PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

Publié le 28/06/2019

« Looser », « opposant », « timide » : au CHU de Toulouse, un document suggère de cataloguer des soignants

par Julien Brygo  (site bastamag.net)

Seriez vous un « looser », fragilisé par des situations difficiles de travail ? Ou un « opposant » qui conteste trop souvent la direction ? Ou encore un « pessimiste » ? C’est en ces termes qu’une docteure influente a proposé de cataloguer les personnels soignants du centre hospitalier universitaire (CHU) de Toulouse qui participent à certaines réunions de crise, suite au décès d’un patient notamment. Une manière de « neutraliser » les avis divergents, et un exemple supplémentaire de la façon dont la parole des soignants est considérée par la hiérarchie, alors que les mouvements sociaux se multiplient au sein des hôpitaux publics.

À quoi pensent les médecins en chef d’un grand hôpital public lorsqu’un patient vient de décéder et qu’une réunion est convoquée dans le but de comprendre ce qui s’est passé – et de faire en sorte que ça n’arrive plus ? Si l’on en croit le compte-rendu de la dernière réunion annuelle des médecins et encadrants du CHU de Toulouse, la priorité ne consiste pas à faire la lumière sur les faits. Mais bien à prévenir le risque d’une contestation interne.

Dans les réunions se glissent en effet des « opposants », des « loosers » et autres « corporatistes » qui menacent de faire « tâche d’huile », comme s’en inquiète une médecin en chef dans le verbatim de la réunion du 31 mai 2018, que Basta ! s’est procuré. Si l’on voulait éditer un guide pratique du management par la soumission aux chefs, on ne s’y prendrait pas mieux.

« Faut-il se préparer aux personnalités les plus dérangeantes ? »

Dans l’industrie aéronautique, suite à un crash, il est d’usage que les ingénieurs se réunissent avec les ouvriers pour tenter de comprendre ce qui a pu causer l’accident. À Toulouse, le centre hospitalier universitaire (CHU) – 280 000 hospitalisations et 15 800 personnels soignants en 2017 – fonctionne sur le même principe. Quand survient un « événement indésirable grave » ou un décès de patient, comme le 2 février aux urgences et le 11 mai aux soins intensifs digestifs, médecins et soignants tiennent une réunion de crise, appelée « Revue de mortalité et de morbidité » (RMM). Tous les ans, les responsables de ces RMM se retrouvent pour dresser le bilan de l’année écoulée et améliorer l’organisation pour éviter de nouveaux morts. Jusqu’ici, rien d’anormal.

Lors de la réunion annuelle du 31 mai 2018, une influente docteure, Béatrice Guyard-Boileau, gynécologue obstétricienne à l’hôpital Paule de Viguier, a tenu une conférence devant une trentaine de confrères du CHU de Toulouse. Thématique du jour : « Faut-il se préparer aux personnalités les plus dérangeantes pour la réunion ? » Sa prise de parole ne visait pas à améliorer l’organisation de l’hôpital, ni même à réclamer davantage de soignants, mais à transmettre aux responsables de ces réunions l’art et la manière de repérer les casse-pieds, afin de les « neutraliser » (sic) pendant ces réunions d’urgence. Nous avons passé en revue (morbide) les trucs et astuces imaginés par cette manageuse zélée.

« Contentez-vous de lui répéter que c’est un travail d’équipe, et qu’on y arrivera "tous ensemble" »

Le responsable de la RMM sera bien avisé de préparer sa réunion en amont, en nouant des alliances avec des « leaders » préalablement identifiés. Après avoir trouvé un bon leader, il faut démarrer la réunion en « communiqu[ant] sur les dérives (humanistes/règlements de compte) et les rappeler pour « donner le ton » en début de réunion. » Ici, le terme « humaniste » désigne un individu en pleine dérive, passablement aigri et prêt à régler des comptes. Ensuite, le responsable de réunion devra repérer les « personnalités difficiles » parmi sept catégories : le « donneur de leçons », le « looser », le « blagueur-bavard », le « pessimiste », le « timide », « le corporatiste/syndiqué/anti-direction, etc », et enfin, « l’opposant ». Et adopter l’attitude conseillée en fonction de chaque profil.

Si par malheur vous vous trouvez confronté en personne à ce type d’individu, ne paniquez pas, suggère la conférencière, « demandez-lui quelles solutions il aurait à proposer. Sinon, contentez-vous de lui répéter que "c’est un travail d’équipe" et qu’on y arrivera "tous ensemble" ».

Protéger le « looser », laisser parler l’« opposant »

Le « looser », lui, il semble qu’il n’y ait rien à en tirer car il « a été affecté par un événement indésirable grave associé à des soins. Il est donc fragile. » N’hésitez donc pas à le « voir avant pour le rassurer », mais surtout, « essayer de [le] protéger des assauts éventuels : près de vous dans la salle, contact visuel, à mettre à côté de quelqu’un de bienveillant. » Ici, un soignant traumatisé par un incident grave devient un « looser », comme dans un tweet de Donald Trump. L’hôpital, cet univers impitoyable.

Le « corporatiste/syndiqué/anti-direction, etc » est quant à lui un individu « généralement majoritairement opposant ». Avec ce genre d’énergumène, il faut de suite adopter le bon comportement, c’est-à-dire « essayer de faire la part entre les critiques constructives et la chicanerie (personnes, direction, etc.). Et replacer la problématique d’équipe [souligné] : il faut être bon "ensemble". » L’« opposant », « jamais d’accord » est « utile malgré tout ! », rassure la docteure, qui propose une nouvelle version du « cause toujours » : « Ne pas le contrer ni l’isoler, mais entendre son propos, lui faire préciser et le noter (légitimité). » On l’aura deviné : l’auteure de ce petit guide pratique n’est pas elle-même syndiquée.

La conclusion de son diaporama est agrémentée d’un petit bonhomme souriant, les bras grand ouverts avec, en guise de torse, l’inscription « Free hugs » (câlins à volonté). La « happy thérapie » appliquée aux revues de mortalité et de morbidité prend ainsi des airs de stratégie de neutralisation des critiques. Un management disruptif qui doit beaucoup plaire à la direction, laquelle a proposé début 2018 des séances de rigologie (yoga du rire, lâcher prise, etc.) pour ses soignants lessivés [1].

« Je suis une soignante qui s’intéresse à l’amélioration des soins »

L’auteure de ce bréviaire, Beatrice Guyard-Boileau, a dirigé depuis dix ans une centaine de réunions de mortalité et de morbidité en obstétrique à Toulouse. « Ce diaporama est un document interne, c’est tout », argue-t-elle, tout en réfutant l’idée d’un manuel anti-opposants. Elle plaide la malice, l’ironie, la légèreté. « Je comprends que certains termes puissent être choquants, mais c’est comme dans tous les boulots, on essaye d’avoir un espace de discussion démocratique. On fabriquerait des boulons ou des tartes tatin, ce serait pareil. Si vous avez quelqu’un qui parle tout le temps et un autre qui ne peut pas parler à cause du bavard, c’est pas très productif pour la réunion. »

Quid des classifications dévalorisantes comme le « looser » ou le « corporatiste » ? « C’est de l’humour. » Au bout de vingt minutes de discussion, la médecin s’agace : « Faites avec votre éthique à vous, sachant que remuer des choses, c’est pas réglo. Moi je ne suis pas un agent double de la direction. Je suis une soignante qui s’intéresse à l’amélioration des soins pour les patients. C’est une réunion entre soignants, où il n’y a pas la direction. D’ailleurs, depuis cette année, les patients sont conviés à ces RMM. »

Pendant cette réunion annuelle, un bon nombre de hauts-cadres de l’hôpital, dont la responsable qualité du CHU (une ancienne de Danone) étaient cependant présents, sans compter le fait que la plupart des médecins participants (une trentaine) sont majoritairement chefs de pôle ou directeurs de service. C’est donc, d’une certaine manière, le gratin de l’hôpital, à qui ces « trucs et astuces » ont été proposés.

« C’est tout à fait un truc de cadre pour déterminer les personnalités difficiles »

Une élue au Comité hygiène sécurité et conditions de travail (CHSCT) résume le sentiment des « syndiqués/corporatistes/antidirection » à la lecture du document, dont ils ont eu connaissance sur l’intranet de l’hôpital : « C’est une mascarade. De toutes manières, les médecins tiennent à faire les RMM entre eux, sans le personnel soignant. Mais on ne peut pas dissocier le travail des médecins du travail des soignants, c’est lié. »

Au-delà des catégorisations psychologiques douteuses, ce « manuel » illustre la manière dont les directeurs hiérarchiques conçoivent le dialogue en interne. « C’est tout à fait un truc de cadre pour déterminer les personnalités difficiles et les mettre au boulot », souffle Stéphanie, une soignante qui voit dans cette liste une proximité avec Comment gérer les personnalités difficiles, un ouvrage de l’auteur à succès Christophe André (avec François Lelord, Odile Jacob, 1996) [2].

 

« Ce sont des techniques de manipulation mentale et de la discrimination »


Nous avons contacté quelques « corporatistes », à commencer par Julien Terrier, porte-parole du syndicat CGT (650 membres au CHU de Toulouse). Pour lui, ce document montre bien la vision que les haut-gradés de l’hôpital ont des soignants, imbibée d’une culture d’entreprise à mille lieues de celles d’un service public. « Il n’y a donc plus rien de choquant à constater la progression des méthodes managériales des entreprises privées à l’hôpital, y compris lors de réunions de crise si importantes ? C’est révoltant », s’insurge cet homme qui combat depuis de nombreuses années le Lean management appliqué au CHU de Toulouse.

« Ces RMM, nous les avons réclamées, elles nous ont été souvent refusées en CHSCT. Quand bien même elles ont lieu, on comprend en lisant le compte-rendu de cette réunion que c’est l’occasion d’y faire régner la doctrine managériale et de tout faire pour parvenir à une vérité acceptable, qui ne mette pas en cause l’organisation à flux tendu de cet hôpital. Ce sont des techniques de manipulation mentale et de la discrimination », dénonce Julien Terrier, qui affirme étudier les possibilités d’attaquer ce document en justice.

Le 2 février dernier, un patient est décédé sur un brancard dans le sas entrant des urgences. « Dans un contexte de surcharge de travail intense dénoncé depuis plusieurs semaines, l’homme est décédé suite à un arrêt cardiaque », écrit le compte-rendu syndical. L’infirmier de garde cette nuit-là, en poste depuis sept heures d’affilée, avait plus de quinze patients à sa charge. Il n’a pas eu le temps de lui faire les gestes de secours afin de le réanimer [3]. L’histoire ne dit pas si cet infirmier a été considéré, lors de la RMM, comme un « looser », un « pessimiste » ou un « opposant ».

L’équivalent de 450 postes d’infirmières payés aux banques en intérêts

À Toulouse, le personnel hospitalier ne sait plus quoi faire pour alerter la direction sur la dégradation ahurissante de ses conditions de travail. Une soixantaine de préavis de grève ont été déposés en cinq ans par la CGT, le syndicat majoritaire, des dizaines de manifestations ont eu lieu, une chorégraphie de soignants a été vue plus de six millions de fois sur Facebook [4]…

En 2016, c’est sous la direction d’un grand commis au démantèlement des hôpitaux, Raymond le Moign, alors directeur du CHU de Toulouse, que quatre soignants toulousains se sont suicidés en moins d’un mois. Un an et demi plus tard, en décembre 2017, Raymond Le Moign était nommé directeur de cabinet de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, où il chapeaute la réforme de la santé - laquelle prévoit plus d’un milliard d’économies budgétaires supplémentaires. Les successeurs de Le Moign à Toulouse se montreront dignes de leur prédécesseur et de son idéologie, le lean management.

Pour répondre à ce qu’elle appelle le « CHU bashing », la direction de l’hôpital de Toulouse ne sait plus quoi faire non plus. Sa dette atteint 450 millions d’euros et quinze millions partent chaque année en intérêts aux banques spéculatives. Quinze millions, soit l’équivalent de 450 postes d’infirmières. Juste ce qu’il faudrait pour faire fonctionner correctement cet hôpital. Encore une remarque de « looser ».

Julien Brygo

Notes

[1] « Rigolez, vous êtes exploité », Julien Brygo, Le Monde diplomatique, juillet 2019.

[2] Un ouvrage de référence chez les cadres hospitaliers qui peuvent ainsi mieux appréhender « l’anxieux qui vous harcèle de questions inquiètes, le paranoïaque qui prend la moindre de vos remarques comme une offense, l’obsessionnel qui s’absorbe dans les détails au détriment de l’essentiel, le narcissique qui tire toujours la couverture à lui, le dépressif qui vous accable de son inertie, le " type A " pour qui rien ne va jamais assez vite... ».

[3] Voir Eric Dourel, « Une mort suspecte aux urgences du CHU à Toulouse », Mediacités, 9 avril 2019.

[4] Sur le thème de la chanson « Basique », d’OrelSan. Voir ici.

 

Publié le 27/06/2019

Alfortville : La Poste opte pour l’évacuation de ses travailleurs intérimaires sans-papiers

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

Saisi par Chronopost, la filiale pour le transport express du groupe La Poste, le tribunal de Créteil a rendu son jugement mardi après-midi. Il contraint les travailleurs sans-papiers qui occupent les parkings de l’agence d’Alfortville à évacuer l’enceinte de Chronopost, mais déboute la filiale de l’opérateur postal de toutes ses autres demandes. Le conflit se poursuit.

Sale journée pour l’image sociale de La Poste sur laquelle l’opérateur public communique pourtant abondamment. Alors que le quotidien Libération fait sa une sur le mal-être postal, sa filiale pour l’express échoue à invisibiliser les sans-papiers qui travaillent dans son agence Chronopost d’Alfortville dans le Val-de-Marne. Le tribunal de Créteil a certes répondu favorablement aujourd’hui à sa demande de mettre fin à l’occupation des parties intérieures du site, mais a refusé son souhait d’empêcher la présence devant ses portes de ces salariés d’une entreprise sous-traitante de l’opérateur du transport express.

Depuis le 11 juin, 28 intérimaires occupent l’agence d’Alfortville avec le Collectif des travailleurs sans-papiers de Vitry-sur-Seine. Ils sont soutenus par la fédération Sud-PTT, l’Union syndicale Solidaires du 94 et la CNT-SO. Recrutés par Mission intérim pour la société Derichebourg Propreté et travaillant à Chronopost, ils revendiquent leur régularisation et leur intégration au sein de La Poste. À cette fin, ils réclament les documents nécessaires à leurs demandes auprès des préfectures d’Île-de-France. Selon la circulaire Valls de 2012, ils doivent faire état d’une ancienneté de travail de 8 mois sur les deux dernières années.

La réaction de la filiale de La Poste n’a pas été particulièrement bienveillante avec ces intérimaires travaillant dans ses murs. S’appuyant sur un constat d’huissier du 15 juin, elle a réclamé à la justice le 20 juin l’évacuation des travailleurs sans-papiers présents sur les parkings du site. Mais aussi le concours de la force publique et une astreinte de 100 € par heure et par personne en cas de maintien dans les locaux. Et encore, le démontage des tentes et barnums installés à proximité des accès de l’agence et le paiement de 3000 € par syndicat pour les frais de justice. Elle n’a finalement obtenu que l’expulsion du site, à laquelle les 28 sans-papiers se sont pliés dans l’après-midi même. Sur tous ces autres points, Chronopost a été débouté.

Donneur d’ordre et sous-traitant : le bal des hypocrites

Ainsi, La Poste à travers sa filiale considère n’avoir aucune responsabilité dans le fait que des sans-papiers trient ses colis dans son agence pendant quelques heures à partir de 3 ou 4 heures chaque matin. Un avis que ne partagent pas les soutiens de ces travailleurs. « La Poste utilise en toute connaissance de cause des travailleurs sans-papiers privés des droits élémentaires dont bénéficient les autres salariés en France », assure-t-il dans le texte d’une pétition en ligne. Pire : « La Poste profite des menaces d’expulsion du territoire qui pèsent sur eux pour imposer des conditions de travail qui ne respectent ni le droit du travail ni la dignité humaine ». Et ce, pour des salaires à temps partiel ne dépassant pas les 600 € par mois, avec des heures supplémentaires non payées, selon les soutiens des travailleurs sans-papiers.

Alors, Chronopost savait-il ? En tout cas, il peut se défausser de sa responsabilité d’employer de la main-d’œuvre illégalement sur Derichebourg Propreté, l’entreprise sous-traitante avec laquelle il travaille. Et Derichebourg Propreté a-t-il consciemment utilisé des sans-papiers ? Lui aussi peut botter en touche auprès de Mission intérim. C’est tout l’intérêt de la sous-traitance en cascade. Cependant, ce n’est pas la première fois que les deux protagonistes sont confrontés à ce type de situation. En février 2018, avec l’aide de la CGT, 160 travailleurs sans-papiers installaient des piquets de grève devant six entreprises de la région parisienne pour les mêmes motifs. Le dernier piquet de grève à être levé était celui devant une agence Chronopost de L’Essonne. Là encore, l’entreprise sous-traitante était Derichebourg Propreté, une société au chiffre d’affaires de 2,9 milliards employant 39 400 personnes dans 13 pays. Et semble-t-il quelques sans-papiers, malgré une « charte éthique » et « un engagement social respectueux ».

Un an plus tard, ni Chronopost ni Derichebourg Propreté ne semble avoir pris de dispositions pour éviter l’emploi illégal de main d’œuvre et la surexploitation des travailleurs les plus fragiles. Quitte à écorner un peu plus une image sociale qui fait de moins en moins illusion.

 

Publié le 26/06/2019

Une mobilisation jaune-vert-rouge s’organise contre la privatisation des barrages

 / Marie Astier (Reporterre) (site reporterre.net)

 

Le gouvernement, aiguillonné par Bruxelles, envisage d’ouvrir à la concurrence la gestion des barrages hydroélectriques. Une mobilisation multicolore et transpartisane grandit pour défendre une gestion publique de ces infrastructures et du bien commun qu’est l’eau.

Jaune, vert et rouge : la manifestation organisée au barrage de Roselend (Savoie) ce samedi 22 juin sera multicolore. Si les syndicats pronucléaires d’EDF et les associations et politiques écolos opposés à l’atome se réunissent dans un même cortège, c’est que l’heure est grave. Gilets jaunes, CGT, Sud, Parti communiste, EELV, socialistes, et d’autres dénoncent en chœur l’intention du gouvernement de « privatiser » les barrages hydroélectriques. Ou, plus précisément, d’ouvrir leur gestion à la concurrence.

Quelque 150 barrages pourraient ainsi, dans les années à venir, voir leur gestion offerte au plus offrant, et basculer entre les mains d’opérateurs privés. Parmi les sociétés intéressées, on trouve Total (via Direct Énergie), le suédois Vattenfall, ou encore le Finlandais Fortum. Alors que l’hydraulique rapporte environ 1,5 milliard d’euros par an à l’État, « il y a un très fort lobbying des opérateurs, qui veulent récupérer une part de cette rentabilité », estime Fabrice Coudour, chargé de la question des barrages à la CGT Énergie.

L’affaire date d’il y a bientôt 15 ans [1], mais elle a été relancée début mars par la Commission européenne qui a mis en demeure la France de se conformer au droit de l’Union. Les barrages appartiennent à l’État français, mais sont gérés par des concessions attribuées pour la très grande majorité à EDF [2], détenue à 83 % par l’État français. Celles arrivant à échéance doivent désormais être ouvertes à la concurrence via des appels d’offres, réclame la commission.

Difficile de connaître les intentions de l’exécutif sur le sujet 

Depuis, les collectifs de défense des barrages se multiplient. « On veut privatiser l’eau », proteste Jean Ganzhorn, Gilet jaune et installateur de photovoltaïque dans les Hautes-Alpes. Il a réussi, avec son collectif « Ne nous laissons pas tondre », à réunir plus de 1.000 personnes sous une pluie battante sur le barrage de Serre-Ponçon le 8 mai dernier. Des manifestations ont aussi eu lieu à L’Isle-Jourdain, dans la Vienne, au Tech dans les Hautes-Pyrénées, ou encore à Saint-Égrève en Isère.

Ajoutant leur voix à la mobilisation, plus d’une centaine de députés de tous bords — communistes, insoumis, socialistes, républicains et même quelques marcheurs, dont Cédric Villani — déposaient à l’Assemblée nationale le 5 avril dernier une proposition de résolution dénonçant comme « dangereuse et irrationnelle l’ouverture à la concurrence de ce secteur stratégique au plan économique, social et environnemental, qui s’adosse à un patrimoine financé de longue date par les Français et conservé en excellent état », et demandant au gouvernement d’y renoncer.

Pour l’instant, difficile de connaître les intentions de l’exécutif sur le sujet. Début 2018, Le Monde annonçait que des appels d’offres seraient lancés d’ici la fin de l’année. Cela n’a pas eu lieu. Désormais, les déclarations restent floues. Dernière en date, celle du Premier ministre, Édouard Philippe, le 12 juin dernier lors de son discours de politique générale : « Nous respecterons le droit européen, mais nous n’accepterons pas le morcellement de ce patrimoine commun des Français. »

« On est dans le royaume du “en même temps” ! dit la députée Delphine Batho, qui, quand elle était ministre de l’Environnement, en 2012, s’était opposée à cette ouverture à la concurrence. Dire que l’on respecte le droit européen veut dire que l’on va ouvrir à la concurrence, et s’opposer en même temps au morcellement implique de ne pas le faire… » Autre députée suivant le dossier de près, Marie-Noëlle Battistel croit savoir qu’« une annonce de la part du ministre François de Rugy, lors des débats sur la loi Climat énergie, est prévue pour la semaine prochaine [mardi 25 juin ou mercredi après-midi]. On a compris qu’il ne reviendrait pas sur l’ouverture à la concurrence. » À la CGT, Fabrice Coudour veut malgré tout y croire : « Jusqu’à il y a quelques semaines, [l’exécutif] semblait décidé. Mais, avec la mobilisation qui fait du bruit, et le contexte de la privatisation d’Aéroports de Paris, la donne est désormais différente. »

 « Quelle sera la part de la biodiversité dans les cahiers des charges élaborés par les ministères ? »

S’ajoute à ces atermoiements le plan de restructuration d’EDF — baptisé Hercule — voulu par l’Élysée. Reporterre vous a expliqué que le projet est de nationaliser les activités nucléaires et de privatiser des filiales, notamment dans les énergies renouvelables, du groupe. Reste à savoir quelle serait la place de l’hydroélectricité. Une des options est que les plus grands barrages iraient dans la partie nationalisée, et que le reste des équipements hydrauliques serait inclus dans le lot ouvert aux capitaux privés. « Mais, on a l’impression que même EDF ne sait pas ce que le gouvernement l’autorise à faire », dit Fabrice Coudour.

Sans attendre les précisions du gouvernement, les opposants de l’ouverture à la concurrence peaufinent leurs arguments en faveur du maintien de ce qui s’apparente, pour eux, à un service public. Certains craignent pour la sécurité, qui pourrait ne pas être aussi bien assurée par des opérateurs cherchant avant tout la rentabilité. D’autres soulignent les pertes économiques qu’engendrerait un système géré par une multiplicité d’acteurs devant sans cesse se coordonner plutôt que par un seul.

Surtout, tous insistent sur le fait que, en plus de produire de l’électricité, les barrages ont de multiples usages. Les lacs de retenue sont devenus des espaces de loisir, de tourisme, de pêche et servent de réserve d’eau pour l’agriculture ou même les populations, les barrages servent à écrêter les crues et doivent maintenir des débits suffisamment importants pour le refroidissement des centrales nucléaires… ou pour la biodiversité. « Les concessions dureraient 30 ou 40 ans, prévoir les usages pour une durée aussi longue serait rigoureusement impossible, et chaque changement impliquerait une renégociation du cahier des charges et des coûts supplémentaires », estime Philippe André, de Sud Énergie, coauteur d’un rapport regroupant des paroles d’experts d’EDF sur les barrages. « À Serre-Ponçon (Hautes-Alpes), le remplissage estival pour le tourisme est fait gratuitement, et il faudrait désormais le payer », craint de son côté Jean Ganzhorn, le Gilet jaune des Hautes-Alpes. « Quelle sera la part de la biodiversité dans les cahiers des charges élaborés par les ministères ? » demande aussi Pierre Janot, président des Amis de la Terre Isère.

« L’eau est un bien commun, de première nécessité » 

Philippe André rappelle également le contexte du changement climatique : « Une étude du ministère de l’Écologie indique que les débits d’étiage [le débit minimal observé sur un cours d’eau dans l’année] vont être divisés par deux dans les 30 ans à venir. Or, les trois quarts de l’eau de surface en France sont stockés dans les barrages gérés par EDF. C’est le plus mauvais moment pour confier le robinet au privé ! »

L’hydraulique représentait par ailleurs, en 2017, plus de la moitié de l’électricité d’origine renouvelable produite en France (et 10 % de l’électricité produite au total). « Si on a vraiment pour objectif de faire baisser le nucléaire et d’augmenter les renouvelables, l’hydroélectricité est un outil nécessaire et stratégique pour y parvenir », estime Marie-Noëlle Battistel. « Les barrages ont deux qualités : ils peuvent stocker l’énergie et être démarrés très rapidement. Donc, ils sont indispensables pour compenser le côté intermittent et non pilotable de l’éolien et du solaire », explique Philippe André. « L’eau est un bien commun, de première nécessité », résume Marie-Noëlle Battistel.

« Sans ouverture à la concurrence, il n’y aura pas d’amélioration de la situation existante », avertit au contraire Marc Boudier, président de l’Association française indépendante de l’électricité et du gaz (Afieg). Le ministère de la Transition écologique a déjà indiqué les trois critères qui pourraient présider au choix entre les candidats en cas de mise en concurrence : des investissements pour augmenter la performance des barrages, une gestion durable de l’eau conciliant les différents usages et une redevance suffisante pour l’État et les collectivités locales. « La compétition fera émerger ce qu’il y a de meilleur pour la collectivité en fonction de ces trois critères », poursuit Marc Boudier. « Par ailleurs, il faut équiper de façon plus moderne les barrages, il est normal de considérer que tous ces investissements peuvent être le fait de plusieurs entreprises et pas d’une seule. EDF est déjà sollicitée par énormément de besoins de financement, notamment dans le nucléaire. » Quant aux inquiétudes sur la sécurité, « l’hydraulique est un secteur extrêmement réglementé », rassure-t-il encore.

Pas de quoi convaincre les opposants à la libéralisation. Les pistes pour mettre les barrages français à l’abri des appétits privés et des injonctions de la Commission européenne sont multiples : la CGT propose de faire d’EDF un service d’intérêt économique général (Sieg), Delphine Batho propose de qualifier l’hydroélectricité de « service d’intérêt général » via la loi (son amendement a pour l’instant été déclaré irrecevable), Jean Ganzhorn propose une coopérative citoyenne à « réinventer ».

Ce dernier a d’ailleurs créé une banderole de 100 mètres de long à brandir sur les barrages : « Quand tout sera privé, on sera privé de tout. » « On a réussi à réunir des personnes qui n’avaient jamais manifesté ensemble », se réjouit-il. Fait rare, « il y a une véritable unanimité syndicale », ajoute Fabrice Coudour, à la CGT. « On va continuer, on peut faire autant de mobilisations que de barrages », avertit Pierre Janot, pour les Amis de la Terre.

Publié le 25/06/2019

La construction d’une centrale thermique polluante et d’un gazoduc suscite la contestation en Bretagne

par Manon Deniau (site bastamag.net)

Des citoyens et associations environnementales s’opposent à la construction, dans le Finistère en Bretagne, par une filiale de Total, d’une centrale électrique à gaz de 450 mégawatts, accompagnée d’un gazoduc de 111 km de long pour l’alimenter. Des travaux préparatoires ont commencé fin janvier, mais les militants continuent de se mobiliser malgré des amendes, et même des gardes à vue. Le début du chantier est programmé en septembre, tandis que des procédures sont toujours en cours. Pourtant, en Bretagne, bien d’autres alternatives aux énergies fossiles existent. Basta ! s’est rendu sur place.

Des klaxons appuyés retentissent dans la zone d’activités du Vern à Landivisiau, dans le Finistère, en ce tout premier dimanche de juin. Les automobilistes encouragent le groupe installé sur le petit coin d’herbe à côté du rond-point. Des irréductibles gilets jaunes bretons ? Non, plutôt des habitants verts de rage qu’une centrale électrique à gaz se construise à quelques centaines de mètres de là, dans la zone d’activités de cette commune de 9000 âmes, à 40 kilomètres de Brest. Deux tables en formica et deux couvertures ont été installées pour le pique-nique mensuel tenu depuis 2012 par le collectif « Landivisiau dit non à la centrale ! ».

L’ambiance est bon enfant, mais depuis que les travaux préparatoires à la construction de la centrale ont commencé fin janvier, la tension est montée d’un cran entre manifestants et forces de l’ordre [1]. Le 23 février, huit personnes ont été interpellées après un rassemblement de 900 opposants. Cinq jours plus tard, le président de l’association environnementale Force 5, qui lutte contre le projet depuis plusieurs années, est placé en garde à vue pendant sept heures, alors qu’il participait à un « sit-in » sur la route qui longe le site. « 25 gendarmes nous ont foncé dessus. A trois ou quatre, ils enlèvent mon k-way, me menottent et me traînent sur dix mètres », raconte Jean-Yves Quéméneur, qui sera jugé en janvier 2020 pour « entrave à la circulation ». D’autres ont écopé d’amendes pour « klaxonnement intempestif ». Pour autant, pas question de baisser les bras. « Jamais le projet ne va voir le jour ! Jamais ! », martèle Jean-Yves Quéméneur derrière les deux lignes de barrières qui le séparent des vigiles surveillant les onze hectares de terrain, caméras portables sur l’abdomen.

« On ne peut pas se réclamer de l’accord de Paris quand on continue à construire des centrales à gaz ! »

Initialement prévue pour entrer en fonctionnement à l’hiver 2016-2017, la centrale électrique à gaz n’est toujours pas sortie de terre. « Force 5 a rapidement amené l’affaire au tribunal », raconte Jean-Yves Quéméneur, affublé d’un coupe-vent vert foncé et d’un short en jean. Le groupe a porté de multiples recours sur le plan environnemental mais à chaque fois leurs arguments ont été rejetés. Le 25 février 2019, heureuse surprise pour l’association : le conseil d’État (que l’association saisit systématiquement quand elle perd devant les tribunaux) a reconnu son intérêt à agir. Ce 14 juin, la cour administrative d’appel de Nantes a donc examiné la demande d’annulation de l’arrêté signé par le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie six ans plus tôt, qui autorise la société Direct énergie – rachetée par Total – à exploiter la centrale. La décision est attendue pour les premiers jours de juillet.

« Cette affaire est bidon, estime Alexandre Faro, avocat, qui représente l’association. Le besoin d’électricité va baisser grâce aux nouvelles techniques qui permettent de moins consommer et la population de la Bretagne n’augmente pas non plus énormément. » Ce sont ces arguments que la Région Bretagne utilise pour justifier le projet. Inclus dans le pacte électrique breton signé en 2010 par Jean-Yves Le Drian, alors président de région, le projet de centrale de Landivisiau veut « sécuriser l’approvisionnement » sur le territoire. Objectif : éviter un « black-out », risque d’une coupure généralisée de courant au cours de l’hiver, moment où la demande est très forte en Bretagne, région sur-équipée en chauffages électriques. « Ce black-out n’a pour l’instant jamais eu lieu !, rétorque Alexandre Faro. On ne peut pas se réclamer de l’accord de Paris quand on continue à construire des centrales à gaz ! »

Gaz à effet de serre et oxyde d’azote

D’après l’étude d’impact, si l’usine fonctionne presque toute l’année, elle produirait 1,5 million de tonnes de gaz à effet de serre et 1100 tonnes d’oxyde d’azote, notamment. De quoi inquiéter les opposants, qui dénoncent un risque industriel et sanitaire. « Mes parents habitent entre le clocher et ici, montre Thibault, en pointant du doigt l’édifice visible depuis la parcelle où ont lieu les travaux. Entre les deux, il y a un stade multi-sports, deux collèges, deux lycées, une école primaire et une maternelle. » Juliette, sa compagne, ne voit pas l’utilité de la centrale : « Nous devons aller vers une baisse de notre consommation électrique, pense-t-elle. La France exporte énormément sa production [NDLR : premier pays exportateur en Europe en 2018]. Si elle en a vraiment besoin, qu’elle l’utilise ! Il faut changer de système économique. On va droit dans le mur. »

Au niveau mondial, les réserves actuelles de gaz naturel sont estimées à 55 ans. Les opposants s’insurgent aussi contre la subvention annuelle de 40 millions d’euros que L’État donnera à Total pendant vingt ans, à partir de sa mise en service. La Bretagne et ses alentours sont pourtant une terre d’alternatives en matière d’énergies renouvelables et de non recours aux hydrocarbures, du village de Trémargat aux parcs éoliens citoyens, en passant par le potentiel sous-exploité des énergies marines ou au projet de salariés et syndicalistes pour transformer leur centrale à charbon.

Ils s’attaquent également à un autre volet : la construction du gazoduc de 111 kilomètres qui alimentera la centrale et qui traversera plusieurs cours d’eau, une zone Natura 2000 et six zones humides, ainsi que des terres agricoles. Les engins vont venir sur l’exploitation familiale de l’apiculteur Matéo Millécamps. « Le gazoduc traverserait deux parcelles, explique l’apiculteur de 22 ans. Il y aura la construction mais aussi la maintenance et je ne veux pas être dérangé continuellement ! » Dans une zone de dix mètres autour, les propriétaires ne peuvent édifier aucune construction durable ni planter aucun arbre, ce qui bloquerait le projet de son associé, Ernest Delacour, qui compte faire pâturer 250 moutons et replanter des haies.

Décision du tribunal début juillet

Aucun agriculteur ne soutient la centrale, selon Matéo Millécamps : « Sur les 45 rencontrés, il n’y en a qu’un seul qui se montre favorable au projet. Le reste est contre mais ne sait pas comment agir. » Lui a déjà contacté l’association Eaux et rivières de Bretagne pour voir quels recours porter. « Si ce projet se fait et que je n’ai rien fait pour l’arrêter, alors que cela se passe sur les terres de mon grand-père, je ne pourrais plus jamais me regarder dans la glace ! », jure celui qui devient le moteur de la contestation agricole. Le temps presse avant que la construction de la centrale commence, en septembre prochain.

Jeudi 6 juin, quatre militants dont Jean-Yves Quéméneur ont rencontré le président régional Loïg Chesnais-Girard, en marge de l’évènement institutionnel Breizh COP, qui réunit collectivités territoriales, associations et entreprises dans le but d’imaginer les « transitions écologique, économique et sociétale » en Bretagne. La Région, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, a « pris acte » de leurs revendications mais ne souhaite pas se prononcer sur un dossier qui relèverait de l’État, font savoir les militants après le rendez-vous. Maître Alexandre Faro en est sûr. Cette affaire, ils la gagneront devant la justice. Si le tribunal administratif rejette leur requête, ils iront devant le conseil d’État. Prochaine étape donc, début juillet, quand le tribunal rendra sa décision.

Manon Deniau

Publié le 24/06/2019

Point par point, les irrégularités commises par le juge Moro et le procureur Dallagnol dans le procès contre l’ex-président Lula. (Brasil247)

Rede Brasil Atual (site legrandsoir.info)

L’échange de messages entre l’ancien juge et actuel ministre de la Justice et de la Sécurité publique, Sergio Moro, le procureur Deltan Dallagnol, responsable de la Lava Jato, et d’autres membres de l’opération, ont confirmé les soupà§ons et les critiques selon lesquels l’ancien juge avait également agi comme enquêteur, bien qu’il fut juge dans ces affaires. Les conversations révélées par le site internet The Intercept Brazil figurent mettent en évidence la combinaison d’actions, des réclamations concernant le retard dans la réalisation de nouvelles opérations, des conseils et des astuces sur la faà§on dont l’équipe spéciale de la Lava Jato devait procéder.

The Intercept a révélé que même le procureur avait des doutes sur les accusations de corruption à la Petrobras quelques heures avant la dénonciation de l’affaire du triplex de Guarujà¡. Et que le Ministère Public Fédéral a agi pour empêcher l’interview de l’ancien président Luiz Inà¡cio Lula da Silva avant les élections, de peur qu’elle ne contribue à l’élection du candidat du PT, Fernando Haddad. La coopération illégale, les motifs politiques et une accusation fragile portée à bout de bras révèlent les coulisses de la condamnation de l’ancien président Luiz Inà¡cio Lula da Silva. Le site Rede Brasil Atual a énuméré certains aspects importants de ce qui a été révélé jusqu’à présent pour essayer d’aider le lecteur à traduire le "jargon juridique".

1. Séparation des fonctions

Au Brésil, le système judiciaire fonctionne avec des parties séparées. La Constitution ne considère pas le Ministère Public - étatique ou Fédéral - comme partie intégrante du pouvoir judiciaire. Le Ministère Public représente la société. C’est au Ministère Public de recueillir les preuves, de formuler la plainte et de mener l’accusation - ses membres disposent alors d’une procuration constitutionnelle pour défendre les intérêts de la société. Les juges sont chargés de juger sur la base des preuves et des arguments, tant de l’accusation que de la défense.

Moro a assisté les procureurs du Parquet Fédéral (MPF) et a même suggéré de changer l’ordre des phases de l’opération Lava Jato. Il a demandé la raison de certaines demandes du Ministère Public et a guidé la meilleure faà§on de faire avancer les requètes. Un mois pendant lequel il n’y eut pas de nouvelles opérations, Moro s’en est plaint à Dallagnol en lui demandant si ce n’était pas "un long moment sans opération".

2. Qu’est-ce qu’un juge impartial ?

Le Code de déontologie de la magistrature interdit cette relation entre le juge et les procureurs. L’article 8 stipule clairement : "Un magistrat impartial est celui qui recherche la vérité des faits à partir de la preuve, avec objectivité et fondement, en maintenant une distance équivalente des parties tout au long du processus (accusation et défense), et en évitant tout type de comportement qui pourrait refléter un favoritisme, une prédisposition ou un préjugé".

Pourtant, en plus d’exprimer son opinion sur les actions du Ministère Public Fédéral (MPF), Moro a également proposé une réponse commune lorsque le Parti des Travailleurs a publié des notes critiquant les agissements de l’opération Lava Jato. "Qu’est-ce que tu penses de ces notes délirantes de la direction Nationale du PT ? Est-ce qu’il ne faut pas les réfuter officiellement ? Ou par l’AJUFE (Association des juges fédéraux) ?", interroge l’ancien juge à Dallagnol.

3. Suspicion du juge

Le Code de procédure pénale est également très clair quant aux limites de l’action du juge. L’article 254 définit que le magistrat doit se déclarer incompétent de juger une affaire, entre autres motifs, "s’il a conseillé l’une des parties".

Moro a non seulement conseillé, mais aussi encouragé et offert à des personnes d’être entendues par les procureurs, afin de s’assurer que le processus se déroule conformément à son objectif.

4. La loi devrait être pour tout le monde

Moro et Dallagnol ont également discuté du choix des personnes contre qui mener des enquêtes. Lorsque 77 cadres de l’entreprise de travaux publics Odebrecht ont présenté leurs dénonciations, ils impliquaient 150 noms du monde politique. Bien qu’ils disaient publiquement que "la loi est pour tout le monde ", Moro et Dallagnol choisirent ensemble ceux sur qui tomberaient le couperet de la loi.

Lorsqu’il reà§ut une liste un peu plus détaillée des personnes impliquées, Moro fut catégorique en disant que les enquêtes devaient se concentrer sur le pouvoir exécutif - à un moment où le pays était présidé par le Parti des Travailleurs. Voici ce qu’écrivit l’actuel ministre de la Justice lorsqu’il était juge : "Opinion : il vaut mieux garder les 30% initiaux. Il contiennent Beaucoup d’ennemis qui transcendent la capacité institutionnelle du Ministère Public et de la magistrature".

5. Procès mafieux

Dallagnol a pris des risques pour s’assurer que le processus reste à Curitiba (et surtout pas dans une grande capitale NDT), entre les mains de Sergio Moro (juge de 1ère instance NDT). Il a établi un lien entre les avantages supposés en faveur de Lula dans l’affaire du triplex de Guarujà¡ et le schéma de corruption de la Petrobras. Pour étayer cette thèse, le procureur ne s’est pas appuyé sur des preuves solides ou des témoignages incontestables, mais sur un reportage du journal O Globo concernant le retard dans la construction de l’édifice Solaris (le fameux triplex NDT), qui appartenait encore à Bancoop.

"La plainte est fondée sur de nombreuses preuves indirectes, mais il ne serait pas approprié de le dire dans la plainte et nous évitons ce sujet dans la communication", a déclaré le procureur à Moro. Pour renforcer la plainte, il était conscient de la nécessité de gagner l’opinion publique. Mais certainement pas le juge avec qui il échangeait des messages presque tous les jours. Et il le fit : il construisit un diaporama powerpoint en faisant de Lula le "boss" d’un gigantesque schéma de corruption, l’appelant "là­der mà¡ximo", même sans avoir aucune preuve, mais seulement des "convictions".

6. Fonctionnaires vs vie privée

"Ah, mais les conversations ont été obtenues par un hacker. C’est un crime. Les autorités ont un droit au respect de la vie privée", affirment certains partisans de l’opération Lava Jato (se référant aux divulgations de l’Intercept NDT). Même si l’obtention de l’information était le fait d’un pirate informatique, la divulgation ne l’est pas. S’agissant d’informations d’intérêt public, d’illégalités commises par des agents publics dans l’exercice de leurs fonctions, les journalistes d’Intercept s’estimaient dans l’obligation de les divulguer (avertissant que ce n’était qu’un début). Et lorsqu’il s’agit de l’inconduite des fonctionnaires, il n’est pas approprié d’évoquer le droit à la vie privée, comme l’a écrit le ministre de la Cour Suprême (STF) Alexandre de Moraes (dans un retournement de veste intéressant NDT).

Il est probable que Moro, Dallagnol et les autres procureurs de la Lava Jato ne puissent être punis sur la base des preuves ainsi obtenues. D’un autre cà´té, la révélation de la contamination des procédures dans lesquelles ils ont agi peut conduire à l’annulation des condamnations et des procédures encore en cours (dont celles de Lula NDT).

7. Encourager les manifestations contre l’ex-présidente Dilma

Les motivations politiques de Moro et Dallagnol sont évidentes dans une conversation du 13 mars 2016, lorsque les manifestations contre le gouvernement de la présidente Dilma Rousseff atteignirent leur apogée. L’ancien juge y déclare qu’il veut "nettoyer le Congrès". Le dialogue entre les deux révèle que les actions de la Lava Jato visaient à influencer l’opinion publique contre le gouvernement du Parti des Travailleurs.

Dallagnol : "Et félicitations pour l’énorme soutien public aujourd’hui. C’est un signal qui conduira les foules à appuyer les réformes dont le Brésil a besoin, dans les systèmes politique et de Justice pénale."

Moro : "J’ai fait une déclaration officielle. Félicitations à nous tous."

8. Une loi différente pour les ennemis

Moro et Dallagnol, bien qu’ils se soient plaints que leurs conversations aient été rendues publiques, ont discuté ensemble de la révélation des écoutes téléphoniques illégales entre Lula et Dilma, quand celle-ci avait nommé l’ex-président au poste de Ministre de la Casa Civil (équivalent du 1er Ministre et qui fait l’articulation avec le Congrès NDT). Dans cette position, Lula aurait utilisé sa capacité politique pour tenter de contenir l’escalade de la crise qui renverserait Dilma la même année. Ces écoutes téléphoniques étaient illégales : un juge de première instance ne pouvait autoriser une écoute téléphonique contre la présidence de la République et l’enregistrement avait été obtenu après la fin du délai autorisé par décision judiciaire.

Moro a fini par s’excuser publiquement, mais dans ses conversations avec Dallagnol, il s’est dit convaincu qu’il avait agi conformément à ses objectifs. "Je ne regrette pas la levée du secret. C’était la meilleure décision. Mais la réaction est mauvaise pour moi", écrit-il.

9. Opération anti-PT

Les procureurs de la Lava Jato agissent d’une manière "technique, impartiale et non partisane, cherchant à faire répondre de leurs actes quiconque a commis des crimes dans le cadre de l’énorme schéma de corruption à la Petrobras", écrit Dallagnol sur les réseaux sociaux. Mais lorsque la Cour Suprême (STF) autorisa une interview de Lula par le journal Folha de S. Paulo, le cà´té partisan de l’équipe est devenue évident. Tant dans leurs lamentations que dans leurs actions visant à empêcher l’entretien. Par peur de quoi ? Que Lula aide Fernando Haddad à gagner les élections présidentielles.

Dans l’échange de messages divulgué, les procureurs cherchent des moyens d’empêcher l’interview : ignorer la décision judiciaire en cherchant des brèches légales, prétendre que la décision est valable pour toutes les personnes condamnées par la Lava Jato, inviter d’autres médias en contrariant la décision judiciaire. Lorsque le STF jugea recevable la requête du Partido Novo contre l’interview (qui serait jugé après les élections présidentielles bien sà »r... NDT), les procureurs ont laissé de cà´té tout professionnalisme et ont célébré cette décision comme une victoire de championnat : "Nous devons remercier notre Procureur Général de la République : le Partido Novo !!"

10. Qui enquête sur le procureur et le juge

Le Conseil National du Ministère Public (CNMP) est l’organe chargé de contrà´ler et de superviser les activités des organes membres du Ministère Public National et de leurs membres. Les membres du CNMP ont déjà demandé que la conduite de Deltan Dallagnol fasse l’objet d’une enquête.

Le Conseil est présidé par le Procureur général de la République, Raquel Dodge, et se compose de 13 autres membres : quatre du Ministère Public Fédéral, trois du Ministère Public des états, deux juges nommés par la Cour suprême (STF) et par la Cour Supérieure de Justice (STJ), deux avocats nommés par le Conseil Fédéral de l’Ordre des Avocats du Brésil et deux citoyens ayant des connaissances juridiques reconnues, nommés par la chambre et par le Sénat.

De leur côté, les conduites jugées suspectes de la part de magistrats font l’objet d’une enquête par le Conseil National de Justice (CNJ). L’organe est présidé par le président de la Cour Suprême (STF) et un ministre du Tribunal Supérieur de Justice (STJ) exerce la fonction de coprésident (les juges des cours Supérieures ont statut de ministre NDT). Les 13 autres membres sont : un ministre de la Cour Supérieure du Travail (TST) ; un juge de la Cour de Justice (TJ, deuxième instance au niveau des états) ; un juge d’état ; un juge de la Cour Fédérale régionale (TRF, deuxième instance Fédérale) ; un juge Fédéral ; un juge du tribunal régional du Travail (TRT) ; un juge du Travail ; un membre du Ministère Public Fédéral ; un membre du Ministère Public de l’état ; deux avocats (OAB - Ordre des Avocats du Brésil) et deux citoyens ayant une connaissance juridique et une bonne réputation, tous deux nommés par le Sénat et la Chambre.

Beaucoup de gens critiquent le fait qu’il semble y avoir peu de punition de procureurs ou de juges parce qu’ils font l’objet d’enquêtes menées par leurs pairs. Par conséquent, le corporatisme finit par faire en sorte que les dénonciations ne soient pas menées à bien. Compte tenu de la gravité des infractions commises par Sergio Moro et par Deltan Dallagnol, parmi les autres noms qui figureront dans de nouvelles révélations, les médias spécialisés ont déclaré que ce n’est pas seulement la personnalité de ces deux personnes qui est en jeu.

Mais également la réputation du Conseil National du Ministère Public (CNMP) et du Conseil National de Justice (CNJ) - en tant qu’institutions de la République.

Rede Brasil Atual

 

Publié le 23/06/2019

« Mon amie la finance » : comment le Brexit a jeté la France dans les bras des banques

par Olivier Petitjean (site bastamag.net)

Pour les dirigeants français, la perspective du Brexit est une aubaine. Abandonnant définitivement toute hypocrisie, ils ont multiplié les courbettes et les cadeaux au secteur financier pour attirer à Paris les traders de la City. Mais les exonérations fiscales, dérégulations et autres avantages offerts aux géants de Wall Street n’ont pas produit les résultats escomptés. Peu de création et de relocalisation d’emplois sont annoncées. De la baisse de l’impôt sur les sociétés à la « flat tax », en passant par la suppression de l’ISF ou encore des aménagements du code du travail taillés sur mesure pour les traders, les réformes, elles, ont bien été mises en œuvre.

Ce 4 juin, l’hôtel Shangri-La, dans le 16ème arrondissement de Paris, accueille une conférence organisée par le Financial Times et son magazine The Banker, sous le patronage de Bank of America Merill Lynch. Son titre « Pourquoi la France maintenant ? ». Du président de la Banque de France à la patronne « internationale » de la banque états-unienne Morgan Stanley, on y retrouve tout le gratin de la banque et des régulateurs financiers français, britanniques et européens. La veille, l’Autorité bancaire européenne, chassée de Londres par le Brexit, a officiellement pris possession de ses nouveaux locaux à La Défense. Deux événements qui montrent à quel point le vent a tourné depuis qu’un précédent candidat à la présidence de la République, François Hollande, avait clamé à qui voulait bien le croire que « mon adversaire, c’est le monde de la finance ».

En réalité, les velléités de réforme qui ont suivi l’effondrement financier de 2008 ont été marquée d’une profonde ambivalence. Nicolas Sarkozy puis François Hollande ont souhaité s’afficher en pionnier de la régulation du secteur, mais sans aller trop loin. La saga de la taxe sur les transactions financières en est l’illustration. Adoptée en France dans une version amoindrie, elle a ensuite été proposée puis sans cesse retardée au niveau européen... du fait de la tiédeur de la France elle-même (lire notre enquête).

De même la loi de « séparation bancaire » était censée dresser une paroi étanche entre les comptes des simples particuliers ou des entreprises et les activités spéculatives des banques, pour que les secondes ne mettent pas en danger les premiers. Le texte finalement adopté en 2013, passé au laminoir des lobbys financiers, n’a concerné finalement qu’une proportion microscopique – moins de 1% – de l’activité de seulement deux banques, BNP Paribas et Société générale (lire notre article).

« Union sacrée » pour séduire l’industrie financière

Le Brexit aura apporté une bonne excuse pour balayer les faux-semblants et remettre au placard la défiance à l’égard du « monde de la finance ». La campagne pour attirer à Paris la finance londonienne – c’est-à-dire avant tout les géants de Wall Street comme Goldman Sachs, Morgan Stanley ou BlackRock – a fait l’objet de l’un de ces consensus dont les élites françaises ont le secret, associant secteurs public et privé et mêlant toutes les couleurs politiques. On a donc aperçu la maire de Paris Anne Hidalgo (PS) aux côtés de la présidente de la région Ile-de-France Valérie Pécresse (LR) et du Premier ministre Manuel Valls (PS) pour promouvoir l’attractivité de la place parisienne devant un parterre d’industriels et de banquiers. Une « union sacrée », selon les termes de l’ancien PDG d’Engie et président de Paris Europlace, Gérard Mestrallet, probablement alimentée par un vieux fonds d’envie vis-à-vis-de Londres.

Ces efforts se sont évidemment poursuivis et amplifiés avec l’élection d’Emmanuel Macron au printemps 2017. « La France se décomplexe vis-à-vis de la finance. (…) Nous nous sentons gonflés à bloc. », poursuivait le même Gérard Mestrallet. Après la réforme du code du travail par ordonnances, à l’automne, la jubilation était même devenue palpable. « Les Américains voient bien qu’il se passe quelque chose en France. Et ce n’est pas seulement l’image du président qui se joue. Emmanuel Macron avait un programme, il est en train de le décliner. Tout ce qui avait été annoncé a été fait et voté. »

Dérégulation, gros cadeaux fiscaux et largesses pour les traders

Pour mieux plaire à Wall Street, la France a mis beaucoup sur la table. On allège la fiscalité, avec la suppression de la tranche supérieure de la taxe sur les salaires (concernant les secteurs comme la finance qui ne versent pas la TVA) – qui pourrait coûter entre 100 et 300 millions d’euros à la sécurité sociale chaque année – ou le renforcement des exonérations et autres avantages accordés aux « impatriés » ou aux gérants de fonds d’investissement ; on aménage le droit du travail, avec l’exclusion des bonus des traders du calcul des indemnités de licenciement ou une dispense temporaire d’affiliation au régime des retraites.

Et on dérégule, avec l’abandon de l’extension de la taxe sur les transactions financières françaises aux opérations infra-quotidiennes, ou avec l’annonce de la révision de toutes les directives européennes relatives à la finance qui auraient été « sur-transposées » dans le droit français (autrement dit où la France a été plus stricte que ce qu’exigeait l’Europe). On adapte le droit, avec la légalisation d’un contrat type sur les produits financiers dérivés. On accompagne, en créant un guichet unique pour faciliter les démarches fiscales et administratives des entreprises étrangères qui voudraient se relocaliser à Paris. On finance, avec des budgets conséquents pour la com’ et l’événementiel. Sans oublier la création d’une école internationale et de nouveaux lycées internationaux en banlieue parisienne pour les chérubins des traders, dans un contexte où le reste de l’Éducation nationale est plutôt au régime sec.

Les « attentes prioritaires » de « 200 entreprises internationales »

Enfin et surtout, il y a les grandes réformes du début du quinquennat : la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), la « flat tax » sur les revenus du capital ou la baisse de l’impôt sur les sociétés à 25 %. Autant de mesures justifiées, entre autres, au nom de l’attractivité de la France à l’heure du Brexit : « La place de Paris a sa carte à jouer, à condition, cependant, que les réformes annoncées – réduction de l’impôt sur les sociétés et de l’impôt de solidarité sur la fortune, droit du travail, réduction de la taxe sur les salaires, meilleure stabilité réglementaire –, qui correspondent bien aux attentes prioritaires que nous avons identifiées auprès des 200 entreprises internationales rencontrées, soient mises en œuvre rapidement », avait ainsi prévenu Arnaud de Bresson, délégué général de Paris Europlace, à l’été 2017.

Au final, un bel arsenal de mesures, plus ou moins techniques, dont il reste à chiffrer le coût total. Et tout ça pour quoi ? Quelques milliers d’emplois relocalisés depuis Londres tout au plus, selon les dernières estimations, dont un millier pour les banques françaises. Plus la relocalisation à La Défense de l’Autorité bancaire européenne, obtenue par tirage au sort au terme d’une négociation intergouvernementale. L’affirmation au demeurant contestable du gouvernement, selon laquelle « lorsqu’un banquier vient travailler en France, cela crée indirectement deux à trois emplois » (Benjamin Griveaux), ne suffit pas à rétablir l’équilibre entre la débauche de moyens et la modestie des résultats attendus [1].

Les lobbys dictent leurs conditions

Le nouveau registre de transparence du lobbying mis en place en France par la loi Sapin 2 permet malgré ses limites de lever un peu le voile sur les acteurs qui s’activent en coulisses. Parmi les « représentants d’intérêts » - selon l’euphémisme officiel - qui se sont mobilisés en faveur de « l’attractivité de la place financière de Paris », on retrouve bien entendu les grandes banques françaises - BNP Paribas, Société générale et les autres – mais aussi et surtout des acteurs comme Paris Europlace (qui regroupe acteurs publics, secteur financier, et entreprises cotées à la bourse de Paris), la Fédération bancaire française (le lobby des banques), l’Association française de gestion financière (AFG), ou encore l’Association française des marchés financiers (Amafi).

Ces deux dernières structures, moins connues du grand public, ont toutes deux publié une liste de réformes requises dès l’automne 2016 [2]. « Le Brexit est tombé à point nommé : il n’y aura pas d’autre opportunité que celle-là pour renforcer l’attractivité de la place de Paris », déclare alors le président de l’AFG. Une bonne partie de leurs propositions (la suppression de la tranche supérieure de la taxe sur les salaires, les dérogations au code du travail, l’intégration dans le droit français du contrat type pour les dérivés...) ont été retenues par le législateur. D’autres plus radicales encore, comme la suppression totale de la taxe sur les salaires ou la création de zones franches financières dans l’Est parisien – où sont déjà implantés de nombreux bureaux de BNP Paribas ou de la Société générale – et à la frontière avec le Luxembourg, n’ont pas pour l’instant rencontré le même succès.

Les deux lobbys ont également obtenu que la taxe sur les transactions financières européenne soit gelée et que la taxe française ne soit pas étendue comme c’était prévu. « Tous les efforts entrepris par ailleurs pour que, dans le cadre du Brexit, la France soit une destination privilégiée pour localiser des activités de marché paneuropéennes n’ont plus aucune raison d’être si ce projet est poursuivi », avait menacé l’Amafi. Mais il n’ont pas réussi à les faire totalement abandonner.

Les « charges sociales patronales » empêcheraient de profiter du Brexit

Un contexte comme celui du Brexit est du pain bénit pour les lobbys. Le secteur privé peut jouer de la carotte – promettre des relocalisations d’emplois – et du bâton – menacer au contraire de les délocaliser. Pour défendre sa proposition de faire « sortir » les emplois de traders du code du travail, l’Amafi glisse par exemple que la place de Francfort envisage de faire la même chose... Les géants américains ne se sont pas privés de surfer sur la vague, en laissant entendre à toutes les capitales qu’ils étaient disponibles, soufflant le chaud et le froid, multipliant les annonces, saupoudrant quelques dizaines de postes ici et d’autres là.

Morgan Stanley, par exemple, a d’abord laissé entendre qu’elle allait créer quelques 200 emplois à Francfort, en plus d’envoyer quelques traders dans d’autres capitales comme Paris et Dublin. Aux dernières nouvelles, ils seront initialement une cinquantaine. Entre-temps, la banque américaine a indiqué qu’elle « pourrait » rapatrier ou créer environ 80 postes à Paris, voire qu’elle « envisageait » d’y implanter sa plateforme boursière alternative. Le patron de Morgan Stanley France, René Proglio (frère jumeau d’Henri, ancien PDG de Veolia et EDF), s’était fait remarquer lors d’un passage devant la commission des finances du Sénat par une charge virulente contre les « charges sociales patronales » en France, qui allaient empêcher Paris de profiter du Brexit.

Ce que Wall Street et l’industrie financière ont obtenu de la France, ils l’ont aussi obtenu, dans une moindre mesure, d’autres pays. La coalition arrivée au pouvoir aux Pays-Bas en 2017 a inscrit la suppression de la taxation des dividendes dans son programme gouvernemental avec l’objectif explicite d’attirer le « business » du Brexit. Même le nouveau gouvernement de coalition allemand en 2018, alors que Francfort avait jusque là plutôt joué la stratégie de la force tranquille, a fini par s’engager à « accroître l’attractivité de la place financière allemande ». Le nouveau ministre des Finances Olaf Scholz a désigné un secrétaire d’État venu directement de Goldman Sachs.

Les prévisions de relocalisations de banques hors de Londres ont beau être constamment revues à la baisse, seulement 5000 emplois au total aujourd’hui, à Paris et ailleurs, la finance semble au moins avoir reconquis les cœurs et les esprits des gouvernements en place.

Olivier Petitjean

 Lire le second volet de cette enquête : Le plan de la City pour sortir quand même gagnante du Brexit

 

Publié le 22/06/2019

Assurance chômage : 3,4 milliards d’économies sur le dos des chômeurs, zéro sur celui du patronat

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

Le patronat, principal responsable de l’échec des négociations sur l’assurance chômage, se voit récompensé par le gouvernement. Le bonus-malus sur les contrats courts reste symbolique et ne rapportera rien à l’Unédic. De leurs côtés, les salariés les plus précaires subiront une double peine en devenant des chômeurs précaires, pas ou peu indemnisés.

C’est un des paradoxes de la réforme : alors que selon la communication du ministère du Travail, les contrats courts représentent un coût de 9 milliards d’euros par an pour l’Unédic, la seule mesure affectant les employeurs ne dégage aucun gain financier pour l’assurance chômage. Le bonus-malus sur les contrats à durée déterminée de moins d’un mois, avancé depuis plus d’un an par le gouvernement comme la mesure étendard d’une réforme équilibrée, accouche d’une souris. D’abord, les pénalités ne concerneront que les entreprises privées. L’État, premier patron de France et gros pourvoyeur d’emplois précaires, reste hors du champ d’application du dispositif.

Ensuite, seuls sept secteurs d’activité sur trente-huit ont été retenus, ignorant ainsi 66 % des ruptures de contrats de travail, selon les chiffres du ministère. Le BTP ou le médico-social qui emploient massivement des contrats courts sont laissés de côté. Et même pour les secteurs concernés, le malus exclut les sociétés employant moins de 11 salariés. Et encore, pour les plus grosses, il ne concerne que les entreprises qui ont un taux de séparation supérieur à 150 %. C’est à dire, celles dont le nombre de fins de contrats dépasse de 50 % la totalité des emplois en CDI : par exemple 150 précaires pour 100 emplois pérennes. Enfin, le niveau de pénalité est essentiellement symbolique : +0,95 point de cotisation chômage.

Une mesure à coût zéro

Une bonne affaire pour les organisations patronales qui ont tout fait depuis l’ouverture des négociations en novembre 2018 pour faire capoter le bonus-malus sur les contrats courts. De contre-propositions en rupture des discussions à la fin du mois de janvier, le Medef, la CPME et l’Union des entreprises de proximité (U2P) ont livré une guérilla incessante qui s’est prolongée ces derniers jours par d’ultimes tractations avec l’exécutif. Résultat : aucun gain financier pour l’Unédic. Les cotisations des entreprises dont le taux passera de 4,05 % à 5 % seront compensées par celles qui bénéficieront d’un taux réduit à 3 %, même si elles emploient par exemple 100 précaires pour 100 CDI. Une sorte de prime à la précarisation vertueuse.

Ainsi, le « coût du travail » ne sera pas modifié à l’échelle d’un secteur et le ministère s’attend à des transferts entre les entreprises des sept secteurs retenus de l’ordre de 300 à 400 millions d’euros. Alors, certes le gouvernement et Emmanuel Macron peuvent afficher une promesse présidentielle tenue, mais la contrepartie est en réalité dérisoire. Par contre, l’autre objectif : celui de procéder à une économie de 3 à 3,7 milliards d’euros sur trois ans, présent dès la première lettre de cadrage du gouvernement, est bel et bien au rendez-vous. Le montant définitif est de 3,4 milliards d’ici 2022. Et comme ce n’est pas le patronat qui payera la facture, ce sont les chômeurs qui vont en faire les frais.

Une réforme de l’assurance chômage sur le dos des plus précaires

Même Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, a eu des mots très durs contre les choix du gouvernement à la sortie, hier matin, de la réunion de présentation de la réforme de l’assurance chômage à Matignon. Et pour cause. Les mesures d’économies sont toutes obtenues par une réduction des droits à l’indemnisation des demandeurs d’emploi. Ainsi, les chômeurs devront travailler six mois au lieu de quatre, sur une période de 24 mois au lieu de 28, pour ouvrir des droits. Avec cette mesure, le gouvernement entend récupérer 160 millions d’euros par an. Mais selon les syndicats de salariés, ce changement des règles d’indemnisation exclura plus de 200 000 précaires du système.

Le gouvernement introduit également une dégressivité des droits à partir de 6 mois pour les cadres dont le salaire en activité était supérieur à 4500 € brut. Par là, il déconnecte les droits aux allocations des cotisations versées et affaiblit l’esprit du système assurantiel de chômage. Autre mesure contestée, l’allongement à 6 mois de travail pour recharger ses droits à indemnisation. Elle pourrait concerner 900 000 allocataires, et Muriel Pénicaud a avancé le chiffre de 2,85 milliards récupérés sur trois ans avec cette modification des règles. Il s’agit du plus gros poste d’économie et il touche spécifiquement les plus précaires.

Peut-être la raison du lapsus de la ministre hier pendant la conférence de presse lui faisant dire : « C’est une réforme résolument tournée vers le travail, vers l’emploi, contre le chômage et pour la précarité. » Ce qui semble évident, c’est qu’il ne s’agit pas d’une réforme permettant de réduire le coût pour l’assurance chômage des quelque 17 millions de CDD et 20 millions de missions intérim chaque année, dont l’écrasante majorité ne dépassent pas un mois

 

Publié le 21/06/2019

Gaziers et électriciens : l’autre grève que personne ne regarde

(site rapportsdeforce.fr)

Alors que depuis trois mois les yeux sont rivés sur la grève des cheminots et le nombre de trains en circulation, Enedis et GRDF sont touchés depuis plusieurs semaines par un mouvement de grève et d’occupation des gaziers et électriciens. À la veille de la journée de grève interprofessionnelle du 28 juin, date de mobilisation des salariés de l’énergie, 140 sites sont bloqués ou occupés dans un silence médiatique assourdissant.

Médiatiquement, c’est un mouvement coincé en région. Si l’ensemble des quotidiens de la presse régionale se font l’écho des occupations, des grèves et des coupures de courant, le sujet est quasiment absent de la presse nationale, des radios et des journaux télévisés. Silence radio, malgré une mobilisation prenant de l’ampleur.

Pourtant, la semaine dernière, la CGT Mines-Énergie à l’origine du mouvement annonçait 285 sites touchés par des grèves, dont 140 par des occupations. Les taux de grévistes données par les directions d’Enedis (ex-ERDF, filiale d’EDF) ou de GRDF (filiale d’Engie, ex-GDF) oscillaient nationalement entre 20 et 25 %. « C’est un mouvement avec des taux équivalents à ceux des grands conflits de 1995, 2004 ou 2009 », assure Loïc Delpech, le coordinateur des luttes de la fédération Mines-énergie de la CGT. Sur les sites mobilisés, les chiffres varient de 30 à 100 %, selon lui. Mardi 26 juin, date du dernier décompte effectué par le syndicaliste, le mouvement reste important.

Une grève peut en cacher une autre

Si un train peut en cacher un autre, une grève, celle des cheminots, a masqué un mouvement prenant de l’ampleur, semaine après semaine, chez les gaziers et électriciens. Présents lors de la journée de grève de la fonction publique du 22 mars, les salariés des secteurs du gaz et de l’électricité ont été appelés dès le mois d’avril par la CGT à un mouvement de défense du service public de l’énergie. La convergence avec les cheminots et les étudiants est à l’ordre du jour. Après un démarrage timide en avril, des actions communes avec les cheminots en mai, le conflit s’ancre à Marseille juste avant le mois de juin.

« Le mouvement s’est transformé en blocage, et s’est inscrit dans la durée », explique Loïc Delpech. Plusieurs sites sont occupés dans les Bouches-du-Rhône. Depuis, la mobilisation fait tâche d’huile site après site, touchant l’ensemble du territoire. Ici, il s’agit d’une grève journalière d’une heure, là d’un blocage du site : charge aux assemblées générales locales de déterminer les formes d’actions les plus appropriées. Parallèlement, les coupures ciblées se multiplient, visant des entreprises, des administrations, et même l’Élysée, privé de gaz pendant trois heures le 21 juin. Une façon de déclarer le cœur de l’exécutif en « précarité énergétique » après la décision de l’État de céder ses dernières parts du capital d’Engie. Les particuliers ne sont pas oubliés avec des passages en heure creuse ou le rétablissement de l’énergie pour les foyers en difficultés financières.

À l’Élysée : pas de dialogue, pas de gaz

Les revendications des gaziers et électriciens se concentrent sur la préservation d’un service public de l’énergie qui réponde aux besoins des usagers. « Ces dix dernières années, les filiales d’Engie et d’EDF ont fait remonter des milliards d’euros aux actionnaires », affirme Loïc Delpech. Pour défendre l’Intérêt général, la CGT Mines-énergie réclame une renationalisation des entreprises du secteur, rappelant que les tarifs du gaz ont augmenté de 75 % en 10 ans de libéralisation. Afin de remplir correctement leurs missions, les grévistes réclament aussi le comblement des départs et une augmentation de leurs rémunérations.

Malgré des demandes de rencontre à l’Élysée, à Matignon et auprès du ministère de tutelle, la CGT n’a pas été reçue par l’exécutif. À l’inverse, les directions d’Enedis et de GRDF ont engagé des discussions, sans parvenir à aucun accord. Sur le statut des entreprises, logiquement, les directions renvoient le sujet vers l’État, muet pour l’heure. Sur les salaires, par contre, elles renvoient vers des négociations de branche, pendant que la question des effectifs patine faute de proposition correspondant aux revendications. Le mouvement est donc appelé à se poursuivre, malgré des négociations site par site sur les demandes locales. « Nous pouvons obtenir le changement de matériel défectueux réclamé depuis des mois par les agents pour pouvoir travailler, mais sur l’essentiel, nous faisons face à une fin de non-recevoir », se désole Loïc Delpech. Du coup, le conflit se durcit.

Signe d’un mouvement prenant de l’ampleur, une intersyndicale composée en plus de CGT, de la CFDT, de FO et de la CGC s’est rassemblée mardi 26 juin, devant le siège d’Engie à La Défense. Elle a protesté contre la décision de l’État de céder ses parts du capital de l’entreprise. Un rassemblement suivi le même jour d’une réunion des fédérations de l’énergie. De leur côté, les grévistes entendent poursuivre la mobilisation. Ils ont déjà reconduit la grève cette semaine et la suivante sur plusieurs sites. L’été ne devrait pas calmer l’ardeur des gaziers et électriciens qui ont à leur disposition un préavis de grève courant au moins jusqu’au 30 août, pour se faire entendre. Et peut-être briser le silence médiatique.

 

Publié le 20/06/2019

Antonin Bernanos en détention préventive et à l’isolement depuis 2 mois

Nouvel épisode dans la répression de l’antifascisme - Entretien avec Geneviève Bernanos

paru dans lundimatin#196, (site lundi.am)

 

Tout le monde se souvient des polémiques qui ont accompagné l’apparition du mouvement des Gilets jaunes en novembre dernier. Pour le gouvernement, comme pour une partie non négligeable de la gauche et de l’extrême gauche, ce soulèvement populaire et spontané ne pouvait qu’être intrinsèquement réactionnaire ou souterrainement manipulé par les fascistes.

La facilité avec laquelle s’est propagée cette hypothèse, d’un bord à l’autre, de réseaux sociaux en conférences de presse ministérielles, nous renseigne assez sur les desseins qu’elle a pu servir. Au reste, il y avait bien les premières semaines des groupuscules d’extrême-droite dans les rues de Paris, de Lyon, de Montpellier et d’ailleurs. Identitaires, Soraliens, résidus du GUD et autres clampins royalistes ont tenté de toutes leurs forces de s’infiltrer dans le mouvement en espérant s’y imposer. Dès lors, à Lyon comme à Paris mais certainement aussi ailleurs, le terrain de bataille s’est complexifié : il s’agissait de tenir face au déferlement de brutalité de l’État tout en réduisant au minimum les marges de manœuvre de l’extrême-droite et des groupuscules fascistes.
De fait, la rue a été tenue et les fascistes défaits.
Mais la victoire du mouvement antifasciste au sein des Gilets jaunes ne se limite pas à la rue ou à la confrontation physique : bouter l’extrême-droite des manifestations n’était pas seulement une œuvre de salubrité publique, c’était aussi rendre inopérante l’opération gouvernementale qui consistait à assimiler gilets jaunes et fascistes pour les décrédibiliser et les couper de leur énorme soutien populaire. La répression orchestrée par le gouvernement ne pouvait dès lors plus s’appuyer sur ce confusionnisme là, les éléments de langage des communicants de M. Macron se retrouvaient à tournoyer dans le vide : ce n’était pas le péril fasciste qui justifiait que l’on tabasse, mutile et interpelle les manifestants par milliers. Défaire l’extrême-droite dans la rue, c’était aussi défaire la propagande du gouvernement.

C’est à partir de ce contexte politique que nous pouvons pleinement comprendre la dernière offensive répressive à l’encontre des militants antifascistes parisiens. Le 15 avril 2019, huit personnes sont interpelées et placées en garde à vue. On leur reproche une altercation avec des membres des groupuscules d’extrême-droite Zouaves Paris, Milice Paris et Génération Identitaire dont l’un des membres est par la suite allé déposer plainte au commissariat de police. Parmi elles, cinq personnes seront mises en examen dont Antonin Bernanos, figure du milieu antifasciste parisien déjà inquiétée et condamnée dans l’affaire du Quai de Valmy. Quatre sortiront de garde à vue avec un contrôle judiciaire alors qu’Antonin Bernanos sera immédiatement incarcéré à Fresnes sous le régime de la détention provisoire. En attendant qu’une juge d’instruction mène l’enquête sur cette terrible affaire de bagarre, le jeune Bernanos est soumis à un régime carcéral particulier. Placé à l’isolement depuis deux mois, toute activité sportive ou professionnelle lui est interdite et il n’est pas en mesure de poursuivre son cursus scolaire. Parallèlement, son courrier est filtré et ses parents ont dû attendre deux mois avant d’obtenir de la juge l’autorisation de lui rendre visite au parloir. Nous nous sommes entretenus avec Geneviève Bernanos, sa mère, après qu’elle ait enfin pu voir son fils incarcéré. Elle raconte la prison de Fresnes, les conditions de détention et le traitement spécial réservé à son fils.
 

Vous avez obtenu votre premier parloir avec votre fils Antonin, hier, comment va-t-il ?

Il va bien et réussi à se maintenir en bonne santé malgré des conditions très difficiles au centre pénitentiaire de Fresnes, bien connu pour son insalubrité et son indignité.

Antonin reste fort, il lit, tente de poursuivre son mémoire de master de sociologie qu’il mène à l’EHESS.
Ce centre pénitentiaire mériterait un arrêté d’insalubrité irrémédiable et d’une interdiction d’habiter de la part du préfet !
Pour rejoindre le parloir, nous avons cheminé dans des couloirs aux peintures galeuses et cloquées, des plafonds crevés desquels pendent des fils électriques et suintants d’eau, le tout dans une odeur très marquée de… rats. Le parloir en lui-même est un petit cagibi d’un mètre de large sur 1,5m de longueur (j’ai mesuré avec mes pieds), au sol en béton usé et crasseux, des plaques de contreplaqué crevées des coups donnés par les occupants laissant apparaitre la brique et les joints de mortiers gonflés d’humidité. Nous avons donc tenu à 4 dans cet espace sur de petits tabourets de plastiques. Pour tout dire, quand nous avons été enfermés dans cet espace, où nous tenions à peine debout à 3 en attendant l’arrivée d’Antonin, nous avons été pris d’un fou rire … nerveux, n’y croyant pas nos yeux, nos narines, nos poumons !

L’arrivée d’Antonin a été un vrai bonheur, lui aussi riant de la situation ridicule dans laquelle nous étions placés. Nous avons donc tenu un parloir en nous blottissant les uns contre les autres pour ne pas toucher les parois sales, et en essayant de ne pas être perturbés par les conversations de nos voisins, puisqu’il n’y a aucune insonorisation.

Il est important de dénoncer ces conditions chaque fois que possible, car cette indignité quotidienne dans laquelle on maintient les détenus, pour une grande part d’entre eux non jugés, donc présumés innocents, touche aussi leurs proches et leurs familles : devons-nous accepter d’être traités de la sorte par l’Etat ?

Comment se fait-il qu’il n’ait pu recevoir de visites avant alors qu’il est incarcéré depuis quasiment deux mois ?

Nous avons déposé nos demandes de permis de visite le 24 avril auprès de la juge d’instruction en charge du dossier d’Antonin, Sabine Khéris, doyenne des juges d’instruction à Paris.

Ces permis sont généralement instruits rapidement et transférés ensuite par courrier aux centres de détention pour permettre aux proches de prendre des rendez-vous.

Dans notre cas, malgré nos vaines relances téléphoniques (le greffe de la juge est resté fermé et sans intérim jusqu’au 17 mai), malgré ma lettre de relance RAR début mai, malgré les interventions de notre avocat, nous n’avons eu aucune suite à nos demandes. Nous avons dû faire appel auprès de la chambre d’instruction pour obtenir une décision favorable le 7 juin dernier. Nos documents semblant avoir été égarés par la juge, nous avions renvoyé début juin de nouveaux dossiers au tribunal. La décision de la chambre a dû « réveiller » Mme Khéris, puisque nous avons obtenu un accord de Fresnes pour prendre nos rendez-vous mardi dernier.

Preuve s’il en fallait de l’indigence de la juge sur cette démarche de droit, et qui apporte le soutien moral indispensable aux détenus.

Dans le communiqué du comité de soutien « Libérons-les », il est stipulé qu’Antonin a été placé à l’isolement depuis le 9 mai. Savez-vous vous ce qui a justifié cette sanction de la part de l’administration pénitentiaire ? Qu’est-ce qu’une mise à l’isolement signifie pratiquement pour un détenu en termes de restrictions des libertés ?

Nous n’avons pas eu de réponse écrite à la question des décisions qui ont présidé à cette mise à l’isolement : dès que nous avons appris sa mise à l’isolement, son avocat a saisi le tribunal administratif dans le cadre d’un référé liberté pour faire appel de cette décision, qui semble avoir été prise par l’administration pénitentiaire elle-même. Cette demande a été rejetée, car cet isolement médiatique semble être une spécificité de Fresnes qui n’existe pas ailleurs, d’où la difficulté à la contrecarrer juridiquement, puisqu’elle ne relève pas d’une catégorie de détention habituelle.

Nous verrons comment poursuivre cette procédure. Mais l’administration pénitentiaire est rarement contredite par les tribunaux administratifs, qui laissent faire les directeurs pénitenciers, seuls à même d’apprécier les conditions de sécurité nécessaires au fonctionnement de leurs établissements. Si des instructions sont venues de plus haut – c’est-à-dire des ministères… on peut le penser – nous n’en aurons jamais la preuve.

Ce qu’Antonin nous a confirmé, c’est qu’il est placé à l’isolement médiatique, procédure appliquée aux détenus susceptibles d’avoir une forte couverture médiatique, et parce qu’il est considéré comme un militant d’extrême gauche ayant participé aux mouvements des gilets jaunes. Il y aurait donc un traitement spécifique des prévenus « politiques » si ce terme a un sens …

De ce fait, il est seul dans une cellule, et participe à la promenade quotidienne avec les autres isolés médiatiques, mais en petit nombre. Il a donc très peu de contacts avec les autres détenus.

Il vient de se voir refuser sa demande de travailler à la prison sur ce même motif : pas de travail pour les isolés médiatiques ; il n’a pas accès non plus au centre scolaire pour le même motif ; ni à la salle de sport.

Il nous a aussi informé que Fresnes chercherait à supprimer cet isolement médiatique, qui ne semble pas avoir de fondement juridique ; de ce fait, sa situation serait peut être amenée à changer dès demain lundi 17 juin : soit il est rapatrié dans les cellules classiques de détention, soit il est maintenu à l’isolement avec les détenus dit « fragiles » qu’il faut protéger des autres du fait des motifs de leur incarcération (violeurs, pédophiles etc). Nous en saurons plus à notre prochaine visite prévue mardi 18 juin.

Nous constatons également depuis le début de son incarcération que ses courriers sont retenus par la juge Khéris. J’ai reçu sa dernière lettre le 21 mai et elle datait du 9 mai. Il reçoit aléatoirement des courriers, et ne sait pas si les siens sont envoyés. Didier Fassin son tuteur de master à l’EHESS m’a alertée que son courrier expédié depuis les Etats-Unis où il enseigne, lui a été retourné par Fedex. Des amis qui ont tenté de lui envoyer des livres, m’ont informé également des retours de leurs envois.

Nous ne pouvons que continuer à lui écrire, en espérant que certaines lettres passeront selon des critères qui nous échappent, et qu’à un moment la juge Khéris sera enfin « assouvie » de ces lectures.

Nous assistons donc par toutes ces brimades une opération de désinsertion sociale menée par la justice et l’administration pénitentiaire contre un étudiant brillant, qui avait montré sa capacité à réussir dans des conditions extrêmes, puisqu’il avait déjà validé sa licence en détention à Fleury.

La situation d’Antonin nous permet d’éclairer et d’alerter sur les conditions carcérales de près de 72000 personnes détenues en France, pour 60000 places qui violent les droits humains les plus élémentaires, situation encore dénoncée par Adeline Hazan, contrôleur général des lieux de privation de liberté, en mai dernier. Faut-il rappeler que la France a une densité carcérale de 117% en moyenne soit la plus élevée en Europe, juste derrière la Roumanie et la Macédoine selon le conseil de l’Europe d’avril 2019 ? qu’elle enferme systématiquement les personnes jugées « déviantes » qui porteraient atteintes à la sécurité de la société – ou plutôt des intérêts du gouvernement et des puissants, qu’ils soient migrants, ou militants ? que la prison a des résultats lamentables sur la prévention des violences, comme le souligne une étude récente publiée sur la revue américaine Nature et relayée dans Le Monde le 13 mai dernier, qui remet en question l’intérêt de la prison dans la prévention des violences : « l’emprisonnement augmente la violence après la libération ou dans le meilleur des cas, n’a aucun effet ni positif ni négatif » ; faut-il rappeler la faillite de la mission de réinsertion des centres pénitenciers, ou encore la volonté manifeste de ne pas utiliser les moyens de contraintes pénales alternatifs à la prison (surveillance électronique sous bracelet etc…)

Et puis, sur cette question de violence enfin, il faut souligner le dernier rapport de l’OIP qui dénonce la violence des personnels pénitentiaires sur les prisonniers, sujet qui reste encore malheureusement peu mis en lumière, malgré les suicides, les tortures, les coups, les brimades infligées à l’abri des regards de la société.

Il devient donc urgent de penser une société sans prison, ce qui est une idée difficile à défendre aujourd’hui, parce qu’on pense la justice comme une justice punitive ; pourtant elle n’a jamais réinséré ou corrigé les « déviances », en témoignent le niveau de récidive ou la prévention inefficace des violences, comme je le rappelais plus haut. Or la prison produit quantités de souffrances tant pour les prisonniers, que les personnels pénitentiaires, que pour les proches et familles de prisonniers, et les condamnations pénales ne réparent pas les victimes. Cette justice pénale participe à l’oppression des populations racisées des quartiers populaires ou de militants victimes des crimes d’Etat : en France Rémi Fraisse mort en 2014 à Sievens ou toutes les victimes de violences policières Adama Traoré, Lamine Dieng, Théo, Zined et Bouna, Ali Ziri etc etc etc …et partout en Europe Carlo Giuliani en 2001 au G8 de Gènes ; jamais ces victimes n’ont eu justice face à l’Etat.

Parce qu’il est difficile voire pervers de réformer ou d’améliorer la prison, parce qu’il n’y a que des fausses bonnes idées ou de vraies mauvaises idées (téléphones qui devient payant pour les prisonniers, dématérialisation des audiences qui déshumanisent les procédures pour répondre à la question des transferts qui sont dangereux pour les détenus et coutent chers à l’administration etc) , parce qu’elle doit réinterroger toute la société elle-même dans ce qu’elle produit, je rejoins les idées de ceux qui portent l’abolitionnisme comme Gwenola Ricordeau, qu’il y a nécessité de poser la question de l’abolition du système carcéral et du système pénal, pour faire avancer les idées d’une justice transformative qui implique la société toute entière, et ceux qui sont concernés : ceux qui ont causés des torts et ceux qui les ont subis, qui sont les mieux placés pour résoudre les problèmes individuels et tous différents générés par ces torts.

Enfin, la détention d’Antonin ne doit pas être déconnectée du contexte actuel de répression de masse contre les mouvements sociaux, syndicaux, ouvriers, et les gilets jaunes, et elle s’inscrit dans un tournant autoritaire du gouvernement qu’il ne faut pas sous-estimer.

Partout en Europe, ceux qui sont aux avant-postes de la lutte contre les idées de l’extrême-droite sont ciblés, visés.

La situation d’Antonin nous permet aussi d’alerter sur tous les moyens d’une justice d’exception qui s’est abattue ces derniers mois contre tous ceux qui ont osé dire leur refus de ce monde, et pas seulement les jeunes des quartiers populaires ou les militants ; arsenal judiciaire qui n’a cessé de gonfler depuis ces dernières années. Je me permets de le rappeler les chiffres de la chancellerie comptabilisant entre novembre et mars 2019 plus de 8500 gardes à vue, 800 condamnations à de la prison ferme, 388 mandats de dépôt.

Mais dans ce contexte, il me semble important de rappeler la présence précieuse des antifascistes dans les cortèges et dans l’espace public pour chasser la présence des groupuscules néo nazis.

Les antifas ont empêché l’amalgame que l’Etat, dépassé par les mouvements de contestation sociale, a voulu faire entre gilets jaunes et fascistes, les faisant passer pour des racistes, islamophobes, antisémites portant les idées de l’extrême droite, etc… Il fallait décrédibiliser un mouvement de masse de révolte que plus personne ne contrôlait, à la veille des élections européennes… qui ont été remportées par le Rassemblement National ! Le gouvernement quand il est mis en danger par les contestations sociales – ce fut le cas avec la loi Travail en 2016, et maintenant avec les gilets jaunes - utilise systématiquement les mêmes stratégies : La République En Marche de Macron serait le seul rempart contre la montée du Rassemblement National de Le Pen, c’est le discours que l’on entend à chaque élection.

Antonin subit cette répression car il a aussi lutté auprès des gilets jaunes, et parce qu’il représente pour l’Etat et ses institutions un danger, il est désigné comme une ennemi de la République, et paie ses engagements d’un acharnement policier et judiciaire qui atteint sa liberté.

Ses amis parlent de « vengeance d’Etat » et de mon côté, je ne peux que faire de tristes constats : d’abord souligner que pendant toute la durée des mouvements sociaux, la presse a cherché à relayer de fausses informations, mentionnant qu’Antonin et son frère avait été arrêtés avec Julien Coupat avant une manifestation des gilets jaunes, ce qui était faux, ce jour-là Antonin était à l’étranger, et son frère manifestait avec moi ; le Journal Du Dimanche évoquait qu’il avait été vu dans tel ou tel quartier de Paris aux abords de faits de violence, alors qu’il était en province ce jour-là ; d’ailleurs les renseignements généraux le savaient bien puisqu’ils se postaient tous les samedi matin en bas de mon domicile pour nous suivre ; ils ont même arrêté son frère le 1er mai dernier à 50 mètres de la maison pour l’empêcher de manifester, le maintenir en garde à vue 24h et le faire comparaitre pour un rappel à la loi devant la justice… Alain Bauer lui-même a indiqué sur BFM que depuis que certains militants antifascistes avaient été arrêtés et incarcérés la participation des black blocs à la manifestation du 1er mai s’était dégonflée.

Je ne peux aussi que constater que les assassins de Clément Méric sont en liberté actuellement, Antonin est en prison ; ceux qui se sont opposés aux militants de Génération Identitaire au col de l’échelle en 2018 qui empêchaient les migrants de passer au péril de leur vie, ont été condamnés, les militants fascistes n’ont pas été arrêtés. Les groupuscules fascistes, les représentants de l’extrême droite ont pignon sur rue, leur idéologie répugnante est partout dans les médias et dans nos institutions.

Ce n’est pas une vision « complotiste » de ma part mais [je lis encore sur Médiapart la semaine passée, qu’une majorité de policiers impliquée dans les enquêtes IGPN de violences policières sont des sympathisants de l’extrême droite, ou membres de syndicats d’extrême droite (fédération professionnelle indépendante de la police FPIP ou France Police (policiers en colère) ou l’ancien syndicat Front National Police… Je lis encore dans Liberation cette semaine que les syndicats de policiers font la police dans les tribunaux : Alliance et Unité SGP-Police font pression sur les juges, quand il est évoqué de faire passer en correctionnelle des policiers d’ici la fin de l’année ; ils se mobilisent systématiquement pour invoquer la légitime défense et un usage légitime de la force ; ils menacent les politiques d’une sorte de vacance de la force publique, d’un droit de retrait, de débrayage qui affole politiciens et gouvernements, obnubilés par la menace terroriste, qu’ils ont contribués à fabriquer ; en témoignent les supports fidèles du Ministre Castagner et de son secrétaire d’Etat Nunez à leurs troupes ; les juges les craignent car ils ont besoin d‘eux pour mener leurs enquêtes.

Selon la presse, la justice reproche à Antonin et certains de ses amis d’avoir participé à une altercation avec un groupuscule d’extrême-droite à Paris dont un des membres à ensuite déposé plainte. Connaissez-vous les chefs d’inculpations précis qui pèsent sur lui ? Dans le communiqué du comité de soutien « Libérons-les », il est précisé que le dossier serait vide, pouvez-vous nous en dire davantage ?

Sur les chefs d’inculpation, Antonin et certains des autres interpellés sont accusés de violence en réunion et de vol avec violence ayant entrainé une incapacité de travail de 10 jours, mais antonin est le seul à avoir été incarcéré à la suite de sa garde à vue et de sa comparution devant la juge Khéris.

Sur l’avancement de l’enquête, le magistrat instructeur ne s’est pas plus montrée diligente que pour nos permis de visite et ne semble pas avoir commencé ses investigations ; l’enquête policière n’avance pas, et pour cause, puisqu’ils n’ont pas d’éléments contre Antonin.

Donc on rétablit les processus bien connus de l’affaire Tarnac ou de celle du quai Valmy : on sur-interprète les faits, on construit un récit, on gonfle les dommages ; on crée de nouvelles affaires dans lesquelles il serait supposé avoir participé pour alourdir son profil. Injustement, on arrête des militants connus et participant au mouvement social, puis on construit un dossier… Une fois de plus, le même processus de « l’enquête à l’envers » que j’avais déjà dénoncé lors de l’affaire du Quai Valmy en 2016.

Sa détention est uniquement fondée sur son profil de militant et sa condamnation dans l’affaire du quai Valmy : on construit un personnage autour d’Antonin qui va « du petit bourgeois blanc étudiant parisien » au militant d’ultra gauche, au black bloc, au « chef de réseau qui conduit des guerillas urbaines » (selon les dires de l’avocat de la partie civile présent à l’audience d’appel mardi dernier pour une demande de remise en liberté rejetée par la juge Kheris et le juge des libertés et de la détention Charles Pratz. On construit son illégitimité sociale et culturelle, pour dépolitiser son action militante, pour le criminaliser

Antonin a un traitement tout à fait spécifique dans cette affaire : alors qu’il a été envoyé en prison, les autres mis en cause dans cette affaire ont été placés sous simple contrôle judiciaire, situation d’ailleurs tout à fait conforme à ce qui peut être exigé dans une affaire de bagarre ; et les fascistes n’ont absolument pas été inquiétés. Je ne peux que constater aussi qu’Antonin a été arrêté le 15 avril, soit 5 jours après la fin de sa peine exécutée pour l’affaire du quai Valmy en 15 mois de détention à Fleury, 6 mois de bracelet électronique, et 6 mois de liberté conditionnelle, période qui venait de s’achever le 10 avril 2019.

Me Arié Alimi, l’avocat d’Antonin, a fait appel de sa mise en détention provisoire, mais le jugement a été confirmé. Comment expliquez-vous qu’il soit maintenu si longtemps en détention provisoire pour de simples soupçons de participation à une bagarre ? Quelles sont les prochaines échéances pour lui ?

La détention provisoire a été prononcée sans aucun rapport avec l’infraction présumée et est en tout état de cause disproportionnée par rapport aux faits qui lui seraient éventuellement reprochés et qu’il conteste.

Mardi dernier la chambre d’instruction de Paris que nous avions saisie en appel des rejets de notre demande de liberté sous assignation à résidence et sous surveillance électronique, a refusé la libération d’Antonin. Il reste donc en prison jusqu’au 18 aout au moins, et il est malheureusement probable que cette mesure soit reconduite encore au-delà de cette date. Arié Alimi l’avocat d’Antonin n’a toujours pas eu communication du jugement et donc des justifications de ce rejet ; mais au vu des arguments avancés par la procureure mardi dernier, il semble que les critères liés au risque de réitération de l’infraction ont été mis en avant ; ces critères restent vagues et utilisables sans véritable justification dans presque tous les cas de détention provisoire, ce que souligne aussi Adeline Hazan, contrôleur général des lieux de privation de liberté, dans son rapport de mai dernier.

Antonin n’est maintenu en détention provisoire que pour lui faire subir une nouvelle peine avant tout jugement, et chercher à pétrifier ses soutiens.

C’est pourquoi, nous nous battrons donc encore pour Antonin, pour faire reconnaitre d’abord et encore une fois, qu’il n’est pas responsable des faits qu’on lui reproche, pour obtenir sa libération et lui permettre de préparer son procès dans de bonnes conditions ; et lui permettre de reprendre le cours de sa vie, ses études et ses justes combats. Faire en sorte qu’il reste avant tout un homme libre.

Une vidéo de soutien à Antonin Bernanos circule depuis la semaine dernière sur les réseaux sociaux. On peut y voir de nombreux militants et syndicalistes appeler à sa libération.

Malgré les difficultés d’acheminement que semble rencontrer le courrier adressé à Antonin Bernanos (il fait probablement un détour par le cabinet du Juge Khéris), il n’est certainement pas inutile d’insister :

Antonin Bernanos numéro d’ecrou 1004464
Centre pénitentiaire de Fresnes
1 allée des Thuyas
94261 Fresnes cedex

 

Publié le 19/06/2019

Venezuela : les faits, rien que les faits

Jean ORTIZ (site legrandsoir.info)

Le 5 octobre 1971, le président Richard Nixon lança à son secrétaire d’Etat, Henry Kissinger : « j’ai décidé de virer Allende, ce fils de pute ». Admirez l’élégance du langage. Nixon poursuit : « nous ne devons pas laisser l’Amérique latine penser qu’elle peut emprunter un autre chemin sans en subir les conséquences ». Et d’ajouter : « faites-moi hurler l’économie » (chilienne)

La guerre économique contre le régime d’Unité populaire fut impitoyable. Ces propos ont fait depuis mille fois le tour du monde, mais « l’oubli » des crimes et méfaits de l’impérialisme reste une maladie répandue.

Aujourd’hui, les Etats-Unis voudraient que Cuba, la source, l’inspiratrice, et ceux qui suivent son exemple, comme le Venezuela bolivarien, subissent le même sort que le Chili de Salvador Allende. Il s’agit de contextualiser, situer, étudier, l’affrontement de classe et ses acteurs . Les médias dominants voudraient nous empêcher de soulever la chape du mensonge, de la manipulation.

Je reste solidaire du chavisme, parce que depuis la « Baie des cochons » (1961), le renversement de Jacobo Arbenz (1954), le septembre chilien (1973), ceux qui campent sur le trottoir d’en face n’ont pas changé ; ils ont martyrisé le Chili, le Nicaragua, le Salvador, le Guatemala, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay, le Honduras.

CHAVEZ S’EN VA

Le 5 mars 2013, après avoir mené une bataille difficile contre la maladie, le président Hugo Chavez décède. Cette mort, inconcevable, traumatise un peuple et un continent. « Uh, ah, Chavez no se va ! ». Chavez ne pouvait pas s’en aller. Force et fragilité du processus révolutionnaire.

Les classes dominantes, instrumentalisées par Washington, décident d’empêcher à tout prix son successeur, Nicolas Maduro, de gouverner... Que les pauvres restent à leur place ! Bien qu’élu démocratiquement, donc légitime, Nicolas Maduro incarne le continuisme chaviste et « n’est que » prolétaire, donc incompétent !

Les putschistes ressortent les vieux clichés : « plus jamais un nouveau Cuba », la « dictature » s’installe. L’histoire bégaie. Comme le démontre le chercheur Romain Migus, dans ses productions récentes, « la guerre a déjà commencé ». Donald Trump doit crier quotidiennement à son Pompeo de Secrétaire d’Etat. : « Fais-moi hurler l’économie vénézuélienne ! » Donald Trump l’a dit et répété : « Toutes les options sont sur la table », y compris l’option militaire.

D.Trump mène une guerre multiforme, aux multiples fronts, simultanés : mesures coercitives unilatérales (sanctions, embargo commercial), illégales selon le droit international, menaces, sabotages industriels, attentats, pénuries organisées, attaques contre la monnaie (le « bolivar »), strangulation de l’économie, commandos terroristes, provocations aux frontières.

VENEZUELA. La réalité du terrain.

La conjugaison de toutes les formes d’agressions, censée étouffer de l’intérieur le Venezuela chaviste, provoque des tentatives de coup d’Etat militaire.

Chavez, le 4 février 1992, s’érigeait, lors de son « golpe » bolivarien et raté, en « voix du peuple ». Chacun a alors encore en mémoire le « caracazo » ; le président social-démocrate Carlos Andrés Pérez, confronté à des émeutes populaires contre la politique du FMI, appelée « ajustements structurels », fit tirer dans le tas. Bilan : des centaines, pour certains analystes, des milliers de morts parmi les plus pauvres, le peuple des « ranchitos » (quartiers déshérités), fin février 1989. « L’opposition » (de l’ex-social démocratie à l’ultra-droite), depuis 2014 et sans discontinuer depuis, hégémonisée par l’extrême droite, mène une stratégie séditieuse.

Pourquoi remettre en cause aujourd’hui l’élection incontestable du président Maduro lors d’une présidentielle boycottée par une partie d’une opposition très divisée ? Chavez, lui, gouverna en se réclamant d’abord de la « troisième voie » blairiste, mais les conditions et formes de la lutte des classes ainsi que l’ingérence impérialiste, (aujourd’hui frontale), l’influence de Cuba, amenèrent le leader, né parmi les pauvres, à se politiser rapidement, vers l’émancipation sociale et nationale : « le socialisme du 21ème siècle », « la révolution », une sémantique plutôt reléguée en « occident ». A Paris, on appelle « populisme » tout mouvement qui échappe aux moules européens. Chavez devient une sorte d’éclaireur, un leader multiple, un formidable levain. Un Chavez-peuple, quasi christique. Je me souviens de ce 4 octobre où sous des trombes d’eau il prononçait ce qui fut son dernier discours public, chantant, dansant avec « son » peuple.

Cette même opposition « démocratique », a tenté plusieurs coups d’Etat, dont celui du 11 avril 2002. Chavez fut séquestré par des factieux qui élirent aussitôt comme président le leader du MEDEF local : Fedecámaras.

Une guerre non déclarée qui veut faire souffrir le peuple pour renverser le régime

Libéré par le peuple, lors du coup d’Etat, Chavez accélère... la révolution chaviste se radicalise. Des millions d’exclus deviennent enfin « visibles », la santé et l’éducation, désormais gratuites, progressent comme jamais, la réforme agraire avance, les travailleurs, les paysans, le peuple des « ranchitos » s’auto-organisent. Voilà ce qui insupporte Washington, que Chavez n’hésite pas à envoyer bouler. Sa dernière apparition publique, à la télévision, fut un ultime appel à créer partout des « communes socialistes ». Comment donc nier le rôle historique de Chavez, de Castro, dans les révolutions cubaine et vénézuélienne ? « Populistes » s’égosille la bien-pensance. Les populistes sont ceux qui renient leurs promesses, qui s’érigent en monarques jupitériens tout puissants, reléguant le peuple. Rarement un homme politique aura été aussi attaqué, insulté, opine Ignacio Ramonet.

Les faits , opiniâtres faits

Aux opinions, politiciennes et biaisées, il faut systématiquement opposer les faits. Toutes discussions ou débats sur le pays caribéen doit nécessairement passer par une analyse des mesures de rétorsion contre l’économie du Venezuela.

Après, seulement après, on peut parler de l’effectivité ou pas des politiques du gouvernement de Nicolas Maduro, des options économiques, ou des conséquences sociales de la situation actuelle. Cette opinion, partagée par R. Migus et M. Lemoine, porte en elle la seule approche honnête.

Je reprends la chronologie des sanctions économiques contre le Venezuela établie depuis 2014 par Romain Migus, spécialiste du Venezuela, et longuement enrichie depuis.

22 janvier 2010 : l’Institut d’études géologiques des Etats-Unis annonce que la bande pétrolifère de l’Orénoque peut compter sur 513 milliards de barils de pétrole, soit le double des estimations les plus sérieuses. Le Venezuela est le pays au monde qui a le plus de réserves de pétrole. Tiens, tiens...

Alors, partons de quelques idées toutes simples :

Qui impose le blocus ? A qui ? Pourquoi ? Les Etats Unis et leurs fans clubs tentent de faire croire qu’il ne s’agit que de sanctions « ciblées ». Or, c’est tout le peuple qui se trouve visé.

Pourquoi affamer tout un peuple ? Depuis 1998, le Venezuela s’est écarté du droit chemin libéral. Il doit être puni.

14 avril 2013 Maduro est réélu président de la République. L’opposition « prend la rue ». Résultat : 42 morts. La tentative putschiste échoue et une nouvelle stratégie mise en place.

En décembre 2014, le Congrès des Etats-Unis approuve loi 113-278, « loi publique de défense des Droits de l’Homme et de la Société civile au Venezuela ». La loi permet de prendre mesures unilatérales coercitives contre le Venezuela. Washington conseille de travailler dans ce sens avec l’OEA et l’Union européenne.

Janvier 2015, l’agence étatsunienne d’évaluation des « risques pays » baisse la note du Venezuela, afin de compromettre réputation financière de ce pays... Tout cela restreint l’accès aux financements internationaux.

Mars 2015 : rebelote ! 3 agences de notation lancent des alertes sur un prétendu défaut de paiement du Venezuela.

Le 8 mars 2015, Barak Obama signe l’ordre exécutif 13692. Il déclare : le Venezuela « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique extérieure des Etats-Unis ».

En juin 2015, la Coface entité financière française qualifie le « risque pays » du Venezuela comme le plus élevé d’Amérique latine. Le but : y tarir les sources d’investissements.

le 28 octobre 2015, le général John Kelly commandant de l’United States Southern Command déclare que les Etats-Unis interviendront au Venezuela en cas de crise humanitaire

Avril 2016, le blocus financier, la strangulation, commence

Avril 2016 rapport du FMI sur la « catastrophe économique » du Venezuela. Il légitime les actions de guerre économique menées par FEDECAMARAS, le patronat vénézuélien.

mai 2016 : l’Assemblée Nationale (l’opposition y est majoritaire) vote une loi qui annule tous les contrats pétroliers, les investissements internationaux et l’émission de dette. Elle prétend assécher toute injection d’argent frais dans l’économie du pays

En juillet 2016, la banque étasunienne Citibank interdit à son réseau d’intermédiaires bancaires du Wolsberg Group (qui regroupe Banco Santander, Crédit suisse, etc.) de traiter avec le régime.

En août 2016 : la fermeture unilatérale des comptes d’administration oblige le Venezuela à opérer à partir d’autres monnaies alors que la plupart des devises résultant de la vente du pétrole sont en dollars. Les pertes dues aux nouveaux coûts de transaction, de change, etc., s’avèrent très lourds. Deutsche Bank ; Goldman Schahs et JP Morgan Chase ne peuvent plus opérer des transactions avec les institutions vénézuéliennes, dont la Banque centrale du Venezuela.

En mai 2017, Julio Borges, président de l’Assemblée Nationale, se réunit avec le conseiller à la Sécurité nationale de la Maison blanche, le général H.R. Mac Master, pour coordonner les sanctions financières et économiques

24 août 2017, le président Trump signe l’ordre exécutif 13808 intitulé « Imposition de sanctions additionnelles à propos de la situation au Venezuela ». Ce décret interdit toute une série de transactions avec l’État vénézuélien et notamment avec PDVSA et toutes les entités détenues par l’Etat vénézuélien. Une liste de restrictions des opérations financières est établie.

Le décret 13808 vise à systématiser les attaques contre les entreprises publiques et les opérations commerciales et financières de Etat vénézuélien afin de déstructurer le pays, et de précipiter l’effondrement.

L’ancien ambassadeur des Etats-Unis au Venezuela et en Colombie, William Bownfield, déclare : « la meilleure résolution est de précipiter l’effondrement du gouvernement vénézuélien même si cela implique des mois et des années de souffrance pour les Vénézuéliens »

13.11.2017 : L’Union Européenne interdit la vente de matériel de défense ou de sécurité intérieure au Venezuela

15 11 2017 : La Deutsche Bank, principal intermédiaire de la Banque centrale du Venezuela, ferme définitivement ses comptes, mettant en danger toute les opérations bancaires

décembre 2017 : le Ministère des Transports a constaté que 471 000 pneus, achetés à l’étranger, n’ont pu être expédiés en raison du blocus financier

29 01 2018 : Le Département du trésor des Etats-Unis affirme : « la campagne de pressions contre le Venezuela porte ses fruits (...) nous pouvons assister (...) à un effondrement économique total » . «  Notre stratégie fonctionne et nous la maintiendrons  ».

02 03 2018 : les Etats-Unis renouvellent pour un an les décrets 13692 (Obama)° et 13808 (Trump). Ils mettent en œuvre des mesures coercitives pour attaquer la stabilité financière du Venezuela.

19 03 2018 : le président Trump signe l’ordre exécutif 13827 qui interdit à tout citoyen ou institution d’effectuer des transactions financières avec la monnaie nouvelle, le « pétro ». Le décret exécutif du 25 août 2017 promeut l’asphyxie financière de Caracas.

mai 2018 : 9 millions de dollars de l’Etat vénézuélien sont « gelés » ; ils étaient destinés à des patients subissant des dialyses (20 000 affectés).

25 06 2018 : Le Conseil européen adopte la décision 2018/901 sanctionnant des membres de l’administration vénézuélienne.

01.11. 2018 : le président Trump signe un nouveau décret autorisant le Département du trésor à confisquer des propriétés à des opérateurs du secteur aurifère. Il s’agit d’empêcher la récupération, par l’Etat vénézuélien, du Bassin minier de l’Orénoque, 4e réserve d’or au monde.

28.01.2019 : Les Etats-Unis décident un gel des actifs de PDVSA pour un montant de 7 milliards de dollars. L’usurpateur Guaido annonce le gel de tous les actifs de son pays à l’étranger. La compagnie d’aviation espagnole Iberia refuse d’acheminer au Venezuela 200 000 boîtes de médicaments destinés à soigner des maladies chroniques.

Le 23.03 2019 : Washington propose des nouvelles sanctions. Le conseiller trumpiste à la sécurité, John Bolton, déclare : ce que nous faisons, c’est comme Dark Vador dans « La Guerre des étoiles », qui étrangle quelqu’un. C’est exactement ce que nous sommes en train de faire ».

« Bien réelle, la corruption, endémique, participe de l’anarchie dans la distribution des biens essentiels et du pillage de l’Etat. Encore convient-il de ne pas en faire l’alpha et l’oméga de la crise imputée par définition à feu Chavez ou au président Maduro ». (LEMOINE, Maurice, « Venezuela. Chronique d’une déstabilisation », éd. Le Temps des cerises, Montreuil, 2019, p. 340). Cette opinion de Maurice Lemoine, longtemps journaliste au « Monde Diplomatique », qui travaille depuis 1973 sur l’Amérique latine, montre que l’on peut être solidaire et rigoureux. Maurice Lemoine allie le travail de terrain et l’analyse en toute lucidité dans ses articles et reportages. Ces derniers s’inscrivent le plus souvent contre les productions dominantes sur le Venezuela. Est-il mieux informé que ses collègues ? Je ne le crois pas. Il pratique simplement l’étude des faits, sur place, et confronte les points de vue. Avec rigueur, honnêteté.

Trump : l’obsession vénézuélienne

22 mai 2018 : Trump signe un nouveau décret président qui renforce l’embargo , au mépris du droit international ; il reconnaît Guaido comme seul président « légitime ». En fait, une marionnette nommée par Trump, au mépris du droit international, (Guaido « s’autoproclame » « président » le 23 janvier 2019). Depuis, dans une situation toujours explosive, le président Maduro continue à plaider pour la négociation . Est-elle possible ?

« Le degré d’hostilité a désormais atteint un niveau qui semble exclure toute véritable conciliation » (Lemoine, Maurice, op. cit., p. 371)

La bataille principale reste la construction du « pouvoir populaire », l’accélération du projet socialiste (50 000 conseils communaux et 3 000 communes).

L’objectif affiché à la mort de Chavez insiste sur la Réforme Agraire (distribuer deux millions d’hectares de terre à 500 000 paysans).

Les « chiens de garde » visent à gagner la bataille de l’opinion, fût-ce au prix du mensonge. Les donneurs de leçons sous-estiment tout ce contexte.

Les faits, rien que les faits.

Jean ORTIZ,

URL de cet article 35038
https://www.legrandsoir.info/venezuela-les-faits-rien-que-les-faits.html

Publié le 18/06/2019

Européennes : de la montée de l’extrême-droite à une autre perspective
de : Eve76
 

(site bellaciao.org)

Il faut replacer les résultats aux européennes dans leur contexte et leur spécificité de scrutin de listes. Concernant ceux de la France insoumise, il était illusoire d’espérer que la montée de la logique de rupture, portée par Jean-Luc Mélenchon aux présidentielles, allait se poursuivre au Européennes.

Il faut cependant repérer les tendances lourdes à travers les résultats volatiles. Les résultats de la liste Jadot, avec 13,48 % est certes supérieur à celui d’EELV en 2014 (8,14 %) mais inférieur à celui de 2009 (16,28 %) ; ce score fut ramené en 2012 aux 2,31 % d’Eva Joly.

Concernant la France insoumise, le score de 2019 est quasi équivalent aux résultats du Front de gauche aux européennes de 2009 et 2014, et ce sans les voix qui se sont portées sur la liste du parti communiste (2 %). On peut penser qu’une liste commune des anciens partenaires du Front de Gauche aurait permis au moins une faible progression.

On peut tout incriminer pour expliquer cette stagnation. Peut-être aurait-il mieux valu choisir une tête de liste à laquelle les classes populaires aurait pu mieux s’identifier, plutôt qu’une porte-parole d’ONG ; il n’est bien sûr pas question de remettre en cause le dynamisme et l’investissement dans la campagne de Manon Aubry, qui aurait eu toute sa place dans le « peloton de tête » des candidats, mais n’avait pas le profil sociologique idéal pour incarner la liste.

Mais ce surplace la France insoumise reste inquiétant face à la tendance lourde de la montée de l’extrême droite. Après l’apparition du Front National aux européennes de 1984 (10,95 %) un deuxième décollage a eu lieu entre 2012 et 2014 : 17, 90 % aux présidentielles ; 24,86% aux Européennes de 2014. Le score de 2019 (23,34 %) confirme l’installation du phénomène.

Le grand désarroi

Cette montée traduit le désarroi devant l’évolution du monde. Ballottés de la droite à la gauche « classique », qui n’ont en rien amélioré leur sort, nombres de citoyens se sont tournés, paradoxalement, vers ceux que la diabolisation désignent comme les champions de l’anti système, du refus du monde tel qu’il est. Les campagnes pour révéler le vrai visage du Rassemblement National et démonter ses mensonges n’ont pas eu les résultats escomptés.

De plus, la montée de l’extrême-droite ne se mesure pas uniquement par les scores du RN. Le pire est probablement la reprise des thèmes de discours et des pratiques politiques par les partis « classiques », pensons à Manuel Valls, aux dérives de LR, à la dissolution de l’Etat de droit et à la perte de tout repère moral par LERM et son promoteur.

Par ailleurs, le divorce total entre les promesses électorales et la réalité des politiques menées a fait perdre le sens des mots, a brouillé la compréhension du monde et rend ardue la possibilité de forger sa propre opinion.

La montée de l’extrême-droite et le reflux du camp qui prône la rupture et l’alternative ne concerne pas que la France. Le groupe GUE-GNL a perdu plus de 10 élus et dans plusieurs pays la liste a été purement et simplement balayée.

Tout ceci incite à prendre de la distance avec les explications superficielles qui prétendent rendre compte de la différence de score entre 2017 et 2019. Des problèmes de démocratie interne ont pu jouer un certain rôle mais la racine du problème n’est pas là.

Pour être en mesure d’apporter des réponses à ce désarroi, il faut comprendre à quel point 40 ans d’évolution du capitalisme ont transformé le monde. La libre circulation des capitaux et l’ouverture des frontières ont mis en concurrence des travailleurs du monde entier. En France, ce qui reste de notre industrie est à la portion congrue. L’économie de services ne peut compenser les pertes subies. Elle donne lieu à des emplois valorisés et bien payés à une classe aisée qui choisit d’habiter là où elle veut, parmi ses pairs, et trouve le monde de Macron à sa convenance. La classe moyenne traditionnelle–enseignants, travailleurs sociaux soignants…–est sérieusement malmenée et voit son horizon s’obscurcir. Les autres se répartissent entre des emplois de services où ils sont interchangeables, la précarité et le chômage.

L’emploi industriel qui subsiste ne donne guère lieu à des emplois pérennes et encore moins à des collectifs soudés de travailleurs. Les entreprises sous-traitantes, qui pressurent les travailleurs pour en tirer leur bénéfice, sont fragile face à leurs donneurs d’ordre qui eux empochent l’essentiel de la plus-value.

Le capitalisme a organisé le monde pour se mettre à l’abri des luttes sociales. Partout dans le monde, les classes populaires se sont défendues dans des cadres nationaux alors que le capital s’accapare et organise le monde à son profit. Nos schémas de pensée n’ont pas intégré cet état de fait et nous en payons le prix.

Plutôt qu’un big-bang, des pistes de réflexion et de travail

Après des décennies de retard sur le capital, avons-nous réellement les moyens de réaliser un « big bang » ?

Encore faudrait-il faire porter notre volonté de renouvellement au niveau où elle mérite de l’être. Ce qui manque le plus cruellement, c’est la pertinence d’un projet.

L’Avenir en commun est une avancée mais elle n’est pas suffisante. Ce programme a une cohérence, propose des éléments de rupture significatifs avec le fonctionnement dominant, avance des pistes de pour reconfigurer le monde. Le problème est que ce qui pourrait être une base de départ très intéressante est présenté comme un document abouti et achevé, sur lequel il n’y a plus à revenir. Il suffirait de le populariser et de faire élire les candidats FI qui vont le mettre en œuvre. Les processus participatifs (ateliers législatifs…) semblent très contrôlés. En tout cas on ne peut pas dire que ces thèmes fassent l’objet d’une large appropriation. C’est dommage, car des thèmes comme la planification écologique, le protectionnisme solidaire (qu’on ferait mieux d’appeler la régulation solidaire des échanges) sont des notions clés pour construire un avenir différent, et qui mériteraient d’être davantage élaborés.

Une des façons de changer nos méthodes politiques, c’est assurément de s’arrimer au concret. Les grandes discussions autour de la notion de « populisme », par exemple, risquent de ne pas apporter grand-chose tant chacun met ce qu’il veut dans cette notion floue. Revenir au concret, c’est dire comment on modifie la réalité, ce que l’on défait et ce que l’on refait, pour commencer à reprendre le pouvoir sur nos vies. Cela semble évident, et pourtant… Comme l’écrit Jean-Claude Mamet : « La question est : est-ce que cela suffit d’être solidaires ? Le vrai engagement politique commun serait de prolonger la solidarité élémentaire par des propositions politiques : sur les services publics européens, sur les priorités écologiques, sur la démocratie. Mais là, il n’y a plus personne ! (…) L’offre politique doit être enracinée dans l’action, sinon elle court le risque du projet en surplomb auquel il faut se rallier, sans être appelé à coconstruire. L’émancipation implique la participation à la fabrique du politique. »[1]

Cette fabrique du politique par des enjeux concrets se fait à plusieurs niveaux. Les prochaines municipales mettent en avant des enjeux liés à la vie quotidienne. Excellente occasion d’aller à la rencontre des abstentionnistes, de ceux qui pensent que « les politiques, ce sont tous les mêmes », et de leur suggérer, justement, de se mêler directement de leurs affaires.

D’autres enjeux concernent les territoires : comment y construire une autre économie, répondant aux besoins humains et écologiquement soutenables ? Ceci implique de réfléchir en termes d’activités, mais aussi de planification, de socialisation du crédit (dont il faudrait réfléchir aux modalités pratiques).

Un niveau supérieur met en jeu la solidarité internationale. La mise en place des accords de libre-échange, avec les clauses des tribunaux d’arbitrage, piègent totalement la démocratie, en transformant les Etats en aménageurs de terrain de jeux pour multinationales et en interdisant de facto la prise en compte des intérêts des populations. Ces attaques frontales devraient donner lieu à des luttes communes et à l’établissement de liens transnationaux durables, d’une manière beaucoup plus large qu’aujourd’hui. La remise en cause de l’emprise capitaliste devrait être associée à la projection d’une autre conception du monde. Dire qu’un « autre monde est possible » n’est qu’un slogan creux si cette proposition n’est pas ensuite déclinée concrètement.

Il faut nous saisir de ces questions. La réappropriation du monde pour le bien de l’humanité entière impose de penser l’interdépendance des territoires (la reterritorialisation n’est pas l’autarcie). Comment sortir de la division internationale du travail, et de la division internationale des processus productifs imposées par le capitalisme en fonction de ses intérêts ?

Ce n’est pas parce que l’on est au creux de la vague qu’il faut manquer d’ambition, de vision de l’avenir, bien au contraire. Plus que jamais, l’imagination d’un monde différent doit être au pouvoir.

 

Publié le 17/06/2019

Emmanuel Macron est-il un danger pour la République ?

Loïc Le Clerc (site rgards.fr)

Alors qu’Emmanuel Macron fête se deux ans au palais de l’Elysée, nous proposons de faire une sorte de bilan. Après la liberté de la presse, quel mal le Président a-t-il déjà fait à... la justice ?

Article 64 de la Constitution : « Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire »

Dans l’épisode 1 de cette série sur « Emmanuel Macron est-il un danger pour la République ? », nous vous parlions du rapport malsain qu’entretient le chef de l’Etat aux médias. Depuis, le hasard faisant bien les choses, la Macronie nous a d’elle-même trouvé une transition. Alors que plusieurs journalistes se voyaient convoqués par la DGSI – que cela concerne la vente d’armes à l’Arabie saoudite ou l’affaire Benalla –, Emmanuel Macron lui-même arguait à ce propos que « la protection des sources, c’est très bien, mais il y a la protection de l’Etat et une réserve qui doit prévaloir ». De son côté, la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, justifiait cette entrave au secret des sources comme ceci : « Les journalistes sont des justiciables comme les autres ». Or, c’est faux. Et ce n’est certainement pas au pouvoir exécutif d’en décider. Tout un symbole.

Fouler du pied une liberté fondamentale, la liberté de la presse, au nom de la défense de l’Etat, la ficelle semble bien grosse. Ce qui nous amène à la question suivante : Emmanuel Macron est-il un danger pour la justice ?

Le principal coup a été porté le 23 mars dernier, avec l’adoption de la réforme de la justice. C’est plus qu’une profession qui s’est élevé contre ce texte de loi, c’est tous les acteurs du monde de la justice, qu’ils soient magistrats, greffiers, avocats ou qu’ils viennent de la « société civile ». Fidèle à sa méthode, l’exécutif n’aura discuté avec personne. C’est qu’on ne négocie pas avec Emmanuel Macron. La loi, c’est lui.

La justice version start-up nation

En France, le budget consacré à la justice est de 7 milliards d’euros annuel, pour environ 30.000 fonctionnaires de justice, 70.000 avocats et 8500 magistrats en exercice – soit autant de magistrats qu’au XIXème siècle. Sauf que depuis 200 ans, la population française a grandement augmenté, ainsi que le nombre de litiges. Mais au-delà du manque de magistrats, ces derniers souffrent de la diminution perpétuelle du nombre de fonctionnaires de justice, greffiers en tête. Une juge exerçant en Seine-Saint-Denis, sous couvert d’anonymat, nous raconte qu’elle change de greffier toutes les semaines, quand elle en a un à ses côtés… En fait, tout est sous-dimensionné : le personnel, les bureaux, le matériel informatique, etc. Comme un signe du temps, le nombre d’arrêts-maladie est en hausse au sein des acteurs de la justice. Moins d’argent, moins de gens, moins de temps. Un juge peut-il décemment rendre la justice avec la même clairvoyance quand il rend sa décision au bout de la nuit, après une journée à voir défiler les affaires ?

Emmanuel Macron fait-il pire que ses prédécesseurs ? « Il est dans la continuité, nous explique Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature. C’est une extension sans fin de l’idéologie sécuritaire. Sa spécificité est dans la manière de présenter les choses de façon simple, moderne et pragmatique, sous-couvert d’une soi-disante absence d’idéologie. La ministre de la Justice nous a même dit qu’elle voulait faire une loi "débarrassée des oripeaux de l’idéologie". » C’est que le Président veut aller plus loin, intensifier le travail de démantèlement de la justice. A l’instar de tout service public, il a entrepris une vaste opération de privatisation de la justice, avec pour justification… l’état laborieux du service public.

Pour Katia Dubreuil, ce « sous-dimensionnement structurel du budget de la justice » n’est pas neutre : « On barre l’accès au juridiction, afin que le juge soit moins saisi et qu’il y ait moins d’affaires. Mais comme il faut quand même traiter ces contentieux, on passe par le privé. » En effet, auparavant, certains contentieux se réglaient au tribunal d’instance, parfois sans avocat, de toute façon sans frais. Désormais, des « plateformes » pourront servir de lieux de médiation des conflits. En matière familiale ou concernant le droit du travail, c’est de plus en plus à la mode. En soi, la médiation n’est pas un problème. Sauf quand il passe du statut de service public à celui de marché. Car ces plateformes seront gérées par des entreprises privées. Aux dires de Laurence Roques, présidente du Syndicat des avocats de France, « c’est très simple : la neutralité du juge en tant que service public, même apparente, n’existera plus ».

Illusion de modernisme

Sachez-le, Emmanuel Macron veut valoriser la justice de proximité. Il veut faire rentrer la justice dans les foyers. Quelle audace ! Sauf que, on commence à en avoir l’habitude, ses actes sont antinomiques de ses paroles. Comment compte-t-il s’y prendre ? Par la suppression des tribunaux d’instance (concentrés en un tribunal par département) et par le numérique. Plus loin et en même temps plus près ?

Par la dématérialisation, non seulement le service rendu n’est pas le même, mais cela aggrave nécessairement les inégalités sociales. D’après le Défenseur des droits, 25 à 30% des Français sont en situation de fracture numérique. Quant à ceux qui maîtrisent les outils numériques, ils se retrouverons seuls face au vocabulaire juridique avec toutes les difficultés que cela comprend. « Cette rationalisation des procédures remet en cause l’accès au juge et la garantie du procès équitable », souligne Dominique Noguères, vice-présidente de la LDH. Pour couronner le tout, « rien n’est prêt pour l’ouverture de la saisine en ligne de la justice. Les moyens informatiques, les logiciels, etc., la justice est à l’âge préhistorique », lance Katia Dubreuil.

Par la centralisation, la justice perd un peu plus sa fonction de service public. Les tribunaux d’instance étaient des lieux où chacun pouvait venir déposer son dossier, expliquer son histoire avec ses mots, obtenir l’aide d’un greffier pour remplir les formulaires et rencontrer un juge, le tout sans frais de justice. Laurence Roques ne cache pas son agacement :

« Sous prétexte de recentrer le juge sur son cœur de métier – les beaux dossiers –, on met la justice du quotidien à la marge. Et le justiciable, il ira voir ailleurs ! Leur grande idée, que ce soit avec le numérique ou la territorialité des tribunaux, c’est de fermer des lieux de justice sans le dire, et surtout de diminuer le nombre de fonctionnaires. »

Pour résumer, non seulement la justice de proximité s’éloigne – avec l’illusion inverse via le numérique – mais elle devient aussi payante. Les questions qui se posent sont les suivantes : les justiciables pourront-ils toujours avoir accès à un juge ? La justice devient-elle un luxe ? La justice se rend-elle toujours « au nom du peuple français » lorsqu’elle est privatisée ? « Le risque c’est que la justice ne joue plus son rôle d’institution qui aide à la paix sociale », déplore Katia Dubreuil. De son côté, Laurence Roques craint surtout que l’« on crée des zones de non-droit. Comme pour la santé, il y a ceux qui auront les moyens d’être bien soignés et les autres. »

Un jour, l’indépendance du parquet…

Emmanuel Macron, ça n’est pas que des mots et des actes, c’est aussi un style. On ne développera pas ici l’éternel problème de la non-indépendance du parquet – dont le rattachement à la Chancellerie autorise tacitement la suspicion du parquet « aux ordres ». Katia Dubrueil constate « une utilisation assez maximaliste des textes qui permettent ce lien avec le parquet ». L’exemple le plus flagrant a été la nomination du procureur de Paris. Edouard Philippe a ostensiblement mis en scène ses entretiens avec les candidats, souhaitant que le futur procureur soit « en ligne et à l’aise » avec l’exécutif.

Ça se passe comme ça, en Macronie. « La façon dont le pouvoir conçoit ses relations avec la justice est très problématique », juge Katia Dubreuil. Elle est d’autant plus inquiète qu’« avec l’extrême droite aux portes du pouvoir, et Emmanuel Macron qui se présente comme le seul rempart, il y a une difficulté à expliquer que c’est bien le pouvoir en place met en place des mesures dont l’idéologie est extrêmement régressive ».

Certains en viennent à regretter le temps où Sarkozy s’en prenait à eux. Il était dans la provocation, mais cela avait le mérite de provoquer une réaction. « Avec Macron, c’est beaucoup plus insidieux », nous glisse une magistrate, déplorant « l’entreprise de déstabilisation de tout ce qui se rattache aux idéaux de la République. Ça n’est pas un dégât collatéral, c’est un projet de société bien pensé. » Un projet de société qui n’aura pour seule conséquence qu’une justice injuste.

 

Loïc Le Clerc

Prison : vous avez dit laxisme ?

52.000 détenus en 2002. 72.000 aujourd’hui, pour 61.000 places de prison. Le ratio augmente beaucoup plus vite que la population française. Et d’aucuns qualifient cela de « laxisme »… En parallèle, on constate une baisse du nombre de saisine des juges d’instruction. Ces deux données mises côte-à-côte indiquent une seule chose : la France incarcère plus pour des faits moins graves que par le passé. En effet, en matière criminelle, la saisine du juge d’instruction est obligatoire. CQFD.

La question de la détention provisoire est centrale. En avril dernier, on dénombrait 20.000 prévenus derrière les barreaux des maisons d’arrêt. Ici, le taux de surpopulation carcérale est de 140%. En comparaison, dans les centrales (peines supérieurs à 10 ans), il n’y a pas de surpopulation. Pour Marie Crétenot, responsable du plaidoyer à l’Observatoire international des prisons, « rien qu’avec des aménagements de peine – pour les 19.000 personnes emprisonnées pour une peine de moins d’un an –, on règle le problème de la surpopulation carcérale ».

La difficulté avec Emmanuel Macron et ses semblables, c’est qu’ils sont « très forts en communication, explique Marie Crétenot. Au moment de la réforme de la justice, ils ont sorti de nulle part le chiffre de 8000 détenus en moins grâce à cette loi – ce qui est faux. Et en même temps, ils annoncent la création de 15.000 places de prison. » Sophie Chardon, vice-présidente du Genepi, est lasse : « Plus on construit de places de prison, moins on aménage les peines, plus on enferme. C’est juste logique. Dire le contraire est un mensonge. »

La force du « et en même temps ». Et ses ravages sur les vies humaines. La prison en France, on pourrait la résumer en trois points : 1/ la dégradation des conditions de travail des fonctionnaires de justice, qui se traduit par une dégradation des droits des justiciables. 2/ la surpopulation carcérale, la France est le troisième pire pays d’Europe, après la Macédoine et la Roumanie. 3/ en 2018, il y a plus de 130 morts en prison. En 2019, on est déjà à 25.

 

L.L.C.

 

Publié le 16/06/2019

Trou de la Sécu : merci Macron !

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

La commission des comptes de la Sécurité sociale s’attend à un déficit de la sécurité sociale s’élevant de 1,7 à 4,4 milliards d’euros en 2019. L’équilibre pronostiqué par le gouvernement pour cette année se trouve plombé par plusieurs mesures libérales visant à défiscaliser le travail. Un vrai cadeau pour les entreprises qui appellera peut-être de nouvelles mesures d’austérité dans les dépenses de santé.

La faute aux gilets jaunes ? Pas vraiment, contrairement à ce que laissent entendre la plupart des titres de presse aujourd’hui. Reprenant les éléments du rapport de la commission des comptes de la Sécurité sociale rendus publics ce mardi, ceux-ci mettent en avant deux responsables : le ralentissement économique, et les gilets jaunes auxquels des concessions auraient été faites à travers les mesures d’urgence prises par l’exécutif le 10 décembre 2018. Une présentation quelque peu tronquée.

La commission des comptes de la Sécurité sociale pointe comme première cause : des prévisions de croissance de la masse salariale surestimées. En langage simple, cela signifie que les rémunérations brutes versées aux salariés ont moins progressé en 2019 que prévu. En cause, au moins pour partie, le choix d’Emmanuel Macron le 10 décembre de ne pas augmenter les salaires et le SMIC, mais d’inciter le patronat à octroyer à la place une prime exonérée de cotisations sociales. Une drôle de façon de mettre en musique le discours du gouvernement sur le « travail doit mieux payer », dans la mesure où cette prime lie finalement la rémunération des salariés au bon vouloir de leurs employeurs. Mais aussi aux résultats des entreprises, plutôt que de rémunérer le travail par du salaire.

Moins de prestations sociales pour les salariés, plus d’exonérations pour les patrons

Ainsi, alors que la loi de finances votée à l’automne prévoyait une hausse de 3,5 % de la masse salariale en 2019, les prévisions actualisées tablent sur 3,1 % et même 2,9 % pour les salaires soumis à cotisations pour la Sécurité sociale. Manque à gagner : 1,7 milliard d’euros, dont 900 millions de cotisations. En effet, la prime Macron n’est pas la seule mesure affaiblissant les comptes de la Sécurité sociale. L’avancement au 1er janvier de l’exonération de cotisations sociales participe aussi à réduire les recettes pour un montant de 1,2 milliard. Les grands gagnants de ces dispositifs ne sont ni les gilets jaunes ni les 25 millions de salariés en France. Pour eux, si le net augmente sur la fiche de paye, la part du salaire socialisé correspondant à leur protection sociale baisse d’autant.

Les réels gagnants de l’opération sont les employeurs qui voient leurs cotisations patronales purement et simplement supprimées. Les autres mesures participant à accroître le déficit de la Sécurité sociale sont celles portant sur une partie des retraités. L’annulation de l’augmentation de la CSG avant les élections européennes correspond à 1,7 milliard selon la commission des comptes de la Sécurité sociale. Ainsi, le gouvernement, loin de modifier sa politique économique face au mouvement des gilets jaunes, a sorti le chéquier de la protection sociale collective.

C’est donc bien le choix politique de favoriser les entreprises qui est à la source d’une augmentation du déficit de la Sécurité sociale aujourd’hui. Un choix appliqué avec constance gouvernement après gouvernement, le plus souvent au nom de la préservation de l’emploi. Déjà en 2016, le montant des exonérations de cotisations à la Sécurité sociale s’élevait à 27,6 milliards, alors que le « trou de la sécu » était de 7,8 milliards cette année-là. Mais le déficit qui tournait autour de la barre des 10 milliards entre 2003 et 2008 avait bondi à plus de 23,5 milliards en 2009 et même 28 milliards en 2010, juste après la crise financière qui avait détruit de nombreux emplois, et donc les cotisations associées.

Afin de résorber les déficits, compensés en grande partie par l’État (87,1 % en 2016), les ministres de la Santé sous les présidences de Nicolas Sarkozy, de François Hollande et maintenant d’Emmanuel Macron se sont attachés à diminuer les remboursements et à réduire les dépenses de santé en mettant l’hôpital à la diète. Avec pour résultat aujourd’hui des services de soins sous pression. Dans le même temps, l’allongement de l’âge de départ à la retraite a réduit le déficit de la branche vieillesse. Finalement, une seule chose n’a pas été réalisée : faire baisser réellement le nombre de chômeurs. Pourtant cela aurait augmenté mécaniquement les recettes en augmentant le nombre de cotis

Publié le 15/06/2019

En guerre contre Blanquer !

(site politis.fr)

Le collectif Bloquons Blanquer a montré lors d'une conférence de presse à Paris une grande détermination à se battre par tous les moyens contre les réformes du ministre de l'Éducation nationale.

Nous sommes face à un rouleau compresseur destructeur, nous assistons à un recul de civilisation. C'est une véritable guerre contre l’Éducation nationale ! », a tempété Ludivine Bantigny, historienne, spécialiste des mouvements sociaux au début d'une conférence de presse au ton très offensif.

Le collectif Bloquons Blanquer à l'origine d'une tribune dans Libération signée par de nombreux intellectuels (Ludivine Bantigny, Étienne Balibar, Laurence De Cock, Annie Ernaux...) était réuni mercredi 12 juin après-midi dans une petite salle de cours de l'École des hautes études en sciences sociales à Paris pour exposer « son plan de bataille » contre les réformes éducatives du ministre de l'Éducation. Une vingtaine de personnes, essentiellement des enseignants et quelques journalistes ont assisté à cette conférence de presse qui était aussi retransmise en Facebook Live.

Professeurs des écoles, enseignants de secondaire mais aussi de lycée professionnel, accompagnateurs d'enfants en situation de handicap, parents d’élèves et lycéens, une dizaine de personnes ont pris tour à tour le micro pour expliquer les raisons d'une grande colère.

Le droit de se tromper, de se chercher

Magali, professeur des écoles à Paris, a pris l'exemple d'une ancienne élève, Yasmina, qui a réussi à surmonter des difficultés scolaires en élémentaire. N'aurait-elle pas été découragée par de mauvais résultats aux trop nombreuses évaluations mises en place par Jean-Michel Blanquer dès la maternelle ? Aujourd'hui en seconde, Yasmina va-t-elle voir sa volonté d'être pharmacienne réduit à néant ? « Avec 13 de moyenne en maths elle n'est pas sûre de pouvoir s'inscrire en spécialité maths en classe de première dans son lycée. Le nombre de demandes est tel que la barre est fixée au-dessus de 13. Cette élève motivée va-t-elle devoir changer son projet professionnel parce qu'il n'y pas de places pour elle dans son lycée de secteur ? » Nombreux dans ce cas se lancent avec leurs familles dans une véritable course aux dérogations pour changer d'établissement. Une course périlleuse pour les familles qui maitrisent mal les codes de l'administration, et donc génératrice d'inégalités supplémentaires.

Professeure en lycée professionnel, Cathy a dénoncé la logique « purement libérale » qui s'applique dans les filières professionnelles. La forte baisse du nombre d'heures pour les matières générales, le mélange dans les classes avec des adultes en reconversion va « faire du bac pro un sous-bac destiné aux classes populaires et aux plus précaires », a-t-elle expliqué. « Il faut savoir ce que l'on veut faire de sa vie toujours plus vite, a-t-elle enragé. Nous continuons de vouloir des enfants qui ont le droit de se tromper, de se chercher, de se trouver... »

Le retour de la grève du bac

Inégalités entre les lycées qui ne proposeront pas les mêmes options, la plateforme d'inscription Parcoursup qui met « trop d’élèves sur le bas-côté ». Pour le lycéen Louis Boyard, président du syndicat UNL, ces raisons doivent pousser les lycéens à soutenir le personnel enseignant et éducatif. « Ils se mobilisent pour nous, ils ne parlent pas d'eux mais de notre avenir. Contrairement à Blanquer, ils nous considèrent vraiment comme des adultes. Et puis si on ne peut pas passer le bac tant pis ! L'enjeu est plus important. C'est grâce aux professeurs que je peux parler devant vous, c'est eux qui m'ont toujours aidé, pas le gouvernement ! », a-t-il résumé.

Le baccalauréat 2019 est menacé. La grève des surveillances et des corrections pendant les examens 2019 est en effet la dernière arme des professeurs et membres de l'Éducation dans la lutte sociale en cours. Ce serait seulement la troisième fois après 1968 et 2003 (année de réforme de retraites), que les examens seraient ainsi bloqués. Le collectif promet à partir de lundi 17 juin une « véritable semaine d'enfer à Blanquer » avec des actions « spectaculaires » mais dont la teneur est pour le moment tenue secrète.

Rêve de convergence des luttes

La conférence de presse s'est clôturée par une déclaration très politique portée par le journaliste et grand reporter Antoine Peillon. L'auteur du bien-nommé Résistance ! voit dans la politique de Jean-Michel Blanquer « le reflet de ce désir de l’oligarchie de voir crever les classes populaires ». Dans une période « de crise sociale et écologique », selon lui, « ils pensent cyniquement à se sauver et à se protéger dans des bunkers au dépend des plus pauvres jugés inutiles. Cette idéologie sous-tend les réformes en cours dans l’Éducation ». La crise écologique a été aussi évoquée par une intervenante du collectif des Enseignants pour la planète. Avec ce désir toujours présent que les luttes convergent enfin.


par Matthias Hardoy

Publié le 14/06/2019

En Grèce, l’onde de choc des élections européennes

Par Fabien Perrier (site humanite.fr)

En Grèce, le parti Syriza a subi une défaite importante aux élections municipales, régionales et européennes qui viennent de se tenir. Le Premier ministre a déclenché des élections législatives anticipées.

 « Je demande la dissolution du parlement et la tenue d’élections nationales. » Ces mots, le Premier ministre grec Alexis Tsipras les a prononcés le lundi 10 juin dans le Palais du Président de la République hellénique Prokopis Pavlopoulos. Le président a accepté la demande. Puis, Alexis Tsipras est ressorti. Quelques minutes plus tard, il était au Palais de la musique pour le premier meeting de campagne de Syriza, son parti. Pourtant, depuis le début de l’année, des proches de l’exécutif répétaient en boucle que le gouvernement irait au terme de son mandat et que les élections législatives se tiendraient en octobre. Les résultats du 26 mai ont changé la donne.

Ce jour-là, le scrutin – le premier depuis les législatives de septembre 2015 – avait des allures d’élections générales. Les Grecs devaient voter pour les européennes ainsi qu’aux premiers tours des municipales et des régionales. Les trois scrutins se sont soldés par une sanction contre Syriza au profit de son principal parti d’opposition, Nouvelle Démocratie (ND), la droite conservatrice. Aux européennes, ND a récolté 33,12% des suffrages exprimés contre 23,76% pour Syriza. Aux régionales, Syriza a tout perdu, excepté la Crête grâce à une alliance avec le Pasok. Quant à la capitale Athènes et la deuxième plus grande ville Thessalonique, elles passent dans les mains de la droite.

Sanction sans appel

Elle a plusieurs causes. Tout d’abord, une part de la population grecque n’a pas accepté la signature de l’accord de Prespes qui apporte une solution au conflit gelé avec la « République de la Macédoine du Nord ». D’ailleurs, la différence entre ND et Syriza est particulièrement importante dans le nord du pays, à la frontière avec Skopje – nom de la capitale du voisin. En Attique, Syriza est porté responsable de la mauvaise gestion des incendies qui ont ravagé la côte nord et ouest de l’Attique à l’été 2018. La gauche grecque perd cette région symbolique remportée en mai 2014. Cette victoire annonçait que Syriza avait le vent en poupe à l’échelle nationale. Mais le vent a tourné.

A l’époque, Syriza faisait campagne contre l’austérité et proclamait la sortie des « mémorandums », les accords de prêts de l’UE, de la BCE et du FMI, en échange de l’application de réformes comme des privatisations, des hausses de taxes, la casse des conventions collectives... Mais après son élection en janvier 2015, Alexis Tsipras et son équipe échouent à changer le cours d’une Union européenne majoritairement à droite. À l’été 2015, ils sont contraints de signer à leur tour un troisième mémorandum ; Syriza se divise. Alexis Tsipras et son équipe veulent utiliser les faibles marges de manœuvre laissées par le mémorandum pour « protéger » les plus défavorisés.

« Malgré les mémorandums, nous n’avons pas suivi une voie néolibérale et nous avons même fait annuler des demandes irrationnelles, comme un passage à un système privé d’assurance-chômage ou une énième baisse des retraites qu’exigeait le FMI, explique Giorgos Katrougalos, le ministre des Affaires étrangères. Mais il est vrai que nous n’avons pu appliquer notre propre politique de gauche qu’à partir de fin août 2018, après la sortie du mémorandum. »

Syriza, à l’épreuve de la défaite

Le taux de chômage, qui a atteint un pic de 27,9% en 2013, s’élève désormais à 18,1%. Mais les salaires restent faibles. Le salaire moyen brut a chuté de 1443 euros en décembre 2009 à 1165 euros bruts en décembre 2018, selon une source proche du gouvernement. Pendant la même période, le salaire moyen à temps partiel est passé de 507 euros à 391 euros bruts. Le seuil de pauvreté s’élève à 382 euros. Pour tenter de sortir de la spirale de la paupérisation, le gouvernement a rétabli, avec les partenaires sociaux, des conventions collectives dans différents secteurs, supprimé le « Smic jeune » pour les moins de 25 ans et augmenté le salaire minimum de 11 % pour tous (650 euros brut, contre 586 euros auparavant). En outre, la Grèce, dont la dette s’élève à 180% du PIB, reste sous la surveillance renforcée de ses créanciers et est contrainte de dégager un excédent budgétaire d’au moins 3,5% de son PIB chaque année pour être en mesure de rembourser ses dettes. Elle est parvenue à dégager un excédent de 4,4% du PIB cette année, contre 3,9% l’an dernier.

Syriza lance sa campagne en promettant d’améliorer le sort de la classe moyenne que le parti a « perdue » selon différents observateurs. Dans les sondages, ND est toujours au moins 7 points devant le parti au gouvernement pour le vote du 7 juillet. L’enjeu pour Syriza est désormais d’avoir un groupe parlementaire le plus important possible, mais probablement dans l’opposition. Et que le parti Syriza – une construction relativement récente – reste soudé face à l’épreuve de la défaite.

Fabien Perrier

Publié le 13/06/2019

Brésil: Lula victime d’une machination express?

Par Chantal Rayes et François-Xavier Gomez — (site liberation.fr)

Les responsables de l’enquête anticorruption «Lava Jato» auraient manœuvré pour empêcher le retour de l’ancien président de gauche au pouvoir en 2018, selon le site «The Intercept», sur la base d’enregistrements explosifs.

Des magistrats ont-ils conspiré pour empêcher Lula, l’ancien président de gauche du Brésil (2003-2010) de se présenter une nouvelle fois en 2018 ? C’est l’accusation que lance le site d’investigation The Intercept après avoir eu accès à un grand volume de messages privés échangés notamment sur la messagerie Telegram entre les procureurs et le juge Sérgio Moro, et obtenus de façon anonyme. Ce juge est aujourd’hui ministre de la Justice du président d’extrême droite Jair Bolsonaro.

Que révèle l’enquête de «The Intercept» ?

Par le biais d’une source anonyme, le site a eu accès à un grand nombre de messages privés échangés sur Telegram, de 2015 à 2017, entre les procureurs qui instruisent l’affaire Lava Jato («lavage express»), la tentaculaire enquête sur la corruption qui a bouleversé le paysage politique brésilien, et leur chef, Deltan Dallagnol, notamment. Sans démontrer que Lula est innocent, ces échanges portent un sérieux coup à la solidité de l’accusation qui a mené l’ancien président en prison - il purge depuis avril 2018 une peine de huit ans et dix mois de réclusion, après sa récente révision à la baisse -, l’empêchant de briguer la présidentielle de 2018 dont il était le favori.

Alors juge de première instance, le ministre de la Justice du gouvernement de Jair Bolsonaro, Sérgio Moro, l’avait condamné pour corruption le 12 juillet 2017, un verdict confirmé en appel début 2018. Lula aurait reçu un triplex en bord de mer de la part du groupe de BTP OAS, en échange de quoi l’entreprise aurait décroché des contrats avec le géant pétrolier Petrobras. La principale révélation de The Intercept (qui en promet d’autres) : le procureur Deltan Dallagnol nourrissait des doutes sur sa culpabilité. «Ils vont dire qu’on l’accuse sur des indices fragiles […], écrit-il à ses pairs. Jusqu’à présent, j’ai peur de [faire] ce lien entre Petrobras et enrichissement. Et après ce qu’on m’a dit, j’ai peur, pour cette histoire d’appartement.»

Les doutes de Dallagnol touchent ici à deux points clés qui sous-tendent l’accusation contre Lula : le leader de gauche a-t-il vraiment permis au groupe OAS, en échange du triplex, d’obtenir des contrats avec Petrobras ? Car sans lien avec la compagnie pétrolière, au centre des détournements révélés par Lava Jato, le juge Moro - dont l’impartialité a toujours été remise en cause par la défense - n’était plus compétent. Surtout, s’il n’y a pas eu contrepartie en échange du «cadeau» supposément reçu par Lula, alors il n’y a pas eu corruption. Or Dallagnol ne semble même pas sûr que Lula soit le réel propriétaire du triplex… Cela ne l’empêchera pas de le mettre en accusation, quelques jours plus tard, le 14 septembre 2016, lors d’une conférence de presse fracassante, le présentant en «chef» d’une organisation criminelle ayant pris d’assaut le groupe pétrolier semi-public Petrobras.

The Intercept révèle aussi des échanges entre Sérgio Moro et Dallagnol, auquel le magistrat suggère une piste d’enquête contre le leader de gauche. Au Brésil, le juge peut superviser l’instruction, mais Moro semble avoir été trop loin. Il n’y a aucune anomalie, s’est défendu l’intéressé, qui a toujours démenti toute chasse aux sorcières contre le Parti des travailleurs (PT) de l’ancien président. Les avocats de Lula, eux, y ont vu une confirmation du «complot» visant selon eux leur client, afin d’empêcher son retour au pouvoir.

Qui est Sérgio Moro, le juge devenu ministre ?

Le 6 mars 2016, quand le Brésil se réveille, une image tourne en boucle sur les écrans : l’ancien président Lula est emmené sous bonne escorte au palais de justice de São Paulo pour y être interrogé. Comme un vulgaire parrain de la drogue ou du jeu clandestin. A l’aube, un dispositif démesuré (200 policiers, 30 inspecteurs du fisc) a perquisitionné son domicile avant d’emmener le fondateur du PT. Cette mise en scène médiatique a été voulue par Sérgio Moro, juge de première instance à Curitiba, dans le Paraná, un tranquille Etat du Sud éloigné des centres de décision. C’est sur son bureau qu’a été déposée la première plainte contre le géant du BTP Odebrecht, préambule à ce qui deviendra l’affaire Lava Jato.

Si la croisade anticorruption du petit juge provincial suscite dans un premier temps la sympathie, il apparaît vite que sa cible privilégiée est le Parti des travailleurs. Bien que l’ensemble des forces politiques semble avoir bénéficié des largesses du Bouygues brésilien. Au-delà du fort soupçon de partialité, ce sont les méthodes du juge Moro qui posent problème. Pour faire parler un suspect, il n’hésite pas à prolonger indéfiniment sa détention provisoire. Il marchande sans vergogne (remises de peine contre collaboration) et distille les fuites dans les médias.

Lors du débat sur la destitution de Dilma Roussef, Moro révèle des écoutes entre l’ancien président et sa successeure, sans rapport avec Lava Jato. Sa justification : «le droit à l’information» du public. Une fois la présidente chassée du pouvoir, Moro peut s’attaquer de front à Lula, qu’il accuse d’avoir accepté en cadeau le triplex.

Après la condamnation qui met hors course le favori des sondages, le juge Moro jette le masque entre les deux tours de la présidentielle : il sera ministre de la Justice si le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro est élu. Depuis le 1er janvier, le petit juge est à la tête d’un ministère au périmètre élargi à la sécurité publique et aux affaires pénitentiaires. C’est le triomphe de cette «république de Curitiba» que dénonçait Lula, un groupe de juges réuni autour de Moro pour, selon lui, l’empêcher de briguer un nouveau mandat. Amère conclusion pour le «Mandela brésilien» : c’est grâce aux pouvoirs élargis que la gauche a accordés aux juges pour combattre la corruption que Moro a pu avoir sa peau.

Comment fonctionne «The Intercept» ?

En 2013, Pierre Omidyar, homme d’affaires franco-irano-américain fondateur d’eBay, annonce la création d’un média doté de 250 millions de dollars, une partie infime des bénéfices de son site d’enchères. Il confie les rênes du nouveau journal en ligne, baptisé The Intercept, à un trio de personnalités américaines liées au journalisme collaboratif et d’investigation : Glenn Greenwald, qui a publié dans le Guardian les premières révélations d’Edward Snowden sur l’espionnage mondial mené par la NSA, l’agence de renseignement de la Défense des Etats-Unis ; Laura Poitras, dont le documentaire Citizenfour retrace l’histoire de Snowden ; et Jeremy Scahill, célèbre pour un livre-enquête sur Blackwater, société de défense privée américaine.

The Intercept se donne pour mission d’exploiter et de révéler les données transmises par des lanceurs d’alerte. En commençant par la masse de documents de la NSA mise à sa disposition par Snowden. Ainsi, le site révèle en décembre 2016 (en France, avec son partenaire le Monde) l’étendue de l’espionnage de l’agence américaine et de son équivalent britannique, la GCHQ. Notamment l’interception des appels passés depuis les avions de ligne.

Leur méthode de travail les différencie d’autres sites (notamment WikiLeaks, l’organisation de Julian Assange). The Intercept juge indispensable de traiter et de sélectionner les informations, en évitant de livrer les données brutes. Ce qui leur a été reproché par Snowden lui-même. En mai 2014, le média masquait dans un article le nom d’un pays (l’Afghanistan) «pour raisons de sécurité». Glenn Greenwald expliquait alors qu’il était «irresponsable de révéler des documents sans avoir évalué l’impact de leur publication». Le site est très actif au Brésil, pays où réside Greenwald. Le journaliste est marié avec David Miranda, conseiller municipal de Rio de Janeiro, élu sur la liste d’un parti de gauche radicale.

La condamnation de Lula peut-elle être annulée ?

Les révélations de The Intercept n’ont surpris personne. Les abus supposés des procureurs chargés de Lava Jato et du juge Moro lui-même, contre Lula et d’autres, sont dénoncés de longue date. Lundi, les avocats de l’ancien président ont appelé à son immédiate remise en liberté, répétant que les procès (il y en a dix au total) contre l’ancien président sont entachés d’illégalités. La défense n’avait pas pu obtenir que Sérgio Moro soit déchargé du dossier. «Or nous sommes désormais face à des faits nouveaux, de nature à mettre en doute l’impartialité de l’ex-juge, en révélant sa proximité avec le parquet», analyse Heloisa Estellita, professeure de droit à la Fondation Getulio-Vargas.

Cette spécialiste affirme aussi que d’autres personnes condamnées dans le cadre de Lava Jato pourraient se prévaloir de ces révélations, sous réserve cependant qu’elles soient jugées recevables. «Ces messages ont été obtenus de façon illicite et pourraient donc être écartés comme autant de preuves illégales», reprend Heloisa Estellita. Reste à savoir si la justice brésilienne osera affronter la popularité de Sérgio Moro, supérieure à celle du président Jair Bolsonaro. Jusqu’ici, aucune instance supérieure ne s’était émue des actes arbitraires qui lui étaient imputés. C’est d’ailleurs ce qui avait poussé la défense de Lula, presque systématiquement déboutée, à se tourner vers le comité des droits de l’homme de l’ONU.

Chantal Rayes , François-Xavier Gomez

Publié le 12/06/2019

Bernard Thibault : «Il n’y a aucun pays où le syndicalisme est en bonne santé»

Par Amandine Cailhol — (site liberation.fr)

L’ex-secrétaire général de la CGT, devenu représentant français à l’Organisation internationale du travail, revient sur les enjeux de la Conférence du travail, qui se tient ces jours-ci à Genève.

Rendez-vous annuel, la Conférence internationale du travail qui rassemble les délégués des gouvernements, des syndicats et des employeurs de tous les Etats membres de l’Organisation internationale du travail (OIT) s’est ouverte lundi à Genève, en Suisse. Pendant douze jours, cette organisation onusienne chargée de définir les normes sociales internationales, qui fête ses 100 ans, va mettre la question de l’avenir du travail au cœur des débats. L’ex-secrétaire général de la CGT Bernard Thibault est désormais représentant des travailleurs français au conseil d’administration de l’OIT. Pour lui, ce grand raout - auquel participe ce mardi Emmanuel Macron - doit être l’occasion de renforcer les moyens de l’Organisation internationale du travail, alors que la situation des droits sociaux dans le monde se dégrade.

Que faut-il attendre de cette 108e session de la Conférence internationale du travail ?

Au-delà des commémorations, cette date doit être l’occasion de tirer un bilan d’étape de l’OIT qui, rappelons-le, est une agence des Nations unies visant à promouvoir la justice sociale. Or, la situation des droits sociaux dans le monde est très critiquable. Les chiffres sont édifiants : 60 % de la main-d’œuvre mondiale est dans l’économie informelle, 74 % de la population n’a pas vraiment de système de protection sociale, la moitié vit dans des pays qui ne protègent pas le droit d’association et le droit à la négociation collective, seulement 90 pays reconnaissent le droit de grève, 168 millions d’enfants sont recensés au travail et 40 millions de personnes sont victimes du travail forcé. Si l’extrême pauvreté a reculé, on constate que les inégalités ne cessent de croître. L’insécurité, l’instabilité dans la relation de travail prédomine. Certes, l’intensité de cette précarité est différente d’un pays à l’autre, mais cette tendance est mondiale. Face à ce constat, va-t-on décider de doter l’OIT de nouveaux moyens, de nouvelles prérogatives ? Ou allons-nous nous contenter, et le risque existe, de débattre d’une nouvelle déclaration réaffirmant des principes déjà contenus dans des textes innombrables et qui ne changeront pas la donne ?

Comment renforcer les moyens d’action de l’OIT ?

Il faut une meilleure coordination des institutions internationales. Il y a un véritable désordre. Dans nombre de pays, le FMI, au titre de redressement des dépenses publiques, demande à des Etats de se mettre en infraction avec les normes internationales du travail défendues par l’OIT. Ainsi la Grèce, pour obtenir un prêt, a été contrainte de baisser le niveau de ses pensions. Au Maghreb, les interventions du FMI ont mis à mal les efforts laborieux de dizaines d’années pour mettre en place un système de protection sociale. En parallèle, il faut réfléchir à des sanctions. Depuis sa création, le dispositif de l’OIT repose sur le bon vouloir des Etats à mettre en œuvre les normes du travail. Ce n’est pas suffisant, cette bonne volonté étant très variable d’un pays à un autre. C’est redoutable, car cela facilite le dumping social.

En l’absence de sanctions, certains Etats ne jouent donc pas le jeu ?

L’OIT est une caisse de résonance des opinions politiques des Etats. Or, certains pays ont des positions hypocrites. Ils demandent à l’OIT de faire des choses qu’ils ne respectent pas dans leur propre politique. La France n’est pas trop mal située du point de vue de ses engagements, puisque c’est le deuxième pays au monde, après l’Espagne, avec 127 conventions signées sur 189. Ce qui veut tout de même dire que dans certains domaines le droit français est encore en dessous du droit mondial. C’est le cas, par exemple, sur le sort fait aux travailleurs migrants. Les conventions internationales prévoient qu’ils bénéficient du système de protection sociale du pays dans lequel ils exercent leur activité, or ce n’est pas le cas en France pour les travailleurs détachés.

La montée de l’insécurité dans la relation de travail va-t-elle de pair avec un durcissement du droit du travail ?

Là où il existe, le droit du travail est de moins en moins collectif et de plus en plus individualisé. On le voit avec ce que les employeurs appellent les «formes émergentes d’emploi», les travailleurs des plateformes numériques, les autoentrepreneurs qui sont parfois des entrepreneurs forcés… Partout dans le monde, des activités se transforment avec l’usage de technologies permettant de transcender les frontières dans l’organisation des collectifs de travail, dans des proportions qui n’existaient pas jusqu’à présent. Des approches politiques défendent ce modèle. C’est une manière d’extraire des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes du droit du travail.

Le monde du travail connaît de profondes mutations. De quoi ébranler l’OIT dans ses missions ?

L’économie a considérablement évolué. Elle est moins pilotée par les Etats eux-mêmes que par quelques multinationales. Pour rendre l’OIT plus efficace, il faudrait aussi contrôler les entreprises. Aujourd’hui, 80 000 multinationales emploient en direct 240 millions de salariés et influent sur le travail d’un salarié sur cinq dans le monde. D’ici une quinzaine d’années, cette proportion passera à un salarié sur quatre. Or ces multinationales ont des assises financières bien supérieures à celles des Etats. Et on voit plus souvent les multinationales dicter aux Etats ce que doit être leur comportement que les responsables politiques convoquer le PDG d’une entreprise pour la remettre dans les clous. Ou, quand cela arrive, comme c’est le cas parfois à Bercy, en France, cela relève plus du théâtre, de la communication. Il est inévitable de responsabiliser les entreprises pour faire respecter les normes internationales du travail. De ce point de vue, la loi française sur le devoir de vigilance, qui oblige les entreprises à veiller à ce que leurs sous-traitants respectent les droits fondamentaux du travail, même si elle ne va peut-être pas assez loin, est intéressante.

Le développement des plateformes numériques ne rend-il pas la tâche plus difficile ?

Il est urgent que l’OIT légifère sur les nouvelles formes d’emploi et clarifie certaines situations. D’aucuns imaginent que ce sont les types de relation de demain, mais il faut bien mesurer les impacts et les risques sociaux pour les individus qui sont dans cette situation. L’OIT a été créée en considérant qu’en ne travaillant pas pour la justice sociale, on prenait le risque de tensions et de guerres internationales. C’est le fondement de l’OIT. Croire que cela est derrière nous, c’est se voiler la face. Ce que l’on mesure aujourd’hui, sur le plan social, en termes d’instabilité et de précarité, explique nombre de tensions, de montées de nationalisme, de racisme.

Ce mardi, le président Macron fera un discours en faveur d’une «mondialisation plus sociale» devant l’OIT. La semaine dernière, la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, organisait un «G7 social». La France se veut figure de proue ?

Le discours d’Emmanuel Macron sera sûrement très généreux, exemplaire sur le droit du travail international, mais risque aussi d’être en contradiction avec sa politique nationale. Il ne sera pas le premier à faire ainsi. Je me souviens d’un discours de Nicolas Sarkozy fustigeant devant l’OIT les actionnaires des entreprises ne se souciant pas des salariés… Ce jour-là, il avait été plus applaudi que l’ex-président brésilien Lula ! Il y a aussi un effet de tribune…

Quels choix gouvernementaux sont, selon vous, en opposition avec l’objectif de justice sociale de l’OIT ?

Une des manières de contrer les inégalités en France a consisté à donner une grande place aux conventions collectives, notamment dans les branches d’activité, afin que le social ne soit pas une variable d’ajustement. Mais cette logique a été mise à mal dernièrement. Actuellement, la politique française vaut une plainte à l’OIT, déposée par FO et la CGT, à propos des ordonnances Macron et de l’encadrement des indemnités obtenues aux prud’hommes en cas de licenciements abusifs. Récemment, un rapport de la commission des droits de l’homme des Nations unies a aussi constaté la brutalité des forces de police dans les manifestations françaises. Or le gouvernement s’est contenté de rappeler, afin de la disqualifier, que cette commission n’avait aucun pouvoir juridique sur un Etat souverain. Cela est inquiétant.

Les organisations syndicales sont-elles à la hauteur des enjeux ?

Bien sûr que les syndicats ont leur part de responsabilité. Mais il ne faut pas oublier la situation : le syndicalisme est déstabilisé par la précarité, les nouvelles formes d’emploi, l’instabilité de l’emploi, la remise en cause des droits syndicaux. Il n’y a aucun pays au monde où le syndicalisme est en bonne santé.

Que doivent-elles faire pour peser sur le monde du travail tel qu’il se dessine aujourd’hui?

Il n’y a pas de secret, c’est en étant présent dans toutes les catégories de salariés et de formes d’emploi que le syndicat peut intervenir sur l’organisation et le contenu du travail. C’est aux syndicats de savoir s’adapter aux salariés dans les conditions d’aujourd’hui et non aux salariés de s’adapter à des structures qui ne peuvent leur correspondre.

En France, les syndicats, la CGT en tête, ont du mal à mobiliser. Y a-t-il des exemples à suivre dans le monde pour renouveler l’action syndicale ?

Pour mobiliser, il faut d’abord être organisé. Ensuite, c’est le nombre qui fait la force. Je crois aux capacités de coalition entre syndicats, ONG, consommateurs, citoyens pour modifier les conditions et les finalités du travail.

Mais les conflits coordonnés à l’échelle mondiale restent rares… Pourquoi ?

Les multinationales alimentent la compétition, voire la concurrence entre leurs sites et leurs salariés de différents pays, et entre leurs sous-traitants. Pour les syndicalistes, il faut donc une réelle conscience pour s’impliquer avec leurs homologues d’autres pays. S’il y a peu de conflits visibles et médiatisés au plan mondial, un grand nombre de coopérations syndicales internationales font bouger les positions de géants qui ont parfois des pieds d’argile. C’est l’intervention de syndicats d’autres pays qui a conduit Vinci à modifier ses pratiques sur les chantiers de construction au Qatar. Là où le syndicalisme, pourtant, est interdit. Le 17 juin, à l’appel de la Confédération syndicale internationale, tous les syndicats manifesteront d’ailleurs ensemble pour la défense des droits sociaux.

Amandine Cailhol

Publié le 11/06/2019

Qu’est-ce que le pop-fascisme ? - Marcello Tarì

Sur La contre-révolution de Trump

lundimatin#195, (site lundi.am)

 

Dans le pays où j’écris, le livre de Mikkel Bolt Rasmussen La contre-révolution de Trump, tout juste traduit et publié par les Éditions Divergences, apparaît comme une précieuse image-diagnostic de notre présent (ndlr : voir à ce propos l’entretien avec M.B.Rasmussen que nous publiions il y a deux semaines sur lundimatin). L’Italie, en fait, présente aujourd’hui en Europe un intérêt particulier pour qui observe l’extrême-droite de gouvernement. Le ministre de l’Intérieur Salvini, qui apparaît, si ce n’est comme le véritable chef du gouvernement italien, du moins comme le poids qui fait pencher la balance, est la parfaite expression du modèle trumpien que Rasmussen dissèque dans son texte : la façon de se présenter, les mots d’ordre, la police comme moyen principal du gouvernement des populations, le mépris des règles formelles, l’utilisation sans scrupules des réseaux sociaux, l’interventionnisme sur tout et n’importe quoi, le racisme comme unique arme de propagande ou presque, la polémique anti-élites, sont des éléments qui unifient effectivement au niveau global l’action politique de l’extrême-droite de gouvernement.

Les raids anti-migrants des petits groupes néofascistes italiens ne sont désormais pas grand chose de plus que du folklore comparés à l’action gouvernementale, qui s’est donné pour but d’en réaliser personnellement les contenus à l’intérieur d’un cadre parfaitement capitaliste et souverainement démocratique. Toute la vieille rhétorique du vieux néofascisme – les héros, les valeurs éternelles, la communauté organique, la mystique antimoderne, etc. – attendrirait presque, devant ce fascisme ultra-capitaliste, par son aspect totalement outdated. Et cela vaut aussi pour la rhétorique antifasciste, évidemment.

Des États-Unis à la France, du Brésil à la Pologne et de l’Italie à l’Angleterre, il s’est formé ces dernières années une internationale férocement contre-révolutionnaire qui dispose d’un agenda, d’une vision et d’un langage communs, c’est-à-dire d’une stratégie globale. Toutes les choses qui font défaut à la gauche moribonde mais qui, il faut le dire, ont aussi souvent du mal à être perçues comme quelque chose de nécessaire par les mouvements antisystèmes : de là, une des raisons pour lesquelles le capitalisme fasciste semble partout rencontrer un vent favorable.

L’aspect le plus intéressant du livre de Rasmussen ne consiste cependant pas dans la démonstration de cette évidence qu’est l’installation d’un certain « fascisme tardif » mais, d’une part, dans l’analyse de cette affirmation gouvernementale de l’extrême-droite comme élément essentiel d’un processus de contre-révolution mondiale, c’est-à-dire comme réaction au cycle de lutte de 2010-2011 – d’Occupy aux Printemps Arabes et des Indignados aux luttes des afroaméricains – et, d’autre part, dans le fait de ne pas séparer la question du fascisme de celle de la démocratie.

La question, en particulier, à laquelle je crois que ce livre contribue à donner des réponses est la suivante : comment est-il arrivé que la puissance des mouvements et des insurrections qui ont parcouru le globe au début des années 2010 paraît avoir été d’abord débordé puis en partie à vrai dire soumise à la vague noire qui partout nous submerge ?

Le fait que l’auteur, en plus d’être un militant communiste, soit un historien de l’art n’est pas étranger à sa capacité d’interpréter la nouvelle esthétisation de la politique comme part essentielle de l’affirmation du fascisme social que le monde met en place. Reportons-nous en particulier au chapitre Politique de l’image, où il arrive à cette conclusion : « L’image n’est plus seulement un medium, elle est devenue la matière même de la politique contemporaine » (p. 53). C’est une erreur typique de la gauche, en revanche, de regarder la grossièreté apparente de l’opération médiatico-esthétique de l’extrême-droite pop – si Trump utilise les modèles de divertissement télévisés, Salvini utilise lui ceux de la conversation au bar ou des ultras du football – avec les yeux du moraliste, en croyant être plus intelligents, plus raffinés, plus civilisés et en fin de compte plus « beaux » que tous les Trump, Salvini, Orban ou Bolsonaro, au lieu de penser la politisation radicale de l’esthétique comme l’arme indispensable dans la configuration de l’actuelle conflictualité historique.

Dans une lettre que Karl Korsch a écrit à Brecht, il disait qu’au fond, le Blitzkrieg nazi n’était pas autre chose que de l’énergie de gauche concentrée puis libérée autrement : cette énergie qui dans les années 1920 paraissait encore se diffuser et pousser vers une Europe des Conseils, dix années plus tard avait été retournée et se retrouvait ainsi à être utilisée par ses adversaires, qui lanceront la classe ouvrière mondiale dans une « bataille de matériaux » gigantesque et fratricide qui ne pouvait avoir d’autre terme que l’anéantissement matériel et spirituel de la classe ouvrière en tant que telle, d’où la défaite de chaque perspective révolutionnaire au XXe siècle. Au moment de la débâcle, Benjamin a dû consigner, à son grand désespoir, que les fascistes semblaient comprendre mieux que la gauche révolutionnaire les lois qui régissent les émotions et les sentiments populaires, affects qui aujourd’hui encore sont traités par toutes les nuances de la gauche avec suffisance, quand ce n’est pas avec mépris, et on leur préfère toujours les arguments « rationnels », de « bon sens », « progressistes », « civiques », c’est-à-dire tout ce qui non seulement ne convainc désormais personne parmi les classes populaires, mais qui, au contraire, génère l’effet inverse, celui de se faire détester encore plus.

C’est ainsi que se produit Trump qui « pourtant récupère partiellement l’analyse d’Occupy concernant la crise financière et le sauvetage des banques » (p. 43), qu’en Italie la haine populaire envers la « caste » est capturée et jetée dans la guerre contre les migrants, les roms et les « tiques » ([zecche] c’est ainsi que sont surnommés en Italie les activistes des centres sociaux), tout cela avec comme arrière-plan le mépris évident que tous éprouvent à l’encontre des institutions de l’Union Européenne destinées à être, faute de mieux, transfigurées par le « souverainisme ». Au Brésil la corruption de la gauche, sa foi dans l’économie, sa prétention à savoir gouverner le capitalisme mieux que les autres, sa défiance chronique envers les mouvements autonomes et, ça va sans dire, sa vocation antirévolutionnaire, ont livré le pays à un bourreau du calibre de Bolsonaro. On pourrait décliner des exemples du genre pour beaucoup d’autres pays. Les mouvements, de leur côté, ont manqué le kairos pour transformer leur puissance propre en force révolutionnaire et une bonne partie de cette force se retourne maintenant contre eux. Nous pouvons donc en tirer une sorte de loi politique qui nous concerne aussi personnellement : dans les périodes de grand changement, chaque erreur d’interprétation, chaque erreur de sous-évaluation, chaque manque de courage, chaque hésitation dans le déroulement d’un événement potentiellement révolutionnaire, se paie d’un accroissement de la puissance de l’ennemi, du fascisme. Le corollaire de cette loi est qu’il faut en finir avec tous les affects gauchistes qui nous habitent.

Un autre élément important que Rasmussen porte à notre attention est de montrer comment Trump, face à et contre la jeunesse métropolitaine d’Occupy et les afroaméricains de Black Lives Matter, a su mobiliser les ouvriers et les employés blancs qui vivent en dehors ou aux marges de la métropoles et qui ont subi les coups les plus durs de la part de la crise économique débutée en 2008. De cette façon « Trump porte ainsi une contestation de la contestation, dont l’objectif est de repousser violemment la possibilité de changer le système de fond en comble » (p. 41). C’est aussi de cette façon que dans beaucoup de pays la rage justifiée contre la métropole a été soumise et utilisée par ceux-là même qui contrôlent les métropoles depuis toujours. Nous ne pouvons plus permettre que cela se produise encore et c’est pourquoi un autre corollaire est qu’il faut en finir avec cette illusion que cultive la gauche sur la réappropriation de la métropole ou sur sa gestion alternative : la métropole est irréformable, inhabitable et prise dans un devenir-fasciste désormais évident pour qui veut bien voir la réalité. Quand l’on pense à la France des Gilets Jaunes et à leur vocation contre-métropolitaine, c’est en fait un vrai chef-d’oeuvre que d’avoir réussi à éviter une manœuvre similaire à celles de Trump ou de Salvini, même si l’on ne peut pas encore dire le dernier mot : encore une fois, même en ce qui concerne les Gilets Jaunes, la règle du politique veut que si l’on ne porte pas l’attaque en profondeur, c’est le fascisme qui aura toutes les chances d’utiliser la force accumulée par le mouvement. Si Rasmussen raconte comment l’effet Trump a réussi à se produire avant que la critique du racisme structurel de la part de Black Lives Matter ne se conjugue à la contestation du mode de production capitaliste en général, en France il faudrait alors miser sur la combinaison entre contestation sociale, esprit anti-métropolitain et critique écologique, avant que les pouvoirs puissent couper les communications entre ces différentes tendances qui, effectivement, peuvent autant devenir un complexe révolutionnaire ample et doté d’une grande force de frappe qu’être détourné séparément en autant de puissances contre-révolutionnaires.

On ne peut donc se permettre aucun optimisme, et au contraire, comme le disait sagement Benjamin, « organiser le pessimisme » est dans ces moments la seule devise politique raisonnable qui soit. Une nouvelle avant-garde qui conjugue l’ivresse extatique de la révolte et la discipline révolutionnaire doit naître et nous permettre de « sortir ». Le seul art qui compte est celui de la sortie nous disait en effet Marc’O il y a quelques jours, dans un parfait style surréaliste (sur la nécessité d’une nouvelle avant-garde on peut se reporter à un autre récent texte de M. B. Rasmussen, Après le grand refus, sorti non sans raison en même temps que le livre sur Trump). Et je crois que cette fois ce sera une avant-garde qui tourne le dos à l’avenir et dirige son regard vers le bas.

Ce qui est aussi particulièrement important dans le livre de Rasmussen c’est la discussion sur la catégorie de fascisme et son actualité. Balayant tous les faux débats qui vont des déclarations selon lesquelles « le fascisme est revenu » à celles qui affirment qu’il « n’y a aucun Hitler ou Mussolini, aucune chemise brune ou noire qui justifie un tel diagnostic », l’auteur traite le fascisme comme n’importe quel courant idéologique, et par conséquent, au même titre que le socialisme, l’anarchisme ou le libéralisme ont une histoire qui les a modifiés à travers le temps, en plus de présenter des spécificités locales et des façons différentes d’être réprésenté, le fascisme n’est pas non plus réductible à un modèle unique, même pas d’ailleurs pendant l’entre-deux-guerres. C’est pourquoi à la svastika et aux faisceaux de licteur se sont substitués aujourd’hui la casquette de baseball de Trump et les sweats de Salvini, et à la différence des portraits du Chef jadis exhibés dans les bâtiments publics et les défilés, leurs mots et leurs visages sont présents sur les écrans 24h/24. La seule constante historique fasciste paraît être inscrite dans l’appel à une communauté imaginaire, originaire-naturelle, qui s’identifie à la nation et donc au Chef qui la représente, soit en substance un ethno-nationalisme autoritaire qui exprime la volonté, hier comme aujourd’hui, de s’opposer par tous les moyens à l’émergence d’un mouvement révolutionnaire qui en finirait avec le capitalisme.

Au-delà de tout cela et de la profondeur d’analyse sur l’Amérique trumpienne, Rasmussen nous livre une réflexion cruciale sur la question de la démocratie : « Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie : il émerge, croit et triomphe en son sein même, lorsqu’une crise exige de restaurer l’ordre et d’empêcher la formation d’une alternative révolutionnaire. Le fascisme n’est pas une anomalie, mais une possibilité inhérente à tous les régimes démocratiques » (p.134). Voilà pourquoi toutes les tentatives d’y opposer un front démocratique antifasciste, des libéraux aux anarchistes, sont vouées à la défaite. D’autre part Giorgio Agamben avait déjà noté il y a quelques années que les lois d’exception promulguées par la démocratie qui nous est contemporaine sont encore plus liberticides que celles du fascisme historique, et ce sont les mêmes Trump et Salvini qui n’hésitent pas à se définir comme de fervents défenseurs du système démocratique (grâce auquel, entre autres, ils ont été élus, comme déjà Hitler au temps de la république de Weimar). Et s’il est vrai, comme l’écrivait Mario Tronti, que c’est la démocratie qui a vaincu et anéanti la classe ouvrière, on ne peut comprendre comment il est encore possible aujourd’hui de croire qu’une quelconque démocratie puisse sauver la terre de la catastrophe en cours. C’est pour cela que Rasmussen conclut que la seule alternative au fascisme est celle qui vise une destitution de la démocratie indissoluble de celle du capitalisme.

« Sortir, sortir et encore sortir ! » est notre seul mot d’ordre.

Publié le 10/06/2019

Cette gauche a-t-elle fait son temps ?

Benjamin Konig (site humanite.fr)

 

Les classes populaires, que la gauche est censée défendre, se tournent plutôt vers l’abstention ou le vote RN. Et le mot même de gauche n’attire plus les électeurs. Est-ce la fin de la gauche ? Ou peut-elle se transformer pour renaître ?

Il y a de cela sept ans à peine : à la Bastille et sur de nombreuses places françaises, on fêtait la victoire de « la gauche » à l’occasion de l’élection de François Hollande. Que s’est-il passé pour que la situation soit aujourd’hui si désastreuse ? Un quinquennat de reniements et de trahisons, certes… Mais, avec les dernières européennes, le constat s’est encore assombri : des classes populaires qui s’abstiennent massivement, une jeunesse en grande partie démobilisée, une incapacité à faire le lien entre crise sociale et débouché politique, un clivage trompeur libéraux-nationalistes.

Les questions posées par les résultats des européennes en France conduisent à s’interroger sur le devenir même de la gauche. Si les causes de cette débâcle sont nombreuses et parfois conjoncturelles, l’avenir semble bien sombre. D’autant que ces résultats surviennent après six mois d’une contestation sociale et démocratique majeure : le mouvement des gilets jaunes. Mais cette contestation, en termes électoraux, s’exprime très majoritairement par l’abstention et par le vote RN.

En cumulé, le score des listes se réclamant de la gauche est historiquement bas, totalisant 31 %. Et encore : la campagne d’EELV a été marquée par le ni droite ni gauche imprimé par sa tête de liste, Yannick Jadot. Les eurodéputés EELV pourraient d’ailleurs siéger avec le groupe des libéraux à Strasbourg, et sera sans doute partie prenante de la coalition majoritaire bruxelloise. Loin, très loin de la gauche… « Il nous faut construire une alternative crédible pour conquérir le pouvoir et l’exercer, avançait Yannick Jadot au lendemain des élections. L’écologie est en train de devenir le centre de gravité du paysage politique européen, en tout cas des pays fondateurs. »

Certes, les Verts français ont souvent navigué entre la gauche et le centre libéral, mais la problématique demeure : est-ce la fin de la gauche telle qu’on la connaît ? « La gauche en France n’est pas morte, a réagi la tête de liste PS-PP, Raphaël Glucksmann. Demain, il faudra reprendre notre bâton de pèlerin et chercher enfin à rassembler la gauche. » Ian Brossat, le chef de file du PCF, qui n’a rassemblé que 2,49 % des suffrages malgré une belle campagne, estime que « la gauche est affaiblie et tout est à reconstruire ». Mais sur quelles bases, et avec qui ? « J’ai l’intime conviction que l’avenir passe par l’humilité, le travail collectif, le respect mutuel, le refus de la tentation hégémonique. » Nul n’en a de toute façon la légitimité : ni un PS encore en recul par rapport aux résultats de 2017, ni une France insoumise en très nette perte de vitesse, avec un score décevant de 6,3 % (le même score que le Front de gauche en 2014, qui rassemblait PCF et PG), et dont la proposition de fédération populaire formulée par Jean-Luc Mélenchon à la veille des européennes semble mort-née. Quant à Génération.s, avec 3,3 %, il n’enverra pas non plus de députés à Strasbourg et semble échouer à incarner une gauche alternative entre PS et insoumis. C’est dans ce contexte de fragmentation que les députés PCF et insoumise, Elsa Faucillon et Clémentine Autain, lancent xxxxxxx.

Dans un entretien au magazine « Regards », Olivier Besancenot revient sur les enjeux primordiaux pour la gauche. Et d’abord sur le sens même : « Le mot gauche a un sens parce que historiquement, ça en a un. C’est une notion discréditée du fait des politiques de gauche qui ont été menées et qui étaient en fait des politiques de droite. » Lui, insiste d’ailleurs sur la notion d’unité : « La proposition unitaire a du sens et peu importe qui la mène : tous ceux qui disent qu’il faut apprendre à se reparler et à rediscuter ont raison. Mais il faut le faire sur la base d’une pratique, d’où cette proposition d’une coordination permanente. » La pratique, le terrain, le concret : c’est là qu’il faut repartir.

L’enjeu de la rupture

Actions et mobilisations pour l’urgence climatique, la défense des services publics – grèves et revendications dans les écoles ou les hôpitaux –, ou bien encore sur la mobilisation dans les ports contre les ventes d’armes : autant de secteurs qui font la preuve que les valeurs de gauche sont toujours là. Pourtant, ce qui fait le cœur de la gauche ne semble pas trouver de voie dans les urnes, comme le résume la députée PCF Elsa Faucillon dans un texte posté sur Internet : « Alors que le mouvement social et culturel offre une version riche de la vie démocratique, les urnes en livrent une version réduite et appauvrie. Cette déconnexion est précisément le problème. » Clémentine Autain plaide, elle, pour que la gauche politique « s’ouvre sur la société, les citoyens, les syndicats, les intellectuels, les associations ». Benoît Hamon, dans la même veine, souhaite « des initiatives des mouvements politiques, sociaux et citoyens qui veulent réinventer le projet de la gauche ». Quant à Olivier Faure, premier secrétaire du PS, il appelle dans un entretien au « Monde » à la « constitution d’une structure qui porte l’ensemble de la gauche et de l’écologie » et fait le constat d’une « gauche fragmentée qui apparaît comme faible alors que, rassemblée, elle aurait été la première force politique en France ».

Rien n’est moins sûr : outre que les attelages de partis agglomérés sont loin d’attirer les électeurs, la question de la ligne et des idées politique demeure. À cet égard, il est frappant de constater que le retour du PSOE en Espagne, comme du PS portugais, se fonde sur un tournant à gauche de leur ligne politique, après des années de reniement social-libéral. Comme le résume Ian Brossat, « soyons clairs : cette reconquête des cœurs et des esprits ne sera possible sans la rupture avec le libéralisme. » Ce que l’essayiste et ex-militant d’Attac Aurélien Bernier, auteur avec le collectif Chapitre 2 de « la Gauche à l’épreuve de l’Union européenne » (Éditions du Croquant, 2019), résume ainsi : « C’est dans le programme et les propositions que les choses se jugent. » Pour lui, ce qui peut contribuer à ce que la gauche retrouve de la vigueur, c’est précisément « ce principe fondateur : la défense des classes populaires contre les privilégiés. Il faut le défendre et l’affirmer. Il faut une ligne de démarcation claire, notamment avec la social-démocratie, qui ne défend plus ce principe ». Selon lui, « le débat de fond, de programme, doit primer sur le débat stratégique : le rapport à l’Union européenne, l’affrontement avec les grandes puissances financières, la question de la nationalisation sont plus importants que de savoir s’il faut être populiste ou bien brandir l’étendard de la gauche ».

Quel clivage ?

Le débat entre stratégie populiste et clivage traditionnel droite-gauche est également un des enjeux, d’autant que LaREM est désormais clairement marquée à droite, comme le démontre son électorat lors des européennes (lire p. 15). La France insoumise est tiraillée entre ces deux stratégies, d’autant que ses alliés en Europe connaissent une même érosion, à l’image de Podemos (11 % des voix en Espagne).

« Rester dans le vase clos des gens qui se disent de gauche, c’est petit bras », a estimé Raquel Garrido, alors que, à l’inverse, la députée insoumise Clémentine Autain estime que « le ressort de la stratégie populiste, le choix entre “eux” et “nous”, tout cela a fait long feu ». Dans « Libération », elle exhorte au contraire à « s’ouvrir, parce que ça se passe dehors. La gauche, c’est les gens qui aident les migrants, c’est le personnel hospitalier qui lutte, c’est la jeunesse des quartiers… Il y a une déconnexion entre les politiques et la réalité sur le terrain ».

Dans un entretien au « Monde », Christophe Aguiton, auteur de « la Gauche du XXI e siècle » (La Découverte, 2017), revient notamment sur ce débat : « La gauche n’a pas disparu dans ce pays (…) et les divisions de la gauche préexistaient bien avant les élections européennes », mais il estime toutefois que « se réclamer de gauche après le quinquennat Hollande est compliqué ». Au-delà de cette simple question du clivage droite-gauche ou de la stratégie populiste, Christophe Aguiton insiste sur un point : « Un besoin tangible de refondation d’une pensée doctrinale. Celle-ci est en train d’émerger sur les questions écologiques, les biens communs, et sur tout ce qui permet à la société de s’exprimer sans passer par des structures étatiques. »

Il est indéniable que le clivage trompeur « libéraux-nationalistes », installé à la fois par LaREM et le RN, ait progressivement gagné une partie des esprits. À cet égard, ces élections ont conforté le RN dans un vote de protestation, le fameux « référendum anti-Macron ». Pour la gauche, cette fausse opposition est mortifère, mais la reconstruction ne peut s’épargner un débat de fond, sans quoi les municipales, dans neuf mois, pourraient bien n’être qu’une nouvelle étape du recul des valeurs mêmes de la gauche. Et bien que la question des alliances soit posée, elle ne peut l’être qu’en termes électoraux : « Il y a un besoin de refondation doctrinale pour toute la gauche, ajoute Christophe Aguiton. Ce qui implique de retravailler ensemble. Si on repart dans cet état d’émiettement, le désastre est garanti. »

Comme le résume Ian Brossat, « cette gauche que nous devons, que nous allons reconstruire doit placer au cœur de son projet la justice sociale et l’urgence écologique ». Dans une période de forte contestation sociale et démocratique et de répression violente de la part du pouvoir, la tâche est immense : se réinventer ou disparaître.

Benjamin König

Publié le 09/06/2019

Contre-analyse des dernières élections européennes

Par Daniel Vanhove

(Site mondialisation.ca)

Difficile pour toute analyse des élections européennes du dernier week-end de mai d’aborder les résultats sans tomber dans le travers d’une approche aux couleurs plus nationales que strictement européennes. A suivre les médias – presse, radio, télé – tout observateur a pu s’en rendre compte. Et le plus cocasse lors de ces élections dites ‘européennes’ en est leur interprétation par les ténors politiques eux-mêmes. La plupart d’entre eux se sont poussés au-devant de la scène sur base de leur politique nationale, et au soir des résultats même s’ils ont perdu des points, comme le président Macron, ils l’évaluent comme un blanc-seing pour poursuivre leur politique pourtant décriée par les urnes.

Sans aborder le cas de chacun des pays qui constituent l’UE, je n’en prendrai que quelques-uns pour illustrer mon propos. De manière globale, si l’on constate une augmentation générale de participation des électeurs, celle-ci reste marquée par une abstention majeure – près de 50% des citoyens européens se sont abstenus – soit, un électeur sur deux, ce qui en dit long sur l’intérêt que les citoyens portent à une institution dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. Et au vu des résultats, cela en dit long également sur la notion de « démocratie » dont je parlais dans mon précédent billet (https://www.mondialisation.ca/avant-les-elections-dans-lue-arret-sur-la-notion-de-democratie/5633570). 

Ainsi, un parti et/ou un candidat qui se proclame vainqueur en arrivant autour de 20% des voix sur 50% de participation implique qu’environ 10% d’électeurs imposent leurs choix aux 90% des autres. En termes de « démocratie », c’est effectivement brillant !

A ce stade, je rappelle aussi qu’il n’existe pas un ‘peuple européen’, quoi qu’en prétendent certains ‘eurolâtres’ qui veulent à tout prix s’en persuader. De façon très prosaïque, sans même aborder la question des 24 langues officielles (!) reconnues dans l’UE, comment par exemple, penser qu’un Lituanien ait les mêmes repères qu’un Portugais ou qu’un Finlandais se reconnaisse dans les critères d’un Chypriote ou d’un Maltais ?! Bonne chance à ceux qui tentent d’y croire ! 

N’est qu’à voir à l’intérieur de certains Etats les dissensions qui animent parfois leurs citoyens (en Espagne avec les Catalans et les Basques contre l’Etat central ; en Belgique entre les Wallons et les Flamands avec l’épineuse question de Bruxelles ; en Italie entre ceux du Nord et du Sud ; sans oublier l’Irlande où les tensions restent à fleur de peau ; ni la France où la Corse n’est pas en reste, etc… dans une liste où les particularités régionales ne manquent pas d’exacerber les tensions)… sans aborder l’épineuse question du Kosovo imposé à la Serbie, au cœur de l’Europe et qui pourrait à tout moment déstabiliser la région et ses voisins ; ni de l’ombre de l’Ukraine dont les mêmes cinglés voudraient la rattacher à l’UE comme ils l’ont fait avec empressement avec les pays de l’Est, plus en conformité avec l’agenda de l’OTAN qu’avec celui des citoyens européens, pourtant premiers concernés et plus que réservés sur la question. 

Par ailleurs, l’augmentation relative de participation dont on nous a parlé s’explique en partie par le fait que dans plusieurs Etats étaient organisés des scrutins régionaux voire nationaux, comme en Belgique, Espagne, Grèce, Irlande, Lituanie et Roumanie. Si ces scrutins intérieurs n’avaient pas été couplés aux élections européennes, on peut raisonnablement penser que l’abstention à ces dernières eût été plus forte.

Mais soit, que peut-on malgré tout retenir de ces élections ? Que dans la majorité des cas, ce que l’on observe de manière nationale se répand comme une tache d’huile : l’Europe vire à droite toute et la plupart des pays semblent opter pour un repli sur soi. Les partis qui l’emportent sont souvent ceux qui ont prôné une autre Europe, moins ouverte, plus nationaliste, quand ce n’est pas une sortie de celle-ci. En effet, les plus gros scores sont réalisés par les responsables politiques qui n’ont cessé de critiquer la politique européenne menée jusqu’à présent, et pour preuve, la chute des deux partis majoritaires au Parlement européen que sont le PPE (Parti populaire européen) et le S&D (Sociaux-Démocrates) furieux adeptes d’un libéralisme débridé, qui perdent ensemble plus de 50 sièges et n’ont plus la confortable majorité qui était la leur.

Les technocrates peuvent bien se féliciter d’une meilleure participation à ces élections et trompeter que ‘les peuples européens’ sont plus que jamais attachés à l’idée d’Europe, en fait elles consacrent exactement le contraire, à savoir le rejet des électeurs de l’Europe qui leur est proposée. Après ces élections, les eurosceptiques devraient donc être plus nombreux au sein du Parlement européen. Que ce soit en Grande-Bretagne où le parti de N. Farage culmine et entérine donc un Brexit que le parti de Th. May tentait par tous les moyens d’empêcher avec l’interminable mauvais feuilleton que l’on a vu ; que ce soit en Pologne où le PiS conservateur rejette nombre de directives européennes au point que le pays se fait régulièrement remonter les bretelles par les responsables de Bruxelles ; que ce soit l’Italie avec la victoire de M. Salvini qui défie la politique d’austérité de l’Europe à chaque occasion et risque de se voir imposer des mesures disciplinaires pour non-respect des normes budgétaires ; ou de la Hongrie avec le triomphe du parti de V. Orban, qui défie lui aussi nombre de directives, sans parler de la France où le RN dépasse le parti du président en place, et ainsi de suite…

La leçon à retenir de ces élections est donc un mouvement de rejet de cette Europe au profit d’un repli national identitaire bien à droite. A force de ne pas entendre la volonté et les souhaits des citoyens, quoi d’étonnant à ce que ceux-ci choisissent les partis les plus réticents à une Union Européenne dans laquelle ils ne se reconnaissent pas tant leurs acquis sociaux sont lentement mais sûrement détricotés ? Le meilleur exemple en est le ‘Brexit’… qui pourrait à terme, faire des émules.

Un arrêt cependant sur le cas de la France, pour pointer le peu de conscience et de lucidité politique de l’électorat, et la manipulation grossière dont il est l’objet. Plusieurs enquêtes ont tenté de déterminer quel était le profil des électeurs du FN/RN de M. Le Pen. Et il semble que bon nombre des forces de l’ordre – police, gendarmerie, armée, CRS, … – y soient favorables. Certains ‘Gilets Jaunes’ – dont deux listes se présentaient à ces élections avec à peine 1% de votes – se sont ouvertement déclarés sympathisants du FN/RN et se heurtent donc de face lors des manifestations hebdomadaires, à ceux qui se trouvent du même côté qu’eux dans l’isoloir. Quelle farce ! Pour une analyse plus détaillée des votes français, en fonction de la classe sociale, lire : https://lemediapresse.fr/politique/elections-europeennes-un-vote-de-classe-avant-tout/

L’un des problèmes majeurs de l’Europe, est qu’en-dehors de rares cas – Espagne, Portugal – les ‘gauches’ nationales européennes n’existent quasiment plus. Elles ont lentement glissé au centre, par de minables calculs électoralistes et de malheureux compromis – pour ne pas dire ‘compromissions’ – avec pour résultat leur effondrement dans nombre de pays européens au profit d’une droite plus dure, plus nationaliste, souvent raciste et tendant vers l’extrême. 

Dès lors que les soi-disant ‘partis de gauches’ ont entériné la privatisation de tous les secteurs de l’économie, reprenant en chœur le mensonge des « Etats désargentés », les citoyens ont malgré eux assisté au fait que même l’information se privatise avec les résultats que l’on sait : en France les médias sont aux mains d’une poignée de milliardaires qui font donc passer l’info qui convient le mieux à leurs affaires. En Italie, S. Berlusconi avait fait pareil. On en a vu l’imposture après quelques années.

A force de répéter sans discontinuer des mensonges sur les ondes, ceux-ci rentrent lentement dans l’inconscient collectif et devient ‘vérité’. C’est une technique vieille comme le monde qui fait toujours recette. D’autant plus aujourd’hui, à l’ère des réseaux sociaux et de la surinformation. Or cette info est complètement fausse : les Etats sont désargentés par la faute de leurs choix. S’ils voulaient vraiment récupérer l’argent là où il coule en abondance, ils devraient s’en prendre aux paradis fiscaux où des milliards sont recyclés, y compris l’argent le plus sale qui soit. Le problème est que les responsables devraient sans doute s’en prendre à leurs pratiques personnelles… ce qui ne leur convient pas vraiment.

Ensuite, ils devraient arrêter leur fuite en avant de guerres qu’ils alimentent loin de chez eux, mais qui les ruinent. Voyez les budgets des Ministères de la Défense qui en réalité s’appuient là-aussi sur des mensonges. Non, l’Afghanistan, l’Irak, la Libye, la Syrie, la Palestine, le Yémen, le Soudan, l’Iran, la Russie, la Chine, la Corée du Nord ne nous menacent pas, bien au contraire, par nos méthodes néocoloniales beaucoup de ces pays participent, malgré eux, à notre propre confort. Mais le lobby de l’armement agite des menaces inexistantes sur base de ‘fake news’ répétées, là aussi en boucle, dont on finit par voir l’imposture. En attendant, nos Etats ‘ruinés’ multiplient taxes et impôts pour financer ces budgets guerriers au profit d’une poignée de nantis qui s’engraissent sur les cadavres d’innocents, bien éloignés de leurs lieux de vie !

Cette orientation débridée vers un libéralisme à tout crin, sans prendre garde aux effets collatéraux d’élus se liant de la sorte aux principaux acteurs financiers – puisque là aussi, les campagnes électorales voient affluer des donations privées – est d’une dangerosité extrême : vous voulez notre argent, faites tourner nos usines, et de préférence à moindre coût. Si la boucle semble ainsi bouclée, ces politiques mettent véritablement la vie de tous les citoyens en danger. Parce qu’à terme, la réponse des pays que ces politiques dévastent finira par nous revenir en pleine figure. 

Ce n’est pas un scénario pessimiste, c’est ce que l’Histoire nous enseigne. Mais comme le résume très justement Bruno Guigue : « Avec le totalitarisme dans les médias, difficile d’avoir la démocratie dans les urnes ». 

Fait à noter : cette droite dure qui s’affirme ouvertement a la particularité d’être en parfaite symbiose avec l’actuel gouvernement du régime d’apartheid israélien. Ce qui d’une part, illustre l’esprit qui anime ce beau monde, et d’autre part présage que rien ne sera fait au niveau européen pour empêcher l’occupant sioniste qui se sent, avec l’appui inédit du gouvernement de D. Trump, les coudées décidément franches pour poursuivre le démantèlement de ce qui reste de la Palestine historique.

Les analyses de ces ‘euroïnomanes’ proclamés sont donc étranges voire amusantes à lire, avant de devenir sans doute dramatiques dans le quotidien des citoyens qui par manque de lucidité et de réflexion se seront fait berner, une fois de plus !

Daniel Vanhove

 

La source originale de cet article est Mondialisation.ca

Copyright © Daniel Vanhove, Mondialisation.ca, 2019

 

Publié le 08/06/2019

Garrido - Jadot : le populisme contre la gauche

Par Etienne Sandoz, Pablo Pillaud-Vivien  (site regards.fr)

 

Certains gagnent, d’autres perdent mais en ce moment, ils ont la même obsession : les écolos et les insoumis s’en prennent à la gauche pour viser l’hégémonie. Une stratégie à risque.

Les élections européennes passées, le débat stratégique à gauche redémarre sur les chapeaux de roues. C’est dire que ce scrutin n’a rien résolu de la crise à gauche. Dans l’espace social-démocrate, Place publique a perdu son pari de rassembler autre chose que les restes du Parti socialiste. Quant au PCF, he is NOT back. L’exploit de La France insoumise en 2017 semble loin. Une plus ample réaction de Jean-Luc Mélenchon est attendue, mais, à en entendre les députés La France insoumise Danièle Obono ou Eric Coquerel, rien à signaler, circulez, y’a rien à voir. Se remettre à travailler est la seule option envisagée après l’échec, avoué douloureusement.

Yannick Jadot, lui, est heureux de sa place sur le podium derrière l’infernal duo Marine Le Pen/Emmanuel Macron, et il se sent pousser des ailes, mais surtout des ambitions. Le choc des résultats s’estompe et sortent les premières réactions. Aux premiers rangs : Raquel Garrido, l’insoumise devenue chroniqueuse télé, mais bien décidée à revenir dans l’arène, et ledit Yannick Jadot, tous deux dans les starting-blocks. En politique, mieux vaut jouer un coup d’avance quand l’horizon est trouble. Ces deux-là que tout semble opposer sur le fond, font pourtant un plaidoyer commun pour le « ni droite ni gauche ». L’une s’en sert pour tenter rassembler au-delà des frontières idéologiques, l’autre pour s’installer au centre mais les deux le font, de facto, contre la gauche.

L’hybris populiste

Raquel Garrido n’en démord pas. Après le succès de son passage dans la Midinale de Regards, elle enfonce à nouveau le clou dans Marianne. Le souverainisme et le dégagisme sont l’unique avenir de La France insoumise. Cette dernière se doit d’imposer sa « summa divisio » chère, si on la suit, à Ernesto Laclau. Abandonner la gauche pour un projet souverainiste qui mobiliserait largement en dehors des appartenances partisanes et des cohérences idéologiques qui ont fait la gauche et la droite des années durant.

Pour s’en convaincre, elle enchaîne alors les contre-vérités et les vœux pieux. Lorsqu’elle annonce par exemple que « La France insoumise, contrairement aux partis de gauche traditionnels, a refusé le cadre de la Ve République », on ne peut que lui rappeler que la VIème République était revendiquée par le PS (et notamment par Arnaud Montebourg) dès 2002. On la retrouvait aussi dans le programme de la communiste Marie-George Buffet, sans compter celui de Jean-Luc Mélenchon en 2012 avec le Front de Gauche, et même celui de Benoît Hamon en 2017. Plus loin, elle revient ensuite sur son obsession pour « les abstentionnistes, les votes blancs et nuls, les dégoûtés de la politique, les nostalgiques d’une droite classique chassée des seconds tours des scrutins » qui semblent, pour Raquel Garrido, représenter la solution à tous les problèmes.

Selon l’Insee pourtant, il est important de rappeler que l’abstention totale n’est que de 14%, si l’on s’en tient à l’année 2017. En effet, 86% des Français et des Françaises ont voté à au moins un des quatre tours de cette année-là (soit à l’un des deux tours de l’élection présidentielle et ou des élections législatives). Bref, ils ne représentent ainsi qu’un faible vivier électoral. Mais qu’importe, ça fait toujours populaire de parler de ceux qui ne votent plus ! Et que dire du potentiel chez les électeurs de droite ? Ils représentaient, en 2017, de 2 à 4% chez les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, c’est-à-dire presque rien mais quand on ne veut pas voir... On nous rétorquera que la campagne n’était sans doute pas assez souverainiste !

Un bouc-émissaire : la gauche

Ce que Raquel Garrido ne veut en vérité pas voir, c’est que la candidature de Jean-Luc Mélenchon a été portée par la déception du hollandisme et parce qu’il était le choix plébiscité par la gauche. Et d’ailleurs, si l’on pose la question « qui est Jean-Luc Mélenchon ? » en dehors des petits cénacles qui suivent de près la politique, qui peut honnêtement répondre autre chose que « un homme politique de gauche » ?

L’électorat de Jean-Luc Mélenchon était d’ailleurs, en 2017, majoritairement composé de personnes se positionnant à gauche : 72% des personnes se déclarant « très à gauche » l’ont choisi en 2017, ainsi que 53% de ceux et celles se présentant comme étant « à gauche » ou encore 30% de ceux et celles s’estimant « plutôt de gauche » Chez les électeurs « sans sympathie partisane », la pénétration électorale de Jean-Luc Mélenchon est de 16,4% soit en dessous de sa moyenne dans l’électorat (19,6%). De même chez les « ni de droite ni de gauche », 16 et 19%, pas franchement saillant ! La droite et la gauche, un peu trop vieux monde ?

L’électorat de Jean-Luc Mélenchon est pourtant un de ce qui estime le moins que « le clivage gauche/droite n’est plus pertinent et doit être dépassé », avec 57% de réponses positives contre 66% dans la moyenne de l’électorat, 83% chez les électeurs de Macron, et 70% chez ceux de Marine Le Pen. Quant aux motivations du vote, aucune doute sur leur appartenance partisane, dans l’ordre : hausse des salaires et du pouvoir d’achat, lutte contre la précarité, santé, environnement et défense des services publics. Mais Raquel Garrido de dire en substance dans la Midinale de Regards que « La France insoumise pêche parce qu’elle a trop à dire déjà sur le social, l’environnement, le droit des animaux »...

Le mythe de la composition de l’électorat de La France insoumise

Finalement, Raquel Garrido fait deux erreurs majeures. Elle estime d’abord assez rapidement que, suite à l’érosion du socle de gauche de Macron, Jadot en fut le réceptacle naturel déclarant que « ces votes ne seraient pas venus à La France insoumise ». Que dire alors des 21% d’électeurs de Macron qui ont hésité à voter Jean-Luc Mélenchon en 2017 ? Alors que Macron rodait sur les terres de la droite, au contraire, ces votes auraient pu se porter sur La France insoumise, si elle avait choisi d’endosser sa place à gauche. Déçus de la continuité des politiques néolibérales, ces électeurs et électrices ne pouvaient-ils pas être convaincus ? Trop CSP+ sans doute... Faut-il alors rappeler que ces mêmes CSP+ composaient 49,9% du vote Mélenchon en 2017 ? C’est comme si Raquel Garrido était à la recherche d’un électorat qui n’existait que dans ses rêves.

Encore plus loin dans la politique fiction, elle pense également que la social-démocratie est morte, enterrée avec le vieux monde, alors que sa proposition souverainiste est sans doute le plus grand risque pour la faire renaître. L’extrême dispersion de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon de 2017, notamment en faveur d’EELV (17%), montre en effet que, loin d’être acquis, ces électeurs de gauche peuvent repartir, ne pas adhérer au discours uniquement dégagiste entamé par Jean-Luc Mélenchon, décidé, du moins, pendant la séquence gilets jaunes, à se couper de la gauche. On ne fidélise pas ses électeurs en tournant le dos à leurs repères politiques et idéologiques. L’hybris populiste mal aidé par les presque 20% de 2017 s’engage donc dans un pari dangereux pour la suite du combat.

L’hybris que l’on n’avait pas venu venir

Quant à EELV, depuis le 26 mai la formation écologiste fait dans le triomphalisme : avec 12,6% aux élections européennes et quelque 3 millions de voix, Yannick Jadot se voit déjà à la tête de l’Etat : « Nous voulons conquérir et exercer le pouvoir ». Aux élections européennes de 2009, les écologistes avaient réalisé 16,28% des voix et près des 3 millions de voix, ce qui n’empêcha pas Eva Joly d’en faire 2 millions de moins à la présidentielle en 2012 avec ses 2,31%.

Yannick Jadot veut y croire. Son moment, c’est sans doute maintenant alors que son thème de prédilection domine la scène politique. Les écologistes ont souvent, par tradition et par culture, renâclé à l’idée de s’identifier à gauche. L’écologie devait tracer son chemin pour s’imposer et devenir centrale, sans se soucier du dualisme qui composait la scène politique. Marginalisée, vue comme un sujet secondaire, l’écologie ne le sera probablement jamais plus. Reste que la bataille sur son contenu est ouvert. Même les plus retardataires semblent s’y mettre, que ce soit du côté du Rassemblement national ou à droite. Quelle stratégie donc pour les écologistes ?

Dans son interview au Monde du 5 juin 2019, Yannick Jadot se rêve en leader « d’une nouvelle espérance ». Mais, surprise ! Jadot fait du mauvais Mélenchon. Son but : « sauver le climat et pas les vieux appareils » car « les jeunes ne nous ont pas donné mandat pour nous asseoir autour d’une table avec Olivier Faure, Benoît Hamon et Fabien Roussel ». Encore quelques secondes et il aurait pu parler de « tambouilles ». On verra bien aux municipales où les écologistes ont souvent survécu au moyen d’accords multiples, sans parler d’un passage au gouvernement sous Hollande ! Une chose est sûre, « je ne participerai pas à un rafistolage du paysage politique du XXe siècle », annonce celui à qui certains ont décerné la première place à gauche. Quelle responsabilité ! Mais voilà qu’après La France insoumise, les écolos ont chopé le virus de l’hégémonie !

La technique de la terre brûlée pour mieux rassembler

Et celui qui appelle à rassembler EELV, les animalistes et la liste Urgence écologie ne lésine pas sur ses mots : le rassemblement se fera autour de son projet, « que chacun fasse son aggiornamento ». L’hybris verte mâtiné de populisme se lance à toute vapeur dans les mêmes écueils que la galaxie insoumise. Pour Yannick Jadot, Génération.s et La France insoumise « ne sont pas des partis écologistes ». Les militants de Générations et les insoumis sont cependant les bienvenus pour rejoindre le mouvement. Ce message sectaire n’est cependant « ni de l’arrogance ni du mépris ». C’est mal parti pour véritablement rassembler à terme les électeurs – de gauche comme d’ailleurs...

Yannick Jadot veut sans doute d’abord récupérer l’hémorragie du flanc gauche de Macron. Dont acte. Mais jouer du « ni droite ni gauche » macronien a aussi un coût. Il ne faut pas oublier que les jeunes (les 18-35 ans), dont il est si fier d’avoir suscité l’attention, avaient placé en tête de leur vote de 2017 un certain Jean-Luc Mélenchon. Le degré de radicalité observé chez les manifestants pour le climat pourrait d’ailleurs rentrer en conflit avec son ambiguïté réelle sur la question de la rupture avec le libéralisme – ou avec l’économie de marché. Le député européen se dit pour le libre-échange à condition de ne pas abuser du dumping social et fiscal. Un peu ne fait pas de mal ? S’il n’a pas d’opposition avec l’économie de marché, il risque par contre d’avoir du mal à convaincre ceux et celles pour qui l’écologie politique rime avec une rupture profonde avec le système économique actuel. Existe-t-il donc un espace politique entre Macron et Mélenchon, pour un populisme vert ? Pour le moment, s’il peut échapper à un positionnement gauche/droite, il n’échappera pas à la nécessité de trancher sur son rapport au capitalisme.

En attendant, EELV doit son succès autant à la gauche qu’à l’hémorragie macroniste. Il rencontre en effet le succès chez 17% des anciens électeurs de Jean-Luc Mélenchon de 2017 qui ont voté aux européennes, chez 26% de ceux de Benoît Hamon, et 20 % des électeurs de Macron. Il existe d’autant plus un potentiel à gauche, que les premiers décrochages du bloc macroniste se sont fait chez les sympathisants de gauche. Difficile de savoir, si Yannick Jadot trouvera l’équilibre sur un temps plus long que la campagne européenne. D’autant que la temporalité du vote de son électorat n’a rien de rassurant pour lui, 16% de ses électeurs se sont décidés à voter pour sa liste seulement dans la dernière semaine et 15% le jour du vote !

La gauche est morte, vive le populisme ?

On l’aura compris, le concept à abattre, pour une partie de la France insoumise comme pour une partie d’EELV, c’est la gauche. L’énigme de 2017 reste entière et l’on ne saura jamais vraiment si c’est parce que Jean-Luc Mélenchon ne s’est pas revendiqué de gauche qu’il a réussi à attirer ses électeurs. Mais force est de constater que tirer à boulets rouges sur elle n’a pas marché pour La France Insoumise et risque de coûter cher à Jadot à l’avenir.

Le populisme revendiqué par Raquel Garrido ne rend d’ailleurs pas hommage à Ernesto Laclau ni à Chantal Mouffe. Il est finalement confondu avec l’imaginaire jacobin au travers de la volonté d’engager une révolution citoyenne comme moyen de la souveraineté du peuple. Les théoriciens du populisme mettaient en garde contre ce concept de révolution dans l’imaginaire de gauche qui « implique un caractère fondationnel de l’acte révolutionnaire, l’institution d’un point de concentration du pouvoir depuis lequel la société pourrait être "rationnellement" réorganisée. C’est là une perspective qui est incompatible avec la pluralité et l’ouverture qu’une démocratie radicale requiert. »

Ainsi, peut-être doit-on préférer la pluralité des réalités populaires à l’unilatéralisme souverainiste pour construire une alternative à la société marchande totale que propose le gouvernement. Et, si le souci des deux penseurs du populisme a toujours été de fédérer, à tort ou à raison, le peuple dont l’identité politique est nécessairement plurielle, jamais n’a-t-on vu, sous leurs plumes, d’invitation à considérer comme des ennemis politiques de potentiels alliés dans la conquête du pouvoir et l’avènement d’un projet émancipateur de gauche. Si Raquel Garrido et Yannick Jadot jouent contre la gauche finiront-ils par comprendre qu’ils jouent aussi contre leur camp ?

 

Pablo Pillaud-Vivien et Etienne Sandoz

 

Publié le 07/06/2019

« Il y a eu une mésinterprétation par La France insoumise du vote de 2017 »

par Loïc Le Clerc (site regards.fr)

19,58%... 11,03%... 6,31%. En deux ans, La France insoumise a vu ses résultats électoraux chuter. Pourquoi ? Comment ? Où sont passés les sept millions d’électeurs de « JLM 2017 » ? Quel rapport entre la ligne politique et l’électorat ? Éléments de réponse avec Rémi Lefebvre et Mathieu Gallard.

Dimanche 26 mai, après des semaines de sondages annonçant La France insoumise (LFI) proche voire au-delà des 10%, le résultat des urnes est sans appel : 6,31%. Tout juste 25.000 voix devant le Parti socialiste emmené par Raphaël Glucksmann. C’est ce qu’on appelle une douche froide. Pour la plupart des insoumis, cette déconvenue électorale s’explique par la ligne. Mais c’est là que le bât blesse. De quelle ligne parle-t-on ? Dans la Midinale de Regards, le 28 mai dernier, Raquel Garrido arguait : « La ligne Autain a été mise en œuvre lors de cette élection européenne. Et elle a pris 6%. »

La ligne, la ligne… Quelle est-elle la ligne ? A-t-elle changé entre 2017 et 2019 ? Que s’est-il passé pour que LFI flirte tout juste avec le score du Front de gauche des européennes de 2014 (6,33%), là où chacun espérait voir plutôt celui de la présidentielle de 2017 (19,58%) ou, au pire, celui du premier tour des législatives (11,03%) ? Et, finalement, quel est le lien (et l’écart) entre la ligne affichée et le comportement de l’électorat ?

Mathieu Gallard est directeur d’études à l’institut Ipsos. Rémi Lefebvre est professeur de Sciences politiques à l’Université de Lille et membre de la GRS.

Regards. La gauche, aux élections européennes de 2019, peine à atteindre les 20% des suffrages – 32% si l’on compte EELV. Comment qualifieriez-vous l’état de la gauche ?

Mathieu Gallard. Si on prend toute la gauche – et je pense qu’il faut compter EELV, car leurs électeurs se disent de gauche – on est à environ un tiers de l’électorat. C’est plus que lors de la séquence présidentielle/législatives de 2017 où on était à 25%. Et ça n’est pas fondamentalement beaucoup plus bas que pour les élections intermédiaires sous Hollande, où on tournait autour de 36-38%. En 2019, on a donc une gauche qui a récupéré une partie de ses électeurs captée par Macron en 2017. Mais tout ceci reste catastrophique d’un point de vue historique. Avant 2012, si la gauche tombait sous les 40% on considérait que c’était très mauvais.

Rémi Lefebvre. On ne peut pas raisonner en agrégats de bouts d’électorat. 32%, là, on additionne les carottes et les navets. Le problème, c’est qu’on devient ventriloque après une élection : on fait parler les électorats et il y a dans les interprétations avancées beaucoup de spéculations qui sont en général conforment aux intérêts, aux projections de celui qui interprète. Les électorats sont de plus en plus volatiles et fragiles. On peut même se demander si la notion d’électorat existe encore. Les logiques de vote utile ou stratège minent la cohésion des votes collectifs qui sont de plus en plus hétérogènes. Quant aux européennes : il n’y a que 50% de participation et on universalise ces élections comme si elles avaient la même signification qu’une présidentielle. Leur portée politique est à nuancer. Les représentations de la gauche ne peuvent être construites sur un scrutin de second ordre comme celui là.

« L’électorat de JLM 2017 est parti dans toutes les directions à gauche aux européennes »

A la présidentielle de 2017, Jean-Luc Mélenchon avait obtenu 19,58% des suffrages. Deux ans plus tard, LFI est à 6,31%. Que s’est-il passé ?

MG. Ce n’est pas un score très étonnant si on regarde ce que faisait LFI (ou avant le Front de gauche) lors des élections intermédiaires. Sous le mandat de Hollande, que ce soit pour les européennes, régionales, départementales, etc., ils naviguaient entre 6 et 8%. Alors qu’à la présidentielle de 2012, Jean-Luc Mélenchon avait fait 11,1%. Quand l’élection est très personnalisée, comme la présidentielle, et que LFI est portée par Jean-Luc Mélenchon, qui est une figure charismatique et populaire à gauche, il fédère l’électorat de gauche et ça porte LFI. Sinon, il y a une plus forte dispersion de cet électorat. L’enjeu pour LFI à chaque élection intermédiaire, c’est de fidéliser son électorat. Mais ça ne fonctionne pas vraiment. De plus, parmi les électeurs de Jean-Luc Mélenchon de 2017, il n’y a que 45% de votants aux européennes. Ce sont ceux qui se sont le plus abstenus.

RL. On voit bien qu’une bonne partie des électeurs de Jean-Luc Mélenchon se sont abstenus ou sont partis chez les Verts. Il y a à la fois une défection et une migration électorale. La question est de savoir pourquoi ? Parce que son électorat a pensé que la proposition de l’offre LFI n’était pas satisfaisante ou trop confuse ? Est-ce qu’il a jugé qu’il n’était pas opportun de se déplacer parce que, au fond, il n’y avait pas d’enjeux majeurs, que le scrutin n’était pas essentiel ?

Entre 2017 et 2019, quelle a été la « fluidité » de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon au sein du « bloc de gauche » ?

MG. Disons que c’est particulier à gauche parce qu’il y a beaucoup de listes. On a bien vu que son électorat de 2017 est parti dans toutes les directions à gauche, se dispersant sur cinq listes. Il n’y a qu’un gros tiers qui est resté, les autres sont partis notamment chez les écologistes et les communistes, mais aussi au PS et à Génération.s. Mais on constate la même chose pour l’électorat de Benoît Hamon. Beaucoup d’électeurs de gauche se considèrent d’abord « de gauche » avant de se dire « socialiste », « écologiste », « communiste » ou « insoumis ». Ils font leur choix parmi la gauche en fonction des personnalités des candidats, des enjeux de la campagne, etc. Les électeurs de gauche n’ont pas vraiment de préférence très forte entre les différents partis de gauche. C’est la même chose à droite, mais il y a moins de listes sur lesquelles s’éparpiller.

« La stratégie populiste ne fonctionne pas vraiment pour LFI. »

A en croire certains cadres de LFI, cette quatrième place en 2017 était due à leur stratégie « populiste », et le mauvais résultat des européennes à l’abandon de cette stratégie. L’électorat est-il si sensible aux stratégies politiques ?

MG. En 2017, Jean-Luc Mélenchon a fait une OPA sur la gauche, enfin, sur une partie de l’électorat de gauche. C’était un électorat de classes moyennes inférieurs, de fonctionnaires, de salariés, etc. Un électorat classique de gauche. Il faisait 19% chez les cadres, 22% chez les employés, 23% chez les professions intermédiaires et 24% chez les ouvriers. Mais les catégories populaires, les ouvriers, n’y étaient pas sur-représentés. Le parti qui bénéficie de cet ancrage populaire, c’était et ça reste le RN. Marine Le Pen faisait 32% chez les employés et 37% chez les ouvriers. Aux européennes, ça n’a pas vraiment changé. LFI a reculé dans son électorat de 2017, sans gagner au sein des catégories populaires. Ils ont fait 11% chez les employés et 7% chez les ouvriers. Là encore, le RN fait 27% chez les employés et 40% chez les ouvriers. La stratégie populiste ne fonctionne pas vraiment pour LFI.

RL. Est-ce que les gens votent sur une ligne ? Il y a un tropisme, un ethnocentrisme de classes politisées, un peu intellos, à projeter leurs catégories de pensées sur celles de l’électeur. Les débats de lignes politiques et de positionnements échappent à une très large partie des électeurs, ça ne les intéresse pas ou ils ne les maîtrisent pas. Ce qu’on peut dire c’est qu’il y a eu une mésinterprétation par LFI du vote de 2017. Jean-Luc Mélenchon a considéré qu’il était propriétaire des électeurs de la présidentielle – comme Yannick Jadot est en train de le faire avec ses 13% aux européennes. Il surestime la cohérence de ce vote et sous-estime le fait qu’il s’agit dans une large mesure d’un électorat de gauche assez classique. Or, comme l’a très bien analysé Bruno Cautrès dans Le Vote disruptif, le vote Jean-Luc Mélenchon de 2017, c’est trois choses : 1/ le vote des communistes et de la gauche radicale. 2/ les déçus du hollandisme. 25% des électeurs de Hollande 2012 ont voté Mélenchon 2017 (et 40% des électeurs écolos). 3/ une toute petite partie d’électorat populaire qui va au-delà de ces groupes. LFI a rallié en 2017 les électorats des partis de gauche, pas les partis de gauche, qui se sont autodétruits. Tout ça dans un contexte particulier où il était la seule alternative après l’implosion du PS, la désignation de Benoît Hamon à la primaire, la déshérence du PCF et le choix des écolos de s’aligner derrière Hamon. Que ce soit en 2017 ou aujourd’hui, l’électorat de LFI est classique sociologiquement et ne répond qu’imparfaitement aux catégories du populisme de gauche – qui sont aussi assez confuses parce que ledit « peuple » est traversée par des contradictions et des conflits.

Finalement, n’y a-t-il pas un grand écart entre la stratégie affichée par LFI et son électorat ?

RL. Il y a une forme d’illisibilité de la ligne de La France insoumise avec l’opposition artificielle entre « populisme de gauche » et « union de la gauche ». Mais cette illisibilité est aussi fonctionnelle. Elle permet de cumuler les électorats et une certaine agilité tactique. Dans les faits, Jean-Luc Mélenchon n’a jamais tranché entre les deux stratégies. Il joue de l’une et de l’autre depuis 2017. Il est pris entre deux contradictions : d’un côté, il ne peut pas s’aliéner l’électorat de gauche traditionnelle qui est son socle, celui qui était censé fonder son leadership et lui permettre de rallier et d’entraîner ; d’un autre côté, il ne peut pas s’en satisfaire parce que c’est son plafond de verre et que cette gauche-là est minoritaire et divisée. Mais ce débat stratégique, c’est l’aporie de la gauche. Une gauche qui est bien dans une impasse, sociologique notamment. La vraie question est comment reconquérir les milieux populaires. Et quelles médiations la gauche construit pour les enrôler, les politiser, les mobiliser.

MG. Je pense que l’électorat de LFI vote pour LFI pour exactement les mêmes raisons qu’il votait pour le Front de gauche. Je ne sais pas s’il y a un grand écart, mais cette stratégie n’est pas perçue, elle n’a aucun impact.

 

Propos recueillis par Loïc Le Clerc

Publié le 06/06/2019

BIG BANG

Il est minuit moins deux.

L'urgence nous oblige.

Où sont passés la colère sociale et l’esprit critique qui s’aiguisent depuis des mois dans notre pays ? Ils demeurent dans les têtes, dans les cœurs et dans la rue. Mais la situation politique est catastrophique. Au lendemain des élections européennes, le bon résultat de l’écologie politique ne peut masquer le fait que la gauche est en miettes, désertée par une très grande partie des classes populaires. La gauche et l’écologie politique sont loin de pouvoir constituer une alternative alors même que le pouvoir en place et la droite fascisante dominent la scène politique dans un face à face menaçant où chacun se nourrit du rejet de l’autre et le renforce. Le pire peut désormais arriver. Nous n’acceptons pas ce scénario. Nous devons, nous pouvons proposer un nouvel horizon.

La raison essentielle de ce désastre est l’absence d’une perspective émancipatrice qui puisse fédérer les colères et les aspirations autour d’un projet politique de profonde transformation de la société. Un big bang est nécessaire pour construire une espérance capable de rassembler et de mobiliser.

Il y a du pain sur la planche : réinventer nos modèles et nos imaginaires, rompre avec le productivisme et le consumérisme qui nous mènent au chaos climatique, à la disparition des espèces et à une dramatique déshumanisation, substituer le partage des richesses, des pouvoirs et des savoirs aux lois de la finance et de la compétitivité. L’enjeu, c’est aussi d’articuler les différents combats émancipateurs pour dégager une cohérence nouvelle qui s’attache aux exigences sociales comme écologiques, à la liberté des femmes comme à la fin de toutes les formes de racisme, aux conditions et au sens du travail comme au droit à la ville, à la maîtrise de la révolution numérique comme à l’égalité dans l’accès à l’éducation et à la culture, à la promotion des services publics comme au développement de la gratuité. Nous n’y parviendrons qu’en assumant des ruptures franches avec les normes et les logiques capitalistes. Ce qui suppose de nous affranchir des logiques néolibérales et autoritaires qu'organisent les traités européens et de donner à nos combats une dimension internationaliste.

Et pour cela, ce big-bang doit aussi toucher aux formes de l’engagement. La politique est en crise globale. La défiance est massive à l’égard des représentants et des partis politiques, et plus généralement à l’égard de toutes les formes délégataires de représentation. Il est impératif d’inventer la façon de permettre, à toutes celles et ceux désireux de s’engager, de vivre ensemble et d’agir avec des courants politiques constitués qui doivent intégrer dans leurs orientations les expériences alternatives en cours. Et cela suppose de repenser les lieux et les modalités du militantisme autant que  les rouages de la délibération collective. L’exigence démocratique se trouve dans toutes les luttes de notre époque, sociales, écologistes, féministes, antiracistes…, des nuits debout aux gilets jaunes. Elle implique de penser les médiations, de favoriser des liens respectueux, loin de toute logique de mise au pas, avec les espaces politiques, sociaux, culturels qui visent l’émancipation humaine. Puisque nous prônons une nouvelle République, la façon dont nous allons nous fédérer dira notre crédibilité à porter cette exigence pour la société toute entière.

Le pire serait de continuer comme avant, de croire que quelques micro-accords de sommet et de circonstances pourraient suffire à régénérer le camp de l’émancipation, que l’appel à une improbable « union de la gauche » à l’ancienne serait le sésame. Nous sommes animés par un sentiment d’urgence et par la nécessité de briser les murs qui se dressent au fur et à mesure que la situation produit des crispations et des raidissements. Il est temps de se parler et de s’écouter, de se respecter pour pouvoir avancer en combinant le combat pour les exigences sociales et écologiques. Nous pensons bien sûr aux forces politiques – insoumis, communistes, anticapitalistes, socialistes et écologistes décidés à rompre avec le néolibéralisme. Mais ce dialogue entre mouvements politiques constitués ne suffira pas à soulever les montagnes pour redonner confiance et espoir. C’est plus largement que les portes et les fenêtres doivent s’ouvrir aux citoyens, à la vitalité associative, au monde syndical, aux espaces culturels et intellectuels critiques, aux désobéissants du climat, à celles et ceux qui luttent au quotidien contre les oppressions et les violences policières.

Il y a urgence. Nous savons la disponibilité d’un grand nombre de citoyen.ne.s et de militant.e.s à unir leurs énergies pour ouvrir une perspective de progrès. Ces forces existent dans la société mais elles n’arrivent pas à se traduire dans l’espace politique. C’est ce décalage qu’il faut affronter et combler. Sans raccourci. Un travail patient autant qu’urgent de dialogue, d’ouverture, d’expérimentations est devant nous si nous voulons rassembler pour émettre une proposition politique propulsive. Il faut de la visée, du sens, de l’enthousiasme pour qu’une dynamique s’enclenche, pour qu’elle se fixe l’objectif d’être majoritaire. C’est d’une vision plus encore que d’une juxtaposition de colères et de propositions dont notre pays a aujourd’hui besoin. Loin du ressentiment et de la haine pour moteur, nous devons faire vivre un horizon commun de progrès pour l’humanité. La réussite de cette entreprise tient en grande partie à la capacité à assumer un pluralisme authentique tout en dégageant de nouvelles cohérences partagées. Toute logique de ralliement, de mise au pas derrière un seul des courants d’idées qui composent ce large espace à fédérer, se traduira par un échec à court ou moyen terme.

C’est pourquoi nous appelons au débat partout pour la construction d’un cadre de rassemblement politique et citoyen, avec l’objectif de participer activement à la réussite de cette invention à gauche que nous appelons de nos vœux. Nous savons la difficulté de l’entreprise. Mais elle est indispensable. Et beaucoup de voix s’élèvent pour en affirmer l’exigence.  Faisons converger nos efforts. Engageons-la ensemble le 30 juin prochain au Cirque Romanès.

 

Pour rejoindre le « Big Bang » site  https://www.pourunbigbang.fr/

Publié le 05/06/2019

L’alarme par Roger MARTELLI

 

 (site lefildescommuns.fr)

Difficile de ne pas voir dans les résultats des européennes un rude signal d’alarme. En avril 2017, Marine Le Pen était en tête dans 9 000 communes ; en mai 2019, le RN est en tête dans plus de 25 000 communes métropolitaines. Le total des voix d’extrême droite approche les 29 %, en progrès depuis avril 2017. Face à cela, le total de la gauche reste dans ses basses eaux, à peine mieux qu’en 2017 et toujours sous la barre du tiers des suffrages exprimés. Quand on accepte que le clivage de la droite et de la gauche perde de son sens, c’est la droite qui a le vent en poupe, et dans sa variante la plus extrême.

Les repères anciens se diluant, que reste-t-il ? Pour ceux qui veulent éviter le pire, à gauche et à droite, on accepte le clivage des « ouverts » et des « fermés » et on vote REM. Pour ceux qui, à gauche, cherchent une utilité, même partielle, on est tenté par les Verts, portés par leur vague européenne. Pour ceux qui, surtout dans les catégories populaires, veulent exprimer leur colère et leur ressentiment, on vote RN.

Cette logique n’atténue en rien, bien au contraire, l’éclatement du champ politique manifesté par le premier tour de la présidentielle. Mais si les européennes ont radicalisé la droite, au détriment des Républicains, elle n’en a pas fait autant de la gauche. Le premier tour d’avril 2017 avait sanctionné l’échec du social-libéralisme de gouvernement. Le bon score de Jean-Luc Mélenchon avait dit qu’à gauche le ton était passé du côté d’une gauche bien à gauche, bien ancrée dans les valeurs d’égalité, de citoyenneté et de solidarité.

De ce point de vue, les européennes sont désastreuses. Le PCF voulait montrer qu’il existait : il a confirmé un peu plus son déclin et sa marginalisation électorale. La FI s’est campée sur son hégémonie de 2017, a confirmé qu’elle ne voulait plus rassembler la gauche mais le peuple et a proposé de faire des européennes un référendum anti-Macron. Elle pensait pouvoir poursuivre son élan vers une majorité et réduire l’impact du RN dans les catégories populaires. La dynamique majoritaire est enrayée et les 6,3 % de la FI sont bien loin des 19,6 % d’avril et même des 11 % de juin 2017. Quant au RN, il a confirmé que si le parti de l’abstention reste le premier parti des catégories populaires, il est lui-même devenu le premier parti des employés et des ouvriers qui votent. Quand la colère tourne au simple ressentiment du « nous » contre « eux », quand elle ne s’adosse pas à l’espérance, le pire peut advenir.

En règle générale, l’histoire a le plus souvent vu la conjonction de la dynamique des luttes sociales et du vote à gauche ; en 2019, après plus de cinq mois de mobilisation des Gilets jaunes, c’est l’extrême droite qui prospère. Le référendum anti-Macron s’est retourné contre la FI. Mélenchon et ses amis ont perdu sur leur gauche, sans rien gagner, ni sur les électeurs d’extrême droite, ni sur ceux qui se disent loin de toute sympathie partisane. Les cartes ont été à ce point brouillées que des sondages laissent entendre qu’un bon nombre des électeurs FI pourraient être tentés par un vote Le Pen contre Macron, dans l’hypothèse d’un second tour présidentiel Macron-Le Pen.

Il n’est plus temps de tergiverser. On ne rassemblera pas le peuple en tournant le dos à la gauche ; mais, en sens inverse, on ne le rassemblera pas en invoquant des modalités dépassées du rassemblement à gauche. Ni le « populisme » ni l’union de la gauche d’hier ne peuvent être notre horizon.

Pour que la gauche puisse se rassembler, encore faut-il qu’elle se refonde, qu’elle retrouve langue avec ses valeurs, mais qu’elle les fasse vivre dans les enjeux, les mots et le formes de regroupement qui sont ceux de notre temps. Le maître mot doit rester celui de l’émancipation, individuelle et collective. Mais l’égalité ne peut plus être pensée comme hier, le public ne peut plus se confondre avec l’État administré, la démocratie ne peut en rester à la représentation, la politique ne peut plus s’imaginer dans le seul cadre national et partisan.

Et, surtout, au-delà de la gauche, le mouvement populaire doit se recomposer, après la longue phase du mouvement ouvrier. La déconnexion de la colère sociale et du vote à gauche met le doigt sur une carence, manifeste depuis plus de vingt ans : alors que l’émancipation ne peut être qu’un processus global, le social, le politique, le culturel et le symbolique restent cruellement déconnectés. Les réarticuler de façon souple, sans hégémonie de quelque structure que ce soit : l’enjeu est tout aussi grand que celui de la recomposition de la gauche politique. En fait, les deux sont inséparables.

Roger Martelli

Publié le 04/06/2019

En un tweet, Adrien Quatennens clôt-il le débat ?

 

Par Catherine Tricot (site regards.fr)

Le député insoumis refuse que La France insoumise soit « un énième parti de gauche » et voit bien plus grand : être « l’outil du peuple et de sa révolution citoyenne ».

Quatre jours après les très mauvais résultats de la France insoumise aux élections européennes, Adrien Quatennens, le député du Nord, tweet : « Que nul ne s’y trompe : la France insoumise n’a pas vocation à être un énième parti de gauche. Elle est née pour être l’outil du peuple et de sa révolution citoyenne. C’est avec cela que nous devons renouer. C’est à cela que nous allons travailler. »

Adrien Quatennens

@AQuatennens

 

Que nul ne s’y trompe : la @FranceInsoumise n’a pas vocation à être un énième parti de gauche. Elle est née pour être l’outil du peuple et de sa révolution citoyenne. C’est avec cela que nous devons renouer. C’est à cela que nous allons travailler. pic.twitter.com/JX9xxN0xS7

 

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23:13 - 30 mai 2019

Informations sur les Publicités Twitter et confidentialité

On relèvera l’étonnante et très sèche formule « que nul ne s’y trompe »... On aurait pu penser que l’heure était venue à la réflexion collective pour comprendre et réfléchir sur une telle déroute. Faut-il vraiment persévérer dans le « clivage » et « l’avant-garde autoproclamée » ?

Mais tenons-nous en au fond du propos d’Adrien Quatennens. La FI n’aurait donc pas « vocation à être un énième parti de gauche ». Comment dire l’amertume que l’on ressent en lisant une telle affirmation bravache ? La FI n’était pas un énième parti de gauche : elle était le pôle d’agrégation de la gauche qui n’avait pas renoncé à changer le monde. Sur cette base, elle avait réuni à la présidentielle de 2017 près de 20% des électeurs, tous venus de la gauche, issus des catégories populaires et des couches moyennes. C’était sa force. Deux ans plus tard, seul un électeur sur cinq de Jean-Luc Mélenchon a revoté FI. En deux ans, la FI est devenue une force parmi d’autres. Si affaiblie avec ses 6% qu’elle n’a plus la puissance d’agrégation dans un paysage éclaté par la bombe Macron, ravagé par l’emprise de l’extrême droite, hébété par trente ans de déréliction des grands partis de gauche.

La petite musique de ce tweet est par ailleurs conforme aux propos d’autres dirigeants insoumis : la campagne de la FI n’aurait pas été assez lisible. Elle aurait été brouillée par la personnalité de la tête de liste, d’une gauche assumée et par trop consensuelle. Rien ne permet d’étayer cette explication. Manon Aubry est une jeune femme qui a mené une campagne dynamique sans jamais s’écarter du discours FI, allant même jusqu’à saluer, au micro d’Europe 1, le caractère très démocratique de l’organisation : « Jean-Luc Mélenchon ne décide rien. La FI est gouvernée par sa base. »

Inconnue il y a six mois, elle n’a pas modifié l’image du mouvement. On se souvient bien moins de ses discours que des saillies de Jean-Luc Mélenchon contre les médias, des invectives contre Philippe Martinez ou Benoît Hamon, de la vindicte sans répits contre l’appel de soutien des migrants ou encore des désastreuses images des perquisitions.

Et ils sont où les gilets jaunes ?

Mais de ces cinq derniers mois, on retient surtout l’appui sans relâche de la FI au mouvement des gilets jaunes. Il fut un temps où le PCF soutenait de toutes ses forces les luttes ouvrières, en particulier contre la désindustrialisation. On peut partager l’un et l’autre de ces engagements et noter que dans les deux cas, la fonction politique n’a pas été remplie.

Les gilets jaunes n’ont pas besoin de la FI pour s’auto-organiser. Les ouvriers de Renault, les sidérurgistes, les mineurs avaient des syndicats. Dans les deux cas, ils n’ont pas eu l’outil nécessaire pour gagner, une victoire qui ne pouvait être que politique. L’outil attendu est un outil politique qui propose une perspective globale et crédible, qui rassemble la société sur cette alternative. La rupture opérée par la FI avec les couches moyennes, intellectuelles et culturelles, a lourdement pesé dans l’absence de débouché progressiste au mouvement des gilets jaunes.

De surcroît, le défaut d’analyses sur la composition du peuple moderne a affaibli les interventions de la FI : les gilets jaunes ont été l’émergence d’une partie du peuple et non de tout le peuple. Faute d’avoir su proposer une perspective pour la France confrontée à la crise des gilets jaunes, la FI a perdu ses soutiens populaires et manqué son utilité. C’est comme pour le pudding, être « l’outil du peuple et de sa révolution citoyenne » se prouve. Cela n’a pas été le cas, malgré l’intensité du moment.

 

Catherine Tricot

Publié le 03/06/2019

Des tarifs dictés par les acteurs privés

Électricité, le prix de la concurrence

Sous la pression des « gilets jaunes », le gouvernement a différé l’augmentation des tarifs réglementés de l’électricité. Mais la Commission de régulation de l’énergie a rappelé qu’une hausse de 5,9 % devrait intervenir « au plus tard le 1er juin 2019 ». Une envolée programmée des prix due à l’obsession européenne pour la concurrence.

par Aurélien Bernier  (site monde-diplomatique.fr)

   

Depuis la fin des années 1980, l’Union européenne s’attache à casser les monopoles dans le secteur des énergies de réseau que sont le gaz et l’électricité. Ces services publics ayant montré une grande efficacité, elle a dû appliquer une stratégie radicale, mise au point au Chili sous le régime dictatorial d’Augusto Pinochet, puis importée quelques années plus tard dans le Royaume-Uni de Margaret Thatcher.

Le principe consiste à scinder les activités de production, de gestion du réseau et de fourniture (la vente au client final), auparavant réunies au sein d’une même entreprise publique. Ce découpage sépare les secteurs susceptibles de générer des profits rapides de ceux qui sont difficilement rentables. On introduit ainsi la concurrence directe dans la production et la fourniture, tandis que le transport et la distribution restent publics, mais doivent s’adapter pour favoriser la compétition entre les autres acteurs.

Les directives européennes se succèdent pour organiser des marchés intérieurs unifiés, et la loi française s’adapte progressivement. À partir de 1999, des fournisseurs privés sont autorisés à concurrencer Électricité de France (EDF) en proposant des contrats d’approvisionnement aux entreprises. La dérégulation s’élargit aux particuliers en 2007.

Profitant de l’occasion, des investisseurs créent de toutes pièces des « fournisseurs alternatifs ». En 2002, le financier et homme politique de droite Charles Beigbeder fonde ainsi la société Poweo, qui remporte son premier appel d’offres en février 2003... alors qu’elle ne dispose d’aucun site de production. Pour revendre une marchandise qu’elle ne produit pas, elle achète de l’électricité sur le marché de gros, soit directement auprès de producteurs européens, soit en Bourse.

En 2001, des banques (Société générale, BNP Paribas), des énergéticiens (EDF, TotalFinaElf, Electrabel) et la place boursière Euronext lancent la première Bourse française de l’électricité, baptisée Powernext. L’objectif de l’Union européenne étant de développer les échanges à l’échelle communautaire, Powernext fusionne en 2008 avec son homologue allemande, European Energy Exchange, pour donner naissance à une Bourse européenne de l’électricité : Epex Spot. Marginales au départ, les transactions se développent fortement dans les années 2010. Au troisième trimestre 2018, celles intervenues sur le marché de gros français représentent 212 térawattheures, soit près de deux fois la production électrique nationale (1), les produits pouvant être achetés et revendus plusieurs fois.

Depuis cette déréglementation, deux systèmes de tarification coexistent. Délivrée uniquement par EDF et par les régies publiques, une offre « réglementée » — le tarif bleu hérité du monopole de service public pour le particulier — voit ses conditions encadrées par l’État. En parallèle, des offres « de marché » sont vendues par les fournisseurs privés... dont une branche d’EDF, priée par les gouvernements successifs de prendre sa place dans le segment concurrentiel.

Très complexe, ce système dérégulé a été conçu dans un but : démanteler progressivement le service public. Pourtant, après plus de vingt ans d’efforts, les libéraux sont déçus : 80 % des clients choisissent encore le tarif réglementé, qui représente 84 % de la consommation des particuliers (2). Puisque la concurrence « libre et non faussée » ne produit pas les résultats escomptés, le législateur entreprend de la fausser... à l’avantage du secteur privé. En 2010, la loi portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (dite loi « Nome ») mettait en place un mécanisme incroyable, qui oblige EDF à tenir à disposition de ses concurrents privés un volume important de sa production nucléaire (environ le quart) à prix coûtant ! Les sociétés privées peuvent faire valoir leur droit à l’acheter, mais n’en ont pas l’obligation : elles préféreront recourir à la Bourse si les prix y sont plus bas.

Arrimés aux cours de la Bourse

La loi Nome prévoit également de nouvelles modalités de calcul pour le prix réglementé de l’électricité. Son article 13 décrète que le tarif encadré par les pouvoirs publics sera fonction des coûts de production d’EDF, mais également « du coût du complément à la fourniture d’électricité ». Le 28 octobre 2014, le décret n° 2014-1250 précise que ce coût complémentaire « est calculé en fonction (...) des prix de marché à terme constatés ». Traduction : pour ne pas pénaliser le secteur privé, si les cours de Bourse de l’électricité augmentent, les tarifs régulés devront suivre.

C’est précisément ce qui se produit aujourd’hui. À la suite d’une envolée des prix de l’énergie primaire, des matières premières et du quota carbone, celui du kilowattheure grimpe à la Bourse européenne. La Commission de régulation de l’énergie, créée en mars 2000 pour jouer le rôle de gendarme de la concurrence dans le système dérégulé, a réclamé le 7 février dernier une hausse des prix réglementés (3). Le ministre de la transition écologique et solidaire, M. François de Rugy, a confirmé le 22 mars une augmentation « sans doute à la moitié de l’année ».

Cette obsession pour la concurrence trouble jusqu’à... l’Autorité de la concurrence. Dans un avis du 25 mars, celle-ci considère que la hausse projetée « conduirait à faire payer aux consommateurs, plutôt qu’aux fournisseurs, les effets (...) d’une limitation de la régulation du marché de gros voulue par le Parlement », avec pour effet d’offrir aux clients du tarif bleu « la garantie paradoxale de “bénéficier” des prix les plus chers du marché » (4).

À terme, l’existence même de contrats spécifiques paraît menacée. Dans un arrêt du 18 mai 2018  (5), le Conseil d’État a ainsi donné raison à Engie (ex-GDF Suez) et à l’Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (Anode) en annulant partiellement les tarifs réglementés adoptés en 2017 au prétexte qu’ils ne garantissaient pas « un égal accès des entreprises de l’Union européenne aux consommateurs ». Certes, la plus haute juridiction administrative française admet le principe de tarifs réglementés pour lutter contre la volatilité des prix d’un bien de première nécessité. Mais elle restreint leur portée : ces tarifs ne seront désormais justifiés que s’ils sont « proportionnés » à un objectif d’intérêt économique général (des prix plus stables), adoptés pour une période limitée, et que si les obligations de service public sont clairement définies, transparentes, contrôlables et non discriminatoires... Ces leçons de droit européen conduisent à torpiller l’actuel tarif bleu et à pousser les 80 % de consommateurs encore attachés au service public dans le grand bain de la concurrence.

Aurélien Bernier

Auteur de l’ouvrage Les Voleurs d’énergie. Accaparement et privatisation de l’électricité, du gaz, du pétrole, Utopia, Paris, 2018.

(1) « Observatoire des marchés de gros du 3e trimestre 2018 », Commission de régulation de l’énergie (CRE), Paris, 30 septembre 2018.

(2) « État des lieux des marchés de détail français de l’électricité et du gaz naturel en 2017 », CRE, 5 mars 2019.

(3) « Délibération de la CRE portant proposition des tarifs réglementés de vente d’électricité », CRE, 7 février 2019.

(4) « Avis n° 19-A-07 du 25 mars 2019 relatif à la fixation des tarifs réglementés de vente d’électricité » (PDF), Autorité de la concurrence, Paris, 25 mars 2019.

(5) « Conseil d’État, 18 mai 2018, Société Engie et Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (Anode) », Conseil d’État, Paris, 18 mai 2018.

Publié le 02/06/2019

 

Vénézuela : « dégonflement » de l’opposition…

les États-Unis ciblent l’offre d’aide alimentaire pour affamer le peuple

 

Le 22 mai 2019 Les personnages sans envergure que les États-Unis ont utilisés pour leurs tentatives de changement de régime au Vénézuela n’ont pas fait correctement leur boulot. Le New York Times déclare que leur mouvement s’est « dégonflé ».

Dégonflée, l’opposition vénézuélienne envisage de négocier avec Maduro
Onze heures après que l'article a été mis en ligne
– et après un appel de la Maison-Blanche ? – le titre a été changé.

 

Le dirigeant de l’opposition, Juan Guaido, pourrait négocier avec Maduro

 

Bien qu’il répète les mêmes arguments utilisés pour la propagande, l’article indique clairement que Guaidó n’a pas le soutien du public :

CARACAS, Vénézuela - C’était un stratagème audacieux : Juan Guaidó, chef de l’opposition vénézuélienne, a manifesté près d’une base militaire aux côtés de dizaines d’officiers en uniforme et d’alliés politiques, appelant à un soulèvement militaire contre le président Nicolás Maduro. ...

Trois semaines plus tard, Juan Guaidó fait la navette entre une demi-douzaine de planques pour échapper à sa capture. ... Et les protestations qui remplissaient les rues de partisans de Juan Guaidó s’estompent. ...

Affaibli et incapable de résoudre rapidement la crise politique qui frappe le Vénézuela, M. Guaidó a été contraint d’envisager des négociations avec Nicolás Maduro. Les deux parties ont envoyé des représentants en Norvège pour des pourparlers, une offre que Juan Guaidó avait précédemment rejetée.

Ce changement marque un tournant pour l’opposition qui, en janvier, avait pris de l’ampleur, attirant un large soutien international et une foule énorme de partisans. Aujourd’hui, cet élan s’est presque essoufflé, ce qui témoigne de l’emprise ferme de Nicolás Maduro sur le pouvoir alors même que le pays s’effondre autour de lui.
Le gouvernement vénézuélien est en pourparlers avec certains partis d’opposition, mais il n’y a pas encore de confirmation que le parti de Guaidó, qui est l’élément d’opposition le plus radical, soit réellement impliqué. Il est douteux que le gouvernement veuille « négocier » avec lui.

Il est intéressant de noter que le NYT n’utilise plus le faux attribut de « président intérimaire » qu’il utilisait auparavant pour décrire Guaidó.

Que Guaidó ait échoué dans sa clownesque tentative de coup d’État ne signifie pas que les États-Unis renonceront à leurs essais de changement de régime.

L’économie vénézuélienne traverse une crise économique profonde. Ce ne sont pas les petits essais socialistes de son gouvernement qui en sont la cause, mais la guerre économique que les États-Unis mènent contre lui.

Les sanctions étasuniennes ravagent le secteur pétrolier vital du Vénézuela et ses importations, rendant de plus en plus difficile pour Nicolás Maduro de gouverner. Le pays s’est en grande partie arrêté ce week-end en raison d’un manque de carburant – une pénurie dont M. Maduro dit que les sanctions en sont la cause.

Heureusement, personne au Vénézuela n’est encore mort de manque de nourriture. Mais il y a de graves problèmes :

Trois années se sont écoulées depuis que les prix du pétrole ont chuté de plus de 100$ le baril, début 2014, à environ 40$, début 2015. Trois ans se sont également écoulés depuis que les premières sanctions contre le Vénézuela ont été appliquées par l’administration Obama et qu’elles ont depuis été renforcées par le gouvernement actuel des EU. Il en résulte une combinaison de ces deux facteurs avec la structure extrêmement complexe du système alimentaire vénézuélien, qui dépend des importations, fortement colonisé par les goûts du Nord et gonflé par le boom pétrolier des dernières décennies. Actuellement, et malgré tous les efforts, la dynamique de l’accès à la nourriture dépend du revenu : ceux qui ont plus d’argent mangent plus et mieux.

En 2015, l’opposition a utilisé le soutien des grands producteurs, importateurs et distributeurs pour créer une pénurie artificielle de produits alimentaires et d’hygiène. Le gouvernement a réagi en créant les Comités locaux d’approvisionnement et de production (CLAP) qui distribuent mensuellement des colis à plus de 6 millions de familles.

Le programme CLAP est un arrangement entre le gouvernement et des groupes locaux visant à distribuer de la nourriture subventionnée et d’autres articles ménagers de base aux ménages vénézuéliens à faible revenu.

Les pauvres accueillent favorablement ce programme, mais les plus riches partisans de l'opposition aux États-Unis et dans le pays l’ont toujours détesté.

Alors que le mouvement communal vénézuélien soutient largement les CLAP, l’opposition affirme depuis longtemps que le programme est discriminatoire envers les ménages qui ne supportent pas le gouvernement. Selon le gouvernement, les CLAP ont réduit la faim et la pénurie alimentaire dans tout le pays.

Le programme des paquets distribués est basé sur les revenus. Mais il y a aussi des marchés CLAP où tout le monde peut acheter. Les CLAP ne font pas de discrimination entre les partisans du gouvernement et ceux de l’opposition. Il se trouve que ce ne sont pas les pauvres qui soutiennent la politique néolibérale que préfèrent les partis d’opposition.

Lors de récentes émeutes, des partisans de l’opposition ont incendié des entrepôts et des centres d’emballage utilisé par le programme CLAP.

L’administration Trump se joint maintenant à l’effort de l’opposition pour augmenter le nombre de personnes souffrant de la faim au Vénézuela.

Les États-Unis préparent actuellement des sanctions et des poursuites pénales contre des responsables vénézuéliens et d’autres personnes soupçonnées d’utiliser un programme d’aide alimentaire géré par l’armée pour blanchir de l’argent pour le gouvernement du président Nicolas Maduro, selon des personnes connaissant le sujet.

Des sanctions et des mises en accusation pour fraude sont à l’étude contre des responsables militaires et politiques vénézuéliens ainsi que contre des hommes d’affaires vénézuéliens et des partenaires étrangers, selon les sources.

De nombreuses familles vénézuéliennes comptent sur ce programme alimentaire subventionné, connu sous son sigle espagnol CLAP, pour leurs besoins de base dans ce pays sud-américain producteur de pétrole.

Comment un programme alimentaire subventionné par le gouvernement Maduro peut-il « blanchir de l’argent pour le gouvernement du président Nicolas Maduro » ? Il n’y a aucune logique dans l’argument de l’administration Trump.

Cette initiative ne mènera à rien. Cela n’aidera pas à « changer de régime ». Le fait de cibler la distribution de nourriture subventionnée pour les pauvres n’augmentera pas le soutien à l’opposition. Toute perturbation du programme CLAP lui sera imputée. Moins les gens recevront, plus ils dépendront d’un CLAP, même réduit, et des autres programmes gouvernementaux.

C’est de la vilénie pure et simple, et non de la politique, qui est à l’origine de cette situation.

 

Moon of Alabama

Traduit par Wayan, relu par jj pour le Saker Francophone

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Publié le 01/06/2019

 

Réduire les Gilets Jaunes par l’arme psychologique

 

Ou comment les méthodes contre-insurrectionnelles sont passées

du monde militaire à celui de l’entreprise jusqu’au cabinet du président

 

 

De Jérémy Rubenstein

Article paru dans lundimatin#193 (site lundi.am)

 

Il y a quelques mois, je proposais un petit jeu de concordances de temps en milieu contre-insurrectionnel qui montrait des continuités entre l’armée française durant la guerre d’Algérie et celle des Etats-Unis en Irak aujourd’hui. J’avais envie de poursuivre ce jeu des similitudes, résonances et connexions, toujours dans le milieu contre-insurrectionnel mais cette fois dans le passage du militaire au civil. Je propose, pour la partie civile, d’analyser l’action psychologique menée par le gouvernement français actuel contre les Gilets Jaunes.

 

À l’évidence, le gouvernement - et le monde - d’Emmanuel Macron est bien moins composé de colonels que de cadres de grandes entreprises. Aussi, il s’agira pour l’essentiel de montrer comment des techniques de colonels arrivent dans les grandes entreprises, pour finir comme une méthode de gestion (de crise) gouvernementale.

 

« Grand Débat National », vaisseau amiral d’une guerre psychologique

 

Dans son dernier ouvrage, Grégoire Chamayou [1] rapporte les confessions - ou plutôt les vantardises - au début des années 80, d’un entrepreneur d’une boîte étatsunienne spécialisée dans la gestion de crise de grandes entreprises. La “Pagan International” du nom de l’un de ses fondateurs, intervient lorsqu’une multinationale est en proie à un type particulier de crise, non pas interne - avec ses employés - mais externe - lorsque les effets sociaux, politiques ou environnementaux de sa production sont dénoncés. Autrement dit, la compagnie est spécialisée dans l’anti-activisme, elle offre des réponses clefs en main pour contrer les groupes qui menaceraient l’image de la multinationale. La boite de conseils développe des techniques générales à employer dans chaque cas particulier, à partir d’une typologie - qu’elle considère invariable - qui caractérise les activistes en quatre grandes catégories :

  • Les radicaux

  • Les opportunistes

  • Les idéalistes

  • Les réalistes

 

Ce schéma général permet d’offrir des réponses différenciées à chaque sous-groupes ou individus en fonction de leur appartenance à l’une de ces catégories. Ainsi, avec les radicaux, il n’y a rien à faire. Ce sont des convaincus qui « veulent changer le système » et qu’aucune offre (acceptable pour la compagnie s’entend) ne permettra de désarmer, si bien qu’il convient de les isoler. Pour les réduire, il s’agira donc de s’en prendre aux trois autres catégories. Les opportunistes cherchent « de la visibilité, du pouvoir, des troupes, voire, dans certains cas, un emploi », pour les traiter il faut « leur fournir au moins l’apparence d’une victoire partielle ». Le problème avec la troisième catégorie, les idéalistes, c’est qu’ils sont « sincères » donc « très crédibles », mais aussi très crédules, de sorte que « si on peut leur démontrer que leur opposition à une industrie ou à ses produits entraîne un dommage pour d’autres et n’est pas éthiquement justifiable, alors ils seront obligés de changer de position ». Enfin, les réalistes : ceux-là « peuvent assumer des compromis ; ils veulent travailler au sein du système ; un changement radical ne les intéresse pas ; ils sont pragmatiques. ».

 

La méthode consiste donc à négocier avec les réalistes et à convaincre les idéalistes. La défection de ceux-ci fait perdre la crédibilité des radicaux et des opportunistes, qui semblent désormais poursuivre leur lutte pour des intérêts personnels ou superficiels. Chamayou résume « la stratégie générale : coopérer avec les réalistes, dialoguer avec les idéalistes pour les convertir en réalistes, isoler les radicaux et avaler les opportunistes. » [2]

 

Il n’est pas sûr que soit un jour publié le registre du brainstorming élyséen qui reporte dans le détail comment a été conçu ce vaisseau amiral de l’action psychologique baptisé “Grand Débat National” [3]. En attendant, on peut facilement l’imaginer dans les grandes lignes, tant sa mise en œuvre est calquée sur la méthode de management de crise que nous venons de décrire. Vous avez des dizaines de milliers d’activistes (les Gilets Jaunes dans leur ensemble) et une très grande majorité de la population (entre 70% et 80% selon les différents sondages des mois de décembre et janvier) qui leur sont favorables. Il s’agit donc de répertorier les Gilets Jaunes selon les quatre catégories de Pagan International Cie, afin d’isoler la première (les radicaux, ceux qui veulent changer le système, avec qui il n’y a donc rien à faire) en traitant les trois autres catégories.

 

Bien entendu, il convient de refuser de ranger chacun dans l’une des catégories de la Pagan Cie, laissons cela aux personnes de pouvoir. Il nous suffit de rappeler la technique mise en œuvre (dont, du reste, pas grand monde n’a été dupe, ce qui ne veut pas dire que la contrer soit aisée : connaître le fonctionnement d’une arme permet éventuellement d’en trouver à terme des ripostes mais ne la rend pas moins destructrice en attendant).

 

Ce qui nous intéresse particulièrement de cette méthode révélée par Grégoire Chamayou est qu’elle est mise au point par un personnage qui ne provient pas du monde entrepreneurial, mais militaire. En effet, Rafael Pagan est un ancien officier du renseignement militaire, de même que nombre de ses associés. Or, faire carrière dans le renseignement militaire états-unien des années 70, c’est à n’en pas douter s’imprégner des méthodes de contre-insurrection (qui sont théorisées auparavant - dans les années 50 et 60 - et saturent le champ militaire, en France jusqu’au début des années 60, aux Etats-Unis jusqu’au moins la fin de la Guerre du Vietnam. Ajoutez à ce contexte général le fait que la contre-insurrection touche à l’intérieur des armées en priorité les Commandos et le Renseignement, et il serait tout à fait improbable que Pagan n’ait pas été formé à cette école-là). Autrement dit, ce sont clairement des méthodes militaires qui se généralisent parmi les grandes entreprises pour défaire les opposants à leur exploitation du monde.

 

Si vous avez l’esprit mal tourné, vous dresserez la liste des membres du gouvernement Macron qui proviennent de ce type d’entreprise, et ferez l’amalgame auquel je m’adonne (du militaire à l’entreprise, et de l’entreprise au gouvernement).

 

Un capitaine de Cavalerie à la tête de l’industrie française des relations publiques

 

Ce genre de passage du monde militaire à celui de l’entreprise est assez courant, et il est loin d’être réservé aux Etats-Unis. Au hasard, prenons la France. L’âge d’or de la contre-insurrection à la française est sans conteste le temps de la guerre d’Algérie. On peut même le dater plus précisément, avec l’ascension fulgurante du colonel Lacheroy (1906-2005), alors principale référence de la « doctrine de guerre révolutionnaire », nommé à la tête du “Service d’action psychologue et d’information” en 1956 et chargé de mettre en place les 5e Bureau (de guerre psychologique) à tous les échelons de l’Armée. Or, si Lacheroy est bien connu - ou, du moins, apparaît-il à raison comme la référence de la doctrine dans nombre d’ouvrages consacrés -, on oublie souvent en revanche son binôme à la tête de ce Service : Michel Frois (1914-2000).

 

La trajectoire de cet officier de Cavalerie vaut pourtant le détour. Durant la Seconde Guerre mondiale, il rejoint les forces de la France Libre, et c’est en jeune officier qu’il se retrouve à Casablanca, alors l’un des sièges de l’armée US, au début de 1944. Il y découvre, fasciné, un « hall d’information », dans lequel les services de communication de l’armée (probablement l’Office of War Information [4]) exposent, à grand renfort de matériel cartographique et photographique, le cours de la guerre sur tous les fronts. « Ici, on vit vraiment la guerre et on comprend la nécessité et la difficulté d’un futur débarquement allié pour libérer la France » décrit Frois [5], autrement dit, il comprend qu’un tel outil permet de gagner l’adhésion du spectateur, y compris à la stratégie adoptée. Dès lors, avec des moyens infiniment moindres, il se consacre à monter un service similaire au sein de l’armée française. C’est ainsi que, alors en poste en Indochine, il fonde le « Service Presse Information » de l’Armée en 1950, auprès du général De Lattre avec qui l’entente est totale « car il sait que les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’on les fait apparaître » [6]. En 1956, il se retrouve donc au « Service d’action psychologue et d’information » sous la direction de Lacheroy. Il se différencie de ce dernier par un ton bien plus enjôleur, souvent mielleux, qui séduit les journalistes car il faut faire « de la Presse une alliée sûre et avertie » avec ce qui devient sa devise « pour se servir de la Presse, il faut d’abord la servir » [7]. Il s’oppose d’ailleurs au nom même du service, en effet pourquoi s’afficher comme « d’action psychologique » alors qu’un simple « Information » y suffit ? En bon communicant, Frois se défend d’avoir quelque chose à voir avec la sulfureuse Doctrine de Guerre Révolutionnaire, et plus spécifiquement avec l’action psychologique. À ceci près que sa défense a tout d’un argument de guerre psychologique, en l’occurrence à travers une bataille sémantique.

 

Par la suite, loin de rejoindre les rangs des ultras de l’Algérie française et l’OAS comme nombre d’officiers de guerre psychologique - tels que Lacheroy -, Frois préfère se retirer de l’armée dès 1957. Désormais, c’est auprès du patronat qu’il exerce ses talents. Il se fait la main avec le Syndicat général de la construction électrique (qui regroupe de grandes entreprises telles que Alsthom), avant de rejoindre le CNPF (Conseil National du Patronat Français, ancêtre du Medef [8]) en 1970. Jusqu’où lui doit-on le passage d’une image pour le moins dégradé du patronat français (1968 n’est pas la meilleure année pour ce secteur social) à celle d’un « entrepreneur » pourvoyeur d’emplois et ployant sous les impôts ? C’est difficile à établir ; lui-même, en bon communicant, s’attribue un rôle central, mais les effets de l’action psychologique - puisque c’est de cela dont il s’agit - sont toujours assez complexes à mesurer exactement. Ce qui est certain c’est que le budget de la communication du syndicat patronal a explosé sous son impulsion et qu’au début des années 80 l’image du patronat a changé du tout au tout par rapport au début des années 70. Pour mener cette tâche, il forme un bataillon d’une soixantaine de communicants, parmi lesquels nombre occupent par la suite les pages économiques de la presse (telle que Nicole Penicaut, à Libération puis à l’Obs) et des postes dans les relations publiques [9].

 

La carrière civile de Frois ne s’arrête pas en si bon chemin. En 1986, avec l’un de ses poulains de la task force de la communication patronale, Michel Calzaroni, il fonde l’agence de relation publique DGM. Dorénavant, il s’agit d’offrir ses services directement aux plus grandes fortunes du pays, Vincent Bolloré en est un des premiers clients. Pour ce qui nous intéresse, « tout ce que Michel Frois a appris des ressorts de la propagande psychologique, de l’arme psychologique, dans les milieux militaires lui a servi à développer la politique de la communication patronale » résume Bernard Giroux, l’un de ses successeurs à la tête de la communication du Medef [10].

 

Il n’aura échappé à personne, du moins à nous qui avons l’esprit mal tourné et nageons dans les amalgames, que le monde de Macron est précisément celui-là, un monde né d’un capitaine de Cavalerie spécialiste en guerre psychologique.

 

[1] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, ed. La Fabrique, 2018, pp.121-125

[2] Pagan et son groupe ont entre autres vendu leurs expertises à Monsanto (ces conseillers font alors partie de la compagnie “Stratfor”, dont des milliers de mails ont été révélés par le hacker Jeremy Hammond en 2011). Aussi, si la méthode raisonne avec le scandale médiatique récent – sur le fichage réalisé par Monsanto parmi des journalistes et politiciens français -, ce n’est certainement pas un hasard.

[3] Qui, rappelons le, n’a strictement rien à voir avec un débat, selon la définition qu’en donne l’Etat à travers son organisme chargé d’organiser les débats publics, d’où l’affaire Jouanno qui aurait dû suffire à ce que les journalistes refusent d’utiliser le terme gouvernemental de “débat”, voir Laurent Mauduit, « Grand débat : les secrets d’un hold-up », Médiapart, 26 janvier 2019, https://www.mediapart.fr/journal/france/260119/grand-debat-les-secrets-d-un-hold?onglet=full

[4] Fondée en 1942, elle chapote l’ensemble des informations et propagandes des Etats-Unis destinées aux différents publics (intérieurs, amis et ennemis). Elle produit aussi nombre de contenus (informations et fictions) ensuite diffusés au niveau mondial à travers la radio (Voice of America), le cinéma ou des journaux. Howard Fast, employé dans les bureaux newyorkais de l’agence, en décrit une partie de son fonctionnement, voir Howard Fast, Mémoire d’un rouge, Ed. Agone (Trad. Emilie Chaix-Morgiève), 2018 (1990 pour l’original).

[5] Michel Frois, La révélation de Casablanca. Mémoires d’un officier de cavalerie atteint par le virus de la communication, Ed. Atlantica, 1999, p. 45

[6Ibid, p.63

[7] Extrait d’un mémorandum de 1956, rédigé par le capitaine Frois et le commandant Vaillant, intitulé « directive sur l’information militaire ». Michel Frois le reproduit dans ses mémoires car il estime que « tous ceux qui doivent communiquer sur leurs activités civiles ou militaires, politiques ou économiques, sociales ou culturelles » devraient le méditer, ibid., pp.101-102.

[8] De la même façon qu’il tâchait de se défaire de cette encombrante expression d’« action psychologique » au sein de l’armée, il milite très tôt pour que soit abandonné ce désagréable terme de « patron » du Conseil National du Patronat Français pour lui préférer celui d’entreprise. Son souhait ne sera exaucé que trente ans plus tard, avec la fondation du Mouvement des entreprises de France (Medef) en 1998.

[9] Voir Aurore Gorius et Michaël Moreau, Les gourous de la com’. Trente ans de manipulations politiques et économiques, Ed. La Découverte, 2011.

[10] Benoît Collombat, David Servenay, Frédéric Charpier, Martine Orange, Erwan Seznec. Histoire secrète du patronat, Ed. La Découverte, 2009.

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