Publié le 31/12/2019
Huile de palme, conditions de travail, monoculture : les effets néfastes de Nutella sur les travailleurs et la nature
par Olivier Favier (site bastamag.net)
La multinationale qui fabrique la célèbre pâte à tartiner est accusée d’exploiter des travailleurs agricoles, d’abuser de l’huile de palme qui contribue à la déforestation et, depuis peu, de pousser à l’accaparement des terres en Italie. Deuxième volet de notre enquête sur Ferrero.
Dès que l’on quitte Alba, le fief de la filiale italienne de Ferrero, la clémence est bien moindre. Au printemps 2019, pour la première fois, les ouvriers de l’usine française de Villiers-Écalles décrochent pendant une semaine sur le plus grand site de production au monde. Quelques mois plus tôt, des supermarchés qui se sont livrés à du dumping sur la marque Nutella se retrouvent confrontés à de véritables émeutes, ravivant une critique déjà ancienne sur les vices cachés du produit : une forte proportion de sucres rapides suscitant l’addiction et apparentant davantage la célèbre pâte à tartiner aux sodas et aux produits des fast-foods qu’à un met simple et sain pour le quotidien des enfants.
Dès 2011, une mère de famille californienne a poursuivi la marque en justice pour publicité mensongère parce que celle-ci décrit son produit-phare comme « bon pour la santé » et le donne en « exemple de petit-déjeuner équilibré et savoureux ». Pour mettre fin à cette procédure, Ferrero accepte l’année suivante de se délester de quelques trois millions d’euros. À Toulouse, en 2016, la mort d’une fillette de trois ans par étouffement avec un jouet Kinder ouvre en France un débat jusque-là esquivé : est-il opportun d’introduire un corps étranger dans un objet alimentaire, qui plus est à destination des enfants ? Aux États-Unis, la question a été résolue en amont, en vertu d’une loi remontant à 1938. L’importation de « Kinder surprise », y compris à titre privé, y est tout simplement interdite.
Une image ternie
Une autre polémique récurrente, du moins hors d’Italie où elle n’a pas touché le grand public, tourne autour de l’usage de l’huile de palme, devenue en France un des symboles de la « malbouffe » et de la déforestation. Peu coûteuse, elle est un des composants essentiels de la Nutella dont les concurrents se sont souvent démarqués par des produits affichant la mention « garanti sans huile de palme ». Ferrero n’a pourtant pas renoncé à son mode de production, cherchant à démontrer les vertus nutritives de cette matière première et défendant un modèle de production durable, certifié par un label dont les entreprises bénéficiaires sont à la fois juge et partie.
Contrairement à ses rivaux, Ferrero ignore aussi le marché du « bio », jugeant sans doute le secteur négligeable eu égard à la masse des consommateurs séduits par le faible coût de la marque. En 2016 enfin, les emballages individuels, l’une des constantes des produits Ferrero, sont incriminés par l’ONG allemande Foodwatch car ils déposent sur les aliments des substances potentiellement cancérogènes. Sur ce point aussi, l’entreprise se contente de répondre que ses procédés de fabrication sont conformes aux normes en vigueur.
Comme son père avant lui, Giovanni Ferrero est l’homme le plus riche d’Italie
Dans la péninsule, Ferrero incarne le modèle de l’entreprise italienne, familiale et inventive, fière de ses traditions. Il faut dire que Giovanni Ferrero, le frère cadet de Pietro, est, comme son père avant lui, l’homme le plus riche d’Italie. En 2018, il détient les deux tiers de la valeur de la multinationale, soit 21 milliards d’euros, ce qui fait de lui la 47ème fortune mondiale. Son style de management diffère cependant radicalement de celui de ses prédécesseurs, lesquels prônaient la mesure alors même que l’extension du groupe en faisait au fil de temps un géant de l’agroalimentaire européen puis mondial. Depuis 2015, pour s’assurer d’une croissance annuelle de 7% permettant à l’entreprise de doubler sa taille en dix ans, Giovanni Ferrero brise un tabou en se lançant dans une politique de rachats. À contre-courant de l’évolution du secteur, ses cibles concernent des fabricants de produits peu coûteux et de médiocre qualité, ce qui pourrait à terme nuire à l’image d’un groupe qui, par ailleurs, ne se démarque plus par des produits innovants.
En juillet 2019, deux reporters aguerris, Stefano Liberti et Angelo Mastrandrea, livrent au mensuel italien Internazionale un véritable brûlot sur Ferrero. Stefano Liberti y montre son emprise sur le secteur primaire en Turquie, notamment en ce qui concerne la production de noisettes, l’une des principales richesses du pays : tout puissant, le groupe y est accusé de tirer les prix à la baisse, entraînant dans la précarité un pan jusque là prospère de la production agricole nationale, à tel point que Ferrero y est qualifié par un des interlocuteurs du journaliste de « véritable ministre de l’agriculture » du pays.
Ferrero s’est montrée sensible aux accusations récurrentes selon lesquelles en Turquie, la production de noisettes à bas prix tireraient profit du travail des enfants et de réfugiés syriens exploités. Et pour une production, on s’en souvient, initialement liée aux richesses locales des Langhe, la solution proposée a été une relocalisation partielle de ses fournisseurs. Par une étrange coïncidence, le nouveau plan de développement rural de l’Union européenne, pour la période allant de 2020 à 2024, préconise l’extension de la monoculture de la noisette sur le territoire italien.
« C’est la première fois qu’une entreprise a une telle influence sur la politique européenne »
Celle-ci, explique cependant Angelo Mastrandrea, n’est profitable qu’en apparence à l’économie des territoires concernés et nuisible à leur équilibre écologique. Sur le journal de centre-gauche La Reppublica, quelques mois plus tôt, la réalisatrice Alice Rohrwacher, qui a grandi et vit dans les environs d’Orvieto, une des zones les plus concernées par le projet européen, s’est faite le relais dans une lettre ouverte des inquiétudes de nombre de petits agriculteurs locaux, dont beaucoup sont de néo-ruraux qui ont fait le choix d’un mode de production fondé sur la qualité des résultats et le respect de l’environnement. Sa démarche n’a pas généré de réaction officielle et l’inquiétude continue de grandir.
« C’est la première fois qu’une entreprise a une telle influence sur la politique européenne », s’inquiètent par exemple Elisa et Giovanni, qui se sont installés dans le Viterbese il y a six ou sept ans. Ils ont laissé derrière eux les bons salaires promis par de longues études en ingénierie et en sciences politiques pour produire de l’huile et du vin biologiques. Ce sont des membres actifs de la Comunità Rurale diffusa, un collectif informel d’une quarantaine de personnes, qui ensemble écoulent leur production via deux marchés par mois. Ces rendez-vous sont aussi l’occasion de créer des événements culturels - présentation de livres ou projections de films - dans le but de recréer du lien social sur un territoire délaissé, aux confins de la Toscane, du Latium et de l’Ombrie.
Au sein du collectif, m’expliquent-ils, tous craignent d’être les victimes collatérales de cette évolution. Là où les monocultures se sont développées (vignes et noisettes), la pollution a rendu les lacs impropres à la pêche ou à la baignade. L’impact à long terme sur les nappes phréatiques est désastreux et les terres adjacentes sont menacées de perdre leur label. Les propriétaires qui choisissent l’agriculture intensive ne vivent souvent pas dans les lieux et délèguent la croissance des arbres à des prestataires de service. L’entretien d’un hectare ne demande guère que quarante journées de travail par an durant les cinq premières années, avant que l’arbre ne devienne exploitable. L’impact sur le marché du travail est donc dérisoire et ne concerne que partiellement les travailleurs locaux.
Cinq ans, c’est aussi la durée de l’engagement exigé pour garantir les aides à l’agriculture biologique. Il y a fort à craindre que la première récolte marque un retour à l’agriculture conventionnelle, et avec elle un recours massif aux pesticides garantissant des noisettes d’une parfaite blancheur, conformes aux exigences de la multinationale piémontaise. À cela s’ajoute l’usage du glyphosate juste avant la récolte, un sol nu permettant de mécaniser le ramassage des noisettes au sol. Pour l’instant, le cours de la noisette séduit les possédants convaincus de faire une bonne affaire. « Pour autant, souligne Elisa, le client est en situation de quasi-monopole et les prix vont baisser, j’en suis sûre. » Auprès du grand public, le combat est pourtant loin d’être gagné. Ferrero joue l’argument éthique du Made in Italy même si, pour l’instant, seule une part mineure de son approvisionnement est concernée.
Par ailleurs, poursuit Elisa, « il est difficile d’expliquer aux gens que c’est parfois mal de planter des arbres, parce que toutes les monocultures détruisent les sols ». Huile de palme ou noisettes, cacao ou sucre, ni le producteur ni le consommateur ne sortent gagnants des recettes du capitalisme selon Ferrero. Il est peut-être temps de se poser sérieusement la question formulée dans le slogan publicitaire de sa filiale italienne : « Que serait un monde sans Nutella ? »
Olivier Favier
Publié le 29/12/2019
Guillaume Balas : « Il faut aller plus loin pour une dynamique unitaire de la gauche »
Saliha Boussedra (site humanite.fr)
(4/4) Toute la semaine, l’Humanité donne la parole aux composantes de la gauche. Aujourd’hui, Guillaume Balas, coordinateur national de Génération.s.
Quel est pour vous le pire élément de la réforme des retraites proposée par le gouvernement Macron ?
Guillaume Balas Pour moi, le pire de la réforme, c’est le passage des 25 meilleures années pour le privé à l’ensemble de la carrière pour les retraites, sans que nous ayons une quelconque idée de la pérennité de la fixation de la valeur du point et de son rendement. Ce qui fait qu’en réalité, on se retrouve avec une réforme dont le premier acte est le risque d’une baisse généralisée des pensions. Pour moi, c’est le pire parce qu’on n’en comprend pas la logique : pourquoi supprimer les 25 meilleures années au profit de l’ensemble de la carrière, si ce n’est justement pour baisser les pensions ? Il n’y a aucune autre raison qui puisse pousser à cela. Et quand on avance des arguments disant que certaines catégories s’en sortiraient mieux, je ne vois pas lesquelles.
Quelles sont vos contre-propositions ?
Guillaume Balas Pour nous, il n’y a pas d’urgence absolue à réformer aujourd’hui les retraites. On devrait prendre le temps de réfléchir en profondeur, et il y a plusieurs éléments à proposer : surtaxer les entreprises n’appliquant pas l’égalité salariale femme-homme. Comptabiliser l’ensemble des heures travaillées, y compris celles qui sont au-dessous de 150 heures (qu’elles soient discontinues ou continues). Taxer fortement les contrats courts pour éviter les discontinuités en termes de carrière. Mettre en place une contribution sociale pour les entreprises qui automatisent : quand vous remplacez de l’emploi humain par de l’automatisation, vous devez payer des cotisations sociales et patronales, c’est ce qu’on appelle la taxe robot. Dernier point très important, les plateformes numériques comme Uber : elles devraient payer l’intégralité des cotisations sociales comme si elles étaient des patrons qui embauchaient des salariés.
Pensez-vous que la gauche politique a un rôle à jouer par rapport au mouvement des retraites, et même plus largement ?
Guillaume Balas Évidemment ! C’est pour cela que nous participons à toutes les dynamiques unitaires. On a travaillé avec le PS, le Parti communiste, EELV à des éléments à la fois de réactions communes contre la réforme Macron, mais aussi à des débuts de contre-propositions. Mais il faut aller plus loin. Pour nous, c’est une dynamique globale, c’est-à-dire qu’il faut bien comprendre que ça doit nous mener jusqu’à la question de l’élection présidentielle, qui est l’élection majeure dans ce pays, qu’on le veuille ou non. Il ne suffit pas d’être ensemble pour dire non, il va falloir être ensemble pour dire oui sur des propositions, mais aussi être ensemble pour dire oui sur une alliance politique qui soit en capacité aujourd’hui d’incarner une alternative au match Macron-Le Pen, et je crois que, dans la population, il y a cette aspiration. Malgré des cultures politiques différentes, nous devons apprendre à conjuguer ces projets et, nous, à Génération.s, on aspire à cela, et on se battra évidemment pour ce rassemblement. Et évidemment, il faudra que cette gauche-là soit une gauche nouvelle, elle ne pourra être simplement la réédition de la gauche ancienne. De ce point de vue, la dimension écologique doit être absolument prioritaire. Pour ma part, je pense que c’est beaucoup plus à travers un processus de programme en commun, puis d’alliances larges et fortes au moment des régionales, qu’on pourra préparer au mieux la présidentielle.
Entretien réalisé par Saliha Boussedra
Publié le 29/12/2019
Cécile Cukierman : « La gauche doit défendre la crédibilité de propositions alternatives »
Julia Hamlaoui (site humanite.fr)
(3/4) Toute la semaine, l’Humanité donne la parole aux composantes de la gauche. Aujourd’hui, Cécile Cukierman, sénatrice de la Loire, porte-parole du PCF.
La sénatrice Cécile Cukierman estime que réformer les retraites revient à faire un « choix de société ». La porte-parole du PCF le résume par une question : « Est-ce qu’on se satisfait d’une société où les gens demain seront plus nombreux à vivre plus longtemps ? »
Les grévistes sont la cible de nombreuses attaques depuis les vacances scolaires. Avez-vous un message à leur adresser ?
Cécile Cukierman Les grévistes sont les premières victimes de la grève. Ils font ce choix pour combattre une réforme des retraites qui met en péril les droits de tous. Ils ne sont donc pas payés, avec toutes les conséquences que cela peut avoir en période de fêtes. Il faut leur apporter notre soutien et rappeler que le vrai et seul responsable, c’est le gouvernement. Non seulement il a joué avec le calendrier, mais il n’a, en plus, absolument rien fait pour que cessent les grèves.
L’âge pivot cristallise l’opposition à la réforme. Un recul du gouvernement sur cette seule question peut-il suffire ?
Cécile Cukierman Non, et l’ampleur de la mobilisation du 5 décembre, antérieure aux annonces d’Édouard Philippe, l’a montré. Cependant, avec cet âge pivot, le gouvernement finit de dévoiler qu’avec son projet, inévitablement, nous allons devoir travailler plus pour gagner moins, et ce, quelles que soient les catégories. Toute la réforme repose sur cette logique. Un exemple : le calcul de la pension pour le privé non plus sur les 25 meilleures années mais sur la carrière complète implique que toutes les interruptions de carrière seront pénalisées. La France a réussi à être l’un des pays d’Europe où le taux de pauvreté chez les retraités est le moins élevé, avec cette réforme par points qui individualise et reproduit les inégalités, cela va se dégrader.
Le refus du gouvernement de regarder du côté des recettes repose sur l’idée qu’alléger la contribution des entreprises serait inévitable, au nom de la « compétitivité ». Que répondez-vous ?
Cécile Cukierman C’est une aberration. Avec les allongements précédents de la durée du travail, le taux des inactifs de plus de 55 ans n’a cessé d’augmenter, mais la « compétitivité » ne s’est pas améliorée. En 2018, au total, le montant des exonérations de cotisations s’est élevé à plus de 50 milliards d’euros. Le déficit des retraites est de 3,8 milliards cette même année. C’est un choix de société. Est-ce qu’on se satisfait d’une société où les gens demain seront plus nombreux à vivre plus longtemps ? Si c’est le cas, si on considère positif d’avoir des retraités en bonne santé qui fassent vivre les associations ou les clubs sportifs, qui soutiennent leur famille, il faut augmenter les recettes pour financer les retraites. Mais cela implique que le premier ministre ne reçoive pas les organisations syndicales pour leur livrer son message mais pour les écouter afin de reposer les bases d’un contrat social qui assure à chacun le droit à un travail bien payé et en conséquence d’avoir une retraite digne en fin de carrière.
Le PCF a été à l’initiative d’un meeting le 11 décembre qui a rassemblé toute la gauche sur une même tribune. Les propositions pour les retraites des uns et des autres sont toutefois différentes. Quel rôle peut jouer la gauche dans ces circonstances ?
Cécile Cukierman Si les analyses ne sont pas toujours unanimes quant aux réponses à apporter, la gauche doit se rassembler pour défendre d’une même voix la crédibilité de propositions alternatives. Elle doit jouer ce rôle à la fois auprès de ceux qui sont mobilisés aujourd’hui, et demain lors du débat législatif. Nous avons la responsabilité d’appuyer les mobilisations et de leur proposer un débouché positif. Parce que définir les retraites dont nous bénéficierons demain est un choix de société, la gauche doit y prendre toute sa place.
Entretien réalisé par Julia Hamlaoui
Publié le 28/12/2019
Algérie : « le hirak n’a pas été assez fort pour annuler la mascarade électorale »
(site rapportsdeforce.fr)
L’été dernier, Nedjib Sidi Moussa, qui a présenté pour les éditions Libertalia le recueil « Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays (et autres textes) », nous livrait ses analyses sur la situation de l’autre côté de la Méditerranée, après le départ d’Abdelaziz Bouteflika, puis l’annulation des élections du 4 juillet. Présent à Alger pendant les élections présidentielles du 12 décembre, il a bien voulu de nouveau répondre à nos questions.
Pourquoi cette fois-ci, la rue n’a-t-elle pas réussi à empêcher l’élection d’un proche de Bouteflika à la présidence de la République, alors qu’elle était parvenue à annuler le scrutin le 4 juillet dernier ?
Sans m’attarder sur les raisons pour lesquelles les élections devenaient urgentes du point de vue des tenants du régime car il fallait trouver un remplaçant au président par intérim Abdelkader Bensalah, gravement malade, et sauver les apparences institutionnelles en désignant un civil, il faut être clair sur le fait que le hirak (mouvement populaire) n’a pas été assez fort pour annuler la mascarade électorale. Car l’objectif, du moins tel qu’annoncé lors des manifestations routinières, était d’empêcher le scrutin du 12 décembre qui s’est conclu par la victoire d’Abdelmadjid Tebboune, ancien Premier ministre d’Abdelaziz Bouteflika en 2017.
Des appels à une grève générale de quatre jours à compter du dimanche 8 décembre ont circulé sur les réseaux sociaux avant d’être repris par certaines organisations et les contestataires, avec beaucoup d’enthousiasme, notamment lors de la manifestation du 6 décembre à Alger. Or, la grève n’a eu de réalité effective que dans les localités où existent des traditions de lutte et des formes d’organisation, comme à Bejaia ou Tizi-Ouzou. Ailleurs, à commencer par une capitale assiégée par les forces de répression, ce fut un échec retentissant.
« Had l’âam makach el vote » (« Cette année, il n’y aura pas de vote ») ou « Makach intikhabat mâa el issabat » (« Pas de vote avec les gangs ») criaient pourtant les manifestants depuis plusieurs semaines. Mais si l’on s’attarde sur le contenu de ces slogans, cela signifie que l’état d’esprit de la majorité des contestataires n’était pas foncièrement hostile à la démocratie représentative et ses mécanismes. Il ne s’agissait donc que d’une question de temps ou de forme pour aller glisser un bulletin dans l’urne. Ce qu’a fait la clientèle du régime mais aussi une partie de la population chez qui le mur de la peur n’est pas encore tombé.
Par conséquent, il faut interroger l’absence d’articulation claire entre la question démocratique et la question sociale qui constitue un des points faibles du hirak. À cela s’ajoute le niveau très limité d’auto-organisation qui repose sur la passivité entretenue par l’attitude des autorités (procès-spectacles, répression ciblée, annonces clientélistes, propagande massive, etc.) – en donnant le sentiment aux segments les moins politisés de la population qu’elles tournaient la page des années Bouteflika en garantissant la stabilité de l’État menacée par des complots imaginaires – et celle des appareils de gauche. Malgré leur faiblesse, ces derniers continuent à jouer un rôle néfaste en raison de leur dogmatisme et leur sectarisme.
En outre, il convient d’analyser le hirak et la société tels qu’ils sont, afin de comprendre les blocages et inhibitions qui subsistent après dix mois. Il faut saisir pourquoi, du point de vue de nombreux individus, le quotidien n’a pas changé de manière substantielle. Il suffit pour cela de mesurer les difficultés – pour les classes populaires mais pas uniquement – de se loger, se déplacer, se soigner, se cultiver, se divertir, s’exprimer, s’aimer ou encore vivre de son travail quand on en a un. L’euphorie des premiers jours a cédé la place au doute voire au pessimisme. Et ceux qui hésitaient à quitter le pays, en pensant que le changement était à portée de main, prennent désormais la décision de partir en raison de l’absence de perspective et du climat étouffant.
Il est difficile d’avoir une vue d’ensemble de la dynamique contestataire faute de réseaux et de médias autonomes car on doit se méfier des mensonges de la presse privée ou étatique, tout comme de la désinformation relayée sur les réseaux sociaux dont usent et abusent les protestataires. Les cortèges restent fournis mais pas autant que lors des manifestations-monstres du 1er novembre. Or, quand chacun rentre chez soi, la routine reprend ses droits. Les marches donnent toutefois lieu à des élans de générosité, de propreté et de bienveillance – comme une réponse aux insatisfactions du quotidien – mais il ne faut pas se contenter des belles images souvent trompeuses.
Par conséquent, il faut voir aussi ce qui nous dérange dans cette conjoncture en n’oubliant pas les ravages causés par la guerre civile des années 1990 et les années Bouteflika qui ont vu triompher, comme ailleurs dans la région, l’alliance du capitalisme néolibéral et du fondamentalisme islamique. Et cela se répercute inévitablement dans les comportements individuels et les actions collectives. Le 22 novembre, il y avait de très nombreux portraits ou banderoles dans la capitale pour commémorer le vingtième assassinat du leader islamiste Abdelkader Hachani. On peut aussi entendre très régulièrement des groupes de supporters de l’équipe de football d’El Harrach, dans la banlieue algéroise, scander « Doula islamiya » (« État islamique »).
Tout cela illustre le chemin qui reste à parcourir pour les partisans de l’émancipation. De nombreuses batailles sont à mener tant sur le plan de l’intervention concrète et de la diffusion de pratiques antiautoritaires, que sur celui des idées pour faire reculer « le désert de la critique » – en référence au livre de Renaud Garcia – en posant les questions relatives à l’organisation autonome, au refus de l’exploitation, au rejet de l’idéologie dominante, à la libre disposition de son corps, à l’égalité entre les femmes et les hommes, à la liberté de conscience, etc.
Que se passe-t-il depuis l’élection du nouveau président ?
Au lendemain de son élection immédiatement contestée par la rue, Abdelmadjid Tebboune a cherché à se présenter comme un réconciliateur en allant jusqu’à saluer les partisans du boycott. En déclarant se placer du côté des jeunes, il a ajouté : « c’est un hirak béni, je lui tends la main pour un dialogue sérieux pour l’Algérie ». En outre, il a précisé que ce dialogue concernerait directement le hirak et les représentants qu’il se choisira, en avançant l’idée de rupture avec le cinquième mandat empêché d’Abdelaziz Bouteflika.
Cette tentative de neutralisation du hirak – après les menaces, les insultes et la violence – fait néanmoins écho au slogan porté par les manifestants qui crient depuis des semaines « la hiwar mâa el issabat » (« pas de dialogue avec les gangs »). Cela sous-entend que, pour une fraction de la population, le dialogue avec les autorités reste possible à certaines conditions, comme la libération des détenus politiques. C’est le cas par exemple des libéraux de Jil Jadid et des islamistes du Mouvement de la société pour la paix.
Une autre opinion s’est toutefois exprimée à travers un slogan scandé, entre autres, par des syndicalistes, le 18 décembre : « La hiwar, la chiwar, errahil obligatoire » (« Pas de dialogue, pas de compromis, le départ [du système] est obligatoire »). Sans occulter les inévitables malentendus, c’est bien cette expression du refus qu’il convient d’appuyer par opposition aux tendances conciliatrices du hirak. Ces contradictions traversent d’ailleurs ce qui reste de la gauche partidaire.
Le 13 décembre, le Front des forces socialistes (FFS) a posé des préalables en exigeant « la création d’un climat d’apaisement favorable aux discussions notamment la libération des détenus politiques et d’opinion, le respect des libertés d’expression, de manifestation et de réunion ». Le lendemain, le Parti des travailleurs (PT) a considéré « qu’aucune solution n’est envisageable sans la libération immédiatement et inconditionnellement de Lakhdar Bouregaâ, de Louisa Hanoune, de Karim Tabbou et de tous les détenu(e)s d’opinion ».
Le FFS et le PT, qui figurent au sein du Pacte de l’alternative démocratique (PAD) aux côtés du Parti socialiste des travailleurs (PST), de staliniens et droitiers, sont dans une position inconfortable, car ils prétendent participer au hirak qui demeure hostile aux partis. Comble du paradoxe – souligné le 22 décembre par Hosni Kirouti dans El Watan – le PAD a appelé le 16 décembre « les citoyens à s’auto-organiser dans leurs lieux de vie, de travail et d’étude afin de mettre en échec toutes les tentatives de récupération et de détournement de leur révolution ».
Or, ces organisations sans base sociale font partie du problème plutôt que de la solution. Malgré leur radicalisme verbal, elles n’ont pas pris la mesure du rejet dont elles font l’objet parmi la population qui se méfie, à juste titre, des professionnels de la représentation. Si des formes d’auto-organisation devaient prendre de la consistance sur le terrain de la lutte des classes – en partant des préoccupations concrètes des travailleurs, des chômeurs, des jeunes –, alors cela se ferait non seulement en dehors, mais aussi contre le PAD ou ses éventuelles répliques de gauche.
Quel avenir imagines-tu pour le mouvement populaire en Algérie ?
Il est difficile de savoir dans quelle mesure la disparition subite du chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah « rebat les cartes au sommet de l’État » comme le titre Le Monde daté du 25 décembre. Lors de la marche des étudiants du 24 décembre, une jeune femme a déclaré selon le même quotidien : « le dictateur est mort. C’est une renaissance pour l’Algérie. C’est un peu Noël. » Or, on pouvait lire le même jour sur le site des staliniens de la Moubadara, un texte présentant Ahmed Gaïd Salah comme un « patriote qui aimait son pays »… Comment ne pas penser à la conclusion du roman 1984 de George Orwell ?
Dans une contribution publiée le 19 décembre par Contretemps, Hocine Bellaloufi invite à apprécier les « limites et contradictions du Hirak » pour le renforcer, tout en s’adressant à Abdelmadjid Tebboune censé satisfaire certaines « conditions ». Plus loin, il affirme que « le Hirak a toujours pris soin de distinguer l’armée de la haute hiérarchie militaire. Il doit faire de même avec la police au lieu de dénoncer et d’insulter tous les policiers sans distinction. » Il faudrait l’expliquer aux nombreux manifestants matraqués, gazés ou interpellés qui n’ont sans doute pas envie de faire dans la nuance…
Car les illusions à l’égard de l’armée et de la police ont été en partie dissipées en raison du soutien d’Ahmed Gaïd Salah à la loi sur les hydrocarbures ainsi qu’à la loi de finances 2020, mais aussi à cause de l’intensification de la répression. Dans les cortèges, on entendait avec force des slogans comme « les généraux à la poubelle wel Djazaïr taddi listiqlal » (« les généraux à la poubelle et l’Algérie sera indépendante ») ou encore « doula madania machi boulissia » (« État civil et non policier »), sans parler des tags « ACAB ».
Le régime honni reflète les tendances autoritaires d’une société à transformer en profondeur afin de se prémunir contre cette « régression culturelle immense » soulignée par Mohammed Harbi dans un entretien qui a beaucoup circulé début décembre. Si l’on prend au sérieux le slogan « Echâab yourid isqat ennidham » (« le peuple veut la chute du régime ») alors il devient nécessaire pour tous ceux qui souhaitent changer durablement l’ordre des choses de partir des tendances antiautoritaires – et donc anticapitalistes, antimilitaristes, antireligieuses, antinationalistes, antisexistes, etc. – qui existent dans le pays sans pour autant les exagérer ou ignorer les paradoxes qui les traversent.
Cela signifie combattre les différents visages de l’extrême droite algérienne (islamo-conservateurs, berbéro-identitaires, nationaux-léninistes, etc.) et défendre une conception exigeante de l’internationalisme révolutionnaire en refusant toute forme de xénophobie ou d’antisémitisme comme on a pu le constater à l’occasion des affaires concernant la députée Mathilde Panot ou l’eurodéputé Raphaël Glucksman. La première a été expulsée d’Algérie en octobre pour avoir voulu rencontrer des activistes et le second est à l’origine d’une résolution votée en novembre au parlement européen sur le hirak. Or, si les partisans de la révolution sociale ne peuvent cautionner les orientations de la France insoumise ou de Place publique, leurs critiques ne peuvent reprendre à leur compte les éléments de langage du régime sur « l’ingérence étrangère » ou mêler leurs voix à celles des contestataires qui parlent d’atteinte à la « souveraineté nationale ».
L’aspiration à l’indépendance, la liberté et la justice sociale qui s’exprime avec force dans le hirak doit se concrétiser par la rupture avec la mentalité, la langue et les pratiques du régime militaro-policier, en réinventant de nouveaux référents, en imaginant des espaces de délibération égalitaire, en créant des lieux de solidarité concrète, sans chercher à rejouer éternellement la lutte contre le colonialisme français ou à réactiver les clivages périmés de la guerre civile. Pourquoi ne pas interroger les débuts de l’autogestion industrielle en Algérie en s’appuyant sur l’ouvrage de Damien Helie ?
Mais cela revient encore à se démarquer des solutions toutes faites, des feuilles de route rassurantes pour la bourgeoisie et des mots d’ordre démocratiques qui n’ont aucune prise sur la réalité, comme celui d’assemblée constituante qui, selon un article du cadre du PST Nadir Djermoune, publié dans Inprecor (avril-mai 2019), constitue « le point de départ pour une solution démocratique ». Les antiautoritaires se retrouveront plutôt dans l’analyse formulée par Errico Malatesta en préférant « l’organisation libre de la vie sociale » au replâtrage du régime capitaliste, avec ou sans assemblée constituante.
Plus le hirak aura les moyens de durer, plus la décantation aura des chances de s’effectuer par la politisation du plus grand nombre. Et dans cette séquence historique, les révolutionnaires conséquents devront repousser les limites du pensable et du possible, en se confrontant avec audace aux forces conservatrices qui sévissent à l’extérieur et à l’intérieur du mouvement populaire, en déchirant le voile de l’hypocrisie sociale qui bride les initiatives individuelles, en repoussant avec détermination les appels à remettre à demain ce qui doit être fait aujourd’hui.
Publié le 27/12/2019
Julien Bayou : « Nous devons passer de la coalition du rejet à celle du projet »
Cyprien Caddeo (site humanite.fr)
(2/4) Toute la semaine, l’Humanité donne la parole aux composantes de la gauche. Aujourd’hui, Julien Bayou, le nouveau secrétaire national d’EELV, articule avenir des retraites et celui du climat…
Vous dites n’être pas forcément défavorable à une retraite à points, à condition d’avoir des garanties quant à la valeur du point ?
Julien Bayou L’idée n’est pas de s’arc-bouter sur un système qui serait bien par essence, et un autre mauvais par nature. L’enjeu, c’est plus de justice sociale et quelles possibilités pour les travailleurs et travailleuses de s’engager sereinement dans l’avenir. On pourrait travailler sur la perspective de réduction du temps de travail, de pouvoir repenser le rapport au travail, de réaffirmer le sens de la répartition intergénérationnelle. Ce n’est pas du tout le chemin que prend le gouvernement. Si on va sur un système par points, la question principale, c’est quelles sont les garanties sur la valeur du point, effectivement. L’autre enjeu, qui concerne l’écologie, c’est le fait qu’un régime par points avec une valeur du point incertaine incite grandement à la capitalisation. Or, les fonds de pension type BlackRock sont des prédateurs pour le climat…
Quelles sont les propositions d’EELV pour un éventuel contre-projet de réforme des retraites ?
Julien Bayou On récuse déjà le fait de raisonner à taux de chômage constant. Rien de tout cela ne fonctionne si on continue à n’avoir que 50 % des seniors en emploi et l’autre moitié au chômage ou en invalidité. D’abord, on propose un « green new deal ». En s’engageant pleinement sur la voie de la transition écologique, vous agissez face au changement climatique et vous contribuez à l’emploi ou à de meilleures retraites pour tous. Au-delà, il faut bien sûr une prise en compte de la pénibilité :l’espérance de vie en bonne santé peut atteindre dix ans d’écart entre certains cadres et certains salariés.
Il n’y a aucune ligne rouge, pour EELV, sur l’âge de la retraite, ou du moins le nombre d’annuités à cotiser ?
Julien Bayou Je ne raisonne pas forcément comme ça. Encore une fois, rien ne tient si on a un taux de chômage aussi élevé, si pour les jeunes qui entrent sur le marché du travail les conditions type CDI sont de toute manière inatteignables… Si aujourd’hui on prend l’ensemble de la carrière, on favorise les élèves de grandes écoles qui sortent avec un premier bon salaire, et on enfonce la tête sous l’eau de toutes celles et ceux qui n’ont que contrats précaires et conditions de travail très difficiles. De la même manière, on ne considère pas que les cotisations doivent être plafonnées à 14 % du PIB. Là encore, c’est une réponse absolument idiote, idéologique et dogmatique. Si on veut que les gens jouissent d’une espérance de vie en bonne santé à la retraite, eh bien il faut voir cela comme un investissement, et non un coût. Dans ce cas-là, il faut faire appel à d’autres sources de financement que celles reposant sur le travail, et réfléchir à faire contribuer le capital, à des taxes sur la robotisation et l’automatisation.
Est-il ressorti quelque chose de concret des deux meetings communs de la gauche ?
Julien Bayou Ces deux meetings ont permis d’affirmer le soutien au front syndical. Au-delà de l’opposition au projet Macron et Philippe, je souhaite que nous puissions être force de proposition. Car les Français ne sont pas opposés par principe au mot réforme, mais sentent bien qu’il s’agit encore de réclamer toujours plus d’efforts aux mêmes. Nous devons donc passer de la coalition du rejet à celle du projet. Et nous travaillons à une plateforme de propositions communes pour le mois de janvier. Nous avons notre projet, mais l’enjeu, c’est de se concentrer sur ce qui nous rassemble et d’en faire un bloc commun pour mieux peser dans le débat public. Parce que ce qui se trame est dangereux.
Entretien réalisé par Cyprien Caddeo
Publié le 26/12/2019
Julian Assange : ce que nous savons.
Viktor DEDAJ (site legrandsoir.info)
Nous savons que : Julian Assange est un citoyen australien. La société de publication qu’il a co-fondée (Sunshine Press) est domiciliée en Islande et leur site Wikileaks est hébergé.. euh... quelque part.
Nous savons qu’Assange n’a violé aucune loi d’une juridiction dont il dépendait. Aucune. Jamais. Nous savons en effet qu’il n’a jamais été accusé de viol en Suède (si vous avez l’impression du contraire, débrouillez-vous avec votre source d’information préférée). Nous comprenons donc que « l’enquête préliminaire » interminable d’une procureure suédoise n’a jamais été qu’une opération de rabattage du gibier Assange vers le piège états-unien.
Nous savons aussi que Julian Assange n’a jamais été sous une juridiction US. Et donc qu’une « extradition » de Julian Assange vers les Etats-Unis ne sera pas une décision de justice en application de je ne sais quelle loi, mais bel et bien l’aboutissement d’une opération d’enlèvement par les Etats-Unis d’un journaliste étranger, enlèvement décidé et préparé de longue date et sous couvert d’un « droit » qui a été bafoué de bout en bout dans cette affaire. Nous savons donc que ce qui se prépare contre lui n’est pas une « extradition » mais un enlèvement, un kidnapping, une « remise forcée ».
Nous savons que les Etats-Unis prétendent malgré tout lui infliger 175 ans de prison au nom d’une loi (Espionage Act de 1917) et dans la cadre d’un grand jury qui interdit à l’accusé d’invoquer ses motivations et qui ramène les droits de la défense à zéro.
Nous savons maintenant que ses moindres faits et gestes et ceux de ses visiteurs à l’ambassade étaient espionnés et que ses privilèges client/avocat et patient/médecin ont été violés et que toutes ces données communiqués - ainsi que tous ses effets personnels - aux Etats-Unis.
Nous savons qu’Assange ne purge actuellement aucune peine (oui, vous avez bien lu (*) ) mais est en « détention préventive », qu’il est maintenu en isolement dans une prison de haute sécurité. Nous savons aussi qu’il est gravement malade et qu’il n’est pas soigné. Nous savons donc qu’Assange est volontairement maltraité par les autorités britanniques, un traitement que le rapporteur spécial de l’ONU - après un examen médical du prisonnier effectué par des spécialistes en la matière - assimile à de la torture. Nous savons que sa vie est littéralement en danger.
Nous savons que l’administration pénitentiaire ne lui accorde que peu de contacts avec ses avocats, très peu de visites, aucun contact avec les autres détenus, et qu’il ne peut consulter les éléments de « preuves » présentés contre lui et n’a aucun moyen matériel pour préparer un semblant de défense.
Nous avons vu lors d’auditions surréalistes qu’il est si mal en point qu’il arrive à peine à prononcer son nom et sa date de naissance et où la juge Vanessa Baraitser affiche ouvertement son mépris pour lui et ses avocats et prend - au vu et au su de tous - ses instructions auprès des représentants des Etats-Unis présents dans la salle. Nous avons même vu un greffier demander au prisonnier de confirmer sa nationalité... suédoise (pour vous donner une idée du sérieux avec lequel cette affaire est menée).
Nous savons qu’Assange est un des journalistes les plus primés du 21ème siècle. Nous savons qu’il a encore reçu 3 titres de reconnaissance journalistique alors qu’il se trouvait en prison. Nous savons qu’il a été nominé sept fois au prix Nobel de la Paix. Nous savons que le patron de la Fédération Internationale de Journalistes (qui dit représenter 600.000 professionnels du métier) a pris position en faveur d’Assange. Nous savons que les trois principaux syndicats de journalistes français ont rédigé une lettre ouverte à Macron au sujet d’Assange. Nous savons que plusieurs centaines de journalistes à travers le monde ont signé une pétition récente pour sa libération, etc.
Nous savons aussi qu’Amnesty International doit avoir de la merde devant les yeux pour ne pas reconnaître un prisonnier politique torturé au cœur de Londres. Nous savons depuis longtemps que Reporters Sans Frontières se couvre les yeux, les oreilles et la bouche chaque fois que les Etats-Unis sont en cause.
Nous avons compris que les réseaux sociaux (Facebook et Twitter) exercent une censure discrète sur toute communication relative à Assange et/ou Wikileaks, en limitant drastiquement sa diffusion.
Et nous savons que de tout cela, vous n’en saurez rien.
Car nous savons que les "grands" médias ont décidé de limiter au maximum leur couverture de « l’Affaire Assange » et ne laissent passer les informations qu’au compte-goutte...
Nous savons par exemple qu’un grand quotidien (« progressiste ») britannique comme The Guardian peut publier un article à charge contre Assange, inventé de toutes pièces. Nous avons constaté que les autres "grands" médias n’en tiennent pas rigueur à leur confrère (Tiens, finalement, la solidarité au sein de la profession existe bien !)
Nous savons qu’une journaliste du Monde est capable de vous regarder droit dans les yeux et de dire sans scrupules un truc comme « Assange n’a que ce qu’il mérite parce qu’il a fait perdre Hillary Clinton ». L’argument débile par excellence. Chez un journaliste. Horreur assurée. Cheveux dressés sur la tête garantis.
Bref, Nous savons maintenant que les "grands" médias sont en grande majorité animés par ce qu’il faut bien appeler des salauds.
Nous savons que les médias dits alternatifs - incroyable mais vrai - qui se mobilisent pour Assange (et Wikileaks) sont encore trop rares. Les autres pensent probablement pouvoir ignorer ou ne pas être concernés par l’affaire – ou sont encore (comble de l’ironie) sous l’influence de la propagande mainstream.
Mais nous savons aussi que les années de calomnies et de mensonges déversés sur lui et son organisation commencent à faire long feu et que la montée en puissance de la solidarité avec Julian Assange connaît depuis quelques mois une progression fulgurante. Hier encore, les appels et interventions en sa faveur – journalistes, médecins, personnalités, responsables politiques, ONU - se comptaient en dizaines, et aujourd’hui se comptent en centaines, en milliers. Le silence médiatique n’est pas encore brisé, mais il commence à se fissurer. Ce combat est parti de trop loin pour ne pas se donner des raisons d’espérer, alors ne lâchons rien. Avec ce combat, et le reste, 2020 pourrait bien être une bonne année pour la justice
Viktor Dedaj
qui pense que c’est le procès des médias qu’il faudrait faire
(*) après son enlèvement de l’ambassade d’Equateur, le 11 avril 2019, J. Assange fut immédiatement condamné pour avoir "violé les conditions de sa libération en résidence surveillée" (bracelet à la cheville et signalement quotidien à un poste de police) - violation commise lorsqu’il a demandé l’asile politique à l’Equateur en Juin 2012 (décision contestée par des juristes dans la mesure où demander l’asile est un droit fondamental - et ce n’est pas comme si on ne savait pas où il était). Il fut condamné à la peine maximum pour un tel délit (qui n’en était pas vraiment un) qui se solde généralement en GB par une simple amende. JA était libérable à la moitié de la peine mais la juge a refusé sa libération et décidé sa détention préventive jusqu’au procès d’ "extradition". Le tout dans une prison de haute sécurité, sans contacts et sans soins.
MAJ 20/12/2019 : premier recul de la "juge" Vanessa Baraitser. Le procès en extradition pourra durer "3 ou 4 semaines" au lieu des "4 ou 5 jours" qu’elle prétendait imposer.
25 députés allemands, italiens et européens annoncent qu’ils assisteront au procès dit d’extradition.
Publié le 25/12/2019
Clémentine Autain : « Faisons valoir une logique alternative reposant sur l’égalité »
Julia Hamlaoui (site humanite.fr)
Toute la semaine, l’Humanité donne la parole aux composantes de la gauche. Clémentine Autain (1/4), députée de Seine-Saint-Denis (France insoumise), voit dans le mouvement « un peuple qui relève la tête ».
Le premier ministre prétend que les femmes sont les « grandes gagnantes » de cette réforme. Pourquoi estimez-vous qu’au contraire elles ont le plus à y perdre ?
CLÉMENTINE AUTAIN Le système par points avec le calcul de la pension sur toute la carrière et l’âge pivot porté à 64 ans vont pénaliser toutes les personnes aux carrières hachées, précaires et aux bas salaires. Or les femmes sont les premières à interrompre leur carrière en raison des inégalités dans le partage des tâches domestiques et parentales. Elles ont des salaires inférieurs de 24 % à ceux des hommes. Avec des pensions déjà inférieures de 42 %, les femmes seront donc les plus pénalisées par un mécanisme qui paupérise, privatise et allonge le temps de travail. Le choix du gouvernement d’une majoration de 5 % dès le premier enfant pose, en plus, plusieurs problèmes. D’abord, elle peut être prise par la mère ou le père, mais, les pensions des hommes étant supérieures, l’hypothèse que les couples décident de la leur attribuer est forte. Comme il s’agit d’un pourcentage, cette mesure sera de surcroît plus avantageuse pour les plus riches. Il existe déjà des majorations, dès le premier enfant. Avec les 5 %, les mères de trois enfants vont y perdre et la majorité de celles d’un ou deux aussi. Quant aux pensions de réversion, elles ne pourront plus être prises à 55 ans, mais à 62 ans, ce qui devrait en exclure 84 000 femmes.
Que proposez-vous pour dépasser les inégalités générées par le système actuel ?
CLÉMENTINE AUTAIN En augmentant de 2 % la part des richesses consacrée aux retraites, il est possible de garantir le départ à 60 ans pour tous et aucune pension sous le Smic pour une carrière complète.
Pour les femmes, c’est évidemment le levier de la lutte contre la précarité, pour le partage des tâches domestiques et l’égalité salariale qui est décisif. Avec un ensemble de politiques publiques – davantage de contraintes pour les grands groupes sur l’égalité salariale, allongement du congé paternité, véritable service public d’accueil de la petite enfance –, nous pourrions passer un cap décisif. Mais on ne peut pas se payer de mots, cela nécessite de l’investissement public.
Quel rôle devrait à vos yeux jouer la gauche dans cette mobilisation contre la réforme du gouvernement ?
CLÉMENTINE AUTAIN La gauche peut contribuer à asseoir l’idée qui se propage qu’on peut faire autrement. Réduction de la dépense publique avec la sacro-sainte règle d’or, néolibéralisme et productivisme : ces trois dogmes de l’exécutif sont contenus dans sa réforme des retraites. En contestant la proposition gouvernementale, on a matière à faire valoir la logique alternative qui repose sur l’égalité, le partage des richesses et des temps, la sortie du consumérisme. Avec cette confrontation sociale qui dépasse la question des retraites, à laquelle s’ajoutent le mouvement des gilets jaunes, les jeunes pour le climat, de multiples conflits dans les entreprises, la vague #MeToo, notre peuple relève la tête. Sur le terrain politique, en revanche, le correspondant n’est pas sur pied. À gauche, nous avons la responsabilité de tracer cet horizon dans un contexte d’urgence climatique, sociale et politique. Nous devons déjouer le duopole Macron-Le Pen. Et personne n’ayant à lui seul la force propulsive suffisante, il est nécessaire, comme le disait Angela Davis, de renverser les murs pour construire des ponts.
Entretien réalisé par Julia Hamlaoui
Publié le 24/12/2019
Un magistral inventaire du communisme (et de sa trahison stalinienne) avant refondation
Par Gilles Alfonsi (site regards.fr)
Avec « Le communisme » ?, Lucien Sève explore le communisme de Marx et Engels, puis ce que fût le communisme, avec et sans guillemets, au XXème siècle. Une somme hyper stimulante.
Un ouvrage disponible depuis septembre que la critique ignore. Un pavé dans la mare des philosophes spéculatifs et des annonceurs de la fin de l’histoire. Une brèche pour renouveler et approfondir la connaissance des principaux penseurs-militants du communisme et affirmer la nécessité d’une visée du même nom. L’effort pédagogique de Lucien Sève est tel et les contenus de l’ouvrage si essentiels que ses 670 pages se dévorent sans peine. Dans l’attente impatiente du tome, en cours d’écriture, consacré au communisme du XXIème siècle, le lecteur a déjà là de quoi nourrir substantiellement sa réflexion, son engagement.
La première partie donne une vision panoramique, mais étayée, du communisme dans les travaux de Karl Marx et Friedrich Engels, avec cette originalité remarquable de raconter la formation, l’étayage puis l’affinage progressif de leurs pensées. Sève souligne les immenses mérites de Sève tout en abordant les limites, les manques voire les insuffisances de certains concepts mal ficelés ou le manque de fiabilité scientifique de certaines démonstrations. Entre encenser et enterrer Marx, il y a la voie choisie par l’auteur et d’autres intellectuels et militants : travailler.
Lucien Sève aborde les sources du communisme et rappelle le jugement d’abord défavorable de Marx envers le communisme avant que, prolongeant sa critique des penseurs essentiels de l’époque (Hegel, Feuerbach, Proudhon, Stirner, etc.), il devienne le forgeron exigeant d’une visée sans cesse retravaillée. Ce chapitre évoque notamment les relations entre socialisme et communisme, leurs convergences initiales et ambigües, l’exposé de leur différenciation progressive puis de leurs oppositions décisives. En particulier, loin de l’égalitarisme grossier auquel on assimile souvent le communisme, la visée communiste inverse la proposition socialiste « À chacun selon ses capacités », qui en définitive naturalise des inégalités, et porte l’idée « À chacun selon ses besoins ».
Marx métamorphose le communisme
Lucien Sève souligne que le communisme n’est pas pour Marx de portée seulement politique mais anthropologique : l’homme est « sociétaire du genre humain », son « essence déborde absolument la finitude de l’individu isolé ». Réfutation des puissances surnaturelles (et donc critique, et non diabolisation, de la religion), refus du clivage entre l’homme-citoyen et l’individu privé – « émanciper l’homme entier est une autre affaire qu’émanciper le seul citoyen » –, dénonciation de l’imposture de la « nature humaine »… l’affranchissement politique et l’émancipation sociale doivent être envisagées ensemble. Notons que nous que nous sommes déjà loin des conceptions qui dominent parfois encore aujourd’hui ! Après des années de tâtonnements et d’évolution de ses élaborations, Marx met à jour que l’individualité est forgée dans le rapport au monde : « Rien ne se comprend en dehors d’une vie elle-même de part en part interactive avec un monde historico-social donné [...] ce qui nous fait hommes au sens présent du terme, par delà la nature qui est en nous, est un monde hors de nous ». C’est pourquoi la visée communiste porte inséparablement l’idée d’une émancipation sociale et celle du plein développement individuel.
Les implications stratégiques de ces découvertes ici résumées de manière ultra-lapidaire sont immenses. Pas de mouvement transformateur possible sans transformation des « logiques selon lesquelles chemine l’histoire ». Importance décisive de la production de vie matérielle, car « les hommes produisent, et c’est en produisant qu’ils se produisent eux-mêmes ». Mais attention à ne pas aplatir cette idée : elle ne conduit pas du tout à faire du communisme un économisme, ni à considérer que l’émancipation se jouerait dans un (seul) lieu, l’entreprise. Bien plus profondément, « ce ne sont pas les idées qui mènent le monde, mais les conditions matérielles de la production et des échanges sociaux ». Et celles-ci contribuent à forger l’être, ou la conscience de soi. Au total, une leçon d’histoire, avant même l’heure des révolutions du XXème siècle, est la suivante : « Oui, c’est d’une radicale transformation sociale qu’il est besoin, ce qui est infiniment plus qu’une insurrection politique remplaçant les gouvernants par d’autres gouvernants, ou même la Constitution par une autre Constitution ». Cela n’empêche pas bien sûr que la révolution politique est indispensable, faute de quoi tout changement social – au-delà de quelques fragiles îlots localisés d’expériences alternatives – serait impossible.
Ce qui rend possible, ce qui réalise
Dans la pensée Sève, le volontarisme politique et plus encore la tendance de certains révolutionnaires à vouloir forcer l’histoire en prennent pour leurs frais avant même l’examen critique par l’auteur des révolutions du XXème siècle et le démontage du stalinisme. On comprend que les partisans de l’émancipation ne peuvent simplifier cela : chaque être humain est à la fois déterminé et libre de déterminations, ce qui veut dire qu’il n’existe aucune mécanique amenant au communisme et qu’il n’existe pas de raccourci brutal à l’avènement d’un nouvel ordre social. Le philosophe va y revenir, mais d’abord il évoque les concepts essentiels – aliénation, matérialisme, lutte des classes, etc. – et leur portée d’ensemble, qui est la marque de fabrique de Marx. On trouve ici, au-delà des explicitations pointues de chaque terme, une mise en mouvement fertile, où le mouvement historique est déterminé à la fois par le développement des forces productives, qui ouvre le champ des possibles, et par ce qui advient dans la conjoncture, qui régit le « tracé effectif du mouvement historique ».
Pour traiter de la révolution, ou de la visée communiste, il faut ainsi penser la dialectique entre le fondamental – les conditions nécessaires – et le décisif – l’action volontaire – : le déni, ou la sous estimation des limites du possible à une période donnée constitue un travers des révolutions du XXème siècle, que ce travers prenne la forme d’expériences utopiques sans conséquence systémiques (îlots de résistance légitimes mais faibles et isolés) ou la forme, catastrophique, d’une brutalisation de la société. Ainsi, le communisme n’a pas pour objet d’imposer une société sans propriété privée, mais d’être le mouvement d’appropriation commune des moyens de productions et d’échanges. Soulignons au passage qu’il ne s’agit pas là de remettre en cause le fait que chacun dispose de moyens individuels d’existence personnelle, contrairement à ce que veulent croire ce qui agitent le communisme comme un chiffon rouge. Autre exemple, s’agissant de la religion, il ne s’agit pas de la combattre, mais de remettre en cause l’aliénation en général. De fait, alimenter un conflit entre croyants et athées détourne de l’essentiel clivage de classe, alors que la question d’être ou non-athée perdrait toute son importance si l’idée hégémonique était que l’homme est un produit de l’histoire. Autre exemple, encore : à côté de l’appropriation des moyens de production et d’échange, le « progressif dépérissement de tout pouvoir étatique coercitif » n’a rien à voir avec la suppression des services et de l’action publique.
Lucien Sève dit pourquoi le communisme n’est ni un programme ni même un projet à mettre en oeuvre, mais une visée : l’entreprise révolutionnaire ne consiste pas à « forcer l’histoire de l’extérieur, à partir d’un projet à nous », mais à « l’orienter du dedans, à partir de son trajet à elle ». Là se niche selon lui le problème essentiel des conditions de possibilités du communisme, auquel s’est heurtée l’action révolutionnaire : il souligne la « prématurité historique de la visée communiste » au XXème siècle.
L’auteur aborde plusieurs points de débats, tenant la corde d’une relecture critique de Marx qui à la fois en souligne la dimension performative sur bien des sujets mais n’esquive pas des préoccupations essentielles. Mentionnons par exemple les illusions de Marx quant aux dynamiques positives de l’histoire, son optimisme stratégique ou encore l’immaturité des stratégies d’action qu’il propose. Ces limites de la pensée Marx reviennent à ignorer, ou du moins à minorer, le caractère indispensable d’un haut niveau culturel pour produire une pensée, des actions et un mouvement d’émancipation.
Anticipation, prématurité, carences
Lucien Sève évoque ainsi des « fautes d’appréciation systématiques » de Marx et Engels : « Ils surfont les possibles et sous-estiment les délais ». La thèse du livre est que Marx a « formidablement anticipé sur l’histoire », mais précisément le revers de cette capacité à anticiper était une grande insuffisance à penser l’identification des possibles et à élaborer la construction de l’action. Ainsi, « la raison cardinale du drame qui a dominé le court XXème siècle n’est pas du tout l’invalidité de la visée communiste marxienne, mais son extrême prématurité ». Et ce n’est pas seulement parce que Marx était volontaire et enthousiaste : sa « façon de raisonner sur l’histoire comme sur un problème de pur ordre théorique » pose problème. « Marx et Engels ont vu fondamentalement juste, mais de façon bien trop abstraitement anticipatrice, faisant d’un avenir dont la forte probabilité est ultracomplexe un présent de nécessité toute simple. »
Lucien Sève évoque notamment comme manque significatif le « défaut dans le Manifeste [d’]une réflexion sur le problème hautement crucial et complexe du dépérissement de l’État », thème sur lequel il revient notamment après l’exposé, lui aussi passionnant, du Marx du Capital. Plus largement, Marx a centré ses efforts sur l’approfondissement des « aspects économico-sociaux », tandis qu’il a peu et insuffisamment traité ceux qui concernent les dimensions politiques de la visée communiste (prise de pouvoir, insurrection, État, etc.). Sève explique qu’à l’époque l’immaturité de la réflexion sur l’État était générale, ce qui n’était bien sûr pas le cas des théories économiques. Mais le résultat de ce manque est problématique, car le pouvoir d’État est par défaut d’élaboration considéré comme de « caractère purement répressif », vision qui manque de souligner la complexité, les immenses contradictions qui traversent l’État, qui en donne une vision homogène, unilatérale, désarmant les partisans de l’émancipation. Sève souligne à ce propos les apports magistraux de Gramsci sur cette question décisive.
Le lecteur sera passionné par les pages consacrées à la question de la violence révolutionnaire, réfutant entièrement l’idée d’un Marx faisant l’apologie de la violence mais soulignant que s’interdire une contre-violence face à la violence des adversaires de l’émancipation « équivaudrait à un défaitisme consenti ». Et surtout il traite du processus révolutionnaire, soutenant l’expression d’« évolutions révolutionnaires », c’est-à-dire de transformations sociales nécessairement réalisées dans la durée. On ne peut pas dans le cadre de cet article développer, mais l’enjeu est d’importance : comment sortir des impasses d’une révolution violente soudaine, alors que la révolution implique des transformations extrêmement profondes qui ne peuvent s’accomplir que sur la durée, et d’un réformisme électoraliste illusoire ? La révolution ne peut pas être une insurrection, même si ne sont pas exclus des épisodes violents (car bien sûr l’adversaire ne se laisse pas faire !) : c’est toute une époque de réforme transformatrice. Et d’évoquer positivement la conception révolutionnaire de la réforme de Jean Jaurès, dont il souligne toutefois la limite : elle est essentiellement institutionnelle, là où il doit s’agir d’un processus global qui implique et qui transforme les citoyens.
Puissante réussite, ratage complet
La seconde partie du livre est consacrée aux communismes ayant ou n’ayant pas existé au XXème siècle. L’auteur relit la révolution de 1917 au prisme de ce qu’il a mis à jour précédemment. D’un côté, la thèse de Marx et Engels promettant à la classe ouvrière un rôle décisif dans la Révolution est validée, de même que la nécessité de se faire des travailleurs de la campagne des alliés. Sève souligne en outre que la révolution russe fut d’abord essentiellement pacifique. Mais : qu’en était-il des conditions de possibilité du communisme dans la Russie du début du XXème siècle ? Lucien Sève souligne le paradoxe extraordinaire qu’avec la révolution russe, il s’est agi d’une victoire politiquement possible pour une visée historiquement prématurée.
Victoire politiquement possible : Lucien Sève évoque les événements successifs et entremêlés, entre insurrection armée, utilisation des possibilités légales, bataille d’idées, jusqu’à la prise du pouvoir le 7 novembre 1917. Démonstration d’une conquête révolutionnaire avec un recours minimum à la violence, grâce à « une adhésion très largement majoritaire aux objectifs de la révolution ». Mais visée communiste impossible à concrétiser : utopie d’un passage direct à la répartition communiste par delà les contraintes de l’échange marchand, aboutissant à la guerre civile (le communisme de guerre), et plus largement triple empêchement du « développement insuffisant des individus » (autrement dit incapacité des individus à gérer autrement les affaires communes), de l’arriération massive des moyens de production et de l’immaturité politique (« politique dictatoriale en opposition avec ses fins émancipatrices »). Ces pages sur ce qui a d’abord puissamment réussi puis irrémédiablement raté constitueront pour le lecteur une source nouvelle d’inspiration.
Staline à l’opposé de la visée communiste
Tirer au clair « la question névralgique du stalinisme » est aussi au cœur du livre, Lucien Sève soulignant d’emblée que « personne ne pouvait faire tort à la cause communiste autant que l’a fait Staline ». Reprenant une à une les différentes approches critiques du Stalinisme, il souligne d’abord que Staline a été un personnage « monstrueux » : « On est en tous les cas violemment saisi par la froide détermination aggravée de stupéfiante indifférence avec laquelle cet homme aura de manière direct ou indirecte – répression sociale, aberration économique, procès politique, impéritie militaire – conduit à la mort pareille quantité d’être humains, à chiffrer en millions ». Propos indispensable, au moment où on voit sur certains réseaux sociaux qu’il existe des zélateurs de Staline, dont certains tenaient d’ailleurs un stand à la Fête de L’Humanité. Mais le prisme de la personnalité de Staline n’explique pas « le fait politique qu’il ait effectivement pu disposer d’un pouvoir absolu » : l’explication psychologique du fou sanguinaire est très insuffisante.
Lucien Sève conteste ensuite que Staline puisse être considéré comme un continuateur de Lénine : « Non, il n’y a chez Lénine aucun culte de la violence en soi, aucune soif de guerre civile, et je mets quiconque au défi de produire un seul texte comme de citer un seul acte de lui faisant le choix de la terreur rouge autrement que comme riposte nécessaire à une terreur blanche préalable ». Et l’auteur d’évoquer notamment les travaux d’historiens ou de philosophes qui noircissent la vie et l’œuvre de Lénine : Lénine « n’a aucunement préfiguré Staline », affirme-t-il en décrivant son action en général et son action contre Staline en particulier.
Enfin, Lucien Sève étrille le pamphlet planétaire de l’historien François Furet, Le passé d’une illusion. Avec le recul des années avant qu’un débat digne de ce nom soit à nouveau possible sur le communisme, on prend la mesure (forces citations et déconstruction à l’appui) du caractère faussement démonstratif de ce livre : catalogue de formules de condamnation à mort, critique radicale de l’« idée communiste » sans jamais exprimer ce qu’elle recouvre, mais surtout plaidoyer pour le capitalisme qui ne doit pas être le « bouc émissaire » des malheurs du XXème siècle. Qui a pu prendre comme référence un auteur qui résume la révolution russe à un « putsch réussi dans le pays le plus arriéré d’Europe par une secte communiste dirigé par un chef audacieux » ?
Opposition entre Lénine et la politique stalinienne
Au-delà de ces aspects polémiques, Lucien Sève établit et documente dans « Le communisme » ? l’imposture du soi-disant léninisme de Staline. Staline a tout d’abord tourné le dos à Lénine en décidant contre la volonté de celui-ci de son embaumement. Mais la manière stalinienne de tourner le dos à Lénine a surtout été de se revendiquer de Lénine pour en fait imposer ses propres vues. Ainsi, il publie une série d’articles présentés comme Les principes du Léninisme, en altérant gravement les idées de Lénine. Lucien Sève étaye plusieurs exemples de « divergences politiques fondamentales entre Staline et Lénine » : oppositions concernant la question des nationalités (Lénine est un internationaliste, inflexible sur le droit de chaque nation à disposer d’elle-même, Staline est nationaliste), opposition quant à la façon de diriger l’État et le parti (conception ouverte au débat et au choix démocratique pour le premier, violence et culte du chef d’essence supérieure pour le second) ; conviction de Lénine qu’édifier le socialisme (première phase du communisme selon sa conception) est durablement impossible en Russie pour des raisons internes, contre discours de Staline estimant que le pays dispose de tout ce qui est nécessaire pour édifier une société pleinement socialiste etc. Sève aborde à ce propos les manipulations par Staline des écrits de Lénine.
Concrètement, Staline imposera ce que le philosophe Moshe Lewin appelle un « despotisme agraire », au lieu d’une agriculture socialiste, et s’en suit la bureaucratisation violente de la gestion, un essor des moyens de production sans désaliénation et bien sûr toute la politique stalinienne qui, de bout en bout, tourne le dos au projet d’émancipation. Sève évoque aussi la réduction du socialisme à l’industrialisation, la stratégie de rattrapage du capitalisme sans réflexion sur la définition d’une voie non capitaliste, l’étatisation des moyens de production sans appropriation sociale, et plus largement le renforcement de l’État, comme moyen de coercition de la société, au lieu de son dépérissement et de la transformation des pouvoirs publics. Bref, non seulement, pour Lucien Sève, il n’y a pas de continuité entre Lénine et Staline, ni caricature de la politique du premier par le second, mais politique contraire : « Staline a délibérément mis fin au bolchévisme ».
Staline contre Marx
Lucien Sève va plus loin en se proposant de démontrer que « la compréhension de la présentation stalinienne du marxisme est elle-même de bout en bout une dénaturation fondamentale de la pensée de Marx ». La parfaite connaissance de Marx par Staline ? Une contre-vérité criante, d’aberrations historiques en impostures politiques, que Sève illustre largement. Chez Staline, le déterminisme historique et le volontarisme politique, en principe fondamentalement contradictoires, sont constamment associés, dans un sens dictatorial. De manière purement idéologique, « le déterminisme historique fonctionne ici comme gage supposé du volontarisme politique », c’est-à-dire que « le volontarisme politique trouve à se légitimer en invoquant » le déterminisme.
Sève démontre, autre exemple, l’incompréhension par Staline de la dialectique, sa réduction à l’incompatibilité des opposés, qui participe à enfermer dans une vision politique unilatérale, dans laquelle le champ des possibles est des plus réduit. Or, Staline était au gouvernail, et la pensée rabougrie des dynamiques de la société eut des conséquences humaines désastreuses, par exemple en matière de doctrine militaire : « Plusieurs millions d’hommes ont perdu la vie sans nécessité par suite de ce long entêtement du chef suprême dans une vue non dialectique des choses ».
Communisme de Lénine et de Marx, « communisme » de Staline
Sève prolonge la délicate question de la filiation entre Lénine et Staline, et du coup cette question : Staline était-il communiste ? Pour l’historien communiste Roger Martelli, cité par Lucien Sève, « contrairement à ce que voulaient faire croire ses adversaires communistes, le stalinisme était un communisme et même, hélas, la forme dominante du communisme, pendant quelques décennies ». S’il exprime sa haute estime intellectuelle pour Martelli, Lucien Sève ne partage pas cette affirmation. D’une part, il estime que l’historiographie dominante dénature la politique de Lénine, dans un sens péjoratif. D’autre part, non seulement « Staline était le contraire d’un léninien », mais « Staline aura d’évidence été, de plus en plus brutalement à travers trois décennies, aux antipodes du communiste, jusqu’à en être l’anti-exemple absolu ».
Lucien Sève précise que, certes, on peut dire que le stalinisme était un communisme « au sens historico-factuel » : « Oui, le stalinisme en ce qu’il a eu de pire "était un communisme" dans ce sens frelaté du mot, et même, hélas, dans sa forme dominante pendant quelques décennies. Si la formule vous choque, tant mieux : elle est faite pour. Pour contraindre à penser jusqu’au bout ce fait terrible qu’a été la conversion implacable et répétitive de la plus grande entreprise d’émancipation sociale en pire déchaînement d’aliénation humaine. » Mais au sens politico-théorique du mot communisme, le stalinisme n’était pas un communisme – rien à voir avec la visée universellement émancipatrice de Marx – et Staline n’était pas un communiste. Bref, le « communisme » du « communiste » Staline n’avait rien à voir, et ne peuvent être assimilés, avec le communisme des communistes de Marx ou de Lénine. Le livre aborde alors comment a pu se faire le passage (et non la simple continuité) du léninisme au stalinisme, la question de la temporalité de la transformation de la société – où la tentation de forcer l’histoire se mue en déchaînement répressif, alors même que les conditions économiques, sociales, culturelles de possibilité du changement n’étaient pas là.
Sève taille en pièce les arguties des staliniens, d’hier et d’aujourd’hui, qui viennent dédouaner Staline ou plaider l’indulgence. En particulier, il dénonce l’explication de la Grande terreur de 1937-1938 – 750.000 morts au nom de la défense du pouvoir soviétique, y compris l’élimination de nombreux communistes – par la (seule) psychologie de Staline. Ce qui explique l’abominable carnage (qui a la spécificité d’avoir été commis en temps de paix), c’est pour le philosophe toutes une série d’inversions entre la conception de Lénine et celle de Staline : entre le pouvoir en principe dévolu au congrès (Lénine) et celui du noyau dirigeant (Staline), « la dictature du prolétariat se renverse en dictature sur le prolétariat, la démocratie des soviets en État autocrate, le socialisme en bureaucratisme, l’internationalisme en nationalisme, le marxisme critique en marxisme-léninisme doctrinaire ». Selon Lucien Sève, « seule la claire vision de ce qui oppose le stalinisme au léninisme » permet de comprendre la Grande Terreur : « empêcher à jamais de parler et d’agir » toutes les forces susceptibles de se mobiliser contre Staline était ainsi « une nécessité d’État ».
Les manques de Marx et des marxistes
Encore une fois, Lucien Sève s’interroge : le ver du stalinisme était-il dans le fruit Marx ? Sa réponse ouvre un champ nouveau : ce n’est pas dans l’œuvre de Marx, ni même dans le marxisme, qu’il faut chercher ce qui a produit les tares et les crimes du « communisme » en œuvre dans les multiples pays « communistes ». C’est plutôt dans ce que Marx ne contient pas. À l’époque de Marx et dans les décennies suivantes des révolutions se revendiquant du communisme, les conditions requises pour l’avènement du communisme n’avaient pas été pensées, et cela dans tous les domaines. Immaturité de la réflexion sur l’Etat, sur la démocratie, sur l’implication de chacun et sur les stratégies de conquête des esprits… ces manques conduisaient de fait à « une vision trop étroite de la politique et de la stratégie révolutionnaire ». À la place de telles élaborations, il y a eu la « dangereuse sottise de l’impatience historique », la croyance en la possibilité de forcer l’histoire, fut-ce par la violence. Sève en vient à cette appréciation aussi dure que nécessaire : « Il faut avoir la courageuse lucidité de le voir et de le dire : ayant révélé à des masses humaines la voie d’une émancipation vraie, mais sans leur en montrer assez l’inévitable longueur et complexité, ce qui est appelé "le marxisme", puissant initiateur de prise de conscience et de responsabilité, aura été aussi une formidable incitation à ce volontarisme ravageur ».
Lucien Sève évoque ensuite, dans des pages aussi denses que passionnantes, les régimes chinois, allemand de l’Est, cubain, soviétique, etc. Il expose les apports majeurs de Gramsci à la réflexion des partisans de l’émancipation, notamment sur l’État, mais aussi ce qu’il y a tirer des conquêtes émancipatrices en France et de la tentative qu’a été l’Eurocommunisme. L’appropriation critique du présent ouvrage, aussi érudit que porteur de sens pour le présent, est un excellent remède pour le lecteur impatient de découvrir l’ouvrage de l’auteur, en cours d’écriture, qui sera consacré au communisme du XXIème siècle à inventer.
Gilles Alfonsi
Publié le 23/12/2019
Table ronde. Bolivie, quel avenir politique après le coup d’État ?
Jérôme Skalski (site humanite.fr)
En exil en Argentine et ciblé par un mandat d’arrêt émis par le nouveau pouvoir, Evo Morales a été nommé par le Mouvement pour le socialisme (MAS) directeur de la campagne pour la prochaine élection présidentielle. Avec Janette Habe Maître de conférences à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine, Sarah Pick Membre du comité directeur de France Amérique latine et Maité Pinero journaliste et romancière
Le départ forcé d’Evo Morales de la présidence de la Bolivie est-il le résultat d’un coup d’État ou l’engagement d’un processus de « transition démocratique », comme le présentent les détenteurs du pouvoir civil et militaire actuel en Bolivie ainsi que certains médias ?
Janette Habe
l Le fait qu’il y ait eu un coup d’État en Bolivie est indéniable et les affirmations des secteurs qui ont mis en cause sa réalité sèment la confusion. Il y a une polémique à ce propos en France mais également en Amérique latine, parmi les secteurs écologistes les plus mobilisés contre l’extractivisme. Ils mettent en cause le fait qu’il s’agisse d’un coup d’État parce que Evo Morales n’avait pas respecté le résultat du référendum de 2016, qu’il avait perdu, alors qu’il sollicitait un quatrième mandat présidentiel. Mais ni l’armée ni la police n’étaient alors intervenues. En Amérique latine, il y a plusieurs manières de nommer un coup d’État. L’une d’entre elles, c’est de parler de « pronunciamento » lorsque l’armée se « prononce » – intervient – contre le gouvernement en place. C’est exactement ce qui s’est passé. Evo Morales a démissionné le pistolet sur la tempe, lorsque l’armée le lui a « suggéré ». Les erreurs politiques d’Evo Morales ne doivent pas empêcher d’appeler un chat un chat, un coup d’État un coup d’État.
Sarah Pick
Le départ du président Morales est, en effet, un coup d’État maquillé en démission dans un contexte de crise électorale. Profitant des mobilisations liées à la contestation des résultats du scrutin du 20 octobre, du mécontentement croissant d’une partie de la population, ainsi que de l’audit de l’OEA (Organisation des États américains) invalidant les élections, la droite, derrière Carlos Mesa, et l’extrême droite, sous la bannière fascisante de Fernando Camacho, ont organisé des actions de plus en plus violentes et racistes, dont le but était de prendre le pouvoir par la force, loin d’un prétendu souci de démocratie. Quelques heures après le rapport de l’OEA, Evo Morales, sous pression, avait proposé d’organiser de nouvelles élections sous le contrôle de personnalités indépendantes. Pourtant, la droite et l’extrême droite ont rejeté cette proposition de sortie de crise qui aurait pu pacifier le pays. En effet, elles ne souhaitaient pas être de nouveau confrontées à des élections générales contre Morales, élections qu’elles n’ont jamais réussi à gagner depuis 2005. N’ayant pas non plus accepté les politiques de nationalisation et de redistribution du MAS, nourrissant un sentiment de revanche à l’encontre des peuples indigènes et des classes populaires, ces secteurs étaient prêts à entraîner le pays dans une guerre civile et à le jeter dans les bras de l’extrême droite pour démettre Morales. C’est pourquoi, tandis que des commandos fascistes descendaient dans les rues, l’armée et la police ont appelé au départ du président en dépit de sa proposition d’organiser un nouveau scrutin. Evo Morales décida de démissionner afin d’éviter un bain de sang au peuple bolivien. Malgré son départ, le pays n’a pas retrouvé la paix. Depuis le coup d’État, la CIDH (Commission interaméricaine des droits de l’homme) dénonce de graves violations des droits humains.
Maïté Pinero
Quand les chefs de la police et de l’armée ordonnent au président de démissionner, que des milices brûlent les bureaux de vote, les domiciles des ministres et menacent leurs familles, que les militaires – dispensés de responsabilité pénale – répriment à grand renfort de blindés et d’hélicoptères, que cette répression cause 33 morts, des centaines de blessés, plus d’un millier d’arrestations, que des journalistes sont expulsés, attachés à un arbre et fouettés, il s’agit d’un coup d’État. La vraie question est plutôt : pourquoi cela fait-il encore débat ? Un rideau de fer médiatique a couvert la violence, l’agression de la maire Patricia Arce, tondue, aspergée de peinture rouge, réduite à un exemple isolé. Rien sur les autres témoignages comme celui de Viktor Borda, ex-président de l’Assemblée législative, qui a démissionné pour éviter que son frère, aspergé d’essence, soit brûlé vif.
Le MAS s’est entendu avec les forces politiques au pouvoir actuellement pour l’organisation d’une nouvelle élection présidentielle. Quelle est la situation du rapport de forces localement et quelles sont ses lignes de tension ?
Sarah Pick Le premier objectif du gouvernement putschiste a été de s’assurer qu’Evo Morales ne soit pas en mesure de se représenter. À cette fin, un mandat d’arrêt a été émis contre lui juste avant sa démission, l’accusant de sédition et terrorisme. Le gouvernement de facto a également cherché à rendre illégal son parti. Cependant, suite aux importantes mobilisations populaires, une partie du MAS (très largement majoritaire au Parlement) a pu négocier avec le gouvernement et obtenir la garantie de pouvoir se présenter aux prochaines élections à condition qu’Evo Morales ne soit pas candidat. Privé de son leader, le MAS doit désormais se trouver très rapidement un nouveau candidat. Si l’issue des élections, repoussées à février 2020, reste incertaine, leur tenue et les conditions dans lesquelles elles vont se dérouler le sont aussi. Il est à craindre qu’aucune élection ne soit organisée si la droite n’est pas sûre de gagner, par tous les moyens (report du scrutin, arrestations, militarisation, fraude…).
Maïté Pinero L’extrême droite raciste et fondamentaliste a supplanté la droite traditionnelle et présente son candidat, Camacho, leader de l’oligarchie et des Comités de Santa Cruz. En attendant les élections du 20 mars, le gouvernement « de transition démocratique » détruit l’œuvre du précédent. L’oligarchie a déjà récupéré les directions de 68 entreprises publiques et, selon le ministre de l’Économie, la spoliation va s’accélérer. Même renversement en politique étrangère : relations diplomatiques rompues avec le Venezuela, rétablies avec les États-Unis et Israël, renvoi des médecins cubains, retrait du pays de l’Alba, le traité de coopération. Le Movimiento al socialismo est décapité, le président exilé, six ministres privés de laissez-passer, toujours réfugiés à l’ambassade du Mexique à La Paz. Résultat d’une alliance entre syndicats ouvriers et paysans, organisations communautaires, le MAS a perdu des maillons, puisque même un dirigeant de la COB, la centrale ouvrière, avait aussi demandé la démission d’Evo Morales. Tout un symbole, le MAS a regagné ses bases chez les paysans de Cochabamba et y a tenu un mini-congrès qui a élu Evo Morales chef de campagne. Menacé d’arrestation, pourra-t-il revenir pour la diriger ? Le mouvement doit renouer ses alliances dans un contexte de persécution : le gouvernement menace de supprimer le droit de vote à Cochabamba si les organisations paysannes n’acceptent pas sa militarisation.
Janette Habel La démission d’Evo Morales et son départ au Mexique tout d’abord, puis en Argentine, font que le MAS est désarmé. De plus, il est profondément divisé. Le fait qu’il participe aux élections alors que le gouvernement de facto est issu du coup d’État a créé beaucoup de confusion. Une partie du MAS voulait imposer le retour d’Evo Morales. D’autres, plus pragmatiques, ne souhaitaient pas son retour. Ce sont ces derniers qui ont négocié avec le gouvernement intérimaire. Finalement, cette décision a été adoptée parce qu’il n’y avait pas tellement de choix. Le fait qu’Evo Morales n’ait pas respecté le résultat du référendum de 2016 a été, à mon avis, une grave erreur qui a non seulement facilité l’offensive de la droite mais a exacerbé les tensions sociales très fortes au sein des organisations indigènes et paysannes, la base sociale d’Evo Morales. De fait, la droite conservatrice espère gagner les prochaines élections. Luis Fernando Camacho, surnommé le Bolsonaro bolivien, est candidat à la présidentielle, c’est un homme d’affaires, militant d’extrême droite, pentecôtiste dont on dit qu’il est lié à une église évangélique très réactionnaire. « Nous étions dans un moment de faiblesse », a reconnu le vice-président, Garcia Linera. Le MAS est dans une situation difficile. Il a désigné Evo Morales comme directeur de la campagne électorale du MAS, bien qu’il soit réfugié en Argentine. Ce pouvoir intérimaire qui émane de secteurs d’extrême droite, racistes, n’incite pas à beaucoup d’optimisme pour la suite. L’armée et la police ont le pouvoir.
Quelle a été l’implication de la communauté internationale et de la France dans la garantie de l’État de droit et de la démocratie en Bolivie ?
Sarah Pick La communauté internationale n’a pas été garante de l’État de droit et de la démocratie en Bolivie. Au contraire. Si elle avait été prompte à dénoncer le refus du président Morales de reconnaître les résultats du référendum de 2016, elle a refusé de reconnaître le coup d’État à son encontre : un deux poids, deux mesures qui joue la carte de la déstabilisation pour défendre ses intérêts économiques. Au lieu de qualifier les événements de coup d’État, la France et l’Europe se sont prononcées en faveur du gouvernement intérimaire. Quant à l’OEA, sous influence des États-Unis, depuis plusieurs mois, elle cachait mal son impatience de voir partir Evo Morales. Déjà en mai 2019, son secrétaire regrettait de ne pas posséder les outils institutionnels pour empêcher Evo Morales de se présenter aux élections. L’audit de l’OEA, rouage important dans le coup d’État, a été depuis remis en cause par différents organismes, comme le CEPR (Center for Economic and Policy Research), qui en réfutent les conclusions et les accusations de fraudes à l’encontre de l’ancien président indigène.
Janette Habel Le New York Times a caractérisé ce qui s’est passé en Bolivie comme un coup d’État. L’ancien président du gouvernement espagnol José Luis Zapatero a dénoncé « le scandaleux coup porté au président bolivien. Demander à un président élu constitutionnellement de quitter le pouvoir ne peut être un acte de démocratie ». Certains gouvernements latino-américains ont fait de même. Le gouvernement français n’a pas condamné le coup d’État. L’ambassadeur de l’Union européenne (UE) Leon de la Torre s’est réuni avec la présidente autoproclamée Jeanine Añez en proposant la médiation de l’UE afin que « la Bolivie puisse organiser le plus tôt possible des élections crédibles ». Quant à la stratégie américaine, elle vise à déstabiliser les gouvernements progressistes en Amérique latine. On l’a vue à l’œuvre au Brésil avec Lula et Dilma Rousseff. Elle est plus habile que celle utilisée par le passé. On se souvient des agissements de la CIA lors du coup d’État militaire au Chili. Il s’agit aujourd’hui pour Washington d’instrumentaliser des procédures qui peuvent être institutionnelles ou juridiques pour atteindre ses objectifs. C’est une stratégie qui est, pour ainsi dire, plus « intelligente » qu’auparavant.
Maïté Pinero L’Union européenne – et avec elle la France –, qui avait reconnu Juan Guaido, président autoproclamé du Venezuela en janvier 2019, a franchi un palier dans le reniement de la démocratie. Reconnaître un gouvernement « de facto » entérine un rapport de forces imposé par les armes et sanctifié par la Bible. Signe des temps, alors que nos ambassadeurs se posaient en médiateurs, pas un ministre pourchassé n’a cru trouver la sécurité dans une ambassade européenne, comme au Chili en 1973. Deux mensonges masquent le coup d’État. Le premier, c’est celui de « la fraude » électorale, prétexte de l’OEA, fraude démentie par trois instituts de recherche et une centaine d’experts. Silence de l’UE et de la France. Le second, c’est la dissimulation de la violence. La Commission des droits de l’homme de l’ONU, la CIDH, les juges et avocats argentins, horrifiés par les témoignages recueillis, réclament une enquête internationale. Silence de l’UE et de la France. La fraude à la démocratie a eu lieu, une autre se prépare. Pourquoi l’UE reviendrait-elle sur son attitude puisque le coup d’État a réussi ? La seule solution est de l’y contraindre, de lever le voile sur la nature du gouvernement « de facto » et les reniements de l’UE et de la France. Notre propre avenir est en jeu, car le scénario bolivien peut se reproduire partout. En plus du fait que la réputation de l’Europe des Lumières, jusqu’ici ancrée en Amérique latine, est en cendres. La reconnaissance du coup d’État est un coup d’État contre cette mémoire commune.
Entretiens croisés réalisés par Jérôme Skalski
Publié le 22/12/2019
Le gouvernement en briseur de grève
Stéphane Guerrad (site humanite.fr)
Confronté à un rejet grandissant de son projet de réforme des retraites, l’exécutif mise sur les quelques propositions de modulation, énoncés jeudi soir, pour diviser le front du refus. Les cheminots se retrouvent au centre de cette stratégie... Avec la CGT dans le rôle du grand méchant.
1. La stratégie du gouvernement
Y aura-t-il une trêve à Noël ? C’est clairement l’objectif du gouvernement, qui mise sur ses propositions de points d’aménagement de sa réforme des retraites, pour obtenir la fin des débrayages, singulièrement auprès des cheminots. Le Premier ministre Edouard Philippe a ainsi "appelé à la responsabilité de chacun pour permettre aux millions de Français qui le souhaitent de rejoindre leurs familles en cette fin d'année".
Ce vendredi matin, l’exécutif faisait valoir des « améliorations » à la SNCF. En réalité, le trafic des trains est à peu près similaire à celui des jours précédents, avec la moitié des TGV et un Transilien sur quatre "en moyenne" en circulation. Même stratégie de communication concernant la RATP, où la direction de la « régie » annonçait une "amélioration globale" qui, exceptée pour les tramways, demeurent cependant à l’image des jours précédents.
La trêve complète espérée par Edouard Philippe pour les fêtes paraît cependant hors de portée: si l'Unsa ferroviaire, deuxième syndicat de la SNCF, a invité jeudi à "une pause pour les vacances", la CGT-Cheminots et SUD-Rail, première et troisième fédérations syndicales de la compagnie, ne partagent pas cet avis et appellent à poursuivre le mouvement. La CFDT-Cheminots, quatrième organisation, devait consulter ses instances vendredi matin pour prendre une décision.
2. Les propositions du gouvernement
Celles-ci sont faibles au vu des revendications et propositions formulées par les organisations syndicales. Jeudi soir, au sortir de la réunion multilatérale avec les représentants patronaux et des travailleurs, Edouard Philippe a réaffirmé sa mesure d’âge pivot qui, à terme, sera fixée à 64 ans, puisqu’il a refusé les deux autres options : une "baisse des pensions" ou une augmentation des cotisations. "Ça ne veut pas dire qu'il n'y aurait que l'âge d'équilibre" comme mesure budgétaire. "Il y a des marges de manœuvre, elles ne sont pas immenses, nous le savons tous, mais elles existent: je propose et je redis ma proposition aux organisations syndicales d'en discuter" en janvier, a-t-il ajouté.
D’autres propositions ont été mises sur la table, sans annonce tangible :
-prise en compte "plus généreuse" de la pénibilité
-« main tendue » sur la retraite progressive pour les fonctionnaires
- "améliorations" concernant le minimum de pension,
-progressivité de la réforme des régimes spéciaux.
Edouard Philippe a annoncé qu'il réunirait à nouveau les partenaires sociaux dans "les premiers jours de janvier" pour discuter de ces sujets. "Dès les premiers jours de janvier avec le secrétaire d'État (Laurent Pietraszewski), nous consulterons les partenaires sociaux et je proposerai, mi-janvier, une méthode qui nous permettra soit d'atteindre un accord qui pourrait se substituer à la solution que j'ai proposée, soit, à tout le moins, d'améliorer celle-ci en tenant compte des propositions des syndicats", a-t-il déclaré.
3. Ce que dit Philippe Martinez pour la CGT
Au lendemain de la rencontre à Matignon où il a annoncé une nouvelle journée d'action interprofessionnelle et intersyndicale nationale le 9 janvier, le secrétaire général de la CGT, a estimé sur LCI que le Premier ministre, Edouard Philippe "n'a pas, lui, décrété la trêve puisqu'il maintient son projet". Au contraire, "je trouve que le gouvernement jette de l'huile sur le feu", a-t-il ajouté, citant la "communication gouvernementale (qui) met les cheminots en porte-à-faux".
"Il y a dix jours c'était « on empêche les Français de partir à Noël », et d'un seul coup on a basculé en disant « ne vous inquiétez pas, on a repris les choses en main et tous ceux qui ont un billet pourront partir »". Mais "pour tenir les promesses des ministres (...) on a dégagé les enfants (non accompagnés, ndlr) pour assurer de la place pour les adultes, qui d'ailleurs paient leurs billets beaucoup plus cher. (…) Ca, c'est jeter de l'huile sur le feu, et c'est en permanence. » Idem pour les salariés de l'industrie électrique, qui ont revendiqué plusieurs coupures de courant ces derniers jours : "Ils sont traités de tous les mots par le gouvernement", mais "ce sont les mêmes qui sont en train de dépanner et de remettre le courant" après chaque intempérie, a-t-il rappelé. Ce sont aussi "les mêmes qui rétablissent le courant (...) à des gens qui n'ont pas les moyens de se le payer", bien "que ce soit illégal", ce dont le patron de la CGT s'est dit "fier".
3. Ce que dit Philippe Veyrier pour Force ouvrière
Pour le secrétaire général de Force ouvrière, qui appelle lui aussi à la mobilisation du 9 janvier, Emmanuel Macron "doit prendre la parole pour dire « on fait pause, on appuie sur le bouton stop, on revient autour de la table sans préalables »". "Nous avons fait des revendications très précises et détaillées, mais elles n'ont rien à voir avec le projet du gouvernement de régime universel par points", a dit le secrétaire général du troisième syndicat français, qui a le "sentiment qu'on est entré dans des considérations qui pensent aux élections à venir, aux municipales, aux sénatoriales ou (à la) présidentielle. On essaie de montrer les muscles de tous les côtés, sur l'âge. Il est temps de sortir de ce schéma". Quant au sujet de la trêve de Noël : "Je sais très bien que la grève gêne, que beaucoup sont en difficulté, je le comprends, mais nous serons en grave difficulté sur les droits à la retraite demain."
3. Ce que pense Laurent Berger pour la CFDT
Le secrétaire général de la CFDT, a assuré vendredi sur France Inter que, selon le Premier ministre, « on pouvait imaginer un cocktail de mesures et il a évoqué notamment cette possibilité de cotisations (...). C'est encore sur la table". Une proposition qui tient à cœur du leader syndical : "J’ai sorti cette idée des cotisations (...) parce que j'en avais assez d'entendre que comme il y a un déficit, il faut demander aux gens de travailler plus longtemps. Je dis non. Il y a aussi les cotisations. J'ai reçu une flambée de contestations, de la part du patronat, notamment".
Il a de nouveau affirmé que "les mesures d'équilibre de court terme ne sont pas absolument nécessaires. Je veux que l'âge pivot soit retiré de cette réforme". Laurent Berger a globalement noté "des ouvertures" et "une volonté de dialogue" sur le minimum de pension, le travail de nuit et la pénibilité en général, mais sur l'âge pivot, Laurent Berger a "senti une grande détermination à le faire". "Ce qui est sûr, c'est qu'il peut y avoir un compromis et je le souhaite. Le Premier ministre a essayé d'ouvrir la porte", a-t-il dit.
Si la CFDT n’appelle pas à la mobilisation du 9 janvier, elle envisage une autre forme d’action visant à « aller interpeller des parlementaires dès la première semaine de janvier", à partir du 6, mais aussi de "proposer aux citoyens de se mobiliser, pourquoi pas un samedi" de manière "festive", juste avant la présentation le 22 janvier du projet de loi en Conseil des ministres.
4. Ce que dit l’UNSA
Dans un communiqué publié ce vendredi matin, l’union syndicale « prend acte d’ouvertures qui rejoignent nos propositions, sur la pénibilité (fonction publique et travail de nuit), le minimum de pension (« l’UNSA maintient sa demande que ce minimum soit porté au niveau du SMIC », les fins de carrière (élargie à la Fonction publique), les régimes spécifiques et les adroits acquis. Sur ce dernier point, le syndicat note que «le Premier ministre s’est montré ouvert à un mécanisme avancé par l’UNSA plus favorable, notamment dans la Fonction publique, un calcul des droits sur les 6 derniers mois d’une carrière, proratisé au temps travaillé jusqu’en 2025. Cela fera l’objet d’un nouveau chantier de négociations ». Mais elle prend aussi acte de la persistance de l’âge pivot dans le projet gouvernemental. « Pour l’UNSA, si l’équilibre du régime par répartition est important, nous contestons son urgence et l’option choisie. Les modalités proposées aujourd’hui par l’exécutif sont donc inacceptables ».
L’UNSA rejoindra les modes d’action alternatifs proposés par la CFDT à la rentrée. « En revanche, si le gouvernement s’obstinait sur la mesure paramétrique frappant les salariés dès 2022 et si les réponses attendues sur les autres sujets n’étaient pas au rendez-vous, l’UNSA amplifiera sa mobilisation », précise-t-elle.
Publié le 21/12/2019
Retraites. Voyage au cœur de cette France qui soutient les grévistes
Cyprien Boganda (site humanite.fr)
Caisses de grève, repas solidaires, messages de soutien… Sur tout le territoire, et à mille lieues du matraquage médiatique, des citoyens viennent en aide à celles et ceux qui font le choix de la grève. L’Humanité leur donne la parole.
Il n’a rien du militant chevronné, ni du vieux briscard de manifs. Baptiste (1), ingénieur devenu cadre dans la finance, évolue même dans un milieu qui part volontiers en guerre contre les « preneurs d’otages » de la SNCF et affiche un soutien sans faille au gouvernement. Pourtant, le quadra a décidé de signer un chèque de soutien aux grévistes. « J’ai donné l’équivalent d’une journée de salaire (soit 290 euros), raconte-t-il. Cette réforme prétend “universaliser” le régime de retraite, mais elle va le faire par le bas. Il n’est pas nécessaire d’être polytechnicien pour comprendre qu’en calculant les pensions sur l’ensemble de la carrière, et non sur les meilleures années, le niveau des retraites va diminuer ! »
Des jeunes, des repas festifs et des dizaines de milliers d’euros
Baptiste admet que son combat ne rencontre pas beaucoup d’écho dans son milieu : « Dans le monde de la finance, beaucoup te disent : “Nous, on est des doers (des gens qui font, en anglais), on n’est pas là pour manifester.” » Mais il ne mange pas de ce pain-là. Lui a fait sa crise de conscience en plein krach de 2008, à l’époque où les promesses de la finance folle se sont évaporées en même temps que les milliards de créances pourries. Depuis, Baptiste dévore des auteurs de gauche, médite sur le capitalisme et participe à un collectif de cadres engagés, les Infiltrés (2). « Dans ce réseau, je connais des gens qui ont donné trois fois aux caisses de grève, raconte-t-il. Heureusement que les cheminots sont là pour mener la lutte, sinon nous irions dans le mur. »
À rebours de certains discours médiatiques qui campent une France « prise en otage », des gens se mobilisent partout en faveur du mouvement social. La plupart des enquêtes d’opinion montrent que depuis début décembre une grosse majorité de sondés – jusqu’à plus de 60 %, selon certains instituts – soutiennent la mobilisation.
Les caisses de grève fleurissent comme à chaque mouvement social, dans les entreprises ou les unions départementales des syndicats, mais, cette fois-ci, l’élan semble plus important que d’habitude. La CGT Info’Com, par exemple, assure avoir collecté plus de 600 000 euros depuis décembre, grâce à quelque 10 000 donateurs. Par ailleurs, certaines initiatives sortent de l’ordinaire. Un collectif de joueurs de jeux vidéo a décidé de lancer un « stream reconductible » : ils se filment 24 heures sur 24 en train de jouer, proposent quiz et émissions, et incitent les internautes à envoyer des dons qui seront reversés aux grévistes. Usul, youtubeur célèbre et marxiste revendiqué, raconte avec humour : « Quelqu’un nous a soufflé l’idée et tout s’est réglé en 36 heures. C’est ça, la start-up nation ! Ce qui est étonnant, c’est que beaucoup de jeunes participent. Cela casse l’idée selon laquelle ces derniers auraient définitivement tourné le dos aux syndicats, jugés “ringards”. » À ce jour, les « gamers » ont collecté environ 90 000 euros.
Les initiatives ne se limitent pas à la région parisienne. En Indre-et-Loire, plusieurs fermes ont décidé de distribuer de la nourriture aux grévistes. Mathieu Lersteau, paysan boulanger et membre de la Confédération paysanne, juge naturel de « se mettre au service du mouvement social » : « Deux fois par semaine, nous livrons du pain au comité d’entreprise de la SNCF, à Saint-Pierre-des-Corps, ainsi que plusieurs produits de la ferme : œufs, miel, rillettes, légumes, bière, etc. Une dizaine de fermes mènent des initiatives similaires sur le département et nous aimerions élargir le mouvement ailleurs en France. » Toutes ces denrées viennent alimenter des gueuletons festifs, organisés parfois en fin de manifestation. « Mardi dernier, on a organisé un grand repas populaire dans les rues de Tours avec ce qui restait, raconte Ludovic Dalus, cheminot gréviste et syndiqué CGT. 200 personnes en ont profité, dont de nombreux manifestants mais aussi des SDF. »
« Ces marques de sympathie nous remontent le moral »
Et puis, à côté de toutes ces initiatives « matérielles », il y a ces messages de soutien, parfois inattendus, qui mettent du baume au cœur. Jean-Christophe Delprat, secrétaire général SUD RATP, raconte avoir reçu des textos de copains d’enfance, perdus de vue depuis des années mais qui l’avaient vu passer à la télé : « L’un bosse chez Coca-Cola, l’autre chez Veolia. En substance, ils m’ont dit : “On ne peut pas faire grève, mais cette réforme est pourrie. Tiens bon, on te soutient !” »
Prof d’histoire-géo au lycée Voltaire (Paris), Juliette se dit agréablement surprise des réactions suscitées par la grève des enseignants : « J’ai eu quelques prises de bec en distribuant des tracts dans la rue mais, dans l’ensemble, les gens nous comprennent. Et puis, la FCPE (fédération de parents d’élèves) de Paris a publié une motion de soutien très chouette ! »
Cet élan de solidarité ravit les grévistes, tout en posant une question de taille : n’est-il pas le symptôme d’une « grève par procuration », qui ferait peser sur les épaules d’une poignée de salariés une responsabilité écrasante (voir aussi ci-contre) ? Réponse de Ludovic Dalus : « J’accepte de faire grève pour les autres, d’autant que les marques de sympathie que nous recevons chaque jour nous remontent le moral. Mais la grève par procuration a ses limites : dans l’idéal, je préférerais que tous les salariés se lèvent et nous rejoignent dans le mouvement. »
(1) Le prénom a été modifié. (2) https://infiltres.fr
Cyprien Boganda
Publié le 20/12/2019
Allemagne. Des millions de seniors propulsés dans la pauvreté
Bruno Odent (site humanite.fr)
Les réformes des retraites instaurées voilà plus de 15 ans ont grevé le système par répartition, faisant fondre le montant des pensions. Au point que l’indigence des retraités est devenue outre-Rhin l’un des sujets les plus sensibles du débat public.
« J e me fais un sang d’encre. Je ne dors plus la nuit. » La Berlinoise Inge Vogel, qui travaille encore pour quelques mois dans une société spécialisée dans le matériel paramédical, s’apprête à prendre sa retraite. « J’ai plein de projets et je sais que je ne manquerai pas d’activités diverses dans le domaine politique ou culturel », précise-t-elle pour bien indiquer que ce n’est pas du blues classique du nouveau retraité dont elle souffre. Non l’angoisse d’Inge Vogel tient au brutal décrochage annoncé de son niveau de vie dès lors qu’elle sera pensionnée. À l’aube de sa cessation d’activité, Inge (66 ans) touche un salaire correct, environ 2 500 euros net par mois. Ce revenu va être réduit de plus de la moitié, compte tenu de l’évolution outre-Rhin du taux de remplacement (la différence entre le dernier salaire net et le montant de la première pension). Ce qui va ramener ses revenus à environ 1 200 euros, soit tout juste au-dessus du niveau du salaire minimum. « Et je ne suis pas la plus à plaindre », lâche la bientôt ex-salariée. Quelqu’un payé aujourd’hui 1 500 euros net – « ce n’est malheureusement pas une rémunération exceptionnellement basse ici », précise Inge – ne va plus percevoir qu’un peu plus de 700 euros par mois pour ses vieux jours. « Une misère. » Et l’ex-assistante médicale ne mentionne même pas le cas de ses compatriotes innombrables qui ne toucheront pas le taux plein car ils n’auront pas accompli les exigibles 45 à 47 annuités.
Des mesures ressemblant à celles déployées par Emmanuel Macron
L’extension de la pauvreté chez les seniors et la perspective généralisée de retraites peau de chagrin provoquent un tel traumatisme dans la société allemande que ces thèmes figurent parmi les sujets les plus sensibles, régulièrement en première ligne du débat public. Les réformes lancées en 2002 et 2005 par l’ex-chancelier Gerhard Schröder furent présentées comme « le seul moyen de sauvegarder » le système et singulièrement la retraite de base par répartition dont l’écrasante majorité des Allemands demeure tributaire aujourd’hui. Encouragement fiscal aux plus riches à souscrire des assurances privées, amélioration de la compétitivité d’entreprises qui crouleraient sous les « charges sociales », instauration d’un indice dit de « durabilité » (Nachhaltigkeit) permettant de faire évoluer la valeur du point sur lequel est calculé le montant des retraites versées par les caisses légales (Gesetzliche Kassen) par répartition, allongement de la durée du travail et report à 67 ans de l’âge de départ à taux plein : la panoplie des mesures adoptées par le gouvernement SPD-Verts de l’époque ressemble à s’y méprendre à celle déployée aujourd’hui par Emmanuel Macron pour justifier sa réforme. Jusqu’aux éléments de langage sur « la nécessité absolue de moderniser le système ».
Pour se faire une idée des effets pratiques à moyen terme de la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, il suffit ainsi de jeter un œil de l’autre côté de la frontière. Le bilan social des transformations allemandes, plus de quinze ans après leur entrée en vigueur, est dévastateur. La part des retraités allemands, précipités sous le seuil de pauvreté, a explosé. 16,8 % des seniors sont touchés aujourd’hui. Un retraité allemand sur deux – soit quelque 8,6 millions de personnes – doit survivre avec une pension inférieure à 800 euros par mois. Une enquête prospective publiée en septembre dernier par l’institut de recherche économique de Berlin (DIW) montre que plus d’un retraité sur 5 (21,6 %) sera misérable à l’horizon 2039. Et cette estimation est sans doute très optimiste puisque les auteurs de l’étude ont choisi de se baser sur la poursuite bon an mal an de la conjoncture économique favorable de ces dernières années (avec taux de chômage réduit).
L’introduction de la retraite Riester par capitalisation, présentée comme le troisième pilier du « modèle » germanique, a profondément ébranlé le système de base par répartition. Les placements réalisés par les citoyens généralement les plus aisés, attirés par d’alléchantes incitations fiscales, ont mécaniquement asséché les ressources des caisses légales qui organisent le financement solidaire des retraites par les cotisations des salariés actifs. Le manque à gagner sera d’autant plus conséquent qu’une partie des fonds est déjà drainée vers les retraites « maison » des entreprises, particularité ancienne du « modèle » et deuxième pilier du système reposant sur la capitalisation. Sachant qu’à ce titre seule une minorité de salariés appartenant le plus souvent aux plus grands groupes bénéficie aujourd’hui d’une rente complémentaire digne de ce nom.
La peur que le passage au troisième âge rime avec un rapide déclassement social, hante toute une société. Si bien que la question s’impose outre-Rhin depuis plusieurs années tout en haut du débat public. La grande coalition a dû bricoler des pare-feu en catastrophe pour éviter un emballement de la mécanique enclenchée par les réformes. On a suspendu d’ici à 2025 l’effet de l’indexation de la valeur du point de la retraite par répartition sur le montant des pensions en bloquant jusqu’à cette date à 48 % un taux de remplacement. Celui-ci avait dégringolé de plus de 10 % sur les dix dernières années.
Les travailleurs pauvres grossissent le flot des retraités miséreux
CDU et SPD se sont mis aussi laborieusement d’accord sur l’introduction d’une retraite plancher (Grundrente), une revalorisation des pensions soutenue par l’État pour qu’elles atteignent le niveau des… minima sociaux (de 600 à 900 euros par mois). La mesure est censée éviter à nombre de retraités pauvres de prendre le chemin humiliant du bureau d’aide sociale pour toucher un complément de revenu pour accéder au minimum vital. Beaucoup préfèrent en effet effectuer n’importe quel petit boulot plutôt que d’avoir à mendier une aide. Là encore les chiffres des études les plus récentes sont aussi éloquents qu’effarants : plus d’un million de seniors, souvent âgés de plus de 70 ans, sont contraints aujourd’hui d’exercer des « mini-jobs » pour survivre. Soit une hausse d’environ 40 % sur dix ans. On les voit de plus en plus fréquemment dans les rues allemandes, ombres furtives qui distribuent des prospectus publicitaires, portent des journaux à domicile ou ramassent à la sauvette des canettes de verre ou de plastiques à la terrasse des cafés dans l’espoir de récupérer des consignes pratiquées sur ces produits outre-Rhin un maximum de centimes.
Cette pauvreté qui se répand si massivement chez les seniors allemands n’est pas sans lien avec l’extrême précarité imposée à de nombreux salariés par les lois Hartz de dérégulation du marché du travail. Lancées au même moment que les réformes des retraites, elles ont été présentées de la même façon qu’elles comme une étape majeure pour propulser « la compétitivité » (financière) des firmes allemandes. Les travailleurs pauvres, ou ceux dont la carrière a été entrecoupée de longues périodes de travaux sous-rémunérés et le plus souvent exonérés de cotisations sociales, contribuent évidemment à faire grossir le flot des retraités miséreux. Là encore, le parallèle avec la logique macronienne est frappant. L’aménagement au forceps du Code du travail décidé au début du quinquennat accroît la précarité, ce qui va accentuer l’appauvrissement programmé de la majorité des salariés par la réforme française des retraites.
Les effets contre-productifs des réformes antisociales engagées outre-Rhin au début de la décennie 2000 deviennent de plus en plus manifestes. L’apparition d’une société cloisonnée, devenue très inégalitaire, où « l’ascenseur social ne fonctionne plus », est dénoncée de plus en plus régulièrement dans les travaux de plusieurs économistes. Un handicap profond qui n’est pas sans lien avec l’entrée en stagnation, depuis quelques mois, de la première économie de la zone euro.
Bruno Odent
Publié le 19/12/2019
Accidents du travail : des centaines de morts par an, en silence
par Loïc Le Clerc
Plus de 1000 accidents du travail graves en 2019, dont 400 mortels. C’est le lourd recensement fait par un professeur d’histoire. Un recensement forcément partiel, non-exhaustif.
Matthieu Lépine est professeur d’histoire à Montreuil.
Regards. Vous tenez le compte Twitter « Accident du travail : silence des ouvriers meurent », sur lequel vous référencez quasi-quotidiennement les accidents du travail qui ont lieu en France. Comment vous est venue cette idée et pourquoi faites-vous cela ?
Matthieu Lépine. Ça date de 2016, d’une polémique avec Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, qui avait déclaré : « La vie d’un entrepreneur, elle est bien souvent plus dure que celle d’un salarié. Il ne faut jamais l’oublier [...] Il peut tout perdre, lui. » Comme s’il n’y avait que des risques et des pertes financières dans le cadre du travail. À ce moment-là, je n’avais pas de lien particulier avec le sujet, mais je l’ai pris au mots, j’ai commencé mes recherches et, voyant que chaque jour il y avait des articles – plutôt des brèves –, je me suis mis à les comptabiliser, de façon irrégulière. Début 2019, deux accidents m’ont donné envie de faire ce travail de façon plus importante, quotidienne : la mort de Michel Brahim, ouvrier auto-entrepreneur de 68 ans, qui a fait une chute depuis le toit de la préfecture de Versailles. Quelques jours après, dans la banlieue de Bordeaux, Franck Page, un jeune livreur Uber Eats, 18 ans, meurt dans une course. Le premier est mort parce qu’il devait encore travailler pour financer sa retraite, l’autre devait déjà travailler pour financer ses études.
Comment procédez-vous pour faire un tel recensement ?
Je fais des recherches quotidiennes sur Internet. J’ai des alertes Google avec certains mots-clés, pour avoir des listes d’articles contenant ces mots. Depuis que le compte Twitter a gagné en visibilité, beaucoup de gens m’envoient directement les liens des articles qu’ils lisent dans la presse régionale. Il y a aussi des syndicalistes, des salariés, des familles, des inspecteurs du travail qui m’écrivent. Aujourd’hui, sur une journée, j’ai pas mal de choses à recenser, sachant que mon travail n’est que partiel. Je me contente de ce que je trouve sur Internet, de ce qu’on me donne, mais j’en rate énormément – déjà tout ce qui n’apparaît pas dans la presse. Il n’y a pas de recensement officiel. Le ministère du Travail peut sortir des chiffres, mais ce sera ceux de l’inspection du travail ou ceux de la Sécurité sociale qui sortent tous les ans. Mais le problème avec les chiffres de la Sécu, c’est qu’ils ne prennent en compte que les personnes qui y sont affiliées, donc pas les enseignants, pas les agriculteurs, pas les indépendants, soit dix millions de personnes qui échappent aux statistiques. Donc quand la Sécu nous dit qu’il y a 551 morts au travail en 2018 [en hausse de 2,9% par rapport à 2017, NDLR], c’est 551 morts dans le privé.
Quel est le dernier bilan ?
J’ai comptabilisé plus de 1000 accidents du travail graves, dont 400 mortels. J’ai compté quelques suicides, avec toutes les difficultés que cela comporte pour être certain qu’ils sont liés au travail. J’en ai compté un vingtaine.
Y a-t-il un profil de travailleur qui revient plus qu’un autre ou, pour le dire autrement, quels sont les métiers les plus touchés ?
Pour le coup, il n’y a rien d’original : les ouvriers du BTP et de l’industrie sont le plus touchés. Des chutes, des chocs avec des machines, des charges qui s’effondrent, etc. Il y a aussi les chauffeurs-routiers. L’une des principales causes des accidents du travail, ça reste les accidents de la route. Ensuite, selon les saisons, les profils varient. Pendant l’été, il y a eu énormément de décès d’agriculteurs. En deux mois, j’ai multiplié par deux le nombre de recensement dans l’agriculture. En automne, ce sont les bûcherons, les élagueurs. Et, proportionnellement à leur nombre, les marins sont très touchés.
« Quand le sujet est abordé dans ses interviews, Muriel Pénicaud va dire « ah oui, c’est très important, on prend ça au sérieux »… puis derrière, rien. Ça fait des années qu’on casse le code du travail, qu’on détricote la médecine du travail, l’inspection du travail, que la justice du travail manque considérablement de moyens, et ça empire à chaque nouveau gouvernement. »
Le 12 décembre, vous avez tweeté : « On a dépassé aujourd’hui les 1000 victimes d’accidents du travail graves ou mortels recensés depuis le 1er janvier 2019 ». Trouvez-vous que ce thème-là, les accidents du travail, est trop peu pris en compte par la société, que ce soit les politiques, les journalistes, etc. ?
Complètement. Je me suis vite rendu compte – étant donné l’intérêt suscité par mon travail –, c’est que personne ne fait ce recensement. Les syndicats sont plutôt dans l’accompagnement et n’ont pas nécessairement le temps. L’État a créé des observatoires sur un tas de sujets (même si le gouvernement les zigouille les uns après les autres), mais il n’y en a jamais eu un sur les accidents du travail. Selon la Sécurité sociale, il y a 650.000 personnes en France qui chaque année sont victimes d’un accident du travail, du plus bénin au plus grave. Et ça n’est toujours que concernant le secteur privé. Les médias ne parlent de ces accidents que lorsque la Sécu sort ses chiffres. Si l’accident a lieu à Paris ou dans une grande ville, ça aura plus de visibilité qu’un mort dans un petit village où il n’y aura que quelques lignes dans le journal du coin. Si un ouvrier-couvreur meurt en pleine canicule à cause de déshydratation, ça sera beaucoup plus médiatisé que s’il meurt hors-canicule. Les médias sont dans une absence de conscience, pris par la culture du buzz. Quant aux politiques, c’est le pompon. Franchement, quasiment personne n’en parle, jamais. Pendant la campagne présidentielle, Jean-Luc Mélenchon sortait le chiffre du nombre de morts lors de ses meetings, mais au-delà de ça, rien. Je ne vous parle même pas du gouvernement. On a Emmanuel Macron qui nous dit, en octobre dernier : « Je n’adore pas le mot "pénibilité" car ça donne le sentiment que le travail serait pénible ». Il y a eu la députée LREM Aurore Bergé qui avait tweeté : « "Mourir au travail" : sérieusement ? On en est encore là de la vision du monde du travail ?! » C’est d’une absurdité, cela montre à quel point ils ne connaissent vraiment rien au sujet. Quant à Muriel Pénicaud, quand le sujet est abordé dans ses interviews, elle va dire « ah oui, c’est très important, on prend ça au sérieux »… puis derrière, rien. Ça fait des années qu’on casse le code du travail, qu’on détricote la médecine du travail, l’inspection du travail, que la justice du travail manque considérablement de moyens, et ça empire à chaque nouveau gouvernement.
Vos tweets commencent souvent ainsi : « allo
@murielpenicaud - c’est pour signaler un accident du travail », faisant écho au recensement des violences policières par David Dufresne. Finalement, quel est le but de votre action ?
Qu’attendez-vous des pouvoirs publics ?
Déjà, je n’attends pas que Muriel Pénicaud me contacte. Si elle avait des gens à contacter, ça serait plutôt les représentants des travailleurs. Je voulais juste faire parler d’un sujet que je considère important et dont on ne parle pas assez. Mon objectif, c’était aussi de lutter contre l’absence de reconnaissance accordée à toutes ces personnes, de leur rendre hommage. Derrière les chiffres, les brèves de presse, il y a des noms, des visages, des vies brisées. Je voulais aussi montrer que les nouvelles formes de travail, la précarisation du travail, la réduction des effectifs peuvent avoir des conséquences sur les accidents du travail. Muriel Pénicaud n’est pas responsable de ces accidents mais, tout de même, quand on est ministre du Travail, il faut prendre ses responsabilités et faire quelque chose.
Propos recueillis par Loïc Le Clerc
Publié le 18/12/2019
Réforme des retraites. Les flots de la mobilisation montent sans relâche
(site humanite.fr)
1,8 million de personnes ont afflué ce mardi partout en France pour la défense des retraites, à l’appel de tous les syndicats. Si leurs revendications diffèrent, les confédérations se présentent en position de force pour le nouveau round de discussions avec le premier ministre, qui s’ouvre ce mercredi.
«M a détermination, celle du gouvernement (…) est totale », assurait hier le premier ministre, malgré le succès des manifestations à Paris et dans 80 autres villes de France contre son système de retraite à points. Droit dans ses petits souliers Édouard Philippe ? Il était bien seul hier à penser que le « dialogue social n’a jamais été rompu », car, sur les pavés, les syndicats réformistes ont rejoint les cortèges CGT, FSU, Solidaires, FO des premières heures. En treize jours de mobilisation, les opposants ont eu le temps de monter en compétences. À Paris, parmi ces spécialistes ès régime, qu’il soit par points, universel ou par répartition, il y a Pascale Rancillac. Incollable, elle aurait pu conseiller utilement l’exécutif… à retirer sa réforme. Sous sa pancarte « Cadres en colère, pas de collaborateurs à la CGT cadres », la salariée de Groupama a vite fait ses calculs. « Le fait de prendre en compte toute la carrière et non plus les 25 meilleures années pour le privé aura pour effet de diminuer mécaniquement les niveaux de pensions de tout le monde. Tout le monde est capable de comprendre. Et pour les cadres comme moi, c’est encore pire, puisque la pente ascendante de nos salaires ne sera plus prise en compte non plus. »
« Poudre de perlimpoints points »
Qui dit pire ? Nicole, agent des finances publiques dans un service impôt pour les particuliers, dans le Val-de-Marne. « Je vais me faire triplement carotter. En 1982, je suis entrée dans cette fonction publique qui compte beaucoup de devoirs, mais aussi des droits, avec le statut de fonctionnaire. Comme les maternités ne sont pas prises en compte pour nous, si je veux partir, il me faudra attendre 62 ans, mais avec le malus de 10 %, du fait de l’âge pivot des 64 ans. Et comme mes primes, qui correspondent à 30 % de mes revenus, ne sont pas prises en compte, j’aurai droit à une pension ridicule. »
Alors qu’une pancarte « Poudre de perlimpoints points » succède à sa petite sœur « Cuits à points », juste devant une troisième « Marre de simuler ma retraite, je veux jouir », d’autres manifestants font un point sur la pénibilité des métiers, dont le manque de prise en compte grève la réforme. Nicolas Joseph, égoutier (CGT) de Paris très costaud, fait la lumière sous son casque à lampe : « Nous avons un régime dérogatoire qui nous permet de partir dix ans avant les autres, après 32 annuités. Ce n’est pas gratuit : on a douze années d’espérance de vie en moins que la moyenne. La réforme met tout par terre et personne au gouvernement n’est venu nous en parler. »
Argumentaire en bandoulière sur tout un tas de cas concrets, les manifestants d’hier sont autant de vecteurs de désintox de la campagne gouvernementale. Et leur contre-feu fonctionne, à entendre Guillaume. « Les gens commencent à ouvrir les yeux. Ils comprennent qu’à chaque fois que l’on touche aux retraites, on régresse. C’est pour ça que l’on reçoit autant de messages de soutien », explique l’agent de maintenance pour les services électriques à la SNCF. « Depuis les annonces du premier ministre, mais surtout depuis la démission de Delevoye, il y a un vrai tournant, souligne à ses côtés Sébastien, autre cheminot SUD rail. Les gens comprennent que la mobilisation se poursuive. » Même détermination chez ces agents RATP non syndiqués. « Ils enlèvent leur réforme et on reprend le boulot. La base est claire : on ne négocie pas et on n’arrêtera pas sans le retrait. » « Les gens ont compris que ce n’est pas un problème de régimes spéciaux, mais de sauvegarde de notre système de retraite à tous, surenchérit Olivier Davoise (CGT RATP). On va continuer durant les vacances et on relancera la lutte en interprofessionnel à la rentrée. »
« Leurs yachts échoueront sur nos grèves » brandit Ségolène Darly. Cette enseignante-chercheuse à Paris-VIII a confectionné une belle pancarte grâce à son voisin sérigraphe… « Les négociations avec les enseignants la semaine dernière et autres, ça ne suffit pas, explique cette syndiquée CGT. On peut compenser ce qu’on veut, négocier tout autour, mais si on garde les 14 % de PIB comme plafond des ressources, ça n’ira pas. » Cette professeure de géographie s’y connaît en sciences humaines : « Toutes les projections démographiques l’attestent : nous serons plus nombreux à se partager le même gâteau. Pas besoin de boule de cristal ! » Née en 1979, Ségolène sera de la génération concernée par le changement du système de retraite, après avoir été titularisée en 2011, date à laquelle la valeur du point d’indice des fonctionnaires a été gelée. « À chaque fois, on nous prend tout. Et après les retraites, c’est la loi à venir sur la recherche qui va m’enlever mon statut de maître de conférences… Je n’aurai plus grand-chose à perdre ensuite. »
Reconnaître la pénibilité
Alors que les manifestants piétinent depuis deux heures, serrés sur la chaussée et les trottoirs, la queue de cortège patiente encore à 16 h 30. Les confédérations des syndicats réformistes ont rejoint pour la première fois le défilé depuis le début de la mobilisation. Au dernier rang des mobilisés, les oranges de la CFDT attendent toujours place de la République, alors que le soleil décline. Tout près, derrière eux, les cars de CRS, venus clore le défilé. Certains syndiqués s’impatientent et, au micro, on propose à ceux « qui le souhaitent » de rejoindre leurs cars garés bien loin. « Je suis tout à fait en cohérence avec Laurent Berger et nos instances, détaille Jacques Bletterie, toujours actif à 62 ans. Nous demandons depuis dix ans un système à points, pour qu’il soit plus égalitaire qu’aujourd’hui. Mais l’objectif ne doit pas être de faire des économies, car même le système actuel est viable à 10-15 ans. Il ne doit pas y avoir d’âge pivot, et surtout il faut reconnaître la pénibilité. » Pour Mylène Jacquot (CFDT fonction publique), « c’était nécessaire aujourd’hui de manifester : le gouvernement a trop mis la justice sociale de côté ». Mais la concertation n’est pas exclue si, demain, l’exécutif retire l’âge pivot à 64 ans. Éric Mamou, délégué syndical au magasin BHV, a répondu lui aussi à l’appel de sa confédération. « On a envie de montrer que la CFTC peut se mobiliser et montrer les dents dans certaines situations. Pour nous, la grève, ça représente l’échec des négociations et non un préalable. Si le premier ministre ne veut pas nous écouter, il y a la rue. Le peuple est une matière inflammable et le gouvernement joue avec des allumettes. »
Delevoye a menti
« En fait, l’Unsa transport était là depuis le début, tient à rectifier Éric Noblecourt, du syndicat de la formation professionnelle Unsa. Que la confédération appelle, c’est formidable ! Tout le monde comprend que ces problèmes sont communs au public et au privé. Pour l’Unsa, l’élément principal, c’est le retrait de l’âge pivot à 64 ans pour revenir à la table des négociations. Mais notre fédération transport ne lâchera pas. Delevoye a menti sur toute la ligne. Comment penser que le rapport qu’il a donné et orienté est juste ? » Autour de lui, ce sont d’ailleurs les fédérations Unsa mobilisées depuis le 5 décembre qui sont présentes : ferroviaire, RATP, aviation, éducation… Eux non plus ne s’arrêteront pas de si tôt.
Stéphane Guérard et Kareen Janselme
Publié le 17/12/2019
Gérard Noiriel : « Le peuple français est engagé dans un processus de résistance »
Jérome Skalsi (site humanite.fr)
Alors que le mouvement contre la réforme des retraites bat son plein, l’historien Gérard Noiriel analyse pour l’« HD » le retour des mobilisations sociales, gilets jaunes et syndicales.
Le mouvement social semble agréger à lui une colère sociale très large. Ne devrait-on pas plutôt parler d’un approfondissement de la résistance sociale ?
Oui, bien sûr, le mot de résistance est plus politique et met l’accent – c’est l’objet de mon « Histoire populaire de la France » – sur les relations de pouvoir. La résistance, c’est quand on subit une domination et qu’on s’y oppose. Le mot colère peut aussi être entendu en ce sens, mais il peut être compris dans un sens psychologique qui ne me semble pas, en effet, adéquat à la situation. Fondamentalement, la colère, c’est un sentiment individuel. Évidemment, on peut l’étendre au collectif, mais je pense qu’en l’occurrence le mot résistance est plus juste.
Aujourd’hui, le peuple français est engagé dans un processus de résistance face à une offensive néolibérale comme on n’en a pas connu dans le passé, même avec Sarkozy. Cela explique la multitude des mécontentements au-delà de la question des retraites. Cette résistance, on la rencontre d’ailleurs dans d’autres pays, au Chili par exemple, où j’étais il y a quinze jours. C’est symptomatique d’un certain essoufflement du libéralisme.
Même s’il faut être prudent et ne pas trop généraliser ni trop projeter de choses sur l’avenir, j’ai quand même l’impression que le libéralisme triomphant qui s’était installé à partir des années 1980 avec Reagan, Thatcher et la social-démocratie européenne a du plomb dans l’aile aujourd’hui. On l’a vu même en Allemagne avec ce qui vient de se passer dans le SPD. Un peu partout, il y a des formes de résistance qui se développent. Le problème est de savoir comment elles peuvent se coaguler pour renverser les gouvernements en place.
Ce libéralisme avait déjà pris du plomb dans l’aile au moment du déclenchement de la crise financière en 2008-2009. On avait même assisté à une repentance des élites économiques et politiques soudain reconverties à l’interventionnisme d’État. Le macronisme est-il une revanche de cette humiliation historique ?
Cette espèce de découverte du rôle de l’État chez les grands capitalistes était liée au fait qu’ils avaient besoin de l’État pour renflouer les caisses des banques, de manière assez cynique. Cela s’est fait au détriment des peuples et notamment des classes les plus modestes. La question de la logique du macronisme, c’est aussi la question de l’intégration européenne telle qu’elle est décrite dans le film de Costa-Gavras « Adults in the Room », qui montre, de façon assez saisissante, comment la puissance et le pouvoir de bureaucrates dominés par l’Allemagne a imposé son libéralisme, même au détriment de sa propre population. Il y a des contraintes qui pèsent sur l’action. C’est aussi le rôle du chercheur, du sociologue ou de l’historien de montrer ces contraintes.
Le risque serait de trop personnaliser les choses. J’ai gardé de ma formation marxiste l’idée des rapports de forces. C’est la question du rapport de forces et de sa construction qui est posée aujourd’hui. Emmanuel Macron a profité d’un certain délitement de la gauche et des luttes sociales. Ce qui est intéressant avec les gilets jaunes, c’est de voir comment pouvaient se recomposer, malgré tout, des formes de lutte.
L’espoir qu’on peut avoir dans le mouvement actuel, c’est la capacité de faire le lien entre des traditions de lutte différentes puisque la grande grève que nous vivons aujourd’hui – et c’est vraiment le rôle majeur des syndicats que de coordonner l’action et de montrer qu’ils sont toujours présents et capables de peser sur la réalité et la société pour s’opposer aux mesures qui sont prises – rend sensible la possibilité d’un élargissement du front social avec une intégration des nouvelles formes de résistance qui ont pu se mettre en place.
On a vu, pendant le mouvement des gilets jaunes, les syndicats venir au contact – notamment la CGT – et essayer de créer des passerelles. La reprise de l’initiative par le mouvement syndical et les gilets rouges signifie-t-elle qu’une nouvelle étape de la résistance sociale est en train de se franchir ?
Quand on aspire à voir nos sociétés évoluer dans le bon sens, c’est ce qu’on peut espérer en tout cas : « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté », comme l’écrivait Antonio Gramsci. Ce qu’on a vu, au bout d’un an du mouvement des gilets jaunes, c’est aussi les limites de ce type d’action. Il ne suffit pas de défiler les samedis après-midi dans les rues de Paris et puis dire non à la récupération. Il faut aussi être capable de structurer un mouvement pour être efficace contre ceux qui ont le pouvoir. Un certain nombre de gilets jaunes l’ont compris par leur propre expérience de la lutte, et c’est peut-être un élément qui peut permettre de tisser des liens avec les structures du mouvement ouvrier, disons, traditionnel.
D’un autre côté, au sein du syndicalisme, il y a pu avoir une prise de conscience que les problèmes qui étaient posés par les gilets jaunes correspondaient aussi à des questions réelles au sein des classes populaires et impliquaient aussi des formes de renouveau dans les modes de lutte. Le moyen qui reste aujourd’hui le plus efficace pour contrer le capitalisme, c’est d’intervenir dans les lieux où il fait son profit, c’est-à-dire dans les entreprises, comme le montre le mouvement actuel en mettant en avant la grève.
Est-il possible, dans les conditions actuelles de paupérisation de la population, de maintenir une pression dans les entreprises et notamment dans les transports ? Ne faudrait-il pas imaginer aussi de nouvelles formes de solidarité de la part de ceux qui ne peuvent pas faire la grève, mais qui soutiennent ceux qui la font ?
Un autre point qui me semble important, c’est de voir que les formes de résistance populaire s’adaptent aux mutations du capitalisme, mais que cela ne se fait jamais du jour au lendemain. Il me semble que nous sommes actuellement dans une phase de gestation et de recomposition un peu comme ce qui s’est passé à la fin du XIX e siècle quand l’ancien mouvement ouvrier des artisans des villes a été marginalisé par le mouvement ouvrier ancré dans la grande industrie. Aujourd’hui, il y a une phase d’interrogation, de doute et des nouveaux clivages qui me font penser à ce processus de transition et de gestation. En tout cas, quelle que soit l’issue de ce mouvement, il est certain que nous sommes entrés dans une période qui va être marquée par un fort développement des mouvements sociaux, non seulement en France, mais partout dans le monde.
Gérard Noiriel
Historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, président du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire
« Une histoire populaire de la France », de Gérard Noiriel, deuxième édition avec une postface inédite de l’auteur : « Un an après : les gilets jaunes, le retour de la question sociale et l’avenir de la planète ». Éditions Agone
Entretien réalisé par Jérôme Skalski jerome.skalski@humanite.fr
Publié le 16/12/2019
Les promesses jamais tenues de Delevoye et du gouvernement en faveur de la retraite des agriculteurs
par Sophie Chapelle (site bastamag.net)
Alors qu’il était ministre en 2003, Jean-Paul Delevoye avait déjà promis une retraite minimale égale à 85 % du SMIC. Et l’année dernière, le gouvernement a encore bloqué une proposition de loi revalorisant les faibles retraites agricoles.
La réforme des retraites envisagée par le gouvernement est-elle favorable aux agriculteurs ? C’est ce qu’a laissé entendre Christiane Lambert, la présidente de la FNSEA, le principal syndicat agricole. « Si demain, 1 euro cotisé donne les mêmes droits à tout le monde, ça ne peut être que mieux pour les agriculteurs », a-t-elle déclaré à l’issue d’un entretien avec le Premier ministre, le 3 décembre. Cela fait écho aux propos d’Emmanuel Macron, le 25 avril dernier, suite au mouvement des gilets jaunes : « Quiconque aura cotisé toute sa vie et aura ses points ne pourra pas avoir moins de 1000 euros à la retraite », avait-il affirmé. Qu’en est-il dans les faits ?
730 euros par mois en moyenne pour les agriculteurs retraités
Lors de la création de la sécurité sociale en 1946, le monde agricole a refusé d’intégrer le régime général. Les agriculteurs cotisent donc dans un régime distinct, géré par la Mutualité sociale agricole (MSA). Problème : avec un agriculteur cotisant pour trois retraités percevant une pension, le régime des non-salariés agricoles se heurte à un déficit structurel [1]. Ce déficit est largement compensé par la solidarité nationale, via des transferts provenant du régime général (3 milliards) et de recettes de taxes (2,8 milliards) [2]. Pour garantir les cotisations de demain, l’une des options est de favoriser les nouvelles installations en agriculture.
Pour l’heure, le niveau des retraites demeure très faible. La pension moyenne, au terme d’une carrière complète, est de 730 euros par mois [3]. Ce montant est bien inférieur au seuil de pauvreté (1041 euros par mois pour une personne seule en 2017). L’une des raisons tient au faible niveau du revenu déclaré par les exploitants agricoles - 1416 euros par mois en moyenne - avec mécaniquement des cotisations basses. Cette moyenne varie d’une année à l’autre, en fonction des aléas climatiques par exemple. Le patrimoine dont disposent les paysans ne permet pas forcément de compenser ces faibles pensions, surtout s’ils demeurent très endettés.
Paradoxe : les cotisations sociales continuent d’être perçues comme une charge par une partie du monde agricole, alors que leur niveau de vie une fois à la retraite en dépend. Cette perception est favorisée par des banques ou des publicités dans la presse agricole qui encouragent des exploitants à des stratégies d’optimisation fiscale - changer de tracteur pour payer moins d’impôts par exemple - en vue de réduire le revenu disponible sur lequel sont prélevées les cotisations.
Les femmes agricultrices perçoivent en moyenne 30 % de moins que leurs conjoints
Cette pension moyenne de 730 euros cache de fortes inégalités entre les femmes et les hommes. La pension de base et complémentaire des anciens chefs d’exploitation pour une carrière complète est en moyenne de 855 euros par mois alors que celle dont bénéficient leurs conjoints collaborateurs, qui sont pour la plupart des femmes, est en moyenne de 597 euros. Soit un montant inférieur de 30 % ! [4].
La non-reconnaissance du statut des conjointes comme travailleuses agricoles contribue à les pénaliser au moment du calcul de leur retraite. « Nombre d’entre elles touchent à peine deux ou trois centaines d’euros par mois », dénonce le député communiste André Chassaigne. Pour lui, la revalorisation des retraites agricoles doit s’accompagner de la création d’un réel statut pour les conjointes afin de leur assurer les droits auxquels elles peuvent légitimement prétendre.
Une revalorisation des pensions de 120 euros par mois à partir de 2025, sous condition d’une carrière complète
Pour soutenir ces faibles retraites, un régime de retraite complémentaire obligatoire pour les non-salariés agricoles a été mis en place depuis 2003. En janvier 2014, une loi est adoptée pour garantir un montant minimum de pension à 75 % du Smic net pour une carrière complète, soit 903 euros. Dans le cadre du futur « système universel », le haut-commissaire à la réforme des retraites Jean-Paul Delevoye propose que ce minimum soit relevé à 85 % du Smic net, soit 1023 euros. Le minimum de retraite pour les agriculteurs augmenterait donc de 120 euros par mois, à compter de 2025 et à la condition qu’ils aient cotisé 43 ans.
Cette mesure évaluée à 350 millions d’euros pourrait porter le nombre de bénéficiaires de ce minimum de 230 000 retraités à 285 000. Sauf que le régime agricole compte actuellement 1,4 million de pensionnés, dont une grande partie ne touche même pas ce minimum au regard de la moyenne des pensions (703 euros)... Quid des dizaines de milliers de retraités qui ne remplissent pas les critères ? « Très souvent, les agriculteurs n’ont pas tous les trimestres nécessaires pour y prétendre », souligne Aurélie Bouton, animatrice à la Confédération paysanne [5].
« Beaucoup de femmes sont par ailleurs conjointes collaboratrices, un statut qui ne leur donne que quelques droits à la retraite. Elles ne cotisent pas autant que si elles avaient le statut de chef d’exploitation et se retrouvent avec des niveaux de pension extrêmement bas. » 140 000 conjoints, souvent des femmes, seraient toujours exclues de ce dispositif, ainsi que 224 000 aidants familiaux, qui participent au travail sur l’exploitation sans être salariés. Outre la nécessité d’en finir avec les sous-statuts de conjoints-collaborateurs et d’aides-familiaux, cette mesure ne résout pas non plus le problème des agriculteurs déjà à la retraite qui réclament une revalorisation immédiate de leur pension.
Jean-Paul Delevoye avait déjà promis une retraite égale à 85 % du SMIC en... 2003
En réalité, l’annonce de Jean-Paul Delevoye reprend une promesse non tenue de la loi du 21 août 2003 portant déjà sur une réforme des retraites. Alors ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l’État et de l’Aménagement du territoire, Jean-Paul Delevoye s’était déjà engagé à garantir en 2008 une retraite égale à 85 % du SMIC aux assurés ayant une carrière complète.
Pour celles et ceux qui n’ont pas cotisé à taux plein, c’est à dire durant 165 trimestres, un minimum social a été mis en place : l’Aspa, allocation de solidarité aux personnes âgées, appelé aussi minimum vieillesse, actuellement de 868 euros. Mais nombre d’agriculteurs renoncent à y recourir, car leurs héritiers pourraient être amenés à la rembourser en cas de succession, ce qui compromettrait la transmission de la ferme à leurs enfants par exemple [6].
Une revalorisation des pensions agricoles bloquée par le gouvernement en mai 2018
Garantir un niveau de retraite des agriculteurs à 85 % du Smic net a été porté dans le cadre d’une proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale le 2 février 2017. En mai 2018, le nouvel exécutif dépose un amendement pour bloquer le vote ! « L’amélioration des petites pensions agricoles ne peut être envisagée indépendamment des autres évolutions qui affectent notre système de retraites », justifiait le gouvernement, considérant que cette question devait être traitée dans le cadre de la mise en œuvre du système universel de retraites.
Pour André Chassaigne, le député auteur de la proposition de loi, la raison de ce blocage était davantage d’ordre budgétaire. « J’ai proposé que ces retraites soient financées par une recette qui ne plaît pas : l’augmentation de la taxe sur les transactions financières de 0,1 %. Cela ferait une recette de 500 millions d’euros par an, et ils n’en veulent pas ! », expliquait-il. Alors que le gouvernement communique aujourd’hui sur cette hausse du niveau minimal des retraites, il n’a pas encore été précisé comment cette mesure serait financée. Dans une tribune co-signée avec un député LREM, André Chassaigne avance plusieurs leviers fiscaux, dont la fameuse augmentation de la taxe sur les transactions financières. Cette dernière ne va pas dans le sens des mesures fiscales prises depuis le début du quinquennat par Emmanuel Macron.
Pour l’heure, le gouvernement se contente de communiquer sur les 1000 euros minimum de retraite pour tous. Sans toujours préciser que ceux-ci comprennent la retraite complémentaire (voir ci-dessous). Or, en incluant cette mesure dans la réforme, Emmanuel Macron repousse à 2025 une mesure initialement annoncée... pour 2020. Souvenez-vous, c’était le 25 avril dernier. Lors d’une conférence de presse organisée suite au mouvement des Gilets jaunes, le président de la République avait annoncé la mise en place d’un minimum de pension à 1000 euros, soit 85 % du Smic. Le lendemain, Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, affirmait : « Nous allons essayer de mettre en œuvre ce minimum de 1000 euros dès 2020 ». Aujourd’hui, le calendrier est nettement plus flou.
« Le gouvernement est en train de jouer misère contre misère »
Comment envisager la suite ? « Proposer une alternative, c’est ce qui fait cruellement défaut dans le débat public », estime l’économiste Bernard Friot. « Là, le gouvernement est en train de jouer misère contre misère. » Selon lui, il faut un seul régime de sécurité sociale pour opérer la nécessaire mutualisation de la valeur entre les branches d’activité. « A la condition que l’unification se fasse par le haut et pas par le bas, comme dans le projet régressif de Macron. »
A la différence de la FNSEA, la Confédération paysanne a appelé à rejoindre la mobilisation contre la réforme des retraites et demande « une revalorisation des pensions les plus basses notamment pour les femmes et retraités d’outre-mer ». Elle demande également à ce que soit instaurée « une retraite plancher quel que soit le parcours professionnel », « un plafonnement des plus grosses pensions » et de « stopper l’évasion sociale et fiscale qui affaiblit le financement de notre protection sociale ».
Sophie Chapelle
Publié le 15/12/2019
Retraites. Pourquoi le Medef est content de Macron, et réciproquement
Lionel Venturini (site humanite.fr)
L’organisation patronale est désormais le seul partenaire social à approuver la réforme des retraites. Un choix stratégique du gouvernement, qui tente ainsi d’obtenir l’approbation des catégories aisées et des retraités, base électorale qu’il lui faut absolument consolider.
La seule organisation à applaudir aux annonces du premier ministre est donc le patronat par la voix du Medef, et son pseudopode dans les petites entreprises, la CPME. Dans une moindre mesure, la FNSEA, pour les agriculteurs, juge que la réforme va « dans le bon sens ». Le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, estime donc que, « malgré des points à clarifier, la réforme proposée est un bon équilibre entre la soutenabilité financière et la solidarité ».
Les patrons attendent des contreparties
Toutefois, le patronat des grandes entreprises ne donne pas un blanc-seing au gouvernement et attend des contreparties. « Si l’âge pivot est instauré, les entreprises seront au rendez-vous pour l’emploi des seniors », assure-t-il. Tout en réclamant que l’État mette la main à la poche. « Le premier ministre, poursuit Geoffroy Roux de Bézieux, a présenté un compromis qui va coûter assez cher et que l’on ne peut pas annoncer sans des mesures de financement. » Et pas par des hausses de cotisations patronales, prévient-il, car « on sait les conséquences sur l’emploi ». Alors qu’il n’y a pas d’argument économique, en période de chômage des jeunes, à repousser l’âge de départ en retraite, le gouvernement, sans le dire, répond implicitement à la demande du patronat d’allonger la durée de cotisation. En créant un « âge d’équilibre » à 64 ans, il répond exactement à la demande du Medef de reporter l’âge légal, sans avoir besoin de changer sur ce point, ni se dédire de sa promesse de campagne de ne pas y toucher.
L’institut Harris Interactive, qui a publié sa quatrième vague d’enquête depuis le début du conflit, révèle une forme de cristallisation chez les Français sondés. Le nouveau système de retraites « n’apparaît ni juste (45 % le qualifiant de la sorte), ni garantissant l’avenir du système de retraites (44 %), ni même aisément compréhensible (43 %) aux yeux d’une majorité de Français », après les annonces du premier ministre. Pire pour l’exécutif, aucune catégorie de population n’apparaît comme « gagnante » de la réforme. Ni les travailleurs indépendants (bonne chose pour eux aux yeux de 40 % des personnes interrogées), ni la société française dans son ensemble (39 % bonne chose), ni pour les salariés d’entreprises privées (35 %) ou publiques (29 %), ni a fortiori pour les fonctionnaires (25 %). Pour l’institut Elabe, « en termes d’âge, les Français âgés de moins de 50 ans sont majoritairement opposés à la réforme (entre 41 et 45 % selon les classes d’âge). Les Français âgés de 50 à 64 ans sont partagés (49 % vs 49 %) et, à l’inverse, les Français âgés de plus de 65 ans sont très majoritairement favorables à la réforme (67 %) ».
C’est lorsqu’on ventile les réponses selon la catégorie sociale que la fracture surgit ; pour Elabe, « une séparation se forme entre d’un côté les ouvriers (56 % opposé), les employés (56 % opposé) et les professions intermédiaires (60 % opposé) et de l’autre côté les professions intellectuelles et supérieures qui y sont une courte majorité à se dire favorables (53 %) ». Enfin, politiquement, les soutiens à la réforme se recrutent chez les électeurs d’Emmanuel Macron (77 %) et de François Fillon (74 %).
Les retraités ont pardonné la hausse de la CSG
Récapitulons : des retraités plutôt en accord, tout comme des cadres supérieurs, des indépendants que la perspective d’une pension minimale, à défaut d’avoir cotisé suffisamment, séduit. Cela ressemble furieusement au cœur électoral, désormais déporté à droite comparé à 2017, qui est celui d’Emmanuel Macron. Des catégories plutôt plus mobilisées que la moyenne, lorsqu’il s’agit de voter. Aux dernières élections européennes, les retraités ont pardonné à Macron la hausse de la CSG et ont été plus nombreux en 2019 à voter pour la liste LaREM que pour le candidat au premier tour en 2017. Dans les catégories aisées, un quart s’est porté sur la liste de Nathalie Loiseau, en bénéficiant de l’apport de 22 % des électeurs de François Fillon en 2017.
Au risque de désespérer la jeunesse
Bien sûr, la réforme des retraites ne s’effectue pas pour donner un coup de pouce à LaREM à l’approche des élections municipales. La réforme s’inscrit dans un plan d’ensemble qui a commencé avec la loi Pacte et l’introduction d’un nouveau Plan épargne retraite, se prolonge par les rencontres avec un fonds de pension tel que BlackRock (voir l’Humanité du 11 décembre 2019). N’empêche, ces catégories sont désormais la boussole du gouvernement, qui prend le risque de désespérer la jeunesse ; une majorité des 18-24 ans et des 25-34 ans sondés se déclare, selon Elabe, opposée à une réforme, bien qu’elle puisse leur apparaître comme lointaine. Ils n’accrochent pas à la « meilleure liberté de mouvement entre les métiers », vantée par Édouard Philippe, tandis que la réforme prévoit que la génération 2004 intègre dès 2022 le nouveau régime. À l’heure où les mobilisations de celle-ci pour le climat perdurent dans plusieurs pays de l’Union, en remportant des avancées, le gouvernement s’expose, à dédaigner ainsi les aspirations à mieux vivre de la jeunesse, à voir surgir des étincelles dans son angle mort.
Lionel Venturini
Publié le 14/12/2019
Hôpitaux surchargés. Vingt-deux bébés malades en balade
Lola Ruscio (site humanite.fr)
Des nourrissons atteints de bronchiolite ont été transférés depuis mi-octobre à plus de 100 kilomètres du domicile familial, faute de place dans les établissements parisiens.
C’est une crise sans précédent que vivent plusieurs services d’urgences pédiatriques d’Île-de-France. Alors que les établissements affrontent, comme chaque hiver, un quasi-doublement du nombre de passages aux urgences en raison des épidémies de bronchiolites aiguës, l’hôpital public n’arrive plus à faire face.
Dans ce contexte, plusieurs chefs de service s’inquiètent d’une hausse du nombre d’enfants transférés dans des hôpitaux éloignés du domicile des parents et du département. Une situation alarmante qui oblige des équipes de régulation du Samu à rouler des centaines de kilomètres depuis la capitale pour hospitaliser des nourrissons à Amiens, Rouen, Reims, Orléans et Caen.
Dès la mi-octobre, certains pédiatres d’Île-de-France avaient, pourtant, sonné l’alarme. Dans un communiqué signé par 28 chefs de service, les praticiens pointaient alors vivement le manque d’internes en médecine générale, indispensables pour faire tourner les services surchargés, « déjà pénalisés par le manque de pédiatres dû à une démographie défavorable et au manque d’attractivité des carrières hospitalières ». Pour juguler une « crise sanitaire à venir », ils en appelaient à la « responsabilité du gouvernement afin de trouver une solution rapide ».
Les services de pédiatrie vacillent sous les plans de fermeture de lits
Mais les dysfonctionnements dénoncés n’ont pas été appréhendés par les autorités, et des enfants, avec leur famille, se retrouvent pris dans cette spirale. Au total, 22 petits patients, en majorité des nourrissons – le plus âgé a 4 ans – tous atteints de bronchiolites, ont été transportés dans des hôpitaux à des kilomètres d’Île-de-France, selon le recensement effectué du 17 octobre au 2 décembre par cinq services mobiles d’urgence et de réanimation (Smur) pédiatriques d’Île-de-France. « En trente ans, je n’ai jamais vu une telle situation, s’inquiète Noëlla Lodé, représentante des Smur. Les hivers précédents, en période tendue, on en transférait au maximum 3 entre le 15 octobre et le 15 janvier. »
Ces transferts de nourrissons ne sont pas neutres médicalement et les risques sont réels pour les enfants, souligne Malika Merzekane, infirmière du Samu pédiatrique de Montreuil depuis 2006. « Ils sont dans des états instables, c’est dangereux sur des distances aussi longues », explique la soignante. L’hôpital public « n’est plus en capacité de les accueillir dans des services parisiens adaptés à leurs besoins », regrette pour sa part Azzedine Ayachi. Et « c’est d’autant plus difficile à entendre pour les familles que certaines ne sont pas véhiculées et se retrouvent éloignées de leur enfant malade », poursuit le chef de service du Smur pédiatrique 93.
Ces trajets à rallonge déstabilisent en outre l’offre de soins sur le territoire. « Comme les équipes partent parfois quatre ou cinq heures, c’est autant de monde en moins pour assurer des interventions vitales », dénonce le professionnel de santé. Ces distances longues, parcourues de jour comme de nuit, ajoutent à la pénibilité du travail et épuisent les personnels. « C’est très fatigant, notamment pour nos collègues ambulanciers, qui ne disent rien parce que la plupart ont des contrats précaires, regrette Malika Merzekane. Tout le monde est rappelé sur ses jours de repos. Nous travaillons de surcroît avec du matériel défectueux. Parfois, lorsqu’on roule dans le camion équipé de bouteilles de gaz et d’air, on entend des fuites au niveau des flexibles d’oxygène. »
Cette crise survient dans un hôpital public à bout de souffle, avec des services de pédiatrie qui vacillent sous les plans de fermeture de lits. « L’hiver, on devrait normalement ouvrir des lits supplémentaires, rappelle Noëlla Lodé. Mais nous n’avons pas été capables de le faire. On est même en dessous du nombre de lits autorisés en période normale. » Comme ailleurs à l’hôpital, les unités de pédiatrie se retrouvent affaiblies par les départs et peinent à recruter le personnel nécessaire. « Il y a un turnover important à Paris, la durée de vie professionnelle d’une infirmière est très courte », regrette-t-elle. Non seulement le métier n’attire plus, en raison des faibles salaires et des conditions de travail dégradées, mais le coût de la vie exorbitant à Paris ajoute aux difficultés.
Dans une lettre, consultée par l’Humanité, envoyée début décembre à ses collègues, un chef de service de pédiatrie d’un hôpital de banlieue parisienne crie son désespoir : « Je ne peux plus continuer à cautionner ce système qui est en train de nous broyer (…). Je ne peux plus supporter le malaise de certains de mes collègues ni celui des soignants. Je ne tiens pas à voir décéder un bébé dans mon service par manque de moyens. » L’auteur du courrier envisage même de démissionner. Il poursuit : « Le malaise a maintenant atteint les jeunes pédiatres de l’équipe qui n’ont pas l’habitude de la réanimation, qui viennent pleurer dans mon bureau à cause du stress et qui renoncent à assurer leur garde par peur de voir un enfant décompenser ou un grand prématuré naître (…) pendant leur garde. »
Son témoignage éclaire l’ampleur des dysfonctionnements. « Le service de pédiatrie a perdu, à partir de la fin de l’hiver dernier, 30 % de ses IDE (infirmier diplômé d’État – NDLR) expérimentés (ainsi que) sa cadre de santé suite à la gestion calamiteuse de l’équipe paramédicale imposée par la direction des soins. » Face au manque d’effectifs, écrit-il, « la direction des soins me propose des IDE en renfort ou des vacataires dont certains ne connaissent rien à la pédiatrie ». Pire encore, souligne le médecin : « Dans son dernier mail, M. D… me demande de proposer aux internes d’aider les infirmières à surveiller les bébés ! Dans quel hôpital sommes-nous ? » Ces transferts de nourrissons faute de lits dépassent les frontières de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). « À Marseille, on compte un transfert hors région et Bordeaux commence à être en difficulté », a rapporté Noëlla Lodé.
Les soignants s’alarment en pleine épidémie de bronchiolite
Dès lors, comment sortir de la crise ? À l’issue d’une réunion, le 2 décembre, en présence de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, de l’ARS d’Île-de-France, de l’AP-HP et des Smur pédiatriques de la région, le lancement d’une mission « flash » – confiée à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) – a été décidé. En dépit de l’urgence de la situation, ses conclusions seront « attendues sous quinzaine, pour un début des actions d’accompagnement » des hôpitaux en difficulté « dès la fin d’année ».
De son côté, le collectif Inter-Hôpitaux plaide pour accélérer le mouvement. « La situation en ce début du mois de décembre est plus qu’alarmante. La pédiatrie crie à la catastrophe en pleine épidémie de bronchiolite. La psychiatrie est sinistrée. La grippe arrive (…). Nous ne pouvons faire face ! Les patients sont en danger, les soignants démunis. » En colère, les personnels hospitaliers appellent, après neuf mois de grève aux urgences, à une manifestation nationale le 17 décembre.
Lola Ruscio
Publié le 13/12/2019
Mémoire des luttes. Et Bourdieu prit la défense des cheminots
Lionel Venturini (site humanite.fr)
Le 12 décembre 1995, en plein conflit contre, déjà, une réforme des retraites, Pierre Bourdieu prononce devant les grévistes un discours qui fit date, et sens.
Le Web n’a pas gardé trace audiovisuelle de ce moment « à faire reculer les murs », dira un témoin. Juste une photo. Le 12 décembre 1995, en pleine grève, quelques jours après l’appel d’intellectuels lancé le 4 décembre, en soutien aux grévistes, une AG particulière se tient au Théâtre Traversière, géré par le CE de la SNCF. À la tribune, un orateur particulier, Pierre Bourdieu. Devant des cheminots, des étudiants, des intellectuels, 700 personnes s’entassent dans une salle qui contient alors 500 places, à la suite de la plus grande manifestation de 1995, avec 2 millions de personnes dans la rue. Bourdieu est déjà un intellectuel incontournable : deux ans plus tôt, il a coordonné la publication de la Misère du monde, ouvrage d’entretiens et de témoignages pointant les effets quotidiens des politiques néolibérales.
À la tribune, au côté du sociologue, Didier Le Reste est alors responsable régional de la CGT. En aparté, avant de se lancer, Bourdieu lâche au cheminot : « Merci, vous nous avez aidés à sortir de notre torpeur, vous nous avez réveillés. » Et quel réveil : « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation… » commence, solennel, le sociologue, comme auparavant un Sartre devant Billancourt. Les mots s’enchaînent, Bourdieu n’est pas un tribun, parle assez bas, et, peu le savent alors, il vient de perdre sa mère. Pour le jeune doctorant qu’est alors Frédéric Lebaron, professeur de sociologie à l’ENS et animateur de la revue Savoir/Agir, le discours « donne écho à notre constat de la montée en puissance des économistes » – il racontera, avec d’autres, dans un livre, ce « “décembre” des intellectuels » (1). Bourdieu déroule sa pensée : « La crise d’aujourd’hui est une chance historique, pour la France et sans doute aussi pour tous ceux, chaque jour plus nombreux, qui, en Europe et ailleurs dans le monde, refusent la nouvelle alternative : libéralisme ou barbarie (…) Ce qui est en jeu, aujourd’hui, c’est la reconquête de la démocratie contre la technocratie. »
Procès en populisme
Le sociologue sera, pour ces mots opposant également le « peuple » à une « noblesse d’État » dévoyée, taxé de populisme. Procès facile quand lui-même, dans son discours, dit bien qu’il n’est pas venu pour flatter quiconque : « On peut récuser le technocratisme autoritaire sans tomber dans un populisme auquel les mouvements sociaux du passé ont trop souvent sacrifié », n’hésite-t-il pas à mettre en garde. « Bourdieu, contre une certaine vulgate critique plutôt marxisante qui ne voyait alors dans le néolibéralisme que la main du grand capital et du patronat, l’interprète plutôt comme un “étatisme” d’un genre spécial », relève le sociologue Christian Laval. Le conflit s’achèvera quelques jours plus tard ; le 15, le gouvernement retire sa réforme des régimes spéciaux, mais maintient celle de la Sécu.
Dans le discours, qui sera publié par Libération et l’Humanité le 14 décembre, se niche une autre dimension, quand Bourdieu mentionne « ce philosophe qui (…) découvre avec stupéfaction (…) le gouffre entre la compréhension rationnelle du monde (…) et le désir profond des gens ». Ce philosophe qu’il ne nomme pas, c’est Paul Ricœur, dont Emmanuel Macron se réclame aujourd’hui. Le philosophe, et avec lui la revue Esprit, forte d’un compagnonnage ancien avec la CFDT, a publié le 24 novembre 1995 un « Appel pour une réforme de fond de la Sécurité sociale », vu comme un soutien au plan Juppé. Aux côtés de Ricœur dans cet appel, toute une « deuxième gauche » d’accompagnement des réformes se réunit autour de Pierre Rosanvallon, Alain Touraine, Jacques Julliard, côtoyant Pascal Bruckner ou Alain Finkielkraut. Une partie des signataires, toujours active, s’est aujourd’hui ralliée au macronisme.
« Le moment opportun »
L’intervention de Bourdieu devant les cheminots arrive à un moment où, en réalité, le monde universitaire est mobilisé, en témoigne l’appel, parti de Paris-VIII, lancé le 4 décembre autour de Michèle Riot-Sarcey, Denis Berger, Catherine Lévy, Yves Benot et Henri Maler. « Nous ne pouvions pas laisser passer l’appel d’Esprit sans réagir », se souvient Michèle Riot-Sarcey. L’activation des réseaux de Bourdieu conduit à ce qu’en une semaine – pas de réseaux sociaux alors – plus de deux cents personnalités le cosignent, parmi lesquelles Daniel Bensaïd, les époux Aubrac, Jacques Derrida, Annie Ernaux, Pierre Vidal-Naquet ou Étienne Balibar.
En 2002, à sa mort, le Monde diplomatique publiera un texte inédit, où Pierre Bourdieu revient sur 1995, estimant alors que, pour le mouvement social, « on peut parler en termes de chances raisonnables de succès, qu’en ce moment c’est le kairos, le moment opportun. Quand nous tenions ce discours autour de 1995, nous avions en commun de ne pas être entendus et de passer pour fous. (…) Maintenant, un peu moins. Pourquoi ? Parce que du travail a été accompli. (…) Les conséquences de la politique néolibérale – que nous avions prévues abstraitement – commencent à se voir ». Il écrit enfin que, à ses yeux, « un mouvement social européen n’a, selon moi, de chance d’être efficace que s’il réunit trois composantes : syndicats, mouvement social et chercheurs – à condition, évidemment, de les intégrer, pas seulement de les juxtaposer ». Le propos n’a guère vieilli.
(1) Le « Décembre » des intellectuels français. Raisons d’agir, 1998. Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti et Fabienne Pavis.
Lionel Venturini
<Publié le 12/12/2019
BlackRock. Un géant américain de la finance à l’assaut des retraites des Français
Sébastien Crépel (site humanite.fr)
Fonds de pension. Le gigantesque gestionnaire d’actifs BlackRock lorgne l’épargne hexagonale, qu’il voudrait transformer en retraite par capitalisation. Il attend que la loi Pacte votée au printemps et la réforme Delevoye lui ouvrent les portes de ce marché.
Pas la peine de chercher le nom de BlackRock dans l’agenda des concertations ministérielles sur les retraites : il ne figure nulle part. Cela n’empêche pas ce mastodonte de la Bourse américaine, présent dans le capital des plus grandes entreprises françaises et gérant l’épargne de millions de salariés à travers le monde, de s’intéresser de très près à la réforme des retraites, en dispensant ses « recommandations » au gouvernement et au président de la République. En juin 2019, soit quelques jours avant la remise du rapport de Jean-Paul Delevoye sur le projet de « régime universel », le fonds d’investissement a détaillé, dans un document d’une quinzaine de pages, tout le profit qu’il espère tirer d’une réforme des retraites qui fasse une large place à la capitalisation, en s’appuyant notamment sur la loi Pacte votée au printemps sous l’impulsion de Bruno Le Maire.
Le document intégral : « Loi Pacte: Le bon plan Retraite » (sic)
Cette loi trop peu connue du grand public a préparé le terrain, en créant les conditions d’une montée en puissance des produits d’épargne retraite dans les années qui viennent. La réforme Delevoye vient en quelque sorte en complément de celle-ci, les recommandations de BlackRock éclairant de manière saisissante le contexte d’offensives tous azimuts de l’univers de l’assurance privée dans lequel elle s’inscrit. Une opération facilitée par l’accession à l’Élysée d’Emmanuel Macron, qui cultive ses relations avec le PDG de BlackRock, Larry Fink.
Pour le fonds américain, l’Hexagone représente un marché essentiel : « Les Français se distinguent au niveau mondial par un taux d’épargne élevé, 14 % de leur revenu disponible chaque année », relève BlackRock. Cela représente un pactole accumulé, tous patrimoines confondus, de 13 125 milliards d’euros en 2016, dont 5 400 milliards d’actifs financiers. En Europe, seuls les Allemands épargnent davantage. BlackRock voudrait mettre la main sur cette montagne d’actifs, mais il doit pour cela éliminer un obstacle de taille : la méfiance historique des Français pour les produits financiers, et en particulier pour les retraites par fonds de pension, jugées peu sûres. 63 % d’entre eux estiment les placements en actions trop risqués, selon le baromètre de l’Autorité des marchés financiers. « Les différentes crises financières ont ancré dans les esprits que les marchés financiers sont d’abord des sources de risque avant d’être des sources de performance », se désole BlackRock. Et les 15 ans de réformes précédentes des retraites ont échoué à ouvrir le marché tant espéré.
Le « pilier » de la capitalisation est déjà au cœur de la réforme
Le fonds attend donc du gouvernement qu’il l’aide à vaincre cette aversion en réformant profondément les mécanismes d’épargne retraite. Ce qu’a commencé à faire la loi Pacte, « en permettant à l’épargnant de bénéficier d’un allègement fiscal » et d’une « gestion pilotée » de son plan d’épargne retraite, un outil programmé pour augmenter la part des investissements à risque, type actions en Bourse, pour les épargnants les plus jeunes. Pour BlackRock, au moment où les autorités s’apprêtent à réformer les « piliers 1 et 2 » de la retraite (les régimes de base et complémentaires), il est urgent d’ « intégrer le pilier 3 dans leur périmètre de réflexion » (la capitalisation) en « unifiant les différents volets de la réforme des retraites ».
De fait, le « pilier » de la capitalisation est déjà au cœur de la réforme, même si le haut-commissaire aux retraites – dont les liens avec le monde de l’assurance viennent d’être mis au jour – s’en défend. Son projet de régime universel est un « système de répartition par cotisation couvrant un maximum d’actifs », plaide-t-il, puisqu’ils cotiseront pour leur retraite sur une assiette de salaire allant jusqu’à 10 000 euros par mois. Soit quasiment l’intégralité des actifs… mais pas tous. C’est toute la subtilité. Pour rappel, jusqu’alors, les retraites complémentaires par répartition Agirc-Arrco permettaient de cotiser jusqu’à 27 000 euros de salaire mensuel. C’est donc un espace supplémentaire pour la capitalisation qui vient de s’ouvrir pour les plus aisés, au bénéfice des assureurs. Cela est d’ailleurs écrit en toutes lettres dans le rapport de Jean-Paul Delevoye : « Les employeurs et les salariés qui le souhaiteront pourront compléter le niveau de retraite par la mise en place de dispositifs collectifs d’épargne retraite. »
C’est cet avantage que veut pousser BlackRock, en dispensant une quinzaine de recommandations au gouvernement. Le but, vendre des produits d’épargne aux plus riches, mais, au-delà, le document propose par exemple une « contribution automatique » de 5 % des salaires à des plans d’épargne d’entreprise, complétée d’un « dispositif d’augmentation automatique » en cas de hausse des rémunérations… Il va jusqu’à envisager un « crédit d’impôt » de 1 000 euros par an « accessible aux ménages non imposables », ce qui « constituerait une forme d’abondement public » pour « démocratiser largement le modèle au-delà des seuls ménages ayant un intérêt fiscal à se constituer une épargne retraite ». Ou comment financer sur fonds publics le chiffre d’affaires des assureurs en fourguant des produits d’épargne aux plus pauvres.
Sébastien Crépel
Publié le 11/12/2019
Philippe Martinez: « Le gouvernement rame derrière nos arguments »
Stéphane Guérard, Sébastien Crépel (site humanite.fr)
Retraites. Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, s’attend à une journée de mobilisation intersyndicale, ce mardi, « d’ampleur équivalente à celle du 5 décembre ». à 24 heures des arbitrages d’édouard Philippe, il appelle ce dernier à décider le « retrait du projet » de réforme des retraites, et à reprendre les discussions « sur une autre base ».
Depuis quarante-huit heures, le pouvoir cible la CGT, comme si le blocage était de sa responsabilité. Que lui répondez-vous ?
Philippe Martinez Pour un syndicat dont on ne disait qu’il ne comptait plus, on parle beaucoup de nous ! C’est l’effet du 5 décembre. On a compté ce jour-là un nombre de grévistes impressionnant, malgré un contexte unitaire qui n’est pas le même qu’en 2010 (contre la réforme Sarkozy des retraites – NDLR), puisqu’il manque au moins une grande confédération. Donc, on fait plus, malgré une division syndicale largement entretenue par le gouvernement. Au-delà, je pense qu’on a marqué des points dans la bataille idéologique sur le contenu de la réforme et sur nos propositions. Ils rament derrière nos arguments. Quand des ministres disent contre toute vérité qu’on ne veut pas discuter, ils cherchent à nous marginaliser. En fait, ce sont eux qui sont sur la défensive.
À la veille des annonces d’Édouard Philippe, avez-vous eu des contacts récents avec le premier ministre ?
Philippe Martinez La dernière discussion avec Édouard Philippe était sur les retraites et remonte au 26 novembre. Depuis, je n’ai même pas eu affaire à un conseiller ou un sous-conseiller de Matignon.
Vous êtes prêts à discuter avec le gouvernement ?
Philippe Martinez Mais nous y sommes allés ! Ce qui leur déplaît, c’est que nous disons : c’est « projet contre projet ». Nous les avons vus 24 fois en deux ans, cela fait une bonne moyenne ! Ce qui nous est reproché, c’est de ne pas entrer dans le moule de leur réforme.
Cette concertation est étonnante. Vous participez, on vous laisse parler de ce que vous vous voulez, et vous n’avez pas de retour ?
Philippe Martinez Non, pour la simple raison qu’ils n’ont pas d’arguments à nous renvoyer. Sur les inégalités hommes-femmes, Jean-Paul Delevoye sait que nous avons raison, mais sa réponse c’est : les inégalités salariales, ce n’est pas mon domaine. Leur projet de réforme est d’abord budgétaire : ils veulent économiser de l’argent.
C’est une réforme budgétaire ou un projet de société ?
Philippe Martinez Ce sont les deux ! Économiser de l’argent sur les retraites et sur le bien commun, c’est un choix de société. Un choix qui affirme qu’il faut faire moins de dépenses publiques, moins pour le social, etc. Leur prétendu régime universel, c’est dire : on ne dépensera pas plus de 14 % du PIB pour la retraite, même s’il y a davantage de retraités. C’est un système pour les premiers de cordée. Ceux qui ont une carrière sans encombre, avec un bon salaire, auront une retraite à peu près potable. Mais si on est mal payé, qu’on a des périodes de chômage, de précarité – les femmes, notamment –, eh bien on percevra ce qu’on a cotisé. Donc, pas grand-chose. Ça va encore aggraver le phénomène qu’on connaît aujourd’hui avec l’allongement des trimestres, c’est-à-dire qu’on devra continuer à travailler plus longtemps, sinon on n’aura rien à bouffer.
Mais le gouvernement et ses soutiens répètent, quant à eux, que la réforme n’est pas écrite…
Philippe Martinez Ce n’est pas moi qui ai inventé le projet d’un régime par points, ni la prise en compte de l’intégralité de la carrière dans le calcul de la retraite, ni la nécessité qu’il y aurait de travailler plus longtemps. Tout cela, on ne l’a pas inventé, la base de la loi est écrite. Et cela est dit et répété par le premier ministre et le président de la République.
Que répondre à l’argument de l’allongement de l’espérance de vie, brandi par le gouvernement pour justifier un nouveau recul de l’âge de départ à la retraite ?
Philippe Martinez Est-ce un problème de vivre plus longtemps ? C’est le symbole d’une société moderne. Du temps de Zola, on mourait bien avant l’âge de la retraite, qui n’existait d’ailleurs pas. Ceux qui nous expliquent qu’il faudra travailler plus longtemps ne prennent jamais en compte l’espérance de vie en bonne santé qui, elle, stagne, voire diminue. Il y a quinze jours, j’étais dans un Ehpad à Roussillon, en Isère. Quand j’ai demandé aux infirmières et aides-soignantes si elles se voyaient travailler jusqu’à 64 ans, elles m’ont répondu que ceux qui pensent ça n’ont jamais travaillé de leur vie et qu’elles étaient déjà cassées à 45 ans. Si on travaille plus longtemps, on accélère le vieillissement des travailleurs.
Le premier ministre doit rendre ses arbitrages ce mercredi. Que devrait-il annoncer selon vous, s’il tenait compte de la grève et des journées comme le 5 décembre, et celle qui s’annonce ce mardi ?
Philippe Martinez La seule option sensée, c’est le retrait du projet. Et repartir sur une autre base. On peut améliorer notre système, qui est l’un des meilleurs au monde, mais qui connaît un problème de recettes. Il faut prendre en compte les nouvelles formes de travail : pourquoi Uber, Deliveroo ne cotiseraient pas ? Les travailleurs du numérique ont droit à la santé et à la retraite. Il faut aussi s’occuper des jeunes, on ne peut pas sacrifier une génération. Aujourd’hui, on ne sort plus des études à 14 ans, mais plus souvent dix ans plus tard : ces périodes, il faut bien les prendre en compte, et la solidarité intergénérationnelle devrait le permettre. Pour les femmes, ce n’est pas une fois à la retraite qu’il faut corriger les inégalités qu’elles subissent, c’est maintenant qu’il faut agir sur les carrières. Faire évoluer dans le bon sens notre système de retraite, c’est aussi revenir en arrière sur certaines réformes négatives. Calculer les pensions sur la base des dix meilleures années de salaire par exemple (et non les vingt-cinq meilleures années), c’est la meilleure façon de neutraliser les années de galère, de précarité, de temps partiels subis, etc. Mais cela appelle des choix politiques. Il va falloir dire au Medef de sortir le carnet de chèques pour payer des cotisations sur les salaires pour les retraites plutôt que de rémunérer les actionnaires.
Mercredi, le premier ministre pourrait choisir de faire de petites concessions à certaines professions ou régimes spéciaux sans toucher au cœur du projet du régime à points. Ce stratagème peut-il fonctionner pour diviser et affaiblir la mobilisation ?
Philippe Martinez C’est probablement ce qu’il a l’intention de faire. Mais alors, la réforme risque d’être compliquée à mettre en œuvre. Pour les enseignants ou les personnels de santé, comment va-t-il faire ? Va-t-il donner aux uns et rien aux autres ? En fait, vu le niveau de mobilisation, je ne vois pas comment il peut s’en sortir.
1,5 million de manifestants revendiqués le 5 décembre, c’est un chiffre très élevé. Est-ce la démonstration d’un regain du syndicalisme, que l’on disait très affaibli ?
Philippe Martinez Quand il y a un tel niveau de colère, que les syndicats donnent des explications et font des propositions, qu’ils sont unis et proposent d’agir ensemble le même jour, le résultat est là. Le fait que même les gilets jaunes ont appelé à converger montre que l’organisation sert à quelque chose. Ce n’est pas le contraire de la démocratie, c’est organiser la démocratie.
Êtes-vous surpris du succès du 5 décembre ?
Philippe Martinez Oui, même si on le sentait venir dans les entreprises. Ce qui m’a le plus étonné, c’est le nombre de salariés inorganisés qui demandaient comment ils devaient s’y prendre pour faire grève. Cela conforte l’idée que, quand un mouvement est structuré, les salariés se tournent vers le syndicat, car il reste une référence. Par contre, si les syndicats sont à côté de la plaque, les gens se débrouillent tout seuls, ce qu’ont fait les gilets jaunes, par exemple.
Est-ce un mouvement de défense des retraites ou de « coagulation des colères » ?
Philippe Martinez La colère est là, la multiplication des mouvements sociaux le montre dans la santé, contre les fermetures d’entreprises, dans l’éducation, chez les gilets jaunes, les pompiers, les cheminots l’an dernier, etc. Le problème, c’est que ces mouvements s’expriment les uns à côté des autres. C’est le premier projet de réforme où tout le monde se sent concerné. C’est un peu le ciment de toutes les luttes antérieures, ce qui explique qu’il y a eu autant de grévistes le 5.
Ce n’est donc pas d’abord un mouvement de défense des régimes spéciaux, comme certains tentent de le faire croire ?
Philippe Martinez Même avec 100 % de grévistes à la SNCF et à la RATP, il n’y aurait pas eu 1,5 million de manifestants le 5 décembre. 3 500 personnes ont défilé ce jour-là dans les rues d’Aurillac : il y avait sûrement des cheminots, mais je ne crois pas qu’ils étaient 3 500.
L’absence d’une plateforme revendicative commune aux syndicats qui appellent à la grève ne constitue-t-elle pas un handicap ?
Philippe Martinez Nous travaillons à une plateforme commune, pas que sur les retraites d’ailleurs. Mais nous avons déjà une base commune. Premièrement, nous ne voulons pas de cette réforme des retraites par points. Deuxièmement, nous disposons d’un régime qu’il faut améliorer. C’est un socle important.
La CGT n’a-t-elle pas une difficulté à faire passer ses propositions dans le débat public ?
Philippe Martinez Évidemment, nous ne sommes pas aidés par les stratégies de communication qui consistent à mettre d’un côté les « protestataires », et de l’autre les « réformistes ». Les discussions avec le gouvernement ne prennent jamais comme point de départ nos propositions. Jouons projet contre projet. Ceux-ci relèvent de choix de société. L’un est solidaire. Pour l’autre, on a inventé un mot, universalité, qui fait beau, mais qui est tout sauf solidaire. Remarquons cependant que le discours sur nos propositions a évolué. On nous dit : « Ce n’est pas crédible », « Vous ne voyez pas les évolutions du monde ». Mais personne ne nie plus que nous avons des propositions.
La CFDT et l’Unsa se tiennent en dehors du mouvement. Cette division ne pose-t-elle pas un problème ?
Philippe Martinez Même si la mobilisation du 5 était exceptionnelle sans l’ensemble des syndicats, cette division demeure un problème. Il s’est aussi posé à l’occasion de la réforme de l’assurance-chômage. La division nous a empêchés de parler d’une même voix. La grande différence entre nous réside dans le partage des richesses. Mais à l’Unsa comme à la CFDT, des syndicats sont dans l’action et disent que le projet de réforme ne leur va pas.
Quel est le rôle du Medef dans ce contexte ?
Philippe Martinez Pour le moment, il n’a pas besoin de bouger. D’autres font le boulot. Ils râlent un peu dès que l’on parle de niveau de cotisation. « Ne touchez pas à notre argent », disent-ils. Le patronat, c’est un peu le Monsieur Plus du gouvernement.
Espérez-vous ce mardi un succès équivalent à celui de jeudi dernier ?
Philippe Martinez Il y a une vraie dynamique. Tout le monde a été agréablement surpris par l’ampleur du 5. Mais, en face, ils ne sont pas restés sans rien faire, surtout au niveau patronal et dans le privé, où toute une artillerie a été sortie, qui va de la répression à la satisfaction de revendications – comme quoi c’est le moment de revendiquer – pour casser cette dynamique. Le gouvernement a quant à lui beaucoup changé de stratégie, en s’exprimant vendredi alors que ce n’était pas prévu, en se relayant tout le week-end, avec la restitution de Jean-Paul Delevoye d’hier soir, avec les annonces de demain. Même s’ils pataugent un peu, ils se défendent. Malgré cela, je pense que cette journée peut être d’ampleur équivalente à celle du 5, voire plus forte encore. Les échos de nos fédérations nous le font penser. On verra bien le niveau de grévistes dans le privé. Il y a des appels un peu partout. De nombreux préavis ont été déposés dans la fonction publique. Dans l’éducation nationale, ça s’annonce encore très fort.
Pensez-vous qu’une forte mobilisation ce 10 décembre contraindra le gouvernement à retirer son projet ?
Philippe Martinez Nous voulons la satisfaction totale : le retrait de la réforme. Le président de la République a affirmé qu’il était dans un acte II de son quinquennat. Il a dit : on écoute, on prend en compte, on est plus proche des citoyens. Quand 1,5 million de personnes se retrouvent dans la rue, quand des grèves s’organisent partout et que sept Français sur dix soutiennent ce mouvement, cela devrait l’inspirer. Un sondage, la semaine dernière, montrait que 44 % des Français font confiance aux syndicats pour faire une bonne réforme des retraites. Et 25 % seulement au gouvernement. En matière de crédibilité, les syndicats ont marqué des points.
Le temps ne joue-t-il pas contre la mobilisation ? Ce soutien pourrait s’effriter et le gouvernement jouer le pourrissement…
Philippe Martinez Pour l’instant, tout le monde considère que le gouvernement est responsable de la situation. D’autres gouvernements s’y sont frottés et ont payé cette stratégie. Quant aux sondages, le niveau de soutien était bien plus bas au départ du mouvement. Un tel niveau de mobilisation le 5 implique une réponse à la hauteur. On verra mercredi.
On a appris hier que Jean-Paul Delevoye n’avait pas déclaré ses liens avec le monde de l’assurance. Au-delà de la polémique, n’est-ce pas révélateur des intérêts en jeu derrière cette réforme ?
Philippe Martinez Il était déjà là en 2003 pour nous expliquer que sa réforme des retraites était la dernière. Au-delà de la question de ses liens avec cet organisme de formation des assureurs, je note qu’il n’y a jamais eu autant de publicités – peut-être pas dans l’Humanité, mais partout ailleurs ! – sur les systèmes de retraites par capitalisation, les assurances en tout genre. C’est bien le signe que les groupes privés d’assurances savent à quoi s’en tenir avec cette réforme des retraites.
Entretien réalisé par Stéphane Guérard et Sébastien Crépel
Publié le 10/12/2019
À la SNCF, la sous-traitance coûte très cher, y compris en termes de sécurité
par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)
Pour réduire sa masse salariale, la SNCF multiplie le recours à la sous-traitance. Et ce sont les grandes multinationales privées du BTP – Eiffage, Bouygues et Vinci en tête – qui raflent le gros des contrats.
« Une piste intéressante, qui doit permettre de réduire les coûts de l’entreprise. » C’est ainsi que les sages de la Cour des comptes décrivent la sous-traitance dans leur rapport publié le 11 novembre dernier, et qui étrille le statut des cheminots. Mais quel est le bilan exact de cette sous-traitance ? Nul ne semble le savoir. Car si le recours à des salariés moins qualifiés, moins payés, moins protégés permet, en apparence, de faire des économies en termes de masse salariale et d’effectifs – ce qui contribue aussi à rendre déficitaire le régime de retraite spécifique des cheminots –, il existe d’importants coûts cachés.
À commencer par le temps de travail des agents SNCF chargés d’encadrer et de former les sous-traitants, voire de rattraper leurs erreurs. « La SNCF ne calcule pas le coût que représentent les prestations pour elle, hors termes du contrat. Il y a une vraie opacité des coûts », explique Edwige Bues, du cabinet d’expertise Degest qui a publié une étude sur le sujet [1].
De la formation interne à la sous-traitance systématique, avec Eiffage, Bouygues et Vinci
En moins de vingt ans, le montant des dépenses de sous-traitance « travaux » a été multiplié par quatre pour atteindre 2,9 milliards d’euros en 2017 [2]. L’essentiel des dépenses est consacré à la maintenance et à la réfection des voies, dont près d’un quart sont en piteux état. Et les gros groupes du BTP - Eiffage, Bouygues et Vinci - raflent 70% de la mise. La SNCF ne communique pas sur cette proportion écrasante des multinationales parmi ses sous-traitants, préférant généralement insister sur la place qu’elle accorderait aux PME [3].
« Il y a toujours eu des tâches confiées à des entreprises extérieures, notamment pour la réalisation de grands travaux, explique Jean-René Delépine, de la fédération syndicale Sud rail. Déplacement d’un talus, réfection d’une plate-forme, etc. Mais depuis 2015, la politique industrielle est clairement basée sur l’externalisation de la maintenance qui était jusqu’alors faîte en interne. »
Réfection des rails, remplacement des traverses, réparation des systèmes électriques qui alimentent les trains… la maintenance recouvre une multitude de compétences, qui permettent aussi aux cheminots d’avoir une connaissance fine et exhaustive du réseau. « Leur formation était assurée via un compagnonnage d’un ou deux ans, explique Edwige Bues. Avant d’être lâchés seuls sur des travaux, ils accompagnaient un ancien qui leur montrait le métier. Après ces deux années, un agent de la voie était capable de faire un peu tout. »
Sur le terrain, une sous-traitance souvent plus rigide que les agents SNCF
Contrairement à ce qu’annonce la Cour des comptes, qui pointe une « rigidité de l’organisation du travail » et une « faible polyvalence de nombreux salariés », les agents en charge de la maintenance sont en réalité très polyvalents. Ce qui leur permet d’éviter les temps morts au cours de leurs journées de travail, contrairement aux salariés sous-traitants. « Sur le papier, l’ordonnancement est très cadré. Tel jour, on fait telle chose, détaille Edwige Bues. Dans la réalité, ça ne se passe jamais comme ça. Il y a toujours un grain de sable qui vient gripper la machine. Une panne, un problème météo, un sol avec de gros cailloux. Le ballast qui n’arrive pas... Quand il n’y avait que des agents SNCF, on pouvait faire autre chose pendant ce temps. Là, c’est impossible. Les sous-traitants ont été recrutés pour un lot bien précis. Sur une seule mission, à un seul endroit. »
« Une fois, une entreprise est venue faire du soufflage, c’est à dire mettre des cailloux sous les traverses, raconte Jean-Philippe, agent de maintenance des voies. Ils ne savaient pas ce que c’était. Ils sont venus sans le matériel, et donc ils ont fait demi-tour et sont rentrés chez eux. » Ce genre de déconvenues n’est pas comptabilisé dans le chiffrage du coût final de la sous-traitance [4].
Oublié aussi : le temps de travail des agents SNCF qui surveillent les sous-traitants, bien plus large que sur le papier, où le travail réel n’est jamais raconté et pris en considération. « Beaucoup [parmi les sous-traitants, ndlr] ne connaissent pas le métier, poursuit Jean-Philippe. Je dois constamment les surveiller afin de m’assurer que tout soit bien mis en place, serré, attaché. Sinon, les écartements de voies ne sont pas bons, les tire-fonds, qui relient le rails à la traverse ne sont pas serrés. »
Des agents co-acteurs de la destruction de leurs métiers
« Ce n’est pas très gratifiant de surveiller des gens toute la journée. Ça fait un peu maton », ajoute Jean-Philippe. « En termes d’organisation du travail, c’est très violent, insiste Jean-René Delépine. Il n’y a plus de collectif. Les agents partent chacun dans leur coin surveiller le chantier d’une autre entreprise. Ils ne font plus. Ils regardent faire. Et ne pas pouvoir faire génère beaucoup de souffrance. » En formant les salariés d’autres entreprises, les agents deviennent co-acteurs de la destruction de leurs métiers, ce qui est aussi très violent. « Je n’admets pas que mon entreprise me demande de former les gars qui vont prendre mon boulot demain », explique un agent en charge de la sécurité électrique [5].
A ces coûts d’encadrement, de formation et de rattrapage, s’ajoute le temps perdu par les agents pour accomplir leurs missions. « Les agents SNCF mobilisés ne peuvent pas assurer la maintenance préventive. Les voies continuent par conséquent de se dégrader », constate Edwige Bues.
Le coût global se joue sur la qualité du réseau à long terme, avance l’experte. Et là, il pourrait y avoir de mauvaises surprises. « Avant, quand on rendait la voie, elle était d’équerre, prête pour durer cinquante ans. Maintenant, les responsables disent que si cela dure vingt ans, ce sera pas mal. On risque donc de devoir renouveler ces voies plus vite et donc, au final, cela coûtera plus cher. »
Le statut, une garantie pour la sécurité
« Les agents considèrent par ailleurs que la connaissance de la totalité du réseau est très importante pour assurer la sécurité, reprend Edwige Bues. Mais le découpage de l’activité en plusieurs tâches élémentaires, pour rendre possible l’entrée de la sous-traitance sur un segment spécifique, entre en contradiction avec ce principe. » Exemple : un tronçon de voie est confié à une entreprise sous-traitante, pour changer les traverses ou pour une autre réparation. La circulation est complètement coupée : seuls les trains de travaux circulent. Mais les sous-traitants vont-ils également penser à sécuriser le passage à niveau situé en amont ?
« Un intérimaire sait que dans trois mois, il ne sera plus là, ajoute Edwige Bues. Un agent reste. S’il fait mal le boulot, il sera forcément embêté par la suite. Ce n’est pas du tout la même logique. » Cet attachement à l’outil de travail, et ce qu’il induit en terme de sécurité, est intiment liée au fait d’être un agent « au statut », un statut par ailleurs tellement décrié.
« Pour nous, la sécurité est placée très haut, rapporte un aiguilleur en gare de Paris Est. On est en capacité de dire non si nous avons des pressions de notre hiérarchie. » « Le statut de droit privé change tout, intervient Jean-René Delépine. On va dire au gars : tu me fais ça, point, sinon je te change de poste. Cette situation permet des pressions que l’on ne peut pas exercer sur des agents SNCF. »
« Le milieu ferroviaire demeure dangereux, ce qui souligne l’importance de règles strictes »
A la SNCF comme ailleurs, le développement massif de la sous-traitance entraîne un transfert des risques vers des salariés moins bien formés et moins protégés. Le 24 octobre dernier, dans le sud-ouest, un TER a percuté un camion. « C’était un sous-traitant qui transportait du matériel pour un chantier SNCF situé sur cette voie, et qui avait entrepris de décharger à hauteur du passage à niveau, affirme Jean-René Delépine. Il n’avait probablement jamais reçu de formation, ni d’information sur la sécurité ferroviaire. » Le chauffeur a été légèrement blessé.
Il arrive que les accident soient bien plus graves. Le 10 octobre 2018, deux salariés sont morts sur un chantier dans les Hautes-Pyrénées, et deux autres ont été blessés. L’accident, qui a vu deux engins de chantier se percuter, a eu lieu dans une section très dangereuse du réseau, à cause de sa forte pente. « Ce sont des engins sur lesquels des agents SNCF avaient déjà tiré la sonnette d’alarme, constate Jean-René Delépine. Ils avaient noté des dérives intempestives. » « De fortes difficultés sont remontées quant aux compétences des prestataires, notamment sur des chantiers importants nécessitant l’intervention simultanée de plusieurs engins », signalait de son côté l’étude Degest, publiée un mois avant ce terrible accident.
« Le milieu ferroviaire demeure dangereux, ce qui souligne l’importance de l’application de règles strictes, de formations initiales et continues de haut niveau », soulignait la CGT au lendemain du drame. Pour le syndicat, « l’accroissement de la sous-traitance notamment pour la maintenance des infrastructures entraîne l’abaissement des règles de sécurité ». L’établissement publique de sécurité ferroviaire (EPSF), cité dans le dernier rapport de la Cour des comptes sur les ressources humaines, considère que la performance de la SNCF en matière de sécurité des personnels au travail est « acceptable ». « En effet, le nombre de morts et blessés graves pondérés par train-km en 2017 est de 4,53 pour un objectif fixé à la France par l’Union européenne de 6,06. »
Autrement dit, conclue Jean-René Delépine, « on peut continuer à déréguler et à dégrader les conditions de travail, puisque l’on est en deçà du taux de morts acceptable ! » Les familles endeuillées, et les salariés qui voient leurs collègues écrasés lors des chantiers, apprécieront sans doute cette approche purement statistique et partielle de la réalité.
Nolwenn Weiler
Notes
[1] « Étude pour le CE Maintenance et travaux de SNCF Réseau : Analyse du recours à la sous-traitance ». Edwige Bues, Adrien Coldrey, Julien Lusson, Nina Maruani. Septembre 2018.
[2] Le montant total de la sous-traitance atteint 5,3 milliards d’euros toutes prestations confondues : « travaux », « fournitures », « achats généraux », « prestations intellectuelles et de service », « informatique télécom ».
[3] Voir par exemple cet article de l’Usine nouvelle.
[4] La citation est extraite de l’ouvrage collectif Le train comme vous ne l’avez jamais vu, publié le 24 octobre aux éditions de l’Atelier.
[5] Cité par les experts Degest.
Publié le 09/12/2019
Les Algériens réprouvent un scrutin verrouillé par le « système »
Rosa Moussaoui (site humanite.fr)
A quelques jours d’une élection présidentielle contestée, les actions se multiplient pour dénoncer une opération de recyclage du « système ». Alger, envoyée spéciale.
Alger tournait au ralenti ce dimanche, conséquence de l’appel à la grève générale lancé à cinq jours d’un scrutin présidentiel contesté par le mouvement populaire qui exige le départ du « système ». Dans les rues du centre-ville, où peu de boutiques avaient baissé les rideaux, des manifestants ont été dispersés sans ménagement par les forces de police. « Pas d’élections avec les gangs ! », scandaient des étudiants grévistes, derrière les grilles de la fac centrale. Sans surprise, le mot d’ordre était davantage suivi dans les quartiers populaires de Bab el Oued et d’El Harrach, très engagés dans le hirak. Ailleurs dans le pays, la situation était contrastée. La grève était très suivie à Tizi Ouzou, Bouira, Boumerdès et Béjaïa, où le port était à l’arrêt. Elle était partiellement suivie à Skikda, Sétif, Batna et Bordj Bou Arreridj. Plusieurs universités étaient paralysées à Alger, Annaba et Mostaganem, où la police a nassé les étudiants pour les empêcher de marcher. Dans tout le pays, le rythme des manifestations, nocturnes ou diurne, est désormais quotidien. La détermination des Algériens, massivement opposés à cette parodie d’élection, est d’autant plus remarquable que la pression répressive va crescendo. Les interpellations se sont multipliées depuis l’ouverture de la campagne officielle ; chaque jour, des manifestants, des militants, des journalistes et même des artistes sont traduits en justice pour un drapeau, un dessin, une publication sur les réseaux sociaux. Ils sont accusés d’atteinte à l’unité nationale, d’incitation à attroupement, d’atteinte à la sûreté de l’état ou d’entrave au bon déroulement des élections. « Ce n’est pas une campagne électorale, c’est une campagne d’arrestations », ironisent les Algériens. A ce jour, le réseau de lutte contre la répression recense plus de 138 détenus d’opinion. Parmi eux, quelques uns auraient enduré « des actes de torture, des violences », assure l’avocate Aouicha Bekhti.
Dans les médias publics, les journalistes sont censurés, mis au pas ou simplement licenciés, comme le fut le cas, cette semaine, de Mahrez Rabia, le présentateur de la matinale de Canal Algérie, jugé trop indocile. Les journaux télévisés tiennent la chronique d’un monde parallèle, où les candidats mèneraient une campagne paisible, où les électeurs seraient pressés d’aller aux urnes. Le régime use de tous les moyens possibles pour tenter de recouvrir ce scrutin d’un vernis de légitimité. Après le vote de la résolution du Parlement européen appelant Alger à respecter les libertés fondamentales, les autorités ont suscité des rassemblements contre l’ingérence étrangère, finalement présentés comme des manifestations « spontanées » de soutien au processus électoral. Ces rendez-vous n’ont attiré que des foules clairsemées, qu’importe : le président de l’Autorité nationale indépendante des élections (ANIE), Mohamed Chorfi, estime qu’il « ne faut pas regarder cet évènement démocratique du côté de ceux qui s’y opposent, généralement des jeunes », mais plutôt « prendre en considération ceux qui soutiennent le processus électoral ». Partout conspués, les cinq candidats en lice, tous issus du sérail, tous liés dans le passé au clan du président déchu Abdelaziz Bouteflika, se sont prêtés, vendredi, à l’exercice inédit du débat télévisé. En fait, cinq monologues parallèles, sans élan ni talent, sans l’ombre d’une idée novatrice. Morne spectacle, comme celui qu’offre le procès des anciens Premiers ministres Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal. Leur comparution a donné lieu à un grand déballage sur les pratiques mafieuses du régime et sur le financement occulte des précédentes campagnes présidentielles, avec des sommes vertigineuses en jeu. Le procureur de la République a finalement requis vingt ans de prison contre les deux anciens chefs de gouvernement et dix ans contre Ali Haddad, un homme d’affaire véreux qui a longtemps dirigé le Forum des chefs d’entreprise, l’organisation patronale. La grande lessive, pour donner l’illusion du changement…
L’insurrection pacifique, elle, ne connaît pas de trêve. Mais devant l’aplomb d’un régime prêt à tout pour se recycler, de sérieux défis lui sont posés. L’échéance du 12 décembre la place ainsi devant ses limites organisationnelles et politiques. Déraciner le système, oui, mais pour lui substituer quelle alternative ? Jusqu’ici, la volonté de faire corps a relégué à l’arrière plan les indispensables débats sur le projet de société. Quant à l’horizontalité de ce mouvement populaire sans représentants, elle fait à la fois sa force et toute sa vulnérabilité. Certaines actions spectaculaires, bris d’urnes, blocage des bureaux de vote, suscitent ainsi la controverse : la plupart des contestataires redoutent de voir le choix de la non violence, très ancré dans le hirak, voler en éclat. La jeunesse est à bout de patience, le régime joue de la provocation et guette le moindre faux pas : cocktail explosif. Laisser la division s’installer entre ceux qui refusent le vote et ceux qui se rendront aux urnes ferait le jeu du « système », mettent encore en garde certaines voix. L’écheveau de la crise algérienne est plus emmêlé que jamais. Une chose est sûre pourtant : avant même d’avoir lieu, ce scrutin est entaché ; le président qui sortira des urnes ne pourra se revendiquer d’une quelconque légitimité. Après dix mois de protestation sans répit, l’irrépressible aspiration des Algériens à la démocratie, à la justice, à la liberté n’est pas près de refluer.
Publié le 08/12/2019
Retraite à points... de non-retour
par Martine Bulard, (site monde-diplomatique.fr)
Selon les « éléments de langage » (expression branchée pour dire propagande) du gouvernement, les grèves de cette fin d’année dans les transports, l’enseignement, les universités, les hôpitaux, la radio publique, parmi les policiers, etc., seraient menées par des privilégiés qui défendent leurs régimes spéciaux de retraite. Vieille tactique de division.
S’il est vrai que le droit de grève est mieux respecté dans les services publics — c’est aussi pour cela que les pouvoirs successifs s’acharnent à les démanteler —, la réforme des retraites concerne toute la population, salariés et chômeurs, et tous verront leur pension réduite — sauf les très, très, très gros salaires. La propagande n’a guère emporté la conviction. Et le mécontentement des couches populaires et moyennes, comme l’a montré la mobilisation des « gilets jaunes », est si profond que l’approbation ou le soutien à la grève l’emportent sur sa condamnation.
Pour faire passer la nécessité « incontournable » de la réforme, un énième rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) est tombé à pic le 21 novembre, qui conclut à un déficit d’ici à 2025 (0,7 point du produit intérieur brut). En réalité, le déficit est créé essentiellement par la non-compensation des exonérations de cotisations sociales par l’État (pour la première fois depuis la loi Veil de 1994), la forte baisse de la masse salariale (et donc des effectifs) de la fonction publique et quelques tours de passe-passe financiers. Le déficit « disparaît pratiquement si une autre convention comptable est adoptée », note et démontre Henri Sterdyniak.
M. Emmanuel Macron et ses porte-voix veulent gagner du temps en imposant tout de suite un recul de l’âge de départ à la retraite (devenu par le miracle de la novlangue l’« âge pivot » ou l’« âge d’équilibre »…) pour pouvoir mener leur grand-œuvre : supprimer la retraite par répartition (nettement plus solidaire, même si elle est imparfaite) pour aller vers la retraite à points que réclament en chœur le patronat, la Commission européenne, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et — on peut le regretter — le patron de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), M. Laurent Berger.
Et de parer le système du magnifique adjectif « universel ». Mais cela serait universel si chacun pouvait accéder aux mêmes droits quelle que soit sa situation de départ. Si, par exemple, un ouvrier pouvait vivre autant qu’un cadre, soit six ans de plus ; ce qui impliquerait entre autres de nouvelles organisations du travail plus saines et moins intensives, un système de santé préventif et… des droits à la retraite plus précoces — rien d’utopique, mais toutes ces mesures restent hors du viseur patronal et gouvernemental. Or non seulement il n’y a rien de tout cela mais, avec le système proposé, le moindre accident de la vie entraînerait une baisse de la pension (ainsi que tous les accidents économiques)…
En effet, on n’accumulerait plus des droits comme aujourd’hui, mais des points qui seraient calculés selon le salaire. Vous gagnez beaucoup, vous avez beaucoup de points. Vous gagnez peu, vous en avez peu. Vous arrêtez de travailler, vous n’avez rien.
De plus, la somme de points accumulés tout au long de sa vie professionnelle ne suffirait pas à donner le niveau de la pension. Il dépendrait de la valeur de chaque point, qui elle-même dépendrait de la croissance économique au moment du départ à la retraite, de l’espérance de vie moyenne de la classe d’âge… L’incertitude complète. M. François Fillon, ex-candidat à la présidentielle, a dévoilé le pot aux roses : « Cela permet de baisser chaque année la valeur des points et donc de diminuer le niveau des pensions » (11 octobre 2018).
Les dirigeants politiques au pouvoir n’auront plus à rendre des comptes, les dirigeants syndicaux non plus
Le système est automatique. Donc les dirigeants politiques au pouvoir n’auront plus à rendre des comptes devant les électeurs — pas plus d’ailleurs que les dirigeants syndicaux. On se souvient que l’acceptation du plan Juppé sur la Sécurité sociale et la retraite en 1995 avait été négociée par Mme Nicole Notat, alors secrétaire générale de la CFDT — ce qui avait provoqué une défection de plusieurs organisations locales et professionnelles de ce syndicat.
Le nouveau système réduirait de fait les pensions. Le système envisagé propose, au mieux, de figer la part de celles-ci dans les richesses produites (13,8 % du produit intérieur brut) alors que le nombre de retraités va augmenter : le même « gâteau » à partager par plus de monde ! Cela pousserait ceux qui en ont les moyens à choisir des « surcomplémentaires », autre nom des fonds de pension placés sur les marchés financiers.
Anxiogène, inégalitaire, individualiste, la retraite à points rompt avec la philosophie du système par répartition, plus solidaire et collectif
Une parenthèse sur la polémique soulevée par l’économiste Thomas Piketty, ardent défenseur de la retraite à points au cœur du dispositif Macron. Il s’est fait reprendre pour avoir déclaré sur France Inter le 2 décembre : « Avec la réforme des retraites, les salaires à moins de 10 000 euros cotiseront 28 % quand les salaires de plus de 10 000 euros ne cotiseront qu’à 2,8 %. ». En fait, les salariés qui touchent plus de trois fois le plafond de la Sécurité sociale — soit 10 135 euros par mois) acquitteront 25,3 % de cotisations jusqu’à 10 135 euros, comme tout salarié. Et ils ne paieront plus que 2,8 % sur la partie supérieure à ce montant.
Les porte-voix du gouvernement font valoir que ces salariés n’auront aucun droit à la retraite sur cette partie du salaire. Mais c’est justement cela qui remet en cause le principe du système de répartition : ceux qui ont le plus doivent contribuer le plus pour répondre aux besoins de tous. Or, avec le système Macron, ils participeraient moins et seraient encore davantage poussés à souscrire un plan épargne retraite privé — les fameux fonds de pension. Ce qui amènerait ces salariés à se désolidariser petit à petit du système général (pourquoi payer si l’on n’en profite pas ?) et le gouvernement à retirer la taxe dès qu’il le pourra…
Anxiogène, inégalitaire, individualiste, la retraite par point est « en rupture » totale avec la philosophie du système par répartition, plus solidaire et collectif. M. Macron le dit, et c’est bien l’un des seuls moments de vérité du président.
Martine Bulard
Publié le 07/12/2019
Non, le déficit du régime des retraites par répartition n’est pas alarmant
par Rachel Knaebel (site bastamag.net)
Pour faire passer son projet de réforme, le gouvernement multiplie les discours alarmistes sur le déficit du régime actuel. Sauf que celui-ci n’est pas si important et qu’il pourrait être facilement comblé. Explications.
Le gouvernement est manifestement prêt à tordre les faits et les chiffres pour vendre son projet de réforme des retraites. Fin novembre, le Conseil d’orientation des retraites (COR) a rendu publique sa dernière analyse sur le déficit du régime actuel de retraites. Le COR est un groupe d’experts, de parlementaires, de représentants syndicaux et patronaux, chargé d’étudier les perspectives à moyen et long terme du système de retraite français [1].
L’organisme avait déjà rendu un rapport en juin. La grève du 5 décembre s’annonçant massive, le gouvernement en a commandé un nouveau [2]. Pour l’économiste Henri Sterdyniak, membre des Économistes atterrés, l’objectif du gouvernement est clair : « Il s’agit de montrer que le système est déficitaire et donc qu’il faut des mesures de correction avant 2025, date envisagée de mise en place de la retraite par points », écrit-il.
Le pays où les retraités sont les moins pauvres d’Europe
C’est le cœur de la réforme : remplacer le système actuel par répartition, qui fonctionne par annuités (en fonction des trimestres travaillés) et par la prise en compte des meilleurs revenus pour calculer le montant de la pension, par un système à points. En garantissant un revenu après la « vie active », ce système par répartition a permis à la France d’afficher le taux de pauvreté le plus faible d’Europe parmi les plus de 65 ans : 8,3 % des retraités y vivent sous le seuil de pauvreté contre 15,9 % en moyenne pour l’Union européenne, et plus de 18 % en Allemagne ou au Royaume-Uni selon Eurostat.
Au contraire, dans un système à points, les travailleurs ne peuvent pas savoir au moment où ils cotisent à combien ils auront droit au moment de prendre leur retraite. Cette réforme risque fort, si elle est mise en œuvre, de faire baisser le niveau général des retraites, et d ’appauvrir une grande partie des retraités.
La stratégie du gouvernement : faire croire que le déficit est dramatique
Que dit le nouveau rapport du COR ? Que le déficit du régime actuel devrait se situer entre 8 et 17 milliards d’euros en 2025. Et ce pour l’ensemble des régimes de retraites, dans l’hypothèse que les cotisations restent fixes.
Après la publication de ces prévisions, le Premier ministre Edouard Philippe devait rencontrer les partenaires sociaux. « Je vais leur demander très simplement, très directement : voilà, il y a ça, qu’est-ce que vous proposez de faire ? Est-ce que vous considérez que l’équilibre ce n’est pas grave, on laissera plus tard à nos enfants, ils se débrouilleront, ou est-ce que vous considérez que, il y a un vrai sujet, et dans ce cas-là comment est-ce qu’on le règle ? », annonçait-il sur les ondes de France Inter le 21 novembre. Voilà donc la stratégie de com’ du gouvernement : faire croire que le trou dans le régime des retraites est dramatique.
« Ce rapport, commandé par le gouvernement, a mis en lumière sa volonté de réaliser des économies sur les pensions des actuels retraités et des personnes qui partiront à la retraite d’ici à 2025, avant même l’entrée en vigueur de son projet de régime de retraite par points », estime de son côté le collectif citoyen Nos retraites.
La réalité est bien différente. « Le système actuel a un petit déficit, de l’ordre de 10 milliards d’euros, sur 300 milliards. Il est donc somme toute équilibré », expliquait à Basta ! l’économiste Michaël Zemmour en octobre. « Il n’est pas du tout question d’un système qui serait à découvert et dont il faudrait éponger les dettes. Le problème, c’est que depuis des années, pour l’équilibrer, on fait baisser les pensions », ajoutait-il.
Des réserves prévues justement pour combler le déficit
Ce déficit n’est donc pas aussi alarmant que le gouvernement voudrait le faire croire. En plus, il pourrait être comblé. En effet, en 1999, le gouvernement socialiste de Lionel Jospin avait créé le fonds de réserve des retraites destiné justement à financer le déficit du régime des retraites à partir de 2020. Nous y sommes. Et l’argent est là. Fin 2017, le fonds de réserve disposait d’un actif de 36,4 milliards d’euros. Le double du pire scénario déficitaire envisagé. Le chiffre est justement indiqué dans le dernier rapport du COR.
Même sans faire appel à ce fonds, le déficit mis en avant depuis des semaines est « construit de toutes pièces », selon Henri Sterdyniak. Ce « pseudo déficit provient essentiellement de la baisse des ressources affectées au système, en raison de la forte baisse de la part de la masse salariale du secteur public, de la non compensation de certaines exonérations de cotisations sociales, de la baisse des transferts de l’Unedic et de la Caisse nationale des allocations familiales », défend l’économiste dans une note.
Il s’agit d’un déficit construit en grande partie par les politiques de suppression de l’emploi public et d’allègement de cotisations sociales qui profitent surtout aux employeurs. « La quasi-totalité du déficit provient donc de l’austérité salariale et de la baisse des effectifs publics. C’est la double peine : les salaires stagnent, les effectifs publics décroissent ; c’est un argument pour baisser les retraites », résume l’économiste.
Avec la réforme, les plus riches ne participeront quasiment plus à la solidarité entre générations
Il existe pourtant des propositions pour maintenir à l’équilibre le régime des retraites par répartition, sans faire baisser les pensions ou reculer l’âge de départ. Comme jouer sur le niveau des cotisations : une possibilité serait par exemple de ne pas exonérer de cotisations au régime général les plus hauts salaires.
C’est tout le contraire que propose Jean-Paul Delevoye, en charge du dossier au sein du gouvernement. Leur projet de réforme veut permettre aux salariés très aisés, ceux qui gagnent plus de 10 000 euros bruts par mois, de sortir du régime général et de ne plus participer à la solidarité entre générations. Aujourd’hui, seuls les salariés qui sont au-dessus de 27 000 euros par mois ont cette possibilité.
Dorénavant, si le projet passe, les salariés qui gagnent plus de 10 000 euros par mois – entre un demi-million et un million de personnes – ne cotiseront plus au régime général pour la part de leur salaire au-dessus de ce seuil. Plus précisément, ils n’y participeront qu’au taux de 2,8 % à partir de ce qu’ils touchent au-delà de 10 000 euros, au titre de la solidarité. Pour les travailleurs qui gagnent moins, le taux de cotisation sera de 28 %. Comme les salariés très aisés ne bénéficieront plus du régime général, cette mesure va automatiquement les pousser vers les retraites par capitalisation, vers des placements sur les marchés boursiers.
Les plus riches ne participeront donc quasiment plus au financement du régime des retraites à la hauteur de leurs très gros revenus, alors qu’ils sont ceux qui vivent plus longtemps. En France, les 5 % les plus aisés disposent d’une espérance de vie (84 ans) supérieure de 13 ans à celle des 5 % les plus pauvres (71 ans) pour les hommes, et de huit ans pour les femmes [3]. Vous pensez toujours qu’il s’agit d’une réforme juste et égalitaire ?
Rachel Knaebel
Retrouver notre dossier sur le nouveau projet
de réforme des retraites : |
Voir la réforme expliquée en BD par Emma |
Notes
[1] Voir la composition du COR ici.
[2] Voir le rapport et sa synthèse ici.
[3] Les hommes les plus pauvres ont une espérance de vie de 71 ans seulement, contre 84 ans pour les plus riches. Pour les femmes, les plus pauvres vivent en moyenne jusqu’à 80 ans, contre plus de 88 ans pour les plus aisées. Voir « L’espérance de vie par niveau de vie : chez les hommes, 13 ans d’écart entre les plus aisés et les plus modestes », Insee, févier 2018
Publié le 06/12/2019
Billets gratuits à volonté, retraite à 52 ans, faible productivité : ces clichés qui abîment l’image des cheminots
par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)
Les cheminots et leurs syndicats sont au centre du bras de fer qui s’engage sur la réforme des retraites. Une position qui leur attire nombre de commentaires médisants, et autres persiflages politico-médiatiques.
On connaissait la rumeur de la « prime charbon », dont bénéficiaient les cheminots, mais supprimée il y a un demi-siècle avec la disparition des locomotives à vapeur. Avec le mouvement social qui débute ce 5 décembre, on peut s’attendre à une multitude de commentaires médiatiques plus ou moins « experts » sur les avantages et privilèges des cheminots, forcément formidables. Voici quelques éléments pour remettre les pendules à l’heure, et éclairer les débats en plateaux (TV) comme en famille.
Cliché n°1 : des cheminots pas assez productifs
Les cheminots ne sont pas suffisamment productifs. C’est ce qu’assure un rapport de la Cour des comptes rendu public le 18 novembre, deux semaines avant le mouvement de grève du 5 décembre. Le mot revient comme un mantra dans le rapport : la politique sociale de la SNCF serait « peu favorable à la productivité ». Pourtant, les effectifs de la SNCF dédiés au train n’ont cessé de baisser : 7000 cheminots en moins depuis quatre ans, 22 000 en quinze ans. Malgré cela, les personnels de la SNCF continuent d’entretenir 30 000 km de voies ferrées, et d’y faire rouler 15 000 trains chaque jour. Ceux-ci transportent quotidiennement 5 millions de passagers, dont les trois quarts en Île-de-France. Qu’importe, de nouveaux « gains de productivité » seraient nécessaires.
Le rapport de la Cour des comptes, au-delà de ses savants ratios, n’aborde pas les conséquences sociales de cette quête de productivité, ni ses effets sur le travail réel. « C’est vraiment la gouvernance par les nombres, commente Jean-René Delépine, de la fédération Sud rail. Que veulent-ils en fait ? Que les queues s’allongent devant les guichets ? Est-ce que l’on veut de plus en plus d’accidents ferroviaires parce que l’organisation du travail est de plus en plus allégée et que de plus en plus de boucles de rattrapage sont supprimées ? » Les boucles de rattrapage, en matière de sécurité, désignent les vérifications multiples d’une même situation.
De nombreux cheminots s’inquiètent ainsi de la simplification de la procédure « départ du train » mise en œuvre à compter du 15 décembre prochain. Pour le moment, trois professionnels s’assurent que tout est en place avant que le train ne démarre : le conducteur, le contrôleur et un agent en gare. Ils ne seront bientôt plus que deux. La « productivité » y gagnera mais pas forcément la sécurité. L’agent en charge du quai disparaît. Or, celui-ci connaissait parfaitement sa gare. Il savait, par exemple, où se placer quand le quai est courbe pour avoir une visibilité parfaite pour vérifier que tout va bien, que personne, par exemple, ne reste bloquée entre le marchepied du train et le quai.
Ce sera désormais au conducteur d’anticiper ces paramètres, avec le concours du contrôleur, quand il y en a un, ce qui n’est pas toujours le cas. « Sur le papier de la Cour des comptes, ça fait X emplois en moins, dit Jean-René Delépine. Mais dans la vie réelle d’un mécano, cela fait une charge mentale qui augmente considérablement. Il va falloir qu’il connaisse les réalités physiques de chacune des gares qu’il va traverser. Il va devoir intégrer 1000 situations différentes. C’est un facteur de confusion possible, qui crée un risque d’accident supplémentaire. »
Autre conséquence : l’état de santé des agents s’est dégradé. « Les indices de morbidité [le nombre de jours d’absence des salariés pour maladie ou accident du travail, ndlr] ont augmenté au fur et à mesure que des gains de productivité étaient enregistrés », soulignait Arnaud Eymery, expert au cabinet Degest, qui a produit de nombreux rapports sur la SNCF [1].
Le rapport de la Cour des comptes mentionne bien cet absentéisme croissant, mais sans le relier aux conditions de travail réelles, de plus en plus tendues. Entre 2012 et 2017, relève la Cour, les absences pour maladie ont ainsi progressé de 10 %, passant de 17,62 jours d’arrêt par agent en 2012 à près de 19 jours en 2017. La hausse est particulièrement élevée dans les gares, là où les baisses en personnel sont les plus importantes. Par ailleurs, la fédération Sud Rail, à qui la direction refuse de fournir des chiffres, estime qu’une cinquantaine de cheminots se suicident chaque année.
Cliché n°2 : les cheminots partent en retraite à 52 ans
« L’espérance de vie augmente, les finances sont au rouge, il faut donc travailler plus longtemps. » L’argument, répété en boucle, vaut particulièrement pour les régimes dits spéciaux, dont celui des cheminots. Certains agents – chargés de la conduite des trains – peuvent effectivement partir à la retraite dès 52 ans. Mais au fil des réformes, l’écart avec les agents au régime général se réduit. Selon la fédération Sud Rail, l’âge de départ moyen est de 53,6 ans pour les agents de conduite, de 58,1 ans pour les sédentaires et de 62 ans pour les agents contractuels (15 800 d’agents contractuels, soit un peu plus de 12 % des effectifs). Pour éviter une décote de leur pension, les cheminots, comme les autres salariés, ont tendance à décaler de plus en plus leur départ en retraite.
« L’âge d’ouverture des droits à 57 ans n’existe pas à cause d’une pénibilité plus importante qu’ailleurs, mais afin de fidéliser les cheminots à la SNCF », ajoute le syndicat Sud Rail. Cette fidélisation joue un rôle important en matière de compétences et de sécurité. Ajoutons que l’espérance de vie des cheminots est inférieure à la moyenne nationale, notamment pour les personnels de l’exécution et de la traction, soit la moitié des effectifs. Ces derniers meurent quatre ans plus tôt que le reste de la population [2].
Concernant le montant moyen de la retraite des cheminots, la Cour des comptes évoque le chiffre de 2636 euros brut. Si l’on se penche sur le bilan 2018 de la caisse de retraite des agents SNCF, on constate que les pensions annuelles moyennes sont de 2106 euros brut par mois, soit 500 euros de moins que le chiffre annoncé par la Cour des comptes. Les cheminots tiennent aussi à préciser qu’ils paient une sur-cotisation de 15 % afin de financer les spécificités de leurs régimes de retraite. Si leur caisse de retraite est déficitaire (d’un peu plus de 3 milliards d’euros par an), c’est aussi parce que les actifs sont moins nombreux que les retraités.
Actuellement, on compte un cheminot actif pour deux retraités. Or, ce déficit démographique est en partie dû à la politique d’emploi de la SNCF et à la réduction des effectifs. En supprimant le statut à partir de janvier 2020, le déficit va continuer a se creuser puisque de moins en moins de personnels cotiseront à la caisse du régime spécial qui, elle, devra financer les pensions des futurs retraités encore au statut.
Cliché n°3 : le train gratuit à volonté pour toute la famille
Quand une personne est embauchée à la SNCF, elle dispose d’une carte carmillon qui lui permet de voyager sur l’intégralité du réseau sans payer son billet. Seule la réservation, quand il y en a une, est payante. Les conjoint.es et enfants peuvent également bénéficier de ces facilités de circulation, sans toutefois disposer de la carte carmillon. Selon la Cour des comptes « l’ensemble des facilités de circulation proposées aux agents et à leurs ayants droit représente une perte de chiffre d’affaires de près de 220 millions d’euros. » 1,3 million de personnes bénéficieraient de cette quasi-gratuité aux dépens des voyageurs qui, eux, paient leurs billets.
Or, il s’agit du nombre de bénéficiaires théoriques calculé à partir de l’effectif de 164 894 cheminots en activité. Dans la vie réelle, les cheminots et leurs familles ne se précipitent pas dans les TGV à longueur de week-ends. « Ce sont essentiellement les cadres qui bénéficient de ces facilités de circulation sur leur temps personnel, ceux qui partent en week-end, précise Jean-René Delépine, lui même cadre. Le cheminot lambda, qui est dans le train tout le temps, n’a pas nécessairement envie de partir le week-end en famille. »
Ces facilités de circulation servent d’abord à se rendre sur son lieu de travail, alors qu’une partie des cheminots n’a pas forcément les moyens, comme pour d’autres métiers d’intérêts général, d’habiter au cœur des grandes agglomérations. « Dans les ateliers de matériel, le tarif à l’embauche, c’est 1300 euros par mois, précise Jean-René Delépine. En plus, quand ils sont en trois huit, ils prennent de toute façon leur bagnole ! » Combien de cheminots, et d’ayants droit ne prennent jamais le train, voire ne réclament même pas leur facilité de circulation ? « Un non-recours n’a aucun impact négatif sur le chiffre d’affaires. Or l’objet du débat est de chiffrer l’impact de cet avantage en natures sur le chiffre d’affaires de la SNCF, donc son coût pour l’entreprise, qui connaît une dette très importante », nous a répondu la Cour des comptes, qui n’a donc pas évalué ce non-recours. Cela aurait pourtant permis de relativiser la position de « privilégiés » des cheminots.
La Cour des comptes a aussi entrepris d’évaluer le coût que représente l’éviction des voyageurs payants, sous-entendant que des agents SNCF prendraient leur place lors des départs en vacances, grâce à leurs billets gratuits. La réalité n’est pas tout à fait raccord avec cette conception encore une fois très négative des cheminots. « Il y a un système de contingentement qui fait que plus le train est demandé, moins il y a de places réservées pour les agents de la SNCF, précise Jean-René Delépine. On ne prend pas la place d’un client payant. »
Nolwenn Weiler
Notes
[1] Le cabinet Degest a rédigé en 2013 un rapport très documenté pour la SNCF en vue de la réforme ferroviaire de 2014. Les principales conclusions de ce rapport sont à lire ici. Le rapport est consultable là.
[2] Espérance de vie à l’âge de 60 ans : 24,9 ans pour la France entière ; 20,3 ans pour les personnels d’exécution à la SNCF, 22 pour les personnels de traction.
Publié le 05/12/2019
Le vol des grues et la fin du vieux monde -
« La véritable échéance sera donc le lundi 9 décembre. »
Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#219, (site lundi.am)
« La patience et l’ironie sont les principales vertus du révolutionnaire » (Lénine)
Dans l’histoire humaine, il y a eu des bifurcations possibles. Prendre la voie de l’autodomestication et de l’exploitation de l’homme (et en particulier, de la femme) par l’homme, n’a correspondu à aucune nécessité pour la survie de l’humanité. C’est une route qui a été imposée, voilà trois millénaires, par des contraintes d’une puissance et d’une nature dont nous n’avons aucune idée, mais dont nous savons qu’elles ont été appliquées par une extrême minorité aux dépens de la majorité des humains.
Par la suite, le capitalisme et ses lois n’ont été imposées au reste de la planète qu’au prix de génocides et de dévastations qui ont duré des siècles. De séculaires sociétés de domination existaient, comme en Chine, qui se passaient fort bien de lui et on sait que d’autres sociétés moins aliénantes et mortifères, déclarées « primitives » par leurs assassins, ont existé jusqu’à l’orée des temps moderne, où elles ont été anéanties par le capitalisme. L’histoire des soulèvement vaincus, de Spartacus au mai rampant italien, est celle de bifurcations qui auraient pu être émancipatrices, et qui ont été barrées aussitôt qu’esquissées. On peut toujours après coup, expliquer que ça ne pouvait pas se passer autrement mais il est difficile de le faire sans se rendre complice des maîtres : si les maîtres représentaient la nécessité historique, les 6000 esclaves crucifiés entre Capoue et Rome, les milliers de communards fusillés et les dizaines de milliers d’insurgés espagnols massacrés par Franco, et les millions de morts des soulèvement révolutionnaires de l’histoire, avaient tous tort. Si nous nous battons encore aujourd’hui, c’est aussi pour leur donner raison. Au-delà de leurs objectifs spécifiques proclamés, tous les soulèvements récents ou en cours sont la réaffirmation de la légitimité de l’aspiration millénaire à une société plus juste.
Aujourd’hui, en dehors d’une hyperbourgeoisie toxicomane du pouvoir et du pognon, et de sa domesticité de start-upers et de politiciens (en France, ça s’appelle la Macronie), il n’est pas rare, il est même de plus en plus fréquent de rencontrer des gens qui, après quelques instants de conversation, adhèrent à l’idée que le capitalisme est une forme sociale profondément injuste et qu’il conduit l’humanité à la catastrophe. Mais ces gens-là ajoutent aussitôt que c’est foutu et qu’il ne reste plus qu’à se résigner. Sans saisir que si c’est foutu, c’est surtout parce qu’ils se résignent.
A nous qui ne sommes pas résignés, il revient d’affronter avec passion et avec sang-froid la bifurcation possible en notre temps. Avec passion parce que l’enjeu est gigantesque : rien moins qu’un changement de civilisation à l’échelle planétaire. On ne s’opposera pas aux contre-réformes ultralibérales en obtenant quelques reculs provisoires des gouvernants. La détermination des maîtres à faire régner partout la loi de la baisse tendancielle de la valeur de nos vies est d’autant plus forte qu’ils savent parfaitement les conséquences destructrices de leurs politiques. Ils savent que la croissance de leurs profits est directement indexée sur la décroissance des ressources d’eau, d’air, de terre et de vie, et qu’il y aura toujours moins de tout ça et qu’il va falloir qu’ils se battent pour garder ce qui reste. Ce qu’ils nous promettent, c’est la gestion de la pénurie grandissante dans les atours du capitalisme vert, l’élimination des populations superflues par les guerres antiterroristes ou la noyade en méditerranée, avec, pour faire tenir tout ça, les LBD ou les balles réelles pour les rebelles, et la reconnaissance faciale pour tous.
C’est pourquoi, face à eux, notre sang-froid doit être à la hauteur du leur. S’il est important de nous fixer des échéances, il faut aussi, chaque fois, en prendre la mesure. Hormis l’élévation sans précédent du niveau de la répression, ce qui a contribué à affaiblir le mouvement des gilets jaunes, c’est peut-être la répétition de proclamations tonitruantes qui n’ont pas été tenues. On allait prendre Paris, on allait chercher Macron chez lui, on allait lancer la grève générale… Ces objectifs étaient bien sûr fixés dans la continuité de ces samedis de la fin 2018 où le feu a été mis dans les beaux quartiers et où les patrons ont appelé leur fondé de pouvoir pour lui demander de lâcher du lest. Cette victoire, déjà gigantesque comparée aux batailles perdues des dernières décennies, a donné un élan sans pareil à un mouvement toujours pas éteint. Mais celui-ci, une fois les ronds-points évacués et la nasse répressive en place sur les métropoles, n’a plus obtenu que des victoires partielles, certes appréciables (qui a entendu des milliers de voix crier « Révolution » sur les Champs Elysées tandis que le Fouquet’s brûlait sait de quoi je parle), mais sans effet d’entraînement dans le reste de la société. Chaque samedi où les objectifs ambitieux étaient démentis entraînait inévitablement un affaiblissement de l’élan.
Il faut donc aborder l’échéance du 5 décembre en gardant à l’esprit ces deux réalités : l’immensité de la tâche et les entraves déjà préparées pour nous empêcher de l’accomplir. Ces dernières, nous les avons déjà sous les yeux. Si beaucoup de syndiqués sont nos amis, nous savons que les bureaucraties syndicales, dont les salaires dépendent des financements étatiques, doivent, pour assurer leur survie, montrer qu’elles sont encore capables de maîtriser la colère qui monte sur les lieux de travail autant que dans la rue. Les appareils syndicaux défendent les exploités en tant qu’exploités, c’est pourquoi, à la fin, ils feront tout pour perpétuer l’exploitation. Si le choix de la grève reconductible a été fait sous la pression de la colère de la base, celui d’un jeudi correspond certainement à une pauvre ruse : reconduisons-donc jusqu’au week-end, après on compte bien proposer « de poursuivre la lutte sous d’autres formes ». La véritable échéance sera donc le lundi 9 décembre.
Si, le 9 décembre, suffisamment de secteurs sont encore en grève, si les forces de
l’ordre sont suffisamment occupées pour que leur tenaille sur les mouvements de rue se relâche enfin, toutes sortes de possibles s’ouvriront, y compris celui de la crise de régime. Ce ne sera certes
pas le basculement de civilisation dont la possibilité ne commencerait à s’esquisser qu’à partir du moment où les soulèvements en cours entraîneraient d’autres ébranlements, jusque dans les
métropoles chinoises et étasuniennes. C’est un processus historique qui s’étendra sans doute sur des décennies
mais ce que nous pouvons, dès la semaine prochaine, c’est contribuer à le mettre en route.
Quelle que soit l’issue immédiate des grèves à venir, nous devons en tout cas tout faire pour que soit saisie l’ampleur de l’enjeu, au-delà de la contre-réforme sur les retraites. Si la Macronie encaisse le choc, il faudra que chacun de nous sache encaisser la déception, mais pour cela, il suffit de lever les yeux au ciel et de regarder passer les grues. Voyez comme celle qui est tout à la pointe de la formation cède quand elle fatigue et comment elle est aussitôt remplacée. Comme dit un ami : « Si on savait bouger comme elles, les condés, comment qu’on les mettrait à l’amende ! ». On peut aussi y voir une autre métaphore. Chacun de nos assauts doit être semblable à celui de la grue de tête : si elle cède, elle sait qu’une autre va la remplacer. Et toutes savent qu’elles vont si loin que la destination n’est même pas encore imaginable.
Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
Publié le 04/12/2019
La torture systématique des Palestiniens dans les prisons israéliennes
Yara HAWARI (site legrandsoir.info)
Le cas récent de Samer Arbeed met une fois de plus en lumière le recours systématique à la torture contre des détenus palestiniens dans les prisons israéliennes. Des soldats israéliens ont arrêté Arbeed à son domicile à Ramallah le 25 septembre 2019. Ils l’ont sévèrement tabassé avant de l’emmener au centre de détention Al Moscobiyye à Jérusalem pour un interrogatoire. Deux jours plus tard, selon son avocat, il a été hospitalisé après avoir été violemment torturé et sa vie a été en danger pendant plusieurs semaines. Une instance judiciaire avait autorisé les services secrets israéliens, le Shin Bet, à utiliser des "méthodes exceptionnelles" pour obtenir des informations dans cette affaire sans passer par les tribunaux. Cela a amené Amnesty International à condamner le traitement subi par Arbeed que l’ONG a qualifié de "torture sanctionnée par la loi". 1
En août 2019, peu avant l’arrestation d’Arbeed, les forces d’occupation israéliennes avaient lancé une opération contre la jeunesse palestinienne et arrêté plus de 40 étudiants de l’Université de Birzeit. Les arrestations se sont multipliées après la détention d’Arbeed et, comme de nombreux étudiants se sont vu refuser l’accès à un avocat, on craint que nombre d’entre eux aient également été soumis à la torture.
Ces actes de torture ne sont pas nouveaux. Depuis la création de l’État d’Israël en 1948, l’Agence de sécurité israélienne (ISA) torture systématiquement les Palestiniens en utilisant diverses techniques. De nombreux pays ont inscrit l’interdiction de la torture dans leur législation nationale (ce qui ne l’empêche pas de demeurer une pratique répandue sous couvert de sécurité de l’État), mais Israël a pris une voie différente : il n’a pas adopté de législation nationale interdisant l’usage de la torture, et ses tribunaux ont autorisé le recours à la torture en cas de "nécessité". Cela a permis à l’ISA d’avoir toute latitude pour recourir largement à la torture contre les prisonniers politiques palestiniens.
Cet article a pour objectif de décrire la pratique de la torture dans les prisons israéliennes (au moment de l’arrestation et dans les prisons), de retracer son histoire, et d’analyser ses récents développements. S’appuyant sur les travaux de diverses organisations palestiniennes, l’article montre que la pratique de la torture, dans le système pénitentiaire israélien, est systématique et inscrite dans la loi nationale. Il propose une série de mesures claires qui permettraient à la communauté internationale de demander des comptes à Israël et de mettre un terme à ces violations.
La torture et la loi
La question de la torture occupe une place importante dans les débats sur l’éthique et la morale. Beaucoup de gens soulignent que la pratique de la torture est le signe d’une société malade et corrompue. En effet, pour pratiquer la torture, il faut ne plus rien avoir d’humain, et une fois que ce processus de déshumanisation est enclenché il n’a pas de de limites. En outre, l’excuse couramment invoquée par les appareils de sécurité pour justifier la torture, à savoir qu’elle permet d’obtenir des informations vitales, est démentie par les faits. Selon de nombreux experts de premier plan, et même des responsables de la CIA, les informations obtenues sous la torture sont généralement fausses. Les détenus avouent souvent n’importe quoi pour mettre fin à leurs souffrances.
Le régime juridique international interdit la torture en vertu du droit international coutumier ainsi que de divers traités internationaux et régionaux. L’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule ce qui suit : "Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants." Le droit international humanitaire, qui régit le comportement des parties pendant un conflit, inclut également l’interdiction de la torture. Par exemple, la troisième Convention de Genève interdit les "violences contre la vie et les personnes, en particulier le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels et la torture" ainsi que les "atteintes à la dignité personnelle, en particulier les traitements humiliants et dégradants". De plus, la Quatrième Convention stipule : "Aucune contrainte physique ou morale ne peut être exercée à l’encontre des personnes protégées, en particulier pour obtenir d’elles ou de tiers des informations.
L’interdiction de la torture est tellement absolue qu’elle est considérée comme jus cogens en droit international, ce qui signifie qu’elle ne peut faire l’objet d’aucune dérogation ni être remplacée par aucune autre loi. Pourtant, la torture continue d’être utilisée par de nombreux pays dans le monde. Amnesty International parle d’une crise mondiale, étant donné que l’ONG a documenté des violations de l’interdiction de la torture dans une large majorité des États membres des Nations-Unies au cours des cinq dernières années.
La "guerre contre le terrorisme" menée par les Etats-Unis à la suite du 11 septembre 2001 a notamment conduit à des cas d’atroce torture systématique dont les victimes ont été principalement des prisonniers arabes et musulmans. Le camp de détention de Guantanamo Bay, créé par les États-Unis en 2002 pour détenir des "terroristes", a été et reste un lieu de torture. Des images de prisonniers les yeux bandés, menottés et agenouillés au sol dans des combinaisons orange ont été partagées à travers le monde.
Pourtant, les images les plus marquantes de cette époque proviennent peut-être de la prison militaire américaine d’Abu Ghraib en Irak. Des photos et des rapports militaires fuités ont révélé que la prison était le théâtre de tortures à grande échelle, y compris le viol d’hommes, de femmes et d’enfants. L’administration étasunienne de l’époque a condamné ces actes et tenté de faire croire qu’il s’agissait d’incidents isolés. Les organisations de défense des droits de l’homme, dont Human Rights Watch, ont affirmé le contraire.
En outre, des témoignages récents d’Abou Ghraib révèlent des liens sinistres entre les techniques d’interrogatoires étasuniennes et israéliennes. Dans un mémoire, un ancien interrogateur américain en Irak a affirmé que l’armée israélienne avait formé du personnel étasunien à diverses techniques d’interrogatoire et de torture, y compris ce que l’on a appelé la "chaise palestinienne", dans laquelle un détenu est attaché à une chaise basse avec les mains liées aux pieds, ce qui le maintient dans une position accroupie. Cette pratique atrocement douloureuse a été perfectionnée sur les Palestiniens - d’où son nom - et a été adoptée par les Etasuniens en Irak.
Malgré ces scandales, très peu de mesures ont été prises pour protéger les prisonniers de guerre et la torture continue d’être justifiée au nom de la sécurité. Dans sa première interview, Donald Trump, qui venait de prêter serment en tant que président américain, a dit que, dans le contexte de la "guerre contre le terrorisme", la "torture fonctionne". La culture populaire, comme les série de télévision "24" et "Homeland", normalisent également le recours à la torture, en particulier contre les Arabes et les musulmans, et soutiennent l’idée qu’elle est justifiée par l’intérêt supérieur. Il y a également eu une augmentation récente de séries télévisées et de films mettant en scène les activités du Mossad et du Shin Bet, comme Fauda, The Spy et Dead Sea Diving Resort, qui héroïsent les activités de l’ISA tout en diabolisant les Palestiniens comme terroristes. Ces séries et films présentent au monde une image d’Israël qui lui permet de justifier ses violations du droit international, y compris la torture.
Bien qu’Israël ait ratifié la Convention contre la torture (CAT) en 1991, il ne l’a pas incorporée dans sa législation nationale. De plus, malgré l’affirmation contraire du Comité des Nations Unies, Israël affirme que la Convention contre la torture ne s’applique pas au territoire palestinien occupé. Puisqu’elle est permise dans les cas de "nécessité", Israël peut prétendre qu’il n’y a pas de crime de torture en Israël, comme il l’a fait dans l’affaire Arbeed. Cette "nécessité" a pris le nom évocateur de "bombe à retardement" qui permet à des nombreux gouvernements de justifier la torture et la violence dans des situations considérées comme urgentes.
Israël a également rendu plusieurs arrêts sur la torture qui ont conforté les activités de ses services de sécurité. Par exemple, en 1987, deux Palestiniens ont détourné un bus israélien et ont ensuite été capturés, battus et exécutés par le Shin Bet. Les médias israéliens ont reçu l’ordre de ne pas en parler, mais des détails de la torture et de l’exécution ont fuité et ont conduit à la création d’une commission gouvernementale. La commission a conclu que bien que "la pression [sur les détenus] ne doive jamais prendre la forme de torture physique... une mesure modérée de pression physique ne peut être évitée". Les recommandations de la commission ont ignoré le droit international en ne définissant pas la "mesure modérée de pression physique", et ont donné en fait au Shin Bet la liberté de torturer les Palestiniens.
Plus d’une décennie plus tard, à la suite d’une requête émanant d’organisations de défense des droits de l’homme, la Cour de justice israélienne a rendu en 1999 un arrêt stipulant que les interrogateurs de l’ISA n’étaient plus autorisés à utiliser des moyens physiques dans les interrogatoires, interdisant donc le recours à la torture. La Cour a statué que quatre méthodes courantes de "pression physique" (secousses violentes, enchaînement à une chaise dans une position de stress, accroupissement prolongé en grenouille et privation de sommeil) étaient illégales. Mais le tribunal a ajouté une clause qui donnait une échappatoire aux interrogateurs, en exonérant ceux qui se rendaient coupables de pressions physiques de toute responsabilité pénale s’ils avaient agi dans une situation de bombe à retardement ou par nécessité pour la défense de l’État – autrement dit, si le détenu était considéré comme une menace immédiate pour la sécurité publique.
La torture en tant que nécessité sécuritaire a été réaffirmée en 2017 lorsque la Haute Cour de justice israélienne a statué en faveur de Shin Bet, qui avait admis avoir commis ce qu’ils ont appelé des "formes extrêmes de pression" sur le détenu palestinien Assad Abu Ghosh. Leur justification était qu’Abu Ghosh possédait des informations sur une attaque terroriste imminente. Le tribunal a considéré qu’il s’agissait d’un "interrogatoire renforcé" plutôt que de torture, et a déclaré qu’il était justifié en raison de la doctrine de la bombe à retardement. La justice a régulièrement rendu des arrêts de ce genre.
Bien que les organisations palestiniennes de défense des droits de l’homme soumettent régulièrement des plaintes aux autorités israéliennes, elles reçoivent rarement une réponse, et lorsqu’elles en ont une, c’est souvent pour les informer que le dossier a été clos par manque de preuves. En fait, 1 200 plaintes ont été déposées contre les services de sécurité pour torture depuis 2001, mais aucun agent n’a jamais été poursuivi.
Le système pénitentiaire israélien : des lieux de torture systématique
Chaque année, le système pénitentiaire militaire israélien détient et incarcère des milliers de prisonniers politiques palestiniens, venant pour la plupart des territoires occupés en 1967. Depuis le début de l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza et de l’instauration de la loi martiale dans ces zones, Israël a détenu plus de 800 000 Palestiniens, soit 40 % de la population masculine, ou un cinquième de l’ensemble de la population.
La loi israélienne autorise également l’armée à détenir un prisonnier jusqu’à six mois sans inculpation dans le cadre d’une procédure connue sous le nom de détention administrative. Cette période peut être prolongée indéfiniment, les "charges" restant secrètes. Les détenus et leurs avocats ne savent donc pas de quoi ils sont accusés ni quelles preuves sont utilisées contre eux. Le dernier jour de la période de six mois, les personnes ainsi détenues sont informées si elles seront libérées ou si leur détention sera prolongée. Addameer, l’Association pour l’aide aux prisonniers et les droits de l’homme, a défini cette pratique comme étant en soi une forme de torture psychologique.
C’est pendant la période de détention initiale, administrative ou autre, alors que les détenus sont souvent privés de tout contact avec leur avocat et/ou les membres de leur famille, qu’ils sont soumis aux formes les plus violentes d’interrogatoire et de torture. Quand et si ils arrivent au tribunal, ils sont jugés par des militaires israéliens et se voient souvent refuser une représentation juridique adéquate. Ce système est illégal en vertu du droit international, et les groupes palestiniens et internationaux de défense des droits de l’homme ont documenté une vaste gamme de violations.
Les enfants ne sont pas épargnés par les épreuves de l’emprisonnement et de la torture dans le système militaire israélien et se voient presque toujours refuser la présence de leurs parents pendant les interrogatoires. Ce fut le cas, par exemple, en 2010, lorsque la police des frontières israélienne a arrêté Mohammed Halabiyeh, 16 ans, dans sa ville natale d’Abu Dis. Lors de son arrestation, la police lui a cassé la jambe et l’a tabassé, en lui donnant intentionnellement des coups de pied dans sa jambe blessée. Il a été interrogé pendant cinq jours consécutifs et a fait l’objet de menaces de mort et d’agression sexuelle. Il a ensuite été hospitalisé et, pendant ce temps, des agents israéliens ont continué de le maltraiter en lui enfonçant des seringues dans le corps et en lui frappant le visage. Halabiyeh a été jugé et poursuivi en tant qu’adulte, comme c’est le cas de tous les enfants palestiniens détenus de plus de 16 ans, en violation directe de la Convention relative aux droits de l’enfant 3. Israël arrête, détient et poursuit chaque année entre 500 et 700 enfants palestiniens.
Il y a actuellement 5 000 prisonniers politiques palestiniens, dont 190 enfants, 43 femmes et 425 détenus en détention administrative, dont la plupart ont été soumis à une forme de torture. Selon Addameer, les méthodes les plus couramment utilisées par le Shin Bet et les interrogateurs sont les suivantes :
- Torture positionnelle : Les détenus sont placés dans des positions de stress, souvent les mains attachées derrière le dos et les pieds enchaînés, et obligés de se plier en deux. Ils sont laissés longtemps dans cette position pendant les interrogatoires.
- Tabassage : Les détenus sont souvent battus, à la main ou à l’aide d’objets, parfois jusqu’à l’inconscience.
- Isolement cellulaire : Les détenus sont placés à l’isolement pendant de longues périodes.
- Privation de sommeil : Les détenus sont empêchés de se reposer ou de dormir et sont soumis à de longues séances d’interrogatoire.
- Torture sexuelle : Les hommes, les femmes et les enfants palestiniens sont victimes de viols, de harcèlement physique et de menaces de violence sexuelle. Le harcèlement sexuel verbal est une pratique particulièrement courante au cours de laquelle les détenus sont abreuvés de commentaires sur eux-mêmes ou sur les membres de leur famille. Ce type de torture est souvent considéré comme efficace parce que la honte qui entoure les violations sexuelles empêche les détenus de les révéler.
- Menaces sur les membres de la famille : Les interrogateurs les menacent de s’attaquer à des membres de leur famille pour les contraindre à parler. Il y a eu des cas où des membres de la famille ont été arrêtés et interrogés dans une pièce voisine pour que le détenu puisse entendre qu’on les torturait.
Les méthodes de torture ci-dessus laissent des dommages durables. Alors que la torture physique peut causer de graves dommages corporels, y compris des fractures osseuses et des douleurs musculaires et articulaires chroniques, en particulier en raison de positions de stress ou du fait d’être confiné dans un espace restreint, les dommages psychologiques peuvent être encore plus graves, et entraîner une dépression profonde et durable, des hallucinations, de l’anxiété, des insomnies et des pensées suicidaires.
De nombreux mécanismes de torture exigent la complicité des acteurs du système judiciaire militaire israélien, y compris du personnel médical qui viole ainsi le code d’éthique médicale, défini par la Déclaration de Tokyo et le Protocole d’Istanbul, qui stipule que les médecins ne doivent pas coopérer avec des interrogateurs qui pratiquent la torture, ne doivent pas partager des informations médicales avec des tortionnaires et doivent s’opposer activement à la torture. En fait, les médecins israéliens sont depuis longtemps complices de la torture des détenus et prisonniers palestiniens. Au fil des ans, les journalistes ont découvert des documents qui révèlent que des médecins ont validé des actes de torture et rédigé de fausses déclarations pour justifier des blessures causées par la torture.
Les médecins sont également complices de l’alimentation forcée – un autre mécanisme de torture, bien que moins courant, utilisé par le régime israélien. Dans le cas de l’alimentation forcée, le détenu est attaché pendant qu’on lui enfonce un tube mince dans une narine jusqu’à l’estomac. Le liquide s’écoule ensuite dans le tube pour alimenter le corps. Le personnel médical doit insérer le tube, qui peut parfois aller dans la bouche ou la trachée au lieu de l’œsophage, auquel cas il faut recommencer l’opération. Non seulement c’est très douloureux, mais cela peut aussi entraîner de graves complications médicales et même la mort.
Dans les années 1970 et 1980, plusieurs prisonniers palestiniens sont décédés des suites d’une alimentation forcée, et la Haute Cour d’Israël avait ordonné de cesser cette pratique. Mais une loi de la Knesset de 2012 a rétabli l’alimentation forcée pour briser les grèves de la faim palestiniennes. Dans une allocution prononcée devant le Premier ministre israélien en juin 2015, l’Association Médicale Mondiale a déclaré que "l’alimentation forcée est violente, souvent douloureuse, et souvent [va] à l’encontre du principe d’autonomie individuelle. C’est un traitement dégradant, inhumain, et peut équivaloir à de la torture."
Lutter contr la torture israélienne
Pour les Palestiniens, la torture n’est qu’une des facettes de la violence structurelle qu’ils subissent de la part du régime israélien, qui les enferme dans une prison en plein air et les prive de leurs droits fondamentaux. C’est aussi une question qui reçoit peu d’attention de la part de la communauté internationale, généralement parce que les autorités israéliennes utilisent l’argument de la sécurité de l’État renforcé par le discours sur la "guerre contre le terrorisme". C’est ainsi que le calvaire de Samer Arbeed, décrit par les médias israéliens comme un terroriste, a été ignoré par la plupart des États, malgré les pétitions et les pressions de nombreuses organisations palestiniennes et internationales de défense des droits humains. Comme pour les autres violations commises contre le peuple palestinien, la torture israélienne nous force à nous demander à quoi sert le droit international.
Le 13 mai 2016, le Comité contre la torture des Nations-Unies a demandé à Israël de mettre en place plus de 50 mesures à la suite d’un contrôle de son respect de la Convention contre la torture. Il a recommandé, entre autres, que tous les interrogatoires soient enregistrés et filmés, que les détenus puissent bénéficier d’examens médicaux indépendants et que la détention administrative soit levée. Il s’agit, bien entendu, de recommandations importantes, et Israël devrait être obligé de s’y conformer. Mais tout cela ne sert à rien tant que les États tiers refusent de demander des comptes à Israël pour les violations du droit international et des droits des Palestiniens.
Voici quelques mesures que pourraient prendre ceux qui œuvrent en faveur des droits des Palestiniens sur la scène internationale et nationale pour mettre fin à la nature systématique de la torture israélienne :
- Les organisations et les groupes devraient attaquer au pénal des personnes en dehors d’Israël et de la Palestine impliquées dans la torture des Palestiniens. La responsabilité peut être étendue non seulement à ceux qui commettent des actes de torture, mais aussi à ceux qui les permettent, les encouragent ou omettent de les signaler. Cela comprend les interrogateurs, les juges militaires, les gardiens de prison et les médecins. La torture étant un crime de guerre jus cogens, elle est soumise à la compétence universelle, ce qui signifie que des tiers peuvent déposer des plaintes pénales contre des individus. Si l’attaque au pénal ne résout pas nécessairement le problème de la torture systématique des Palestiniens, elle exerce une pression sur les Israéliens impliqués en limitant leurs mouvements et leurs déplacements dans d’autres pays.
- En tant que seul organe judiciaire indépendant capable de mettre fin à l’impunité concernant les violations des droits des Palestiniens, la Cour pénale internationale a la responsabilité de demander des comptes à Israël. Le Bureau du Procureur, avec toutes les informations et les rapports détaillés qui lui ont été présentés, doit ouvrir une enquête officielle sur les violations commises dans le système carcéral israélien.
- Les États signataires des Conventions de Genève et les organisations internationales de défense des droits de l’homme doivent faire pression sur le Comité international de la Croix-Rouge pour qu’il s’acquitte de son mandat de protection des détenus palestiniens et ouvre une enquête sur toute accusation de torture. 5
- La société civile et les institutions palestiniennes doivent continuer à soutenir ceux qui viennent en aide aux victimes de la torture. Elles doivent résolument s’efforcer d’accroître l’aide qui leur est apportée, et la rendre disponible dans toutes les régions de Cisjordanie et de la bande de Gaza. Il faut aussi briser le tabou autour de l’agression sexuelle et des soins thérapeutiques à y apporter. Le traitement des victimes d’agression sexuelle est souvent difficile parce qu’elles ont trop honte pour en parler, et le manque de communication rend la guérison plus incertaine. Ces actions concertées permettront aux Palestiniens et à leurs alliés de limiter la pratique de la torture profondément ancrée dans le système pénitentiaire israélien et couverte par le droit israélien, tout en aidant ceux qui en ont souffert à guérir.
L’auteur tient à remercier Basil Farraj, Suhail Taha et Randa Wahbe pour leur soutien et leur expertise dans la rédaction de cet article.
Traduction : Dominique Muselet
»» http://www.chroniquepalestine.com/torture-systematique-palestiniens-da...
Notes :
1. Cet article a été rédigé avec le soutien de la Heinrich-Böll-Stiftung. Les opinions exprimées ici sont celles de l’auteur et ne reflètent donc pas nécessairement l’opinion de la Heinrich-Böll-Stiftung.
2. Selon B’tselem, "Israël prétend ne pas être lié par le droit international relatif aux droits de l’homme dans les territoires occupés, car ils ne sont pas officiellement un territoire israélien souverain. S’il est vrai qu’Israël n’est pas souverain dans les territoires occupés, ce fait n’enlève rien à son devoir de faire respecter les dispositions internationales relatives aux droits de l’homme. Les juristes internationaux ne sont pas d’accord avec la position d’Israël sur la question, et la Cour internationale de Justice (CIJ) et tous les comités de l’ONU qui supervisent la mise en œuvre des diverses conventions relatives aux droits de l’homme ont également rejeté la position d’Israël à plusieurs reprises. Ces organismes internationaux ont affirmé à maintes reprises que les États doivent respecter les dispositions relatives aux droits de la personne partout où ils exercent un contrôle réel."
3. En 2009, Israël a créé un tribunal militaire pour mineurs chargé de poursuivre les enfants de moins de 16 ans - le seul pays au monde à le faire. Selon l’UNICEF, il utilise les mêmes installations et le même personnel judiciaire que le tribunal militaire pour adultes.
4. Le cas de Tzipi Livni en est la preuve : Livni était la ministre israélienne des Affaires étrangères lors de l’assaut de Gaza en 2009 qui a fait plus de 1 400 morts parmi les Palestiniens. La même année, un groupe d’avocats basés au Royaume-Uni a réussi à obtenir qu’un tribunal britannique émette un mandat d’arrêt contre elle. Elle a par la suite dû annuler son voyage au Royaume-Uni et a également été contrainte d’annuler son voyage en Belgique en 2017 lorsque le Bureau du Procureur belge a annoncé son intention de l’arrêter et de l’interroger sur son rôle dans cette agression.
5. Récemment, après l’arrestation et la torture de Samer Arbeed, le CICR a publié une déclaration, mais au lieu de condamner les violations israéliennes, il a condamné les activistes qui ont manifesté et occupé le bureau du CICR à Ramallah en protestation contre le silence de l’organisation sur Arbeed.
URL de cet article 35491
https://www.legrandsoir.info/la-torture-systematique-des-palestiniens-dans-les-prisons-israeliennes.html
Publié le03/12/2019
5 décembre et après : on va faire simple
« Giletjauner la grève, c’est en finir avec les finasseries. »
paru dans lundimatin#219, (site lundi.am)
Qu’attendre de cette journée de grève du 5 décembre ? Une démonstration symbolique et ordonnée qui rassurerait le pouvoir macroniste ? Le grand retour du « mouvement social » à la française ? Ou bien le point de rencontre de tous les mécontentements sur la question du travail et de la retraite mais aussi du désastre écologique, du soin et de la vie comme elle ne va plus. Parmi les centaines d’appels à la grève qui circulent dans les entreprises et sur l’internet, celui-ci a particulièrement retenu notre attention ; pour sa simplicité, comme son titre l’indique mais aussi pour la synthèse qu’il propose justement de ces différents fronts qui trament l’opposition au pouvoir actuel.
5 décembre et après : on va faire simple
Tout est très simple. C’est ça l’esprit gilet jaune. Macron dit de venir le chercher ; on va le chercher à l’Elysée. L’État nous rackette sur les routes ; on pète les radars. On en a marre de tourner en rond chez soi ; on occupe les ronds points. BFM ment ; BFM s’en mange une. On veut se rendre visibles ; on met le gilet fluo. On veut se fondre à nouveau dans la masse ; on l’enlève. Les gilets jaunes, c’est le retour de l’esprit de simplicité en politique, la fin des faux-semblants, la dissolution du cynisme.
Comme on entre dans la grève, on en sort. Qui entre frileux dans la grève, sans trop y croire ou en spéculant à la baisse sur le mouvement, comme le font toujours les centrales même lorsqu’elles font mine d’y appeler, en sort défait. Qui y entre de manière fracassante a quelque chance de fracasser l’adversaire. La grève qui vient - cela se sent dans la tension qu’elle suscite avant même d’avoir commencé - contient un élément magnétique. Depuis des mois, elle ne cesse d’attirer à elle plus de gens. Ça bouillonne dans les têtes, dans les corps, dans les boîtes. Ça craque de partout, et tout le monde craque. C’est que les choses sont simples, en fait : cette société est un train qui fonce au gouffre en accélérant. Plus les étés deviennent caniculaires, plus on brûle de pétrole ; plus les insectes disparaissent, plus on y va sur les pesticides ; plus les océans se meurent dans une marée de plastique, plus on en produit ; plus les gens crèvent la gueule ouverte, plus les rues regorgent de publicité pour des marques de luxe ; plus la police éborgne, plus elle se victimise. Au bout de ce processus de renversement de toute vérité, il y a des Trump, des Bolsonaro, des Poutine, des malins génies de l’inversion de tout, des pantins du carbofascisme. Il faut donc arrêter le train. La grève est le frein d’urgence. Arrêter le train non pas pour le redémarrer après trois vagues concessions gouvernementales. Arrêter le train pour en sortir, pour reprendre pied sur terre ; on verra bien si on reconstruit des rails qui ne passent pas, cette fois, à l’aplomb du gouffre. C’est de ça que nous aurons à discuter dans les AG, de la suite du monde pas de l’avancée des négociations. Dans chaque métier, dans chaque secteur, en médecine, dans l’agriculture, l’éducation ou la construction, quantité de gens inventent ces dernières années des techniques et des savoirs pour rendre possible une vie matérielle sur de tout autre bases. Le foisonnement des expérimentations est à la mesure de l’universel constat du désastre. L’interruption du cours réglé du monde ne signifie panique et pénurie que pour ceux qui n’ont jamais manqué de rien.
En avril 1970, quelques jours avant le première journée de la Terre, le patron de Coca Cola déclarait : « Les jeunes de ce pays sont conscients des enjeux, ils sont indignés par notre insouciance apparente. Des masses d’étudiants s’engagent et manifestent. Je félicite nos jeunes pour leur conscience et leur perspicacité. Ils nous ont rendu service à tous en tirant la sonnette d’alarme. » C’était il y a cinquante ans. Aujourd’hui, la fille d’Edouard Philippe est dans Extinction Rébellion. C’est par de tels discours, entre autres, que les capitalistes, d’année en année, ont gagné du temps, et donc de l’argent ; à la fin, ils ont gagné un demi-siècle, et nous l’avons perdu. Un demi-siècle à surseoir à la sentence que ce système a déjà prononcé contre lui-même. A un moment, il faut bien que quelqu’un l’exécute. Il faut bien que quelqu’un commence. Pourquoi pas nous, en France, en ce mois de décembre 2019 ?
Giletjauner la grève, c’est en finir avec les finasseries. La grève part du hold-up planifié sur les retraites ; elle ne s’y arrête pas. A quoi ressemblera ta retraite si ton compte en banque est plein, mais la terre en feu ? Où iras-tu à la pêche lorsqu’il n’y aura plus de poissons ? On parle d’une réforme qui s’étale sur vingt-trente ans : juste le temps qu’il faut pour que ce monde soit devenu invivable. « Pour l’avenir de nos enfants », disaient les GJ depuis le départ. Cette grève n’est pas un temps d’arrêt avant de reprendre le traintrain, c’est l’entrée dans une nouvelle temporalité, ou rien. Elle n’est pas un moyen en vue d’obtenir un recul de l’adversaire, mais la décision de s’en débarrasser et la joie de se retrouver dans l’action ou autour d’un brasero. Partout dans le monde, en ce moment, des insurrections expriment cette évidence devenue enfin consciente : les gouvernements sont le problème, et non les détenteurs des solutions. Depuis le temps qu’on nous bassine avec « les bons gestes et les bonnes pratiques » pour sauver la planète, tous les gens sensés en sont arrivés à la même conclusion : les bons gestes, c’est brûler Bayer-Monsanto, c’est dépouiller Total, c’est prendre le contrôle des dépôts de carburants, c’est occuper Radio France et s’approprier l’antenne, c’est exproprier tous les bétonneurs et braquer la Caisse des dépôts et consignations. Les bonnes pratiques, c’est assiéger les télés, c’est couler les bâtiments des pêcheries industrielles, c’est reboucher le trou des Halles, c’est tout bloquer et reprendre en main ce qui mérite de l’être. C’est la seule solution, il n’y en a pas d’autre : ni la trottinette électrique, ni la voiture à hydrogène, ni la géo-ingénierie, ni la croissance verte et les drones-abeilles ne tempéreront la catastrophe. Il n’y aura pas de transition, il y aura une révolution, ou plus rien. C’est tout le cadre qu’il faut d’abord envoyer balader si nous voulons trouver des « solutions ». Il faut briser la machine si l’on veut commencer à réparer le monde. Nous sommes enfermés dans un mode de vie insoutenable. Nous nous regardons vivre d’une manière que nous savons absurde. Nous vivons d’une manière suicidaire dans un monde qui n’est pas le nôtre. Jamais on ne nous a demandé notre avis sur aucun des aspects tangibles de la vie que nous menons : ni pour les centrales nucléaires, ni pour les centres commerciaux, ni pour les grands ensembles, ni pour l’embourgeoisement des centres-villes, ni pour la surveillance de masse, ni pour la BAC et les LBD, ni pour l’instauration du salariat, ni pour son démantèlement par Uber & co., ni d’ailleurs pour la 5G à venir. Nous nous trouvons pris en otage dans leur désastre, dans leur cauchemar, dont nous sommes en train de nous réveiller.
Plus les choses vont et plus un schisme s’approfondit entre deux réalités. La réalité des gouvernants, des medias, des macronistes fanatisés, des métropolitains satisfaits ; et celle des « gens », de notre réalité vécue. Ce sont deux continents qui s’écartent de mois en mois. La grève qui vient sonne l’heure du divorce. Nous n’avons plus rien à faire ensemble. Nous n’allons pas nous laisser crever pour vos beaux yeux, pour vos belles histoires, pour vos belles maisons. Nous allons bloquer la machine et en reprendre le contrôle point par point. Nous sommes soixante millions et nous n’allons pas nous laisser mourir de faim. Vos jours sont comptés ; vos raisons et vos mérites ont été pesés, et trouvés légers ; à présent, nous voulons que vous disparaissiez. Ça fait quarante ans que nous positivons ; on a vu le résultat. Vous vous êtes enrichis sur notre dos comme producteurs puis comme consommateurs. Et vous avez tout salopé. Pour finir, nous avons compris que la destruction des conditions de la vie sur terre n’est pas un effet malheureux et involontaire de votre règne, mais une partie de votre programme. Pour vendre de l’eau en bouteille, il faut d’abord que celle du robinet cesse d’être potable. Pour que l’air pur devienne précieux, il faut le rendre rare. Depuis le temps que les écologistes disent qu’une bifurcation est urgente, qu’il faut changer de paradigme, que nous allons dans le mur, il faut se rendre à l’évidence : cette grève est l’occasion, qui ne s’est pas présentée en 25 ans, d’engager la nécessaire bifurcation. Le moyen sérieux d’en finir avec la misère et la dévastation. La seule décroissance soutenable. Seul un pays totalement à l’arrêt a quelque chance d’afficher un bilan carbone compatible avec les recommandations du GIEC. La seule ville redevenue un peu vivable, c’est celle où les flâneurs refleurissent sur les trottoirs parce que le métro est à l’arrêt. La seule bagnole admissible, c’est celle où l’on s’entasse à six à force de prendre des autostoppeurs.
« Il n’y aura pas de retour à la normale ; car la normalité était le problème »
Publié le 02/12/2019
Pour « bien vieillir », des retraités conçoivent leur propre habitat coopératif et écologique
par Sophie Chapelle (site bastamag.net)
Elle est la première coopérative d’habitants pour personnes vieillissantes en France : Chamarel-les-Barges, dans la banlieue de Lyon. Cette expérience pionnière ouvre la voie à une autre vision du vieillissement... et de la propriété.
« Vous ne croyez pas qu’à la place des placards dans la cuisine, on pourrait mettre des tiroirs ? A nos âges, ce serait plus pratique. » Jean et Hélios hochent la tête. « Ça fait partie des choses qu’il faut discuter avec les autres », confirment-ils à Madeleine. Et d’expliquer : « Quand on a réfléchi à la conception du bâtiment, on a travaillé avec une association pour les personnes en situation de handicap, mais il y a encore des petites choses à améliorer. »
Voilà un an et demi que Jean, Hélios et Madeleine ont emménagé à Chamarel-les-Barges, la première coopérative d’habitants, en France, pour personnes vieillissantes. Ils sont dix-huit, de plus de 60 ans, à partager cet immeuble de quatre étages à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue de Lyon.
Le projet est né il y a dix ans, à la suite d’une discussion entre deux amies sur les difficultés de proches n’ayant pas anticipé leurs vieux jours. Rapidement, ils se réunissent à plusieurs, pointent les longues listes d’attente des maisons de retraite et leur coût, et entament une réflexion sur le « bien-vieillir ». Vieillissement ou pas, ils entendent rester actrices et acteurs de leur vie. Le groupe s’agrandit progressivement, avant de se lancer dans la création d’un lieu de vie. Après de multiples péripéties, ils déposent leur permis de construire en novembre 2014 et emménagent en juillet 2017.
- Pour mieux comprendre ces « péripéties », retrouvez notre précédent reportage : Une maison de retraite coopérative et écologique pour que « les vieux » ne deviennent pas « des marchandises » publié en février 2016. |
« Il y en a qui ont mis plus d’argent pour permettre à d’autres de venir avec moins »
Les résidents versent chaque mois une redevance allant de 600 euros pour un T2 à 800 euros pour un T3, bien loin des prix exorbitants des Ehpad. Ce loyer sert à rembourser les prêts contractés par la coopérative et à payer les charges. Pour ce prix, ils ont également accès à plusieurs espaces communs : les coursives, deux chambres d’amis, une salle commune avec cuisine, un atelier bricolage, une buanderie, un bureau pour l’association Chamarel, une cave, ou encore un garage à vélos. « Avant de faire les travaux, on s’était renseignés sur le prix des locations en logements neufs à Vaulx-en-Velin, rappelle Patrick. On avait convenu avec l’équipe d’architectes qu’on ne voulait pas que les loyers ici aillent au delà des prix du marché. »
Il a donc fallu faire des choix. Les coopérateurs ont par exemple renoncé aux terrasses qui coûtaient cher au profit de petits balcons. S’ils ont tenu à maintenir l’isolation du bâtiment en paille, ils ont reporté la récupération des eaux de pluie qui nécessitait un double réseau ainsi que l’installation de panneaux solaires.
« Chaque appartement a payé en moyenne 120 euros de chauffage au gaz la première année, 90 euros l’année suivante », pointe Hélios, heureux que les coopérateurs aient maintenu l’isolation écologique. Tous se félicitent de n’avoir pas augmenté la redevance depuis leur emménagement, contrairement au reste du marché immobilier. « A long terme, on voudrait démontrer que l’on peut descendre les loyers au lieu de les augmenter », espère Jean, citant l’exemple du Québec où les loyers des coopératives d’habitants seraient 20% en dessous du marché.
Si la non spéculation fait partie des valeurs qui les ont rassemblés, la solidarité financière leur tient aussi à cœur. Pour devenir résident, il faut normalement apporter 30 000 euros sous forme de parts sociales, récupérables si le résident s’en va. Une somme initiale que tout le monde ne pouvait pas acquitter. « Certains ont donc mis plus d’argent pour permettre à d’autres de venir avec moins », explique Hélios. Une manière de résoudre le problème de l’apport personnel dans les coopératives d’habitants, à mi chemin entre propriété privée et location [1]. « Nous sommes propriétaires collectivement de l’immeuble et du terrain, précise Chantal, tout en étant locataires puisque nous payons chaque mois une redevance ».
« A Chamarel, c’est le groupe qui prend les décisions »
A Chamarel-les-Barges, toutes les décisions sont prises au consensus, sur le principe « une personne égale une voix ». « Récemment, on a travaillé sur le thème des leaders et des chefs, souligne Anne. A Chamarel, c’est le groupe qui prend les décisions mais certains disent qu’il y a des chefs "naturels". C’est important de remettre ce thème là sur la table. »
A chaque étage, une coursive appartient aux quatre appartements. Les résidents y mettent des affaires en commun et y gèrent une bibliothèque. Les règles des coursives sont variables d’un étage à l’autre.
Les habitants se réunissent chaque semaine durant deux heures et demi, sauf pendant les vacances. Une assemblée générale, regroupant les 40 adhérents de l’association – dont les habitants –, se tient chaque mois. Plusieurs commissions, comme les aménagements extérieurs ou l’éducation populaire, ont été créées. Résidents et adhérents de l’association se partagent différentes responsabilités allant du nettoyage et de la gestion des espaces communs aux relations avec l’extérieur, en passant par les dossiers administratifs et financiers.
« Le jardin par exemple a entrainé pas mal de discussions intéressantes, reprend Hélios. Certains veulent faire de la permaculture, d’autres veulent des jardins bien ordonnés. » Comme dans tout immeuble, les relations peuvent être difficiles entre des habitants. Mais la coopérative n’est pas un tribunal tient à préciser Chantal. « S’il y a un conflit entre deux personnes, ce n’est pas à la coopérative de trancher. Elle est là pour que puissent s’exprimer des choses, elle peut accueillir le problème. » « Hormis le fait que l’on gère l’immeuble ensemble, pour le reste c’est notre vie privée », insiste Anne.
« Le premier départ a été un électrochoc »
Pour devenir résident, il faut être retraité et adhérent de l’association depuis au moins six mois [2]. « Cela permet de voir le fonctionnement de notre coopérative et d’apprendre à se connaitre », souligne Anne. Pour habiter dans l’immeuble, il faut ensuite être coopté par l’ensemble des résidents. Certains ont cependant décidé de quitter l’immeuble depuis leur emménagement. « Le premier départ a été un électrochoc, reconnaît Jean. Lorsqu’on a emménagé, je pensais que c’était jusqu’à la mort qu’on allait rester. La réalité est différente. »
Le fonctionnement coopératif ne correspondrait pas à tout le monde, avec un décalage possible entre ce que chacun projette et la réalité. « On peut se mettre d’accord en paroles sur plein de "mots valises" comme l’écologie, l’autogestion, la mixité sociale... Mais la mise en pratique révèle parfois des compréhensions différentes, souligne Patrick. On confronte nos idées avec des réalités qu’il faut gérer à mesure. » « Le fameux "PFH" entre en compte : le "putain de facteur humain" », plaisante Hélios, entrainant les résidents autour de la table dans un grand éclat de rire. « On peut aussi tomber amoureux de quelqu’un qui ne veut pas vivre en coopérative », intervient Patrick. Pour le moment, un appartement par an se libère en moyenne, et sept personnes sont sur liste d’attente.
« Le bien-être et l’environnement bienveillant sont des outils pour combattre la maladie »
L’ensemble de l’immeuble, équipé d’un ascenseur, a été pensé pour être fonctionnel, avec des coursives larges, des portes coulissantes, des douches italiennes, ou bien encore la possibilité d’enlever les placards sous l’évier si l’on se retrouve en fauteuil roulant. Cette préoccupation constante pour le vieillissement et un éventuel handicap s’est révélée fondamentale. Marie-Line, 63 ans, est atteinte d’une maladie neurodégénérative rare, « le syndrome de Benson ». Elle partage la vie de Jean, et tous les deux ont participé à la construction du projet dès ses débuts.
Alors que l’état de santé de Marie-Line demeure relativement stable, une équipe médicale leur a demandé des précisions sur leur environnement. « Je leur ai parlé de la coopérative, témoigne Jean. Ils ont d’abord demandé si c’était un "kolkhoze", mais plus sérieusement, on leur a expliqué notre mode de fonctionnement comme les réunions hebdomadaires. Mon épouse peut décrocher plus facilement, mais le fait que son cerveau soit obligé de travailler est un plus contre la maladie, et pour nous. Une partie de cette équipe médicale est persuadée que le bien-être dans notre appartement et l’environnement bienveillant sont des "outils" pour combattre la maladie. »
« Chercher à l’extérieur ce que l’on n’a pas ici, pour rester dynamiques »
L’ouverture sur l’extérieur est également un enjeu. Pas question de vivre en communauté repliée sur elle-même ! La commission « événementiel » a remporté un vif succès : la programmation est complète jusqu’à l’été 2020. Un spectacle a ainsi lieu toutes les six semaines dans la salle commune de l’immeuble, ouvert au public sur invitation. « Faire de la culture ici, c’est pour s’ouvrir à l’extérieur et pas pour nous auto-animer » , tient à préciser Anne qui redoute l’amalgame avec les activités proposées aux seniors dans les maisons de retraite.
« Chacun a des activités à l’extérieur. Notre idée c’est de rester très ancrés dans la vie et d’aller chercher à l’extérieur ce que l’on n’a pas ici pour rester dynamiques. » « Vaulx-en-Velin, c’est la troisième ville la plus pauvre de France. Mais elle est riche par le foisonnement de propositions dans le domaine associatif, à des prix défiant toute concurrence », appuie Chantal.
Régulièrementn d’autres groupes de retraités viennent s’informer sur le projet. Les habitants reçoivent aussi beaucoup d’étudiants. La rencontre avec des étudiants en architecture a particulièrement marqué Jean. « Ils nous ont dit qu’ils avaient saisi l’importance de placer l’habitant au centre des préoccupations de leur métier. C’est en voyant ce que nous avons fait qu’ils l’ont compris. Ça fait du bien de voir qu’on est à peu près sur la même planète. »
« Si on avait attendu d’avoir 70 ans pour se lancer, on se serait peut être découragés »
Reste la question de l’argent. Le projet a coûté au total 2,46 millions d’euros (les charges foncières, la construction, les honoraires, des frais divers comme l’accompagnement par Habicoop), ils ont bénéficié de quelques subventions notamment du conseil régional. « Il n’est pas sûr que les prochaines coopératives aient autant de chance que nous, car la situation politique a changé », prévient Jean. « Depuis l’arrivée de Laurent Wauquiez à la tête de la région, on n’a plus rien. Même chose pour Habicoop, qui ne reçoit plus de subventions », renchérit Chantal. Ils ont heureusement trouvé « la bonne personne » au sein d’une banque, le Crédit agricole, qui leur a accordé le prêt qui a tout débloqué [3].
L’anticipation est également déterminante. « Quand on a 60 ans, on se dit que l’on est trop jeunes pour commencer à penser à ce que l’on va faire après », souligne Chantal qui évoque les huit années nécessaires pour que Chamarel-les-Barges se concrétise. « Nous les premiers, si on avait attendu d’avoir 70 ans pour se lancer, on se serait peut être découragés avant. » Elle souligne le changement de mentalité à avoir concernant la question de la propriété qui est « sacrée » en France, et cette idée de « laisser quelque chose à ses enfants ». Autant d’aspects qui expliqueraient les raisons pour lesquelles il y a encore si peu de projets comme Chamarel-les-Barges.
Pour le foncier, « des municipalités étudient la possibilité d’un bail emphytéotique »
Le prix du foncier, auquel se heurtent un bon nombre de groupes voulant monter de l’habitat participatif, pourrait être l’un des leviers. « Des municipalités étudient déjà la possibilité d’un bail emphytéotique, constate Patrick. L’idée est que le foncier reste public, un bien commun. Au niveau financier, ça change tout. Il faut encourager les élus et les municipalités à le faire. On ne fera pas avancer la coopérative d’habitants si on ne s’attaque pas à la question du foncier. » [4]
Malgré ces obstacles, l’idée des coopératives d’habitants pour personnes vieillissantes essaime. Un groupe de seniors à Bègles, « les boboyaka », vient de déposer un permis de construire autour d’un habitat faisant « le pari de vieillir ensemble autrement » [5]. « On reçoit beaucoup de bandes de vieux qui se posent les mêmes questions que nous », souligne Patrick. Une délégation japonaise est même venue les rencontrer, préoccupés eux aussi par le vieillissement et l’écologie. Le 9 novembre dernier, les habitants de Chamarel-les-Bargesont accueilli leur millième visiteuse.
Sophie Chapelle
Photo de une : Une partie des habitantes et habitants de Chamarel-les-Barges. Merci à eux pour leur accueil (et pour le pot de miel, récolté sur le toit de leur immeuble !).
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Des retraités « inquiets » des conditions de vie indignes en Ehpad s’engagent auprès des soignants en lutte
Notes
[1] En 2014, les coopératives d’habitants ont obtenu un statut légal avec la loi « Alur » (loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové) mais les décrets d’application se font toujours attendre.
[2] Un critère « retraite » est lié à la convention avec la Carsat (Caisse d’Assurance Retraite et de la Santé au Travail Rhône-Alpes) qui a attribué à Chamarel-les-Barges un prêt de 612 000 euros à taux zéro sur 20 ans. Pendant ces vingt ans, seuls des retraités peuvent habiter dans le bâtiment.
[3] Le Crédit agricole a accordé à Chamarel-les-Barges un prêt de 275 000 euros remboursable sur 50 ans pour le foncier et un prêt d’un peu plus d’un million d’euros pour le bâti, sur 40 ans.
[4] Le 6 novembre 2019, le député Modem Jean-Luc Lagleize a remis au Premier ministre Édouard Philippe un rapport sur « La maîtrise des coûts du foncier dans les opérations de construction » (à télécharger ici).
Publié le 01/12/2019
Éducation. Les profs face au tableau noir de la réforme des retraites
Olivier Chartrain (site humanité.fr)
Premières victimes d’une réforme des retraites dont le gouvernement veut se saisir pour dégrader toujours plus leurs conditions de travail, les enseignants pourraient être nombreux dans la rue le 5 décembre.
Du passé, faisons table rase. « Le pacte social implicite qu’on a fait depuis des décennies dans l’éducation nationale (…) ne correspond plus à la réalité. » En quelques phrases brutales, prononcées à Rodez (Aveyron) le 3 octobre dernier, Emmanuel Macron a levé le voile sur le sort qui attend les enseignants dans le cadre de la réforme des retraites. Ceux-ci savaient déjà, de la bouche même du haut-commissaire aux retraites, Jean-Paul Delevoye, que faute d’aménagements spécifiques, ils pourraient être les plus lésés par le passage à une retraite par points. À Rodez, celui qui, avant la présidentielle de 2017, avait intitulé Révolution son livre-programme, est venu lui-même leur dire que, pour eux, plus rien n’était acquis.
Dans le style décousu et faussement populaire qu’il affectionne, Emmanuel Macron a résumé à sa façon ce qu’était ce « pacte social » qu’il s’apprête à détruire : « C’est de dire, on ne vous paie pas très bien, votre carrière est assez plate (…) mais vous avez des vacances et vous partez à la retraite avec un système qui est mieux calculé que chez beaucoup d’autres parce que c’est le système où on calcule sur les six derniers mois. » Soit, en creux, une liste presque exhaustive de tout ce que les enseignants pourraient perdre avec la réforme Delevoye, telle qu’elle est envisagée à l’heure actuelle, avec un véritable effondrement des pensions versées aux futurs profs retraités.
La principale menace vient du calcul des pensions sur l’ensemble de la carrière, et non plus sur les 6 derniers mois. En France, les enseignants sont mal payés : selon les propres chiffres du ministère de l’Éducation nationale, moins de 2 200 euros par mois en moyenne pour un professeur des écoles (mais à peine 1 600 euros pour un non-titulaire) ; dans le secondaire, 2 500 euros par mois pour un professeur certifié (mais 1 700 euros pour un non-titulaire), 3 400 euros pour un agrégé. Des rémunérations qui, selon l’Insee, sont inférieures de 25 % à celles des autres cadres de la fonction publique. Pire, selon les calculs de l’OCDE – peu suspecte d’être inféodée aux syndicats français… – le coût par élève des enseignants est inférieur en France de près d’un tiers à ce qu’il est dans les autres pays de l’OCDE !
Les différentes simulations sont sans appel
Ce qui permet aujourd’hui aux pensions des profs de leur assurer une retraite digne, c’est le système de calcul sur les 6 derniers mois (au lieu des 25 meilleures années dans le régime général et les 10 meilleures années avant la réforme de 1993), qui ne tient pas compte des débuts de carrière sous-payés, ni des éventuelles interruptions et autres temps partiels. Facteur aggravant : alors que les primes ne sont pas prises en compte dans le système actuel, elles le seraient avec le système à points. Alors que celles-ci représentent environ 30 % des rémunérations des autres catégories de fonctionnaires, elles ne pèsent qu’entre 6 % et 8 % pour les enseignants : donc pas de rattrapage non plus à attendre de ce côté.
Le résultat des différentes simulations est sans appel. Les professeurs des écoles seraient les plus touchés, notamment parce que leur temps de travail hebdomadaire (qui ne comprend que les heures officielles et non le temps effectif, bien supérieur…) leur laisse peu d’accès aux heures supplémentaires et autres primes. Selon les estimations du Snuipp-FSU, la baisse des pensions atteindrait, selon les échelons et les grades, entre 400 et 900 euros mensuels. Du côté des collèges et lycées, le Snes-FSU estime qu’il faut s’attendre à des baisses oscillant – là encore selon les statuts, les grades… – entre 275 et 525 euros. Autrement dit, à carrière et travail fourni égal, les enseignants perdraient tous entre 14 % et 32 % de leurs pensions. Quelle profession – aujourd’hui à bac + 5 – accepterait une telle dégringolade, avec des pensions atteignant parfois avec peine 1 300 euros ?
Les répercussions pourraient s’avérer encore plus dramatiques. Certaines estimations des syndicats ne tiennent pas compte d’autres facteurs qui, pour une partie non négligeable du public concerné, feraient encore chuter le niveau des droits. Car si la communication du gouvernement, en se focalisant sur le cas des fameux « régimes spéciaux » (moins de 3 % des salariés), tente de faire croire que la réforme se ferait au nom de l’égalité, pour les profs c’est tout l’inverse qui devrait se produire. La profession est en effet largement féminisée, et c’est déjà un grave facteur d’inégalités : carrières interrompues (congés maternité, congés parentaux), temps partiels, moindre recours aux heures supplémentaires… créent déjà des différences de salaires entre hommes et femmes, au détriment de ces dernières.
Or la réforme ferait tout simplement disparaître les dispositifs qui, arrivés à l’heure de la retraite, tentent de compenser – même de manière très imparfaite – ces inégalités. Plus de majoration de pension pour famille nombreuse (à partir de trois enfants), plus de trimestres de cotisation supplémentaires pour chaque naissance (quatre trimestres par enfant né avant 2004, deux trimestres pour ceux nés après cette date), plus de possibilité de prendre en compte des congés parentaux ou des temps partiels comme des temps pleins cotisés… Seule mesure proposée dans ce domaine : une majoration de pension de 5 % par enfant, attribuée à la mère ou – nouveauté – au père…
Le gouvernement se livre à un véritable chantage
Mais pour les enseignants, la fusée « réforme des retraites » comporte un deuxième étage. Et il ne s’agit pas d’un traitement de faveur, contrairement à ce que laisse entendre Jean-Michel Blanquer, qui a écrit au Sgen-CFDT (seul syndicat à ne pas appeler à la grève le 5 décembre) qu’il s’engageait « à ce que la mise en place du système universel s’accompagne d’une revalorisation salariale ». Laquelle devrait garantir aux enseignants un niveau de pension similaire à celui des corps équivalents du reste de la fonction publique. Mais ce que le ministre de l’Éducation nationale ne dit pas, Emmanuel Macron l’a laissé entendre à Rodez : il faut « repenser la carrière dans toutes ses composantes ». Autrement dit, si l’on revalorise les rémunérations pour compenser l’effondrement prévisible des pensions, « on change aussi le temps de travail et la relation au travail ». En clair : les vacances, ce scandaleux privilège, sont dans le viseur. Un décret, passé en douce cet été, a déjà validé la possibilité d’un temps de formation obligatoire pendant les congés. Pourtant, selon les propres statistiques du ministère, les enseignants consacrent en moyenne 18 jours de congé par an… au travail.
Au-delà des congés, mardi, lors d’un « briefing » réservé à des journalistes choisis, le ministre de l’Éducation a lâché quelques « pistes » : pas de revalorisation globale, donc, mais des primes, conditionnées à des missions. Comme la prime pour l’éducation prioritaire, qui serait à l’avenir attribuée au mérite. Ou la fonction de directeur en primaire, qui serait revalorisée en échange d’un statut hiérarchique que les enseignants refusent.
Si ce type de mesures pourrait aboutir à un niveau de pension correct, en apparence et en moyenne, il entraînerait en réalité une explosion des inégalités, basée sur une gestion des carrières « à la tête du client » (et de sa docilité). C’est donc à un véritable chantage que se livre le gouvernement : soit les enseignants acceptent une redéfinition complète de leur métier et de leurs carrières, ou une dégradation profonde de leurs retraites. Gageons qu’ils seront très nombreux dans la rue le 5 décembre pour refuser ce choix mortel.
Olivier Chartrain