Publié le 31/01/2019
Toni Negri: «Les gilets jaunes sont à la mesure de l’écroulement de la politique»
Par Amélie Poinssot (site mediapart.fr)
Pour le philosophe italien Antonio Negri, les gilets jaunes s’inscrivent dans une mouvance que l’on observe, en Europe et dans le monde, depuis 2011, d'Occupy Wall Street à la révolution tunisienne. « On est au bord d’une transformation mondiale », explique le théoricien de la « multitude ».
Les gilets jaunes doivent rester un contre-pouvoir et ne surtout pas se transformer en parti politique, estime Antonio Negri. Le philosophe italien, qui vit à Paris depuis 1983, observe depuis longtemps les mouvements sociaux de par le monde. Dans Assembly, son dernier ouvrage coécrit en 2018 avec Michael Hardt (non traduit en français), il donnait un cadre philosophique aux occupations de places publiques qui ont vu le jour ces dix dernières années. Dans Empire, publié avec le même auteur en 2000, il inventait le concept de « multitude », qui prend aujourd’hui une acuité particulière avec l’actualité des gilets jaunes. Le mouvement qui a démarré en France en novembre révèle, d’après lui, une nouvelle forme de lutte qui s’appuie sur la fraternité. Entretien.
Mediapart : Depuis une dizaine d’années, de nombreux mouvements de protestation ont émergé, en Europe et dans le monde, en dehors de tout parti ou organisation syndicale. Qu’est-ce que les gilets jaunes apportent de fondamentalement nouveau par rapport à cela ?
Antonio Negri : Les gilets jaunes s’inscrivent dans cette mouvance que l’on observe depuis 2011 : des mouvements qui sortent des catégories droite/gauche comme Occupy Wall Street, les Indignés, ou encore le soulèvement tunisien.
En Italie aussi les gens se sont mobilisés, tout d’abord dans les universités avec le mouvement Onda [La Vague – ndlr], puis autour des communs avec l’opposition au TAV [la ligne ferroviaire Lyon-Turin – ndlr] ou la gestion des déchets à Naples. À chaque fois, il s’agit de luttes importantes qui ne se positionnent ni à droite ni à gauche, mais qui reposent sur une communauté locale.
C’est quelque chose que l’on retrouve chez les gilets jaunes : il y a dans ce mouvement un sens de la communauté, la volonté de défendre ce qu’on est. Cela me fait penser à l’« économie morale de la foule » que l’historien britannique Edward Thompson avait théorisée sur la période précédant la révolution industrielle.
Ce qu’il y a de nouveau, toutefois, avec les gilets jaunes, c’est une certaine ouverture au concept du bonheur : on est heureux d’être ensemble, on n’a pas peur parce qu’on est en germe d’une fraternité et d’une majorité.
L’autre point important, me semble-t-il, c’est le dépassement du niveau syndical de la lutte. Le problème du coût de la vie reste central, mais le point de vue catégoriel est dépassé. Les gilets jaunes sont en recherche d’égalité autour du coût de la vie et du mode de vie. Ils ont fait émerger un discours sur la distribution de ce profit social que constituent les impôts à partir d’une revendication de départ qui était à la fois très concrète et très générale : la baisse de la taxe sur le carburant.
S’il y avait une gauche véritable en France, elle se serait jetée sur les gilets jaunes et aurait constitué un élément insurrectionnel. Mais le passage de ce type de lutte à la transformation de la société est un processus terriblement long et parfois cruel.
Comment interpréter la violence observée à l’occasion des manifestations parisiennes ? Est-elle devenue pour certains l’unique recours pour se faire entendre ?
Les gilets jaunes sont un mouvement profondément pacifique. Ils ne considèrent pas la violence comme un moyen. J’ai bien connu les mouvements sociaux en Italie dans les années 1970. À l’époque, la violence ouvrière ciblait la police, et à chaque face-à-face, entre 100 et 200 cocktails Molotov visaient les forces de l’ordre. Ce n’est pas le cas ici.
Les manifestants ne jettent pas des cocktails Molotov sur la police. Lorsque le cortège, qui se dirige des Champs-Élysées à la place de la Concorde, est bloqué par un cordon policier, c’est violent parce qu’il est empêché d’arriver devant le Palais alors que c’est parfaitement légal. C’est dans l’affrontement que naît la violence ; elle n’est pas théorisée en tant que telle comme moyen d’action.
Pour moi, il y a une différence énorme entre la culpabilité et la responsabilité. Les gens qui sont venus manifester à Paris ne sont pas venus pour taper et faire des dégâts. Ils ne sont pas responsables de cette situation.
En observant les gilets jaunes, j’ai plutôt été frappé par la fraternité de ce mouvement. Cela va au-delà de la solidarité. Ce sont des gens qui se construisent comme des frères et sœurs. Comme dans une famille, ils essaient de régler les litiges par la discussion : c’est cela, le référendum d’initiative citoyenne. Ils sont dans l’amour, dans un régime de passion. C’est un phénomène totalement nouveau, à la mesure de l’écroulement de la politique.
Est-on en train d’assister à l’émergence d’un nouveau corpus, alors que depuis l’écroulement du bloc communiste, les idées peinent à s’imposer pour faire face au rouleau compresseur du libéralisme ?
De mon côté, cela fait vingt ans que je parle de « multitude » précisément pour analyser la dissolution des anciennes classes sociales. La classe ouvrière était une classe productive, liée à une temporalité et une localisation : on travaillait à l’usine et la ville marchait au rythme de l’usine. À Turin par exemple, les tramways étaient réglés sur les horaires de la journée de travail.
Tout cela est terminé. Je ne suis pas nostalgique de cette époque, car l’usine tuait les gens. Certes, on a perdu le lien de la production, le lien de la journée de travail, le collectif. Mais aujourd’hui, on a de la coopération ; cela va plus loin que le collectif.
La multitude, ce n’est pas une foule d’individus isolés, renfermés sur eux-mêmes et égoïstes. C’est un ensemble de singularités qui travaillent, qui peuvent être précaires, chômeurs ou retraités, mais qui sont dans la coopération.
Il y a une dimension spatiale dans cette multitude : ce sont des singularités qui, pour exister, demandent à être en contact les unes avec les autres. Il ne s’agit pas seulement de quantité. C'est aussi la qualité des relations qui est en jeu.
Les syndicats sont-ils passés complètement à côté du mouvement ?
Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, a lui-même déclaré que le syndicalisme était mortel. Les syndicats sont devenus des organes d’État pour gérer les salaires et les prestations sociales. Ils n’ont aucune place au sein des gilets jaunes, sauf s’ils se mettaient à se souvenir de ce qui s’est passé il y a un siècle... Ils sont bloqués sur les catégories et la professionnalisation.
Comment comprendre la réponse de l’État et la répression policière qui a frappé les manifestants – et dont Mediapart s’est fait l’écho à travers plusieurs témoignages de victimes et à travers le travail de David Dufresne ?
Les autorités sont à la fois dans l’incompréhension totale du mouvement et dans une réaction de peur. Emmanuel Macron sait parfaitement que son pouvoir est extrêmement fragile. Le contraste est saisissant entre le vide de ses discours et la gravité de sa gestion gouvernementale. C’est un produit de la démocratie française qui est dépourvu de tout sens de la réalité.
Au fond, Macron est dans la lignée de tous les gouvernements néolibéraux en crise : ils tendent vers le fascisme. En France, les institutions sont encore suffisamment fortes pour empêcher cela, mais les méthodes et les armes de la police française sont inquiétantes. À la différence des forces de l’ordre allemandes, qui sont davantage dans la dissuasion, les policiers français sont encore sur le terrain de l’affrontement. Je l’interprète comme un élément de cette fragilisation du pouvoir.
N’y a-t-il pas là une distorsion entre, d’une part, l’aspect avant-gardiste et fondamentalement nouveau du mouvement des gilets jaunes et, d’autre part, l’aspect rétrograde de la réponse policière, qui fait penser aux méthodes des années 1960-1970 dans plusieurs pays européens ?
Tout à fait. Mais l’on ne peut pas savoir comment le mouvement des gilets jaunes va évoluer. J’observe ce qu’il se passe à Commercy : c’est très intéressant d’assister à la transformation du rond-point en groupes de travail. La mutation du mouvement ne viendra pas de l’extérieur, elle viendra des acteurs eux-mêmes. Quant à savoir s’il débouchera sur un parti politique… De mon point de vue, ce serait une erreur, même si cette voie recueillait l’assentiment de la majorité.
Espérez-vous, avec les gilets jaunes, des changements importants dans nos institutions ?
Ce mouvement me remplit d’espoir, car il met en place une forme de démocratie directe. Je suis convaincu depuis cinquante ans que la démocratie parlementaire est vouée à l’échec. J’écrivais déjà en 1963 un article où je critiquais l’état des partis politiques. Cela n’a fait que s’aggraver… Et cela se retrouve aujourd’hui à tous les niveaux : mairies, régions, États. Et bien sûr, Europe. L’Union européenne est devenue une caricature de l’administration démocratique.
Les gilets jaunes ont fait apparaître une demande réelle de participation des individus. Or, avec les moyens techniques dont nous disposons aujourd’hui, nous pouvons mettre en place une démocratie radicalement différente. Pensons aux philosophes des Lumières… Ce n’était pas des fous. Les gens qui ont inventé la démocratie étaient des gens normaux. Il faut oser penser, comme disait Kant.
On est au bord d’une transformation mondiale. Arrêtons de croire que c’est le règne de Trump et de Bolsonaro. Avec Internet et les réseaux sociaux, nous sommes entrés dans un nouveau rapport entre technologie et transformation de l’humain. Je n’ai jamais pensé que le capitalisme était uniquement une catastrophe, un monde de marchandises et d’aliénation. Le capitalisme est un univers de luttes dans lequel les gens essayent de s’approprier le produit de l’humain exploité par les patrons.
Les gilets jaunes doivent rester sur ce terrain de la lutte, plutôt que devenir un parti politique, être engloutis par le système, et se retrouver en incapacité d’agir dans cette digestion que le pouvoir ferait d’eux. J’espère qu’ils vont rester un contre-pouvoir.
Les gilets jaunes ne veulent pas de leader. Si le système parlementaire est en crise, la traversée de cette crise se fera avec de nouvelles formes d’organisation. Nous n’avons pas besoin d’un Cohn-Bendit. L’idéal serait d’arriver à une démocratie directe dans laquelle il n’y aurait pas d’intermédiaire. Les intermédiaires empêchent la transparence.
Il faut revoir nos schémas de pensée et inventer en somme…
Oui, mais dans les gilets jaunes, la pratique arrive avant la pensée. Pour comprendre ce mouvement, il faut se mettre dans une position d’humilité devant ce qui est en train de se passer. On ne pourra pas construire une formation politique comme Podemos. Ce dernier s’est d’ailleurs trouvé incapable de récupérer d’un point de vue théorique ce que les Espagnols mobilisés faisaient d’un point de vue pratique.
La création du parti se solde aujourd’hui par un échec : les principales personnalités de Podemos se plantent des couteaux dans le dos et sont en train de s’entretuer sur les noms des candidats pour les prochaines élections [le 17 janvier, l’un des fondateurs de Podemos, Iñigo Errejón, a annoncé son intention de se présenter indépendamment du parti aux régionales. Il sera candidat sur la plateforme de la maire de la capitale, Más Madrid – ndlr]. Former un parti politique, c’est la fin d’un mouvement social.
Est-ce un constat que vous faites également à propos du Mouvement Cinq Étoiles, né il y a une dizaine d’années en Italie et aujourd’hui membre du gouvernement aux côtés de la Ligue, parti d’extrême droite ?
En effet, à l’origine des Cinq Étoiles se trouvaient des gens issus des mouvements autonomes, des luttes pour les communs, mais aussi, plus tard, de la critique des réformes constitutionnelles voulues par Matteo Renzi. C’était marqué à gauche. À la différence de la France où cela a explosé d’un coup, en Italie, tout cela s’est étalé dans le temps, les gens se sont formés petit à petit.
Puis, avec leur habileté, le comique Beppe Grillo et Gianroberto Casaleggio [mort en 2016 – ndlr] ont commencé à faire un travail électoral sur ces mobilisations. Le pouvoir est progressivement passé du côté de ceux qui maîtrisaient les techniques politiques.
À partir du moment où il a cherché à gouverner, sous la direction de Luigi Di Maio, le M5S s’est complètement fourvoyé. Prendre le pouvoir n’est pas révolutionnaire. Ce qui est révolutionnaire, c’est d’être en capacité de détruire le pouvoir ou, à la limite, de le réformer.
Depuis, ce que fait le M5S au gouvernement est révoltant. Le revenu de citoyenneté universel qu’il avait promis l’an dernier pendant la campagne électorale est devenu une loi de pauvreté : le revenu n’est distribué qu’à une partie des chômeurs et il est assorti d’obligations disciplinaires. Ainsi, à la troisième offre d’emploi, le bénéficiaire est obligé de l’accepter, quelle que soit la distance à laquelle elle se trouve de son domicile.
Les Cinq Étoiles ont été rattrapés par l’avidité, la gourmandise du pouvoir. Ils ont fait alliance avec des fascistes bien réels qui sont en même temps de profonds néolibéraux. Le fascisme est le visage politique du néolibéralisme en crise. Mais il y a une justice électorale : le M5S va perdre de nombreuses voix aux élections européennes de mai prochain.
Publié le 30/01/2019
Appel de la 1ère "Assemblée des Assemblées" des Gilets Jaunes
APPEL DE LA PREMIÈRE « ASSEMBLÉE DES ASSEMBLÉES » DES GILETS JAUNES
Nous, Gilets Jaunes des ronds-points, des parkings, des places, des assemblées, des manifs, nous sommes réunis ces 26 et 27 janvier 2019 en « Assemblée des assemblées », réunissant une centaine de délégations, répondant à l’appel des Gilets Jaunes de Commercy.
Depuis le 17 novembre, du plus petit village, du monde rural à la plus grande ville, nous nous sommes soulevés contre cette société profondément violente, injuste et insupportable. Nous ne nous laisserons plus faire ! Nous nous révoltons contre la vie chère, la précarité et la misère. Nous voulons, pour nos proches, nos familles et nos enfants, vivre dans la dignité. 26 milliardaires possèdent autant que la moitié de l’humanité, c’est inacceptable. Partageons la richesse et pas la misère ! Finissons-en avec les inégalités sociales ! Nous exigeons l’augmentation immédiate des salaires, des minimas sociaux, des allocations et des pensions, le droit inconditionnel au logement et à la santé, à l’éducation, des services publics gratuits et pour tous.
C’est pour tous ces droits que nous occupons quotidiennement des ronds-points, que nous organisons des actions, des manifestations et que nous débattons partout. Avec nos gilets jaunes, nous reprenons la parole, nous qui ne l’avons jamais.
Et quelle est la réponse du gouvernement ? La répression, le mépris, le dénigrement. Des morts et des milliers de blessés, l’utilisation massive d’armes par tirs tendus qui mutilent, éborgnent, blessent et traumatisent. Plus de 1.000 personnes ont été arbitrairement condamnées et emprisonnées. Et maintenant la nouvelle loi dite « anti-casseur » vise tout simplement à nous empêcher de manifester. Nous condamnons toutes les violences contre les manifestants, qu’elles viennent des forces de l’ordre ou des groupuscules violents. Rien de tout cela ne nous arrêtera ! Manifester est un droit fondamental. Fin de l’impunité pour les forces de l’ordre ! Amnistie pour toutes les victimes de la répression !
Et quelle entourloupe que ce grand débat national qui est en fait une campagne de communication du gouvernement, qui instrumentalise nos volontés de débattre et décider ! La vraie démocratie, nous la pratiquons dans nos assemblées, sur nos ronds-points, elle n’est ni sur les plateaux télé ni dans les pseudos tables rondes organisées par Macron.
Après nous avoir insultés et traités de moins que rien, voilà maintenant qu’il nous présente comme une foule haineuse fascisante et xénophobe. Mais nous, nous sommes tout le contraire : ni racistes, ni sexistes, ni homophobes, nous sommes fiers d’être ensemble avec nos différences pour construire une société solidaire.
Nous sommes forts de la diversité de nos discussions, en ce moment même des centaines d’assemblées élaborent et proposent leurs propres revendications. Elles touchent à la démocratie réelle, à la justice sociale et fiscale, aux conditions de travail, à la justice écologique et climatique, à la fin des discriminations. Parmi les revendications et propositions stratégiques les plus débattues, nous trouvons : l’éradication de la misère sous toutes ses formes, la transformation des institutions (RIC, constituante, fin des privilèges des élus…), la transition écologique (précarité énergétique, pollutions industrielles…), l’égalité et la prise en compte de toutes et tous quelle que soit sa nationalité (personnes en situation de handicap, égalité hommes-femmes, fin de l’abandon des quartiers populaires, du monde rural et des outres-mers…).
Nous, Gilets Jaunes, invitons chacun avec ses moyens, à sa mesure, à nous rejoindre. Nous appelons à poursuivre les actes (acte 12 contre les violences policières devant les commissariats, actes 13, 14…), à continuer les occupations des ronds-points et le blocage de l’économie, à construire une grève massive et reconductible à partir du 5 février. Nous appelons à former des comités sur les lieux de travail, d’études et partout ailleurs pour que cette grève puisse être construite à la base par les grévistes eux-mêmes. Prenons nos affaires en main ! Ne restez pas seuls, rejoignez-nous !
Organisons-nous de façon démocratique, autonome et indépendante ! Cette assemblée des assemblées est une étape importante qui nous permet de discuter de nos revendications et de nos moyens d’actions. Fédérons-nous pour transformer la société !
Nous proposons à l’ensemble des Gilets Jaunes de faire circuler cet appel. Si, en tant que groupe gilets jaunes, il vous convient, envoyez votre signature à Commercy (assembleedesassemblees@gmail.com).
N’hésitez pas à discuter et formuler des propositions pour les prochaines « Assemblées des assemblées », que nous préparons d’ores et déjà.
Macron Démission ! Vive le pouvoir au peuple, pour le peuple et par le peuple.
Appel proposé par l’Assemblée des Assemblées de Commercy.
Il sera ensuite proposé pour adoption dans chacune des assemblées locales.
Publié le 29/01/2019
Grand débat: les secrets d’un hold-up
26 janvier 2019 Par Laurent Mauduit
Alors que la Commission nationale du débat public était disposée à assurer l'impartialité et la neutralité du grand débat national, l’Élysée s’y est opposé. Documents et courriels confidentiels à l’appui, Mediapart révèle la lutte menée par Emmanuel Macron pour transformer l’initiative, selon le mot de Chantal Jouanno, en une « campagne de communication ».
C’est une curieuse histoire, qui se joue le 9 janvier, et qui va lourdement peser sur le grand débat national souhaité par Emmanuel Macron, pour essayer de sortir de la crise des gilets jaunes. L’avant-veille, le 7 janvier, sous le titre « Le salaire pas très “gilet jaune” de Chantal Jouanno », La Lettre A a révélé que la présidente de la Commission nationale du débat public (CNDP) avait une rémunération de 14 666 euros brut par mois. La controverse s’est aussitôt enflammée. Et quand l’intéressée tente de s’expliquer, deux jours plus tard au micro de France Inter, elle est en réalité devenue inaudible.
Elle a beau dire que le niveau de sa rémunération relève d’un décret, lequel relève de la compétence de la puissance publique, et qu’il lui appartient éventuellement de la diminuer ; elle a beau préciser qu’elle comprend qu’un tel niveau de rémunération puisse choquer les gilets jaunes, dont les revendications portent pour beaucoup sur des questions de pouvoir d’achat… personne ne l’entend.
Et quand Chantal Jouanno annonce ce 9 janvier qu’elle reste présidente de la CNDP mais qu’elle n’assumera pas, contrairement à ce qui était prévu, le pilotage de ce grand débat national, l’opinion retient que c’est cette polémique sur sa rémunération qui est à l’origine de cette embardée catastrophique pour le pouvoir.
Et pourtant, non ! Derrière cette histoire, une autre se joue, dont personne à l’époque ne se doute. Il y a bien une rumeur persistante qui circule, et dont Mediapart se fait l’écho dans notre première enquête, selon laquelle les relations sont tendues entre le pouvoir et Chantal Jouanno, l’ex-ministre sarkozyste, le premier cherchant à se débarrasser de la seconde. Mais cela ne va pas plus loin. Et nul ne se doute que cette mise en retrait de Chantal Jouanno est surtout l’aboutissement ultime de très vives tensions entre la CNDP d’un côté, et l’Élysée et Matignon de l'autre, sur la manière de conduire ce grand débat national.
Chantal Jouanno, dont nous avons recueilli le témoignage, admet elle-même bien volontiers que ce 9 janvier, elle ne dit pas ce qu’elle a sur le cœur. Par « loyauté », dit-elle. Mais avec le recul, la présidente souhaite visiblement faire connaître sa version des faits. Pour rétablir la vérité.
L’histoire commence donc au début du mois de décembre. Emmanuel Macron a alors annoncé son intention d’ouvrir un grand débat national pour tenter de désarmer la colère des gilets jaunes et leur apporter la preuve qu’il est à l’écoute.
Le 5 décembre, Chantal Jouanno, qui préside la CNDP, dont la mission est précisément d’être le garant de la neutralité et de l’impartialité de tous les débats publics organisés dans le pays, est donc approchée. Dans un premier temps, c’est Damien Cazé, conseiller au cabinet du premier ministre, qui lui demande si elle accepterait de piloter le grand débat. Mais la demande est curieusement formulée : son interlocuteur lui demande si elle accepte de le faire « à titre personnel ». Réponse de Chantal Jouanno : c’est impossible ! Si le gouvernement veut la saisir, cela ne peut être qu’ès qualités, comme présidente de la CNDP. Il faut donc que le gouvernement respecte les procédures et fasse une saisine officielle de la CNDP.
Le sous-entendu est très clair : la CNDP est régie par des règles. Et si le gouvernement veut faire appel à elle, il devra les respecter. Comme dans tous les débats organisés par la CNDP, il ne peut y avoir de « lignes rouges », c’est-à-dire de sujets interdits. La neutralité et l’impartialité des débats devront être assurées, et c’est la CNDP qui en est nécessairement le garant – et non un ministre ou un responsable politique. Tous les intervenants dans le débat sont égaux : en clair, la parole d’un président de la République, s’il intervient, ne peut pas peser plus que celle d’un autre citoyen. Ou alors, si le président ou un ministre participe, ils ne peuvent présider la séance ni être sur une tribune ou au centre de la salle, de sorte que tous les participants soient égaux. Quant aux restitutions et au compte-rendu final des débats, c’est aussi la CNDP qui doit en avoir la maîtrise, de sorte qu’ils ne soient pas biaisés par quiconque. Toutes ces règles, la puissance publique les connaît évidemment, et le premier échange ne fait qu’y faire allusion.
Alors pourquoi Damien Cazé demande-t-il à Chantal Jouanno de piloter le grand débat « à titre personnel » ? Le gouvernement souhaite-t-il obtenir la caution de la présidente de la Commission, mais sans saisine officielle, c’est-à-dire en s’émancipant des procédures démocratiques de la commission ? Ce même 5 décembre, un autre indice peut le suggérer. Il transparaît du courriel (voir ci-dessous) que Chantal Jouanno adresse au même Damien Cazé mais aussi à Thomas Fatome, qui est le directeur adjoint de cabinet d’Édouard Philippe. Chantal Jouanno leur signale que deux ministres, Jacqueline Gourault et Muriel Pénicaud, « rencontrent demain les organisations syndicales et associations d’élus ». Et la présidente de la CNDP d’ajouter : « Elles envisagent de définir et valider avec eux la méthode et l’organisation du débat. Ceci n’est pas en cohérence avec la volonté affichée de confier à une autorité indépendante cette organisation pour en garantir la neutralité. »
En clair, il n’y a pas encore de conflit entre le pouvoir et la CNDP, mais celle-ci peut commencer à craindre que le gouvernement ne cherche à s’émanciper des règles d’un véritable débat démocratique. Quelques jours passent ensuite, sans que Chantal Jouanno n’obtienne d’éclaircissements sur la méthode retenue par le gouvernement.
Le 11 décembre, Chantal Jouanno écrit donc un nouveau courriel à Thomas Fatome et Damien Cazé, dans l’espoir d’avoir des nouvelles car l’échéance du 15 janvier, date annoncée pour le lancement du grand débat, se rapproche. « Y voyez-vous plus clair sur l’organisation du débat ? L’Élysée souhaite-t-il le piloter directement ? Si vous souhaitez l’hypothèse de la saisine de la CNDP, il faut le faire très rapidement, car nous devons activer les budgets, les équipes pour mobiliser les prestataires », leur demande-t-elle.
Dans la soirée, Damien Cazé lui apporte une drôle de réponse. Ou plutôt, il revient vers elle pour lui poser une question : « Chantal, on peut mobiliser les équipes sans saisine formelle ? Car on risque d’avoir une gouvernance un peu compliquée… » Le message, cette fois, n’est plus allusif : la formule de « gouvernance un peu compliquée » suggère que le gouvernement cherche un moyen pour ne pas effectuer de saisine de la CNDP et donc, pour échapper aux contraintes démocratiques que cela imposerait.
Le nécessaire « filtrage du rapport final »
Le 12 décembre, Chantal Jouanno confirme donc à Matignon qu’elle ne pourra piloter le grand débat que dans le cadre d’une saisine officielle de la CNDP.
Le 13 décembre, le ton commence à monter. Une réunion a lieu ce jour-là à l’Élysée, avec une délégation de la CNDP conduite par Chantal Jouanno, la secrétaire générale adjointe de l’Élysée Anne de Bayser, le conseiller spécial de Macron Ismaël Emelien, le directeur adjoint de cabinet du premier ministre et divers autres conseillers. Un premier sujet de conflit apparaît. Ismaël Emelien veut qu’il s’agisse d’un débat fermé, avec des sujets hors débat – ce qui est contraire aux principes de la CNDP. Un second sujet de désaccord apparaît quand un conseiller évoque le nécessaire « filtrage du rapport final ». Ce qui est pour la CNDP tout aussi inacceptable car les données, dans leur intégralité, doivent pouvoir être accessibles à tous, de sorte que chacun puisse vérifier la sincérité de la restitution, à la fin du débat.
Le 14 décembre, après visiblement beaucoup d’hésitations, Édouard Philippe saisit officiellement la CNDP, mais les mots utilisés par le premier ministre prolongent les ambiguïtés des jours précédents .
Dans sa lettre à Chantal Jouanno, Édouard Philippe utilise en effet ces formules : « Je souhaite que la CNDP accompagne et conseille le gouvernement dans l’organisation de ce grand débat, et que vous assuriez personnellement cette mission. » Qui donc pilotera le grand débat : la CNDP ou le gouvernement ? La formule choisie peut signifier que la CNDP n’aura qu’une mission d’assistance et que c’est le gouvernement qui sera le pilote, ce qui serait une remise en cause du principe de neutralité.
La formule selon laquelle Chantal Jouanno assurerait « personnellement cette mission » peut aussi suggérer qu’elle ne le ferait pas forcément és qualités de présidente de la CNDP mais à titre personnel, d’autant qu’elle pourrait s’appuyer pour conduire cette mission « sur une équipe interministérielle ».
Le 17 décembre, la CNDP rend sa décision, qui est publiée comme le veut la loi par le Journal officiel : « Article 1 – La Commission, autorité administrative indépendante, accepte la mission d’accompagner et de conseiller le Gouvernement dans l’organisation du Grand débat national et désigne sa Présidente, Madame Chantal Jouanno, pour qu’elle assure personnellement cette mission. Cet accompagnement se poursuivra jusqu’au lancement du débat. Article 2 – La poursuite de cette mission jusqu’à la rédaction du rapport final suppose un engagement du Gouvernement à respecter pour ce débat public les principes fondamentaux de la Commission nationale du débat public. »
Il s’agit donc d’une réponse favorable, mais à la condition que les règles du débat démocratique soient bel et bien respectées ! Car tout est là, relève Chantal Jouanno, de manière rétrospective : « Ils ne voulaient pas être contraints par les règles du débat public », confie-t-elle à Mediapart.
Le 18 décembre, pour en avoir le cœur net, Chantal Jouanno repart à la charge. Sachant qu’il y a eu une réunion de travail peu avant entre l’Élysée et Matignon, elle demande par courriel à Thomas Fatome, le directeur adjoint de cabinet à Matignon, pour lui demander qui fera le rapport final : la CNDP comme le veut ses procédures ou le gouvernement ? « Et ils ont arbitré sur CNDP jusqu’à la restitution ou seulement la mise en place ? », demande-t-elle à son interlocuteur. Réponse peu avant minuit : « Point non abordé. Reparlons-en demain. »
La formule a de quoi inquiéter Chantal Jouanno car le même jour, peu avant, une réunion a eu lieu, toujours à Matignon, au cours de laquelle on lui a dit que la CNDP piloterait le grand débat, mais qu’elle serait assistée de personnalités faisant office de garants. Ce que Chantal Jouanno a refusé, toujours pour la même raison : le garant, le seul, ne peut être que la CNDP, puisque c’est précisément sa raison d’être.
Pour lever toutes les équivoques, la CNDP transmet d’ailleurs au gouvernement ce 18 décembre « une proposition de méthode pour la conduite du Grand Débat National » (proposition qui, parmi d’autres documents, figure dans le rapport final de la CNDP, que nous examinerons plus loin).
Dans le lot de ces recommandations figure celle-ci : « Nous déconseillons fortement de préciser publiquement avant le débat les “lignes rouges”, c’est-à-dire les propositions que le gouvernement refusera quoi qu’il advienne de prendre en compte, et plus encore les sujets dont il ne veut pas débattre. L’expérience de la CNDP lui permet d’affirmer qu’afficher une telle position avant l’ouverture du Grand Débat National en videra les salles ou en radicalisera plus encore les oppositions. Un débat qui ne permet pas d’aborder l’option zéro d’un projet, c’est-à-dire son abandon, est systématiquement un échec. Par contre, il ne vous sera jamais reproché de répondre négativement et de manière argumentée. Nous déconseillons également très fortement d’utiliser les mots de pédagogie, d’explication, ou tout autre terme qui laisse à penser que les décideurs n’écoutent pas et se placent toujours dans une position de supériorité. Plus généralement, l’expérience de la CNDP permet d’affirmer que la seule pédagogie acceptable lors d’un débat est la “pédagogie réciproque” et non unidirectionnelle. Un débat renseigne toutes les parties prenantes des points de vue, des arguments et des informations dont chacun dispose. Enfin le débat ne sert pas à faire accepter les projets, mais à faire émerger leur condition de faisabilité. »
Au chapitre « Neutralité et écoute pendant le Grand Débat National » figure cette autre recommandation : « Pendant le Grand débat national, les membres du gouvernement comme les parlementaires doivent s’engager à adopter une posture d’écoute active […]. La posture d’écoute active implique de ne jamais prononcer de discours en ouverture, en clôture ou depuis une estrade, mais de répondre éventuellement aux questions posées. »
La lettre confidentielle de Chantal Jouanno à Édouard Philippe
Le 21 décembre, Chantal Jouanno sait pourtant, par l’Élysée, que le grand débat ne se déroulera pas sous le pilotage de la CNDP. L’Élysée souhaite toujours qu’elle s’implique, mais seulement à titre personnel. Par une lettre adressée ce 21 décembre à Édouard Philippe, elle lui fait donc savoir qu’elle ne peut pas se livrer à cet exercice. C’est un épisode qui était jusque-là inconnu, car on avait toujours pensé que la décision de se mettre en retrait avait été prise par Chantal Jouanno bien plus tard, le 9 janvier, dans le prolongement des polémiques sur sa rémunération. Or non : dès ce 21 décembre, Chantal Jouanno refuse la mission, telle que le gouvernement la conçoit.
Voici cette lettre qui, jusqu’à présent, n’avait donc jamais été rendue publique :
« Le cabinet du président de la République a confirmé que la CNDP n’assurera pas le pilotage opérationnel du Grand débat national, ni sa restitution, écrit Chantal Jouanno. Le gouvernement a affiché sa volonté d’être le réceptacle de ce débat, sans instance tierce. Le gouvernement est libre de ce choix. Le cabinet du président de la République m’a demandé de poursuivre à titre personnel le pilotage de l’organisation du Grand débat national, et qu’un comité soit nommé à mes côtés pour garantir que ce débat soit neutre et que sa restitution soit sincère. Après réflexion et compte tenu des échanges avec les membres de la commission, je ne peux accepter cette mission, même à titre personnel. Celle-ci n’est en effet pas détachable de l’objet même de la CNDP. Il ne serait pas compréhensible, ni justifiable, que la présidente de l’autorité administrative indépendante chargée de garantir le droit à la participation ne s’appuie pas sur celle-ci pour garantir le Grand débat national. Cette position ne manquerait pas de susciter de vives critiques au sein de la Commission qui seraient fortement pénalisantes pour le bon déroulement du débat. Ainsi, je regrette de ne pouvoir donner une suite favorable à cette proposition et souhaite que ce Grand débat national soit une belle occasion pour réconcilier la Nation et un bel exemple d’exercice démocratique. »
Panique à Matignon ! À peine la lettre arrive-t-elle à Matignon que le directeur de cabinet d’Édouard Philippe, Benoît Ribadeau-Dumas, adresse un SMS à Chantal Jouanno la priant instamment de ne pas se retirer. Et le directeur adjoint de cabinet lui téléphone, lui disant en substance : « Ne fais pas cela ! Tu vas nous ruiner. On va trouver une solution… »
Face à l’insistance de ses interlocuteurs et voulant être loyale avec le gouvernement, Chantal Jouanno ne met donc pas aussitôt à exécution ce qu’elle a dit, pensant qu’une solution sera peut-être enfin trouvée.
Le 28 décembre, elle a pourtant très vite la confirmation que son espoir est vain. Sur le site du gouvernement qui annonce le grand débat, deux phrases ont été retirées du projet initial. Un retrait lourd de sens, puisque les deux phrases disparues disaient ceci : « Le compte-rendu [du grand débat] sera réalisé par la Commission nationale du débat public » ; « C’est la Commission nationale du débat public (CNDP) qui assure la coordination opérationnelle et garantit la neutralité de l’ensemble de la démarche ». Aussitôt, Chantal Jouanno fait part au directeur de cabinet de Matignon de son inquiétude.
Le 4 janvier, Chantal Jouanno adresse un courriel au directeur de cabinet de Matignon, Benoît Ribadeau-Dumas, pour lui expliquer dans le détail les contours que pourrait prendre le grand débat national, et elle lui joint une note de travail. Mais en préalable, elle lui demande (voir ci-dessous) si le gouvernement a clarifié la question du rôle de la CNDP et de la mission : « La prochaine réunion des commissaires de la Commission nationale a lieu le mercredi 9 janvier. Il serait souhaitable que la lettre de réponse du premier ministre sur laquelle nous avons échangé avec Thomas [Fatome] puisse m’être transmis[e] d’ici là pour clarifier ce point. Ce sera la dernière séance avant le 15 janvier, date de démarrage officiel du Grand débat. »
La demande reste sans effet : le gouvernement n’apporte aucune réponse à la CNDP.
Le 7 janvier, La Lettre A sort son « indiscret » sur la rémunération de Chantal Jouanno, et des sources gouvernementales multiplient les attaques contre la présidente de la CNDP.
Le 8 janvier dans la soirée, Chantal Jouanno en vient donc à la conclusion que rien n’a changé depuis sa lettre de mise en retrait du 21 décembre, adressée à Édouard Philippe, et que le gouvernement ne veut pas être contraint par les procédures du débat public. Elle annonce donc au gouvernement qu’elle met en application ce qu’elle annonçait au premier ministre ce 21 décembre.
Le 9 janvier, Chantal Jouanno annonce publiquement qu'elle ne pilotera pas le Grand débat. La Commission nationale du débat public se réunit et ne peut qu’acter que les conditions ne sont pas réunies, puisque le gouvernement ne veut pas accepter les règles habituelles. Voici la décision de la CNDP :
Le 10 janvier, une réunion de passation du dossier a lieu entre la CNDP, dont la mission s’arrête, et le Service d’information du gouvernement (SIG). La rencontre se passe mal, et les membres de la CNDP comprennent que toute la méthodologie mise au point va voler en éclats. Alors que la CNDP défend un débat avec « des thèmes ouverts, et pas de lignes rouges », le SIG veut une « fermeture des thèmes ». Et tout est à l’avenant. Alors que la CNDP défend « une posture d’écoute du décideur », le gouvernement veut confier à deux ministres, qui seront donc juges et parties, la gestion et le pilotage du grand débat, etc. Jusqu’à la restitution qui aurait été transparente, sous la responsabilité de la CNDP, et qui va passer sous le filtre du gouvernement, au risque d’être orientée…
Le 11 janvier, la CNDP publie son rapport, dans lequel elle consigne ce qu’elle a fait – et où on lit en pointillé les désaccords sur la méthode. Voici ce rapport, intitulé « Mission d’accompagnement et de conseil pour le grand débat national » :
Ce rapport acte donc que la mission d’accompagnement de la CNDP a pris fin.
Le 25 janvier, sur LCI, Chantal Jouanno ajoute pourtant une conclusion plus personnelle :
La présidente de la CNDP fait donc entendre ses regrets : la plateforme internet préparée par la CNDP « était prête, sauf qu’en fait, ils ont tout refait », dit-elle. « On n’avait pas prévu de faire une opération de communication mais un grand débat, donc on avait prévu de faire une plateforme numérique totalement ouverte, […] où tout le monde pouvait échanger sur n’importe quel sujet. » « Le grand débat est faussé », ajoute-t-elle. « Nous n’avions pas voulu que le grand débat se résume à un questionnaire sur quatre thèmes, nous avions dit [au gouvernement] : “Aujourd’hui le grand débat se limite pour vous à la possibilité de ne débattre que des quatre thèmes et de ne répondre qu’aux questions qui sont posées par le gouvernement”, ce n’est pas ça un grand débat. »
Mots cruels, mais qui résument tout : dans l’esprit de la CNDP, le gouvernement a bel et bien pris le risque de transformer le grand débat national en « une opération de communication » au profit d’Emmanuel Macron…
La CNDF fait les constats suivants : « Considérant que tout débat public doit respecter les principes fondamentaux tels que, neutralité et indépendance des organisateurs, égalité de traitement des participants, transparence dans le traitement des résultats », la CNDP décide : « Article 1 : La Commission prend acte du retrait de sa présidente de la mission d’accompagnement et de conseil du gouvernement dans l’organisation du Grand débat national. Article 2 : La Commission constate que sa mission de conception et de mise à disposition des outils nécessaires à l’organisation du Grand débat national est accomplie. Article 3 : La Commission réitère son souhait que le gouvernement s’engage à ce que le Grand débat national se déroule dans le respect des pr
Publié le 28/01/2019
Venezuela : « On est face au risque d’une situation de guerre civile »
Entretien par Loïc Le Clerc (site regards.fr)
Mercredi, le président de l’Assemblée nationale vénézuélienne s’est auto-proclamé président du Venezuela. Juan Guaido, principal opposant à Nicolas Maduro, a rapidement reçu le soutien de Donald Trump et d’Emmanuel Macron. Une tentative de coup d’Etat que nous explique Janette Habel.
Janette Habel est chercheur à l’Institut des Hautes études de l’Amérique latine.
Regards. Que s’est-il passé ce mercredi 23 janvier au Venezuela ?
Janette Habel. C’est l’aboutissement d’une situation compliquée, tant du point de vue économique, social et politique que géopolitique. Ce qu’il s’est passé hier est extrêmement grave. On est maintenant face au risque d’une situation de guerre civile. Une partie de la population appuie Juan Guaido et une autre partie soutient le gouvernement de Maduro. Il est difficile de mesurer l’importance réciproque des deux camps.
Pour comprendre la situation actuelle, il faut remonter à la crise de 2016. La politique de Maduro n’a pas été exactement la même que celle de Chavez – sans parler de sa légitimité et de sa popularité. Le problème de Maduro, c’est qu’il est l’héritier d’une stratégie économique qui avait bénéficié d’une conjoncture extrêmement favorable. 90% des ressources du Venezuela dépendent des exportations pétrolières. Chavez a utilisé la rente pétrolière – avec un baril à 130/140 dollars – pour mener une politique très importante de transformations sociales. Le revers de la médaille, c’est que cette politique a maintenu le pays dans une dépendance au pétrole et aux importations alimentaires, de produits de première nécessité, etc. Chavez, mais surtout Maduro, aurait dû engager une politique de diversification économique. Il ne faut pas penser que ça se fait en un claquement de doigts ! Puis le pétrole est passé à 30/40 dollars le baril. La crise a été gravissime, des milliers de gens ont été obligés de quitter le pays.
Peut-on parler de tentative de coup d’Etat ?
Oui, bien sûr. On a quelqu’un qui s’auto-proclame président par intérim. D’ailleurs, le président mexicain Andrés Manuel López Obrador qualifie la manœuvre de Juan Guaido de coup d’Etat. Et c’est une tentative de coup d’Etat préparée de longue date – il y a eu des tests auparavant –, profitant de l’affaiblissement et des erreurs de Nicolas Maduro, et qui est appuyé par de nombreux gouvernements, dont Bolsonaro et Trump.
Justement, quel est le rôle des Etats-Unis et du Brésil dans cette histoire ?
Le gouvernement d’extrême droite de Jair Bolsonaro est un gouvernement qui est lui-même le produit de la politique nord-américaine de déstabilisation des gouvernements progressistes. Au Brésil, on a eu un coup d’Etat institutionnel avec la destitution de Dilma Roussef, présidente démocratiquement élue, via des mécanismes institutionnels hallucinants et une instrumentalisation de la corruption. Cela a permis de destituer Dilma Roussef, de mettre Lula en prison et de les remplacer par des gens qui sont infiniment plus corrompus. Ce qui s’est engagé, c’est une offensive – plus habile que par le passé – pour faire tomber ces gouvernements qui ont mené des politiques sociales importantes et reconquérir une hégémonie menacée par ces gouvernements et par la Chine.
« On pourrait parler du Brésil, de l’Argentine, de l’Equateur. C’est tout l’échiquier latino-américain qui est en proie à des manœuvres politiques pour faire tomber ces gouvernements. »
Emmanuel Macron, dans un tweet, qualifie l’élection de Nicolas Maduro d’« illégitime » et annonce que « l’Europe soutient la restauration de la démocratie ». Qu’en pensez-vous ?
Comment peut-on appuyer quelqu’un qui s’auto-proclame président par intérim ? Ou alors, demain, n’importe qui peut se déclarer président dans n’importe quel pays ? De plus, à l’époque, l’élection de Maduro n’avait pas été beaucoup contestée par les ONG. Ce serait beaucoup plus crédible si Emmanuel Macron et l’UE avaient pris la même position lors de l’élection de Bolsonaro. On pourrait parler du Brésil, de l’Argentine, de l’Equateur. C’est tout l’échiquier latino-américain qui est en proie à des manœuvres politiques pour faire tomber ces gouvernements. Pour le moment, c’est une réussite. C’est comme les dominos, ils tombent les uns après les autres.
Nicolas Maduro peut-il se sortir de cette situation ? Ou bien est-ce la fin du chavisme ?
L’issue sera très compliquée. Le gouvernement de Maduro bénéficie encore de l’appui de l’armée et des catégories les plus pauvres. L’élément clé de cette affaire, c’est la division ou pas de l’armée et jusqu’où l’appui populaire va se maintenir. Il y a une menace d’intervention directe – peut-être même militaire – par le biais de l’OEA (organisation des Etats américains), présidée par Luis Almagro qui est un personnage absolument réactionnaire. Et la Chine et la Russie n’ont pas encore réagi, et ils ont des investissements très importants au Venezuela. Il faut comprendre que ce n’est pas simplement une crise régionale, mais bien internationale.
Publié le 27/01/2019
De la violence médiatique - Alain Brossat
« S’il est un journal qui a su choisir son camp et abuser en toute clarté de sa position dominante depuis le début du mouvement des gilets jaunes, c’est bien Le Monde »
paru dans lundimatin#175, (site lundi.am)
Le Monde aura beau publier à retardement article sur article documentant le saut qualitatif effectué, à l’occasion de la mobilisation des gilets jaunes, dans le registre des violences policières, violences d’Etat – cela ne changera rigoureusement rien au fait vérifiable par tous et chacun que le même journal aura publié, édito après édito, au fort du mouvement et toujours à son heure, des mots, des phrases et des sentences dont il est plus qu’urgent de dévoiler le nom : violences médiatiques.
Il ne s’agit pas de se livrer ici à une quelconque surenchère verbale mais bien, comme dirait Deleuze, de produire un concept. La ou les violence(s) médiatique(s) comme concept. La violence médiatique, ce ne sont pas seulement les mots qui blessent, les mots du mépris, de l’arrogance, de l’animosité, de ce qu’il faut bien appeler la haine de classe – ici celle des élites qui ont la main sur le discours public, à l’endroit des gens d’en bas devenus rétifs à leurs jugements et à leurs injonctions. Ces mots et ces petites phrases sont partout, dans les éditos en question : « ultraviolence », « velléités insurrectionnelles choquantes et condamnables », mouvement « médiocrement contestataire » – autant de formules à l’emporte-pièce destinées à faire oublier que ce sont les manifestants qui, et de loin, paient le plus lourd tribut des « violences », c’est-à-dire, en tout premier lieu, de l’emploi par la police d’armes de guerre civile et de la mise en œuvre d’une « violence disproportionnée »...
Au plus fort de la répression qui laisse sur le carreau des centaines de blessés et de mutilés, Les éditos du Monde font bloc avec celle-ci et l’encouragent : « Le pouvoir exécutif a donc raison de s’insurger contre la stratégie du désordre que poursuivent les plus radicaux » – c’est plus qu’un blanc-seing, une exhortation, en vue d’un nouveau tour d’écrou.
Le pire, ici, ce n’est pas la prise de position politique, qui est attendue d’un journal comme Le Monde, en pareilles circonstances, ni même le ton d’animosité – disons, versaillais – contre le populo en folie, c’est le coup du mépris, ce tour perpétuel du discours dans lequel s’entend distinctement la présomption de celui qui sait et son infinie condescendance pour cette plèbe soulevée de samedi en samedi et qui persévère à dire non, en l’absence de toute structuration visible, représentation responsable, leaders à qui parler, programme en douze points, porte-paroles patentés, etc.
Le mépris, c’est le trait distinctif des dites élites néo-libérales de tout poil, et celui-ci trouve, dans la configuration dessinée par le soulèvement des gilets jaunes, l’occasion de se manifester dans toute son étendue. La manière dont, sciemment, au jour le jour, Le Monde s’acharne à monter en épingle de ces incidents et manifestations isolés (dont il serait surprenant qu’ils ne surviennent pas à l’occasion d’un mouvement de cette ampleur et de cette diversité) dans le but d’associer les gilets jaunes in toto à l’antisémitisme, au conspirationnisme et aux menées des néo-fascistes opérant désormais à visage découvert – cela, c’est vraiment la stratégie du mépris, l’art non seulement de prendre le lecteur pour un crétin, mais de surcroît de lâcher la bride à cet affect qui vient en supplément de l’animosité naturelle que nourrit la division – le mépris sans bornes pour ceux dont la vocation est de payer ses impôts sans rechigner et de prendre pour argent comptant les éléments de langage que lui sert à domicile le pouvoir médiatique ; le mépris mêlé d’indignation que suscite la levée en masse de ces invisibles, lorsqu’ils cessent de penser dans les clous et de rester à leur place.
La notion de violence médiatique prend tout son sens lorsque ce mépris infini vient s’agencer sur l’opération consistant à user de sa position plus que dominante – une hégémonie écrasante – dans l’agencement des discours sur l’événement en cours pour décrier le mouvement en étant assuré qu’aucun contrechamp ne pourra se mettre en place – l’adversaire ne disposant d’aucun moyen de riposte de même puissance. La violence médiatique c’est, dans l’ordre des discours sur l’événement en cours, l’équivalent du monopole de la maîtrise des airs que s’assure une puissance impériale lorsqu’elle affronte un ennemi rivé au sol – les Etats-Unis pendant les guerres d’Irak, la France au Sahel, etc. Une supériorité si écrasante en termes de rapports de force, de logistique et de puissance de feu que la partie hégémonique se trouve rapidement assurée qu’aucun contre-feu, qu’aucune riposte de même espèce ne risque de mettre en danger sa maîtrise de la situation.
Dans le cas de figure présent, la violence médiatique, c’est exactement cela : l’annulation de toute possibilité d’un contrechamp susceptible de faire pièce à ce qui s’impose comme le dit, le décret des élites et du pouvoir médiatique à propos de l’événement. Oh, certes, je suis libre (pour un moment encore) d’écrire sur le site confidentiel d’Ici et Ailleurs pour une philosophie nomade ou même sur LundiMatin tout le mal que je pense du dernier vibrant appel au rétablissement de l’ordre lancé par M. Fenoglio sur la dernière page du Monde, avec amorce en « une », mais c’est évidemment partir en ULM à l’assaut d’un Mirage 2000... Cause toujours, tout le monde s’en fout, tandis que l’excellent édito du susdit, lui, sera relayé par toutes les revues de presse radiophoniques du lendemain matin et dupliqué par les singes télévisuels de M. Fenoglio à longueur de journée(s)... Je peux aussi tenter le coup d’adresser une libre opinion au même journal, disant tout le mal que je pense du dernier papier du susdit encore, paré de mes titres académiques et autres... essayez – on s’en lasse vite...
La violence médiatique s’éprouve comme un tort infligé à ceux qui n’ont qu’un accès infinitésimal à la parole publique par d’autres qui se sont assuré cette « maîtrise des airs » en matière d’agencement et de profération des énoncés recevables à propos de l’événement en cours – un événement dont, précisément, le propre est de bouleverser les répartitions habituelles entre ceux qui ont vocation à parler et ceux qui sont voués à se taire : le propre d’un tel événement prolongé, c’est que, tout à coup, tout le monde a quelque chose à dire, et pas seulement l’éditorialiste du Monde, et probablement pas dans le ton de ce que cet important entend dire.
Un tort subi, donc, par la grande masse de ceux qui se sont mis en mouvement, qui se sont déplacés, qui ont brouillé les positions respectives des uns et des autres, et qui, très rapidement, apparaît comme un tort irréparable par des moyens purement discursifs – discours contre discours, mots contre mots, énoncés contre énoncés – non-violents en ce sens.
C’est dans ces conditions de radicale inégalité et asymétrie de ce qui donne « voix au chapitre » que les mots du mépris qui fleurissent sous la plume de M. Fenoglio deviennent des mots flashball, des mots qui blessent et mutilent. C’est ici, dans ces conditions, que les gens d’en-bas, ceux qui se sont mobilisés contre ce qui porte atteinte aux conditions élémentaires de la « vie vivable » se sentent insultés par l’arrogance des médias et le monopole que ceux-ci s’assurent sur la parole publique ; et qu’ils (les gens ordinaires) en viennent à éprouver le tort qui leur est infligé jour après jour, dans l’intensité de l’événement qui persévère dans son être, cette situation comme une violence vive (des voies de fait) à laquelle ils ne sauraient riposter qu’en sortant les poings de leurs poches.
Et c’est là que surviennent ces fameux incidents dont va faire son miel M. Fenoglio, ces reporters et journalistes insultés sur les ronds-points, ces caméras envoyées au diable, etc. Et il est vrai qu’il n’y a pas lieu, en principe, d’incriminer toute une profession, composée de davantage de piétons que de cavaliers de la qualité de M. Fenoglio, pour des orientations éditoriales qui sont celles d’industriels et d’idéologues, de gens de pouvoir qui se tiennent à la verticale du journaliste ordinaire... Reste qu’on a là une profession qui est fortement syndiquée et que l’on ne voit pas bien ce qui empêche les syndicats des journalistes d’un journal comme Le Monde de faire entendre leur voix lorsque les éditos de celui-ci se suivent et se ressemblent dans le registre d’une agitation qui, pour les plus avancés en âge d’entre nous, rappelle les riches heures de la presse Springer et de la presse Hersant. On ne voit pas bien ce qui les empêche – si ce n’est, comme trop souvent dans cette profession, la lâcheté ordinaire, les soucis de carrière, le fluide paralysant des avantages acquis...
La réaction spontanée de ceux d’en bas, dans le feu de l’événement, est de dire : les journaux mentent, les médias enfument, c’est l’intox à tous les étages.... Sans doute, mais il faut s’entendre sur ce qui est vraiment en cause : un journal comme Le Monde et les comparses de M. Fenoglio sur les radios et télés chiens de garde mentent rarement au sens élémentaire du mot, quand ils disent que des types vêtus d’un gilet jaune ont posé pour faire une « quenelle » collective, ils ne l’inventent pas, quand ils disent même qu’un CRS a pris un mauvais coup, c’est généralement vérifiable – le problème, c’est donc beaucoup moins le mensonge sur les faits que l’organisation, l’agencement des récits de l’événement. Le cœur du mensonge si l’on veut et, assurément, de l’intolérable, est là – dans la façon dont nous sont assénés sans relâche des récits non seulement partiaux, mais biaisés, distordus, pervers des événements – et auxquels nous (quelconque(s)) ne sommes en aucune manière en mesure de répondre, si ce n’est en tempêtant auprès de nos amis.
C’est un problème de possibilité de se faire entendre – ou non – davantage que de falsification des faits eux-mêmes, à proprement parler. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle toute l’agitation médiatique autour des dites fake news n’est qu’une diversion. Si les médiacrates entendent discuter ce qu’il en est vraiment du fake – alors, parlons-en sérieusement : les raccourcis et les délires conspirationnistes, c’est vraiment l’arbre providentiel qui cache la forêt des « vérités » administrées par les médias industriels. Soral et ses émules ne seront jamais que des enfants crétins et turbulents auprès de ceux dont le métier est de produire, quand le feu prend à la plaine, les vérités policières, au rythme même où volent les balles en caoutchouc qui éborgnent et qui mutilent.
S’il est un journal qui a su choisir son camp et abuser en toute clarté de sa position dominante depuis le début du mouvement des gilets jaunes, c’est bien Le Monde : on en a eu un témoignage éclatant lorsque, à l’occasion d’une bévue graphique, il apparut qu’un portrait de Macron, en couverture de l’inepte magazine sur papier glacé était susceptible de suggérer que celui-ci pût trouver sa place dans la généalogie suspecte des dictateurs du XXe siècle... Ce qu’à Dieu ne plaise et le plat-ventre autocritique de Fenoglio en première page fut alors digne des plus courtisanes prosternations d’Ancien régime... L’écume aux lèvres d’un côté lorsqu’il s’agit de stigmatiser « l’ultraviolence » des gilets jaunes, le nez dans la poussière de l’autre lorsqu’il s’agit de faire acte de contrition pour un montage des plus anodins, mais n’ayant pas eu l’heur de plaire du côté du Faubourg Saint-Honoré...
Mais pourquoi tant d’acharnement contre Le Monde qui n’est évidemment en l’occurrence que le sommet de l’iceberg de la vindicte exercée par les médias, radios et télés notamment, contre le mouvement en cours ? Peut-être juste qu’on ne regarde pas la télé et qu’on continue, par habitude, à feuilleter Le Monde – tout en demeurant convaincu que le résistible Fenoglio, c’est le poil du mammouth qui conduit à des violences médiatiques de plus vastes proportions, massives et compactes, celles, précisément, que se prennent en pleine poire jour après jour ceux qui, eux, regardent la télé, par habitude aussi.
Pas la peine de tourner autour du pot : aujourd’hui, du côté de ceux-celles qui sont le corps vivant et le cœur battant de la puissance de l’événement, tout le monde hait les médias et, du coup, les journalistes qui vont avec, de la même façon exactement que tout le monde hait la police et, du coup, les flics qui en sont indissociables. Plutôt que simuler une douloureuse surprise doublée d’indignation, ceux-celles qui se trouvent ici pris dans le faisceau de lumière de l’événement et s’y voient dans le mauvais rôle sont appelés à s’approprier ce concept appelé à creuser son sillon dans les temps à venir : violence médiatique.
Publié le 26/01/2019
Dans les Alpes, la neige artificielle menace l’eau potable
par Marc Laimé, (site mondediplo.net)
Développée aux États-Unis dans les années 1950, la fabrication de neige artificielle s’est répandue en Europe depuis une trentaine d’années. En France, la neige de culture, utilisée sur 120 hectares au milieu des années 1980, s’étendait vingt ans plus tard sur plus de 4 500 hectares, soit 18 % de l’ensemble du domaine skiable. Depuis, l’industrie de l’or blanc n’a cessé de mettre de nouvelles installations en service, menaçant l’ensemble du cycle hydrologique naturel, et désormais jusqu’à la production d’eau potable.
Dans les Alpes, le réchauffement des températures, estimé entre 1,6°C et 2,2°C depuis 1950, s’est accéléré depuis la fin des années 1980, entraînant la fonte des glaciers et la diminution de l’enneigement au sol, à raison de vingt cinq jours de moins par an, en moyenne.
Au début des années 2010, le Conseil général de l’Isère finance à hauteur de 100 000 euros les travaux de restructuration d’une piste de ski au sein de la station de sports d’hiver de Chamrousse. La communauté de communes du Grésivaudan, à laquelle appartient Chamrousse, a pour sa part accordé à ces mêmes travaux une subvention de 450 000 euros.
Dépassant les 10 millions d’euros, le coût des aménagements, justifié par l’objectif de « diversifier et rajeunir sa clientèle », provoque en juillet 2016 une pollution des sources qui alimentent en eau potable cinq communes voisines de Chamrousse, dont Herbeys. La consommation de l’eau du robinet est interdite durant près d’une semaine.
Pour réaliser ces travaux de grande ampleur, terrassements, défrichage, construction de bâtiments etc, la société des remontées mécaniques de Chamrousse n’a pas craint d’enfreindre une Déclaration d’utilité publique (DUP), qui interdit précisément tous les aménagements précités dans cette zone située, pour l’essentiel, dans les périmètres de protection immédiate et rapprochée des sources de Fontfroide.
Nullement rebutée par l’incident, la commune de Chamrousse, soutenue par la Caisse des dépôts et consignations, se lance, un an plus tard, dans un vaste projet de « requalification urbaine et développement économique du secteur du Recoin », qui menace à nouveau la pureté des sources de Fontfroide. En effet, la « retenue collinaire » de la Grenouillère va alimenter pour partie l’usine de fabrication de neige artificielle, à partir d’une eau de qualité médiocre. La raison : en infraction, là encore, avec un arrêté préfectoral de 2009 qui a autorisé sa construction, la Grenouillère est alimentée, non seulement par l’eau de deux ruisseaux — conformément au texte —, mais aussi par des eaux de pluie et de ruissellement, ce que l’arrêté ne prévoit nullement.
Ainsi, la retenue contribuera à fournir de l’eau pour des canons à neige d’ores et déjà implantés tout au long de la piste Olympique, jusqu’au périmètre de protection rapprochée des captages. Signalons au passage que, alors que la station compte d’ores et déjà deux « retenues collinaires » le lac des Vallons et la Grenouillère, chacune d’une capacité de 45 000 mètres cubes, la commune de Chamrousse envisage la construction d’une troisième retenue, dans le secteur de Roche Béranger, qui doublerait à elle seule la capacité de stockage.
Ainsi, dans un premier temps, et à l’issue d’une enquête publique menée au pas de charge, et en catimini, en 2016, la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), la Direction départementale des territoires (DDT) comme l’Agence régionale de santé (ARS) ont fait à plusieurs reprises référence à la DUP de 1995 pour finalement accorder, à l’unisson, leur aval aux travaux précités… pourtant strictement interdits par ce texte censé être protecteur. Mais lorsque les habitants d’Herbeys et des communes voisines mesurent la situation, les délais de recours devant la justice administrative sont déjà dépassés.
Ce n’est pas le cas lors de la nouvelle enquête publique sur les projets concernant le Recoin, dont les conclusions sont attaquées en mars 2018 devant le Tribunal administratif par l’Association de sauvegarde des eaux de Casserousse (ASEC), une association de riverains créée après les travaux de restructuration de la piste de Casserousse et l’épisode de pollution. Deux cent personnes se mobilisent. Leur action paraît d’autant plus légitime que Grenoble-Alpes Métropole, gestionnaire des captages depuis janvier 2015, a fait parvenir à la Commissaire-enquêtrice une note dans laquelle la collectivité exprime ses inquiétudes quant aux répercussions du projet sur la qualité de l’eau potable.
À raison, comme le souligne Jacques Derville, résident de la commune d’Herbeys et président de l’ASEC : « En décembre 2016, l’hydrogéologue-agréé mandaté par l’ARS écrivait dans son rapport final consacré aux mesures complémentaires exigées par la pollution persistante des sources : “Cette retenue [la Grenouillère] doit être considérée comme une ressource sensible.” »
L’alimentation de la Grenouillère par les eaux de pluie et de ruissellement est déjà effective, en violation de l’arrêté préfectoral de 2009, des engagements de Chamrousse, et des préconisations de l’hydrogéologue-expert mandaté par l’ARS. Or la commune de Chamrousse a saisi l’opportunité des travaux au Recoin pour attribuer à la Grenouillère un rôle central : - « Le bassin collecte naturellement les ruissellements du secteur ». - « Les eaux stockées dans le bassin de la Grenouillère sont pompées et refoulées vers le lac des Vallons, lequel alimente le réseau d’enneigement artificiel de la station ». - « Le système des eaux pluviales déjà mis en place (...) permettra de diriger la quasi totalité des eaux de ruissellement du Recoin vers le bassin de la Grenouillère ».
Et que nous apprend le compte-rendu du conseil municipal de Chamrousse du 3 octobre 2017, destiné à lever les réserves de la Commissaire-enquêtrice ? Que le dispositif de traitement par phytoépuration n’est pas sûr, d’une part. Que la pollution du bassin risque d’être sévère puisque la commune reconnaît que « la fauche annuelle du filtre pourrait être évacuée suivants (sic) les teneurs accumulés (sic) dans les plantes », d’autre part.
L’eau stockée dans le bassin de la Grenouillère sert donc à fabriquer de la neige de culture, une neige qui sera ensuite dispersée jusqu’au bas de la piste olympique, à l’intérieur du périmètre de protection rapprochée du captage… Les sources se trouvent par conséquent exposées au risque d’une nouvelle pollution, ne serait-ce qu’à l’occasion d’une contamination accidentelle de l’eau utilisée pour la neige artificielle.
Dans un rapport de l’AFFSET daté de 2008, les risques permanents liés à l’usage de la neige artificielle étaient déjà soulignés :
« Considérant la vulnérabilité aux pollutions des aquifères et des captages d’eau potable en zone de montagne, notamment ceux localisés au sein des domaines skiables, voire à proximité immédiate des pistes, les experts mentionnent que la fonte d’une neige de culture de mauvaise qualité microbiologique peut impacter la qualité sanitaire de l’eau destinée à la production d’eau destinée à la consommation humaine ».
L’association décide aussi d’adresser un « recours hiérarchique » à la ministre de la santé, Mme Agnès Buzin, et demande à M. Olivier Véran, neurologue, député grenoblois LREM et rapporteur général du budget des affaires sociales, de bien vouloir le transmettre au cabinet de la ministre. Contenant des critiques en règle de l’ARS, ce courrier ne quittera jamais Grenoble. Un autre recours, adressé cette fois à M. Nicolas Hulot, tout aussi critique à l’égard des services de l’État, subira le même sort.
Dans le même temps, en réponse à un courrier du député, l’ARS ne craint pas d’affirmer, dans une lettre signée par le préfet, que ce qu’il convient de faire désormais, c’est de... veiller à la bonne application de la DUP de 1995 ! Eu égard aux lenteurs de la justice administrative, les usagers décident dès lors de déposer, à la rentrée 2018, une plainte devant la justice pénale. Pour l’étayer, ils sollicitent la communication des résultats d’analyses effectuées dans la retenue d’eau concernée, dite de la Grenouillère.
Un document révélateur. Il mentionne plusieurs points de prélèvements « dans le lac », en omettant de préciser où Ils sont précisément situés. On espère que ce n’est pas à proximité d’un des deux ruisseaux alimentant la retenue, comme le tuyau d’alimentation collectant les eaux de ruissellement du Recoin de Chamrousse, tuyau qui y a été installé en dépit de l’avis négatif de l’hydrogéologue agréé et mandaté par l’ARS elle-même.
Autre étrangeté, ledit rapport mentionne que l’analyse des prélèvements effectués atteste que l’eau est conforme à la « qualité baignade », alors même qu’un panneau bien en évidence au bord de la retenue stipule… que la baignade y est interdite. Et sans compter que les critères de qualité des eaux de baignade n’ont rien à voir avec ceux de l’eau potable.
Là encore, l’ARS n’y trouve rien à redire, et se montre très rassurante, alors qu’un profane voit immédiatement que plusieurs résultats sont « en dehors des clous » et paraissent inquiétants pour la santé publique. Nos usagers découvrent ensuite que les prélèvements effectués à la demande de l’ARS ont en réalité été effectués par un laboratoire privé, mobilisé par Veolia qui gère l’eau potable dans la station.
Début décembre 2018, l’association d’usagers sollicite l’ensemble des acteurs concernés pour organiser une réunion publique dans le village d’Herbeys, afin d’y évoquer les risques de pollution de l’eau par la neige artificielle. Dans les quarante-huit heures qui suivent, l’ARS et les services de l’eau de Grenoble-Alpes-Métropole lui adressent les éléments qu’elle réclamait en vain depuis de longs mois, précisant de surcroît que le nombre d’analyses sera sensiblement augmenté, et porté à… un prélèvement par mois en période de fonctionnement des canons à neige.
L’environnement au risque de l’artificialisation
En 2016, les stations de ski françaises diffusaient déjà l’équivalent de 600 litres de neige artificielle par seconde pour produire 19 millions de mètres cubes de neige artificielle chaque année. Le procédé est simple : il consiste à expulser de l’eau dans l’air ambiant par l’intermédiaire de canons à neige ou de perches lorsque la température est négative, afin qu’elle se transforme en cristaux de glace avant d’atteindre le sol.
Pour ce faire, l’eau est mise en contact avec des « germes » (1) fabriqués en mélangeant eau et air comprimé. Le liquide va alors se fractionner en micro gouttelettes qui vont rapidement geler. Elles doivent être minuscules, environ 0,5 mm, pour pouvoir geler le plus vite possible. Et ce sont ces cristaux que l’on va mélanger à nouveau avec de l’eau pour la faire geler elle-même. Le résultat sort des canons à neige sur les pistes.
Le fonctionnement des canons mobilise de très importantes ressources en eau. Il faut 1 mètre cube d’eau pour 2 mètres cube de neige, ce qui, pour un hectare de neige fabriquée sur une épaisseur de 60 cm, nécessite 4 000 mètres cubes d’eau, soit un peu moins de deux piscines olympiques à l’hectare. Ces installations sont tout aussi gourmandes en énergie : 10 000 canons à neige consomment 108 millions de kWh (2).
La production à cette échelle nécessite donc d’énormes quantités d’eau et d’énergie. Cela nécessite de construire des canalisations, des centrales, installer des canons le long des pistes, engendrant de très lourds investissements, avec un impact majeur sur la ressource en eau. Deux solutions s’offrent aux collectivités : soit créer des retenues d’eau, aux dépens de zones humides, soit prélever dans les barrages ou les lacs de montagne au risque d’entrer en conflit avec d’autres usages de l’eau. Sachant qu’il fait parfois trop chaud pour que les canons à neige puissent fonctionner correctement.
Les premiers canons sont apparus dans les Vosges à la fin des années 1960. Mais c’est surtout à partir du début des années 1990, après trois hivers sans neige, que les stations ont commencé à s’équiper massivement.
En 2009, un rapport du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) estimait à 20 % le nombre de pistes équipées de canons à neige. « Cette dynamique s’est non seulement poursuivie mais accélérée, assure Pierre Spandre, chercheur à l’Irstea. Dorénavant, 30 % des surfaces de pistes sont équipées, et d’après nos estimations, ce chiffre devrait grimper à plus de 40 % en 2020. »
Pour éviter des conflits autour de la ressource en eau, les nivoculteurs ont trouvé la parade : la multiplication de « retenues collinaires », qui stockent l’eau de pluie ou de ruissellement depuis la saison précédente.
Une étude de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse, portant sur plus d’une centaine de stations dotées de canons à neige, a confirmé que cette eau est puisée pour moitié dans des retenues artificielles aménagées à cet effet — les « retenues collinaires » alimentées par des ruisseaux ou par pompage —, mais aussi, pour 30 %, dans les cours d’eau eux-mêmes et, pour les 20 % restants, dans les réseaux d’eau potable. Même si les cas de pénurie d’eau demeurent rares jusqu’à présent, cette situation risque de conduire à des difficultés d’approvisionnement pendant la saison hivernale, au moment où les cours d’eau sont à l’étiage et où la fréquentation touristique des stations culmine, selon nombre d’experts.
S’il fallait à l’avenir enneiger l’ensemble du domaine alpin, ce sont en effet près de 100 millions de mètres cube qui devraient être mobilisés, l’équivalent de la consommation annuelle d’une agglomération de 1,5 million d’habitants.
Or la multiplication de ces bassins d’altitude n’est pas sans conséquences. Portant atteinte au paysage, ces retenues sont souvent construites sur des zones humides, dont l’utilité pour le bon fonctionnement des écosystèmes est reconnue. « Construites sur des terrains qui ne sont pas forcément stables, ces retenues peuvent présenter des risques pour la sécurité en cas de défaut de surveillance », ajoute Michel Badré.
Paul Voirin, résident dans la petite station de Carroz d’Arrache, s’interroge quant à lui sur d’autres sources de pollutions potentielles :
« Certains captages d’eau de notre commune sont situés à proximité des pistes et ne semblent avoir nécessité jusqu’à aujourd’hui aucune obligation de contrôle spécifique lié à ce type d’activité.
Étant moi-même “ski-man”, je me rends bien compte de la quantité importante de paraffine et autres produits d’entretien que je mets sur les skis. Depuis quelques années, on trouve des farts à base de graisse animale mais leurs effets sur la santé et l’environnement sont-ils vraiment meilleurs que les farts “classiques” ? De plus, leur usage reste minoritaire à ce jour.
Par ailleurs, les remontées mécaniques de la station nécessitent l’utilisation de graisses qui se dispersent progressivement dans l’environnement, d’où le besoin de graisser régulièrement. L’usure des pièces, notamment les galets, crée de la poussière qui s’infiltre dans les sols. Ces deux éléments sont d’ailleurs clairement visibles l’hiver avec les traces noires présentes sous les pylônes de télésiège.
On peut également penser aux explosifs utilisés par les pisteurs ou encore les polluants émis par les dameuses (graisses et résidus de carburant, poussières d’usure des matériaux, etc.)
Toutes ces sources potentielles de pollution devraient conduire à s’interroger quant à la qualité de nos ressources en eau. »
2016 : Laurent Wauquiez investit 50 millions d’euros dans la neige artificielle
La région Auvergne Rhône-Alpes va investir 50 millions d’euros dans les six ans à venir pour aider les stations de ski à équiper leurs pistes en enneigement artificiel, annonçait-elle le 2 mai 2016.
« L’objectif, c’est de générer un plan d’investissement sur la neige de 200 millions d’euros. La région apportera 50 millions sur la durée du mandat, dont 10 millions en 2016 », déclarait à l’AFP Laurent Wauquiez, président (LR) de la région, à l’occasion du lancement du plan « neige stations » à Lans-en-Vercors (Isère). La région financera 25 % des investissements portant sur l’enneigement artificiel et proposera aux départements de faire de même. « L’Isère a donné son accord pour apporter un euro à chaque euro versé par la région », précisait Laurent Wauquiez.
En France, un tiers des pistes environ sont équipées en canons à neige, soit deux fois moins qu’en Autriche, précisait Domaines skiables de France (DSF), qui fédère plus de 200 opérateurs de remontées mécaniques dans l’hexagone. Faute de neige, beaucoup de stations n’avaient pas pu ouvrir les pistes lors des dernières vacances de Noël, hormis les stations d’altitude et celles équipées en neige artificielle.
Pour Laurent Wauquiez, il s’agit de « soutenir les stations modestes qui, si elles n’ont pas d’enneigeurs, sont condamnées » en raison du réchauffement climatique. « On croit vraiment à la vocation du ski dans la région. On est la région qui doit défendre la montagne en France », poursuivait le président de l’exécutif régional, parlant d’une « rupture très claire » avec l’ancienne majorité de gauche qui prônait le tourisme doux sur quatre saisons.
« Nous, on faisait le plan montagne 2040. Eux, c’est la version 1970. C’est de la rétro innovation », réagissait Claude Comet, ancienne conseillère régionale écologiste chargée de la montagne, citée dans Le Dauphiné Libéré. En mars, la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, présidée par Christian Estrosi (LR), avait pour sa part annoncé un plan de 100 millions d’euros « afin de créer la nouvelle génération des stations de demain », qui comprend notamment les équipements en neige.
Une sévère mise en garde de la Cour des comptes
Dans son rapport annuel rendu public en février 2018, la Cour des comptes constatait que ses précédentes recommandations émises en 2011 à l’adresse des stations de ski ont été « peu entendues ». Confrontés au déficit de neige, les gestionnaires ne miseraient pas suffisamment sur le développement durable. Partant d’un constat connu de tous, elle rappelle que la température moyenne enregistrée au Col de Porte a augmenté de 1,3 degrés en 50 ans. Chaque décennie, la hauteur moyenne de neige y diminue de 11,6 centimètres.
La Cour a étudié la gestion de 17 stations des Alpes du Nord, dont quatre situées en Isère : Les Deux-Alpes, Villard-Corrençon, Autrans-Méaudre et Saint-Pierre-de-Chartreuse. Selon elle, les gestionnaires privilégient trop souvent le cour terme et mettent en oeuvre des réponses « inadaptées » face au réchauffement climatique. L’installation de canons à neige notamment représente « une solution partielle et onéreuse ». Et si les enneigeurs sécurisent l’enneigement des stations d’altitude, soumises par ailleurs à une forte concurrence, on ne peut pas en dire autant des stations de basse et moyenne montagne : ici les canons ne permettent « au mieux et à un coût très élevé, que la préservation d’un enneigement minimal » sans pour autant dissuader les skieurs d’aller voir plus haut.
Cette stratégie soulève aussi la question de l’approvisionnement en eau, selon le rapport, où sont cités les chiffres de Villard-Corrençon : durant l’hiver 2014-2015, 117 000 mètres cube d’eau potable ont été utilisés pour produire 292 000 mètres cubes de neige.
Toujours sur le volet environnemental, la Cour déplore dans le rapport l’absence de réflexion sur les alternatives à la voiture pour accéder aux stations. Sur ce point, les auteurs reconnaissent que le législateur n’encourage pas vraiment de telles démarches. Soulignant que le marché du ski est arrivé à maturité, elle pointe aussi le fait que les jeunes générations skient moins que leurs aînés. À l’avenir, le ski et les sports de neige ne seront « plus l’unique ressource » des stations qui devront donc s’adapter en proposant d’autres activités tout au long de l’année.
C’est particulièrement vrai pour les stations de faible altitude déjà fragilisées par le déficit d’enneigement des dernières saisons. La Cour encourage donc les stations les plus vulnérables face au changement climatique comme Saint-Pierre-de-Chartreuse à « envisager une reconversion plus complète de leur offre touristique ». Il convient donc de diversifier les activités tout au long de l’année. Les sages déploraient enfin une « asymétrie dans les relations » entre les autorités organisatrices d’un côté (essentiellement des petites communes), et les gestionnaires (des entreprises privées). En clair, les élus locaux n’ont pas assez de poids face aux géants de l’industrie des remontées mécaniques comme, par exemple, la Compagnie des Alpes. En 2011 déjà, la Cour des comptes enjoignait aux communes de se regrouper. Une préconisation pas suffisamment suivie, constatent les auteurs du dernier rapport.
L’Isère va investir à nouveau massivement dans la neige artificielle
Le 11 décembre 2018, le président du département de l’Isère organisait à grands sons de trompe une conférence de presse à Grenoble, afin d’y présenter les résultats d’une étude diligentée par les cabinets IRSTEA-CEN, KPMG et Natura Scop. Intitulée « Perspectives d’enneigement et impacts sur les stations iséroises à l’horizon 2025-2050 », ses objectifs sont sans équivoque :
« La démarche responsable et innovante initiée par le Département [a] pour objectif d’accompagner les stations de sports d’hiver dans leur adaptation aux défis environnementaux et économiques majeurs.
Unique en France, l’étude s’est déroulée d’avril 2017 à octobre 2018 dans les 23 stations de l’Isère. Elle a pour but d’étudier la pertinence des projets de neige de culture sur la base des projections d’enneigement des stations, de la disponibilité de la ressource en eau et des équilibres financiers. Elle comprend trois volets distincts : - l’analyse des conditions d’enneigement des domaines skiables de l’Isère et une étude sur l’évolution de ces conditions à échéance 2025 et 2050 en s’appuyant sur les scénarios du GIEC (3), étude menée par l’IRSTEA (4) et Météo France-CNRS-Centre d’Etudes de la Neige (5). - l’évaluation de l’impact actuel et futur de la production de neige de culture sur la ressource en eau et les milieux en Isère, réalisée par la coopérative Natura Scop. - les enjeux et la faisabilité économiques de la neige de culture en Isère : une analyse de la capacité des stations à porter financièrement le coût des installations liées à la neige de culture, étude réalisée par le cabinet KPMG. »
On notera que des organismes publics comme Météo-France, le CNRS et l’IRSTEA prêtent la main à une apologie du véritable désastre environnemental que constitue l’extension forcenée de la neige artificielle dans toutes les stations de ski alpin.
Une soumission qui fait écho au sort réservé à l’hydrologue Carmen de Jong il y a quelques années. Directrice scientifique à l’Institut de la montagne, dont les travaux font autorité parmi ses pairs, elle fut évincée de son programme de recherche par le président de l’Université de Savoie en 2010, qui n’eut de cesse de l’intimider et de décrédibiliser ses travaux sur la neige artificielle. Son unité de recherche a été supprimée par le CNRS et son salaire amputé des deux tiers, sans qu’elle n’ait eu la possibilité de se défendre. Il faut dire qu’avec une université toujours plus dépendante des financements privés, qui a soutenu la candidature d’Annecy pour les jeux olympiques, il est difficile pour une chercheuse de s’attaquer au lobby de l’or blanc.
Dans ce contexte les conclusions de l’étude du département de l’Isère sont bien évidemment sans surprise.
« Innovante et unique en France, (la démarche) apporte des données scientifiques, et financières, des éléments concrets et objectifs pour accompagner chaque station iséroise dans son développement futur. Et permet de répondre aux problématiques rencontrées dans l’élaboration des stratégies de développement des stations.
(…) L’analyse montre qu’en 2025 la surface équipée en Neige de Culture passera à 42 % contre 27 % actuellement. D’une façon générale, à l’échelle de l’Isère, les équipements en neige de culture envisagés sur les domaines skiables d’ici 2025, permettraient de maintenir un niveau d’enneigement en 2050 similaire à celui d’aujourd’hui.
Concernant la ressource en eau, la production de neige de culture se concentre en amont de la saison en prévention et préparation de la saison et ce, quel que soit l’enneigement à venir. Avec les projets en cours, la capacité de stockage des retenues d’altitude serait multipliée (extension, création) par deux entre 2017 et 2025. Aujourd’hui et dans les années à venir, il y a peu de réels conflits d’usage sur la ressource en eau sur le département de l’Isère.
L’analyse financière montre de son côté que les très grandes stations sont en capacité de financer les investissements prévus en sécurisant leur chiffre d’affaires et leurs marges actuelles. Pour les autres stations, la réalisation des investissements passera par des choix stratégiques de priorisation des investissements.
Les stations de sports d’hiver jouent un rôle essentiel dans l’économie touristique du département. La montagne, à elle seule, concentre 60 % du chiffre d’affaires annuel des entreprises touristiques iséroises dans les secteurs de l’hébergement et des activités de loisir. La consommation annuelle dans les stations s’élève à près de 500 millions d’euros.
En Isère, 23 000 emplois directs et indirects sont liés à l’activité touristique. En montagne, ce sont 53 % des emplois qui sont liés au tourisme. À eux seuls, les domaines skiables de l’Isère ont enregistré 4,8 millions de journées skiées lors de l’hiver 2017/2018, pour une recette de 123,1 millions d’euros (+5 % par rapport à la moyenne des quatre dernières saisons), soit 9 % de l’activité nationale. »
« Nous avons affaire à un argumentaire à sens unique en faveur d’investissements massifs dans les stations iséroises, pour la production de neige artificielle, alors même que des dizaines de millions d’euros ont déjà été engagés pour la période allant jusqu’en 2025 ! Et ils s’ajoutent aux financements très conséquents de la Région Auvergne Rhône Alpes et à la contribution budgétaire des stations elles-mêmes », réagit Jacques Derville, résident du village d’Herbeys et président de l’Association de sauvegarde des eaux de Casserousse.
L’étude fait ainsi largement l’impasse sur les aspects environnementaux de la question. Cela en dit long sur l’absence de conscience écologique, hormis dans les luxueuses plaquettes d’autopromotion de certaines stations, d’ailleurs non exemptes d’enjolivements. Ensuite, grâce aux canons à neige, « et à condition d’investissements », « l’impact du réchauffement climatique serait quasi nul jusqu’en 2050 ». Si un « indice de viabilité », opportunément forgé pour l’occasion, nous le dit, soyons rassurés , notre argent est bien placé, pour au moins 30 années ! La conciliation des usages, avec la consommation humaine, les besoins de l’agriculture, le débit des rivières, la pêche, etc., aucun souci, là non plus. « Compte tenu des projections climatiques, il y aura peu de conflits d’usage et de tension sur l’eau en Isère. Du moins jusqu’en 2050. » Une assertion fantaisiste questionnée par la récente validation, en présence du Préfet, du Schéma d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) Drac-Romanche, un document on ne peut plus sérieux, volumineux et très interrogatif sur la question.
Quant au risque de manque d’eau, on pourrait tout bonnement l’écarter… Qu’en pensent les préfets des départements alpins qui ont pris, à différentes reprises en 2018, des arrêtés à titre préventif pour tenir compte de l’état de sécheresse de divers territoires ?
Et financièrement ? Selon l’un des consultants associé à l’étude : « Les très grandes stations sont en capacité de financer les investissements prévus en sécurisant leur chiffre d’affaires et leurs marges actuelles ». Traduire : en augmentant leurs tarifs, déjà prohibitifs pour la clientèle ordinaire. Pour les plus petites stations – merci de penser au populo -, « la réalisation des investissements passera par des choix stratégiques de priorisation des investissements ». Comprendre, pour ceux qui ne captent pas la novlangue : une fois les besoins des stations de ski satisfaites, il faudra tailler dans des secteurs moins prioritaires. La santé, l’éducation, les transports, l’éducation, la culture par exemple ? »
Dans tous les cas, axer tous les investissements vers les sports d’hiver alors que le tourisme l’été représente plus de 50 % des nuitées en montagne pose question. L’enneigement artificiel augmente l’emprise des stations sur la nature, ce qui est contre productif pour un tourisme montagnard hors ski de plus en plus important.
Crise de l’eau en Haute Savoie
En Savoie, sur soixante stations de ski, qui totalisent 46 % des recettes des exploitants de remontées mécaniques en France, quarante-neuf sont équipées en installations de neige de culture. Les « retenues collinaires » - ou retenues d’altitude - d’une capacité moyenne de 65 000 m3, concernent vingt-neuf sites. À la mi-décembre 2018, cette fois, c’est à Avoriaz, autre station prestigieuse du département voisin de la Haute-Savoie, que l’état d’alerte est proclamé. Comme les retenues d’altitude utilisées traditionnellement pour fabriquer de la neige artificielle manquent d’eau, et que la production de neige de culture, qui démarre traditionnellement en novembre, n’a pu s’effectuer, le service des pistes a jeté son dévolu sur un lac destiné à alimenter la station en eau potable.
Les trois retenues d’altitude du domaine skiable sont alimentées grâce à la fonte du printemps. La première se situe à Montriond (46 000 mètres cubes d’eau) et les deux autres à Morzine (84 000 mètres cubes). La station dispose également d’une autorisation préfectorale de prélever de l’eau dans le lac de Montriond dans la limite de 120 000 mètres cubes, à condition que le niveau du lac n’atteigne pas une certaine limite. Mais ce lac naturel n’est pas étanche. La sécheresse de l’été a interdit son remplissage. Le service des pistes de la société d’exploitation des remontées mécaniques de Morzine-Avoriaz (Serma) n’a donc pas pu puiser dans le lac durant l’automne pour débuter l’enneigement du domaine.
Il a donc fallu organiser un nouveau plan d’enneigement pour l’hiver sur le secteur de Montriond mais aussi celui de Morzine. « On ne sait pas si les retenues pleines aujourd’hui se rempliront demain », confiait Thomas Lemasson, directeur adjoint du service des pistes à l’hebdomadaire local Le Messager. En effet, l’eau qui se trouve dans les retenues côté Morzine ne peut être transférée côté Montriond car « elle doit retourner sur le bassin-versant d’où elle vient ».
La solution ? Réduire les secteurs d’intervention des enneigeurs. La moitié des pistes seront enneigées artificiellement à Montriond et les deux tiers à Morzine. « Nous avons choisi de miser sur la qualité de la neige donc nous attendons qu’il fasse très froid et peu humide. C’est un pari risqué car la date d’ouverture approche », poursuit Thomas Lemasson. Les enneigeurs n’ont donc commencé à fonctionner qu’à partir du 27 novembre, mais les basses températures n’ont pas permis de fabriquer de la neige tous les jours.
Autre front, l’alimentation de la station en eau potable, assurée par Suez. Comme l’autorité préfectorale n’a pas jugé bon de prendre un arrêté autorisant la réquisition de l’eau des retenues d’altitude afin d’alimenter les réseaux d’eau potable dans le Chablais, l’opérateur privé s’est retrouvé en difficulté. Il dispose de deux lacs destinés à alimenter la station d’Avoriaz en eau potable en février, lorsque les besoins sont les plus importants. Mais l’un des deux, « Lac 2000 » a du être vidangé pour une opération de maintenance en juin dernier.
La sécheresse prolongée n’a pas permis qu’il se remplisse à nouveau. Suez a donc du demander aux services des pistes de transférer le surplus d’eau du lac « 1730 » vers le lac « 2000 ». Le pompage s’est effectué, via le réseau de neige de culture, durant neuf jours mi-novembre. Pendant ce temps, la station n’a pas pu faire fonctionner ses enneigeurs et préparer les pistes pour l’hiver. « Ça nous a pénalisés mais on ne pouvait pas faire les deux en même temps, précise Thomas Lemasson. Mais c’est normal de prêter main forte au gestionnaire d’eau potable. C’était la priorité. Aujourd’hui, nous devons partager nos ressources. Nous ne pouvons pas garder l’eau destinée à la neige de culture pour nous. En période de crise, on doit partager. »
Les Pyrénées de moins en moins enneigées
Pas de répit non plus dans les Pyrénées. Publié à la mi-novembre, un rapport de l’Observatoire pyrénéen du changement climatique, rédigé par une centaine d’experts, recense les répercussions du réchauffement des températures planétaires sur cette « biorégion » où les températures moyennes ont déjà augmenté – mais de manière irrégulière –, de 1,2°C par rapport à 1950. Cette hausse moyenne du mercure sous l’effet du changement climatique n’est pas sans effet sur les phénomènes météorologiques. Concernant les précipitations, les volumes annuels ont baissé d’environ 2,5 % par décennie sur la même période, surtout en hiver et de manière plus importante sur le versant sud.
« Dans les Pyrénées centrales, à une altitude de 1800 mètres, l’épaisseur moyenne de la neige pourrait diminuer de moitié d’ici 2050 selon la référence actuelle, tandis que la période de permanence de la neige au sol réduirait de plus d’un mois », précisent les scientifiques. Car la fonte des glaciers pyrénéens, également observée dans les Alpes, semble désormais irréversible : entre 1984 et 2016 plus de la moitié des glaciers comptabilisés au début des années 80 ont ainsi disparu. »
L’alternative : une nouvelle hydro-solidarité
Chacun s’accorde sur le caractère inéluctable des nouvelles tensions qui vont découler du changement climatique. Les températures ne vont pas cesser d’augmenter ; la diminution de l’enneigement et la fonte des glaciers vont ainsi perturber les régimes hydrauliques des grands fleuves européens qui ont leurs sources essentiellement dans les Alpes, ceci à une échéance annoncée de quarante à cinquante années.
Les précipitations qui tombent aujourd’hui sous forme de neige tomberont sous forme de pluie, ce qui augmentera le risque d’inondations à l’aval en période hivernale, tandis que la disparition de la masse glaciaire engendrera une baisse conséquente des niveaux d’eau à la fin de l’été. Le niveau des barrages en sera naturellement affecté, entraînant une baisse de la production d’hydroélectricité évaluée à 15 % en moyenne. Tous les acteurs concernés devraient donc rapidement anticiper un changement de pratiques. Les montagnards sont ainsi incités à économiser l’eau et à trouver tous les moyens de la stocker avant qu’elle ne s’échappe trop rapidement vers les plaines.
Il faudrait dès lors élaborer de nouvelles stratégies de stockage, ce qui passe par la redécouverte que les lacs, les tourbières, la forêt, les pâturages ou certaines formes de pratiques agricoles favorisent le stockage de l’eau, ou en ralentissent a minima l’écoulement vers les plaines, ce qui dessine une opportunité pour réinventer une nouvelle utilisation du sol. Il s’agirait de passer d’une logique réparatrice des milieux naturels à des procédures solides de prévention, et de prendre en compte les milieux aquatiques en préalable à l’aménagement du territoire. Ce qui permettrait de passer de la culture du « jour d’après » la catastrophe à la culture du « jour d’avant ».
Mais le développement de cette nouvelle culture a un coût que les communautés montagnardes entendent partager avec les habitants des plaines. Il ne s’agit plus de demander des compensations, mais bien l’identification des services rendus, et qu’ils soient à l’avenir rémunérés à ce titre.
Il s’agirait donc de développer une nouvelle forme « d’hydro-solidarité » par des mécanismes financiers compensatoires aux aménagements, à l’instar de la taxe sur les espaces naturels sensibles prélevée par les départements sur toutes les constructions. Une fiscalité qui permettrait d’instaurer une solidarité des plaines vers les montagnes et reconnaîtrait le rôle stratégique des politiques de gestion de la ressource en altitude. Il reste toutefois à faire partager cette conviction au-delà des massifs alpins, car la Directive-cadre européenne sur l’eau n’a pas traité la question de la montagne, et la Commission européenne n’a qu’une vision très lointaine de celle-ci, celle d’un territoire qui dispose de ressources propres importantes : la neige, mais jusqu’à quand ?
Cette nouvelle hydro-solidarité suppose surtout d’en finir avec les mirages de l’or blanc. Nous n’en prenons pas le chemin.
Sources
• « La neige de culture pèse sur l’eau et la biodiversité », Le Monde, 27 décembre 2008.
• « Neige de culture. Etat des lieux et impacts environnementaux. Note socio-économique », Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), 162 pages, juin 2009.
• « La gestion du domaine skiable en Rhône Alpes » (PDF), Rapport public annuel, Cour des comptes, février 2011.
• « Non coupée et très addictive », Le Postillon, n° 25, été 2014.
• « L’argent de la neige », 52’, Pascal Carcanade, Artkine Films, 2014.
• « Les stations de ski « accros » à la neige artificielle », Emmanuelle Réju, La Croix, 23 février 2016.
• « Boire de l’eau ou skier, faudra-t-il bientôt choisir ? », Barnabé Binctin, Bastamag, 28 novembre 2017.
• « Le poids économique du tourisme en Isère », Isère tourisme - données 2017 et Domaines skiables de France.
• « Les stations de ski des Alpes du nord face au réchauffement climatique : une vulnérabilité croissante, le besoin d’un nouveau modèle de développement » (PDF), rapport public annuel, Cour des comptes, février 2018.
• « Le changement climatique dans les Pyrénées : impacts, vulnérabilités et adaptation », Rapport de l’Observatoire pyrénéen du changement climatique, novembre 2018.
• « En Haute-Savoie, la station d’Avoriaz s’adapte au manque d’eau », Le Messager, 8 décembre 2018.
• « L’Isère fixe un cap pour la neige de culture », Le Dauphiné Libéré, 12 décembre 2018.
• « Changement climatique : les Pyrénées de moins en moins enneigées », Florian Bardou, Libération, 13 décembre 2018.
• « L’année 2018 a été l’année la plus chaude jamais enregistrée en France métropolitaine », Le Parisien, 22 décembre 2018.
• « Stations de ski dans les Hautes Pyrénées : s’unir pour survivre », AFP, 26 décembre 2018.
• « Victimes du réchauffement, les stations de ski misent sur les canons à neige », Le Parisien, 1er janvier 2019.
• « Faute de neige, début de saison de ski au ralenti dans les Pyrénées », AFP, 3 janvier 2019.
• « Sports d’hiver : les stations en ordre de bataille face au péril jeune », AFP, 7 janvier 2019.
• « Le futur du ski est-il en boite ? », Camille Belsoeur, Usbek et Rica, 13 janvier 2019.
Marc Laimé
Publié le 25/01/2019
Lettre jaune #17 : Les Totalitaires
« A l’inverse de leurs chants énamourés sur la Liberté, ceux d’en haut sont maintenant prêts à employer tous les moyens nécessaires pour éliminer ceux d’en bas : interdiction de manifester librement, gardes-à-vue préventive, vol de cagnotte, condamnations en série, fichier de surveillance… »
paru dans lundimatin#174, (site lundi.am)
Depuis le début du mouvement des gilets jaunes de mystérieuses Lettres Jaunes sont diffusées sur les ronds-points et les réseaux sociaux. Avec toujours autant de justesse et de poésie, cette 17e missive renvoie dos à dos l’uniformisation produite par la globalisation et l’identité fictive promue par ceux d’en haut.
Alors, nous, hommes d’en bas, nous Gilets jaunes, nous incarnons les particularités. Nous défendons les caractères, les nuances, les hasards. Nous défendons d’autres manières de vivre ! Nous défendons la diversité du vivant et non son appauvrissement ! (..) Nous défendons l’enracinement d’hommes et de femmes particuliers, fruit de l’immense capacité du vivant à produire de la variété et non de la plate identité ! L’univers d’en haut veut produire un Homme hors-sol et monstrueux ! Le monde d’en bas veut retrouver la chaleur, la couleur, et la curiosité de l’altérité ! »
« Ces derniers jours, l’escalade verbale est arrivée à son terme. La contradiction entre la réalité d’en haut, et la réalité d’en bas a été clairement posée : Il y a le Mal et il y a le Bien ! Nous sommes le Mal, ils sont le Bien ! Ceux d’en haut prônent le « monde libre » en créant des ennemis imaginaires pour faire triompher leur logique. « Nous voulons la liberté d’expression » ; « nous voulons défendre le droit de manifester » ; « nous voulons respecter toutes les opinions » ! Mais ils se servent de ces parades idéologiques pour se parer de vertus et cacher la nature réelle de leurs actes ! Ce sont des illusionnistes talentueux, mais leurs tours de magie ne prennent plus. Nous, Gilets jaunes, nous voyons leur main de fer sous le gant de velours.
A l’inverse de leurs chants énamourés sur la Liberté, ceux d’en haut sont maintenant prêts à employer tous les moyens nécessaires pour éliminer ceux d’en bas : interdiction de manifester librement, gardes-à-vue préventive, vol de cagnotte, condamnations en série, fichier de surveillance… Ces moyens étaient jusqu’à alors recouverts par des discours bienfaiteurs : Liberté contre les oppressions ! Liberté contre les asservissements ! Liberté contre la violence ! Liberté contre la tyrannie ! Mais la Liberté d’en haut s’appelle en réalité l’uniformisation à marche forcée. En produisant un univers unique, une manière de penser unique, une manière d’agir unique, une manière de produire unique, une manière de vivre unique, ils ont crée lentement mais sûrement une logique totalitaire inédite, au nom de la Liberté chérie. Ce sont au contraire des ennemis farouches de la Liberté. Ils sont totalitaires parce qu’ils veulent faire de l’uniformisation marchande et juridique la règle unique et imprescriptible pour tous : les mêmes vêtements ! Les mêmes hommes ! Les mêmes femmes ! Les mêmes centres-villes ! Les mêmes divertissements ! Les mêmes emplois ! Les mêmes souffrances ! La même galère !
Cette uniformisation produit des identités remarquables toujours plus éloignées de la vie d’en bas. L’Union européenne est la dernière poupée russe du système. Elle a avalé les États et les a soumis à sa méthode unificatrice. Mais les États avaient eux aussi arraché toutes les particularités locales afin de les fondre dans un grand ensemble national. Les étatistes et les européistes sont frappés du même syndrome : la destruction des mondes d’en bas. A chaque fois, il s’agit de réaliser une unité toujours plus éloignée de la vie concrète, de la vie locale, de la vie pratique !
Ce n’est pas à Bruxelles, à Francfort, à Paris, à Berlin, à Madrid de définir la taille d’une tomate, ou la manière de vivre et de produire ! Ce n’est pas à Bruxelles de décider pour Paris ! Mais ce n’est pas non plus à Paris de décider pour Eymoutiers, pour Mont-de-Marsan, pour Colmar. C’est au contraire en partant d’en bas que le commun s’élève ! Sur le pommier aucune pomme n’est identique. Mais avec ceux d’en haut, la pomme de France doit être la même que celle de Roumanie ! La pomme des Landes doit être identique à la pomme de Normandie ! L’indifférenciation d’en haut consiste à fixer une idée imaginaire détachée de la réalité. Cette indifférenciation d’en haut ne tient plus compte de l’abondance de la différence. Elle génère une vie morte et standardisée.
Alors, nous, hommes d’en bas, nous Gilets jaunes, nous incarnons les particularités. Nous défendons les caractères, les nuances, les hasards. Nous défendons d’autres manières de vivre ! Nous défendons la diversité du vivant et non son appauvrissement ! Nous ne défendons pas l’Homme en soi, abstrait, détaché de tous liens familiaux, sociaux, et culturels, cet Homme cosmopolite, cet Homme gris fabriqué en série ! Nous défendons l’enracinement d’hommes et de femmes particuliers, fruit de l’immense capacité du vivant à produire de la variété et non de la plate identité ! L’univers d’en haut veut produire un Homme hors-sol et monstrueux ! Le monde d’en bas veut retrouver la chaleur, la couleur, et la curiosité de l’altérité !
A Nous.
Publié le 24/01/2019
Au procès de Cristal union, jugé pour deux accidents mortels : « Ils ont essayé de rejeter la faute sur les cordistes »
par France Timmermans, Franck Dépretz (site bastamag.net)
Cinq ans avant l’accident mortel, en 2017, de Quentin Zaroui-Bruat – raconté il y a peu par Basta ! – deux autres cordistes, Arthur Bertelli et Vincent Dequin, 23 et 33 ans, mourraient dans des conditions similaires, ensevelis sous des tonnes de matière dans les silos du géant sucrier Cristal union. Après sept ans d’une instruction interminable, le procès s’est déroulé le 11 janvier, à Reims. Un moment décisif pour une profession frappée par la course au rendement. L’association des « cordistes en colère » en a également profité pour tenir son premier week-end de rencontres, avec un mot d’ordre : « Stop aux accidents mortels ». Récit et témoignages, en texte et vidéos.
À la barre du tribunal, on a dû ajuster le micro. C’est que Madame Dequin est une petite dame. Une petite dame dont le récit limpide, intact, précis, ébranle l’auditoire. « Je fais souvent des cauchemars. Je vois mon fils qui s’enfonce pendant les quelques secondes où il est irrémédiablement tiré vers le bas. » Vincent, 33 ans, est mort d’« asphyxie par ensevelissement » le 13 mars 2012. Tout comme Arthur Bertelli, 23 ans. Les deux cordistes nettoyaient les silos de Cristal Union, propriétaire de la marque de sucre Daddy, sur le site agro-industriel de Bazancourt (Marne), quand ils ont été piégés sous au moins 3000 tonnes de sucre (voir la première de nos deux enquêtes sur les accidents mortels à Bazancourt). Tandis que Madame Dequin se demande à quoi ont dû ressembler les dernières pensées de Vincent, les responsables du deuxième groupe sucrier français et de son prestataire de nettoyage, Carrard services, qui employait les deux hommes, cessent de prendre des notes.
Ce 11 janvier, ils sont jugés au tribunal correctionnel de Reims pour « blessures et homicides involontaires, par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence ». 17 proches des victimes se sont constitués parties civiles, de même que l’un des survivants, et le Syndicat français des entreprises de travaux en hauteur.
« Je vous reproche d’avoir été négligent. C’est vous qui avez signé le plan de prévention »
« Si les personnes proches du dossier ont ressenti que la procédure était anormale, elles avaient raison..., a glissé le président en ouverture du procès. Un aveu concédé par la justice. Rien ne justifiait qu’il y ait six ans d’instruction, ni que les premières mises en examen interviennent trois ans après les faits. » Sur le banc des prévenus, on trouve d’abord David Duval, chef d’établissement de Carrard Services au moment des faits, directeur industriel pour une société concurrente aujourd’hui [1]. « Quand vous regardez le salaire de Duval, 3000 euros, ça ne fait pas cher payé pour le risque encouru, plaide son avocat. Quand il signe son contrat, il ne sait pas qu’il peut se retrouver en garde à vue. » Le jour de l’accident, d’ailleurs, il est en congé. « Si mon client est là aujourd’hui, poursuit maître Ahmed Harir, c’est uniquement parce qu’il a signé une délégation de pouvoir. »
« Je ne vous reproche pas d’avoir involontairement tué quelqu’un. Je vous reproche d’avoir été négligent. C’est vous qui avez signé le plan de prévention », rétorque le substitut
du procureur, Romain Ducrocq. « Incomplet », « mal défini »... Ce document, qui doit fixer les conditions d’intervention d’entreprises extérieures, n’évoquait
« nulle part le risque d’ensevelissement », d’après Corinne Montigny, l’inspectrice du travail qui s’est rendue le jour même sur les lieux de l’accident. « Le plan de
prévention du silo numéro 4, où il y avait plus de dix mètres de sucre, était le même que celui du silo numéro 1 où il n’y avait que quatre mètres de sucre », ajoute l’inspectrice. Si le
plan de prévention est rédigé en « concertation » avec Carrard, sa réalisation incombe au donneur d’ordres : Cristal union.
C’est d’ailleurs le responsable du géant sucrier, Michel Mangion, qu’interpelle vivement le substitut du procureur : « Le nom indiqué sur le plan de prévention, ce n’est pas le vôtre ! C’est celui de votre prédécesseur ! Parce que c’est un copié-collé ! » Stupeur collective. « Je proteste ! » clame haut et fort Michel Mangion pour couvrir les murmures de la salle. « Je l’ai actualisé un mois après ma prise de fonction. Je me suis donné le temps », ajoute celui qui était directeur d’usine pour Cristal union au moment des faits – promu depuis « directeur Responsabilité sociétale d’entreprise ».
Peines avec sursis requises pour les responsables de Carrard et Cristal union
Peu avant l’accident, l’entreprise sous-traitante Carrard constate qu’elle n’a pas les effectifs pour répondre à la demande de Cristal union. Elle passe alors par une entreprise de travail temporaire spécialisée, Sett Intérim, qui lui fournit six intérimaires, dont les quatre cordistes qui descendront dans les silos. Le chantier, censé s’étaler sur trente jours, est facturé 121 500 euros. Pour Arthur et Vincent, il n’aura duré que dix minutes, lors de leur première journée de travail. « Je ne savais pas que les trappes de vidange allaient être ouvertes au moment où on travaillait dans le silo », raconte Frédéric Soulier, le seul des deux survivants amené à témoigner à la barre, lui aussi cordiste. Deux des trappes par lesquelles s’écoule le sucre ont en effet été actionnées par une salariée de Cristal Union, provoquant l’ensevelissement des cordistes présents dans le silo. « C’est le principal manquement en matière de sécurité, puisque c’est la cause des décès », souligne Corinne Montigny, l’inspectrice du travail. Comment une telle erreur a-t-elle pu se produire ?
Tout au long de l’audience, les avocats des prévenus ne cessent de se renvoyer la balle, sans reconnaître la moindre responsabilité. Ils semblent néanmoins s’accorder sur un point : « Les imprudences des deux victimes », notamment le fait qu’Arthur et Vincent avaient détendu leur corde. Un point dévoilé à la fin d’une audience éprouvante – qui s’est étalée sur près de douze heures – et précédé par quelques excuses auprès des parties civiles, « qui risquent d’être choquées », dixit Olivier Bernheim, l’avocat de Carrard services. « Ayant donné du mou à leurs cordes, les stop-chutes des cordistes n’ont pas pu fonctionner » [2], plaide-t-il. « Sachant qu’aucun cordiste n’a fait de chute dans cette affaire », lui a pourtant fait remarquer le président en tout début de journée. Côté défense, on rappelle qu’étant alors en appui sur la matière et non en suspension, les cordistes ne pouvaient faire autrement.
Le substitut du procureur requiert finalement 100 000 euros d’amende à l’encontre de chacune des deux entreprises, Cristal Union et Carrard services, ainsi que l’affichage de la condamnation à l’entrée de leurs sites respectifs, et un placement sous surveillance judiciaire pendant deux ans pour « qu’un mandataire vérifie tous les six mois qu’un plan de prévention ait bien été mis en place et qu’il soit respecté ». Le parquet réclame également respectivement huit mois et un an d’emprisonnement avec sursis, ainsi que 15 000 euros d’amende, à l’encontre de Michel Mangion et David Duval.
« Qu’on ait un moyen de résistance face à la pression économique qui frappe notre boulot ! »
Le lendemain du procès, l’association Cordistes en colère, cordistes solidaires, créée quelques semaines plus tôt, organise un week-end de rencontres à quelques kilomètres du palais de justice de Reims. Venus de toute la France, une quarantaine de cordistes répondent présents aux côtés des proches et collègues d’Arthur et Vincent, et ceux d’un autre cordiste décédé, Quentin Zaraoui-Bruat, 21 ans, mort enseveli dans des circonstances similaires en juin 2017, dans un silo de résidus de céréales de Cristanol, filiale de Cristal Union, à Bazancourt également (lire notre enquête). « Ça fait vingt ans que je fais ce boulot, vingt ans que j’attends ce moment !, s’enthousiasme Frédéric, de Marseille, au moment des présentations. Ce que j’attends de cette asso ? Qu’on ait un moyen de résistance face à la pression économique qui frappe notre boulot ! »
Dans une profession où les syndicats sont rares, et la convention collective inexistante, tout reste à faire en matière d’organisation des salariés. Et les revendications sont larges. Certains veulent faire reconnaître la pénibilité et les risques dans la grille de salaires, d’autres que les employeurs respectent leur obligation de fournir les équipements de protection individuelle. Mais le principal chantier, lancé à l’issue du week-end, consiste à offrir un soutien moral et juridique aux victimes d’accidents de travail. « On ne peut pas continuer à subir des journées de débats comme celle-ci, basées sur des aberrations techniques, sans même qu’un cordiste puisse apporter la contradiction à la barre !, tacle Julien Rivollet, cordiste depuis 2010, formateur et responsable de chantiers. Il faut absolument qu’on se constitue partie civile pour que des cordistes qui ont un bagage technique apportent leur expertise, dès le prochain procès. »
Aucune audience n’est encore annoncée pour l’accident mortel de son fils survenu le 21 septembre 2017, mais Valérie Bruat, la mère de Quentin Zaraoui-Bruat, peut déjà être sûre d’une chose : elle ne sera pas seule. Lors du tour de table, elle ne prononce qu’une phrase, d’une voix douce et déterminée : « J’attends que le métier de cordiste soit enfin reconnu, et qu’on puisse aller beaucoup plus loin dans les débats que cela n’a été le cas hier. »
Franck Dépretz
Publié le 23/01/2019
Un intermittent répond à la lettre d'Emmanuel Macron
(site politis.fr)
Tribune. Comédien et membre de la Coordination des intermittents et précaires, Samuel Churin répond à la lettre aux Français d'Emmanuel Macron.
Monsieur,
Vous m’avez écrit le 13 janvier dernier, il était donc tout à fait normal que je vous réponde. Pour commencer et avant de développer plus amplement, je tenais à préciser que je ne me sens pas faisant partie de « votre peuple ». En effet, et il me semble que cela est peu relevé, vous employez souvent l’expression « mon peuple » pour parler des habitants de France. Si je ne conteste pas mon appartenance au peuple, je revendique le fait de ne pas faire partie du vôtre. D’ailleurs faudrait-il se poser la question : qu’entendez-vous par « mon peuple » ?
Cette précision faite, je voudrais essentiellement vous répondre sur un sujet qui devrait à mon avis être au cœur du débat : celui de l’emploi à tout prix et de la valeur travail dont vous parlez tant. Votre phrase « tous les Français n’ont pas le sens de l’effort » en est une parfaite illustration. S’il est vrai que le mépris dont vous faites preuve régulièrement envers celles et ceux qui sont au chômage n’est pas partagé par tous, l’hypothèse jamais remise en cause de « l’emploi à tout prix et sa valeur travail » fait l’unanimité dans la classe politique. L’emploi à tout prix est même une obsession chez vous puisqu’il est au cœur de toutes les phrases pleines de morgue, devenues célèbres, prononcées du haut de votre grandeur sur un piédestal devenu bien fragile. Pour rappel, car les mots ont un sens et la parole est performative :
« Le meilleur moyen de se payer un costard, c’est de travailler » (École numérique de Lunel dans l’Hérault, 27 mai 2016)
« Une gare, c’est un lieu où l’on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien » (Halle Freyssinet Paris, 29 juin 2017)
« Je ne cèderai rien, ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes » (École française d’Athènes, 8 septembre 2017)
« Certains, au lieu de foutre le bordel, feraient mieux d’aller regarder s’ils ne peuvent pas avoir des postes là-bas » (Corrèze, 4 octobre 2017)
« Je traverse la rue et je vous en trouve » (à propos du travail, adressé à un chômeur, jardin de l’Élysée, 16 septembre 2018)
Et ajoutons sur les « migrants » :
« Le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien » (Ethel, Morbihan, 1er juin 2017)
Personne n’a relevé que derrière la violence inouïe de ces propos se cachait une idéologie hélas partagée par une grande majorité. Cette idéologie est posée comme hypothèse jamais remise en cause, elle est le fondement de toutes les politiques et l’obsession des commentateurs : rétablir le plein emploi afin que chaque citoyen s’épanouisse.
Bon nombre de personnes travaillent sans être employées
Tout d’abord monsieur, le plein emploi n’existe pas et n’a jamais existé. J’ose espérer que pendant vos nombreuses années d’études, vous n’avez pas séché ce chapitre. En effet, vous n’êtes pas sans savoir que le plein emploi que la France a connu était un plein emploi fictif : une époque (années 1950 et début années 1960) où presque la moitié de la population n’était pas employée, à savoir les femmes. Et c’est d’abord une mise au point à faire : si nous voulons comprendre l’enjeu de ce débat, il faut impérativement différencier l’emploi et le travail. Ces deux termes ne se recouvrent pas.
L’emploi est obligatoirement sanctionné par une fiche de paye. Après avoir dit cela, on comprend parfaitement que bon nombre de personnes travaillent sans être employées.
À commencer par l’immense majorité des femmes après-guerre qui ont énormément travaillé (élever les enfants, tâches ménagères, etc.) sans être employées. En vous écrivant, je travaille sans être employé. La liste de celles et ceux qui travaillent sans être employés est immense, à commencer par tous les étudiants.
Pour comprendre l’aberration du plein emploi tant souhaité par beaucoup, il suffit de poser les chiffres : il y a 6 millions de chômeurs dans ce pays (source Les Échos : chiffre au plus bas si l’on considère uniquement les inscrits à Pôle emploi). Même si l’on arrivait à créer 1 million d’emplois (ce qui serait énorme), il resterait encore au minimum 5 millions de personnes précarisées. On en fait quoi ? On en parle ou elles sont quantités négligeables ?
En ce domaine, force est de reconnaître que vous n’avez pas l’exclusivité des recettes à coups de baguette magique. Certains sur votre gauche préconisent l’interdiction des licenciements et le partage du temps de travail. Je n’ai rien contre ces propositions, mais elles sont mensongères quand elles prétendent résoudre le « problème de l’emploi ». D’autres sur votre droite avancent la funeste préférence nationale sur le thème « les émigrés dehors, les Français d’abord ». Inutile de dire à quel point les défenseurs de cette thèse sont aussi dangereux que menteurs. Tous ces programmes sont souvent résumés en une phrase : « Avec moi, le retour au plein emploi. »
Pourquoi la valeur travail serait-elle prioritaire ?
Ces promesses sont et seront toujours un mensonge. Mensonge aussi énorme que de supprimer le remboursement des médicaments sous prétexte que personne ne sera plus malade.
Ainsi pour vous et la plupart de vos collègues, le salarié proche du licenciement est un « client », un sujet digne d’intérêt. Vous allez à grands renforts de déclarations dénoncer la fermeture de certaines usines, même si en tant que libéral votre religion vous interdit d’être trop véhément. Mais quand ce même salarié se trouve au chômage, il passe à vos yeux de victime à coupable ! Non seulement vous le négligez mais pire : vous le méprisez, le contrôlez, le harcelez et le forcez à accepter n’importe quel petit boulot à n’importe quel prix. Et cela au nom de la sacro-sainte valeur « travail » qu’il faudrait d’ailleurs appeler « emploi ». Car voyez-vous la méprise est dans ce mot. La valeur travail dont vous parlez, l’immense majorité des chômeurs la partage. Mais ils n’en ont pas la même définition que vous. Lorsqu’ils sont autour des ronds-points à parler politique, lorsqu’ils font des propositions sur une fiscalité juste assortie de services publics renforcés et non dégradés, lorsqu’ils élèvent leurs enfants, lorsqu’ils font partie d’une des milliers d’associations sans lesquelles la France n’existerait pas, lorsqu’ils aident leurs amis, lorsqu’ils participent au grand débat national que vous organisez… ILS TRAVAILLENT.
Mais au fait, pourquoi la valeur travail ou plutôt la valeur emploi serait-elle prioritaire ? Pourquoi serait-elle supérieure aux autres valeurs ?
Voyez-vous, je revendique tout autant salutaires et indispensables les valeurs repos, partager du temps avec ses amis, ses enfants, aller au spectacle, au cinéma, lire un livre, écouter une chanson, regarder la télé, manger un bon plat, aller en vacances, aller au musée, échanger, aimer… La liste n’est évidemment pas exhaustive. Ce que vous appelez « valeur travail » est souvent synonyme d’emploi pénible très mal payé, d’emploi à temps partiel loin de chez soi, d’emploi subi et non choisi. En quoi la valeur de ces boulots asservissants serait-elle supérieure à une seule des valeurs citées ci-dessus ?
Et pourtant, au nom de cette sacro-sainte valeur, votre collègue et ami Nicolas Sarkozy pouvait tranquillement humilier le « chômeur qui se lève tard » et l’opposer au « smicard qui se lève tôt », Manuel Valls tout comme Laurent Wauquiez pouvaient surfer sur la rhétorique des « droits et des devoirs », et vous pouvez maintenant fustiger le manque d’efforts de certains Français, autrement dit en langage courant des fainéants de chômeurs.
L’emploi à tout prix
C’est encore au nom de cette « valeur travail » que la France dépense plus de 100 millions d’euros par an pour l’emploi à tout prix, allant même jusqu’à financer Alstom pour des TGV qui ne serviront à rien puisque promis à des lignes régionales non équipées. Cette folie de l’emploi a notamment conduit au CICE, ce fameux plan d’aides aux entreprises qui devait créer 1 million d’emplois et qui n’a de fait eu pour conséquences que l’augmentation obscène des marges des plus riches !
Voyez-vous, monsieur Macron, je peux pardonner toutes celles et ceux qui croient en ces âneries comme on croit en la théorie du complot ou en d’autres sectes largement répandues, mais en ce qui vous concerne, je sais que vous savez.
Je sais que vous savez que vous êtes en train de détruire toutes les fondations mises en place par le Front populaire et le Conseil national de la Résistance, que votre but est notamment de participer au transfert de fonds de la Sécurité sociale vers les mutuelles, une sorte de privatisation bien masquée, de piétiner le principe de retraite par répartition, de continuer de détruire un à un les services publics en les privatisant (et les gilets jaunes ont bien raison de pointer le scandale de la privatisation des autoroutes, car vos prédécesseurs ont évidemment commencé le travail).
La guerre contre les chômeurs
Je sais que vous savez que le fameux « modèle social français » ne sera bientôt plus qu’une ligne dans les livres d’histoire.
Je sais que vous savez que les petits boulots sont pénibles, non attrayants, très mal payés, mais qu’ils sont nécessaires à votre politique.
Je sais que vous savez que lorsqu’on s’attaque au droit des chômeurs, des plus précaires, on s’attaque aussi au droit des salariés à l’emploi stable. En effet moins les chômeurs ont de droits, moins les salariés en CDI ont le choix de dire « non ». Auquel cas on leur répond : « y en a 200 qui attendent ta place ». L’attaque contre les chômeurs a des conséquences directes sur les salaires et conditions de travail des autres travailleurs : ils sont forcés d’accepter n’importe quel boulot à n’importe quel prix pour ne pas vivre l’horreur du chômeur stigmatisé, méprisé et sans argent.
Je sais que vous savez qu’en organisant la guerre contre les chômeurs, vous favorisez le dumping social et les employeurs peu scrupuleux qui, soutenus par vos réformes, n’hésitent pas à pratiquer l’esclavage moderne.
Je sais enfin que vous savez qu’en pratiquant cette politique injuste, vous contribuez à creuser le fossé entre les inclus et les exclus, entre vos amis et les laissés pour compte de plus en plus nombreux, entre ceux qui ont « amis bien placés » et ceux qui n’en ont pas, entre ceux qui auront toujours des emplois attrayants et les autres, entre les centre villes et les campagnes, entre les « bien nés » et les autres, je sais en effet que vous savez que le ruissellement n’existe pas, que l’eau est croupie depuis déjà longtemps et que vous n’avez aucune volonté de la renouveler.
Des droits inconditionnels attachés à la personne
Pour toutes ces raisons, je vous trouve immonde (vous comme dirigeant politique pas comme homme) de vous attaquer encore aux plus faibles, d’oser demander 4 milliards d’euros d’économies en trois ans sur le dos des chômeurs à temps partiel, et comble de tout de qualifier vos réformes de « justice sociale ». Car, voyez-vous, il n’est pas de plus grande injustice que de massacrer ceux dont vous pensez qu’ils seront incapables de se défendre.
Je terminerai cette lettre en répondant à votre appel. Vous me demandez de participer au grand débat national, je ne ferai qu’une seule proposition :
Sur le principe du régime général de la Sécurité sociale chère au Conseil national de la Résistance donnant des droits inconditionnels attachés à la personne, je propose une assurance chômage inconditionnelle. Cette réforme permettrait à des millions de personnes de vivre dignement (au-dessus du seuil de pauvreté) et entrainerait la revalorisation des emplois pénibles. Cette réforme est tout aussi possible que la mise en place de la Sécu. Ce n’est pas une question de financement, vous vous évertuez à dilapider les fonds publics pour des gens qui n’en ont pas besoin. C’est une question de priorité absolue.
À bon entendeur,
Samuel Churin
Publié le 22/10/2019
Postiers du 92 : au 300e jour de lutte, les grévistes sont plus que jamais déterminés
(site rapportdeforce.fr)
Depuis le mois de mars 2018, 150 factrices et facteurs des Hauts-de-Seine sont en grève. Le mouvement a commencé pour s’opposer au licenciement de Gaël Quirante, un syndicaliste Sud-PTT. Depuis, il s’est enraciné en réclamant l’arrêt des réorganisations dans les bureaux de distribution et la titularisation des travailleurs précaires. Par sa durée, il est devenu un caillou dans la chaussure de la direction du groupe postal.
« Ils ont tout essayé contre nous : les payes à zéro euro, l’envoi d’huissiers et de vigiles, les interventions policières jusque dans les bureaux de poste, les convocations au commissariat, et trois procès contre Gaël », énumère Xavier, le secrétaire départemental adjoint du syndicat Sud-Poste des Hauts-de-Seine, soulignant ainsi la détermination des salariés en lutte. Depuis la fin de l’été 2018, pas un seul des 150 grévistes n’a craqué et repris le travail explique-t-il. Ce samedi soir, à l’occasion du 300e jour de conflit, les postiers du 92 organisent une fête de soutien pour marquer l’évènement et récupérer quelques subsides pour la caisse de grève.
Depuis presque dix mois, la grève est majoritaire, dans cinq bureaux du département, et significative dans plusieurs autres. Elle touche environ 20 % des facteurs titulaires affirme le syndicat. Pour tenir, les 150 factrices et facteurs se démènent : tournées de bureaux de distribution quasi quotidiennes, assemblées générales, pressions sur les directions, collectes d’argent, actions avec d’autres mouvements en lutte, présence aux manifestations des gilets jaunes. Ils sont sur tous les fronts et déploient un effort considérable pour récolter l’argent permettant de payer les factures et les loyers de 150 familles. « Cela ne fonctionne que parce que c’est pris en charge par les grévistes, pas juste par quelques militants », explique Xavier du Syndicat Sud. L’auto-organisation du mouvement est plutôt pragmatique. « Les travailleurs ordinaires s’auto-organisent parce que c’est comme cela que l’on peut gagner, pas sur l’idée qu’il faut contrôler les dirigeants. Cette raison n’arrive que bien après », poursuit-il.
La question de l’argent a été et reste centrale. En plus des fiches de paye réduites à zéro, les fonctionnaires ont vu leur couverture santé coupée, et les agents ayant des familles nombreuses, leur prime du complément familial supprimée. Les grévistes ne tiennent que de la solidarité financière qui s’est créée autour de leur lutte, notamment celle de leurs collègues qui travaillent, rappelle Xavier : « sans la caisse de grève, nous aurions repris le boulot au bout de trois jours ». Mais les factrices et facteurs ne sont pas les seuls à supporter un coût dans cette grève. Selon leurs calculs, La Poste aurait perdu près de 6 millions d’euros dans ce conflit. Pour arriver à ce résultat, ils additionnent les frais d’huissiers, de vigiles, d’astreintes à payer suite à des condamnations, et enfin le coût des retards pris dans les réorganisations dont l’effet est de supprimer des emplois.
Un jugement favorable avant la fête des 300 jours
C’est peut-être un tournant dans la grève, ou en tout cas une évolution dans le rapport de force entre la direction de La Poste et le syndicat Sud. Dans la longue séquence à épisodes des tentatives du groupe postal de licencier le syndicaliste Gaël Quirante, la Cour d’appel de Versailles a rendu un arrêt favorable au militant jeudi 17 janvier. Nous n’avons pas pu consulter la décision du tribunal, mais selon Sud-Poste 92 qui doit la publier dans les prochains jours, elle confirme l’accord du 4 décembre 1998 sur l’exercice du droit syndical et déboute La Poste de ses demandes. Ainsi elle stipule que « tout représentant syndical appartenant ou non à La Poste bénéficie d’un libre accès » aux locaux. C’est un des points de litige entre La Poste et le syndicat Sud. La Cour condamne par ailleurs la direction à une amende de 4000 €.
Persuadé que ce jugement réécrit favorablement le droit syndical à l’échelle nationale à La Poste, mais aussi pour d’autres entreprises, Xavier considère qu’il s’agit déjà d’une des victoires à mettre à l’actif des grévistes, même en l’absence d’un protocole de fin de conflit qui leur soit favorable. Il revendique déjà l’embauche en CDI de 30 intérimaires à laquelle La Poste a été contrainte depuis 9 mois. Mais avec cette « nouvelle victoire juridique » qui « représente une claque énorme » pour la direction, il projette même d’obtenir la réintégration de Gaël Quirante à La Poste.
Signe d’un possible changement de ton de la direction, une audience annulée par La Poste a finalement été programmée lundi 21 janvier. Et ce, à 6 h du matin. « Il n’y a aucun engagement de leur part à faire des contre-propositions, aucune garantie que ce sera le début d’un processus de réelle négociation, mais l’impact du jugement est plus large que le seul département du 92, et leur position se détériore », analyse le syndicaliste. Quel que soit le résultat de cette rencontre, les grévistes comptent tenir encore, et s’il le faut, radicaliser et étendre leur mouvement, notamment dans Paris et en Seine-Saint-Denis.
Les postiers du 92 ne sont donc pas près de céder, d’autant que le syndicat Sud qui mène le conflit a vu sa stratégie confirmée lors des élections professionnelles du mois de décembre. Il dépasse désormais 51 % des voix à lui tout seul, avec une participation record de 86 %, 13 points au-dessus de la moyenne nationale.
Publié le 21/01/2019
Rosa Luxemburg, femme révolutionnaire, debout contre la guerre et l’impérialisme, assassinée il y a juste cent ans
Nadine ROSA-ROSSO (site legrandsoir.info)
Il y a exactement cent ans, le 19 janvier 1917, Rosa Luxemburg était assassinée, avec la complaisance des sociaux-démocrates allemands, qui l’avaient exclue du Parti social-démocrate en janvier 1917, avec tous les membres du parti opposés au vote des crédits de guerre. Son corps est jeté dans une rivière. Karl Liebknecht, premier député allemand qui a voté contre les crédits de guerre, contre les ordres de son parti, est assassiné le même jour qu’elle. Elle venait de passer plusieurs années en prison, condamnée pour "trahison" parce qu’elle s’est opposée à la boucherie inter-impérialiste à venir. Tout au long de sa vie, Rosa est restée une révolutionnaire intransigeante, dénonçant sans relâche la guerre à venir. Cela lui vaudra d’être inculpée d’" incitation publique à la désobéissance".
Au lendemain de la guerre, elle soutient les mouvements révolutionnaires partout en Europe, et en Allemagne où elle a choisi de militer.
Dans toute l’Europe, les ouvriers et paysans revenant du front, savent que des millions d’hommes sont morts dans une guerre qui n’est pas la leur, inspirée par la soif de profit et en particulier, par la volonté des grandes puissances de se repartager les colonies et la domination des peuples. Dans nombre de pays, ils se soulèvent et la colère gronde. Le suffrage électoral universel (mais sans le vote des femmes) est alors accordé dans de nombreux pays, dont le nôtre, car les gouvernants redoutent la révolution, inspirée par l’expérience soviétique.
Le vote des crédits de guerre par tous les partis sociaux-démocrates est le point de rupture dans le mouvement ouvrier entre ceux (les futurs partis socialistes) qui soutiennent le régime impérialiste et ceux (les futurs partis communistes) qui le combattent.
Voici ce qu’elle déclarait face à ses juges, le 20 février 1914, à Francfort :
« D’entrée de jeu, je souhaite faire une remarque. Je suis tout à fait disposée à fournir à M. le procureur et à vous, Messieurs les Juges, ces éclaircissements exhaustifs. Pour aller tout de suite à l’essentiel, je tiens à déclarer que ce que le procureur, s’appuyant sur les rapports de ses témoins principaux, a décrit comme étant ma façon de penser, comme mes intentions et mes sentiments, n’est rien qu’une caricature plate et bornée, tant de mes discours que des méthodes d’agitation social-démocrates en général. En écoutant avec attention les déclarations du procureur, je n’ai pu m’empêcher de rire intérieurement. Je me disais : voici encore un exemple classique prouvant qu’il ne s’agit pas de posséder une culture formelle pour saisir dans leur subtilité scientifique et leur profondeur historique les modes de pensée sociaux-démocrates, pour comprendre nos idées dans toute leur complexité, dès lors que fait obstacle à cette intelligence l’appartenance à une classe sociale donnée. Si, Messieurs les Juges, de tous les gens présents aux réunions que je tenais, vous aviez interrogé l’ouvrier le plus frustre, il vous eût donné une tout autre image, une tout autre impression de ce que j’ai dit. Oui, les hommes et les femmes les plus simples du peuple travailleur sont sans doute en mesure de comprendre nos idées qui, dans le cerveau d’un procureur prussien, se reflètent comme dans un miroir déformant. Je voudrais démontrer maintenant ce que je viens de dire en examinant quelques points précis. […]
Mais j’en viens au point essentiel de l’accusation. Voici le grief principal du procureur : j’aurais, dans les déclarations incriminées, appelé les soldats, en cas de guerre, à ne pas tirer sur l’ennemi. Il aboutit à ce résultat par une déduction qui lui parait d’une logique contraignante. Voici le raisonnement : étant donné que je faisais de l’agitation contre le militarisme, étant donné que je voulais empêcher la guerre, je ne pouvais manifestement choisir d’autre voie, je ne pouvais envisager d’autre moyen efficace que cet appel direct aux soldats : si on vous donne l’ordre de tirer, ne tirez pas. N’est-ce pas, Messieurs les Juges, une belle conclusion, d’une concision convaincante, d’une logique irrésistible ! Permettez-moi pourtant de vous le déclarer : cette logique et cette conclusion résultent des conceptions de M. le procureur, non des miennes, non des idées de la social-démocratie. Ici je sollicite tout particulièrement votre attention. Je dis : la conclusion selon laquelle le seul moyen efficace d’empêcher la guerre consisterait à s’adresser directement aux soldats et à les appeler à ne pas tirer, cette conclusion n’est que l’envers de la conception selon laquelle tout est pour le mieux dans l’État, aussi longtemps que le soldat obéit aux ordres de ses supérieurs, selon laquelle, pour dire les choses brièvement, le fondement de la puissance de l’État et du militarisme, c’est l’obéissance passive, l’obéissance absolue(1) du soldat. Cette conception de M. le procureur se trouve harmonieusement complétée par celle du chef suprême des armées telle qu’elle a été diffusée officiellement.
Recevant le roi des Hellènes à Potsdam le 6 novembre de l’an passé, l’empereur a dit que le succès des armées grecques prouve « que les principes adoptés par notre état-major général et nos troupes sont toujours les garants de la victoire s’ils sont appliqués correctement ». L’état-major avec ses « principes » et l’obéissance passive du soldat, telles sont les bases de la stratégie militaire et la garantie de la victoire. Eh bien, nous autres sociaux-démocrates, nous ne partageons pas cette façon de voir. Nous pensons au contraire que ce ne sont pas seulement l’armée, les « ordres » d’en haut et l’ « obéissance » aveugle d’en bas qui décident du déclenchement et de l’issue des guerres, mais que c’est la grande masse du peuple travailleur qui décide et qui doit en décider. Nous sommes d’avis qu’on ne peut faire la guerre que dès lors et aussi longtemps que la masse laborieuse ou bien l’accepte avec enthousiasme parce qu’elle tient cette guerre pour une guerre juste et nécessaire, ou bien la tolère patiemment. Si au contraire la grande majorité du peuple travailleur aboutit à la conviction – et faire naître en elle cette conviction, développer cette conscience, c’est précisément la tâche que nous, sociaux-démocrates, nous assignons – si, disais-je, la majorité du peuple aboutit à la conviction que les guerres sont un phénomène barbare, profondément immoral, réactionnaire et contraire aux intérêts du peuple, alors les guerres deviennent impossibles – quand bien même, dans un premier temps, le soldat continuerait à obéir aux ordres de ses chefs ! Selon la conception du procureur, c’est l’armée qui fait la guerre ; selon notre conception, c’est le peuple tout entier. C’est à lui de décider de la guerre et de la paix. La question de l’existence ou de la suppression du militarisme actuel, c’est la masse des hommes et des femmes travailleurs, des jeunes et des vieux, qui peut la trancher et non pas cette petite portion du peuple qui s’abrite, comme on dit, dans les basques du roi » [1].
En honneur à cette femme et au combat des gilets jaunes, j’ai republié l’analyse de Rosa Luxemburg sur la grève générale en Belgique, un texte à (re)lire absolument !
Nadine Rosa-Rosso
Publié le 20/01/2019
Il n’y a pas d’« affaire Benalla », il y a un pouvoir en guerre contre les révoltes logiques
Des lycéens responsables de l’appel du 1er mai place de la Contrescarpe répondent
paru dans lundimatin#172, (site lundi am)
Il arrive que des articles paraissent trop tôt, c’était notamment le
cas de celui-ci que nous avions publié le 2 septembre. Cette tribune rédigée par des lycéens qui avaient appelé au rassemblement de la Contrescarpe et qui déclencha le feuilleton Benalla, vaut
d’être relue aujourd’hui.
« On nous présente comme hyper-violents pour masquer le fait moins avouable que nous sommes hyper-sensibles » écrivaient déjà ces jeunes gens présentés comme des casseurs par un pouvoir qui
ne se savait pas encore sur la sellette.
On nous passera, à nous qui avons relayé un certain nombre d’appels à manifester le 1er mai dernier, et plus particulièrement dans le quartier Latin, d’oser intervenir dans un débat public qui nous excède désormais si largement et où tant de gens plus éminents et plus autorisés que nous profèrent tant de profondes paroles. Pardonnez-nous de le dire crûment, mais de notre point de vue toute cette « affaire Benalla » relève de l’exercice de déni national. Ce qu’il y a de proprement scandaleux dans la « vidéo Benalla », ce n’est pas qu’un gendarme réserviste se permette de malmener des manifestants ; le scandale, c’est ce qu’elle fait voir de la nature du pouvoir d’État en France. Et voir cela, dans le « geste citoyen » que revendique l’intéressé, est précisément humiliant pour le citoyen.
Tout le débat qui se déchaîne depuis dix jours, tous les appels à « sanctionner les responsables », à punir les « dérives individuelles », et jusqu’à l’intitulé d’« affaire Benalla », ne visent qu’à revenir sur l’évidence que, pour une fois, on n’a pas pu ne pas voir. Évidence que « la souveraineté est puissance de donner et casser la loi », que toute « République s’établit par la violence des plus forts » (Jean Bodin, 1576), ainsi qu’on l’enseigne chaque jour à Science Po. Évidence à quoi s’adosse le monarque républicain lorsqu’il se proclame « le seul responsable » et met au défi ses sujets de « venir le chercher ». Évidence, comme chacun le sait, que « la France reste, du sommet de l’État jusque dans les milieux qui professent le plus radicalement sa perte, une société de cour. Comme si l’Ancien Régime, comme système de mœurs, n’était jamais mort. Comme si la Révolution française n’avait été qu’une ruse retorse pour maintenir partout, derrière le changement de phraséologie, l’Ancien Régime et le dérober à toute attaque ».
Que l’Élysée dépêche ses hommes de main pour aller gérer directement la mutinerie des sujets indisciplinés, que l’appareil gouvernemental déploie avant et après le 1er Mai toute sa machine de propagande médiatique contre cette « ultra-ultra-gauche » qui ose le défier, qu’il prenne en charge depuis ses « plus hautes sphères » l’écrasement méthodique et millimétré de chacun des foyers de révolte qui se sera manifesté au printemps, voilà qui nous rappelle seulement que l’art de gouverner est bel et bien un art de la guerre, contre sa propre population. Seulement voilà, le citoyen, qui ne se laisse gouverner qu’au prix de l’illusion entretenue de sa « liberté » et de ses « droits », n’aime pas qu’on lui rappelle sa sujétion réelle. Il ne veut pas voir le pouvoir nu ; il entend que le pouvoir mette un peu les formes, qu’il se travestisse minimalement et le flatte de son importance fictive, qu’il ne déchaîne sa souveraine brutalité qu’au nom de l’ « intérêt général », de l’ « ordre public » ou de la « justice ». Le plus grand nombre des protestations que l’on entend depuis dix jours visent une rupture intolérable dans ce pacte d’hypocrisie sociale. La vidéo de la place de la Contrescarpe n’a d’ailleurs pas fait scandale en ce que des passants suspectés d’être d’ « ultra-gauche » y subissent des violences gratuites, mais à partir du moment où l’on s’est avisé que Benalla et consorts n’étaient pas autorisés à « faire usage de la force ». On s’accommode sans mal, à l’année, que police et gendarmerie tabassent, humilient, éborgnent, amputent et tuent, tant que c’est pour maintenir l’ordre dont le citoyen est censé jouir. Jusqu’au beau jour où l’innocent citoyen des terrasses, si sûr de son bon droit derrière les vapeurs de son café dûment payé, se fait gazer comme une mouche sans raison valable… On connaît la suite.
Puisque le ministre de l’Intérieur se permet de nous mettre en cause publiquement depuis des mois au sujet du 1er Mai et de certains « appels à l’insurrection », permettez-nous à notre tour d’exprimer notre façon de voir. Disons que nous sommes animés par un pressant sentiment d’urgence. La planète est en surchauffe avérée, les écosystèmes s’effondrent, les océans s’engorgent de plastique, les catastrophes « naturelles » se multiplient, les misères – toutes les misères – galopent, des populations en panique se jettent à la mer pour peut-être survivre. Le pouvoir politique, dans son ultime discrédit, échoit de plus en plus à des fous, et pendant ce temps les puissances capitalistes déchaînent leur rapacité de fin du monde plus sauvagement que jamais ; elles cherchent à gratter quelques années encore avant l’apocalypse annoncée, quelques années d’empoisonnement rentable de plus, quelques années de surexploitation supplémentaires. Nos gestes sont parfois maladroits, nos cris sont peut-être inaudibles, nos raisons généralement rendues incompréhensibles et bientôt, à coup sûr, répréhensibles. Mais si nous appelons au soulèvement, c’est que tout cela ne peut plus durer. C’est que nous avons l’impression que nos semblables se laissent endormir par les gouvernements d’un sommeil en forme de cercueil. C’est que toute cette façade gouvernementale faite de responsables de rien du tout n’est qu’un paravent de communication qui ne cherche qu’à gagner un peu de temps. C’est que, lorsque chacun se décide à reprendre en main les conditions d’une survie de plus en plus menacée en cessant de déléguer à ceux qui nous ont menés au désastre l’organisation de leur existence, cela porte un nom : cela s’appelle l’insurrection, qui n’est ni le chaos ni la promesse toujours déçue d’un meilleur gouvernement. Il faut arrêter la machine, de toute urgence. L’organisation présente de la vie ne recèle à l’évidence aucun avenir. Un cauchemar climatisé reste un cauchemar. Personne ne fera notre salut pour nous.
Quant à nous, nous n’avons aucune solution, juste une perception aiguë du « problème ». L’unique « solution », c’est pour chacun, depuis là où il est, de prendre à bras le corps l’abîme de la situation. Il nous faut nous réveiller, regarder le désastre droit dans les yeux, mettre fin à nos dénis. Un pouvoir en guerre ne se laisse pas destituer par des moyens pacifiques. Il faudra bien aller chercher le monarque en son palais, et abattre les puissances dont il est le pantin. Il faudra bien réparer le monde. « On nous présente comme hyper-violents pour masquer le fait moins avouable que nous sommes hyper-sensibles. »
Publié le 19/01/2019
« Cela va vraiment être très violent » : des agents de Pôle emploi réagissent aux sanctions contre les chômeurs
par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)
La loi sur « la liberté du choix de son avenir professionnel » (sic), votée en septembre dernier, avait prévenu : les contrôles sur les chômeurs allaient se durcir. Mais personne ne s’attendait à ce que les sanctions prévues contre les demandeurs d’emplois soient si rudes, y compris les agents de Pôle emploi. Annoncées fin décembre par un décret publié au journal officiel, ces sanctions prévoient de rogner, voire de supprimer les indemnités chômage pour des rendez-vous manqués, des offres d’emploi refusées, ou des connexions sur son espace personnel pas suffisamment fréquentes. Du côté des conseillers, c’est la consternation, teintée de colère et de stress.
Les nouvelles instructions sont tombées sur les bureaux des agents de Pôle emploi le 3 janvier dernier. Une dizaine de pages qui décrivent par le menu les obligations des demandeurs d’emploi et les sanctions auxquelles ils s’exposent s’ils n’y répondent pas. Et ce, dès le premier manquement. Une première absence à un rendez-vous entraîne une radiation d’une durée d’un mois. À la seconde absence, la radiation est étendue à deux mois et les indemnités sont supprimées pour une durée équivalente. À la troisième absence, on passe à quatre mois.
Ces radiations et suppressions d’indemnités seront également exponentielles en cas d’« insuffisance de recherche d’emploi » ou de « refus de deux offres raisonnables d’emploi », le tout laissé à l’appréciation des agents de Pôle emploi. « J’étais en réunion de service le jour de l’annonce, se souvient Daniel, conseiller dans le Sud-ouest. Et bien même les collègues les plus enclins à sanctionner les chômeurs ont déclaré que là, quand même, le gouvernement y allait un peu fort et que l’on risquait d’avoir des soucis au niveau de l’accueil. »
« Désormais, pôle emploi a tout pouvoir. Il n’y a plus de regard extérieur »
Parmi les points « essentiels » à retenir : le fait que Pôle emploi dispose désormais du pouvoir de supprimer une partie ou la totalité du revenu de remplacement – l’assurance-chômage que perçoit un salarié licencié ou dont le contrat s’est terminé, et pour laquelle lui et son employeur ont cotisé. Avant la parution du décret, le 30 décembre 2018, qui définit les nouvelles règles de contrôle des chômeurs, la suppression du revenu des indemnités chômage nécessitait une saisine du Préfet. « Désormais, pôle emploi a tout pouvoir. Il n’y a plus de regard extérieur », s’inquiète Émilie, qui travaille depuis plus de 30 ans auprès des demandeurs d’emploi en Bretagne, depuis l’époque des Assedics devenues Pôle emploi en 2009. Elle craint de voir le sens de son travail lui échapper totalement : « Nous ne sommes pas là pour sanctionner et radier les gens, nous sommes là pour accompagner les personnes en recherches d’emplois et calculer leurs allocations au plus juste. »
Ce contrôle et ces sanctions renforcés doivent être mises en place via de nouveaux formulaires et logiciels que les conseillers ne maîtrisent pas encore. Et pour cause : ils n’ont pas eu le temps de complètement se familiariser avec les « nouveaux » logiciels précédents... « Cela fait partie des méthodes modernes de management du personnel, tempête Daniel. Il ne faut jamais être sûr de soi, jamais être en confort. Chez nous, on est fermés au public un jour par mois pour digérer les nouveautés informatiques, sans réussir à le faire du reste. Même les plus zélés, qui acceptent de faire des heures et des heures en plus pour pouvoir se mettre à jour n’y arrivent pas, c’est impossible. »
« Tout est plus dématérialisé. Les personnes un peu perdues vont l’être plus encore »
Une recherche d’emploi jugée insuffisante, une « non présentation à une action de formation » ou refuser deux offres d’emploi considérées comme « raisonnables » indépendamment du niveau de salaire et des conditions de travail sont soumises à la même progression exponentielle des sanctions que les absences aux rendez-vous, avec une suppression des indemnités à la première erreur. « C’est la double peine automatique, dénonce Daniel. La personne est suspendue pendant un mois. Et quand elle se réinscrit, on lui impute un mois. Elle se retrouve avec deux mois sans revenus. » « Ceux qui ont des facilités, qui se débrouillent avec l’outil informatique, il n’y aura pas trop de soucis pour eux, intervient une collègue. Mais les personnes qui sont loin de l’emploi, qui ne sont pas autonomes vis à vis du système informatique, ça va être plus compliqué pour elles. Elles vont se retrouvées de plus en plus précarisées. »
L’agente cite l’exemple des convocations aux rendez-vous, qui sont envoyées par Internet, ce qui suppose que les demandeurs d’emploi consultent très régulièrement leur espace personnel. « Tout est de plus en plus dématérialisé. Il devient difficile de trouver quelqu’un à qui parler. Les personnes un peu perdues vont l’être plus encore. » Pour justifier une recherche active d’emploi, il faut enrichir sans cesse son espace personnel numérique : être abonné aux offres d’emplois que l’on doit consulter tous les jours, mettre à jour son profil etc. « Cela lèse énormément les gens qui ne sont pas connectés, évidemment, sachant que l’on pourra désormais être sanctionné si on refuse de mettre son CV en ligne. » Tarif – minimum – de la sanction : un mois de radiation et autant de temps d’indemnités en moins.
Ces conseillers qui font de la résistance
Pour tracer le comportement des chômeurs, le nombre de contrôleurs va augmenter. Généralisé en 2015, sous le quinquennat de François Hollande, le contrôle de la recherche d’emploi mobilise à présent 600 agents, soit trois fois plus qu’il y a un an. 1000 personnes devraient à terme travailler dans ce service. Consultés dès mai 2018 sur l’augmentation du nombre de contrôleurs, « les syndicats se sont prononcés contre, rapporte Emilie. L’augmentation du nombre de contrôleurs se fait à effectifs constants, ce sont des conseillers qui changent de postes, ce qui réduit notre capacité à aider les personnes en recherche d’emploi. Cela stigmatise les chômeurs, les assimilant à des feignants et les forçant, ensuite, à accepter n’importe quelles conditions de travail. » La loi dont dépend le décret sur le contrôle des chômeurs, qui s’intitule « Travail : liberté du choix de son avenir professionnel » porte décidément bien mal son nom.
Jusque là, de nombreux conseillers ont fait - tant bien que mal - de la résistance, protégeant les demandeurs d’emploi contre la politique du chiffre imposée par les radiations ou le retour forcé vers des emplois de piètre qualité. « Quand une personne ne se présente pas, on peut faire un report simple de rendez-vous, décrit Daniel, qu’on ait réussi ou pas à la joindre par mail ou par téléphone. Cela évite qu’elle reçoive un courrier automatique d’avertissement avant radiation. » Les agents Pôle emploi peuvent également intervenir du côté des « offres raisonnables d’emploi » (ORE). Le nouveau décret prévoit qu’à partir de deux refus, le demandeur d’emploi pourra être sanctionné. Une offre raisonnable d’emploi est censée correspondre au profil du demandeur d’emploi, défini dans son projet personnalisé d’aide à l’emploi (PPAE).
Pressions sur les conseillers pour signaler les « mauvais » chômeurs
« Le projet personnalisé d’aide à l’emploi définit un métier, une zone géographique, et un niveau de salaire, précise Daniel. Jusqu’alors le demandeur pouvait refuser un emploi pour lequel il était moins payé qu’auparavant. C’est terminé puisque maintenant, on tiendra compte des salaires pratiqués sur l’aire géographique où un emploi est recherché. » Les conseillers tâcheront de continuer à ruser, en mettant par exemple un emploi inexistant dans l’aire de recherche du chômeur, ou en trichant un peu sur l’aire géographique de recherche « pour que les gens ne se retrouvent pas à travailler très loin de chez eux ». Mais ils craignent qu’il ne soit de plus en plus difficile de résister. « On va avoir plus de pressions. Si un conseiller ne signale jamais aucun chômeur au service du contrôle, cela lui sera reproché lors de son entretien annuel, c’est évident », soupirent-ils.
« On craint de ne plus avoir notre mot à dire », reprend Emilie. Jusqu’à présent, en cas d’avertissement pour radiation, le demandeur d’emploi pouvait venir directement en agence, et discuter avec le directeur. Les conseillers pouvaient donner leur avis. « Le nouveau système va réduire ces possibilités d’intervention car les recours ne se feront plus en agence. Ils seront traités directement par le supérieur hiérarchique du directeur d’agence », regrette une conseillère. Tout sera fait par écrit. Il n’y aura plus cette possibilité d’être reçus. Un directeur territorial hésitera à contredire régulièrement un directeur d’agence zélé en matière de radiations. Autrement dit : une plus grande proportion de recours ne pourront aboutir.
Les chômeurs bientôt contrôlés 24h/24 ?
« Le respect des droits des chômeurs dépend de plus en plus de leur ténacité, se désole une conseillère. J’ai souvenir d’une personne à qui Pôle emploi certifiait qu’elle avait eu un trop perçu. Elle a téléphoné, écrit, rencontré une médiatrice, a finalement été reçue par un responsable départemental qui a finalement reconnu qu’elle avait raison. Quelqu’un de moins tenace aurait baissé les bras, et remboursé la somme qui lui était pourtant due. »
Un autre outil de contrôle devrait être expérimenté à partir du mois de juin. Il a fait bondir les conseillers : il s’agit d’un carnet de bord numérique, que les demandeurs d’emploi devront remplir chaque mois à l’occasion du renouvellement de leur inscription. Le maintien de l’inscription sur la liste des demandeurs d’emploi est subordonné à la mise à jour de ce carnet de bord. « Il faudra que les gens justifient de 35 heures de recherche active, s’indigne Daniel. Certains contrôleurs ne vont pas faire de cadeaux. Ça va vraiment être très violent. Tout ça pour faire baisser les chiffres du chômage. »
Nolwenn Weiler
Publié le 18/01/2019
DE LA REVOLTE ANTILLAISE DE 2009 A
LA REVOLTE DES GILETS JAUNES DE 2018
(site bellaciao.org)
Les brumes de la forêt un samedi matin...Au loin, à un carrefour, des Gilets Jaunes... Le froid. Dans un mois nous serons en février. Des images ensoleillées d’une autre révolte me reviennent, ceux d’un autre mois de février, celui de 2009 dans les Antilles.
Mais avec qui partager ici tous ces souvenirs ? S’il s’agit d’expériences passées personne n’écoute personne. On croit tout savoir, avoir tout découvert, surpris néanmoins de n’avoir pas pu convaincre le flic à qui on ouvrait les bras et encore plus désolé de prendre l’inévitable coup de matraque.
I.Un matin de février 2009.
Pourquoi et quand éclate une révolte populaire ? Pour les élites remises en question, tout comme pour celui qui est envahi par la sensation étrange de l’émeute, c’est un mystère. Y a t-il eu un complot ourdi de longue main ? Qui sont les instigateurs ? Quelles sont la vraies causes ?
L’auteur de ces lignes, séditieux de nature, a vécu mai-juin 68 du début à la fin, tout autant que la révolte antillaise de février-mars 2009 et aujourd’hui le mouvement des Gilets Jaunes. Et il ne peut répondre vraiment à ces questions. Bien des hypothèses ne pourront être prises en considération. Compte tenu du contexte, chaque situation est différente. Du côté des insurgés, comme du côté du « Parti de l’Ordre »,s’il y avait des « recettes », on saurait à quoi s’en tenir et tout serait tellement plus simple !
En Martinique, pendant plusieurs semaines, les délégations d’une intersyndicale, avaient parcouru l’île pour dénoncer les injustices sociales, la faiblesse du pouvoir d’achât, la cherté de la vie. En Guadeloupe auparavant, depuis un certain temps, la révolte infusait, se développait autour d’un syndicat de combat l’UGTG et du « Lyannaj con profitasyon » (1).
Mais quand le « 5 févriyé » tout s’arrête en Martinique, que de gigantesques défilés s’ébranlent, que tous les commerces ont été forcées de tirer leurs rideaux, on s’aperçoit que l’objet principal du mécontentement est la cherté de la vie. Et la cible des manifestants est donc les prix pratiqués par les grandes surfaces, dans les zones commerciales, dont le blocus s’organise. Plus que la grève, ce blocus sera ici l’arme des insurgés.
Bien sûr, nous demandions aussi une augmentation des bas salaires, du SMIC et la baisse des prix des services, du carburant, de la téléphonie, de l’électricité. ...
Prix baissés !
Que le creyol me manque aujourd’hui pour reprendre ces chants qui répertoriaient nos revendications !
Le bras de fer... Presque plus rien à manger.
Notre combat dura 38 jours . Un peu moins longtemps qu’en Guadeloupe, réputée plus combattive. Mais il se termina par une victoire. Grace au nouveau RSTA (2)Les bas salaires augmentaient de 80 à 100 euros, les prix étaient sous contrôle en accord avec la Préfecture (3), d’autres acquis qu’il serait trop long à énumérer ici la constituaient. Bien sûr, quelques mois plus tard tous ces avantages étaient amenuisés, réduits, annulés. Mais les plus conscients d’entre nous savions que c’était la loi du genre : tant que le capitalisme tenait debout, revenchard, il nous reprendrait d’une main ce qu’il nous avait donné de l’autre.
Il aurait fallu s’engager un peu plus dans la sédition et s’emparer des leviers de l’économie locale par une autogestion généralisée et la Démocratie Directe.
Sarkozy, qui avait laissé cette fois, les patrons face aux syndicats (4), avait fait, comme c’est d’usage la promesse de la concertation. Après avoir réuni les élus antillais, le personnel politique ultramarin déconsidéré, craintif, à Cayenne en juillet, il annonçait la réunion d’ « Etats Généraux de l’Outre-mer » puis un référendum.
Ce fut un capharnaum dont bien sûr rien ne subsiste . Mais on tenta ainsi d’ « amuser la galerie » comme tente de le faire aujourd’hui le Président Macron et son « grand débat national ».
II. Un après-midi de novembre 2018.
Mieux qu’en 2009 dans les Antilles, en 2018, en France internet fut un outil efficace pour réunir rapidement, à partir d’une pétition, des dizaines de milliers de Gilets Jaunes. Mais contrairement aux Antilles ce ne fut pas les syndicats qui eurent la main. Quant aux « politiques » on avait compris dès avant que personne n’en voulaient.
Mais la France, depuis assez longtemps, subissait l’influence de l’extrème-droite que les médias mettaient depuis longtemps régulièrement en scène pour faire le buzz. D’abord Le Pen père puis la fille. Collard plus que Mélanchon. Les formules creuses de « Patrie », de « France aux Français »... l’incapacité de la gauche se ralliant finalement au libéralisme , tout cela avait subtilement embrouillé bien des esprits. Et l’on arbora fièrement non pas le drapeau rouge mais l’étendard tricolore, vague évocation de la Révolution Française, mais aussi emblème des Versaillais (5).
Certaines revendications, minoritaires, fleurent donc encore le caca brun. Le RIC lui-même était issu du projet lepeniste (6). Rien d’étonnant après tout dans un pays où le score des populistes aux élections se situe audessus des 20%. L’ « apolitisme » d’un bon nombre s’arrête là. Et ils ne comprendront la nature du Rassemblement Nationale, parti aussi « corruptible » que les autres, que lorsqu’il sera au Pouvoir et qu’ils en auront senti la trique.
En Martinique il n’y avait pas de place pour les fascistes et le père Le Pen, dont l’avion, attendu par les manifestants, ne put jamais y atterrir.
Mais dans l’ensemble les Gilets Jaunes, même s’ils ont été encouragés par le gouvernement populiste italien, ne constituent pas un rassemblement fasciste et leurs principales revendications (pouvoir d’achat, justice fiscale...) ont clairement un caractère de classe.
Par rapport à la révolte antillaise, qui s’était déjà affranchie des « politiques », celle des Gilets Jaunes, dansant sur la crête populiste, s’est débarrassée des deux, et des « politiques » et des syndicalistes (7).
En mettant en avant la Démocratie Directe, ils ouvrent la porte à une nouvelle conception de la vie sociale, ce qui, malgré un état d’esprit alors bien plus combattif qu’en métropole, n’était pas clairement apparu dans les Antilles où l’on s’en tenait encore aux « majordomes » (8).
C’est objectivement un grand pas en avant vers la Révolution où néanmoins, en chemin, dans la lutte, tout peut basculer dans un sens ou dans un autre.
Ce combat social, en France, fera date, comme celui des Antilles (9), trop souvent occulté.
Notes
(1) UGTG – Union Générale des Travailleurs de la Guadeloupe – syndicat de combat dont le leader était Elie Domota. « Lyannaj con profitasyon » association informelle regroupant les forces vives de la Guadeloupe, depuis les salariés, les associations,jusqu’aux petits patrons.
(2) RSTA - Revenu Supplémentaire Temporaire d’Activité
« Conditions d’attribution du RSTA D’après le décret no 2009-602 du 27 mai 2009, il existe quatre conditions d’éligibilité :
1. Être salarié et percevoir une rémunération brute inférieure à 1,4 SMIC mensuel (soit 1 911,04 euros brut par mois à compter du 1er janvier 20111) ;
2. Exercer son activité professionnelle dans un des quatre DOM (Guadeloupe, Guyane, Martinique, La Réunion) ou des trois COM concernés (Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon) ;
3. Être français, ou ressortissant d’un État partie à l’Espace économique européen, ou suisse, ou titulaire d’un titre de séjour autorisant à travailler ;
4. Être titulaire d’un contrat de travail d’une durée égale ou supérieure à un mois. »
(3) Des commisions de contrôle des prix organisées par les syndicats parcouraient les grandes surfaces. Ce qui m’exaspérait le plus c’était la « publicité mensongère ». Ainsi, sans avertissement, on ne trouvait plus le produit mis en promotion. Normalement on est alors en droit de prendre le produit le plus voisin et de l’acquérir dans les mêmes conditions que la promotion... Pour ma part je me contentais de terroriser les chefs de rayon en menaçant alors d’une « réquisition préfectorale »... Lesdites grandes surfaces s’en sont très bien remises, récupérant les revendications en affirmant « faire encore moins cher »...
(4) D’habitude, lors des conflits sociaux outre mers, c’était finalement les « politiques » qui s’en mêlaient et non pas les syndicats. Mais dans un premier temps Sarkozy avait voulu rester fidèle au libéralisme qui l’animait et avait donc voulu laisser face à face syndicats et patronat. Celui-ci s’en trouvait décontenancé, ignorant presque tout des négociations patrons-salariés, orphelin d’un Etat qui le laissait se démmerder tout seul... Quant aux syndicats, s’ils étaient dans l’ensemble plus combattifs qu’en métropole, ils n’allaient pas jusqu’à réclamer « la socialisation des moyens de production » comme cela était encore néanmoins mentionné dans leurs statuts...
(5) Le drapeau tricolore, déjà contesté en 1848, devint en 1871 l’emblème de rassemblement des « Versaillais » c’est-à-dire celui d’Adolphe Thiers et de l’assemblée conservatrice réunie à Versailles, combattant la Commune de Paris.
(6) Si les populistes disent que le ciel est bleu, que le capitalisme c’est pas beau, ce n’est là-dessus qu’on se querellera. Même chose pour le RIC qui en lui même n’est pas une mauvaise idée. Tout dépend du contexte, de l’organisation, des organisateurs et de leurs buts avoués ou inavoués...
(7) Les premiers syndicalistes se réclamaient de la Démocratie Directe. Mais aujourd’hui les cadres syndicaux s’en méfient, et il faut s’en remettre au GP (gentil permanent, souvent trés dévoué par ailleurs)... Pour ce que les syndicats nous rapportent, c’est vrai que l’on a envie de passer à autre chose d’un peu plus radical et efficace.
(8) Les « majordomes » étaient des personnes âgées, influentes et respectées qui régissaient les « rue-casa-nègres » (quartier des esclaves). Ce sont eux qui décidèrent la révolte de 1848, peu avant l’arrivée de Scholcher et du décret d’abolition de l’esclavage. On continua à nommer ainsi les « grandes personnes » influentes et certains « vénérables » syndicalistes...
(9) Lire « Matinik Doubout », 6 euros – Alternative Libertaire – BP 295 – 75921 Paris Cédex 19. www.alternativelibertaire.org
Publié le 17/01/2018
Stéphane Trouille : « Je déplore la confusion des pouvoirs et la massification de la répression »
Le vidéaste indépendant Stéphane Trouille a été condamné pour violence sur personne dépositaire de l’autorité publique dans le cadre du mouvement des gilets jaunes. Il revient pour Politis sur les faits qui lui sont reprochés.
Le 17 décembre, Amnesty International publiait les chiffres hors normes de la répression du mouvement des gilets jaunes depuis le 17 novembre : 1 407 blessés dont 46 grièvement, plus de 3 000 interpellations, 1 534 gardes à vue... En un mois ! Stéphane Trouille, 41 ans, vidéaste indépendant et collaborateur au média Reporterre, a été condamné le 26 décembre à 18 mois de prison dont six avec sursis et trois ans d’interdiction de manifester, pour violence sur personne dépositaire de l’autorité publique. Il a fait appel de sa condamnation le 29 décembre. La date du procès en appel n’a pas été encore fixé.
Que s’est-il passé le 8 décembre 2018 ?
Stéphane Trouille : J’avais commencé à m'impliquer depuis une semaine dans le mouvement des gilets jaunes quand j’ai eu vent d’une action d’information et de blocage au centre commercial Les Couleures à Valence. Je m’y suis rendu. Tout s’est bien passé jusqu’à environ midi, quand la police a décidé que l’on devait se disperser. Collectivement, il a été décidé de rester et un premier face-à-face a eu lieu. Celui-ci s’est rapidement arrêté car il y a eu des blessés du côté des manifestants suite à des coups de matraque et des tirs de lanceurs de balles de défense (LBD). Nous avons décidé peu après de quitter les lieux. C’est sur le chemin de ma voiture qu’une femme m’alerte sur une agression ayant lieu un peu plus loin. Avec d’autres, je cours alors vers cet attroupement et je donne un coup de pied à la personne en face de moi, qui frappe un gilet jaune. Cette personne se retrouve en confrontation avec un autre gilet jaune et je lui donne à nouveaux deux coups de pied dans les jambes. Je recule et je vois une autre personne qui dégaine un pistolet. À ce moment, je comprends que ce sont des policiers et je m’en vais.
Ces personnes étaient-elles identifiées comme des forces de police ?
Verbalement je n’ai entendu aucune identification de ces personnes-là. Visuellement, je n'ai rien vu sur le moment. Ce n'est qu'au visionnage de la vidéo de surveillance, élément principal du dossier, que j'ai constaté, avec difficulté, qu'un des deux policiers portait une espèce de brassard dans le pli au dos du bras gauche. C’était plutôt une tâche orange où l’on ne distinguait aucun mot. Quant à l’autre policier, il avait au bas de son bras droit un bracelet orange sur lequel on ne distingue aucun mot, couvert la plupart du temps par son pull. Des trois autres inculpés avec moi, un seul reconnait avoir compris que ces deux personnes étaient de la police, en voyant leur arme avant nous. Tout ceci n’a duré qu’une vingtaine de secondes. Ces deux policiers étaient en fait le directeur départemental des services de police de la Drôme et son chauffeur, policier également. Que faisaient-ils à cet endroit, à peine identifiables, à plus de 200 mètres des autres forces de l’ordre présentes ? Ils ont justifié leur intervention par la présence d’un individu violent repéré le matin. Mais cette personne, arrêtée un peu plus tard, a été relâchée avec un simple rappel à l’ordre pour non-obéissance aux trois sommations de dispersion survenues plus tôt. Il y avait en plus au moins un autre policier en civil présent sur les lieux. On le voit sur la vidéo de surveillance qui observe et ne fait rien. Cela a été reconnu au procès. Tout cela pose un certain nombre de questions.
Qu’avez-vous fait après avoir compris que vous aviez à faire à des policiers ?
Je suis parti. Comme je le disais, tout cela s’est passé très rapidement. Je me suis dirigé vers la marche pour le climat dans le centre de Valence, en ressassant tout cela dans mon esprit. J’étais dans une certaine confusion, je me disais que la police n’allait pas laisser traîner ça. Et en effet, pendant la marche, j’ai vu des forces de l’ordre s’approcher de moi. J’ai compris que quelque chose se tramait, et par peur, j’ai couru pour m’enfuir. Comprenant que c’était inutile après quelques mètres, j’ai levé les bras en l’air, après avoir reçu un tir de Flash-Ball ou de LBD. À ce moment-là, j’ai subi un déferlement d’insultes et de coups. Un premier coup sur le crâne m’a fait tomber au sol, les coups de pieds pleuvaient. Cela m’a valu neuf points de suture. Deux SDF qui étaient là se sont aussi fait matraquer. Ce n’est que le lendemain, quand l’officier de police judiciaire m’a dit en visionnant la vidéo : « Ouhla vous avez tapé le gros lot, c’est le directeur de la police de la Drôme », que j’ai compris l’acharnement.
Comment s’est déroulée la suite ?
Lors de la première audience, j’ai tout d’abord refusé la comparution immédiate qui est préconisée par la circulaire du 22 novembre et qui est faite pour empêcher toute défense de se constituer : j’avais rencontré mon avocate commise d’office 15 minutes avant. Le juge a alors décidé de me placer en détention provisoire, considérant que je risquais de commettre à nouveau des violences et de ne pas me présenter au procès fixé au 26 décembre. J’y suis resté onze jours et il a été très difficile de préparer la défense car il fut impossible de passer ou de recevoir des appels en détention provisoire.
Le 26, le procureur a récité et mis en musique les directives ministérielles de fermeté. Avec mon avocat, nous avons présenté le témoignage écrit d’un ancien gardien de la paix qui ne pouvait être présent au procès en raison du décès de sa maman. Celui-ci assure que les policiers n’étaient pas identifiables et affirme avoir été passé à tabac après les avoir interpellés sur ce fait. Le procureur a remis en question ce témoignage en insistant sur l’absence du témoin : « Je ne vois pas de preuves dans le dossier que sa maman est bien morte. » Le juge a ensuite suivi les réquisitions du procureur : 18 mois de prison, trois ans d’interdiction de manifester, mais a réduit l'amende à 1 000 euros, contre les 15 000 requis.
Quel est votre ressenti sur ce procès ?
J’ai l’impression d’avoir assisté à une pièce de théâtre où tout était joué d’avance. Je déplore la confusion des pouvoirs et la massification de la répression, particulièrement concernant les interdictions de manifester. On voit se dessiner un fil entre le gouvernement, les circulaires, les discours, et la justice.
Il s'agit de faire peur, de faire taire, de criminaliser. Me concernant, à la vue du soutien écrit et oral, et à la vue des personnes qui sont impliquées dans l'organisation d'un festival de soutien qui aura lieu les 11, 12 et 13 janvier à Saillans, la stratégie ne marche plus.
Je me pose beaucoup de questions sur les possibles implications de mes engagements personnels et professionnels sur l’issue de ce procès. En tant que vidéaste, je couvre les luttes sociales, des expériences d’organisation collective, des lieux occupés comme la ZAD de Roybon… Mon travail et mes engagements sont grandement remis en question.
par Hervé Bossy
Publié le 16/01/2019
Grand débat national - Le pouvoir face au grand loto des mots
Brigade d’Intervention Linguistique
paru dans lundimatin#174, (site lundi.am)
Ainsi apprenons-nous par voie de presse que le Président demande la mise en place d’un Grand Débat National pour « mieux comprendre » le mouvement et les « revendications » des gilets jaunes.
Ce qui au fond revient à dire et à faire ce à quoi s’essaient les plateaux TV, radios et journaux depuis deux mois, à savoir tenter de répondre à la question qui les (journalistes et présentateurs, membres du gouvernement) taraude le plus : « mais au fond, qu’est-ce qu’un gilet jaune ? », ce qui en dit bien plus sur eux que sur le porteur du gilet en question.
Aussi, on peut considérer ce « débat » comme la continuation d’un grand phénomène d’ethnologie aux relents XIX°istes, et devrait-on dire plutôt de zoologie, exercé par les classes dominantes et les gouvernants sur les plus dominés et démunis d’entre nous.
[Photo : Jean-Pierre Porno]
Je propose donc de requalifier ce grand débat en grande enquête zoologique de la France du XXI° siècle, sous-titrée A la recherche du pauvre, dont la question subsidiaire serait non pas « qu’est-ce qu’un gilet jaune ? » mais plus précisément « qu’est-ce qu’un pauvre ? » , et de réécrire le grand appel du gouvernement, à tout le moins d’E. Macron, en « Mon brave, apportez-moi un gueux, que je l’observe. »
Certains se sont bien rendu compte qu’ils avaient perdu, consumé la plus grande partie de leur vie en cocktails et mondanités, goûters et dîners en ville, et ont décidé en toute hâte, avec la plus grande urgence, face à l’imminence de la mort qui frappe à la porte de liège, d’écrire A la recherche du temps perdu.
D’autres, se rendant compte qu’ils étaient aussi passés à côté de quelque chose, mais sans pour autant savoir vraiment dire à côté de quoi ou de qui, ni se rendre bien compte des implications et du mouvement rétrospectif que cette prise de conscience eut dû impliquer (si tant est que prise de conscience il y eût, et cela, justement, je ne le crois pas) sur leur petite personne, ont décidé plutôt d’aller à la recherche du peuple perdu, du pauvre perdu, du gueux de nos jours. N’est pas Marcel Proust qui veut !
Aussi, c’est sans se presser et sans prendre la plume que le Président et ses amis lancent cette grande opération de communication, mais plutôt en s’entourant d’une armée de gendarmes mobiles (doux retour des licteurs ?), de CRS, de membres de la BAC. Ou peut-être pas, puisque nous savons désormais qu’insignes et brassards circulent comme des petits pains, s’échangent comme des cartes Pokemon au plus fort de la récré, c’est-à-dire que l’habit ne fait pas le moine, pas plus que la matraque ne fait le policier.
Il est à noter enfin que cinquante ans après mai 68, un gouvernement choisit de nouveau la droite ligne du Général pour mater la chienlit à la matraque tout en disant « Je vous ai compris ». A quelques galons près, le gouvernement chanterait-il « Maréchaaal, nous voilà ! » ? Il y pense peut-être, méfions-nous, n’oublions pas.
Les termes requalifiés, intéressons-nous maintenant à cette drôle de dégringolade que semblent subir et le gouvernement et les médias sur le grand escalier de la surprise. Passer de Charybde en Scylla, disent-il ? Je ne crois pas. Cette surprise rejouée chaque jour (et peut-être sincèrement éprouvée, catastrophe) ne dit rien du sujet –la révolte- dont ils (membres du gouvernement et médias) prétendent parler, mais dit tout ou presque de ces individus pris d’étonnement, de leur bulle, de leur méconnaissance du monde, de leur ignorance crasse et de leur mépris pour tout ce qui n’est pas eux.
Un étonnement donc qui n’a pas lieu d’être après cinquante ans (que dis-je ? plus !) de mise en place de politiques néo-libérales, et de grande entreprise de trahison du peuple par la gauche.
Aussi, plus que d’étonnement, c’est bien d’aveuglement qu’il s’agit et qui aujourd’hui atteint une limite, celle du principe de réalité que les parangons du pragmatisme libéral, chantres du rationalisme, devraient pourtant bien connaître, eux qui se réclament de la fourmi comptable, les pattes sur terre.
Hé oui, la fameuse goutte de trop ! En l’occurrence, goutte d’arrogance et jus de mépris. Un inconscient débridé (des communicants auraient dit une parole décomplexée) craché à la face d’individus déjà à terre. Individus exploités, infantilisés, écrasés, et maintenant méprisés et humiliés. Individus dont « les affects de crainte » ont alors été instantanément convertis en « affects de haine » : naissance de l’indignation (pour reprendre les mots de Frédéric Lordon dans son essai Capitalisme, Désir et Servitude). Le point de non-retour a été atteint. Insupportable est donc la surprise des dominants, qui ont beaucoup de trains de retard, et qui est bien plutôt le signe d’un aveuglement. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, d’être gouvernées et informées par des aveugles ? Allons-voir plus avant, explorons ce que cet aveuglement dit d’eux.
Plusieurs médias allant du Monde à BFMTV disent des gilets jaunes qu’il s’agit d’un mouvement nouveau et protéiforme, expression d’une « grogne » sociale -revoilà la zoologie - émanant de groupes hétérogènes et sans leaders, et donc « difficile à appréhender ». Etranglement d’horreur en entendant une chose pareille, hoquet de honte.
« Changez de métier ! et ouvrez les yeux ! », leur répondrait un individu sensé.
Si ce n’est pas justement le propre du métier de journaliste que d’aller au contact du réel, du monde et des individus qui le peuplent et qui chaque jour s’agitant en tous sens produisent ce qui fait la matière de ce que l’on pourrait appeler « l’actualité », alors je ne sais pas ce qu’est un journaliste.
Ou bien, et ce n’est là bien sûr qu’une hypothèse toute personnelle, j’ai une idée vaguement juste de ce qu’est ce métier, et je me vois donc obligée d’en conclure que ces individus n’ont du journaliste que le micro.
Décidément ! Après les moines qui n’en ont que l’habit, les policiers que la matraque, les journalistes que le micro, nous voilà cernées par les apparences trompeuses. Serait-ce le signe que notre société fonctionne grâce à ces individus qui n’ont d’une fonction que les attributs ? Autrement dit, que nous vivons entourés d’imposteurs ?
Un journaliste qui porte micro pour remplir à la hâte un papier et produire des images sensationnelles et ainsi se faire repérer pour intégrer une salle de rédaction ? Oui. Il en va de même pour ce policier qui frappe, là pour montrer et exercer son pouvoir, là pour exercer sa volonté de puissance, son désir de dominer, de frapper et d’humilier l’autre en toute impunité, mais là surtout pour se distinguer. De qui ? de l’autre qu’il frappe, de l’autre dont le journaliste pense qu’il « grogne », de l’autre dont le Président pense qu’il doit être l’objet d’un dispositif de communication et de répression pour rentrer dans le rang.
Mensonge des journalistes, violences policières, corruption de l’Etat : signe de la dérive, signe de l’imposture, et symptômes d’une gigantesque volonté de distinction, alors ?
Ce serait le dernier temps de notre requalification des termes au grand loto des mots : serions-nous face au fond, et encore une fois, à une affaire de distinction ? Affaire mue par une peur première et primaire d’être, pour ces imposteurs, disons-le, poussons plus loin l’hypothèse, un plouc ?
Et qu’est-ce qu’un plouc sinon l’autre que l’on juge moins bien que soi, l’habitant du plus petit bourg que le sien propre, que l’on juge rustre, « l’invisible », celui qui n’aurait pas de fonction et donc pas de pouvoir, le dominé, en somme ?
Vérifions : président et politiques portent le costume, mais aucun ne remplit sa fonction, à savoir représenter des électeurs, défendre l’intérêt général. Au contraire, tous SE représentent, défendent leur intérêt personnel, sont donc là par ambition, carrière, amour du pouvoir, hybris, et non pour la seule raison pour laquelle ils devraient être là, pour incarner provisoirement une fonction politique. Etre là pour l’Autre, et non pour soi.
Une maxime alors, à adresser lors de cette enquête zoologique, aux gouvernants et aux médias : ils oublient d’une part que nous sommes tous le plouc de quelqu’un, et d’autre part, qu’ils ne sont nécessaires à personne, si ce n’est à eux-mêmes.
Après ce voyage instructif au pays des mots, nous savons :
1°) Que nous faisons l’objet d’une enquête zoologique ;
2°) Que nous faisons face à un vaste groupe d’imposteurs aveugles ayant peur d’être des ploucs, et au profit duquel est menée ladite enquête ;
3°) Que nous pouvons en tirer les conséquences suivantes : tenir, définir, documenter, manifester, toujours.
Brigade d’Intervention Linguistique
Publié le 15/01/2019
Ici, pas de chef, chacun compte pour un !
(site humanité.fr)
La cabane des gilets jaunes trône au cœur de Commercy (Meuse). Partisans de la démocratie directe, ils veulent empêcher à tout prix que leur parole soit confisquée. Le 30 décembre, ils ont lancé un appel à constituer des assemblées démocratiques.
Une mince couche de givre et de neige mêlée recouvre les rues de Commercy. En ce début de matinée, le thermomètre affiche – 5 °C. En plein centre-ville, à deux pas du château Stanislas, la place du Général-de-Gaulle est quasiment déserte. Seules quelques personnes bravent le froid autour d’un brasero posé devant une construction faite de poutres, de planches de bois et de bâches en plastique.
La cabane des gilets jaunes trône là depuis début décembre. Chaque jour, elle est ouverte de 8 heures jusqu’à 19 heures, parfois même au-delà de 20 heures quand l’assemblée générale quotidienne convoquée à 17 h 30 dure plus longtemps qu’à l’accoutumée. Les 6 000 habitants de Commercy peuvent venir y faire part de leurs revendications ou de leurs doléances. La centaine de gilets jaunes de cette sous-préfecture de la Meuse vient s’y informer et y décider des actions. Ils y ont aussi fêté la nouvelle année. Pour beaucoup d’entre eux, touchés par « la fraternité ambiante » ou parce que la lutte commune a « brisé les solitudes », ce réveillon fut « le plus beau depuis longtemps ». « Sans les gilets jaunes, nous ne nous serions jamais rencontrés. Nous sommes devenus une vraie famille », explique Marlène, sourire aux lèvres. Ici, chacun vient librement. « On ne demande à personne ce qu’il pense. On ne juge pas », explique René, retraité de l’éducation nationale. « Chacun est libre de ses opinions. » Parfois, les discussions sont vives. L’évocation de la thèse d’extrême droite sur « le grand remplacement » suscite une sévère engueulade.
BFMTV et la presse locale...
En semaine et en journée, ce sont surtout des retraités et des privés d’emploi qui assurent la permanence à la cabane. En soirée et le week-end, ils sont rejoints par des salariés. Autour d’un café fourni gracieusement par le Café du marché et des pâtisseries et croissants donnés par une boulangerie de la ville, les discussions vont bon train. Ce matin, les images de l’arrestation musclée d’Éric Drouet, la veille à Paris, alimentent la conversation. « Femme au foyer » âgée de 45 ans, Frede ne décolère pas contre ce nouvel épisode de la répression gouvernementale. Très vite, elle évoque les tirs de grenades lacrymogènes ou assourdissantes qu’elle a essuyés récemment avec d’autres gilets jaunes alors qu’ils défilaient « pacifiquement » à Nancy ou à Metz. La critique glisse ensuite sur les médias accusés de « désinformation ». Les gilets jaunes regardent de plus en plus la chaîne russe RT France. Dans leur collimateur : les chaînes d’information en continu, BFMTV en tête, mais aussi la presse locale. « À Metz, nous étions près de 3 000 et “l’Est républicain” a écrit que nous étions 500 », accuse Dédé. Bien accueillie, « l’Humanité Dimanche » verra néanmoins sa présence soumise à l’approbation de l’assemblée générale, tandis qu’une demande de relecture de l’article sera finalement abandonnée.
« C’est la dictature, la répression permanente. Macron veut nous faire taire », commente Jacques, retraité. Mais pas de quoi les décourager de lutter. Sur son gilet jaune, où elle a dessiné « une croix de Lorraine parce qu’elle est lorraine », Frede a écrit le nom de chaque ville où elle a manifesté. Le 5 janvier, Épinal devait rejoindre sur la liste Metz, Nancy ou encore Paris. Les autres gilets jaunes présents expriment la même détermination. René assure ne pas avoir constaté de baisse de la mobilisation, tout juste « un tassement » pendant les fêtes. À l’instar de ce retraité de l’éducation nationale, tous s’attendent à ce que les manifestations reprennent de plus belle courant janvier. « Les sans-dents sont devenus des sans-culottes », lâche tout sourires une retraitée qui répond au surnom de Banou.
Et pour cause. Ici comme ailleurs en France, les gilets jaunes estiment ne pas avoir obtenu gain de cause. Les mesures annoncées par Emmanuel Macron sont jugées « très loin du compte » par ces retraités, ces salariés ou ces privés d’emploi unis par les fins de mois « impossibles ou difficiles à boucler ». « Macron nous a lâché des cacahuètes », balance René. Nicolas, la trentaine, acquiesce. Ce salarié de la grande distribution, qui gagne 1 184 euros par mois, s’est rendu à la CAF pour calculer le montant de sa prime d’activité. « On m’a dit qu’elle allait augmenter de 104 euros mais qu’en conséquence mon APL allait baisser de 250 euros », raconte-t-il, encore abasourdi par une telle « absurdité ». « Non, décidément, le compte n’y est pas », assure aussi Jacques. Entre CSG et taxes sur la consommation, le retraité, qui estime avoir perdu environ 200 euros par mois, s’inquiète plus pour « l’avenir des enfants et des petits-enfants » que pour le sien. Une peur qui se double d’un sentiment d’injustice. À Commercy aussi, la suppression de l’ISF ne passe pas.
« Macron démission »
La seule prononciation du nom du chef de l’État suffit à mettre en colère un autre retraité de l’éducation nationale, également prénommé René. « Macron démission, Macron démission… » scande-t-il sous le regard approbateur d’autres gilets jaunes. Comme eux, il ne digère pas d’« avoir été traité de foule haineuse » par le locataire de l’Élysée lors de son allocution télévisée du 31 décembre. Pour beaucoup, le président et son gouvernement ont perdu toute légitimité à gouverner. Banou ne voit qu’« une solution, qu’ils dégagent tous ».
La « consultation nationale » annoncée par Emmanuel Macron censée mettre fin à la crise ne suscite que méfiance. « Les consultations, on connaît. À Bure, le projet d’enfouissement des déchets nucléaires a fait l’objet d’un débat public qui n’a rien changé. Tu peux bien y dire ce que tu veux. Au final, c’est le gouvernement qui décide », explique Guy, retraité. Les gilets jaunes n’ont « pas confiance » non plus dans les municipalités pour recueillir l’avis de la population, craignant qu’il soit là encore « dénaturé » ou « récupéré ». Aussi, à Commercy, ils ont décidé de « prendre les choses en main ». À l’entrée de leur cabane, une pancarte invite chacun à faire part de ses revendications. Des porte-à-porte sont aussi organisés. Les doléances sont précieusement recueillies sur des carnets à souches numérotées et autocopiantes. « Comme ça, quand tu donnes ton avis, tu repars avec un double et, grâce au numéro, tu peux le retrouver plus tard pour le compléter si besoin », explique René.
Les gilets jaunes de Commercy sont de fervents partisans de la démocratie directe. Chaque action, chaque communiqué, chaque proposition ou revendication est soumise au vote lors de l’assemblée générale quotidienne. « Nous sommes tous à égalité. Chacun compte pour un. Ici, pas de chef », explique Guy. À l’inverse, la démocratie représentative suscite la défiance. « Ceux qui sont élus ont tôt fait de s’arroger du pouvoir sur les autres », poursuit-il. Néanmoins, beaucoup concèdent la difficulté de fonctionner en permanence en assemblée générale et de la nécessité de se doter de délégués. « Il faut bien en passer par là », explique Choco, retraité qui se remémore son expérience de militant syndical dans le bâtiment.
Des délégués révocables à tout instant
Jean-Philippe, retraité de la tréfilerie anciennement Arcelor, se rappelle les délégués CGT de l’entreprise : « Les gars avaient du répondant. Ils savaient tenir tête au patron. » À Commercy, les gilets jaunes désignent des délégués si besoin. Mais leur rôle est uniquement de « mettre en œuvre les décisions ». Surtout, ils peuvent être révoqués à tout instant.
Le 30 décembre, pour défendre leur conception de la démocratie, les gilets jaunes ont lancé depuis leur cabane un appel à leurs homologues partout en France et plus largement à ceux qui ont « la rage au ventre ». Ils invitent à créer « des assemblées démocratiques dans un maximum d’endroits » et à ouvrir des cahiers de revendications. Cette démarche est, selon eux, le moyen de « ne se laisser confisquer la parole par personne ». Ils appellent aussi à refuser les représentants autoproclamés et l’idée de présenter des listes aux prochaines élections. « Si on fait cela, de marchandage en concession, on va se faire bouffer par le système », explique Pierre, travailleur précaire de 27 ans. L’exemple d’Édouard Martin, ex-syndicaliste CFDT d’Arcelor à Florange (Moselle), devenu eurodéputé PS, est souvent cité. À l’instar de Banou, qui l’accuse d’avoir « craché sur la tombe de Jaurès », les plus sévères estiment qu’il a trahi son camp. Ceux qui ne remettent pas en cause la sincérité de sa démarche jugent qu’elle « n’a rien changé ».
Le RIC, entre intérêt et scepticisme
Le référendum d’initiative citoyenne (RIC), en faveur duquel ont fleuri les pancartes ces dernières semaines dans les manifestations de gilets jaunes, suscite à la fois intérêt et scepticisme. Intérêt car, comme l’explique René, « ce peut être un moyen pour le peuple de décider directement sans passer par des élus ». Scepticisme car « Macron va chercher à le dénaturer pour protéger son pouvoir », poursuit-il. Pierre s’inquiète que « le RIC conforte au final la démocratie représentative » en cantonnant le peuple à « un rôle d’arbitre ».
Dans leur appel du 30 décembre, les gilets jaunes de Commercy proposent aussi d’organiser « une grande réunion nationale » des assemblées démocratiques locales. Composée de délégués venus de toute la France, cette « assemblée des assemblées » permettrait de mettre en commun les cahiers de revendications, de débattre des suites du mouvement et de « décider d’un mode d’organisation collectif, authentiquement démocratique ». Selon Claude, un fonctionnaire des finances publiques et ancien syndicaliste, une quinzaine de collectifs locaux de gilets jaunes des villes de Saint-Nazaire, Toulouse ou encore Nantes auraient déjà donné leur feu vert et assuré de leur présence le 26 janvier prochain, à Commercy. « S’organiser est le seul moyen d’éviter la récupération et d’assurer l’existence du mouvement dans la durée », plaide Claude. Durer ? « Tant que c’est nécessaire », jure Frede, qui imagine déjà la cabane en été.
Pierre-Henri Lab
Publié le 14/01/2019
A Commercy, les «gilets jaunes» expérimentent la démocratie directe de l’assemblée populaire
Par François Bonnet (site mediapart.fr)
Dans cette petite ville de la Meuse, les « gilets jaunes » ont créé depuis deux mois une assemblée populaire et citoyenne. Le modèle fait école : le 26 janvier, une trentaine de délégations venues de toute la France se réuniront à Commercy. Reportage sur ce que certains gilets jaunes définissent comme un « municipalisme libertaire ».
Commercy (Meuse), de notre envoyé spécial.– Il est 17 h 30 ce mercredi, la nuit vient tout juste de tomber, et l’assemblée générale peut commencer. Une cinquantaine de « gilets jaunes » sont massés autour de braseros devant la « cabane » également dénommée « chalet de la solidarité ». C’est une cabane de planches construite dès le 20 novembre dernier, sur la place centrale de Commercy, à une portée de slogan de la mairie. Durant deux bonnes heures, un solide ordre du jour va être examiné, rythmé par des votes successifs.
Petite ville ouvrière (5 700 habitants), ayant vécu deux décennies de crise et d’effondrement industriel, Commercy s’est fortement mobilisée comme tout le reste du département de la Meuse dès le 17 novembre. « Les trois principaux ronds-points donnant accès à la ville ont été bloqués et puis des centaines de personnes ont continué. Et ça ne s’arrêtera plus ! » résume René, qui est ce soir l’un des deux animateurs de l’« assemblée populaire », accompagné d’un modérateur et d’un jeune chargé du compte-rendu qui sera le lendemain posté sur Facebook sur la page du groupe « Gilets jaunes de Commercy ».
Mais dans cette mobilisation des gilets jaunes, ceux de Commercy se sont très vite distingués en s’organisant en « assemblée populaire » et avec un slogan : « Le pouvoir au peuple, pour le peuple et par le peuple ».
Quand le gouvernement s’en prenait à un mouvement incapable de désigner des représentants, Commercy revendiquait justement cette démocratie directe. « Nous ne voulons pas de représentants qui finiraient forcément par parler à notre place ! Nous construisons un système nouveau où “ceux qui ne sont rien”, comme ils disent avec mépris, reprennent le pouvoir sur tous ceux qui se gavent. Si on nomme des représentants et des porte-parole, ça finira par nous rendre passifs. Reprenons le pouvoir sur nos vies, vive les gilets jaunes dans leur diversité ! » écrivaient-ils dans un premier appel public relayé dans toute la France.
Le 29 décembre, le mouvement lançait un deuxième appel. Se félicitant de cette « lutte aussi suivie, aussi soutenue et aussi encourageante », ils proposaient d’organiser à Commercy une « assemblée des assemblées ». « Certains s’autoproclament représentants nationaux ou préparent des listes pour les élections. Notre parole va se perdre dans ce dédale ou être détournée (...) Nous appelons à une grande réunion des comités populaires locaux. »
Message bien reçu (lire l’intégralité de l’appel ici) : des réponses sont venues d’un peu toute la France (Saint-Nazaire, Toulouse, Montreuil, etc.). Vingt-cinq groupes se disent déjà prêts à participer et cette assemblée se tiendra samedi 26 janvier à Commercy.
Depuis deux mois, les gilets jaunes de Commercy expérimentent cette démocratie directe. « On tâtonne, on avance en marchant, tout ça est assez empirique, dit Jonathan, présent depuis le début du mouvement. Au début, on avait une organisation classique : une personne parlait dans le mégaphone, les autres écoutaient. Et puis la sono est tombée en panne, on s'est mis en cercle pour que tout le monde puisse parler et entendre. Petit à petit, on apprend et on améliore nos modes de décision, c'est intéressant. »
Quelques principes de base ont été posés. D'abord la parité, un équilibre des temps de parole entre femmes et hommes, un tandem femme-homme quand il s'agit de discuter avec les autres groupes de gilets jaunes en Lorraine. « Exemple, la rédaction de notre deuxième appel. Cela nous a pris une après-midi, nous étions une douzaine de personnes, six hommes, six femmes », précise Jonathan. Ensuite le recours systématique au vote pour toutes les décisions, des plus importantes au plus anecdotiques (par exemple, faut-il faire fabriquer des porte-clés gilets jaunes ?). Et si le vote ne permet pas de dégager une majorité franche, la discussion se poursuit, des éléments nouveaux sont recherchés et la décision est remise à un vote ultérieur.
« Ce qu'on découvre, c'est le plaisir de se parler, d'échanger et de se respecter, dit Mireille, qui alterne les petits boulots. On ne peut pas être d'accord sur tout mais l'essentiel c'est notre lutte. » Emmanuelle est, elle, ouvrière dans la principale usine de la ville qui fabrique des pièces pour l'aéronautique. « Je travaille en trois-huit, peintre en aéronautique, il n'y a pas beaucoup de femmes qui font ça, précise-t-elle. Ce que j'aime ici, c'est la solidarité, on se rend compte qu'on est moins isolé, qu'on a des problèmes semblables, et puis il y aussi la convivialité, chacun fait attention à ne pas casser le groupe. »
Emmanuelle se définit comme « gilet jaune à 100 % et seulement gilet jaune ». Cela sonne comme une mise en garde. « Je ne veux pas être récupérée. Ne pas être un parti, c'est cela la force de ce mouvement », dit-elle. Car dans ce collectif de plusieurs dizaines de personnes, qui s'est soudé durant les semaines de luttes et de manifestations, cohabitent les couleurs politiques les plus diverses : un ancien militant du NPA, un Insoumis de la première heure qui fut même le candidat de la France insoumise aux dernières législatives, des électeurs de la droite, des écologistes qui sont de tous les combats à Bure, dans le département, où est projeté un centre d'enfouissement des déchets nucléaires.
« Oui, et il y a même sans doute des gens qui ont voté Front national parmi nous, dit René, enseignant à la retraite. Et alors ? Nous ne sommes pas là pour demander l'étiquette politique de chacun. Les gens ne veulent plus entendre parler de ça. Ce qui nous rassemble est un combat social et démocratique: contre des impôts injustes, des taxes qui frappent les plus fragiles, pour le pouvoir d'achat, pour un changement complet du système politique. »
Beaucoup racontent comment la CGT est venue les voir pour leur proposer une aide. « Ils étaient embêtés de voir ce mouvement parti si fort et sans eux, dit Guy. Je les connais bien mais nous en avons parlé et notre réponse a été non. Qu'ils viennent, mais en enfilant un gilet jaune et pas avec l'étiquette syndicale ! Chacun ici doit laisser ses engagements ou ses appartenances à la porte, sinon c'est l'échec assuré. »
Comment est-il possible, durant deux mois, de ne pas tomber sur des désaccords irréductibles entre des gens proches de l'extrême gauche ou de l'extrême droite ? « Ce qui se passe est radicalement nouveau, dit Claude, lui-même fonctionnaire dans l'administration des finances. Le peuple a surgi sans prévenir avec de vraies demandes fiscales, sociales, politiques. On ne veut pas se laisser diviser au nom des vieilles forces politiques, des partis. Tout le monde a quelque chose à dire d'intéressant, c'est cela qu'il faut prendre. »
René, l'ancien enseignant, vient préciser la démarche. Sur l'immigration, par exemple : le mieux est d'éviter la discussion pour ne pas buter sur l'obstacle. Emmanuelle, qui reconnaît bien volontiers qu'il y a des tendances diverses, explique que pour sa part, elle ne « veut pas entendre parler d'écologie » et qu'il a fallu recadrer quelques personnes engagées contre le projet d'enfouissement de déchets nucléaires à Bure. « Moi, je suis pour le RIC – référendum d'initiative citoyenne – et pour le social ; c'est tout et cela suffit largement à nos journées », dit-elle.
Chacun assure ainsi avoir laissé quelques-uns de ses engagements personnels à la maison. Au nom d'une cause supérieure, celle des gilets jaunes et d'un mouvement vécu à la fois comme totalement inédit et venu enfin du peuple. « J'ai du attendre d'avoir 75 ans pour vivre ça, c'est formidable », dit Alain. Sa vie professionnelle faite de voyages, de journalisme au Moyen-Orient, de photographies lui laisse 980 euros de retraite par mois. « Et j'ai encore de jeunes enfants ! Donc c'est dur, parfois très dur, mais je ne me plains pas », dit-il.
Pour lui, le plaisir du groupe de Commercy est de pouvoir enfin parler autrement de politique, sans discuter de partis, d'élections, de représentants.
Des voitures klaxonnent leur soutien, gilet jaune sous le pare-brise. Un homme vient de donner 30 euros. Un autre apporte un sac de victuailles. Un retraité s'arrête à la « cabane », discute. « J'ai 850 euros de retraite, 420 euros de loyer, les impôts locaux. Quand j'ai tout payé, il me reste une patate pour faire le mois », résume-t-il. Deux autres personnes arrivent : elles veulent écrire leurs revendications sur le cahier mis à disposition dans le « chalet de la solidarité ».
« On nous dit que le mouvement s'essouffle, qu'il ne reste à la cabane que les paumés et les sans-famille, je peux vous assurer que non, dit Guy. Nous avons pu faire une donation au Téléthon, on a passé une soirée à Metz à distribuer des gants, bonnets, écharpes aux SDF, on fait ici régulièrement des soupes solidaires avec des légumes donnés par les maraîchers. Et tout cela va durer. »
Commercy, le chant des partisans version lyrique revu par les gilets jaunes © Gilets Jaunes Commercy
Guy a été un des trois à réécrire le chant des partisans version gilet jaune de Commercy (voir la vidéo ci-dessus). « Une soirée magnifique ! Qu'est-ce qu'on a ri ! » dit-il.
Ami, entends-tu le vol noir de la finance sur nos paies
Ami, entends-tu la souffrance populaire sans pareille
Ohé, villageois, citadines et banlieusards, c'est l'alarme…
Et le groupe n'est pas peu fier. Leur chant a été repris jusqu'à Avignon, lors de la manifestation des femmes gilets jaunes début janvier.
Pourquoi cette expérimentation d’assemblée populaire se fait-elle à Commercy et pas ailleurs ? Personne n’a véritablement la réponse même si des pistes sont avancées par les uns et les autres. Une vieille culture ouvrière dans une ville qui a connu une profonde crise ; une envie de solidarité dans un territoire oublié par les pouvoirs publics ; le réveil d’une ville longtemps à gauche qui a basculé à droite et où les partis classiques sont désintégrés…
Tout cela a sans doute pesé. Tout comme l’existence d’un groupe qui a monté depuis un an une association dénommée « Là Qu’on Vive ». « C’est un lieu où toute personne est libre de venir sans se sentir jugée pour sa classe sociale, ses origines, ou son genre ; un espace où on peut de nouveau se rencontrer, discuter ensemble, apprendre à se connaître, et surtout : réapprendre à faire ensemble, en partageant savoirs et savoirs-faire, sans qu’il y ait de chef·fe. », dit ce groupe associatif.
Le projet a grandi, l’association vient d’acquérir une maison en centre-ville (voir le détail ici). Accueil des enfants, soirées, cycles de conférence, invitation de collectifs, d’auteurs ou d’artistes. « De fait, au fond de notre tête, on rêvait un peu de créer un jour une assemblée populaire », dit Claude, membre de l’association ayant rejoint la « cabane ». « Et le mouvement des gilets jaunes est parti, les gens sont sortis dans la rue, c’est allé encore plus vite. On a voulu en faire une colère d’automobiliste contre la taxe carburant, or c’est tout de suite devenu un énorme mouvement social. »
Est-ce ce collectif « Là Qu’on Vive » qui a théorisé ce que quelques gilets jaunes appellent le « municipalisme libertaire » ? « Non, c’est plus simple que ça, dit Jonathan, mais des gens sont venus nous voir, une étudiante belge par exemple, ils nous ont parlé de cela, de différents modes d’auto-organisation, du Chiapas, du Rojava même [région kurde au nord de la Syrie – ndlr]. Nous, nous avançons pas à pas. Il faut prendre le temps, écouter tout le monde et faire que tout le monde décide. »
Retour à l’assemblée générale de ce mercredi 9 janvier. L’ordre du jour a été inscrit sur un petit tableau. Point 1 : élection de deux porte-parole – un homme, une femme – pour l’« assemblée des assemblées » qui se tiendra le 26 janvier. L’exercice n’est pas simple tant la crainte du chef ou du représentant est forte. « Ça fait longtemps que je dis qu’il nous faut des représentants ou au moins des porte-parole, expliquait peu avant Emmanuelle. On ne veut pas de chef, c’est très bien, mais il faut au moins des référents, des délégués, sinon c’est impossible. »
Deux personnes seulement se sont portées candidates. Mais faut-il voter pour des candidats ? Faut-il voter pour des gens qui s'expriment bien, qui savent communiquer, demande Mireille, qui n'aime parler en public ? « Donc pour des beaux parleurs ? » rétorque un homme. Faut-il tirer au sort, s'en remettre à un vote de préférence ? Le débat s'engage, en témoigne la vidéo ci-dessous.
Gilets jaunes de Commercy. AG du 9 janvier. © Mediapart
Le vote final interviendra deux jours plus tard. Les assemblées générales ont lieu le lundi, le mercredi, le vendredi et le dimanche. Samedi, c’est jour de manif… Car le groupe de Commercy participe aux « marées jaunes » organisées au niveau de toute la Lorraine. Après Metz, Nancy et Épinal, le 5 janvier, les gilets jaunes défileront ce samedi 12 janvier à Bar-Le-Duc, la préfecture de la Meuse.
Le week-end dernier, plus de deux mille personnes ont manifesté à Épinal, un nombre presque jamais vu dans une telle ville. Et les violences sont survenues en fin de manifestation quand les premiers gaz lacrymogènes sont arrivés. Vitrines fracassées, voiture de police renversée… « Certaines violences me gênent bien sûr, mais toutes, non, car il y a des choses insupportables », note Emmanuelle.
Point 2 de l’AG : la mise en place du covoiturage pour Bar-Le-Duc samedi. « Je suis partant, mais je dois être rentré à 19 h pour récupérer mes gosses », prévient un participant. « Alors, la garde à vue sera courte », lance son voisin. Le parcours est discuté, la crainte de la venue du black bloc ou de militants de Bure est évoquée. « C’est à la fin que ça part en vrille, on partira tôt », décide l’assemblée.
Point 3 : l’assemblée des assemblées. Un groupe de travail a été créé et rend compte. Plus de vingt-cinq demandes de groupes régionaux ont été faites. L’assemblée demande deux porte-paroles – un homme, une femme – par groupe avec s’ils le souhaitent des observateurs. « Attention, la salle qu’on aura fait 250 places maxi, ce sera peut être pas suffisant au train où les demandes arrivent. » À prévoir, l’hébergement, la nourriture, la cuisine collective, les frais...
Point 4 : le cas Éric Drouet, une des figures nationales du mouvement. « Reporter Youtube », comme il se fait appeler parce qu’il filme toutes les manifestations en Lorraine et des activités du groupe de Commercy, explique avoir été contacté par l’animateur de la France en colère. « Il est peut être intéressé à venir, voilà, je vous transmets... » Le personnage divise. Une partie de l’assistance se méfie. Une autre approuve. Voter, ne pas voter ? Le débat monte. Un compromis est trouvé : on votera non pas pour ou contre Drouet, mais pour décider si le groupe le contacte ou non. Le vote est favorable.
L’assemblée s’achève. D’autres actions ont été envisagées, quelques discussions se poursuivent. Et si tout cela s’arrêtait dans les semaines à venir ? « Non, tant qu’il y aura cette situation sociale, ça continuera et si cela s’arrête, cela repartira à un moment ou un autre », assure Emmanuelle. Alain préfère se souvenir d’un blocage d’un péage, au début du mouvement. « Il y avait un gars avec écrit sur son gilet “Heureux de voir qu’on est libre !” C’est pas mal, non ? Maintenant, il reste juste à écrire “Heureux de voir qu’on est égaux !”. » Alain salue, il doit repasser à la maison voir ses enfants.
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Lire également dans Le Club de Mediapart les billets suivants:
Gilets jaunes : Le deuxième appel de Commercy
Les Gilets jaunes de Commercy lancent une coordination
nationale
Appel des Gilets jaunes de Commercy à des Assemblées populaires
partout
Publié le 13/01/2019
CAC 40: au bonheur du capital
Par martine orange (site mediapart.fr)
En 2018, les groupes du CAC 40 ont versé 57,8 milliards d’euros à leurs actionnaires, soit la moitié de leurs profits. Ces sommes ne se retrouvent pas dans le financement de l’économie, malgré ce qu’avait assuré le gouvernement lors de sa réforme sur le capital.
Cela devait tout changer. Lorsque le gouvernement français avait présenté à l’été 2017 sa réforme de la fiscalité sur le capital, la suppression de l’ISF (impôt sur la fortune), l’instauration de la « flat tax » sur les revenus du capital, il avait justifié toutes ces mesures au nom du financement de l’économie. La libération du capital devait permettre de relancer la machine économique, les investissements, l’innovation, les emplois. Au terme d’un an de mise en œuvre de ces réformes, les premiers chiffres commencent à tomber. Comme l’avait dit le gouvernement, cela ruisselle, cela ruisselle même abondamment. Mais pour une seule catégorie : les détenteurs de capitaux.
En 2018, les groupes du CAC 40 ont décidé de distribuer la somme record de 57,9 milliards d’euros à leurs actionnaires, selon l’étude annuelle de la revue financière Vernimmen publiée par Les Échos. Il faut remonter à l’année 2007 pour retrouver de tels sommets.
« Les géants du CAC 40 ont enfin tourné la page de la crise financière », se réjouit le journal Les Échos. Et c’est bien comme cela que les grands groupes justifient les rémunérations toujours plus élevées versées aux actionnaires. Il faut savoir récompenser les valeureux détenteurs de capitaux, preneurs de risque. Alors que leurs bénéfices en net ont progressé en moyenne de 18 % en 2017, il était normal, selon eux, d’associer leurs actionnaires à ces résultats : les rémunérations versées aux actionnaires ont augmenté de 12 % sur un an.
Pas un des groupes du CAC 40 n’a manqué à l’appel de la distribution à leurs actionnaires. Tous ont versé des dividendes, atteignant parfois des niveaux records : 10,8 milliards d’euros pour Total, 4,8 milliards pour Sanofi, 3,8 milliards pour BNP Paribas, 1,8 milliard pour Société générale, qui malgré une chute de près de 30 % de son résultat net a tenu à maintenir son niveau passé de distribution. Car, bien que sous-capitalisées comme le prouvent les tests de résistance de la Banque centrale européenne, les banques françaises préfèrent distribuer largement leurs réserves à leurs actionnaires, persuadées que ceux-ci ne manqueront pas de répondre à leur appel, si elles se retrouvent un jour en difficulté. La démonstration de cette croyance au moment de la crise financière de 2008 n’a pas été patente.
Trois groupes seulement ont réduit leur distribution en 2017 : Carrefour, Engie et TechnipFMC. Mais ils n’y ont pas renoncé, malgré leurs difficultés. Alors que Carrefour, en perte, a lancé un plan de départ de 2 300 personnes en 2018, le groupe de distribution a tenu à continuer de rémunérer ses actionnaires. Une partie d'entre eux ont choisi d’être payés sous forme de dividende en actions mais 157 millions ont tout de même été distribués aux actionnaires. Dans le même temps, Carrefour a touché plus de 300 millions d’euros au titre du CICE.
De même Engie, en plein brouillard stratégique, a peut-être réduit son dividende de 10 %, mais le groupe poursuit sa politique généreuse à l’égard de ses actionnaires lancée depuis la privatisation de GDF : année après année, il distribue plus que ses bénéfices et se décapitalise. Quant à TechnipFMC, la fusion se révèle aussi calamiteuse qu’annoncé. Le groupe a vu son résultat fondre de 33 % en un an, mais a souhaité quand même maintenir un dividende. Quant à son dirigeant, Doug Pferdehirt, il est un des mieux payés du CAC 40 : il a touché 11 millions d’euros en 2017.
Tous ces chiffres et exemples illustrent le décalage qui s’est instauré entre les multinationales, le monde financier et l’économie réelle. Car au moment où les résultats nets du CAC 40 augmentent en moyenne de 18 %, la croissance en France a été de 2,4 %, la croissance mondiale de 3,7 %.
La rémunération du capital suit le même chemin. Dans une époque où le taux de l’argent est à zéro, les actionnaires parviennent à dégager des rendements de 4 à plus de 10 %. En comparaison, le salaire réel net moyen a progressé de 1,2 % la même année en France, donnant à voir une nouvelle fois le creusement incessant des inégalités.
Comme si cette situation n’était pas assez critique, les grands groupes, qui bénéficient déjà d’une fiscalité très allégée grâce à leur implantation mondiale et l’optimisation fiscale – le taux moyen réel de l’impôt sur les sociétés est de 14 % pour le CAC 40 –, ont contesté la surtaxe de 3 % sur les bénéfices redistribués instaurée à partir de 2015. Le Conseil constitutionnel, plaçant désormais sa doctrine sur la liberté d’entreprendre par-dessus tout le reste, s’est empressé de leur donner raison et a déclaré cette surtaxe « inconstitutionnelle ». L’État a fait diligence pour rembourser les acomptes perçus qui ont naturellement été redistribués aux vaillants actionnaires.
Mais à en croire Pascal Quiry, co-auteur de l’étude de Vernimmen, il ne faut pas raisonner comme cela. « Le versement d'un dividende ne vous enrichit pas plus que le retrait de billets à un distributeur ne vous enrichit ! Vous avez simplement transformé en liquide une partie de votre patrimoine », assure-t-il. Bref, pour lui, les dividendes ne relèvent plus d’une rémunération du capital mais juste de la transformation d’un patrimoine en liquidité. Même les économistes les plus hardis du néolibéralisme n’avaient pas osé se lancer dans un tel argumentaire.
Cette réécriture – tout comme le tweet du Medef insistant sur le fait que le niveau des dividendes est revenu seulement aujourd’hui à celui de 2007 – ne peut être due à une maladresse. Tout cela s’apparente plutôt à une volonté de cacher une vérité dérangeante, de surtout détourner les yeux sur le creusement des inégalités, sur la rente de plus en plus élevée prélevée par les plus fortunés.
Au-delà des montants en jeu, il faut bien réaliser le taux de distribution que les grands groupes sont prêts à consentir pour rémunérer le capital. Alors qu’ils distribuaient environ un tiers de leurs profits au début des années 2000, ils n’ont cessé d’augmenter leur niveau de distribution d’année en année, passant à 40 %, puis 42 %, puis 48 %. En 2018, le taux de distribution a atteint un seuil symbolique : 50 %.
C’était un des arguments pour justifier la réforme sur la fiscalité du capital. Les entreprises françaises expliquaient alors qu’elles étaient obligées de consentir une rémunération élevée du capital, afin de compenser la fiscalité « pénalisante » française et rester dans les « standards » mondiaux. Depuis un an, tous les « obstacles » fiscaux sont censés avoir disparu. Mais rien n’a changé dans les politiques des groupes du CAC 40 : ils restent les champions mondiaux de la rémunération des actionnaires.
En 2018, nos « champions » ont cassé tous les compteurs. Car non seulement ils ont versé de généreux dividendes, mais ils ont aussi, à l’instar des groupes américains, plongé dans les « délices » des rachats d’actions. Près de la moitié du CAC 40 a mis en œuvre cette politique. Ils ont dépensé plus de 10 milliards d’euros dans ces rachats de titres. Une négation de l’entreprise capitalistique, comme le rappellent de nombreux économistes d’entreprise.
Même si dans la comptabilité publique, ces sommes sont considérées comme des investissements, ces rachats ne servent à rien, hormis améliorer leur cours de bourse et la rémunération des dirigeants. Pour de nombreux observateurs, cela revient à jeter de l’argent par les fenêtres : un simple coup de tabac boursier peut suffire à effacer tous les milliards dépensés pour soutenir un titre.
Alors que leur taux d’investissement est bas, que leur niveau d’innovation stagne, que la productivité régresse partout, les groupes du CAC 40 n’ont-ils pas d’autre usage à faire de leurs profits ? Défricher de nouveaux domaines, inventer de nouveaux produits, moderniser les équipements, passer à la robotique et l’intelligence artificielle, augmenter leurs salariés, établir des relations plus constructives avec leurs sous-traitants plutôt que les pressurer tant et plus par exemple ? Dans tous ces domaines, les groupes du CAC 40 affichent des retards alarmants, se contentant trop souvent de vivre de leurs rentes de situation sans préparer l'avenir.
« Les rachats d'actions sont une façon de rendre du cash de façon discrétionnaire et transitoire », dit Pascal Quiry. Selon la théorie néolibérale, les entreprises qui ont du capital inutilisé doivent le reverser. Le marché saura mieux l’utiliser pour financer d’autres projets. Entre la suppression de l’ISF, la « flat tax » sur les revenus du capital, les distributions sans précédent des groupes du CAC 40, il a été redonné beaucoup d’argent en 2018 aux détenteurs de capitaux. Tout cet argent aurait donc dû normalement se retrouver dans d’autres investissements porteurs, comme l’assurent les défenseurs du néolibéralisme, comme l’a soutenu le gouvernement lors de sa réforme de la fiscalité sur le capital.
Problème : rien ne se passe comme prévu. Une fois de plus, la réalité met au défi le dogme. Jamais les introductions en bourse, les augmentations de capital, c’est-à-dire les canaux classiques pour assurer le financement des entreprises, ont été aussi peu nombreuses.
Mais les effets contre-productifs vont bien au-delà. Comme l’ISF a été supprimé, les plus fortunés se sont détournés des fonds de soutien aux PME, qui leur permettaient auparavant de défiscaliser les revenus investis. Tous les gérants notent une forte baisse de la collecte depuis le début 2018. Aucun chiffre global n’est encore disponible. Plus démoralisant et scandaleux encore : les plus riches n’ayant désormais plus aucune incitation fiscale, ils ont aussi supprimé les dons aux associations. La baisse serait de 10 % sur l’année 2018, selon France Générosités, qui regroupe 93 associations.
Ce qu’avaient prévu nombre d’économistes, accusés d’être de mauvaise foi au moment de la réforme de la fiscalité sur le capital, se réalise. Les capitaux redistribués par les grands groupes, libérés de la contrainte fiscale, ne se retrouvent pas pour financer l’économie mais tournent en circuit fermé dans la sphère financière. L’argent faisant de l’argent sur de l’argent. La théorie du ruissellement disait pourtant le contra
Publié le 12/01/2019
Lettre Jaune #15 - 2019, année jaune !
« Nous approchons de la fin. Depuis plusieurs mois, nous menons bataille sur le terrain, ensemble, pour bloquer les tentatives suicidaires de ceux d’en haut. Nos vies, celles de nos enfants, et de nos petits-enfants sont sur un fil. »
paru dans lundimatin#173, (site lundi.am)
Depuis le début du mouvement des gilets jaunes de mystérieuses Lettres Jaunes sont diffusées sur les ronds-points et les réseaux sociaux. Nous publions ici cette 15e missive qui aborde, avec toujours autant de justesse et de poésie, l’imminence de la fin de ce monde et la responsabilité qui nous incombe.
Chers Gilets jaunes, Chers hommes et femmes d’en bas,
Nous approchons d’un moment critique. Nous approchons d’un moment historique. Nous approchons d’un basculement de l’histoire. Nous approchons de la fin. Depuis plusieurs mois, nous menons bataille sur le terrain, ensemble, pour bloquer les tentatives suicidaires de ceux d’en haut. Nos vies, celles de nos enfants, et de nos petits-enfants sont sur un fil. Ne jouons pas aux équilibristes en mesurant les avantages ou les inconvénients de telle ou telle mesure constitutionnelle qui pourrait nous redonner, dit-on, des marges de manœuvres. Qu’on se le dise nous n’avons plus la main.
Nous n’avons plus la possibilité de définir à notre manière nos formes de vies. Qu’il s’agisse de comment travailler, de comment éduquer ses enfants, de comment manger, de comment produire, de comment s’habiller, de comment festoyer, de comment se regarder, de comment lutter, de comment partager, de comment s’embrasser, se rencontrer, de comment s’aimer ? Toute la vie est aspirée et dévorée par la machinerie d’en haut qui n’a cure de nos plaintes, de notre légalité, et de nos bons sentiments. Ceux d’en haut sont déjà des machines, et une machine, mes amis, ne sent pas, ne pense pas, elle calcule.
Chers Gilets jaunes, Chers hommes et femmes d’en bas,
En 2019, notre sol vivant, notre sol réel, à savoir tout ce qui nous entoure, la beauté et la richesse de nos paysages, la fraîcheur du bon matin, les odeurs de jasmin ou de lilas qui emplissent l’air des rues, les angoisses de la nuit noire, les brins de soleil caressant nos visages matinaux, et aussi le rire de nos enfants dans les jardins de l’innocence, tout cela se détruit, et disparaît dans les vagues monstrueuses de la bétonisation à outrance. Mais qu’on se le dise, mes amis, il n’y a pas de paix verte, de Greenpeace à l’horizon ! Ni même de taxe carbone ! Ni même d’écologie responsable ! Et encore moins de grenelle de l’environnement, ou de Cop 21, 22, 23 ! Tout cela n’est qu’un coup de pinceau vert sur l’immondice qui nous attend !
Alors Macron, et sa troupe d’en haut, auront beau nous souhaiter leurs meilleurs vœux. Ce n’est pas eux qui souffrent de la fin du mois, ni eux qui désespèrent de la fin du monde. Non, eux désespèrent du manque de croissance ; eux s’inquiètent seulement du manque d’adaptation de la France d’en bas aux impératifs marchands d’en haut. Aujourd’hui, notre lutte d’en bas est un combat total, et sans doute le dernier. Un combat contre l’extinction programmée de l’espèce humaine. Alors, il est temps que nous engagions une vraie organisation sociale dont la base sera locale pour s’élever à l’échelle mondiale. Les problèmes d’un congolais, d’un thaïlandais, ou d’un brésilien d’en bas sont aussi nos problèmes.
Tandis qu’à l’approche des soldes, on nous encouragera certainement à dévaliser les rayons des centres-commerciaux pour apaiser nos frustrations, imaginons-nous un vietnamien de 20 ans, délocalisé de sa terre natale où vit sa famille depuis des générations, se rendant à 6h du matin, seul, dans un champ de coton, ou dans d’immenses blocs métalliques froids, pour produire un vêtement de malheur ! Imaginons-nous la même entreprise se félicitant des bons résultats trimestriels ! Imaginons-nous maintenant, nous européens, quémander un crédit à la consommation pour enfin acheter ce fameux vêtement, ce fameux smartphone, ce fameux objet ! Imaginons-nous l’immonde ? Imaginons-nous le monde dans lequel nous vivons ? Le visage, le reflet de nos misères quotidiennes. Ce monde, notre monde. Celui que nous rendons insupportable, détestable, irrespirable, invivable au point de nous réfugier dans nos citadelles d’écrans, dans nos illusions, dans nos dénis…
Au contraire, imaginons dans nos immeubles, dans nos quartiers, dans nos villages, établir d’autres manières de produire, de consommer. Imaginons-nous une machine à laver par immeuble ? Imaginons-nous matin pêcheur, l’après-midi au soin des enfants, et le soir à préparer la fête du coin, ou le match de foot du lendemain ? Imaginons-nous conserver nos denrées dans les bocaux de grand-mères d’hiver, et dans des lieux de partageux ? Imaginons-nous briser la propriété privée qui nous enserre, qui nous chasse, qui nous isole, qui nous expulse ? Imaginons-nous la femme enceinte de 25 ans dont les besoins ne sont pas ceux de l’homme robuste de 35 ans ? Imaginons-nous un gardien de nuit travailler 40h dans le froid glacial, et imaginons-nous un banquier travailler autant dans un bureau climatisé, avec tasse de café et entremets ? Imaginons-nous ces deux tristesses réelles ? Alors imaginons-nous une inégalité réelle, et non cette égalité abstraite, celle d’un travail abstrait, celle où le travail n’est plus considéré à partir des besoins réels et vitaux, mais en vue de besoins fictifs et imaginaires ? Imaginons-nous alors un travail réel, un travail sensé ? Imaginons-nous enfin un visage humain ?
Chers Gilets jaunes, Chers hommes et femmes d’en bas,
Cette année, notre destin est encore entre nos mains. Saisissons notre chance, soulevons les questions qui nous tourmentent, et produisons des réponses radicales et réelles en dehors de tout artifice institutionnel. Notre monde se meurt, notre monde s’effondre, la vie humaine s’éteint. Nous avons rallumé une étincelle d’espoir ! Alors, enflammons nos villages, enflammons nos villes, enflammons la France, enflammons l’Europe, enflammons le Monde ! Que nos étincelles de révoltes jaunes se transforment en brasier créateur ! Que la destruction du quotidien se transforme en vitalité du lendemain !
Bonne année Jaune ! A nous !
Recette pour le repas de fin d’année :
1 – Pendant 40 ans, faites disparaître 60 % des
animaux sauvages sur Terre.
2 – Mélangez 10 tonnes de plastique produites chaque seconde dans le monde.
3 – Ajoutez-y 237.000.000.000.000 de dollars, l’équivalent de la dette mondiale dans le monde.
4 – Saupoudrez le tout d’un yaourt ayant parcouru 9000km avant d’atterrir dans nos assiettes.
5 – Vous obtiendrez la destruction de l’humanité. Cette recette est illimitée. Elle procurera à ses invités un décès sur 6 dans le monde en raison de la pollution industrielle. Une
dose de mortalité 15 fois plus importante que les guerre
Publié le 10/01/2019
Gilets jaunes. Macron ou la tactique du judoka
Cédric Clérin (site humanité.fr)
La nouvelle stratégie du président ? Utiliser la force de son adversaire pour le renverser. à savoir s’appuyer sur les aspirations démocratiques des gilets jaunes pour tenter de faire passer sa réforme institutionnelle et se refaire une virginité. Un jeu (très) dangereux.
Emmanuel Macron va-t-il enfiler un gilet jaune ? « Le mouvement des gilets jaunes est une chance » serait devenu le refrain à la mode dans les couloirs de l’Élysée. Confronté à une crise politique majeure mettant en cause jusqu’à sa légitimité, le président s’oriente vers une stratégie de judoka : utiliser la force de son adversaire pour le renverser. Les macronistes tentent donc désormais d’expliquer que le mouvement des gilets jaunes serait en réalité une résurgence de la campagne 2017 d’En marche ! Pour casser l’image d’un candidat banquier hors-sol, les soutiens d’Emmanuel Macron avaient alors réalisé une « grande marche », campagne de recueil de paroles citoyennes qui se voulait totalement novatrice. En réalité un porte-à-porte aux dimensions assez limitées (25 000 questionnaires remplis). Cette démarche initiale serait en résonance avec le mouvement actuel. « Cette crise aura réinventé notre façon d’exercer le pouvoir en révélant une aspiration très forte des Français à participer au débat politique », affirme ainsi Hugues Renson, vice-président macroniste de l’Assemblée nationale. Macron meilleur ambassadeur des gilets jaunes ? La ficelle est un peu grosse. Reste que le chef de l’État a besoin de retrouver une légitimité que lui contestent désormais de très nombreux Français : un sur deux demande sa démission, selon un sondage publié début décembre (Yougov). Comment reprendre la main sans changer d’orientation politique, tout en donnant l’impression d’avoir entendu le peuple ?
détourner le Référendum
Le président a dans l’idée de profiter de la crise pour imposer sa réforme des institutions. Les Français critiquent leurs élus déconnectés du peuple ? On va en réduire le nombre (réduction d’un tiers des parlementaires). Ils veulent plus de démocratie ? On va introduire une dose minime de proportionnelle (15 %). Ils veulent pouvoir proposer une loi ? Acceptons le référendum d’initiative citoyenne avec un nombre de signataires suffisamment grand pour qu’il soit très difficile d’en organiser un. Voilà en substance la supercherie qu’Emmanuel Macron s’apprête à proposer aux Français.
Avant cette sortie de crise, le président espère que le mouvement aura quitté les ronds-points, et même qu’il pourra lui profiter électoralement. La répression violente sert à dissuader la masse des mécontents de se rejoindre dans les rues et donc de donner force au mouvement. On recense ainsi une quarantaine de blessés graves dus au zèle des « forces de l’ordre » depuis six semaines. Main arrachée, fracture de la mâchoire, perte d’un œil ou encore perte d’audition figurent au triste bilan d’une répression aveugle, sans distinction d’âge (victimes de 15 ans…). Le gouvernement a d’ailleurs commandé 1 280 fusils lanceurs de balles de défense en caoutchouc de 40 millimètres, ainsi que 450 fusils automatiques du même calibre capables de tirer plusieurs balles en même temps. La sévérité des condamnations judiciaires (voir p. 18) complétant un dispositif répressif assez inédit.
Pendant que la rue se fait de plus en plus dangereuse, la majorité incite les manifestants à se structurer politiquement. « Puisque chaque jour on nous dit : “Voilà les nouvelles propositions”, eh bien qu’ils s’organisent, qu’ils fassent une plateforme de propositions et qu’ils aillent aux élections », a ainsi déclaré le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, le 16 décembre dernier. Quelques jours plus tôt, un sondage indiquait qu’une liste « gilets jaunes » aux élections européennes pourrait atteindre 12 %, en prenant largement sur le RN d’un côté et la France insoumise de l’autre. Les deux principaux opposants à Macron et soutiens ouverts du mouvement des gilets jaunes…
bien loin des aspirations profondes
Des calculs qui semblent cependant bien loin des aspirations profondes exprimées dans ce mouvement. Les annonces sur le pouvoir d’achat du président n’ont trompé personne et n’ont pas calmé grand monde avec le tour de passe-passe des 10 milliards pris d’une main pour les rendre de l’autre. Plus fondamentalement, les gilets jaunes expriment le ras-le-bol d’un peuple pour des politiques successives qui ne répondent jamais aux besoins sociaux et n’écoutent jamais les revendications populaires. Ni la réforme constitutionnelle envisagée par le président, ni les mesures prétendument sociales mises sur la table ne répondent à l’enjeu. Le livre programme du candidat Macron s’appelait « Révolution ». C’est peut-être ça qu’attendent les Français.
cédric clérin
Publié le 09/01/2019
La meute populaire : du mépris à l’extermination
« Trop abêtie par l’alcool et naturellement grossière, la masse insurgée ne saurait saisir ni les raisons, ni les enjeux de sa propre insurrection. »
paru dans lundimatin#172, (site lundi.am)
Comment, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, les écrivains décrivaient-ils le peuple insurgé ? Comme des ivrognes et des bêtes, avec mépris et dégoût. Relire aujourd’hui les déclarations de Flaubert, Feydeau ou Goncourt à propos des communards et autres pauvres qui se soulèvent permet de mettre en perspective tant de déclarations d’éditocrates.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le bourgeois philistin subissait les foudres des génies littéraires du moment. Flaubert demeure sans doute la figure la plus représentative de cet antagonisme : sa fureur contre la bêtise bourgeoise, qui se retrouve aussi bien dans sa correspondance que dans ses œuvres – la figure d’Homais dans Madame Bovary, le Dictionnaire des idées reçues et Bouvard et Pécuchet – avait quelque chose d’obsessionnel. Mais cette condamnation, chez Flaubert comme chez ses contemporains, avait précisément des racines strictement esthétiques : l’incapacité indécrottable du bourgeois à saisir la valeur de leurs œuvres. La haine de la bourgeoisie s’arrête là : on cherchera en vain une critique d’ordre politique ou une désapprobation directe de l’exploitation des classes laborieuses par les possédants. « En effet, les écrivains considèrent que les forces sociales qui remettent en cause la société bourgeoise sont encore plus dangereuses que les bourgeois » [1].
Hormis quelques exceptions de taille, comme Léon Bloy, qui n’a cessé de mettre sa plume furibonde au service des plus pauvres, nul des beaux esprits de ce temps n’échappe entièrement à ce constat. Ni le Hugo des Misérables – « barbares », « sauvages », « nomades », voilà le lexique employé par le grand socialiste pour désigner le peuple [2] – ni Zola, dont la méthode pour « défendre » et promouvoir les intérêts de la classe ouvrière consistait principalement à l’humilier dans ses romans. La haine artiste du bourgeois procède donc avant tout d’un sentiment aristocratique de soi plutôt que d’une empathie à l’égard des exploités que fabrique l’émergence de la société industrielle.
Le peuple est bien plutôt l’objet d’un mépris et d’un dégoût ostensiblement affichés.
La stupidité et les vices populaires sont d’ailleurs ce qui justifie la nécessité d’un pouvoir autoritaire et coercitif. Le peuple, cette « canaille » (E. de Goncourt), est « une
éternelle race d’esclaves qui ne peut vivre sans bât et sans joug » (Leconte de Lisle). Aux mesures de prévention sanitaire s’ajoute une autre justification du maintien du peuple dans
l’ignorance et l’exploitation. C’est que le peuple remplit une fonction utile à l’existence même de l’art et des artistes. Tout comme l’esclavage antique permettait à l’aristocratie athénienne de
consacrer du temps à l’observation de la voûte céleste, la masse laborieuse de l’ère industrielle est là pour assurer les tâches nécessaires à la production cependant que, selon les mots de Renan,
« quelques-uns remplissent pour elle les hautes fonctions de la vie » [3].
Si le naturalisme littéraire introduit la thématique et le parler populaires dans ses œuvres, sa motivation ne doit rien à l’éventuelle bienveillance qu’il pourrait nourrir à l’endroit d’un type
humain jusque-là négligé par les littérateurs : comme l’affirme à plusieurs reprises E. de Goncourt, l’intérêt est purement documentaire et procède d’une curiosité pour l’exotisme et l’altérité
radicale d’une population qui relève d’une sorte de sous-humanité [4]. L’abêtissement, l’énormité des vices, les basses jouissances qu’induit la pauvreté extrême sont avant tout des motifs aptes à
susciter et entretenir la curiosité du lecteur. Ce qui intéresse les écrivains de la fin du Second Empire, c’est l’hétérogénéité absolue de l’ouvrier des bas-fonds, assimilé à un sauvage, et
nullement la possibilité d’une quelconque émancipation que pourrait favoriser les descriptions littéraires de sa condition miséreuse.
Cette littérature a suscité une atmosphère d’épouvante dans le monde bourgeois, atmosphère dans laquelle le pouvoir a puisé les justifications du maintien d’un cadre autoritaire strict afin d’empêcher la contagion des vices populaires à l’ensemble du corps social ou les explosions de violences sauvages dont cette « race » était porteuse. C’est cette atmosphère qui s’est concrétisée en actes lors d’un épisode, devenu mythique, de l’histoire européenne.
La Commune de Paris, de mars à mai 1871, débouche sur une répression sanglante : « 30 000 hommes, femmes et enfants sont exécutés […] en moins de huit jours par les forces de l’ordre » [5]. Le livre de Lidsky montre que ce massacre est l’aboutissement paroxystique d’une certaine vision de la nature du peuple partagée par tous les « honnêtes gens », qui se retrouve dans les commentaires de l’événement émis au jour le jour par les publicistes et écrivains de l’époque. Ces écrits révèlent le fossé idéologique et sociologique séparant la bourgeoisie intellectuelle et la classe ouvrière, la relégation de la condition populaire à une sorte d’état primitif, et l’image de barbarie à laquelle elle est associée. L’anthropologie pessimiste, dont la philosophie politique de Hobbes fournit la version moderne, a construit une catégorie repoussoir emblématique visant à illustrer ses présupposés et à maintenir un sentiment de peur, en vue de légitimer une domination contraignante capable de préserver la société du danger que représenterait une licence accordée aux exploités et aux démunis. La perpétuation, de nos jours, de l’anthropologie pessimiste montre que cette stigmatisation du peuple n’a pas disparue et explique dans une large mesure l’inhibition sociale et morale de la violence insurrectionnelle et la condamnation de toute perspective révolutionnaire. Elle montre aussi que la vision péjorative du peuple entretenue par la domination peut aller jusqu’à l’éradication lorsqu’elle se sent vraiment menacée.
L’anthropologie pessimiste se caractérise par son biologisme. Elle situe la violence et les vices humains – et plus précisément populaires – du côté de la nature : « L’ouvrier socialiste ivrogne, pervers et agitateur est présent dans presque toutes les œuvres. Une fois encore, on se trouve non devant un type social mais devant un type caractériel qui relève de la pathologie. Il s’agit d’un individu qui est né fainéant, noceur, lâche, égoïste, sournois, nuisible parce que pervertisseur » [6]. La « pathologie » dont il est question est comme un affleurement à la surface du fond naturel de l’individu qui serait censé le caractériser, faute du fragile vernis culturel dont l’homme socialisé est habituellement recouvert. C’est une sorte de raté du processus de civilisation.
Le peuple est donc la métonymie de l’humain tel que le conçoit l’anthropologie pessimiste – l’humain à l’état de nature, mais tel que ses caractères font retour ou se perpétuent au sein même de la condition civilisée. Vicieux par essence, quelle que soit sa conduite, il ne peut être mû que par de basses inclinations. L’envie jouera ici le rôle de la cause efficiente. Ce qui surgit et se répand en ces journées sanglantes, c’est le fonds primitif de la créature biblique pécheresse : « L’origine de la Commune remonte en effet au temps de la Genèse, elle date du jour où Caïn a tué son frère. C’est l’envie qui est derrière toutes ces revendications bégayées par des paresseux auxquels leur outil fait honte, et qui en haine du travail préfèrent les chances du combat à la sécurité du travail quotidien » [7]. – On sait qu’en matière d’envie, l’auteur de cette phrase, Maxime du Camp, pouvait se targuer d’une expertise certaine, lui dont l’œuvre apparaissait tellement médiocre auprès de celle de son grand ami Flaubert… Tout se jouera donc entre le triomphe de l’anarchie des plus vils instincts ou le maintien de l’ordre civilisationnel. Dans l’esprit des gens de plume et des détenteurs de la parole, l’enjeu de la Commune n’est en rien politique, il est d’ordre moral et relève « d’une lutte manichéenne du Bien contre le Mal » [8].
Trop abêtie par l’alcool et naturellement grossière, la masse insurgée ne saurait saisir ni les raisons, ni les enjeux de sa propre insurrection. Conformément à la pétition de principe hobbesienne, la disparition momentanée des contraintes sociales ne font que laisser libre cours au déferlement aveugle des instincts les plus détestables que l’ordre civil habituel ne parvient qu’à ensommeiller. L’événement est l’occasion, pour les intellectuels également, d’abandonner toute retenue et de livrer sans fard leurs poncifs haineux. Du Camp, encore lui : « Brutes obtuses ne comprenant rien, sinon qu’ils ont bonne paye, beaucoup de vin et trop d’eau-de-vie », « Ils recherchaient le plaisir grossier, le trouvaient sans peine, ajoutaient leur dépravation particulière à la dépravation générale et se tenaient pour satisfaits » [9]. Et le bon Feydeau : « L’effronterie de ces coquins n’avait d’égales que leur bêtise et leur scélératesse […]. Cela puait le vin, la crasse, le jus de pipe, bien autre chose encore, et je ne sais quelle bestiale vanité » [10]. Les femmes n’étaient pas en reste et ne pouvaient se prévaloir de davantage de lumières. Catulle Mendès : « Quelle est donc la fureur qui emporte ces furies ? Savent-elles ce qu’elles font, comprennent-elles pourquoi elles meurent ? » [11].
Le soulèvement de 1871 n’aurait pu être interprété autrement qu’à l’aune de ces présupposés. Ce fut l’un des épisodes les plus représentatifs de ce refoulement de la dimension politique de la violence populaire. Lorsque la populace s’ébroue, cela ne peut procéder que de basses motivations. La Commune de Paris « n’est donc ni une lutte politique, ni une révolution sociale. C’est l’œuvre d’un petit groupe de brigands, de barbares ayant préparé leur coup depuis longtemps, qui ont profité de la surexcitation de la population parisienne provoquée par le siège et la défaite pour s’emparer de la ville et la livrer à l’anarchie. Cette vision “apolitique” des brigands et des bêtes fauves, élaborée dès les premiers jours, a pris sa forme définitive à la fin de la Commune » [12].
L’ouvrage de Lidsky est une aide précieuse pour comprendre comment l’inhibition de la contre-violence sociale et sa condamnation morale ont, dès l’origine, trouvé dans la classe populaire une catégorie anthropologique apte à incarner les phantasmes et les peurs dont elles avaient besoin pour assurer leur emprise sur les esprits et devenir ainsi les éléments de légitimation décisifs d’un Etat de droit présenté comme opposé à la violence bestiale.
Un lien peut alors s’établir entre la fonction idéologique qui était dévolue à la classe ouvrière et les discours tenus aujourd’hui sur d’autres types de populations à qui l’on fait tenir un rôle similaire. Toutefois, un changement s’est opéré de nos jours : le mépris à l’égard du peuple pouvait, à la fin du XIXe siècle, s’étaler en toute bonne foi dans la mesure où il ne devait pas s’articuler à la valorisation ininterrompue des droits politiques des citoyens et de leur contribution active au fonctionnement du système représentatif. La mésestime dans laquelle était tenu le peuple s’accompagnait tout logiquement d’une condamnation du suffrage universel et d’une « haine de la démocratie » (Rancière) qui n’avait nullement à emprunter nos propres détours. Les mêmes qui ont fustigé l’ivrognerie et la brutalité des Communards ne laissent pas, avec conséquence, d’exprimer la révulsion que leur inspire les prétentions démocratiques du régime institué par Thiers aux lendemains de la défaite face à la Prusse et de la répression meurtrière de la guerre civile. Feydeau : « La prétention saugrenue de donner les mêmes droits politiques aux hommes les plus intelligents, les plus instruits d’une nation, et aux brutes qui ne sont bonnes qu’à se soûler ! ». Flaubert : « Le premier remède serait d’en finir avec le suffrage universel, la honte de l’esprit humain ». E. de Goncourt : « Quelle imprévoyance, quel ganachisme ! La société se meurt du suffrage universel. C’est de l’aveu de tous, l’instrument fatal de sa ruine prochaine. Par lui, l’ignorance de la vile multitude gouverne » [13].
Il semble bien que notre époque, si experte en duplicité, ait trouvé le moyen d’en finir avec la souveraineté populaire tout en chantant les louanges de la démocratie, des « initiatives citoyennes », et des urnes consciencieusement remplies.
Cédric Cagnat
[1] P. Lidsky, Les écrivains contre la Commune, Paris, La Découverte, 1999, (1re éd. 1970), p. 21.
[2] Ibid.,p.24.
[3] Ibid.,p.32.
[4] Ibid.,pp.22-23.
[5] Ibid.,p. 7.
[6] Ibid.,p. 103.
[7] Ibid.,p.48.
[8] Ibid., p. 48.
[9] Ibid., p. 61.
[10] Ibid., p.62.
[11] Ibid., p. 64.
[12] Ibid., p. 46.
[13] Ibid., p. 84.
Publié le 08/01/2019
Usines à Charbon, diesel, pétrole... Licenciements « écolos » : la dernière crasse
Cyprien Boganda (site humanité.fr)
Pour réussir la « transition écologique », il faudra en finir à terme avec les industries polluantes. Toute la question est de savoir qui pilotera la transformation : si c’est le marché, ce sera un désastre pour l’emploi... Les grandes manœuvres ont déjà commencé.
La transition écologique, tout le monde est pour ! Du moins sur le papier… C’est quand il s’agit de confronter les beaux discours aux dures réalités que les choses se corsent. L’art de la prospective n’est pas une science exacte, et en économie encore moins qu’ailleurs, mais tout le monde s’accorde à dire que la transition énergétique peut constituer, à terme, un formidable vivier d’emplois (voir plus bas). Mais d’ici là, des secteurs entiers risquent de voir leurs effectifs fondre aussi vite que des calottes glacières. La décision du gouvernement de fermer les 4 centrales à charbon de l’Hexagone d’ici à 2022 plonge ainsi des milliers de salariés dans l’inquiétude (voir page 26). De même, la baisse programmée du diesel risque de se traduire par une casse sociale massive (voir page 27). Et rien ne dit que l’éventuel remplacement des moteurs thermiques – essence et diesel – par des moteurs électriques permette de compenser les destructions de postes. « Il faut six fois plus de salariés pour réaliser un moteur à essence qu’un moteur électrique, rappelle Denis Bréant, responsable automobile à la fédération CGT métallurgie. Pour une raison simple : dans un moteur électrique, vous ne trouverez ni soupapes, ni culasses, ni carburateurs. Qui dit moins de composants dit moins de main-d’œuvre. Le passage à l’électrique occasionnera une casse sociale. » En Allemagne, le syndicat IG Metall a essayé de « chiffrer » la casse en question. Selon son estimation, le déploiement de l’électrique pourrait menacer entre 75 000 et 100 000 emplois outre-Rhin d’ici à 2030 dans les secteurs de la fabrication de moteurs et de boîtes de vitesses. Soit près de 10 % de l’emploi total de l’industrie automobile allemande…
Évidemment, rien ne dit que le boom de l’électrique advienne aussi vite que l’espèrent ses défenseurs, d’autant que son aspect « écolo » relève en bonne partie du mirage (extraction de métaux rares pour la fabrication des moteurs, recyclage des batteries, consommation d’énergie pour produire l’électricité, etc.).
plannification et reconversion : l’urgence
Nul doute cependant que les constructeurs annonceront dans les années qui viennent des suppressions de postes par dizaines de milliers, le tout dans l’intérêt de la planète… Dans les « licenciements écolos », il est difficile de savoir ce qui relève de l’impréparation crasse ou du calcul cynique. Les industriels se retrouvent-ils réellement au pied du mur, faute d’avoir anticipé, ou bien se servent-il de l’argument écologique pour justifier des réductions d’effectifs déjà programmées ?
Pour ce qui est de l’automobile, les constructeurs tricolores n’ont pas attendu la disgrâce du diesel pour fermer des sites en France et délocaliser la production des petits véhicules dans les pays « à bas coûts ». « Il y a quinze ans, Renault produisait encore en France plus de 50 % de sa production destinée à l’Europe, contre moins de 20 % aujourd’hui, relève Denis Bréant. Le diesel servira de prétexte pour liquider de nouveaux emplois, mais les constructeurs n’ont pas attendu pour mettre en concurrence les salariés européens entre eux. »
Une chose est sûre : si le pilotage de la transition écologique est confié au marché ou à des gouvernements inconséquents, il y a fort à parier que le bilan social sera désastreux. « Selon l’orthodoxie libérale, il suffirait de laisser faire les entreprises et les individus pour que s’enclenche un processus vertueux, souligne l’économiste Florence Jany-Catrice, spécialiste des nouveaux indicateurs de richesse. Dans ce schéma, les politiques publiques se réduisent à des dispositifs de signaux prix (on augmente le prix pour faire baisser la consommation – NDLR), à l’image de la taxe carbone, mais ces dispositifs sont à la fois injustes et insuffisants. En réalité, l’État devrait planifier la transition écologique, à l’image de ce qu’il a su mettre en œuvre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour reconstruire le pays. Il n’est pas question de planification autoritaire, mais plutôt de fixer de grands objectifs à partir d’un diagnostic partagé. »
Dans un rapport publié en 2017 (1), une quinzaine d’ONG et syndicats (dont Attac, les Amis de la Terre, Solidaires…) estimaient possible de créer 1 million d’emplois net à court terme grâce à la transition écologique. Les destructions de postes dans les secteurs critiques (automobile, énergies non renouvelables, fret routier, etc.) seraient largement compensées par les créations dans les industries d’avenir (rénovation des bâtiments, énergies renouvelables, transports en commun, etc.). Même si les chiffres annoncés paraissent optimistes, surtout à une échéance aussi rapide, la logique est difficilement contestable. Le rapport insiste par ailleurs sur la nécessaire reconversion des travailleurs concernés : « Rendre le projet de la transition écologique attirant signifie offrir un futur à tous les salariés des secteurs concernés qui vont être amenés à voir leurs activités diminuer ou changer, voire disparaître, à cause de leur caractère polluant et/ou énergivore : le transport routier et aérien, les centrales au gaz et au charbon, l’agriculture intensive, etc. Offrir un futur alternatif passe à la fois par une évolution des formations initiales et continues, des propositions de reconversion adaptées aux personnels concernés (leurs compétences, les limitations en termes de mobilité, etc.) sur leur territoire. Cette offre doit se constituer dès maintenant et s’adresser aux branches concernées de manière anticipée pour éviter des situations de gestion de crises. » Ce ne sont pas les idées qui font défaut, c’est la volonté politique !
(1) Rapport disponible sur https ://france.attac.org/IMG/pdf/1_million_emplois_pour_le_climat_. pdf
Cyprie Boganda
Publié le 07/01/2019
Les femmes gilets jaunes haussent le ton
Par Mathilde Goanec (sitemediapart.fr)
Quelques heures après l'acte 8, les femmes “gilets jaunes” ont à nouveau défilé, dimanche 6 janvier, un peu partout en France, pour protester contre les violences policières et marquer leur place dans le mouvement. Mais aussi car elles sont « des travailleuses, moins bien payées que les hommes ».
«T’as vu, ils sont sans casques aujourd’hui. » « Forcément, ils se disent qu’avec des femmes, ça va être plus cool. » Quelques heures après une grosse journée de mobilisation un peu partout en France, les femmes gilets jaunes sont descendues à nouveau dans la rue, pour défiler dans la capitale et dans un certain nombre de villes de France, dimanche 6 janvier.
À Paris, des hommes, tee-shirt blanc par-dessus le manteau, assurent une forme de service d’ordre, sur le bord de la chaussée. Mais ce sont bien les femmes qui tiennent la vedette, certaines coiffées d’un bonnet phrygien ou enroulées dans le drapeau français, d’autres ayant accroché au dos de leur gilet des images de manifestants ensanglantés. Car la journée est également placée sous le signe des violences policières.
Christine, comme beaucoup d’autres dans ce cortège d’à peu près 300 personnes, porte autour du cou un écriteau : « Je suis ta femme ». Elle explique vouloir s'adresser aux policiers : « Je suis ta femme, ta cousine, ta mère, ta sœur et donc quand tu frappes, pense à moi. Depuis le début, on voit beaucoup de violences, beaucoup d’hommes se battre, on veut dire aujourd’hui que les femmes sont là aussi, qu’elles sont gilets jaunes et comptent bien le rester. »
Volonté de démonstration pacifiste, qui a démarré par un rendez-vous annoncé sur les réseaux sociaux une heure avant seulement. Place de la Bastille, les gilets jaunes ont chanté une vigoureuse Marseillaise, lancé quelques chants révolutionnaires, des ballons jaunes à la main. Puis la marche a démarré, sans que personne ne sache vraiment où aller. Arrêt une heure plus tard place de la République, bifurcation devant un barrage de CRS dans une rue adjacente, le cortège est alors coupé en deux. Certaines en profitent pour crier : « CRS tout nus, on veut des calendriers ! », quand d’autres tentent la négociation pour passer. Un homme du service d’ordre crie assez sévèrement de rebrousser chemin, craignant un effet de “nasse”. « Oui, enfin tu peux nous le dire gentiment quand même », s’insurge une manifestante.
D’autant plus que pour forcer le barrage des CRS, qui finalement reculent, et courir vers le boulevard Magenta, les femmes gilets jaunes n’ont pas besoin des hommes. « On l’a fait, c’était beau ! », s’enthousiasme Isabelle. Venue samedi de Limoges, restée à Paris pour la manifestation du jour, cette fonctionnaire hospitalière l’avoue bien volontiers : elle ne peut plus « vraiment se passer » du mouvement. « Tous les week-ends, je suis crevée, ce soir je vais encore faire 500 km en bus pour rentrer chez moi, mais c’est trop fort ce que je vis depuis sept semaines, j’arrive pas à lâcher. » Elle pouffe : « Et puis il suffit que Castaner parle pour qu’on reparte illico pour un tour… »
Entrée dans la danse pour protester contre la hausse des taxes sur les carburants, elle n’en peut plus des « mensonges ». « Dans mon hôpital, on nous dit qu’il n’y a plus d’argent et au moment de faire les budgets, on crée des postes de cadres et on supprime des postes d’aides soignantes ou d’infirmières, le cœur du métier ! Autre exemple, l’an dernier, ma fille s’est retrouvée face à Parcours Sup, la galère pendant des mois, tout ça parce qu’on n’ose pas dire qu’il n’y a plus assez de places en fac pour tout le monde… » Une manifestation de femmes, pour quoi faire, alors qu’elle prend part tous les samedis au mouvement des gilets jaunes, à Limoges ou Paris ? « Homme, femme, ce n'est pas très important, je crois que c’est surtout une manière de marquer les esprits. Mais c’est vrai que ce mouvement est dur, viriliste même, alors même que nous sommes très nombreuses à y être impliquées. »
Certaines arborent des ventres gonflés, un ballon jaune planqué sous le pull. « Un photographe y a cru ! », s’amuse un groupe d’amies. L’appel Facebook à l’origine de cette mobilisation avait annoncé la couleur : « Nous voulons montrer que nous sommes la mère patrie, en colère, et que nous avons peur pour l’avenir de nos enfants ! » Plus loin, l’appel précisait : « Nous restons complémentaires et solidaires aux hommes, ce n est pas une lutte féministe mais féminine. » De quoi agacer certaines militantes, un peu refroidies par l’imagerie maternelle, réticentes à surjouer la féminité et la douceur face aux CRS et au gouvernement.
Michèle ne porte pas de gilet, elle le garde enroulé autour du bras. « Je ne suis pas d’accord avec tout, confirme cette féministe de la première heure, très impliquée auprès de la maison des femmes de Saint-Denis. Chanter la Marseillaise, c’est impossible. Mais je sens qu’il faut être là. Je lutte contre les violences faites aux femmes depuis toujours, et ces femmes qui marchent devant moi, beaucoup sont précaires, elles vivent ça au quotidien. » Ce qui n’empêche pas les désaccords et les discussions, sur le drapeau français, « impérialiste », le rapport à la politique ou aux syndicats. La veille, déjà, Michèle en a fait l’expérience : « On parle, les gens échangent, c’est ça qui est important. »
En fauteuil roulant (elles sont plusieurs dans son cas ce dimanche), Cindy s’est déplacée pour protester notamment contre l’oubli des personnes handicapées par le gouvernement : « Il n’y a rien pour nous, explique cette habitante du 19e. Quand on est handicapé, on est pauvre, on a du mal à se loger pour ceux qui peuvent vivre en appartement, et il n’y a pas assez de personnel pour s’occuper de nous dans les foyers. » Défilant pour la première fois, Cindy a convaincu Marie-Thérèse et Isabelle, ses amies de l’association « Les Couleurs de pont de Flandre », de l’accompagner. « On s’est dit que ce serait plus calme dans un mouvement de femmes et que Macron n’allait pas quand même taper sur tout le monde tout le temps. »
Ces femmes ont néanmoins déambulé sous grosse escorte policière pendant quelques heures dans l’est de la capitale. L’acte 8 « bis » a rassemblé également des centaines de femmes à Saint-Nazaire, Dieppe, Sens, Nîmes... ainsi que dans des bastions du mouvement, comme Toulouse, Montceau-les-Mines ou Dijon, dans le calme. Gwen, coiffeuse, 25 ans, ne peut jamais manifester le samedi, mais a déjà participé à trois actions avec les gilets jaunes en Seine-et-Marne, où elle vit : opération parking gratuit pour les familles voulant aller chez Disney, blocage de la raffinerie Total de Mitry-Mory et collecte alimentaire pour des associations caritatives.
Elle ne serait pas contre d’autres actions contre ces « multinationales qui ne payent pas leurs impôts en France ». « Nous sommes des femmes, mais aussi des travailleuses, moins bien payées que les hommes, rappelle la jeune femme. Nous voulons montrer que nous sommes des citoyennes, pas juste bonnes à faire le ménage à la maison ou à s’occuper des enfants. » À 25 ans, en CDI, mais gagnant moins de 1 300 euros par mois, Gwen vit encore chez ses parents. Gilet jaune, pour encore longtemps.
Publié le 06/01/2019
« Si vous n’y allez pas, vous n’êtes pas des hommes ! » : enquête sur la mort de Quentin, jeune technicien cordiste
par Franck Dépretz (site bastamag.net)
Ils étaient tous débutants, intérimaires et à peine formés. Ils devaient détacher d’énormes blocs de résidus de céréales dans des silos mal aérés et obscurs de l’agro-industrie, au sein desquels ces cordistes descendaient en rappel. L’un d’eux n’est jamais remonté : Quentin Zaraoui-Bruat est mort enseveli sous 370 tonnes de grains, le 21 juin 2017, dans la Marne. Il avait 21 ans. Pour la première fois, ses collègues des derniers instants témoignent. Nous poursuivons notre enquête sur les accidents mortels subis par les techniciens-cordistes, et les graves défaillances qu’ils révèlent en matière de sécurité.
« Pour des questions de rendements, on a envoyé des cordistes à la mort dans un silo bien trop plein, au lieu d’attendre que la matière s’écoule toute seule. » Ce 21 juin 2017, Éric Louis, cordiste intérimaire, était à deux doigts de prendre la relève quand son collègue de l’équipe du matin se faisait emporter sous 370 tonnes de résidus de céréales, dans l’un de ces énormes silos qui font partie du paysage le long des routes champenoises. Quentin Zaraoui-Bruat, cordiste de 21 ans, travaillait pour Cristanol, une filiale du deuxième groupe sucrier français Cristal Union – qui exploite les marques Daddy ou Erstein... –, installée à Bazancourt, dans la Marne (sur les conditions de travail des techniciens cordistes, lire notre enquête détaillée ici).
À Bazancourt, la distillerie Cristanol se présente comme l’« un des leaders de la production de bioéthanol en Europe », un biocarburant obtenu à partir du blé et de la betterave. Dans ses silos, les résidus de céréales s’agglomèrent le long des parois et forment d’énormes blocs – qu’on appelle la « drêche ». Le travail de Quentin et ses collègues consistait à casser ces blocs, afin d’évacuer cette matière servant ensuite à l’alimentation des bovins. Toute la journée, ils tapaient à la pioche, à la houe, à la pelle, au marteau-piqueur, sous une chaleur étouffante, dans une atmosphère poussiéreuse, éclairés par une simple frontale.
Un silo de mauvaise augure
Le jour où Quentin est enseveli, le silo est anormalement plein. « Il était bien rempli aux deux tiers. Toute cette poussière formait comme un brouillard », se souvient Anthony, l’un des cinq membres de l’équipe. « Ces grosses dunes s’effondraient pour un rien », précise François. Quand ce dernier descend avec Raphaël, l’explosimètre s’affole, signifiant aussi bien que la teneur en oxygène est trop faible ou que la concentration de poussières est trop importante. Le binôme doit remonter en urgence, comme le veut la procédure, en laissant les cordes en vrac, à même la drêche.
Le silo est aéré une demi-heure. Au tour de Quentin et Anthony de descendre. Leur mission ? Installer les cordes pour l’équipe de l’après-midi, puis remonter. Simple formalité, à priori. Mais, scénario improbable, l’une des cordes abandonnées au moment de la remontée de Raphaël et François est comme « aspirée dans la matière », selon Anthony. Ce dernier la tire de toutes ses forces, avec Quentin, mais elle continue de se faire ensevelir. Quentin descend un peu plus sur la pente de cet entonnoir géant formé par la drêche, il descend pour avoir plus d’appui, ça ne suffit toujours pas, il retire son descendeur – se désencorde – pour arrêter l’effet de lévitation. C’est à ce moment qu’il crie : « Je m’enlise ! »
Un traumatisme qui ne cesse de les poursuivre
« En l’espace de quelques secondes, revoit Anthony, il s’est fait prendre un peu en dessous des genoux, puis au niveau des cuisses, puis de la taille. Puis il avait les mains en l’air. Le temps que j’arrive vers lui, il avait déjà disparu, sa lampe frontale était encore allumée... » Les collègues qui se trouvent sur le toit du silo descendent alors à toute vitesse pour creuser dans les granulés aux côtés d’Anthony, tandis que le chef d’équipe veille sur eux au sommet du silo. « J’avais peur de tomber sur son casque en piochant, de tomber sur le corps », dit François. Ils creusent durant peut-être un quart d’heure, qui leur paraît être une éternité. Des coups de pelles désespérés, dont ils ne se sont toujours pas remis.
Anthony ressortira de là avec une déchirure musculaire aux pectoraux : « J’ai une brûlure à l’épaule qui me gêne dans la vie de tous les jours que ça soit pour m’habiller, me laver, conduire. Je ne supporte même pas le poids de la ceinture de sécurité. » Raphaël a une discopathie dégénérative : « Mes lombaires me font un mal de chien. Rien que porter un harnais, c’est impossible. Les médecins ne comprennent pas ce que j’ai. » La médecine du travail a refusé de prolonger leur arrêt du travail, considérant pour Anthony que son « taux d’incapacité permanente n’est pas suffisant » pour poursuivre son indemnisation, et pour Raphaël que son « mal de dos n’est pas lié à l’accident » – alors que la qualité de travailleur handicapé lui a été reconnue par la Maison départementale des personnes handicapées.
François, de l’équipe de Quentin.
Tous les deux touchent désormais le chômage ou le RSA. Raphaël passe actuellement une formation pour animer des ateliers de vélo auprès de collégiens, en contrat aidé. S’il l’obtenait, ce serait son premier job depuis juin 2017. Anthony, lui, n’arrive pas à reprendre le travail. « Il y a des fois où je me demande si j’ai eu du bol. Le bol, c’est de ne pas être mort, juste blessé ?, lâche-t-il, blasé. Et j’ai 33 ans, je vais peut-être encore vivre 50 ans comme ça ? C’est moche. » Il n’y a pas que les blessures physiques qui font mal, plus d’un an après le drame. Il y a ce souvenir indélébile, qui ne cesse de les poursuivre. Des trois qui sont descendus dans le silo pour sauver Quentin, François est le seul à avoir repris les travaux sur cordes : « Tous les jours, j’y pense au moins une fois. Ça fait comme des flashbacks. Parfois, je craque. Des sanglots, comme jamais je n’en ai eu dans ma vie. »
Des trappes qui s’ouvrent sous les pieds des cordistes
Au moment où l’équipe, totalement exténuée, abattue, décide de remonter sans Quentin, voilà qu’Anthony commence à s’enliser à son tour. D’abord jusqu’à la taille. Puis jusqu’aux épaules. Lui est bel et bien encordé, pourtant. Alors, pour quelle raison est-il aspiré ? Pour les cordistes, cela ne fait aucun doute : « Il y a forcément quelqu’un chez Cristanol qui a ouvert une trappe de vidange par erreur, depuis la salle de contrôle, au moment où les collègues travaillaient dans les silos », résume Éric Louis, de l’équipe de l’après-midi. Le scénario du précédent accident mortel de Bazancourt se répéterait-il à l’identique ?
En mars 2012, deux cordistes étaient également emportés dans le fond des silos de sucre (voir toujours notre précédent article). Une erreur dans le verrouillage des trappes de vidange serait à chaque fois à l’origine de l’éboulement. Anthony est catégorique : « Dès que les employés de Cristanol ont crié de l’extérieur qu’il fallait fermer les trappes, j’ai arrêté de m’enfoncer. Ça s’est joué à quelques secondes. Si ces trappes n’avaient pas été ouvertes, ou si au moins il y avait eu un bouton d’arrêt d’urgence, tout cela ne serait jamais arrivé. Quentin serait encore vivant. » Mais Quentin sera enterré une semaine plus tard.
Avant l’accident, la pression de la direction
Pourquoi descendre dans un silo au sein duquel on ne se sent pas en sécurité ? C’est qu’on n’a pas vraiment laissé le choix aux principaux concernés. À Bazancourt, les cordistes constituent la dernière pièce d’un immense jeu de sous-traitance en cascade, telles des poupées russes. Si le donneur d’ordre se nomme Cristanol – dont l’actionnaire majoritaire est Cristal union –, le travail est en fait confié à la société « Entreprise de travaux en hauteur » (ETH), basée dans le Pas-de-Calais. ETH passe elle-même par des sociétés de travail temporaire pour recruter ses cordistes. Pour Quentin, il s’agit de Proman. Mais ce n’est pas fini : l’agence de recrutement passe elle-même par une autre boîte d’intérim, sa filiale spécialisée en travaux sur cordes : Cordial interim.
Un fonctionnement ordinaire dans une profession reposant pour moitié sur les entreprises d’intérim. Ils seraient 8625 cordistes en France, dont 4200 intérimaires. Un chiffre qui a bondi de 53 % entre 2009 et 2016 – contre 51% pour les titulaires, selon un recensement du Syndicat français des entreprises de travaux en hauteur (SFETH) [1]. Toujours selon cette étude, le chiffre d’affaires des 726 entreprises spécialisées en travaux sur cordes réunies (1,5 milliards d’euros en 2016) aurait progressé de 260 % sur la même période. Et de 142 % pour les 28 entreprises de travail temporaire répertoriées.
« Les deux dernières semaines avant l’accident, grimace Raphäel, on a clairement senti une pression de plus en plus forte de la part de la direction. Elle exigeait qu’on soit toujours plus réactifs, plus productifs... » Lors de cette période, un cadre de Cristanol, calepin à la main, sort spécialement des bureaux toute une après-midi pour observer la façon dont ses employés travaillent. Les cordistes ne l’avaient encore jamais vu sur le terrain. « Il nous fera diplomatiquement comprendre qu’on est payés à rien faire, sans chercher plus loin », se souvient François.
« Ça ne s’était encore jamais fait de démarrer un nouveau chantier en fin de poste »
La chasse aux temps morts est alors déclarée par Cristanol. Lorsque le silo se vidange, les cordistes ne doivent plus attendre sur le côté que la matière s’évacue avant de reprendre leur travail. Ils doivent tout de suite enchainer par un autre silo, plein. Finies les pauses, même forcées. Le jour du drame, alors que les cinq sont soulagés d’en avoir enfin terminé avec le silo 12 – « Une semaine et demie qu’on était dessus, à galérer au marteau piqueur pour péter les falaises formées par la matière » – ils apprennent qu’ils doivent trimballer directement leur matériel vers le 10. « Ça ne s’était encore jamais fait de démarrer un nouveau chantier en fin de poste, assure Raphaël. On était tous sur les nerfs. On avait qu’une envie c’était d’en finir au plus vite. » Lorsque Quentin descend pour la dernière fois, en fin de matinée après avoir commencé à 5h30, il lui reste environ un quart d’heure de travail...
Des silos de Cristanol à Bazancourt.
Ces dernières semaines, il n’est pas rare que les journées de travail s’étirent sur 11 heures. Officiellement, Cristanol n’oblige pas à travailler autant. « Si on se "contentait" de faire nos 35 heures, le responsable de Cristanol nous faisait comprendre qu’on ne pourrait pas quitter notre poste plus tôt le vendredi, révèle un ancien intérimaire pour ETH, que l’on surnommera Marc. Or, pour un cordiste qui doit encore se taper trois heures de route, partir à 13 heures au lieu de 17 heures, ça change tout. On s’arrangeait donc pour effectuer, au préalable, le maximum d’heures supplémentaires légales autorisées : ça faisait des semaines de 48 heures... »
Le « parking hôtel », choix de nombreux cordistes
« De toutes manières, ajoute-t-il, quand tu es payé une misère, que tu ne peux pas rentrer chez toi le soir et qu’on te propose de faire des heures sup’, tu ne craches pas dessus. » 10,50 euros de l’heure : c’est ce que touchait en moyenne l’équipe de Quentin. Autant dire qu’ils évitaient l’hôtel pour « économiser » la prime de déplacement : 60 euros par semaine, ainsi... qu’un panier repas le vendredi, pour ceux qui habitent à plus de 50 km. Venu des Côtes-d’Armor, Quentin rentrait rarement chez ses parents les week-ends. Il logeait chez sa grand-mère, plus proche du chantier. « Une fois en rentrant un vendredi, [Quentin] nous a raconté qu’il s’est endormi au volant », confiera-t-elle à Éric Louis, la veille des obsèques de son petit-fils [2].
43 % des cordistes seraient obligés d’effectuer plus de 50 km entre leur domicile et leur chantier. Seul un tiers des cordistes, qui ne peuvent pas rentrer chez eux après leur chantier, choisirait l’hôtel, tandis qu’un quart opterait pour le camping et un autre quart pour un véhicule aménagé – comme certains cordites qui dormaient sur le parking de Cristanol. Ces deux dernières « solutions » d’hébergement augmenteraient respectivement de 1,9 et de 1,6 fois le risque de se blesser lors de la journée de travail, par rapport à un hébergement en « dur » [3].
Forte concurrence
Courant juin 2017, c’est un secret de Polichinelle pour tous les cordistes : ETH est clairement menacée par Cristanol de perdre le marché. D’autres entreprises de travaux en hauteur sont sollicitées. L’une d’elle refuse, au motif que les « procédures de sécurité posent problème, invoque sa responsable au téléphone. On n’a pas envie de mettre en jeu la vie de nos techniciens. » Une boîte de cordes nordiste viendra quant à elle « démarcher Cristal Union sur [sa] propre initiative, reconnait son directeur, qui souhaite rester anonyme. J’ai observé quelques anomalies lors de ma visite sur le site. J’avais des réserves quant aux équipements, installations et configurations », affirme-t-il, tout en restant vague.
Néanmoins, le directeur de cette société tient à mettre en avant « leur sérieux » et « leurs procédures de sécurité très cadrées ». Et de préciser : « Cristanol n’y est pour rien dans cet accident. Et je ne dis pas ça parce que c’est un de mes clients ! » Plusieurs sociétés donneuses d’ordres, de même que des cordistes déçus par ETH, se seraient tournés vers lui. Ce patron aurait ainsi, affirme-t-il, « récupéré dix sites qui appartenaient à ETH rien que pour l’année 2016 », ainsi que « sept à huit cordistes de chez ETH dans l’année qui a précédé l’accident, et trois autres suite à l’accident ».
« Si vous n’y allez pas, vous n’êtes pas des hommes ! »
Jefferson, de l’équipe d’après-midi le jour de l’accident, fait partie de cette seconde vague de départs. Ce qui l’a poussé à aller voir ailleurs ? « Un manquement à la sécurité. À ETH, on était obligés d’utiliser notre propre matériel, qui n’était jamais vérifié. Bien avant l’accident de Quentin, on descendait avec des cordes qui avaient des marques d’usure, des coups... » Et puis, il y avait cette titularisation qu’on lui promettait, chaque fois repoussée. Et qui jamais ne viendra : « Quand on avait besoin de moi par rapport à mes qualités d’artisan couvreur, on m’embauchait en CDD. Sinon, le reste du temps, j’étais intérimaire. »
Comme beaucoup de cordistes, Jefferson dit avoir payé de sa poche les frais de matériel pour pouvoir travailler, soit 1350 euros sur un an. Une charge financière pourtant censée revenir à l’employeur ou à l’entreprise de travail temporaire pour les intérimaires, selon le code du travail. Quand il se plaignait des conditions de travail, voilà, selon lui, ce que la direction lui aurait répondu : « Si tu veux pas travailler, tu n’as qu’à ouvrir ta boîte. Tu n’as pas ton matériel ? Pas de compétence ? Au revoir. Demain, tu ne travailles plus pour nous. »
Marc confirme la manière dont la direction aurait taclé les revendications des ouvriers : « Chaque fois qu’on craignait pour notre sécurité, chaque fois qu’on travaillait dans des silos par 40 degrés dehors, ou sous des tôles d’amiante, le patron d’ETH, Julien Seillier, nous disait textuellement : "Vous êtes des tapettes. J’ai été cordiste, je l’ai fait avant vous. Si vous n’y allez pas, vous n’êtes pas des hommes !" Les titulaires qui osaient se plaindre étaient invités à donner leur démission. Quant aux intérimaires, c’était plus simple : à la moindre remarque leur contrat n’était pas renouvelé le lundi. » Sollicité à de multiples reprises, Julien Seillier n’a jamais souhaité nous répondre.
Tous intérimaires, débutants et à peine formés
A Bazancourt, d’autres aspects surprennent. Comme le fait que les cinq membres de l’équipe de Quentin étaient tous intérimaires, débutants et à peine formés. Le chef de chantier lui-même n’avait pas le Certificat de qualification professionnelle de niveau 1 (CQP1), soit le minimum requis qu’un cordiste doit maîtriser avant d’entrer dans la profession. Cordiste depuis six mois, il avait été nommé chef par ses supérieurs « par pure formalité administrative, parce qu’il en fallait un sur le papier », nous glissera-t-on. Quant aux plus expérimentés, ils avaient, au mieux, un an de travaux sur cordes dans les pattes... Appelé « en renfort » à 16h pour travailler le lendemain matin à 6h, Anthony a effectué sa première journée de travail à Bazancourt – sa onzième en tout et pour tout – sans le moindre briefing. Cristanol était censé lui délivrer un point « accueil sécurité » l’après-midi. Après l’accident, donc.
« Cristanol a demandé à ETH de gonfler ses effectifs pour sortir plus de matière, pour être plus productif, rapporte Éric Louis. Si lundi ETH ne mettait pas douze personnes sur le site, Cristanol allait faire appel à une autre boîte. Deux jours avant l’accident, on est donc passé sur deux équipes – matin et après-midi. » Deux équipes qui comptaient un seul et unique titulaire.
Un centre de formation reconnu par la profession
Situation paradoxale, juste à côté d’ETH, exactement à la même adresse, se trouve sa filiale, FTH, pour « Formation travaux en hauteur ». Difficile de croire que, pendant qu’ETH envoie des débutants trimer dans des silos de dizaines de mètres de hauteur sans leur délivrer de formation ou de consignes de sécurité, FTH est reconnu comme le tout premier organisme de formation du nord de la France à avoir été agréé par la très officielle association de Développement et de promotion des métiers sur cordes (DPMC), qui auto-régit la profession [4]. Les deux sociétés sont dirigées par la même personne, Julien Seillier. « Il a d’autant moins d’excuses d’être touché par ce genre d’accident, alors qu’il vend de la sécurité », juge Marc, qui a travaillé deux ans dans cette entreprise.
Le président du DPMC a préfacé le Petit mémento du cordiste, guide référence en matière de prévention à la sécurité dans le métier, qui a été écrit par Antoine Heil, le fondateur de FTH. « Les deux hommes étaient en conflit ouvert : quand Antoine Heil pointait les problèmes de sécurité pour tenter de les résoudre, Julien Seillier comptait l’argent, pensait à ses intérêts économiques », poursuit Marc. Contactés, Antoine Heil n’a jamais répondu à nos sollicitations. Julien Seillier a quant à lui raccroché juste après que nous ayons exposé l’objet de notre appel. Quant au DPMC, Marc Gratalon, son référent national, refuse de se prononcer sur le fond du dossier, mais garantit que le gérant de la société du Pas-de-Calais « est certainement la personne la plus affectée » par l’accident.
Un trophée « pour la sécurité » deux jours avant l’accident
Juste après l’accident, pourtant, alors que tout le monde est sous le choc, Anthony raconte avoir aperçu Julien Seillier, « furieux qu’il y ait eu un mort. Il en voulait à Quentin. Il n’arrêtait pas de demander pourquoi il s’est détaché. » Jeune cordiste, Maxime, de l’équipe d’après-midi, quittera ETH « écœuré » par la réaction de son employeur : « Il avait peur qu’on quitte la société, il faisait tout pour qu’on continue de bosser pour lui. Il nous parlait de boulot, de l’avenir de sa boîte sur le lieu de l’accident. » François croise de son côté le directeur de Cristanol – remplacé au moins à deux reprises depuis [5]. « Il ne m’aurait pas demandé si ça va ? La seule chose qu’il m’a dite c’est : "Alors, il était encordé ? Il était encordé ?" Tout le reste, on aurait dit qu’il s’en moquait. »
Si Quentin s’est vraisemblablement désencordé, la direction a-t-elle, pour sa part, respecté les procédures qui ont valu à son entreprise « un trophée consacrant ses efforts pour la sécurité » ? Le 19 juin 2017, dans un article intitulé « 261 jours sans accident chez Cristanol à Bazancourt », voici ce que déclarait le directeur de la distillerie aux quotidiens L’union et L’Ardennais : « L’objectif ultime est toujours le "Zéro accident". On doit agir sur nos comportements les plus anodins. Prendre le temps de faire les choses bien, au lieu, parfois, de vouloir gagner du temps et prendre des risques. » Deux jours plus tard, Quentin mourrait enseveli.
Deux mises en examen pour l’accident de 2012
Depuis l’accident, les silos de Bazancourt semblent toujours à l’arrêt. Nous avons constaté, en nous rendant sur place, qu’ils sont vides. À ce jour, l’enquête préliminaire est cloturée. Matthieu Bourrette, le procureur de Reims, nous fait savoir que « le dossier est en phase d’étude terminale par [son] parquet ». Un juge d’instruction sera-t-il saisi, des mises en examen prononcées ? La suite de la procédure dépend du magistrat qui étudie en ce moment le dossier. Mais pour Emmanuel Ludot, avocat de la mère de Quentin Zaraoui-Bruat, le choix d’avoir confié l’enquête préliminaire à la gendarmerie de Bazancourt pose déjà question : « Une enquête comme celle-ci aurait dû être confiée à la police judiciaire de Reims, de manière à éviter toute concomitance géographique. Vous imaginez sérieusement les gendarmes de Bazancourt venir fouiller chez le géant Cristanol ? »
Collègues et proches de Quentin redoutent aussi la lenteur de la justice. Le précédent accident mortel, qui a emporté Arthur Bertelli et Vincent Dequin, deux autres cordistes, dans le fond des silos de Bazancourt en 2012, sera jugée le 11 janvier 2019 devant le tribunal correctionnel de Reims. Soit près de sept ans après les faits... Dans cette affaire, Cristal Union et son prestataire, la société de nettoyage Carrard Services, sont inculpés en tant que personne morale, ainsi que leurs responsables de l’époque, pour « blessures et homicides involontaires, par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence ».
Une association pour « être moins isolés, se serrer les coudes et lutter ensemble »
Tout juste créée, l’association Cordistes en colère, cordistes solidaires invite à cette occasion toute la profession à se rassembler en solidarité devant le palais de justice de Reims et à participer, le lendemain du procès, à un weekend de rencontres, afin « de tisser un réseau de solidarités, imaginer des outils pour se défendre, être plus forts et moins isolés face au boulot, [se] serrer les coudes et lutter ensemble ! » Dans une profession dominée par le Syndicat français des entreprises de travaux en hauteur, constitué des dirigeants des 37 principales entreprises de travaux en hauteur du pays, le collectif entend être « un contre-pouvoir qui portera la parole des cordistes auprès des instances qui chapeautent le métier, toutes d’émanation patronale » [6].
Initiée par les proches et collègues d’Arthur, Vincent et Quentin, soutenus par l’avocat Emmanuel Ludot, l’association se veut une plateforme de soutien pour tout cordiste ou proche de cordistes qui subissent des conditions de travail dangereuses et précaires et ont besoin d’ « être épaulé moralement, psychologiquement et juridiquement ». L’objectif de la structure est d’être reconnue d’utilité publique afin de pouvoir se constituer partie civile lors de procès qui opposeraient des cordistes à leurs employeurs, « d’apporter au cordiste des avancées sociales et des garanties de sécurité dans l’exercice de son métier », et de briser l’omerta qui règne autour des accidents de cordistes, qui continuent de se produire, comme ceux, mortels, de Nîmes en mars 2018 et de Nice l’été dernier.
Franck Dépretz
*Prénom modifié.
Publié le 05/01/2019
« Applaudissons-nous ! »
Le Temps des bouffons
(site monde-diplomatique.fr)
Trait caractéristique des classes dirigeantes, la certitude de ne devoir sa position qu’à ses propres mérites s’accompagne d’un intense contentement de soi : hors du commun, on survole le menu fretin. Mais, connaissant d’expérience l’irritabilité des classes populaires, patrons, hauts fonctionnaires et intellectuels tâchent, dans la mesure de leurs capacités, de limiter les manifestations publiques de condescendance. Cette arrogance satisfaite qu’affiche le jeune président français Emmanuel Macron, les notables plus roués savent en réserver l’expression à des cercles fermés : clubs, comités et conseils où nul défilé de « gilets jaunes » ne viendra polluer l’atmosphère par des considérations vulgaires sur le diesel et les fins de mois (voir le dossier « Le soulèvement français » dans le numéro de janvier, en kiosques).
Cinéaste et militant indépendantiste québécois, Pierre Falardeau (1) (1946-2009) a saisi en 1985, à Montréal, l’un de ces moments de félicité où l’élite se déboutonne. Réunis à l’hôtel Queen-Elisabeth, les membres du Beaver Club célèbrent le deux-centième anniversaire de ce cénacle fondée en 1785 par les maîtres du commerce de la fourrure. La première moitié de ce court documentaire (15 minutes) emprunte au registre de l’ethnographie : Falardeau observe la bourgeoisie coloniale canadienne comme l’anthropologue Jean Rouch (2) étudiait les tribus, avec leurs rites, leurs hiérarchies et leurs costumes. Il fait ce que tant de journalistes ont cessé de faire à mesure qu’ils installaient leur lit de camp dans les vestibules du pouvoir : rendre public cet entre-soi conçu précisément pour échapper au regard extérieur. La vision de ces images suscite chez le spectateur une sorte de colère incrédule qui, comme par sympathie, gagne peu-à-peu la voix du commentateur lui-même. « Toute la rapace est là : des boss pis des femmes de boss, des barons de la finance, des rois de la pizza congelée, des mafiosos de l’immobilier, (…) des journalistes rampants habillés en éditorialistes serviles, des avocats véreux, costumés en juges à 100 000 dollars par année, des lèche-culs qui se prennent pour des artistes », fulmine Falardeau en langue populaire québécoise. « Ils crient haut et fort, sans gêne, leur droit au profit, leur droit à l’exploitation, leur droit à la sueur des autres. Ils boivent à leurs succès. Ils chantent que tout va bien, que rien ne doit changer, que c’est pour toujours… toujours aux mêmes, toujours les mêmes. »
Le Temps des bouffons ne sera finalisé qu’en 1993 mais sa diffusion est d’abord clandestine : des cassettes VHS échangées sous le manteau. « Falardeau les dupliquait lui-même une à une, précisant sur la jaquette que chacun était libre de les copier à sa guise », se souvient le journaliste québécois Jean-François Nadeau, ami du réalisateur. « La demande devint si forte que plusieurs librairies et points de vente spécialisés décidèrent de commercialiser le film ». Lequel finit par attirer l’attention de la presse et celle de programmateurs de festivals d’art et d’essai. C’était il y a plus d’un quart de siècle. Pourtant, quand le président du Beaver Club conclut la cérémonie en bramant : « À vous tous, nos membres, à nous tous, applaudissons-nous ! », comment ne pas percevoir l’écho d’une autre voix présidentielle longtemps infatuée mais soudain inquiète à l’idée que les foules ne forcent les portes du banquet ?
Dans le dossier « gilets jaunes » du numéro de janvier, en kiosques, sont rassemblées quelques « Carabistouilles ». En voici d’autres.
« Où on prend l’argent ? Vu le niveau des déficits et de la dette, il n’y a pas beaucoup d’argent ». Léa Salamé, France 2, 2 décembre 2018.
« Triste bilan (provisoire) pour une révolte déclenchée au nom du pouvoir d’achat, dans un pays qui n’a jamais consacré autant d’argent aux aides sociales et peine toujours à recréer des emplois. Il y a cinquante ans, un éditorialiste annonçait Mai 68 sans le savoir en s’inquiétant que “La France s’ennuie”. Avec les gilets jaunes, le constat est plus amer encore : la France se nuit. » Hervé Gattegno, Le Journal du dimanche, 9 décembre 2018.
« Il y a un peu de ce parfum d’apocalypse dans ces émeutes sans direction, ces détestations nues et aveugles à leur propre volonté, ces débordements de ressentiment où, pour la première fois depuis longtemps, l’on vit un nombre non négligeable d’hommes et de femmes se contenter de casser, de profaner, de honnir. » Bernard-Henri Lévy, Le Point, 13 décembre 2018.
« Nos régimes sont plus fragiles qu’on ne le croit souvent, faciles à détruire, difficiles à reconstruire. Le sans-culottisme fut une épouvantable régression dont la France a mis longtemps à guérir les plaies qu’il lui a infligées. » Gérard Grunberg et Élie Cohen, « Les gilets jaunes : une double régression », Telos, 7 décembre 2018.
Publié le 04/01/2019
Gilets jaunes : voile médiatique sur les violences policières
par Frédéric Lemaire, (site acrimed.org)
Lundi 17 décembre, Amnesty International publiait une enquête dénonçant « le recours excessif à la force par des policiers » pendant les manifestations des gilets jaunes, comprenant de nombreux témoignages de victimes et de secouristes, mais aussi de photographes et journalistes. L’ONG s’inquiète du nombre de blessés très élevé (1 407 manifestants, dont 46 grièvement selon les chiffres officiels), et de l’absence de toute réaction ou de remise en cause de la part des autorités face à un tel bilan. Cette enquête a fait l’objet d’une couverture médiatique quasi-nulle, qui témoigne du désintérêt des grands médias vis-à-vis des violences en manifestation… lorsqu’elles sont commises par la police.
C’est peu dire que l’enquête d’Amnesty International sur les violences policières a eu mauvaise presse. Publiée lundi 17 décembre, elle a fait l’objet de trois brèves le jour même (sur les sites de Libération, de RT France et de Reporterre) et trois le lendemain (sur les sites de LCI, Franceinfo et de Linfo.re). Et c’est tout, à l’heure où nous écrivons cet article.
Mention spéciale pour LCI, qui accompagne l’articulet dédié à l’enquête d’Amnesty d’un extrait vidéo plein d’à-propos... intitulé « comment la police a gagné en efficacité » :
Comme son titre l’indique, ce sujet (tiré du JT de 20h du samedi 8 décembre) détaille et justifie le dispositif
répressif mis en place le jour même, et qui a conduit à plus de mille interpellations et plus de 200 blessés (soit un sixième du total des blessés sur l’ensemble du mouvement). Par volonté,
peut-être, de « rééquilibrer » les informations de l’enquête d’Amnesty ?
« Mutisme » de la presse sur les violences
policières ?
Un article de la rubrique Checknews sur le site de Libération revient sur l’absence de couverture médiatique de l’enquête d’Amnesty International. L’auteur
commence par botter en touche pour ce qui concerne les autres médias (« Nous ne pouvons répondre à la question du choix éditorial pour l’ensemble des rédactions »). S’agissant de
Libération, l’auteur fait valoir que le quotidien a déjà « largement » écrit sur les violences policières (deux articles dans le journal papier, un sur le site, et quatre
dans la rubrique Checknews). En tout, cinq articles sur des vidéos de violences policières ; un article avec des témoignages de trois victimes ; et un dernier sur un appel d’avocats pour
interdire les grenades lacrymogènes instantanées (GLI).
Une couverture médiatique qui n’est certes pas nulle [1]. Mais est-elle vraiment suffisante pour justifier de passer à la trappe l’alerte d’Amnesty International ? Est-elle à la hauteur de l’ampleur nouvelle de la brutalité de la répression policière, dénoncée par cet article de Bastamag, à l’origine d’un décès, d’un coma et de nombreuses mutilations ? Cela se discute…
Quoi qu’il en soit, la couverture des violences policières par Libération reste largement plus fournie que celle du Parisien, qui préfère à son habitude jouer la partition de la préfecture. Elle est également plus consistante que celle du Monde, comme en témoigne le grand vide de la rubrique « violences policières » du site du quotidien. Dans le « live » du Monde dédié à la manifestation du 8 décembre, un lecteur interroge le journal sur son « mutisme » s’agissant des violences policières. Le journaliste s’en défend et avance une sélection de… trois contenus : la vidéo de l’interpellation des lycéens de Mantes-la-Jolie (republiée sur le site) ; un article évoquant l’appel des avocats sur les grenades GLI ; et un article intitulé « gilets jaunes, un casse-tête pour le maintien de l’ordre » où il n’est question nulle part de violences policières. À noter cependant que deux articles ont été consacrés, depuis, aux plaintes des gilets jaunes et de photographes et journalistes suite à la manifestation du 8 décembre.
En tout donc, pas plus de quatre ou cinq contenus sont dédiés à la question des violences policières depuis le début du mouvement des gilets jaunes sur le site du Monde. Un bilan plus que famélique… Et pourtant, ce n’est pas le matériau qui manque. Le journaliste David Dufresne s’est attaché à répertorier et à vérifier les signalements de dérives et de violences policières depuis le début du mouvement. Il en compte plus de 200 fin décembre.
Journalisme de préfecture sur les chaînes d’info en
continu
Sur les chaînes d’information en continu, c’est encore une autre affaire. Nous avons déjà documenté la manière dont
les chaînes d’information en continu traitaient de la question des violences, à travers plusieurs exemples. Nous sommes revenus sur la mobilisation
des éditocrates et des experts qui ont quadrillé les plateaux télévisés pour livrer un
discours policier, rejeter la responsabilité des violences sur les manifestants, voire appeler à plus de répression. Nous avons évoqué, en particulier, la manière dont les humiliations et violences
policières à l’égard des lycéens de Mantes-la-Jolie avaient été relativisées, voire justifiées sur certains plateaux télévisés. Nous sommes également revenus sur les démonstrations de journalisme
« aux ordres », à la veille des grandes manifestations, sur BFM-TV et
CNews.
Un article de Checknews relate un autre épisode représentatif de la manière dont les chaînes d’information en continu traitent les violences policières. Le dimanche 9 décembre sur BFM-TV, un gilet jaune interpellait l’animateur Bruce Toussaint sur l’absence de couverture médiatique des violences policières par les chaînes d’info en continu. L’animateur le coupe pour s’en expliquer. Il y aurait, selon lui, des règles qui interdiraient de montrer à la télévision « des personnes menottées » ou encore « des violences physiques sur une personne. » Ce qui est faux, s’agissant de la diffusion d’images de violences physiques, comme le rappelle l’article de Checknews.
L’article rapporte également les directives données par la directrice de la rédaction de BFM-TV à ses équipes, leur demandant d’éviter de diffuser en direct des images de violences contre les personnes (de la part de manifestants comme de la police) afin « de ne pas être accusé d’indécence ou de complaisance ». Hors direct, ce choix éditorial n’avait pourtant pas empêché cependant, par le passé, de diffuser des images de violences policières, comme le note l’article... « L’excuse » de Bruce Toussaint ne tient donc pas. On peut donc proposer d’autres hypothèses pour expliquer le quasi-mutisme de BFM-TV s’agissant des violences policières. Comme celle, par exemple, d’un choix éditorial délibéré et perceptible dans de nombreuses émissions, et qui consiste à adopter systématiquement un point de vue policier sans recul par rapport à la communication gouvernementale [2]…
Notons cependant que tous les journalistes de télévision ne partagent heureusement pas les scrupules de Bruce Toussaint s’agissant des violences policières. Le 13 décembre, France 2 a diffusé un numéro d’Envoyé spécial à propos de la surenchère de la violence qui revient notamment particulièrement sur les violences policières, avec des témoignages édifiants de manifestants blessés lors de précédentes manifestations.
***
Au vu de ce rapide tour d’horizon du traitement des violences policières dans les médias, on comprend que le faible retentissement du rapport d’Amnesty International sur les violences policières
n’est pas vraiment une surprise. Le précédent rapport, publié l’année dernière, avait d’ailleurs déjà fait l’objet d’une couverture discutable, comme nous l’avions
alors souligné. Tout se passe comme si l’ampleur croissante des violences policières était
inversement proportionnelle à l’intérêt qu’elles suscitent dans les grands médias ; alors même que les violences des manifestants y sont scrutées, commentées, dénoncées à longueur de journées.
Cette couverture à géométrie variable des violences témoigne une fois de plus d’une tendance médiatique lourde que nous avons pu observer pendant les mobilisations sociales de décembre : celle
de l’emprise des réflexes et des mécanismes du journalisme de préfecture, dans la presse comme dans les chaînes d’info en continu, ou encore dans les péroraisons des éditocrates.
Frédéric Lemaire
Publié le 03/01/2019
Institutions. « Il faut assainir le système de financement de la démocratie »
Olivier Morin (Site humanite.fr)
Dans son essai le Prix de la démocratie (1), l’économiste Julia Cagé dénonce le cercle vicieux entraîné par le financement de la vie politique. Lequel contribue à maintenir et à renforcer les intérêts de la bourgeoisie. Entretien.
La politique menée par Emmanuel Macron est étroitement liée à la façon dont sa campagne a été financée, expliquez-vous dans votre ouvrage…
JULIA CAGÉ La République en marche est un parti qui n’a pas pu bénéficier des financements publics directs et j’insiste bien sur ce point. Car, quand il se crée en 2016, il ne peut pas compter sur cette somme d’argent calculée selon les résultats des élections législatives, pour la simple raison qu’il n’y a pas encore participé. Il a donc réalisé une campagne massive de levée de dons. Et il n’a obtenu quasiment que des dons au plafond. C’est-à-dire à 7 500 euros. Il a donc été financé par les plus favorisés. J’ai regardé la structure des dons aux partis politiques en France. Et il s’avère que les dons de cette somme sont effectués par les 1 % et même les 0,1 % les plus riches. La politique économique que met en place Emmanuel Macron correspond aux préférences exprimées par ces riches et pas du tout aux intérêts de la majorité. Rien qu’à la City de Londres, il a récolté 800 000 euros (contre 30 000 euros levés dans la ville de Lille). Les conséquences ont été rapides : suppression de l’ISF, flat tax sur le capital et suppression de l’exit tax.
C’est donc un renvoi d’ascenseur…
JULIA CAGÉ Tout à fait, sauf que ce n’est pas de la corruption, puisqu’il n’y a rien d’illégal. C’est le système qui est vicié. D’autant que si Emmanuel Macron n’a pas bénéficié de financements directs, il a quand même bénéficié d’argent public. Ceux qui ont donné 7 500 euros n’ont dépensé en réalité que 2 500 euros. Les 5 000 euros restants sont remboursés sous forme de réduction d’impôt. Sur les 13 millions de dons qui ont financé la campagne de LaREM, 8 millions d’euros ont été payés par les Français. Cela fait partie des autres injustices du système, car seuls les plus aisés bénéficient de cette réduction d’impôt. Quand les plus modestes, non assujettis à l’impôt sur le revenu, veulent donner par exemple 300 euros, ils payent 300 euros.
Vous dites aussi que plus on dépense d’argent dans une campagne électorale, plus on a de chances de l’emporter…
JULIA CAGÉ Nous avons étudié toutes les campagnes législatives et municipales depuis 1993. Toutes choses égales par ailleurs (sexe du candidat, sortant ou non, caractéristiques de la circonscription, etc.), plus un candidat dépense, plus il a de chances de l’emporter. Cela encourage la chasse aux dons privés et donc de défendre, une fois élu, ceux qui ont le plus donné : les plus riches. Le recours aux sirènes des levées de fonds privés a conduit à ce que les classes populaires ne se sentent plus représentées par certains partis de gauche. L’exemple le plus frappant est celui du Parti démocrate aux États-Unis. Il n’y a quasiment aucune différence entre son programme économique et celui de Donald Trump. Seules persistaient des différences sociétales. Ce qui a abouti à ce paradoxe : les classes populaires ont voté pour le candidat républicain. Il faut donc assainir le système de financement de la démocratie.
Quelles solutions proposez-vous pour y parvenir ?
JULIA CAGÉ Des solutions simples existent. Je propose dans mon livre des « bons pour l’égalité démocratique ». Pour éviter les disparités entre les citoyens, on alloue la même somme d’argent public à chaque citoyen. Et chacun peut la donner au parti politique de son choix. Le système serait annualisé plutôt qu’il soit figé tous les cinq ans en le basant sur les résultats aux législatives. L’autre proposition est de réduire drastiquement la somme autorisée des dons privés. Je propose de la limiter à 200 euros. C’est essentiel.
En quoi l’actuelle mobilisation des gilets jaunes interpelle l’exercice de la démocratie ?
JULIA CAGÉ Il existe des revendications sur le pouvoir d’achat directement liées à la politique d’Emmanuel Macron. Mais les gilets jaunes disent aussi qu’ils ne sont pas entendus et qu’ils ne se sentent plus représentés. Ils ont raison. C’est ce que propose de résoudre ma troisième proposition. Il s’agit de la mise en place d’une Assemblée mixte. On garde le même nombre de sièges à l’Assemblée nationale, mais, pour un tiers d’entre eux, on élit à la proportionnelle des listes qui seront paritaires socialement. Avec des ouvriers, des employés et des travailleurs précaires. Pour avoir des députés davantage à l’image de l’ensemble de la société.
(1) Le Prix de la démocratie, de Julia Cagé. Éditions Fayard, 464 pages, 23 euros.
Entretien réalisé par Olivier Morin
Oublié le 02/01/2019
Ils ont perdu la tête... - Alain Brossat
A propos des poursuites engagées contre 3 gilets jaunes accusés d’avoir décapité le président de la République
paru dans lundimatin#172, (site lundi.am)
Trois gilets jaunes ont été placés en garde à vue à Angoulême, suite à l’ouverture d’une enquête à la demande du Parquet. Ils sont soupçonnés d’avoir participé à la mise en scène d’une décapitation de Macron à l’occasion d’une manifestation organisée le 21 décembre et dûment déclarée en préfecture. Ils sont accusés de « provocation publique à la commission d’un crime » et « outrage à personne dépositaire de l’autorité publique ». La préfète du département des Charentes qui a été la première à sonner la charge a dénoncé des « faits portant gravement atteinte tant à la personne qu’à la fonction du Président de la République ». Edouard Philippe a ensuite pris le relais, en twittouillant.
Pour que la mesure soit tout à fait complète, des journalistes de la presse locale qui
avaient rendu compte de ce mini-événement ont été convoqués chez les flics en qualité de « témoins mis en cause » – si l’on comprend bien, le simple fait d’avoir « couvert »
l’action en question en fait des complices objectifs de ce supposé délit.
Tous ceux, fonctionnaires, magistrats, gouvernants, flics, échotiers (etc.) qui se sont attelés à la répression et à la stigmatisation de cette roborative mise en scène méritent à leur tour d’être
convoqués en vue d’un sérieux rappel, non pas à la loi, mais à la connaissance historique élémentaire.
Première remarque générale : l’exécution en effigie des gouvernants, quels qu’ils soient, à l’occasion de manifestations publiques et de défilés de rue, est, sous la V° République, de tradition, une routine presque. Généralement, les responsables politiques honnis, pour des raisons variées mais généralement bien fondées, sont pendus en effigie et trimballés en cet appareil, du début à la fin de la manif, à bout de bras, par quelque robuste syndicaliste, pas plus cannibale et assoiffé de sang que ça pour autant. Il n’y a que les cons, ès qualités ou pas, qui ne savent pas faire la différence entre une potence, une guillotine en carton (une effigie) et une vraie. Et il serait bon que les mêmes nous expliquent en quoi un important pendu, c’est quand même plus tempéré qu’un homme d’Etat tranché.
Seconde remarque : dans le régime traditionnel des pénalités, en France, en Angleterre, notamment, la mort infligée par pendaison c’est la mort vile, celle que le pouvoir royal et ses exécuteurs de basses œuvres infligent au commun, au peuple, à la plèbe – ceci jusqu’en plein XIX° siècle, voir à ce propos le classique ouvrage d’E. P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, avec le cortège des pendaisons à la chaîne qui accompagne la lutte contre les illégalismes et les émeutes. La mort par décapitation, par contraste, c’est la mort noble – modalité réservée aux gentilshommes, aux gens de sang bleu qui ont offensé le souverain, ont comploté contre lui.
La « scène primitive » à laquelle fait implicitement mais distinctement référence le simulacre d’Angoulême, c’est évidemment la mise à mort de Charles 1er, le 30 janvier 1649, qui marque symboliquement la fin de la monarchie absolue en Angleterre et l’avènement provisoire de la République, sous Olivier Cromwell. Comme nul ne l’ignore, cet événement est, dans l’histoire européenne, un moment inaugural dans l’histoire de la souveraineté populaire.
Son équivalent symbolique, dans l’histoire française, c’est évidemment la mise à mort de Louis XVI, par décapitation aussi, un événement dont des philosophes du politique aussi négligeables que Jacques Rancière ou Alain Badiou ont montré qu’il était résolument indissociable de l’avènement de ce nouveau régime de la politique connu sous le nom de démocratie. Pas d’avènement de l’ère du citoyen sans rupture violente avec le temps de l’Ancien Régime, une rupture qui ne sera jamais aussi fortement et solidement imagée que dans et par cette cérémonie où le corps du roi est coupé en deux.
On s’en voudrait presque d’avoir à rafraîchir la mémoire des ineptes qui nous gouvernent et de tous les appareils dont ils s’entourent avec ces banalités – mais il semblerait que nous vivions dans un temps où l’inanité des maîtres et des Grands Citoyens culmine à de telles hauteurs qu’aucun rappel du b-a ba de la culture républicaine ne soit de trop.
Ce que signale la mise en scène d’Angoulême est tout à fait distinct : le retour en force, dans l’imagination du peuple en colère, de la symbolique de l’Ancien Régime, la notion vague mais tenace d’une sorte de monarchie absolue subrepticement restaurée, sous les apparences trompeuses d’un régime républicain en bout de course. Ce n’est pas pour rien que la mobilisation des gilets jaunes est suscitée, en premier lieu, par le fardeau écrasant de l’impôt, quelle qu’en soit la forme – un bon vieux motif d’Ancien Régime, analysé en son temps par Boris Porchnev, puis repris par Foucault. La cérémonie, plus combative et joyeuse (une sorte de carnaval) que sanguinaire et cannibale, de la mise à mort du tyran de papier, du petit monarque poudré enfermé dans ses présomptions et son palais de l’Elysée vient ponctuer, du côté de l’initiative populaire, la dérive néo-monarchique du régime présidentiel. Ce n’est au fond qu’une autre façon de nous rappeler que le mouvement des gilets jaunes, c’est bien la fuite à Varennes de Macron 1er. Ce n’est là qu’une des manifestations de la vivacité de cet imaginaire populaire agencé autour du motif du retour de la forme monarchique et dont le génial « Eh bien, donnez-leur du bio-carburant – signé : Brigitte Macron » inscrit sur un mur parisien au fort des événements de décembre, est un autre signe tangible.
Se trouvera-t-il un ou des juges pour condamner les trois d’Angoulême à des peines de prison ferme, avec sursis, des amendes, des rappels à la loi, des mises à l’épreuve (etc.) ?
Oui, selon toute probabilité et conformément à l’esprit du temps.
Le malheur c’est qu’il ne se trouvera personne, dans le même temps, pour aller condamner ces sourcilleux gardiens de l’indépendance de la Justice à une solide révision de leur catéchisme républicain. C’est bien dommage : ils y auraient appris qu’à défaut d’avoir coupé le roi en deux, nous serions encore et toujours des sujets et eux, réduits à acheter leurs charges.
Publié le 01/01/2019
Mouvement des gilets jaunes : enjeux d’une lutte entre classes sociales
Julien AUBERGER (site legrandsoir.info)
Depuis la mi-novembre a éclaté une remarquable mobilisation spontanée à l’appel d’un certains nombres d’individus sur les réseaux sociaux. Avant tout menée par la classe travailleuse de ce pays et les plus précaires, elle a aussi su rallier à elle les couches intermédiaires comme le petit patronat qui ont peur pour l’avenir de leur production et leur niveau de vie. Retour sur un mouvement qui a su conquérir le cœur des français : en quoi il est dans une entière opposition aux intérêts des plus riches et quelles sont les stratégies de sortie de crise pour la classe dominante.
Qui aurait cru un jour que le jaune allait donner des sueurs froides aux oligarques et leurs valets libéraux de toute espèce ? Depuis la dernière intervention publique du Président de la République, ils se relaient sur tous les supports médiatiques et claironnent en chœur :
« Macron a compris, il a entendu. Le geste social est significatif. Il est temps que les manifestations et les blocages qui heurtent notre économie cessent. Sitôt que la détresse des plus précaires est reconnu en mots, elle disparaît en fait avec leur colère. L’heure est au dialogue. Macron est légitime, il a été élu pour cinq ans : ceux qui veulent persévérer dans les désordres sont des irresponsables qui mettent en péril notre République, qui plus est en période d’attentat terroriste etc. » Bref, le discours traditionnel du parti de l’ordre inique qui aimeraient persuader qu’il peut y avoir une voie de consensus entre ceux qui dominent et ceux qui sont dominés dans ce pays.
Non, il ne peut y avoir en avoir. Le dissensus est total. Et nous allons le montrer en prenant les quatre niveaux principaux de revendications des gilets jaunes [1]. Quand bien même les partis en présence seraient animés des plus haut sentiments, de la plus grande volonté de concorde, que le dissensus perdurerait, car ce qu’exigent les gilets jaunes est radicalement incompatible avec les intérêts de la caste dirigeante. Voici ce qu’ils exigent :
1) L’abolition de la déchéance sociale. La suppression du phénomène des sans abris, la fin de la pauvreté, une augmentation réelle du salaire minimum. Nous sommes loin des sempiternels refrain autour de « la lutte contre la pauvreté » ou « l’égalité des chances » qui n’ont pour résultat que de maintenir indéfiniment l’existence des misères les plus indignes. Les gilets jaunes tonnent comme Hugo dans Quatre-Vingt-Treize : « Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée ! ». Or, la détresse d’une partie de la population permet à la classe dominante de forcer le peuple à travailler dans de mauvaises conditions, avec des salaires médiocres, afin de ne pas sombrer dans ce que l’on appelle prudemment « l’extrême pauvreté ». Il n’est pas dans son intérêt d’éradiquer ce fléau. Au contraire, elle se plaît à disserter autour du ’problème de l’assistanat’.
2) Remise en cause des inégalités sociales. Des conditions de travail décentes, revalorisation de l’ensemble des salaires, mise à bas de l’inégalité fiscale avec une plus grande progressivité et la remise en place de l’ISF, et de l’inégalité sociale avec un maximum des salaires à hauteur de 15000€. Or, une augmentation des salaires à temps de travail égal et à intensité égale entraîne une baisse du taux de profitabilité des entreprises (ce qui n’est pas une mauvaise chose pour la population laborieuse, contrairement à ce qu’on aimerait nous faire croire !). La part du capital qui doit être reversé en salaire augmente, ce qui entraîne une diminution de la survaleur produite, qui n’est rien d’autre que du temps de travail extorqué aux salariés [2]. Du point de vue des possédants, le travail « coûte », tout salaire rogne la part dévolue à l’accumulation ; du point de vue du travail, le « capital coûte » car il monopolise une partie - toujours plus grande - de la valeur produite, sans pour autant qu’il y est un intérêt social quelconque à cette appropriation. Là aussi, le dissensus ne peut être que complet.
3) Le maintien et le développement de l’appareil productif national via l’investissement de la puissance publique : fin des délocalisations, plus jamais une trahison comme celle de la vente en pièces détachées d’Alsthom au Siemens allemand et General Electrics états-unien. C’est à partir d’un appareil productif fort que nous pourrons organiser, planifier, la transition écologique. Or, la grande bourgeoisie, encore une fois toute entière obsédée par son niveau de profitabilité, a depuis longtemps abandonné l’investissement dans l’économie réelle, lui préférant la finance, la spéculation, le boursicotage. La remise en cause des inégalités sociales (point 2) est le levier permettant de réinvestir dans l’économie productive et les services publics en prenant l’argent là où il est, c’est-à-dire chez les plus riches.
4) Enfin nous terminons sur l’axe le plus important et sans aucun doute le plus affolant pour la caste qui domine : le pouvoir au peuple. Référendum d’initiative populaire, 6ème République, contrôle des élus payés au salaire médian, déprofessionnalisation de la vie politique. Or la République, la démocratie, ne sont acceptés par ceux qui règnent sans partage sur l’économie que tant qu’elle est un garde-fou permettant de cacher et de protéger leur règne sans égal sur l’avoir. Ils n’ont jamais accepté la République qu’à demi-mot et hypocritement. Si les français ne votent pas comme il se doit, ainsi qu’il en a été lors du référendum sur la constitution européenne de 2005, on s’arrange pour contourner le vote, le détricoter, ou on les fait revoter. Et il en est ainsi plus généralement de toute l’histoire de France : la République a toujours été une concession (1792, 1848, 1871, 1946). La protection des intérêts des plus fortunés est normalement assuré par un puissant appareil de propagande médiatique qui permet de faire voter les gens « raisonnablement » et qui est directement entre les mains des oligarques : Xavier Niel, Serge Dassault, Martin Bouygues, Bernard Arnault, Vincent Bolloré, François Pinault, Patrick Drahi, Pierre Bergé, Mathieu Pigasse, Arnaud Lagardère, Marie-Odile Amaury, les Bettencourt.
Cependant sitôt que les masses se mobilisent, se rencontrent, discutent, débattent, sans médiation, l’influence des « médias » en prend un coup, l’endoctrinement devient bien plus ardu. Ce dernier point nous permet de faire directement le rapprochement entre la mobilisation des gilets jaunes qui portent les vélléités de souveraineté politique de l’écrasante majorité du peuple français avec ce que François Ruffin a désigné dernièrement comme « le resserrement autoritaire de la caste ». Le problème se pose ainsi à la bourgeoisie : comment maintenir notre domination politique et économique, quand 75 % de la population luttent ou soutiennent la lutte contre le néo-libéralisme [3] ? Quand les mensonges, les manipulations rhétoriques, n’entament pas la détermination du peuple, il ne reste à la classe dominante qu’à accélérer trois solutions stratégiques parallèles pour protéger ses intérêts :
1) La première est évidente, elle consiste en la dépossession de la souveraineté populaire. La souveraineté des masses populaires s’exprime dans le cadre national. A cette échelle, il s’agit en premier lieu de réduire à peau de chagrin l’expression politique du peuple en procédant à une centralisation inouïe des pouvoirs et, se faisant, en la cantonnant à des échéances électorales peu fréquentes : élection présidentielle et, dans la foulée, parlementaire afin d’assurer à tous les coups la majorité présidentielle au parlement. Jean-Jacques Rousseau, dont l’œuvre restera à bien des égards une bible pour les républicains, écrivait déjà dans Le Contrat Social en 1762 au sujet de la monarchie parlementaire anglaise : « Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort : il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien ». Bien entendu, vote blanc et abstention ne doivent pas être pris en compte. L’ensemble du système électoral doit être fait pour retenir l’émergence d’une alternative au consensus libéral. En ce sens, un individu comme Emmanuel Macron, qui n’a disposé que de 16 % des suffrages si on les rapporte à l’ensemble de la population en état de voter, peut prendre possession de presque tous les pouvoirs, ce qui permet de procéder aisément à une transformation autoritaire des institutions. Ensuite, il faut procéder à un « transfert de souveraineté » hors du cadre d’expression de la souveraineté du peuple vers le cadre des institutions européennes, comme l’a formulé « très clairement » le député LREM Aurélien Taché : « Le fait de transférer une grande partie de la souveraineté nationale au niveau européen, c’est le cœur de ce qu’on proposera aux élections européennes, ça c’est très clair. » [4] Cette expression « transfert de souveraineté » est en réalité une invention de communicants qui n’a aucune signification concrète : la souveraineté existe ou n’existe pas, elle ne peut pas être transférée. Sitôt qu’elle échappe aux mains du peuple, le peuple n’est plus souverain. La combine est bien plutôt une dépossession de la souveraineté populaire, dépossession intrinsèquement anti-démocratique. Et elle est déjà bien avancée : l’objectif de LREM consiste à faire aboutir ce processus. Le transfert des compétences les plus essentielles d’une nation libre se marie avec une parodie de débat démocratique national, limitant le choix des citoyens à la couleur politique à laquelle ils seront mangés ; acceptant le cadre des traités, ils acceptent l’austérité contrainte. Ces pantins politiques maquillent l’absence de contrôle économique, monétaire, militaire, en choix politiques délibérés, mais ils ne pourront plus longtemps masqué l’état de servitude volontaire imposé aux pays : privatisation du rail, des barrages, euro fort profitant à l’économie allemande contre le reste de l’europe, augmentation du budget militaire en réalité commandé par l’OTAN etc.
2) Dans un deuxième temps, pour sanctifier cette distance infinie qui sépare le peuple de l’exercice réel de sa souveraineté, tout une stratégie de répression voire de terreur peut être mise en place. Et cela est amenée à prendre une nouvelle ampleur avec le mouvement des gilets jaunes perdurant. Cette fois, une large frange de la population qui méconnaissait la violence dont était capable le pouvoir face à des mobilisations sociales est en train d’en prendre conscience. A l’heure où l’on écrit, on décompte 8 morts, 865 blessés, 4 yeux perdus, 3 mains arrachées, sans compter les nombreuses insultes, les entorses à la loi quand aux conditions d’interrogatoires en garde à vue, et la violence morale ineffaçable, représentée au plus haut point par le scandale mondial du traitement des lycéens de Mante-La-Jolie à genoux, les mains sur la tête, pour certains face contre le mur. La criminalisation des classes populaires en lutte va de paire avec la criminalisation de tous ceux qui veulent se faire les représentants de cette colère dans les parlements comme dans les entreprises. Cela permet d’empêcher cette lutte concrète et dans le même temps effrayer, terroriser, tous ceux qui seraient tentés de la joindre. Les attaques judiciaires contre l’opposition populaire (FI, Mélenchon, Ruffin, Eric Drouet etc.) ainsi que les diverses apologies du caractère monarchiste des français, ou de Pétain, l’affaire de barbouzerie Benalla, ne sont pas des coïncidences mais participent de la voie autoritaire prise par la caste pour empêcher son renversement.
3) Enfin, à défaut de pouvoir anéantir la colère sociale, il est néanmoins possible de la détourner. Toute société de classes est une société dans laquelle un certain nombre d’individus vivent et s’enrichissent sur le dos de ceux qui travaillent. Il faut donc dévier cette légitime colère, qui part d’une véritable souffrance, sur un groupe d’individus qui n’est pas la cause réelle des problèmes sociaux. Recentrer le débat politique sur la question religieuse a toujours été redoutablement efficace pour se prémunir de toute remise en cause de l’ordre établi ; au fur et à mesure que les tensions s’aiguisent, la remise en cause de la laïcité est plus qu’une tentation. En ce sens, les « libéraux » anticipent toujours sur la prise de pouvoir de l’extrême-droite en cherchant à poser le débat en ces termes. La liste d’exemples serait infinie, nous nous bornerons à en donner deux : Mr Collomb et Mr Wauquiez. Le premier énonçait sans le moindre scrupule la théorie du Grand Remplacement chère aux fascistes français en pleine commission parlementaire, et se plait à faire bénir annuellement sa ville de Lyon par le cardinal de la cathédrale de Fourvière. Rappelons que Mr Collomb était tout d’abord membre du parti socialiste avant de rejoindre la majorité présidentielle de Macron. C’est dans la même perspective que Mr Wauquiez défend « les racines chrétiennes de la France », en montant de toutes pièces des polémiques autour d’une crèche de Noël qu’il a fait monter au Conseil Régional Auvergne Rhône-Alpes. Le retour sur le devant de la scène politique de la religion chrétienne autorise la stigmatisation d’une importante minorité musulmane qui serait incompatible avec les institutions républicaines, qui attaquerait la culture française, qui vivrait « assistée » sur le dos des travailleurs français. Toute chose qui par contre est vraie si nous visons les grandes fortunes de ce pays qui ont depuis longtemps atomisé la production culturelle populaire de ce pays, sous la mass culture anglaise ou un art formaliste ultra élitiste, qui n’aime la République que lorsqu’elle leur est privatisée, qui s’engraissent sur le travail d’autrui. En tout cas Macron suit avec force cette voie de dé-laïcisation des débats : pleurant la rupture entre l’Église et l’État tout en se faisant chanoine de Latran, posant encore dans son dernier discours le problème de la laïcité avec celui de l’immigration de manière absolument impromptue, dans une volonté d’enfermer l’espace du débat politique autour de la pseudo-contradiction entre LREM et le RN.
Mais le peuple travailleur a montré qu’il n’était plus dupe des manœuvres destinées à lui faire lâcher ses revendications. Et le mouvement s’enracine dans le temps, comme les gens s’enracinent sur les barrages de rond-point. Quand bien même les gilets jaunes devaient mettre en repos la mobilisation pendant un moment, que les puissants ne se fassent pas d’illusions : le peuple n’acceptera plus les reculs. L’on n’extirpe pas facilement les réflexes d’auto-organisation qu’il a précieusement acquis. Si les culs cousus d’or aimeraient faire croire que cela donne une image délétère de la France, le réveil du peuple français donne au contraire de l’espoir aux exploités sous toutes les latitudes pour secouer le joug qui pèse sur eux. La victoire de l’insurrection citoyenne ferait l’effet d’un tremblement de terre et précipiterait bien d’autres à suivre l’exemple. Elle rappellerait cette loi clamée par Saint-Just, le 8 ventôse An II, et que les financiers apeurés s’efforcent d’oublier :« Les malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent. ».
Julien Auberger
[1] Revendications accessibles ici : https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/zero-sdf-retraites-superieures-a-1-200-euros-salaire-maximum-a-15-000-euros-decouvrez-la-longue-liste-des-revendications-des-gilets-jaunes
[2] Voir chap 7 et chapitre 12 du Capital de Marx sur le phénomène de la survaleur.
[3] https://www.20minutes.fr/societe/2394811-20181214-gilets-jaunes-rarement-mesure-tel-soutien-opinion-mouvement-social
[4] Émission Les Terriens du Dimanche, 2 décembre, C8