un élément qui peut permettre de tisser des liens avec les structures du mouvement ouvrier, disons, traditionnel.

D’un autre côté, au sein du syndicalisme, il y a pu avoir une prise de conscience que les problèmes qui étaient posés par les gilets jaunes correspondaient aussi à des questions réelles au sein des classes populaires et impliquaient aussi des formes de renouveau dans les modes de lutte. Le moyen qui reste aujourd’hui le plus efficace pour contrer le capitalisme, c’est d’intervenir dans les lieux où il fait son profit, c’est-à-dire dans les entreprises, comme le montre le mouvement actuel en mettant en avant la grève.

Est-il possible, dans les conditions actuelles de paupérisation de la population, de maintenir une pression dans les entreprises et notamment dans les transports ? Ne faudrait-il pas imaginer aussi de nouvelles formes de solidarité de la part de ceux qui ne peuvent pas faire la grève, mais qui soutiennent ceux qui la font ?

Un autre point qui me semble important, c’est de voir que les formes de résistance populaire s’adaptent aux mutations du capitalisme, mais que cela ne se fait jamais du jour au lendemain. Il me semble que nous sommes actuellement dans une phase de gestation et de recomposition un peu comme ce qui s’est passé à la fin du XIX e siècle quand l’ancien mouvement ouvrier des artisans des villes a été marginalisé par le mouvement ouvrier ancré dans la grande industrie. Aujourd’hui, il y a une phase d’interrogation, de doute et des nouveaux clivages qui me font penser à ce processus de transition et de gestation. En tout cas, quelle que soit l’issue de ce mouvement, il est certain que nous sommes entrés dans une période qui va être marquée par un fort développement des mouvements sociaux, non seulement en France, mais partout dans le monde.

 

Gérard Noiriel

 

Historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, président du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire

« Une histoire populaire de la France », de Gérard Noiriel, deuxième édition avec une postface inédite de l’auteur : « Un an après : les gilets jaunes, le retour de la question sociale et l’avenir de la planète ». Éditions Agone

Entretien réalisé par Jérôme Skalski jerome.skalski@humanite.fr

Publié le 16/12/2019

Les promesses jamais tenues de Delevoye et du gouvernement en faveur de la retraite des agriculteurs

 

par Sophie Chapelle (site bastamag.net)

 

Alors qu’il était ministre en 2003, Jean-Paul Delevoye avait déjà promis une retraite minimale égale à 85 % du SMIC. Et l’année dernière, le gouvernement a encore bloqué une proposition de loi revalorisant les faibles retraites agricoles.

La réforme des retraites envisagée par le gouvernement est-elle favorable aux agriculteurs ? C’est ce qu’a laissé entendre Christiane Lambert, la présidente de la FNSEA, le principal syndicat agricole. « Si demain, 1 euro cotisé donne les mêmes droits à tout le monde, ça ne peut être que mieux pour les agriculteurs », a-t-elle déclaré à l’issue d’un entretien avec le Premier ministre, le 3 décembre. Cela fait écho aux propos d’Emmanuel Macron, le 25 avril dernier, suite au mouvement des gilets jaunes : « Quiconque aura cotisé toute sa vie et aura ses points ne pourra pas avoir moins de 1000 euros à la retraite », avait-il affirmé. Qu’en est-il dans les faits ?

730 euros par mois en moyenne pour les agriculteurs retraités

Lors de la création de la sécurité sociale en 1946, le monde agricole a refusé d’intégrer le régime général. Les agriculteurs cotisent donc dans un régime distinct, géré par la Mutualité sociale agricole (MSA). Problème : avec un agriculteur cotisant pour trois retraités percevant une pension, le régime des non-salariés agricoles se heurte à un déficit structurel [1]. Ce déficit est largement compensé par la solidarité nationale, via des transferts provenant du régime général (3 milliards) et de recettes de taxes (2,8 milliards) [2]. Pour garantir les cotisations de demain, l’une des options est de favoriser les nouvelles installations en agriculture.

Pour l’heure, le niveau des retraites demeure très faible. La pension moyenne, au terme d’une carrière complète, est de 730 euros par mois [3]. Ce montant est bien inférieur au seuil de pauvreté (1041 euros par mois pour une personne seule en 2017). L’une des raisons tient au faible niveau du revenu déclaré par les exploitants agricoles - 1416 euros par mois en moyenne - avec mécaniquement des cotisations basses. Cette moyenne varie d’une année à l’autre, en fonction des aléas climatiques par exemple. Le patrimoine dont disposent les paysans ne permet pas forcément de compenser ces faibles pensions, surtout s’ils demeurent très endettés.

Paradoxe : les cotisations sociales continuent d’être perçues comme une charge par une partie du monde agricole, alors que leur niveau de vie une fois à la retraite en dépend. Cette perception est favorisée par des banques ou des publicités dans la presse agricole qui encouragent des exploitants à des stratégies d’optimisation fiscale - changer de tracteur pour payer moins d’impôts par exemple - en vue de réduire le revenu disponible sur lequel sont prélevées les cotisations.

Les femmes agricultrices perçoivent en moyenne 30 % de moins que leurs conjoints

Cette pension moyenne de 730 euros cache de fortes inégalités entre les femmes et les hommes. La pension de base et complémentaire des anciens chefs d’exploitation pour une carrière complète est en moyenne de 855 euros par mois alors que celle dont bénéficient leurs conjoints collaborateurs, qui sont pour la plupart des femmes, est en moyenne de 597 euros. Soit un montant inférieur de 30 % ! [4].

La non-reconnaissance du statut des conjointes comme travailleuses agricoles contribue à les pénaliser au moment du calcul de leur retraite. « Nombre d’entre elles touchent à peine deux ou trois centaines d’euros par mois », dénonce le député communiste André Chassaigne. Pour lui, la revalorisation des retraites agricoles doit s’accompagner de la création d’un réel statut pour les conjointes afin de leur assurer les droits auxquels elles peuvent légitimement prétendre.

Une revalorisation des pensions de 120 euros par mois à partir de 2025, sous condition d’une carrière complète

Pour soutenir ces faibles retraites, un régime de retraite complémentaire obligatoire pour les non-salariés agricoles a été mis en place depuis 2003. En janvier 2014, une loi est adoptée pour garantir un montant minimum de pension à 75 % du Smic net pour une carrière complète, soit 903 euros. Dans le cadre du futur « système universel », le haut-commissaire à la réforme des retraites Jean-Paul Delevoye propose que ce minimum soit relevé à 85 % du Smic net, soit 1023 euros. Le minimum de retraite pour les agriculteurs augmenterait donc de 120 euros par mois, à compter de 2025 et à la condition qu’ils aient cotisé 43 ans.

Cette mesure évaluée à 350 millions d’euros pourrait porter le nombre de bénéficiaires de ce minimum de 230 000 retraités à 285 000. Sauf que le régime agricole compte actuellement 1,4 million de pensionnés, dont une grande partie ne touche même pas ce minimum au regard de la moyenne des pensions (703 euros)... Quid des dizaines de milliers de retraités qui ne remplissent pas les critères ? « Très souvent, les agriculteurs n’ont pas tous les trimestres nécessaires pour y prétendre », souligne Aurélie Bouton, animatrice à la Confédération paysanne [5].

« Beaucoup de femmes sont par ailleurs conjointes collaboratrices, un statut qui ne leur donne que quelques droits à la retraite. Elles ne cotisent pas autant que si elles avaient le statut de chef d’exploitation et se retrouvent avec des niveaux de pension extrêmement bas. » 140 000 conjoints, souvent des femmes, seraient toujours exclues de ce dispositif, ainsi que 224 000 aidants familiaux, qui participent au travail sur l’exploitation sans être salariés. Outre la nécessité d’en finir avec les sous-statuts de conjoints-collaborateurs et d’aides-familiaux, cette mesure ne résout pas non plus le problème des agriculteurs déjà à la retraite qui réclament une revalorisation immédiate de leur pension.

Jean-Paul Delevoye avait déjà promis une retraite égale à 85 % du SMIC en... 2003

En réalité, l’annonce de Jean-Paul Delevoye reprend une promesse non tenue de la loi du 21 août 2003 portant déjà sur une réforme des retraites. Alors ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l’État et de l’Aménagement du territoire, Jean-Paul Delevoye s’était déjà engagé à garantir en 2008 une retraite égale à 85 % du SMIC aux assurés ayant une carrière complète.

Pour celles et ceux qui n’ont pas cotisé à taux plein, c’est à dire durant 165 trimestres, un minimum social a été mis en place : l’Aspa, allocation de solidarité aux personnes âgées, appelé aussi minimum vieillesse, actuellement de 868 euros. Mais nombre d’agriculteurs renoncent à y recourir, car leurs héritiers pourraient être amenés à la rembourser en cas de succession, ce qui compromettrait la transmission de la ferme à leurs enfants par exemple [6].

Une revalorisation des pensions agricoles bloquée par le gouvernement en mai 2018

Garantir un niveau de retraite des agriculteurs à 85 % du Smic net a été porté dans le cadre d’une proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale le 2 février 2017. En mai 2018, le nouvel exécutif dépose un amendement pour bloquer le vote ! « L’amélioration des petites pensions agricoles ne peut être envisagée indépendamment des autres évolutions qui affectent notre système de retraites », justifiait le gouvernement, considérant que cette question devait être traitée dans le cadre de la mise en œuvre du système universel de retraites.

Pour André Chassaigne, le député auteur de la proposition de loi, la raison de ce blocage était davantage d’ordre budgétaire. « J’ai proposé que ces retraites soient financées par une recette qui ne plaît pas : l’augmentation de la taxe sur les transactions financières de 0,1 %. Cela ferait une recette de 500 millions d’euros par an, et ils n’en veulent pas ! », expliquait-il. Alors que le gouvernement communique aujourd’hui sur cette hausse du niveau minimal des retraites, il n’a pas encore été précisé comment cette mesure serait financée. Dans une tribune co-signée avec un député LREM, André Chassaigne avance plusieurs leviers fiscaux, dont la fameuse augmentation de la taxe sur les transactions financières. Cette dernière ne va pas dans le sens des mesures fiscales prises depuis le début du quinquennat par Emmanuel Macron.

 

Pour l’heure, le gouvernement se contente de communiquer sur les 1000 euros minimum de retraite pour tous. Sans toujours préciser que ceux-ci comprennent la retraite complémentaire (voir ci-dessous). Or, en incluant cette mesure dans la réforme, Emmanuel Macron repousse à 2025 une mesure initialement annoncée... pour 2020. Souvenez-vous, c’était le 25 avril dernier. Lors d’une conférence de presse organisée suite au mouvement des Gilets jaunes, le président de la République avait annoncé la mise en place d’un minimum de pension à 1000 euros, soit 85 % du Smic. Le lendemain, Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, affirmait : « Nous allons essayer de mettre en œuvre ce minimum de 1000 euros dès 2020 ». Aujourd’hui, le calendrier est nettement plus flou.

 « Le gouvernement est en train de jouer misère contre misère »

Comment envisager la suite ? « Proposer une alternative, c’est ce qui fait cruellement défaut dans le débat public », estime l’économiste Bernard Friot. « Là, le gouvernement est en train de jouer misère contre misère. » Selon lui, il faut un seul régime de sécurité sociale pour opérer la nécessaire mutualisation de la valeur entre les branches d’activité. « A la condition que l’unification se fasse par le haut et pas par le bas, comme dans le projet régressif de Macron. »

A la différence de la FNSEA, la Confédération paysanne a appelé à rejoindre la mobilisation contre la réforme des retraites et demande « une revalorisation des pensions les plus basses notamment pour les femmes et retraités d’outre-mer ». Elle demande également à ce que soit instaurée « une retraite plancher quel que soit le parcours professionnel », « un plafonnement des plus grosses pensions » et de « stopper l’évasion sociale et fiscale qui affaiblit le financement de notre protection sociale ».

 

Sophie Chapelle

Publié le 15/12/2019

Retraites. Pourquoi le Medef est content de Macron, et réciproquement

Lionel Venturini (site humanite.fr)

 

L’organisation patronale est désormais le seul partenaire social à approuver la réforme des retraites. Un choix stratégique du gouvernement, qui tente ainsi d’obtenir l’approbation des catégories aisées et des retraités, base électorale qu’il lui faut absolument consolider.

La seule organisation à applaudir aux annonces du premier ministre est donc le patronat par la voix du Medef, et son pseudopode dans les petites entreprises, la CPME. Dans une moindre mesure, la FNSEA, pour les agriculteurs, juge que la réforme va « dans le bon sens ». Le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, estime donc que, « malgré des points à clarifier, la réforme proposée est un bon équilibre entre la soutenabilité financière et la solidarité ».

Les patrons attendent des contreparties

Toutefois, le patronat des grandes entreprises ne donne pas un blanc-seing au gouvernement et attend des contreparties. « Si l’âge pivot est instauré, les entreprises seront au rendez-vous pour l’emploi des seniors », assure-t-il. Tout en réclamant que l’État mette la main à la poche. « Le premier ministre, poursuit Geoffroy Roux de Bézieux, a présenté un compromis qui va coûter assez cher et que l’on ne peut pas annoncer sans des mesures de financement. » Et pas par des hausses de cotisations patronales, prévient-il, car « on sait les conséquences sur l’emploi ». Alors qu’il n’y a pas d’argument économique, en période de chômage des jeunes, à repousser l’âge de départ en retraite, le gouvernement, sans le dire, répond implicitement à la demande du patronat d’allonger la durée de cotisation. En créant un « âge d’équilibre » à 64 ans, il répond exactement à la demande du Medef de reporter l’âge légal, sans avoir besoin de changer sur ce point, ni se dédire de sa promesse de campagne de ne pas y toucher.

L’institut Harris Interactive, qui a publié sa quatrième vague d’enquête depuis le début du conflit, révèle une forme de cristallisation chez les Français sondés. Le nouveau système de retraites « n’apparaît ni juste (45 % le qualifiant de la sorte), ni garantissant l’avenir du système de retraites (44 %), ni même aisément compréhensible (43 %) aux yeux d’une majorité de Français », après les annonces du premier ministre. Pire pour l’exécutif, aucune catégorie de population n’apparaît comme « gagnante » de la réforme. Ni les travailleurs indépendants (bonne chose pour eux aux yeux de 40 % des personnes interrogées), ni la société française dans son ensemble (39 % bonne chose), ni pour les salariés d’entreprises privées (35 %) ou publiques (29 %), ni a fortiori pour les fonctionnaires (25 %). Pour l’institut Elabe, « en termes d’âge, les Français âgés de moins de 50 ans sont majoritairement opposés à la réforme (entre 41 et 45 % selon les classes d’âge). Les Français âgés de 50 à 64 ans sont partagés (49 % vs 49 %) et, à l’inverse, les Français âgés de plus de 65 ans sont très majoritairement favorables à la réforme (67 %) ».

C’est lorsqu’on ventile les réponses selon la catégorie sociale que la fracture surgit ; pour Elabe, « une séparation se forme entre d’un côté les ouvriers (56 % opposé), les employés (56 % opposé) et les professions intermédiaires (60 % opposé) et de l’autre côté les professions intellectuelles et supérieures qui y sont une courte majorité à se dire favorables (53 %) ». Enfin, politiquement, les soutiens à la réforme se recrutent chez les électeurs d’Emmanuel Macron (77 %) et de François Fillon (74 %).

Les retraités ont pardonné la hausse de la CSG

Récapitulons : des retraités plutôt en accord, tout comme des cadres supérieurs, des indépendants que la perspective d’une pension minimale, à défaut d’avoir cotisé suffisamment, séduit. Cela ressemble furieusement au cœur électoral, désormais déporté à droite comparé à 2017, qui est celui d’Emmanuel Macron. Des catégories plutôt plus mobilisées que la moyenne, lorsqu’il s’agit de voter. Aux dernières élections européennes, les retraités ont pardonné à Macron la hausse de la CSG et ont été plus nombreux en 2019 à voter pour la liste LaREM que pour le candidat au premier tour en 2017. Dans les catégories aisées, un quart s’est porté sur la liste de Nathalie Loiseau, en bénéficiant de l’apport de 22 % des électeurs de François Fillon en 2017.

Au risque de désespérer la jeunesse

Bien sûr, la réforme des retraites ne s’effectue pas pour donner un coup de pouce à LaREM à l’approche des élections municipales. La réforme s’inscrit dans un plan d’ensemble qui a commencé avec la loi Pacte et l’introduction d’un nouveau Plan épargne retraite, se prolonge par les rencontres avec un fonds de pension tel que BlackRock (voir l’Humanité du 11 décembre 2019). N’empêche, ces catégories sont désormais la boussole du gouvernement, qui prend le risque de désespérer la jeunesse ; une majorité des 18-24 ans et des 25-34 ans sondés se déclare, selon Elabe, opposée à une réforme, bien qu’elle puisse leur apparaître comme lointaine. Ils n’accrochent pas à la « meilleure liberté de mouvement entre les métiers », vantée par Édouard Philippe, tandis que la réforme prévoit que la génération 2004 intègre dès 2022 le nouveau régime.  À l’heure où les mobilisations de celle-ci pour le climat perdurent dans plusieurs pays de l’Union, en remportant des avancées, le gouvernement s’expose, à dédaigner ainsi les aspirations à mieux vivre de la jeunesse, à voir surgir des étincelles dans son angle mort. 

 

Lionel Venturini

Publié le 13/12/2019

Mémoire des luttes. Et Bourdieu prit la défense des cheminots

 

Lionel Venturini (site humanite.fr)

 

Le 12 décembre 1995, en plein conflit contre, déjà, une réforme des retraites, Pierre Bourdieu prononce devant les grévistes un discours qui fit date, et sens.

Le Web n’a pas gardé trace audiovisuelle de ce moment « à faire reculer les murs », dira un témoin. Juste une photo. Le 12 décembre 1995, en pleine grève, quelques jours après l’appel d’intellectuels lancé le 4 décembre, en soutien aux grévistes, une AG particulière se tient au Théâtre Traversière, géré par le CE de la SNCF. À la tribune, un orateur particulier, Pierre Bourdieu. Devant des cheminots, des étudiants, des intellectuels, 700 personnes s’entassent dans une salle qui contient alors 500 places, à la suite de la plus grande manifestation de 1995, avec 2 millions de personnes dans la rue. Bourdieu est déjà un intellectuel incontournable : deux ans plus tôt, il a coordonné la publication de la Misère du monde, ouvrage d’entretiens et de témoignages pointant les effets quotidiens des politiques néolibérales.

À la tribune, au côté du sociologue, Didier Le Reste est alors responsable régional de la CGT. En aparté, avant de se lancer, Bourdieu lâche au cheminot : « Merci, vous nous avez aidés à sortir de notre torpeur, vous nous avez réveillés. » Et quel réveil : « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation… » commence, solennel, le sociologue, comme auparavant un Sartre devant Billancourt. Les mots s’enchaînent, Bourdieu n’est pas un tribun, parle assez bas, et, peu le savent alors, il vient de perdre sa mère. Pour le jeune doctorant qu’est alors Frédéric Lebaron, professeur de sociologie à l’ENS et animateur de la revue Savoir/Agir, le discours « donne écho à notre constat de la montée en puissance des économistes » – il racontera, avec d’autres, dans un livre, ce « “décembre” des intellectuels » (1). Bourdieu déroule sa pensée : « La crise d’aujourd’hui est une chance historique, pour la France et sans doute aussi pour tous ceux, chaque jour plus nombreux, qui, en Europe et ailleurs dans le monde, refusent la nouvelle alternative : libéralisme ou barbarie (…) Ce qui est en jeu, aujourd’hui, c’est la reconquête de la démocratie contre la technocratie. »

Procès en populisme

Le sociologue sera, pour ces mots opposant également le « peuple » à une « noblesse d’État » dévoyée, taxé de populisme. Procès facile quand lui-même, dans son discours, dit bien qu’il n’est pas venu pour flatter quiconque : « On peut récuser le technocratisme autoritaire sans tomber dans un populisme auquel les mouvements sociaux du passé ont trop souvent sacrifié », n’hésite-t-il pas à mettre en garde. « Bourdieu, contre une certaine vulgate critique plutôt marxisante qui ne voyait alors dans le néolibéralisme que la main du grand capital et du patronat, l’interprète plutôt comme un “étatisme” d’un genre spécial », relève le sociologue Christian Laval. Le conflit s’achèvera quelques jours plus tard ; le 15, le gouvernement retire sa réforme des régimes spéciaux, mais maintient celle de la Sécu.

Dans le discours, qui sera publié par Libération et l’Humanité le 14 décembre, se niche une autre dimension, quand Bourdieu mentionne « ce philosophe qui (…) découvre avec stupéfaction (…) le gouffre entre la compréhension rationnelle du monde (…) et le désir profond des gens ». Ce philosophe qu’il ne nomme pas, c’est Paul Ricœur, dont Emmanuel Macron se réclame aujourd’hui. Le philosophe, et avec lui la revue Esprit, forte d’un compagnonnage ancien avec la CFDT, a publié le 24 novembre 1995 un « Appel pour une réforme de fond de la Sécurité sociale », vu comme un soutien au plan Juppé. Aux côtés de Ricœur dans cet appel, toute une « deuxième gauche » d’accompagnement des réformes se réunit autour de Pierre Rosanvallon, Alain Touraine, Jacques Julliard, côtoyant Pascal Bruckner ou Alain Finkielkraut. Une partie des signataires, toujours active, s’est aujourd’hui ralliée au macronisme.

« Le moment opportun »

L’intervention de Bourdieu devant les cheminots arrive à un moment où, en réalité, le monde universitaire est mobilisé, en témoigne l’appel, parti de Paris-VIII, lancé le 4 décembre autour de Michèle Riot-Sarcey, Denis Berger, Catherine Lévy, Yves Benot et Henri Maler. « Nous ne pouvions pas laisser passer l’appel d’Esprit sans réagir », se souvient Michèle Riot-Sarcey. L’activation des réseaux de Bourdieu conduit à ce qu’en une semaine – pas de réseaux sociaux alors – plus de deux cents personnalités le cosignent, parmi lesquelles Daniel Bensaïd, les époux Aubrac, Jacques Derrida, Annie Ernaux, Pierre Vidal-Naquet ou Étienne Balibar.

En 2002, à sa mort, le Monde diplomatique publiera un texte inédit, où Pierre Bourdieu revient sur 1995, estimant alors que, pour le mouvement social, « on peut parler en termes de chances raisonnables de succès, qu’en ce moment c’est le kairos, le moment opportun. Quand nous tenions ce discours autour de 1995, nous avions en commun de ne pas être entendus et de passer pour fous. (…) Maintenant, un peu moins. Pourquoi ? Parce que du travail a été accompli. (…) Les conséquences de la politique néolibérale – que nous avions prévues abstraitement – commencent à se voir ». Il écrit enfin que, à ses yeux, « un mouvement social européen n’a, selon moi, de chance d’être efficace que s’il réunit trois composantes : syndicats, mouvement social et chercheurs – à condition, évidemment, de les intégrer, pas seulement de les juxtaposer ». Le propos n’a guère vieilli. 

(1) Le « Décembre » des intellectuels français. Raisons d’agir, 1998. Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti et Fabienne Pavis.

Lionel Venturini

pierre bourdieu

Publié le 11/12/2019

Philippe Martinez: « Le gouvernement rame derrière nos arguments »

Stéphane Guérard, Sébastien Crépel (site humanite.fr)

 

 Retraites. Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, s’attend à une journée de mobilisation intersyndicale, ce mardi, « d’ampleur équivalente à celle du 5 décembre ». à 24 heures des arbitrages d’édouard Philippe, il appelle ce dernier à décider le « retrait du projet » de réforme des retraites, et à reprendre les discussions « sur une autre base ».

Depuis quarante-huit heures, le pouvoir cible la CGT, comme si le blocage était de sa responsabilité. Que lui répondez-vous ?

Philippe Martinez Pour un syndicat dont on ne disait qu’il ne comptait plus, on parle beaucoup de nous ! C’est l’effet du 5 décembre. On a compté ce jour-là un nombre de grévistes impressionnant, malgré un contexte unitaire qui n’est pas le même qu’en 2010 (contre la réforme Sarkozy des retraites – NDLR), puisqu’il manque au moins une grande confédération. Donc, on fait plus, malgré une division syndicale largement entretenue par le gouvernement. Au-delà, je pense qu’on a marqué des points dans la bataille idéologique sur le contenu de la réforme et sur nos propositions. Ils rament derrière nos arguments. Quand des ministres disent contre toute vérité qu’on ne veut pas discuter, ils cherchent à nous marginaliser. En fait, ce sont eux qui sont sur la défensive.

À la veille des annonces d’Édouard Philippe, avez-vous eu des contacts récents avec le premier ministre ?

Philippe Martinez La dernière discussion avec Édouard Philippe était sur les retraites et remonte au 26 novembre. Depuis, je n’ai même pas eu affaire à un conseiller ou un sous-conseiller de Matignon.

Vous êtes prêts à discuter avec le gouvernement ?

Philippe Martinez Mais nous y sommes allés ! Ce qui leur déplaît, c’est que nous disons : c’est « projet contre projet ». Nous les avons vus 24 fois en deux ans, cela fait une bonne moyenne ! Ce qui nous est reproché, c’est de ne pas entrer dans le moule de leur réforme.

Cette concertation est étonnante. Vous participez, on vous laisse parler de ce que vous vous voulez, et vous n’avez pas de retour ?

Philippe Martinez Non, pour la simple raison qu’ils n’ont pas d’arguments à nous renvoyer. Sur les inégalités hommes-femmes, Jean-Paul Delevoye sait que nous avons raison, mais sa réponse c’est : les inégalités salariales, ce n’est pas mon domaine. Leur projet de réforme est d’abord budgétaire : ils veulent économiser de l’argent.

C’est une réforme budgétaire ou un projet de société ?

Philippe Martinez Ce sont les deux ! Économiser de l’argent sur les retraites et sur le bien commun, c’est un choix de société. Un choix qui affirme qu’il faut faire moins de dépenses publiques, moins pour le social, etc. Leur prétendu régime universel, c’est dire : on ne dépensera pas plus de 14 % du PIB pour la retraite, même s’il y a davantage de retraités. C’est un système pour les premiers de cordée. Ceux qui ont une carrière sans encombre, avec un bon salaire, auront une retraite à peu près potable. Mais si on est mal payé, qu’on a des périodes de chômage, de précarité – les femmes, notamment –, eh bien on percevra ce qu’on a cotisé. Donc, pas grand-chose. Ça va encore aggraver le phénomène qu’on connaît aujourd’hui avec l’allongement des trimestres, c’est-à-dire qu’on devra continuer à travailler plus longtemps, sinon on n’aura rien à bouffer.

Mais le gouvernement et ses soutiens répètent, quant à eux, que la réforme n’est pas écrite…

Philippe Martinez Ce n’est pas moi qui ai inventé le projet d’un régime par points, ni la prise en compte de l’intégralité de la carrière dans le calcul de la retraite, ni la nécessité qu’il y aurait de travailler plus longtemps. Tout cela, on ne l’a pas inventé, la base de la loi est écrite. Et cela est dit et répété par le premier ministre et le président de la République.

Que répondre à l’argument de l’allongement de l’espérance de vie, brandi par le gouvernement pour justifier un nouveau recul de l’âge de départ à la retraite ?

Philippe Martinez Est-ce un problème de vivre plus longtemps ? C’est le symbole d’une société moderne. Du temps de Zola, on mourait bien avant l’âge de la retraite, qui n’existait d’ailleurs pas. Ceux qui nous expliquent qu’il faudra travailler plus longtemps ne prennent jamais en compte l’espérance de vie en bonne santé qui, elle, stagne, voire diminue. Il y a quinze jours, j’étais dans un Ehpad à Roussillon, en Isère. Quand j’ai demandé aux infirmières et aides-soignantes si elles se voyaient travailler jusqu’à 64 ans, elles m’ont répondu que ceux qui pensent ça n’ont jamais travaillé de leur vie et qu’elles étaient déjà cassées à 45 ans. Si on travaille plus longtemps, on accélère le vieillissement des travailleurs.

Le premier ministre doit rendre ses arbitrages ce mercredi. Que devrait-il annoncer selon vous, s’il tenait compte de la grève et des journées comme le 5 décembre, et celle qui s’annonce ce mardi ?

Philippe Martinez La seule option sensée, c’est le retrait du projet. Et repartir sur une autre base. On peut améliorer notre système, qui est l’un des meilleurs au monde, mais qui connaît un problème de recettes. Il faut prendre en compte les nouvelles formes de travail : pourquoi Uber, Deliveroo ne cotiseraient pas ? Les travailleurs du numérique ont droit à la santé et à la retraite. Il faut aussi s’occuper des jeunes, on ne peut pas sacrifier une génération. Aujourd’hui, on ne sort plus des études à 14 ans, mais plus souvent dix ans plus tard : ces périodes, il faut bien les prendre en compte, et la solidarité intergénérationnelle devrait le permettre. Pour les femmes, ce n’est pas une fois à la retraite qu’il faut corriger les inégalités qu’elles subissent, c’est maintenant qu’il faut agir sur les carrières. Faire évoluer dans le bon sens notre système de retraite, c’est aussi revenir en arrière sur certaines réformes négatives. Calculer les pensions sur la base des dix meilleures années de salaire par exemple (et non les vingt-cinq meilleures années), c’est la meilleure façon de neutraliser les années de galère, de précarité, de temps partiels subis, etc. Mais cela appelle des choix politiques. Il va falloir dire au Medef de sortir le carnet de chèques pour payer des cotisations sur les salaires pour les retraites plutôt que de rémunérer les actionnaires.

Mercredi, le premier ministre pourrait choisir de faire de petites concessions à certaines professions ou régimes spéciaux sans toucher au cœur du projet du régime à points. Ce stratagème peut-il fonctionner pour diviser et affaiblir la mobilisation ?

Philippe Martinez C’est probablement ce qu’il a l’intention de faire. Mais alors, la réforme risque d’être compliquée à mettre en œuvre. Pour les enseignants ou les personnels de santé, comment va-t-il faire ? Va-t-il donner aux uns et rien aux autres ? En fait, vu le niveau de mobilisation, je ne vois pas comment il peut s’en sortir.

1,5 million de manifestants revendiqués le 5 décembre, c’est un chiffre très élevé. Est-ce la démonstration d’un regain du syndicalisme, que l’on disait très affaibli ?

Philippe Martinez Quand il y a un tel niveau de colère, que les syndicats donnent des explications et font des propositions, qu’ils sont unis et proposent d’agir ensemble le même jour, le résultat est là. Le fait que même les gilets jaunes ont appelé à converger montre que l’organisation sert à quelque chose. Ce n’est pas le contraire de la démocratie, c’est organiser la démocratie.

Êtes-vous surpris du succès du 5 décembre ?

Philippe Martinez Oui, même si on le sentait venir dans les entreprises. Ce qui m’a le plus étonné, c’est le nombre de salariés inorganisés qui demandaient comment ils devaient s’y prendre pour faire grève. Cela conforte l’idée que, quand un mouvement est structuré, les salariés se tournent vers le syndicat, car il reste une référence. Par contre, si les syndicats sont à côté de la plaque, les gens se débrouillent tout seuls, ce qu’ont fait les gilets jaunes, par exemple.

Est-ce un mouvement de défense des retraites ou de « coagulation des colères » ?

Philippe Martinez La colère est là, la multiplication des mouvements sociaux le montre dans la santé, contre les fermetures d’entreprises, dans l’éducation, chez les gilets jaunes, les pompiers, les cheminots l’an dernier, etc. Le problème, c’est que ces mouvements s’expriment les uns à côté des autres. C’est le premier projet de réforme où tout le monde se sent concerné. C’est un peu le ciment de toutes les luttes antérieures, ce qui explique qu’il y a eu autant de grévistes le 5.

Ce n’est donc pas d’abord un mouvement de défense des régimes spéciaux, comme certains tentent de le faire croire ?

Philippe Martinez Même avec 100 % de grévistes à la SNCF et à la RATP, il n’y aurait pas eu 1,5 million de manifestants le 5 décembre. 3 500 personnes ont défilé ce jour-là dans les rues d’Aurillac : il y avait sûrement des cheminots, mais je ne crois pas qu’ils étaient 3 500.

L’absence d’une plateforme revendicative commune aux syndicats qui appellent à la grève ne constitue-t-elle pas un handicap ?

Philippe Martinez Nous travaillons à une plateforme commune, pas que sur les retraites d’ailleurs. Mais nous avons déjà une base commune. Premièrement, nous ne voulons pas de cette réforme des retraites par points. Deuxièmement, nous disposons d’un régime qu’il faut améliorer. C’est un socle important.

La CGT n’a-t-elle pas une difficulté à faire passer ses propositions dans le débat public ?

Philippe Martinez Évidemment, nous ne sommes pas aidés par les stratégies de communication qui consistent à mettre d’un côté les « protestataires », et de l’autre les « réformistes ». Les discussions avec le gouvernement ne prennent jamais comme point de départ nos propositions. Jouons projet contre projet. Ceux-ci relèvent de choix de société. L’un est solidaire. Pour l’autre, on a inventé un mot, universalité, qui fait beau, mais qui est tout sauf solidaire. Remarquons cependant que le discours sur nos propositions a évolué. On nous dit : « Ce n’est pas crédible », « Vous ne voyez pas les évolutions du monde ». Mais personne ne nie plus que nous avons des propositions.

La CFDT et l’Unsa se tiennent en dehors du mouvement. Cette division ne pose-t-elle pas un problème ?

Philippe Martinez Même si la mobilisation du 5 était exceptionnelle sans l’ensemble des syndicats, cette division demeure un problème. Il s’est aussi posé à l’occasion de la réforme de l’assurance-chômage. La division nous a empêchés de parler d’une même voix. La grande différence entre nous réside dans le partage des richesses. Mais à l’Unsa comme à la CFDT, des syndicats sont dans l’action et disent que le projet de réforme ne leur va pas.

Quel est le rôle du Medef dans ce contexte ?

Philippe Martinez Pour le moment, il n’a pas besoin de bouger. D’autres font le boulot. Ils râlent un peu dès que l’on parle de niveau de cotisation. « Ne touchez pas à notre argent », disent-ils. Le patronat, c’est un peu le Monsieur Plus du gouvernement.

Espérez-vous ce mardi un succès équivalent à celui de jeudi dernier ?

Philippe Martinez Il y a une vraie dynamique. Tout le monde a été agréablement surpris par l’ampleur du 5. Mais, en face, ils ne sont pas restés sans rien faire, surtout au niveau patronal et dans le privé, où toute une artillerie a été sortie, qui va de la répression à la satisfaction de revendications – comme quoi c’est le moment de revendiquer – pour casser cette dynamique. Le gouvernement a quant à lui beaucoup changé de stratégie, en s’exprimant vendredi alors que ce n’était pas prévu, en se relayant tout le week-end, avec la restitution de Jean-Paul Delevoye d’hier soir, avec les annonces de demain. Même s’ils pataugent un peu, ils se défendent. Malgré cela, je pense que cette journée peut être d’ampleur équivalente à celle du 5, voire plus forte encore. Les échos de nos fédérations nous le font penser. On verra bien le niveau de grévistes dans le privé. Il y a des appels un peu partout. De nombreux préavis ont été déposés dans la fonction publique. Dans l’éducation nationale, ça s’annonce encore très fort.

Pensez-vous qu’une forte mobilisation ce 10 décembre contraindra le gouvernement à retirer son projet ?

Philippe Martinez Nous voulons la satisfaction totale : le retrait de la réforme. Le président de la République a affirmé qu’il était dans un acte II de son quinquennat. Il a dit : on écoute, on prend en compte, on est plus proche des citoyens. Quand 1,5 million de personnes se retrouvent dans la rue, quand des grèves s’organisent partout et que sept Français sur dix soutiennent ce mouvement, cela devrait l’inspirer. Un sondage, la semaine dernière, montrait que 44 % des Français font confiance aux syndicats pour faire une bonne réforme des retraites. Et 25 % seulement au gouvernement. En matière de crédibilité, les syndicats ont marqué des points.

Le temps ne joue-t-il pas contre la mobilisation ? Ce soutien pourrait s’effriter et le gouvernement jouer le pourrissement…

Philippe Martinez Pour l’instant, tout le monde considère que le gouvernement est responsable de la situation. D’autres gouvernements s’y sont frottés et ont payé cette stratégie. Quant aux sondages, le niveau de soutien était bien plus bas au départ du mouvement. Un tel niveau de mobilisation le 5 implique une réponse à la hauteur. On verra mercredi.

On a appris hier que Jean-Paul Delevoye n’avait pas déclaré ses liens avec le monde de l’assurance. Au-delà de la polémique, n’est-ce pas révélateur des intérêts en jeu derrière cette réforme ?

Philippe Martinez Il était déjà là en 2003 pour nous expliquer que sa réforme des retraites était la dernière. Au-delà de la question de ses liens avec cet organisme de formation des assureurs, je note qu’il n’y a jamais eu autant de publicités – peut-être pas dans l’Humanité, mais partout ailleurs ! – sur les systèmes de retraites par capitalisation, les assurances en tout genre. C’est bien le signe que les groupes privés d’assurances savent à quoi s’en tenir avec cette réforme des retraites.

 

Entretien réalisé par Stéphane Guérard et Sébastien Crépel

Publié le 05/12/2019

Le vol des grues et la fin du vieux monde -

« La véritable échéance sera donc le lundi 9 décembre. »

 

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#219, (site lundi.am)

 

« La patience et l’ironie sont les principales vertus du révolutionnaire » (Lénine)

Dans l’histoire humaine, il y a eu des bifurcations possibles. Prendre la voie de l’autodomestication et de l’exploitation de l’homme (et en particulier, de la femme) par l’homme, n’a correspondu à aucune nécessité pour la survie de l’humanité. C’est une route qui a été imposée, voilà trois millénaires, par des contraintes d’une puissance et d’une nature dont nous n’avons aucune idée, mais dont nous savons qu’elles ont été appliquées par une extrême minorité aux dépens de la majorité des humains.

Par la suite, le capitalisme et ses lois n’ont été imposées au reste de la planète qu’au prix de génocides et de dévastations qui ont duré des siècles. De séculaires sociétés de domination existaient, comme en Chine, qui se passaient fort bien de lui et on sait que d’autres sociétés moins aliénantes et mortifères, déclarées « primitives » par leurs assassins, ont existé jusqu’à l’orée des temps moderne, où elles ont été anéanties par le capitalisme. L’histoire des soulèvement vaincus, de Spartacus au mai rampant italien, est celle de bifurcations qui auraient pu être émancipatrices, et qui ont été barrées aussitôt qu’esquissées. On peut toujours après coup, expliquer que ça ne pouvait pas se passer autrement mais il est difficile de le faire sans se rendre complice des maîtres : si les maîtres représentaient la nécessité historique, les 6000 esclaves crucifiés entre Capoue et Rome, les milliers de communards fusillés et les dizaines de milliers d’insurgés espagnols massacrés par Franco, et les millions de morts des soulèvement révolutionnaires de l’histoire, avaient tous tort. Si nous nous battons encore aujourd’hui, c’est aussi pour leur donner raison. Au-delà de leurs objectifs spécifiques proclamés, tous les soulèvements récents ou en cours sont la réaffirmation de la légitimité de l’aspiration millénaire à une société plus juste.

Aujourd’hui, en dehors d’une hyperbourgeoisie toxicomane du pouvoir et du pognon, et de sa domesticité de start-upers et de politiciens (en France, ça s’appelle la Macronie), il n’est pas rare, il est même de plus en plus fréquent de rencontrer des gens qui, après quelques instants de conversation, adhèrent à l’idée que le capitalisme est une forme sociale profondément injuste et qu’il conduit l’humanité à la catastrophe. Mais ces gens-là ajoutent aussitôt que c’est foutu et qu’il ne reste plus qu’à se résigner. Sans saisir que si c’est foutu, c’est surtout parce qu’ils se résignent.

A nous qui ne sommes pas résignés, il revient d’affronter avec passion et avec sang-froid la bifurcation possible en notre temps. Avec passion parce que l’enjeu est gigantesque : rien moins qu’un changement de civilisation à l’échelle planétaire. On ne s’opposera pas aux contre-réformes ultralibérales en obtenant quelques reculs provisoires des gouvernants. La détermination des maîtres à faire régner partout la loi de la baisse tendancielle de la valeur de nos vies est d’autant plus forte qu’ils savent parfaitement les conséquences destructrices de leurs politiques. Ils savent que la croissance de leurs profits est directement indexée sur la décroissance des ressources d’eau, d’air, de terre et de vie, et qu’il y aura toujours moins de tout ça et qu’il va falloir qu’ils se battent pour garder ce qui reste. Ce qu’ils nous promettent, c’est la gestion de la pénurie grandissante dans les atours du capitalisme vert, l’élimination des populations superflues par les guerres antiterroristes ou la noyade en méditerranée, avec, pour faire tenir tout ça, les LBD ou les balles réelles pour les rebelles, et la reconnaissance faciale pour tous.

C’est pourquoi, face à eux, notre sang-froid doit être à la hauteur du leur. S’il est important de nous fixer des échéances, il faut aussi, chaque fois, en prendre la mesure. Hormis l’élévation sans précédent du niveau de la répression, ce qui a contribué à affaiblir le mouvement des gilets jaunes, c’est peut-être la répétition de proclamations tonitruantes qui n’ont pas été tenues. On allait prendre Paris, on allait chercher Macron chez lui, on allait lancer la grève générale… Ces objectifs étaient bien sûr fixés dans la continuité de ces samedis de la fin 2018 où le feu a été mis dans les beaux quartiers et où les patrons ont appelé leur fondé de pouvoir pour lui demander de lâcher du lest. Cette victoire, déjà gigantesque comparée aux batailles perdues des dernières décennies, a donné un élan sans pareil à un mouvement toujours pas éteint. Mais celui-ci, une fois les ronds-points évacués et la nasse répressive en place sur les métropoles, n’a plus obtenu que des victoires partielles, certes appréciables (qui a entendu des milliers de voix crier « Révolution » sur les Champs Elysées tandis que le Fouquet’s brûlait sait de quoi je parle), mais sans effet d’entraînement dans le reste de la société. Chaque samedi où les objectifs ambitieux étaient démentis entraînait inévitablement un affaiblissement de l’élan.

Il faut donc aborder l’échéance du 5 décembre en gardant à l’esprit ces deux réalités : l’immensité de la tâche et les entraves déjà préparées pour nous empêcher de l’accomplir. Ces dernières, nous les avons déjà sous les yeux. Si beaucoup de syndiqués sont nos amis, nous savons que les bureaucraties syndicales, dont les salaires dépendent des financements étatiques, doivent, pour assurer leur survie, montrer qu’elles sont encore capables de maîtriser la colère qui monte sur les lieux de travail autant que dans la rue. Les appareils syndicaux défendent les exploités en tant qu’exploités, c’est pourquoi, à la fin, ils feront tout pour perpétuer l’exploitation. Si le choix de la grève reconductible a été fait sous la pression de la colère de la base, celui d’un jeudi correspond certainement à une pauvre ruse : reconduisons-donc jusqu’au week-end, après on compte bien proposer « de poursuivre la lutte sous d’autres formes ». La véritable échéance sera donc le lundi 9 décembre.

Si, le 9 décembre, suffisamment de secteurs sont encore en grève, si les forces de l’ordre sont suffisamment occupées pour que leur tenaille sur les mouvements de rue se relâche enfin, toutes sortes de possibles s’ouvriront, y compris celui de la crise de régime. Ce ne sera certes pas le basculement de civilisation dont la possibilité ne commencerait à s’esquisser qu’à partir du moment où les soulèvements en cours entraîneraient d’autres ébranlements, jusque dans les métropoles chinoises et étasuniennes. C’est un processus historique qui s’étendra sans doute sur des décennies
mais ce que nous pouvons, dès la semaine prochaine, c’est contribuer à le mettre en route.

Quelle que soit l’issue immédiate des grèves à venir, nous devons en tout cas tout faire pour que soit saisie l’ampleur de l’enjeu, au-delà de la contre-réforme sur les retraites. Si la Macronie encaisse le choc, il faudra que chacun de nous sache encaisser la déception, mais pour cela, il suffit de lever les yeux au ciel et de regarder passer les grues. Voyez comme celle qui est tout à la pointe de la formation cède quand elle fatigue et comment elle est aussitôt remplacée. Comme dit un ami : « Si on savait bouger comme elles, les condés, comment qu’on les mettrait à l’amende ! ». On peut aussi y voir une autre métaphore. Chacun de nos assauts doit être semblable à celui de la grue de tête : si elle cède, elle sait qu’une autre va la remplacer. Et toutes savent qu’elles vont si loin que la destination n’est même pas encore imaginable.

 

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/

Publié le03/12/2019

5 décembre et après : on va faire simple

« Giletjauner la grève, c’est en finir avec les finasseries. »

 

paru dans lundimatin#219, (site lundi.am)

 

Qu’attendre de cette journée de grève du 5 décembre ? Une démonstration symbolique et ordonnée qui rassurerait le pouvoir macroniste ? Le grand retour du « mouvement social » à la française ? Ou bien le point de rencontre de tous les mécontentements sur la question du travail et de la retraite mais aussi du désastre écologique, du soin et de la vie comme elle ne va plus. Parmi les centaines d’appels à la grève qui circulent dans les entreprises et sur l’internet, celui-ci a particulièrement retenu notre attention ; pour sa simplicité, comme son titre l’indique mais aussi pour la synthèse qu’il propose justement de ces différents fronts qui trament l’opposition au pouvoir actuel.

5 décembre et après : on va faire simple

Tout est très simple. C’est ça l’esprit gilet jaune. Macron dit de venir le chercher ; on va le chercher à l’Elysée. L’État nous rackette sur les routes ; on pète les radars. On en a marre de tourner en rond chez soi ; on occupe les ronds points. BFM ment ; BFM s’en mange une. On veut se rendre visibles ; on met le gilet fluo. On veut se fondre à nouveau dans la masse ; on l’enlève. Les gilets jaunes, c’est le retour de l’esprit de simplicité en politique, la fin des faux-semblants, la dissolution du cynisme.

Comme on entre dans la grève, on en sort. Qui entre frileux dans la grève, sans trop y croire ou en spéculant à la baisse sur le mouvement, comme le font toujours les centrales même lorsqu’elles font mine d’y appeler, en sort défait. Qui y entre de manière fracassante a quelque chance de fracasser l’adversaire. La grève qui vient - cela se sent dans la tension qu’elle suscite avant même d’avoir commencé - contient un élément magnétique. Depuis des mois, elle ne cesse d’attirer à elle plus de gens. Ça bouillonne dans les têtes, dans les corps, dans les boîtes. Ça craque de partout, et tout le monde craque. C’est que les choses sont simples, en fait : cette société est un train qui fonce au gouffre en accélérant. Plus les étés deviennent caniculaires, plus on brûle de pétrole ; plus les insectes disparaissent, plus on y va sur les pesticides ; plus les océans se meurent dans une marée de plastique, plus on en produit ; plus les gens crèvent la gueule ouverte, plus les rues regorgent de publicité pour des marques de luxe ; plus la police éborgne, plus elle se victimise. Au bout de ce processus de renversement de toute vérité, il y a des Trump, des Bolsonaro, des Poutine, des malins génies de l’inversion de tout, des pantins du carbofascisme. Il faut donc arrêter le train. La grève est le frein d’urgence. Arrêter le train non pas pour le redémarrer après trois vagues concessions gouvernementales. Arrêter le train pour en sortir, pour reprendre pied sur terre ; on verra bien si on reconstruit des rails qui ne passent pas, cette fois, à l’aplomb du gouffre. C’est de ça que nous aurons à discuter dans les AG, de la suite du monde pas de l’avancée des négociations. Dans chaque métier, dans chaque secteur, en médecine, dans l’agriculture, l’éducation ou la construction, quantité de gens inventent ces dernières années des techniques et des savoirs pour rendre possible une vie matérielle sur de tout autre bases. Le foisonnement des expérimentations est à la mesure de l’universel constat du désastre. L’interruption du cours réglé du monde ne signifie panique et pénurie que pour ceux qui n’ont jamais manqué de rien.

En avril 1970, quelques jours avant le première journée de la Terre, le patron de Coca Cola déclarait : « Les jeunes de ce pays sont conscients des enjeux, ils sont indignés par notre insouciance apparente. Des masses d’étudiants s’engagent et manifestent. Je félicite nos jeunes pour leur conscience et leur perspicacité. Ils nous ont rendu service à tous en tirant la sonnette d’alarme. » C’était il y a cinquante ans. Aujourd’hui, la fille d’Edouard Philippe est dans Extinction Rébellion. C’est par de tels discours, entre autres, que les capitalistes, d’année en année, ont gagné du temps, et donc de l’argent ; à la fin, ils ont gagné un demi-siècle, et nous l’avons perdu. Un demi-siècle à surseoir à la sentence que ce système a déjà prononcé contre lui-même. A un moment, il faut bien que quelqu’un l’exécute. Il faut bien que quelqu’un commence. Pourquoi pas nous, en France, en ce mois de décembre 2019 ?

Giletjauner la grève, c’est en finir avec les finasseries. La grève part du hold-up planifié sur les retraites ; elle ne s’y arrête pas. A quoi ressemblera ta retraite si ton compte en banque est plein, mais la terre en feu ? Où iras-tu à la pêche lorsqu’il n’y aura plus de poissons ? On parle d’une réforme qui s’étale sur vingt-trente ans : juste le temps qu’il faut pour que ce monde soit devenu invivable. « Pour l’avenir de nos enfants », disaient les GJ depuis le départ. Cette grève n’est pas un temps d’arrêt avant de reprendre le traintrain, c’est l’entrée dans une nouvelle temporalité, ou rien. Elle n’est pas un moyen en vue d’obtenir un recul de l’adversaire, mais la décision de s’en débarrasser et la joie de se retrouver dans l’action ou autour d’un brasero. Partout dans le monde, en ce moment, des insurrections expriment cette évidence devenue enfin consciente : les gouvernements sont le problème, et non les détenteurs des solutions. Depuis le temps qu’on nous bassine avec « les bons gestes et les bonnes pratiques » pour sauver la planète, tous les gens sensés en sont arrivés à la même conclusion : les bons gestes, c’est brûler Bayer-Monsanto, c’est dépouiller Total, c’est prendre le contrôle des dépôts de carburants, c’est occuper Radio France et s’approprier l’antenne, c’est exproprier tous les bétonneurs et braquer la Caisse des dépôts et consignations. Les bonnes pratiques, c’est assiéger les télés, c’est couler les bâtiments des pêcheries industrielles, c’est reboucher le trou des Halles, c’est tout bloquer et reprendre en main ce qui mérite de l’être. C’est la seule solution, il n’y en a pas d’autre : ni la trottinette électrique, ni la voiture à hydrogène, ni la géo-ingénierie, ni la croissance verte et les drones-abeilles ne tempéreront la catastrophe. Il n’y aura pas de transition, il y aura une révolution, ou plus rien. C’est tout le cadre qu’il faut d’abord envoyer balader si nous voulons trouver des « solutions ». Il faut briser la machine si l’on veut commencer à réparer le monde. Nous sommes enfermés dans un mode de vie insoutenable. Nous nous regardons vivre d’une manière que nous savons absurde. Nous vivons d’une manière suicidaire dans un monde qui n’est pas le nôtre. Jamais on ne nous a demandé notre avis sur aucun des aspects tangibles de la vie que nous menons : ni pour les centrales nucléaires, ni pour les centres commerciaux, ni pour les grands ensembles, ni pour l’embourgeoisement des centres-villes, ni pour la surveillance de masse, ni pour la BAC et les LBD, ni pour l’instauration du salariat, ni pour son démantèlement par Uber & co., ni d’ailleurs pour la 5G à venir. Nous nous trouvons pris en otage dans leur désastre, dans leur cauchemar, dont nous sommes en train de nous réveiller.

Plus les choses vont et plus un schisme s’approfondit entre deux réalités. La réalité des gouvernants, des medias, des macronistes fanatisés, des métropolitains satisfaits ; et celle des « gens », de notre réalité vécue. Ce sont deux continents qui s’écartent de mois en mois. La grève qui vient sonne l’heure du divorce. Nous n’avons plus rien à faire ensemble. Nous n’allons pas nous laisser crever pour vos beaux yeux, pour vos belles histoires, pour vos belles maisons. Nous allons bloquer la machine et en reprendre le contrôle point par point. Nous sommes soixante millions et nous n’allons pas nous laisser mourir de faim. Vos jours sont comptés ; vos raisons et vos mérites ont été pesés, et trouvés légers ; à présent, nous voulons que vous disparaissiez. Ça fait quarante ans que nous positivons ; on a vu le résultat. Vous vous êtes enrichis sur notre dos comme producteurs puis comme consommateurs. Et vous avez tout salopé. Pour finir, nous avons compris que la destruction des conditions de la vie sur terre n’est pas un effet malheureux et involontaire de votre règne, mais une partie de votre programme. Pour vendre de l’eau en bouteille, il faut d’abord que celle du robinet cesse d’être potable. Pour que l’air pur devienne précieux, il faut le rendre rare. Depuis le temps que les écologistes disent qu’une bifurcation est urgente, qu’il faut changer de paradigme, que nous allons dans le mur, il faut se rendre à l’évidence : cette grève est l’occasion, qui ne s’est pas présentée en 25 ans, d’engager la nécessaire bifurcation. Le moyen sérieux d’en finir avec la misère et la dévastation. La seule décroissance soutenable. Seul un pays totalement à l’arrêt a quelque chance d’afficher un bilan carbone compatible avec les recommandations du GIEC. La seule ville redevenue un peu vivable, c’est celle où les flâneurs refleurissent sur les trottoirs parce que le métro est à l’arrêt. La seule bagnole admissible, c’est celle où l’on s’entasse à six à force de prendre des autostoppeurs.

« Il n’y aura pas de retour à la normale ; car la normalité était le problème »

Publié le 25/11/2019

Réforme des retraites : « les carrières gruyère des femmes vont se payer cash »

 

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

 

Avec les interruptions de carrière pour élever les enfants et le travail à temps partiel à 80 % féminin, les pensions des femmes sont aujourd’hui inférieures de 38 % à celles des hommes, selon le rapport Delevoye sur la réforme des retraites. Mais loin de corriger ces inégalités, la réforme à venir devrait les accroître. Sophie Binet, la responsable de l’activité femme-mixité de la CGT nous a expliqué pourquoi. Interview.

Le rapport Delevoye affirme mettre en place des mesures pour mieux prendre en compte les préjudices de carrière et arriver à plus d’équité entre les femmes et les hommes. Qu’en pensez-vous ?

Il faudrait déjà que Delevoye donne des simulations sur un avant et un après la réforme. Quand on s’intéresse aux questions d’égalité femme homme, il faut regarder à deux niveaux : les mesures qui ont un impact direct et puis les mesures générales qui ont un impact particulier sur les femmes. Pour les mesures directes, c’est-à-dire tout ce qui concerne les droits familiaux, nous pouvons constater des reculs importants sur la pension de réversion. Actuellement, elles sont acquises, même s’il y a un divorce, avec une proratisation du nombre d’années passées ensemble. Demain avec le système Delevoye, s’il n’y a pas eu de close dans le divorce sur la réversion, la pension ne sera plus acquise. Nous savons très bien comment les divorces se passent. La priorité d’une femme qui divorce est d’abord de garantir la garde des enfants et la pension familiale. Penser à la pension de réversion est quelque chose qui n’arrive jamais aujourd’hui. Deuxième chose, pour ouvrir des droits et avoir accès à la pension de réversion il faudra attendre d’avoir liquidé sa retraite. Aujourd’hui, c’est à partir de 55 ans. Comme dans deux tiers des foyers les femmes ont un salaire moindre que celui des hommes, si le conjoint décède pendant que la femme est en activité, cela entraînera une grosse chute du niveau de vie. Enfin, il n’y a pas de nouveaux droits : l’ouverture de la pension de réversion aux couples pacsés est absente de la réforme.

Sur les majorations pour enfants, la grande mesure soi-disant féministe de Delevoye est d’instaurer un bonus de 5 % au premier enfant. Sauf que cette mesure vient remplacer deux mesures qui existaient auparavant. La première : des majorations de durée d’assurance de huit trimestres par enfant dans le privé et quatre dans le public. La deuxième : une majoration de 10 % et plus pour les femmes comme pour les hommes pour trois enfants et plus. En fait, Delevoye ne parle que de cette deuxième mesure, sans évoquer la première qui disparaît également. Auparavant, quand on avait trois enfants ou plus, la majoration pour le couple était de 20 %, 10 % pour les hommes et 10 % pour les femmes. Là, avec trois enfants ou plus, la majoration sera de 5 % par enfant. Cela fait donc 15 % pour le couple, puisque c’est au choix pour l’homme ou la femme. Sur la totalité des droits, ce n’est pas une avancée, même si nous demandions qu’une majoration soit donnée au premier enfant. Comme cela vient aussi remplacer la majoration de durée d’assurance, ce n’est pas une avancée. Pire, comme c’est laissé au choix des conjoints, il y a un vrai risque que ce soit les hommes et non les femmes qui la prennent (le salaire des femmes étant généralement inférieur -NDLR). Nous avons donc de grosses inquiétudes sur le volet droits familiaux.

Et qu’en est-il sur l’impact des mesures générales ?

L’argument de Delevoye sur l’équité est de dire que les droits seront moindres pour ceux qui avaient une carrière ascendante, mais que cela améliorera la situation de celles qui ont une carrière plate, avec la prise en compte de l’ensemble de la carrière. Mais pour les femmes, ce ne sont pas des carrières plates qu’elles ont, mais des carrières gruyères pour beaucoup d’entre elles. Pour elles, le résultat sera catastrophique, car aujourd’hui les interruptions de carrière peuvent être masquées par la prise en compte des 25 meilleures années. Demain, il y aura un impact direct sur le niveau de la pension. Donc, temps partiel, précarité, interruption pour enfant, tout cela se payera cash. De plus, quand on regarde ceux qui seront très pénalisés par la réforme, il y a notamment les fonctionnaires qui sont majoritairement des femmes, à 63 %. Pour eux, il sera pris en compte de toute la carrière au lieu des six derniers mois. Pour que la chute ne soit pas trop vioretraites femmeslente, les primes seront intégrées dans le calcul de la retraite. Cependant, tous les fonctionnaires n’ont pas de primes. C’est notamment le cas dans les filières très féminisées comme l’Éducation nationale. Mais là où des primes existent, leur distribution est extrêmement inégalitaire d’un point de vue sexiste. En général, plus la rémunération est individualisée plus cela nuit aux femmes. Enfin, il va y avoir un très gros recul sur les possibilités de départ anticipé sur tous les régimes spéciaux. Or, dans la fonction publique, le gros bataillon des professions médicales vont perdre énormément.

En fait, toute réforme qui revient à augmenter la durée de travail nécessaire pour avoir une retraite à taux plein est à priori plutôt négative pour les femmes. Celles-ci ont des durées de carrières plus courtes que les hommes et sont plus nombreuses à partir à 67 ans ou avec une décote. Or la réforme repose sur un report progressif de l’âge de départ en retraite avec un âge pivot à 64 ans. Sans compter que le rapport Delevoye explique que cet âge sera amené à évoluer en fonction de la situation démographique et économique. Or nous savons que quand on fait travailler les gens plus longtemps, cela défavorise les femmes qui ont des carrières à trous. Une réforme réellement féministe devrait consister à réduire le temps de travail hebdomadaire pour que les femmes comme les hommes aient du temps pour leurs loisirs et leur vie familiale, mais aussi le temps de travail sur toute la vie. D’autant qu’avec le vieillissement de la population, l’enjeu n’est plus seulement d’élever les enfants, mais aussi de s’occuper des personnes dépendantes.

Si cette réforme risque d’aggraver la situation des femmes, quelles sont les inégalités déjà existantes ?

Nous ne sommes pas du tout pour le statu quo. Aujourd’hui, c’est 40 % d’écart de pensions de droits directs entre les femmes et les hommes. Cet écart est partiellement corrigé par les pensions de réversion et les droits familiaux. Cependant, une femme sur cinq attend 67 ans pour partir à la retraite, alors que c’est un homme sur douze. Les femmes partent en moyenne un an plus tard que les hommes. Non seulement elles partent plus tard, mais elles ont également une pension plus faible : 37 % des femmes retraitées touchent moins de 1000 € de pension brute. Pour les hommes, c’est 15 %. Ces chiffres se sont nettement dégradés du fait des réformes passées et continuent de se détériorer puisque le timing d’application des réformes est progressif.

La leçon, et c’est en cela que la réforme Delevoye est défavorable aux femmes, c’est que toutes les réformes passées faisaient reculer les droits des salariés. Les femmes ont été les premières à en pâtir et leur situation s’est davantage dégradée que celle des hommes. Comme la réforme Delevoye va faire reculer les droits à pension en général, nous avons de forts indices qu’elle aboutisse à dégrader davantage la situation des femmes. Par ailleurs, l’argument du gouvernement en faveur de sa réforme selon lequel il va augmenter la pension minimale de 50 € oublie de préciser que ce minimum de pension n’est accessible que pour les carrières complètes. Et justement, le problème des femmes est qu’elles n’ont pas de carrières pleines.

Le fait de faire reposer l’essentiel des mesures correctrices pour les femmes sur la politique familiale n’est-il pas les cantonner dans un rôle de mère ?

Nous sommes loin de limiter les mesures nécessaires pour une égalité à des mesures liées aux enfants. Nous sommes pour l’égalité salariale, ce qui permettrait de mettre à l’équilibre les régimes pour 20 ou 30 ans, puisque cela dégagerait des cotisations supplémentaires. Nous avons proposé de créer une surcotisation retraite pour les employeurs qui ne respectent pas l’égalité salariale. Cela aurait un double impact de ressource et résoudrait une bonne partie du déficit. Il faut également mettre fin à la précarité. Les leviers sur lesquels il faut jouer sont ceux-là, mais ce ne sont pas des leviers à application immédiate : pour celles qui ont déjà subi les interruptions de carrière liées aux enfants, il faut bien réparer. Nous sommes donc sur les deux leviers.

Par ailleurs, toutes les femmes souffrent d’un soupçon de maternité, qu’elles aient un enfant ou pas. C’est ce qui fait qu’elles vont avoir moins de déroulés de carrière, qu’elles vont avoir un salaire moindre à l’embauche, etc. Des études économiques chiffrent le coût d’un enfant pour les hommes et pour les femmes. Pour les premiers, il est soit neutre soit positif en termes de salaires, alors qu’il est systématiquement négatif pour les femmes. Il est encore nécessaire de réparer l’impact de l’arrivée des enfants, c’est pourquoi nous ne sommes pas opposés à des mesures correctrices sur les enfants pour les droits à la retraite.

Publié le 22/11/2019

 

Santé. Hôpitaux : une bouée de sauvetage qui fait pschitt 

 

Lola Ruscio et Clotilde Mathieu (site humanite.fr)

 

L’exécutif a présenté une série de mesures pour apaiser le climat social explosif dans les établissements publics. Insatisfaits, les syndicats et collectifs appellent toujours à la mobilisation le 30 novembre et le 17 décembre.

Après huit mois de grève aux urgences, une mobilisation massive jeudi dernier de toutes les catégories hospitalières, le gouvernement a fini par présenter, hier, un « plan d’urgence » pour l’hôpital. Rallonge budgétaire pour l’assurance-maladie de 1,5 milliard d’euros sur trois ans, reprise par l’État d’un tiers de la dette hospitalière, des nouvelles primes… Autant de mesures pour sortir de la crise de l’hôpital et des urgences que l’exécutif a concédées sous la pression de la rue. En marge de son déplacement à Épernay, jeudi dernier, le président de la République avait reconnu : « Nous devons assumer d’investir, car la situation est encore plus grave que celle que nous avions analysée. »

Le gouvernement a-t-il été à la hauteur de ses ambitions ? Non, répondent les syndicats et les collectifs. « Les annonces sont insuffisantes sans augmentation de salaire pour tous les professionnels de l’hôpital, avec un saupoudrage de mesures qui répondent à certains besoins mais sont loin de ce qui est nécessaire, dénonce Antoine Pelissolo, psychiatre, membre du collectif Inter-Hôpitaux. On nous avait annoncé un effort massif, c’est la déception qui est massive. » Tous maintiennent leur appel à manifester le 30 novembre, dix jours avant une grève illimitée des internes. Les revendications restent intactes : hausse des salaires, des effectifs et arrêt des fermetures de lits.

1 Des primes pour satisfaire les personnels

Pour « renforcer l’attractivité des métiers », Édouard Philippe a décidé de ne pas revaloriser les salaires de 300 euros net par mois, comme l’exigent les grévistes. Il a mis le paquet sur les primes. D’abord, son plan d’urgence prévoit le versement annuel d’une indemnité de 800 euros, soit 66 euros par mois. Cette mesure concerne seulement ceux qui touchent « environ 1 950 euros net par mois », travaillant à Paris, dans les Hauts-de-Seine, le Val-de-Marne et la Seine-Saint-Denis. « Le gouvernement ne prévoit rien pour les collègues qui vivent en province, a dénoncé, dépité, Hugo Huon, président du collectif Inter-Urgences, à l’origine de la grève dans les services d’urgences. Cette mesure va attiser leur colère. » En outre, une prime annuelle de 300 euros sera octroyée, service par service, au bon vouloir de la hiérarchie selon des critères tels que « l’investissement » du personnel. « Ça ressemble à une prime de servitude, a estimé cet infirmier. Les paramédicaux seront incités à remplacer les absents au pied levé, à faire des heures supplémentaires à tire-larigot, etc. » Quant aux aides-soignants spécialisés en gériatrie, qui exercent auprès de personnes âgées, cette catégorie pourra toucher dès 2020 une prime de 100 euros net mensuels. Surtout, ce « plan d’urgence » prévoit des miettes pour améliorer les conditions de travail. Pour limiter l’intérim médical, le gouvernement se contentera de lancer une « campagne de contrôle » sur « le niveau des rémunérations perçues », ou encore « le respect des repos de sécurité ». Pour Michel Tsimaratos, professeur à l’hôpital de la Timone, à Marseille, c’est clair : « Rien dans ces propositions ne permet d’imaginer qu’on va changer les conditions dans lesquelles on travaille pour pouvoir restaurer l’attractivité. »

2 Une faiblarde augmentation du financement de la Sécu

Sur le plan budgétaire, le gouvernement a annoncé une légère hausse de 2,45 % en 2021 et 2022 de l’objectif national de dépenses d’assurance-maladie, l’enveloppe fixant les dépenses de santé, jusque-là prévue à 2,1 % dans le secteur hospitalier. En 2020, 300 millions d’euros supplémentaires seront versés aux budgets des hôpitaux. « C’est une aumône, a estimé Christophe Prudhomme, de la CGT santé. Bercy ne souhaite pas desserrer la pression budgétaire. » Le gouvernement s’engage aussi à ce que les tarifs hospitaliers augmentent d’au moins 0,2 % chaque année d’ici à la fin du quinquennat, ce qui devrait représenter une bouffée d’air pour les hôpitaux. Ces derniers bénéficieront chaque année de 150 millions d’euros pour l’achat de matériels ou de travaux de rénovation.

3 Gouvernance, l’opération pour séduire les médecins

« Renforcer la place des médecins dans la prise de décision. » Tel est le deuxième objectif fixé par le premier ministre, lors de la présentation de son plan santé. Une opération séduction pour tenter d’apaiser la colère des médecins, des chefs de pôle, de service, qui ont multiplié les prises de parole et sont venus grossir les rangs de la manifestation nationale le 14 novembre dernier. La ministre de la Santé a annoncé un renforcement du rôle des chefs de pôle et de service, pour mieux les « intégrer (…) à la gouvernance ». Les décisions seront « conjointes sur le projet médical, les nominations de chefs de service et de pôle et l’investissement du quotidien ». Il est aussi question « d’ouvrir le vivier des chefs d’établissement aux médecins », mais aussi de « revaloriser » les fonctions de management, « d’alléger les charges administratives inutiles » et de « soumettre les modalités de recrutement à un choc de simplification ». Une cogestion loin de répondre aux attentes du collectif interhospitalier. « C’est toujours un pas en avant, même s’il est très éloigné du projet de gouvernance que nous proposions, regrette Christophe Trivalle, chef de service à l’hôpital Paul-Brousse à Villejuif AP-HP, membre du collectif Inter-Hôpitaux. Pour nous, la cogestion, c’est faire participer l’ensemble des soignants qui sont sur le terrain, des médecins aux aides-soignantes en passant par les infirmières mais aussi en associant les patients pour mieux répondre aux besoins. » Et Sophie Crozier, neurologue à la Pitié-Salpêtrière (AP-HP), d’ajouter : « Ce n’est pas en donnant plus de pouvoir à ceux qui sont déjà en responsabilité que la situation va s’améliorer. Le pied à perfusion qui manque, le chef de service ne sera jamais au courant. C’est pour cela qu’il faut associer ceux qui sont sur le terrain au quotidien. »

4 la dette en moins, sans un choc d’investissements

Édouard Philippe a annoncé un « programme massif de reprise de dette de 10 milliards d’euros sur trois ans ». Soit 3,3 milliards par an, un tiers de la dette globale des centres hospitaliers, qui avoisine les 30 milliards d’euros, dont le remboursement grève le budget des hôpitaux de 850 millions d’euros. Un « geste fort » qui « permettra aux hôpitaux de réduire leur déficit et de retrouver rapidement les moyens d’investir » en dégageant à terme « 800 millions d’euros de marge de manœuvre », a précisé le premier ministre. Faux, rétorque Frédéric Bizard, économiste de la santé. Si, pour lui, la reprise de la dette est une bonne décision, celle-ci permettra au mieux de dégager 300 millions d’euros. « Une goutte d’eau alors que le budget des hôpitaux est de 84,2 milliards d’euros, explique-t-il. Cette reprise aurait dû être accompagnée d’un plan d’investissements massif, un plan systémique. D’autant que la santé est un secteur stratégique, à la confluence de toutes les ruptures technologiques, des innovations, l’impact sur l’économie et donc le retour sur investissements est immense. » L’État aurait pu également apporter sa garantie aux emprunts des établissements hospitaliers, ce qui permettrait de faire tomber les taux autour de 0,3 % à 0,5 %, contre 1,5 % à 2 % actuellement. Les modalités de cette reprise partielle seront connues au printemps 2020, au travers d’une loi .

 

Clotilde Mathieu et Lola Ruscio

Publié le 01/11/2019

« Ici, vous construisez un futur désirable » : à la zad, le monde de demain nous appartient

 

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

 

Où en est la zad de Notre-Dame-des-Landes, deux ans après l’abandon du projet d’aéroport ? Si les barricades ont été démontées et que le bocage s’est assagi, ses habitants continuent sans relâche d’y construire une utopie très concrète tout en irriguant les résistances locales comme internationales. Non sans débats.

À l’ouest de la zad, le hameau du Limimbout est éclairé ce matin d’automne par un soleil éclatant. Quelques personnes s’activent du côté de l’auberge des « Q de plomb » qui accueille chaque vendredi une joyeuse assemblée venue de toute la zad, des villages alentours et même de Nantes, pour partager un repas. À quelques pas de là, une maison abrite le collectif des « 100 noms », qui s’est réfugié au Limimbout après la destruction de leurs lieux de vie début 2018. « Il y aussi une bergerie ainsi qu’une infrastructure qui assure le ravitaillement des luttes sociales de la région », décrit Nicolas. Une remorque et une flopée de conserves attendent d’être acheminées lors d’une prochaine manifestation ou occupation.

« Sortir de la solitude paysanne »

À côté, se tient le « labo galettes », dont les produits sont écoulés dans divers lieux de la zad. Quand vient l’hiver, le hangar abrite les veaux des voisins paysans, résistants « historiques » au projet d’aéroport. « Ici, les lieux ne sont pas assignés à un seul usage, commente Nicolas. Ce que nous voulons, c’est rendre aux fermes leurs multiplicités. Sortir de la monoculture et de la solitude paysanne. » 

Le Limimbout sera peut-être l’un des premiers lieux à être racheté par le fonds de dotation « La terre en commun », qui a vu le jour après la victoire contre l’aéroport. « L’objectif, c’est d’acquérir progressivement des terres et bâtis de la zad, pour les mettre dans un pot commun inaliénable », explique Isabelle, qui fait partie du collectif qui gère le fonds. Introduit dans le droit français en 2015, le fonds de dotation permet l’acquisition collective de biens fonciers, sans système de parts ni d’actions [1].

Devenir propriétaire pour s’affranchir de la propriété... l’idée n’est pas facile à saisir pour tout le monde, concèdent certains occupants. Mais elle fait son chemin et suscite l’enthousiasme de nombreux soutiens. En un an, avec 2500 contributeurs, le fonds a collecté 600 000 euros. Leur objectif est de doubler cette somme d’ici début 2020 pour pouvoir acquérir de futures terres mises en vente.

Sauver les terres des pesticides après les avoir sauvées du béton

En attendant, la bataille foncière continue de faire rage dans le bocage. Si certains projets agricoles sortent peu à peu de l’incertitude du lendemain, d’autres continuent à naviguer à vue. Les paysans « historiques » ont récupéré 300 hectares, les nouveaux installés s’étendent sur plus de 300 autres hectares, la plupart ayant été gagnés suite au premier mouvement de réoccupation de 2012. Sur ces 300 hectares, 160 dépendent de baux de neuf ans signés avec le conseil général, qui en est propriétaire. Celles et ceux qui y sont installés peuvent donc se projeter pour plusieurs saisons. Pour les hectares restants, le doute persiste, ce qui soulève l’inquiétude des occupants [2]. « Comment semer le blé si la parcelle sur laquelle je travaille m’est arrachée avant la récolte ? », interroge un agriculteur.

La crainte principale est que ces terres aillent à l’agrandissement de fermes déjà immenses, et généreusement arrosées de pesticides. Les agriculteurs hostiles à la zad, dont certains souhaitent récupérer les terrains qu’ils avaient vendus au profit du projet d’aéroport, sont pointés du doigt. « La dimension de nos installations est sans commune mesure avec celle des exploitants cumulards qui aujourd’hui s’agrandissent sur les terres préservées du bétonnage par le mouvement », s’insurgent les zadistes. Là où les occupants comptent leurs hectares en dizaines, leurs voisins comptent en centaines. Le nombre de personnes qui travaillent ces terres et en vivent est cependant largement plus important côté zad.

« Tout le monde met en évidence que le système dominant est arrivé au bout, remarque Jean-François, membre de la Confédération paysanne. Mais les pouvoirs publics semblent avoir du mal à faire confiance à d’autres types d’agriculture. Pour nous, il faut continuer à soutenir la zad. » Régulièrement, Jean-François et d’autres soutiens se rassemblent devant la préfecture, à Nantes, pour s’assurer que la commission ad hoc accorde bien leur « autorisation d’exploiter » aux occupants qui l’ont demandée. Préserver la biodiversité, sauver le climat, décarboner la production agricole, offrir du travail à profusion : à Notre-Dame-des-Landes, d’immenses défis sont saisis à bras le corps.

Crispations dans le bocage

Cette installation dans la durée, et légalisée, ne fait pas l’unanimité dans les champs et chemins de la zad. Certains considèrent que le mouvement y a perdu son âme. « On a fait tout ça pour ça ? Pour négocier avec l’État, ou avec le département ? » , se désespère Marion [3]. Elle regrette la zad d’avant, celle des années 2010, qui s’était inventée pour occuper les terres promises au bétonnage. « C’était le plus grand squat d’Europe, dit-elle. Les lois de l’État ne s’imposaient pas. Les flics ne passaient jamais. Il y avait davantage de solidarité. Je ne vois pas ce qu’il y a de différent, ici, maintenant, avec ce qui se monte ailleurs en France : des projets agricoles bios, et collectifs, mais qui restent dans ce que l’État impose. »

« Beaucoup de personnes pensent que la zad, c’est terminé parce que quinze personnes se sont légalement installées, répond Gibier. Pour lui, la stratégie qui consiste à passer des compromis avec l’État pour régulariser des occupations n’est pas contradictoire avec l’organisation collective et les réseaux de solidarités qui continuent d’irriguer la zone, bien au-delà des personnes impliquées dans les projets réalisés pour l’administration. « Pour nous, cela a été une stratégie pour suspendre la violences des expulsions. Rien d’autre. Et la zad, ce ne sont pas que des projets agricoles. »

Une stratégie que refusent en bloc Marion et ses voisins. Pour eux, l’esprit de la zad est mort à partir du moment où le collectif a répondu aux demandes de l’État. Pour les autres, au contraire, cette stratégie a permis à la zad de poursuivre sa résistance créatrice malgré l’abandon de l’aéroport.

Des constructions diverses continuent à sortir de terre

À la Rolandière, située en plein milieu du périmètre qui devait accueillir l’aéroport, une nouvelle construction s’érige peu à peu. Éclairées par les dernières lueurs de l’après-midi, une petite dizaine de personnes s’activent. Le bruit des scies et des visseuses alterne avec celui des voix des bricoleurs et bricoleuses. Montée avec du bois local, juste à côté de la bibliothèque du Taslu, cette construction servira d’habitat collectif. Aux « Fosses noires », autour de la ferme qui abrite une brasserie et une boulangerie, plusieurs petits habitats ont également poussé.

À dix minutes de marche, s’élève, derrière une des haies majestueuses du bocage, un vaste bâtiment de près de 300 m², entièrement auto-construit, avec une charpente taillée dans le bois de la forêt qui lui fait face. « Bienvenue à l’Ambazada ! », sourit Murdoch, avant de se réchauffer un café dans le coin cuisine. « Ici, c’est une salle polyvalente à disposition des territoires en luttes partout dans le monde », décrit-il. Militants de Bure, de la lutte contre l’aéroport d’Atenco au Mexique, ou pour le logement digne en Espagne… divers mouvements passent ici pour se poser le temps d’un week-end, ou plus. Le lieu sert aussi à accueillir les gens du coin, comme le collectif abrakadabois qui réfléchit à une gestion commune de la forêt et des haies. Composé de personnes vivant sur la zad, et d’autres qui sont de passage, le collectif qui porte le projet de l’Ambazada est co-dirigé par des militants basques.

« Ici, vous construisez un futur désirable »

« Est-ce qu’il reste du café ? », demandent Jean et un ami, de passage dans la salle, et à la recherche d’outils pour bricoler. « Lui, décrit Murdoch, c’est un pilier des gilets jaunes de Saint-Nazaire. Il a débarqué ici après l’assemblée des assemblées, au printemps, où plusieurs personnes de la zad sont allées assurer une partie de l’intendance, notamment les repas. » Devenu « fan » des gilets jaunes, Murdoch raconte : « Quand on agit, on se sent vivre. J’ai vécu ça en me sédentarisant ici sur la zad. Revoir ça fleurir chez les gilets jaunes, cela m’a vraiment ému. En plus, ils ne sont pas contraints par le cadre militant, cela leur donne une grande liberté, et beaucoup d’imagination. »

Si les barricades ont été démontées et que le bocage s’est assagi, à Notre-Dame-des-Landes, on continue de discuter ferme dans les réunions, près des cabanes et dans les champs. Rien n’est simple, les conflits sont multiples, les rapports de domination - bien que questionnés - demeurent ; mais beaucoup de possibles continuent d’exister. « Ici, vous construisez un futur désirable. C’est un espoir pour après, nous disent les donateurs et donatrices de la terre en commun », relève Isabelle. Et la zad continue d’essaimer. Des fonds de dotation ont vu le jour ailleurs en France, pour racheter en commun des lieux où se mêlent activités agricoles et culturelles. Pour que vive partout une certaine façon d’habiter le monde, et de le construire.

Nolwenn Weiler

Notes

[1] Le conseil d’administration de « La terre en commun » compte six personnes issues des divers mouvements de lutte contre l’aéroport, Acipa, paysans résistants historiques, naturalistes en lutte, occupants. Elle sont chargées d’appliquer les décisions de l’assemblée des usages, qui se réunit une à deux fois par mois, et au sein de laquelle tout le monde peut venir.

[2] Signées à l’automne 2018, dans la foulée des projets déposés par les occupants après les violentes expulsions du printemps, les conventions d’occupation précaires (Cop) expirent fin octobre.

[3] Plusieurs prénoms ont été modifiés

Publié le 22/10/2019

Service public ferroviaire. L’État et la SNCF font le choix de la ligne dure

 

Sébastien Crépel  (site humanite.fr)

 

En menaçant de sanctions les cheminots exerçant leur droit de retrait, accusés de mener une grève illégale, Édouard Philippe et Guillaume Pepy portent une lourde responsabilité dans la paralysie du trafic ce week-end.

Pas question de porter le chapeau. Ce dimanche, au bout du fil, le secrétaire général de la CGT cheminots, premier syndicat de la SNCF, se fait accusateur : « Un droit de retrait, ça se règle en quelques heures, normalement. Sauf qu’il y a eu intervention politique, et elle a verrouillé complètement les discussions. » Même si le trafic ferroviaire devrait revenir à peu près à la normale à compter de ce lundi, la page ouverte par le bras de fer qui a opposé, durant trois jours, les cheminots et leurs syndicats, d’un côté, et la direction de la SNCF et le gouvernement, de l’autre, n’est pas près de se tourner. Pour Laurent Brun, la responsabilité du premier ministre est clairement engagée dans la paralysie du trafic ferroviaire qui a gagné la plupart du pays, au cours de ce week-end de départ en congés de la Toussaint, à la suite de l’accident qui s’est produit mercredi 16 octobre, entre un train express régional (TER) et un convoi routier sur un passage à niveau de Saint-Pierre-sur-Vence (Ardennes).

En cause, dans le durcissement très rapide du conflit, le choix d’Édouard Philippe, samedi, soutenu et même devancé sur ce point par le PDG de la SNCF, Guillaume Pepy, de menacer de sanctions, y compris judiciaires, les cheminots accusés de détourner le « droit de retrait » pour mener une « grève » injustifiée et illégale. Une façon, pour le chef du gouvernement, de prendre la tête de la gigantesque campagne de dénigrement et d’intimidation des cheminots par médias et réseaux sociaux interposés qui a démarré, vendredi, dès que les perturbations ont franchi le périmètre de la région Champagne-Ardenne, et que le dirigeant de la CGT relie au blocage de toute avancée dans les réunions de concertation.

Car, si le caractère massif du « droit de retrait » des cheminots a surpris, entraînant de très importantes annulations de trains (la totalité des TGV Ouigo, la moitié des TER et de très nombreux Intercités et trains franciliens étaient immobilisés, samedi), c’est bien une problématique de sécurité qui en est la cause : celle de l’« équipement agent seul » (EAS). En clair : la présence du conducteur seul à bord, incompatible, estiment les organisations syndicales de cheminots, unanimes sur ce point (CGT, Unsa, Solidaires, CFDT, ou même encore FO, non représentative), avec les impératifs de sûreté élémentaires, surtout quand les équipements de sécurité tels les transmetteurs radio dysfonctionnent, comme on l’a observé sur certains TER. Imposée depuis une vingtaine d’années sur les lignes RER, cette politique de l’EAS, qui conduit à supprimer la présence de contrôleurs dans les rames, a été étendue aux lignes TER, en dépit des alertes syndicales et des accidents qui ont montré sa dangerosité. La collision qui s’est produite dans les Ardennes est un cas d’école, le conducteur, lui-même blessé, ayant été contraint de descendre de son train après une probable panne radio pour sécuriser les voies afin d’éviter un choc avec les trains suivants, au détriment de l’assistance à la dizaine de blessés dénombrés parmi les passagers.

Pour Laurent Brun, il y a d’abord eu « du retard à l’allumage du côté de la direction de la SNCF », qui n’a pris la mesure du problème qu’à partir de jeudi soir. Un message de la direction de la communication de l’entreprise, qui a fuité dans la presse, révèle même qu’elle a tenté de minimiser voire d’étouffer l’accident de Saint-Pierre-sur-Vence, en donnant la consigne suivante aux cadres de la SNCF : « Pas de prise de parole ni ce soir ni demain, sauf polémique le sujet va s’éteindre. »

La CGT ne veut pas tomber dans la provocation gouvernementale

La situation aurait cependant pu rentrer dans l’ordre dès vendredi, lors de la réunion avec les organisations syndicales, estime le responsable cégétiste. Mais l’intervention gouvernementale a rebattu les cartes. « Vendredi soir, quand on est entré en négociation, la solution était proche. Une annonce d’emplois et de mesures précises était presque sur la table. Mais, en cours de soirée, il y a eu intervention politique et à partir de là, c’était : ‘‘On ne lâche rien, on ne discute plus, nous voulons des sanctions’’, rapporte le dirigeant syndical. Et là, on en prend pour trois jours, au lieu d’une journée. C’est le gouvernement qui a pris la responsabilité de prolonger la situation. » À cette attitude, une explication : pour Laurent Brun, la stratégie du pouvoir est « que ça dure et que ça pourrisse, car il a en tête d’autres échéances, comme les sujets qui touchent à la réforme ferroviaire en fin d’année, ou celui de la réforme des retraites ». Bref, aux commentateurs qui ont accusé dans la presse la CGT d’instrumentaliser le problème de sécurité pour faire passer un « message » au gouvernement sur les réformes à venir, le syndicat renvoie le compliment sur le gouvernement.

Dans ces conditions, pour la CGT, prolonger davantage le droit de retrait ferait courir le risque de tomber dans la provocation du gouvernement. « Ils (la direction de la SNCF et le gouvernement – NDLR) font le choix de verrouiller toute discussion. La seule façon de débloquer la situation serait de poursuivre les droits de retrait plus longuement. Mais cela empêcherait d’autres sujets revendicatifs que ceux liés aux dangers graves et imminents », explique la fédération CGT dans une lettre d’information rédigée samedi soir.

Pour autant, le syndicat ne veut pas « en rester là ». Et d’appeler, dans une autre déclaration, à un « conflit généralisé ». « Ce gouvernement craint les cheminots. Il cherche à les épuiser à chaque conflit plutôt que d’en sortir rapidement par la négociation. Les cheminots et leur fédération CGT ne tomberont pas dans le piège tendu », affirme le communiqué, qui appelle les agents à faire grève « massivement » le 5 décembre – jour de mobilisation interprofessionnelle contre la réforme des retraites – « sur les sujets d’entreprise, notamment la sécurité, ainsi que (les) conditions sociales ».

L’inspection du travail valide le droit de retrait

De son côté, l’Unsa ferroviaire, deuxième syndicat de la SNCF, estimait dimanche que certaines « avancées » ont été consignées par écrit par la direction à la suite de la réunion de vendredi : « Nous notons que la direction a pris en compte le fait que les engins en circulation sont vulnérables, mais nous maintenons le principe de précaution », a déclaré Didier Mathis, l’un des responsables du syndicat. L’Unsa tiendra des réunions à partir de lundi « pour décider de la stratégie à adopter ». « La direction reconnaît qu’il y a un souci, mais il n’y a pas de mesures concrètes. Ce n’est pas fini, on va continuer », a réagi pour sa part Julien Troccaz, de SUD rail, troisième syndicat chez les cheminots.

Reste l’épineuse question des sanctions qui pourraient s’abattre sur les cheminots. La CGT promet d’être vigilante afin de n’en laisser passer aucune. Pour elle, le droit de retrait s’est justifié « par de multiples situations de danger identifiées dans chaque région » et est bordé juridiquement. L’inspection du travail du Grand Est (la région où a eu lieu l’accident des Ardennes) a en effet estimé que le danger grave et imminent était bien « caractérisé », et le droit de retrait des agents « justifié ». Elle a même, selon une source syndicale, accepté d’accompagner aux prud’hommes les cheminots qui contesteraient une sanction. Laurent Brun se veut confiant : « Dès lundi, on va monter les dossiers juridiques pour montrer que nous sommes dans notre bon droit. On a déjà affronté ce genre de situation sur les retenues de salaire opérées lors de la grève de 2018, et on a eu gain de cause. Le premier combat se mène régionalement et localement pour obtenir qu’il n’y ait pas de sanction. »

 

Sébastien Crépel

Publié le 17/10/2019

Hôpital public. Les élus PCF présentent 43 mesures pour sortir de la crise

Lola Ruscio (site humanite.fr)

Devant le ministère de la Santé, les députés et sénateurs communistes ont dévoilé hier leurs propositions « d’urgences ». Ce texte de loi ambitionne de redonner un nouveau souffle à un système de santé abîmé par des politiques d’austérité.

En plein mouvement social des paramédicaux, les parlementaires communistes ont présenté, hier, leur proposition de loi pour sortir de la crise des urgences et de l’hôpital. Depuis dix-huit mois, des élus PCF ont sillonné de nombreux territoires à la rencontre des soignants, des syndicats et des usagers. « Le constat est accablant : les hôpitaux et les Ehpad sont à genoux ! a lancé la sénatrice PCF Laurence Cohen devant le ministère de la Santé. Cela a des conséquences sur la qualité des soins, mais le gouvernement Macron continue les restrictions budgétaires. » « Cette crise majeure de l’hôpital est présente sur l’ensemble du territoire, c’est une grande question nationale », a abondé son homologue à l’Assemblée ­nationale, le député Pierre Dharréville.

La mise en place d’un moratoire sur les fermetures d’établissements

Face à ce climat social explosif, les communistes défendent 43 mesures « d’urgence pour la santé et les hôpitaux ». L’un des volets du projet de loi porte sur le maintien du service public hospitalier. Cette exigence passe par la mise en place d’un « moratoire » sur les fermetures d’établissements, de services et de lits hospitaliers. Comme le rappelle Laurence Cohen, « le gouvernement dit ne pas “fermer les hôpitaux”, mais partout, des services, des lits ferment à cause des restrictions budgétaires ». La tendance est lourde : 39 % des maternités ont disparu depuis 1995, et les soignants se battent ici et là pour sauver des services hospitaliers, comme les urgences ou la chirurgie. Jugés peu rentables, les hôpitaux de proximité voient leurs services fermer les uns après les autres. « Ils sont aujourd’hui des coquilles vides », dénonce l’élue communiste. Pour garantir l’égalité d’accès aux soins, les parlementaires PCF défendent une refonte des petites structures basée sur « des activités obligatoires de médecine d’urgence, de chirurgie et d’obstétrique ».

L’autre gros morceau concerne le financement de l’assurance-maladie. Pour ­investir dans la santé, les parlementaires communistes proposent de fixer la hausse de l’objectif national de dépenses d’assurance-maladie (Ondam) à 4,5 % en 2020. Son relèvement permettrait de dégager des recettes supplémentaires à hauteur de 5 milliards d’euros, notamment pour « embaucher 100 000 agents hospitaliers et titulariser les contractuels ». Les communistes le savent bien : la crise de l’hôpital et des urgences est le résultat des Ondam passés, qui ne correspondent pas à l’évolution des besoins croissants de l’hôpital public et de la santé. Et le gouvernement récidive : en l’état, le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2020 ne prévoit pas de hausse globale des dépenses de santé. La cure d’austérité sera toujours aussi sévère pour les hôpitaux. « Le gouvernement ne répond pas du tout à l’urgence, a estimé le député PCF Alain Bruneel. Et le déficit de la Sécurité sociale s’élève maintenant à 5 milliards d’euros. Avec les ­allègements de cotisations, le gouvernement tue la ­S­écurité sociale ! »

À rebours de cette logique, les communistes font des propositions pour renforcer le financement de la Sécu. Ils préconisent, par exemple, la fin « progressive » sur deux ans de l’allègement de cotisation patronale Cice qui représente un « coût annuel de 22,1 milliards d’euros pour l’assurance-maladie », la disparition du « dispositif Fillon », qui représente un manque à gagner de « 23 milliards d’euros pour la Sécurité sociale en 2018 ». Ils ­défendent également la suppression de la taxe sur les salaires, prélevée sur les établissements publics de santé, pour dégager « 4 milliards d’euros ». Cette somme permettrait de financer des réouvertures, des créations de postes et des hausses de salaires dans l’ensemble des services. Une ambition aux antipodes des mesures dévoilées par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, depuis les mobilisations aux urgences et à l’hôpital. « Nous sommes aux côtés des personnels hospitaliers et des pompiers en lutte », a souligné le député Alain Bruneel.

 

Lola Ruscio

Publié le 04/10/2019

Droits de l’homme. Grève au grand jour pour les travailleurs de l’ombre

Cécile Rousseau et Kareen Janselme (site humanite.fr)

 

Douze mouvements de sans-papiers ont éclaté hier en Île-de-France pour exiger leur régularisation et dénoncer l’impunité patronale dans un contexte de débat nauséabond sur la politique migratoire. Certains ont déjà obtenu gain de cause.

Coup de chaud pour les employeurs de sans-papiers franciliens. Hier, à l’initiative de la CGT, douze piquets de grève ont pris forme simultanément à Paris, en Seine-Saint-Denis et dans les Hauts-de-Seine pour régulariser ces travailleurs exploités. Salariés de grandes enseignes comme KFC ou de simples restaurants, femmes et hommes de ménage de l’UGC Ciné Cité Bercy, du Campanile mais aussi forçats de l’intérim, tous ont cessé leur activité afin d’exiger un emploi légal. Un mouvement d’une ampleur inédite depuis les grandes luttes de régularisation entre 2008 et 2009 qui avaient abouti à des milliers d’obtentions de Cerfa. Dans ce contexte de repli identitaire, avec le débat sur l’immigration lancé par Emmanuel Macron, la contre-offensive monte donc d’un cran. Marilyne Poulain, responsable confédérale du collectif migrants de la CGT, rappelle que « le patronat a tous pouvoirs d’accompagner une régularisation, ou pas. Souvent, il n’a pas d’intérêt à le faire. C’est aussi le bon moment pour redire que les travailleurs migrants contribuent au système de solidarité nationale ».

« Il faut qu’on montre qu’on n’est pas des esclaves ! »

Si 160 personnes ont entamé cette action, d’autres rejoignent le mouvement en route. L’agence d’intérim Proman, dans le 10e arrondissement de Paris, voit ainsi affluer des dizaines de travailleurs en quête d’une régularisation. « On était 36 ce matin, on est une bonne cinquantaine et les gens ne cessent d’arriver, note Philippe Tixier, secrétaire général de la CGT intérim. La direction a dit qu’elle ne reconnaissait pas certains grévistes, c’est le baratin habituel. » Mahamadou, manœuvre sur les chantiers d’origine malienne, prépare cette mobilisation depuis des mois. « On nous donne parfois le travail de deux personnes parce qu’ils savent qu’on ne peut pas refuser. Nous avons aussi des polycontrats, on peut nous dire d’aller n’importe où dans la même journée. Il faut qu’on montre qu’on n’est pas des esclaves ! » Les conditions de régularisation doivent être aussi revues, comme le souligne Elie Joussellin, secrétaire de la section du PCF, venu en soutien : « La circulaire Valls, qui demande cinq ans de présence sur le territoire et 36 fiches de paie, a vécu ! Le secteur du travail temporaire demeure le grand pourvoyeur de sans-papiers, les recrutant souvent en fermant les yeux sur les alias (identités d’emprunt). »

De fait, à quelques encablures, dans la cour de l’entreprise Haudecœur à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), le ballet des camions venus d’Allemagne ou d’Espagne n’a pas cessé de la journée. Mais les habituels ouvriers amenés à les décharger se sont regroupés sous l’auvent. Dix travailleurs sans papiers ont rallié la CGT, arborant fièrement leurs couleurs pour obtenir leur régularisation. « Cela fait deux ans que je travaille ici, raconte Mohamed, 35 ans, pour Proman d’abord, puis Carelec. On transporte des sacs de 50 kg de semoule sur les épaules. Avec 2 ou 3 personnes, on décharge 13 camions de 26 tonnes chaque jour. Parfois, je n’ai plus de bras, plus de dos. Mais on doit quand même travailler, sinon on ne nous rappelle pas. » À ses côtés, Abdoulaye espère beaucoup de cette action. « Avec des papiers, c’est plus facile de travailler, de garder un logement. » Quand il ne trouve rien en travail temporaire, il doit dormir dehors faute de revenu et a ainsi failli perdre l’usage de ses pieds. Les semelles orthopédiques qu’il a achetées lui ont coûté 130 euros. Mais n’ont pas été remboursées par la Sécurité sociale, faute de papiers. Le Malien n’a pas non plus droit à l’aide médicale d’État, puisqu’il travaille. Mais même s’il cotise via son salaire, il ne peut bénéficier de la Sécurité sociale, du chômage, de la retraite… Alors, Abdoulaye accepte tous les boulots pour nourrir sa femme et ses trois enfants restés au Mali. « Sur cette photo, tu vois mes doigts brûlés : j’ai déchargé sans gants des produits sortis d’un camion frigorifique dans une autre entreprise où je travaillais au noir. » Comme le résume Jean-Albert Guidou, du collectif migrants de la CGT, « ici, il y a un abus d’intérim sur une activité pérenne du site et non un surcroît de travail. L’entreprise doit remplir un Cerfa de promesse d’embauche pour ces travailleurs. » Si la DRH de l’entreprise a reçu sans agressivité militants et grévistes sur le site, elle a assuré que « la politique de cette entreprise familiale datant de 1932 est de fidéliser ses salariés ». Précisant même avoir une pile de propositions de CDI non acceptées par les intérimaires. Les dix grévistes n’en avaient jamais vu la couleur. Si Élisabeth Zelaci renvoie la responsabilité de la régularisation aux sociétés d’intérim, ces dernières ont très vite diligenté leurs représentants pour négocier avec les grévistes. Dès le milieu d’après-midi, Carelec assurait aux migrants et au syndicat vouloir délivrer sept Cerfa, faisant office de contrats de travail. Proman s’engageait à suivre pour les trois travailleurs restants.

« La direction cherche juste des employés dociles »

Rapidement, la plupart des employeurs concernés sont entrés en négociation, contraints de se mettre autour de la table à cause de la lumière crue jetée sur leurs pratiques. Au Flandrin, brasserie chic du 16e arrondissement, l’arrivée de quatre travailleurs sans papiers a engendré un mini-séisme dans l’ambiance feutrée. Dans cette alcôve Art déco, ces salariés triment à la plonge ou au nettoyage. Assis sur un canapé en velours dans l’entrée, Souleymane, qui estime avoir été licencié sans raison, ne décampera avant d’être réintégré. « Il me reproche d’avoir mal rangé des choses, mais il ment », explique-t-il. Mine déconfite, le directeur Jacques Malafosse assure qu’il ignorait la situation réelle d’une partie de son personnel : « Il y a un an, nous avons eu un contrôle de police, tout était en ordre. Je suis d’accord pour régulariser, mais pas pour la réembauche. » Ambiance. Pour Souleymane Sow, de l’union locale CGT, c’est tout vu : « On ne part pas tant que toutes les garanties n’ont pas été obtenues. Il dit que Souleymane ne respecte pas les conditions d’hygiène alors qu’il travaille à la plonge. La direction cherche juste des employés dociles. » Les salariés avaient déjà repéré dans quels coins ils pourraient s’enrouler dans leurs sacs de couchage pour la nuit. Finalement, après d’intenses tractations, les quatre salariés ont obtenu gain de cause. Souleymane sera embauché dans un autre restaurant pour un mois au minimum jusqu’à sa régularisation. Un sentiment nouveau de justice partagé hier par les employés de Polipro (société de nettoyage travaillant pour les foyers Adoma), qui ont levé le piquet avec l’assurance de papiers. Ailleurs, le bras de fer se poursuit.

Si la CGT et les salariés du restaurant KFC de la place d’Italie ont fini par discuter avec la DRH France du groupe, celle-ci tenait à obtenir une liste précise des salariés demandant des promesses d’embauche. Mais les syndicats sont prudents. Après avoir travaillé deux ans en CDI, Boubou Traoré a « avoué travailler sous un faux nom et demandé à être régularisé, mais le patron (l)’a forcé à démissionner. » « Nous voulons d’abord signer un protocole de fin de conflit qui inclut tous les salariés ayant travaillé dans cette entreprise », explique Boubacar Doucouré, membre du CSE central de KFC. Lui-même était en grève dix ans plus tôt, lors de la première grande vague de mobilisation des travailleurs sans papiers. « J’ai été régularisé à la suite de cette grève », raconte le responsable syndical. Au restaurant japonais Sukiyaki, à deux pas de la place de la Bastille, la devanture restait également redécorée en fin de journée par une banderole CGT. Prenant une pause à l’extérieur pour respirer un peu, Guiro espère un dénouement heureux : « Je bosse dix heures par jour avec un seul jour de congé par semaine. Mes 1 500 euros de salaire sont à moitié payés au noir. Je n’ai pas le choix, je continue à me battre. »

 

Kareen Janselme et Cécile Rousseau

Publié le 29/09/2019

Au nom de l’équité, davantage d’inégalités

Prud’hommes, retraites… : offensive générale sur les droits sociaux

par Christiane Marty  (monde-diplomatique.fr)

 

Jusqu’ici, les réformes des retraites ont été menées au nom de l’équilibre financier. Maintenant que le déficit est en voie de résorption — au prix d’une baisse continue du niveau des pensions —, c’est l’« équité » qui est mise en avant par M. Emmanuel Macron. Piloté par un haut-commissariat dirigé par M. Jean-Paul Delevoye, le projet a pour objectif officiel de créer un système universel remplaçant les quarante-deux régimes actuels, et censé être plus juste, plus simple, plus lisible : « Un euro cotisé donnera les mêmes droits. (…) À carrière identique et revenu identique, la retraite doit être identique », annonce un communiqué du haut-commissariat (1). Ainsi, à carrière courte et faible salaire, faible retraite ! La même chose pour tout le monde…

Aujourd’hui, le système se compose de régimes de base en annuités et de régimes complémentaires à points — notamment l’Association pour le régime de retraite complémentaire (Arrco) pour tous les salariés et l’Association générale des institutions de retraite des cadres (Agirc) pour les seuls cadres. Ce sont des régimes par répartition : les cotisations des actifs servent directement à payer les pensions des retraités. Dans les régimes par capitalisation, elles alimentent des placements financiers dont le rendement futur (incertain) déterminera le montant de la pension. La capitalisation relève d’une logique d’assurance individuelle, aux antipodes de la solidarité qui est au fondement de la protection sociale française.

En effet, à l’âge de départ légal (62 ans actuellement), un régime en annuités garantit un taux de remplacement (rapport entre la pension et le salaire) pour une carrière complète définie par un nombre d’années cotisées (de quarante ans et quatre mois à quarante-trois ans selon la date de naissance) ; il donne donc une visibilité sur la future pension. Dans un régime à points — l’option choisie par le gouvernement, d’après les documents rendus publics —, les cotisations servent à acheter des points tout au long de la vie active. Au moment de la retraite, le montant de la pension est calculé en multipliant le nombre de points acquis par ce qu’on appelle la « valeur de service ». Cette dernière tout comme le prix d’achat sont ajustés chaque année par les gestionnaires des caisses de retraite de manière à équilibrer les finances. Il n’y a ni taux de remplacement garanti ni notion de carrière complète, donc pas de visibilité sur la pension. Laquelle reflète au plus près la somme des cotisations versées au cours de la carrière : elle renforce la « contributivité » du système. En revanche, la part de solidarité — attribuée sans contrepartie de cotisations — est fort réduite. La logique de contributivité s’oppose à la logique de solidarité et de justice sociale, qui implique une redistribution envers les personnes qui n’ont pu acquérir que peu de droits à une pension.

Une autre option — qui avait la préférence du président — avait été envisagée au départ : le régime en comptes notionnels, comme en Suède. Les cotisations sont versées sur un compte individuel. Au moment du départ, le montant accumulé est revalorisé (selon le taux de croissance du revenu d’activité moyen), puis il est divisé par l’espérance de vie restante en théorie, qui varie selon la classe d’âge. Concrètement, des personnes partant à 65 ans et appartenant à une classe d’âge dont l’espérance de vie estimée est de vingt ans verront le montant de leurs droits acquis — et donc le niveau de leur pension annuelle — divisé par vingt ; si elle est de vingt-cinq ans, il sera divisé par vingt-cinq, etc. Plus l’espérance de vie est élevée, plus la pension sera faible. La somme des pensions perçues pendant la retraite s’approche ainsi encore plus de la somme des cotisations versées, donc d’une pure contributivité.

Cette option semblait écartée. Toutefois, le document de travail de février du haut-commissariat sur les « règles de pilotage du système universel » indique que « la prise en compte de l’espérance de vie est nécessaire », tandis que M. Delevoye déclare que la valeur du point intégrera l’espérance de vie (2). Théoriquement, les femmes, qui vivent en moyenne plus longtemps, ne devraient pas être pénalisées : les directives européennes interdisent toute discrimination en fonction du sexe. Mais il se trouve que de nombreux individus ne respectent pas l’espérance de vie théorique de leur classe d’âge ! Ainsi, les ouvriers meurent en moyenne six ans plus tôt que les cadres. Le niveau de revenu joue également un rôle : les 5 % les plus aisés ont une espérance de vie supérieure de treize ans à celle des 5 % les plus pauvres chez les hommes, et de huit ans chez les femmes (3). Si le calcul du point intègre aussi l’espérance de vie, le système opérera une forte redistribution des ouvriers vers les cadres, et des bas revenus vers les hauts revenus. Contrairement à ce qui est promis, un euro cotisé ne donnera pas « les mêmes droits », puisque ceux-ci dépendront de l’année de naissance et de l’âge de départ.

De plus, avec ce système, le calcul de la pension prend en compte l’ensemble de la carrière, et non plus les vingt-cinq meilleures années de salaire comme c’est le cas aujourd’hui dans le régime général, ou les six derniers mois, comme dans la fonction publique. Toute période non travaillée entraîne donc une réduction de la future pension. Les personnes ayant eu des périodes de chômage non indemnisé ou de temps partiel, des carrières courtes, des bas salaires sont mécaniquement pénalisées. Lors de la réforme de 1993, le calcul avait déjà été modifié pour prendre comme référence la moyenne des vingt-cinq meilleures années, au lieu des dix meilleures auparavant — une première étape vers plus de contributivité. La réforme a abouti à une baisse importante du montant de la retraite, plus sévère encore pour les femmes, qui, du fait de carrières plus courtes, comptent davantage de mauvaises années. Pour les générations nées entre 1945 et 1954, la baisse de la pension de base a atteint 16 % pour les hommes et 20 % pour les femmes (4).

De même, pour les fonctionnaires, la prise en compte de toute la carrière, au lieu des six derniers mois, entraînera une baisse des retraites. Il est donc prévu que les primes soient intégrées dans le calcul (5), ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Mais rien ne garantit que leur intégration suffise : tout dépend de leur montant. Or les femmes fonctionnaires perçoivent des primes significativement moins élevées que les hommes (6). Et, dans de nombreux métiers, il n’y en a pas. M. Delevoye reconnaît qu’il y aura des fonctionnaires pénalisés, mais estime qu’il faudra « profiter de cette opportunité pour éventuellement mettre en place une politique de rémunération (7)  » !

D’une manière générale, les inégalités entre femmes et hommes s’aggraveront. Il suffit de comparer les pensions reçues dans les régimes en annuités et dans les régimes complémentaires à points. Les pensions des femmes représentent entre 41 % (Agirc) et 61 % (Arrco) de celles des hommes, contre un ratio compris entre 74 % et 90 % pour les régimes en annuités. Le rapport est systématiquement plus faible dans les régimes à points.

Le gouvernement a beau affirmer qu’il maintient le principe de la répartition, son plan intègre l’ouverture à la capitalisation. Sur la tranche de salaire mensuel supérieure à 10 000 euros brut (contre 27 016 euros actuellement), on ne cotisera plus dans le système commun ; ces hauts revenus devront souscrire une épargne retraite en placements financiers, qui donnera droit à des avantages fiscaux — payés donc par tous les contribuables, ainsi que le prévoit d’ores et déjà la loi Pacte adoptée le 11 avril dernier. Cette mesure est présentée comme un facteur de justice. Mais, la capitalisation ayant ainsi mis un pied dans la porte du système, son champ pourra facilement être élargi en abaissant le seuil de revenu non autorisé à cotiser au régime universel. D’autant que la baisse du niveau des pensions, au fil des réformes successives, a déjà poussé de nombreuses personnes — celles qui en ont les moyens — à se constituer une retraite complémentaire auprès d’assurances privées. C’est au fond l’objectif implicite de ces réformes.

De même, M. Delevoye aime à faire remarquer : « La retraite est le reflet de la carrière ; ça, c’est quelque chose qui est juste. Si vous avez une belle carrière, vous avez une belle retraite ; si vous avez une moins belle carrière, vous avez une moins belle retraite (8).  » Or cet objectif traduit non pas l’équité brandie par le gouvernement, mais un calcul mécanique aveugle. Car tout le monde n’a pas les mêmes chances d’effectuer une belle carrière, ne serait-ce que du fait de l’inégal accès aux diplômes selon les catégories sociales, des contraintes économiques (chômage, précarité…), des risques de maladie ou de normes sociales qui attribuent aux femmes l’éducation des enfants. L’équité consisterait précisément à assurer une pension convenable à ceux qui ont une moins belle carrière.

C’est pour prendre en compte ces facteurs que les dispositifs de solidarité (droits familiaux, minima de pension, réversion, etc.) ont été intégrés au fil du temps dans le système de retraite, par l’attribution de droits non contributifs (qui ne sont pas la contrepartie de cotisations). Certes, le projet n’envisage pas de supprimer la solidarité, en dépit des déclarations paradoxales sur le thème « la pension, reflet de la carrière ». Des points seraient accordés pour « prendre en compte les interruptions d’activité liées aux aléas de carrière ou de vie », « les carrières longues, les métiers pénibles, le handicap », et pour « compenser les impacts, sur la carrière des parents, de l’arrivée ou de l’éducation de l’enfant ». Lorsqu’on sait que les inégalités de pension entre les femmes et les hommes du fait de ces impacts sont aujourd’hui encore de 24 % en moyenne (9), ou que les négociations pour la prise en compte de la pénibilité, inscrites dans la loi d’août 2003, n’ont toujours pas abouti, on comprend qu’il faudrait un renforcement important de la solidarité…

Cependant, il a été décidé que la réforme se ferait à enveloppe constante et que la dépense actuelle, 13,8 % du produit intérieur brut (PIB), représenterait un plafond pour l’avenir. On peut dès lors craindre une nouvelle baisse des pensions. Car, selon les documents, la solidarité constituerait un bloc distinct du cœur du système lié aux droits contributifs, et son financement relèverait — plus qu’aujourd’hui — de la fiscalité, donc du budget de l’État. Dans le contexte actuel de recherche tous azimuts de baisse des dépenses publiques, il y a là un risque de régression. Le haut-commissaire en est d’ailleurs conscient, puisqu’il a déclaré : « Si je confiais à Bercy la gouvernance du système, je crois qu’il y aurait une lourde inquiétude (10).  » Bel euphémisme. En fait, la décision de plafonner le poids des retraites par rapport à la richesse produite, alors que la proportion de retraités dans la population va augmenter, revient à programmer l’appauvrissement de ceux-ci…

Quant à la prétendue liberté de choisir entre partir et continuer à travailler pour acquérir des points supplémentaires, elle se réduit à peu de choses lorsqu’on sait que la moitié seulement des personnes sont encore employées au moment de liquider leur retraite, et que l’usure professionnelle survient bien avant l’âge de départ dans de nombreux métiers. De plus, repousser le moment de s’arrêter pourrait s’avérer un mauvais calcul, car il n’y a pas de garantie que la valeur du point ne baisserait pas.

L’orientation vers un pilotage automatique pour équilibrer le système empêche tout débat sur les enjeux politiques de l’évolution des retraites. Fixer un plafond aux dépenses qui leur sont liées permet d’éviter la discussion pourtant essentielle sur le partage de la richesse produite entre revenus du travail (masse salariale incluant les cotisations) et revenus du capital (dont on sait qu’ils ne cessent d’augmenter). La seule solution mise aujourd’hui en avant consiste à arbitrer entre les intérêts de ceux qui travaillent et de ceux qui ont travaillé, entre population active et population retraitée…

Christiane Marty

Chercheuse, membre de la Fondation Copernic. A coordonné avec Jean-Marie Harribey l’ouvrage collectif Retraites : l’alternative cachée, Syllepse, Paris, 2013.

(1) Haut-commissariat à la réforme des retraites, dossier de presse, 10 octobre 2018.

(2) « Le grand entretien », France Inter, 21 mars 2019.

(3) Nathalie Blanpain, « L’espérance de vie par niveau de vie : chez les hommes, treize ans d’écart entre les plus aisés et les plus modestes », Insee Première, no 1687, Paris, 6 février 2018.

(4) Carole Bonnet, Sophie Buffeteau et Pascal Godefroy, « Disparité de retraite entre hommes et femmes : quelles évolutions au fil des générations ? », Économie et statistiques, no 398-399, Paris, 2006.

(5) Haut-commissariat à la réforme des retraites, dossier de presse, 10 octobre 2018.

(6) Chloé Duvivier, Joseph Lanfranchi et Mathieu Narcy, « Les sources de l’écart de rémunération entre femmes et hommes dans la fonction publique », Économie et statistiques, no 488-489, 2016.

(7) « Le grand entretien », France Inter, 11 octobre 2018.

(8Ibid.

(9) « Tableau de l’économie française, Édition 2018 », Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), Montrouge, 27 février 2018.

(10) « Le grand entretien », France Inter, 21 mars 2019.

Publié le 18/09/2019

« Fatigués d’être méprisés » au détriment de la sécurité, les sous-traitants du nucléaire se mobilisent

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

Ils sont décontamineurs ou « jumpers » : en un « saut » au cœur des installations nucléaires, ils peuvent absorber de fortes doses de radioactivité. Indispensables au bon fonctionnement des centrales, ces milliers de sous-traitants de l’atome se sentent méprisés et mis en danger. Ils se mobilisent ce 18 septembre pour revendiquer la reconnaissance et un statut. Témoignages.

Tony Doré, plombier de métier, a débarqué « par hasard » dans le secteur du nucléaire « pour un dépannage ». C’était au début des années 1990, dans la centrale de Cattenom en Lorraine. Depuis, il a roulé sa bosse dans de nombreux métiers, et dans une quinzaine d’entreprises différentes. Mécanicien, robinetier, outilleur, décontamineur... Tony Doré a aussi été un temps « jumper », chargé de se faufiler rapidement dans le générateur de vapeur des centrales au moment des arrêts de tranche pour en boucher les tuyaux, ce qui permet de faire des tests pour en éprouver la robustesse [1].

Le terme jumper, « sauteur », vient du fait que l’opération ne doit pas durer plus d’une minute et demie, tant la radioactivité est forte à cet endroit. En un « saut » au sein des générateurs de vapeur, les jumpers peuvent absorber un cinquième de la dose annuelle autorisée (soit 4 milisieverts, mSV, l’unité qui mesure l’impact des rayonnement sur l’être humain). Quand il nettoyait les piscines où est placé le combustible quand la centrale tourne, Tony Doré devait aussi limiter la durée de ses interventions.

« Sans nous, les centrales ne pourraient pas fonctionner »

Après 30 ans à des postes très exposés, Tony Doré est payé 1750 euros par mois. Délégué syndical FO, membre du comité social et économique (CSE) de l’entreprise de maintenance Samsic, il fait partie de ceux qui ont répondu à l’appel du syndicat minoritaire Sud énergie, qui a invité les sous-traitants à une journée de mobilisation nationale ce mercredi 18 septembre [2]. « Nous sommes fatigués d’être méprisés, invisibles, alors que sans nous, les centrales ne pourraient pas fonctionner. Les prestataires font plus de boulot que les agents d’EDF, dont la plupart sont désormais chargé de la surveillance », décrit Tony Doré.

Ils sont plusieurs dizaines de milliers à intervenir au quotidien sur les sites nucléaires, réalisant 80 % des activités de maintenance. Chimie de l’uranium (qui permet d’extraire l’uranium 235), gestion des déchets, démantèlement : une partie d’entre-eux travaille pour Orano (ex-Areva), le Commissariat à l’énergie atomique et l’Andra, l’agence qui gère les déchets radioactifs. Ils sont 40 000 à intervenir sur les centrales nucléaires. Soit de manière permanente pour assurer le nettoyage, la radioprotection, le montage d’échafaudages, le magasinage, la blanchisserie... Soit de manière itinérante, voyageant de site en site au rythme des « arrêts de tranche », au cours desquels les barres de combustibles sont partiellement renouvelées.

Les sous-traitants sont aussi très mobilisés sur le programme de « grand carénage », un chantier titanesque lancé en 2014. Évalué à plusieurs dizaines de milliards d’euros, il prévoit de renouveler le matériel des centrales en vue d’allonger leur durée de vie.

Multiplication officieuse des niveaux de sous-traitance

« EDF ne peut plus se passer de nous, puisque les compétences de ses agents ne cessent de se dégrader, détaille Gilles Raynaud, président de l’association Ma zone contrôlée, qui réunit des sous-traitants du nucléaire. Sauf que sa situation économique est catastrophique, de même que celle des autres exploitants du secteur, Areva en tête. Ils font donc faire le boulot aux prestataires à des coûts toujours plus bas. Et c’est de pire en pire à mesure que l’on descend dans les niveaux de sous-traitance. L’entreprise qui emporte le marché sous-traite à d’autres entreprises, auxquelles elle demande à son tour de casser les prix pour réaliser sa marge. C’est une véritable politique du moins disant. »

Officiellement, seuls deux niveaux de sous-traitance sont autorisés dans le nucléaire. Mais si les directions d’EDF ou Orano répètent que la situation est, de ce point de vue, « bien maîtrisée », la réalité contredit leur optimisme [3]. Des astuces existent en effet pour tricher avec les non-dits de la loi de transition énergétique, censée encadrer les niveaux de sous-traitance.

EDF, par exemple, a pour habitude de mettre en place des « groupements momentanés d’entreprises solidaires » (GMES), qu’elle considère comme un niveau de sous-traitance unique. En réalité, il existe toujours une entreprise « pilote », qui dirige elle-même d’autres entreprises. On passe alors à trois niveaux de sous-traitance, au minimum...

Sur le chantier de Paluel, 70 sous-traitants et un accident grave

Exemple : l’opération de changement, en 2016, du générateur de vapeur usagé de la centrale de Paluel, en Normandie. Emmené par Areva Nuclear Power et trois autres entreprises, le groupement d’entreprises a employé environ 70 sous-traitants ! Comme nous le révélions sur Bastamag, ce recours massif à la sous-traitance a été identifié comme l’une des causes principales des dysfonctionnements qui ont abouti à la chute du générateur de vapeur, un accident inédit dans le parc nucléaire français, et extrêmement grave : la pièce est aussi longue que deux autobus, et pèse environ 450 tonnes.

Évoquant la profusion d’acteurs ayant gravité autour du chantier, un salarié de la centrale constatait une situation « tellement compliqué[e] que l’on ne savait plus qui faisait quoi ». Un tel désordre laisse songeur quand on parle de l’organisation du travail à l’intérieur d’un site industriel d’une telle dangerosité.

« On court, on court, on court. Tout cela n’est pas bon pour la sûreté nucléaire »

Mais les sous-traitants sont – hélas – habitués au désordre de leurs donneurs d’ordre comme de leurs employeurs. « La désorganisation est telle à EDF que cela retombe sur nous, décrit Yvon Laurent, délégué syndical CGT chez Endel (groupe Engie) à la centrale nucléaire de Civeaux, et également membre de l’association Ma zone contrôlée. Par exemple, on doit faire un chantier du lundi au jeudi. Mais quand on arrive, rien n’est prêt. Il manque de la documentation, du matériel, des gars... On commence donc le mercredi. Mais il faut quand même finir le travail jeudi soir ! On court, on court, on court. Ce qui entraîne des accident du travail. Et tout cela n’est pas bon pour la sûreté nucléaire. »

« Avant, on ne faisait pas n’importe quoi. Si on ne savait pas faire, on demandait. Aujourd’hui, on s’assure que personne ne regarde, et on se casse. »

En dénonçant leurs mauvaises conditions de travail, ces sous-traitants souhaitent alerter sur les dangers qu’une gestion « purement économique » fait courir aux installations nucléaires. « Avant, on ne faisait pas n’importe quoi, se remémore Gilles Raynaud. Si on ne savait pas faire, on demandait. Aujourd’hui, on s’assure que personne ne regarde, et on se casse. Le travail est individualisé, en cas de retard il y a des pénalités à la clé pour la boîte, et on nous en fera le reproche. C’est très malsain comme ambiance. »

« Il arrive très souvent qu’ils choisissent une entreprise qui n’a aucune compétence dans le nucléaire, alerte Yvon Laurent. Ma boîte, Endel, gérait la logistique depuis vingt ans à la centrale de Graveline, près de Dunkerque. Nous avons perdu le marché il y a un mois et demi, et l’entreprise qui l’a remporté n’a aucune expérience dans le nucléaire. »

« Leur projet, poursuit Yvon Laurent, c’est de sous-traiter les trois quarts des activités à une entreprise de nettoyage, qui reprendrait derrière les 170 salariés d’Endel. Sauf que ces derniers ne sont pas d’accord, parce qu’ils perdraient les avantages acquis au fil des luttes syndicales, et liés à la convention collective de la métallurgie, qui régissait jusqu’alors leur activité. » En attendant qu’un accord soit - peut-être - trouvé, l’entreprise n’a pas les ressources nécessaires pour assurer la logistique.

« On ne parle plus technique, ni industrie, encore moins santé des salariés »

« Normalement, dans le cadre de la reprise d’un marché par une entreprise, il ne peut y avoir de dégradation des conditions de travail pour les salariés », précise Gilles Reynaud. La consigne est précisée dans un « cahier des charges sociales » adopté peu après la catastrophe de Fukushima, et intégré aux appels d’offre des exploitants du nucléaire. Mais dans les faits, ce principe n’est pas respecté non plus. Les salariés qui assuraient la logistique à la centrale du Tricastin ont par exemple perdu entre 300 et 500 euros de revenus lorsque leur entreprise, affiliée à la convention collective de la métallurgie, a perdu son marché au profit d’une société travaillant sous la convention collective des bureaux d’études techniques et de l’ingénierie, beaucoup moins avantageuse – en particulier pour les heures travaillées le week-end.

Selon le « cahier des charges sociales », il est par ailleurs interdit de choisir une entreprise si elle maltraite, d’une quelconque manière, ses salariés, par exemple en sous-déclarant les accidents du travail. « Les politiques se lissent la conscience avec ce cahier des charges, lâche Gilles Raynaud. Dans la mesure où l’exploitant regarde le taux d’accidents du travail pour sélectionner une entreprise, il est évidemment tentant de ne pas les déclarer... Et c’est ce qui se produit. Les salariés sont donc sous pression. »

On leur conseille, par exemple, d’aller voir leur médecin de ville plutôt que les services de santé au travail, et de prendre quelques jours de congés au lieu de prendre un arrêt. « Nous dénonçons ces pratiques, mais les patrons nous répondent : "Si on vous écoute, nous allons perdre le business", raconte Gilles Raynaud. Nos rapports sont devenus purement économiques. On ne parle plus technique, ni industrie, encore moins santé des salariés. »

Un statut unique pour protéger les salariés et sécuriser les opérations

Au cours de l’été 2015, des salariés de la Comurhex (alors filiale d’Areva) ont travaillé par des températures de plus de 70°C. Ils se trouvaient à proximité de fours au sein desquels est extrait l’uranium 235 utilisé dans les centrales. « Il est interdit de travailler au-dessus de 50 degrés. Mais lorsque le responsable d’Areva est passé vérifier les conditions de travail, celui de la Comurhex a fait changer le capteur de température pour cacher la réalité », décrivent des salariés [4]. Vêtus de sur-tenues très encombrantes pour se protéger des rayonnements ionisants et des produits chimiques abondamment utilisés pour extraire l’uranium, les salariés sont mis à très rude épreuve. « Ils perdent trois litre d’eau en 15 minutes », résume un collègue.

« S’il y avait un véritable statut pour ces travailleurs, avec une convention collective commune, ils seraient mieux protégés », propose Tony Doré. Les députés qui ont mené une enquête en 2018 sur la sûreté et la sécurité dans les installations nucléaires se sont clairement prononcés en faveur de cette option : « Il semblerait pertinent de placer tous les salariés du nucléaire, et notamment les sous-traitants d’EDF, du CEA ou d’Orano à qui seront confiées les opérations du grand carénage puis de démantèlement, sous un statut unique. »

« Une personne qui vient au boulot en se sentant reconnue et compétente ne travaille pas de la même manière »

Pour les salariés qui appellent à la mobilisation ce 18 septembre, un tel statut « permettrait à l’exploitant de choisir l’entreprise sous-traitante qui apporterait la meilleure plus-value technique sur le conditionnement de déchets, sur une technique de décontamination, etc. » Entendus par les députés en 2018, les représentants des grandes centrales syndicales - CGT, CFE-CGC, FO, CFDT - se sont toutes prononcées en faveur du statut unique. Mais sur le terrain, leur mobilisation aux côtés des sous-traitants est inégale. « La journée de mercredi sera un bon test pour savoir qui nous soutient vraiment, glisse Gilles Raynaud. Beaucoup de salariés non syndiqués ont annoncé qu’ils se mobiliseraient. Pour certains, ce sera leur premier mouvement social. »

« Pour ceux qui bossent sur les centrales nucléaires toute l’année, on demande qu’ils bénéficient du statut réservé aux travailleurs des entreprises électriques et gazières, ajoute Gilles Raynaud. Pourquoi ne bénéficieraient-ils pas des mêmes conditions que leurs collègues EDF avec qui ils travaillent tous les jours et qui souvent connaissent moins bien le boulot qu’eux ? »

Parmi les avantages de ce statut : la possibilité de partir plus tôt à la retraite. « Avoir un statut, c’est être reconnu, estime Tony Doré. Et la reconnaissance, c’est important. Une personne qui vient au boulot en se sentant reconnue et compétente ne travaille pas de la même manière. Ses gestes sont plus professionnels. » « Si l’on s’obstine à vouloir retenir le moins-disant, la prochaine étape pourrait se traduire par le recours aux travailleurs détachés, alertent les salariés sous-traitants. À moins qu’on nous demande de travailler gratuitement. »

Nolwenn Weiler

Notes

[1] Le générateur de vapeur est un équipement essentiel au fonctionnement d’une centrale. Il récupère la chaleur du « circuit d’eau primaire », l’eau qui est réchauffée par le combustible nucléaire, pour la transmettre au « circuit secondaire », où l’eau transformée en vapeur est destinée à faire tourner les turbines qui produisent l’électricité.

[2] Le groupe Samsic, société d’application et de maintenance des surfaces industrielles et commerciales, compte 90 000 salariés dans le monde. En France, le groupe est notamment implanté dans les gares et les aéroports, en plus des centrales nucléaire.

[3] Les exploitants ont assuré que la sous-traitance était bien maîtrisée lors de leurs auditions par la commission d’enquête parlementaire sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires qui a eu lieu en 2018.

[4] Extrait d’une expertise CHSCT réalisée en 2015.

Publié le 15/09/2019

Une juste colère - Jérome Baschet

« On ne veut plus vivre comme avant » [Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#207, (site lundi.am)

Une juste colère - Interrompre la destruction du monde de l’historien et anthropologue Jérôme Baschet, paraîtra le 12 septembre aux Editions Divergences. Nous en publions les bonnes feuilles et donc ce bon chapitre, parmi d’autres.

« On ne veut plus vivre comme avant »

Lorsqu’un Gilet Jaune déclare qu’il n’est plus question de vivre comme avant, il manifeste à quel point la mobilisation collective constitue un moment de vérité. En provoquant un enrichissement soudain de l’expérience et en faisant éprouver d’autres manières de se lier à autrui, elle dévoile le mensonge d’une vie frelatée que la civilisation marchande réussit habituellement à nous vendre sous couvert de confort matériel et de liberté individuelle. Une fois la tromperie démasquée, il est difficile de revenir en arrière, car ce sont alors les fondements même du monde de l’Économie, logés au cœur des subjectivités et des routines quotidiennes, qui ont commencé à vaciller.

* * *

Ce dont on ne veut plus, c’est d’abord l’atomisation individualiste qui pousse chacun à se replier sur son chez-soi, refuge face à la misère du monde et compensation privée de tous les sacrifices consentis. C’est un mode de vie ainsi fait qu’on ne se parle pas entre voisins et qu’on se méfie de tous les autres, perçus comme de potentielles menaces ou de probables gêneurs. Dans le meilleur des cas, les vies individuelles restent encore épaulées et égayées par quelques solidarités familiales ou amicales. Mais on ne saurait trop dire de combien de solitudes dépressives, volontiers accentuées par la tendance à s’abîmer dans les profondeurs de la virtualité, cette forme d’existence se paye, ni de combien de failles psychiques, pour tant d’enfants et de jeunes des métropoles mondiales, livrés à la vacuité environnante et privés d’étayage par l’indisponibilité d’adultes suroccupés et stressés.

À l’âge néolibéral, l’atomisation individualiste s’exacerbe encore, sous l’effet d’une exigence de concurrence généralisée. Concurrence : voilà bien le maître-mot du monde de l’Économie, avec celui de performance qui l’accompagne comme son ombre. Aux entreprises qui affrontent la compétition d’un marché ouvert et mondialisée, s’ajoutent les administrations publiques de plus en plus soumises à des règles similaires. En outre, le règne de l’Économie implique aussi un mode de production des subjectivités, qui les porte à la compétition en toutes circonstances et les forment pour cela.

Dans un univers social où on apprend vite qu’il n’y a pas de place pour tout le monde, où domine la peur de ne pas avoir de travail et plus largement l’angoisse du déclassement et de l’exclusion, la compétition est la forme même de la lutte pour la survie. C’est le règne du chacun pour soi et du tous contre tous. Il faut donc se montrer plus efficace et plus adaptable que les autres. Il faut être animé par cette exigence de réussite que l’on apprend dès l’école et qui transpire par tous les pores de la civilisation marchande. Il faut se soucier d’être sans cesse plus performant et viser l’excellence. La vie de l’homo œconomicus, dans sa variante néolibérale, est prise entre deux pôles extrêmes : d’un côté, l’obligation concurrentielle et l’idéal d’excellence ; de l’autre, l’angoisse de sombrer dans le néant de la mort sociale. C’est cette vérité-là que le propos si choquant de Macron a fait l’erreur de dire sans ambages : dans le monde de l’Économie, il y a en effet ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien.

L’exigence de performance maximale qui résulte de la logique compétitive a d’importantes conséquences en matière de temporalité. Dans l’économie elle-même, l’exigence de productivité est une lutte contre le facteur temps : elle veut maximiser le temps disponible, produire toujours davantage et plus vite. Mais la même logique s’étend progressivement à tous les aspects de la vie. Le rapport entre quantité d’activités et unité de temps (que l’on peut appeler la norme Q/T) ne cesse d’augmenter, entraînant une densification quantitative du temps. Il y a sans cesse davantage de choses à faire, de messages à lire, d’informations à ingurgiter – ce dont découle une très forte pression temporelle pour des êtres toujours plus pressés, dont le manque de temps est la litanie. La tyrannie du temps mesuré s’exacerbe en dictature de l’urgence, favorisant zapping généralisé et déficit de concentration profonde. Dans le monde de l’Économie, les pathologies du temps sont l’autre face d’une contrainte constante de performance et de maximisation quantitative.

Enfin, les logiques du monde de l’Économie favorisent une évaluation quantitative et mercantile de soi. On est invité à faire fructifier son capital humain et, au final, chacun vaut ce que vaut son compte en banque. Les milliardaires mesurent leur puissance à leur place dans la liste Forbes, tandis qu’au plus bas de l’échelle sociale, on apprend dès le plus jeune âge qu’on n’est rien si on n’a pas la marque de chaussures qu’il faut. Par de multiples aspects qui vont de l’esprit conquérant d’une techno-science prométhéenne jusqu’aux ressorts de la propagande publicitaire, la civilisation marchande fait s’enfler un idéal narcissique de toute-puissance que sa démesure condamne à se confronter, un jour ou l’autre, à la vacuité de ses illusions déçues. Un monde fondé sur un pur jeu de quantités – la valeur et l’exigence de sa valorisation – ne peut que produire le vide dans l’être. C’est là la source lugubre d’un mal-être qui se traduit par tant de souffrances intimes et de pathologies diffuses, jusqu’à son expression la plus terrible dans les meurtres et les tueries que de jeunes adolescents commettent sans autre motif que de pouvoir éprouver enfin un sentiment d’existence qui se dérobe habituellement à eux.

* * *

Ce qu’on peut désirer substituer à cette folie qui ronge l’humain de l’intérieur est assez clair. A l’inverse de l’individualisme compétitif qui dresse d’invisibles parois entre les êtres, ce qui s’éprouve sur les ronds-points, dans les luttes comme dans les espaces libérés, est volontiers nommé solidarité ou fraternité. C’est le goût du partage, le sens de l’entraide, la joie de faire ensemble. En lieu et place des subjectivités compétitives, dressées à l’évaluation quantitative de soi et des autres, des subjectivités coopératives redécouvrent alors qu’il n’est pas besoin de l’emporter sur autrui pour éprouver sa propre existence et que c’est bien plutôt en contribuant à la puissance collective de faire qu’elle peut s’épanouir pleinement.

Ce que l’on retrouve ainsi, grâce aussi à une plus grande détente temporelle, c’est le sens de la communauté et c’est par là que peut fleurir un art de vivre post-capitaliste. Non pas une communauté fondée sur un critère d’appartenance essentialisé (ethnique ou religieux), et donc encline à se refermer sur elle-même et excluante. Mais une communauté ouverte et sans condition d’appartenance, qui n’est rien d’autre que l’espace dans lequel se déploie l’expérience d’une existence partagée, dans un rapport commun aux lieux que l’on habite. Cette communauté-là n’est pas une entité qui existerait par elle-même et à laquelle on appartiendrait par le fait de posséder telle ou telle qualité. Elle n’existe que parce qu’elle est faite et refaite en permanence par celles et ceux qui ont conscience qu’une vie bonne pour eux-mêmes en dépend. Le commun peut certes avoir une base matérielle – tout ce qui est réputé inappropriable –, mais il est surtout un faire-commun, un commun toujours à faire, en tant qu’espace de partage des modes de perception et des manières de faire.

Bien sûr, fortifier la dimension coopérative des subjectivités n’a rien d’aisé, tant cela se heurte à des habitudes individualistes profondément incorporées. Que faire lorsque tant d’egos hypertrophiés, sûrs d’avoir raison contre tous les autres, les écrasent sans même s’en rendre compte ? Et que faire lorsque tant de blessures sociales et de failles psychiques alimentent un besoin de reconnaissance impossible à combler et minant les efforts de construction collective ? Malgré tout, le faire-commun et la coopération se réapprennent et l’entraide panse les plaies. L’art de l’écoute est essentiel, car il permet de suspendre son propre point de vue et ouvre la possibilité de se laisser transformer par l’autre. Le sens de la proportionnalité, à l’opposé de l’illimitation marchande, n’est pas moins décisif : il invite à reconnaître nos propres limites, à savoir jusqu’où s’étend ce qui nous revient et où commence ce que revient à autrui. C’est, selon les zapatistes, la condition d’un commun qui se construit dans l’hétérogénéité. Car on ne vise ici nulle communauté homogène. Le nous dont il s’agit n’est pas unifié, mais multiple. Cela suppose d’apprendre à faire ensemble avec nos différences, ce qui rend plus nécessaire encore l’art de l’écoute et le sens de la proportionnalité.

* * *

Il faut aller un peu plus loin. Le monde de l’Économie n’a pu s’imposer que parce qu’il était aussi un mode de production des subjectivités et des manières d’être, impliquant une certaine conception de l’homme et de son rapport au monde. Sortir du monde de l’Économie suppose donc non seulement des transformations radicales concernant l’organisation matérielle et politique de la vie collective, mais implique aussi une véritable révolution anthropologique. Ce sont les fondements civilisationnels de la société de la marchandise – autrement dit, la modernité – qui doivent être radicalement remis en cause.

L’individualisme est l’une de ces bases essentielles. Dans les conceptions qui émergent en Europe à partir du 17e siècle, l’individu peut se penser seul et comme à partir de lui-même (les philosophies du sujet posent que la conscience est à elle-même son propre fondement et le mythe de l’état de nature postule que l’individu préexiste au lien social). Si l’on veut rompre avec l’individualisme, on peut chercher un utile point d’appui dans les nombreuses sociétés d’avant la modernité qui ont élaboré une conception relationnelle de la personne. La personne n’y est pas un moi défini en lui-même, mais un nœud de relations – avec d’autres personnes, comme aussi avec une langue, une histoire, une culture partagée ou encore avec des entités non humaines. C’est l’ensemble de ces relations qui constituent la personne et c’est par elles qu’elle accède à l’existence, à l’inverse d’une conception moderne fondée sur le déni de ces interdépendances.

Il s’agit donc de faire place, de manière inédite et créative, à de nouvelles conceptions relationnelles de la personne. On s’aperçoit alors qu’il n’y a plus à choisir entre l’individuel et le collectif, comme nous le font croire les conceptions propres à la modernité (l’individu ne pouvant être tel qu’en s’affranchissant de toute dépendance ; le collectif ne pouvant être envisagé que comme un renoncement à la liberté individuelle et à la singularité). Un tel choix est même tout à fait impossible, puisque l’étoffe même dont sont faites les individualités est collective. Le je n’est pas seulement je ; il est tissé de multiples fils qui courent au-delà de lui-même. Je est un nous. Dès lors, prendre soin de la dimension collective de l’existence et du milieu qui la rend possible, ce n’est pas faire le sacrifice de soi au nom d’un intérêt supérieur ; c’est intrinsèquement prendre soin de soi-même. On peut alors viser, d’un même mouvement, davantage d’individualité et davantage de collectif. Et on peut envisager une convergence nécessaire – même si elle n’est pas dénuée de frictions – entre la capacité coopérative, l’art de faire vivre le collectif et l’épanouissement des singularités individuelles.

Un autre fondement de la modernité est le grand partage qui, à partir du 17e siècle, sépare l’homme de la nature. Auparavant englobé dans un univers pensé comme création divine, l’homme apparaît désormais complètement extérieur à une nature que Descartes identifie purement et simplement à la matière. Soustrait à la nature par son exceptionnalité d’être pensant, l’homme lui est aussi supérieur, ce qui légitime à la fois sa capacité à connaître une nature ramenée au statut d’objet et son droit à en exploiter les ressources. Rompre avec les fondements de la société de la marchandise suppose de récuser cette extériorité entre l’humain et la nature. Les options pour avancer dans cette voie sont diverses. L’une d’elle consiste à réintégrer l’humain dans ce qu’il conviendrait alors de ne plus appeler « nature » (car on risquerait alors de maintenir l’extériorité qu’il s’agit de dépasser). Le basculement décisif s’opère lorsqu’on admet l’appartenance des êtres humains à une entité plus vaste qu’eux. Les peuples amérindiens la nomment Terre-mère mais ce qui importe, au-delà du nom, c’est de pouvoir affirmer : « la terre ne nous appartient pas, c’est nous qui lui appartenons ». Alors, l’homme cesse de se concevoir comme « maître et possesseur » du monde. Il n’occupe plus le centre de l’univers. L’« Homme » de la modernité occidentale a vécu. Sans pour autant nier la fraternité particulière qui peut les unir, les humains sont alors en mesure d’éprouver pleinement leur appartenance à la communauté de tous les habitants, humains et non humains, de la Terre. De tou.te.s les terrestres.

* * *

S’il s’agit de ruiner les bases mêmes de la civilisation capitaliste, il n’est pas question de remplacer celle-ci par une société planétaire fondée sur d’autres normes unifiées et homogènes. Il importe de se faire à l’idée que le monde post-capitaliste sera tout sauf UN et qu’il n’existe pas qu’un seul chemin menant à l’émancipation. Mettre fin au monde de l’abstraction marchande tendant vers l’Un est, précisément, ce qui peut permettre l’épanouissement d’une véritable multiplicité de mondes. Comme disent les zapatistes, il s’agit de faire advenir « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes ». Une telle multiplicité s’ancre dans le principe même de l’autonomie, en tant que politique située qui se construit à partir des lieux singuliers et des manières spécifiques de les habiter. De fait, le bien vivre n’est en rien un principe uniformisateur. S’il affirme la prééminence du qualitatif de la vie pour toutes et tous, il ne dit rien de la façon dont chaque collectif définit ce qu’est pour lui une vie bonne et digne. Le bien vivre est un principe commun qui ouvre à la multiplicité de ses formes concrètes, en fonction de la diversité des lieux et des trajectoires des collectifs concernés.

Faire droit à cette multiplicité des mondes permet de rompre avec l’ethnocentrisme qui, sous la bannière d’un universalisme exclusivement européen, a accompagné l’expansion de la domination capitaliste, non sans imprégner aussi la plupart des projets émancipateurs du 20e siècle. Dès lors que ces mondes multiples n’entendent pas se refermer sur eux-mêmes, mais au contraire se coordonner et échanger, assumer leur responsabilité commune à l’égard de la biosphère et s’enrichir mutuellement de la diversité de leurs expériences, il s’avère hautement nécessaire de déployer une véritable capacité de reconnaissance, d’écoute et de traduction interculturelles. Loin de l’universalisme de l’Un, la communauté des humains, indissociable des autres habitants de la planète Terre, est alors invitée à se penser comme une communauté de différences, dont le commun s’élabore dans son hétérogénéité même. C’est dans le chatoiement de la multiplicité, la détente des rythmes quotidiens et l’expérience joyeuse d’un faire-commun que peut s’éprouver l’allègre et festive construction d’une vie bonne pour toutes et tous, dans la trame des interdépendances du vivant.

Publié le 11/09/2019

Urgences. Les annonces de Buzyn sont loin d’être à la hauteur de la crise !

Agnès Buzyn a dévoilé ce lundi un plan d'action visant à faire taire la contestation dans les urgences, mouvement qui s'étend depuis plusieurs mois. Aucune embauche, des financements insuffisants : les annonces sont loin d'être à la hauteur de l'urgence.

Tom Cannelle (site revolutionpermanente.fr)

Après plusieurs tentatives minimales pour enrayer le mouvement de grève qui dure depuis 6 mois dans près de 250 services d’urgences engorgés et en manque de moyens, Agnès Buzyn, ministre de la Santé, a présenté son plan d’action ce mardi aux représentants du personnel, du collectif Inter-Urgences, syndicats et dirigeants hospitaliers. Voici les 12 mesures qui en sont ressorties :
Amont des urgences :

 Service universel pour répondre à toute heure : le S.A.S. ; service d’accès au soins, mis en place pour la rentrée 2020. Il s’agit d’un service téléphonique et en ligne avec un accès à toute heure pour un conseil ou une orientation vers une consultation.

 Renforcer l’offre de consultation des médecins libéraux. Avec la création de 50 nouvelles maisons médicales de garde, surtout dans les territoires où les urgences sont saturées
 Rendre plus accessibles des consultations sans rendez-vous avec des transports sanitaires urgent sans frais auprès de médecins équipés de matériel de biologie et pratiquant le tiers-payant.
 Faciliter la prise en charge de patients par du personnel médical non médecin comme des pharmaciens, des kiné… qui pourront faire des prescriptions ou examens simples 
 Circuit d’admission direct dédié aux personnes âgées en lien avec les EHPAD
Organisation des urgences
 Vidéo assistance pour tous les SAMU notamment pour réguler les arrivées de patients provenant des EHPAD
 Augmenter les compétences des paramédicaux
 Reconnaitre les compétences des infirmiers qui vont être étendue avec la création des I.P.A. : infirmier de pratique avancées
 Réduire les dérives de l’interim médical 
 Financement des urgences sur une base forfaitaire pour qu’elle couvre mieux les besoins du territoire alors qu’aujourd’hui c’est à l’activité
 Une sécurité renforcée pour les professionnels travaillant aux urgences
Aval des urgences
 Une coopération entre tous les services pour libérer les places dans les hôpitaux avec la mise en place d’un logiciel gestionnaire de lits.

Les causes de l’engorgement des services d’urgences seraient… les patients !

Les usagers sont depuis des mois la cible qu’Agnès Buzyn tente d’atteindre en supprimant des lits, des services et des hôpitaux, créant de véritables déserts médicaux et redirigeant les patients vers la médecine privée.

Dissuader les patients de venir être soignés semble être la solution de la ministre pour désengorger les urgences plutôt que de fournir les fonds nécessaires à une prise en charge de qualité, puisque la moitié des mesures mises en place et les plus coûteuses sont celles censées réguler l’arrivée des patients aux urgences.

Pas un mot en revanche sur une création quelconque de postes, très loin donc des 10000 postes réclamés par le collectif inter-urgences pourtant vitaux dans ces services. Selon 20 Minutes, pour beaucoup de soignants, l’embauche de personnel supplémentaire est le grand absent de ces mesures. « S’il n’y a pas de médecins, d’infirmières, d’aides-soignantes en plus dans les EHPAD, par exemple, les personnes âgées continueront d’aller aux urgences, prévient Patrick Bourdillon (CGT). Dans six mois, on aura à faire face aux mêmes problèmes, surtout avec la grippe… »

Un manque criant de moyens que l’on tente de combler par la flexibilité des postes dans les hôpitaux

Des postes plus flexibles, cela signifie qu’un seul soignant assure le travail de plusieurs postes, et c’est malheureusement déjà ce qui est en cours dans les hôpitaux aujourd’hui. Les infirmiers par exemple, dont la charge de travail déjà faramineuse va encore s’alourdir en « étendant leurs compétences », ou encore pour le personnel d’EHPAD, à qui l’on en demande toujours plus avec toujours moins de moyens...

La santé subit de plein fouet ces réformes néolibérales, qui font des hôpitaux de véritables entreprises. La souffrance au travail est omniprésente dans les hôpitaux pour les personnels soignants.

Des fonds débloqués ?

En outre, la promesse de la ministre de débloquer 750 millions d’euros sur trois ans, après six mois de combat, montre bien qu’il est possible d’allouer des fonds rapidement quand il s’agit d’essayer de faire taire la contestation. Mais cette somme reste dérisoire : une augmentation, étagée sur trois ans, de moins de 10% du budget de la santé au total pour créer des services supplémentaires et non pas régler les problèmes internes aux hôpitaux tel que réouvrir des lits, des postes ou des fonds pour les locaux vétustes, manques qui sont le résultat d’une coupe budgétaire d’un milliard d’euros, que l’on a imputée année après année à notre service de santé publique.

Toujours selon le journal 20 Minutes, les soignants mobilisés considèrent que les fonds débloqués sont très insuffisants. « La ministre n’est plus dans le déni, mais dans le mépris » selon Christophe Prudhomme, représentant de l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf) et de la CGT. Pour Patrick Bourdillon, secrétaire fédéral de la CGT Santé, « Cette somme, c’est une goutte d’eau dans l’océan. Les urgences, c’est le haut de l’iceberg, mais tout l’hôpital est très malade… »

Et bien évidemment, le plan de Buzyn ne comporte rien non plus sur les salaires – c’est pourtant une des revendications centrales pour le collectif Inter-Urgences comme pour les syndicats.

Continuons le combat !

Au fil de ces six mois, le gouvernement a plusieurs fois reculé et de manière de plus en plus significative : des primes offertes à, aujourd’hui, l’obtention de 750 millions d’euros. Si ces avancées, obtenues grâce à la lutte des travailleuses et des travailleurs de l’hôpital, sont la preuve que le gouvernement sait trouver de l’argent pour les services publics lorsqu’il s’y sent forcé, elles restent largement insuffisantes pour pallier à la crise des urgences et de tous les services de santé.

Nous n’aurons de système de santé fonctionnel et pérenne que lorsque l’on cessera de considérer la santé comme un secteur qui doit générer du profit, et que le personnel médical travaillera avec des conditions et des salaires dignes.

Ainsi, il est nécessaire de poursuivre la lutte. Le collectif inter-urgence doit se réunir ce mardi 10 septembre afin de statuer sur la suite du mouvement. D’ores et déjà, une manifestation est appelée le 11 septembre à Paris.

Il est nécessaire de poursuivre cette lutte et de la faire converger avec d’autres secteurs tel que les pompiers, les profs, les Gilets jaunes, celles et ceux qui se battent contre la réforme des retraites, les jeunes qui se mobilisent pour le climat... Le mois de septembre est jalonné de dates de mobilisation séparées pour tous ces secteurs, fruit de la stratégie contre-productive des directions syndicales. C’est tous ensemble, et par la grève, que nous pourrons gagner contre ce gouvernement qui casse les services publics et fonctionne au service des profits privés !

Publié  le 08/09/2019

Retraites : le gouvernement veut gagner du temps et opte pour la méthode de la concertation

Le ministre de l'Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, a précisé sur RTL que les concertations sur la réforme des retraites s’étaleront sur un an, après que Macron a annoncé que cette dernière serait l'occasion pour le gouvernement d'opérer "un changement de méthode". Une décision qui exprime l'hésitation du gouvernement à amorcer une des réformes les plus décriées de son quinquennat.

Irena Serge (site revolutionpermanente.fr)

Depuis quelques semaines, l’exécutif ne cesse de multiplier les annonces concernant la réforme des retraites. Concertation citoyenne, réunions publiques avec des membres du gouvernement, et désormais une année dédiée aux concertations avec la société civile. S’« il Il faut prendre le temps nécessaire pour expliquer aux Français ce que nous voulons » selon Bruno Le Maire, c’est essentiellement parce que le pouvoir est conscient que la séquence ouverte par le mouvement des Gilets jaunes n’est pas refermée, et la rentrée qui se profile lui fait craindre de nouveau la tempête. 

Prendre le temps de la concertation comme le souhaitait Edouard Philippe, cela équivaut à présenter le projet sur les retraites après les municipales de 2020, ce qui permet d’atténuer les risques d’une débâcle dans les urnes lorsque la réforme amorcée est l’une des plus contestées du quinquennat, et ce alors que les municipales vont être un véritable test pour LREM et sa capacité à s’intégrer durablement dans le paysage politique. Gagner du temps donc, voilà un autre objectif de la concertation avec la société civile. 

Si le gouvernement a d’ailleurs déjà commencé à avancer les preuves de son nouveau mot d’ordre "écoute, dialogue, proximité" en privilégiant la durée de cotisation plutôt que l’âge pivot, il précise rapidement que rien n’est définitif et que tout sera discuté avec les organisations syndicales et les électeurs. Une manière de satisfaire d’une part et pendant un temps la CFDT de Laurent Berger qui préférait la prise en compte de la durée de cotisation, tout en se réservant par ailleurs la possibilité pendant un an de revenir sur cette décision, sans que cela ne l’affecte davantage dans les urnes. 

L’objectif est ainsi de ne rien décider en amont de la concertation citoyenne et syndicale pour gagner en crédibilité tout en conservant au final la direction du projet. Et si l’exécutif a pour objectif de mener la réforme jusqu’au bout malgré la colère qui gronde en organisant une concertation de plusieurs mois pour éviter d’en pâtir dans les urnes, c’est au risque mettre en colère le patronat, irrité de l’abandon de l’âge pivot. Geoffroy Roux de Bézieux, patron du Medef, a ainsi prévenu le gouvernement qu’en l’état de la réforme, l’organisation patronale ne la soutiendrait pas, ce qui rajoute à l’instabilité de la situation dès lors que le patronat constitue une frange importante de sa base sociale. 

Macron marche donc sur des œufs, mais continue de marteler qu’il souhaite "construire cela tous ensemble". En particulier, il mise sur la capacité des directions syndicales et en premier lieu sur la CFDT à soutenir le projet pour éviter qu’elle n’organise son rejet dans la rue. "Traumatisé par la crise des gilets jaunes" pour reprendre les termes de Raphaëlle Nesse Desmoulières dans les colonnes du Monde, l’exécutif mise donc explicitement sur une concertation avec les organisations syndicales car il n’est plus en mesure d’engager le train des réformes sans elles à l’image d’un début de quinquennat qui privilégiait la métaphore du buldozer. Conscient du rôle de contention de la colère que jouent les bureaucraties syndicales après que le mouvement des gilets jaunes ait mis en lumière la radicalité des secteurs de la classe ouvrière précisément marginalisés des outils syndicaux, l’exécutif renoue donc avec la tradition de la concertation pour tenter de faire paraître la réforme des retraites comme un projet commun de l’ensemble des acteurs de la société civile. 

Mais si l’ensemble de la presse remarque le changement de méthode de la part du gouvernement concernant la concertation en tant que telle, le bouleversement tient surtout au fait que Philippe mise sur une négociation corporation par corporation, qui permet mieux de casser la protection auparavant universelle de la retraite. Le pari tient aussi au fait de monter les travailleurs les uns contre les autres, selon la bonne vieille méthode du privé contre le public et de dénoncer les « privilèges » des travailleurs du rail ou de la RATP, à l’image du « cheminot bashing » lors de la bataille du rail. Sous couvert d’être minutieux avec une réforme d’envergure, le premier ministre annonce que chaque corporation sera reçue individuellement pour négocier (tout en se démarquant des propos de Darmanin en annonçant de manière floue que la réforme sera « pour les prochains mois ») : quand « vous modifiez la logique qui a prévalu pendant soixante-dix ans, soixante-quinze ans parce qu’elle pose toute une série de questions, parce que le système n’est pas équilibré, parce qu’il est assez juste, vous n’agissez pas dans la précipitation et vous êtes obligés de prendre le temps de poser les sujets un par un ». De la retraite indexée à la durée de cotisation jusqu’à la négociation par corporation, l’exécutif veut diviser les travailleurs en leur proposant une réforme « sur mesure », c’est-à-dire qui ne leur permet pas une protection commune à tous, ni une riposte globale. Une manière de donner du grain à moudre aux directions syndicales en brandissant l’arme du corporatisme qui empêche au monde du travail de s’unir derrière la conscience d’avoir à faire au même ennemi. Derrière l’argument de ne pas masquer les revendications de chaque secteur, ces directions organisent les batailles en rangs éparses. Ces dernières années les exemples sont nombreux, division des parcours pour une même journée de manif entre cheminots et fonction publique en 2018, une le matin et une l’après-midi pour les retraités et les EHPAD et pour celles à venir en ce mois de septembre, une pour les hospitaliers (le 11), une pour les retraités (le 13), une pour les professions libérales (le 16) une pour FO (le 21) et pour la CGT et Sud Rail (le 24).. Bref, tout ce qu’il faut pour conclure que les travailleurs n’étaient pas assez nombreux, pas prêts à lutter alors que ce sont leurs directions qui élaborent des plans de bataille qui les mènent dans le mur.

Car quand bien même les forces syndicales FO et CGT prétendent s’opposer dans la rue à une réforme qui allonge le temps de travail et précarise les travailleurs, elles se rendront au rendez-vous d’Edouard Philippe des 5 et 6 septembre et le calendrier des manifestations est pensé, dans la logique des journées d’actions isolées de ces dernières décennies, comme un appui à... l’ouverture de négociations ! Une manière de gratter des miettes en légitimant l’action du gouvernement. Journées de mobilisation éclatées par secteurs, « c’est à une nouvelle rentrée avec un nouveau record battu dans la division des dates que veulent nous préparer les directions des syndicats dits "contestataires" »

Si la radicalité et la colère des gilets jaunes continuent de contaminer les différents secteurs du mouvement ouvrier comme les hospitaliers ou les enseignants, il ne suffira pas de descendre chacun son tour dans la rue au mois de septembre. L’hésitation du gouvernement et sa crainte de subir une nouvelle débâcle sont un indicateur de l’explosivité de la situation dont il faut se saisir dès maintenant pour construire une mobilisation massive sur les lieux de travail et dans la rue : contre toute solution boutiquière corporatiste, la riposte doit être générale derrière les mêmes mots d’ordre, retraite à 60 ans au maximum et sans conditions d’annuité !

Publié le 04/09/2019

Il n’y a aucune difficulté pour payer les retraites : les vrais chiffres !

Jean BAPTISTE (site legrandsoir.info)

C’est l’axe principal de la propagande déversée par la classe capitaliste pour s’attaquer au système de retraites : comme l’espérance de vie augmente, on vit plus vieux et il n’y aurait donc plus suffisamment d’argent pour payer les retraites. Le régime Macron ne fait d’ailleurs que reprendre quasi mot pour mot le slogan de Sarkozy déjà repris de Juppé, lui même repris… des ordres donnés par le MEDEF à travers l’Union Européenne du Capital au nom des critères de convergence de Maastricht. Ce raisonnement, qui apparait logique et simple est cependant totalement faux. Il n’y a aucune difficulté pour payer les retraites et nous allons vous le prouver.

La base du raisonnement, “on vit plus vieux maintenant qu’en 1950, donc on doit travailler plus longtemps qu’en 1950 avant d’accéder à la retraite” repose sur le principe suivant : du fait du vieillissement de la population, si on ne recule pas l’âge de départ à la retraite, les actifs deviendraient trop peu nombreux pour réussir à financer les retraites. Nous allons successivement examiner la réalité de l’évolution des chiffres du nombre d’actifs et ensuite monter pourquoi il n’y a pas de problème.

La réalité des chiffres de la population et du nombre d’actifs.

Là aussi il faut regarder les chiffres en face.

L’espérance de vie à la naissance, c’est-à-dire le nombre années qu’un enfant né l’année considérée peut espérer en moyenne vivre, a nettement progressé depuis l’après-guerre. Toutefois cette progression marque le pas depuis la fin des années 2000. Les progrès du début de la deuxième moitié du XXe siècle sont d’ailleurs dus à la baisse de la mortalité infantile.

Mais l’évolution de cette espérance de vie à la naissance ne doit pas faire oublier que l’espérance de vie en bonne santé, elle, stagne et demeure inférieure à 65 ans. Comment peut on souhaiter faire travailler des personnes au-delà de 65 ans alors qu’elles auront des problèmes de santé ?

De façon plus générale, il faut observer que si la classe d’âge des 20 – 59 ans est en diminution en proportion, cette baisse n’est que de 3 points par rapport à la situation de 1991, où l’on arrivait sans difficulté à payer la retraite à 60 ans à taux plein et à 37,5 annuités de cotisation pour tous.

En 1950, la pyramide des âges était la suivante

Moins de 14 ans : 22.8%
Moins de 19 ans : 30%
Plus de 60 ans : 16,2%
entre 14 ans et 60 ans : 60%
hommes : 29.9%
femmes : 31.1%
estimation de la part du nombre d’actifs (hommes et femmes) : 45%
En 2019, la situation a évolué, la pyramide des âges selon l’INSEE étant la suivante

Moins de 14 ans : 17.9%
Moins de 19 ans : 24,1%
Plus de 60 ans : 26,1%
entre 20 ans et 60 ans : 49.8%
estimation de la part du nombre d’actifs (hommes et femmes) : 44%.
De fait, si la proportion de personnes de plus de 60 ans a augmenté de 10 points, la part des moins de 19 ans a, elle, diminué de 6 points, et s’établit à un niveau proche des moins de 14 ans des années 1950. De fait la proportion de la population entre 20 ans et 60 ans en 2019 en France est de 49.8%, plus faibles que les 60% représentés par celle des 14 – 60 ans en 1950.
La propagande gouvernementale traduit cela par le fameux :
hier 10 actifs devaient financer par leur travail 2.7 retraités (personnes de plus de 60 ans) et 3.8 enfants et étudiants. Aujourd’hui 10 actifs doivent financer 5.2 retraités si l’âge de la retraite était à 60 ans (et 4.8 jeunes). Soit une augmentation de 132 % ! 10 actifs avaient hier la charge de 6.5 personnes, ils en auraient aujourd’hui 11,3. Ce n’est plus possible....

Propagande des régimes Chirac/Juppé, Sarkozy/FIllon, Hollande/Ayrault, Macron
Mais si l’on regarde les chiffres en les corrigeant avec l’évolution du taux d’activité, notamment celui des femmes qui est passé de 50% dans les années 50 à désormais plus de 83%, la réalité démographique est la suivante :

hier 10 actifs devaient financer par leur travail 3.6 retraités (personnes de plus de 60 ans) et 5 enfants de moins de 14 ans. Aujourd’hui 10 actifs doivent financer 5.9 retraités si l’âge de la retraite était à 60 ans et 5.4 jeunes de moins de 19 ans. Soit 10 actifs pour 11.3 non actifs en 2019 contre 10 actifs pour 8,6 actifs en 1950

Réalité démographique
Avec les vrais chiffres de la démographie, on le voit, l’augmentation de la part des inactifs est bien plus faible, 76% en 70 ans, que celle prétendue par la propagande des casseurs de retraites (132%).

Alors, bien sûr,vous pourriez vous dire, c’est bien beau, mais ça fait toujours +76%. On doit payer plus qu’en 1950. Donc il faut travailler plus. Sauf que c’est faux.

Comparaison n’est pas raison : la question des salaires et de la richesse produite

Comparaison n’est pas raison, car le problème du financement des retraites n’est pas un problème de proportion de la population ayant plus de 60 ans. La problématique est plutôt la suivante : produit-on suffisamment de richesses pour payer des salaires suffisants permettant à chaque travailleur de percevoir un salaire différé à partir de 60 ans et jusqu’à la fin de ses jours ?

Pour répondre à cette question, il faut tenir compte outre de l’évolution de la proportion d’actifs et de celle des plus de 60 ans dans la population, de l’évolution de la richesse produite. Et cette richesse, par exemple mesuré par le PIB* (produit interieur brut) n’est pas constante. Depuis les années 50 le PIB de la France n’a cessé d’augmenter, pour atteindre 2353 milliards d’euros en 2018. De 6715€ par habitant en 1950, la richesse produite est désormais de 31740€ par habitant en 2018 ! une augmentation de 373%.

Récapitulons les chiffres. Le nombre d’inactifs pour un actif a augmenté de 76% entre 1950 et 2019, mais la richesse produite par les actifs a elle augmenté de 373%.

C’est ce qui explique pourquoi depuis 1960, nous avons pu multiplier par 4,5 les dépenses de pensions de retraites. En effet, la richesse produite double environ tout les 40 ans.

L’économiste Bernard Friot résume la situation dans une image facile à comprendre que nous reprenons

Si aujourd’hui 10 actifs produisent un gâteau de 10 parts et qu’ils ont à charge 4 retraités. C’est 14 personnes qui se partagent un gâteau de 10 parts.
Ainsi chaque personne aura dans son assiette 0.714 parts (10 : 14=0.714).

Au bout de 40 ans, 10 actifs produisent un gâteau de 20 parts et, s’ils ont à charge 6 retraités, ce seront 16 personnes qui se partageront un gâteau de 20 parts.

Ainsi chaque personne aura dans son assiette 1,25 part (20 : 16=1,25).

Les travailleurs doivent donc cesser de se faire arnaquer. Les buts des réformes Balladur, Juppé, Fillon, Ayrault, Macron... c’est de faire les poches des travailleurs. Car il est possible de financer les retraites au même niveau qu’avant leurs contre réformes à faire remonter le temps aux travailleurs pour les renvoyer dans les périodes de misère de l’avant guerre ! Dans ces périodes d’avant, d’avant que le ministre communiste, l’ouvrier mettalo CGT Ambroise Croizat et ses camarades du PCF et de la CGT ne bâtissent à la libération la Sécurité Sociale et permettent à chaque personne âgée de disposer de ce qui n’est que son droit, une pension de retraite digne, fruit de la richesse produite par les travailleurs.

Les deux vrais problèmes pour les retraites

Mais alors vous vous demanderez pourquoi y a-t-il un déficit dans les caisses de retraites ?

Très bonne question qui permet d’identifier les deux vrais problèmes pour défendre nos retraites.

Le premier problème est celui du chômage. Car la différence d’avec “avant”, c’est bien le chômage qui atteint en 2019 toujours un niveau record de 6,5 millions de chômeurs. Or, par définition, les chômeurs non indemnisés n’entrent pas dans l’assiette de collecte des cotisations retraites. L’urgence pour assurer le bon équilibre du système de retraite par répartition c’est donc bien de faire baisser le chômage. Or, c’est exactement l’inverse que produit un recul de l’âge de départ à la retraite, que ce soit par introduction d’un age pivot, l’augmentation du nombre de trimestres travaillés ou du montant cumulé des cotisations. En effet, obliger les plus de 60 ans à se tuer au travail c’est fermer la porte aux jeunes de moins de 25 ans dont aujourd’hui plus d’un sur quatre est au chômage !

Le second problème c’est celui de la cotisation sociale. Il faut ici rappeler une évidence trop souvent oublié. La cotisation sociale n’est pas un impôt. C’est du salaire. Certes du salaire qui ne tombe directement dans le compte en banque du travailleur, mais un salaire mutualisé et différé touché par l’ensemble des travailleurs à travers les prestations sociales de la sécurité sociale : les allocations familiales, les remboursements sécu, la pension de retraites par exemple. Or, l’augmentation considérable de la richesse produite par les travailleurs, que traduit l’augmentation considérable du PIB, ne s’est pas traduite par une augmentation de la part patronale des cotisations sociales. Ce qui signifie que c’est le patron qui empoche la majeure partie de l’accroissement des richesses produites par chaque salariés. Il suffit d’observer la croissance continue des dividendes et la stagnation, voire la baisse de salaires pour s’en convaincre.

Sans compter que depuis des années les gouvernements successifs ne cessent de produire des “allègements” de cotisations sociales (patronales), créant directement un trou dans les caisses de la sécu, c’est-à-dire faisant les poches des travailleurs, pour remplir les coffres des patrons. Et ce sont ces mêmes patrons qui prennent ensuite prétexte du trou de la Sécu qu’ils creusent avec application. Cyniques, ils en prennent argument pour réduire les niveaux des pensions de retraites, en reculer l’âge, réduire les remboursements sécu etc...

La clé du financement des retraites c’est l’augmentation des salaires pour que la richesse produite par les travailleurs revienne aux travailleurs. Augmentation des salaires directs, par le relèvement du SMIC mais également par l’égalité salariale entre femme et homme, augmentation des salaires indirects par l’augmentation des cotisations sociales patronales.

Conclusion, de l’argent pour les retraites, il y en a, et c’est celui des travailleurs !

Face à la propagande, l’heure est à refuser de se faire tondre comme des moutons. Partagez largement ces explications autour de vous, et surtout rejoignez les mobilisations qui se construisent partout pour défendre avec les retraites par répartition, la sécurité sociale, c’est-à dire-les salaires des travailleurs contre l’exploitation capitaliste.

Jean BAPTISTE

(*) NB : le PIB est une mesure imparfaite, notamment car selon son mode de calcul les productions des services publics ne sont que très partiellement prises en compte.

 

Publié le 31/08/2019

Retraites : Macron et Berger main dans la main, la division des dates à l’horizon

Repoussé de plusieurs mois début 2018 dans un contexte de mobilisation des Gilets jaunes, le lancement du projet de loi qui vise à augmenter la durée de travail sous couvert d’unifier le système de retraites inquiète l’exécutif qui, conscient de son caractère explosif, multiplie les annonces pour faire passer la pilule.

Damien Bernard Pablo Morao (site revolutionpermanente.fr)

Opération déminage de la réforme des retraites

Si Emmanuel Macron tient à cette mesure, qui s’inscrit dans son projet de réforme néo-libérale du système français et doit marquer son quinquennat, il a bien conscience des risques qui l’attendent. Aussi, après qu’Agnès Buzyn ait annoncé la mise en place d’une concertation citoyenne sur la réforme, Macron a expliqué lundi soir qu’il entendait renoncer à la mise en œuvre d’un âge-pivot au profit de l’allongement de la durée de cotisations.

Par-delà les différences de modalités d’une telle option, qui favorise sur le papier ceux qui ont commencé à travailler plus tôt et sans interruption, ce choix se situe sur un terrain inchangé : celui de la remise en cause profonde du système de retraite par répartition, ainsi que la baisse du niveau des pensions. Et c’est au moyen de la contrainte budgétaire que le niveau des pensions s’alignera sur la « conjoncture économique », l’espérance de vie et d’autres facteurs... Faire travailler plus longtemps mais surtout baisser en définitive les pensions de retraites : voilà l’objectif central du gouvernement Macron d’un plan à long terme pour privatiser une partie toujours plus importante des retraites au travers de la généralisation des retraites complémentaires privées.

Ce coup de comm’, changement de position par rapport aux conclusions du rapport Delevoye, vise donc en premier lieu à éliminer du débat un enjeu récurrent de tensions, l’âge de départ, et constitue une ouverture claire en direction de la CFDT pour qui l’âge-pivot constituait une ligne rouge. Une démarche parallèle à la réception à Matignon mardi matin des organisations à l’origine du « Pacte du pouvoir de vivre » initié par Laurent Berger. Pour le gouvernement et pour Macron, l’heure est à la concertation et à l’ouverture vers la société civile et les « corps intermédiaires ». « Cela s’appelle « l’acte 2 » du quinquennat, et le gouvernement devient un club de ministres démineurs. » résume ainsi Cécile Cornudet. Le problème, cependant, c’est que le changement de pied opéré par le gouvernement n’est pas non plus sans contradiction comme l’illustre la sortie du grand patronat sur la nécessité d’un recul de l’âge de la retraite, menaçant même de ne pas soutenir la réforme.

Les limites de l’Acte 2 : une situation qui reste tendue pour Macron

Pourtant, si Macron a réussi à obtenir l’appui de la CFDT, après avoir régulièrement repoussé ses mains tendues au long de la crise des Gilets jaunes, ce soutien semble relativement insuffisant pour prémunir le gouvernement des tensions sociales encore vives.

Macron en est bien conscient, lui qui expliquait lundi « il y a certaines professions qui – si on fait les choses mécaniquement – seraient lésées : infirmières, aides-soignants, enseignants ». (…) Il n’y aura pas de réforme des retraites tant qu’on n’aura pas bâti une vraie transformation de ces professions. » Une préoccupation logique à quelques mois de la grève du bac et alors que la lutte des services d’urgences se poursuit et s’étend. Du côté des enseignants, Jean-Michel Blanquer a ainsi annoncé l’ouverture d’« un vrai chantier de rénovation de la rémunération dans la fonction publique. » afin de temporiser et d’éviter la mise en mouvement de ce secteur.

Pourtant, en dépit du potentiel de contestation fort, alors que la colère qui a généré le mouvement des Gilets jaunes est à même de resurgir à la moindre étincelle, le « plan de bataille » proposée par les directions syndicales, de la CGT à FO, est une caricature de la stratégie des journées d’action saute-mouton sans lendemain qui a démontré toute son inefficience lors des précédents combats. Et le comble, c’est que face à l’une des contre-réformes les plus importantes du quinquennat, la CGT comme FO n’a pas réussi à déterminer, ne serait-ce qu’une journée de grève nationale commune.

Au menu donc, la participation très probable aux négociations bilatérales les 5 et 6 septembre, aucune revendication d’un retrait pur et simple du projet de réforme, journées éclatées par secteurs (santé le 11, retraités le 13, professions libérales le 16) et par syndicats (FO le 21, CGT et SUD-Rail le 24), c’est à une nouvelle rentrée avec un nouveau record battu dans la division des dates que veulent nous préparer les directions des syndicats dits « contestataires ».

Si le gouvernement met autant de pincettes pour tenter de faire passer la pilule, c’est qu’il a pris conscience que la moindre étincelle peut remettre en scène les irruptions de colères des Gilets jaunes qui durant 6 mois ont fait trembler le pouvoir, notamment en novembre et décembre. Une colère qui pourrait irriguer le monde du travail, et les secteurs qui aujourd’hui se mobilisent avec une radicalité nouvelle comme le secteur hospitalier et la santé, ou encore à un moindre niveau les enseignants.

Si le spectre des Gilets jaunes hante les classes dominantes, les directions syndicales de leur côté œuvrent à la division syndicale mais aussi à nourrir le corporatisme, divisant les différents secteurs et jouant de fait le jeu de Macron qui tentent de « satisfaire » ou en tout cas de ménager certains secteurs avec notamment son changement de pied sur l’âge de départ à la retraite, lui préférant l’augmentation de la durée de cotisation.

Contre les stratégies de la défaite que nous proposent les directions syndicales, y compris la CGT, nous devons nous battre partout pour un plan de bataille partant de l’exigence du retrait pur et simple de la réforme, du refus de négocier la régression et donc de faire le jeu de l’Acte 2 de Macron, et revendiquant le retour de la retraite à 60 ans pour tous et toutes->https://www.revolutionpermanente.fr/Tribune-La-retraite-a-60-ans-c-est-possible], sans notion d’annuités à valider. Les précaires, les femmes, et tous ceux qui ont eu des carrières courtes ne sont-ils pas déjà suffisamment pénalisés ?

Ce mouvement peut permettre de commencer à poser le problème du partage du temps de travail, alors que certains se tuent au travail de plus en plus tard pendant que d’autres meurent à force d’en chercher ! Une telle lutte, « tous ensemble », pourrait en s’inscrivant dans la colère et en jonction avec les Gilets jaunes et avec l’ensemble du monde du travail et la jeunesse remettre de la vapeur pour obtenir une première victoire contre la réforme des retraites, comme un premier pas d’un grand mouvement d’ensemble remettant en cause Macron et son monde.

Publié le 30/08/2019

Urgences, femmes de chambre, travailleurs sans-papiers : trois grèves qui n’ont pas pris de vacances

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce..fr)

Déjà six mois de grève dans les services d’urgence, plus de quatre pour les femmes de chambre de NH Collection à Marseille, et deux et demi pour les travailleurs sans-papiers de Chronopost à Alfortville. En cette fin d’été, aucun de ces trois conflits n’a pour l’heure obtenu de solution. Leurs luttes se poursuivent et débordent sur la rentrée.

 

L’été est souvent meurtrier pour les conflits sociaux. Pourtant, septembre approche et ces trois grèves ont passé le cap et feront partie de la rentrée sociale. Dans les services d’urgence, les mesures prises par Agnès Buzyn le 14 juin pour éteindre l’incendie ont échoué. Les 70 millions mis sur la table, dont 55 millions pour l’octroi d’une prime de 100 € et 15 millions pour des embauches pendant l’été, ont fait flop face aux attentes des soignants. Ces derniers réclamant 10 000 postes pérennes supplémentaires et une augmentation de 300 € de leur rémunération.

Ainsi, le mouvement aux urgences a pris de l’ampleur passant de 119 services mi-juin à plus de 217 en cette fin du mois d’août, selon le collectif Inter-Urgences. D’autant que les postes supplémentaires promis pour la période estivale ont souvent tardé à arriver dans les services. À tel point que, malgré cette période d’affluence touristique, les urgences de l’hôpital de Sisteron ont été fermées pour la nuit, obligeant les patients à se rendre à Gap, 50 kilomètres plus loin. Depuis le 8 juillet, quelque 200 habitants et agents hospitaliers se sont rassemblés à huit reprises pour réclamer la réouverture du service. En vain jusque-là.

Un ministère en besoin de sonotone

Une non-écoute qui provoque la colère un peu partout à l’hôpital public. L’annonce ce  sur le plateau de RMC par la ministre de la Santé qu’elle recevrait de nouveau les représentants du collectif Inter-Urgences début septembre a d’ailleurs essuyé de leur part une réponse cinglante : « nous n’avons jamais été reçus dans le cadre de négociations ou de discussions constructives ». Le collectif notant également qu’aucune mesure concrète n’a été avancée par Agnès Buzyn. Pourtant, les risques d’extension du mouvement sont bien là, et ce malgré la signature de protocoles de sortie de grève dans 28 établissements, notamment à l’Assistance publique des Hôpitaux de Paris (APHP), où la grève avait débuté en mars.

« Ce qui est donné aux urgences est pris ailleurs », précise Christophe Prudhomme. Le porte-parole de l’Association des médecins-urgentistes de France (Amuf) indiquant qu’à l’APHP, parallèlement à la création de 230 postes dans les services d’urgence, 800 à 1000 suppressions d’emplois par an sont prévues jusqu’en 2022 dans le cadre d’un plan de retour à l’équilibre. Le 9 août, l’Amuf a fait état de ses revendications et écrit à la ministre en se réservant « d’utiliser tous les moyens d’action, y compris la grève dans les plus brefs délais » en l’absence de réponse. Déjà, un préavis spécifique pour les médecins a été déposé à l’hôpital de la Timone à Marseille, dont le service d’urgence a rejoint le mouvement mi-août.

La ministre de la Santé et le gouvernement n’en ont pas fini avec cette mobilisation qui pourrait encore déborder sur l’ensemble de l’hôpital public à l’approche des discussions automnales sur la loi de finances à l’Assemblée nationale. En attendant, une journée d’action est déjà programmée par la CGT le 11 septembre et le collectif Inter-Urgences évoque lui une nouvelle date nationale le 26 septembre.

Pleine lumière pour les invisibles du nettoyage

Dans le secteur de la propreté, la CGT des Hôtels de prestige et économiques (CGT-HPE) et la CNT Solidarité ouvrière (CNT-SO) organisent régulièrement des grèves avec les salariés travaillant pour des sous-traitants de grands groupes hôteliers. Deux conflits ont marqué les esprits au cours de l’année passée : celui de Park Hyatt dans Paris intra-muros qui a duré 87 jours et celui de l’Holiday Inn de Clichy pendant 111 jours. Depuis, une autre grève longue soutenue par la CNT-SO a débuté au mois d’avril, au NH Collection du boulevard des Dames à Marseille. Comme souvent le conflit a trouvé sa source dans le non-paiement d’heures ou de primes. Les femmes de chambre réclament également une majoration salariale pour le travail dominical et un treizième mois.

Un mois plus tard, une autre grève conduite par la CGT-HPE touche cette fois les hôtels Campanile et Première classe à Suresnes. Peut-être une des raisons de la sortie de Marlène Schiappa qui affirmait le 22 juin dans Le Parisien vouloir s’engager pour améliorer les conditions de travail des femmes de chambre, et organisait une première rencontre, le 3 juillet, devant déboucher sur le lancement d’une mission sur les conditions de travail des femmes de chambre au mois de septembre. Pourtant, malgré cette bienveillance ministérielle assurée, le conflit bute sur le refus du sous-traitant Elior d’accéder aux revendications des grévistes. Et ce, malgré une médiation tardive lancée le 11 juillet par le préfet des Bouches-du-Rhône, jusque-là plus enclin à faire embarquer les syndicalistes marseillais de la CNT-SO.

Depuis l’échec de la médiation – Elior ne proposant qu’une prime de 500 € après trois mois de conflit – les femmes de chambre poursuivent leur mouvement. Durant l’été, les grévistes ont déplacé leur pression sur le groupe hôtelier NH Collection. Elles ont maintenu une action par semaine, parfois associées avec la CGT-HPE qui mène une nouvelle grève à l’Ibis des Batignolles depuis le 17 juillet. Ce jeudi 22 août à 18 h, elles seront encore devant un hôtel NH Collection, celui de la corniche Kennedy. En tout cas, après un affaiblissement du soutien au mois d’août, elles espèrent remobiliser lors d’actions de soutien programmées à la rentrée et attendent le retour de vacances des deux directeurs de NH Collection en vue de possibles discussions.

Ces employeurs qui ne connaissent pas les travailleurs sans-papiers qu’ils emploient

Inconnus, selon leurs dires, par Chronopost pour qui ils travaillent, par Derichebourg Propreté, le sous-traitant qui les emploie, et par Mission intérim qui les recrute, la trentaine de travailleurs sans-papiers du Chronopost d’Alfortville sont les invisibles parmi les invisibles. Mais depuis le 11 juin, ils occupent de jour comme de nuit les extérieurs de cette agence du Val-de-Marne afin d’obtenir les documents de leurs employeurs permettant leur régularisation, et pour que Chronopost les emploie sans intermédiaire. Jusque-là, ni Chronopost ni Derichebourg ni Mission intérim n’ont satisfait à leurs demandes, prétextant ne pas les connaître.

Depuis plus de deux mois, une centaine de personnes, principalement des sans-papiers solidaires du collectif des travailleurs sans-papiers de Vitry-sur-Seine, se relayent sur le piquet de grève. Tout au long de l’été, ils ont multiplié les actions pour se faire entendre. Devant le siège de Chronopost avec 300 soutiens, dont des élus, le 9 juillet, puis devant les locaux de la Direction régionale des entreprises de la concurrence du travail et de l’emploi (Dirrecte) à Créteil, ou encore en envahissant durant deux heures l’agence intérim de Corbeil-Essonnes le 29 juillet.

Ce jeudi à 15 h, c’est au tour du siège du sous-traitant de recevoir leur visite. Parallèlement, une demande de rencontre avec le nouveau préfet du Val-de-Marne a été faite. Sans réponse pour le moment. Leur lutte continue. Samedi, ils seront présents lors de l’anniversaire de l’expulsion de Saint-Bernard, et devraient dans les semaines qui viennent participer activement à la campagne « égaux, égales, personne n’est illégal », dont l’objectif est la régularisation de tous les sans-papiers. La rentrée s’annonce chargée, à moins que l’enquête de l’inspection du travail, qui s’est déplacée sur le site d’Alfortville, n’accélère la résolution du conflit. En attendant, un appel aux dons est lancé pour, entre autres, nourrir deux fois par jour les sans-papiers présents sur le piquet de grève.

Publié le 30/07/2019

Décote, départ à 64 ans, valeur du point… On vous dit tout sur la réforme des retraites

(site politis.fr)

Le haut-commissaire à la réforme des retraites a présenté ses préconisations : il faudra travailler jusqu’à 64 ans pour ne pas subir de « décote » et le futur système semble imaginé pour automatiser les mesures les plus impopulaires. La CGT et FO appellent à la mobilisation. La CFDT attend de voir.

Les grandes lignes – et les principales inquiétudes – ont été confirmées, jeudi 18 juillet par le haut-commissaire à la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye. Il a pris soin de glisser des mesures destinées à adoucir son épais rapport, mais sa philosophie générale reste franchement tendue vers les économies budgétaires.

• Il faudra travailler jusqu’à 64 ans

L’idée flottait dans l’air depuis le début des discussions, alors qu’un âge de départ n’est théoriquement plus nécessaire dans un système par points. Pour forcer les gens à travailler plus longtemps, Jean-Paul Delevoye préconise l’introduction d’une décote jusqu’à 64 ans pour tous les salariés, y compris ceux qui ont travaillé plus de 42 ans – qui peuvent aujourd’hui partir à 62 ans. Un départ à 60 ans à taux plein restera d’actualité pour les carrières longues (1) et la commission Delevoye souligne que cet âge unique pour tous avantagera la frange la plus précaire, qui est aujourd’hui obligée de travailler jusqu’à 67 ans (19 % des femmes et 10 % des hommes).

Surprise de taille, le haut-commissaire préconise que cette borne d’âge soit repoussée en fonction de l’évolution de l’espérance de vie : un an de gain d’espérance de vie entraînera un report de l’âge de départ de quatre mois, selon un mécanisme plus ou moins automatique, qui devra être explicité dans le texte de loi attendu pour la fin de l’année.

Gêné aux entournures par une mesure difficile à faire passer comme un progrès, le haut-commissaire a pris soin de ne pas nommer cette nouvelle borne. Il ne parle donc pas d’« âge pivot » et n’emploie qu’à la marge l’expression sortie en juin du chapeau d'Édouard Philippe d’« âge d’équilibre », pour leur préférer celle d’« âge de départ à taux plein ». Alors même que, dans un système par points, la notion de « taux plein » qui se réfère au nombre de semestres cotisés n’a plus de sens.

Cette décote était une des lignes rouges fixées par la CFDT pour maintenir son soutien à un système qu’elle juge globalement bienvenue. « C’est totalement stupide », a réitéré Laurent Berger, de la CFDT, devant les journalistes jeudi matin. Il retient néanmoins surtout des points positifs et temporise :

Nous dirons ce que nous pensons quand il y aura un texte de loi sur la table, pour le moment il n’y a qu’un rapport, la CFDT en prend acte. Ce serait une désertion de considérer qu’il faut déjà soutenir ou claquer la porte.

Toujours dans une logique de « travailler plus longtemps », le haut-commissaire présente des préconisations pour faciliter le cumul emploi retraite. Ce qui n’est pas pour rassurer la CGT et Force ouvrière, qui pointent qu’à peine un Français sur deux est en emploi au moment de liquider sa retraite et craint donc qu’un allongement de la vie active ne propulse davantage de séniors vers le chômage, voire les minima sociaux. « L’espérance de vie en bonne santé est de 63 ans », proteste Yves Veyrier, secrétaire général de Force ouvrière, très remonté.

• La voie ouverte à une baisse des pensions

L’équilibre financier du système est posé comme un prérequis et les cotisations seront « plafonnées (…) afin de ne pas alourdir le coût du travail ». C’est la nouvelle « règle d’or » (2).

Pour faire face à l’augmentation d’un tiers du nombre de retraités, prévue d’ici à 2050 (3), les pilotes du futur système ne pourront donc pas toucher aux recettes du régime, mais auront plusieurs leviers « paramétriques » entre les mains, comme le montant des décotes, l’âge du taux plein et surtout la valeur du point (sa valeur d’achat pour les cotisants et sa valeur de « service » pour les retraités).

Cet extrait d’un discours de François Fillon le 10 mars 2016, relayé sur Twitter par un membre de La France insoumise, est de ce point de vue évocateur :

Dans le futur système, rien n’interdit en théorie à un gouvernement de revoir à la hausse le montant des cotisations, mais le paradigme choisi pour cette réforme est celui d’un retour à l’équilibre sans toucher aux recettes (28 % de cotisations réparties entre employé et employeur). D’où la satisfaction non feinte du Medef et de la CPME, ce jeudi.

« C’est ce système à “cotisations définies” et à points qui fait que les pensions des Suédois ne représentent plus que 53 % de leur salaire de fin de carrière, conte 60 % en 2000 », s’indigne la CGT. À ce rythme, rappellent six économistes de gauche, la pension moyenne doit chuter de 62 % du dernier salaire à 48 % en 2040 (4).

Pour les retraités, les pensions seront indexées sur l’inflation. Un renoncement, pour le haut-commissaire, qui souhaitait arrimer leur évolution sur celle des salaires, qui augmentent plus rapidement. Interrogé par la presse, Jean-Paul Delevoye continue de prêcher cette cause et botte en touche :

Nous laissons aux futurs gouvernants le soin de choisir.

Aucune mesure d’économie n’est attendue pour le prochain budget, claironne enfin le haut-commissaire – ce que la CFDT revendique à son crédit –, mais elles devront forcément suivre, car le système doit être mis à l’équilibre avant 2025, au moment de la mise en place du nouveau système. « Le projet [de réforme] devra être enrichi pour proposer les modalités de convergence vers l’équilibre financier », euphémise le rapport Delevoye dans un bijou de novlangue.

• Les régimes spéciaux seront supprimés

Tout le monde devra être logé à la même enseigne, notamment les salariés bénéficiant aujourd’hui de régimes avantageux (financés par des cotisations plus élevées ou des « compensations démographiques » venant d’autres professions). Les fonctionnaires, dont la retraite équivaut à 70 % du salaire des six derniers mois devraient donc être les grands perdants, même si leurs primes intègreront l’assiette de cotisation (ce qui aura un impact sur leurs revenus). « Tous ne seront pas perdants comme les professeurs, rame Jean-Paul Delevoye, les fonctionnaires hautement primés seront même gagnants. » Et de botter en touche de nouveau, estimant que c’est à la réforme de la fonction publique d’imaginer des mesures pour amortir le choc :

Je crois que c’est une opportunité : il faut réfléchir à un new deal dans la fonction publique.

Une période de transition longue sera privilégiée pour que les droits spécifiques s’éteignent tout doucement. Pour les aides-soignantes, qui peuvent aujourd’hui partir à 57 ans, la première génération tenue de travailler jusqu’à 62 ans au minimum sera celle née en 2002, indique par exemple l’équipe Delevoye. Les policiers pourront continuer à partir à 52 ans, les sapeurs-pompiers à 57 ans et les militaires exposés après 19,5 années de service.

Pour que les indépendants n’aient pas à cotiser trop fortement, le rapport table sur un taux de cotisation réduit (5) ainsi qu’un changement d’assiette pour rendre la transition moins douloureuse.

• Le pilotage du régime sera paritaire, mais soumis à un « cadre » étroit

Le pilotage de la future « caisse nationale de retraite universelle » devrait faire la place aux représentants des salariés, « facteur de confiance essentiel », préconise Jean-Paul Delevoye. Mais leur pouvoir sera limité : le conseil d’administration de la future caisse, composé à parité de représentants des assurés et des employeurs, « pourra se prononcer sur le pilotage du système » et arbitrer des variations uniquement dans le cadre fixé par le législateur. Il sera coiffé de trois organes (l'assemblée générale, un conseil citoyen et un comité d’expertise) au demeurant bénéfiques, mais aux pouvoirs uniquement consultatifs. Ce sera in fine au gouvernement et au Parlement de fixer chaque année « le cadre du pilotage du système » avec la loi de finances. « L’État ne gérera pas directement, mais il tient les cordons de la bourse », dénonce Régis Mezzasalma, le conseiller retraites de la CGT

« Qui va définir la valeur du point ? interroge de son côté Philippe Martinez (CGT) ce jeudi matin au sortir de la réunion de présentation du rapport aux partenaires sociaux. Nous n’avons aucune garantie que ce ne sera pas Bercy qui la fixera dans son coin ». Cet élément reste l’objet d’une négociation, et demeure un sujet de préoccupation prioritaire pour tous les syndicats de salariés. Par défaut, il sera revalorisé en suivant l’évolution du revenu moyen par tête. Les données démographiques ou l’espérance de vie pourrait aussi entrer en ligne de compte. Arbitrages à suivre.

On en sait plus en revanche sur la période de transition, ultra-sensible, du régime actuel vers le système par points. Le rapport Delevoye table sur une liquidation du système « sur une temporalité lente et douce ». En revanche, les droits collectionnés en trimestres avant 2025, date de mise sur orbite du système par points, seront bel et bien convertis en points. « Une photographie des droits (…) sera réalisée au 31 décembre 2024 », préconise l’équipe Delevoye. Il faudra établir la formule de cette conversion à haut risque, notamment pour les fonctionnaires, dont la retraite est calculée sur les six derniers mois de salaire. La plupart ignoreront donc, au 31 décembre 2024, le salaire qui aurait dû servir de référence au calcul de leur future retraite. Cette option pose également selon Jean-Paul Delevoye « un inconvénient de sécurité juridique à caractère constitutionnel ». Intense bagarre à suivre.

• La solidarité sera sortie du régime général

Plusieurs mesures ont été annoncées pour adoucir le projet : le minimum de retraite sera augmenté à 85 % du Smic net contre 81 % aujourd’hui; des points seront accordés pour les congés maternités ou maladie et les périodes d’invalidité; les avantages liés à la pénibilité devront bénéficier à une partie des fonctionnaires; les droits associés à chaque enfant seront « réorientés » (6) et des points seront accordés aux proches aidants. Le tout, néanmoins, à enveloppe constante.

La réforme comprend également un changement de tuyauterie, discret mais important : les droits attribués au titre de la solidarité (7) seront sortis du régime général pour être financés par l’impôt. Le montant de cotisation sera « plafonné » à 25,31 % pour le régime général et coiffé d’une seconde cotisation « déplafonnée de 2,81 % pour financer les dépenses de solidarité ». Pour la CGT, il y a anguille sous roche : « Il y a une grosse inquiétude, car les lois de finances ne sont pas gravées dans le marbre. Bercy pourrait réduire la part de la solidarité chaque année », s’inquiète Régis Mezzasalma.

Dans la même logique, les taux de cotisation réduits dont bénéficient les marins, les artistes et les journalistes seront maintenus, mais financés désormais par un impôt.

Sortir du régime les mesures de solidarité contribue à individualiser davantage le système de retraites. Dans un cadre « universel », chacun cotisera pour sa propre pitance.

Un autre dispositif est de nature à amenuiser le principe de solidarité, selon l’analyse de l'union des cadres de la CGT (Ugict-CGT). Les cotisations seront plafonnées, pour les plus hauts revenus, à 10 131 euros bruts par mois (contre 27 016 euros aujourd’hui). Au-delà, pour s’assurer une retraite à la mesure de leur richesse, les hauts revenus devront cotiser à des caisses privées, « qui peuvent s’évaporer en cas d’effondrement boursier », regrette le syndicat.

• Une revalorisation des basses retraites en trompe-l'œil

Selon ses simulations, le haut-commissaire affirme que le futur système sera gagnant pour les 40 % les plus modestes. Tout en bas de l’échelle figurent les salariés très précaires, qui dans le système actuel ne valident aucun trimestre lorsqu’ils travaillent moins qu’un tiers du temps au Smic. Demain, ils cotiseront dès le premier euro, y compris donc pour leurs minijobs. Leur niveau de pension sera donc en hausse, mais il restera inférieur au minimum vieillesse. Les plus pauvres ne percevront donc pas un centime de différence.

L’autre effet de la réforme, qui reste à examiner dans le détail pour corroborer les calculs de l’équipe gouvernementale, est à attendre pour les personnes qui ont connu des carrières « plates », sans augmentation. L’ensemble de leur carrière compte désormais dans le calcul de leur pension, contre les vingt-cinq meilleures années aujourd’hui. Elles sortiraient donc avantagées du changement de mode de calcul, au détriment des personnes qui ont connu une carrière ascendante.

Mais le calcul n’est pas le même pour les carrières hachées qui ne peuvent plus s’en remettre à leurs meilleures années pour faire remonter leur niveau de pension.


(1) Voire 52 ou 57 ans pour les fonctionnaires exposés à des risques.

(2) Sur une durée de cinq ans, autorisant des fluctuations, les comptes doivent être à l’équilibre.

(3) Le ratio du nombre de personnes en emploi sur le nombre de retraités doit baisser d’un tiers entre 2000 et 2070 selon la Drees, passant de 2 à 1,3, et l’Insee estime que le nombre de Français âgés de plus de soixante ans doit passer de 12,6 à 22,3 millions entre 2005 et 2050.

(4) Projections du Conseil d’orientation des retraites.

(5) 12,94 % au lieu de 28 % entre 40 000 et 120 000 euros.

(6) Seront partageables 5 % entre les parents dès le premier enfant, contre 10 % à partir du troisième aujourd’hui, mais la majoration de durée, qui offrait des trimestres de cotisation, disparaîtra avec le régime en annuité.

(7) Droits familiaux, départs anticipés, minimum retraite et période d’inactivité.


par Erwan Manac'h
publié le 19 juillet 2019

 

Publié le 04/07/2019

Santé. La plongée d’un député dans l’enfer des urgences

 

Maud Vergnol (site humanite.fr)

L’élu PCF du Nord Alain Bruneel a passé six heures aux urgences de Douai pour juger par lui-même les conditions de travail et d’accueil des patients : « Dramatique ».

Enveloppée de verre, la façade moderne de l’hôpital de Douai, dans le Nord, ne laisse rien deviner de la fièvre qui monte derrière ses murs. Il est 21 h 30 lorsque Alain Bruneel pousse la porte des urgences. Le député communiste, venu incognito, vendredi, pour juger de ses propres yeux ce que vivent les usagers et les agents, ne sera pas déçu du voyage. Le service est saturé. 200 autres patients sont déjà enregistrés. Première étape : le « tri ». Alain Bruneel prétend souffrir de violents maux de ventre. « Une fois que ma tension et ma température ont été prises, j’ai été installé sur un brancard dans une salle de régulation avant qu’une deuxième infirmière se charge de me faire un électrocardiogramme. » Il est « abasourdi » que seules deux infirmières de régulation assument toute une nuit l’accueil des patients, l’appel des familles, le lien avec le Samu ou les ambulanciers. « De véritables héroïnes », lâche-t-il.

« C’est grâce à leur professionnalisme que l’hôpital tient encore debout »

À 22 h 50, l’une d’elles l’oriente vers la zone des « semi-lourds ». Comprendre : « pas d’urgence vitale ». Au bout de ce couloir étroit, où une vingtaine de brancards sont placés en file indienne : le sésame. À savoir ces fameux « box » où il pourra enfin être ausculté par un médecin. Ce sera cinq heures plus tard. Mais le député ne le sait pas encore. Allongé sur sa civière, Alain Bruneel observe, prend des notes. « De toute manière, je ne pouvais pas travailler sur mon portable car il n’y a pas de réseau. » Dans ce passage saturé, le personnel hospitalier peine à se faufiler au milieu des brancards. Six heures sans eau ni nourriture. Une personne âgée veut aller aux toilettes. Personne à l’horizon pour l’aider. Alors Alain Bruneel et un autre patient viennent à son secours et la guident. C’est qu’aucune infirmière n’est disponible pour accompagner les patients dans ce goulet d’attente interminable. Alors c’est un agent de sécurité qui les rassure. C’est lui qui répondra des dizaines de fois aux questions récurrentes : « Ça va être encore long ? », « Vous êtes sûr que je vais pouvoir voir un médecin ? ». Ce soir-là, pas d’esclandres, ni d’agressions. « J’ai été étonné de la solidarité entre les patients et leur respect du personnel soignant, confie Alain Bruneel. Les grèves ont permis de faire prendre conscience au public des conditions de travail et de l’engagement des salariés. » Le 18 juin, au même endroit, une infirmière avait reçu deux coups de poing au visage. Une agression qui venait s’ajouter à une cinquantaine d’autres depuis le début de l’année. Le lendemain, les 110 salariés des urgences, tous postes confondus, avaient initié un mouvement de grève. Cette année, une infirmière de nuit a tenté de se suicider. Le taux d’absentéisme ne cesse de grimper. Le CHSCT et la médecine du travail sont débordés…

Une heure du matin. Et toujours rien. Pas de cohue dans les couloirs, juste le silence, parfois perturbé par des sonneries ou des soupirs. Et le bruit des portes battantes qui claquent de temps à autre, laissant espérer l’appel de son nom. « La souffrance des personnels se lit sur leur visage. C’est indécent comme on les traite ! enrage le député. Alors que c’est grâce à leur professionnalisme que l’hôpital tient encore debout. » À côté de lui, un vieux monsieur angoisse. « Je vis ma dernière heure », lance-t-il au député. La vie et la mort, le soulagement ou l’inquiétude : c’est ça, l’hôpital. Il est 3 h 15 : « Monsieur Bruneel ? » Enfin… Six heures après son arrivée, il va pouvoir rencontrer un médecin. C’est parfois bien pire. Quel que soit leur âge, des personnes peuvent attendre quatorze à vingt-quatre heures sur un brancard. Mais le parcours du combattant n’est pas terminé. La médecin qui l’a appelé s’agace : « Bon sang, on n’a pas de box disponible, c’est plus possible de travailler comme ça ! » Une fois un box libéré, elle y accueille le député, qui lui confie son identité et les raisons de cette immersion. « J’appréhendais un peu sa réaction, mais elle a été très surprise et touchée de ma présence. Je ne voulais pas la déranger trop longtemps, mais elle m’a parlé des conditions indignes de travail, du danger pour les patients… » Quand Alain Bruneel s’en va, elle lui lance : « Vous le direz, hein, qu’il manque des box ? » Six heures qui en disent plus que n’importe quel rapport, et qui expliquent le caractère inédit du mouvement de grève qui s’est manifesté, hier encore, à Paris (voir page 9).

« De l’argent, il y en a. Ce n’est qu’une question de volonté politique ! »

Si c’est la première fois que le député communiste du Nord se rend aux urgences de Douai pour lui-même – il habite à dix minutes en voiture –, le terrain ne lui était pas inconnu, venu il y a quelques semaines soutenir les grévistes. Début avril, il y avait organisé une chaîne humaine pour protester contre l’annonce d’un plan d’économies de 2 millions d’euros. Et puis, il connaît son sujet, lui qui ferraille régulièrement dans l’Hémicycle pour un système de santé ambitieux. Il est l’un des parlementaires communistes à avoir initié le tour de France des hôpitaux en 2018, qui aboutira sur une proposition de loi-cadre pour la santé, présentée par les communistes en septembre. « Les solutions existent. De l’argent, il y en a. Ce n’est qu’une question de volonté politique ! » rappelle celui qui a visité plus de 50 hôpitaux et Ehpad sur tout le territoire. De quoi se faire une idée précise d’une situation explosive qu’il résume ainsi : en 2000, les urgences accueillaient 5 millions de passages. En 2017, 21 millions. Dans la même période, 100 000 lits ont été supprimés… Des chiffres qui claquent, des êtres humains qui souffrent.

Maud Vergn

 

Publié le 28/06/2019

« Looser », « opposant », « timide » : au CHU de Toulouse, un document suggère de cataloguer des soignants

par Julien Brygo  (site bastamag.net)

Seriez vous un « looser », fragilisé par des situations difficiles de travail ? Ou un « opposant » qui conteste trop souvent la direction ? Ou encore un « pessimiste » ? C’est en ces termes qu’une docteure influente a proposé de cataloguer les personnels soignants du centre hospitalier universitaire (CHU) de Toulouse qui participent à certaines réunions de crise, suite au décès d’un patient notamment. Une manière de « neutraliser » les avis divergents, et un exemple supplémentaire de la façon dont la parole des soignants est considérée par la hiérarchie, alors que les mouvements sociaux se multiplient au sein des hôpitaux publics.

À quoi pensent les médecins en chef d’un grand hôpital public lorsqu’un patient vient de décéder et qu’une réunion est convoquée dans le but de comprendre ce qui s’est passé – et de faire en sorte que ça n’arrive plus ? Si l’on en croit le compte-rendu de la dernière réunion annuelle des médecins et encadrants du CHU de Toulouse, la priorité ne consiste pas à faire la lumière sur les faits. Mais bien à prévenir le risque d’une contestation interne.

Dans les réunions se glissent en effet des « opposants », des « loosers » et autres « corporatistes » qui menacent de faire « tâche d’huile », comme s’en inquiète une médecin en chef dans le verbatim de la réunion du 31 mai 2018, que Basta ! s’est procuré. Si l’on voulait éditer un guide pratique du management par la soumission aux chefs, on ne s’y prendrait pas mieux.

« Faut-il se préparer aux personnalités les plus dérangeantes ? »

Dans l’industrie aéronautique, suite à un crash, il est d’usage que les ingénieurs se réunissent avec les ouvriers pour tenter de comprendre ce qui a pu causer l’accident. À Toulouse, le centre hospitalier universitaire (CHU) – 280 000 hospitalisations et 15 800 personnels soignants en 2017 – fonctionne sur le même principe. Quand survient un « événement indésirable grave » ou un décès de patient, comme le 2 février aux urgences et le 11 mai aux soins intensifs digestifs, médecins et soignants tiennent une réunion de crise, appelée « Revue de mortalité et de morbidité » (RMM). Tous les ans, les responsables de ces RMM se retrouvent pour dresser le bilan de l’année écoulée et améliorer l’organisation pour éviter de nouveaux morts. Jusqu’ici, rien d’anormal.

Lors de la réunion annuelle du 31 mai 2018, une influente docteure, Béatrice Guyard-Boileau, gynécologue obstétricienne à l’hôpital Paule de Viguier, a tenu une conférence devant une trentaine de confrères du CHU de Toulouse. Thématique du jour : « Faut-il se préparer aux personnalités les plus dérangeantes pour la réunion ? » Sa prise de parole ne visait pas à améliorer l’organisation de l’hôpital, ni même à réclamer davantage de soignants, mais à transmettre aux responsables de ces réunions l’art et la manière de repérer les casse-pieds, afin de les « neutraliser » (sic) pendant ces réunions d’urgence. Nous avons passé en revue (morbide) les trucs et astuces imaginés par cette manageuse zélée.

« Contentez-vous de lui répéter que c’est un travail d’équipe, et qu’on y arrivera "tous ensemble" »

Le responsable de la RMM sera bien avisé de préparer sa réunion en amont, en nouant des alliances avec des « leaders » préalablement identifiés. Après avoir trouvé un bon leader, il faut démarrer la réunion en « communiqu[ant] sur les dérives (humanistes/règlements de compte) et les rappeler pour « donner le ton » en début de réunion. » Ici, le terme « humaniste » désigne un individu en pleine dérive, passablement aigri et prêt à régler des comptes. Ensuite, le responsable de réunion devra repérer les « personnalités difficiles » parmi sept catégories : le « donneur de leçons », le « looser », le « blagueur-bavard », le « pessimiste », le « timide », « le corporatiste/syndiqué/anti-direction, etc », et enfin, « l’opposant ». Et adopter l’attitude conseillée en fonction de chaque profil.

Si par malheur vous vous trouvez confronté en personne à ce type d’individu, ne paniquez pas, suggère la conférencière, « demandez-lui quelles solutions il aurait à proposer. Sinon, contentez-vous de lui répéter que "c’est un travail d’équipe" et qu’on y arrivera "tous ensemble" ».

Protéger le « looser », laisser parler l’« opposant »

Le « looser », lui, il semble qu’il n’y ait rien à en tirer car il « a été affecté par un événement indésirable grave associé à des soins. Il est donc fragile. » N’hésitez donc pas à le « voir avant pour le rassurer », mais surtout, « essayer de [le] protéger des assauts éventuels : près de vous dans la salle, contact visuel, à mettre à côté de quelqu’un de bienveillant. » Ici, un soignant traumatisé par un incident grave devient un « looser », comme dans un tweet de Donald Trump. L’hôpital, cet univers impitoyable.

Le « corporatiste/syndiqué/anti-direction, etc » est quant à lui un individu « généralement majoritairement opposant ». Avec ce genre d’énergumène, il faut de suite adopter le bon comportement, c’est-à-dire « essayer de faire la part entre les critiques constructives et la chicanerie (personnes, direction, etc.). Et replacer la problématique d’équipe [souligné] : il faut être bon "ensemble". » L’« opposant », « jamais d’accord » est « utile malgré tout ! », rassure la docteure, qui propose une nouvelle version du « cause toujours » : « Ne pas le contrer ni l’isoler, mais entendre son propos, lui faire préciser et le noter (légitimité). » On l’aura deviné : l’auteure de ce petit guide pratique n’est pas elle-même syndiquée.

La conclusion de son diaporama est agrémentée d’un petit bonhomme souriant, les bras grand ouverts avec, en guise de torse, l’inscription « Free hugs » (câlins à volonté). La « happy thérapie » appliquée aux revues de mortalité et de morbidité prend ainsi des airs de stratégie de neutralisation des critiques. Un management disruptif qui doit beaucoup plaire à la direction, laquelle a proposé début 2018 des séances de rigologie (yoga du rire, lâcher prise, etc.) pour ses soignants lessivés [1].

« Je suis une soignante qui s’intéresse à l’amélioration des soins »

L’auteure de ce bréviaire, Beatrice Guyard-Boileau, a dirigé depuis dix ans une centaine de réunions de mortalité et de morbidité en obstétrique à Toulouse. « Ce diaporama est un document interne, c’est tout », argue-t-elle, tout en réfutant l’idée d’un manuel anti-opposants. Elle plaide la malice, l’ironie, la légèreté. « Je comprends que certains termes puissent être choquants, mais c’est comme dans tous les boulots, on essaye d’avoir un espace de discussion démocratique. On fabriquerait des boulons ou des tartes tatin, ce serait pareil. Si vous avez quelqu’un qui parle tout le temps et un autre qui ne peut pas parler à cause du bavard, c’est pas très productif pour la réunion. »

Quid des classifications dévalorisantes comme le « looser » ou le « corporatiste » ? « C’est de l’humour. » Au bout de vingt minutes de discussion, la médecin s’agace : « Faites avec votre éthique à vous, sachant que remuer des choses, c’est pas réglo. Moi je ne suis pas un agent double de la direction. Je suis une soignante qui s’intéresse à l’amélioration des soins pour les patients. C’est une réunion entre soignants, où il n’y a pas la direction. D’ailleurs, depuis cette année, les patients sont conviés à ces RMM. »

Pendant cette réunion annuelle, un bon nombre de hauts-cadres de l’hôpital, dont la responsable qualité du CHU (une ancienne de Danone) étaient cependant présents, sans compter le fait que la plupart des médecins participants (une trentaine) sont majoritairement chefs de pôle ou directeurs de service. C’est donc, d’une certaine manière, le gratin de l’hôpital, à qui ces « trucs et astuces » ont été proposés.

« C’est tout à fait un truc de cadre pour déterminer les personnalités difficiles »

Une élue au Comité hygiène sécurité et conditions de travail (CHSCT) résume le sentiment des « syndiqués/corporatistes/antidirection » à la lecture du document, dont ils ont eu connaissance sur l’intranet de l’hôpital : « C’est une mascarade. De toutes manières, les médecins tiennent à faire les RMM entre eux, sans le personnel soignant. Mais on ne peut pas dissocier le travail des médecins du travail des soignants, c’est lié. »

Au-delà des catégorisations psychologiques douteuses, ce « manuel » illustre la manière dont les directeurs hiérarchiques conçoivent le dialogue en interne. « C’est tout à fait un truc de cadre pour déterminer les personnalités difficiles et les mettre au boulot », souffle Stéphanie, une soignante qui voit dans cette liste une proximité avec Comment gérer les personnalités difficiles, un ouvrage de l’auteur à succès Christophe André (avec François Lelord, Odile Jacob, 1996) [2].

 

« Ce sont des techniques de manipulation mentale et de la discrimination »


Nous avons contacté quelques « corporatistes », à commencer par Julien Terrier, porte-parole du syndicat CGT (650 membres au CHU de Toulouse). Pour lui, ce document montre bien la vision que les haut-gradés de l’hôpital ont des soignants, imbibée d’une culture d’entreprise à mille lieues de celles d’un service public. « Il n’y a donc plus rien de choquant à constater la progression des méthodes managériales des entreprises privées à l’hôpital, y compris lors de réunions de crise si importantes ? C’est révoltant », s’insurge cet homme qui combat depuis de nombreuses années le Lean management appliqué au CHU de Toulouse.

« Ces RMM, nous les avons réclamées, elles nous ont été souvent refusées en CHSCT. Quand bien même elles ont lieu, on comprend en lisant le compte-rendu de cette réunion que c’est l’occasion d’y faire régner la doctrine managériale et de tout faire pour parvenir à une vérité acceptable, qui ne mette pas en cause l’organisation à flux tendu de cet hôpital. Ce sont des techniques de manipulation mentale et de la discrimination », dénonce Julien Terrier, qui affirme étudier les possibilités d’attaquer ce document en justice.

Le 2 février dernier, un patient est décédé sur un brancard dans le sas entrant des urgences. « Dans un contexte de surcharge de travail intense dénoncé depuis plusieurs semaines, l’homme est décédé suite à un arrêt cardiaque », écrit le compte-rendu syndical. L’infirmier de garde cette nuit-là, en poste depuis sept heures d’affilée, avait plus de quinze patients à sa charge. Il n’a pas eu le temps de lui faire les gestes de secours afin de le réanimer [3]. L’histoire ne dit pas si cet infirmier a été considéré, lors de la RMM, comme un « looser », un « pessimiste » ou un « opposant ».

L’équivalent de 450 postes d’infirmières payés aux banques en intérêts

À Toulouse, le personnel hospitalier ne sait plus quoi faire pour alerter la direction sur la dégradation ahurissante de ses conditions de travail. Une soixantaine de préavis de grève ont été déposés en cinq ans par la CGT, le syndicat majoritaire, des dizaines de manifestations ont eu lieu, une chorégraphie de soignants a été vue plus de six millions de fois sur Facebook [4]…

En 2016, c’est sous la direction d’un grand commis au démantèlement des hôpitaux, Raymond le Moign, alors directeur du CHU de Toulouse, que quatre soignants toulousains se sont suicidés en moins d’un mois. Un an et demi plus tard, en décembre 2017, Raymond Le Moign était nommé directeur de cabinet de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, où il chapeaute la réforme de la santé - laquelle prévoit plus d’un milliard d’économies budgétaires supplémentaires. Les successeurs de Le Moign à Toulouse se montreront dignes de leur prédécesseur et de son idéologie, le lean management.

Pour répondre à ce qu’elle appelle le « CHU bashing », la direction de l’hôpital de Toulouse ne sait plus quoi faire non plus. Sa dette atteint 450 millions d’euros et quinze millions partent chaque année en intérêts aux banques spéculatives. Quinze millions, soit l’équivalent de 450 postes d’infirmières. Juste ce qu’il faudrait pour faire fonctionner correctement cet hôpital. Encore une remarque de « looser ».

Julien Brygo

Notes

[1] « Rigolez, vous êtes exploité », Julien Brygo, Le Monde diplomatique, juillet 2019.

[2] Un ouvrage de référence chez les cadres hospitaliers qui peuvent ainsi mieux appréhender « l’anxieux qui vous harcèle de questions inquiètes, le paranoïaque qui prend la moindre de vos remarques comme une offense, l’obsessionnel qui s’absorbe dans les détails au détriment de l’essentiel, le narcissique qui tire toujours la couverture à lui, le dépressif qui vous accable de son inertie, le " type A " pour qui rien ne va jamais assez vite... ».

[3] Voir Eric Dourel, « Une mort suspecte aux urgences du CHU à Toulouse », Mediacités, 9 avril 2019.

[4] Sur le thème de la chanson « Basique », d’OrelSan. Voir ici.

 

Publié le 27/06/2019

Alfortville : La Poste opte pour l’évacuation de ses travailleurs intérimaires sans-papiers

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

Saisi par Chronopost, la filiale pour le transport express du groupe La Poste, le tribunal de Créteil a rendu son jugement mardi après-midi. Il contraint les travailleurs sans-papiers qui occupent les parkings de l’agence d’Alfortville à évacuer l’enceinte de Chronopost, mais déboute la filiale de l’opérateur postal de toutes ses autres demandes. Le conflit se poursuit.

Sale journée pour l’image sociale de La Poste sur laquelle l’opérateur public communique pourtant abondamment. Alors que le quotidien Libération fait sa une sur le mal-être postal, sa filiale pour l’express échoue à invisibiliser les sans-papiers qui travaillent dans son agence Chronopost d’Alfortville dans le Val-de-Marne. Le tribunal de Créteil a certes répondu favorablement aujourd’hui à sa demande de mettre fin à l’occupation des parties intérieures du site, mais a refusé son souhait d’empêcher la présence devant ses portes de ces salariés d’une entreprise sous-traitante de l’opérateur du transport express.

Depuis le 11 juin, 28 intérimaires occupent l’agence d’Alfortville avec le Collectif des travailleurs sans-papiers de Vitry-sur-Seine. Ils sont soutenus par la fédération Sud-PTT, l’Union syndicale Solidaires du 94 et la CNT-SO. Recrutés par Mission intérim pour la société Derichebourg Propreté et travaillant à Chronopost, ils revendiquent leur régularisation et leur intégration au sein de La Poste. À cette fin, ils réclament les documents nécessaires à leurs demandes auprès des préfectures d’Île-de-France. Selon la circulaire Valls de 2012, ils doivent faire état d’une ancienneté de travail de 8 mois sur les deux dernières années.

La réaction de la filiale de La Poste n’a pas été particulièrement bienveillante avec ces intérimaires travaillant dans ses murs. S’appuyant sur un constat d’huissier du 15 juin, elle a réclamé à la justice le 20 juin l’évacuation des travailleurs sans-papiers présents sur les parkings du site. Mais aussi le concours de la force publique et une astreinte de 100 € par heure et par personne en cas de maintien dans les locaux. Et encore, le démontage des tentes et barnums installés à proximité des accès de l’agence et le paiement de 3000 € par syndicat pour les frais de justice. Elle n’a finalement obtenu que l’expulsion du site, à laquelle les 28 sans-papiers se sont pliés dans l’après-midi même. Sur tous ces autres points, Chronopost a été débouté.

Donneur d’ordre et sous-traitant : le bal des hypocrites

Ainsi, La Poste à travers sa filiale considère n’avoir aucune responsabilité dans le fait que des sans-papiers trient ses colis dans son agence pendant quelques heures à partir de 3 ou 4 heures chaque matin. Un avis que ne partagent pas les soutiens de ces travailleurs. « La Poste utilise en toute connaissance de cause des travailleurs sans-papiers privés des droits élémentaires dont bénéficient les autres salariés en France », assure-t-il dans le texte d’une pétition en ligne. Pire : « La Poste profite des menaces d’expulsion du territoire qui pèsent sur eux pour imposer des conditions de travail qui ne respectent ni le droit du travail ni la dignité humaine ». Et ce, pour des salaires à temps partiel ne dépassant pas les 600 € par mois, avec des heures supplémentaires non payées, selon les soutiens des travailleurs sans-papiers.

Alors, Chronopost savait-il ? En tout cas, il peut se défausser de sa responsabilité d’employer de la main-d’œuvre illégalement sur Derichebourg Propreté, l’entreprise sous-traitante avec laquelle il travaille. Et Derichebourg Propreté a-t-il consciemment utilisé des sans-papiers ? Lui aussi peut botter en touche auprès de Mission intérim. C’est tout l’intérêt de la sous-traitance en cascade. Cependant, ce n’est pas la première fois que les deux protagonistes sont confrontés à ce type de situation. En février 2018, avec l’aide de la CGT, 160 travailleurs sans-papiers installaient des piquets de grève devant six entreprises de la région parisienne pour les mêmes motifs. Le dernier piquet de grève à être levé était celui devant une agence Chronopost de L’Essonne. Là encore, l’entreprise sous-traitante était Derichebourg Propreté, une société au chiffre d’affaires de 2,9 milliards employant 39 400 personnes dans 13 pays. Et semble-t-il quelques sans-papiers, malgré une « charte éthique » et « un engagement social respectueux ».

Un an plus tard, ni Chronopost ni Derichebourg Propreté ne semble avoir pris de dispositions pour éviter l’emploi illégal de main d’œuvre et la surexploitation des travailleurs les plus fragiles. Quitte à écorner un peu plus une image sociale qui fait de moins en moins illusion.

 

Publié le 26/06/2019

Une mobilisation jaune-vert-rouge s’organise contre la privatisation des barrages

 / Marie Astier (Reporterre) (site reporterre.net)

 

Le gouvernement, aiguillonné par Bruxelles, envisage d’ouvrir à la concurrence la gestion des barrages hydroélectriques. Une mobilisation multicolore et transpartisane grandit pour défendre une gestion publique de ces infrastructures et du bien commun qu’est l’eau.

Jaune, vert et rouge : la manifestation organisée au barrage de Roselend (Savoie) ce samedi 22 juin sera multicolore. Si les syndicats pronucléaires d’EDF et les associations et politiques écolos opposés à l’atome se réunissent dans un même cortège, c’est que l’heure est grave. Gilets jaunes, CGT, Sud, Parti communiste, EELV, socialistes, et d’autres dénoncent en chœur l’intention du gouvernement de « privatiser » les barrages hydroélectriques. Ou, plus précisément, d’ouvrir leur gestion à la concurrence.

Quelque 150 barrages pourraient ainsi, dans les années à venir, voir leur gestion offerte au plus offrant, et basculer entre les mains d’opérateurs privés. Parmi les sociétés intéressées, on trouve Total (via Direct Énergie), le suédois Vattenfall, ou encore le Finlandais Fortum. Alors que l’hydraulique rapporte environ 1,5 milliard d’euros par an à l’État, « il y a un très fort lobbying des opérateurs, qui veulent récupérer une part de cette rentabilité », estime Fabrice Coudour, chargé de la question des barrages à la CGT Énergie.

L’affaire date d’il y a bientôt 15 ans [1], mais elle a été relancée début mars par la Commission européenne qui a mis en demeure la France de se conformer au droit de l’Union. Les barrages appartiennent à l’État français, mais sont gérés par des concessions attribuées pour la très grande majorité à EDF [2], détenue à 83 % par l’État français. Celles arrivant à échéance doivent désormais être ouvertes à la concurrence via des appels d’offres, réclame la commission.

Difficile de connaître les intentions de l’exécutif sur le sujet 

Depuis, les collectifs de défense des barrages se multiplient. « On veut privatiser l’eau », proteste Jean Ganzhorn, Gilet jaune et installateur de photovoltaïque dans les Hautes-Alpes. Il a réussi, avec son collectif « Ne nous laissons pas tondre », à réunir plus de 1.000 personnes sous une pluie battante sur le barrage de Serre-Ponçon le 8 mai dernier. Des manifestations ont aussi eu lieu à L’Isle-Jourdain, dans la Vienne, au Tech dans les Hautes-Pyrénées, ou encore à Saint-Égrève en Isère.

Ajoutant leur voix à la mobilisation, plus d’une centaine de députés de tous bords — communistes, insoumis, socialistes, républicains et même quelques marcheurs, dont Cédric Villani — déposaient à l’Assemblée nationale le 5 avril dernier une proposition de résolution dénonçant comme « dangereuse et irrationnelle l’ouverture à la concurrence de ce secteur stratégique au plan économique, social et environnemental, qui s’adosse à un patrimoine financé de longue date par les Français et conservé en excellent état », et demandant au gouvernement d’y renoncer.

Pour l’instant, difficile de connaître les intentions de l’exécutif sur le sujet. Début 2018, Le Monde annonçait que des appels d’offres seraient lancés d’ici la fin de l’année. Cela n’a pas eu lieu. Désormais, les déclarations restent floues. Dernière en date, celle du Premier ministre, Édouard Philippe, le 12 juin dernier lors de son discours de politique générale : « Nous respecterons le droit européen, mais nous n’accepterons pas le morcellement de ce patrimoine commun des Français. »

« On est dans le royaume du “en même temps” ! dit la députée Delphine Batho, qui, quand elle était ministre de l’Environnement, en 2012, s’était opposée à cette ouverture à la concurrence. Dire que l’on respecte le droit européen veut dire que l’on va ouvrir à la concurrence, et s’opposer en même temps au morcellement implique de ne pas le faire… » Autre députée suivant le dossier de près, Marie-Noëlle Battistel croit savoir qu’« une annonce de la part du ministre François de Rugy, lors des débats sur la loi Climat énergie, est prévue pour la semaine prochaine [mardi 25 juin ou mercredi après-midi]. On a compris qu’il ne reviendrait pas sur l’ouverture à la concurrence. » À la CGT, Fabrice Coudour veut malgré tout y croire : « Jusqu’à il y a quelques semaines, [l’exécutif] semblait décidé. Mais, avec la mobilisation qui fait du bruit, et le contexte de la privatisation d’Aéroports de Paris, la donne est désormais différente. »

 « Quelle sera la part de la biodiversité dans les cahiers des charges élaborés par les ministères ? »

S’ajoute à ces atermoiements le plan de restructuration d’EDF — baptisé Hercule — voulu par l’Élysée. Reporterre vous a expliqué que le projet est de nationaliser les activités nucléaires et de privatiser des filiales, notamment dans les énergies renouvelables, du groupe. Reste à savoir quelle serait la place de l’hydroélectricité. Une des options est que les plus grands barrages iraient dans la partie nationalisée, et que le reste des équipements hydrauliques serait inclus dans le lot ouvert aux capitaux privés. « Mais, on a l’impression que même EDF ne sait pas ce que le gouvernement l’autorise à faire », dit Fabrice Coudour.

Sans attendre les précisions du gouvernement, les opposants de l’ouverture à la concurrence peaufinent leurs arguments en faveur du maintien de ce qui s’apparente, pour eux, à un service public. Certains craignent pour la sécurité, qui pourrait ne pas être aussi bien assurée par des opérateurs cherchant avant tout la rentabilité. D’autres soulignent les pertes économiques qu’engendrerait un système géré par une multiplicité d’acteurs devant sans cesse se coordonner plutôt que par un seul.

Surtout, tous insistent sur le fait que, en plus de produire de l’électricité, les barrages ont de multiples usages. Les lacs de retenue sont devenus des espaces de loisir, de tourisme, de pêche et servent de réserve d’eau pour l’agriculture ou même les populations, les barrages servent à écrêter les crues et doivent maintenir des débits suffisamment importants pour le refroidissement des centrales nucléaires… ou pour la biodiversité. « Les concessions dureraient 30 ou 40 ans, prévoir les usages pour une durée aussi longue serait rigoureusement impossible, et chaque changement impliquerait une renégociation du cahier des charges et des coûts supplémentaires », estime Philippe André, de Sud Énergie, coauteur d’un rapport regroupant des paroles d’experts d’EDF sur les barrages. « À Serre-Ponçon (Hautes-Alpes), le remplissage estival pour le tourisme est fait gratuitement, et il faudrait désormais le payer », craint de son côté Jean Ganzhorn, le Gilet jaune des Hautes-Alpes. « Quelle sera la part de la biodiversité dans les cahiers des charges élaborés par les ministères ? » demande aussi Pierre Janot, président des Amis de la Terre Isère.

« L’eau est un bien commun, de première nécessité » 

Philippe André rappelle également le contexte du changement climatique : « Une étude du ministère de l’Écologie indique que les débits d’étiage [le débit minimal observé sur un cours d’eau dans l’année] vont être divisés par deux dans les 30 ans à venir. Or, les trois quarts de l’eau de surface en France sont stockés dans les barrages gérés par EDF. C’est le plus mauvais moment pour confier le robinet au privé ! »

L’hydraulique représentait par ailleurs, en 2017, plus de la moitié de l’électricité d’origine renouvelable produite en France (et 10 % de l’électricité produite au total). « Si on a vraiment pour objectif de faire baisser le nucléaire et d’augmenter les renouvelables, l’hydroélectricité est un outil nécessaire et stratégique pour y parvenir », estime Marie-Noëlle Battistel. « Les barrages ont deux qualités : ils peuvent stocker l’énergie et être démarrés très rapidement. Donc, ils sont indispensables pour compenser le côté intermittent et non pilotable de l’éolien et du solaire », explique Philippe André. « L’eau est un bien commun, de première nécessité », résume Marie-Noëlle Battistel.

« Sans ouverture à la concurrence, il n’y aura pas d’amélioration de la situation existante », avertit au contraire Marc Boudier, président de l’Association française indépendante de l’électricité et du gaz (Afieg). Le ministère de la Transition écologique a déjà indiqué les trois critères qui pourraient présider au choix entre les candidats en cas de mise en concurrence : des investissements pour augmenter la performance des barrages, une gestion durable de l’eau conciliant les différents usages et une redevance suffisante pour l’État et les collectivités locales. « La compétition fera émerger ce qu’il y a de meilleur pour la collectivité en fonction de ces trois critères », poursuit Marc Boudier. « Par ailleurs, il faut équiper de façon plus moderne les barrages, il est normal de considérer que tous ces investissements peuvent être le fait de plusieurs entreprises et pas d’une seule. EDF est déjà sollicitée par énormément de besoins de financement, notamment dans le nucléaire. » Quant aux inquiétudes sur la sécurité, « l’hydraulique est un secteur extrêmement réglementé », rassure-t-il encore.

Pas de quoi convaincre les opposants à la libéralisation. Les pistes pour mettre les barrages français à l’abri des appétits privés et des injonctions de la Commission européenne sont multiples : la CGT propose de faire d’EDF un service d’intérêt économique général (Sieg), Delphine Batho propose de qualifier l’hydroélectricité de « service d’intérêt général » via la loi (son amendement a pour l’instant été déclaré irrecevable), Jean Ganzhorn propose une coopérative citoyenne à « réinventer ».

Ce dernier a d’ailleurs créé une banderole de 100 mètres de long à brandir sur les barrages : « Quand tout sera privé, on sera privé de tout. » « On a réussi à réunir des personnes qui n’avaient jamais manifesté ensemble », se réjouit-il. Fait rare, « il y a une véritable unanimité syndicale », ajoute Fabrice Coudour, à la CGT. « On va continuer, on peut faire autant de mobilisations que de barrages », avertit Pierre Janot, pour les Amis de la Terre.

Publié le 21/06/2019

Gaziers et électriciens : l’autre grève que personne ne regarde

(site rapportsdeforce.fr)

Alors que depuis trois mois les yeux sont rivés sur la grève des cheminots et le nombre de trains en circulation, Enedis et GRDF sont touchés depuis plusieurs semaines par un mouvement de grève et d’occupation des gaziers et électriciens. À la veille de la journée de grève interprofessionnelle du 28 juin, date de mobilisation des salariés de l’énergie, 140 sites sont bloqués ou occupés dans un silence médiatique assourdissant.

Médiatiquement, c’est un mouvement coincé en région. Si l’ensemble des quotidiens de la presse régionale se font l’écho des occupations, des grèves et des coupures de courant, le sujet est quasiment absent de la presse nationale, des radios et des journaux télévisés. Silence radio, malgré une mobilisation prenant de l’ampleur.

Pourtant, la semaine dernière, la CGT Mines-Énergie à l’origine du mouvement annonçait 285 sites touchés par des grèves, dont 140 par des occupations. Les taux de grévistes données par les directions d’Enedis (ex-ERDF, filiale d’EDF) ou de GRDF (filiale d’Engie, ex-GDF) oscillaient nationalement entre 20 et 25 %. « C’est un mouvement avec des taux équivalents à ceux des grands conflits de 1995, 2004 ou 2009 », assure Loïc Delpech, le coordinateur des luttes de la fédération Mines-énergie de la CGT. Sur les sites mobilisés, les chiffres varient de 30 à 100 %, selon lui. Mardi 26 juin, date du dernier décompte effectué par le syndicaliste, le mouvement reste important.

Une grève peut en cacher une autre

Si un train peut en cacher un autre, une grève, celle des cheminots, a masqué un mouvement prenant de l’ampleur, semaine après semaine, chez les gaziers et électriciens. Présents lors de la journée de grève de la fonction publique du 22 mars, les salariés des secteurs du gaz et de l’électricité ont été appelés dès le mois d’avril par la CGT à un mouvement de défense du service public de l’énergie. La convergence avec les cheminots et les étudiants est à l’ordre du jour. Après un démarrage timide en avril, des actions communes avec les cheminots en mai, le conflit s’ancre à Marseille juste avant le mois de juin.

« Le mouvement s’est transformé en blocage, et s’est inscrit dans la durée », explique Loïc Delpech. Plusieurs sites sont occupés dans les Bouches-du-Rhône. Depuis, la mobilisation fait tâche d’huile site après site, touchant l’ensemble du territoire. Ici, il s’agit d’une grève journalière d’une heure, là d’un blocage du site : charge aux assemblées générales locales de déterminer les formes d’actions les plus appropriées. Parallèlement, les coupures ciblées se multiplient, visant des entreprises, des administrations, et même l’Élysée, privé de gaz pendant trois heures le 21 juin. Une façon de déclarer le cœur de l’exécutif en « précarité énergétique » après la décision de l’État de céder ses dernières parts du capital d’Engie. Les particuliers ne sont pas oubliés avec des passages en heure creuse ou le rétablissement de l’énergie pour les foyers en difficultés financières.

À l’Élysée : pas de dialogue, pas de gaz

Les revendications des gaziers et électriciens se concentrent sur la préservation d’un service public de l’énergie qui réponde aux besoins des usagers. « Ces dix dernières années, les filiales d’Engie et d’EDF ont fait remonter des milliards d’euros aux actionnaires », affirme Loïc Delpech. Pour défendre l’Intérêt général, la CGT Mines-énergie réclame une renationalisation des entreprises du secteur, rappelant que les tarifs du gaz ont augmenté de 75 % en 10 ans de libéralisation. Afin de remplir correctement leurs missions, les grévistes réclament aussi le comblement des départs et une augmentation de leurs rémunérations.

Malgré des demandes de rencontre à l’Élysée, à Matignon et auprès du ministère de tutelle, la CGT n’a pas été reçue par l’exécutif. À l’inverse, les directions d’Enedis et de GRDF ont engagé des discussions, sans parvenir à aucun accord. Sur le statut des entreprises, logiquement, les directions renvoient le sujet vers l’État, muet pour l’heure. Sur les salaires, par contre, elles renvoient vers des négociations de branche, pendant que la question des effectifs patine faute de proposition correspondant aux revendications. Le mouvement est donc appelé à se poursuivre, malgré des négociations site par site sur les demandes locales. « Nous pouvons obtenir le changement de matériel défectueux réclamé depuis des mois par les agents pour pouvoir travailler, mais sur l’essentiel, nous faisons face à une fin de non-recevoir », se désole Loïc Delpech. Du coup, le conflit se durcit.

Signe d’un mouvement prenant de l’ampleur, une intersyndicale composée en plus de CGT, de la CFDT, de FO et de la CGC s’est rassemblée mardi 26 juin, devant le siège d’Engie à La Défense. Elle a protesté contre la décision de l’État de céder ses parts du capital de l’entreprise. Un rassemblement suivi le même jour d’une réunion des fédérations de l’énergie. De leur côté, les grévistes entendent poursuivre la mobilisation. Ils ont déjà reconduit la grève cette semaine et la suivante sur plusieurs sites. L’été ne devrait pas calmer l’ardeur des gaziers et électriciens qui ont à leur disposition un préavis de grève courant au moins jusqu’au 30 août, pour se faire entendre. Et peut-être briser le silence médiatique.

 

Publié le 12/06/2019

Bernard Thibault : «Il n’y a aucun pays où le syndicalisme est en bonne santé»

Par Amandine Cailhol — (site liberation.fr)

L’ex-secrétaire général de la CGT, devenu représentant français à l’Organisation internationale du travail, revient sur les enjeux de la Conférence du travail, qui se tient ces jours-ci à Genève.

Rendez-vous annuel, la Conférence internationale du travail qui rassemble les délégués des gouvernements, des syndicats et des employeurs de tous les Etats membres de l’Organisation internationale du travail (OIT) s’est ouverte lundi à Genève, en Suisse. Pendant douze jours, cette organisation onusienne chargée de définir les normes sociales internationales, qui fête ses 100 ans, va mettre la question de l’avenir du travail au cœur des débats. L’ex-secrétaire général de la CGT Bernard Thibault est désormais représentant des travailleurs français au conseil d’administration de l’OIT. Pour lui, ce grand raout - auquel participe ce mardi Emmanuel Macron - doit être l’occasion de renforcer les moyens de l’Organisation internationale du travail, alors que la situation des droits sociaux dans le monde se dégrade.

Que faut-il attendre de cette 108e session de la Conférence internationale du travail ?

Au-delà des commémorations, cette date doit être l’occasion de tirer un bilan d’étape de l’OIT qui, rappelons-le, est une agence des Nations unies visant à promouvoir la justice sociale. Or, la situation des droits sociaux dans le monde est très critiquable. Les chiffres sont édifiants : 60 % de la main-d’œuvre mondiale est dans l’économie informelle, 74 % de la population n’a pas vraiment de système de protection sociale, la moitié vit dans des pays qui ne protègent pas le droit d’association et le droit à la négociation collective, seulement 90 pays reconnaissent le droit de grève, 168 millions d’enfants sont recensés au travail et 40 millions de personnes sont victimes du travail forcé. Si l’extrême pauvreté a reculé, on constate que les inégalités ne cessent de croître. L’insécurité, l’instabilité dans la relation de travail prédomine. Certes, l’intensité de cette précarité est différente d’un pays à l’autre, mais cette tendance est mondiale. Face à ce constat, va-t-on décider de doter l’OIT de nouveaux moyens, de nouvelles prérogatives ? Ou allons-nous nous contenter, et le risque existe, de débattre d’une nouvelle déclaration réaffirmant des principes déjà contenus dans des textes innombrables et qui ne changeront pas la donne ?

Comment renforcer les moyens d’action de l’OIT ?

Il faut une meilleure coordination des institutions internationales. Il y a un véritable désordre. Dans nombre de pays, le FMI, au titre de redressement des dépenses publiques, demande à des Etats de se mettre en infraction avec les normes internationales du travail défendues par l’OIT. Ainsi la Grèce, pour obtenir un prêt, a été contrainte de baisser le niveau de ses pensions. Au Maghreb, les interventions du FMI ont mis à mal les efforts laborieux de dizaines d’années pour mettre en place un système de protection sociale. En parallèle, il faut réfléchir à des sanctions. Depuis sa création, le dispositif de l’OIT repose sur le bon vouloir des Etats à mettre en œuvre les normes du travail. Ce n’est pas suffisant, cette bonne volonté étant très variable d’un pays à un autre. C’est redoutable, car cela facilite le dumping social.

En l’absence de sanctions, certains Etats ne jouent donc pas le jeu ?

L’OIT est une caisse de résonance des opinions politiques des Etats. Or, certains pays ont des positions hypocrites. Ils demandent à l’OIT de faire des choses qu’ils ne respectent pas dans leur propre politique. La France n’est pas trop mal située du point de vue de ses engagements, puisque c’est le deuxième pays au monde, après l’Espagne, avec 127 conventions signées sur 189. Ce qui veut tout de même dire que dans certains domaines le droit français est encore en dessous du droit mondial. C’est le cas, par exemple, sur le sort fait aux travailleurs migrants. Les conventions internationales prévoient qu’ils bénéficient du système de protection sociale du pays dans lequel ils exercent leur activité, or ce n’est pas le cas en France pour les travailleurs détachés.

La montée de l’insécurité dans la relation de travail va-t-elle de pair avec un durcissement du droit du travail ?

Là où il existe, le droit du travail est de moins en moins collectif et de plus en plus individualisé. On le voit avec ce que les employeurs appellent les «formes émergentes d’emploi», les travailleurs des plateformes numériques, les autoentrepreneurs qui sont parfois des entrepreneurs forcés… Partout dans le monde, des activités se transforment avec l’usage de technologies permettant de transcender les frontières dans l’organisation des collectifs de travail, dans des proportions qui n’existaient pas jusqu’à présent. Des approches politiques défendent ce modèle. C’est une manière d’extraire des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes du droit du travail.

Le monde du travail connaît de profondes mutations. De quoi ébranler l’OIT dans ses missions ?

L’économie a considérablement évolué. Elle est moins pilotée par les Etats eux-mêmes que par quelques multinationales. Pour rendre l’OIT plus efficace, il faudrait aussi contrôler les entreprises. Aujourd’hui, 80 000 multinationales emploient en direct 240 millions de salariés et influent sur le travail d’un salarié sur cinq dans le monde. D’ici une quinzaine d’années, cette proportion passera à un salarié sur quatre. Or ces multinationales ont des assises financières bien supérieures à celles des Etats. Et on voit plus souvent les multinationales dicter aux Etats ce que doit être leur comportement que les responsables politiques convoquer le PDG d’une entreprise pour la remettre dans les clous. Ou, quand cela arrive, comme c’est le cas parfois à Bercy, en France, cela relève plus du théâtre, de la communication. Il est inévitable de responsabiliser les entreprises pour faire respecter les normes internationales du travail. De ce point de vue, la loi française sur le devoir de vigilance, qui oblige les entreprises à veiller à ce que leurs sous-traitants respectent les droits fondamentaux du travail, même si elle ne va peut-être pas assez loin, est intéressante.

Le développement des plateformes numériques ne rend-il pas la tâche plus difficile ?

Il est urgent que l’OIT légifère sur les nouvelles formes d’emploi et clarifie certaines situations. D’aucuns imaginent que ce sont les types de relation de demain, mais il faut bien mesurer les impacts et les risques sociaux pour les individus qui sont dans cette situation. L’OIT a été créée en considérant qu’en ne travaillant pas pour la justice sociale, on prenait le risque de tensions et de guerres internationales. C’est le fondement de l’OIT. Croire que cela est derrière nous, c’est se voiler la face. Ce que l’on mesure aujourd’hui, sur le plan social, en termes d’instabilité et de précarité, explique nombre de tensions, de montées de nationalisme, de racisme.

Ce mardi, le président Macron fera un discours en faveur d’une «mondialisation plus sociale» devant l’OIT. La semaine dernière, la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, organisait un «G7 social». La France se veut figure de proue ?

Le discours d’Emmanuel Macron sera sûrement très généreux, exemplaire sur le droit du travail international, mais risque aussi d’être en contradiction avec sa politique nationale. Il ne sera pas le premier à faire ainsi. Je me souviens d’un discours de Nicolas Sarkozy fustigeant devant l’OIT les actionnaires des entreprises ne se souciant pas des salariés… Ce jour-là, il avait été plus applaudi que l’ex-président brésilien Lula ! Il y a aussi un effet de tribune…

Quels choix gouvernementaux sont, selon vous, en opposition avec l’objectif de justice sociale de l’OIT ?

Une des manières de contrer les inégalités en France a consisté à donner une grande place aux conventions collectives, notamment dans les branches d’activité, afin que le social ne soit pas une variable d’ajustement. Mais cette logique a été mise à mal dernièrement. Actuellement, la politique française vaut une plainte à l’OIT, déposée par FO et la CGT, à propos des ordonnances Macron et de l’encadrement des indemnités obtenues aux prud’hommes en cas de licenciements abusifs. Récemment, un rapport de la commission des droits de l’homme des Nations unies a aussi constaté la brutalité des forces de police dans les manifestations françaises. Or le gouvernement s’est contenté de rappeler, afin de la disqualifier, que cette commission n’avait aucun pouvoir juridique sur un Etat souverain. Cela est inquiétant.

Les organisations syndicales sont-elles à la hauteur des enjeux ?

Bien sûr que les syndicats ont leur part de responsabilité. Mais il ne faut pas oublier la situation : le syndicalisme est déstabilisé par la précarité, les nouvelles formes d’emploi, l’instabilité de l’emploi, la remise en cause des droits syndicaux. Il n’y a aucun pays au monde où le syndicalisme est en bonne santé.

Que doivent-elles faire pour peser sur le monde du travail tel qu’il se dessine aujourd’hui?

Il n’y a pas de secret, c’est en étant présent dans toutes les catégories de salariés et de formes d’emploi que le syndicat peut intervenir sur l’organisation et le contenu du travail. C’est aux syndicats de savoir s’adapter aux salariés dans les conditions d’aujourd’hui et non aux salariés de s’adapter à des structures qui ne peuvent leur correspondre.

En France, les syndicats, la CGT en tête, ont du mal à mobiliser. Y a-t-il des exemples à suivre dans le monde pour renouveler l’action syndicale ?

Pour mobiliser, il faut d’abord être organisé. Ensuite, c’est le nombre qui fait la force. Je crois aux capacités de coalition entre syndicats, ONG, consommateurs, citoyens pour modifier les conditions et les finalités du travail.

Mais les conflits coordonnés à l’échelle mondiale restent rares… Pourquoi ?

Les multinationales alimentent la compétition, voire la concurrence entre leurs sites et leurs salariés de différents pays, et entre leurs sous-traitants. Pour les syndicalistes, il faut donc une réelle conscience pour s’impliquer avec leurs homologues d’autres pays. S’il y a peu de conflits visibles et médiatisés au plan mondial, un grand nombre de coopérations syndicales internationales font bouger les positions de géants qui ont parfois des pieds d’argile. C’est l’intervention de syndicats d’autres pays qui a conduit Vinci à modifier ses pratiques sur les chantiers de construction au Qatar. Là où le syndicalisme, pourtant, est interdit. Le 17 juin, à l’appel de la Confédération syndicale internationale, tous les syndicats manifesteront d’ailleurs ensemble pour la défense des droits sociaux.

Amandine Cailhol

Publié le 29/05/2019

Les services d’urgences se coordonnent pour étendre leur grève avant une manifestation nationale le 6 juin
 

de : Stéphane Ortega  (site bellaciao.org)
 

Plus de 150 délégués, venus de toute la France, des services d’urgences en grève, se sont réunis à la Bourse du travail de Paris samedi 25 mai pour organiser la suite d’un mouvement entamé deux mois plus tôt à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Revendications communes, structuration du mouvement, état des lieux et dates des prochaines mobilisations étaient au programme.

C’est la grève qui monte, qui monte, qui monte ! Le 18 mars, les urgences de l’hôpital Saint-Antoine à Paris lancent le mouvement. Un mois plus tard, une quinzaine d’unités de l’AP-HP sont en grève. Depuis, la mobilisation a fait tache d’huile dans toute la France, passant d’une trentaine de services d’urgences hospitalières en lutte la première semaine du mois de mai, à 65 répertoriés par le collectif Inter-Urgences ce week-end. La grève déborde même sur d’autres unités comme à Valence ou Bourges où elle touche l’ensemble de l’hôpital.

« La situation est très tendue. Le système est en train de craquer un peu partout », assure Christophe Prudhomme pour expliquer l’extension progressive du mouvement. Pour ce médecin du Samu, responsable national CGT, la ministre de la Santé «  ignore les problèmes » alors que les trois principales revendications « ne peuvent se débloquer qu’au ministère ». Les demandes des personnels en grève depuis deux mois ont été adoptées par l’ensemble des délégués de la trentaine d’établissements représentés à la réunion nationale, organisée hier par le collectif Inter-Urgences : plus d’effectifs, l’arrêt des fermetures de lits et une augmentation de 300 €, reconnaissant la spécificité du travail aux urgences.

Pourtant, Agnès Buzyn refuse toujours d’ouvrir des négociations malgré les sollicitations des grévistes et des syndicats. « S’il n’y a pas d’avancées, il va y avoir une fuite des personnels alors qu’il est déjà difficile de les recruter et de les maintenir en poste », prévient Christophe Prudhomme. « Buzyn refuse de se pencher sur les urgences. Elle part du principe que c’est un problème de sécurisation de locaux, mais pas de condition de travail », renchérit Candice Lafarge du Collectif Inter-Urgences. Pendant ce temps-là, les discussions avec les Agences régionales de santé (ARS) patinent, ces dernières n’étant pas habilitées à prendre des décisions sur certaines des revendications des grévistes.

Une association nationale pour peser dans la lutte et les négociations

Pourtant, le mouvement dans les services d’urgence va continuer à s’étendre certifie Candice Lafarge : «  nous avons tous les mêmes problèmes, cela fait toujours peur de se lancer, mais avec le collectif, cela fait moins peur ». Des préavis de grève ont déjà été déposés dans certains établissements et les discussions se poursuivent avec les personnels, assure de son côté Christophe Prudhomme de la CGT. Pour structurer le mouvement, le collectif Inter-Urgences, né dans les services de l’AP-HP, va se constituer en association nationale, avec des représentants dans tous les services d’urgences en lutte. C’est une des décisions de l’assemblée générale nationale de ce week-end.

D’ici mercredi, les 65 services en grève pourront adopter la motion déjà validée samedi par les délégués présents à la Bourse du travail. Ce jour-là, les statuts et la composition du bureau seront officialisés. Outre la création d’un outil de coordination pour étendre le mouvement au-delà des 10 % de services d’urgences touchés à ce jour, cette association a pour but de créer une structure juridique permettant de négocier avec le ministère. Jusque là, le collectif Inter-Urgences participait aux négociations à l’AP-HP, parce qu’associé et imposé à la direction des hôpitaux de Paris par les trois syndicats ayant déposé des préavis de grève (CGT, FO, SUD).

Ainsi, syndicats et collectif fonctionnent pour l’essentiel en bonne intelligence, personne ne pouvant estimer ne pas avoir besoin des autres dans le rapport de force engagé. Pour augmenter la pression, les délégués réunis à Paris ce week-end ont fixé une journée de mobilisation nationale pour les urgences : ce sera le 6 juin, devant le ministère de la Santé. En plus de ce rendez-vous, la CGT programme un rassemblement au même endroit, le 11 juin, ce coup-ci, pour l’ensemble des services hospitaliers en lutte. « Il est déjà compliqué d’effectuer le travail de mobilisation pour les urgences », admet Candice Lafarge pour expliquer l’absence d’un appel général à la grève pour tous les services, à l’issue de la réunion de samedi, centrée sur les personnels des urgences. « Libre aux autres services de le faire », précise-t-elle sans aucune hostilité.

L’été sera chaud dans les services d’urgences !

Si une telle proposition n’est pas encore à l’ordre du jour, la contestation dans le secteur hospitalier est loin de s’éteindre. « Il n’y a pas de trêve estivale aux urgences. C’est la période où il y a les crises les plus graves », rappelle Christophe Prudhomme. Déjà le 18 mai à Aulnay-sous-Bois, un des plus grand service d’urgence a été contraint de délester des patients vers d’autres hôpitaux, faute d’un nombre suffisant de médecins. Trois jours plus tard, le président de Samu-Urgences de France a écrit à la ministre de la Santé pour lui signifier que les « structures de médecine d’urgence (service des urgences, Samu-Centre 15, Smur) sont à un point de rupture jamais atteint  ». En conséquence, il a appelé « l’ensemble des personnels à arrêter symboliquement le travail le mardi 28 mai à midi, pendant 5 minutes, et à se regrouper devant leur service ».

Autre signe de la colère qui couve partout dans le monde hospitalier, les membres du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l’AP-HP ont décerné à son directeur Martin Hirsch en fin de semaine dernière le « Trophée du meilleur destructeur de l’hôpital public ». Pour autant, malgré ce climat de défiance qui se généralise, certains CHU importants comme ceux de Toulouse et Lille, qui ont déjà connu des mouvements il y a quelques mois, n’ont pas réussi à repartir en grève ce coup-ci, même s’ils étaient représentés samedi à Paris.

Publié le 23/05/2019

CGT : un congrès pour rien ?

(site rapportsdeforce.fr)

C’est ce que suggère un texte paru sur le blog Retour aux sources CGT qui dans un premier bilan avance que les sujets importants pour sortir de la crise que rencontre la CGT et l’ensemble du syndicalisme de lutte, sont passés au second plan. Nous avons décidé de publier ce texte qui nous semble apporter des éléments de réflexion, au-delà d’un strict compte rendu d’un congrès qui aura vu la réélection de Philippe Martinez et le renforcement des oppositions de gauche à la ligne de la direction confédérale.

Un premier bilan du 52e congrès de la CGT

Les congrès confédéraux sont les organes dirigeants de la confédération : ils sont l’instance historiquement prévue pour construire la coordination confédérale de l’action syndicale, définir des stratégies confédérales et les moyens de les mettre en œuvre. Le moins que l’ont puisse dire est que le bilan de ce 52e congrès sur ces plans est plus que maigre ! Les débats se sont focalisés principalement sur trois questions : le rapport aux gilets jaunes, la question de l’affiliation internationale et la question des comités régionaux et leur rôle statutaire et organisationnel.

Quel bilan de nos échecs ?

Le débat sur les gilets jaunes s’est substitué à un réel bilan approfondi des faiblesses du mouvement syndical de classe, et de la CGT en particulier. Ainsi, qu’il s’agisse de la lutte contre la loi macron, contre les ordonnances, la casse de la SNCF, la casse de l’assurance chômage, aucun des échecs de la période n’a été analysé en profondeur dans ce qu’il révélait des faiblesses organisationnelles actuelles de la CGT. Et faute d’analyse, aucune perspective réelle pour reconstruire notre force, en dehors de postures verbales, n’a pu être définie, que ce soit de la part de l’exécutif confédéral sortant ou de ce qui est présenté comme « l’opposition à Philippe Martinez ».

Le débat s’est focalisé autour de « fallait-il ou non appeler à rejoindre les gilets jaunes les samedis, plutôt que de poser les questions qui fâchent tout le monde : pourquoi la CGT a-t-elle été incapable depuis plusieurs années de générer un mouvement social d’ampleur mettant en échec le gouvernement et la bourgeoisie ? Pourquoi les appels à la grève n’ont ils pas été suivis ? Pourquoi aucune confédéralisation de l’action n’a été réellement possible dans la période pour faire face à la casse sociale ? Pourquoi les structures se définissant comme « oppositionnelles », à quelques rares exceptions près, n’ont pas plus été capables que les structures « majoritaires » à entraîner les travailleuses et travailleurs dans la grève.

Faute de discuter stratégie d’ensemble, le débat s’est donc focalisé sur le seul élément tactique des manifestations le samedi, comme si des manifestations communes sans construction d’un mouvement de grève interprofessionnel avaient la moindre chance de faire céder la bourgeoisie et le gouvernement. La question de l’ancrage de la lutte, et son développement au cœur de la production, a été relativement absente des débats : guère étonnant, puisqu’en parler revient à poser un certain nombre de questions qui fâchent sur nos pratiques. Le cœur de la force syndicale reste pourtant l’impact qu’elle a sur la production : c’est ce qui touche réellement au cœur les intérêts de la bourgeoisie.

Stratégie internationale plutôt que postures pour la lutte des places

Ce jeu de postures visant pour certains plus à défendre leurs positions menacées dans l’appareil qu’à contribuer à définir une stratégie qui ne se contentent pas d’effet de verbe et de manche, s’est ainsi poursuivi concernant la question internationale. Le débat s’est ainsi focalisé autour de la question de l’affiliation à la CES/CSI et la question de la FSM. Outre le fait que ces deux organisations internationales comportent chacune un certain nombre d’organisations dont le caractère « syndical » est une mascarade, puisqu’il s’agit d’organes d’états dictatoriaux qui n’ont aucun caractère d’organisations ouvrières, le débat une nouvelle fois élude en grande partie la principale question : quelle stratégie internationale pour la CGT ?

Comment lutter pour construire la solidarité internationale des travailleuses et travailleurs, face à toutes les bourgeoisies et tous les États. Les partisans de la FSM se réjouiront de l’adoption d’un amendement qui ne fait que formaliser la situation actuelle – la CGT travaille déjà avec certaines organisations de la FSM – en y voyant un « bond révolutionnaire », alors que cette question est surtout utilisée comme signe de ralliement pour des organisations opposées à la majorité du bureau confédéral sortant, pour des raisons fondamentalement différentes les unes des autres.

La question de la lutte contre l’impérialisme français, initialement elle aussi éludée, et c’est un comble, du document d’orientation, est finalement intégrée mais de manière édulcorée par rapport aux amendements initialement proposées (d’absente elle devient une lutte parmi d’autres contre l’impérialisme alors que certains amendements appelaient en bonne logique à en faire un axe principal de l’action internationale de la CGT). Tout à se réjouir de la « victoire révolutionnaire » que représenterait leur amendement, il semble que les partisans autoproclamés « antiimpérialistes » de la FSM se satisfassent pour beaucoup d’une critique bien timide de l’impérialisme de leur propre État.

La question de l’affiliation à la FSM a ainsi servi de « point de ralliement » à des structures se définissant en opposition à l’exécutif sortant pour des raisons très différentes les unes des autres : lutte des places et défense de positions menacées par ce même exécutif, divergences politiques de fond sur l’orientation. Il ne s’agit pas cependant à proprement parler d’un bloc oppositionnel puisque rien ne les unit réellement au-delà de l’opposition à l’exécutif et à la figure de Philippe Martinez.

Il est ainsi notable, par ailleurs, que la tentative de regrouper un bloc oppositionnel autour d’un  « document d’orientation alternatif » effectué par les réseaux front social/infocom qui ne partageaient pas cette obsession pour la FSM ai été un échec retentissant, cette « tendance » ayant été inaudible dans le congrès.

Le débat sur les comités régionaux, quant à lui, a tourné court devant les craintes exprimées sur l’annexe statutaire proposée,Sortir du corporatisme, du syndicalisme d’entreprise, unifier le syndicalisme de classe avec notamment en mémoire les dérives bureaucratiques liées au renforcement de l’échelon régional à la CFDT. L’exécutif confédéral sortant a jugé bon de renvoyer cette question au 53e congrès.

Le débat qui n’a pas eu lieu : la nécessité d’une réorganisation syndicale pour reconstruire le rapport de force

Ce qui frappe cependant, c’est l’absence de toute réelle discussion sur les moyens matériels et organisationnels de reconstruire un rapport de force favorable aux travailleurs et travailleuses face à la bourgeoisie et au gouvernement. Les articles 327 et suivant du thème 4 du document d’orientation étaient ainsi un « chef d’œuvre » de libéralisme organisationnel : aucun bilan n’est fait de l’impasse du syndicat d’entreprise, et notamment son incapacité à faire face aux évolutions de l’organisation capitaliste du travail (sous-traitance, autoentrepreneuriat, précarisation et donc changement fréquent d’entreprises pour les travailleurs et travailleuses précaires…). Les syndicats multiprofessionnels sont présenté comme le moyen d’organiser les isolés, alors qu’ils maintiennent le statu quo de la prédominance des syndicats d’entreprise. Les syndicats nationaux et les questions de faiblesse de vie syndicales induites par l’éloignement géographique ne sont pas non plus interrogés. Les syndicats locaux d’industrie/professionnels, qui pourtant représentent une réelle alternative, sont vus comme une forme parmi d’autres et non un modèle à généraliser.

La majorité des « oppositionnels » autoproclamés partage avec l’exécutif sortant un attachement au modèle du syndicat d’entreprise, ou voit les questions de structures comme secondaires, cédant ainsi au travers idéaliste selon laquelle l’orientation de classe, révolutionnaire se suffit à elle même, sans construire les moyens matériels et organisationnels de la mettre en œuvre.

Sortir du corporatisme, du syndicalisme d’entreprise, unifier le syndicalisme de classe

Plusieurs syndicats locaux (du livre, de l’éducation, du commerce) avaient pourtant déposé des amendements dans ce sens : ceux-ci n’ont même pas franchi le stade de la commission des amendements. Le syndicat du livre est intervenu à plusieurs reprises pour défendre ce modèle, mais cette question qui aurait dû occuper le cœur des débats puisqu’elle conditionne, avec le renforcement des unions locales, la capacité de rayonner et d’organiser l’ensemble du salariat, a été balayée sans réel débat.

Or qu’est-ce qui crée la conscience de classe le plus solidement ? Des discours associés à une pratique éminemment corporatiste e repliée sur l’entreprise, ou la pratique vivante d’un réel échange, régulier et durable, avec des travailleurs et travailleuses d’une même branche, mais d’autres entreprises, et avec des travailleuses et travailleurs d’un même bassin, mais de différentes branches et statuts ?
Comment construire la grève générale si l’on n’est pas en mesure de développer de manière durable une solidarité et une sociabilité effective entre travailleuses et travailleurs d’une même branche, d’une part, et d’une même localité, d’autre part ? Comment construire un rapport de force sans stratégie durable, offensive, reposant sur la création d’une solidarité de classe durable, et sans rompre avec des pratiques qui ne font que renforcer l’isolement boite par boite ?

De même, le grand absent des débats de ce 52e congrès aura été la question de la réunification du syndicalisme de classe. Alors que la division ne profite qu’à la bourgeoisie, le débat s’est structuré autour d’une opposition entre un « syndicalisme rassemblé » qui revient à courir après l’unité avec la CFDT, et un repli sur le seul espace confédéral et la recherche d’actions unitaires sans remettre en cause la fragmentation syndicale. Or ce que l’histoire nous a montré, c’est que l’unification du syndicalisme de classe était un puissant moteur de lutte, lorsqu’elle s’accompagne d’un renouveau fédéraliste et démocratique autour des valeurs d’indépendance incarnées par la Charte d’Amiens.

Un certain nombre de déléguées et de délégués ont courageusement tenté de poser ces questions et de défendre ces perspectives, porter ces débats, mais leurs interventions ont été noyées par les discours de postures. L’enjeu, d’ici le 53e congrès, est certainement d’être de plus en plus nombreuses et nombreux à poser ces questions dans nos syndicats, nos UL, nos UD, nos fédérations.

https://rapportsdeforce.fr/classes-en-lutte/cgt-un-congres-rien-05203728

Publié le 19/05/2019

Mobilisation contre les lois Blanquer : la grève reconductible, c’est pas automatique

La rédaction  (site rapportsdeforce.fr)

Dans huit départements, dont deux de la région Occitanie, des assemblées générales de personnels de l’Éducation nationale ont voté le 9 mai le démarrage d’une grève reconductible pour le mardi 14 mai. À Toulouse et Montpellier, sans attendre d’être majoritaires, les enseignants grévistes tentent de convaincre leurs collègues que « c’est le bon moment » pour durcir le mouvement et essayer de faire reculer le gouvernement.

Assis et réunis en assemblée générale devant le rectorat de Toulouse bloqué, les tours de parole s’enchaînent. Fred du Snes-FSU, le syndicat majoritaire dans l’enseignement secondaire pose son constat : « Il faut que l’on soit lucide, pour l’instant, la grève reconductible ne prend pas dans nos établissements. Pour autant, les collègues n’y sont pas fondamentalement hostiles. » Si l’intersyndicale départementale (Snuipp-FSU, Snes-FSU, CGT éduc’action, Sud-éducation, FO) a lancé ce mot d’ordre à l’unisson, les grévistes restent encore largement minoritaires dans les établissements, aussi bien dans le primaire que dans le secondaire : « Dans mon bahut, je suis la seule gréviste », témoigne une enseignante de Frouzins, un village du Sud-ouest toulousain. Mais tous s’accordent sur un point : la grève reconductible doit permettre de s’organiser, d’étendre le mouvement. « Il faut la rythmer avec des temps forts, des manifs par exemple », avance Fred.

Les 180 participants à ce blocage du rectorat font partie d’un noyau dur d’enseignants qui s’activent contre la réforme Blanquer depuis l’hiver. Se joignant par liste mail, ils et elles ont multiplié les actions depuis mars : blocages du rectorat, de lieux symboliques comme la Toulouse Business School ou manifestation en vélo avec déploiement de banderoles à travers la ville pour informer des raisons de leur grève. Un événement les a soudés. Le 19 mars alors qu’ils sont une petite centaine à bloquer les nombreuses entrées du rectorat, un ponte du lieu empêché de rentrer, les prévient : des sujets du concours d’agrégation doivent sortir du bâtiment ce matin sans quoi l’épreuve ne sera pas assurée. Après un vote, le refus de lever le blocage entraîne une intervention policière d’une grande violence. Les travailleurs et travailleuses de l’éducation qui s’accrochaient aux grilles sont délogés manu militari à grandes giclées de gaz lacrymogènes.

Ce mardi matin, parmi les bloqueurs levés tôt pour lancer des slogans devant le rectorat, on ne trouve pas que des grévistes. C’est le cas de cet enseignant du lycée des Arènes qui bloque le rectorat à 7 h du matin, mais donne un cours à 13 h à ses terminales. Le poids de la « conscience professionnelle est parfois lourd à porter », témoigne un professeur des écoles, qui, malgré sa motivation dit ne pas pouvoir faire grève, car il a « une classe avec beaucoup d’enfants en difficultés qu’il ne peut pas laisser tomber ». Il en va de même pour cette autre enseignante qui, malgré l’envie, ne se permet pas de cesser le travail quand elle a une sortie scolaire ou une réunion importante. De réels freins pour un mouvement reconductible effectif.

À 200 kilomètres de là, des professeurs des écoles et enseignants du secondaire arrivent par grappes à l’assemblée générale en plein air fixée à 9 h dans les jardins du Peyrou, dans le centre-ville de Montpellier. Eux aussi entament le 14 mai une grève reconductible. La date ne doit rien au hasard. C’est ce jour-là que le projet de loi « pour une école de la confiance » arrive au Sénat après un vote en première lecture à l’Assemblée nationale au mois de février. Le vote solennel est lui prévu une semaine plus tard, mais déjà, les sénateurs ont revisité le texte sur plusieurs points en commission. Parallèlement à la loi sur l’école de la confiance, les réformes du baccalauréat et de la voie professionnelle se mettent progressivement en place.

Le but de l’assemblée générale est fixé d’emblée au micro d’une sono portative par un syndicaliste de Sud-éducation qui se charge d’animer la réunion : construire la grève reconductible. L’idée est de saisir une fenêtre de tir avant que les examens de fin d’année ne commencent dans le secondaire et que la loi ne soit votée définitivement, ce qui leur rendrait la tâche plus difficile. Pour le moment, ils sont 40 à être réunis en assemblée générale. Soit le nombre de votes exprimés en faveur d’un mouvement continu lorsque les enseignants se sont réunis le 9 mai pendant la journée de grève de la fonction publique. Mais pas plus. Même si une partie des grévistes du jour ne se sont pas déplacés, l’appel à un mouvement reconductible n’a pas vraiment élargi sa base depuis la semaine dernière. En tout cas pas au-delà des plus déterminés.

Aller chercher les collègues !

« L’information n’est pas trop passée dans les écoles », intervient une institutrice. Tout du moins, pas dans toutes. Ainsi, s’affiche pendant l’assemblée générale une grande disparité de situation. Ici, des équipes éducatives mobilisées avec les parents d’élèves depuis plusieurs semaines qui organisent un planning de roulement des enseignants en grève. Là, une institutrice isolée sur son école, ailleurs une poignée de grévistes dans un des gros lycées de la ville, et enfin beaucoup d’écoles ou collèges où il ne se passe pas grand-chose en dehors des grosses journées de mobilisation.

« Les collègues sont peu au courant du contenu réel des réformes », assure Damien qui enseigne l’histoire en lycée professionnel. En fait, les enseignants semblent moins massivement mobilisés que ce que les bons taux de grévistes des 19 mars, 4 avril et 9 mai, pourraient laisser imaginer. Une impression que confirme Monique, une syndicaliste de Sud-éducation qui dit avoir pris « une claque » à l’occasion d’une tournée dans les écoles avant la grève du 9 mai, en constatant le nombre de ses collègues qui n’étaient pas au courant de la journée d’action. Pourtant trois jours plus tard, les cortèges enseignants ont fait leVaulx-en-Velin plein. Du coup, la quarantaine de personnes présentes en assemblée générale ce mardi ont décidé d’aller à la rencontre des non grévistes pour informer et tenter d’élargir la mobilisation.

Les enseignants toulousains font face aux mêmes préoccupations. « La question maintenant c’est de ramener d’autres tronches que les nôtres, d’autres tronches que celles que nos collègues esquivent dans les couloirs des bahuts, parce qu’ils en ont marre de nous entendre parler de grève », témoigne une gréviste, acclamée par l’assemblée. Cette minorité mobilisée est une locomotive qui doit encore trouver des wagons voulant bien s’accrocher à elle. Pour ce faire, certains comptent s’inspirer d’un autre mouvement, celui des gilets jaunes. « Eux aussi, même s’ils n’étaient qu’une minorité, ils ont bousculé le pouvoir », assène Naïma. Du coup, la décision est prise par l’assemblée de leur écrire pour leur signaler soutien et présence à venir dans les manifestations du samedi.

À Montpellier, le dernier contact avec les gilets jaunes n’a pas été un franc succès. Alors, en guise de locomotive ou de convergence, les yeux se tournent plutôt en direction de la grève pour le climat du 24 mai. Mais pour Christophe à Toulouse, la solution n’est pas nécessairement à chercher en dehors du mouvement. Enseignant au collège Raymond Badiou dans le quartier de la Reynerie, il rappelle qu’une consultation y a été menée par les enseignants : 27 collègues sur 33 seront potentiellement en grève le jour du brevet s’il y a un appel.

En attendant, pour étendre le mouvement, des équipes se constituent pour couvrir l’essentiel des écoles, collèges et lycées de Montpellier entre midi et deux. La tournée des établissements rencontre des fortunes diverses. Si l’accueil a été assez bon dans les écoles, dans le secondaire les grévistes ont eu plus de difficultés à échanger avec leurs collègues. Face à des salles des professeurs souvent vides, la communication s’est limitée à des tracts dans les casiers et une affiche accrochée sur les panneaux syndicaux. Mais même dans le primaire, la tournée des écoles n’a pas eu pour effet que des instituteurs rejoignent le mouvement de grève. « Les collègues étaient intéressés et contents de nous voir. Ils nous ont encouragés à continuer », rapporte une des grévistes. Par contre, aucun n’a signalé son intention de se mettre en grève dans les jours à venir.

Une détermination trop minoritaire

« Il y a un décalage entre les besoins de la mobilisation et une tendance pour de nombreux collègues à vouloir éviter la grève », analyse Monique du syndicat Sud-éducation de l’Hérault. Ainsi, d’autres types d’actions se font jour : occupation des directions d’école par les parents, écoles mortes ou encore actes de désobéissance. En réalité, les épines dans le pied du mouvement enseignant ne manquent pas. « Nos collègues ne veulent pas se mettre en grève parce qu’il n’y a pas d’appel national des syndicats. Qu’est-ce qu’on leur répond ? », interroge une gréviste toulousaine. Et, le sentiment de « n’avoir rien gagné depuis 1995 », fait des ravages. Un avis que partage une enseignante en lycée professionnel à Montpellier : « les collègues n’y croient plus, même si aucun ne défend la réforme. Ils ne croient plus à l’action collective ».

Des difficultés qui font douter Franck de la réussite de la tentative de grève reconductible. « À Paris ou Lyon, c’est fragile. Les collègues de Vaulx-en-Velin partis en reconductible n’ont pas vraiment réussi à élargir la grève. Dans d’autres villes comme Lille, Grenoble ou Rennes, c’est inexistant », confie ce militant de la CNT éducation. Pour ne rien arranger, la FSU appelant à une manifestation nationale à Paris le 18 mai, un samedi sans journée de grève afin d’associer les parents, le Snes-FSU de Montpellier ne s’est pas associé à la tentative de grève reconductible. Une position qui semble en phase avec une tendance au « tout sauf la grève », probablement majoritaire chez les enseignants.

Cela n’empêche pas les grévistes de poursuivre le mouvement. À Toulouse, la grève, déjà votée par l’assemblée générale pour mardi et mercredi, sera reconduite jeudi. À Montpellier elle est reconduite jusqu’à la grève pour le climat du 24 mai, même si elle risque d’être un peu à la carte : établissement par établissement, voire enseignant par enseignant. Cependant, elle libère du temps pour les enseignants les plus déterminés, en leur permettant de mener des actions pour maintenir la pression.

 

Guillaume Bernard et Stéphane Ortega

https://rapportsdeforce.fr/classes-en-lutte/mobilisation-contre-les-lois-blanquer-la-greve-reconductible-cest-pas-automatique-05163712

Publié le 29/03/2019

« Si on reprend le boulot, on sait que ce sera pire » : 365ème jour de grève pour des postiers des Hauts-de-Seine

par Laury-Anne Cholez, NnoMan (site bastamag.net)

Dans le département des Hauts-de-Seine, 150 postiers et postières sont en grève depuis... un an ! Mobilisés contre le licenciement d’un de leurs représentants, Gaël Quirante, autorisé en mars 2018 par la ministre du travail Muriel Pénicaud, ils dénoncent également la dégradation de leurs conditions de travail et l’accélération des cadences. Confrontés, selon eux, au silence de la direction et du pouvoir politique, ils poursuivent leurs actions et engrangent les soutiens en espérant toujours « remporter une victoire ». Reportage.

Ce mardi 26 mars, 150 postiers et postières du département des Hauts-de-Seine (92) ont célébré leur 365ème journée de grève. C’est l’autorisation du licenciement de leur collègue Gaël Quirante par le ministère du Travail, le 24 mars 2018, qui a déclenché ce mouvement social d’ampleur, le plus long qu’ait connu la Poste. L’histoire remonte à 2010. La Poste tente alors de licencier Gaël Quirante, responsable syndical Sud, en l’accusant de séquestration. Le syndicaliste avait participé à une occupation de la direction départementale de l’entreprise avec neuf autres salariés, une action pour laquelle il avait écopé d’une amende avec sursis [1]. Refusé à quatre reprises, par l’inspection du travail, par le ministre du Travail, par le Tribunal administratif puis, à nouveau par l’inspection du travail, son licenciement a finalement été approuvé par Muriel Pénicaud, qui a donné raison à la Poste, laquelle accusait Gaël Quirante de « faute grave ».

« Je me lève plus tôt que lorsque je travaillais »

Au-delà de ce qu’ils considèrent comme un licenciement abusif, visant à faire taire un militant syndical très actif, les postiers et postières dénoncent la dégradation progressive de leurs conditions de travail. Depuis 2010, quand la Poste devient une société anonyme à capitaux publics, les tournées sont réorganisées à de multiples reprises et les cadences se sont accélérées. La plupart des facteurs ne parviennent plus à boucler leurs tournées sans dépasser leurs horaires de travail réglementaires. Les grévistes s’insurgent aussi de l’absence de transparence sur la quantification de leur charge de travail. Il est impossible, pour les salariés, de savoir sur quelles bases leur direction a chronométré leurs tournées. Pourquoi, par exemple, un recommandé doit-il être distribué en une minute et trente secondes ? Mystère [2]. Les postiers regrettent également que le temps qu’ils prennent à nouer des liens sociaux, avec les personnes retraitées notamment, soit considéré par leur direction comme du « temps parasite ». Perte de sens du travail et cadences effrénées entraînent de grandes souffrances. Depuis dix ans, une centaine de salariés se sont suicidés.

Gaël Quirante, syndicaliste de Sud, dont le licenciement avec l’autorisation du ministère du Travail a déclenché le mouvement de grève il y a un an / © NnoMan

Depuis un an, les postiers et postières de ce département de l’ouest parisien n’ont pas chômé : ils font la tournée des bureaux pour convaincre leurs collègues, discutent avec les usagers, tentent de dialoguer avec le ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire (lors du dernier salon de l’agriculture), manifestent, occupent et apportent même leur soutien à d’autres mouvements de grève. « Je me lève plus tôt que lorsque je travaillais », sourit Nordine Belkasmi, l’un des grévistes. Dernière initiative en date : un calendrier 2019, accompagné de messages de soutiens de personnalités politiques, artistiques et culturelles comme Ken Loach, Olivier Besancenot ou François Ruffin.

Caisse de grève pour payer le loyer

Tout cela n’empêche pas les gros coups de fatigue, ni les abandons - une vingtaine de personnes depuis un an. Mais la solidarité prime plus que tout, dit Nelly Bleuden, postière à Asnières-sur-Seine et mobilisée depuis la première heure : « On se soutient les uns, les autres. Quand il y en a un qui ne va pas bien, on lui passe un petit coup de fil, on lui remonte le moral. » Evelyne Perrin, co-fondatrice du réseau stop précarité, membre du comité de soutien des postiers, le confirme : « Cette lutte montre l’intelligence collective en exercice. Elle prouve qu’on peut lutter avec courage et détermination malgré les difficultés. Les grévistes disent d’ailleurs que cela créé entre eux une sorte de famille qui les aide à tenir. » Comment tenir justement, avec des fiches de paie à zéro euros pendant si longtemps ? Les grévistes paient leur loyer grâce à une caisse de grève, alimentée par diverses organisations associatives, syndicales et politiques. Chacun peut également verser son obole sur le pot commun, dont le montant s’élève à 102 838 euros.

Le calendrier 2019 des postiers grévistes, accompagné de messages de soutiens de personnalités politiques, artistiques et culturelles / © NnoMan

Les grévistes agissent aussi sur le plan juridique. Dans les Hauts-de-Seine, la direction de la Poste a été condamnée 22 fois en quatre ans par plusieurs tribunaux pour défaut d’informations des comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) concernant la quantification de la charge de travail. « La Poste a même tenté à plusieurs reprises de dissuader, par le biais de ses avocats, les cabinets d’expertise et les CHSCT de judiciariser les débats, explique Brahim Ibrahimi, l’un des postiers en grève. La direction a prétendu que les documents réclamés [la méthodologie sur laquelle la direction s’est appuyée pour quantifier le travail des facteurs lors des tournées, ndlr]n’existent pas ou ont été perdus, et qu’un juge ne peut pas condamner La Poste à fournir des documents dont l’existence n’est pas prouvée. »

 

Nez fracturé par un cadre supérieur et menace de viol

Alors, les actions continuent. Le 20 janvier 2019, les grévistes s’introduisent dans le ministère du Travail pour réclamer un entretien avec le cabinet de la ministre Muriel Pénicaud. Ils en sont évacués par les CRS qui interpellent Gaël Quirante. Le 6 février suivant, Nordine Belkasmi, postier depuis six ans à Asnières-sur-Seine, a le nez fracturé par un cadre supérieur de la Poste, lors d’une action au siège départemental de Nanterre. « Nous étions dans le bureau et il a essayé de nous empêcher de passer, sans réussir. Le sang lui aurait monté à la tête et il m’a mis un coup de poing dans le nez. Il s’est ensuite enfermé dans son bureau jusqu’à l’arrivée de la police. Depuis, nous n’avons pas eu de suite. » Cette agression a valu à Nordine Belkasmi dix jours d’incapacité temporaire de travail. Choqué, il a porté plainte.

« Au départ, il y avait des taquineries et des moqueries de la part des cadres de la Poste. Mais jamais encore nous n’en étions arrivés aux mains. Il y a un véritable sentiment d’impunité, ils se croient tout permis », juge Nordine Belkasmi. Les grévistes dénoncent aussi l’agressivité des vigiles présents devant les locaux quand ils organisent des manifestations. « A chaque fois, il y a des agressions physiques. On a même entendu des menaces de viol envers l’une des membres de notre comité de soutien. »

Un soutien très large des salariés de la Poste

Avec la direction, le dialogue semble bloqué. Sollicitée par Basta !, elle a assuré avoir fait 74 propositions de rencontres aux grévistes, qui se sont présentés à 23 d’entre elles. « Ce sont des réunions où ils nous écoutent sans répondre à nos revendications concernant la charge de travail. Sans proposer de moratoires sur les réorganisations », raconte Gaël Quirante. La Poste semble estimer que les grévistes sont isolés du reste de leurs collègues. « A ce jour, plus de 95 % des postiers de la direction Services–Courrier-Colis des Hauts-de-Seine assurent leurs missions, soient 2156 postiers sur un effectif total de 2253 personnes », souligne le service de communication dans un mail de réponse à nos questions.

Le conflit serait-il mené par une poignée d’irréductibles ? Les résultats des dernières élections professionnelles tendent à prouver que nombre de salariés soutiennent les revendications des grévistes. Le syndicat Sud y a recueilli 51,86% des suffrages, avec un taux de participation de 86%, soit 13% au dessus de la moyenne nationale. « Cela prouve que nous ne sommes pas qu’une petite bande d’irréductibles. Car pour obtenir de tels résultats, il faut que certains cadres de la Poste votent pour nous », analyse Gaël Quirante. Nordine Belkasmi renchérit : « Quand on passe dans les bureaux où il n’y a pas beaucoup de grévistes, c’est là qu’on nous donne les plus grosses enveloppes pour notre caisse. On sait qu’il ne faut pas lâcher. »

Combien de temps les 150 activistes grévistes pourront-ils encore tenir ? Difficile à dire. « Nous n’avons pas le choix. Si on reprend le boulot, on sait que ce sera pire. Car le projet de l’entreprise, c’est de nous faire travailler toujours plus sans compensation. Il faut remporter une victoire », assure Gaël Quirante. L’un de leur soutien politique, Éric Coquerel, député France Insoumise de Seine-Saint-Denis, se veut optimiste en évoquant la victoire récente d’autres mouvements sociaux. Celle des sous-traitants du Park Hyatt Vendome, qui, après 87 jours de grève, ont conclu un accord renforçant leurs droits. Celle des salariés de l’Holiday Inn Place de Clichy, dont le conflit a pris fin après 111 jours de débrayage, avec l’amélioration de leurs conditions de travail. « La ténacité finit forcément par payer. Dans le cas des postiers, leur victoire pourrait devenir symbolique et inverser la tendance dans toute l’entreprise », espère Eric Coquerel. La direction doit faire de nouvelles propositions de protocole de fin de conflit d’ici ce jeudi 28 mars.

Laury-Anne Cholez

Notes

[1] Avec les neuf autres salariés, Gaël Quirante a été condamné en 2011 par le tribunal correctionnel de Nanterre à 1500 euros d’amende avec sursis pour séquestration. Peine confirmée deux ans plus tard.

[2] A propos de la quantification du travail à la poste, voir cette analyse du sociologue Nicolas Jounin.

 

Publié le 10/03/2019

8 mars : la grève des femmes dans le monde

Stéphane Ortega  (site rapportsdeforce.fr)

 

Arrêter le travail tend à s’imposer comme mode d’action pour la journée internationale des droits des femmes. Lancé en 2017 en Argentine, le mot d’ordre de grève internationale a été repris dans une cinquantaine de pays, certains pour la première fois, comme en Belgique ou en Grèce. Petit tour du monde des mobilisations.

 

En France, environ 200 rassemblements ont été annoncés pour la journée du 8 mars, regroupant 15 000 manifestants selon les organisateurs. À Paris, 6000 personnes se sont rassemblées sur la Place de la République à partir de 15 h 40, heure symbolique à partir de laquelle les femmes travaillent gratuitement : l’écart de salaire avec les hommes est de 26 % inférieur en moyenne selon les associations. Si le rassemblement parisien est plus fournit cette année que le 8 mars 2018, il reste très en deçà de la mobilisation contre les violences faites aux femmes du mois de novembre, initiée par le mouvement Nous Toutes. À l’automne, 30 000 personnes à Paris, et 50 000 dans toute la France avaient défilé.

Pourtant, les femmes tuées sous les coups de leur compagnon ou ex-compagnon sont déjà au nombre de 30 depuis le début de l’année, selon le décompte de militantes féministes réalisé en épluchant la presse. Ainsi, le nombre de féminicides grimpe à un tous les deux jours en 2019, contre un tous les trois jours les années précédentes. Et ce, malgré qu’Emmanuel Macron ait promu l’égalité entre les hommes et les femmes au rang de grande cause nationale en novembre 2017. Le tout sans la moindre déclaration de Marlène Schiappa, pourtant secrétaire d’État chargée de l’égalité femmes-hommes.

En dehors de la capitale, 2500 manifestants, essentiellement des femmes, ont défilé dans les rues de Marseille. À Lille, elle étaient plusieurs centaines pour dénoncer les violences sexistes et réclamer comme dans toute la France l’égalité des salaires. À Toulouse comme à Grenoble : plus d’un millier. À Lyon, Montpellier et Strasbourg : quelques centaines. À Bordeaux, un cortège a fait le tour de lieux emblématiques de la violence faite aux femmes comme le palais de justice et le commissariat. À Paris, une manifestation de nuit suivant le rassemblement de l’après-midi a rassemblé environ 500 femmes.

Espagne

L’an dernier, cinq à six millions de femmes ont cessé le travail ou manifesté pour revendiquer une égalité effective entre les hommes et les femmes notamment sur la question des salaires. Cette année, pas moins d’un millier de rendez-vous ont été planifiés pour revendiquer la fin des violences sexistes et l’égalité salariale. Le travail domestique invisible a aussi été mis en avant, que ce soit pour les tâches ménagères ou les soins prodigués aux enfants et aux personnes à charge. Comme l’an dernier, le 8 mars a été une marée violette dans la péninsule.

S’il est difficile de comptabiliser pour l’heure le nombre effectif de grévistes sur l’appel à des débrayages de deux heures de l’UGT et des CCOO et à des appels de 24 h de la CGT et de la CNT, les rassemblements en journée ont regroupé des dizaines de milliers de femmes dans plusieurs villes. Les images publiées sur les réseaux sociaux de celui de Bilbao sont particulièrement impressionnantes. En soirée, les manifestations ont mobilisé plus encore que l’an passé. À Séville où Vox, un parti d’extrême droite très antiféministe, a fait son entrée au parlement régional en début d’année, 50 000 personnes ont manifesté au sein de trois cortèges convergeant vers le centre-ville.

À Madrid, les organisatrices du défilé annoncent un million de personnes, contre 350 000 selon la police, soit quand même le double de l’an passé. Toujours selon les chiffres des autorités, les cortèges barcelonais ont regroupé 200 000 manifestants. Les mêmes vagues féministes ont touché la plupart des villes espagnoles. Selon la presse espagnole, 4,91 % des agents de l’administration générale d’État ont cessé le travail toute la journée, et 5,99 % ont effectué un débrayage de deux heures. Cette journée de grève intervient un mois et demi avant les élections législatives anticipées du 28 avril où une percée du parti antiféministe Vox est pronostiquée.

Italie

L’association Non una di Meno appelait à une grève féministe le 8 mars pour lutter contre toutes les violences et discriminations dans la famille, au travail, dans la rue, les hôpitaux ou les écoles. Autres thèmes de la journée : les revenus et la liberté de choix des femmes dans un contexte d’attaques contre l’avortement et de retour aux valeurs de la famille. En effet, depuis l’arrivée au pouvoir de la Ligue, la pression contre les droits des femmes se fait plus pressante et les déclarations machistes se multiplient.

Pour le 8 mars, le parti de Matteo Salvini a édité un tract concluant que les femmes ont « une grande mission sociale pour assurer le futur et la survie de notre nation ». Les organisatrices de la journée du 8 mars en Italie avancent le chiffre de 50 000 manifestantes à Rome et plusieurs milliers à Milan, Naples, Gênes, Bologne ou Palerme. Plusieurs syndicats minoritaires se sont joints à la journée en déposant des préavis de grève.

Belgique

Pour la première fois, les Belges ont été appelées à la grève à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes. Six mois plus tôt, le Collecti.e.f 8 maars se lançait dans son organisation recevant l’appui de deux des trois centrales syndicales du pays : la FGTB et la CSC. L’appel à la grève se veut total : grève du travail salarié, du soin, de la consommation et des études. Les organisatrices ignorent combien de femmes ont cessé leur activité dans tout le pays, mais le 8 mars au matin, une centaine de chercheuses et d’étudiantes de l’Université libre de Bruxelles ont arrêté le travail. Dans l’après-midi 15 000 personnes ont défilé à Bruxelles à l’appel de la Marche des femmes, des syndicats et du collecti.e.f 8 maars.

À Liège, la manifestation a rassemblé 1700 personnes, contre 200 l’an dernier. À Mons et Louvain, elles étaient environ 500. Un résultat au-delà des espérances des organisatrices de cette première grève. « Il n’y a pas eu de débrayages en entreprise », explique Selena Carbonero responsable régionale du syndicat FGTB. Pour elle, il s’agit d’une contamination bienvenue de la sphère privée en direction du monde du travail. Cependant, elle constate encore un décalage entre la culture de la grève des organisations syndicales faite de blocage d’usines, et celle des collectifs citoyens. « Nous espérons que l’année prochaine cela prenne plus d’ampleur avec une mobilisation plus importante des délégués et des représentants du personnel sur le terrain » avance Selena Carbonero, admettant que les organisations syndicales sont encore construites sur un modèle patriarcal.

Grèce

Pour la première fois, comme en Belgique, un arrêt de travail de trois heures a été observé vendredi dans de nombreuses administrations publiques de Grèce à l’appel des syndicats. « Les femmes gagnent 226 euros moins que les hommes dans le secteur privé, selon des chiffres de la sécurité sociale », a affirmé Argyri Erotokritou du Mouvement du 8 mars, lors du rassemblement athénien. Plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées dans la capitale pour dénoncer les inégalités de salaires et les violations des droits de l’homme dont sont victimes les femmes.

Turquie

Plusieurs dizaines de manifestations réunissant des milliers de femmes se sont déroulées dans le pays. Le nombre de femmes victimes de meurtres sexistes est passé de 210 en 2012 à 440 en 2018, selon l’association Nous ferons cesser le féminicide. À Istanbul, où le défilé était interdit, la police a utilisé des chiens, fait usage de gaz lacrymogène et de balles en plastique dans la soirée pour disperser une foule nombreuse. L’an dernier, la manifestation avait pu aller à son terme, malgré des slogans hostiles au gouvernement de l’AKP. Cette fois, comme au mois de novembre dernier, les féministes ont dû faire face à la répression. Dans trois semaines, les Turcs sont appelés à voter pour les élections municipales.

Algérie

Des appels de femmes à manifester pour leurs droits ont également eu lieu dans plusieurs villes d’Algérie, comme à Tizi Ouzou, Alger ou Oran, mais pas d’appel à la grève dans la mesure où le vendredi est une journée non travaillée. Cependant, cette journée a été dominée par les marches contre le 5e mandat du président Bouteflika qui ont vu descendre très massivement la population dans les rues de toutes les villes algériennes. À Alger, plusieurs centaines de milliers de personnes ont défilé l’après-midi. Même si les femmes ont été encore plus présentes dans les manifestations que les vendredis précédents, souvent spécifiquement en tant que femmes, la journée internationale des droits des femmes a été un peu noyée dans la masse.

Brésil

Fer de lance de l’opposition à l’élection de Jair Bolsonaro avec trois millions de femmes réunies sous le slogan unificateur « Ele Nao », « lui non », le mouvement féministe brésilien entend poursuivre son combat pour les droits des femmes et contre le fascisme. Pour le 8 mars, des milliers de femmes selon la presse brésilienne ont défilé dans les rues de São Paulo en mettant à l’honneur la figure de Marielle Franco, la militante féministe et élue noire des favelas assassinée par des paramilitaires à Rio de Janeiro le 14 mars 2018.

À Brasília, 3000 femmes auraient pris part à la mobilisation selon une information relayée par l’AFP. À Rio de Janeiro, plusieurs milliers d’entre-elles ont participé à la mobilisation du 8 mars. Des manifestations ont également eu lieu dans d’autres villes comme à Porto Alegre. Plus de 11 000 femmes brésiliennes ont déclaré avoir été victimes de violences entre janvier et février de cette année, soit une augmentation de 19,9 % par rapport à la même période en 2018, a annoncé vendredi le gouvernement.

 

Asie

Selon The Guardian, des centaines de femmes ont défilé à New Delhi, en Inde, pour demander la fin des violences domestiques, des agressions sexuelles et de la discrimination sur le lieu de travail. À Jakarta, en Indonésie, plusieurs centaines de femmes et d’hommes portaient des pancartes appelant à la fin des pratiques discriminatoires qui mettent fin aux emplois lorsque les femmes tombent enceintes. En Corée du Sud, des femmes portant des chapeaux pointus, ont défilé contre une « chasse aux sorcières » des féministes dans une société profondément conservatrice.

Argentine

Un nouveau slogan est apparu dans les manifestations féministes en Argentine : « Nous sommes des filles, pas des mères », en référence à la jeune Lucia, une fillette de 11 ans violée par le compagnon de sa grand-mère à qui l’avortement a été interdit. Les manifestantes réclament toujours le droit à l’avortement, rejeté par le Sénat en août 2018, en cette journée internationale des droits des femmes. La question des violences sexistes occupe aussi une place importante dans les défilés, alors que 54 femmes ont été tuées depuis le début de l’année selon une ONG qui recense les violences de genre.

À Buenos Aires, au moins 300 000 personnes se sont mobilisées, regroupant toutes les générations de femmes. D’autres manifestations massives se sont déroulées dans la plupart des villes comme à Cordoba, Mendoza ou Rosario. C’est d’Argentine qu’a été initié l’appel international à la grève des femmes en 2017.

Allemagne

À Berlin, pas de grève des femmes puisque la municipalité a fait du 8 mars un jour férié. Pour autant, 10 000 personnes se sont rassemblées dans la capitale allemande. Dans les autres villes, les femmes ont été appelées à cesser le travail entre 12 h et 14 h, au moment d’une pause repas rarement prise par les travailleuses allemandes. Des rassemblements se sont tenus dans plusieurs villes allemandes comme à Cologne.

Dans le reste du monde

De façon non exhaustive, des rassemblements parfois assortis d’arrêts de travail à 15 h 40 ont eu lieu en Irlande, en Suisse, au Royaume-Uni, au Bangladesh, en Chine, en Irak, au Cameroun, au Soudan, au Kenya, au Burkina Faso, en Serbie, en Pologne, en Ukraine, aux Philippines, au Honduras, au Salvador, au Chili, aux États-Unis et au Canada.

Publié le 08/03/2019

Souffrance au travail. La bombe du malaise social à l’Afpa

Cécile Rousseau (site humanite.fr)

Alors qu’un formateur s’est suicidé à Rillieux-la-Pape, les syndicats dénoncent les conséquences délétères du plan social balayant 1 541 emplois au sein d’un service public de la formation professionnelle déjà fragilisé.

«Afpa, mon bon plan pour l’emploi ! » Un slogan qui ne semble pas s’appliquer à ses salariés. Avec 1 541 suppressions d’emplois sur 6 483 et la disparition de 38 centres entre 2019 et 2020, le service public de la formation professionnelle s’apprête à subir un tsunami social. C’est dans ce contexte troublé que le 11 janvier dernier, Christophe, 50 ans, formateur en froid industriel au centre de Rillieux-la-Pape (Rhône), s’est suicidé à son domicile, laissant une femme et trois enfants. Décrit comme enthousiaste et très professionnel par ses collègues, cet ancien militaire avait mal vécu l’annonce de la fermeture de la structure en octobre 2018. Sur les 29 CDI, 17 postes seraient détruits. « Nous avons tous pris une enclume sur la tête », résume Mariette Martinez, déléguée du personnel CGT.

«Il dépérissait, lui qui était devenu formateur par vocation »

Une situation insupportable pour cet employé attaché à la transmission des savoirs et aux valeurs de l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (Afpa) depuis dix-huit ans. Si son activité devait être transférée sur le site voisin de Saint-Priest, il doutait de sa faisabilité. « Il pensait qu’on voulait l’achever alors que la filière froid industriel marchait du tonnerre de Dieu, précise Gilbert Voisin, élu CGT au CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), Christophe, c’était un fort qui se donnait à 200 %. Mais il disait “des plans sociaux, il y en aura d’autres”. Il n’y croyait plus. » À son ami de longue date, Jean-Paul, il parlait de ses conditions de travail « désastreuses ». « Christophe n’arrivait pas à dispenser ses formations comme il le souhaitait. Il manquait de matériel et de moyens depuis des années. Ses machines fuyaient, il savait que c’était dangereux. Le plan social a été la goutte d’eau. » Conscience professionnelle chevillée au corps, il se retrouve face à des missions ingérables. « On lui demandait d’organiser lui-même le déménagement de ses machines alors qu’il savait qu’il n’y avait pas de place suffisante pour les installer à Saint-Priest. On lui ordonnait aussi de constituer un nouveau matériel pour Rillieux-la-Pape. Il ne voyait pas comment réussir à tout faire. » Le quinquagénaire commence à sombrer. Le 10 décembre, reçu en entretien par son directeur, Christophe lui annonce qu’il a tout prévu pour se pendre dans l’atelier. Le responsable ne peut que constater « qu’il ne dort pas, broie des idées noires, a beaucoup maigri, se sent inutile, n’arrive pas à se projeter dans le plan de transformation, il a des pensées suicidaires ». Mariette Martinez se souvient l’avoir vu arriver « inquiet aux réunions organisées avec le personnel. Il a commencé à douter de ce qu’il valait, de ses capacités ». Le formateur est ensuite arrêté et convoqué par la médecine du travail. La direction lui conseille d’appeler le numéro vert Psya (service d’accompagnement psychologique). Mais Christophe ne remettra plus jamais les pieds au centre. Dans une lettre laissée à sa famille, il explique son geste par sa souffrance au travail. Son frère se dit « très en colère ». « C’est certain que son décès a un lien avec son milieu professionnel. Il dépérissait, lui qui était devenu formateur par vocation. »

« Depuis dix ans, on se sacrifie. On travaille en mode dégradé »

Depuis l’ouverture du marché de la formation à la concurrence en 2009 et l’obligation de répondre à des appels d’offres, le centre de Rillieux, comme d’autres en France, avait perdu de l’activité. Au fil des ans, les postes de formateur en CDI ont aussi été grignotés pas les CDD. « On nous retire de nos métiers pour nous mettre sur des dispositifs macronistes comme la prépa investissement compétence (PIC, à destination des demandeurs d’emploi peu qualifiés). Je me retrouve à faire du soutien en maths et en français alors que je suis formateur pour les aides à la personne », souligne Gilbert Voisin. À la longue, les corps et les esprits sont usés. Les derniers rapports du médecin du travail font état de risques psychosociaux (RPS) sur le site. Sans compter que le directeur du centre est en arrêt maladie et la manageuse de formation a été déclarée inapte. Mariette Martinez est éreintée : « Depuis dix ans, on se sacrifie pour éviter un plan social. On travaille en mode dégradé. Dans ces conditions, il faut être costaud pour faire face aux demandeurs d’emploi tous les jours. » Si la direction a diligenté une expertise suite au décès de Christophe, elle refuse le déclenchement d’une enquête dans le cadre d’une procédure de danger grave et imminent. Tout comme elle rejette le classement de ce suicide comme accident du travail. Les élus du comité central d’entreprise (CCE) n’ont pas manqué de pointer du doigt cette attitude : « Nous voulons rappeler que persister à ne pas appliquer la jurisprudence en exigeant l’exclusivité du lien avec le travail, contester le temps et le lieu du suicide, attribuer le suicide à des causes personnelles, tout cela relève d’une organisation voulue et assumée du déni des risques professionnels. » Selon la CGT, les mesures mises en place suite au décès brutal de leur collègue, à savoir un renforcement de la cellule d’écoute ou encore la remontée de fiches d’alerte de risques psychosociaux, demeurent « de la poudre aux yeux ». Avec la marchandisation de la formation professionnelle, le destin de l’organisme né du Conseil national de la Résistance et de ses salariés, accumulant 700 millions d’euros de perte depuis 2012, s’apparente à une lente descente aux enfers. Après avoir subi quatre réorganisations laissant des personnels essorés, ce plan social massif intervient sur un terreau explosif. Lors d’une réunion extraordinaire le 16 janvier dernier, les élus du CCE ont donc exigé des chiffres précis sur les suicides à l’Afpa. La direction a alors listé sept tentatives entre 2016 et 2018. Et sept suicides depuis 2012 et 2019 en incluant le drame de Rillieux-la-Pape. Les syndicats ont de leur côté recensé un nombre de cas supérieur.

Un flou mêlant licenciements et évolutions hasardeuses

Parmi eux, un cuisinier en CDD renouvelable depuis sept ans avait essayé de mettre fin à ses jours fin 2016. Selon les élus du personnel, l’homme s’était vu refuser un CDI et ne s’en était pas relevé. En 2017, c’est une responsable d’affaires de la filiale entreprise qui s’ôtait la vie. Son ballottage de poste en poste aurait aggravé son état de santé très fragile selon les élus. Ce malaise social viral est confirmé par l’expertise du cabinet Progexa, que s’est procurée l’Humanité. Réalisée dans le cadre de la procédure de PSE, elle enfonce le clou : « L’entreprise présente un niveau de risque et de gravité important avec l’expression de nombreux troubles dont les troubles psychosociaux aggravés (phase III) (…) apparus depuis plusieurs années. » Alors que ce plan social pourrait supprimer jusqu’à 2 000 postes dans le pays, en cas de non-reclassement interne et non-modification des postes, 52 % des salariés sont déjà en situation de « job strain » (stress au travail.) À titre de comparaison, le chiffre moyen est de 23,2 % selon l’étude de la population salariée menée par la Dares. Depuis l’annonce des coupes claires en octobre dernier, ce flou mêlant licenciements, évolutions hasardeuses des métiers ou possibles non-renouvellements des contrats à durée déterminée fait grimper la tension partout. Et semble n’épargner aucun échelon hiérarchique.

« En Lorraine, la filière soudure va disparaître, tout un savoir-faire »

À Angers, le site conservera seulement 6 postes sur les 50. « Le directeur était en arrêt maladie avant les vacances de Noël. J’ai rédigé une fiche d’alerte que j’ai transmise à la direction régionale, personne n’a rien fait », raconte Loïc Chotard, élu CFDT, qui voit son poste de formateur en informatique supprimé. L’attachement viscéral des salariés à cet établissement à caractère public industriel et commercial (Epic) qui promeut une formation qualifiante accessible à tous mais aussi une forme de compagnonnage des métiers rend la situation d’autant plus douloureuse. « En Lorraine, c’est toute la filière soudure qui va disparaître, tout un savoir-faire », déplore François Denet, élu CFDT à Metz (Moselle). Non loin de là, à Laxou (Meurthe-et-Moselle), 16 emplois sont sur la sellette. Une réorganisation du centre et une transformation des postes se profilent également. « Il y a eu une recrudescence des visites à la médecine du travail. Mais on entend de la part des directions que si les gens ne sont pas bien, c’est qu’ils ont des problèmes personnels », s’indigne Lydia Yung, élue CGT sur place. Malgré tous les indicateurs au rouge, fait incroyable, la direction de l’Afpa n’a pas évalué toutes les conséquences de ce plan massif. Selon les élus de l’instance de coordination (IC) des CHSCT, « seule une méthode de travail a été présentée, aucune analyse des risques prenant en compte la réalité du travail et les impacts de la charge de travail actuelle et future ne nous a été présentée ». Pour Dominique Bilcocq, secrétaire CGT de l’ICCSCHT, « ce qui s’est passé à Rillieux est symptomatique. Tous les salariés ont une haute idée du service public, mais la direction les considère comme des charges, ils sont déshumanisés. Sur les 500 postes de formateurs qui passeront à la trappe, nous n’avons aucune étude d’impact ! ».

Face à ce constat alarmant, l’ICCHSCT n’a pas rendu d’avis sur le plan social et a attaqué l’entreprise en référé au tribunal de grande instance de Bobigny pour non-respect de l’obligation de santé et de sécurité au travail.

La CGT Afpa en appelle à la responsabilité de l’État

Les conclusions de Progexa sont également sans appel : « Une situation de faillite opérationnelle n’est pas à exclure. Il convient de reprendre le projet (de restructuration), en plaçant la construction d’un rapport de confiance au centre comme fondement de la nouvelle organisation. » Quant à Yann Chérec, secrétaire général de la CGT Afpa, il en appelle à la responsabilité de l’État, commanditaire de cette classe sociale : « Que veut-il pour son établissement public ? On ne peut pas continuer à aller dans le mur. » Contactée par l’Humanité, la direction de l’Afpa n’a pas souhaité faire de commentaires, mais nous a adressé ce communiqué daté du 17 janvier (voir encadré ci-dessus). Après l’enterrement, la veuve de Christophe avait, elle, envoyé ce mot à ses collègues : « Dommage (qu’il) n’ait pas pu voir de lumière dans son avenir professionnel. »

Cécile Rousseau

Publié le 24/02/2019

Chez Engie, le burn out menace jusqu’au sommet de l’entreprise

Par Dan Israel (site mediapart.fr)

Un rapport de la médecine du travail révélé par Mediapart indique qu’en 2017, un quart des « top executives » du groupe français étaient entrés « dans la spirale du burn out ». Ce chiffre alarmant a déclenché plusieurs réponses de la direction, qui assure que la situation est en voie de rétablissement. Mais des hauts cadres critiquent une « gestion des ressources humaines complètement défaillante ».

En quelques mots secs et dénués d’affect, le document en dit beaucoup sur les répercussions concrètes, en termes de santé, découlant des hésitations stratégiques d’un grand groupe français. Des conséquences qui touchent directement les salariés jusqu’au sommet de l’entreprise. « 2017 : la moitié de la population ManCo vue, quasi-doublement en un an du nombre de salariés entrés dans la spirale du burn out [syndrome d’épuisement professionnel]. » C’est par cette phrase que débute le bilan annuel 2017 de la médecine du travail de Management Company. Dite « ManCo », cette entreprise est la filiale du groupe Engie qui abrite la plupart de ses plus hauts dirigeants – environ 380 en 2017, 250 aujourd’hui, selon la direction du groupe.

ManCo a été créée en 2008 pour abriter les cadres dirigeants (« topex », pour « top executives ») issus de GDF, de Suez et du britannique International Power, tous fusionnés dans le mastodonte GDF-Suez, devenu Engie en 2015 (160 000 salariés dans le monde, dont 70 000 en France). En 2016 et 2017, cette filiale a été en proie à un profond bouleversement, à l’image d’un groupe secoué depuis de nombreuses années par des changements de cap successifs (lire ici notre article de 2017 sur ces à-coups stratégiques).

Comme l’atteste le rapport de la médecine du travail communiqué aux dirigeants du groupe au printemps 2018 et révélé aujourd’hui par Mediapart, les difficultés d’Engie ont été telles qu’elles ont fini par affecter jusque dans leur santé ses managers les plus haut placés. Une révélation embarrassante à quelques jours de la publication des résultats 2018 du groupe, le 28 février. À cette occasion devraient être annoncés de nouveaux changements pour le groupe, encore détenu à 23,6 % par l’État et désormais présidé par Jean-Pierre Clamadieu. L’ex-directeur général du chimiste Solvay a remplacé en mai dernier l’emblématique Gérard Mestrallet, qui dirigeait depuis 1995 Suez, GDF-Suez, puis Engie.

Les chiffres dévoilés par le bilan médical sont alarmants. En 2017, sur les 194 salariés vus par le médecin chargé de la ManCo, 48 % ont été diagnostiqués comme étant entrés dans un processus de burn out, soit un quart du nombre total de salariés de ManCo. En 2015, seuls 5,8 % des salariés examinés étaient dans ce cas. À l’inverse, en deux ans, on passe de 67,6 % à 32,5 % de salariés déclarant aller « bien » ou « très bien ».

Dans le détail, 54 salariés ont été évalués par le médecin spécialiste des risques psychosociaux (RPS) comme étant en « phase 2 » du processus d’épuisement professionnel, qui en comprend 4. Dans la phase 2, indique le rapport, « à force de s’habituer à un état de stress permanent, la personne entre dans une sorte de méconnaissance de son état. Elle ne ressent plus les effets du stress, les réactions physiques d’alarme disparaissent progressivement. Le corps s’accoutume à la souffrance ». Le texte insiste sur le fait que « les salariés répertoriés sont déjà en soin pour des maladies à expression physique mais dénient les éléments cognitifs […] et les troubles du comportement ».

Trente-deux autres salariés étaient déjà au stade 3, la « phase de rupture durant laquelle le corps de la personne atteint progressivement ses limites ». Une étape qui donne lieu à des symptômes tels que « modification du comportement, perte d’énergie, retrait de la vie sociale, isolement, sentiment de perte de sens ». Trois employés étaient quant à eux diagnostiqués au stade 4, l’ultime étape du burn out.

Selon nos informations, ces résultats ont été présentés au comité d’entreprise de ManCo et discutés au comité exécutif d’Engie, mais aussi en conseil d’administration, car le document a été envoyé par une main anonyme à plusieurs administrateurs indépendants du groupe. Interrogé par Mediapart, Pierre Deheunynck, le directeur général adjoint d’Engie chargé des ressources humaines, reconnaît que ce bilan décrit « une situation grave » pour les hauts dirigeants du groupe. « Il n’y a pas un DRH qui ne s’inquiète pas des risques psychosociaux dans son entreprise, et je suis très vigilant sur ces questions », déclare-t-il.

Pierre Deheunynck précise que le bilan 2018, qui sera présenté dans quelques semaines dans l’entreprise, est bien moins inquiétant, mais argue de la confidentialité pour ne pas le détailler. Selon nos informations, le nombre de hauts cadres en burn out aurait été divisé par deux en un an. Ce qui peut s’expliquer pour partie par le départ d’une centaine de personnes de cette filiale. Le DRH indique aussi que la troisième édition annuelle de l’enquête de satisfaction interne « Engie & me », dévoilée dans les prochains jours, montre que l’entreprise a « progressé sur tous les registres ».

« Dans le groupe, la prise de conscience a été violente, aussi violente que la situation décrite par le rapport médical, confie une source au fait du dossier. Un véritable électrochoc. » Jean-Pierre (son prénom a été changé comme pour tous les cadres interrogés, voir notre Boîte noire) est l’un des cadres de haut niveau qui raconte « un vrai malaise dans l’entreprise ».

Comme nombre de ses collègues, il ne critique pas Isabelle Kocher, la directrice générale depuis 2016, ou son projet, qu’il juge « tout à fait justifié ». Il loue la volonté de la dirigeante de sortir de la production d’électricité, et même de s’éloigner des activités fondatrices dans le gaz naturel liquéfié pour tenter de se recentrer sur les énergies renouvelables et les services. « Ce qui ne va pas du tout, juge en revanche Jean-Pierre, c’est la gestion des ressources humaines, complètement défaillante. »

« Les dirigeants comme moi sont placés dans des missions qui sont des sortes de CDD, de trois ou six mois, dont parfois tout le monde se fout, et on ne sait pas si on passera à la caisse à la fin de la mission, témoigne le cadre. Après 30 ans de carrière, ma direction me dit que je suis en observation… » L’homme est sans conteste en souffrance : « À plus de 50 ans, je ne pense pas trouver un autre travail, et je ne me sens même pas la force de lancer cette démarche, j’ai peur de ne pas supporter qu’on me dise non. J’essaye déjà de ne pas tomber malade : je vois un psy depuis un an, uniquement pour parler du travail. »

Tous les salariés ou ex-salariés de ManCo ne vivent pas personnellement une situation aussi difficile. Ils soulignent à l’unisson qu’ils sont bien payés (100 000 euros annuels au minimum), et même lorsqu’ils ont été priés de s’en aller, leur départ s’est généralement fait dans des conditions confortables. « Vu ce que je suis payé, cela ne me dérange pas d’être écarté si mon profil ne correspond plus », dit David. « Je n’ai pas de problème avec mon départ, même si cela n’a pas été d’une élégance folle, c’est le moins que l’on puisse dire », glisse Romain.

Mais tous conviennent que « certains se sont sentis foutus dehors brutalement ». Le rapport lui-même évoque la rudesse du management, des salariés ayant souligné devant le médecin « le choc provoqué par l’annonce, pas toujours directe, de la suppression du poste qu’ils occupent » et « la lenteur dans la prise en compte de leur situation ».

Certains cadres supérieurs décrivent des situations pour le moins baroques. « Quand on vous dit que votre poste est supprimé, mais que vous découvrez que votre successeur est déjà recruté, ça fait tout drôle… », confie David. D’autres évoquent des gens en souffrance en raison de missions de moins en moins clairement définies au fil des réorganisations successives et de prérogatives se réduisant comme peau de chagrin. Ou encore des managers parfois brutaux, qui peuvent se comporter « en petits despotes ».

Transformation radicale et plan de départs volontaires inédit

Pierre Deheunynck, grand architecte des relations sociales dans le groupe, insiste de son côté sur le contexte explosif dans lequel se débattait Engie en 2016 et 2017, et les conséquences drastiques qu’il a fallu en tirer. « En 2012, le groupe réalisait un chiffre d’affaires de 97 milliards d’euros. En 2015, il était tombé à 66 milliards », rappelle-t-il. Il décrit « une équation économique très difficile », avec un résultat chutant à grande vitesse et un avenir peu reluisant pour le producteur mondial d’électricité qui se fiait principalement à des centrales à charbon vouées à disparaître. Enfin, le résultat de la fusion entre Suez et GDF, ainsi que les diverses acquisitions réalisées au fil des années, avait créé « un conglomérat, composé de cinq branches juxtaposées, et non intégrées ».

En conséquence, « nous avons annoncé début 2016 un changement radical dans la stratégie du groupe », souligne Pierre Deheunynck. En trois ans, 16 milliards d’actifs seront vendus, dont les activités historiques de GDF, et l’entreprise est passée dès le début 2016 de 5 branches à 24 « business units » (« BU »), plus autonomes et moins centralisées. « C’est la première fois qu’on a transformé notre groupe en 10 ou 15 ans, rappelle le dirigeant. Et nous avons fait deux choses à la fois : la fusion, jamais réellement effectuée, des entités juxtaposées depuis 2008-2011, et l’adaptation de notre organisation, rendue nécessaire par le nouveau contexte économique. » Autrement dit, la secousse a été majeure pour un groupe jusque-là habitué à un fonctionnement ronronnant.

Au gré de cette transformation radicale, 1 400 postes ont été déplacés, 900 allant vers les nouvelles « BU » et 500 se retrouvant au siège du groupe, entre Paris, Bruxelles et Londres. Pour mieux faire passer la pilule, aucune suppression de poste n’a été engagée en 2016, maintenant le statu quo qui prévalait depuis la fusion de 2008. Mais un an plus tard, la situation change.

En avril 2017, Engie dévoile son plan Calista, qui vise à réorganiser les activités du siège où travaillent 75 % des cadres dirigeants logés dans la ManCo. En tout, 515 postes sont supprimés (sur environ 2 200). Sont visées les fonctions supports : ressources humaines, finance, communication, secrétariat général. Un accord, signé par les syndicats unanimes, prévoyant que l’entreprise propose deux possibilités de reclassement à chaque salarié perdant son poste, 60 % de ces salariés sont recasés ailleurs dans le groupe (soit environ 300 postes). Environ 10 % des salariés remerciés partent à la retraite.

Mais 130 personnes quittent également l’entreprise dans le cadre d’un plan de départ volontaire (PDV). Le caractère volontaire des départs a bien été respecté, et aucun départ n’a été accordé sans projet personnel sérieux, validé par le cabinet de conseil BPI. Il n’empêche. Le PDV est une nouveauté – un traumatisme pour certains – dans un groupe où la plupart des salariés sont protégés par le « statut IEG » (pour « industries électriques et gazières »), un statut qui, historiquement, offrait aux salariés d’EDF et GDF la sécurité de l’emploi.

L’onde de choc est sérieuse, y compris chez les dirigeants. « Il y a encore 5 ou 6 ans, les vaches à lait du groupe restaient GDF et Electrabel, les monopoles historiques français et belge sur les énergies fossiles, rappelle David. C’était des activités très lucratives, qui assuraient un certain confort : pendant longtemps, le management a pu voir sa carrière préservée… C’est terminé. »

Au sein de la ManCo elle-même, une vingtaine de cadres sont partis, bénéficiant de la mobilité interne, et 80 ont quitté l’entreprise, dont la moitié vers la retraite. Selon Pierre Deheunynck, ces départs devenaient inévitables, car après les fusions et la nouvelle organisation, trop de hauts cadres n’étaient plus réellement affectés à une mission. « En 2016, 140 salariés étaient “chargés de mission” ou “conseillers spéciaux”, c’est-à-dire qu’ils se retrouvaient en fait sans job réel, détaille-t-il. Certains sont même des anciens membres du comité exécutif. »

« Un salarié privé de job réel, c’est socialement et psychologiquement aussi violent que s’il s’entend dire qu’il faut envisager un départ et qu’on a six mois pour en discuter », estime le DRH. Ce dernier assume donc une partie des reproches qui lui sont faits en interne. Mais il affirme que c’est parce qu’il était hautement conscient de la situation sociale explosive, notamment chez les hauts cadres, qu’il a commandé au médecin du travail un rapport détaillé sur les risques psychosociaux. Et parmi les salariés de ManCo, « ce sont les personnes les plus à risque qui ont été vues », insiste-t-il pour relativiser le chiffre choc de 48 % de salariés sur la voie du burn out.

« Un écart entre ce que disent et ce que font une poignée de cadres dirigeants » 

Néanmoins, reconnaît Pierre Deheunynck, « le rapport n’était pas bon » : « Nous avons donc accéléré le déploiement des dispositifs d’accompagnement prévus. » Notamment un suivi médical et psychologique individuel, un accompagnement des managers, à la fois dans la gestion de leur propre carrière et dans celle de leurs équipes, un « atelier de co-management » avec un consultant extérieur, des formations à la détection des RPS et la constitution d’un groupe de hauts cadres pour échanger sur la situation et s’entraider. Le tout accompagné d’un comité de suivi du plan Calista, composé de représentants de la direction et des syndicats.

Selon la direction de l’entreprise, de nombreuses mesures ont donc été mises en œuvre pour amortir le choc de la réorganisation. « Nous avons retrouvé, non pas une sérénité absolue, mais nous voyons le bout du tunnel : nous sommes désormais dans l’action, avec une stratégie claire », assure le DRH.

Certains de ses collaborateurs sont moins optimistes. Ils soulignent d’abord que parmi les salariés en souffrance ou écartés par la direction, tous n’occupaient pas un poste fantôme, tant s’en faut, même au sein de ManCo. Le rapport médical lui-même souligne les effets délétères déclenchés par le plan Calista sur la qualité des relations au sein de l’entreprise. « Dès lors qu’il est avéré qu’un salarié est “calisté”, il se trouve de fait disqualifié par son entourage professionnel », s’alarme le texte : « Il n’est alors plus convié à certaines réunions, à certaines rencontres, à certains séminaires, plus interrogé sur des domaines où jusqu’à présent il était référent et jugé compétent, parfois même soudainement ignoré jusque par ses subalternes. »

De nombreux hommes managers se plaignent aussi que « si tu es un homme blanc de plus de 50 ans, tu n’as plus de carrière possible chez Engie ». Un argument que vient démentir l’organigramme du comité exécutif : sur ses onze membres, on ne trouve que trois femmes, dont Isabelle Kocher. Mais il est vrai que la volonté de la directrice générale d’arriver à 30 % de femmes dans les équipes dirigeantes a abouti à la nomination à des postes de pouvoir de certaines femmes bien plus jeunes que leurs collègues masculins.

D’autres cadres mettent plus directement en cause des membres de la garde rapprochée d’Isabelle Kocher, dont le DRH ou la responsable financière. « Pour embarquer ses troupes dans un tel projet de transformation, il faut avoir une conduite exemplaire. Or il y a un réel écart entre ce que disent et ce que font une poignée de cadres dirigeants », juge par exemple Hélène, cadre de haut niveau. Elle estime que le respect et la bienveillance prônés officiellement pour la mise en place du plan Calista ne sont pas toujours respectés.

Elle regrette notamment que certains des dirigeants aient lancé des recrutements à l’extérieur, alors qu’il est demandé aux autres de se cantonner à des recrues internes. « Il n’y a pas de règle sans exception, balaye Pierre Deheunynck. À chaque fois que nous avons cherché des compétences à l’extérieur, c’est que nous n’en avions pas trouvé en interne. » Il rappelle qu’une procédure stricte existe pour ce cas de figure : un recrutement externe ne peut se faire qu’à l’issue de deux mois de recherches en interne et doit être validé par un comité de nomination composé de membres du comité exécutif. Le DRH en fait partie et y dispose d’un droit de veto, mais il ne décide pas seul des embauches.

Enfin, certains très bons connaisseurs de l’entreprise et de ses coulisses pointent la forte dichotomie qui s’installe peu à peu entre les « Engie 50 », les 50 managers les plus haut placés, traités avec égard et bien informés sur la stratégie de l’entreprise, et les autres cadres. Une situation qui crée des « dirigeants à deux vitesses et engendre beaucoup de frustrations ». Et qu’Engie devra sans doute se décider à traiter si le groupe veut réellement améliorer les situations de mal-être au travail qui perdurent au plus haut de son organigramme.

Publié le 19/02/2019

Répression judiciaire des Gilets Jaunes : Edouard Philippe fait du chiffre

Condamnations de Gilets jaunes : la curieuse approche quantitative de la justice mise en avant par Édouard Philippe

Par Me Régis de Castelnau

 (site mondialisation.ca)

Les chiffres dévoilés par le premier ministre indiquent une instrumentalisation de la justice et un mépris du droit.

 Atlantico : ce mardi 12 février, le premier ministre, Edouard Philippe, a déclaré devant l’Assemblée nationale : « Depuis le début de ces événements, 1796 condamnations ont été prononcées par la justice et 1422 personnes sont encore en attente de jugement » (…) « plus de 1300 comparutions immédiates ont été organisées et 316 personnes ont été placées sous mandat de dépôt ». Comment comprendre de tels chiffres, faut-il y voir une excessive sévérité, ou traitement « juste » de la situation eu égard aux événements ?

Régis de Castelnau : Ces chiffres sont proprement ahurissants. Il s’agit donc, et c’est assumé comme tel, d’une répression de masse. C’est-à-dire qu’on a mobilisé l’appareil judiciaire depuis trois mois pour faire ce qui ne peut plus s’apparenter à une justice normale, mais à une justice d’exception, à une justice de masse.

La justice française complètement en crise par défaut de moyens, et qui a beaucoup de mal à effectuer les missions qui sont les siennes dans le cadre de son service public vient d’être instrumentalisée au service du pouvoir exécutif pour mettre en place une répression sans exemple depuis la fin de la guerre d’Algérie. Soyons clairs, on ne peut pas rendre une justice digne de ce nom, avec des procédures régulières, des débats contradictoires, des décisions équilibrées dans ces conditions. 316 personnes placées sous mandat de dépôt, dont une proportion considérable de gens sans casier judiciaire, ce chiffre doit être rapporté à ce que la presse nous apprend tous les jours concernant la délinquance des quartiers ou des gens ayant jusqu’à 20 condamnations pour des délits graves à leur casier n’ont jamais fait un jour de prison. Cette statistique est claire, c’est une justice d’exception qui a été rendue indigne d’un pays comme le nôtre. Le président de la république a fait le choix, non pas du maintien de l’ordre mais celui d’une répression brutale du mouvement des gilets jaunes. Que la justice souvent parquet et juges du siège ensemble ait accepté d’exécuter les ordres de l’Élysée et de la place Vendôme est une régression qui nous renvoie des dizaines d’années en arrière. Désormais lorsque les syndicats de magistrats nous parleront d’indépendance et d’impartialité ils se feront rire au nez. Surtout que dans le même temps, et l’affaire Benalla est là pour le démontrer, la même justice est d’une complaisance surprenante avec les délinquants qui entourent le chef de l’État.

Des groupes d’avocats se sont organisés pour faire face à ce moment liberticide, et les informations qui remontent sont consternantes. Incriminations fantaisistes, procédures bâclées, peines exorbitantes infligées pour des infractions imaginaires, mises en cause systématique des droits de la défense. Il y a aussi bien sûr les comportements des parquets comme par exemple celui de Paris par le Canard enchaîné, ou le procureur du tribunal de grande instance ordonne à ses substituts de violer la loi et de conserver les gens garde à vue en commettant des séquestrations arbitraires. Il y a bien sûr également les refus catégoriques malgré les évidences de poursuivre les policiers frappeurs, alors que les préfets en saisissant l’IGPN font eux leur devoir.

Je dois reconnaître que la façon dont l’appareil judiciaire s’est comporté à l’occasion du mouvement des gilets jaunes a quand même été pour moi une surprise. L’image d’une justice équitable, respectueuse de sa mission et de la loi est détruite dans l’opinion publique pour longtemps. Comment pour complaire au pouvoir exécutif des magistrats ont-ils accepté de prendre ce risque ?

En tout cas cette statistique établit que cet appareil judiciaire, oubliant sa mission de rendre la justice, a choisi de se comporter en supplétif de la police pour rétablir l’ordre. C’est complètement déplorable.

Comment interpréter cette vision quantitative de la Justice de la part du premier ministre ?

Que le premier ministre revendique triomphalement de telles statistiques qui n’établissent qu’une chose, c’est la vision instrumentale de la justice de ce pouvoir, en dit long sur le mépris du droit qui le caractérise. Il dirige un gouvernement qui est en train de faire voter une nouvelle loi sur l’organisation de la justice que tout le monde judiciaire considère comme de pure régression, et qui passe son temps à rogner sur le budget de ce qui devrait être un grand service public. Et maintenant il vient à l’Assemblée nationale brandir des statistiques que ceux qui savent ce que doit être la justice, considèrent comme déshonorantes. « Regardez, la justice expéditive que nous avons ordonnée a condamné 1796 de ces horribles gilets jaunes. Elle en a mis 316 au trou. C’est une magnifique victoire ! » A quand le premier ministre venant de la même façon triomphale brandir les statistiques des gens éborgnés, des mains arrachées, des blessés de toutes sortes ?

Ce qui apparaît dans ce comportement passablement indigne, c’est cet aveuglement sur ce qui se passe dans ce pays et sur le rejet dont le président de la république lui-même font l’objet. Persuadés d’être plus intelligents que tout le monde lui et ses équipes emmènent le pays dans une impasse mortifère en continuant de l’abîmer. Je ne sais pas comment tout cela finira, mais il est sûr que la trace que Monsieur Édouard Philippe laissera dans l’histoire sera particulièrement laide.

Interview publiée dans Atlantico. Via le site Vu du Droit

La source originale de cet article est Atlantico.fr

Copyright © Me Régis de Castelnau, Atlantico.fr, 2019

Publié le 13/02/2019

La RATP perd une manche dans un conflit du travail hors norme

Le tribunal administratif de Paris a annulé les avis d’une enquête administrative de sécurité estimant le profil de deux salariés non « compatible » avec leur poste, ce qui avait mené à leur licenciement.

Par Bertrand Bissuel (site lemonde.fr)

La justice vient d’infliger un revers à la RATP et au ministère de l’intérieur dans des conflits du travail totalement atypiques. En 2018, l’entreprise publique avait licencié deux de ses agents au motif qu’ils auraient fait courir un risque à la sécurité de leurs collègues et des usagers. Sa décision était étayée sur deux avis rendus par un service rattaché au directeur général de la police nationale. Les avis en question ont été récemment annulés par le tribunal administratif de Paris, ce qui remet en cause le choix du transporteur de se séparer de ces salariés.

L’un des différends concerne M. X : embauché, il y a six ans, à la RATP en qualité d’opérateur de maintenance, il avait demandé sa mutation en vue de devenir conducteur de métro. L’autre contentieux implique M. Y, recruté en novembre 2017 pour conduire le métro. L’un comme l’autre ont donc été congédiés en 2018, à quelques mois d’intervalle, dans des circonstances analogues : ils ont d’abord été relevés de leurs fonctions avant de recevoir, quelques jours plus tard, une lettre de licenciement.

Pour justifier la rupture du contrat de travail, la direction s’est prévalue d’une enquête administrative, qu’elle avait réclamée au ministère de l’intérieur. Cette investigation avait abouti à la conclusion que le comportement des deux hommes n’était pas « compatible » avec le poste convoité ou occupé, sans qu’un motif soit donné.

Métiers jugés sensibles

Une telle procédure est prévue par la loi du 22 mars 2016. Elle offre la possibilité aux sociétés de transport de voyageurs de contrôler le pedigree de personnes qui désirent travailler chez elles ou de salariés déjà en place qui veulent changer d’affectation. Ces vérifications ne sont admises que pour certains métiers jugés sensibles – par exemple chauffeur de bus ou agent de sécurité.

Le but est de s’assurer que les intéressés ne représentent pas une menace pour les personnels et la clientèle. C’est le Service national des enquêtes administratives de sécurité (Sneas), placé sous la tutelle du ministère de l’intérieur, qui se charge de « scanner » le profil des personnes. Il s’appuie, notamment, sur des fichiers relatifs « à la prévention du terrorisme ou des atteintes à la sécurité et à l’ordre publics ».

M. X et M. Y ont été stupéfaits d’apprendre le soupçon pesant sur eux. Et le traitement qui leur a été réservé les a profondément choqués. Primo : ils ignoraient tout des raisons pour lesquelles un avis d’incompatibilité avait été émis à leur égard. En outre, l’avis incriminé ne leur avait pas été notifié et la RATP avait mis fin à la relation de travail, sans qu’ils puissent se défendre. S’estimant victimes de pratiques expéditives qui ont violé leurs droits, ils se sont tournés vers le tribunal administratif de Paris afin d’obtenir l’invalidation de la sentence du Sneas.

Argumentaire différent

La démarche engagée a tourné à leur avantage. S’agissant de M. X, le juge a estimé que le ministère de l’intérieur n’avait produit « aucun élément factuel » permettant de démontrer que le salarié « constituerait une menace pour la sécurité ou l’ordre public ». Du fait de cette « inexacte application » de la loi, le requérant est « fondé » à demander l’annulation de l’avis d’incompatibilité.

Quant à M. Y, l’argumentaire du tribunal est différent mais parvient au même résultat : l’agent « aurait dû avoir notification de l’avis d’incompatibilité » et ce dernier aurait dû, de surcroît, « être motivé ». Or, tel n’a pas été le cas. Dans ces conditions, M. Y est, lui aussi, en droit de réclamer « l’annulation » de l’avis du Sneas.

Sollicités par Le Monde, le ministère de l’intérieur et la RATP se bornent à indiquer qu’ils ont pris acte des jugements du tribunal, prononcés le 31 janvier. Un appel sera-t-il interjeté ? Pas de réponse, à ce stade. Tout laisse à penser, par ailleurs, que la RATP n’a pas l’intention de revenir sur sa décision de congédier les deux hommes.

La bataille judiciaire continue

Ce licenciement, M. X et M. Y le contestent, en parallèle, devant la justice prud’homale. Pour le premier, l’audience, initialement prévue vendredi 8 février, a été repoussée au 6 mars. Son avocat, Me Raphaël Kempf, « ne voi[t] pas comment les prud’hommes ne pourraient pas tenir compte de la décision du tribunal administratif ». Autrement dit, la logique voudrait, selon lui, que la RATP soit condamnée, la rupture du contrat de travail ne reposant sur aucune « cause réelle et sérieuse ».

M. Y, lui, est déjà passé devant les prud’hommes, mais il a été débouté, le 1er février. Son conseil, Me Thierry Renard, avait demandé que les débats soient rouverts de manière à prendre en considération l’invalidation de l’avis d’incompatibilité, mais il n’a pas été suivi. Il va donc faire appel.

Outre M. X et M. Y, quatre autres hommes, au moins, ont été remerciés de la même manière par la RATP. Epaulés par Me Thierry Renard, trois d’entre eux ont déjà engagé des actions en référé devant les prud’hommes, qu’ils ont perdues. Les décisions ont été rendues avant le jugement du tribunal administratif de Paris. Mais la bataille va continuer, affirme Me Thierry Renard : des requêtes sur le fond ont été déposées. Celui-ci compte également s’adresser au juge administratif afin que soit annulé l’avis d’incompatibilité émis à l’encontre de ses clients.

Bertrand Bissuel

Publié le 07/02/2019

Dans la tête des grévistes

Stéphane Ortega (site rapports de force.fr)

Les facteurs d’un des deux bureaux de Montpellier sont en grève depuis le 21 janvier. Tous les matins, ils se rassemblent devant leur centre de distribution, refusant une réorganisation qui supprime une vingtaine de tournées, et exigeant la titularisation des précaires. C’est le second conflit long que vit ce bureau en trois ans. Treize jours sans salaires, dans le froid, sans certitude d’obtenir gain de cause. Voyage au cœur d’une grève.

 

« Ils s’en foutent de la vie des gens », affirme catégoriquement Benjamin, en décrivant la nouvelle organisation du travail mise en place dans son bureau depuis le mardi 22 janvier. Avec près de 20 % des tournées supprimées, la mise en place d’une coupure méridienne, des tournées dont la taille varie en fonction des moments de l’année, c’est tout son cadre de travail qui est chamboulé. Dépité par une réorganisation « sans queue ni tête », ce facteur de 35 ans semble plus atterré qu’en colère : « Le samedi, finir à 16 h quand tu as ta fille qu’un week-end sur deux, cela veut dire que tu ne la vois que le dimanche ». Benjamin a commencé la grève le lundi, veille de la nouvelle organisation. Le lendemain matin, par curiosité, il entre dans le bureau pour jeter un coup d’œil à son nouveau casier de tri. Celui-ci contient bien plus de case. Il a absorbé les rues de tournées qui ont été supprimées. Cela confirme son choix : il ressort et rejoint ses collègues sur le piquet de grève. Il y est encore.

Il n’est pas le seul. À quelques mois de la retraite, Bernard trouve un parfum particulier à ce qui devrait être sa dernière grève. Avec ses « trente ans de boîte » et son tempérament sanguin, il fait autant office d’ancien que de mascotte. Au-delà des moqueries bienveillantes qui fusent à son égard autour du brasero dès 5 h 30 du matin, Bernard est un blessé de La Poste. Après une longue carrière où il a vu défiler les patrons de passage, il subit un déclassement, puis de fermeture de centre en fermeture de bureau, il échoue « rouleur à la distribution », à l’âge de 54 ans. Chaque jour, une nouvelle tournée, un nouveau moyen de locomotion, et de nouvelles douleurs en fin de vacation. Avec autant de mépris accumulé, la grève est plus qu’une évidence, c’est « une revanche personnelle, une envie de leur faire payer l’addition ». Il ira jusqu’au bout.

La détermination : une histoire de convictions

« Dans l’état actuel, je ne retournerai pas au boulot », certifie un troisième facteur. Malgré ses seulement 29 ans et quatre ans d’ancienneté en CDI à La Poste, c’est son second conflit. Déjà en 2016, il avait comptabilisé 10 jours de grève contre une réorganisation qui n’avait finalement pas vu le jour. Pour lui, c’est « une question de convictions », assume-t-il, un peu agacé par ceux de ses collègues qui « râlent et ne font pas grève parce qu’ils ne sont pas touchés individuellement ». Moins tranchante, mais tout aussi déterminée, Émeline découvre la grève pour la première fois. En CDI depuis un an, après un purgatoire postal fait de plusieurs contrats précaires, elle a le profil de l’employée modèle. Pourtant elle est sur le piquet de grève tous les matins.

« Je n’ai pas envie que mes collègues vivent ce que j’ai vécu. Les tournées sont beaucoup trop longues pour faire un travail de qualité », expose-t-elle simplement. Avant qu’elle signe son CDI, elle a testé les « tournées sacoches », une innovation de la direction qui supprime au facteur le tri de sa tournée, pour le laisser dehors en continu, en distribution de 9 h à 17 h. Forte de cette expérience calamiteuse, où elle a sombré physiquement et psychologiquement au bout de six mois, elle craint le rallongement des tournées, inclus dans la nouvelle organisation. Pour elle pas question de voir détruire son « beau métier ». « Je n’aurais pas été en accord avec moi même en restant dedans, et en faisant du mauvais travail », conclut-elle, le plus naturellement du monde.

« J’ai rarement vu une grève comme celle-là », explique Bernard, surpris par la détermination et l’implication de ses collègues. Le premier jour de grève, ils étaient 34 facteurs en grève, 48 au quatrième jour, puis 53, avant de redescendre depuis, à une fourchette comprise entre 35 et 45 grévistes. Chaque jour, ils sont présents au petit matin devant leur bureau, se répartissent les tâches et effectuent des rotations pour participer aux négociations avec la direction. « C’est la première fois qu’en arrivant au sixième jour de grève, le samedi, les gens sont prêts à continuer massivement, au lieu d’élaborer des stratégies pour savoir comment gérer la fin du mouvement », constate-t-il. La grève s’est déjà poursuivie une semaine de plus, avec un pic le jeudi, pour atteindre 80 % des titulaires. Pourtant, un tel résultat n’était pas assuré avant le début du conflit, malgré une longue préparation menée par les syndicats CGT et SUD.

La grève : une alchimie insaisissable

« Des facteurs se sont dit, ce projet n’est pas réaliste, mais nous allons sortir les tournées, et ils verront bien que ce n’est pas possible. D’autres ont dit : non, moi je ne veux pas m’épuiser, je ne suis pas responsable de ce qui va se passer, donc je me mets en grève la veille de la mise en place », raconte Doriane, un des visages de la CGT dans ce bureau. Face à ces deux options, elle a longuement hésité. « C’est difficile d’engager des gens dans un conflit de cette ampleur. C’est une grosse responsabilité de leur proposer d’entrer en grève en sachant qu’une journée ne suffira pas, et sans avoir de certitude sur l’issue du conflit. Il faut discuter pour que les gens se rendent vraiment compte de la difficulté du combat à mener, sans illusionner et ne berner personne », explique-t-elle.

Plutôt réservée initialement sur l’option de la grève, n’étant pas sûre que ses collègues soient prêts, elle s’y est jetée à corps perdu une fois la décision collective prise en assemblée générale. « Quand je vois l’état psychologique des facteurs qui ne font pas grève, je me dis qu’en étant dehors, nous nous préservons, c’est moins dur », relativise Doriane, certaine au final que le choix de la grève était le bon. Comme en écho à ces paroles, Mehdi admet volontiers être partagé, parfois mal-à-l’aise, et ressentir de la culpabilité, lui qui se définit comme n’étant « pas encore en grève ». Il y a deux ans, il avait pourtant participé au conflit de bout en bout, recevant même, comme une vingtaine de ses collègues, une convocation au tribunal pour « entrave à la liberté du travail ». Mais ce coup-ci, il ne l’a pas senti malgré le « choc de la réorganisation ». Plutôt partisan de « sortir les nouvelles tournées » en faisant la démonstration que « cela ne passe pas », il exprime un manque de visibilité et de discussion sur la stratégie la plus pertinente pour combattre la nouvelle organisation.

Tenir ! Entre pression financière, incertitudes sur l’issue du conflit, et solidarité

Aux doutes de ceux qui sont dedans, répondent ceux des grévistes à l’extérieur du bureau depuis deux semaines. « C’est un peu long, nous sommes fatigués, et puis il y a les sous », admet Stéphanie qui au début imaginait se mettre en grève une seule journée. Avec un salaire net de 1300 € et un retrait par journée non travaillée d’au moins 50 €, elle compte en partie sur la caisse de grève pour continuer. Mais avec une quarantaine de grévistes, chaque journée coûte 2000 € pour compenser la totalité des salaires perdus. « La prime Macron de 300 euros permet de tenir un petit moment », calcule un autre facteur. Reçue le 18 janvier, nombre de grévistes l’ont mise de coté pour se constituer un mini trésor de guerre avant la bataille.

Mais tous les matins, la récolte de soutiens financiers occupe une partie des grévistes. Fort heureusement, aux dons de postiers de différents bureaux, se sont ajoutés ceux de syndicats de toute la France, et ceux de particuliers à travers une cagnotte Leetchi. La compensation de plusieurs journées de grève est déjà assurée. Mais il n’y a pas que l’argent qui compte pour tenir. « Il y a des gens qui viennent te voir, qui te soutiennent, cela fait chaud au cœur », confie Benjamin qui voit chaque jour des personnes extérieures venir les encourager sur le piquet de grève. Ce soutien moral, tous notent son importance, en même temps que beaucoup découvrent une nouvelle fraternité avec des collègues qu’ils ne faisaient parfois que croiser. « Quoi de mieux qu’un piquet de grève pour connaître les gens », s’amuse Bernard, à qui ce mouvement, où les jeunes sont nombreux, donne de l’espoir.

Lundi 4 février, les facteurs attaquent le 15e jour de leur mouvement. Mais les grévistes ne sont pas les seuls à ressentir une pression. La direction a déjà reculé sur plusieurs points en deux semaines. Dans la nouvelle organisation du travail, le nombre de tournées changeait en fonction des périodes de l’année, passant de 80 à 72 pendant 16 semaines. La Poste s’est dite prête à abandonner ce point, à « déprécariser » quelques CDI intérimaires, et à aménager certains éléments de structure. Des propositions qui impliquent encore la suppression de vingt tournées. Pas vraiment du goût des facteurs, après deux semaines de lutte. Le bras de fer se poursuit. À l’entame de la troisième semaine du conflit, il va encore se passer beaucoup de choses dans la tête des grévistes. Dans celle de la direction aussi.

Publié le 01/02/2019

2019, « année sans pareille » ?

Reportage à « l’assemblée des assemblée » de Commercy

paru dans lundimatin#176, (site lundi.am)

« Un succès d’affluence », Médiapart
« Une solidarité à toute épreuve », Libération
« Débat citoyen  », la Croix
« Une assemblée de toute la France propose un appel commun », le Monde

Heureusement, il n’est pas question du débat national.

Ces éloges concernent tous l’initiative des Gilets jaunes de Commercy, petite localité à cheval sur le cours de la Meuse, au cœur du Grand-Est. L’idée ? Organiser une grande assemblée des assemblées, afin de s’essayer à la coordination du mouvement et d’en dessiner peu à peu les contours, les espoirs et les capacités d’action. Le tout en respectant le plus scrupuleusement possible des principes de démocratie directe.

A un moment crucial du mouvement des Gilets jaunes, après deux mois de mobilisation, l’initiative meusienne trace une voie singulière. Face à l’émergence de porte-paroles autoproclamés qui entendent tirer légitimité des réseaux sociaux, des plateaux télévisions ou de listes électorales, les gilets de Commercy font le choix de l’horizontalité et l’autonomie locale. Pourquoi ne pas proposer au mouvement une organisation qui ne soit pas une structuration par le haut ou une intégration au système politique ? Une troisième voie, celle de Commercy.

Toutes les routes mènent à Commercy

Le pari peut sembler fou, pourtant des dizaines de délégations ont répondu à l’appel, choisies par leurs assemblées par vote ou tirage ou sort et tenues de respecter des mandats divergents d’un rond-point à l’autre. Des Bouches-du-Rhône, d’Ariège, de Nantes, de Saint-Nazaire, de Poitiers, de Grenoble, du Vigan, de Bordeaux, de Toulouse, de Strasbourg ou d’Ile-de-France, une bonne partie des quelques 75 délégations est arrivée la veille, après avoir traversé le pays. Des frais souvent financés par les caisses de solidarité locales.

Samedi de bon matin. La petite salle des fêtes de Sorcy-Saint-Martin, à quelques kilomètres de Commercy, surnage et irradie de fluo. Au moins 400 personnes y sont entassées, bien plus que la capacité du lieu. Les journalistes sont présents en nombre. L’ambiance est électrique : le café n’est pas fameux, mais les espoirs sont immenses. Sur la route, un ami ne disait pas autre chose : « Si ça se trouve, on parlera de l’appel de Commercy dans les bouquins d’histoire, ça peut être historique », avant de se reprendre : « ça l’est déjà ».

L’histoire reste à écrire, mais de la bouche de certains organisateurs confiants, la salle municipale en contient peut-être « un petit bout  ». Sur les chaises en plastique, chacun y va de sa référence. Deux ombres semblent planer au-dessus des participants. Le serment du jeu de Paume et la Révolution de 1789 reviennent sous la tonnelle où l’on s’abrite de la pluie pour fumer sa cigarette. Sommes-nous en train d’assister à un transfert de souveraineté et de sacralité comparable à celui de l’été 1789 ? Une autre, plus discrète, n’en demeure pas moins essentielle : celle du communalisme libertaire, le modèle de l’écologiste américain Murray Bookchin basé sur la démocratie directe à l’échelle de la commune, modèle que les Kurdes tentent aujourd’hui d’instaurer au Rojava, le Kurdistan syrien.

En début d’après-midi, lorsque les échanges s’ouvrent enfin, c’est pour laisser la place aux délégué.e.s qui présentent un.e.s à un.e.s leur mobilisation, l’histoire de leur rond-point, la naissance de leur assemblée, leurs difficultés aussi. Avec toujours, en filigrane, cette prise de conscience qu’un autre destin commun est possible dès lors qu’on réalise qu’on est plus seul, qu’on s’organise. On se répond les uns les autres par des applaudissements nourris. Lorsque Saint-Nazaire impressionne par son ouverture d’une Maison du Peuple, squat qui fait office de cœur logistique de la mobilisation dans la cité portuaire, d’autres mettent en avant les soupes populaires ou les ébauches d’autonomie alimentaire. Les numéros s’échangent, les bonnes pratiques aussi.

Rapidement, il s’agit de mettre les pieds dans le plat. Est-il question oui ou non de produire un texte commun, même de principe ? Des délégué.e.s s’insurgent. « Ce n’était pas prévu !  ». « Nos mandats ne nous le permettent pas  ». « Nous ne pourrons pas le signer  ». Un débat avant tous les autres, incontournable : comment définir cette assemblée ? Quels contours lui attribuer ? Personne ne le sait, alors il faut débattre et se convaincre. Cela prend des heures. Les esprits fatiguent, certains se mettent à douter. Et si l’initiative ne parvenait à rien de concret ? Le souvenir inachevé de Nuit Debout et ses travers « assembléistes » s’invite dans les têtes. Après des heures de tractation, un accord est trouvé, basé sur le principe d’une validation a posteriori par les assemblées locales, sans oublier un droit d’amendement et de proposition. Il fait presque nuit dehors et aucun point à l’ordre du jour n’a encore été évoqué, l’assemblée est déjà épuisée. Mais après tout, la démocratie c’est peut-être ça.
 

L’idée d’un texte s’impose, mais pour y mettre quoi, au juste ? Le travail préparatoire des Gilets jaunes de Commercy est colossal, notamment sur les remontées des doléances. Une feuille double jaune pâle contient un tableau minutieusement préparé, une synthèse des centaines de revendications récupérées, classées par ordre d’importance et de récurrence. Finalement, il semble que les gens qui se mobilisent ont beaucoup plus en commun qu’il n’y parait : la répartition des richesses, le droit à une vie digne, la préservation de l’environnement, la fin des privilèges, le refus de l’abandon du monde rural et des quartiers populaires, l’amélioration des services publics, le référendum d’initiative citoyenne, la conservation d’une autonomie à l’échelle locale, la condamnation de la répression etc. Rassurés de ce constat, les délégué.e.s récalcitrant.e.s consentent à travailler à une voix commune, sous réserve d’une future approbation de leur assemblée.

A mesure que la journée se consume, des nouvelles des manifestations du jour parviennent de toute la France. Peu évoquées, elles occupent les esprits et habillent les temps de pause. En premier lieu, la blessure d’une des figures du mouvement, Jérôme Rodrigues, place de la Bastille à Paris. Bien que peu de gens sache vraiment de qui il s’agit, tout le monde s’accorde à dire que le gouvernement fait là un bien mauvais coup. « Ils sont complétement barrés, ils n’ont aucune limite  » s’étouffe une lyonnaise.

Encore plus de débat, toujours des débats

Et puis il y a cette agression ultra-violente de militants du NPA par un groupuscule fasciste parisien dont la vidéo circule sur les réseaux sociaux. La nouvelle pousse un sujet brulant sur le devant de la scène. « Il faut prendre position vis-à-vis de l’extrême droite » s’indigne une des déléguées.

Des voix s’élèvent : « Le mouvement est et doit rester sans étiquette ».

Ça se bouscule dans la salle. Le ton monte. Distinction est finalement faite entre l’extrême droite et le groupe fasciste auteur de l’agression. Mais le sujet n’est pas le seul à échauffer les esprits. La position à adopter vis-à-vis des syndicats fait aussi débat. Comment composer avec la grève nationale qui s’annonce pour le 5 février ? Certains participants égrainent les trahisons des directions syndicales. Tous s’accordent à converger avec les bases en lutte.

Les débats se prolongent autour des axes de travail définis par l’équipe de Commercy. Comment maintenir le rapport de force ? Comment s’organiser localement ? Comment se protéger des attaques du gouvernement, renforcer notre solidarité et assurer notre autonomie ? Quelle position vis-à-vis du « grand débat national » ? Faut-il envisager une liste pour les élections ? Comment être le plus démocratique possible, et surtout comment le rester ?

Une soirée festive était prévue, elle est vite oubliée. Les discussions durent tard dans la nuit. Quelques délégué.e.s de toute la France poursuivront encore le travail en petit comité, avec pour mission d’élaborer un texte nourri des échanges de la journée et espérer le faire accepter par l’assemblée le lendemain.

Dimanche matin, la proposition de texte commun est présentée. Ovationnée, mais insuffisante. Les amendements pleuvent. Décision est prise d’en proposer une deuxième mouture, en essayant d’en intégrer un maximum. Texte ou pas texte ? « Il ne faut pas confondre rapidité et précipitation  » glisse une déléguée venue de l’Ouest. Un autre : « Une révolution prend au moins 4 ans. Regardez 1789…  » Oui mais tout de même, ressortir du week-end sans texte de principe aurait nécessairement un gout d’échec. Le doute s’installe.

Le temps que les délégué.e.s retournent à leur labeur, l’assemblée se scinde en une multitude de petits groupes de travail, autant que d’axes de réflexion. L’occasion pour les observateurs qui n’avaient jusqu’ici pas eu voix au chapitre de s’exprimer. Les échanges sont intenses, parfois houleux. Il faut attendre la fin du déjeuner pour qu’une version amendée soit enfin présentée à l’assemblée. Les portables sont sortis, chacun imagine capturer un moment historique. La lecture se solde par un tonnerre d’applaudissement. Le texte est adopté.

Vite, en faire une vidéo. Tout le monde l’a compris, avant que l’histoire se souvienne de ce qui s’est passé dans cette assemblée de Meuse, il faut que l’expérience parvienne à convaincre les ronds-points, les assemblées et tous ceux qui s’organisent.

Appel de la première « assemblée des assemblées » des Gilets jaunes

Nous, Gilets Jaunes des ronds-points, des parkings, des places, des assemblées, des manifs, nous sommes réunis ces 26 et 27 janvier 2019 en « Assemblée des assemblées », réunissant une centaine de délégations, répondant à l’appel des Gilets Jaunes de Commercy.

Depuis le 17 novembre, du plus petit village, du monde rural à la plus grande ville, nous nous sommes soulevés contre cette société profondément violente, injuste et insupportable. Nous ne nous laisserons plus faire ! Nous nous révoltons contre la vie chère, la précarité et la misère. Nous voulons, pour nos proches, nos familles et nos enfants, vivre dans la dignité. 26 milliardaires possèdent autant que la moitié de l’humanité, c’est inacceptable. Partageons la richesse et pas la misère ! Finissons-en avec les inégalités sociales ! Nous exigeons l’augmentation immédiate des salaires, des minimas sociaux, des allocations et des pensions, le droit inconditionnel au logement et à la santé, à l’éducation, des services publics gratuits et pour tous.

C’est pour tous ces droits que nous occupons quotidiennement des ronds-points, que nous organisons des actions, des manifestations et que nous débattons partout. Avec nos gilets jaunes, nous reprenons la parole, nous qui ne l’avons jamais.

Et quelle est la réponse du gouvernement ? La répression, le mépris, le dénigrement. Des morts et des milliers de blessés, l’utilisation massive d’armes par tirs tendus qui mutilent, éborgnent, blessent et traumatisent. Plus de 1.000 personnes ont été arbitrairement condamnées et emprisonnées. Et maintenant la nouvelle loi dite « anti-casseur » vise tout simplement à nous empêcher de manifester. Nous condamnons toutes les violences contre les manifestants qu’elles viennent des forces de l’ordre ou des groupuscules violents. Rien de tout cela ne nous arrêtera ! Manifester est un droit fondamental. Fin de l’impunité pour les forces de l’ordre ! Amnistie pour toutes les victimes de la répression !

Et quelle entourloupe que ce grand débat national qui est en fait une campagne de communication du gouvernement, qui instrumentalise nos volontés de débattre et décider ! La vraie démocratie, nous la pratiquons dans nos assemblées, sur nos ronds-points, elle n’est ni sur les plateaux télé ni dans les pseudos tables rondes organisées par Macron.

Après nous avoir insultés et traités de moins que rien, voilà maintenant qu’il nous présente comme une foule haineuse fascisante et xénophobe. Mais nous, nous sommes tout le contraire : ni racistes, ni sexistes, ni homophobes, nous sommes fiers d’être ensemble avec nos différences pour construire une société solidaire.

Nous sommes forts de la diversité de nos discussions, en ce moment même des centaines d’assemblées élaborent et proposent leurs propres revendications. Elles touchent à la démocratie réelle, à la justice sociale et fiscale, aux conditions de travail, à la justice écologique et climatique, à la fin des discriminations. Parmi les revendications et propositions stratégiques les plus débattues, nous trouvons : l’éradication de la misère sous toutes ses formes, la transformation des institutions (RIC, constituante, fin des privilèges des élus…), la transition écologique (précarité énergétique, pollutions industrielles…), l’égalité et la prise en compte de toutes et tous quelle que soit sa nationalité (personnes en situation de handicap, égalité hommes-femmes, fin de l’abandon des quartiers populaires, du monde rural et des outres-mers…).

Nous, Gilets Jaunes, invitons chacun avec ses moyens, à sa mesure, à nous rejoindre. Nous appelons à poursuivre les actes (acte 12 contre les violences policières devant les commissariats, actes 13, 14...), à continuer les occupations des ronds-points et le blocage de l’économie, à construire une grève massive et reconductible à partir du 5 février. Nous appelons à former des comités sur les lieux de travail, d’études et partout ailleurs pour que cette grève puisse être construite à la base par les grévistes eux-mêmes. Prenons nos affaires en main ! Ne restez pas seuls, rejoignez-nous !

Organisons-nous de façon démocratique, autonome et indépendante ! Cette assemblée des assemblées est une étape importante qui nous permet de discuter de nos revendications et de nos moyens d’actions. Fédérons-nous pour transformer la société !

Nous proposons à l’ensemble des Gilets Jaunes de faire circuler cet appel. Si, en tant que groupe gilets jaunes, il vous convient, envoyez votre signature à Commercy (assembleedesassemblees@gmail.com). N’hésitez pas à discuter et formuler des propositions pour les prochaines « Assemblées des assemblées », que nous préparons d’ores et déjà.

Macron Démission !
 Vive le pouvoir au peuple, pour le peuple et par le peuple.

Appel proposé par l’Assemblée des Assemblées de Commercy.

Il sera ensuite proposé pour adoption dans chacune des assemblée

Publié le 31/01/2019

Toni Negri: «Les gilets jaunes sont à la mesure de l’écroulement de la politique»

Par Amélie Poinssot (site mediapart.fr)

Pour le philosophe italien Antonio Negri, les gilets jaunes s’inscrivent dans une mouvance que l’on observe, en Europe et dans le monde, depuis 2011, d'Occupy Wall Street à la révolution tunisienne. « On est au bord d’une transformation mondiale », explique le théoricien de la « multitude ».

Les gilets jaunes doivent rester un contre-pouvoir et ne surtout pas se transformer en parti politique, estime Antonio Negri. Le philosophe italien, qui vit à Paris depuis 1983, observe depuis longtemps les mouvements sociaux de par le monde. Dans Assembly, son dernier ouvrage coécrit en 2018 avec Michael Hardt (non traduit en français), il donnait un cadre philosophique aux occupations de places publiques qui ont vu le jour ces dix dernières années. Dans Empire, publié avec le même auteur en 2000, il inventait le concept de « multitude », qui prend aujourd’hui une acuité particulière avec l’actualité des gilets jaunes. Le mouvement qui a démarré en France en novembre révèle, d’après lui, une nouvelle forme de lutte qui s’appuie sur la fraternité. Entretien.

Mediapart : Depuis une dizaine d’années, de nombreux mouvements de protestation ont émergé, en Europe et dans le monde, en dehors de tout parti ou organisation syndicale. Qu’est-ce que les gilets jaunes apportent de fondamentalement nouveau par rapport à cela ?

Antonio Negri : Les gilets jaunes s’inscrivent dans cette mouvance que l’on observe depuis 2011 : des mouvements qui sortent des catégories droite/gauche comme Occupy Wall Street, les Indignés, ou encore le soulèvement tunisien.

En Italie aussi les gens se sont mobilisés, tout d’abord dans les universités avec le mouvement Onda [La Vague – ndlr], puis autour des communs avec l’opposition au TAV [la ligne ferroviaire Lyon-Turin – ndlr] ou la gestion des déchets à Naples. À chaque fois, il s’agit de luttes importantes qui ne se positionnent ni à droite ni à gauche, mais qui reposent sur une communauté locale.

C’est quelque chose que l’on retrouve chez les gilets jaunes : il y a dans ce mouvement un sens de la communauté, la volonté de défendre ce qu’on est. Cela me fait penser à l’« économie morale de la foule » que l’historien britannique Edward Thompson avait théorisée sur la période précédant la révolution industrielle.

Ce qu’il y a de nouveau, toutefois, avec les gilets jaunes, c’est une certaine ouverture au concept du bonheur : on est heureux d’être ensemble, on n’a pas peur parce qu’on est en germe d’une fraternité et d’une majorité.

L’autre point important, me semble-t-il, c’est le dépassement du niveau syndical de la lutte. Le problème du coût de la vie reste central, mais le point de vue catégoriel est dépassé. Les gilets jaunes sont en recherche d’égalité autour du coût de la vie et du mode de vie. Ils ont fait émerger un discours sur la distribution de ce profit social que constituent les impôts à partir d’une revendication de départ qui était à la fois très concrète et très générale : la baisse de la taxe sur le carburant.

S’il y avait une gauche véritable en France, elle se serait jetée sur les gilets jaunes et aurait constitué un élément insurrectionnel. Mais le passage de ce type de lutte à la transformation de la société est un processus terriblement long et parfois cruel.

Comment interpréter la violence observée à l’occasion des manifestations parisiennes ? Est-elle devenue pour certains l’unique recours pour se faire entendre ?

Les gilets jaunes sont un mouvement profondément pacifique. Ils ne considèrent pas la violence comme un moyen. J’ai bien connu les mouvements sociaux en Italie dans les années 1970. À l’époque, la violence ouvrière ciblait la police, et à chaque face-à-face, entre 100 et 200 cocktails Molotov visaient les forces de l’ordre. Ce n’est pas le cas ici.

Les manifestants ne jettent pas des cocktails Molotov sur la police. Lorsque le cortège, qui se dirige des Champs-Élysées à la place de la Concorde, est bloqué par un cordon policier, c’est violent parce qu’il est empêché d’arriver devant le Palais alors que c’est parfaitement légal. C’est dans l’affrontement que naît la violence ; elle n’est pas théorisée en tant que telle comme moyen d’action.

Pour moi, il y a une différence énorme entre la culpabilité et la responsabilité. Les gens qui sont venus manifester à Paris ne sont pas venus pour taper et faire des dégâts. Ils ne sont pas responsables de cette situation.

En observant les gilets jaunes, j’ai plutôt été frappé par la fraternité de ce mouvement. Cela va au-delà de la solidarité. Ce sont des gens qui se construisent comme des frères et sœurs. Comme dans une famille, ils essaient de régler les litiges par la discussion : c’est cela, le référendum d’initiative citoyenne. Ils sont dans l’amour, dans un régime de passion. C’est un phénomène totalement nouveau, à la mesure de l’écroulement de la politique.

Est-on en train d’assister à l’émergence d’un nouveau corpus, alors que depuis l’écroulement du bloc communiste, les idées peinent à s’imposer pour faire face au rouleau compresseur du libéralisme ?

De mon côté, cela fait vingt ans que je parle de « multitude » précisément pour analyser la dissolution des anciennes classes sociales. La classe ouvrière était une classe productive, liée à une temporalité et une localisation : on travaillait à l’usine et la ville marchait au rythme de l’usine. À Turin par exemple, les tramways étaient réglés sur les horaires de la journée de travail.

Tout cela est terminé. Je ne suis pas nostalgique de cette époque, car l’usine tuait les gens. Certes, on a perdu le lien de la production, le lien de la journée de travail, le collectif. Mais aujourd’hui, on a de la coopération ; cela va plus loin que le collectif.

La multitude, ce n’est pas une foule d’individus isolés, renfermés sur eux-mêmes et égoïstes. C’est un ensemble de singularités qui travaillent, qui peuvent être précaires, chômeurs ou retraités, mais qui sont dans la coopération.

Il y a une dimension spatiale dans cette multitude : ce sont des singularités qui, pour exister, demandent à être en contact les unes avec les autres. Il ne s’agit pas seulement de quantité. C'est aussi la qualité des relations qui est en jeu.

Les syndicats sont-ils passés complètement à côté du mouvement ?

Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, a lui-même déclaré que le syndicalisme était mortel. Les syndicats sont devenus des organes d’État pour gérer les salaires et les prestations sociales. Ils n’ont aucune place au sein des gilets jaunes, sauf s’ils se mettaient à se souvenir de ce qui s’est passé il y a un siècle... Ils sont bloqués sur les catégories et la professionnalisation.

Comment comprendre la réponse de l’État et la répression policière qui a frappé les manifestants – et dont Mediapart s’est fait l’écho à travers plusieurs témoignages de victimes et à travers le travail de David Dufresne ?

Les autorités sont à la fois dans l’incompréhension totale du mouvement et dans une réaction de peur. Emmanuel Macron sait parfaitement que son pouvoir est extrêmement fragile. Le contraste est saisissant entre le vide de ses discours et la gravité de sa gestion gouvernementale. C’est un produit de la démocratie française qui est dépourvu de tout sens de la réalité.

Au fond, Macron est dans la lignée de tous les gouvernements néolibéraux en crise : ils tendent vers le fascisme. En France, les institutions sont encore suffisamment fortes pour empêcher cela, mais les méthodes et les armes de la police française sont inquiétantes. À la différence des forces de l’ordre allemandes, qui sont davantage dans la dissuasion, les policiers français sont encore sur le terrain de l’affrontement. Je l’interprète comme un élément de cette fragilisation du pouvoir.

N’y a-t-il pas là une distorsion entre, d’une part, l’aspect avant-gardiste et fondamentalement nouveau du mouvement des gilets jaunes et, d’autre part, l’aspect rétrograde de la réponse policière, qui fait penser aux méthodes des années 1960-1970 dans plusieurs pays européens ?

Tout à fait. Mais l’on ne peut pas savoir comment le mouvement des gilets jaunes va évoluer. J’observe ce qu’il se passe à Commercy : c’est très intéressant d’assister à la transformation du rond-point en groupes de travail. La mutation du mouvement ne viendra pas de l’extérieur, elle viendra des acteurs eux-mêmes. Quant à savoir s’il débouchera sur un parti politique… De mon point de vue, ce serait une erreur, même si cette voie recueillait l’assentiment de la majorité.

Espérez-vous, avec les gilets jaunes, des changements importants dans nos institutions ?

Ce mouvement me remplit d’espoir, car il met en place une forme de démocratie directe. Je suis convaincu depuis cinquante ans que la démocratie parlementaire est vouée à l’échec. J’écrivais déjà en 1963 un article où je critiquais l’état des partis politiques. Cela n’a fait que s’aggraver… Et cela se retrouve aujourd’hui à tous les niveaux : mairies, régions, États. Et bien sûr, Europe. L’Union européenne est devenue une caricature de l’administration démocratique.

Les gilets jaunes ont fait apparaître une demande réelle de participation des individus. Or, avec les moyens techniques dont nous disposons aujourd’hui, nous pouvons mettre en place une démocratie radicalement différente. Pensons aux philosophes des Lumières… Ce n’était pas des fous. Les gens qui ont inventé la démocratie étaient des gens normaux. Il faut oser penser, comme disait Kant.

On est au bord d’une transformation mondiale. Arrêtons de croire que c’est le règne de Trump et de Bolsonaro. Avec Internet et les réseaux sociaux, nous sommes entrés dans un nouveau rapport entre technologie et transformation de l’humain. Je n’ai jamais pensé que le capitalisme était uniquement une catastrophe, un monde de marchandises et d’aliénation. Le capitalisme est un univers de luttes dans lequel les gens essayent de s’approprier le produit de l’humain exploité par les patrons.

Les gilets jaunes doivent rester sur ce terrain de la lutte, plutôt que devenir un parti politique, être engloutis par le système, et se retrouver en incapacité d’agir dans cette digestion que le pouvoir ferait d’eux. J’espère qu’ils vont rester un contre-pouvoir.

Les gilets jaunes ne veulent pas de leader. Si le système parlementaire est en crise, la traversée de cette crise se fera avec de nouvelles formes d’organisation. Nous n’avons pas besoin d’un Cohn-Bendit. L’idéal serait d’arriver à une démocratie directe dans laquelle il n’y aurait pas d’intermédiaire. Les intermédiaires empêchent la transparence.

Il faut revoir nos schémas de pensée et inventer en somme…

Oui, mais dans les gilets jaunes, la pratique arrive avant la pensée. Pour comprendre ce mouvement, il faut se mettre dans une position d’humilité devant ce qui est en train de se passer. On ne pourra pas construire une formation politique comme Podemos. Ce dernier s’est d’ailleurs trouvé incapable de récupérer d’un point de vue théorique ce que les Espagnols mobilisés faisaient d’un point de vue pratique.

La création du parti se solde aujourd’hui par un échec : les principales personnalités de Podemos se plantent des couteaux dans le dos et sont en train de s’entretuer sur les noms des candidats pour les prochaines élections [le 17 janvier, l’un des fondateurs de Podemos, Iñigo Errejón, a annoncé son intention de se présenter indépendamment du parti aux régionales. Il sera candidat sur la plateforme de la maire de la capitale, Más Madrid – ndlr]. Former un parti politique, c’est la fin d’un mouvement social.

Est-ce un constat que vous faites également à propos du Mouvement Cinq Étoiles, né il y a une dizaine d’années en Italie et aujourd’hui membre du gouvernement aux côtés de la Ligue, parti d’extrême droite ?

En effet, à l’origine des Cinq Étoiles se trouvaient des gens issus des mouvements autonomes, des luttes pour les communs, mais aussi, plus tard, de la critique des réformes constitutionnelles voulues par Matteo Renzi. C’était marqué à gauche. À la différence de la France où cela a explosé d’un coup, en Italie, tout cela s’est étalé dans le temps, les gens se sont formés petit à petit.

Puis, avec leur habileté, le comique Beppe Grillo et Gianroberto Casaleggio [mort en 2016 – ndlr] ont commencé à faire un travail électoral sur ces mobilisations. Le pouvoir est progressivement passé du côté de ceux qui maîtrisaient les techniques politiques.

À partir du moment où il a cherché à gouverner, sous la direction de Luigi Di Maio, le M5S s’est complètement fourvoyé. Prendre le pouvoir n’est pas révolutionnaire. Ce qui est révolutionnaire, c’est d’être en capacité de détruire le pouvoir ou, à la limite, de le réformer.

Depuis, ce que fait le M5S au gouvernement est révoltant. Le revenu de citoyenneté universel qu’il avait promis l’an dernier pendant la campagne électorale est devenu une loi de pauvreté : le revenu n’est distribué qu’à une partie des chômeurs et il est assorti d’obligations disciplinaires. Ainsi, à la troisième offre d’emploi, le bénéficiaire est obligé de l’accepter, quelle que soit la distance à laquelle elle se trouve de son domicile.

Les Cinq Étoiles ont été rattrapés par l’avidité, la gourmandise du pouvoir. Ils ont fait alliance avec des fascistes bien réels qui sont en même temps de profonds néolibéraux. Le fascisme est le visage politique du néolibéralisme en crise. Mais il y a une justice électorale : le M5S va perdre de nombreuses voix aux élections européennes de mai prochain.

Publié le 30/01/2019

Appel de la 1ère "Assemblée des Assemblées" des Gilets Jaunes

APPEL DE LA PREMIÈRE « ASSEMBLÉE DES ASSEMBLÉES » DES GILETS JAUNES

    Nous, Gilets Jaunes des ronds-points, des parkings, des places, des assemblées, des manifs, nous sommes réunis ces 26 et 27 janvier 2019 en « Assemblée des assemblées », réunissant une centaine de délégations, répondant à l’appel des Gilets Jaunes de Commercy.

    Depuis le 17 novembre, du plus petit village, du monde rural à la plus grande ville, nous nous sommes soulevés contre cette société profondément violente, injuste et insupportable. Nous ne nous laisserons plus faire ! Nous nous révoltons contre la vie chère, la précarité et la misère. Nous voulons, pour nos proches, nos familles et nos enfants, vivre dans la dignité. 26 milliardaires possèdent autant que la moitié de l’humanité, c’est inacceptable. Partageons la richesse et pas la misère ! Finissons-en avec les inégalités sociales ! Nous exigeons l’augmentation immédiate des salaires, des minimas sociaux, des allocations et des pensions, le droit inconditionnel au logement et à la santé, à l’éducation, des services publics gratuits et pour tous.

    C’est pour tous ces droits que nous occupons quotidiennement des ronds-points, que nous organisons des actions, des manifestations et que nous débattons partout. Avec nos gilets jaunes, nous reprenons la parole, nous qui ne l’avons jamais.

    Et quelle est la réponse du gouvernement ? La répression, le mépris, le dénigrement. Des morts et des milliers de blessés, l’utilisation massive d’armes par tirs tendus qui mutilent, éborgnent, blessent et traumatisent. Plus de 1.000 personnes ont été arbitrairement condamnées et emprisonnées. Et maintenant la nouvelle loi dite « anti-casseur » vise tout simplement à nous empêcher de manifester. Nous condamnons toutes les violences contre les manifestants, qu’elles viennent des forces de l’ordre ou des groupuscules violents. Rien de tout cela ne nous arrêtera ! Manifester est un droit fondamental. Fin de l’impunité pour les forces de l’ordre ! Amnistie pour toutes les victimes de la répression !

    Et quelle entourloupe que ce grand débat national qui est en fait une campagne de communication du gouvernement, qui instrumentalise nos volontés de débattre et décider ! La vraie démocratie, nous la pratiquons dans nos assemblées, sur nos ronds-points, elle n’est ni sur les plateaux télé ni dans les pseudos tables rondes organisées par Macron.

    Après nous avoir insultés et traités de moins que rien, voilà maintenant qu’il nous présente comme une foule haineuse fascisante et xénophobe. Mais nous, nous sommes tout le contraire : ni racistes, ni sexistes, ni homophobes, nous sommes fiers d’être ensemble avec nos différences pour construire une société solidaire.

    Nous sommes forts de la diversité de nos discussions, en ce moment même des centaines d’assemblées élaborent et proposent leurs propres revendications. Elles touchent à la démocratie réelle, à la justice sociale et fiscale, aux conditions de travail, à la justice écologique et climatique, à la fin des discriminations. Parmi les revendications et propositions stratégiques les plus débattues, nous trouvons : l’éradication de la misère sous toutes ses formes, la transformation des institutions (RIC, constituante, fin des privilèges des élus…), la transition écologique (précarité énergétique, pollutions industrielles…), l’égalité et la prise en compte de toutes et tous quelle que soit sa nationalité (personnes en situation de handicap, égalité hommes-femmes, fin de l’abandon des quartiers populaires, du monde rural et des outres-mers…).

    Nous, Gilets Jaunes, invitons chacun avec ses moyens, à sa mesure, à nous rejoindre. Nous appelons à poursuivre les actes (acte 12 contre les violences policières devant les commissariats, actes 13, 14…), à continuer les occupations des ronds-points et le blocage de l’économie, à construire une grève massive et reconductible à partir du 5 février. Nous appelons à former des comités sur les lieux de travail, d’études et partout ailleurs pour que cette grève puisse être construite à la base par les grévistes eux-mêmes. Prenons nos affaires en main ! Ne restez pas seuls, rejoignez-nous !

    Organisons-nous de façon démocratique, autonome et indépendante ! Cette assemblée des assemblées est une étape importante qui nous permet de discuter de nos revendications et de nos moyens d’actions. Fédérons-nous pour transformer la société !

    Nous proposons à l’ensemble des Gilets Jaunes de faire circuler cet appel. Si, en tant que groupe gilets jaunes, il vous convient, envoyez votre signature à Commercy (assembleedesassemblees@gmail.com).

N’hésitez pas à discuter et formuler des propositions pour les prochaines « Assemblées des assemblées », que nous préparons d’ores et déjà.

    Macron Démission !
 Vive le pouvoir au peuple, pour le peuple et par le peuple.

    Appel proposé par l’Assemblée des Assemblées de Commercy.

    Il sera ensuite proposé pour adoption dans chacune des assemblées locales.

Publié le 25/01/2019

Lettre jaune #17 : Les Totalitaires

« A l’inverse de leurs chants énamourés sur la Liberté, ceux d’en haut sont maintenant prêts à employer tous les moyens nécessaires pour éliminer ceux d’en bas  : interdiction de manifester librement, gardes-à-vue préventive, vol de cagnotte, condamnations en série, fichier de surveillance… »

paru dans lundimatin#174, (site lundi.am)

 

Depuis le début du mouvement des gilets jaunes de mystérieuses Lettres Jaunes sont diffusées sur les ronds-points et les réseaux sociaux. Avec toujours autant de justesse et de poésie, cette 17e missive renvoie dos à dos l’uniformisation produite par la globalisation et l’identité fictive promue par ceux d’en haut.

Alors, nous, hommes d’en bas, nous Gilets jaunes, nous incarnons les particularités. Nous défendons les caractères, les nuances, les hasards. Nous défendons d’autres manières de vivre ! Nous défendons la diversité du vivant et non son appauvrissement ! (..) Nous défendons l’enracinement d’hommes et de femmes particuliers, fruit de l’immense capacité du vivant à produire de la variété et non de la plate identité ! L’univers d’en haut veut produire un Homme hors-sol et monstrueux ! Le monde d’en bas veut retrouver la chaleur, la couleur, et la curiosité de l’altérité ! »

« Ces derniers jours, l’escalade verbale est arrivée à son terme. La contradiction entre la réalité d’en haut, et la réalité d’en bas a été clairement posée : Il y a le Mal et il y a le Bien ! Nous sommes le Mal, ils sont le Bien ! Ceux d’en haut prônent le « monde libre » en créant des ennemis imaginaires pour faire triompher leur logique. « Nous voulons la liberté d’expression » ; « nous voulons défendre le droit de manifester » ; « nous voulons respecter toutes les opinions » ! Mais ils se servent de ces parades idéologiques pour se parer de vertus et cacher la nature réelle de leurs actes ! Ce sont des illusionnistes talentueux, mais leurs tours de magie ne prennent plus. Nous, Gilets jaunes, nous voyons leur main de fer sous le gant de velours.

A l’inverse de leurs chants énamourés sur la Liberté, ceux d’en haut sont maintenant prêts à employer tous les moyens nécessaires pour éliminer ceux d’en bas  : interdiction de manifester librement, gardes-à-vue préventive, vol de cagnotte, condamnations en série, fichier de surveillance… Ces moyens étaient jusqu’à alors recouverts par des discours bienfaiteurs : Liberté contre les oppressions ! Liberté contre les asservissements ! Liberté contre la violence ! Liberté contre la tyrannie ! Mais la Liberté d’en haut s’appelle en réalité l’uniformisation à marche forcée. En produisant un univers unique, une manière de penser unique, une manière d’agir unique, une manière de produire unique, une manière de vivre unique, ils ont crée lentement mais sûrement une logique totalitaire inédite, au nom de la Liberté chérie. Ce sont au contraire des ennemis farouches de la Liberté. Ils sont totalitaires parce qu’ils veulent faire de l’uniformisation marchande et juridique la règle unique et imprescriptible pour tous : les mêmes vêtements ! Les mêmes hommes ! Les mêmes femmes ! Les mêmes centres-villes ! Les mêmes divertissements ! Les mêmes emplois ! Les mêmes souffrances ! La même galère !

Cette uniformisation produit des identités remarquables toujours plus éloignées de la vie d’en bas. L’Union européenne est la dernière poupée russe du système. Elle a avalé les États et les a soumis à sa méthode unificatrice. Mais les États avaient eux aussi arraché toutes les particularités locales afin de les fondre dans un grand ensemble national. Les étatistes et les européistes sont frappés du même syndrome : la destruction des mondes d’en bas. A chaque fois, il s’agit de réaliser une unité toujours plus éloignée de la vie concrète, de la vie locale, de la vie pratique !

Ce n’est pas à Bruxelles, à Francfort, à Paris, à Berlin, à Madrid de définir la taille d’une tomate, ou la manière de vivre et de produire ! Ce n’est pas à Bruxelles de décider pour Paris ! Mais ce n’est pas non plus à Paris de décider pour Eymoutiers, pour Mont-de-Marsan, pour Colmar. C’est au contraire en partant d’en bas que le commun s’élève ! Sur le pommier aucune pomme n’est identique. Mais avec ceux d’en haut, la pomme de France doit être la même que celle de Roumanie ! La pomme des Landes doit être identique à la pomme de Normandie ! L’indifférenciation d’en haut consiste à fixer une idée imaginaire détachée de la réalité. Cette indifférenciation d’en haut ne tient plus compte de l’abondance de la différence. Elle génère une vie morte et standardisée.

Alors, nous, hommes d’en bas, nous Gilets jaunes, nous incarnons les particularités. Nous défendons les caractères, les nuances, les hasards. Nous défendons d’autres manières de vivre ! Nous défendons la diversité du vivant et non son appauvrissement ! Nous ne défendons pas l’Homme en soi, abstrait, détaché de tous liens familiaux, sociaux, et culturels, cet Homme cosmopolite, cet Homme gris fabriqué en série ! Nous défendons l’enracinement d’hommes et de femmes particuliers, fruit de l’immense capacité du vivant à produire de la variété et non de la plate identité ! L’univers d’en haut veut produire un Homme hors-sol et monstrueux ! Le monde d’en bas veut retrouver la chaleur, la couleur, et la curiosité de l’altérité !

A Nous.

Publié le 24/01/2019

Au procès de Cristal union, jugé pour deux accidents mortels : « Ils ont essayé de rejeter la faute sur les cordistes »

par France Timmermans, Franck Dépretz (site bastamag.net)

Cinq ans avant l’accident mortel, en 2017, de Quentin Zaroui-Bruat – raconté il y a peu par Basta ! – deux autres cordistes, Arthur Bertelli et Vincent Dequin, 23 et 33 ans, mourraient dans des conditions similaires, ensevelis sous des tonnes de matière dans les silos du géant sucrier Cristal union. Après sept ans d’une instruction interminable, le procès s’est déroulé le 11 janvier, à Reims. Un moment décisif pour une profession frappée par la course au rendement. L’association des « cordistes en colère » en a également profité pour tenir son premier week-end de rencontres, avec un mot d’ordre : « Stop aux accidents mortels ». Récit et témoignages, en texte et vidéos.

À la barre du tribunal, on a dû ajuster le micro. C’est que Madame Dequin est une petite dame. Une petite dame dont le récit limpide, intact, précis, ébranle l’auditoire. « Je fais souvent des cauchemars. Je vois mon fils qui s’enfonce pendant les quelques secondes où il est irrémédiablement tiré vers le bas. » Vincent, 33 ans, est mort d’« asphyxie par ensevelissement » le 13 mars 2012. Tout comme Arthur Bertelli, 23 ans. Les deux cordistes nettoyaient les silos de Cristal Union, propriétaire de la marque de sucre Daddy, sur le site agro-industriel de Bazancourt (Marne), quand ils ont été piégés sous au moins 3000 tonnes de sucre (voir la première de nos deux enquêtes sur les accidents mortels à Bazancourt). Tandis que Madame Dequin se demande à quoi ont dû ressembler les dernières pensées de Vincent, les responsables du deuxième groupe sucrier français et de son prestataire de nettoyage, Carrard services, qui employait les deux hommes, cessent de prendre des notes.

Ce 11 janvier, ils sont jugés au tribunal correctionnel de Reims pour « blessures et homicides involontaires, par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence ». 17 proches des victimes se sont constitués parties civiles, de même que l’un des survivants, et le Syndicat français des entreprises de travaux en hauteur.

« Je vous reproche d’avoir été négligent. C’est vous qui avez signé le plan de prévention »

« Si les personnes proches du dossier ont ressenti que la procédure était anormale, elles avaient raison..., a glissé le président en ouverture du procès. Un aveu concédé par la justice. Rien ne justifiait qu’il y ait six ans d’instruction, ni que les premières mises en examen interviennent trois ans après les faits. » Sur le banc des prévenus, on trouve d’abord David Duval, chef d’établissement de Carrard Services au moment des faits, directeur industriel pour une société concurrente aujourd’hui [1]. « Quand vous regardez le salaire de Duval, 3000 euros, ça ne fait pas cher payé pour le risque encouru, plaide son avocat. Quand il signe son contrat, il ne sait pas qu’il peut se retrouver en garde à vue. » Le jour de l’accident, d’ailleurs, il est en congé. « Si mon client est là aujourd’hui, poursuit maître Ahmed Harir, c’est uniquement parce qu’il a signé une délégation de pouvoir. »

 
« Je ne vous reproche pas d’avoir involontairement tué quelqu’un. Je vous reproche d’avoir été négligent. C’est vous qui avez signé le plan de prévention », rétorque le substitut du procureur, Romain Ducrocq. « Incomplet », « mal défini »... Ce document, qui doit fixer les conditions d’intervention d’entreprises extérieures, n’évoquait « nulle part le risque d’ensevelissement », d’après Corinne Montigny, l’inspectrice du travail qui s’est rendue le jour même sur les lieux de l’accident. « Le plan de prévention du silo numéro 4, où il y avait plus de dix mètres de sucre, était le même que celui du silo numéro 1 où il n’y avait que quatre mètres de sucre », ajoute l’inspectrice. Si le plan de prévention est rédigé en « concertation » avec Carrard, sa réalisation incombe au donneur d’ordres : Cristal union.

C’est d’ailleurs le responsable du géant sucrier, Michel Mangion, qu’interpelle vivement le substitut du procureur : « Le nom indiqué sur le plan de prévention, ce n’est pas le vôtre ! C’est celui de votre prédécesseur ! Parce que c’est un copié-collé ! » Stupeur collective. « Je proteste ! » clame haut et fort Michel Mangion pour couvrir les murmures de la salle. « Je l’ai actualisé un mois après ma prise de fonction. Je me suis donné le temps », ajoute celui qui était directeur d’usine pour Cristal union au moment des faits – promu depuis « directeur Responsabilité sociétale d’entreprise ».

Peines avec sursis requises pour les responsables de Carrard et Cristal union

Peu avant l’accident, l’entreprise sous-traitante Carrard constate qu’elle n’a pas les effectifs pour répondre à la demande de Cristal union. Elle passe alors par une entreprise de travail temporaire spécialisée, Sett Intérim, qui lui fournit six intérimaires, dont les quatre cordistes qui descendront dans les silos. Le chantier, censé s’étaler sur trente jours, est facturé 121 500 euros. Pour Arthur et Vincent, il n’aura duré que dix minutes, lors de leur première journée de travail. « Je ne savais pas que les trappes de vidange allaient être ouvertes au moment où on travaillait dans le silo », raconte Frédéric Soulier, le seul des deux survivants amené à témoigner à la barre, lui aussi cordiste. Deux des trappes par lesquelles s’écoule le sucre ont en effet été actionnées par une salariée de Cristal Union, provoquant l’ensevelissement des cordistes présents dans le silo. « C’est le principal manquement en matière de sécurité, puisque c’est la cause des décès », souligne Corinne Montigny, l’inspectrice du travail. Comment une telle erreur a-t-elle pu se produire ?

Tout au long de l’audience, les avocats des prévenus ne cessent de se renvoyer la balle, sans reconnaître la moindre responsabilité. Ils semblent néanmoins s’accorder sur un point : « Les imprudences des deux victimes », notamment le fait qu’Arthur et Vincent avaient détendu leur corde. Un point dévoilé à la fin d’une audience éprouvante – qui s’est étalée sur près de douze heures – et précédé par quelques excuses auprès des parties civiles, « qui risquent d’être choquées », dixit Olivier Bernheim, l’avocat de Carrard services. « Ayant donné du mou à leurs cordes, les stop-chutes des cordistes n’ont pas pu fonctionner » [2], plaide-t-il. « Sachant qu’aucun cordiste n’a fait de chute dans cette affaire », lui a pourtant fait remarquer le président en tout début de journée. Côté défense, on rappelle qu’étant alors en appui sur la matière et non en suspension, les cordistes ne pouvaient faire autrement.

Le substitut du procureur requiert finalement 100 000 euros d’amende à l’encontre de chacune des deux entreprises, Cristal Union et Carrard services, ainsi que l’affichage de la condamnation à l’entrée de leurs sites respectifs, et un placement sous surveillance judiciaire pendant deux ans pour « qu’un mandataire vérifie tous les six mois qu’un plan de prévention ait bien été mis en place et qu’il soit respecté ». Le parquet réclame également respectivement huit mois et un an d’emprisonnement avec sursis, ainsi que 15 000 euros d’amende, à l’encontre de Michel Mangion et David Duval.

« Qu’on ait un moyen de résistance face à la pression économique qui frappe notre boulot ! »

Le lendemain du procès, l’association Cordistes en colère, cordistes solidaires, créée quelques semaines plus tôt, organise un week-end de rencontres à quelques kilomètres du palais de justice de Reims. Venus de toute la France, une quarantaine de cordistes répondent présents aux côtés des proches et collègues d’Arthur et Vincent, et ceux d’un autre cordiste décédé, Quentin Zaraoui-Bruat, 21 ans, mort enseveli dans des circonstances similaires en juin 2017, dans un silo de résidus de céréales de Cristanol, filiale de Cristal Union, à Bazancourt également (lire notre enquête). « Ça fait vingt ans que je fais ce boulot, vingt ans que j’attends ce moment !, s’enthousiasme Frédéric, de Marseille, au moment des présentations. Ce que j’attends de cette asso ? Qu’on ait un moyen de résistance face à la pression économique qui frappe notre boulot ! »

 

Dans une profession où les syndicats sont rares, et la convention collective inexistante, tout reste à faire en matière d’organisation des salariés. Et les revendications sont larges. Certains veulent faire reconnaître la pénibilité et les risques dans la grille de salaires, d’autres que les employeurs respectent leur obligation de fournir les équipements de protection individuelle. Mais le principal chantier, lancé à l’issue du week-end, consiste à offrir un soutien moral et juridique aux victimes d’accidents de travail. « On ne peut pas continuer à subir des journées de débats comme celle-ci, basées sur des aberrations techniques, sans même qu’un cordiste puisse apporter la contradiction à la barre !, tacle Julien Rivollet, cordiste depuis 2010, formateur et responsable de chantiers. Il faut absolument qu’on se constitue partie civile pour que des cordistes qui ont un bagage technique apportent leur expertise, dès le prochain procès. »

Aucune audience n’est encore annoncée pour l’accident mortel de son fils survenu le 21 septembre 2017, mais Valérie Bruat, la mère de Quentin Zaraoui-Bruat, peut déjà être sûre d’une chose : elle ne sera pas seule. Lors du tour de table, elle ne prononce qu’une phrase, d’une voix douce et déterminée : « J’attends que le métier de cordiste soit enfin reconnu, et qu’on puisse aller beaucoup plus loin dans les débats que cela n’a été le cas hier. »

Franck Dépretz

Publié le 22/10/2019

Postiers du 92 : au 300e jour de lutte, les grévistes sont plus que jamais déterminés

(site rapportdeforce.fr)

Depuis le mois de mars 2018, 150 factrices et facteurs des Hauts-de-Seine sont en grève. Le mouvement a commencé pour s’opposer au licenciement de Gaël Quirante, un syndicaliste Sud-PTT. Depuis, il s’est enraciné en réclamant l’arrêt des réorganisations dans les bureaux de distribution et la titularisation des travailleurs précaires. Par sa durée, il est devenu un caillou dans la chaussure de la direction du groupe postal.

« Ils ont tout essayé contre nous : les payes à zéro euro, l’envoi d’huissiers et de vigiles, les interventions policières jusque dans les bureaux de poste, les convocations au commissariat, et trois procès contre Gaël », énumère Xavier, le secrétaire départemental adjoint du syndicat Sud-Poste des Hauts-de-Seine, soulignant ainsi la détermination des salariés en lutte. Depuis la fin de l’été 2018, pas un seul des 150 grévistes n’a craqué et repris le travail explique-t-il. Ce samedi soir, à l’occasion du 300e jour de conflit, les postiers du 92 organisent une fête de soutien pour marquer l’évènement et récupérer quelques subsides pour la caisse de grève.

Depuis presque dix mois, la grève est majoritaire, dans cinq bureaux du département, et significative dans plusieurs autres. Elle touche environ 20 % des facteurs titulaires affirme le syndicat. Pour tenir, les 150 factrices et facteurs se démènent : tournées de bureaux de distribution quasi quotidiennes, assemblées générales, pressions sur les directions, collectes d’argent, actions avec d’autres mouvements en lutte, présence aux manifestations des gilets jaunes. Ils sont sur tous les fronts et déploient un effort considérable pour récolter l’argent permettant de payer les factures et les loyers de 150 familles. « Cela ne fonctionne que parce que c’est pris en charge par les grévistes, pas juste par quelques militants », explique Xavier du Syndicat Sud. L’auto-organisation du mouvement est plutôt pragmatique. « Les travailleurs ordinaires s’auto-organisent parce que c’est comme cela que l’on peut gagner, pas sur l’idée qu’il faut contrôler les dirigeants. Cette raison n’arrive que bien après », poursuit-il.

La question de l’argent a été et reste centrale. En plus des fiches de paye réduites à zéro, les fonctionnaires ont vu leur couverture santé coupée, et les agents ayant des familles nombreuses, leur prime du complément familial supprimée. Les grévistes ne tiennent que de la solidarité financière qui s’est créée autour de leur lutte, notamment celle de leurs collègues qui travaillent, rappelle Xavier : « sans la caisse de grève, nous aurions repris le boulot au bout de trois jours ». Mais les factrices et facteurs ne sont pas les seuls à supporter un coût dans cette grève. Selon leurs calculs, La Poste aurait perdu près de 6 millions d’euros dans ce conflit. Pour arriver à ce résultat, ils additionnent les frais d’huissiers, de vigiles, d’astreintes à payer suite à des condamnations, et enfin le coût des retards pris dans les réorganisations dont l’effet est de supprimer des emplois.

Un jugement favorable avant la fête des 300 jours

C’est peut-être un tournant dans la grève, ou en tout cas une évolution dans le rapport de force entre la direction de La Poste et le syndicat Sud. Dans la longue séquence à épisodes des tentatives du groupe postal de licencier le syndicaliste Gaël Quirante, la Cour d’appel de Versailles a rendu un arrêt favorable au militant jeudi 17 janvier. Nous n’avons pas pu consulter la décision du tribunal, mais selon Sud-Poste 92 qui doit la publier dans les prochains jours, elle confirme l’accord du 4 décembre 1998 sur l’exercice du droit syndical et déboute La Poste de ses demandes. Ainsi elle stipule que « tout représentant syndical appartenant ou non à La Poste bénéficie d’un libre accès » aux locaux. C’est un des points de litige entre La Poste et le syndicat Sud. La Cour condamne par ailleurs la direction à une amende de 4000 €.

Persuadé que ce jugement réécrit favorablement le droit syndical à l’échelle nationale à La Poste, mais aussi pour d’autres entreprises, Xavier considère qu’il s’agit déjà d’une des victoires à mettre à l’actif des grévistes, même en l’absence d’un protocole de fin de conflit qui leur soit favorable. Il revendique déjà l’embauche en CDI de 30 intérimaires à laquelle La Poste a été contrainte depuis 9 mois. Mais avec cette « nouvelle victoire juridique » qui « représente une claque énorme » pour la direction, il projette même d’obtenir la réintégration de Gaël Quirante à La Poste.

Signe d’un possible changement de ton de la direction, une audience annulée par La Poste a finalement été programmée lundi 21 janvier. Et ce, à 6 h du matin. « Il n’y a aucun engagement de leur part à faire des contre-propositions, aucune garantie que ce sera le début d’un processus de réelle négociation, mais l’impact du jugement est plus large que le seul département du 92, et leur position se détériore », analyse le syndicaliste. Quel que soit le résultat de cette rencontre, les grévistes comptent tenir encore, et s’il le faut, radicaliser et étendre leur mouvement, notamment dans Paris et en Seine-Saint-Denis.

Les postiers du 92 ne sont donc pas près de céder, d’autant que le syndicat Sud qui mène le conflit a vu sa stratégie confirmée lors des élections professionnelles du mois de décembre. Il dépasse désormais 51 % des voix à lui tout seul, avec une participation record de 86 %, 13 points au-dessus de la moyenne nationale.

Publié le 14/01/2019

A Commercy, les «gilets jaunes» expérimentent la démocratie directe de l’assemblée populaire

 Par François Bonnet (site mediapart.fr)

Dans cette petite ville de la Meuse, les « gilets jaunes » ont créé depuis deux mois une assemblée populaire et citoyenne. Le modèle fait école : le 26 janvier, une trentaine de délégations venues de toute la France se réuniront à Commercy. Reportage sur ce que certains gilets jaunes définissent comme un « municipalisme libertaire ».

Commercy (Meuse), de notre envoyé spécial.– Il est 17 h 30 ce mercredi, la nuit vient tout juste de tomber, et l’assemblée générale peut commencer. Une cinquantaine de « gilets jaunes » sont massés autour de braseros devant la « cabane » également dénommée « chalet de la solidarité ». C’est une cabane de planches construite dès le 20 novembre dernier, sur la place centrale de Commercy, à une portée de slogan de la mairie. Durant deux bonnes heures, un solide ordre du jour va être examiné, rythmé par des votes successifs.

Petite ville ouvrière (5 700 habitants), ayant vécu deux décennies de crise et d’effondrement industriel, Commercy s’est fortement mobilisée comme tout le reste du département de la Meuse dès le 17 novembre. « Les trois principaux ronds-points donnant accès à la ville ont été bloqués et puis des centaines de personnes ont continué. Et ça ne s’arrêtera plus ! » résume René, qui est ce soir l’un des deux animateurs de l’« assemblée populaire », accompagné d’un modérateur et d’un jeune chargé du compte-rendu qui sera le lendemain posté sur Facebook sur la page du groupe « Gilets jaunes de Commercy ».

Mais dans cette mobilisation des gilets jaunes, ceux de Commercy se sont très vite distingués en s’organisant en « assemblée populaire » et avec un slogan : « Le pouvoir au peuple, pour le peuple et par le peuple ».

Quand le gouvernement s’en prenait à un mouvement incapable de désigner des représentants, Commercy revendiquait justement cette démocratie directe. « Nous ne voulons pas de représentants qui finiraient forcément par parler à notre place ! Nous construisons un système nouveau où “ceux qui ne sont rien”, comme ils disent avec mépris, reprennent le pouvoir sur tous ceux qui se gavent. Si on nomme des représentants et des porte-parole, ça finira par nous rendre passifs. Reprenons le pouvoir sur nos vies, vive les gilets jaunes dans leur diversité ! » écrivaient-ils dans un premier appel public relayé dans toute la France.

Le 29 décembre, le mouvement lançait un deuxième appel. Se félicitant de cette « lutte aussi suivie, aussi soutenue et aussi encourageante », ils proposaient d’organiser à Commercy une « assemblée des assemblées ». « Certains s’autoproclament représentants nationaux ou préparent des listes pour les élections. Notre parole va se perdre dans ce dédale ou être détournée (...) Nous appelons à une grande réunion des comités populaires locaux. » 

Message bien reçu (lire l’intégralité de l’appel ici) : des réponses sont venues d’un peu toute la France (Saint-Nazaire, Toulouse, Montreuil, etc.). Vingt-cinq groupes se disent déjà prêts à participer et cette assemblée se tiendra samedi 26 janvier à Commercy.

 

Depuis deux mois, les gilets jaunes de Commercy expérimentent cette démocratie directe. « On tâtonne, on avance en marchant, tout ça est assez empirique, dit Jonathan, présent depuis le début du mouvement. Au début, on avait une organisation classique : une personne parlait dans le mégaphone, les autres écoutaient. Et puis la sono est tombée en panne, on s'est mis en cercle pour que tout le monde puisse parler et entendre. Petit à petit, on apprend et on améliore nos modes de décision, c'est intéressant. »

Quelques principes de base ont été posés. D'abord la parité, un équilibre des temps de parole entre femmes et hommes, un tandem femme-homme quand il s'agit de discuter avec les autres groupes de gilets jaunes en Lorraine. « Exemple, la rédaction de notre deuxième appel. Cela nous a pris une après-midi, nous étions une douzaine de personnes, six hommes, six femmes », précise Jonathan. Ensuite le recours systématique au vote pour toutes les décisions, des plus importantes au plus anecdotiques (par exemple, faut-il faire fabriquer des porte-clés gilets jaunes ?). Et si le vote ne permet pas de dégager une majorité franche, la discussion se poursuit, des éléments nouveaux sont recherchés et la décision est remise à un vote ultérieur.

« Ce qu'on découvre, c'est le plaisir de se parler, d'échanger et de se respecter, dit Mireille, qui alterne les petits boulots. On ne peut pas être d'accord sur tout mais l'essentiel c'est notre lutte. » Emmanuelle est, elle, ouvrière dans la principale usine de la ville qui fabrique des pièces pour l'aéronautique. « Je travaille en trois-huit, peintre en aéronautique, il n'y a pas beaucoup de femmes qui font ça, précise-t-elle. Ce que j'aime ici, c'est la solidarité, on se rend compte qu'on est moins isolé, qu'on a des problèmes semblables, et puis il y aussi la convivialité, chacun fait attention à ne pas casser le groupe. »

« Quand j'ai tout payé, il me reste une patate pour faire le mois »

Emmanuelle se définit comme « gilet jaune à 100 % et seulement gilet jaune ». Cela sonne comme une mise en garde. « Je ne veux pas être récupérée. Ne pas être un parti, c'est cela la force de ce mouvement », dit-elle. Car dans ce collectif de plusieurs dizaines de personnes, qui s'est soudé durant les semaines de luttes et de manifestations, cohabitent les couleurs politiques les plus diverses : un ancien militant du NPA, un Insoumis de la première heure qui fut même le candidat de la France insoumise aux dernières législatives, des électeurs de la droite, des écologistes qui sont de tous les combats à Bure, dans le département, où est projeté un centre d'enfouissement des déchets nucléaires.

« Oui, et il y a même sans doute des gens qui ont voté Front national parmi nous, dit René, enseignant à la retraite. Et alors ? Nous ne sommes pas là pour demander l'étiquette politique de chacun. Les gens ne veulent plus entendre parler de ça. Ce qui nous rassemble est un combat social et démocratique: contre des impôts injustes, des taxes qui frappent les plus fragiles, pour le pouvoir d'achat, pour un changement complet du système politique. »

Beaucoup racontent comment la CGT est venue les voir pour leur proposer une aide. « Ils étaient embêtés de voir ce mouvement parti si fort et sans eux, dit Guy. Je les connais bien mais nous en avons parlé et notre réponse a été non. Qu'ils viennent, mais en enfilant un gilet jaune et pas avec l'étiquette syndicale ! Chacun ici doit laisser ses engagements ou ses appartenances à la porte, sinon c'est l'échec assuré. »

Comment est-il possible, durant deux mois, de ne pas tomber sur des désaccords irréductibles entre des gens proches de l'extrême gauche ou de l'extrême droite ? « Ce qui se passe est radicalement nouveau, dit Claude, lui-même fonctionnaire dans l'administration des finances. Le peuple a surgi sans prévenir avec de vraies demandes fiscales, sociales, politiques. On ne veut pas se laisser diviser au nom des vieilles forces politiques, des partis. Tout le monde a quelque chose à dire d'intéressant, c'est cela qu'il faut prendre. »

René, l'ancien enseignant, vient préciser la démarche. Sur l'immigration, par exemple : le mieux est d'éviter la discussion pour ne pas buter sur l'obstacle. Emmanuelle, qui reconnaît bien volontiers qu'il y a des tendances diverses, explique que pour sa part, elle ne « veut pas entendre parler d'écologie » et qu'il a fallu recadrer quelques personnes engagées contre le projet d'enfouissement de déchets nucléaires à Bure. « Moi, je suis pour le RIC – référendum d'initiative citoyenne – et pour le social ; c'est tout et cela suffit largement à nos journées », dit-elle.

Chacun assure ainsi avoir laissé quelques-uns de ses engagements personnels à la maison. Au nom d'une cause supérieure, celle des gilets jaunes et d'un mouvement vécu à la fois comme totalement inédit et venu enfin du peuple. « J'ai du attendre d'avoir 75 ans pour vivre ça, c'est formidable », dit Alain. Sa vie professionnelle faite de voyages, de journalisme au Moyen-Orient, de photographies lui laisse 980 euros de retraite par mois. « Et j'ai encore de jeunes enfants ! Donc c'est dur, parfois très dur, mais je ne me plains pas », dit-il.

Pour lui, le plaisir du groupe de Commercy est de pouvoir enfin parler autrement de politique, sans discuter de partis, d'élections, de représentants.

Des voitures klaxonnent leur soutien, gilet jaune sous le pare-brise. Un homme vient de donner 30 euros. Un autre apporte un sac de victuailles. Un retraité s'arrête à la « cabane », discute. « J'ai 850 euros de retraite, 420 euros de loyer, les impôts locaux. Quand j'ai tout payé, il me reste une patate pour faire le mois », résume-t-il. Deux autres personnes arrivent : elles veulent écrire leurs revendications sur le cahier mis à disposition dans le « chalet de la solidarité ».

« On nous dit que le mouvement s'essouffle, qu'il ne reste à la cabane que les paumés et les sans-famille, je peux vous assurer que non, dit Guy. Nous avons pu faire une donation au Téléthon, on a passé une soirée à Metz à distribuer des gants, bonnets, écharpes aux SDF, on fait ici régulièrement des soupes solidaires avec des légumes donnés par les maraîchers. Et tout cela va durer. »

Commercy, le chant des partisans version lyrique revu par les gilets jaunes © Gilets Jaunes Commercy

Guy a été un des trois à réécrire le chant des partisans version gilet jaune de Commercy (voir la vidéo ci-dessus). « Une soirée magnifique ! Qu'est-ce qu'on a ri ! » dit-il.

Ami, entends-tu le vol noir de la finance sur nos paies
Ami, entends-tu la souffrance populaire sans pareille
Ohé, villageois, citadines et banlieusards, c'est l'alarme…

Et le groupe n'est pas peu fier. Leur chant a été repris jusqu'à Avignon, lors de la manifestation des femmes gilets jaunes début janvier.

Des « marées jaunes » organisées dans toute la Lorraine

Pourquoi cette expérimentation d’assemblée populaire se fait-elle à Commercy et pas ailleurs ? Personne n’a véritablement la réponse même si des pistes sont avancées par les uns et les autres. Une vieille culture ouvrière dans une ville qui a connu une profonde crise ; une envie de solidarité dans un territoire oublié par les pouvoirs publics ; le réveil d’une ville longtemps à gauche qui a basculé à droite et où les partis classiques sont désintégrés…

Tout cela a sans doute pesé. Tout comme l’existence d’un groupe qui a monté depuis un an une association dénommée « Là Qu’on Vive ». « C’est un lieu où toute personne est libre de venir sans se sentir jugée pour sa classe sociale, ses origines, ou son genre ; un espace où on peut de nouveau se rencontrer, discuter ensemble, apprendre à se connaître, et surtout : réapprendre à faire ensemble, en partageant savoirs et savoirs-faire, sans qu’il y ait de chef·fe. », dit ce groupe associatif.

Le projet a grandi, l’association vient d’acquérir une maison en centre-ville (voir le détail ici). Accueil des enfants, soirées, cycles de conférence, invitation de collectifs, d’auteurs ou d’artistes. « De fait, au fond de notre tête, on rêvait un peu de créer un jour une assemblée populaire », dit Claude, membre de l’association ayant rejoint la « cabane ». « Et le mouvement des gilets jaunes est parti, les gens sont sortis dans la rue, c’est allé encore plus vite. On a voulu en faire une colère d’automobiliste contre la taxe carburant, or c’est tout de suite devenu un énorme mouvement social. »

Est-ce ce collectif « Là Qu’on Vive » qui a théorisé ce que quelques gilets jaunes appellent le « municipalisme libertaire » ? « Non, c’est plus simple que ça, dit Jonathan, mais des gens sont venus nous voir, une étudiante belge par exemple, ils nous ont parlé de cela, de différents modes d’auto-organisation, du Chiapas, du Rojava même [région kurde au nord de la Syrie – ndlr]. Nous, nous avançons pas à pas. Il faut prendre le temps, écouter tout le monde et faire que tout le monde décide. »

Retour à l’assemblée générale de ce mercredi 9 janvier. L’ordre du jour a été inscrit sur un petit tableau. Point 1 : élection de deux porte-parole – un homme, une femme – pour l’« assemblée des assemblées » qui se tiendra le 26 janvier. L’exercice n’est pas simple tant la crainte du chef ou du représentant est forte. « Ça fait longtemps que je dis qu’il nous faut des représentants ou au moins des porte-parole, expliquait peu avant Emmanuelle. On ne veut pas de chef, c’est très bien, mais il faut au moins des référents, des délégués, sinon c’est impossible. »

Deux personnes seulement se sont portées candidates. Mais faut-il voter pour des candidats ? Faut-il voter pour des gens qui s'expriment bien, qui savent communiquer, demande Mireille, qui n'aime parler en public ? « Donc pour des beaux parleurs ? » rétorque un homme. Faut-il tirer au sort, s'en remettre à un vote de préférence ? Le débat s'engage, en témoigne la vidéo ci-dessous.

Gilets jaunes de Commercy. AG du 9 janvier. © Mediapart

Le vote final interviendra deux jours plus tard. Les assemblées générales ont lieu le lundi, le mercredi, le vendredi et le dimanche. Samedi, c’est jour de manif… Car le groupe de Commercy participe aux « marées jaunes » organisées au niveau de toute la Lorraine. Après Metz, Nancy et Épinal, le 5 janvier, les gilets jaunes défileront ce samedi 12 janvier à Bar-Le-Duc, la préfecture de la Meuse.

Le week-end dernier, plus de deux mille personnes ont manifesté à Épinal, un nombre presque jamais vu dans une telle ville. Et les violences sont survenues en fin de manifestation quand les premiers gaz lacrymogènes sont arrivés. Vitrines fracassées, voiture de police renversée… « Certaines violences me gênent bien sûr, mais toutes, non, car il y a des choses insupportables », note Emmanuelle.

Point 2 de l’AG : la mise en place du covoiturage pour Bar-Le-Duc samedi. « Je suis partant, mais je dois être rentré à 19 h pour récupérer mes gosses », prévient un participant. « Alors, la garde à vue sera courte », lance son voisin. Le parcours est discuté, la crainte de la venue du black bloc ou de militants de Bure est évoquée. « C’est à la fin que ça part en vrille, on partira tôt », décide l’assemblée.

Point 3 : l’assemblée des assemblées. Un groupe de travail a été créé et rend compte. Plus de vingt-cinq demandes de groupes régionaux ont été faites. L’assemblée demande deux porte-paroles – un homme, une femme – par groupe avec s’ils le souhaitent des observateurs. « Attention, la salle qu’on aura fait 250 places maxi, ce sera peut être pas suffisant au train où les demandes arrivent. » À prévoir, l’hébergement, la nourriture, la cuisine collective, les frais...

Point 4 : le cas Éric Drouet, une des figures nationales du mouvement. « Reporter Youtube », comme il se fait appeler parce qu’il filme toutes les manifestations en Lorraine et des activités du groupe de Commercy, explique avoir été contacté par l’animateur de la France en colère. « Il est peut être intéressé à venir, voilà, je vous transmets... » Le personnage divise. Une partie de l’assistance se méfie. Une autre approuve. Voter, ne pas voter ? Le débat monte. Un compromis est trouvé : on votera non pas pour ou contre Drouet, mais pour décider si le groupe le contacte ou non. Le vote est favorable.

L’assemblée s’achève. D’autres actions ont été envisagées, quelques discussions se poursuivent. Et si tout cela s’arrêtait dans les semaines à venir ? « Non, tant qu’il y aura cette situation sociale, ça continuera et si cela s’arrête, cela repartira à un moment ou un autre », assure Emmanuelle. Alain préfère se souvenir d’un blocage d’un péage, au début du mouvement. « Il y avait un gars avec écrit sur son gilet “Heureux de voir qu’on est libre !” C’est pas mal, non ? Maintenant, il reste juste à écrire “Heureux de voir qu’on est égaux !”. » Alain salue, il doit repasser à la maison voir ses enfants.

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Les Gilets jaunes de Commercy lancent une coordination nationale
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Publié le 30/07/2018

La SNCF lance des procédures disciplinaires contre certains grévistes

Par Pascale Pascariello (site médiapart.fr)

Les grévistes sont dans le collimateur de la SNCF. Des procédures disciplinaires ont été déclenchées contre plusieurs cheminots, à Paris, Lille, Nîmes et Rennes. Les cheminots visés ont tous participé au mouvement de grève et ont des mandats syndicaux.

La CGT poursuit seule désormais le mouvement de grève contre la réforme de la SNCF. Certains cheminots sont quelque peu découragés,  d’autres doivent livrer un tout autre combat, menacés de licenciement par leur direction. Au moment de la publication de cet article, 5 cheminots sont concernés par ces mesures.

À chaque fois, la procédure est la même : lorsque la sanction envisagée par la direction est une mise à pied supérieure à 12 jours, voire une radiation, le salarié doit passer devant un conseil de discipline. Au préalable, il est avisé par courrier des faits qui lui sont reprochés. Sa réponse doit intervenir dans un délai de 6 jours. Il est ensuite convoqué à un entretien puis au conseil de discipline. Celui-ci, composé de trois représentants du personnel et de trois représentants de l’entreprise, vote une sanction. La direction a un mois pour prendre sa décision.

L’histoire de Yannick Dubois, 31 ans, cheminot à la gare de Rennes et représentant du personnel au syndicat SUD Rail, témoigne de la répression exercée par la direction de la SNCF.

Mardi 24 juillet, sa radiation a été votée en conseil de discipline. La direction dispose d’un mois pour prendre la décision finale. Initiatrice de la procédure, elle devrait suivre cet avis.  

 « J’ai deux enfants à charge, c’est une catastrophe. Ils détruisent ma vie en inventant des charges contre moi. Ils me reprochent d’avoir appliqué la réglementation d’usage. C’est complètement kafkaïen », commente Yannick.

La direction de la SNCF lui reproche d’avoir voulu « nuire à l’entreprise ». Les faits invalident cette affirmation.

Le 1er mai, Yannick Dubois se rend à la manifestation organisée pour la fête du travail. À la fin de la journée, il se trouve dans un boulevard qui longe l’une des voies du chemin de fer. Il aperçoit un policier dans les emprises, c’est-à-dire à proximité des voies. Il demande aux forces de l’ordre présentes sur  le boulevard  si des dispositions ont bien été prises avec la SNCF afin d’éviter tout danger.

« J’ai présenté mon pass carmillon. Pour les cheminots, c’est un peu notre carte professionnelle. Il y a notre identité et notre matricule SNCF. Mais ils ne me répondaient pas. J’ai donc dit que je devais appeler le poste central de Rennes qui gère la régulation des trains sur la gare et ses environs. Nous devons leur signaler toute intrusion sur ou à proximité des voies. C’est une procédure interne à la SNCF pour travailler en sécurité sur les voies. Je travaille depuis 10 ans à la SNCF, je la connais bien. J’ai donc lancé l’alerte. » 

Comme le veut le protocole, Yannick Dubois décline son identité, et relate la situation en détail au poste central. « J’ai précisé qu’il s’agissait d’un policier et qu’à l’instant T, je ne savais pas ce qu’il faisait à deux mètres des voies. » Aucune disposition n’ayant été prise entre la police et la SNCF, le poste central décide d’arrêter temporairement la circulation et d’envoyer par la suite un train en reconnaissance, c’est-à-dire en marche ralentie afin de vérifier qu’il n’y a aucun danger. 

Néanmoins, le 22 mai, Yannick Dubois reçoit une convocation de l’hôtel de police. Contestant la présence d’un policier près des voies, le directeur de l’agence locale de surveillance générale de la SNCF a déposé une plainte contre lui, pour « entrave à la mise en marche ou la circulation d’un véhicule de chemin de fer ». Trois jours plus tard, un courrier de la SNCF exige qu’il s’explique, par écrit, sur les faits avant de le convoquer à un entretien préalable à sanction fixé le 15 juin. « J’étais stupéfait. Pourquoi ça se retourne contre moi ? J’ai tenté d’éviter qu’un drame ne se produise et c’est moi qu’on poursuit. »

Publié le 09/06/2018

Arrêtons de stigmatiser les cheminots, nous écrivains sommes solidaires

En quoi sont-ils responsables des lignes de TGV qui ne peuvent être amorties et dont la décision a relevé, au mieux, de l'aménagement du territoire?

 

JEAN-PHILIPPE KSIAZEK via Getty Images

"Arrêtons de stigmatiser les cheminots, nous écrivains sommes solidaires"

La stigmatisation des cheminots fut une opération de relations publiques pour les démoraliser. Elle eut un effet opposé au but recherché. Comment ne pas être aux côtés de petites gens vilipendées par Goliath? Des artisans des mots, des écrivains, des cinéastes, des universitaires et des avocats réagirent et appelèrent à les soutenir concrètement, financièrement. La grève installée, sur un mode intermittent pour des mois, les romanciers, avec des humoristes, décidèrent de leur offrir un livre. Deux mois plus tard, les textes écrits, composés et imprimés, "La bataille du rail" arrive sur les présentoirs des librairies.

Beaucoup d'entre nous ont puisé leur inspiration dans un temps familier, celui des souvenirs. Dans un mouvement opposé, les cheminots grévistes s'arc-boutent pour ne pas être aspirés par une terrible machine à tant remonter le temps qu'il en devient étrange.

Refaire de la SNCF une société anonyme, contrôlée par l'État? Nous serions téléportés avant 1983, quand un gouvernement d'union de la gauche transforma la SNCF en un établissement public.

Ramener des entreprises privées sur les grandes lignes ferrées? C'était avant 1937, année où le Front populaire décida d'intégrer les sociétés privées, déficitaires depuis des lustres, dans une nouvelle société, la SNCF, dont l'État détiendrait la majorité.

Supprimer le statut du cheminot, accepté, en mai 1920, par le patronat privé du rail? Les cheminots seraient ramenés à la situation existant en 1919 quand la loi institua les conventions collectives.

Et cependant, leur projet est de faire plus avec moins. En proposant que l'État reprenne seulement 35 milliards de dettes de SNCF Réseau ̶ alors qu'en Allemagne, l'intégralité de la dette du réseau ferré a été reprise par le gouvernement ̶ le Premier ministre exige en contrepartie que les cheminots augmentent encore leur productivité, pour apurer les dettes restantes, 12 milliards d'euros chez SNCF Réseau et 5 chez SNCF Mobilités.

En quoi les cheminots sont-ils responsables des emprunts pour acheter des entreprises d'autobus dans les cinq continents?

En quoi le sont-ils des nouvelles lignes de TGV qui ne peuvent être amorties et dont la décision a relevé, au mieux, de l'aménagement du territoire?

Tout se dit comme si l'opération de dénigrement des cheminots avait réussi: si leur productivité peut encore augmenter, c'est qu'ils ne travailleraient pas assez. Le suicide de Julien Pieraut, 26 ans, un gréviste syndiqué, lundi 21 mai, dans le domaine de l'entreprise publique, devrait rappeler, à tous, le mal-être de nombreux salariés de la SNCF. Les dizaines de suicides par an dans l'entreprise ferroviaire, selon les dirigeants syndicaux, avoisinent ceux de France Télécom dans sa pire période, de 2007 à 2009. Nous savons, depuis l'audit de ce sombre épisode, que ces décès, aux causalités complexes, entremêlent souvent des causes personnelles et sociales. Mais, pour les experts comme pour n'importe qui, leur somme est un indice statistique de la souffrance au travail. Des êtres humains vivants ne seront jamais des machines.

Alors, peut-on relier le stress des cheminots à une productivité toujours plus élevée dans l'entreprise ferroviaire nationale? OUI. Aux effets de la division des personnels après que l'entreprise ait été scindée en plusieurs entités, en 2014 ? OUI. À l'incertitude qui prévaut aujourd'hui sur leur statut professionnel? OUI. Peut-on régresser au régime social de 1919 sans faire de la casse.humaine ? NON, NON ET NON.

Publié le 25/05/2018

Les cheminots gagnent haut la main le pari de leur vot’action

Réforme ferroviaire

Marion d’Allard

L'Humanité.fr

 

91 068 cheminots (61,15/% des salariés) ont participé à la vot’action pour laquelle 564 urnes ont été installées.

Près de 95 % des cheminots se sont prononcés contre le pacte ferroviaire du gouvernement. Les syndicats en sortent légitimés et leur unité renforcée. Ils exhortent désormais le gouvernement à revoir sa copie et la direction de la SNCF à prendre ses responsabilités.

Ils avaient promis une riposte à la hauteur des coups portés. Les cheminots viennent d’infliger un camouflet au gouvernement et à la direction de la SNCF. Les 564 urnes déployées sur tout le territoire ont parlé : 91 068 cheminots (61,15 % des salariés) y ont glissé leur bulletin, rejetant à 94,97 % le pacte ferroviaire que le gouvernement, épaulé par la direction de l’entreprise publique, a décidé de faire passer en force. Une « prouesse militante qui montre la détermination des grévistes à répondre au venin du président Pepy, qui affirme que le mouvement s’effrite et que la réforme est globalement acceptée », a réagi Laurent Brun. Un résultat d’autant plus « exceptionnel », poursuit le secrétaire général de la CGT des cheminots, lorsque l’on considère les « conditions dans lesquelles s’est organisé ce vote », en quelques jours seulement et face à « une direction qui, dès le début, a passé des consignes pour que rien ne soit fait pour faciliter l’initiative, notamment en matière d’accès aux locaux ». Voilà pour la mise au point.

De plus en plus de responsabilités et de moins en moins d’effectifs

Mais derrière, c’est la détermination des cheminots – tous collèges confondus – à faire entendre leur voix que les représentants nationaux des quatre organisations syndicales représentatives de la SNCF (CGT, Unsa, SUD, CFDT) ont saluée hier à l’unisson. Ce résultat franc témoigne non seulement « d’une hostilité incontestable des cheminots vis-à-vis du pacte ferroviaire en cours de discussion », a insisté Laurent Brun, mais « bat en brèche les procès en légitimité » que la direction a enchaînés dès l’annonce de la mise en place du scrutin, complète Sébastien Mariani, secrétaire général adjoint de la CFDT cheminots.

Bien loin des clichés d’une supposée « gréviculture » entretenue par une poignée de « professionnels du désordre », ce vote révèle surtout la « très forte mobilisation de l’ensemble des cheminots et singulièrement de l’encadrement », note Jocelyn Portalier, responsable de l’union fédérale des cadres et maîtrises de la CGT cheminots. Leur taux de participation pourrait même être supérieur à la moyenne nationale. Rien d’étonnant dans le fond, selon le responsable fédéral. De plus en plus de responsabilités et de moins en moins d’effectifs, « la réalité des conditions de travail de l’encadrement à la SNCF explique largement leur mobilisation contre cette réforme ». Signe d’« un véritable ras-le-bol », mais aussi d’une certaine forme de lucidité. « Ils savent, poursuit Jocelyn Portalier, que les efforts de productivité se feront aussi sur leur dos et lorsque la stratégie de l’entreprise validée par cette réforme pousse à toujours plus de sous-traitance, c’est à eux que revient la gestion des appels d’offres, des cahiers des charges, des relations entre les entreprises… C’est une véritable usine à gaz ».

Guillaume Pepy doit s’en mordre les doigts. Lui qui claironnait que 20 % de grévistes revenait mathématiquement à considérer que 80 % des cheminots soutenaient le projet de loi a déclenché l’ire des salariés de la SNCF. Et désormais, chez les cadres comme ailleurs dans l’entreprise, la question de son maintien à la tête du groupe public ferroviaire fait irruption dans le débat. Hier, alors qu’à l’appel de l’ensemble des organisations syndicales (FO comprise), des dizaines de cheminots se sont rassemblés aux abords du siège de la SNCF à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), l’un d’entre eux confie : « Janaillac a quitté son siège de PDG d’Air France après une consultation de ses salariés, Guillaume Pepy doit faire de même. » « Pepy dehors ! » a lancé au micro, face à la foule et sous les fenêtres de la direction de la SNCF, Fabien Villedieu, délégué syndical SUD rail. Plus modérées, la CFDT, qui considère que « la fracture entre la direction et le corps social est extrêmement forte », et l’Unsa, pour qui il y a « rupture de confiance » manifeste, en appellent à ce que chacun prenne ses responsabilités. La CGT a quant à elle réaffirmé par la voix de Laurent Brun que la direction, « totalement discréditée », doit tirer « toutes les conséquences de ce vote sans ambiguïté qui prouve qu’elle n’est plus reconnue comme défenseuse du système ferroviaire, du service public, de l’entreprise publique et de ses personnels ».

Les syndicats exhortent l’exécutif à ouvrir des négociations

« Impréparation », « amateurisme », « autoritarisme », qu’importe les critiques formulées par les cheminots et leurs organisations syndicales, le gouvernement persiste et signe. Pour Laurent Brun, « l’ego du président » a pris le dessus. « Il veut être celui qui ne négocie pas », note le secrétaire général de la CGT cheminots, quitte à cumuler « aveuglement et déni pour passer coûte que coûte ses objectifs idéologiques au chausse-pied ».

Forts d’un vote qui, au-delà de légitimer largement leur action, révèle clairement l’opposition des cheminots à la réforme en cours, les syndicats exhortent le gouvernement à ouvrir, enfin, de réelles négociations et ce, après « deux mois de lutte », a rappelé, excédé, Erik Meyer, secrétaire fédéral SUD rail.

Une nouvelle salve de réunions bilatérales est prévue demain à Matignon. Les syndicats attendent désormais que le gouvernement convoque le patronat du rail à la table des discussions. Des réunions tripartites, « où tous les sujets doivent être passés au crible ». En somme, les cheminots ont dénoncé les dangers, manifesté leur colère, soulevé les incohérences et présenté leurs propositions. Ils exigent maintenant des réponses.

Les vrais chiffres du « coût » du statut des cheminots

C’est l’argument massue du gouvernement pour justifier l’abandon du recrutement au cadre permanent : le surcoût que le statut des cheminots ferait peser sur les comptes de la SNCF. « 700 millions d’euros par an ! » déclarait Emmanuel Macron il y a quelques semaines. Élisabeth Borne a depuis rectifié le tir, avançant le chiffre de 100 millions d’euros annuels. « Et aujourd’hui, les hypothèses tournent autour de 10 à 15 millions d’euros », note Laurent Brun, « soit entre 14 et 21 fois moins que le budget communication annuel de l’entreprise, dont plus personne ne parle d’ailleurs », tacle le secrétaire général de la CGT cheminots.

Marion d'Allard

journaliste

 

Publié le 17/05/2018

SNCF: un «document de travail» détaille des pistes de privatisation

13 mai 2018 Par La rédaction de Mediapart

Le Parisien a dévoilé dimanche le compte rendu interne d’une réunion entre la direction de la SNCF et le cabinet du ministre des transports. La possibilité de filialiser l’activité des trains régionaux (TER) et la cessibilité des actions des titres de l’entreprise sont évoquées.

 Derrière la réforme ferroviaire, il y aurait donc des projets cachés, mais précis, de privatisation de la SNCF. C’est ce qui ressort d’un « compte rendu interne » d’une réunion tenue le 4 mai entre la direction de l’entreprise et le cabinet du ministre des transports, dont la teneur est dévoilée par Le Parisien, dimanche.

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Selon ce document, « la compagnie ferroviaire a demandé au gouvernement de limiter l’incessibilité des titres de l’entreprise publique à la seule holding », détaille Le Parisien. Une astuce qui permettrait d’ouvrir le capital de SNCF Mobilité ou de SNCF Réseau et d’engager la privatisation de l’entreprise publique, en dépit des dénégations de ses dirigeants.

La dernière en date, celle du PDG de la SNCF, Guillaume Pepy, ayant été formulée pas plus tard que vendredi, dans les colonnes du même Parisien : « Il n’y a pas UN élément dans la réforme qui rend possible une privatisation totale ou partielle de la SNCF. C’est même l’inverse », avait déclaré le PDG.

Selon le document obtenu par le journal, l’entreprise publique soutient aussi « un amendement pour filialiser l’activité des trains régionaux ». Lors de cette réunion de travail, les représentants du ministère des transports ont aussi précisé les amendements en préparation. « La gestion des gares serait confiée à une filiale détenue par SNCF Réseau ; la date d’ouverture à la concurrence en Ile-de-France, prévue en 2033, serait avancée d’un an ; enfin, pour les petites lignes un amendement prévoit un rapport gouvernemental sur l’état du réseau et les lignes les moins circulées », expose Le Parisien.

Le ministère des transports et la SNCF n’ont pas contesté les éléments reproduits dans ce compte rendu, évoquant « une réunion de travail », et promettant que « l’incessibilité des titres de la SNCF concerne aussi bien la holding que SNCF Mobilité et Réseau ».

Des responsables de la SNCF ont fait savoir que « le but technique de la réunion » était de permettre à la compagnie de maintenir ses possibilités actuelles, et « d’avoir des filiales lorsqu’un marché a un caractère spécifique et l’exige, comme un marché transfrontalier ».

Les responsables syndicaux, et les grévistes, dont le mouvement connaît son neuvième épisode de grève, dimanche, risquent d’y voir a minima la preuve de l’opacité du projet gouvernemental.

 

 

Publié le 18/04/2018

UN PRÉSIDENT QUI VEUT LA PEAU DES CHEMINOTS

Communiqué aux cheminots

16.04.2018 | Action à partir des 3 et 4 avril 2018 (site Fédération CGT Cheminots-es)

Invité d’Edwy Plennel et Jean-Jacques Bourdin, Emmanuel Macron s’est exprimé dimanche soir sur la réforme en cours à la SNCF. Dans un exercice qui n’honore pas la fonction présidentielle, il mêle contrevérités, approximations et caricatures sur les cheminots. Cela doit nous encourager à accroître la pression par la grève pour une autre réforme !

CONTREVÉRITÉS SUR L’EFFICACITÉ DE LA SNCF

« Nous sommes face à une SNCF qui est 30% moins performante que ses grands voisins »

FAUX – Les expertises annuelles du Boston Consulting Group sur l’efficacité des réseaux de chemins de fer européens donnent toujours la SNCF 7e sur 25 (voir rapport CGT « Ensemble pour le fer ») et on est très loin de 30 % de différentiel avec le 1er. D’autres études montrent que la France dispose d’un des systèmes ferroviaires les moins couteux pour l’usager, ce que confirme le rapport Duron.

« La SNCF perd 1,5 milliard d’euros par an parce qu’elle n’est pas suffisamment efficace et parce qu’il y a un Statut »

Il précise plus tard dans l’interview qu’il y a 700 millions à économiser sur le Statut. Donc il s’agit bien de diminuer drastiquement nos droits !

FAUX – L’expertise des comptes montre que le système est déséquilibré par un accroissement des investissements nécessaires à l’arrêt du vieillissement du réseau. Après avoir concentré les investissements sur les nouvelles infrastructures à la place de l’Etat (LGV), l’effort de rattrapage pèse aujourd’hui très lourdement sur les comptes. Ce n’est pas une question d’efficacité de l’entreprise, c’est le résultat des mauvais choix de l’Etat. Si on rajoute les PPP (le surcoût des péages sur la LGV Tours-Bordeaux est évalué à 200 millions par an), les frais de transactions liés au découpage en 3 EPIC et d’autres mauvaises mesures, on constate que les cheminots n’ont rien à se reprocher.

CONTREVÉRITÉS SUR LA SITUATION SOCIALE DES CHEMINOTS

« des règles d’organisation où il n’y a pas de polyvalence »

« des règles de temps de travail qui ne sont pas conformes au reste de la société, pour le personnel roulant en particulier »

« des règles d’avancement et de déroulement de carrière qui sont beaucoup plus avantageuses que partout ailleurs, y compris la fonction publique »

« des règles de maintien dans l’entreprise, y compris quand on a fait des fautes importantes »

FAUX – Rien de tout cela n’est conforme à la réalité. Les règles d’organisation qui ont sclérosé le fonctionnement de l’entreprise ne se trouvent pas dans le dictionnaire des filières ou le RH0077 mais plutôt dans la gestion par activité et produit.

Ces affirmations mensongères visent à salir les cheminots face à l’opinion publique

LA TRANSFORMATION DE L’EPIC EN SOCIÉTÉ PAR ACTIONS

« Avant 1982, c’était une société, on en a fait un Etablissement qui ne fonctionne pas bien car les gens qui gèrent les gares ne sont pas ceux qui gèrent les quais »

FAUX – Avant 1982, la SNCF était une société par actions car le capital était encore partagé entre l’Etat et les actionnaires des anciennes compagnies privées. Cette situation, issue de la convention de nationalisation de 1938, a pris fin à l’échéance de celle-ci lorsque le Gouvernement a décidé de transformer la SNCF en entreprise publique (EPIC) de plein exercice. Par ailleurs, l’organisation et la gestion des gares n’a strictement rien à voir avec le statut juridique de l’entreprise.

« Je ne veux pas privatiser la SNCF, ça n’a aucun sens, c’est une infrastructure essentielle de transport »

Alors pourquoi privatiser Aéroports De Paris (ADP) qui est aussi une infrastructure essentielle de transport ?

« incessibles dans la loi »

FAUX – L’incessibilité des titres n’est pas inscrite dans la loi, les amendements qui le demandaient ont été repoussés par le Gouvernement. Par ailleurs, dès lors que ce sont des liens capitalistiques qui lient les entreprises composant le GPF, rien n’empêche leur vente en totalité ou par morceau, c’est ce que l’on peut voir avec les filiales du groupe.

LE CHANTAGE SUR LA DETTE

« plus il y aura une transformation ambitieuse, plus l’Etat reprendra de dette »

INJUSTE - La dette est celle de l’Etat. Il a obligé l’entreprise à s’endetter pour assumer le financement d’infrastructures dont il a décidé de doter le pays. C’est donc l’Etat qui doit la reprendre en totalité.

Ce qu’annonce le Gouvernement, c’est uniquement la reprise au 1er janvier 2020 d’une partie de la dette pour ne pas amener la future société par actions au dépôt de bilan. Avec la perte de la garantie de l’Etat sur les emprunts, et donc la hausse des taux d’intérêts appliqués à la SNCF, il est probable que cela n’allège même pas le poids de la dette sur l’entreprise !

Par ailleurs, nous ne savons toujours pas ce qu’est une « transformation ambitieuse ».

LES LIGNES DE PROXIMITÉ

« L’Allemagne a réouvert des petites lignes ces dernières années »

FAUX – L’Allemagne a fermé des milliers de kilomètres de lignes depuis l’ouverture à la concurrence. Elle en a réouvert quelques-unes sous impulsion de l’Etat qui investit massivement dans le développement du mode ferroviaire.

Au final, la CGT considère que la prestation du Président de la République était très éloignée des attentes des usagers et des cheminots.

Nous attendons le démenti de la Direction SNCF sur les mensonges et autres approximations du Président de la République, qui s’est livré à une nouvelle opération de « SNCF bashing » et de « cheminots bashing ».

TOUS EN GRÊVE LES 18 ET 19 AVRIL 2018

Pour exiger l’arrêt du processus parlementaire sur une loi technocratique et de véritables négociations pour répondre aux revendications des cheminots !

 

Publié le 05/04/2018

Comment la dette de la SNCF enrichit les marchés financiers, au détriment des cheminots et des usagers

par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)

Sous prétexte de sauver la SNCF, endettée de près de 50 milliards d’euros, le gouvernement Philippe prépare une profonde réforme du secteur ferroviaire, ouvrant la porte à sa privatisation de fait. Présentée comme la conséquence de performances insuffisantes de l’entreprise, cette dette résulte pourtant très largement de choix politiques et organisationnels antérieurs. Loin des fantasmes sur le statut des cheminots, Basta ! retrace l’histoire de cet endettement, qui constitue aussi une rente annuelle de plus d’un milliard d’euros pour les marchés financiers. Pour en venir à bout, d’autres solutions sont possibles.

Lors de l’inauguration de la ligne grande vitesse Paris-Rennes, en juillet dernier, Emmanuel Macron a évoqué une offre : l’État pourrait prendre en charge la dette de la SNCF en échange d’un « nouveau pacte social » au sein de l’entreprise publique, qui verrait le statut des cheminots progressivement supprimé. Emmanuel Macron faisait ainsi implicitement le lien entre l’endettement colossal de la SNCF – 46,6 milliards d’euros – et le « coût du statut » des cheminots, qui leur donne notamment la possibilité de partir en retraite plus tôt. Le rapport Spinetta, remis le 15 février dernier au gouvernement en vue d’une loi réformant la SNCF, reprend cette thèse d’un coût du travail trop élevé qui viendrait gréver les finances du système ferroviaire français.

« C’est une escroquerie intellectuelle de laisser penser cela, s’insurge Jean-René Delépine, représentant du syndicat Sud-rail au conseil d’administration de SNCF réseau, la branche qui gère les voies ferrées. Cette dette, c’est d’abord la contre-valeur d’un bien commun : un réseau de chemin de fer. Elle est visible parce qu’elle se trouve au sein d’une seule société. Si une entreprise avait, à elle seule, la charge de maintenir et de développer le réseau routier, sa dette serait infiniment supérieure ! L’État, qui se présente comme la victime d’un endettement non maîtrisé de la SNCF, est en fait le premier responsable de l’explosion de la dette. »

Une dette « mise sous le tapis » il y a vingt ans

Dans les années 80, la politique du « tout TGV », vers lequel les investissements sont essentiellement dirigés, se traduit par une diminution continuelle des budgets de maintenance et de renouvellement du reste du réseau – dessertes des agglomérations, lignes rurales, lignes inter-cités – qui aboutit à un état de délabrement alarmant d’une partie des voies. « En 2005, un audit sur l’état du réseau français réalisé par l’école polytechnique fédérale de Lausanne (Suisse) à la demande de Réseau ferré de France (RFF) et de la SNCF alertait sérieusement sur le vieillissement du réseau et pointait la responsabilité de l’État », souligne la CGT dans un récent rapport sur l’avenir du service public ferroviaire. Plus de 9000 kilomètres (sur un total de 30 000) sont considérés comme vétustes voire dangereux [1]. À certains endroits, les rails sont si dégradés que les trains doivent ralentir. Tout cela oblige l’État à engager un important et très coûteux programme de travaux au début des années 2000.

En 1997, pour répondre aux critères du traité de Maastricht qui conditionne le passage à l’euro à la maîtrise du déficit public, la France choisit de loger sa dette ferroviaire dans un nouvel établissement public, séparé de la SNCF : Réseau ferré de France (RFF, renommé SNCF réseau en 2014). « C’est une façon de masquer la dette publique, estime Jean-René Delépine. À la même époque, l’Allemagne a de son côté décidé de reprendre la dette du système ferroviaire, alors qu’elle était en pleine réunification ! »

La dette de 46,6 milliards d’euros qui plombe actuellement le système ferroviaire est celle de SNCF réseau, mise sous le tapis il y a vingt ans [2]. « RFF puis SNCF réseau se retrouvent à porter, seules, des investissements qui doivent normalement revenir à l’État, poursuit Jean-René Delépine. C’est pourtant lui qui prend les décisions d’aménagements ! »

Dix milliards ponctionnés par les marchés financiers

À la fin des années 2000, le gouvernement de Nicolas Sarkozy décide de lancer un vaste programme de travaux, mais sans y allouer les finances nécessaires. À la remise en état des voies vieillissantes, s’ajoute la construction de quatre nouvelles Lignes à grande vitesse (LGV) [3]. En 2010, SNCF réseau investit 3,2 milliards d’euros tout en percevant 2,2 milliards de subventions. Il faut donc emprunter sur les marchés pour trouver le milliard manquant. En 2012, les investissements s’élèvent à 4,3 milliards d’euros quand les subventions de l’État plafonnent à 1,2 milliard. Nouvel emprunt. En 2015, rebelote : alors que SNCF réseau doit débourser 5,3 milliards, il ne reçoit que 1,1 milliard de l’État. Cette année là, les subventions ne couvrent que 23 % des besoins d’investissement. Le recours à l’emprunt augmente encore. Depuis, les subventions consenties par l’État restent bien inférieures aux montants de travaux... pourtant engagés à sa demande ! « En 2017, 5,4 milliards d’euros ont été investis pour la régénération du réseau. 2,2 milliards ont été versés par des subventions. Le reste a été emprunté », illustre Jean-René Delépine.

À ce système structurellement déficitaire, s’ajoute le fait qu’« SNCF Réseau doit payer les intérêts de sa dette passée, comme l’explique Adrien Coldrey, économiste au sein du cabinet d’expertise Degest [4]. Or, il n’a plus aucune ressource pour payer ces intérêts puisque celles-ci ont été utilisées pour l’investissement : il doit donc s’endetter pour les payer. C’est un effet boule de neige, qui ressemble à une situation de surendettement pour un particulier. »

Ces dix dernières années, cette charge de la dette – 10,3 milliards d’euros seulement pour les intérêts – pèse plus lourd que l’entretien et le développement du réseau – 7,2 milliards d’euros ! « Quand la SNCF emprunte 100 euros pour le réseau, il ne peut en utiliser que 41. Les 59 restant sont ponctionnés par le système financier », détaille Arnaud Eymery, le directeur du cabinet Degest. Soit les banques, assurances et fonds d’investissement qui prêtent à la SNCF [5].

« On travaille pour financer les banques »

« Pour le dire autrement, afin d’investir 100 euros sur la modernisation des voies, la SNCF doit emprunter 243 euros ! Le surcoût est considérable. C’est une rente pour les marchés financiers, même si les taux sont actuellement très bas. » Si les taux devaient remonter, l’absurdité de ce choix économique serait encore plus flagrante. « La charge de la dette avale les trois quarts de la performance économique de l’outil industriel, assène Jean-René Delépine, de Sud-rail. On travaille pour financer les banques. C’est une honte. » Et plus le temps passe, plus la dette se creuse. « Si l’État l’avait reprise en 2010, seulement 7,2 milliards d’euros d’endettement auraient été générés, contre 17,5 milliards actuellement », calcule Arnaud Eymery du cabinet Degest.

Autre choix politique absurde : en 2006, le gouvernement de Dominique de Villepin privatise les autoroutes, ce qui provoque un gros manque à gagner pour le système ferroviaire. Une partie des subventions versées par l’État à la SNCF provient de l’agence de financement des investissements de transports de France, qui était alimentée par les redevances des concessions d’autoroutes...

Pour se faire une idée des sommes dont est aujourd’hui privé le système ferroviaire, il suffit de regarder le montant des dividendes que se sont partagés les actionnaires des sociétés concessionnaires d’autoroute (SCA) en 2016 : 4,7 milliards d’euros [6] ! « La suppression du projet d’écotaxe en octobre 2014 [par le gouvernement de Manuel Valls, ndlr], également prévue par le Grenelle de l’environnement pour financer la construction des LGV, vient à nouveau gréver les finances et donc le report des trafics de la route vers le train », ajoute Arnaud Eymery.

Pour les usagers, le prix des billets explose

Le report de la route vers le train constitue un défi crucial face au réchauffement climatique et à l’aggravation de la pollution atmosphérique. Mais pour les usagers, le coût du train s’envole. Car pour faire face à sa situation financière, le tarif facturé par RFF aux sociétés exploitants les trains – et donc principalement à la SNCF – a été considérablement augmenté (+26 % entre 2007 et 2013). « La hausse est aussitôt répercutée sur le prix des billets, qui augmente de 20% entre 2008 et 2013 », souligne Arnaud Eymery. Résultat : les Français délaissent le train jugé hors de prix.

Dès 2010, la fréquentation des TGV est en baisse. Un cercle infernal se met en place : les gens prennent moins le train, le nombre de trains diminue, les péages augmentent, de même que les billets, ainsi que les investissements nécessaires. Entre 2010 et 2016, le trafic ferroviaire enregistre une hausse de 1 % quand la voiture bondit de 7 % et le transport aérien de 17 %.

Plutôt que de taxer la route pour financer le transport ferroviaire, beaucoup moins polluant, l’État prétend que celui-ci peut s’autofinancer à condition que les cheminots travaillent plus et mieux. Pourtant, d’importants efforts ont déjà été consentis. « Chaque année, on demande à la SNCF d’économiser 1,5 milliard d’euros. Et la principale source d’économies, c’est l’emploi », poursuit Arnaud Eymery. Entre 2004 et 2014, les effectifs cheminots ont chuté. Ces derniers passent de 175 000 à 154 000 salariés, soit 2000 emplois supprimés chaque année.

Productivité élevée, espérance de vie réduite

Selon le cabinet Degest, une étude des gains de productivité laisse apparaître, entre 2004 et 2014, une progression plus forte pour les cheminots (+3,2% par an) que pour l’économie française dans sa globalité (+1,9%). Une tendance qui devrait se prolonger ces prochaines années du fait des contrats de performance signés entre l’État et la SNCF. Néanmoins, le coût de cette pression sur le travail est élevé. À la SNCF comme ailleurs, les salariés sont écartelés entre des objectifs sans cesse accrus et des moyens revus à la baisse. Au point que certains ne peuvent plus assurer correctement la sécurité sur les voies (lire notre enquête sur l’accident de Brétigny en 2013). Et que d’autres sont sommés de proposer aux voyageurs les billets les plus chers [7].

Pour que les trains puissent rouler en continu, la maintenance est davantage assurée de nuit, alors que le travail nocturne a des effets importants sur la santé. « Les indices de morbidité [le nombre de jours d’absence des salariés pour maladie ou accident du travail, ndlr] ont augmenté au fur et à mesure que des gains de productivité étaient enregistrés », remarque Arnaud Eymery.

L’espérance de vie des cheminots est inférieure à la moyenne nationale, notamment pour les personnels de l’exécution et de la traction. Ces derniers meurent quatre ans plus tôt que le reste de la population [8]. La fédération Sud-rail, à qui la direction refuse de fournir des chiffres, estime qu’une cinquantaine de cheminots se suicident chaque année.

1269 euros, le salaire de base d’un chef de bord

En parallèle, les réorganisations et le déploiement de nouvelles technologies entraînent une hausse de l’encadrement. « En créant trois entités en 2014, on a créé trois états-majors différents, illustre Jean-René Delépine. Cela augmente automatiquement la masse salariale puisque les cadres sont plus nombreux et mieux payés. » L’augmentation exponentielle de la sous-traitance a également entraîné une augmentation du taux d’encadrement. Pour réaliser des économies, il serait ainsi possible de regarder du côté de l’organisation du travail, ou encore... de la direction.

En 2017, les onze membres du comité exécutif de SNCF Réseau se sont ainsi partagés une rémunération nette imposable de 2,5 millions d’euros, assortis de 38 000 euros d’avantages en nature, soit une moyenne de 19 000 euros par mois et par personne. En 2017, Florence Parly, l’actuelle ministre des Armées, a été payée 52 000 euros par mois en tant que directrice générale chargée de SNCF voyageurs. Par comparaison, le traitement de base d’un chef de bord, qui assure les trajets à bord d’un train corail, est de 1269 euros nets, assortis de plusieurs primes.

D’autres solutions pour financer le réseau

Comment sortir le système ferroviaire de cette voie de garage ? L’État pourrait aider l’entreprise dont il est actionnaire à sortir du cycle infernal de l’endettement, et doter le train de financements pérennes. La CGT propose de flécher 6 milliards d’euros des recettes de la TICPE (taxe intérieure sur la consommation des produits énergétiques) pour le financement du réseau ferré national. En 2016, ces recettes se sont élevées à 28,5 milliards d’euros pour les produits pétroliers [9]. La CGT propose par ailleurs de mettre fin aux exonérations et au remboursement partiel de cette taxe dont bénéficient les transporteurs routiers ou le secteur aérien.

La confédération syndicale propose également de mettre en place un « versement transport additionnel régional » : calculé à partir de la masse salariale et redevable par les entreprises d’au moins onze salariés, cet impôt permettrait de doter les régions de 500 à 850 millions d’euros par an pour financer les lignes locales. « Sur le modèle du Livret A créé pour financer le logement social, nous proposons la création d’un nouveau livret d’épargne défiscalisé offrant un produit d’épargne sécurisé, dont les fonds seraient centralisés par la Caisse des dépôts et consignations », suggère encore la CGT.

Développer le train pour sauver le climat

De son côté, le syndicat Sud-rail propose de réunir les trois entités qui composent actuellement la SNCF en une seule et même entreprise, ce qui permettrait de mutualiser les capitaux propres : ceux de SNCF mobilités s’élèvent à 15 milliards d’euros, alors que ceux de SNCF réseau sont négatifs de 12 milliards. « Nous aurions une entité qui démarrerait avec un capital positif de 3 milliards de capitaux propres » , résume Jean-René Delépine. La fusion entraînerait une mutualisation des marges opérationnelles, diluant la charge liée au remboursement de la dette et améliorant la capacité d’autofinancement.

Cette réunification aurait, toujours selon Sud-rail, un autre avantage : économiser les coûts de fonctionnement liés à la multitude de contrats passés entre les deux entités. Par exemple, lorsque SNCF réseau ferme une ligne pour réaliser des travaux, elle dédommage SNCF mobilités qui ne peut plus y faire passer ses trains. « Ces transactions créent des litiges, et induisent des surcoûts organisationnels monstrueux. » Sans oublier le bon millier de filiales créées par la SNCF, véritable mille-feuille organisationnel dont les effet économiques et sociaux réels restent à déterminer.

Sur le plan climatique, le secteur des transport est l’un des plus émetteur en gaz à effet de serre. Privilégier les modes de transport les moins polluants est donc indispensable. Une étude réalisée en Europe par le cabinet néerlandais CE Delf met en évidence un coût social et environnemental neuf fois plus élevé pour la voiture que pour le train. « Je pense même qu’en France, où le parc diesel est très important, ces chiffres sont encore supérieurs », estime Arnaud Eymery. Face aux défis, immenses, que pose le changement climatique, le train pourrait être considéré comme un atout plutôt que comme un poids. Ce n’est malheureusement pas le sens des conclusions du rapport Spinetta, qui sert de base à la future réforme ferroviaire.

Nolwenn Weiler

Publié le 26/03/2018

SNCF : 200 € par an par Français. Évitement fiscal : 1200 €. Un coût peut en cacher un autre

5 mars 2018 Stéphane Ortega  (Site Rapport de force.fr)

Le 26 février, Édouard Philippe a dressé un constat alarmant de la situation de la SNCF et annoncé la réforme des chemins de fer. Depuis, un argument massue tourne en boucle sur les plateaux de télévision : chaque Français paye 200 € par an pour le transport ferroviaire, qu’il prenne ou non le train. Passé beaucoup plus inaperçu, un rapport de la commission des finances de l’Assemblée nationale du 21 février sur les paradis fiscaux rappelle le coût de l’évasion fiscale. Alors, Rapports de force a pris sa calculette.

 

Selon le rapport Spinetta servant de socle à la volonté du gouvernement de transformer la SNCF, le transport ferroviaire coûterait près de 200 € par an à tous les Français, en plus des billets. Mais de quoi parle-t-on ? En fait, du financement par l’État d’une partie des coûts liés aux 30 000 km de voies ferrées et à l’acheminement de plus de cinq millions de voyageurs par jour. Soit 14 milliards de soutiens publics de l’État à la SNCF, divisés par 67 millions d’habitants. Simpliste comme mode de calcul, mais efficace en tant qu’élément de communication.

Le ministre de l’Action et des comptes publics Gérard Darmanin a même enfoncé le clou en gonflant ce montant à 340 €. Au lieu de diviser le montant injecté par l’État dans le transport ferroviaire par la totalité de la population, il l’a divisé par celui des personnes assujetties à l’impôt, bien moins nombreuses. Ainsi, la facture augmente mécaniquement. Tant pis si cela n’a aucun sens. L’argent public en question provenant certes de l’impôt sur le revenu, mais aussi de la TVA payée par tous ou encore de l’impôt sur les sociétés. Olivier Truchot, journaliste et animateur de l’émission les Grandes Gueules sur RMC, a lui poussé le bouchon en dehors du terrain, fixant le montant déboursé par chaque Français à 1000 €.

Urgence à géométrie variable

Mais une semaine après la remise au gouvernement du rapport Spinetta, un autre rapport était rendu par la commission des finances de l’Assemblée nationale à propos de la création d’une liste française des paradis fiscaux. Celui-ci n’a pas fait l’objet des mêmes commentaires. Le document fait pourtant état des montages complexes d’évitement fiscal qui « siphonnent les ressources publiques au détriment de tous ». Viennent ensuite des estimations donnant le vertige sur les montants concernés.

Ainsi, entre 16 000 et 26 000 milliards d’euros transiteraient chaque année par les paradis fiscaux, selon une estimation de l’ONG Tax justice network. Les banques françaises y détiendraient encore 5,5 milliards, malgré les annonces de conduite vertueuse depuis la crise des subprimes et les scandales du type Panama Papers. Les pertes annuelles de recettes fiscales sont évaluées à 1000 milliards dans l’Union européenne, dont 80 pour la France. Aucun plan d’urgence n’a été annoncé à ce jour.

Pourtant, en reprenant le mode de calcul simplifié du rapport Spinetta sur la SNCF, le coût pour chaque Français de l’évasion fiscale est de 1194 € par an. Presque six fois plus que celui du transport ferroviaire qui lui présente au moins l’avantage d’apporter un service à la collectivité. Mais aucun éditorialiste attentif au porte-monnaie des Français et à l’efficacité des dépenses publiques n’a tiré la sonnette d’alarme. De la même façon, le Crédit d’impôt pour les entreprises (CICE), dont la capacité à créer des emplois est plus que relative, n’est pas présenté comme un coût probable de 305 € par Français en 2018 pour un total estimé de 20,5 milliards d’euros.

En tout cas, avec les 80 milliards d’euros par an manquant dans les finances publiques du fait de l’évitement fiscal, les 14 milliards de coûts pour assurer les déplacements quotidiens de millions de personnes seraient aisément couverts. Même la dette « abyssale » de 50 milliards de l’entreprise publique semblerait à portée de remboursement.

 

Publié le 15/03/2018 (site Ensemble 34)

Ce n'est pas la SNCF qu'il faut privatiser mais les autoroutes qu'il faut renationaliser !

Journée blanche et grande pagaille ! Montpellier à la recherche de son service public…
L'épisode neigeux de la semaine dernière dans le département de l'Hérault et notamment sur la Métropole de Montpellier démontre les faiblesses et dysfonctionnement de l’État et des collectivités territoriales. 

Nous aurions pu vivre une véritable catastrophe si nous n’avions pas été en période de vacances scolaires et si le froid avait duré quelques jours de plus.

La préfecture porte une responsabilité écrasante en ne déclenchant l’alerte rouge que le mercredi à 20 h, puis la levant le lendemain matin dès 6h alors que des gens dormiront encore une nuit dans leurs voitures ou dans des centres d’hébergement. Pourtant le préfet, de sa fenêtre, aurait pu constater dès mercredi 12 h que le centre ville était totalement impraticable pour les voitures (déjà une bonne dizaine de centimètres de neige...).

Cela a contribué en fin de journée à la pagaille sur le réseau routier, quand les gens ont cherché à rejoindre leur domicile, dans et hors métropole, alors que les routes déjà n’étaient plus du tout praticables ; le tout au motif qu’un hypothétique redoux était attendu pour la soirée du mercredi…

Et en l’absence d’alerte rouge le jeudi matin, certain-e-s ont dû reprendre leur voiture pour tenter de retourner travailler et de ne pas perdre une journée de salaire ;

Sur le front des autoroutes la préfecture a été incapable de trouver des solutions pour dégager les axes routiers. Nous rappelons qu’en 1987 l’armée avait dégagé les poids lourds. Des forces en réserve, lors du Carnaval des Gueux, nous avons pu voir que la Préfecture en avait… y compris dans la Gendarmerie.

Le seul point positif a été que la Préfecture a été capable de mettre en place un numéro « public » de sa cellule de crise, mais ce numéro était… payant (même durant l'attente) !

 

On a aussi constaté que l’entreprise privée qu’est la société Vinci n’a pu gérer la situation de crise étant pourtant, paraît-il, l'un des fleurons des entreprises hexagonales. Incapable de bloquer ses entrées d'autoroute aux poids-lourds, incapable de prendre en charge les automobilistes en détresse dans leur voiture, bloqués sur l'autoroute. N’assurant aucune distribution d'eau, de couvertures… Si VINCI avait été une entreprise publique, sa privatisation aurait été exigée sur le champ par le gouvernement et ses laquais !

Quant à EDF il a fallu attendre samedi pour que l’électivité soit rétablie, et il est inquiétant de décompter le nombre de rues et de villages restés sans électricité.

La responsabilité de la municipalité n’est pas en reste. A se demander s’il y avait un maire à plein temps aux commandes, place Frêche mercredi et jeudi dernier ?

Si notre maire a su allumer les contre-feux pour se dédouaner de ses responsabilités dans les pages de Midi Libre, les Montpelliérain-e-s ont pu constater de visu que les élu-e-s de la municipalité de Montpellier ont très mal géré cette situation de crise. Le déneigement des cheminements piétons dans des zones fréquentées ou stratégiques, afin de faciliter le déplacement notamment des plus fragiles, a été bien loin d’être suffisant (voire inexistant dans certains quartiers). Le Plan de Viabilité Hivernale de la ville de Montpellier a montré ses limites.

Certes ce genre d'épisode n'arrive pas souvent dans notre région mais ce type de crise se prépare néanmoins en amont. Gouverner ce n'est pas que choisir, c'est aussi prévoir.

Il ne s'agit pas d’acheter de coûteux chasse-neiges, mais à défaut d'un véritable partenariat avec l’Équipement, dont les effectifs et les moyens ne font que diminuer depuis plusieurs décennies, des conventions peuvent être passées avec des sociétés de Travaux Publics, comme cela se fait dans d'autres communes. Ces entreprises équipées peuvent alors débloquer les principaux accès de la ville, effectuer des salages, et pas uniquement en préventif comme l’a fait faire la municipalité.
Les écoles s'entraînent à des « intrusions terroristes » pourquoi ne pas envisager une répétition annuelle du schéma de crise en cas de neige ?

 

Mais en revanche il a été possible de constater que la SNCF, tant décriée ces derniers mois, s’en est plutôt bien sortie dans cette situation. Contrairement aux autoroutes, les voies n'ont pas été bloquées. Contrairement au bus, aux Trams, aux voitures, les TER et TGV ont globalement circulé dans la région, certes avec du retard mais l'on pouvait voyager. L'épisode neigeux a bien sûr affecté les équipements mais les services de la SNCF, les cheminots, au statut tant remis en cause, ont répondu présent et se sont mis à pied d’œuvre pour faire circuler les trains.

Un autre service public, celui de la radio, France Bleu a également très bien fonctionné, puisque la station a émis non-stop des informations en temps réel sur la situation.

Ce type de crise montre les fragilités de nos sociétés. L'épisode neigeux que nous venons de vivre montre les conséquences néfastes des politiques libérales, des politiques d'austérité que nous subissons mais que nous dénonçons depuis des années.

Mais ces crises révèlent aussi ce qui, au final, fonctionne. Cet épisode, malgré les attaques, montre qu'il reste des Services Publics efficaces en France. Et que leurs agents, au statut tant critiqué, sont efficaces, attachés à leurs missions de Service public et qu’ils n’y travaillent pas par hasard. Ils l'ont prouvé une nouvelle fois.

Ce n'est pas le statut des cheminots qu'il faut supprimer, ce n'est pas la SNCF qu'il faut privatiser, mais ce sont les autoroutes qu'il faut renationaliser !

Publié le 14/03/2018

NOUS ALLONS DEVOIR NOUS BATTRE, ENSEMBLE !

Manifestation nationale du 22 mars 2018

07.03.2018 | Action du 22 mars 2018

Le 26 février 2018, le Premier ministre a présenté les principaux axes et la méthode envisagés concernant la réforme de la SNCF, il prétend même savoir ce que veulent les Français !

Outre la méthode inacceptable du passage en force, les axes décidés par le gouvernement vont à l’encontre d’un service public de qualité que chaque citoyen est en droit d’attendre au quotidien.

OUVERTURE À LA CONCURRENCE

La CGT est fermement opposée à l’ouverture à la concurrence.

Nous réaffirmons que l’ouverture à la concurrence n’est pas gage d’efficacité et de développement pour le mode ferroviaire. Les exemples multiples dans d’autres pays le démontrent.

Le règlement européen OSP (Obligation de Service Public), cité à maintes reprises par le Gouvernement, n’oblige en rien d’ouvrir à la concurrence. L’article 5 § 4 bis est très explicite sur le sujet. Le gouvernement n’est pas face à une « obligation européenne », mais fait un choix délibéré d’ouvrir à la concurrence.

AVENIR DES LIGNES RÉGIONALES

Le Gouvernement ment en affirmant que sa réforme ne remet pas en cause l’avenir des « petites lignes ». En ne finançant pas les travaux nécessaires sur le réseau et en ouvrant à la concurrence, il met fin à la péréquation, se désengage et laisse la responsabilité aux Régions de décider du maintien ou non des lignes régionales du Réseau Ferré National.

Au regard des difficultés financières que rencontrent les régions, cela augure mal du devenir de ces lignes.

STATUT DE L’ENTREPRISE SNCF

Le Gouvernement préconise le passage du Statut d’EPIC, où l’État est propriétaire, à celui de « Société Nationale à Capitaux Publics », où l’État est actionnaire.

En clair, le Gouvernement s’offre la possibilité d’ouvrir le capital et ainsi de privatiser la SNCF à court terme. C’est le scenario qui a été appliqué à Air France, France Télécom, EDF/GDF…

La CGT exige le retour à une entreprise publique unique et intégrée : la SNCF.

AVENIR DU FRET SNCF

Malgré une situation catastrophique après plus de 10 ans d’ouverture à la concurrence dans le transport de marchandises, rien n’est dit sur le Fret SNCF et encore moins proposé pour tendre vers un véritable report du trafic routier vers le rail.

Le Gouvernement veut liquider purement et simplement le Fret SNCF.

STATUT DES CHEMINOTS

Ce ne sont pas les conditions sociales des cheminots qui sont à l’origine des 55 milliards d’euros de dette du ferroviaire, mais bien le désengagement de l’Etat depuis des décennies. La fin du statut des cheminots ne réglera pas, bien au contraire, les problèmes d’organisation et de cloisonnement des activités qui détériorent la ponctualité et la qualité du transport au quotidien.

Est-ce le statut des cheminots qui est responsable des retards, des dysfonctionnements, des pannes ? NON.

Le Statut des cheminots permet au contraire une continuité et une stabilité dans le fonctionnement du Service Public. Il permet également un niveau de qualification, de formation initiale et continue pour assurer un haut niveau de technicité et de sécurité.

La Fédération CGT des cheminots agit depuis plusieurs années pour la modernisation et le développement du service public ferroviaire ainsi que pour l’amélioration des conditions sociales, de vie et de travail des cheminots.

Face à l’ampleur des attaques annoncées, la CGT a proposé, dans un cadre unitaire le plus large possible, la construction d’une riposte à la hauteur pour pérenniser l’entreprise publique SNCF, les trains publics et les conditions sociales des cheminots.

Cette réforme est une privatisation déguisée du service public ferroviaire et ne résoudra pas les problèmes que vous subissez au quotidien. Au contraire ! Il s’agit pour le gouvernement d’en finir avec le train.

La Fédération CGT appelle les cheminots, les usagers, leurs associations ainsi que toutes celles et ceux qui sont attachés au service public ferroviaire, à participer à la manifestation nationale unitaire le 22 mars 2018, place de la République à Paris à 13h00.

 

Publié le 10/03/2018

Réforme ferroviaire. La CGT cheminots contre-attaque sur le fond

Marion d’Allard

Jeudi, 8 Mars, 2018

L'Humanité.fr

 

Hier, face à la presse puis au Parlement, le premier syndicat de la SNCF a présenté son plan pour l’avenir du ferroviaire. Un contre-pied aux orientations libérales du gouvernement.

Alors qu’une nouvelle réforme du système ferroviaire est annoncée par le gouvernement « avant l’été », la fédération CGT des cheminots – première organisation syndicale de la SNCF – a rendu public, hier, son propre projet de réforme, « Ensemble pour le fer », qui garantit le développement d’un véritable service public du transport ferroviaire. Car au fond, de réformes en réorganisations « parties d’objectifs de traitement des questions financières pour arriver à des usines à gaz dans l’organisation de la production (…), le problème est tout simplement pris à l’envers », affirme Laurent Brun, secrétaire général de la CGT cheminots.

À contre-courant des feuilles de route libérales qui, depuis plus de trente ans, président aux décisions politiques de casse du service public ferroviaire, la CGT « veut donc contribuer au débat public en replaçant les éléments dans l’ordre qui semble correspondre à l’intérêt général, c’est-à-dire en partant des besoins des usagers et du pays pour arriver sur les outils pour y répondre, en passant par l’attribution de moyens adap tés », poursuit Laurent Brun. Le rapport du syndicat apporte ainsi une contre-expertise à celle du gouvernement sur les questions de l’ouverture à la concurrence, du traitement de la dette, de l’organisation interne de l’entreprise publique ou encore de la régénération d’un réseau vieillissant.

La mise en concurrence n’est pas une obligation

L’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs, prévue par les directives européennes à horizon 2019 et 2023, sert de justification à l’empressement du gouvernement pour réformer, à coups d’ordonnances, le rail français. Or « l’argument du passage obligatoire à la concurrence doit être contesté », estime la CGT, qui en veut pour preuve les textes communautaires eux-mêmes, qui prévoient des exceptions et permettent à « l’autorité compétente d’attribuer directement des contrats de service public » sans passer, donc, par les appels d’offres.

Toujours au chapitre de l’ou verture à la concurrence, « les “dates butoirs” souvent citées ne sont pas inflexibles », note par ailleurs la CGT, qui précise que « le rapport Spinetta lui-même, en raison des spécificités propres à la région Île-de-France, propose de reporter l’ouverture à la concurrence à 2033 et 2039 pour les RER ».

La dette ferroviaire est une dette d’État

Comme elle l’a déjà fait en 2014 lors de la dernière réforme ferroviaire, la CGT réaffirme que la dette ferroviaire est une dette d’État, largement contractée pour financer le développement des lignes à grande vitesse dans les années 1980. Elle plombe aujourd’hui le système ferroviaire de près de 50 milliards d’euros, et 1,7 milliard d’euros sont chaque année alloués aux remboursements des seuls intérêts de cette dette. « Le système ferroviaire ne peut s’autofinancer », répète la CGT, qui affirme que « la modernisation du réseau exige plus de 3 milliards d’euros d’investissement par an ». Le syndicat propose donc la mise en place d’une « caisse d’amortissement de la dette ferroviaire de l’État (Cadefe) », structure de défaisance qui apporterait « mécaniquement près de 2 milliards d’euros tous les ans au système ferroviaire en le libérant des intérêts bancaires de la dette ».

Par ailleurs, pour financer le développement du rail (fret et voyageurs), la CGT préconise le « fléchage de la Ticpe (taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques – NDLR) pour le financement des infrastructures, la création d’un versement transport additionnel pour les régions (…), la fin des partenariats public-privé (…), la création d’un pôle financier public », mais également une surtaxe de la rente des autoroutes concédées au privé, voire leur renationalisation.

Pour un retour à une entreprise unique et intégrée

Déjà en 1997, puis en 2014, les réformes ferroviaires n’ont cessé de poursuivre « le démembrement de l’entreprise publique (…), le tout accompagné d’externalisations, de segmentations internes et autres scléroses de la production », dénonce Laurent Brun. C’est à ce « statu quo libéral » qu’il convient aujourd’hui de mettre fin par le retour « à une entreprise unique, une intégration complète de la production, un renforcement de la maîtrise publique », égrène le syndicat.

Nourri d’expertises internes et extérieures, le projet de la CGT sera « remis au premier ministre dans les prochains jours », précise Laurent Brun. Hier, dans la foulée de sa présentation à la presse, le syndicat l’a porté à la connaissance des parlementaires, à l’invitation des députés et sénateurs communistes. Une manière de contourner les ordonnances et le déni du débat démocratique. Pour Pierre Laurent, présent hier aux côtés d’élus PCF mais aussi FI et LREM à cette audition de la CGT cheminots organisée à l’Assemblée nationale, « le diagnostic de la situation est essentiel ». Et s’adressant à Laurent Brun, le secrétaire national du PCF et sénateur a poursuivi : « Il y a maintenant une bataille à mener pour faire connaître ce que vous racontez face à ceux qui organisent les dysfonctionnements et s’en servent ensuite pour décrédibiliser la SNCF. »

La cfdt rejoint le cortège unitaire du 22 mars

La CFDT cheminots a annoncé en début de semaine qu’elle participera finalement à la manifestation nationale du 22 mars, à l’appel de la CGT. L’Unsa ferroviaire, SUD rail et FO avaient déjà répondu présent. L’intersyndicale au complet mobilise donc les cheminots contre le passage en force du gouvernement. « Nous nous revoyons le 15 mars, une fois le projet de loi d’habilitation connu et la feuille de route interne de la direction rendue publique, nous aurons toutes les cartes en mains pour voir ce qu’il en est concrètement et envisager, le cas échéant, de durcir le mouvement », a précisé hier Laurent Brun, secrétaire général de la CGT cheminots.

Marion d'Allard

journaliste

Publié le 09/03/2018

 

Jean Ortiz

Vendredi, 2 Mars et samedi 3 mars 2018 (site l'Humanité.fr)

L’argent et les cheminots (première partie)

Les pauvres sont fortuno-dépendants: ils ne pensent qu’à l’argent. Faut-il vouloir devenir riche pour être obsédé à ce point ! Or, on le sait bien, pas besoin d’argent pour être heureux. L’australopithèque vivait sans argent et a pourtant marqué l’histoire de l’humanité. Certes : il pleut toujours là où c’est mouillé, mais n’est-ce pas le meilleur moyen pour combattre la sècheresse et le réchauffement climatique ?

La CGT n’a rien compris. Plus le vase des riches déborde et plus il coule sur les perdants, tous ceux qui ont refusé de leur plein gré d’être des gagneurs, d’écraser le collègue, le copain, de « niquer » père et mère pour « réussir». « Réussir », la belle affaire... reviens Jacquot ; ils ont tué encore et encore Jaurès !  Ils n’en finissent pas  de le trucider, tout en le statufiant. Des statues oui, des statuts non ! Pour travailler, pourquoi faudrait-il des normes, des lois ? Les bosseurs bossent, avec ou sans statut. Les statues de Lénine ont rejoint désormais le musée des rêves criminogènes.

Le statut protège ? Macache ! Les fainéants se barricadent derrière le statut pour tirer au flanc. Pour être rentable, moderne, compétitive, concurrentielle, une économie doit être totalement libre, sans contraintes, débarrassée des freins sociaux, des lois obsolètes du travail, du conservatisme syndical, des revendications salariales anachroniques... Il n’y a pas si longtemps les gosses travaillaient à la mine et cela ne les empêchait pas de ballocher le dimanche au bord de l’eau. Le prédateur élyséen avance vite, sème ruines et régressions abyssales, et prétend en finir avec le service public ferroviaire, ou du moins, ce qu’il en reste.

Et voilà-t-il que pour ce faire il veut se payer la tête et la peau des cheminots le Macron. Entreprise à hauts risques. Dans un pays, il y a des professions symbole de résistance, de luttes anticapitalistes, d’acquis sociaux « jalousés ». Macron veut se payer les cheminots pour des raisons essentiellement idéologiques et politiques. La dette n’est que prétexte. Comme la dame Thatcher, égérie de Pinochet, il entend casser les reins à toute une profession, pour l’exemple. Et brandir ce trophée de lutte des classes, la-tête-des-cheminots, afin de décourager le peuple et d’asseoir définitivement, vitam aeternam, le système capitaliste. Alors oui : tous cheminots, à partir de nos revendications, de nos problèmes, dans la convergence et l’unité la plus large. Jamais l’offensive libérale n’a été aussi débridée, sûre d’elle, cherchant délibérément l’affrontement, « jupitérienne ». De tels enjeux exigent un niveau de lutte à la hauteur de la situation. Tous cheminots ! Gagner ensemble.

 

L’argent et les cheminots (2e partie)

La SNCF est en crise parce que les cheminots sont des « privilégiés »... La preuve ? La SNCF se porte bien financièrement et fait des bénéfs juteux. Imparable ! 

La preuve ? Avec le statut, les trains n’arrivent jamais à l’heure. Sans le statut (par ailleurs souvent fruit de la présence de ministres cocos au gouvernement), plus d’obstacles à la libre circulation des trains !

Quelle que soit leur nationalité. Pas de migrant chez les trains. Le statut statufie, alors que sa suppression permettrait la mobilité, la flexibilité ; les marche arrière à grande vitesse, les MAGV. En outre, les ordonnances feront en sorte que les trains ne traînent pas. Qu’attendent les usagers ? Un bon ordonnancement des trains. Macron a choisi la bonne voie... plus sérieusement, il pense tenir la bonne « fenêtre de tir » pour casser les cheminots ; et après eux, tous les statufiés. Lui, il veut réussir là où tous les autres ont échoué.

 

Attention, danger !

Les trains, surtout les petites lignes au train train « déficitaire », doivent être terrassées : aux orties, les jolies « michelines » du Massif central, de Terrasson, de Saint-Pons, Olargues, Bédarieux, Saint Juéry, Mazamet. Une voie ferrée, une gare, un hôpital, une université, un « mouroir » pour personnes âgées, se doivent avant tout d’être « rentables ». Les entreprises ne le sont-elles pas, elles ? Il faut mettre la gestion comptable, le fric, l’argent, au centre du système (l’ISF, lui, s’en tire bien : il n’existe plus... trop douloureux pour les pauvres !). Pas question de centrifier les personnels et les usagers... Ne mettons pas les wagons avant les locomotives !

 

Plus de 5,5 millions de fonctionnaires fonctionnent aujourd’hui à cinq pauses café par journée de travail, cinquante coups de fils personnels, sans parler de la sacro-sainte sieste quotidienne au bureau, en classe, en salle de soins, en salle d’aiguillages... C’est insoutenable, ruineux !

 

Macron a raison, même si des manifestants commencent à crier : « Macron, piège à ... ! ». Il est plus que temps de limiter les dépenses publiques. Où puiser, ailleurs que dans la poche des retraités, des salariés, des précaires, des chômeurs, des modestes ? Et tant qu’à faire, d’autres gagne-petit que Monsieur toise avec tant d’arrogance ?

 

Un jour, un jour viendra...

Ne gaspillons pas le peu d’argent que nous avons en France. Les riches sont riches, parce qu’ils créent des emplois, et font marcher l’économie. Carlos Ghosn, PDG de Renault, a 7,25 millions d’euros de salaire annuel. Carlos Tavarès, PDG de PSA-Peugeot a doublé le sien ; LVMH, la multinationale du luxe, si familière aux épouses de cheminots, a augmenté ses profits de 24%, L’Oréal de 38%.

 

La fraude et l’évasion fiscales coûtent à la France chaque année entre 60 à 100 milliards d'euros, soit un montant plus ou moins équivalent au budget de l'Education nationale... Si les riches fraudent, c’est qu’ils ont leurs raisons. L’année dernière, les principaux groupes du CAC 40 ont réalisé 75 milliards d’euros de profits (BNP-Paribas : 7,7, AXA : 5,6, SANOFI : 4,7...), sans compter tous les mécanismes de bienfaisance publique : les paradis fiscaux, les stock options, les parachutes dorés, les retraites chapeau... Sans oublier Total, qui continue à blanchir la Françafrique, ni tous les PDG présentés par d’aucuns (dont les « Panama papers ») comme des organismes... de charité : Xavier Niel, JC Decaux, champion de la com’..., et non pas, comme beaucoup le croient, des délinquants en col blanc. Ah, ah, ah, cela fait du bien de rire de temps en temps !

 

Tout l’argent de ces citoyens si désintéressés, intouchable, ne sert-il pas à améliorer la vie quotidienne des millions de nécessiteux ? Alors, de quoi se plaignent-ils, ces cheminots ? Exit le statut, vivent les pépettes !

 

Mais trêve de plaisanterie ! Attention, monsieur le président, un train peut en cacher un autre... A vouloir chercher l’affrontement pour mettre au pas tout le mouvement social, vous pouvez récolter la tempête que vous méritez.

Publié le 06/03/2018

La dénonciation des "privilèges" des cheminots opère un retournement de sens conforme au programme néolibéral : il s’agit essentiellement de travestir en "modernisation" une vaste opération de régression sociale.(site Regars.fr)

Emmanuel-Joseph Seyiès est connu pour avoir, à la veille des États généraux – et de la Révolution française – publié une célèbre brochure : Qu’est-ce que le tiers état ?. Et chacun a bien sûr a encore en tête la non moins célèbre déclaration : « Qu’est-ce que le tiers état ? – TOUT. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? – RIEN ». Pourtant, c’est d’abord un autre essai qui fit connaître Seyiès au public : l’Essai sur les privilèges.

Et c’est ce dernier qui devrait retenir aujourd’hui notre attention. Lorsqu’ils désignent au public les cheminots comme des "privilégiés", le travail intellectuel et politique des gouvernements néolibéraux (et de leurs relais médiatiques) ne vise, en effet, rien moins qu’à disqualifier et discréditer, mais aussi à subvertir l’héritage des mots de la modernité sociale. Et, avec ceux-ci, l’histoire et les représentations associées aux conquêtes politiques des révolutions sociales passées et présentes.

S’inspirant, comme le disait Pierre Bourdieu, d’une intention paradoxale de « subversion orientée vers la restauration ou la conservation », les néolibéraux transforment, par un renversement de tous les mots et de toutes les valeurs, les réactions de défense légitimes suscitées par les régressions qu’ils décrivent comme révolutionnaires, en défense archaïque de "privilèges".

Mais ce travail vise aussi et surtout, à détruire, avec ces mêmes mots, retournés contre leur sens et leur histoire, les institutions sociales correspondantes (droit du travail, assurance chômage, régime des retraites, statuts de la fonction publique), qui sont dès lors constituées en survivances d’un temps passé et donc "dépassées" et même, contre toute vraisemblance historique, en "privilèges" inutiles et illégitimes.

La farce des "privilèges"

Les cheminots, dans le "nouveau monde" qu’Emmanuel Macron cherche à faire advenir – car l’invocation du "nouveau monde" est tout sauf un constat ; c’est en vérité un énoncé performatif qui travaille à réaliser ce à quoi il aspire : un monde inégalitaire – devraient donc, nous dit-on, sur un mode savant et avec une bonne dose de cynisme, être considérés comme des "privilégiés". Mais, précisément, qu’est-ce qu’un privilégié ? Que veut dire privilège ? Seyiès, lui, répondait très vite et très nettement à cette question : est un privilège ce qui « dispense de la loi », et ce qui fait « tort à autrui ». On pourrait d’abord se demander en quoi le statut public des cheminots – qui bénéficie tout au plus à 130.000 personnes – les situe hors de la loi commune, et plus encore, fait tort à autrui.

Passons sur le faible revenu des cheminots (tout au plus 1.800 euros par mois, soit celui de la moyenne des Français) et sur le fait que le régime de retraites des cheminots est excédentaire, et n’est donc en rien lié à la dette de la SNCF (qui est justiciable, en fait, d’une interrogation sur les décisions des dirigeants de la SNCF sur la ruineuse séparation de la gestion du réseau ferré et des transports eux-mêmes, des accords public-privé avec Vinci, ainsi que du surinvestissement dans les lignes à grande vitesse).

En quoi l’octroi d’un emploi garanti à vie (quand on sait que l’emploi de cheminot, outre sa pénibilité, exige une très haute technicité, qui ne saurait être acquise qu’au cours d’une très longue expérience, une expérience approfondie, du reste, dans le cadre d’une formation professionnelle continue), d’un régime de retraite particulier (qui est d’ailleurs conditionné par 42 années de cotisation), de journées de repos supplémentaires en échange d’un travail de nuit, les week-ends, feraient-ils, en ce sens, tort à autrui ? En quoi ces avantages (octroyés en fonction non de privilèges, mais d’une « reconnaissance », comme le dirait Seyiès, de conditions de travail éprouvantes qui concourent au bien public) lèsent-ils d’autres salariés ?

En rien, bien sûr. Sinon qu’il faut en réalité, pour ce gouvernement, mettre les cheminots au niveau non pas d’une égalité avec l’ensemble des autres salariés, mais au niveau d’une concurrence, possible et souhaitée par le gouvernement, avec de futurs salariés de compagnies privées, et ce, dans le cadre d’une libéralisation du marché et d’une privatisation de la SNCF recommandée par l’Union européenne. C’est d’ailleurs ce qu’annonce, de fait, la transformation de cette dernière d’entreprise publique en SCPI – comme, il y a peu, France Telecom qui, c’était promis, juré, ne devait pas être privatisée (avec les conséquences désastreuses sur les conditions de travail des salariés et les services aux usagers que l’on sait).

Étendre le statut des cheminots

Bien plus – au nom même de la loi commune – il faudrait en fait répondre à tous ceux qui prétendent abolir ce statut : loin de devoir être supprimé, ce statut devrait, tout ou partie, au nom de l’égalité, être étendu à tous les employés et salariés qui exercent leur professions dans les mêmes conditions de travail, à savoir à des agents de la fonction publique (on pense au personnel hospitalier, à celui de la police, etc.), mais également aux salariés du privé (comme, par exemple, ceux qui exercent leur profession dans la grande distribution, la restauration, etc.).

Au nom de la même logique, le gouvernement et sa majorité devraient également reconnaître l’exposition à la pénibilité et au burn-out et, au lieu d’en nier avec impudence la réalité, construire un arsenal législatif propre à favoriser des mesures de prévention des maladies professionnelles, des suicides, etc. Loin de travailler à défendre le statut des cheminots, nous devrions donc collectivement travailler à l’étendre partout où il est légitime d’inclure et de protéger, en ce sens, d’autres salariés. Loin d’être un privilège catégoriel, le statut des cheminots devrait constituer un point d’appui critique pour généraliser des revendications salariées légitimes.

C’est dire aussi que la question du statut des cheminots devrait, non pas opposer les cheminots et les autres salariés entre eux, mais opposer l’ensemble des salariés au gouvernement et à la politique de révolution conservatrice qu’il représente. Et que la constitution de cette opposition passe par un travail de critique et de resignification des mots, notamment ceux de "privilèges" et de "privilégiés", mais aussi d’"égalité" et de "modernité".

Les véritables questions de notre temps passent en effet non pas, bien entendu, par une abolition du statut des cheminots, mais par une interrogation sur les écarts et les inégalités économiques, de plus en plus cruelles, entre classes dominantes et classes dominées – au point qu’on puisse désormais parler d’une volonté de sécession sociale des élites. Mais aussi par une remise en cause des inégalités sociales et culturelles qui sont telles que notamment, les titres scolaires viennent redoubler et légitimer les inégalités économiques – les plus jeunes des plus diplômés, le plus souvent issus des classes dominantes, se détournant désormais franchement de la démocratie au profit de politiques libérales, inégalitaires et autoritaires.

Contre la "modernisation régressive"

Car c’est ainsi, en effet, que se reconstitue en fait ce que Seyiès appelait déjà une « caste » – un « empire dans un empire » précise Seyiès – pour qui le peuple n’est plus qu’ « un assemblage de gens de rien, une classe d’hommes créés tout exprès pour servir », et servir en fait des privilégiés qui « se regardent comme une autre espèce d’hommes ». C’est que les véritables privilégiés, les « privilégiés d’état », ainsi que le faisait déjà remarquer Seyiès, ne peuvent véritablement se regarder comme une autre espèce d’homme non pas tant par la grâce d’un Dieu, ou par un droit de naissance, que par la grâce ou la reconnaissance, qu’en réalité, « un prince fait par son brevet ou sa signature ».

C’est dire que l’action d’un État, gagné à la volonté de conservation et de restauration des inégalités, doit également, pour les conforter, associer une forme de "privilège épistémologique" à la détention de privilèges économiques et culturels, à savoir le privilège de de ceux qui savent où est le bonheur du peuple, qui se "savent" en mesure de faire le bonheur du peuple, malgré lui ou même contre lui (à coups, par exemple, d’ordonnances).

Gagner la bataille culturelle contre la "modernisation régressive" que représente, entre autres choses, la réforme du statut des cheminots passe donc par une bataille de et sur les mots. Mais aussi par la remise en question de la légitimité intellectuelle, du privilège épistémologique associé à la modernité néolibérale, qui n’habille de rationalité économique les présupposés de la pensée conservatrice, et ne se réclame de la culture et de la rationalité, du savoir savant et scientifique et de l’humanité, que pour pousser à la limite l’efficacité économique par l’introduction du marché, de la concurrence et de ses techniques d’assujettissement rationnelles.

C’est en contestant à ces agents de la noblesse d’État des propriétés intellectuelles qui ont, en fait, tout des privilèges de ceux de la noblesse au sens médiéval, que l’on peut se donner la chance d’en contester la rationalité et la modernité. Et de se donner la chance, également, non pas d’en finir avec un "ancien monde", mais bien avec ce qu’il faut appeler la restauration d’un "ancien régime".

 

Publié le 27/02/2018

SNCF : une "réforme" libérale qui rate la révolution des mobilités

Par Catherine Tricot | 26 février 2018 (site « Regards.fr)

Appuyée sur le rapport Spinetta, la réforme de la SNCF promeut des mesures dont on a pu mesurer les conséquences néfastes au Royaume-Uni. Mais l’opposition à ce démantèlement libéral ne suffit pas : il faut promouvoir un autre modèle.

Un train à grande vitesse va relier Londres et Birmingham. Le gouvernement de Theresa May vient de programmer un investissement de 49 milliards d’euros pour que, dans moins de dix ans, la capitale du Royaume-Uni et la seconde ville anglaise soient à moins de cinquante minutes l’une de l’autre. Ce train est un élément majeur dans la création d’une conurbation de vingt millions d’habitants.

Au-delà même du Brexit, il s’agit d’une recomposition du tissu anglais, autant géographique qu’économique. Londres étouffe sous le coup de la cherté du foncier, des logements, des transports urbains et pour tout dire, de toute la vie quotidienne. Les classes laborieuses ne peuvent déjà plus y vivre. En élargissant substantiellement le rayon londonien, une réponse est esquissée pour intégrer moins les classes populaires que les classes moyennes désormais éloignées de la capitale.

Ce pharaonique projet outre-Manche résonne avec celui du Grand Paris express et avec les réformes de la SNCF qui s’annoncent. Ici comme ailleurs, les transformations du monde (réchauffement climatique, métropolisation, nouvelles mobilités…), mais aussi le vieillissement des infrastructures, les importants besoins en financement enclenchent des projets ou des réformes qui redéfinissent le système de transports.

Le défi : promouvoir une vraie vision alternative

On doutera fortement de la portée du projet Spinetta. Bouclé en quelques mois, il s’apparente surtout à une collection de mesures pour faire des économies structurelles et réduire encore un peu la desserte des villes françaises – pas seulement les petites –, et pour remettre en question le statut des cheminots. En guise de prospective, il surfe sur les évolutions intéressantes d’autopartage sans convaincre qu’il s’agit d’une révolution.

Dans trois semaines, une mobilisation est programmée pour s’opposer au projet Spinetta, déjà en passe d’entrer en application. Mais le défi, dans ce combat qui s’engage autour du système ferroviaire sera de promouvoir une vision globale alternative. Comme pour l’école, la santé, l’agriculture, le logement, le service public, la formation professionnelle.…

On ne gagne plus sur la défensive. Ces systèmes, les uns et les autres, sont en bout de course. Cela ne signifie pas que tout est obsolète, mais que la cohérence est perdue et qu’il faut la reconstruire. Macron est crédité non de vouloir changer le système, mais les systèmes. Secteur après secteur, il démontre cette ambition réformatrice structurée par une vision libérale. Pour contrer Macron, c’est à ces niveaux systémiques qu’il faudra porter la réplique.

L’opinion publique peut être gagnée. Dans le pays berceau du néolibéralisme contemporain, 60% des Britanniques seraient favorables à la renationalisation de l’ensemble des concessions de chemin de fer, contre seulement 25% favorables à leur gestion privée.

 

Publié le 17/02/2018

Transports. Le rapport Spinetta, scénario catastrophe pour le ferroviaire.

Vendredi, 16 Février, 2018

L'Humanité

 

Dans le cas des lignes régionales, celles-ci seraient regroupées en lots, et plusieurs opérateurs devront répondre à un appel d’offres. Jacky Naegelen/Reuters

L’ex-PDG d’Air France a lancé une bombe contre le service public et la SNCF : transformation en société privatisable, ouverture à la concurrence, fermeture de lignes, fin du statut de cheminot… Décryptage des dangers.

Le premier ministre a sifflé le départ de la bataille du rail, en rendant public, jeudi, le rapport de mission confié à Jean-Cyril Spinetta et visant à préparer la « refonte du transport ferroviaire ». Avec 43 propositions, le rapport de l’ex-patron d’Air France est une véritable bombe contre le service public et l’entreprise nationalisée. Pour le gouvernement, il représente « un diagnostic complet et lucide », alors que, pour la CGT cheminot et SUD rail, il signe la fin du « système public ferroviaire ». Fin du statut, transformation de la SNCF en société anonyme privatisable, ouverture à la concurrence et fermetures de lignes, abandon du fret au privé… les inquiétudes sont grandes. « Ces propositions doivent désormais faire l’objet d’un examen approfondi par le gouvernement et d’un dialogue avec l’ensemble des acteurs concernés », a expliqué le premier ministre, promettant qu’une « première phase de concertation aura lieu dès la semaine prochaine » avec les acteurs, dont les organisations syndicales, « afin de recueillir leurs réactions à la suite de ce rapport ».

Pour la CGT cheminots, ces préconisations « constituent une attaque inédite contre le transport ferré public et contre celles et ceux qui, au quotidien, font le choix du train, quelle que soit la région ou le territoire.(...) Le gouvernement s’apprête à confisquer à la nation son entreprise publique ferroviaire ». L’Unsa ferroviaire anticipe de son côté un « séisme pour les secteurs du rail, ses salariés, ses usagers (...) au détriment du service public ».

1. La vertu de la concurrence, un dogme indiscutable

Pour Jean-Cyril Spinetta, l’ouverture à la concurrence n’est pas sujette à débat. Même si « le système français ne semble toujours pas prêt pour la concurrence », il s’agit désormais de définir « les conditions de la réussite » de l’ouverture du marché du transport de voyageurs, prévue à partir de 2019 et jusqu’en 2023 pour les TER et Intercités (subventionnés par l’État et les régions), et, à partir de 2020, pour les TGV (qui dépendent directement de la SNCF). Car, promet, l’ex-PDG d’Air France, « l’ouverture à la concurrence apportera une partie de la réponse aux difficultés du système ferroviaire français ». À condition, insiste-t-il, que la concurrence soit « préparée et organisée », à la différence de ce qui s’est passé pour le fret ferroviaire, cité comme contre-exemple. Le dogme du privé comme modèle vertueux est donc bien ici le préalable. Car aucune piste d’amélioration du système, en dehors du cadre d’une mise en concurrence, n’est envisagée. Or, selon la CGT cheminots, celle-ci n’a rien d’inéluctable, le gouvernement ayant le pouvoir de la refuser (voir l’Humanité du 8 février).

Pour organiser le passage à la concurrence, les auteurs du rapport préconisent deux systèmes. Dans le cas des lignes régionales, celles-ci seraient regroupées en lots, et plusieurs opérateurs devront répondre à un appel d’offres. Celui retenu sera sur cette portion en situation de monopole. Pour le TGV, le rapport opte pour une concurrence en accès libre (ou open access), où plusieurs opérateurs différents pourront exploiter la même ligne.

2. 9 000 km de lignes à abattre au nom de la rentabilité

Le rapport propose de recentrer le réseau ferré sur « son domaine de pertinence », à savoir les agglomérations et le TGV entre les principales métropoles françaises. Jean-Cyril Spinetta tient dans sa ligne de mire les petites lignes, en agitant l’argument selon lequel elles « coûtent 1,7 milliard d’euros par an », soit 16 % des concours publics du secteur ferroviaire, « pour 2 % des voyageurs ». Ainsi, « chaque kilomètre parcouru par un voyageur coûte 1 euro à la collectivité », insiste le rapport. Le rapport préconise donc un audit complet du réseau, afin que la SNCF puisse sélectionner les lignes à abattre. Charge ensuite aux régions de reprendre ou non ces lignes. Dans un communiqué, ces dernières ont estimé, jeudi, qu’« elles s’opposent à leur fermeture par l’État et à leur transfert unilatéral aux régions ».

Les auteurs du rapport estiment, quant à eux, que « l’économie liée à la fermeture des petites lignes pour le système s’élèverait au minimum à 1,2 milliard d’euros annuels (500 millions d’euros sur l’infrastructure et 700 millions sur l’exploitation des trains) ». Une somme qui pourrait être redéployée vers « la partie la plus circulée du réseau ». Les usagers concernés par les fermetures n’auront qu’à trouver d’autres moyens de se déplacer…

3. « Départs volontaires » et fin du statut de cheminot

Transferts obligatoires, fin du statut pour les nouveaux entrants, plans de départs volontaires : les cheminots sont clairement mis à l’amende. Là encore, les dogmes libéraux priment sur toute recherche d’alternative. Face aux futurs concurrents, anticipant un futur dumping social, Jean-Cyril Spinetta cible les agents. « À la recherche d’un accroissement de la compétitivité de l’entreprise », les auteurs du rapport, citant les cas d’Orange et de La Poste, préconisent qu’il soit « mis un terme au recrutement au statut des nouveaux » embauchés. Le statut de cheminot s’éteindrait ainsi « naturellement » dans une trentaine d’années. Reste que, pour l’ex-PDG d’Air France, la mesure n’est pas suffisante. Il suggère de redéfinir un « nouveau contrat social » à la SNCF, afin de permettre une « évolution du statut ». Pis encore, pour un « gain de compétitivité rapide », Jean-Cyril Spinetta suggère la suppression de 5 000 postes, en recourant pendant deux ans à la « procédure des plans de départs volontaires ». Des « attaques contre les conditions sociales des cheminots inacceptables ! » a réagi la CGT cheminots, l’Unsa ferroviaire estimant pour sa part que ces préconisations visent à « stigmatiser des salariés (...) dévoués au service public ».

Dans le cadre de l’ouverture à la concurrence des TER, des transferts de personnels sont envisagés vers les nouveaux opérateurs. Les cheminots concernés pourront refuser, mais à la condition d’accepter une nouvelle affectation, sous peine d’être considérés comme démissionnaires.

4. Des préconisations floues sur le problème de la dette

La dette de la SNCF a augmenté de 15 milliards d’euros entre 2010 et 2016, pour atteindre près de 45 milliards d’euros fin 2016, décrit le rapport. Et, tous les ans, celle-ci se creuse de 3 milliards. À cela s’ajoute le 1,5 milliard d’intérêts d’emprunt versé chaque année aux marchés financiers. Pour le rapport, « le traitement de la dette est une condition préalable et nécessaire à un retour à l’équilibre du gestionnaire d’infrastructures ». Jean-Cyril Spinetta estime que l’État devrait reprendre « une part » du passif de SNCF Réseau. Le rapport reste cependant particulièrement flou. Pour les syndicats, la dette est le résultat des politiques de l’État. « Ce n’est pas aux cheminots d’en payer le prix aujourd’hui », a réagi le secrétaire général de la CFDT, Didier Auber.

5. La SNCF changée en société anonyme privatisable

La SNCF est, depuis la réforme ferroviaire de 2014, composée de trois établissements publics à caractère industriel et commercial (Epic) : l’Epic SNCF de tête, SNCF Mobilités (les trains) et SNCF Réseau (les rails). Pour se conformer prétendument aux exigences européennes, Jean-Cyril Spinetta souhaite « faire de SNCF Mobilités » une société anonyme « à capitaux publics détenue en totalité par l’État ». Une faible garantie, car cette SA sera bel et bien privatisable, si une nouvelle loi en décide ainsi. Mais, l’ancien haut fonctionnaire ne s’arrête pas là et préconise également la transformation de SNCF Réseau. Car, le statut d’Epic permettant de disposer d’un taux d’intérêt plus faible et d’une capacité d’endettement plus élevée, celui-ci serait une incitation au surendettement. Alors même que, au vu des besoins de financements, il serait sans aucun doute plus intéressant de bénéficier des avantages du statut d’Epic.

A lire :

Le rapport Spinetta sur l'avenir de la SNCF

Clotilde Mathieu

Journaliste à la rubrique social-économie

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