Publié le 31/05/2018
Comment la grande distribution s’approprie l’image sympathique du petit producteur local
par Anne-Lise Havard et Juliette Jacquemin (site bastamag.net)
L’attrait du « local » n’aura pas mis longtemps à aiguiser les appétits de la grande distribution. L’argument marketing du « petit producteur », destiné à redorer l’image des supermarchés, était connu. Voici maintenant qu’apparaissent des magasins spécialisés dans les circuits courts, lancés par Auchan ou de grandes coopératives agricoles. Une sorte de « local washing ». Les véritables magasins de producteurs, en plein essor, voient leur avenir menacé par la concurrence de ces hyper-marchés dont ils essayaient justement de se débarrasser. Mais ils résistent et lancent leur propre label. Enquête.
Sur le territoire de Frelinghen, à une dizaine de kilomètres de Lille, les yaourts artisanaux de Marie-Odile Smets ont acquis une certaine renommée. Confectionnés avec le lait de ses vaches, ils plaisent à ceux qui lui achètent directement… mais aussi aux acheteurs de la grande distribution. « Auchan m’a contactée en 2013, raconte l’agricultrice. Le magasin cherchait des producteurs locaux pour les approvisionner directement. J’ai donné mon accord. » Marie-Odile Smets accepte d’autant plus volontiers qu’elle doit fournir le magasin d’Englos, l’un des plus grands du pays. La productrice entame les formalités, et signe enfin un contrat au bout de quelques semaines.
Le premier accroc survient à peine une poignée de minutes plus tard : Auchan veut la prendre en photo, pour l’afficher en grand au sein du magasin, en tant que productrice locale. Marie-Odile Smets refuse. Les commandes arrivent alors… mais au compte-gouttes : « C’était environ 300 yaourts toutes les trois semaines. Autant dire presque rien. » Quelques mois plus tard, les commandes s’arrêtent tout simplement, sans que la productrice en soit informée. Contactée, l’enseigne affirme avoir arrêté ses commandes parce que les yaourts ne trouvaient pas preneurs. Marie-Odile Smets a une autre explication : « Ce qui les intéressait, c’était mon image. Mais ce n’est qu’une vitrine : les consommateurs ne savent pas du tout quels volumes sont réellement commandés aux producteurs. »
Le « producteur local », nouvelle effigie de la grande distribution
« Historiquement, la grande distribution a toujours proposé une offre locale, constate Yuna Chiffoleau, directrice de recherches à l’Inra. Mais pendant longtemps, elle ne l’a pas mise en avant. » Au contraire, la grande distribution a même été épinglée pour la pression qu’elle a longtemps infligée aux plus petits fournisseurs. Maraîcher, Michel Denis [1] a travaillé de 2000 à 2007 avec la grande distribution : Intermarché, Aldi, Auchan, Lidl et Leclerc. À l’époque les relations, peu protégées par la loi, étaient rudes. Avec Leclerc notamment : « Je livrais quotidiennement 100 colis de salades. Quand le magasin ne les vendait pas, le lendemain il me remettait les colis et refusait la nouvelle livraison. » Résultat : l’agriculteur rentrait parfois chez lui avec ses 200 colis de salade, non payés évidemment. Interrogé, le groupe Leclerc n’a pas répondu à nos questions.
Devant les abus de la grande distribution, l’État a progressivement mis son nez dans les négociations. De la loi Galland en 1975 à la loi Hamon en 2014, les textes ont tenté d’apporter un peu plus de protections aux producteurs. Les pratiques abusives, décriées et médiatisées, ont commencé à faire du tort aux différents groupes. « Sous la pression des consommateurs, la grande distribution a voulu montrer une image plus présentable, raconte Yuna Chiffoleau. D’où une débauche de marketing, affirmant que les producteurs viennent de moins loin et sont mieux traités. C’est donc un peu vrai : la grande distribution achète l’image de ces producteurs. En échange de leurs photos, ou de prestations en magasins, ils sont en général un peu mieux payés que ceux qui passent par des centrales d’achat. »
Il ne faut pourtant pas s’y tromper : derrière la poignée de producteurs locaux, une forêt d’exploitants sont moins bien lotis. « Contrairement à ce que les distributeurs laissent entendre, poursuit Yuna Chiffoleau, les producteurs mis en avant ne sont pas si "petits" ! Ils travaillent plutôt sur des exploitations moyennes ou grande, car la distribution leur demande quand même de faire du volume. » Évidemment, les grandes marques ont tout intérêt à raconter l’histoire des petits producteurs, plus soucieux de l’environnement. « Il y a confusion dans l’esprit du public, note Yuna Chiffoleau. Selon une étude de l’Inra, 50% des consommateurs interrogés sont persuadés que "circuit court" équivaut forcément à “agriculture biologique”. Or la grande majorité des producteurs qui fournissent la grande distribution travaille encore avec des pesticides et des produits chimiques ! » [2]
Une agence de com’ spécialisée
Un enjeu d’image que des magasins comme Leclerc ont bien compris : l’enseigne réputée pour sa sévérité à l’égard de ses fournisseurs consacre un site internet entier, et une myriade de vidéos scénarisées, à ses partenariats avec des producteurs locaux. L’enseigne revendique ainsi « plus de 10 500 partenariats de proximité entre producteurs et magasins Leclerc ! ». Y voyant un nouveau filon, une agence de communication s’est spécialisée dans le local, et en a tiré son nom : « Producteurs locaux ». Des ralentis sur les visages burinés des agriculteurs aux gros plans sur une miche de pain : vidéos et photos font la promotion des partenariats entre magasins et producteurs. L’agence accompagne depuis 2007 les magasins Leclerc, Carrefour, Monoprix, Système U et Intermarché dans leurs velléités de développement du « local ».
Tout est dit ou presque sur leur site internet : « Provoquez la rencontre entre producteurs et consommateurs, stimulez les émotions (...) et retrouvez cette ambiance de marché, de proximité et d’échanges uniques. Une manière originale de renforcer l’attractivité de vos rayons en y créant une ambiance de halles traditionnelles. » Au supermarché comme à la ferme ? Pour que les clients oublient où – et chez qui – ils se trouvent, les grandes enseignes ont mis les petits plats dans les grands. Et le phénomène dépasse les seuls rayons estampillés « producteurs locaux ». Aujourd’hui, le circuit court s’affiche sur les devantures de magasins entiers.
Des grandes enseignes à l’assaut du « circuit court »
O’tera, Frais d’ici, Prise direct’ : les noms sont encore confidentiels, mais pas forcément pour très longtemps. Frais d’ici a ouvert un magasin en 2014 près de Toulouse, et en compte aujourd’hui cinq. Cinq magasins aussi pour O’Tera, mais deux nouvelles ouvertures prévues en région parisienne en septembre 2018. L’enseigne ne compte pas s’arrêter là. Leurs points communs : un attrait pour les produits locaux... mais aussi leur appartenance à de grands groupes de distribution. Frais d’ici est la propriété du mastodonte InVivo, premier groupe coopératif du pays. Prise direct’ est aussi la propriété d’un géant de l’agro-industrie, Advitam. Quant à O’tera, son fondateur Matthieu Leclercq appartient à la galaxie familiale des Mulliez, les propriétaires d’Auchan… Il est aussi à la tête de Décathlon. Pas vraiment un nouveau venu de la grande distribution. Pour ces commerces, la clé, c’est avant tout de faire oublier leurs origines, et de jouer avec les codes du terroir.
Exemple avec O’tera, implanté dans le Nord-Pas-de-Calais depuis dix ans et connu pour son slogan à rallonge, affiché en étendard sur les devantures : « Démocratisons les bienfaits des circuits-courts ». Dans ces grandes surfaces d’un nouveau genre, on promet plus de 60% des produits « en circuits-courts ». « Nous sommes transparents vis-à-vis de nos clients, se félicite Guillaume Steffe, le directeur général d’O’tera. Grâce à nos fiches explicatives, ils savent quels produits sont achetés en circuit court. Cela dit, nous ne sommes pas un magasin de producteurs, nous sommes d’abord des commerçants. Et c’est très clair pour nos clients. »
L’identité du magasin est-elle si claire ? Ce dimanche matin justement, la fête annuelle des producteurs bat son plein au O’tera de Villeneuve d’Ascq (Nord). Entre les dizaines de petits lapins, le cochon, et la paille qui envahit les lieux, on se croirait presque dans une ferme. Surtout si l’on écoute les clients. Dans le caddie de Sylvie, des laitues, des yaourts… mais aussi des bananes, pas vraiment le produit le plus local qui soit : « Je viens ici d’abord pour la qualité des produits. Mais le cadre est aussi important. J’adore le côté fermier. Surtout, c’est un magasin détaché de la grande distribution, entièrement tourné vers les producteurs. C’est un acte engagé de venir ici. » D’autres clients assurent qu’ici, l’ensemble des produits est acheté directement aux producteurs, ou qu’ils sont exempts de pesticides. Autant d’impressions entretenues par le cadre champêtre, et le sourire des producteurs derrière leurs stands.
« On nous prend toutes nos idées, tous nos codes »
Au delà des clients, bien intentionnés mais bercés à grand coup de recettes marketing, l’offensive de la grande distribution fait d’autres victimes : certains « magasins de producteurs », qui sont eux réellement détenus et gérés par des producteurs agricoles. Parmi eux, Talents de fermes. Le magasin fondé par une demi-douzaine d’agriculteurs s’est ouvert il y a quatre ans à Wambrechies, à une dizaine de kilomètres de Lille. Une seule variété par type de légume, des produits disposés horizontalement, les photos des producteurs un peu partout : mise à part la présence permanente de producteurs pour assurer la vente, pour un client lambda, peu de choses différencient Talents de fermes de son concurrent O’Tera. C’est ce qui provoque la colère, aujourd’hui, d’Isabelle Ruhant, maraîchère bio membre du magasin : « Il y a de plus en plus de clients qui disent : "Tiens, c’est un magasin comme O’Tera" ! Et c’est un peu difficile de leur faire comprendre que ça n’a rien à voir. On a l’impression qu’on nous prend toutes nos idées, tous nos codes. »
Un constat partagé par le réseau Terre d’envies en Rhône-Alpes, qui « accompagne la création et le développement de magasins de producteurs ». « On voit se multiplier ce genre d’endroits depuis cinq ans, observe Aurélie Long, salariée du réseau. Ils ont l’odeur et la saveur des magasins de producteurs… mais ils n’en sont pas. » Selon la chargée d’études, les conséquences se font déjà sentir : « Nombre de nos magasins ont encore une belle croissance. Mais pour ceux qui se retrouvent en concurrence directe avec ces enseignes, c’est beaucoup plus compliqué. » À tel point qu’Aurélie Long doit dispenser des formations pour apprendre aux magasins de producteur à résister à la concurrence : « On leur apprend à mettre en avant leurs spécificités. Ce sont des agriculteurs, et ils ont encore des progrès à faire en matière de communication. »
« Boutiques paysannes », un nouveau label plus restrictif
Autre problème, toujours selon Aurélie Long : les magasins de producteurs ne seraient pas assez protégés par la loi. Depuis 2014, ces magasins ont une définition légale, mais celle-ci laisse la possibilité de réaliser 30% du chiffres d’affaires en dehors des producteurs locaux associés au sein du magasin, par exemple en revendant la production de coopératives. Alors Terre d’envies, avec l’association des Boutiques paysannes Occitanie, a créé un label plus restrictif, « Boutiques paysannes », qui impose la présence à la vente des producteurs et limite le rôle des grandes coopératives agricoles. Le réseau réalise même des audits. Leur but, désormais : faire connaître le label, et permettre aux consommateurs de mieux se repérer.
« Nous ne sommes pas tous au même niveau d’information et de communication, renchérit Jean-Marie Lenfant, agriculteur et élu « circuit court » à la chambre d’agriculture de Normandie. On essaie de développer des points de vente avec un producteur derrière, pour expliquer la production aux consommateurs. » La chambre d’agriculture aime à le répéter : elle a vocation à aider les agriculteurs, et à ce titre à développer ce qui fonctionne pour eux. Par exemple, en payant des formations pour apprendre à gérer un magasin de producteurs. Mais son discours est aussi ambivalent. La chambre d’agriculture regarde les magasins comme O’tera avec circonspection et envie. C’est elle qui oriente, notamment, certains agriculteurs vers ce type de magasin.
Les responsables des grandes surfaces ne cessent de le marteler : si les producteurs locaux veulent travailler avec eux, leur porte est grande ouverte. Et à les entendre, seul leur modèle économique serait viable : « Les petits producteurs ne vont pas nourrir la planète ! », assène ainsi Jacques Logie, le directeur général d’Arterris, la coopérative qui gère l’enseigne Frais d’ici. « La philosophie des magasins de producteurs est belle, mais n’est pas tenable à grande échelle. » A l’entendre, ces derniers n’auraient pas de véritable impact. Pourtant, les premières études sur ce thème en France sont assez parlantes, comme l’explique Yuna Chiffoleau : « Sur 100 euros dépensés par un consommateur dans un magasin de producteurs, 60 à 90 euros reviennent au territoire, sous forme de salaire ou encore d’achat de matériel. Dans un magasin de commerçants-détaillants, on estime que 50 euros sont redistribués en local. Et pour les supermarchés, la somme tombe à 5 euros. »
« Les magasins de producteurs sont aussi une aubaine pour les consommateurs », abonde Pascale Mejean, du réseau Boutiques paysannes. « Avoir des producteurs toujours présents dans le magasin, pour parler de leur production, cela permet un échange. Les consommateurs savent d’où viennent les produits qu’ils achètent. » Intérêt pour le territoire, intérêt, aussi, pour les producteurs : « Pour moi, la vente fait partie du travail, explique Isabelle Delaporte, maraîchère bio en Normandie. Il y a une certaine fierté à présenter ses produits. »
L’intérêt est aussi économique, à l’heure où de plus en plus d’agriculteurs surnagent à peine dans les circuits classiques. La productrice fixe ses prix, n’a pas de contraintes d’étiquetage et d’emballage, et peut aussi compter sur les marchés et les Amaps (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne). « On sort de la ferme, on voit des gens, ça fait du bien ! Notre métier est plus équilibré. » Vendre en circuit court lui permet d’obtenir la liberté et l’indépendance dont elle rêvait.
Yuna Chiffoleau en est persuadée : malgré la rude concurrence de la grande distribution, il y a des raisons d’espérer : « Je vois de plus en plus de collectivités prêtes à s’engager en direction du local. Parfois elles en font même, désormais, un argument électoral. » Signe que les mentalités changent. Reste à redoubler d’efforts, pour qu’un public en quête de produits locaux soit en mesure de distinguer l’original, d’une copie vouée à l’éternelle reproduction des pratiques de la grande distribution.
Anne-Lise Havard et Juliette Jacquemin
Publié le 30/05/2018
D’une manifestation commune à un commun des mobilisations
Luttes sociales
Sylvie Ducatteau, Maël Duchemin et Stéphane Guérard
L'Humanité.fr
«Nous avons l’espoir d’un autre monde, d’une société meilleure, aux antipodes du business model d’Emmanuel Macron », résume Aurélie Trouvé, d’Attac. Julien Jaulin/HL
Quelque 280 000 manifestants ont pris part à la Marée populaire partout en France, samedi. Cette convergence a permis de faire le plein de militantisme et d’unités. Une première salve pour mener les nombreux combats sociaux.
Pancarte « Non à la sélection dans les universités » au-dessus d’elle, Susie s’extrait quelques instants de la marche parisienne de la Marée populaire, organisée, samedi, à l’appel de soixante organisations syndicales, associatives et politiques. Regardant passer quelques-uns des 80 000 manifestants (21 000 selon la préfecture de police de Paris et 31 000 selon le comptage Occurrence pour un collectif de médias), l’étudiante mobilisée contre Parcoursup sourit : « J’aime bien ce côté fourre-tout des revendications. Se retrouver avec des cheminots, des gens de la santé, des militants associatifs, des retraités… c’est joyeux. Souvent, c’est chacun pour sa pomme. Là, on voit qu’on n’est pas seul, qu’il y a un esprit de solidarité, l’envie de vivre, mais à notre façon. » Facteur dans les Hauts-de-Seine, Patrice Walle (SUD) confirme : « On se donne un coup de main et chacun peu ainsi tenir », explique-t-il en pleine collecte pour ses 150 collègues privés de salaire après un mois de grève.
« Cette manifestation, c’est une colère générale »
Si le premier ministre Édouard Philippe a estimé hier, dans les colonnes du Journal du dimanche, n’avoir enregistré qu’un « petit coefficient de marée » au passage des 280 000 manifestants répartis dans 190 rassemblements dans toute la France contre la politique de son gouvernement, selon leurs organisateurs, ces marcheurs d’un autre type ont été heureux de se compter. Aucun n’attendait le grand soir après cette seule journée. Mais cette convergence revendicative est de ces rendez-vous capables de poser les fondations d’un mouvement plus large de contestation du pouvoir en place.
« Le point commun de tous ces gens qui manifestent, c’est Macron ! assène Karl, cheminot lorrain venu à Paris faire le plein d’énergie militante. Il nous fait passer pour des privilégiés. Mais mon salaire d’aiguilleur, c’est 1 700 euros, primes comprises, pour travailler de jour, de nuit, le week-end. Partout, les gens nous disent qu’ils nous soutiennent. Que, s’ils pouvaient, ils feraient pareil. Mais on ne les entend pas. Les médias ne font parler que les deux ou trois qui se plaignent d’être bloqués. Moi, je peux vous dire que tout le monde en a marre de Macron. Ce qu’on vit à la SNCF, où il faut faire toujours plus avec toujours moins, on le retrouve dans les hôpitaux, dans les boîtes privées. Cette manifestation, c’est une colère générale. »
Le ras-le-bol général, c’est ce qui a aussi fait descendre dans la rue Charlotte et Loreleï, deux très jeunes infirmières en réanimation médicale : « On a l’impression d’être les grands oubliés de la télé, d’être invisibles. » Ni l’une ni l’autre ne sont syndiquées. « Nous ne pourrons jamais bloquer les hôpitaux, s’agacent-elles, mais nous cherchons des moyens d’agir. Peut-être la grève des cotations (enregistrement comptable des soins – NDLR) pour bloquer le financement des services. » À leurs côtés, en chasuble bleue, Claire, infirmière en psychiatrie, a travaillé toute la semaine pour être sûre de ne pas être réquisitionnée et de pouvoir prendre part à la Marée : « Ça ne changera pas grand-chose mais ça donne du courage », dit-elle. Très vite, elle raconte son quotidien. Des patients de plus en plus jeunes souffrant souvent de pathologies liées au travail, des burn-out notamment. « C’est un problème de santé publique, alors que le service public s’étiole et qu’il devient de plus en plus dur d’y travailler. »
Pour les manifestants de samedi, l’enjeu n’est pas d’agglomérer des combats sectoriels, mais de défendre des politiques de justice sociale. Éducateur spécialisé en hôpital pour enfants dans le Val-d’Oise, David a vu les subventions réduites, et les postes de ses collègues salariés fragilisés par la fin des contrats aidés dans les structures associatives. Mais ce qui le révolte encore plus, c’est que « toutes ces mesures d’économies frappent de plein fouet les publics vulnérables qu’on accompagne. Et ces mesures sont appliquées à coups de matraque. On nous demande de faire de la délation et de signaler les gens en situation irrégulière qui s’adressent à nous ! J’étais déjà énervé au temps de Sarkozy. Mais Macron fait encore plus fort ».
D’où les très nombreuses pancartes et les mannequins à l’effigie du « président des riches » : « Pour Macron, tout est bon dans le pognon », « Sire, on en a gros sur la patate » ou « Macron, méprisant de la République ». Les détournements de slogans LREM ont aussi fait florès, tels : « La manif, c’est assez disruptif ? », « L’esclavage, c’est moderne », « Nous en avons assez d’assister les riches ». Avec sa petite banderole « Je rêvais d’un autre monde, j’en rêve encore », Mathilde vise l’actuel locataire de l’Élysée. « La France qui est dans la merde est dans la rue, ironise cette infirmière dans un service de pédopsychiatrie. On sait qu’il va falloir un certain temps avant d’être entendu. Mais manifeste-t-on par utopie ou parce qu’on est convaincu que ça sert à quelque chose ? Là est la question. » Non loin d’elle, Sébastien, employé de la Caisse d’allocations familiales de Mâcon, venu tout spécialement à Paris pour se regonfler « en militantisme », a la réponse : « Autour de nous, on entend dire que lutter ne sert à rien. Mais moi, je crois en cette vieille maxime qui dit que si on ne se mobilise pas, on a déjà perdu. Elle s’est malheureusement toujours vérifiée. »
« On a tous besoin les uns des autres »
Reste à savoir quelles suites donner à cette journée de mise en commun des mobilisations. « La Marée populaire, c’est un signe. Un début. L’idée fédère du monde mais il faut que les responsables politiques, syndicaux appellent clairement à la convergence », juge Roger Calcani, syndicaliste CGT à Aubervilliers. Membre d’Ensemble !, Alain Montaufray a participé à la création du collectif de défense des services publics en avril dernier, annonciateur, à l’échelle locale, de l’envie de se retrouver des partis de gauche (hormis le PS), de syndicalistes, notamment CGT et SUD, et de militants associatifs. « Ça a été long à se mettre en place, mais chacun a considéré qu’il ne pouvait pas gagner tout seul, et que l’on pouvait respecter l’autonomie de chacun. » La démarche fonctionne. Samedi matin, la votation citoyenne sur la réforme de la SNCF qu’ils ont organisée à Aubervilliers a suscité de nombreux débats avec les habitants. « Les gens sont réceptifs, conscients des enjeux », commente Nasser, militant communiste. À l’image de madame Shaa, une mère de famille de quatre enfants rencontrée dans cette ville populaire de Seine-Saint-Denis : « Je cherche du travail uniquement à Aubervilliers car je n’ai pas les moyens de payer un Passe Navigo à 75 euros. Si la SNCF est privatisée, ce sera pire. Ce gouvernement va finir par nous demander de prendre des taxis pour nous déplacer. Alors, lance-t-elle, il faudrait que chaque ville organise sa manifestation ! »
Cette mobilisation générale devrait se poursuivre, au niveau local comme national, rappelaient samedi Christophe Prud’homme, Loïc Pen et Frédéric Boulanger, trois médecins et militants CGT : « À la rentrée, tout le monde doit se retrouver, médecins, soignants, élus, associations, alors que le budget de la Sécurité sociale pour 2019 sera en discussion. Et c’est pareil pour l’éducation, les minima sociaux… Il va falloir construire des rapports de forces avec les citoyens. » « La lutte s’annonce longue, confirme Pierre Khalfa (Fondation Copernic et Attac). Il n’y aura pas de victoire en rase campagne par une simple journée de mobilisation. Nous sommes dans une lutte prolongée, dans une guerre de position. » Du haut de son jeune âge, Romain, seul sur les 24 élèves de sa classe de terminale à avoir reçu une réponse positive de Parcoursup à ses demandes d’affectation, imagine cette lutte prolongée forcément unitaire : « Mon avenir, maintenant, c’est le post-bac. Mais dans dix ans, ce sera peut-être la SNCF. On a donc tous besoin les uns des autres et personne ne gagnera seul. »
Les manifestants complices des casseurs, selon collomb
« Je crois que si demain on veut garder le droit de manifester, qui est une liberté fondamentale, il faut que les personnes qui veulent exprimer leurs opinions puissent aussi s’opposer aux casseurs et ne pas, par leur passivité, être complices de ce qui se passe. » La déclaration du ministre de l’Intérieur, invité de BFMTV, samedi, au soir de la Marée populaire, a suscité une cascade de réactions. Pour Ian Brossat (PCF), Gérard Collomb fait une « tentative minable de se dégager de toute responsabilité et de discréditer la mobilisation ». « Son travail (de ministre de l’Intérieur – NDLR) consiste justement à protéger ces citoyens dont le droit de manifester est une liberté fondamentale », a renchéri Benoît Hamon. Gérard Collomb avait été vivement critiqué pour sa gestion des affrontements lors de la manifestation du 1er Mai.
Sylvie Ducatteau, Stéphane Guérard, Maël Duchemin
Publié le 29/05/2018
Un ancien symbole de l’émancipation du tiers-monde
Au Nicaragua, que reste-t-il du sandinisme ?
(site le monde-diplomatique.fr)
Les Nicaraguayens éliront leur président le 6 novembre prochain. Après deux décennies à la tête du pays, le dirigeant sandiniste Daniel Ortega pourrait remporter un quatrième mandat. Mais sa politique, qu’il présente toujours comme « socialiste » et « anti-impérialiste », a-t-elle encore à voir avec celle des années révolutionnaires ?
Adrienne Surprenant. – Blocage de l’autoroute panaméricaine par des manifestants opposés au projet de grand canal, Rivas, Nicaragua, 2014
Adrienne Surprenant / hanslucas.com
«Nicaragua sandiniste ». Les deux mots collaient l’un à l’autre. Dans les années 1980, l’Amérique centrale traversait une période de révolutions et de contre-révolutions. En 1979, les insurgés sandinistes avaient réussi à renverser le dictateur Anastasio Somoza, longtemps qualifié dans la région d’« homme des États-Unis ». On prêtait d’ailleurs à des dirigeants américains cette saillie : « Somoza est un fils de pute, mais c’est notre fils de pute » — une phrase que le président Franklin Delano Roosevelt aurait prononcée en 1939 à propos de Somoza père, et que le secrétaire d’État Henry Kissinger aurait reprise à propos du fils, la dynastie somoziste ayant régné de 1937 à 1979.
De fait, la guerre froide se livrait alors par Centre-Américains interposés. Une frayeur parcourait l’Occident : selon la « théorie des dominos », le communisme menaçait d’emporter un pays après l’autre dans ses « zones d’influence ». La solidarité internationaliste, elle, convergeait vers une petite nation qui, dans l’arrière-cour de « l’empire », osait lui faire la nique. D’un côté, Goliath, sous les traits du président américain Ronald Reagan, artisan d’un virage conservateur et libéral ; de l’autre, David, incarné par le Front sandiniste de libération nationale (FSLN).
En Europe, le Centre tricontinental (Cetri), en Belgique, a longtemps été l’un des principaux lieux d’étude de la révolution sandiniste. Il a même reçu en 1989 la visite du président Daniel Ortega, et son fondateur, François Houtart, a été plusieurs fois décoré par le pays ami. Une œuvre monumentale de l’ancien ministre sandiniste de la culture, le prêtre, poète et sculpteur Ernesto Cardenal, trône toujours devant les bureaux du centre à Louvain-la-Neuve : le Zanatillo (un oiseau), symbole de l’émancipation du tiers-monde.
Au début des années 1980, le pouvoir révolutionnaire du Nicaragua s’est attelé à la redistribution des richesses, à la promotion de la santé et de l’éducation. Il a tenté l’économie mixte (1), le pluralisme politique, le non-alignement, tandis que la droite américaine dénonçait un « régime communiste » et armait frauduleusement une partie de l’opposition — les contras, rebaptisés « combattants de la liberté ». En 1990, les commandants sandinistes, à la tête du pays depuis 1979, ont fini par plier. Épuisée par les années de guerre, la population a fermé la parenthèse révolutionnaire dans les urnes, sur un bilan mi-figue, mi-raisin. Côté lumière : la lutte contre l’analphabétisme et contre les inégalités, l’école pour tous, les campagnes de vaccination, la réforme agraire, l’aspiration à la souveraineté nationale. Côté ombre : le dirigisme d’un pouvoir sûr de sa mission libératrice, la raison d’État qui s’impose à tous, les sacrifices consentis dans un contexte de violence politique et de boycott, le militarisme ambiant. Les sandinistes ont accepté leur défaite électorale. Place à l’avènement de la « démocratie libérale ».
« Populiste responsable »
À la même époque, une période qualifiée de « normalisation démocratique » s’est ouverte pour toute l’Amérique centrale. Libéralisation politique formelle et libéralisation économique réelle, au double bilan pour le moins problématique. Deux décennies et demie plus tard, la région n’a pas réussi à rompre avec l’antédiluvien modèle agro-exportateur, toujours dominant. Si le Nicaragua a enregistré, bon an mal an, des taux de croissance d’environ 4 % en moyenne, il a échoué à réduire la pauvreté, qui touche une personne sur deux, et à lutter contre les inégalités : le patrimoine de ses deux cents citoyens les plus fortunés représente 2,7 fois la richesse que le pays produit chaque année. Il n’a pas non plus su assurer un emploi formel à la majorité de la population active, ni même à nourrir à leur faim les habitants des régions frappées par la sécheresse et les changements climatiques. Après Haïti, le pays demeure le plus pauvre du continent et le plus vulnérable aux ouragans et aux séismes.
Ce bilan social est aussi celui du sandinisme du XXIe siècle. De retour à la tête du Nicaragua en 2006, l’ancien dirigeant révolutionnaire Daniel Ortega achève cette année son troisième mandat présidentiel et boucle de la sorte deux décennies au sommet de l’État (1979-1990 et 2006-2016). Pour revenir au pouvoir après trois défaites consécutives (aux élections présidentielles de 1990, 1996 et 2001), l’inamovible secrétaire général du FSLN n’a reculé devant aucune manœuvre tactique ou volte-face politique.
En termes strictement électoraux d’abord, sa victoire de 2006, avec quelque 38 % des voix, doit beaucoup à une première réforme constitutionnelle (2), obtenue à la faveur d’un « pacte » contre nature passé avec M. Arnoldo Alemán. Président ultralibéral du Nicaragua de 1997 à 2001, ce dernier avait été condamné pour corruption, avant d’être relaxé par la Cour suprême de justice… d’obédience sandiniste. Pour pouvoir se présenter une nouvelle fois en 2011, la Constitution interdisant d’effectuer plus de deux mandats présidentiels, M. Ortega a dû compter sur une dérogation opportune de la même Cour suprême. La victoire, obtenue alors dès le premier tour avec une confortable majorité (62 %), reste entachée de multiples « irrégularités ».
Dans la perspective du scrutin présidentiel, le 6 novembre prochain, le FSLN, qui contrôle l’Assemblée nationale, a pu lever tout frein constitutionnel à la réélection illimitée à la majorité simple. Il suffira donc à « Daniel » (comme on l’appelle au Nicaragua) de confirmer les sondages, qui le donnent largement gagnant. À ce jour, ses concurrents sont divisés, en manque de notoriété et de crédibilité, ou empêchés : en juin 2016, la Cour suprême de justice a ôté au Parti libéral indépendant, moteur de la principale force d’opposition (la Coalition nationale pour la démocratie), la possibilité légale de présenter son candidat à la prochaine présidentielle. Cela sous les auspices d’un Conseil suprême électoral plus que jamais composé d’obligés du président et opposé, comme lui, à toute observation extérieure des élections.
En termes plus fondamentalement politiques, le « daniélisme », ou « ortéguisme » — selon l’expression de ses détracteurs —, n’a pas ménagé le sandinisme originel, dont il a pourtant gardé le nom. De renoncements en travestissements, d’aménagements en contradictions, M. Ortega a su obtenir le soutien de secteurs de la société jadis hostiles, tout en conservant sa popularité auprès du peuple sandiniste.
La pénalisation de toute forme d’avortement (y compris en cas de viol ou de danger de mort), votée par les députés du FSLN en 2006, a marqué les esprits (3). Elle a surtout rassuré les chrétiens conservateurs, dominants au Nicaragua, et en particulier le vieux cardinal Miguel Obando. L’ancien ennemi juré du sandinisme s’est mis à afficher un soutien indéfectible à la famille Ortega. Laquelle a multiplié les gages de… bonne foi. Le couple présidentiel s’est marié à l’église en 2007, après un quart de siècle de concubinage et une sordide histoire d’abus sexuel sur une fille adoptive. Le slogan de la campagne électorale de 2011, « Pour un Nicaragua chrétien, socialiste et solidaire », est depuis repris inlassablement dans la communication gouvernementale.
Organismes financiers internationaux, investisseurs étrangers et patronat ont eux aussi trouvé l’apaisement dans la gestion orthodoxe du président Ortega et de son vice-président libéral Jaime Morales, au parcours éloquent : ancien banquier et homme d’affaires exilé durant la période révolutionnaire, ex-dirigeant de la Contra, ancien ministre du président Alemán… Ensemble, ils ont décidé d’appliquer les programmes d’austérité du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, de privatiser des entreprises nationalisées. Ils ont ratifié le traité de libre-échange avec les États-Unis — le pays réalise aujourd’hui avec eux la moitié de ses échanges commerciaux —, noué des alliances avec le Conseil supérieur de l’entreprise privée (Cosep, l’organisation patronale), partiellement exonéré d’impôts les investissements directs étrangers (IDE), etc.
Une tendance si rassurante que, à la veille des élections de 2011, le président sandiniste était décrit dans les milieux d’affaires comme un « populiste responsable ». Le 6 août 2014, le magazine économique Forbes titrait sur le « miracle nicaraguayen », louant les « politiques de Daniel Ortega » qui « ont réussi à attirer investissements et entreprises étrangères, grâce au consensus entre gouvernement et secteur privé ainsi qu’aux changements structurels (…) nécessaires à l’économie de marché et à la réactivation des exportations et, par conséquent, à la croissance économique et au progrès social ».
Si le « progrès social » n’est pas exactement au rendez-vous, les mesures prises dès 2007 en matière d’éducation et de santé (retour à la gratuité), de lutte contre la pauvreté (plan « Faim zéro »), de logement (plan « Habitat digne »), de soutien aux petits et moyens producteurs, aux coopératives de femmes ont nourri la popularité du président auprès de sa base sociale sandiniste, qui lui reste fidèle. L’effort a bénéficié tant de la conjoncture internationale — boom du prix des matières premières sur le marché mondial — que de l’aide massive du Venezuela d’Hugo Chávez. Mais la première s’est retournée, et la seconde s’est tarie.
Grand écart permanent
Les critiques les plus dures émanent des anciens compañeros du président, qui ont été expulsés du FSLN ou l’ont quitté d’eux-mêmes à chaque étape de la privatisation du parti rouge et noir par M. Ortega et son clan. Plus ou moins à gauche du FSLN, mais parfois aussi à droite, ils se revendiquent toujours du sandinisme, s’attellent à son « sauvetage » ou à sa « rénovation », et s’opposent violemment à l’« ortéguisme ». Ils proviennent des rangs des dirigeants, ministres et députés sandinistes des années 1980. À leur côté, les intellectuels et les artistes de la révolution sandiniste de la même époque. Mais tous ont échoué, jusqu’ici, à se doter d’une assise sociale ou électorale.
Ils reprochent à M. Ortega de s’être accaparé le FSLN dès les lendemains de la défaite de 1990 et de l’avoir instrumentalisé au service de sa propre personne, alors qu’il devait être démocratisé. Ils dénoncent le « caudillisme » du comandante, à la tête du parti comme à celle du pays. Ils lui reprochent ses contorsions idéologiques pour reconquérir (et conserver) la présidence à vie, son enrichissement et ses connivences avec les grandes fortunes nationales, la mainmise de son clan — épouse, enfants et courtisans — sur tous les leviers de l’État et au-delà (armée, police, médias…). Pour Mme Dora María Téllez, icône de la révolution et ancienne ministre sandiniste de la santé, le président cherche à « institutionnaliser la succession familiale » (El País, 19 février 2016).
Plus opportuniste que socialiste, le président sandiniste opère un grand écart permanent entre la rhétorique anti-impérialiste, le nationalisme souverainiste et l’alignement libre-échangiste ainsi que la vente des avantages comparatifs du pays au plus offrant. Un groupe de vingt-sept intellectuels, dont le poète Ernesto Cardenal et l’écrivaine Gioconda Belli, a rendu public en mai 2016 un manifeste intitulé « Ne laissons pas une minorité séquestrer la nation ». Le modèle de gouvernance ortéguiste y est dépeint comme un système « autoritaire, excluant et corrompu », mais aussi « répressif à l’égard des protestations sociales qu’il engendre ». Et de dénoncer l’explosion, entre 2007 et 2015, de l’économie informelle et du sous-emploi, de la dette extérieure et des bénéfices des grandes entreprises.
Le sandinisme actuel a également octroyé aux investisseurs étrangers (asiatiques, nord-américains, etc.) de multiples concessions pour des projets ou mégaprojets de développement miniers, énergétiques ou touristiques, officiellement pour « éradiquer la pauvreté ». Parmi ceux-ci, le pharaonique et controversé projet de creusement du « grand canal du Nicaragua » reliant l’océan Pacifique à l’Atlantique. Il sera flanqué (du moins sur le papier) d’une zone commerciale défiscalisée, d’un nouvel aéroport international, de complexes touristiques haut de gamme, de ports en eau profonde, d’autoroutes, de viaducs, etc (4).
Pourtant, en dépit de la contestation, le FSLN, son chef et la femme de celui-ci, candidate à la vice-présidence, jouissent d’un renom et d’un pouvoir d’influence qui leur font envisager le scrutin de novembre avec optimisme.
Bernard Duterme
Directeur du Centre tricontinental (Cetri), Louvain-la-Neuve.
(1) Avec des entreprises privées et un secteur public puissant.
(2) Éligibilité dès le premier tour à partir de 35 % des voix.
(3) Lire Maurice Lemoine, « Une gauche délavée s’enracine au Nicaragua », Le Monde diplomatique, mai 2012.
(4) Cf. « Le Nicaragua double le canal de Panama : à quel prix ? » et « Le grand canal du Nicaragua : “une concession… imposée à un pays vaincu” », Cetri, décembre 2015 et mars 2016.
En perspective
Au Nicaragua, les quatre temps du sandinisme
Hernando Calvo Ospina, juillet 2009 Aperçu
Le Nicaragua tenté par un retour au passé
Maurice Lemoine, octobre 1996 Aperçu
Les atouts du sandinisme au Nicaragua
Pierre de Charentenay, octobre 1989 Aperçu
Publié le 28/05/2018
Parcoursup : un algorithme absurde qui renforce les inégalités sociales
par Mathieu Paris (site bastamag.net)
L’algorithme Parcoursup a rendu ses premières sentences : la moitié des 810 000 potentiels bacheliers n’ont pas reçu de proposition d’affectations, un mois avant le début des épreuves du bac. Ce fiasco était pourtant attendu, tant la logique opaque et élitiste du nouvel algorithme était critiquée. Explications.
Plus de 810 000 lycéens et étudiants avaient jusqu’au 31 mars pour confirmer leurs vœux sur la nouvelle plateforme Parcoursup et choisir parmi les 13 000 formations et filières proposées sur cette plateforme. Au 22 mai, 400 000 demeurent sans propositions d’affectation, dont une proportion encore inconnue se verront refuser toutes leurs options.
Avec APB, 80 % des étudiants disposaient d’une affectation avant le bac
De 2009 à 2017, les élèves de terminale indiquaient leurs vœux par préférence, avec un maximum de 24 filières. À l’exception des cursus annoncés comme sélectifs, les responsables d’une formation ne pouvaient pas classer les candidats ni examiner les dossiers scolaires. Ils annonçaient le nombre de places disponibles dans tel cursus et laissaient ensuite les affectations se faire. Entrait alors en jeu l’algorithme d’Admission post-bac (APB) pour répartir les candidats. Quand la demande était supérieure à l’offre, et après avoir épuisé tous les critères – académie, niveau de préférence, situation familiale –, l’algorithme procédait à un tirage au sort pour départager les élèves ayant obtenu le même classement.
Malgré ses défauts, ce mécanisme était alors perçu comme plus cohérent avec le principe de libre accès à l’université. Autre avantage : lorsqu’un candidat était accepté pour l’un de ses premiers vœux, toutes ses autres demandes moins prioritaires étaient annulées, libérant rapidement des places pour d’autres. Par exemple, si le troisième vœu d’un futur bachelier était accepté, et qu’il était donc sûr d’être au moins inscrit dans la troisième filière de son choix, ses quatrième, cinquième et vœux suivants étaient annulés. Ce qui n’est plus le cas avec Parcoursup, chaque candidat pouvant initialement obtenir plusieurs affectations, empêchant ainsi, jusqu’à ce qu’il détermine définitivement son choix, d’autres bacheliers d’y accéder.
Résultat : avec APB, à la mi-juillet 2017, 85 % des futurs étudiants avaient reçu une proposition d’affectation (80 % début juin). 87 000 demeuraient en attente, principalement pour des filières en forte tension comme Staps (Sciences et techniques des activités physiques et sportives), la première année commune aux études de santé (Paces), le droit ou la psychologie. Au final, à la rentrée 2017, 3000 candidats (0,35 % des candidats) se sont retrouvés sans affectation. Moins d’1 % ont été concernés par le tirage au sort en 2017. La Cour des comptes, opposée au tirage au sort, souligne elle-même dans un rapport d’octobre 2017 que : « Les effets réels de ce tirage au sort dans l’éviction de certains candidats restent circonscrits si on considère les volumes traités par l’outil APB. » L’algorithme d’APB, dit de « Gale Shapley », est toujours reconnu comme le meilleur algorithme d’affectation. Les grandes écoles d’ingénieurs l’utilisent encore pour répartir les candidats à la suite des concours d’entrée.
300 000 étudiants de plus en 2026
Même « circonscrit », ce tirage au sort a attiré les critiques. Le nouveau gouvernement fraichement nommé dénonce alors APB comme à l’origine de ce « scandaleux » dernier recours. Or, comme l’explique David Cayla, maître de conférences et membre des économistes atterrés, sur Médiapart, le problème ne vient pas d’APB mais du manque de moyens alloués à des universités saturées. « APB avait été pensée en fonction d’une logique qui postulait que l’offre de formation des universités était infinie et que tout étudiant refusé dans les formations sélectives pourrait de toute façon s’inscrire en fac. »
Cette logique est devenue insoutenable pour les universités à partir de 2015, avec des moyens en baisse, tant dans la capacité d’accueil qu’en nombre de professeurs (voir notre article). Elles ont donc été obligées de décréter des capacités maximales dans certaines filières. Autre problème majeur : l’augmentation continuelle d’étudiants arrivant dans le secondaire. Ce que résume Thomas Piketty sur son blog dans une équation simple : depuis 2008, le budget de l’enseignement supérieur a augmenté de 10 %, le nombre d’étudiants de 20 %. À la rentrée 2018, 28 300 étudiants supplémentaires sont attendus rien que dans l’enseignement supérieur public selon une note du ministère. Dans les dix prochaines années, près de 300 000 jeunes supplémentaires souhaiteront suivre des études supérieures, soit 2,9 millions d’étudiants contre 2,6 millions pour la rentrée 2018. Le tirage au sort est le résultat de la pénurie de places dans l’enseignement supérieur public.
Comment fonctionne Parcoursup ?
À la différence d’APB, l’algorithme Parcoursup laisse la possibilité à chaque formation d’introduire ses propres critères pour sélectionner ses candidats. Au lieu de classer leurs vœux selon leur préférence, les futurs étudiants doivent donc écrire des lettres de motivation et joindre des CV – un « projet de formation motivé ». Il n’est même pas sûr que ces dossiers soient vraiment étudiés par les commissions de chaque établissement et université : consacrer 3 minutes pour chacun des 7 millions de vœux représente 350 000 heures de travail, soit l’équivalent de 2300 postes à temps plein pendant un mois. « Ce temps de travail n’étant pas financé, ce seront (d’obscures) algorithmes locaux qui réaliseront ce classement. Les CV et lettres de motivations seront classés par le très efficace algorithme de classement vertical, c’est à dire à la poubelle », prévenait un ingénieur (lire ici).
Quand bien même les commissions auraient le temps de lire tous ces documents, seules se démarquent les lettres de ceux disposant de ressources familiales plus importantes ou pouvant payer des coachs privés pour le faire. Comme l’expliquent près de 200 personnels d’université dans une tribune publiée sur Médiapart : « Conscient qu’il serait humainement impossible de procéder à tel classement ([…] quel cerveau pourrait comparer puis hiérarchiser, aussi rationnellement qu’équitablement, 3000 voire 5000 dossiers selon les filières ?), le ministère a mis à la disposition des équipes pédagogiques un outil informatique dit d’"aide à la décision". »
Sélectionner selon le lycée d’origine
Quel est cet outil « d’aide à la décision » ? Une commission des vœux, regroupant enseignants et responsables de formation, utilise alors Parcoursup comme un algorithme local pour sélectionner les « attendus » – notes dans telle matière, activités extra-scolaires, motivation affichée, etc. – qu’elle souhaite prendre en compte et la pondération de chacun d’eux. En plus des bulletins de note de première et de terminale, certaines formations peuvent prendre en compte des critères comme une inscription dans un club de sport, à des cours de musique ou même des séjours à l’étranger. La fréquence de ces activités extra-scolaires dépend bien évidemment du milieu social et des ressources familiales et financières de chaque jeune. Les universités ne sont pas tenues légalement de dévoiler ces algorithmes locaux et donc, leurs critères de sélection.
Pire : pour sélectionner les candidats à des études de santé, l’université Paris-Descartes prend, par exemple, en compte le taux de réussite au bac du lycée d’origine. Un bachelier provenant d’un quartier défavorisé, dont le lycée affiche un taux de réussite au bac très moyen, sera donc défavorisé par rapport à un élève d’un établissement plus prestigieux, et socialement plus sélectif. Un lycéen potentiellement brillant, mais dit « turbulent » pendant sa scolarité, pourra également être écarté si les appréciations des chefs d’établissement (inscrites dans des « fiches Avenir », sic) sont prises en compte. Cela explique en partie pourquoi les lycéens ont craint de se mobiliser de peur de se faire remarquer.
Des files d’attente démesurées
L’ensemble de ces critères, pondérés à la discrétion des établissements, sont alors convertis en note de 0 à 20 pour classer les élèves avant que l’algorithme national ne rentre en jeu [1]. Hormis dans les filières sélectives qui peuvent répondre « non », les universités décident alors de répondre « oui » et d’accepter le candidat, « oui, si » lorsque qu’un candidat sera accepté sous condition de suivre un parcours individualisé pour combler certaines lacunes, ou mettre « en attente » un candidat jusqu’à que ce qu’une place se libère. Les universités attendent d’ailleurs toujours les nouveaux moyens financiers mis à leur disposition pour assurer ces parcours personnalisés.
Dernière différence, les résultats d’affectation ne sont plus donnés en bloc mais « au fil de l’eau ». À la différence d’APB qui répartissait en fonction des préférences des candidats, le fonctionnement de Parcoursup a pour conséquence de voir une élite lycéenne « truster » les premières places. Ces candidats, bien classés, seront systématiquement acceptés par plusieurs universités, bloquant autant de places dans l’attente de leur choix définitif.
Un candidat moyen venant d’un lycée moyen risque donc de patienter longtemps pour obtenir au moins une première proposition d’affectation, sans doute peu désirée, le contraignant à donner une réponse par défaut. Un candidat d’un lycée bien côté de centre-ville pourra, au contraire, attendre pendant plusieurs jours [2], l’obtention d’une meilleure formation qui l’a mis en attente et bloquer une ou plusieurs places dans un autre cursus « au cas où ». De quoi provoquer immanquablement de gigantesques files d’attentes et une pression accrue pour les « mis en attente », à quelques jours du bac…
La tentation du sur-booking
Comble du mécanisme de Parcoursup, en plus des files d’attentes, certaines formations craignent de se retrouver en sous-effectif au moment des choix définitifs des candidats. Avec APB, les équipes pédagogiques pouvaient, grâce aux classements des vœux par les candidats eux-mêmes, estimer assez précisément le nombre de « oui » à attribuer. Elles tablaient sur le fait qu’un certain nombre de candidats auxquels elles répondaient favorablement – mais pour qui ce vœu n’était pas prioritaire – allaient finalement s’orienter ailleurs. Ce que faisait automatiquement l’algorithme d’affectation d’APB avant même la première phase.
Cette évaluation est impossible à réaliser avec Parcoursup. Exemple : si une formation dispose de 100 places, et qu’elle ne répond oui qu’aux 100 candidats les mieux classés – sans connaître leurs propres priorités –, elle risque d’en voir partir 50 ailleurs, vers des vœux plus intéressants pour eux, et de ne se retrouver finalement qu’avec 50 étudiants pour 100 places. Certains cursus risquent donc d’être tentées par le « sur-booking » pour éviter cette situation et atténuer la taille des files d’attente, en acceptant par exemple 200 candidats pour 100 places, puis en espérant que 100 candidats préféreront finalement s’inscrire ailleurs. Un coup de poker qui déplace la responsabilité du ministère pour le manque de places, en cas de sur-effectif, vers les chefs d’établissements.
Un système qui risque encore d’amplifier les inégalités
La ministre de l’Enseignement supérieur avait promis en mars qu’« aucun candidat à l’université ne recevra un "non" ». Un mois plus tard une note du ministère explique qu’à l’issue la procédure, le 6 septembre, des élèves « en attente » pourront recevoir une « notification de décision négative ». « Le dispositif Parcoursup a ceci de pervers qu’il aboutit à ce que des étudiants, qui n’ont officiellement été refusés nulle part, se retrouvent sans formation à la rentrée », estime l’économiste David Cayla. « Va-t-on voir les médias évoquer la situation de milliers d’étudiants sans affectation à la rentrée ? Cela est en réalité très peu probable. Car à l’inverse de ce qu’il se passait pour APB, les candidats non affectés auront tous été classés et triés préalablement, et ceux qui seront exclus de l’enseignement supérieur seront vraisemblablement les titulaires de bacs professionnels ou technologiques avec des dossiers scolaires faibles. »
Un rapport du Conseil national d’évaluation du système scolaire indiquait, en septembre 2016, que la France était le pays le plus inégalitaire en matière d’éducation parmi les 35 membres de l’OCDE [3]. Si les prévisions sur le mode de sélection de Parcoursup se confirment, la situation ne s’améliorera pas, les bacheliers avec des parcours scolaires compliqués ayant une forte probabilité d’être, de fait, exclus de l’enseignement supérieur, sans même avoir l’occasion d’y tenter leur chance. Des universités et des enseignants ont cependant résisté à ce système implacable. Le syndicat Snesup-FSU avait appelé, dès le 27 mars, les enseignants à classer les candidats selon seulement deux critères : l’obtention future du bac, qui « prouvera que les attendus sont possédés », et la demande d’inscription, qui « témoigne de la motivation suffisante ». Ce qu’ont fait plusieurs dizaines de commissions à Nantes, Paris 1, Rouen ou Lille. Des personnels universitaires se sont également mis en grève pour protester contre Parcoursup et les interventions policières réprimant la contestation étudiante.
Mathieu Paris
Publié le 27/05/2018
Ne m’appelez plus Radio France…
Maurice LEMOINE(site le grandsoir.info)
Courrier au médiateur
auditeurs.inter@radiofrance.com
http://mediateur.radiofrance.fr/mediateur/
Le service public de radiodiffusion et de télévision français a-t-il pour vocation d’informer les citoyens ou d’être le porte-parole de l’opposition vénézuélienne ? La question est posée tant le lynchage mené par ses différentes chaînes – avec, en tête de gondole, France Inter et France culture – contre la République bolivarienne du Venezuela a redoublé de violence (s’il était possible) à l’occasion de l’élection présidentielle du 20 mai, laquelle a vu la réélection du président Nicolás Maduro.
La critique du gouvernement dit « bolivarien » est légitime, dans le cadre, démocratique, de tout média d’information ou d’analyse digne de ce nom. Néanmoins, et sans entrer dans un débat sur le Venezuela qui nécessiterait de longs développements, comment la quasi totalité de vos propagandistes à microphone peut-elle affirmer que ce denier scrutin s’est déroulé sans opposition ? Jusqu’à preuve du contraire, il n’a été boycotté que par la droite dure et l’extrême droite, d’où une abstention similaire à celles enregistrées, par exemple, lors des présidentielles chiliennes de 2013 et 2017, la colombienne de 2014 ou… le second tour des législatives françaises de 2017 !
De la même manière, pourquoi présenter systématiquement le candidat Henri Falcón comme un « dissident chaviste » – en gros, un candidat fantoche – quand, après avoir effectivement appartenu à cette mouvance politique, il a changé de camp au point de devenir le chef de campagne de Henrique Capriles Radonski, représentant de toutes les droites, au sein de la Table d’unité démocratique (MUD), lors de l’élection présidentielle perdue en 2013 contre Maduro ? Imagine-t-on un chaviste, quand bien même il serait « dissident », prôner la dollarisation du pays et le retour du FMI ? Et, tiens, amusons-nous un peu : présenteriez-vous Bernard Guetta comme un « dissident » de la Ligue communiste révolutionnaire (aujourd’hui NPA) qu’il a fréquentée ?
A quelques exceptions près – dont nous ne donnerons pas ici les noms afin de leur éviter tout problème avec les maîtres à penser que chaque jour ils côtoient –, la majorité de vos journalistes et éditorialistes sont totalement alignés, s’agissant du Venezuela, sur les thèses du brillant président des Etats-Unis Donald Trump, des très progressistes chefs (ex et actuel) du gouvernement espagnol José Maria Aznar et Mariano Rajoy, ou de l’ancien et dangereux chef de l’Etat colombien Álvaro Uribe, qui, pour ne citer qu’eux, refusent de reconnaître le résultat de ce scrutin et entendent sanctionner Caracas. Nous en sommes d’accord, leur position mérite d’être exposée pour comprendre la situation. Mais pourquoi ce silence absolu sur les déclarations du président bolivien Evo Morales, de l’ancien chef de l’Etat Rafael Correa (Equateur) ou même de l’espagnol José Luis Rodríguez Zapatero ? Un redoutable « gauchiste populiste », Zapatero ?
Médiateur lors du dialogue tenu en République dominicaine entre gouvernement et représentants de la MUD, Zapatero a exprimé son amertume lorsque ces derniers, au tout dernier moment, le 6 février, sous la pression de Washington, ont refusé de signer l’accord qui avait été conclu (pour, entre autres, organiser cette élection tant contestée !). Observateur du scrutin de dimanche dernier, il a été hué et agressé par certains de vos nouveaux amis « démocrates » quelque peu fascisants, dans un bureau de vote d’un quartier chic de Caracas et, s’agissant de la non-reconnaissance du résultat par l’Union européenne, a déclaré : « C’est très grave de dire à un pays : ces élections ne sont pas utiles, elles ne valent rien, avant qu’elles n’aient lieu. C’est une marque d’irresponsabilité envers un peuple et son avenir. Que des positions si importantes aient été prises avec si peu d’éléments de jugement me fait peur. » Aznar plutôt que Zapatero : c’est une option politique possible (et même légitime au Figaro). Mais sûrement pas un choix éditorial acceptable sur une chaîne publique d’intérêt général. N’ayez pas peur du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) : prononcer le mot « Zapatero » à l’antenne n’est pas un gros mot (pour ne parler que de lui).
On ne recensera pas ici (cela nécessiterait trop de place et de temps !) les innombrables bobards malveillants diffusés sur vos antennes concernant le Venezuela. Mais, pour prendre en référence cette dernière période, de l’émission « Cultures Monde » (France Culture, 18 mai), destinée à discréditer Maduro et à faire la promotion d’un documentaire « à charge » programmé sur Arte le lendemain, à la chronique hilarante (si le sujet n’était aussi grave) du « spécialiste de tout » Anthony Bellanger dans la matinale de France Inter (21 mai), votre production est devenue une véritable malédiction pour le service public, qu’il discrédite quotidiennement. D’ailleurs, peut-on encore parler de service public et d’une quelconque spécificité ?
Quand Nicolas Demorand quitte la matinale de France Inter en 2010, c’est pour rejoindre Europe 1, puis, en 2011, la codirection des « unes » racoleuses de Libération. Lorsque, après avoir échoué à redresser les ventes de ce quotidien, il revient animer la même tranche de France Inter, Patrick Cohen, qui l’avait remplacé devant le micro, part à son tour à Europe 1, dont il ne parvient pas plus à ranimer l’audience (ce qui prouve, entre parenthèses, que si France Inter demeure la station de radio la plus écoutée le matin et en début de soirée, ce n’est pas à ces rois du boniment qu’elle le doit, mais à l’attachement des Français au service public, envers et contre tout). Evincé du « 20 heures » de France 2, David Pujadas a lui quitté France Télévision et rejoint la chaîne d’info LCI (sous produit de TF1).
Appelé par Arnaud Lagardère, le nouveau vice-président directeur général d’Europe 1 (ainsi que de RFM et de Virgin Radio), Laurent Guimier, a officiellement pris ses fonctions le 22 mai. Il y avait commencé sa carrière avant de devenir le numéro deux de… Radio France. Dans un premier temps, la rumeur a couru que Matthieu Aron, un ancien de la Maison de la radio, actuellement conseiller éditorial et directeur adjoint de la rédaction à L’Obs, quitterait l’hebdomadaire détenu par les actionnaires du Monde pour rejoindre la direction des antennes du service public, où il s’occuperait de l’information. Pour la petite histoire, Aron avait été nommé en août 2016 à L’Obs pour y remplacer Aude Lancelin, licenciée car non suffisamment « pensée conforme ».
C’est finalement Guy Lagache qui succédera à Guimier et prendra le 25 juin ses fonctions de directeur délégué aux antennes et à la stratégie éditoriale de Radio France. Il a, jusque-là, effectué toute sa carrière au sein de chaînes de télévision privées, essentiellement à M6 où, de 2003 à 2011, il a présenté le magazine économique « Capital ». Les noms d’Aron et de Catherine Nay (directrice de l’information de France Inter après l’avoir été de… TF1) circulent pour un éventuel poste de directeur(trice) de l’information de Radio France, pour assister Laurent Guimier.
Vous avez dit service public ou « caste médiatique » indifférenciée ?
S’agissant des chaînes privées, il suffit de les éviter ou d’appuyer sur le bouton si les programmes ou l’idéologie déplaisent. Mais, qu’ils l’apprécient ou non, tous les Français (ou à peu près) sont obligés de payer la redevance rémunérant le service public. Dès lors, ils ont des droits. Entre autre celui de recevoir une information digne de ce nom, pluraliste, vérifiée et sourcée, plutôt qu’un discours de propagande. Au nom de quoi devraient-ils accepter de financer de leurs deniers les porte-paroles de la droite et de l’extrême-droite vénézuéliennes, comme c’est actuellement le cas ? Même camouflée sous un manteau démocratique, l’extrême droite est l’extrême droite, que ce soit à Caracas ou à Paris. Et qui dit qu’un jour, excédés, nombre de vos usagers ne s’organiseront pas pour boycotter le paiement injustifié d’une somme se retournant contre leurs intérêts (car, en matière de traitement médiatique, le Venezuela ne constitue pas une exception) ?
Que les tenants de la laïcité nous pardonnent, mais une excellente citation s’impose : « Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil à toi ? » (Evangile, Luc, 6, 41). Au lieu de bassiner vos auditeurs et téléspectateurs avec les « fake news » (réelles ou supposées) des autres, commencez par faire la chasse à celles qui sortent de vos studios. Entre autres, celle prétendant qu’il existe une « dictature » au Venezuela. Sinon, vous ne faites que renforcer le croissant sentiment de défiance à l’égard des journalistes, que vous dénoncez à longueur de temps. Le citoyen n’y trouve pas son compte. Et ne vous faites aucune illusion. Ceux à qui vous « servez la soupe » ne vous en seront nullement reconnaissants.
En témoigne la glorieuse prestation des soixante-huitards ayant accédé à la caste, Daniel « moi je » Cohn-Bendit et Romain Goupil, ex-trotskiste admirateur de George W. Bush, invités le 21 mai dans la matinale de France Culture, après avoir bénéficié d’un complaisant tapis rouge, dans toutes les rédactions, pour leur dernière production cinématographique. La chronique du talentueux Aurélien Bellanger croquant avec humour leur nouvelle idole, Emmanuel Macron, ils l’ont interpelé en direct, verbalement rudoyé, tutoyé comme un domestique, gratifié d’une pulsion de haine braillarde « Mélenchon – Castro ! » (nullement mentionnés dans son texte), sans que le courageux Guillaume Erner, producteur et animateur des « Matins » plutôt obsédé par les « populismes », ne songe à élever la voix pour protester et fustiger ces petits caïds de cour de récréation.
MAURICE LEMOINE
(journaliste)
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Publié le 26/05/2018
Guillaume Liégard | (site regards.fr)
Italie : le grand n’importe quoi des analyses en France
L’affaire est entendue, l’accord qui réunit le Mouvement 5 étoiles et la Lega forme une coalition "antisystème". La preuve, c’est qu’elle est déversée à longueurs de colonnes, d’éditoriaux et de déclarations aussi péremptoires que peu argumentées.
Admettons l’hypothèse pour le Mouvement 5 étoiles (M5S), mouvement très récent, difficile à classer dans les catégories traditionnelles : pour preuve, cet article perplexe, genre antibiotique spectre large, paru dans L’Express en décembre 2016 : "Italie : le Mouvement 5 étoiles est-il de gauche ou d’extrême-droite ?"
Le mouvement fondé par Beppe Grillo a toujours refusé de se positionner sur l’axe gauche/droite et n’a jamais occupé de postes ministériels. En revanche depuis les dernières élections municipales, il dirige de grandes métropoles, notamment Rome, et le moins qu’on puisse dire, c’est que la rupture avec le système antérieur n’est pas très nette. Elue avec 67,5% maire de la capitale italienne en juin 2016, Virginia Raggi avait déjà perdu cinq de ses neuf conseillers au mois de septembre de la même année dont un pour corruption. En février 2017, elle a été mise en examen pour abus de pouvoir, pour « l’honnêteté et la transparence » annoncées, il faudra repasser (lire ici).
Arrivé en tête lors des dernières élections législatives, le M5S s’est d’abord tourné vers le Parti démocrate de Renzi pour former une coalition majoritaire à la chambre des députés. C’est face au refus de ce parti qu’il s’est alors tourné vers la Lega, l’autre grand gagnant des dernières élections.
Mais pour qualifier la Lega d’antisystème, il faut vraiment oser parier sur la méconnaissance de la situation politique transalpine. La Lega qui est la projection nationale de l’ancienne Ligue du Nord a mené la bataille électorale au sein d’une coalition de droite emmenée par Silvio Berlusconi. Si la Lega est incontestablement un parti politique d’extrême-droite, elle n’en est pas moins intégrée au cœur du système politique italien depuis de longues années. Dans des gouvernements dirigés par Berlusconi, Umberto Bossi, fondateur de la Ligue du Nord a été ministre chargé des réformes institutionnelles de 2001 à 2004 et à nouveau ministre de 2008 à 2011. Son successeur à la tête du parti, Roberto Lombardi a, quant à lui, été ministre de l’Intérieur de 2008 à 2011 (lire ici). La Lega est bien un des piliers de toutes les coalitions de droite de ces vingt dernières années.
FN/Insoumis, la nouvelle trouvaille
Au fond, la situation italienne intéresse assez peu les commentateurs français de tout acabit. Pour bon nombre d’entre eux, l’Italie, c’est vraiment trop loin du périphérique et la question n’a de sens qu’à l’aune de la situation française. "La coalition antisystème en Italie, un nouveau coup dur pour Macron", titrait Le Monde le 22 février. Vraiment, ces Italiens sont mal élevés et ne comprennent rien de rien au génie jupitérien.
Mais la véritable trouvaille, celle qui recentre sur les questions franco-françaises et les obsessions journalistiques, allait vite se faire jour : un accord M5S/Lega ne serait-il pas l’équivalent d’un accord FN/Insoumis ? Jamais en retard d’une ignominie, c’est le service public qui a ouvert le ban. Après France 2, c’est France Inter qui s’y est collée parmi les premiers lors d’une interview conduite par Ali Baddou. Interrogeant Marc Lazar, directeur du Centre d’histoire de Sciences-Po, le journaliste y va franco à 5’01’’ : « L’alliance entre le mouvement 5 étoiles et la Ligue, ce serait comparable entre une alliance entre la France Insoumise et le Front national ? », a-t-il demandé benoîtement. Fort déçu de la réponse de l’historien, pourtant peu suspect d’amitiés insoumises, qui explique « qu’en aucun cas » on ne peut faire de comparaison entre LFI et le M5S, le journaliste passe alors vite à autre chose. Après tout l’important est d’avoir distillé le poison. Un poison repris en cœur et en boucle sur les chaînes d’informations.
Un accord de gouvernement très droitier
Si la Lega peut être considérée comme le grand cousin du Front national – il s’en revendique d’ailleurs –, il n’y a en revanche pas d’équivalent français pour le M5S. Les positions ambivalentes de la formation de Beppe Grillo sur l’accueil des migrants révèlent un penchant très droitier si ce n’est même d’extrême droite. L’accord de gouvernement avec la Lega prévoit un durcissement des conditions d’accès à l’asile et l’expulsion de 600.000 réfugiés. Sur le plan économique, la mise en place du "flat tax", avec seulement deux taux d’imposition ne permet pas d’entrevoir le début d’une politique de gauche – fut-elle populiste. L’objectif de réduction des inégalités entre le Nord de l’Italie, où se concentre les richesses, et le Sud qui se répartit les miettes, par l’absence d’une profonde réforme fiscale, s’en trouve donc largement compromis alors que le budget de la Défense pourrait quant à lui exploser.
À défaut d’un minimum de déontologie, les éditocrates se sont repliées sur ce vieil adage : "Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose".
Publié le 25/05/2018
Les cheminots gagnent haut la main le pari de leur vot’action
Réforme ferroviaire
Marion d’Allard
L'Humanité.fr
91 068 cheminots (61,15/% des salariés) ont participé à la vot’action pour laquelle 564 urnes ont été installées.
Près de 95 % des cheminots se sont prononcés contre le pacte ferroviaire du gouvernement. Les syndicats en sortent légitimés et leur unité renforcée. Ils exhortent désormais le gouvernement à revoir sa copie et la direction de la SNCF à prendre ses responsabilités.
Ils avaient promis une riposte à la hauteur des coups portés. Les cheminots viennent d’infliger un camouflet au gouvernement et à la direction de la SNCF. Les 564 urnes déployées sur tout le territoire ont parlé : 91 068 cheminots (61,15 % des salariés) y ont glissé leur bulletin, rejetant à 94,97 % le pacte ferroviaire que le gouvernement, épaulé par la direction de l’entreprise publique, a décidé de faire passer en force. Une « prouesse militante qui montre la détermination des grévistes à répondre au venin du président Pepy, qui affirme que le mouvement s’effrite et que la réforme est globalement acceptée », a réagi Laurent Brun. Un résultat d’autant plus « exceptionnel », poursuit le secrétaire général de la CGT des cheminots, lorsque l’on considère les « conditions dans lesquelles s’est organisé ce vote », en quelques jours seulement et face à « une direction qui, dès le début, a passé des consignes pour que rien ne soit fait pour faciliter l’initiative, notamment en matière d’accès aux locaux ». Voilà pour la mise au point.
De plus en plus de responsabilités et de moins en moins d’effectifs
Mais derrière, c’est la détermination des cheminots – tous collèges confondus – à faire entendre leur voix que les représentants nationaux des quatre organisations syndicales représentatives de la SNCF (CGT, Unsa, SUD, CFDT) ont saluée hier à l’unisson. Ce résultat franc témoigne non seulement « d’une hostilité incontestable des cheminots vis-à-vis du pacte ferroviaire en cours de discussion », a insisté Laurent Brun, mais « bat en brèche les procès en légitimité » que la direction a enchaînés dès l’annonce de la mise en place du scrutin, complète Sébastien Mariani, secrétaire général adjoint de la CFDT cheminots.
Bien loin des clichés d’une supposée « gréviculture » entretenue par une poignée de « professionnels du désordre », ce vote révèle surtout la « très forte mobilisation de l’ensemble des cheminots et singulièrement de l’encadrement », note Jocelyn Portalier, responsable de l’union fédérale des cadres et maîtrises de la CGT cheminots. Leur taux de participation pourrait même être supérieur à la moyenne nationale. Rien d’étonnant dans le fond, selon le responsable fédéral. De plus en plus de responsabilités et de moins en moins d’effectifs, « la réalité des conditions de travail de l’encadrement à la SNCF explique largement leur mobilisation contre cette réforme ». Signe d’« un véritable ras-le-bol », mais aussi d’une certaine forme de lucidité. « Ils savent, poursuit Jocelyn Portalier, que les efforts de productivité se feront aussi sur leur dos et lorsque la stratégie de l’entreprise validée par cette réforme pousse à toujours plus de sous-traitance, c’est à eux que revient la gestion des appels d’offres, des cahiers des charges, des relations entre les entreprises… C’est une véritable usine à gaz ».
Guillaume Pepy doit s’en mordre les doigts. Lui qui claironnait que 20 % de grévistes revenait mathématiquement à considérer que 80 % des cheminots soutenaient le projet de loi a déclenché l’ire des salariés de la SNCF. Et désormais, chez les cadres comme ailleurs dans l’entreprise, la question de son maintien à la tête du groupe public ferroviaire fait irruption dans le débat. Hier, alors qu’à l’appel de l’ensemble des organisations syndicales (FO comprise), des dizaines de cheminots se sont rassemblés aux abords du siège de la SNCF à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), l’un d’entre eux confie : « Janaillac a quitté son siège de PDG d’Air France après une consultation de ses salariés, Guillaume Pepy doit faire de même. » « Pepy dehors ! » a lancé au micro, face à la foule et sous les fenêtres de la direction de la SNCF, Fabien Villedieu, délégué syndical SUD rail. Plus modérées, la CFDT, qui considère que « la fracture entre la direction et le corps social est extrêmement forte », et l’Unsa, pour qui il y a « rupture de confiance » manifeste, en appellent à ce que chacun prenne ses responsabilités. La CGT a quant à elle réaffirmé par la voix de Laurent Brun que la direction, « totalement discréditée », doit tirer « toutes les conséquences de ce vote sans ambiguïté qui prouve qu’elle n’est plus reconnue comme défenseuse du système ferroviaire, du service public, de l’entreprise publique et de ses personnels ».
Les syndicats exhortent l’exécutif à ouvrir des négociations
« Impréparation », « amateurisme », « autoritarisme », qu’importe les critiques formulées par les cheminots et leurs organisations syndicales, le gouvernement persiste et signe. Pour Laurent Brun, « l’ego du président » a pris le dessus. « Il veut être celui qui ne négocie pas », note le secrétaire général de la CGT cheminots, quitte à cumuler « aveuglement et déni pour passer coûte que coûte ses objectifs idéologiques au chausse-pied ».
Forts d’un vote qui, au-delà de légitimer largement leur action, révèle clairement l’opposition des cheminots à la réforme en cours, les syndicats exhortent le gouvernement à ouvrir, enfin, de réelles négociations et ce, après « deux mois de lutte », a rappelé, excédé, Erik Meyer, secrétaire fédéral SUD rail.
Une nouvelle salve de réunions bilatérales est prévue demain à Matignon. Les syndicats attendent désormais que le gouvernement convoque le patronat du rail à la table des discussions. Des réunions tripartites, « où tous les sujets doivent être passés au crible ». En somme, les cheminots ont dénoncé les dangers, manifesté leur colère, soulevé les incohérences et présenté leurs propositions. Ils exigent maintenant des réponses.
Les vrais chiffres du « coût » du statut des cheminots
C’est l’argument massue du gouvernement pour justifier l’abandon du recrutement au cadre permanent : le surcoût que le statut des cheminots ferait peser sur les comptes de la SNCF. « 700 millions d’euros par an ! » déclarait Emmanuel Macron il y a quelques semaines. Élisabeth Borne a depuis rectifié le tir, avançant le chiffre de 100 millions d’euros annuels. « Et aujourd’hui, les hypothèses tournent autour de 10 à 15 millions d’euros », note Laurent Brun, « soit entre 14 et 21 fois moins que le budget communication annuel de l’entreprise, dont plus personne ne parle d’ailleurs », tacle le secrétaire général de la CGT cheminots.
journaliste
Publié le 24/05/2018
Autre conséquence de la sortie des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, décidée le 8 mai par le président Donald Trump, l’application du principe contesté d’extraterritorialité de la législation américaine exposera (à nouveau) les entreprises européennes commerçant en dollars avec l’Iran à des poursuites judiciaires (et à des amendes colossales). « La contre-offensive n’a rien d’aisé. (…) la France seule ne peut appliquer des mesures de rétorsion efficaces. L’Europe doit se mobiliser. Trois angles d’attaque se présentent. »
Quand la justice orchestre le racket des entreprises européennes
Au nom de la loi… américaine
Les entreprises européennes ont dû payer aux États-Unis un pactole de plus de 40 milliards de dollars (38,5 milliards d’euros) ces dernières années. La justice américaine les accuse de ne pas respecter les sanctions décidées par Washington (et non par les Nations unies) contre certains États. Le droit devient alors une arme pour absorber ou éliminer des concurrents.
par Jean-Michel Quatrepoint (site le monde-diplomatique)
«Nous sommes devant un mur de législations américaines extrêmement touffues, avec une intention précise qui est d’utiliser le droit à des fins d’imperium économique et politique dans l’idée d’obtenir des avantages économiques et stratégiques. » Ce 5 octobre 2016, le député Les Républicains Pierre Lellouche ne mâche pas ses mots devant les commissions des affaires étrangères et des finances de l’Assemblée nationale, à Paris. Il y présente le rapport de la mission d’information sur l’extraterritorialité du droit américain (1). Un rapport dont la lecture « fait froid dans le dos », selon les termes du député socialiste Christophe Premat.
Il aura fallu les deux amendes colossales infligées en 2014 à BNP Paribas (8,9 milliards de dollars, environ 8,4 milliards d’euros) et à Alstom (772 millions de dollars, environ 730 millions d’euros) pour que dirigeants et médias français prennent conscience de la volonté des États-Unis d’imposer leur modèle juridique et leurs lois aux autres pays, fussent-ils leurs plus proches alliés.
Tout commence en 1977 avec le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), qui concerne la lutte contre la corruption. S’appliquant aux entreprises nationales, il est étendu en 1998 aux entreprises étrangères. Deuxième axe : une batterie de lois criminalisant le commerce avec les États sous embargo américain (Iran, Cuba, Libye, Soudan…). Puis, après les attentats du 11 septembre 2001, il s’agit de lutter contre le blanchiment de l’argent des terroristes ou des narcotrafiquants. Le Patriot Act confère des pouvoirs élargis aux agences américaines pour accéder aux données informatiques, notamment via l’Agence nationale de sécurité (NSA).
En 2010, la loi Dodd-Frank confère à la Securities and Exchange Commission (SEC) le pouvoir de réprimer toute conduite qui, aux États-Unis, concourt de manière significative à l’infraction, même lorsque la transaction financière a été conclue en dehors de leur territoire et n’implique que des acteurs étrangers. Voté en 2010, le Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca) donne au fisc des pouvoirs extraterritoriaux (lire « Coûteuse double nationalité »). Les banques étrangères sont contraintes de devenir ses agents et de livrer toutes les informations sur les comptes et avoirs des citoyens américains, des résidents fiscaux américains et des binationaux.
Enfin, le 29 septembre 2016, le Justice Against Sponsors of Terrorism Act (Jasta), voté par le Congrès, qui s’est opposé au veto du président Barack Obama, permet à toute victime du terrorisme aux États-Unis de poursuivre un État lié directement ou indirectement à des actes de même nature perpétrés sur le sol américain. Cette loi vise a priori l’Arabie saoudite, pour ne pas avoir contrôlé ses ressortissants qui ont commis les attentats du 11-Septembre ; mais elle risque d’entraîner des actions contre n’importe quel État, considéré comme responsable, même indirectement, des actes de ses citoyens. Un texte contraire au principe de souveraineté des nations, en ce qu’il mélange responsabilité individuelle et responsabilité collective.
Derrière cet arsenal juridique patiemment construit transparaît une volonté hégémonique. Aux États-Unis, beaucoup se vivent comme membres d’un peuple élu chargé de diffuser la bonne parole et de faire le bien. Ils estiment avoir une compétence universelle, au nom d’une vision universelle. Dès lors, les instruments de cette idéologie, la monnaie (le dollar), la langue (l’anglais), le droit (la common law, par opposition au droit écrit continental européen) (2), ont vocation à s’imposer à tous.
L’évolution des technologies et la financiarisation de l’économie donnent à Washington les moyens techniques de mener à bien cette offensive. « Il suffit, écrit Me Paul-Albert Iweins, bâtonnier et ancien président du Conseil national des barreaux, qu’une opération contestée ait été libellée en dollars ou qu’un échange de courriels ait transité par un serveur américain pour que la juridiction américaine se reconnaisse compétente (3). »
Des objectifs peu avouables
Cette « politique juridique extérieure » mobilise des moyens considérables. Tout commence par le renseignement. Les agences — de la Central Intelligence Agency (CIA) à la NSA en passant par le Federal Bureau of Investigation (FBI) et ses agents placés dans les ambassades — font remonter l’information en utilisant si besoin des sources rémunérées, voire des organisations non gouvernementales (ONG). Ces informations sont traitées par divers organismes : le département de la justice (DOJ), le Trésor, la SEC, la Réserve fédérale et l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), qui surveille l’application des sanctions internationales américaines. À cela peut s’ajouter l’action de procureurs locaux, voire d’États, comme celui de New York, qui s’immisce souvent dans les procédures contre les grands groupes étrangers.
Le DOJ et les autres organismes se comportent comme des procureurs, avec un objectif : obtenir un plaider-coupable de la part du contrevenant. Plus ce dernier tardera à avouer et à accepter la sentence, plus celle-ci sera lourde. C’est ce qui explique en partie la différence de traitement en matière de corruption entre les entreprises américaines et les autres. Habituées aux procédures de ce type, les premières négocient très vite, alors que les secondes, à l’image de Siemens et d’Alstom, tardent à prendre la mesure du danger.
Des considérations stratégiques interviennent également. Dans une affaire de corruption en Indonésie, Alstom était associé à un groupe japonais, Marubeni. Celui-ci a composé dès 2012 avec le DOJ et n’a été condamné qu’à 88 millions de dollars d’amende. La facture pour Alstom, négociée en 2014, sera neuf fois plus élevée. Marubeni n’intéressait pas les poids lourds américains du secteur, alors qu’Alstom était déjà une cible pour General Electric.
Autre exemple : Alcatel. Ce groupe français de télécommunications était mal vu outre-Atlantique. Il avait équipé le réseau irakien du temps de Saddam Hussein et disposait de technologies supérieures à celles de ses concurrents américains, notamment Lucent. En 2005, le DOJ se saisit d’un dossier de corruption visant Alcatel au Costa Rica et au Honduras. Cinq ans plus tard, le groupe est condamné à verser 137 millions de dollars d’amende. Entre-temps, il a dû fusionner avec Lucent, qui sera condamné, pour des actes de même nature commis en Chine, à une amende de… 2,5 millions de dollars. Après la fusion, fin 2006, Lucent prendra progressivement le contrôle d’Alcatel. Un scénario précurseur de ce qu’il advint de la branche énergie d’Alstom (les trois quarts de l’activité du groupe), reprise par General Electric en 2015. Ces amendes affaiblissent considérablement les entreprises visées. Et pas uniquement dans l’optique de faire prévaloir le droit.
De même que la dérégulation financière a permis au monde de la finance, dont Wall Street est l’une des capitales, de croître de façon exponentielle depuis un quart de siècle, la common law explique l’extraordinaire développement des professions juridiques outre-Atlantique. Il faut beaucoup d’argent pour faire vivre plus d’un million d’avocats — un pour trois cents habitants. En imposant leurs lois aux autres pays, les États-Unis procèdent donc à ce que d’aucuns qualifient de racket.
En quelques années, les entreprises européennes ont versé près de 25 milliards de dollars aux diverses administrations américaines : plus de 8 milliards au titre du FCPA et 16 milliards pour le non-respect des sanctions économiques. Sur ce total, la facture pour la France dépasse 12 milliards de dollars (environ 11 milliards d’euros) ! Ce qui a bien évidemment une répercussion sur la balance des transactions courantes. Si l’on ajoute les amendes versées au titre d’autres procédures, notamment pour les banques, on aboutit pour les Européens à un total largement supérieur à 40 milliards de dollars. Et ce montant ne prend pas en compte les amendes à venir pour Volkswagen, accusé d’avoir fraudé sur les émissions toxiques de ses moteurs Diesel aux États-Unis — la facture se chiffrera en dizaines de milliards de dollars —, ni pour la Deutsche Bank, en raison de son action sur les subprime — une somme qui devrait se situer entre 5 et 10 milliards de dollars.
Où va cet argent ? Directement dans les caisses de ceux qui ont mené l’enquête, lancé les procédures et conclu les accords. C’est une sorte de partage de butin entre le DOJ, la SEC, l’OFAC, la FED, le département des services financiers de l’État de New York et le procureur de New York. Enfin, dans les procédures Fatca, le fisc récupère directement les sommes réclamées aux Américains résidant à l’étranger. Ce partage explique la motivation des équipes. Elles ont intérêt à multiplier les procédures et à récupérer la manne qui viendra abonder le budget de leur agence ou de leur département, leur permettant de toucher de bons salaires et d’embaucher des collaborateurs.
Quant aux flux financiers générés par ces procédures, ils alimentent la sphère juridique, les cabinets d’avocats. Non seulement il faut régler leurs honoraires pendant toute l’instruction du dossier, mais, une fois l’amende payée, les entreprises concernées n’en ont pas fini pour autant. Elles doivent généralement accueillir à leur siège social un moniteur chargé de veiller pendant une période de trois à cinq ans à ce qu’elles agissent en conformité avec les directives imposées dans le cadre du règlement. Non seulement ce moniteur est rétribué par l’entreprise, mais il s’adjoint quelques dizaines de collaborateurs, également à la charge de ses hôtes. Pour faire bonne mesure, explique Me Iweins, « on oriente le “pécheur” vers quatre ou cinq cabinets très spécialisés de Washington, susceptibles de suivre son activité pendant les années de surveillance » — et surtout de le mettre en conformité avec les lois américaines. Il faut alors multiplier le montant de l’amende par deux, voire trois, pour avoir une idée du coût total.
Règles de confidentialité
Le plaider-coupable et la transaction n’éteignent pas formellement les risques de poursuites pénales individuelles, qui sont suspendues… à condition que les termes de l’accord soient scrupuleusement respectés, notamment les règles de confidentialité. M. Patrick Kron nie que l’enquête du DOJ ait eu une quelconque influence sur sa décision de vendre Alstom Power à General Electric ? Il ne peut tout simplement pas le dire. Voilà pourquoi, longtemps, les entreprises visées ont tenté de régler le problème seules, discrètement, sans mobiliser leurs gouvernements respectifs et encore moins les opinions publiques.
Elles avaient effectivement quelque chose à se reprocher, et les législations européennes, notamment françaises, n’étaient pas adaptées à ce type de délit. C’est là que l’offensive américaine a été particulièrement efficace : « Vous n’agissez pas ? Nous agissons. » Aujourd’hui, les yeux se dessillent en Europe. En France, on a enfin compris qu’il fallait se doter d’un véritable dispositif anticorruption et ne pas hésiter à poursuivre les entreprises coupables. Pour au moins deux raisons. D’une part, l’engagement de poursuites par la justice française permet d’invoquer le principe du non bis in idem (on ne juge pas deux fois pour les mêmes faits). D’autre part, l’amende est alors versée au Trésor français. Le récent texte de loi Sapin 2, relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, va dans ce sens.
L’agressivité juridique américaine tétanise de plus en plus les entreprises et les banques européennes, qui revoient leurs réseaux commerciaux pour les adapter aux normes anglo-saxonnes. Elles privilégient les grands cabinets d’audit américains, sans voir que ces derniers sont tenus de communiquer à leurs autorités toute opération contraire à l’intérêt national qu’ils pourraient observer chez elles. Elles hésitent à travailler avec des pays dans le collimateur de Washington, notamment l’Iran. Même après l’accord sur le nucléaire conclu sous la présidence de M. Obama, en 2015, les banques françaises ne veulent pas prendre le risque d’accorder des crédits aux entreprises pour des affaires avec l’Iran. Tout comme elles sont réticentes à financer des investissements en Russie (Airbus a dû s’adresser à des banques chinoises). Soit les entreprises trouvent d’autres financements qui ne soient pas libellés en dollars, ce qui est pratiquement impossible pour les petites et moyennes entreprises (PME) ; soit elles renoncent à leur projet. Tel est le but recherché, afin de se réserver le marché iranien. Le 30 septembre 2016, le groupe américain Xerox a adressé à ses clients et fournisseurs français un courrier leur demandant de ne pas faire d’affaires avec l’Iran… s’ils voulaient garder de bonnes relations avec Xerox.
La contre-offensive n’a rien d’aisé. D’abord, parce que certaines des entreprises concernées préfèrent ne pas affronter les États-Unis. Ensuite, au sein même de la technostructure française et surtout européenne, il ne manque pas de bonnes âmes convaincues de la supériorité de la common law et de la nécessité de faire évoluer le droit européen. Enfin, la France seule ne peut appliquer des mesures de rétorsion efficaces. L’Europe doit se mobiliser.
Trois angles d’attaque se présentent. Le premier serait de souligner la responsabilité des grandes banques d’affaires américaines dans un certain nombre de dossiers. Ainsi, Goldman Sachs est coresponsable d’avoir dissimulé l’état réel des finances de la Grèce au moment de son adhésion à l’euro ; si une telle chose s’était produite aux États-Unis, nul doute que la banque étrangère coupable aurait été poursuivie par les autorités locales.
Le deuxième est de s’en prendre aux mécanismes d’optimisation fiscale des multinationales, à commencer par Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (Gafam). Starbucks au Royaume-Uni, Google en France, Apple en Irlande : les procédures décidées par Bruxelles s’enchaînent. Les sommes en jeu représentent des dizaines de milliards d’euros de manque à gagner pour les pays européens. Troisième angle : les procédures antitrust contre les géants du Web, en position de quasi-monopole.
Mais, pour que ces actions débouchent sur un nouveau rapport de forces, encore faudrait-il que les innombrables lobbys au service de l’imperium américain ne les bloquent pas. Car, en matière de lobbying aussi, les États-Unis sont des maîtres.
Jean-Michel Quatrepoint
Journaliste. Auteur notamment d’Alstom, scandale d’État, Fayard, Paris, 2015.
(1) « Rapport d’information déposé par la commission des affaires étrangères et la commission des finances en conclusion des travaux d’une mission d’information constituée le 3 février 2016 sur l’extraterritorialité de la législation américaine », Assemblée nationale, Paris, 5 octobre 2016.
(2) Lire Cyril Laucci, « Quand le droit anglo-saxon s’impose », Le Monde diplomatique, avril 2014.
Publié le 23/05/2018
L’intérêt général à la casse
Les fonctionnaires, voilà l’ennemi
Propageant la plus grande confusion entre rentabilité à des fins particulières et efficacité au bénéfice de tous, le gouvernement français veut délégitimer un peu plus l’État social, qui fut pourtant gage d’émancipation pour de nombreuses générations. Après avoir multiplié les cadeaux fiscaux aux vrais privilégiés, il tente de dévier l’attention sur la fonction publique.
par Anicet Le Pors (site monde-diplomatique.fr)
Début février, le premier ministre Édouard Philippe a livré les premières décisions du gouvernement concernant la fonction publique : plan de départs volontaires, recrutement accéléré de contractuels, rémunérations dites « au mérite », multiplication des indicateurs individuels de résultat… Il inaugurait ainsi une croisade contre les statuts : d’abord celui des cheminots, puis les autres, en particulier la pièce maîtresse du statut général des fonctionnaires, qui concerne quelque cinq millions et demi de salariés, soit 20 % de la population active.
Dans ce domaine comme dans les autres, le président Emmanuel Macron entend aller vite. Mandaté par les dominants — la finance internationale dont il émane, les cercles dirigeants de l’Union européenne, le patronat, la technocratie administrative, les flagorneurs du show-business, la quasi-totalité des médias, le jeune dirigeant sait que le temps ne travaille pas pour lui.
Durant la campagne pour l’élection présidentielle, M. Macron a jugé le statut des fonctionnaires « inapproprié » et prévu la suppression de 120 000 emplois. Il a stigmatisé les « insiders » (1), ceux qui se seraient construit un nid douillet à l’intérieur du « système » et dont les privilèges barreraient la route aux moins chanceux. Le 13 octobre 2017, le premier ministre s’est adressé aux ministres pour leur annoncer la création d’un Comité action publique 2022 (CAP 22) prévoyant « des transferts au secteur privé, voire des abandons de mission », et présenté comme la pièce centrale du chantier de réforme de l’État. La réforme du code du travail — priorité répondant aux vœux du Mouvement des entreprises de France (Medef) — a par ailleurs élevé le contrat et, plus spécifiquement, le contrat individuel d’entreprise au rang de référence sociale susceptible d’être généralisée à l’ensemble des salariés des secteurs privé et public.
Et, ce faisant, fourbi les armes qui permettront de s’attaquer directement aux statuts des personnels du secteur public, qui se situent dans la filiation de celui élaboré au lendemain de la Libération, puis en 1983. En rappeler la genèse éclaire la situation présente.
L’histoire de la fonction publique française révèle deux lignes de force : une conception autoritaire donnant la primauté au pouvoir hiérarchique, et une autre fondée sur la responsabilité du fonctionnaire, quelle que soit sa place dans la hiérarchie — la conception du fonctionnaire-citoyen. Adopté en 1944, le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) ne prévoyait pas de réforme spécifique dans ce domaine. Le général Charles de Gaulle souhaitait toutefois pouvoir s’appuyer sur une administration loyale et efficace. Sous l’impulsion de Michel Debré (2), chargé d’une mission dans ce domaine, un premier train de reformes est adopté par ordonnance le 9 octobre 1945. Elles donnent naissance à l’École nationale d’administration (ENA), à la direction de la fonction publique, aux corps interministériels des administrateurs civils et des secrétaires administratifs, au conseil permanent paritaire de l’administration civile ainsi qu’aux instituts d’études politiques (IEP).
Nommé ministre d’État chargé de la fonction publique le 21 novembre 1945, Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français (PCF), se heurte à plusieurs difficultés dans l’élaboration d’un statut propre. À commencer par les réserves de la Fédération générale des fonctionnaires (FGF-CGT), qui demeure campée sur sa revendication d’un « contrat collectif », associant l’idée de statut à celle de « carcan ». Jacques Pruja, l’un des dirigeants de la fédération, prendra toutefois le contre-pied de la position de son organisation, qu’il finira par convaincre. Par ailleurs, la Confédération générale du travail (CGT) et la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) — les deux seuls syndicats de l’époque — divergent sur le mode de représentation des syndicats.
Le premier projet de loi essuie de vives critiques, dont beaucoup s’articulent autour de la création d’un poste de secrétaire général de l’administration, suspectée de refléter une volonté de placer l’administration sous contrôle politique. Thorez transige sur ce point, mais tient bon sur le reste. Son entreprise se trouve encore contrariée par le rejet, le 5 mai 1946, d’un premier projet de Constitution, qui contraint à de nouvelles élections constituantes. Après la formation du gouvernement, Thorez — alors vice-président d’un conseil des ministres présidé par Georges Bidault — obtient que son projet soit discuté le 5 octobre à l’Assemblée. Il est adopté à l’unanimité, sans discussion générale, après seulement quatre heures de débat. Pour Thorez, la loi du 19 octobre 1946 constitue un premier pas vers la « libération » du fonctionnaire, « enfin considéré comme un homme et non comme un rouage impersonnel de la machine administrative (3) ».
Le statut alors créé ne concerne que les fonctionnaires de l’État, un effectif de 1 105 000 agents, dont seulement 47 % sont titulaires. Il instaure de nombreuses garanties en matière de rémunération, d’emploi, de carrière, de droit syndical, de protection sociale et de retraite. L’innovation la plus surprenante est la définition d’un « minimum vital » : « La somme en dessous de laquelle les besoins individuels et sociaux de la personne humaine considérés comme élémentaires et incompressibles ne peuvent plus être satisfaits » (article 32, alinéa 3). Cette mesure constitue la base d’une disposition prévoyant qu’aucun traitement de début de carrière ne soit inférieur à 120 % de ce minimum vital. Les agents des collectivités territoriales devront attendre la loi du 28 avril 1952 pour obtenir de nouvelles dispositions statutaires ; ceux des établissements hospitaliers, le décret-loi du 20 mai 1955.
Un statut qui a subi 225 modifications législatives en trente ans
Lors de l’avènement de la Ve République, l’ordonnance du 4 février 1959 abroge la loi du 19 octobre 1946, mais les dispositions essentielles du statut sont conservées. À la suite du mouvement social de 1968, les fonctionnaires bénéficient des retombées des événements (comme la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise), avant que l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, le 10 mai 1981, n’ouvre un nouveau chantier statutaire...
Ayant fait de la décentralisation l’une de ses priorités, Mitterrand avait chargé son ministre de l’intérieur et de la décentralisation, le maire de Marseille Gaston Defferre, d’élaborer un projet de loi sur le sujet. J’occupais alors le poste de ministre de la fonction publique, et la question des garanties statutaires à accorder aux personnels des collectivités territoriales m’opposa rapidement à la logique de Defferre. Il envisageait un simple renforcement des dispositions existantes ; je souhaitais au contraire une unification statutaire globale au niveau des garanties de carrière prévues pour les fonctionnaires de l’État.
Avant même l’arbitrage du premier ministre, Pierre Mauroy, j’intervins à l’Assemblée nationale, le 27 juillet 1981, en faveur de la « mise en place pour les personnels locaux d’un statut calqué sur celui de la fonction publique de l’État, c’est-à-dire sur le statut général des fonctionnaires ». On pouvait craindre la coexistence de deux types de fonction publique : celle de l’État, fondée sur le système de la carrière, et celle de la fonction publique territoriale, soumettant l’emploi aux aléas du métier, peu mobile et plus sensible aux pressions de toute nature. À terme, la seconde pouvait l’emporter sur la première, au préjudice de la neutralité de l’administration, des garanties des fonctionnaires, de la mobilité des effectifs et de l’efficacité du service public. M. Olivier Schrameck, alors conseiller technique de Gaston Defferre, radicalisera plus tard ma position, écrivant à mon sujet : « Jacobin de tempérament et tout particulièrement méfiant à l’égard des tentations clientélistes des élus, il était résolu à n’accorder à l’autonomie des collectivités locales que ce qui leur était constitutionnellement dû. » Après bien des péripéties, Mauroy arbitra en ce sens. « Ce compromis fut ainsi la traduction d’un rapport de forces », conclura M. Schrameck (4).
Le statut unifié fut inauguré par la loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations de tous les fonctionnaires, suivie de trois lois concernant respectivement la fonction publique de l’État, la fonction publique territoriale et la fonction publique hospitalière, caractérisant un système « à trois versants ». Le nouveau statut intégra des droits qui ne s’y trouvaient pas (droit de grève, liberté d’opinion, capacité de négociation des organisations syndicales, garantie de mobilité, droit à la formation permanente, etc.) et étendit son champ d’application aux agents territoriaux et hospitaliers. Après quelques hésitations de certaines d’entre elles, les organisations syndicales soutinrent la réforme. Les associations d’élus se montrèrent réservées, voire hostiles, craignant que ce statut ne limite leurs prérogatives. Mais, au Parlement, l’opposition se découragea vite.
Au départ, François Mitterrand ne s’intéressait guère à ces questions. Il était beaucoup plus vigilant concernant les réformes administratives, craignant sans doute qu’on lui reproche de laisser un ministre communiste s’intéresser de trop près à l’appareil d’État. Dès la composition du gouvernement et ma nomination, il n’avait accepté qu’avec réserve que les attributions du ministre de la fonction publique soient étendues aux réformes administratives. Il multiplia ensuite les objections à nos propositions en la matière. Il ne pouvait cependant manquer de douter des réformes en cours après son « tournant libéral » de 1983. M. Jacques Fournier, alors secrétaire général du gouvernement, le raconte : « Le président s’interrogea à haute voix, le 29 mai 1985, sur l’utilité de l’ensemble législatif concernant le statut de la fonction publique. (...) Passait ce jour-là en conseil des ministres le projet de loi sur la fonction publique hospitalière, dernier volet de cet ensemble. Le commentaire de Mitterrand est en demi-teinte : “L’adoption de ce texte s’inscrit dans la logique de ce que nous avons fait. À mon sens, ce n’est pas ce que nous avons fait de mieux.” Il évoque une “rigidité qui peut devenir insupportable” et des “solutions discutables”. “On ne peut plus recruter un fossoyeur dans une commune sans procéder à un concours.” “Il est vrai que j’ai présidé moi-même à l’élaboration de ces lois. Peut-être n’ai-je pas été suffisamment informé. Tout ceci charge l’administration et conduit à la paralysie de l’État. Il reste que c’est la quatrième et la dernière partie d’un ensemble. Je ne suis pas sûr, en définitive, que ces lois aient longue vie” (5). » C’était il y a trente-trois ans…
La séquence libérale étant ouverte, on aurait tort de s’étonner de l’obstination des partisans de la marchandisation de la vie publique et du détricotage des statuts législatifs ou réglementaires (et tout spécialement du statut général des fonctionnaires), soit sous la forme d’offensives brutales, soit par l’action de transformations souterraines plus insidieuses. Ainsi, la loi Galland du 13 juillet 1987 (sous le gouvernement de M. Jacques Chirac) changeait pour le symbole les corps des fonctionnaires territoriaux en cadres et rétablissait le système dit des « reçus-collés », soit la substitution, à l’issue d’un concours, de la liste des candidats admis par ordre alphabétique à la liste présentée par ordre du mérite dans la fonction publique territoriale. Elle nuisait à la comparabilité des fonctions publiques et, par là, à la mobilité des fonctionnaires, que le statut a érigée au rang de « garantie fondamentale » (article 14 du titre Ier du statut). Mais aussi : faux pas du Conseil d’État préconisant dans son rapport annuel de 2003 de faire du contrat une « source autonome de droit de la fonction publique ». Proclamation imprudente de M. Nicolas Sarkozy appelant en septembre 2007 à une « révolution culturelle » et déclarant son intention de promouvoir le « contrat de droit privé négocié de gré à gré », mais forcé d’y renoncer face à la crise financière de 2008, l’opinion reconnaissant que la France disposait d’un précieux atout anticrise dans l’existence d’un important secteur public, efficace « amortisseur social ».
Les attaques frontales ayant échoué, s’est développée une stratégie plus sournoise : d’une part, l’expansion du paradigme de l’entreprise privée dans le service public sous la forme du new public management (« nouvelle gestion publique ») ; d’autre part, un « mitage » du statut : 225 modifications législatives en trente ans, la plupart des dénaturations, démontrant, malgré tout, à la fois sa solidité et son adaptabilité.
La conception française du service public et la traduction juridique qu’en donne le statut général des fonctionnaires expriment une logique inacceptable aux yeux d’oligarchies qui s’efforcent de faire ruisseler leur idéologie libérale dans la société. Y compris lorsqu’elle se voit disqualifiée sur le plan théorique et contredite par le mouvement du monde.
La socialisation des financements apparaît irréversible
« On empêchera plutôt la Terre de tourner que l’homme de se socialiser », aurait déclaré Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), paléontologue et jésuite, homme de science et prophète (6). Il n’est au pouvoir d’aucun gouvernement d’inverser des tendances lourdes qui portent l’évolution des sociétés. Depuis la fin du Moyen Âge, on assiste à une sécularisation du pouvoir politique qui s’accompagne d’une autonomisation de l’appareil d’État et d’une expansion administrative constante. La socialisation des financements répondant à des besoins fondamentaux apparaît irréversible : en France, les prélèvements obligatoires ne dépassaient pas 15 % du produit intérieur brut (PIB) avant la première guerre mondiale ; ils s’élèvent désormais à 45 %. Il n’y avait pas plus de 200 000 agents de l’État au début du XXe siècle ; le secteur public (administrations, entreprises, organismes publics) approche les sept millions de salariés en 2018.
Pour autant, la France n’est pas « suradministrée ». Elle se situe au contraire dans le haut de la moyenne des pays développés, comme l’a démontré une récente étude de France Stratégie : on y compte 89 agents publics pour 1 000 habitants, loin derrière les pays scandinaves, derrière le Canada et juste devant le Royaume-Uni (7). Ce n’est ni l’ampleur des effectifs ni leur évolution qui distinguent la France des autres pays, mais le fait que les agents y sont protégés par la loi, dans le cadre d’un statut regardé comme la condition d’une administration neutre et intègre.
Les libéraux ont cru pouvoir annoncer la victoire définitive de leur doctrine, la fin de l’histoire, et consacrer l’horizon indépassable d’un capitalisme hégémonique sur la planète. En ce début de XXIe siècle, le monde tel qu’il est dévoile leur erreur. Comme sous l’effet d’une nécessité, une forme de socialisation objective se développe, quand bien même elle s’exprime dans des contextes capitalistes. Dans une crise qu’Edgar Morin analyse comme une « métamorphose (8) », des valeurs universelles émergent et s’affirment : les droits humains, la protection de l’écosystème mondial, l’accès aux ressources naturelles indispensables, le droit au développement, la mobilité des personnes, l’égalité entre les hommes et les femmes, le devoir d’hospitalité, la sécurité. D’autres sont en gestation, qui exacerbent les contradictions. La mondialisation n’est pas seulement celle du capital ; elle touche toutes les formes d’échange et de formation de la citoyenneté : révolution informationnelle, coopérations administratives et scientifiques, conventions internationales, floraison de créations culturelles. Bref, ce siècle sera peut-être celui des interdépendances, des interconnexions, des coopérations, des solidarités, toutes formules qui se condensent en France dans le concept de service public. On ne s’en rend peut-être pas compte tous les jours en écoutant M. Macron, mais, contrairement aux espoirs et aux proclamations des thuriféraires du libéralisme, le XXIe siècle pourrait annoncer l’âge d’or du service public (9)…
Anicet Le Pors
Ancien ministre de la fonction publique et des réformes administratives, conseiller d’État honoraire.
(1) Le Point, Paris, 31 août 2017.
(2) Michel Debré inaugurera le poste de premier ministre prévu par la Constitution de la Ve République, à la rédaction de laquelle il avait pris une part importante.
(3) Cité par René Bidouze, Les Fonctionnaires, sujets ou citoyens ? Le syndicalisme, des origines à la scission de 1947-1948, Éditions sociales, coll. « Notre temps / Société », Paris, 1979.
(4) Olivier Schrameck, La Fonction publique territoriale, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », Paris, 1995.
(5) Jacques Fournier, Itinéraire d’un fonctionnaire engagé, Dalloz, 2008.
(6) Cité par Gérard Donnadieu, Comprendre Teilhard de Chardin, Saint-Léger Productions, Chouzé-sur-Loire, 2013.
(7) Flore Deschard et Marie-Françoise Le Guilly, « Tableau de bord de l’emploi public. Situation de la France et comparaisons internationales », France Stratégie, Paris, décembre 2017, www.strategie.gouv.fr
(8) « Edgar Morin : “L’idée de métamorphose dit qu’au fond tout doit changer” », L’Humanité, Saint-Denis, 19 juillet 2013. Dans le même esprit : Anicet Le Pors, Pendant la mue le serpent est aveugle. Chronique d’une différence, Albin Michel, Paris, 1993.
(9) Gérard Aschieri et Anicet Le Pors, La Fonction publique du XXIe siècle, Éditions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2015.
(7) Flore Deschard et Marie-Françoise Le Guilly, « Tableau de bord de l’emploi public. Situation de la France et comparaisons internationales », France Stratégie, Paris, décembre 2017, www.strategie.gouv.fr
(8) « Edgar Morin : “L’idée de métamorphose dit qu’au fond tout doit changer” », L’Humanité, Saint-Denis, 19 juillet 2013. Dans le même esprit : Anicet Le Pors, Pendant la mue le serpent est aveugle. Chronique d’une différence, Albin Michel, Paris, 1993.
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Les étudiants livrés au marché de l’anxiété
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Publié le 22/05/2018
Migrants. La culture, actrice de la solidarité
Marie-José Sirach avec Émilien Urbach
L'Humanité.fr
Le sort réservé aux migrants en France et en Europe suscite une chaîne de solidarité sur tout notre territoire. Femmes et hommes de culture se mobilisent, totalement impliqués dans des réseaux citoyens.
C’était l’été dernier, au Festival d’Avignon. Nadège Prugnard, auteure, comédienne et metteure en scène, donne lecture de No Border. Un long poème épique, une tirade coup de poing pour raconter une expérience de vie, deux ans durant, dans la jungle de Calais. Devant les scènes de chasse à l’homme à Sangatte, son sang ne fait qu’un tour. Elle fonce à Calais. Avec des fleurs. Elle offrira des fleurs aux enfants de la jungle. En signe de bienvenue. Que pouvait-elle faire d’autre, elle qui n’a, pour seule arme, que les mots ? Elle a noté le nom de tous les réfugiés qu’elle a côtoyés. Scrupuleusement, un à un. Un rempart contre l’oubli, l’indifférence. Elle enrage de ça. De cette indifférence, de cette peur qui ne dit pas son nom, de cette chasse à l’étranger orchestrée au plus haut niveau.
La mobilisation revêt aujourd’hui d’autres formes
Le monde de la culture souffre des discours xénophobes décomplexés. Les films, les livres, les travaux plastiques, les pièces de théâtre témoignent de sa préoccupation, de son engagement aux côtés des réfugiés. Bravant le sentiment d’impuissance face aux lois répressives, il se fait un devoir d’humanité de ne pas céder à l’indifférence. Si, dans les années 1990, les cinéastes étaient au premier rang des manifestations de rue pour les sans-papiers, aujourd’hui la forme a changé. Les temps ont changé, aussi. Les nationalismes et populismes semblent avoir le vent en poupe. Les gouvernements européens jouent avec le feu, refusant la réalité, la présence de ces réfugiés ici et là. On peut dresser des barbelés, des murs, pratiquer la reconduite aux frontières, les guerres, la misère continuent de pousser des milliers d’hommes et de femmes sur les routes de l’exil.
La mobilisation revêt donc d’autres formes. Moins visible, peut-être moins relayée par les médias, elle est pourtant présente sur l’ensemble du territoire. Aux côtés d’associations traditionnelles, d’autres ont vu le jour, plus informelles, tout aussi efficaces. Ça passe par joindre le geste à la parole. Surtout, ne pas se contenter de bons sentiments.
Carole Thibaut, auteure, metteure en scène, dirige le Centre dramatique national de Montluçon. Du 4 au 15 octobre 2017, le théâtre a accueilli spectacles, films, conférences regroupés sous l’intitulé : « Théâtre et politique : représenter les migrations ». Avec un speed-telling organisé dans toute la ville : 7 minutes pour raconter son histoire familiale d’immigration qui a donné lieu à une carte de France-Tout-Monde. Carole Thibaut n’a pas le stylo dans la poche. Elle écrit un cri dans la nuit, « pour qui voudra bien entendre et aller un peu là-bas apporter du soutien, du fric, un toit, une salle de bains, un coup de main administratif, du café chaud, des couches, ce que tu pourras, mais, par pitié, vas-y, pour elles et eux, pour ces enfants qui seront des adultes demain et que nous détruisons à petit feu en ce moment en ne faisant rien, pour nous, pour notre dignité humaine, au nom de la fraternité, parce que, sinon, tous nos combats sont vains et sans fondement, tous nos engagements minables et sans poids, parce qu’on ne peut pas ne pas s’engager, parce que, en ne faisant rien, on est quand même engagé.e, oui, quand même, mais de l’autre côté, celui de l’indifférence (…) Vas-y, prendre ta part d’humanité cette nuit, ou demain, après-demain ».
« Ils sont des enfants avant d’être des étrangers »
Comme elle, David Bobée, metteur en scène et directeur du Centre dramatique de Rouen, a décidé d’ouvrir grand les portes de son théâtre : « Un devoir de désobéissance pour compenser l’indignité des politiques migratoires. » Autour du théâtre, un réseau de citoyens s’est créé pour offrir qui un toit, qui des repas chauds, qui des cours de français, ou accompagner des réfugiés dans leurs démarches administratives. À Rouen, « plus aucun mineur ne dort dehors. Nous partons du principe que ce sont des enfants avant d’être des étrangers. Et ces enfants, livrés à la rue, sont en danger ». David Bobée insiste : « La mobilisation, la solidarité dépassent le seul théâtre. Des galeristes, l’opéra, des commerçants de la ville s’engagent. Ce que nous faisons est un devoir d’humanité. Le théâtre nous le rappelle sans arrêt. Depuis cinq ans, on fait des spectacles avec eux et leur présence provoque de belles rencontres, de belles histoires. »
Au palais de Tokyo, des plasticiens mobilisés
Les artistes britanniques du Good Chance Theatre avaient décidé d’installer, dès 2015, au sein du plus grand bidonville d’Europe, à Calais, leur premier théâtre nomade sous la forme d’un grand dôme géodésique. Ils y ont accueilli, deux années durant, de nombreuses compagnies théâtrales venues de toute l’Europe, animé des ateliers hebdomadaires auxquels les exilés ont participé, et créé une multitude de petites formes scéniques issues de ces rencontres.
Côtés plasticiens, photographes aussi, on tente de sensibiliser le public. En septembre 2017, avec l’exposition « We dream under the same Sky » au palais de Tokyo, à Paris, plus de vingt-cinq artistes plasticiens ont offert des œuvres au profit de Migreurop, l’Anafé, la Cimade, le Centre Primo Levi et le Thot. Le plasticien Frédéric Kleinberg est aussi un exemple d’artiste immergé. Son exposition « Odyssée », mise à l’honneur lors de la dernière Fiac à Paris, a été imaginée au cours de périodes de création et d’ateliers au sein des camps de fortune sur l’île grecque de Lesbos, dans les campements parisiens et la « jungle » de Calais.
Le photographe Samuel Bollendorff est retourné sur les traces des migrants. Son travail a donné lieu à une exposition sous la Canopée du Forum des Halles « la Nuit tombe sur l’Europe », l’an dernier. « Je me suis demandé comment resensibiliser le public à la réalité de la brutalité, à l’insoutenable traumatisme que vivent ces milliers de femmes, hommes et enfants, errant sur les routes de l’exil. Les images ne manquent pas qui témoignent de l’horreur de ces situations, sans pour autant provoquer de changement dans les politiques qui font la honte de l’Europe. Les opinions publiques, désarmées, sont certes touchées, mais pas assez pour que les dirigeants tiennent compte des élans de solidarité qui peuvent s’exprimer. Pire, ils les condamnent », dit-il.
Les activités de la Maison des jeunes et de la culture (MJC) de Martigues (Bouches-du-Rhône) offrent un autre exemple de solidarité du monde de la culture avec les réfugiés. Aux alentours de l’étang de Berre et du golfe de Fos, plusieurs centres d’accueil et d’orientation ou autres foyers d’hébergement pour demandeurs d’asile. La MJC a, depuis plusieurs années, décidé de permettre un accès gratuit à l’ensemble de ses activités au public hébergé dans ces centres. Elle a mis en place, deux fois par semaine, des groupes de conversation, et le musicien marseillais Jean-Jacques Blanc y dirige la chorale d’Ici, d’ailleurs, constituée de chanteurs amateurs français et de demandeurs d’asile. De cette présence quotidienne des exilés au sein de la MJC est né le festival Routes et déroutes. « Cette année, nous comptons nous appuyer sur les chanteurs de rap et ceux qui écrivent, parmi les réfugiés afghans actuellement accueillis à Martigues, pour produire un disque, nous confie Leyla Cherif, un des piliers de la MJC. L’idée vient d’eux. Contribuer collectivement à une œuvre et la restituer ensemble, c’est la démarche qui est le fondement des propositions de la MJC. »
En février dernier, alors même que le ministère de l’Intérieur élaborait son projet de loi asile et immigration, la ministre de la Culture lançait un appel au milieu culturel et artistique pour faciliter aux exilés l’accès à la culture. Une déclaration qui avait suscité un tollé chez les intéressés, qui lui avaient rappelé qu’ils ne l’avaient pas attendue pour se mobiliser et qu’ils espéraient de sa part un engagement plus fort sur le sujet contre la loi de son collègue de l’Intérieur.
Le Syndeac, qui regroupe les directrices et directeurs de théâtre public, a depuis lancé, il y a quelques semaines, un appel à tous les théâtres à afficher à leur fronton la lettre H, comme Hospitalité.
L’appel de patrick le hyaric
Dans son dernier ouvrage Et nos frères pourtant, l’eurodéputé communiste Patrick Le Hyaric, directeur de votre journal et militant politique, livre sa réflexion sur le drame humain vécu par les exilés venus d’Afrique et du Proche-Orient, devant lesquels les dirigeants européens dressent des murs de haine, de peur et de fils barbelés. « Ce petit fascicule se veut un appel à la raison et à la vérité contre la vulgarité des nationalismes populistes », prévient-il. Le texte rappelle à ceux qui siègent dans les plus hautes instances européennes leur responsabilité devant ces milliers de nos semblables qui meurent sur le chemin de l’exil ou vivent dans des conditions inhumaines, contraints par les logiques internationales de domination culturelle, capitaliste et militaire. L’auteur rend également hommage aux artistes, intellectuels, militants syndicaux et associatifs, à toutes les citoyennes et citoyens solidaires qui se font acteurs d’une mondialité toujours à inventer et sauvent notre humanité. « Ils sont, pour Patrick Le Hyaric, les descendants des révolutionnaires français qui, en 1793, inscrivirent dans la Constitution un devoir d’asile, cent cinquante-huit ans avant la convention de Genève. » Ceux-là avaient compris que « l’exil n’est pas un choix. L’exil est une douleur. L’exil est une violence. L’exil est un cri ! » rappelle le directeur de l’Humanité.
Chef de la rubrique culture
Publié le 21/05/2018
Mayotte. Les zones d’ombre du plan d’action gouvernemental
Décryptage réalisé par Grégory Marin
Humanite.fr
Estimant qu’il y a eu « absence de concertation réelle », intersyndicale et citoyens se sont rassemblés mardi place de la République à Mamoudzou. Photo : Ornella Lamberti/AFP
Décryptage. Les annonces de la ministre des Outre-mer, Annick Giradin, de ce début de semaine, sont-elles à la hauteur des espoirs mahorais ? La comparaison avec la « plateforme d’union des revendications » signée en mars dernier par l’intersyndicale, le collectif de citoyens, les élus et les employeurs locaux comble beaucoup d’attentes, mais laisse apparaître des manques.
Après plusieurs semaines d’observation sur l’île d’une mission interministérielle sous la houlette du nouveau préfet Dominique Sorain, le gouvernement a présenté mardi 15 mai un plan d’« action de l’Etat pour votre quotidien » aux habitants de Mayotte. La ministre des Outre-mer, Annick Girardin, voit ces 53 mesures, déclinées en 125 actions, comme « une réponse durable » à « un échec des politiques publiques depuis de nombreuses années ». Selon elle, ces six chapitres (sécurité, justice et immigration ; santé ; social ; éducation et formation ; logement ; infrastructures ; institutions et services de l’Etat) qui forment un plan de 1,3 milliard d’euros (hors salaires des 500 recrutements prévus dans l’Education nationale) courant sur l’ensemble du quinquennat sont autant d’ « engagements fermes, concrets, précis, inscrits dans le réel, numérotés, financés ».
« Certains estimeront ce plan insuffisant ou trop tardif », a fait valoir la ministre, pressentant des critiques, déjà exprimées d’ailleurs par le collectif de citoyens et l’intersyndicale, qui avaient refusé de la rencontrer mardi matin pour protester contre la manière dont se sont déroulées les rencontres – élus, syndicats, citoyens, patronat ayant été reçus à part. Estimant qu’il y a eu « absence de concertation réelle », intersyndicale et citoyens se sont rassemblés mardi place de la République à Mamoudzou pour surenchérir, exigeant un plan d’« au moins trois milliards d'euros pour répondre aux mesures d'urgence ». En mars, avec les élus (maires, conseil départemental et parlementaires) et les syndicats patronaux de l’île, ils avaient déjà établi une « plateforme d’union des revendications pour la sécurité et le développement » comprenant « plan Marshall », un « fonds exceptionnel de rattrapage » de 2 milliards d’euros sur 10 ans, qui préconisait également la valorisation de Mayotte et de ses atouts culturels. Les 61 mesures qu’ils avançaient, et dont ils espéraient une « loi-programme pour Mayotte » qui n’est pas venue, étaient-elles plus ambitieuses que les 53 annoncées par la ministre des Outre-mer ?
Ce que prévoit le gouvernement. C’est sous ce titre qu’Annick Girardin a présenté ses dix premières mesures, pour la plupart déjà annoncées par Edouard Philippe lors de la réunion de Matignon avec les Mahorais (à l’exception de l’intersyndicale et du collectif des citoyens) le 19 avril dernier. Mise en place de la Police de sécurité du quotidien (20 gendarmes supplémentaires dès 2019) et augmentation de tous les effectifs de sécurité (y compris les réservistes) ; sécurisation des transports et des établissements scolaires (avec gendarmes embarqués ponctuellement, recrutement de 40 médiateurs) ; relance de la politique de prévention de la délinquance (doublement de la dotation à 600 000 euros, création d’une brigade de prévention juvénile par la gendarmerie. L’accroissement de la présence policière se doublera de moyens accrus pour la justice : doublement de la possibilité d’accueil des jeunes délinquants, création « avant fin 2018 » d’un « centre éducatif renforcé, structure alternative à l’incarcération » ; audiences de la chambre d’instruction de La Réunion à Mamoudzou (jusqu’ici il fallait aller à Saint-Denis de La réunion). Troisième volet, la « lutte contre l’immigration clandestine », « priorité de l’Etat » : engagement de la diplomatie pour le rétablissement des procédures de réadmission des immigrés clandestins dans leur pays d’origine, « notamment aux Comores » ; renforcement « du taux d’interception (sic) en mer des flux illégaux », avec le renouvellement de 4 intercepteurs, l’amélioration des radars de détection… Surtout, « au regard du caractère exceptionnel de la pression migratoire (…), l’Etat décide de poursuivre la mobilisation des armées, en appui des forces de sécurité intérieures ».
Ce que préconisait la plateforme. Sur le plan du renforcement des frontières et de la sécurité, les représentants mahorais étaient à peu près sur la même ligne en mars (ils demandaient aussi la création d’une « base avancée » pour le contrôle sur l’ilôt de M’tsamboro), demandant également à l’Etat de « conditionner l’aide au développement de la France et de l’Union européenne » vers les Comores pour que celles-ci s’impliquent davantage dans la lutte contre l’immigration, voire qu’elles reconnaissent « l’appartenance française de Mayotte (devant) les instances internationales ». Mais conscients de leur implantation géographique, ils adossaient au respect de ces demandes par les Comores – la précision est de taille – l’engagement d’une « politique de coopération plus intense entre la France et l’Union des Comores dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la formation, des finances, de la justice, de l’état civil, du développement économique et de la gouvernance », avec la création d’un poste de conseiller diplomatique à la préfecture de Mayotte et la « mise à disposition d’Experts Techniques Internationaux » auprès de l’Union des Comores. Autant d’aspects complètement absents de la copie du ministère des Outre-mer. Comme l’extension de « la procédure Taubira sur la répartition des mineurs isolés ».
Ce que prévoit le gouvernement. En matière de santé, l’Etat veut « renforcer l’autonomie de gestion et de décision ». D’abord en créant à terme – les bases en seront posées « dès 2018 » - une agence de santé ; suivra un « projet de santé mahorais 2018-2022 » prenant en compte « les spécificités du département » ; puis l’augmentation de 50% du fonds d’intervention régional (de 7,5 à 11,7 millions) pour le doubler en 2019 par rapport à 2017 (15,6 millions), avec comme objectif « un ambitieux programme de santé publique » non encore détaillé. Le « renforcement de l’offre de soins, de sa qualité, de ses conditions d’accès » passe également, selon la mission interministérielle, par un investissement urgent de 20 millions d’euros pour « l’offre de soins programmés (bloc et consultations) » ; la modernisation du centre hospitalier (172 millions d’euros), l’expérimentation de la délégation de vaccination aux infirmiers, sages-femmes, pharmaciens. Pour renforcer « l’attractivité » de la profession, l’Etat promet de revoir l’indemnité particulière d’exercice pour les médecins de la fonction publique hospitalière, des conventions de coopération avec les CHU de métropole , des formations et la création de 30 postes d’assistants spécialistes pour l’hôpital de Mayotte. D’autres mesures s’adressent directement aux usagers pour « améliorer la couverture médicale » : la « mise en place dès 2019 de la gratuité des soins (exonération du ticket modérateur pour les assurés sociaux sous conditions de ressources) et le « déploiement, à compter de 2022, de la couverture maladie universelle complémentaire ».
Ce que préconisait la plateforme. Les associations d’aide aux migrants se réjouiront de ce que le placement en zone internationale du centre hospitalier, mesure un temps évoquée par le gouvernement qui aurait mis fin au droit du sol, ait été abandonnée. Le « plan Marshall » de mars la réclamait, tout en demandant paradoxalement – puisqu’elle s’adresse aux étrangers - la mise en place de « l’aide médicale d’Etat »…
Ce que prévoit le gouvernement. L’égalité territoriale est une demande récurrente des Mahorais. Aussi, « dans un souci de solidarité nationale », l’Etat promet qu’un certain nombre de prestations sociales seront étendues d’ici 2022 « de manière adaptée à la réalité socio-économique ». L’Allocation d’éducation sera étendue aux enfants handicapés (idem pour les adultes) » dont le taux d’incapacité est compris entre 50 et 79% », et le soutien à la Maison départementale des personnes handicapés renforcé ; la prestation de service unique adaptée progressivement ; l’allocation journalière de présence parentale, le complément mode de garde de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje), les allocations de rentrée scolaire et de logement temporaire seront étendues ; la prestation de restauration scolaire augmentée immédiatement (pour la rentrée 2018-2019) de 20 centimes. « Dans l’attente de la convergence des prestations et cotisations sociales », le gouvernement envisage aussi la mise en place, « pour la durée du quinquennat » d’un « fonds de développement social » doté en loi de finances pour 2019. Le document prévoit également l’allocation de 4 millions d’euros en équipements sportifs dès 2018, en attendant un « schéma territorial d’équipements » pour lequel elle s’engage à accompagner la collectivité territoriale.
Ce que préconisait la plateforme. Le document ne regroupait pas cette ambition de « solidarité nationale » sous un seul chapitre, ses mesures étant éparpillées. Mais une des demandes, essentielle, manque à la proposition du gouvernement : l’application « la plus rapide possible du code de la Sécurité sociale » dont l’adaptation à Mayotte provoque une « discrimination à l’encontre des Mahorais » contraints de s’installer à La Réunion ou en métropole, constatent les signataires du document. Il s’agit en fait du versement par la Sécurité sociale de la prime d’activité, qui remplace le RSA et la prime pour l’emploi depuis 2016, bien moindre à Mayotte que sur l’ensemble du territoire (autres territoires d’Outre-mer compris) : 262,34 euros ici, contre 526,25 ailleurs.
Ce que prévoit le gouvernement. Demande prioritaire des acteurs sociaux et économiques de Mayotte, la transformation du vice-rectorat en « rectorat de plein exercice » est actée « dans un délai de 24 mois ». Elle comprend la création de 20 emplois sur cinq ans, la réorganisation des services et un plan de formation. L’Etat s’engage à financer « l’investissement dans les constructions scolaires » du premier et du second degré à hauteur de « 500 millions d’euros ». Le « double de celui consenti au cours du quinquennat précédent » (mais que faisait l’ancien ministre de l’Economie ?), se rengorge le gouvernement… Le financement des renforts pédagogiques (345 postes supplémentaires dès 2018, et 150 équivalents temps plein pour renforcer les Réseaux d’éducation prioritaires, postes de direction, d’assistants d’éducation…) afin « d’améliorer le niveau d’encadrement » ou « d’encourager l’enseignement à plusieurs maîtres dans une même classe » ne figure pas dans le document, mais on voit mal comment il pourrait en être autrement vu l’ampleur de la promesse et les espoirs qu’elle suscite. S’ensuit une batterie de mesures d’attractivité permettant le recrutement de ces enseignants : « calibrage » du concours de recrutement, « bonification significative au terme d’une durée minimale de séjour de quatre années », Capes académique dérogatoire… En ce qui concerne la formation, la première mesure consiste à créer une direction régionale de Pôle emploi en 2019. Quant aux « actions concrètes », elles se déclinent en formations adossées au service militaire (à partir de 17 ans), lancement du dispositif « Cadres avenir » à la rentrée 2018 (à destination des étudiants et des salariés à titre dérogatoire),création d’une « antenne supplémentaire de la mission locale », au financement (2,2 millions d’euros) de « 486 formations supplémentaires en 2018 », à l’augmentation (50%) de la « Garantie jeunes », qui concernera désormais 300 personnes…
Ce que préconisait la plateforme. Si la création d’un rectorat de plein exercice satisfait tous les acteurs locaux – ils la réclamaient -, comme l’augmentation des moyens, l’enseignement supérieur est aux abonnés absents : les signataires de la plateforme revendicative demandaient la création d’une « université de plein exercice ». Quant au second degré, le gouvernement n’a pas retenu cette demande en porte-à-faux avec l’idéal républicain mais en phase avec les « spécificités locales » où la religion tient un rôle prépondérant (2) : « favoriser la création d’écoles et d’établissements du second degré privés à vocation populaire » ( ?)… Au niveau de la formation, ils envisageaient de former leur propre administration, en établissant avec l’aide de l’Etat des « classes préparatoires au concours de la Fonction publique à l’université de Dembéni ». Raté.
Ce que prévoit le gouvernement. Outre la « revitalisation » des « cœurs de ville », l’Etat prévoit le développement des rénovations urbaines (ANRU) et application de la loi Elan, notamment par l’attribution au préfet de pouvoirs de police renforcés pour « engager, dans des délais restreints et sans intervention préalable du juge ( !) la démoliton de poches d’habitats illégaux et indignes ».
Ce que préconisait la plateforme. Cette dernière mesure, qui aurait mérité de figurer au premier chapitre du document gouvernemental, satisfait pleinement tous les acteurs, qui l’avaient inscrite à leur catalogue, en plus de l’implication des « associations de voisins vigilants dans le signalement » des marchands de sommeil, la construction de logements illégaux, les infractions à la police de l’urbanisme et de l’environnement…
Ce que prévoit le gouvernement. Un « plan global de transports » manquait à Mayotte, dont tous les habitants soulignent la décrépitude du réseau (routes
et matériels roulants). Ce plan, qui mobilisera Etat, département et communes, s’étalera sur 15 ans, pour un financement de « 113,6 millions d’euros pour le développement des transports en
commun » et les « travaux d’infrastructure ». « L’effort» d’entretien des routes nationales sera porté de 5 à 7 millions d’euros, celui des routes départementales à 9,3 millions
pour 2018-2020. Le contournement de Mamoudzou, également demandé par les acteurs locaux, sera à l’étude en 2019 (non chiffré pour l’instant). En ce qui concerne le transport aérien, 13 millions
iront à l’exploitant de l’aéroport pour le réaménagement de la piste, et une mission est lancée pour « l’amélioration de la desserte aérienne afin d’agir sur le prix des billets »,
l’augmentation des long-courriers sans escale vers la métropole et l’étude de l’allongement de la piste. En relation avec le conseil départemental, l’Etat va également mener une mission pour
développer l’activité portuaire et créer une zone d’emplois autour du port. Il s’engage par ailleurs à « réduire les zones blanches » en amenant « la fibre (optique) vers 55
sites prioritaires ».
Autre point noir de l’île, l’acheminement en eau devrait bénéficier d’un « plan pluriannuel d’investissement de développement et de modernisation des infrastructures et réseaux » de 69,7
millions d’euros d’investissement sur la période 2018-2020. Mais d’ores et déjà, un plan d’urgence 2018-2020 consacrera 67,4 millions afin de répondre aux « besoins en eau de la population et
des entreprises », incluant une étude pour une retenue collinaire supplémentaire. En outre, 7,2 millions d’euros iront à la création de filières d’économie circulaire pour la gestion des
déchets.
Ce que préconisait la plateforme. Ces propositions sont a priori satisfaisantes si on les compare au document des acteurs locaux publié en mars. Excepté le fait qu’ils demandaient la construction immédiate de la piste longue de l’aéroport « sous maîtrise d’ouvrage d’Etat », lorsque les pouvoirs publics la confient à l’opérateur privé Edéis (dont le principal actionnaire Jean-Luc Schnoebelen ancien numéro trois du groupe Eiffage, a racheté 18 aéroports français).
Ce que prévoit le gouvernement. Sans surprise, l’Etat a prévu les dispositions les plus souples pour « soutenir la trésorerie des entreprises » : « décalage du règlement des taxes et des décades de frais de douane de 30 à 90 jours », « prolongation de deux mois des plans d’apurement des dettes fiscales et sociales » et « rééchelonnement au cas par cas des dettes fiscales », suspension des mesures de recouvrement forcé après mise en demeure (liées à la récupération des dettes sociales) « jusqu’au milieu de l’année 2018 », « prêts à taux zéro », « médiation de l’institut d’émission des départements d’Outre-mer en cas de difficultés d’obtention de facilités bancaires »… Tout ceci sans compter les « facilitations administratives ». Et pour pallier, s’il était besoin, les effets de la grève générale sur l’activité, le gouvernement a décidé « afin de soutenir l’emploi » le « déclenchement, avec effet rétroactif au 20 février 2018, du dispositif d’activité partielle » et la « possibilité de recourir aux heures supplémentaires ‘’en cas de force majeure’’ sans que celle-ci n’empêche le versement de l’aide de 1400 euros par an et par emploi dans le cadre du passage aux 35 heures » ! Vous n’avez encore rien lu, puisque dans la partie « mesures de soutien à l’économie » - les autres n’en étaient donc pas – figurent l’allongement de la durée du prêt de développement outre-mer (de 5 à 7 ans) pour les entreprises de plus de trois ans, l’établissement de zones franches, la mise en place d’un « dispositif d’allègement du coût du travail spécifique, permettant aux entreprises de conserver le bénéfice de l’actuel CICE, sous une forme adaptée compte tenu de la suppression du dispositif en 2019 » (!). Même la « relance de la filière dite ‘’Ylang-Ylang’’, dont la fleur est à l’origine du nom ‘’l’île aux parfums’’ donné à Mayotte » ne peut cacher un relent de partialité.
Ce que préconisait la plateforme. Rien d’étonnant ici, toutes les demandes formulées par les acteurs locaux sur ce chapitre ont été adoptées par le gouvernement, même si en ce qui concerne les « zones franches d’activités », le périmètre n’est pas aussi étendu qu’ils le voulaient (aquaculture, nouvelles technologies, économie circulaire, agro-alimentaire, BTP, services à la personne, pêche, agriculture, petit commerce et restauration)…
les collectivités »
Ce que prévoit le gouvernement. C’est peut-être le chapitre le moins abouti, aux visées les plus lointaines, du document ministériel. Il s’agit surtout d’ « accompagner les réflexions « engagées sur l’évolution institutionnelle du Conseil départemental en collectivité unique, sur la répartition des compétences entre l’Etat et les différents niveaux de collectivités, leur financement ». Comme pour la réflexion sur « les vacances d’emploi des fonctionnaires et la qualité des recrutements », une mission, en lien avec les administrations de l’Etat, devra faire « un état des lieux » et « formuler des propositions ». Cette réflexion sera complétée par la mise en place d’une « plate-forme d’ingénierie publique » chargée de coordonner les projets de construction (établissements scolaires, infrastructures routières…) et d’un « comité stratégique » réunissant élus et administrations sous tutelle du préfet (3). Ces acteurs devront notamment engager « un travail de prospective territoriale qui s’appuiera sur le schéma d’aménagement régional en cours d’élaboration » pour adapter le territoire à la « croissance démographique exceptionnelle sur un des territoires les plus contraints de France ».
Ce que préconisait la plateforme. A lire les demandes des acteurs mahorais, les propositions du gouvernement ne paraissent pas à la hauteur. Leur document était plus précis, demandant par exemple la création d’un « Institut national de la statistique et des études économiques de plein exercice qui ne dépende plus de La Réunion ». Mais il cernait surtout le manque de moyens criant de l’île, plaidant pour l’accroissement des ressources de fonctionnement des collectivités mahoraises en « alignant les dotations globales de fonctionnement (…) sur celles versées dans les autres départements » d’Outre-mer. Ils plaidaient aussi pour des « contrats d’objectifs et de moyens » dans les collectivités, établis en début de mandat et suivis par « des instances citoyennes d’évaluation des politiques publiques » avec l’appui des services de l’Etat comme « observateur ». Comme les citoyens, via le Conseil économique et social de Mayotte, devraient selon ce document être « intégrés au processus d’affectation des hauts-fonctionnaires ». Ce qui ne sera pas le cas : Paris gardera la main.
Ce que préconisait la plateforme. Un pan entier, intitulé « Valoriser Mayotte et ses atouts culturels au sein de la République », n’a pas du tout été traité par le document ministériel. La première mesure – l’instauration d’un « régime de concordat (…) en soutien de l’islam Chaféite tolérant - était problématique. De là à balayer les autres demandes… Les acteurs locaux demandaient « l’introduction de l’enseignement de l’Histoire de Mayotte et des cultures de l’océan indien dans les programmes scolaires » ; l’inscription des langues locales (Shimaoré et Kibushi) dans la Charte européenne des langues régionales ; l’enseignement des langues et cultures « tout au long de la scolarité » (par l’adoption de l’article 40 de la loi 2013-595 au même titre que le breton, l’occitan ou le corse ; l’enseignement des « langues vivantes les plus pratiquées dans le Canal du Mozambique (Swahili, Malgache et Portugais) afin de soutenir l’intégration régionale de Mayotte » ; et enfin la création à l’université de Dembéni d’un « département des langues et cultures de l’Océan indien, en partenariat avec l’Institut national des langues et civilisations orientales de Paris ». « Les Mahorais aspirent à être des Français et des Européens, fiers de leurs cultures locales et ouverts sur la Région », expliquaient les signataires de la plateforme. Leur vision sur ce point n’est visiblement pas partagée par le gouvernement.
(1) Les intitulés des têtes de chapitre sont ceux du ministère des Outre-mer
(2) Le document signé par l’intersyndicale, le patronat local, le collectif de citoyens et les élus réclamait aussi que « la médiation pénale de la République » mobilise les « cadis » (juges musulmans), qui seraient par ailleurs habilités au même titre que la police municipale à saisir des plaintes !
(3) L’avancement du plan d’action sera accessible au public sur le site internet « Transparence ».
(4) Cet intitulé est de la rédaction
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Publié le 20/05/2018
Opportunisme idéologique du Mouvement 5 étoiles en Italie
Ni droite ni gauche… ni centre
(site monde-dimplomatique.fr)
Les élections législatives du 4 mars ont plongé l’Italie dans une période d’incertitude. Deux formations autoproclamées « antisystème » sont sorties en tête des urnes et revendiquent le pouvoir, mais aucune ne dispose d’une majorité pour gouverner. Devenu en quelques années le premier parti du pays, le Mouvement 5 étoiles fait figure d’ovni dans le paysage politique transalpin et européen.
Le résultat du Mouvement 5 étoiles (M5S) aux dernières élections législatives en Italie a suscité une avalanche de réactions incrédules. Il est pourtant le fruit prévisible d’une crise politique et économique qui s’éternise. Adressé à la classe politique, aux journalistes et aux institutions européennes, le doigt d’honneur dont ce parti a fait son symbole a servi d’exutoire à la colère de millions d’électeurs. Les Italiens semblent apprécier sa dimension cathartique.
Dans une étude publiée en 2016, les économistes Guglielmo Barone et Sauro Mocetti démontrent que les actuelles familles les plus riches de Florence portent le même nom ou appartiennent aux mêmes lignées que celles dont l’immense fortune faisait déjà jaser au XVe siècle (1). L’inamovibilité des détenteurs du pouvoir économique explique peut-être, en partie, pourquoi près de onze millions d’Italiens ont opté pour le M5S. Les grandes formations qui gouvernent l’Italie depuis vingt ans sont responsables d’une croissance atone, d’un chômage élevé (surtout chez les jeunes) et d’une dette publique incontrôlée (2). Combiné à des scandales de corruption en série liés à l’omniprésence de la Mafia, ce bilan calamiteux a réduit en miettes la confiance de la population à l’égard de ses dirigeants. Le M5S est donc perçu par beaucoup comme une échappatoire, une promesse de revanche sur un appareil politique assimilé à une caste uniquement soucieuse de ses privilèges.
Fondateur du mouvement, M. Giuseppe (« Beppe ») Grillo avait prévenu en 2014 sur son blog que le M5S comptait combattre trois catégories d’adversaires : « Les journalistes qui se couvrent les uns les autres pour protéger la “caste” (et leurs propres revenus) ; les industriels du régime, toujours disposés à lui renvoyer l’ascenseur (ou à lui garantir des paquets de bulletins de vote) en échange d’un droit d’accès aux marchés publics ou aux concessions d’État ; et enfin les politiciens, qui valent moins que les prostituées. » M. Luigi Di Maio, 31 ans, candidat du M5S au poste de président du Conseil, a salué le résultat du 4 mars dernier en prédisant l’avènement d’une « IIIe République de citoyens », sur les ruines de l’actuelle IIe République. Laquelle fut elle-même bâtie sur les cendres laissées par les scandales de corruption qui ont rythmé l’histoire politique de l’Italie jusqu’à l’effondrement, en 1994, des grands partis politiques issus de l’après-guerre, et l’arrivée au pouvoir de M. Silvio Berlusconi. Quand le M5S s’est présenté pour la première fois à des élections nationales, en 2013, il promettait d’ouvrir le Parlement « comme une boîte de thon » — pour en divulguer les secrets, les manigances, les arrangements. Aujourd’hui, M. Di Maio clame que son camp est prêt à gouverner et que les autres formations vont devoir négocier avec lui. Créé en 2005, le blog de M. Grillo a donné naissance quatre ans plus tard à un cybermouvement qui est devenu aujourd’hui le premier parti du pays.
Ce phénomène s’explique d’abord par le système d’outils informatiques qu’a élaboré le parti afin de faciliter la participation de ses sympathisants et d’instaurer une démocratie directe, avec la possibilité de choisir ses candidats et ses représentants, de déterminer les positions du parti sur tel ou tel sujet ou de procéder à des référendums. Le M5S promeut une conception de la démocratie fondée sur le principe de la délibération en ligne, qui conférerait à ses décisions une légitimité plus grande. Son utopie numérique — organiser la consultation des citoyens à travers des forums Internet — a déjà changé la vie politique. Chaque Italien peut désormais exprimer son avis ou ses humeurs d’un simple clic, sans la médiation, jugée forcément détestable, d’un parti, d’un syndicat ou d’un journal.
Autre élément à prendre en compte : le M5S est, du moins pour l’instant, le seul parti d’Italie à pouvoir se prévaloir d’un casier judiciaire (presque) vierge. Les affaires politico-financières sont à ce point courantes dans le pays que l’une chasse l’autre sans produire d’autre effet que de ruiner encore un peu plus le crédit des partis. L’attrait du M5S découle notamment de ce postulat élémentaire : un citoyen sans expérience politique sera toujours plus honnête que n’importe quel professionnel du vieux régime. Pas de meeting 5 étoiles sans qu’au moment propice les militants entonnent leur refrain favori, « Onestà, onestà ! » (« honnêteté, honnêteté ! »), devenu l’emblème sonore du mouvement.
On peut également relier l’ascension du M5S à sa promesse d’instaurer un revenu minimum universel. Même si celui-ci serait relativement modeste, tant par son montant (780 euros) que par sa durée d’attribution, les performances électorales du mouvement sont étroitement corrélées au nombre de chômeurs. Dans le sud du pays, où le taux de chômage des jeunes compte parmi les plus élevés de l’Union européenne, il a récolté plus de 40 % des suffrages. Au niveau national, il est arrivé en tête chez les chômeurs, les ouvriers, les employés, les femmes au foyer et les étudiants. Il affichait en outre un programme social généreux — plus d’argent pour les écoles et les hôpitaux, augmentation des pensions de retraite, etc. —, combiné à la promesse de baisser les prélèvements fiscaux. Mais cela ne lui suffisait pas pour se distinguer de ses concurrents : au scrutin de mars, tous les grands partis proposaient d’augmenter les dépenses publiques et de diminuer les impôts…
L’approche postidéologique du parti pourrait également avoir joué en sa faveur. Dans la mesure où il ne s’embarrasse pas d’une ligne préétablie ou d’un système de croyances, le M5S jouit d’une souplesse programmatique infinie et peut se diriger là où le vent le porte. Cela lui permet de réunir sous son aile des électeurs aux points de vue diamétralement opposés (voir « Provenance et mobilité des électeurs du Mouvement 5 étoiles »). La stratégie de communication du parti conforte cette tendance. Tandis que le tonitruant M. Grillo et son acolyte M. Alessandro Di Battista séduisent les électeurs les plus radicaux, le sérieux et conciliant M. Di Maio rassure les modérés. Le politiste Ilvo Diamanti compare le M5S à un bus qui, au premier arrêt, ferait monter à bord des voyageurs de gauche puis qui, à la station suivante, s’arrêterait pour recueillir des passagers de droite ou d’extrême droite, devenant ainsi le véhicule de ramassage de la protestation antipolitique (3).
« Le M5S n’est ni de droite ni de gauche : il est du côté des citoyens, affirmait M. Grillo sur son blog en 2013. Farouchement populiste. Si une loi est bonne, nous la votons ; si elle est mauvaise, nous ne la votons pas. » Dans cette vision du monde, fascisme et communisme sont pareillement condamnés par l’histoire, au même titre d’ailleurs que les partis traditionnels, assimilés à des reliques. Nombreux sont les Italiens qui partagent cette façon de voir, de sorte que le terme même d’« idéologie » est désormais perçu dans le pays comme un gros mot. L’idée qu’il faut tenter autre chose, en « dépassant les clivages », ne cesse de gagner du terrain.
Sur des sujets délicats comme les droits des homosexuels ou l’immigration, le M5S évite le plus souvent de prendre une position claire. Dans une recherche menée avec Michi Amsler, nous avons tenté de mesurer l’élasticité du discours du M5S à partir des écrits mis en ligne pendant dix ans sur le blog de M. Grillo, qui tient lieu de canal de communication officiel (4). Sa production pléthorique — un texte par jour — aborde une variété impressionnante de sujets. C’est davantage un métadiscours sur une certaine conception de la démocratie directe qu’une prise de position sur chacun des sujets évoqués. Le plus souvent, il s’agit d’imposer une vision du monde manichéenne opposant un peuple pur à des élites corrompues.
Même les cinq « étoiles », censées symboliser les priorités du mouvement — service public de l’eau, transports en commun, développement durable, accès à Internet gratuit pour tous et protection de l’environnement — ont peu à peu perdu leur signification. Placées au centre du discours en 2005 et 2006, elles ont repris du service en 2011 et 2012 avant de disparaître à nouveau.
C’est surtout sur la question européenne que le M5S prouve sa capacité d’adaptation. Tenue pour négligeable entre 2005 et 2013, elle a surgi comme un thème majeur à la veille des élections européennes de 2014, quand le parti s’est jeté dans la bataille en réclamant que l’Italie sorte de la zone euro — une revendication oubliée dès le lendemain du scrutin. M. Grillo l’a expliqué lui-même à l’époque : le M5S n’ayant « ni doctrine ni support idéologique », son positionnement est « très clair et adaptable : nous pouvons aussi bien conserver l’euro que rompre avec lui, selon les intérêts de la nation ».
Électoralement rentables à court terme, les changements de cap incessants, justifiés par des consultations en ligne, ne paraissent guère tenables dans la durée. Si le M5S se voyait confier la direction d’un gouvernement, il lui faudrait arrêter une position sur des sujets qui divisent l’opinion, au risque de mécontenter une partie de son électorat. Par ailleurs, le principe qui consiste à sélectionner les candidats en fonction de leur honnêteté plutôt que de leurs compétences ou de leur expérience ne comporte pas que des avantages. L’« économiste » choisie par M. Di Maio pour rejoindre son équipe d’experts, Mme Alessia D’Alessandro, pourrait un jour devoir s’expliquer sur le fait qu’elle n’a en réalité aucun titre ou diplôme en économie, mais seulement un vague intérêt pour ce domaine (« Sur mon temps libre, je lis The Economist », a-t-elle fait savoir). La succession de faux pas de Mme Virginia Raggi et de scandales dans lesquels elle s’est empêtrée depuis qu’elle a été élue maire de Rome, en juin 2016, confirme également que quelques clics sur Internet ne suffisent pas à sélectionner les meilleurs candidats ni à garantir une parfaite transparence.
Les électeurs du M5S ont bien des raisons de se sentir trahis ou désenchantés vu la situation de leur pays. Ce ressentiment n’est d’ailleurs pas une spécificité italienne. Les formations postidéologiques gagnent en influence dans d’autres pays d’Europe. Un peu partout, les partis sociaux-démocrates se rabougrissent, tandis que les conservateurs voient une part de leur base dériver vers l’extrême droite. Dans cette phase historique, abjurer toute idéologie peut apparaître comme la formule magique pour obtenir un large consensus électoral.
Il devient de plus en plus difficile de classer les partis selon une logique droite-gauche. Une formation peut se montrer de droite sur le terrain identitaire ou culturel, en faisant campagne contre l’immigration ou le mariage homosexuel, tout en prônant des mesures progressistes dans le domaine économique et social. Pour l’instant, le M5S demeure cependant un cas inédit en Europe. Aucun autre parti ne porte dans sa quintessence un aussi haut degré de postidéologie. Podemos, en Espagne, est lui aussi né d’un mouvement participatif contre l’inégalité et la corruption (les « indignés ») et partage avec le M5S un engouement pour la démocratie directe. Toutefois, il se situe clairement à gauche. À l’opposé, le Front national de Mme Marine Le Pen en France ou le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP) de M. Nigel Farage répètent qu’ils ne sont ni de droite ni de gauche, alors que leur discours nationaliste invite à les classer sans hésitation à l’extrême droite.
Au bout du compte, le M5S devrait plutôt être comparé aux partis pirates qui ont prospéré quelque temps en Suède, en Allemagne, en Tchéquie ou en Islande. Eux aussi faisaient l’éloge de la démocratie directe, de la transparence, de la liberté d’informer et de la lutte contre la corruption, avant, pour certains, de s’effondrer faute d’une direction forte et cohérente, ainsi que d’une base sociale suffisamment large et populaire. L’Italie ayant toujours été un laboratoire pour le reste de l’Europe (fascisme dans les années 1920, instabilité politique dans les années 1960, gouvernement d’experts dans les années 1990…), d’autres devraient s’inspirer, pour le meilleur ou pour le pire, de la stratégie du M5S.
Luca Manucci
Chercheur en science politique à l’université de Zurich.
(1) Guglielmo Barone et Sauro Mocetti, « Intergenerational mobility in the very long run : Florence, 1427-2011 », Working Papers, no 1060, Banque d’Italie, Rome, avril 2016.
(2) Lire Andrea Fumagalli, « “Jobs Act”, le grand bluff de Matteo Renzi », Le Monde diplomatique, juillet 2016.
(3) Ilvo Diamanti, « M5S, né destra né sinistra : il partito “pigliatutti” che punta ai delusi della politica », La Repubblica, Rome, 10 avril 2017.
(4) Luca Manucci et Michi Amsler, « Where the wind blows : Five Star Movement’s populism, direct democracy and ideological flexibility », Italian Political Science Review, vol. 48, n° 1, Cambridge (Royaume-Uni), mars 2018.
Publié le 19/05/2018
Droits humains
Comment l’Europe finance et légitime des régimes autoritaires pour barrer la route aux migrants
par Anne-Sophie Simpere (site bastamag.net)
Pour l’Union européenne, tous les moyens sont bons pour repousser les migrants, y compris coopérer avec des régimes autoritaires ou dictatoriaux. C’est la conclusion du rapport « Expanding the Fortress : la politique d’externalisation des frontières de l’UE » publié le 14 mai. Il dénonce les centaines de millions d’euros déversés par l’Europe pour équiper et former armées et polices turques, soudanaises ou libyennes, connues pour leurs violations des droits humains. Une politique totalement contre-productive selon les auteurs du rapport : plus des régimes répressifs seront renforcés par Bruxelles, plus nombreux seront les gens cherchant à les fuir. Les entreprises d’armement et les sociétés de conseil en sécurité applaudissent.
Imaginez-vous fuir la guerre civile syrienne avec votre famille : vous avez survécu aux bombardements massifs perpétrés par le régime de Bachar al-Assad contre des quartiers entiers, vous avez contourné les zones subissant encore la terreur de l’État islamique. Une fois arrivé à la frontière avec la Turquie, membre du Conseil de l’Europe, vous pourriez imaginer être enfin en sécurité. L’arsenal qui y est déployé douchera toutes vos espérances : vous et votre famille n’êtes visiblement pas les bienvenus.
Il s’agira d’éviter les patrouilleurs blindés des garde-frontières turcs et d’esquiver les tirs des soldats – entre septembre et mars, au moins 14 personnes dont cinq enfants, ont été abattus en tentant de fuir le piège syrien, selon l’ONG Human Rights Watch. Malgré les caméras thermiques qui suivent vos déplacements, il s’agira de passer à distance des systèmes d’alerte et des miradors militaires « intelligents » capables de tirer automatiquement sur les réfugiés. Vous constatez concrètement, si ce n’est dans votre chair et celle de vos enfants, comment l’argent de l’Union européenne est efficacement dépensé.
Car une partie de ces équipements, dont les tanks militaires qui vous attendent à la frontière, sont financés par l’Union européenne. Des dizaines de millions d’euros d’équipement fabriqués par les entreprises d’armement turques Aselsan et Otokar et payés sur fonds public européen. En mars 2016, avec la signature du fameux accord UE-Turquie, les Européens se sont engagés à verser six milliards d’euros à Ankara contre le droit de renvoyer les réfugiés syriens de la Grèce vers la Turquie. Le gouvernement Erdogan s’est alors empressé de fermer sa frontière avec la Syrie, pour empêcher les réfugiés d’arriver.
Sauver des réfugiés ou combattre l’immigration illégale ?
Si vous avez réussi à franchir la frontière turque, un deuxième obstacle de taille se présente : traverser la Mer Egée pour rejoindre les rivages d’une île grecque, et rallier enfin l’Union européenne. Ici encore, dans ces eaux fréquentées par les touristes, Bruxelles a dépensé beaucoup d’argent pour que vous renonciez à la promesse d’une vie plus paisible : les navires de patrouille du constructeur néerlandais Damen, offerts à la Turquie par l’Europe, veillent. Leur mission officielle : sauver des réfugiés en détresse en Méditerranée. Le commandement des gardes-côtes turcs évoque plutôt de « combat contre l’immigration illégale » [1].
Que les réfugiés qui bravent la mer à bord de canots de fortune se rassurent : la formation des gardes-côtes turcs a, elle-aussi, été financée par l’Union européenne. Cependant, ces formations visent explicitement à « combattre les migrations clandestines ». Une notion de combat bien intégrée par les dits gardes-côtes, régulièrement accusés de brutaliser les migrants et d’ouvrir le feu dans leur direction. Cet argent public européen allègrement alloué à des États partenaires en échange de leurs « prestations » pour endiguer les migrants sont détaillés dans un rapport, « Expanding the Fortress : la politique d’externalisation des frontières de l’UE » publié le 14 mai par le Transnational Institute et l’ONG Stop Wapenhandel. Si vous arrivez en Grèce, votre famille et vous entamerez un nouveau parcours d’obstacles : survivre dans des conditions indignes pour tenter de déposer une demande d’asile (lire notre enquête : Retenus dans des conditions indignes, les migrants veulent « dire au monde » ce que l’Europe leur fait subir à Lesbos).
Un pays partenaire dont le président est accusé de crimes contre l’humanité
Le sort des exilés passant par le Soudan et la Libye n’est pas plus enviable, et mobilise également les attentions budgétaires de Bruxelles. Qu’il s’agisse d’échapper à la guerre civile sud-soudanaise, à la répression du peuple Oromo en Éthiopie, à l’enrôlement forcé des mineurs ou aux violences sexuelles dans les camps militaires de l’armée érythréenne, de nombreux réfugiés africains passent par le Soudan. Les Soudanais eux-mêmes tentent parfois de fuir un régime tenu d’une main de fer par Omar Al-Bechir, militaire et chef d’État mis en accusation par la Cour pénale internationale pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre.
Selon Amnesty international, les arrestations arbitraires, les placements en détention et les autres violations des droits humains perpétrées par les forces de sécurité se poursuivent au Soudan. Les réfugiés peuvent avoir la malchance d’y tomber sur les milices Janjawid, accusées de crimes de guerre au Darfour. Ces même milices sont aujourd’hui reconverties en « forces de soutien rapide » chargées d’arrêter les demandeurs d’asile pour les livrer à la police. Un exemple d’adaptation à la mondialisation néolibérale...
La diplomatie européenne a malgré tout choisi d’inclure le Soudan dans son processus de dialogue sur les routes migratoires, appelé « processus de Khartoum ». Le régime était même invité au sommet entre l’Union européenne et l’Afrique sur les migrations qui s’est déroulé à La Valette, à Malte, en novembre 2015, et a commencé à recevoir des millions d’euros de l’Europe pour lutter contre les migrations. L’UE nie tout soutien aux milices Janjaweed et tout financement direct au gouvernement soudanais. Mais, selon un rapport d’enquête de députés européens de décembre 2016, des livraisons d’équipements à la police étaient bien prévues dans les projet de contrôle des migrations avec le Soudan : matériel informatique, véhicules, caméras. Une police en lien avec les « forces de soutien rapide » et la redoutée police secrète soudanaise.
Une Europe ouverte... pour la police secrète soudanaise
C’est aussi à Khartoum que l’Europe a prévu d’ouvrir un « centre de commandement régional ». Ce centre sera géré par la société de conseil du ministère de l’Intérieur français, Civipol. L’objectif de ce projet est d’améliorer la formation des policiers ainsi que l’échange et le partage d’informations avec des pays tels que le Soudan, la Libye, l’Érythrée, l’Égypte, l’Éthiopie… Précisément des États que bon nombre de réfugiés tentent de fuir pour échapper à la détention arbitraire et aux tortures. Mieux formées par Civipol, leurs polices devraient être à même d’endiguer plus efficacement les flux migratoires, et d’empêcher tout individu, qu’il soit opposant politique ou membre d’une minorité oppressée, de fuir son pays et la répression qu’il y subit.
S’il échappe à cet « endiguement », un réfugié soudanais qui tente de déposer une demande d’asile en Belgique, en France ou en Italie peut être rattrapé par les services d’Omar Al-Bechir, grâce à la « collaboration technique » entre pays européens et africains. Une mission d’identification composée de policiers soudanais peut venir l’interroger dans un centre de rétention et demander son renvoi. De retour dans son pays, le réfugié pourra être arrêté dès sa sortie d’avion, emprisonné et torturé – en particulier s’il a le malheur d’être un opposant politique. À son arrivée à Khartoum, un dissident du Darfour expulsé par la France fin 2017 raconte ainsi avoir été électrocuté, battu et frappé avec des tuyaux en métal pendant dix jours. Des actes de torture qui ont donc été permis par la qualité de la coopération entre l’État français et le Soudan. Au mépris des droits humains.
Sur la route de la Libye : subventions européennes contre 0,5 % de droits humains
Le chaos libyen n’a rien à envier au Soudan. Depuis la chute de Kadhafi, autorités et milices rivales se disputent le pouvoir tandis que les migrants font l’objet d’exploitations et de violences épouvantables : torture, viols, réduction en esclavage... Pourtant, la gestion des migrations en Libye bénéficie de millions d’euros de subventions de la part de l’UE : projet Accross Sahara, Sahara-Med, EUBAM Libye, opération Sophia… À partir de 2004, quand l’Italie obtient la levée de l’embargo sur la Libye dans le but de lutter contre les migrations, les programmes de coopération s’enchainent, ainsi que les contrats pour les entreprises de défense et les sociétés de service européennes.
Ainsi, dès 2006, l’entreprise d’armement italienne Finmeccanica – devenue depuis Leonardo – s’empresse de vendre une dizaine d’hélicoptères Augusta A109 au régime de Kadhafi, pour des missions de contrôle des frontières. Un deal à plus de 80 millions d’euros. Certains sont encore en fonction aujourd’hui, et utilisés pour des missions de reconnaissance et de bombardement. En tentant la traversée de la Libye à l’Italie, un réfugié pourra croiser des navires de patrouille fabriqués par l’italien Intermarine, le français Ocea, ou, comme pour les garde-côtes turcs, le néerlandais Damen. Ces derniers ont été vendus comme du matériel civil pour éviter d’être soumis à une autorisation d’exportation militaire aux Pays-Bas. Le constructeur a pris soin de prévoir, sur ses patrouilleurs, les équipements adéquats pour y fixer des armes lourdes. Une attention certainement appréciée par les gardes-côtes libyens, qui n’hésitent pas à tirer sur les embarcations des migrants. Près de 200 de ces gardes-côtes ont pourtant été formés par l’UE : une formation dont seulement 0,5 % du contenu concerne le respect des droits humains, selon Access Info Europe.
Du Niger à l’Éthiopie : une obsession sécuritaire au détriment du développement
Niger, Mali, Burkina Faso ou Éthiopie… ces États très dépendants de l’aide au développement se retrouvent aussi dans le viseur de l’UE quand il s’agit de projets de contrôle des migrations. Au risque de créer un chantage à l’aide au développement, selon la Cimade : pour continuer à obtenir des fonds, les pays concernés doivent coopérer et gérer les réfugiés. L’UE affirme que les programmes visent avant tout à réduire les flux migratoires en soutenant le développement local.
Pourtant, sur les 583 millions d’euros du Fonds fiduciaire d’urgence pour le Mali, le Sénégal et le Niger, plus de 45 % de l’argent est en réalité alloué à des projets de dissuasion, de prévention des migrations, de lutte contre les passeurs et au renforcement de la sécurité des frontières (30 %) ainsi qu’à des projets favorisant les expulsions depuis l’Europe (17 %), détaille la Cimade. Des millions qui auraient pu bénéficier à des projets de lutte contre la pauvreté, y compris dans des régions hors zones de transit des migrations, délaissées par l’UE.
Rendre invisibles des dizaines de milliers de morts
Ce contrôle des migrations a pourtant un impact économique, mais pas celui que l’on aurait pu espérer. Au Niger par exemple, la loi de criminalisation des passeurs adoptée en contrepartie de l’accès au Fonds d’urgence européen a miné l’économie d’Agadez, dépendante du passage des migrants. Soutenues par une mission de la Politique européenne de sécurité et de défense commune (PSDC), les forces de police nigériennes, dûment formées par Civipol et équipées de 4x4 et de motos tout terrain offerts par l’Allemagne, ont traqué les passeurs et confisqués leurs véhicules.
Agadez est depuis plongée dans une crise économique. Sera-elle de nature à dissuader les candidats à la migration ? C’est très peu probable. Des réseaux clandestins vont continuer à faire passer les réfugiés par des routes désertiques encore plus risquées - on estime que deux fois plus de gens sont morts sur les routes terrestres de migration à travers le désert que dans la Méditerranée. L’Europe dépenserait donc des millions… pour faire plus de victimes. À des milliers de kilomètres de ses frontières, ces morts-ci demeurent quasi invisibles de l’opinion publique européenne et donc bien moins embarrassants pour les dirigeants européens.
Légitimer des gouvernements dont les violations des droits humains poussent... les gens à fuir
Jusqu’où les dirigeants européens sont-ils prêts à aller pour empêcher les réfugiés d’atteindre l’Europe ? Le vieux continent a commencé à introduire des dispositions sur le contrôle des migrations dans ses accords de coopération avec le reste du monde dès les années 1990, mais le phénomène s’est accéléré depuis 2005 et s’est encore amplifié depuis le sommet Afrique-UE de La Valette, en 2015. Pour les auteurs du rapport « Expanding the Fortress », cette stratégie est vouée à l’échec à long terme. Elle risque surtout de renforcer et légitimer des gouvernements dont la répression et les violations des droits humains poussent justement leurs ressortissants ou les migrants à fuir.
Ainsi, parmi les 35 pays considérés comme prioritaires par l’UE pour sa politiques d’externalisation des frontières, 17, soit près de la moitié, ont un gouvernement autoritaire et seulement quatre peuvent être considérés comme démocratiques. Tous posent des risques extrêmes ou élevés pour l’exercice des droits humains (lire aussi ici).
En outre, le coût de cette politique contre-productive repose sur les contribuables européens, puisque c’est l’argent public qui finance équipements et formations dans des États autoritaires et instables. Les bénéficiaires : les entreprises d’armement et sociétés de conseil qui raflent des marchés pour renforcer la sécurisation des frontières de pays tiers. À Bruxelles, tout en reconnaissant « la sensibilité politique d’un tel soutien », leurs lobbyistes ont plaidé pour l’augmentation du « financement des activités liées à la sécurité dans le voisinage de l’UE », y compris « l’acquisition d’équipements et de services » (matériel de surveillance et de patrouille, formation de forces militaires ou non…) [2]. En proposant de pratiquement tripler les fonds pour la protection des frontières dans le prochain cadre budgétaire européen, la Commission européenne semble prête à mettre les moyens pour continuer à appliquer leurs recommandations.
Anne-Sophie Simpere.
Le rapport est disponible ici
Lire aussi :
Discrètement, l’Europe s’apprête à déverser des milliards d’argent public en faveur des industries de
l’armement
Publié le 18/05/2018
Sur le point de gouverner avec l’extrême droite, les Cinq Etoiles en plein trouble
Amélie Poinssot (site Médiapart.fr)
Le Mouvement Cinq Étoiles semble prêt à toutes les contorsions pour arriver au pouvoir. Arrivé en tête des élections du 4 mars avec près de 33 % des voix, il tente depuis une dizaine de jours de former une coalition avec la Ligue. Au risque de faire fuir ses électeurs de gauche.
C’était le parti antisystème. Le parti solitaire, qui n’allait jamais s’allier avec personne… et donc jamais se compromettre. Le Mouvement Cinq Étoiles, depuis qu’il est arrivé en tête des législatives du 4 mars, a fait du chemin : aujourd’hui, son leader Luigi di Maio s'apprête à gouverner avec l’extrême droite de la Ligue (ex-Ligue du Nord) dirigée par Matteo Salvini. Depuis une dizaine de jours, les deux hommes et leurs équipes sont engagés dans d'intenses tractations.
L’état de déliquescence avancé des partis politiques traditionnels et la nécessité de réformer le pays peuvent-ils justifier une telle alliance ? L’urgence de former un gouvernement après plus de deux mois de discussions, et alors que la pression de Bruxelles et des marchés commence à se faire sentir, doit-elle tout autoriser ?
C’est la question qui anime en ce moment de nombreux sympathisants du M5S. En témoignent les colonnes du Fatto Quotidiano, journal fondé en 2009 par des plumes de gauche et proche à ses débuts du mouvement créé par l’humoriste Beppe Grillo. On y lit des billets favorables à la formation d’un gouvernement Ligue-M5S, comme des billets très critiques. « L'électorat des 5 Étoiles a plus peur de Renzi que de la Ligue du Nord », écrit le journaliste Andrea Scanzi dans une formule qui résume sans doute assez bien l’attitude de l’électorat du M5S, pour partie issu du Parti démocrate et écœuré par la politique néolibérale de Matteo Renzi et sa personnification du pouvoir.
Le M5S, qui se revendique comme un mouvement non partisan et a toujours refusé de se laisser enfermer dans les catégories droite/gauche, était à l’origine animé par des idéaux progressistes. Protection de l’environnement, opposition aux grands travaux inutiles, égalités femmes-hommes, lutte contre la corruption, fonctionnement horizontal et participatif en interne… toutes ces dimensions ont attiré vers lui des électeurs de la gauche alternative. Les positions émises par le M5S se sont par la suite droitisées, en particulier sur la question migratoire ou sur la politique fiscale, mais le désaveu vis-à-vis du PD a continué d’alimenter la base du Mouvement. Au point que son électorat semble aujourd’hui bien plus à gauche que ses dirigeants.
Luigi di Maio avec d'autres parlementaires du M5S, élus aux législatives du 4 mars 2018. © Reuters
Une étude sur la base sociale du M5S réalisée au moment des législatives de mars dernier par l’institut Cattaneo estime ainsi que 45 % des électeurs du mouvement sont d’anciens électeurs de la gauche, 25 % d’anciens électeurs de la droite et 30 % des électeurs flottant entre les deux. Par ailleurs, 37 % des enseignants, 38 % des chômeurs et 41 % des employés de l'administration publique auraient voté pour le M5S. Un membre de la CGIL (la principale centrale syndicale italienne) sur trois a voté pour le mouvement, ainsi que deux millions d'anciens électeurs du Parti démocrate.
Peut-on être de gauche et accepter une coalition gouvernementale avec l’extrême droite ? Oui, si le contrat de gouvernement est clair, sur des points précis, répond le chercheur Fabrizio Li Vigni, sympathisant du mouvement que Mediapart avait déjà interrogé au lendemain du scrutin. « En tant qu’électeur aux idéaux de gauche, j’aurais préféré une alliance avec le Parti démocrate. Mais si l’on adopte un point de vue concret, sachant que le PD n’a même pas voulu s’asseoir à la table des négociations avec le M5S, force est d’admettre que l’alliance avec la Ligue est la seule possibilité qu’il restait à Luigi di Maio. » Le jeune Napolitain ne serait pas en train de se fourvoyer. Simplement en train de rechercher un compromis, pour la première fois depuis la création du mouvement en 2009.
Numériquement, députés du M5S et de la Ligue constituent une majorité à la Chambre des députés et au Sénat. Toutes les autres constructions d’alliance ces deux derniers mois ont échoué.
« Si le M5S s’était allié avec le PD, il aurait eu moins de difficulté à s’accorder sur une approche modérée par rapport à la question migratoire, poursuit Fabrizio Li Vigni. Mais il aurait eu beaucoup de mal à s’accorder avec lui sur le revenu de citoyenneté et le changement des politiques libérales de l’Union européenne qu’il défend. »
Avec la Ligue, c’est l’inverse, veut croire le jeune Italien : « C’est un parti xénophobe et néofasciste qui n’a rien à voir avec la gauche, certes. Mais nous pouvons trouver un terrain d’entente sur le revenu de citoyenneté, ce qui permettrait par ailleurs de faire reculer le populisme antimigrants ! » Quid de la flat tax (taux d’imposition unique sur les revenus) défendue par la Ligue ? N’est-ce pas une mesure antinomique avec le projet d’une meilleure redistribution des revenus ? « L’accord à ce stade entre les deux formations instaure des paliers. Les salaires les plus bas seraient épargnés. Il y aurait donc encore une certaine progressivité. »
Une seule ligne rouge, pour ce jeune Italien : la politique migratoire. Si le M5S cède au programme de la Ligue sur ce sujet – à savoir expulsion des immigrés clandestins et traitement de cette question uniquement dans un cadre national –, il s’éloignera des Cinq Étoiles. Il prédit même un « éclatement du mouvement » si une telle orientation était prise.
Ferruccio Cittadini, lui, est plutôt confiant dans le contrat de gouvernement qui se dessine. Pour cet ancien électeur de la gauche de la gauche, qui a rejoint le M5S à partir de 2012, la ligne rouge de la politique italienne, c'est Berlusconi. Pas Salvini. « La base électorale de la Ligue aujourd'hui est tellement large qu'il y a en son sein des militants qui sont des gens comme nous, avec les mêmes soucis. Ce ne sont pas des extrémistes. Et à un moment donné, il faut être réaliste : il n'y avait pas d'autre possibilité pour gouverner. » Quant à la question de la politique migratoire, « c'est le droit qui va parler. Qui aura le droit de venir en Italie pourra toujours venir. Ce que nous voulons faire, c'est arrêter le business de l'immigration ».
Candidat Cinq Étoiles aux législatives de mars sur la liste des Italiens de l'étranger, Ferruccio Cittadini voit plus loin : « Le monde aujourd'hui ne peut plus être régi par l'idéologie. C'est cela qui me plaît dans le mouvement : il émet des idées et cherche des solutions, il ne fait pas d'idéologie. Cela ne veut pas dire que les idées de gauche et les idées de droite ont disparu. » Là où il pourrait être extrêmement déçu, en revanche, c'est dans le cas où le M5S au gouvernement abandonnerait son objectif de lutte contre la corruption et les conflits d'intérêts, constitutif de son ADN. Or avec Berlusconi comme soutien derrière la Ligue, on imagine mal Salvini avoir les coudées franches sur ce sujet…
C'est pourquoi de nombreux éditorialistes écrivaient ces derniers jours dans la presse italienne que le M5S avait plus à perdre que la Ligue dans cette coalition. Fabrizio Li Vigni n'est pas de cet avis. Il espère, lui, que le parti de Matteo Salvini va « se gauchiser », « se plier » au contact du M5S. Quant à la politique européenne, il voit surtout des convergences entre les deux formations. « Le M5S est souverainiste, dans le sens où il s’oppose au pouvoir des technocrates à Bruxelles. En cela, il est proche de la Ligue. Le nationalisme en moins. »
Signe que l’UE constitue un point important de convergence entre les deux partis, malgré l’exigence posée par le président Sergio Mattarella de garantir la trajectoire européenne du pays, une première version de l’accord qui a fuité dans la presse ce mercredi évoquait une sortie de la zone euro. Les deux leaders ont aussitôt assuré qu’ils avaient renoncé à cette perspective.
Depuis une dizaine de jours, toutes sortes d’annonces contradictoires se sont ainsi succédé. Et les leaders politiques redoublent de contorsions pour justifier la construction acrobatique qu’ils préparent, provoquant la confusion dans l’esprit même de leurs élus et électeurs.
Daniela Albano, conseillère municipale à Turin – l’une des grandes villes du pays gouvernées par les Cinq Étoiles depuis les dernières municipales –, avoue qu’elle a du mal à avaler la couleuvre. Cette élue M5S au profil de gauche, ancienne activiste des centres sociaux, relève deux points de désaccord fondamentaux avec la Ligue : la ligne ferroviaire Lyon-Turin, et la politique migratoire. « Le futur gouvernement risque de poursuivre la construction de la ligne, et de réduire les dépenses pour l’accueil des réfugiés. Pour moi, c’est un vrai problème. »
D’un autre côté, l’élue reconnaît qu’il est temps de désigner un gouvernement. « On n’a pas tellement de possibilités pour échapper à cette situation, soupire-t-elle. Mais il ne faut pas pour autant renoncer aux points cruciaux de notre programme. » Les électeurs issus de la gauche comme elle pourraient-ils tourner le dos au mouvement ? « Certainement, surtout si l’on est obligé de lâcher sur l’immigration. Moi-même, je ne suis pas sûre de rester membre du M5S s’il se met à mener une politique répressive à l’égard des migrants. »
Maria Edera Spadoni, vice-présidente de la chambre des députés, jointe par téléphone, s’est refusée à tout commentaire sur cette coalition alors que les négociations sont toujours en cours. Ne voit-elle aucun problème à s’allier avec la Ligue ? Elle ne s’y oppose pas en tout cas – tout en précisant qu’il s’agira d’un « accord de gouvernement » et non d’une coalition : « Je suis favorable à ce que l’on procède à la formation d’un gouvernement afin d’agir en faveur de la population et du pays », nous dit cette élue Cinq Etoiles. Autrement dit, un gouvernement avec la Ligue, plutôt que de retourner aux urnes.
Aux portes du pouvoir, le M5S est donc prêt à faire le grand écart. Au risque d’y perdre son âme. Dans le quotidien communiste Il Manifesto, le sociologue Domenico De Masi, figure de la gauche italienne, qui s’était montré favorable au M5S à ses débuts et l’a étudié de près, livrait en fin de semaine dernière un constat aux allures crépusculaires. « J'ai vu qu’il y avait dans le M5S une âme à gauche et une âme à droite. D'où la tentative de favoriser, dans mon coin, une rencontre entre les Cinq Étoiles et le PD. La plus belle social-démocratie de la Méditerranée aurait pu naître, une colonisation intellectuelle des Cinq Étoiles. Mais l’on peut aussi créer le gouvernement le plus à droite de l'histoire de l'Italie républicaine et le plus à droite de l'UE... Si c’est cela, dans deux ans, Salvini mangera les Cinq Étoiles. »
Dans cet entretien, le sociologue prédit : « Les électeurs les plus à droite passeront avec Salvini. Ceux qui sont à gauche auront tendance à fuir. (...) Un jour comme celui-ci est le jour le plus noir de l’histoire de la gauche, alors que le gouvernement le plus à droite de l'Europe est né. »
Il y a quelques jours, les Italiens ont pu assister à une volte-face fracassante : le comédien italien Ivano Marescotti, qui avait appelé à voter M5S sur sa page Facebook et dans plusieurs interviews afin de « renverser la table » (voir notamment « Moi, communiste, pourquoi je vais voter M5S », entretien publié par le site Micromega), a déclaré qu’il retirait son soutien. Ancien candidat de la liste de gauche radicale « L’autre Europe avec Tsipras » aux européennes de 2014, il explique qu’il s’est toujours opposé à un rapprochement avec la Ligue, « un parti fasciste, le pire de ce qu’il y a à droite » : « Si le M5S forme un gouvernement avec la Ligue et que Berlusconi laisse faire, cela signifie que l'ancien Cavaliere a demandé des garanties et que le Mouvement les lui a données. » Une contradiction majeure, pour ce mouvement fondé sur la lutte anticorruption…
Comme beaucoup d’esprits libres de la gauche en Italie, Ivano Marescotti se retrouve aujourd’hui orphelin. Face au naufrage de la classe politique dominante, un PD déliquescent, une droite berlusconienne omniprésente depuis vingt ans, des partis de gauche incapables de se reconstruire, certains s’étaient réfugiés, comme lui, derrière la volonté du M5S de « renverser la table » et son discours adressé aux plus marginaux, plutôt que de se résigner à l’abstention. Aujourd’hui, ils ont le sentiment de s’être égarés. Ce jeudi, c'est au maire Cinq Étoiles de Parme, Federico Pizzarotti de monter au créneau. Dans une interview au Fatto Quotidiano, il assure qu'un contrat avec la Ligue, c'est la fin du mouvement tel qu'il a été fondé en 2009.
De fait, ces derniers jours, l’ensemble des promesses du M5S semblaient s’effondrer, l’une après l’autre. Luigi di Maio a déclaré maintes fois – et il le faisait encore mercredi – qu’un accord était tout proche. Que la convergence sur le programme était presque totale. Qu’ils annonceraient le nom du premier ministre dans les heures à venir. Mais à chaque fois, la bulle se dégonfle. Fuites, démentis, désaccords : la formation du gouvernement est remise à plus tard. Le M5S n’était-il pas le parti qui allait mettre fin aux vieilles pratiques de la politique italienne ?
Les représentants s’étaient pourtant engagés à agir en toute transparence vis-à-vis de leurs électeurs. Beppe Grillo avait notamment lancé la diffusion des réunions du mouvement en direct sur Internet… « Je voudrais rester avec vous. Mais qu’est-il arrivé au streaming ? Que dites-vous que nous ne pouvons pas entendre ? », interrogeait il y a quelques jours Marco M. sur le blog participatif du M5S.
Dans nos tentatives pour parler avec des parlementaires du MS5, nous avons appris mercredi des services de communication du parti qu’ordre a été donné de ne pas accorder d’interview aux journalistes. Ordre valable jusque dans les rangs du Parlement européen. De l’aveu même d’un officier de presse, « nous ne savons pas ce qui se passe ». Elles sont loin, les promesses de transparence et d’horizontalité du Cinq Étoiles de Beppe Grillo.
Publié le 17/05/2018
SNCF: un «document de travail» détaille des pistes de privatisation
13 mai 2018 Par La rédaction de Mediapart
Le Parisien a dévoilé dimanche le compte rendu interne d’une réunion entre la direction de la SNCF et le cabinet du ministre des transports. La possibilité de filialiser l’activité des trains régionaux (TER) et la cessibilité des actions des titres de l’entreprise sont évoquées.
Derrière la réforme ferroviaire, il y aurait donc des projets cachés, mais précis, de privatisation de la SNCF. C’est ce qui ressort d’un « compte rendu interne » d’une réunion tenue le 4 mai entre la direction de l’entreprise et le cabinet du ministre des transports, dont la teneur est dévoilée par Le Parisien, dimanche.
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Selon ce document, « la compagnie ferroviaire a demandé au gouvernement de limiter l’incessibilité des titres de l’entreprise publique à la seule holding », détaille Le Parisien. Une astuce qui permettrait d’ouvrir le capital de SNCF Mobilité ou de SNCF Réseau et d’engager la privatisation de l’entreprise publique, en dépit des dénégations de ses dirigeants.
La dernière en date, celle du PDG de la SNCF, Guillaume Pepy, ayant été formulée pas plus tard que vendredi, dans les colonnes du même Parisien : « Il n’y a pas UN élément dans la réforme qui rend possible une privatisation totale ou partielle de la SNCF. C’est même l’inverse », avait déclaré le PDG.
Selon le document obtenu par le journal, l’entreprise publique soutient aussi « un amendement pour filialiser l’activité des trains régionaux ». Lors de cette réunion de travail, les représentants du ministère des transports ont aussi précisé les amendements en préparation. « La gestion des gares serait confiée à une filiale détenue par SNCF Réseau ; la date d’ouverture à la concurrence en Ile-de-France, prévue en 2033, serait avancée d’un an ; enfin, pour les petites lignes un amendement prévoit un rapport gouvernemental sur l’état du réseau et les lignes les moins circulées », expose Le Parisien.
Le ministère des transports et la SNCF n’ont pas contesté les éléments reproduits dans ce compte rendu, évoquant « une réunion de travail », et promettant que « l’incessibilité des titres de la SNCF concerne aussi bien la holding que SNCF Mobilité et Réseau ».
Des responsables de la SNCF ont fait savoir que « le but technique de la réunion » était de permettre à la compagnie de maintenir ses possibilités actuelles, et « d’avoir des filiales lorsqu’un marché a un caractère spécifique et l’exige, comme un marché transfrontalier ».
Les responsables syndicaux, et les grévistes, dont le mouvement connaît son neuvième épisode de grève, dimanche, risquent d’y voir a minima la preuve de l’opacité du projet gouvernemental.
Publié le 17/05/2018
Henri Curiel : histoire d'une figure de l'anticolonialisme assassinée.
Il y a 40 ans, le 4 mai 1978, Henri Curiel était assassiné à Paris. Une affaire qui n'a jamais été résolue. L'enquête est aujourd'hui rouverte après des révélations posthumes. Henri Curiel, figure de l'anticolonialisme, a aidé les combats de Mandela, Ben Barka et bien d'autres. Portrait.
par Philippe Randrianarimanana (site tv5monde.com)
Né en 1914 au Caire, fils de banquier juif francophone, élevé chez les jésuites, Henri
Curiel choisit le camp des déshérités, ceux du delta du Nil, paysans, ouvriers, colonisés... Une misère insoutenable qui engage Henri Curiel pour la vie.
Antifasciste, du côté de De Gaulle pendant la Seconde Guerre mondiale, ce communiste fervent veut libérer l'Egypte. Mais c'est lui qui sera chassé en 1950, après la création de l'Etat d'Israël qu'il
approuve et la défaite militaire arabe qui le condamne.
Quand il débarque en France, sa patrie d'élection sa voie est tracée : c'est l'anti-impérialisme. Mais banni par le Parti communiste français, il va servir la cause de l'indépendance de l'Algérie.
Henri Curiel dirige alors un réseau de porteur de valises qui aident le FLN. Il finit en prison en 1960 jusqu'à sa libération aux accord d'Evian.
A 48 ans, il met son expérience de la lutte clandestine au profit des militants anti-coloniaux du Tiers-Monde. Henri Curiel délivre des stages de formation au sein de Solidarité. Cette organisation
qu'il crée soutient l'ANC en lutte contre l'apartheid en Afrique du sud, mais aussi les réseaux antifascistes en Espagne, au Portugal, en Grèce ou au Chili.
Je soutiens tous les mouvements de libération nationale, mais jamais les terroristes.
Henri Curiel
En 1976, Henri Curiel devient la cible d'une virulente campagne de presse en France et
en Allemagne, ces deux pays qui avaient enfreint l'embargo décidé par la communauté internationale contre l'Afrique du Sud en raison de sa politique raciste d'apartheid. Ce non respect d'une
résolution des Nation Unies avait été révélé. Les trois Etats mis en cause avaient été persuadés que le réseau Curiel était à l'origine des révélarions.
Henri Curiel est ensuite assigné à résidence à Dignes. Partisan du dialogue israélo-palestinien, dans le camp des colombes, il finit assassiné par balles au pied de son immeuble, le 4 mai
1978, à Paris, dans sa 64ème année.
Il y a un fond commun, une galaxie, une
communauté de personnes d'extrême droite, proches des services secrets et des mercenaires, à l'origine de cet assassinat, avec ce sous-jacent politique qui est celui de Valery Giscard
d'Estaing.
William Bourdon, avocat
Publié le 16/05/2018
Un « Bandung du Nord » antiraciste, féministe et anticapitaliste (site politis.fr)
par Maïa Courtois
Du 4 au 6 mai, activistes et intellectuels venus des États-Unis et d’Europe ont affirmé la nécessité d’un mouvement décolonial. Parmi les invités de « Bandung du Nord » : Angela Davis et Fred Hampton Jr.
Invité à monter sur la scène de la Bourse du travail, un membre de la mairie de Saint-Denis lance, tout sourire : « Je félicite le culot des Blancs qui ont réussi à rentrer ! » Rires dans la salle. Contrairement à ce qui a pu être diffusé dans certains médias, l’événement Bandung du Nord de ce week-end était bel et bien ouvert à tous et toutes. « Mais il est vrai que c’est toujours compliqué de trouver des salles pour des événements qui parlent du racisme d’État… »
Militants et intellectuels antiracistes ont été invités par le Decolonial International Network (Réseau décolonial international) pour questionner la mémoire coloniale, et comment elle façonne nos sociétés occidentales. De la découverte de l’Amérique, que l’enseignant de Berkeley Hatem Bazian préfère nommer « découverte par les autochtones de Christophe Colomb perdu dans sa recherche de l’Inde », aux guerres impérialistes d’aujourd’hui. Du regard historique que l’Occident a posé sur l’islam, à la question des violences policières.
Une boîte à dons circule dans les rangs du public, des buffets palestiniens ponctuent les journées : l’événement repose sur l'autofinancement, fidèle à la volonté de s’organiser d’abord entre premiers concernés. Avec un objectif politique : faire de cet événement, à plusieurs reprises qualifié d’« historique », la rampe de lancement d’une « Internationale décoloniale ».
La référence à la conférence de Bandung (Indonésie) de 1955, où 29 pays africains et asiatiques sommés de rejoindre l’un des deux blocs de la Guerre froide s’étaient réunis pour lancer le mouvement des Non-Alignés, est le fil rouge du week-end. Sandew Hira, membre du Réseau décolonial international, rappelle ce qu’en avait dit le militant afro-américain Malcom X : « Ils ont découvert qu'ils avaient une chose en commun : l’oppression, l'exploitation, la souffrance. Et le même oppresseur, le même exploiteur : l’Européen. » Plus de soixante ans après, nous voilà, selon l’historien, dans un monde où « le libéralisme occidental a proclamé sa victoire idéologique ». Et où le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’a, comme le souligne Mireille Fanon-Mendès-France, fille du psychiatre et essayiste Frantz Fanon, «jamais cessé d’être remis en question par l’offensive libérale et impériale».
L’actualité est alors souvent invoquée. À la tribune, Nacira Guénif-Souilamas, sociologue enseignant à l’université Paris-VIII mentionne « ces lieux du Nord qui sont dans le Sud, particulièrement exposés aux inégalités : je pense à la Nouvelle-Calédonie, qui voit arriver sur son sol un Président qui pense que peut continuer l’arrogance coloniale… » Emmanuel Macron était alors à Ouvéa, là où, il y a tout juste trente ans, « dix-neuf Kanaks ont été assassinés, pour avoir exigé l’accès à la souveraineté kanak ».
Pour penser l’héritage colonial, les intervenants convoquent aussi le chemin tracé, avant eux, par d’autres. Des figures historiques de l’antiracisme montent sur scène. Parmi elles, Fred Hampton Jr., fils de Fred Hampton, membre des Black Panthers assassiné à son domicile en 1969 par le FBI (voir photo ci-dessus). Ou encore, l’activiste afro-féministe Angela Davis, qui fut membre des Black Panthers également, incarcérée près de deux ans aux États-Unis, professeure de philosophie et militante du parti communiste. Devant une foule électrisée par sa présence, du haut de ses 77 ans, la grande dame se permet d’être malicieuse : « Il me semble très important que cette conférence se déroule ici, à Paris, sous la présidence de… comment s’appelle-t-il déjà ? » Elle évoque alors « une France qui nous a offert de si belles devises de démocratie, mais aussi les formes les plus violentes de racisme, sous couvert de cette démocratie ». Et mentionne en vrac, avec une même énergie, la défense de l’environnement, l’accueil des exilés, le combat contre un capitalisme qualifié d’intrinsèquement « raciste » et « misogyne ».
La France nous a offert de si belles devises de démocratie, mais aussi les formes les plus violentes de racisme, sous couvert de cette démocratie
Aux pieds d’Angela Davis a été déposée une peinture de Mumia Abu Jamal, journaliste et militant afroaméricain. Incarcéré depuis 1982, il est l’un des parrains de l’évènement. De nombreuses autres affiches décorent la grande salle : un dessin de panthères noires, un portrait de Marielle Franco, militante des droits de l’homme brésilienne récemment assassinée, ou encore une banderole annonçant une manifestation à venir en soutien à la Marche du retour palestinienne. C’est que cette lutte décoloniale est présentée par les intervenants comme internationaliste, anticapitaliste, écologiste et féministe.
Elle reste pourtant, selon eux, un angle mort de la « gauche blanche ». « La gauche française boycotte ce genre d’évènements », constate Ramón Grosfoguel, sociologue portoricain, enseignant lui aussi à Berkeley. Dans le hall, non loin des stands tenus par des organisations participantes comme la Brigade anti-négrophobie ou le Parti des indigènes de la République, son ton est sans concession: « À défendre le mythe républicain, ils participent de l’islamophobie, et de l’idéologie impérialiste. Pourquoi tu te revendiques de gauche, si tu utilises la même épistémologie que la droite ? » À la tribune du Bandung du Nord, il invite à trouver « comment travailler avec cette gauche blanche, et comment travailler ensemble, avec nos histoires coloniales différentes ». Et finit en empruntant l’image d’un « cheval de Troie » qui se doit de lutter « depuis l’intérieur du paradigme » : celui des pays occidentaux où l’a fait échouer l’histoire coloniale du monde.
Publié le 15/05/2018
Israël. Trump ouvre l’ambassade de la guerre au Moyen-Orient
Bruno Odent
L'Humanité.fr
L’inauguration de la représentation des États-Unis à Jérusalem, qui viole tous les accords internationaux, a donné lieu à un nouveau carnage de la part des soldats israéliens à la frontière de Gaza. On compte des dizaines de morts.
Les deux hommes sont des habitués des coups de force contre la communauté internationale. Donald Trump et Benyamin Netanyahou ont fait célébrer en grande pompe, hier, l’inauguration de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem. En dépit des accords survenus sous l’égide de l’ONU à la fin de la guerre des Six-Jours, en juin 1967, ils entendent ainsi enterrer tout espoir de solution véritable, avec Jérusalem-Est comme capitale d’un État palestinien.
Face à « cette gifle », selon l’expression de Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, des milliers de Palestiniens ont manifesté leur colère aux frontières des territoires occupés. Au nord de la bande de Gaza, l’armée israélienne n’a pas hésité à poursuivre le carnage entamé ces dernières semaines contre des manifestants généralement désarmés, venus depuis fin mars hurler leurs souffrances de vivre dans cette prison à ciel ouvert. Une cinquantaine de morts ont été ainsi ajoutés à la déjà trop longue liste des victimes, doublant quasiment en une seule journée leur nombre total. Sans compter ces centaines blessés, souvent avec armes de gros calibres, qui vont devoir endurer les pires séquelles.
Des pacifistes israéliens se sont associés aux manifestations
Le président états-unien, qui avait annoncé sa décision de déménager l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem dès son entrée en fonction, en 2017, a fait accélérer la manœuvre pour que l’événement coïncide symboliquement avec le 70e anniversaire de la naissance d’Israël. Quitte à user de locaux consulaires anciens plutôt exigus et pas franchement préparés à ce nouveau mode d’emploi. Mais, quelques jours seulement après que le locataire de la Maison-Blanche est sorti de l’accord sur le nucléaire iranien, il a voulu signifier, en comblant toutes les attentes de son compère israélien, sa détermination à légitimer leur doctrine de la force comme unique moyen de résoudre les problèmes du Moyen-Orient.
Les officiels israéliens justifiaient le massacre, comme le fit hier matin par anticipation l’ambassadrice d’Israël en France, Aliza Bin-Noun. Devant le micro complaisant d’une radio française, elle a martelé la nécessité de « combattre le Hamas » (aux commandes à Gaza), en arguant que Paris l’avait « placé lui-même sur sa liste des organisations terroristes ». « Comme si l’organisation islamiste ne constituait pas la pure expression politique du désespoir des Palestiniens », dénonçaient hier en substance ces pacifistes et autres militants israéliens des droits de l’homme qui ont eu le courage de s’associer aux manifestations de protestation. L’organisation Gush Shalom (la Paix maintenant) déplorait ainsi, à juste titre, « le show messianique de Trump et Netanyahou », qui pourrait « mettre le feu à la ville de Jérusalem ».
Les nationalistes israéliens entendent empêcher à tout prix l’émergence d’une solution à deux États. Le terme « Jérusalem, capitale indivisible et éternelle d’Israël », maintes fois répétés hier par les orateurs venus inaugurer la nouvelle représentation de Washington, renvoie à un autre élément de langage utilisé par les nationalistes israéliens : « Eretz Israël », la terre promise. Soit la « Judée-Samarie » – traduisez la Cisjordanie des territoires occupés palestiniens – englobée dans le périmètre d’un grand Israël auquel œuvrent de front les colons et cette extrême droite locale qui a, de fait, investi le pouvoir israélien.
Tout au déploiement de sa « stratégie du deal » pour chambouler l’ordre politique et économique mondial au profit des États-Unis, Donald Trump passe aux travaux pratiques en torpillant les efforts déployés depuis des années par l’ONU et la communauté internationale. En agissant, pour la Palestine, comme il l’a fait en se retirant de l’accord sur le nucléaire iranien. À ce niveau, l’irresponsabilité n’est plus une tare diplomatique, elle devient une partie de la doctrine.
Parmi les représentants de Washington présents hier à l’inauguration de l’ambassade, le secrétaire au trésor, Steven Mnuchin, comme le gendre de Trump, Jared Kushner, et sa fille Ivanka ne semblent pas moins agités par une exaltation, aux relents métaphysiques, religieuse que ne le sont leurs amis israéliens. Les « évangéliques », très nombreux aux États-Unis et très présents dans l’électorat de Trump, sont persuadés que la restauration de l’Israël d’il y a 2 500 ans constituerait l’annonce d’un retour imminent du messie. Plus grave, le vice-président Mike Pence est un des ardents promoteurs de cette foi évangéliste. Pas moins de 81 % de ses adeptes ont soutenu Trump lors de la présidentielle de 2016.
L’Autorité palestinienne, qui dénonçait hier « le bain de sang israélien à Gaza », lançait au même moment un appel urgent à la communauté internationale pour qu’elle fasse cesser l’escalade engagée par Trump et Netanyahou. Si les deux acolytes entendent faire bouger les lignes sur les dossiers du Proche et du Moyen-Orient, ils n’avaient convaincu que deux États, le Guatemala et le Paraguay, à déménager à leur tour leur ambassade à Jérusalem. Une bien maigre moisson, puisque ces deux pays affichent, de longue date, une proximité si ce n’est une tradition à se soumettre aux desiderata de Washington.
Significativement, les seuls pays de l’Union européenne à avoir accepté de participer hier aux agapes de la nouvelle ambassade sont ceux où les nationalistes et l’extrême droite sont au pouvoir ou participent aux affaires, comme la Hongrie, l’Autriche, la République tchèque ou la Roumanie. Les autres ont boudé, comme la France et l’Allemagne, l’invitation envoyée par le premier ministre israélien. Mais il faudra bien davantage que ces signes de Paris et de Berlin ou leurs appels « à la retenue » pour contenir l’offensive du couple Trump-Netanyahou et empêcher la poursuite d’une fuite en avant qui pourrait mettre le feu à toute la région, voire bien au-delà, compte tenu des alliances militaires des uns et des autres, notamment en Syrie.
Le nationalisme des Trump et Netanyahou : une destabilisation de l’ordre mondial
La stratégie des deux docteurs Folamour n’est pas sans alimenter des contradictions, voire des craquements au sein de leur propre camp. Alors que le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, confirmait sa soumission à Washington en se détournant de plus en plus des Palestiniens, qu’il accuse de « se plaindre » tout en étant incapable de s’asseoir « à la table de négociations », le président turc, Recep Tayyip Erdogan, fait mine, lui, d’endosser résolument les habits du défenseur de la cause palestinienne. Soucieux de prendre un certain leadership dans le monde arabo-musulman, il s’est fait très virulent hier en déclarant que les États-Unis avaient perdu « leur rôle de médiateur » dans la région et qu’ils portaient « une grande part de responsabilité dans le massacre de Gaza ».
Le nationalisme des Trump et Netanyahou crée ainsi des tensions avec l’homme fort d’Ankara, qui joue lui-même de la fibre nationaliste en s’appuyant ouvertement sur la nostalgie de la puissance ottomane au Moyen-Orient. Seulement, Erdogan est aussi à la tête d’un pays qui constitue l’un des principaux piliers de l’Otan dans la région. À force de vouloir déstabiliser l’ordre mondial, on en vient à renforcer tous les apprentis sorciers. Même ceux figurant a priori dans son propre camp.
Journaliste
Publié le 14/05/2018
Portugal : un redressement économique et social qui prend Bruxelles à contre-pied
Des clients sur le toit du bar-restaurant le Rio Maravilha à Lisbonne le 30 août 2017. Les toits de Lisbonne sont en pleine renaissance, utilisés autant en terrasses de cafés que pour des cours de yoga, la projection de films ou comme piscines.
(Photo Patricia de Melo Moreira / AFP)
Le Portugal n'a presque plus de déficit budgétaire, bénéficie d'une des meilleures croissances de la zone euro, a fait baisser son chômage et attire les investisseurs. Le petit miracle économique et social portugais s'est réalisé en moins de 2 ans avec une politique pourtant opposée aux demandes de la Commission européenne. Doit-on parler désormais du modèle portugais plutôt que du modèle allemand ou suédois ?
Mise à jour 06.05.2018 à 10:16
par Pascal Hérard (site tv5monde.com)
Il y a un an, en juillet 2016, la Commission
européenne entamait une procédure pour "déficit excessif" contre le gouvernement de Lisbonne. Le Portugal risquait une amende, selon Bruxelles, puisque il était censé ramener son déficit à
2,5 % de son PIB en 2015 au lieu des 4,4 % annoncés. La procédure a été abandonnée un mois plus tard. Etonnement, la France n'était pas soumise à la même pression, alors qu'elle
n'avait pas — elle non plus — tenu ses engagements : 3,4% de déficit au lieu des 3% requis. Depuis, le phénomène s'est radicalement inversé : le Portugal a réduit son déficit à 2,1% en 2016 et
devrait le ramener à 1,5% cette année. La France, elle, a abaissé péniblement son déficit à 3,3% en 2016 et table sur 3,2% cette année quand elle s'est engagée à atteindre... 2,8%. L'Espagne est
encore à 4,5%.
Mais l'économie portugaise n'a pas réussi à réduire ses déficits par la baisse des dépenses publiques, des réformes structurelles du travail visant à "assouplir" les droits des salariés, ou en
abaissant les protections sociales, comme le préconise la Commission européenne. C'est même l'inverse qui a été pratiquée au Portugal depuis un an et demi. Un choix qui explique certainement
l'irritation très nettement affichée par Bruxelles au printemps 2016, lors des annonces de Lisbonne.
> Portugal : les audaces de la gauche irritent à Bruxelles
Mesures socio-économiques
Depuis novembre 2015, c’est un gouvernement
socialiste qui est au pouvoir au Portugal, soutenu et poussé par une union des gauches, composée du Parti communiste portugais, des écologistes, et du "Bloco de esquerda", le bloc de gauche (gauche
radicale).
> Ni austérité, ni populisme : le Portugal suit sa voie de gauche
Les choix économiques et sociaux de ce gouvernement se sont portés sur une politique clairement anti-austéritaire et
antinomique avec celle pratiquée par le gouvernement précédent, de droite, qui avait gelé le salaire minimum et les pensions de retraites, augmenté les impôts, et réduit les aides publiques. Ce qui
n'avait pas permis de réduire le déficit budgétaire ni le chômage significativement, mais avait fait exploser la précarité et la pauvreté dans le pays.
Le gouvernement du nouveau premier ministre, António Costa, depuis 2 ans, a donc appliqué des réformes qui avaient été déclarées dans son programme de coalition, en parfaite opposition avec la
politique précédemment menée, comme le souligne cet extrait : "La politique d’austérité suivie ces dernières années a eu pour conséquence une augmentation sans précédent du chômage avec des
effets sociaux dévastateurs sur les jeunes et les citoyens les moins qualifiés, ainsi que les familles et les milliers de Portugais au chômage. Elle a été aussi associée à une dévalorisation de la
dignité du travail et des droits des travailleurs."
Le salaire minimum a été augmenté en 2016 puis de nouveau en 2017, en échange de baisses de cotisations pour les employeurs, de 23% à 22%. Ces deux augmentations du SMIC portugais ont passé le
salaire minimum de 505€ à 557 €. Puis des mesures économiques à vocation sociale — mais aussi de relance du pouvoir d'achat — ont été prises : augmentation des retraites et des allocations
familiales, renforcements du droit du travail, baisses des impôts pour les salariés les plus modestes, arrêt des privatisations de services et d'infrastructures publics, programme de lutte contre la
précarité. Il est aussi prévu de supprimer les coupes dans les revenus des fonctionnaires et de ramener leur temps de travail à 35 heures par semaine. Sur le plan purement économique, la
stratégie portugaise n'a pas été non plus en accord avec les demandes de la Commission, et se sont pourtant avérées payantes.
Politique anti-austéritaire de relance par la demande
Le chômage se situait à 14,4% en 2014, après une année noire à plus de 16% en 2013, puis s'était stabilisé en 2015 — mais toujours à un niveau élevé — à 12,2%. En 2016, une nouvelle décrue l'a fait parvenir à 11,1%, et en 2017, le chômage est à 8,8% au deuxième trimestre, ce qui laisse envisager, selon les spécialistes, un taux pour de 9,4% pour l'année entière. Un chômage potentiellement inférieur à celui de la France. Les projections actuelles des instituts tablent sur un chômage portugais à 7% en 2019, le plus bas depuis 2004.
Le virage actuel des politiques économiques du
pays n'est pas étranger à cette nette amélioration des créations d'emplois sur deux années consécutives avec pour conséquence la progression de la croissance du PIB, évaluée pour 2017 à 2,5%, contre
1,9% pour la zone euro et seulement 1,5% pour la France. Le commissaire européen aux Affaires économiques Pierre Moscovici a confirmé ces bons résultats en juillet à
Lisbonne, indiquant que "la réduction du déficit au Portugal est durable" et que
"la croissance sera probablement supérieure à 2,5% en 2017". Malgré tout, l'ancien ministre français de l'économie de François Hollande a tenu à dire au gouvernement portugais que "sur
le plan du marché du travail, il faudra veiller à mieux intégrer les chômeurs de longue durée."
Le ministre de l'économie du Portugal, Caldeira Cabral, explique cette reprise économique par plusieur facteurs. Le premier est celui d'un renouveau d'industries orientées à l'export telles que
l'automobile, les chaussures ou encore le textile qui avaient quasiment disparu du paysage. Les industriels, installés depuis des années dans les pays de l'Est pour la main d'oeuvre très bon marché,
sont en train de revenir vers le Portugal, à la recherche d'une meilleure qualité professionnelle tout en conservant des coûts salariaux avantageux. Les investissements sont effectivement en hausse
depuis deux ans, particulièrement dans l'industrie automobile. Caldeira Cabral pense que la hausse des revenus joue aussi, en redonnant confiance aux investisseurs, aux entreprises, avec une
demande interne qui augmente et une progression de la consommation vers des produits de meilleure qualité.
Cette politique de relance par la demande, confortée par une politique sociale du mieux-disant est dans le même temps tirée par une revitalisation du tourisme grâce — entre autres — à des projets
immobiliers haut de gamme. Plutôt miser sur la qualité, donc que sur les prix bas. Pierre Moscovici, sur ce plan, a tenu à souligner, toujours lors de sa visite de juillet dernier, "Le
retour de l’investissement à la fois externe et interne, les bons résultats des exportations ainsi que le boom du tourisme". Mais sur le plan budgétaire, le Commissaire français a étrangement
déclaré que "les efforts doivent être poursuivis pour réduire le déficit structurel", alors que le pays est devenu l'un des meilleurs élèves de la classe sur ce sujet, tandis que la France
ou l'Espagne ne le sont toujours pas...
Nouveau modèle portugais très discret
Depuis la crise financière de 2008 et celle des dettes souveraines de 2010, la plupart
des pays du sud de l'Europe n'ont pas réussi à sortir la tête de l'eau : les déficits budgétaires sont souvent supérieurs aux critères européens, le chômage y est toujours très élevé, les problèmes
sociaux causés par la précarité persistent. Les prêts concédés par le FMI, sous l'égide de la BCE et de la Commission européenne pour aider ces pays à retrouver un peu de vigueur et payer leurs
dettes ont été tous accompagnés d'obligations de réductions des déficits, par une baisse des dépenses publiques et des demandes précises, comme le gel des salaires des fonctionnaires, des pensions de
retraite, la baisse des prestations sociales.
Ces politiques dites d'austérité ont été doublées de réformes structurelles du marché du travail visant à assouplir les droits des salariés pour améliorer la compétitivité des entreprises. Ces
réformes du marché du travail sont elles aussi une demande de Bruxelles. La Grèce, l'Italie ou l'Espagne ont effectué ces politiques d'austérité et ces réformes sans succès concret. Tout comme le
Portugal jusqu'en 2015. L'Italie, si elle a baissé ses dépenses et a atteint un déficit inférieur à 3% en 2016, n'arrive pas à faire baisser son chômage qui est supérieur à 11%. En Espagne, le
chômage est à 18,7% au premier trimestre 2017, et le déficit public ne colle toujours pas aux critères de Bruxelles : 3,6% en 2016. L'échec des politiques de rigueur budgétaire accompagnés des
"assouplissements du marché du travail" ne permettent visiblement pas de faire repartir ces économies.
Le Portugal a démontré depuis 2 ans, qu'une politique — inverse aux politiques austéritaires, et donc basée sur une relance par la demande et l'amélioration des protections sociales
— pouvait fonctionner. Ce que le FMI avait déjà confirmé en 2016 en annonçant à propos de la Grèce que "l'austérité ne fonctionnait pas". De là à préconiser une politique sociale de
relance en Europe, le pas est un peu grand pour l'institution internationale qui a toujours été favorable au désengagement financier social des Etats et à la privatisation de leurs infracstructures
et services.
Malgré tout, si l'exemple portugais était mis en avant, il pourrait être une piste intéressante de redressement "par le haut" des Etats de la zone euro encore affectés par la crise. Une sorte
d'espoir de changement économique et social permettant une sortie de crise. A moins que le modèle économique allemand, de plus en plus contesté pour ses effets sociaux négatifs, ne cède la place au
modèle suédois qui semble attirer des dirigeants politiques, dont Emmanuel Macron ?
Le modèle suédois reste malgré tout difficile "à vendre", bien que sa réussite économique soit réelle : ce pays n'est pas dans la zone euro, possède depuis longtemps l'un des niveaux de vie les
plus élevés du monde, et surtout, ses salariés sont syndiqués à 80%.
Il n'est donc pas certain qu'appliquer les méthodes sociales et économiques en cours en Suède soit possible si facilement pour des pays de la zone euro. Le Portugal, par contre, applique lui, des
politiques économiques et sociales connues, et ce, au sein de la zone de la monnaie unique, l'euro... Pour l'instant, aux vues de ses résultats et de la vitesse à laquelle ils ont été acquis, il
semble que le Portugal ait surtout un seul défaut : il ne suit pas la ligne dictée par la Commission européenne.
Pour aller plus loin
> Portugal : les audaces de la gauche irritent à Bruxelles
> Ni austérité, ni populisme : le Portugal suit sa voie de gauche
> Suivre le modèle allemand ? Chiche ! (Article de février 2012)
> Lisbonne prend l'accent français
Publié le 11/05/2018
Par Pablo Pillaud-Vivien | 10 mai 2018
Moyen-Orient : "Une guerre est à l’horizon"
A peine deux jours après le retrait des Etats-Unis de Donald Trump de l’accord sur le nucléaire iranien, Israël a mené des raids aériens meurtriers contre des cibles iraniennes en Syrie en représailles à des tirs attribués à la République islamique... Pour décrypter cette escalade de tensions, Philip Golub, professeur de relations internationales à l’Université américaine de Paris et auteur notamment de East Asia’s Reemergence et de Une autre histoire de la puissance américaine, a répondu à nos questions.
Cette nuit, pour la première fois, des roquettes attribuées à l’Iran ont été tirées vers Israël qui a riposté. S’agit-il de la première conséquence concrète de la sortie de l’accord iranien par les Etats-Unis de Donald Trump ?
Il y a une dynamique d’escalade en cours au Moyen-Orient et dans le Golfe stimulée par la décision de Donald Trump de sortir de l’accord nucléaire avec l’Iran. Depuis l’annonce du président américain, le gouvernement de Netanyahu en Israël se sent beaucoup plus libre que par le passé d’engager des opérations offensives contre l’Iran et ses alliés en Syrie où l’Iran a développé une influence importante.
Le choix de Trump de se retirer de l’accord nucléaire avec l’Iran ouvre nécessairement la voie à une escalade des hostilités entre Israël et l’Iran, et, de facto, à une confrontation entre les Etats-Unis et l’Iran. Les conséquences pourraient donc être très périlleuses pour la paix régionale, mais aussi pour la paix mondiale dans la mesure où la Russie est un acteur important dans la région et que d’autres acteurs comme la Turquie ont des intérêts importants sur place.
Cette sortie de l’accord iranien était pourtant attendue…
La décision de Donald Trump est un choix qu’il a annoncé depuis longtemps ; il l’a finalement mise en œuvre en dépit des tensions diplomatiques que cela engendre avec les pays européens signataires de l’accord JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action) et avec la Russie et la Chine qui en sont cosignataires.
Le retrait est fondé sur l’idée d’un changement de régime en Iran, même si cet objectif n’a jamais été formulé explicitement. Pour la droite américaine, il s’agit de faire tomber la République islamique et d’y installer un nouveau régime, sans que l’on ait la moindre idée de ce que pourrait être ce dernier. Il ne fait aucun doute que le calcul est erroné : les pression extérieures, économiques et militaires, vont consolider les éléments les plus intransigeants de la République islamique.
L’objectif d’un changement de régime par la force – une combinaison de pressions économiques et militaires – est partagé à la fois par le gouvernement de Netanyahu en Israël et par l’Arabie Saoudite. De facto, l’Arabie Saoudite a forgé une alliance stratégique avec Israël et, bien sûr, avec l’administration Trump. Le royaume a pour priorité stratégique première l’endiguement de l’Iran et le renversement de la République islamique.
Cette alliance tripartite Etats-Unis – Israël – Arabie Saoudite agit avec des motivations communes, notamment celle de contenir agressivement l’influence régionale de l’Iran, croissante depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Les trois alliés sont aujourd’hui clairement dans une posture guerrière vis-à-vis de l’Iran.
Quelle est la position de Bachar Al-Assad en Syrie ?
Le régime syrien est faible et n’a survécu ces dernières années que grâce au soutien de ses alliés russe et iranien. La Syrie n’est pas en mesure d’agir comme acteur autonome dans le jeu qui s’annonce. Elle n’en a pas les moyens militaires : les batteries anti-aériens syriennes n’ont apparemment été d’aucun effet contre l’aviation israélienne… il est important de bien prendre en considération l’importante disparité technologico-militaire entre Israël et la Syrie, tout comme entre Israël et l’Iran. La Russie pourrait éventuellement pallier en partie cette inégalité, mais cela impliquerait une entrée en conflit directe entre la Russie et Israël, hypothèse totalement exclue à ce stade par le gouvernement de Vladimir Poutine.
Il existe bien une contre-alliance Russie – Iran – Syrie de Bachar Al-Assad mais elle souffre, d’un côté, de la faiblesse économique de la Russie dont la puissance ne peut pas être comparée à celle des Etats-Unis et, de l’autre côté, de la faible légitimité et de la faible autonomie du gouvernement syrien : il ne représente qu’une partie de la population syrienne et n’est pas souverain sur la totalité du territoire. L’Iran se retrouve ainsi soutenue par une Russie aux moyens limités, et une Syrie très affaiblie.
Quelle place pour l’Europe – et la France – dans ces conflits ? Ne serait-ce pas l’occasion pour la diplomatie européenne et française de reprendre le leadership dans la région ?
Penser que la France ou l’Europe pourraient reprendre le leadership au Moyen-Orient et dans le Golfe est, me semble-t-il, illusoire. Il leur faudrait faire preuve d’une unité de vision et de volonté qu’elles n’ont pas. L’Europe va se retrouver dans une situation extrêmement difficile puisque les Etats-Unis vont bientôt réimposer des sanctions extraterritoriales sur toutes les entreprises ou instituions financières qui, depuis l’accord de JCPOA, ont réinvesti l’Iran.
Toutes ces entreprises vont être assujetties aux lois extraterritoriales américaines et se verront imposer des pénalités lourdes si elles ne respectent pas les termes de la loi américaine et l’embargo américain. Or, le marché américain est de la plus haute importance pour toutes les entreprises internationales ou transnationales du monde, celles de l’Europe aussi, bien entendu. Son accès est donc une priorité économique essentielle ; en l’absence d’une politique européenne commune hardie, ces entreprises n’auront d’autre choix que de se plier aux sanctions américaines, au diktat américain.
C’est ce qu’on appelle, en matière de relations internationales, le pouvoir structurel des Etats-Unis : leur position structurelle dans le système économique mondial leur permet d’imposer leurs préférences aux autres acteurs et de contraindre leurs choix. C’est un cas d’école illustrant une situation d’asymétrie dans la régulation internationale : les européens n’ont pas, pour l’heure, les moyens de répliquer efficacement aux lois extraterritoriales américaines.
L’Europe peut-elle s’imposer comme un interlocuteur de premier plan ?
Si les Européens voulaient contrer les sanctions extraterritoriales américaines, il faudrait qu’ils mettent en place eux-mêmes des régimes similaires dirigés contre des entreprises américaines. Ce qui ne se fera pas étant donné les liens très étroits qu’entretiennent toutes les entreprises européennes avec le marché américain et la crainte des européens, au niveau politique, d’une rupture brutale avec les Etats-Unis.
Donc : non, pour toutes ces raisons, je ne crois pas que l’Europe puisse développer une position de leadership au Moyen-Orient. Au mieux, ce qu’elle pourrait faire — éventuellement sous direction française (éventuellement car Emmanuel Macron n’a pas fait preuve, à Washington, d’une grande autonomie vis-à-vis des Etats-Unis) —, c’est essayer, en restant dans l’accord avec Téhéran, de développer une alternative diplomatique et tenter de trouver les moyens de commercer avec l’Iran, contourner les sanctions américaines et assurer ainsi la dénucléarisation de l’Iran. Mais en supposant que ce soit possible, ce qui est peu probable, cela prendra du temps et nécessitera la mise en place d’une politique commune européenne qui fait cruellement défaut.
Mais est-ce que Donald Trump est suivi, sur la question iranienne, par le Parti républicain ? Et y a-t-il une vraie opposition de la part du Parti démocrate ?
Sur la question du JCPOA, l’ancien président des Etats-Unis, Barack Obama, et son ancien ministre des Affaires étrangères, John Kerry, ont tous deux dénoncé dans des termes assez forts la sortie de Trump de l’accord, estimant qu’il s’agit d’une très grave erreur au plan à la fois moral et stratégique. Et cette vision est celle d’un très grand nombre d’experts. Seulement, le problème, c’est que ces experts ne sont pas écoutés par l’administration actuelle.
Sur la question iranienne, le Parti républicain fait bloc autour du président. La droite américaine conteste depuis toujours la légitimité de la République islamique, et est engagée depuis des décennies dans une diplomatie coercitive dont l’objectif a toujours été la chute du régime. Plus largement, les relations irano-américaines depuis 1979 sont exécrables, marquées par la conflictualité. Mais il existe deux types de voix : les voix rationnelles qui estiment qu’existent des marges de manœuvre diplomatiques, et les voix guerrières. Les premières ne veulent pas un enchaînement d’événements qui conduiraient à une guerre aux conséquences imprévisibles ; les secondes promeuvent l’idée d’une restructuration de la région par la force.
Autre facteur : le Parti républicain, mais aussi une fraction du Parti démocrate, soutient une politique anti-iranienne agressive parce qu’ils sont très proches du gouvernement israélien. Le président a choisi. Et il a l’autorité et le pouvoir constitutionnel de faire ce type de choix. D’autant qu’en l’espèce, il a le soutien d’une majorité des membres des deux chambres du Congrès. On ne voit pas de possibilité pour qu’émerge une opinion majoritaire au Congrès favorable au JCPOA. Ce n’est donc pas une opposition interne qui pourrait changer la donne.
Qu’est-ce qui, au fond, motive Donald Trump dans cette décision de sortie de l’accord iranien ?
La politique internationale de l’administration Trump est une politique de puissance, une politique nationaliste qui met les intérêts américains au-dessus des accords multilatéraux, du droit international et, bien sûr, des institutions internationales. On assiste en ce moment au développement d’un souverainisme américain qu’on avait déjà vu à l’œuvre sous George W. Bush lors de l’invasion de l’Irak. Aujourd’hui, il prend toute son ampleur.
Il y a de la part de l’administration Trump un effort délibéré de déconstruction de l’ordre international multilatéral construit après 1945, une volonté de retour aux conditions d’avant 1914 caractérisées par la lutte pour le pouvoir entre nations cherchant des gains relatifs par rapport aux autres. C’est d’ailleurs présenté ainsi explicitement dans le document National Security Strategy 2017 (le document officiel de la Maison blanche qui sort tous les ans sur la stratégie de sécurité nationale). Dans sa section III sur la politique internationale, on peut lire que « la lutte pour le pouvoir est une continuité centrale de l’Histoire » et que « la période actuelle ne fait pas exception ».
Trump porte une vision ultranationaliste d’un monde dans lequel les relations internationales seraient un jeu à somme nulle où les gains des uns entraînent nécessairement les pertes des autres. Dans cette vision, qui se conjugue au militarisme, la coercition est conçue comme moyen premier (et non pas dernier) d’action dans le monde. La guerre en est l’horizon.
Publié le 10/05/2018
Élysée. Avec Macron, l’ancien monde supplante le nouveau
Lionel Venturini
L'Humanité.fr
Comme lors de cette manifestation contre la réforme de la justice, de nombreux projets gouverne mentaux, sélection à l’université, SNCF, retraites, droit d’asile, sont contestés.
Un an après son élection, le président Macron offre en bilan des riches courtisés, un chômage en baisse insuffisante pour être perçue, et une brutalité de l’exercice du pouvoir. Sous l’apparence de rupture, un ancien monde persiste.
Assuré d’être élu face à Marine Le Pen, le candidat avait tout loisir pour mettre en scène son accession au pouvoir, et il ne s’en était pas privé. Le cadre du Louvre, la longue marche solitaire jusqu’au pupitre, toute cette pompe bien peu républicaine avait pour but d’effacer le soir même de l’élection les conditions hors normes de la campagne. Le symbole, vu alors comme simplement grandiloquent, apparaît différemment un an plus tard, et passe désormais pour ce qu’il est : la marque, au fond, qu’un ancien monde a réussi en fait à supplanter le « nouveau » qu’était censé incarner Emmanuel Macron. Car c’est un ancien monde fait de solutions libérales, de conquêtes sociales en matière de travail mises à bas, de zadistes empêchés d’alternative, d’un contrôle des chômeurs en même temps qu’une attention extrême aux soucis des plus fortunés, qu’incarne depuis le 7 mai l’hôte de l’Élysée. Tolérance zéro pour les premiers, absolue pour les seconds. Il est loin le candidat de la bienveillance. Le président a pris goût à l’autoritarisme permis par le recours aux ordonnances. Selon un sondage Ifop, 73 % des personnes interrogées le jugent ainsi « autoritaire », et seulement 30 % « proche des Français ».
« tout est dédié à la croissance du capital. De ceux qui en ont »
Alain Deneault, philosophe québécois, auteur de la Médiocratie et du Totalitarisme pervers, inventeur de l’expression « extrême centre » qui caractérisa les débuts du macronisme, relevait récemment dans un entretien au Média que « tout est dédié à la croissance du capital. De ceux qui en ont ». Déjà, le futur plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises – la future loi Pacte, seul projet dont étrangement rien ne fuite jusqu’ici – répondra à la demande récurrente des patrons de suppression de contraintes réglementaires, en particulier les seuils sociaux, a confirmé le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire.
Comble, Emmanuel Macron réserve au magazine des businessmen américains Forbes une annonce fiscale qui devrait concerner les Français au premier chef : doit-on conserver la mesure mise en place par Nicolas Sarkozy pour dissuader la domiciliation fiscale hors de France ? Sarkozy, au moins, assumait sa politique sans prétendre la déguiser.
«Macron n’a pas honte d’insulter les classes populaires»
Macron, à l’inverse, dissimule sous des mots anodins une violence inédite. L’« exit tax », une peccadille pour les finances publiques ? S’agissant d’une taxe dissuasive, si elle rapporte peu, c’est donc… qu’elle fonctionne. En outre, « les 800 millions de manque à gagner avec la suppression de l’exit tax, c’est deux fois le coût de la revalorisation des retraites agricoles proposée par les parlementaires communistes. Pas d’argent magique, pas d’argent pour le social ? C’est une question de choix ! » s’emporte le sénateur PCF Éric Bocquet, quand le gouvernement exige dans le même temps un milliard d’économies à l’hôpital public. Choix également de se montrer attentiste sur les questions de mœurs, comme la PMA. Le chef de l’État peut aussi être à la manœuvre pour freiner des avancées, quand Paris ne se montre guère pressé sur la directive européenne favorable à l’égalité femmes-hommes sur le congé parental.
Aux étudiants indiens, burkinabés ou américains – le président Macron voyage beaucoup, une façon d’occuper le terrain sans devoir rendre de compte au pays –, il répète : « Ne respectez jamais les règles. » Il se garde bien d’encourager de la sorte les étudiants français. Il y a quelque chose de schizophrène à vouloir courir après une cohérence du discours chez Emmanuel Macron, comme en témoigne celui prononcé devant les évêques de France. Là, le président de tous les Français a singulièrement marqué sa distance d’avec la loi de 1905, pour suggérer que seule la spiritualité comblait les manques de l’existence. Pour le romancier Édouard Louis, il y a en outre « une violence extrême chez Macron, qu’on n’avait jamais vue avant. Ce à quoi on assiste avec lui, c’est la fin de la honte : Macron est quelqu’un qui n’a pas honte d’insulter les classes populaires. Pour lui, ce sont des fainéants ». « L’élite française a perdu toute aptitude à la honte », dit en écho Alain Deneault. Exemple avec Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, qui peut affirmer sans ciller que « notre modèle social est là pour protéger, mais aussi pour émanciper. Émanciper par le travail, mieux rémunéré. Émanciper par l’école, où chaque enfant retrouve une chance. Émanciper en choisissant librement son avenir professionnel, par la formation et l’apprentissage ». Pour Alain Deneault, Macron ou un autre, au fond peu importe. Macron est interchangeable, « la force de ce système est de n’avoir pas de tête », poursuit le philosophe. Ajoutant : « C’est aussi sa faiblesse, ce système ne sait plus où il va, tient par intimidation et propagande effrénée, sur le plan du chantage aux conditions de vie. » En 2017, 24 % des électeurs votaient au premier tour pour Macron. Un an plus tard, selon un sondage Ipsos sur sa première année à l’Élysée, la France « va mieux » pour à peu près autant, 27 % des personnes sondées. Elle va en revanche « moins bien » pour 36 %, et « rien ne change » pour 37 %. Selon l’institut Odoxa, 72 % des Français jugent la politique économique d’Emmanuel Macron « injuste ». La cote d’alerte est atteinte pour le pouvoir. Où est passée la « disruption » ? Les réformes lancées à tour de bras, sélection à l’université, SNCF, formation professionnelle, retraites, droit d’asile, ne sont pas majoritairement perçues comme utiles.
La base électorale du président s’est déportée à droite
L’action d’Emmanuel Macron pour ce qui est du pouvoir d’achat et de la réduction des inégalités sociales, toujours selon Ipsos, est jugée particulièrement sévèrement, 78 % des Français estimant qu’elle va dans le mauvais sens. Avec les premiers déçus du macronisme (lire page 6), la base électorale du président s’est déportée à droite. Les sympathisants des « Républicains » sont désormais majoritairement satisfaits du président de la République : 53 % (+ 14 points en un mois). L’électorat de droite est, juste après celui de la République en marche, le second pilier de Macron. Les effets du macronisme tardent à venir, pourtant. Pour 2018, la Commission européenne place la France dans le peloton de queue, avec une prévision de croissance du PIB de 2 %, et tandis qu’elle est de 0,3 % pour le premier trimestre. Tout ça pour ça ? Même la recomposition politique que Macron appelle de ses vœux est résistible, quand huit Français sur dix se positionnent encore spontanément « à gauche » ou « à droite ».
Le mépris des corps intermédiaires par le gouvernement, ce que reconnaît même l’interlocuteur privilégié qu’était Laurent Berger à la CFDT, rend le pouvoir solitaire, et sans amortisseur avec la base sociale du pays. Le profil de gestionnaire exigé des ministres fait par conséquent remonter à Matignon ou à l’Élysée toutes les questions politiques. La technostructure au pouvoir se coupe du pays, et n’a guère d’antennes pour comprendre ses attentes. Année électorale blanche, 2018 n’en est pas moins porteuse de dangers pour l’exécutif. Dans la Fin de l’innocence, le documentaire réalisé par un proche, Bertrand Delais, à l’occasion du premier anniversaire de l’élection du chef de l’État, et diffusé sur France 3 ce soir, Macron confie son dédain pour « les gens qui pensent que la France est une espèce de syndic de copropriété où il faudrait défendre un modèle social qui ne sale plus, une République dont on ne connaît plus l’odeur ». La marche forcée des réformes ouvrira-t-elle un an II des difficultés ?
En 1946, le Ministère de la Culture, à peine remis sur pieds, souhaite relancer le festival, mais manque de fonds. C’est finalement en la CGT, alors toute puissante, qu’elle trouve un allié de poids! La ville de Cannes et le gouvernement complètent le financement de cette première édition.Pour la CGT, l’idée est avant tout de démocratiser le cinéma, de le rendre accessible au plus grand nombre, et tout particulièrement aux salariés et à leur famille.
A cette époque, la CGT est extrêmement puissante et influente. D’abord par le nombre de syndiqués, avec plus de 4 millions d’adhérents, mais aussi, tout comme le Parti Communiste, par son implication pleine et entière dans la Résistance et sa participation au Conseil National de la Résistance (CNR)
Pourtant, alors que l’évènement est un grand succès, le Ministère refuse d’apporter de l’argent pour un second round, l’entreprise étant jugée trop chère pour devenir annuelle.
Dans la précipitation, la CGT décide d’aligner les billets pour la construction d’un Palais des Festivals, qui accueillera l’édition de 1947.
Aujourd’hui encore, la CGT siège au conseil d’administration de l’évènement.
Festival de Cannes ? la CGT est presque chez elle. On rappelle que le tapis du Festival est rouge a été cousu par , des ouvriers bénévoles, à l'instar des "équipes de choc" de Marseille, participèrent, après leur journée de travail, à la construction du Palais de la Croisette.
Lors de l'ouverture du second festival (le Palais n'était pas encore terminé), ouvrières et ouvriers montèrent sur scène et furent salués par les festivaliers.A Paris, la Fédération nationale du spectacle CGT, quant à elle, fit partie dès 1946 du comité d'organisation du Festival (pour ne plus le quitter)". La participation de la CGT au démarrage du Festival se situe à deux niveaux : localement et nationalement. Localement, une large partie de la population cannoise et la CGT s'investirent en effet hardiment dans le démarrage de la manifestation et nationalement pour l'aide au financement.
Claire MOREAU (AC 1 & 8)
Publié le 09/05/2018
Manifestation du 1er mai à Paris : les médias saccagent l’information
par Blaise Magnin, (site Acrimed.org)
À chaque grande manifestation depuis deux ans maintenant, se déroule le même scénario auquel les « grands » médias d’information politique et générale participent activement sans, visiblement, se lasser. Alors que des militants vêtus et masqués de noir formant un cortège en tête de manifestation s’attaquent à des symboles du capitalisme et/ou affrontent les forces de l’ordre, les journalistes focalisent leur attention sur ces heurts et ignorent quasiment « le reste » – qui est aussi l’immense majorité – des manifestants et leurs revendications, avant que des hordes d’éditocrates hurlent leur indignation partout où ils sont invités à le faire.
Comme en 2016, la manifestation du 1er mai cette année à Paris n’a pas échappé à ce tropisme de l’information par temps de mobilisation sociale et le matraquage médiatique fut intense. Tout se passe finalement comme si les médias, croyant rendre compte de la mobilisation, construisaient en réalité ce que le sociologue Patrick Champagne qualifie de « manifestation de papier » [1] :
Mais la manifestation, action qui n’agit que dans la mesure où elle est donnée à voir largement, ne peut produire les effets pour lesquels elle a été finalement organisée que si elle parvient à susciter de larges recensions dans la presse écrite, parlée et télévisée, point de passage obligé pour être perçu par le champ politique. On pourrait presque dire, sans forcer l’expression, que le lieu réel où se déroulent les manifestations, qu’elles soient violentes et spontanées ou pacifiques et organisées, n’est pas la rue, simple espace apparent, mais la presse (au sens large). Les manifestants défilent en définitive pour la presse et pour la télévision ; les journalistes présents tout au long des défilés ou installés dans les salles de presse spécialement aménagées pour eux croient rendre compte de la manifestation sans apercevoir qu’ils participent à sa réalisation.
Dans ce jeu de miroir, les chaînes d’« information » en continu BFMTV et CNews, furent évidemment en pointe, comme le relate Arrêt sur images : diffusion en direct des dégradations dont les images tourneront en boucle jusqu’au soir, servies par une dramatisation outrancière des « événements » par la plupart des commentateurs en plateau qui parleront de militants « armés jusqu’aux dents », de « convergence des violences », de « terrorisme urbain », ou de « prise d’otage de la démocratie », emboitant ainsi le pas aux responsables LR et FN qui se relaient pour faire part de leurs réactions martiales.
Mais cette surenchère et cette polarisation journalistiques sur quelques centaines de manifestants et les dégâts que leurs actions ont occasionnés ne furent pas le propre des chaines d’information en continu. Leurs consœurs, pourtant en principe moins avides d’images spectaculaires et moins obnubilées par la dictature du direct, tombèrent dans les mêmes travers.
Sur France 2 comme sur TF1, le sujet faisait l’ouverture des JT à 20h, et les trois reportages suivants lui étaient consacrés pour une durée totale de 7 min sur le service public – qui évoquait une ambiance de « guérilla urbaine » et de « chaos » – et de 10 min sur la chaîne de Bouygues (soit environ 20% de la durée totale des éditions). Le lendemain, TF1 récidivait avec de nouveau l’ouverture du 20h et quatre sujets successifs (« Qui sont les casseurs et d’où viennent-ils ? » ; « Pouvait-on éviter ces scènes d’émeute ? » ; « Les casseurs peuvent-ils être considérés comme des terroristes ? » (sic) ; « Qui va payer les dégâts ? ») pour une durée totale de 10 min. Plus sobre mais non moins ferme, France 2 n’y consacrait qu’un seul sujet dans son édition du 2 mai : « 1er mai : quelles sanctions pour les casseurs ? ».
Au Parisien, on titre « À Paris, le 1er mai des Blacks Blocs », et on consacre un diaporama aux plus belles images des « violents incidents en marge du défilé ». Au Figaro, il ne fallait pas moins d’un éditorial intitulé « Saccages en plein Paris, l’État bafoué », pour mettre en perspective le reportage vidéo proposant une petite visite « à l’intérieur d’un McDonald’s saccagé ». Sur le site d’Europe 1 aussi, on propose une page de vidéos intitulée « Commerces saccagés à Paris : "On a l’impression qu’il y a du laisser-faire de la part de nos gouvernants" ». Même son de cloche sur francetvinfo lorsqu’il s’agit de dénoncer « un quartier de Paris mis à sac par des blacks blocs » ou lorsqu’arrive « le temps du bilan pour les lieux saccagés à Paris ». Et puisqu’il faut toujours « incarner » un sujet, que la description et les images de dégâts matériels ne pourra jamais émouvoir comme peut le faire un témoignage humain, on s’inquiète sur Sud radio de la « reprise du travail difficile pour les commerçants du quartier d’Austerlitz », ou on relaye « le témoignage émouvant du gérant d’un commerce saccagé » recueilli à chaud par BFMTV, que l’on retrouve dans Ouest France, sur le Huffington Post ou dans Centre Presse Aveyron (région d’origine du malheureux concessionnaire…).
Ce petit échantillon de la couverture médiatique hors de toute mesure des incidents parisiens du 1er mai ne laisse pas d’étonner : même Le Monde l’affirme dans un article paru le 2 mai, le « bilan matériel et humain de la manifestation, [il] apparaît particulièrement faible avec quatre blessés légers, dont un CRS, et une trentaine de commerces dégradés dont deux incendiés. Alors que la mouvance autonome n’a jamais été aussi nombreuse dans la rue depuis deux ans, la casse a été, dans les faits, limitée » !
Un éclair de lucidité qui n’avait pas empêché le quotidien du soir de publier la veille un montage vidéo des « images des violences en tête du défilé parisien », et un article de synthèse sur la manifestation intitulé « 1er Mai : 109 personnes en garde à vue après les violences en marge du cortège parisien » abondamment illustré, là encore, de vidéos des affrontements, et qui ne disait pas un seul mot de la manifestation officielle. En ce sens, ou peut parler de complicité objective entre les médias dominants et les « casseurs ».
Et c’est ainsi qu’obnubilés par les images spectaculaires et télégéniques que leur offraient les destructions matérielles opérées par une centaine d’individus, la plupart des journalistes en oubliaient l’information principale : une manifestation rassemblant quelques dizaines de milliers de personnes venait d’avoir lieu… Tout en soulignant lourdement, en écho au climat social et aux enjeux politiques du moment, la désunion syndicale qui marquait cette manifestation pour la journée internationale du travail, la plupart des médias ignorèrent superbement les militants défilant dans le cortège officiel, les motifs de leur présence, comme leurs revendications.
Pis, tout à leur obsession pour « les casseurs » et « les saccages », rares sont les médias à avoir ne serait-ce que relevé la présence lors de cette manifestation d’un « cortège de tête » massif, rassemblant près de 15 000 personnes, précédant les 20 000 manifestants défilant, eux, sous les bannières syndicales. Cette désaffection à l’égard des organisations représentatives traditionnelles d’une large fraction des personnes mobilisées lors des grandes manifestations nationales, déjà entraperçue lors de mobilisations précédentes, rompt avec plusieurs décennies de routine manifestante institutionnalisée et constitue une « nouveauté » qui devrait pourtant être à même d’intriguer tout journaliste spécialisé dans l’enquête sociale... Autant dire que l’on n’est pas prêt d’entendre parler du phénomène dans les grands médias [2].
Blaise Magnin
Publié le 09/05/2018
GM&S Industry : les dessous d’une reprise
Cyprien Boganda
Humanité Dimanche
L’«HD » a récupéré les accords secrets signés entre le repreneur et les constructeurs au moment de la reprise. Ils montrent que les deux mastodontes français, à commencer par PSA, s’immiscent dans la gestion de l’usine GM&S. Photo : Guillaume Souvant/AFP
En décembre 2014, l’usine de La Souterraine (Creuse), sous-traitant de PSA et Renault, est rachetée pour une bouchée de pain par un repreneur italien, Gianpiero Colla. Le sauvetage tourne au fiasco : deux ans plus tard, l’entreprise employant 280 salariés est de nouveau placée en redressement judiciaire. Des documents dénichés par l’Humanité Dimanche jettent un jour nouveau sur le dossier. Ils permettent notamment de comprendre les pratiques douteuses du « sérial repreneur » italien, roi des montages financiers opaques. Ils suggèrent également que le principal client du site, le constructeur PSA, a joué un rôle central dans les déboires de l’usine. Aujourd’hui, une centaine de salariés s’apprêtent à porter l’affaire en justice.
Quand le tribunal de commerce donne son feu vert à au sauvetage de l’usine de la Souterraine, en décembre 2014, la presse n’a d’yeux que pour le repreneur, Gianpiero Colla. A la tête de GM&S Industry, l’Italien donne alors l’impression d’agir en franc tireur, qui cherche à faire son marché dans l’hexagone à coup de rachats d’entreprises. Ce qu’on ignore à l’époque mais que pressentent les syndicats, c’est qu’il est en réalité beaucoup moins seul qu’il veut bien le dire. Dans sa reprise de La Souterraine, Colla agit en étroite collaboration avec les principaux clients de l’équipementier creusois, PSA et Renault – l’usine leur fournit notamment des éléments de plancher, de châssis ou des colonnes de direction. A l’époque, les deux constructeurs représentent plus de 60% du chiffre d’affaires de l’usine.
L’«HD » a récupéré les accords secrets signés entre le repreneur et les constructeurs au moment de la reprise. Ils montrent que les deux mastodontes français, à commencer par PSA, s’immiscent dans la gestion de l’usine GM&S. (voir ci-dessous)
Un « cadeau » de 4,2 millions d’euros…
Pour financer le redémarrage de l’activité, PSA s’engage à verser 2,2 millions d’euros non remboursables au repreneur. La somme doit servir à garantir la reprise, à remettre en état les outils de travail, depuis les machines jusqu’aux « toitures du bâtiment ». Par ailleurs, 2 autres millions d’euros sont généreusement attribués à GM&S pour l’année 2015, dans le seul but de combler le trou de trésorerie de l’usine.
…contre un droit de regard étendu
Cette manne financière n’est pas distribuée gratuitement. En contrepartie, le document accorde à PSA un droit de regard étendu sur les finances et la gestion de GM&S. Certaines dispositions sont relativement classiques et/ou de bons sens : GM&S s’engage ainsi à remplir les critères de qualité fixés par PSA et à ne pas verser de dividendes à ses actionnaires au cours des trois premières années. D’autres impératifs sont plus surprenants. Pour empêcher toute mauvaise surprise, PSA exige un droit de regard sur les finances de l’usine. GM&S devra lui fournir, tous les mois, ses prévisions de trésorerie. Un document type est même fourni en annexe de l’accord…Dans le même d’ordre d’idées, GM&S s’engage à communiquer à PSA, dans un délai de 48 heures, tous « documents comptables, financier et fiscaux » utiles (compte d’exploitation, bilan, plan de trésorerie). Le cas échéant, PSA se réserve le droit d’envoyer un cabinent d’audit mettre son nez dans les comptes de GM&S.
Un plan « social » construit à deux
La reprise en tant que telle se déroule sous l’étroite surveillance des constructeurs, puisque GM&S fournit à l’un des donneurs d’ordre – en l’occurrence Renault – une liste détaillée des postes repris (270 salariés sur 322). « Ce n’est pas une pratique courante, confirme à l’«HD » un directeur de production travaillant chez un sous-traitant automobile. Avant de vous confier un marché, le donneur d’ordre s’assure de votre fiabilité, c'est-à-dire de votre capacité à fournir des pièces de qualité à flux tendu. Mais de là à sélectionner avec vous les postes repris dans le cadre d’un rachat… ! »
Un stock de matière première sous-contrôle
PSA ne se contente pas de suivre de près les finances de GM&S. Il lui fournit aussi la matière première. L’acier nécessaire à la production des pièces est acheté directement par PSA aux sidérurgistes, puis revendu par le constructeur à l’équipementier. Pour le coup, cette pratique existait déjà du temps d’Altia, précédent propriétaire de l’usine (voir chronologie), mais elle est pérennisée lors de la reprise par GM&S, ce qui permet au constructeur de réaliser une marge au passage.
Des engagements à géométrie variable
Pour assurer la survie de l’usine, Renault s’engage à apporter à GM&S un volume de commandes régulier, sans toutefois dépasser le seuil de 25% du chiffre d’affaires de l’équipementier. Parce qu’il a senti le vent tourner et pressenti le fiasco à venir ? Difficile à dire. En revanche, PSA ne promet pas un volume précis. Les années qui suivent la reprise marquent d’ailleurs un désengagement rapide du constructeur, comme le résume un rapport d’expertise consulté par l’«HD ». Le volume de commandes passé par PSA, devenu premier client de l’équipementier, chute moins de deux ans après la reprise. Le chiffre d’affaires mensuel de l’usine passe de 3,5 millions d’euros en 2012 à 2 millions fin 2016.
Il reste du coup à comprendre la stratégie du constructeur tricolore. Pourquoi avoir « lâché » un équipementier qu’il a contribué à « sauver » ? « En 2014, PSA était encore dépendant de GM&S pour certaines pièces, assure un proche du dossier. Dès qu’ils ont réussi à sécuriser leur approvisionnement, ils se sont désengagés. »
Aujourd’hui, la CGT, le Comité d’entreprise et au moins une centaine de salariés de l’usine veulent mettre PSA face à ses responsabilités. Ils s’apprêtent à lancer une procédure en justice. Objectif : prouver que le constructeur français a joué un rôle clé quoiqu’occulte dans la gestion de l’usine. Et qu’il pourrait, à ce titre, se retrouver comptable de sa faillite. Avec à la clé des indemnités sonnantes et trébuchantes ?
Documents :
accord_secret_gienpiero_colla_et_peugeot.pdf
accord_secret_entre_gianpiero_colla_et_renault.pdf
Journaliste à l'humanité dimanche
Publié le 08/05/2018
Nancy : une loi antiterroriste utilisée contre le mouvement étudiant
Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)
À Nancy, un étudiant est poursuivi pour n’avoir pas donné le code PIN de son téléphone portable pendant sa garde à vue faisant suite à l’intervention de la police sur le campus le 3 mai. Il est accusé du refus de donner la clef d’un système de chiffrement ayant pu servir à la commission d’un délit. Une infraction inscrite dans la loi sur la sécurité quotidienne votée en France au lendemain des attentats du World Trade Center en 2001.
L’acceptation de mesures potentiellement attentatoires aux libertés pour lutter contre le terrorisme est quasiment unanime au sein de la population. L’idée selon laquelle ces mesures ne concernent que les individus préparant des attentats l’est tout autant. Pourtant, c’est bien une disposition provenant d’une loi antiterroriste qui est utilisée aujourd’hui contre un étudiant mobilisé contre la réforme de l’enseignement supérieur.
Un étudiant interpellé avec plusieurs de ses camarades pour avoir tenté de bloquer l’université de lettre de Nancy, et les examens devant s’y tenir, est poursuivi pour avoir refusé de donner aux policiers le code de son smartphone, pendant sa garde à vue. C’est le seul motif pour lequel il devra comparaître dans trois mois. L’infraction invoquée est celle du refus de donner la clef d’un système de chiffrement dans le cadre d’un crime ou d’un délit. Cette disposition a été inscrite dans la loi sur la sécurité quotidienne, adoptée en 2001 sur proposition du gouvernement de gauche plurielle. Pourtant son libellé est suffisamment vague pour qu’elle soit utilisée à d’autres fins que celle de la lutte contre le terrorisme.
Criminalisation du mouvement social
Les cinq autres étudiants poursuivis le sont pour des dégradations, des violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique et pour refus de prélèvement ADN. Le 3 mai, ils sont assis, avec un groupe de jeunes s’opposant à la loi orientation et réussite des étudiants (ORE), devant un amphithéâtre où doit se tenir un examen. La police, déjà présente à l’entrée de la faculté, intervient sur le campus à la demande de la présidence de l’université. L’évacuation filmée par les caméras de France 3 Lorraine est musclée et ne montre pas d’actes de violence de la part des étudiants.
C’est pourtant un des motifs des poursuites. Selon un article du Parisien, les dégradations invoquées sont en fait une plaque de contreplaqué, bloquant l’entrée d’un amphithéâtre, arrachée par les opposants à la loi ORE pendant l’intervention de la police. Comme pour l’étudiant poursuivi pour avoir refusé de donner le code d’accès à son smartphone, un des interpellés est accusé de refus de prélèvement ADN. Là aussi, ce délit trouve son origine dans des infractions qui n’ont rien à voir avec l’occupation d’une université lors d’un mouvement social.
La loi instaurant le Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG) ne prévoit de ficher que les délinquants sexuels. Elle ne soulève pas de vagues de protestation. Votée quelques mois après l’affaire Guy Georges en 1998, elle est assortie du délit de refus de prélèvementADN. Celui-ci est passible d’une peine de prison de 6 mois et de 37 000 € d’amende. Depuis, ce fichage a été étendu à la plupart des crimes et des délits. L’ADN est prélevé même en l’absence de condamnation ou de poursuite, dès le placement en garde à vue.
Lire aussi : Le refus du fichage ADN en procès à Saint Godens
Publié le 07/05/2018
Quand les mots de La Boétie nous éclairent sur les maux actuels
De la servitude volontaire
PERSONNE (Site Le Grand Soir)
Je voudrais seulement comprendre comment il se peut que la nouvelle aliénation, la servitude version 2.0, puisse phagocyter la plupart des existences.
Comprendre comment il se peut que la « révolution numérique » puisse s’épanouir sans défiance.
Comment il se peut que ce vrai mouvement réactionnaire puisse se développer en toute confiance.
Comment le système hégémonique et tyrannique peut perdurer malgré toutes les souffrances.
Comment Trumpion, le « tribun » des patriciens, peut réformer à marche forcée sans susciter une vraie résistance.
Comment il peut, en toute impunité, ne servir que les intérêts de ceux qui vivent dans l’opulence.
« Je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante - et pourtant si commune qu’il faut plutôt en gémir que s’en ébahir -, de voir un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter, puisqu’il est seul, ni aimer puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes : contraints à l’obéissance, obligés de temporiser, ils ne peuvent pas être toujours les plus forts. Si donc une nation, contrainte par la force des armes, est soumise au pouvoir d’un seul - comme la cité d’Athènes le fut à la domination des trente tyrans -, il ne faut pas s’étonner qu’elle serve, mais bien le déplorer. Ou plutôt, ne s’en étonner ni ne s’en plaindre, mais supporter le malheur avec patience, et se réserver pour un avenir meilleur.
Si l’on voit non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes ne pas assaillir celui qui les traite tous comme autant de serfs et d’esclaves, comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? Mais tous les vices ont des bornes qu’ils ne peuvent pas dépasser. Deux hommes, et même dix, peuvent bien en craindre un ; mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme, cela n’est pas couardise : elle ne va pas jusque-là, de même que la vaillance n’exige pas qu’un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquière un royaume. Quel vice monstrueux est donc celui-ci, qui ne mérite pas même le titre de couardise, qui ne trouve pas de nom assez laid, que la nature désavoue et que la langue refuse de nommer ?
Ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir. C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche... S’il lui coûtait quelque chose pour recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais pas ; même si ce qu’il doit avoir le plus à cœur est de rentrer dans ses droits naturels et, pour ainsi dire, de bête redevenir homme. Mais je n’attends même pas de lui une si grande hardiesse ; j’admets qu’il aime mieux je ne sais quelle assurance de vivre misérablement qu’un espoir douteux de vivre comme il l’entend [c’est là, il me semble, le point primordial : servitude-certitude ou liberté-inconfort ; à mesure que le sédentaire - « être assis »- gagne ou veut gagner en confort, en protection, il cède de « son bien le plus précieux » ; cf. la fable Le loup et le chien de La Fontaine].
Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos viles vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs pour qu’il les dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos filles afin qu’il puisse assouvir sa luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu’il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu’il les mène à la guerre, à la boucherie, qu’il les rende ministres de ses convoitises et exécuteurs de ses vengeances. Vous vous usez à la peine afin qu’il puisse se mignarder dans ses délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez afin qu’il soit plus fort, et qu’il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre.
Ainsi donc, puisque tout être pourvu de sentiment sent le malheur de la sujétion et court après la liberté ; puisque les bêtes, même faites au service de l’homme, ne peuvent s’y soumettre qu’après avoir protesté d’un désir contraire, quelle malencontre a pu dénaturer l’homme - seul vraiment né pour vivre libre - au point de lui faire perdre la souvenance de son premier état et le désir de le reprendre ?
Il y a trois sortes de tyrans. Les uns règnent par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de race. Pour dire vrai, je vois bien entre ces tyrans quelques différences, mais de choix, je n’en vois pas : car s’ils arrivent au trône par des moyens divers, leur manière de règne est toujours à peu près la même. Ceux qui sont élus par le peuple le traitent comme un taureau à dompter, les conquérants comme leur proie, les successeurs comme un troupeau d’esclaves qui leur appartient par nature.
Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu’il est assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté qu’il lui est impossible de se réveiller pour la reconquérir : il sert si bien, et si volontiers, qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas seulement perdu sa liberté mais bien gagné sa servitude.
Il est vrai qu’au commencement, on sert contraint et vaincu par la force ; mais les successeurs servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance. Toutefois il n’est pas d’héritier, même prodigue ou nonchalant, qui ne porte un jour les yeux sur les registres de son père pour voir s’il jouit de tous les droits de sa succession et si l’on n’a rien entrepris contre lui ou contre son prédécesseur. Mais l’habitude, qui exerce en toutes choses un si grand pouvoir sur nous, a surtout celui de nous apprendre à servir et, comme on le raconte de Mithridate, qui finit par s’habituer au poison, celui de nous apprendre à avaler le venin de la servitude sans le trouver amer.
On ne regrette jamais ce qu’on n’a jamais eu. Le chagrin ne vient qu’après le plaisir et toujours, à la connaissance du malheur, se joint le souvenir de quelque joie passée. La nature de l’homme est d’être libre et de vouloir l’être, mais il prend facilement un autre pli lorsque l’éducation le lui donne. Disons donc que, si toutes choses deviennent naturelles à l’homme lorsqu’il s’y habitue, seul reste dans sa nature celui qui ne désire que les choses simples et non altérées. Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude. Voilà ce qui arrive aux plus braves chevaux qui d’abord mordent leur frein, et après s’en jouent, qui, regimbant naguère sous la selle, se présentent maintenant d’eux-mêmes sous le harnais et, tout fiers, se rengorgent sous l’armure.
Il est certain qu’avec la liberté on perd aussitôt la vaillance. Les gens soumis n’ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils y vont comme ligotés et tout engourdis, s’acquittant avec peine d’une obligation. Ils ne sentent pas bouillir dans leur cœur l’ardeur de la liberté qui fait mépriser le péril et donne envie de gagner, par une belle mort auprès de ses compagnons, l’honneur et la gloire. Chez les hommes libres au contraire, c’est à l’envi, à qui mieux mieux, chacun pour tous et chacun pour soi : ils savent qu’ils recueilleront une part égale au mal de la défaite ou au bien de la victoire. Mais les gens soumis, dépourvus de courage et de vivacité, ont le cœur bas et mou et sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent bien. Aussi font-ils tout leur possible pour mieux les avachir.
Cette ruse des tyrans d’abêtir leurs sujets n’a jamais été plus évidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens, après qu’il se fut emparé de leur capitale et qu’il eut pris pour captif Crésus, ce roi si riche. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes s’étaient révoltés. Il les eut bientôt réduits à l’obéissance. Mais ne voulant pas saccager une aussi belle ville ni être obligé d’y tenir une armée pour la maîtriser, il s’avisa d’un expédient admirable pour s’en assurer la possession. Il y établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et publia une ordonnance qui obligeait les citoyens à s’y rendre. Il se trouva si bien de cette garnison que, par la suite, il n’eut plus à tirer l’épée contre les Lydiens. Ces misérables s’amusèrent à inventer toutes sortes de jeux si bien que, de leur nom même, les Latins formèrent le mot par lequel ils désignaient ce que nous appelons passe-temps, qu’ils nommaient Ludi, par corruption de Lydi. Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces allèchements étaient ceux qu’employaient les anciens tyrans pour endormir leurs sujets sous le joug. Ainsi les peuples abrutis, trouvant beaux tous ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir qui les éblouissait, s’habituaient à servir aussi niaisement mais plus mal que les petits enfants n’apprennent à lire avec des images brillantes.
Les empereurs romains n’oubliaient surtout pas de prendre le titre de Tribun du peuple, parce que cet office était tenu pour saint et sacré ; établi pour la défense et la protection du peuple, il jouissait d’une haute faveur dans l’État. Ils s’assuraient par ce moyen que le peuple se fierait mieux à eux, comme s’il lui suffisait d’entendre ce nom, sans avoir besoin d’en sentir les effets. Mais ils ne font guère mieux ceux d’aujourd’hui qui, avant de commettre leurs crimes les plus graves, les font toujours précéder de quelques jolis discours sur le bien public et le soulagement des malheureux.
J’en arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Celui qui penserait que les hallebardes, les gardes et le guet garantissent les tyrans, se tromperait fort. Ils s’en servent, je crois, par forme et pour épouvantail, plus qu’ils ne s’y fient. Ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais toujours (on aura peine à le croire d’abord, quoique ce soit l’exacte vérité) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui soumettent tout le pays. Il en a toujours été ainsi : cinq ou six ont eu l’oreille du tyran et s’en sont approchés d’eux-mêmes, ou bien ils ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines. Ces six dressent si bien leur chef qu’il en devient méchant envers la société, non seulement de sa propre méchanceté mais encore des leurs. Ces six en ont sous eux six cents, qu’ils corrompent autant qu’ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille, qu’ils élèvent en dignité. Ils leur font donner le gouvernement des provinces ou le maniement des deniers afin de les tenir par leur avidité ou par leur cruauté, afin qu’ils les exercent à point nommé et fassent d’ailleurs tant de mal qu’ils ne puissent se maintenir que sous leur ombre, qu’ils ne puissent s’exempter des lois et des peines que grâce à leur protection. Grande est la série de ceux qui les suivent. Et qui voudra en dévider le fil verra que, non pas six mille, mais cent mille et des millions tiennent au tyran par cette chaîne ininterrompue qui les soude et les attache à lui.
En somme, par les gains et les faveurs qu’on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point
qu’ils se trouvent presque aussi nombreux, ceux auxquels la tyrannie profite, que ceux auxquels la liberté plairait.
S’approcher du tyran, est-ce autre chose que s’éloigner de sa liberté et, pour ainsi dire, embrasser et serrer à deux mains sa servitude ? Qu’ils mettent un moment à part leur ambition, qu’ils
se dégagent un peu de leur avidité, et puis qu’ils se regardent ; qu’ils se considèrent eux-mêmes : ils verront clairement que ces villageois, ces paysans qu’ils foulent aux pieds et qu’ils
traitent comme des forçats ou des esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, si malmenés, sont plus heureux qu’eux et en quelque sorte plus libres. Le laboureur et l’artisan, pour asservis qu’ils
soient, en sont quittes en obéissant ; mais le tyran voit ceux qui l’entourent coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il ordonne, mais aussi qu’ils
pensent ce qu’il veut et souvent même, pour le satisfaire, qu’ils préviennent ses propres désirs. Ce n’est pas le tout de lui obéir, il faut encore lui complaire ; il faut qu’ils se
rompent, se tourmentent, se tuent à traiter ses affaires, et puisqu’ils ne se plaisent qu’à son plaisir, qu’ils sacrifient leur goût au sien, qu’ils forcent leur tempérament et dépouillent
leur naturel. Il faut qu’ils soient attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses regards, à ses gestes : que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains soient continuellement occupés à épier ses volontés
et à deviner ses pensées.
Est-ce là vivre heureux ? Est-ce même vivre ? »
Étienne de La Boétie, vers 1546 (Extraits de Discours de la servitude volontaire ou le Contr’un)
Ces phrases furent écrites alors que leur auteur n’avait que 16 ans.
Du coup, il en est un qui prend un sacré coup de vieux malgré ses quarante balais : le « fondé de pouvoir de la finance ».
Le tyran contemporain est un maître sans visage et sans pitié, mais aux mille et une identités.
En démocrature de marché, la servitude volontaire a pris les atours de la Liberté. Son meilleur vecteur tient dans la main de chacun, il éblouit par l’éclat de son écran, par sa relative toute-puissance, il obéit au doigt, à l’œil. Bientôt, qui sait, à la pensée.
Alors... alors, on pourra remiser le vieux mot « libre arbitre » (1541).
Personne
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Publié le 06/05/2018
Karl Marx et la France
Au pays de l’« ardeur révolutionnaire »
La ville de Trèves, où Karl Marx vit le jour le 5 mai 1818, s’apprête à fêter en grande pompe le bicentenaire de la naissance du penseur allemand. En France, l’événement revêt surtout une dimension éditoriale et universitaire. Une telle discrétion ne reflète guère la place occupée par ce pays, à la fois terre d’asile et champ de batailles politiques, dans la vie et l’œuvre du théoricien communiste.
par Antony Burlaud (Site Le Monde Diplomatique)
En 1908, dans Les Trois Sources du marxisme, Karl Kautsky avance une thèse reprise plus tard par Lénine : Karl Marx (1818-1883) aurait accompli la « fusion de tout ce que la pensée anglaise, la pensée française et la pensée allemande avaient de grand et de fertile ». Dans ce schéma, rapidement devenu un lieu commun, la France représente, à côté de l’Allemagne des philosophes et de l’Angleterre des économistes, le pays de la « pensée politique », de la pratique radicale et de l’« ardeur révolutionnaire ». De fait, ce pays a été, pour Marx, la patrie de la grande Révolution, le foyer de l’explosion de 1848, et aussi le lieu d’une première rencontre avec un mouvement ouvrier vigoureux, organisé et doté de fortes traditions : en somme, le pays de la politique en actes.
Mais la France a été, pour le philosophe, bien d’autres choses encore : un lieu d’asile et de plaisirs, un pays de mission, un champ de batailles (théoriques et organisationnelles), un point d’ancrage familial, et aussi, en maintes occasions, un repoussoir. Surtout, elle a offert au penseur allemand plus qu’un passé révolutionnaire à méditer ou des traditions ouvrières à imiter : elle a vu apparaître sur son sol une multiplicité de formules politiques, durables (Second Empire, IIIe République) ou éphémères (IIe République, Commune), qui surprirent Marx, forcèrent sa pensée et l’obligèrent à revoir et à enrichir ses théories.
Il s’en est fallu de peu qu’il voie le jour en terre française. Trèves, sa ville natale, avait été rattachée à la République en 1797, avant de recevoir, sous le Consulat, le titre de préfecture du département de la Sarre, qu’elle conserva jusqu’en 1814. Ces dix-sept ans de présence française marquèrent profondément la région, en y apportant le « langage des droits universels (1) » et la modernité juridique du code civil. Pour le tout jeune Marx, la France apparaît donc d’abord comme la Grande Nation, le pays des Lumières, de la Révolution, et jouit d’une certaine aura.
Au lycée, on lui fait apprendre, après le latin et le grec, le français (qu’il lira, parlera et écrira tout au long de sa vie) plutôt que l’hébreu. À Trèves, comme plus tard à l’université, à Berlin, il compte parmi ses maîtres quelques francs admirateurs de la Révolution. Cette imprégnation précoce est sans doute la source de sa fascination pour la bourgeoisie conquérante des Lumières, et de sa dilection pour des auteurs comme Denis Diderot ou Voltaire. Elle est, en tout cas, à l’origine de son intérêt pour la Révolution française et ses prodromes théoriques.
En octobre 1843, Marx s’installe à Paris pour tenter d’y faire vivre une revue, les Annales franco-allemandes. Ce premier séjour constitue pour lui une expérience politique d’une exceptionnelle densité. Car Paris, qui atteint le million d’habitants dans les années 1840, est alors le foyer politique de l’Europe, la « grande bouilloire magique, dans laquelle l’histoire du monde est en ébullition ». Après les Trois Glorieuses (2), le souvenir de la grande Révolution resurgit. Un courant néojacobin se structure, alimenté par les témoignages des révolutionnaires d’hier. Le socialisme ouvrier émerge, porté par quelques grandes figures et nourri par une intense fermentation utopique. L’animation politique est d’autant plus forte que Paris est une des capitales de l’exil politique européen, accueillant sous la monarchie de Juillet des libéraux et des radicaux venus de Pologne, de Russie et du monde germanique. Les communistes allemands y ont leurs organisations, leur presse, leurs lieux de réunion, généralement des cafés, dûment surveillés par la police. Plongé dans le chaudron parisien, Marx évolue rapidement — catalyse accélérée, à partir de fin août 1844, par la fréquentation de Friedrich Engels, avec qui il va partager, pendant son séjour, une vie à la fois studieuse et dissolue, écrivant, buvant et discutant sans fin dans les cafés du Palais-Royal ou du quai Voltaire.
Expulsé en 1845
Il lit, sans exclusive, les publications socialistes, mais aussi les romanciers français (Eugène Sue, George Sand), les économistes (Pierre Le Pesant de Boisguilbert, les physiocrates, Antoine Destutt de Tracy, Jean-Baptiste Say), qu’il discutera dans ses Manuscrits de 1844, et peut-être les historiens libéraux (François Guizot et Augustin Thierry), qu’il saluera comme les découvreurs de la lutte des classes (3). Ces lectures marquent suffisamment Marx et Engels pour qu’ils songent, en 1845, à créer une « bibliothèque des meilleurs écrivains socialistes français », où Charles Fourier, les saint-simoniens, Étienne-Gabriel Morelly et d’autres seraient traduits en allemand, et présentés par Marx.
Ce premier séjour parisien s’achève à l’hiver 1844-1845. Soumis aux pressions du pouvoir prussien, le gouvernement de Guizot expulse Marx, qui quitte Paris pour Bruxelles en février 1845. Engels, qui a échappé à la proscription, ne l’y rejoindra que plus tard, abandonnant à regret la capitale française, ses charmes et ses « très jolies grisettes ». Un sujet français va particulièrement occuper Marx dans son exil bruxellois : Pierre Joseph Proudhon. Admirateur de Qu’est-ce que la propriété ?, dont il aimait la vigueur et le goût du concret, il avait rencontré le socialiste bisontin à son domicile, rue Mazarine, en octobre 1844, et était resté en relation avec lui. Si Proudhon semble n’avoir pas accordé, sur le moment, beaucoup d’importance à cette rencontre, Marx et Engels avaient, eux, bien mesuré celle de Proudhon, « le plus conséquent » et « le plus pénétrant » des socialistes français.
Quand, en 1846, les deux amis tentent, de Bruxelles, d’établir un bureau de correspondance communiste à Paris, ils écrivent à Proudhon pour lui proposer d’y participer. Proudhon fait une réponse polie, mais circonspecte, acceptant de recevoir les circulaires, mais ne s’engageant pas à contribuer lui-même.
Cette réponse hâte la rupture. La parution, la même année, de Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère — un livre que même les admirateurs de Proudhon s’accordent à trouver nébuleux — donne à Marx l’occasion d’exprimer publiquement ses désaccords. Il rédige directement en français un pamphlet, Misère de la philosophie, dans lequel il précise, à sa manière à la fois rigoureuse et grinçante, ses critiques à Proudhon. Mais le livre n’a qu’un très faible écho. Les reproches faits à Proudhon — empirisme, faiblesse théorique, charlatanisme et boursouflure, cautèle petite-bourgeoise, incapacité à rompre vraiment avec l’ordre établi — s’attacheront longtemps, dans l’esprit de Marx, à l’ensemble du mouvement socialiste français, proudhonien ou non.
Marx et Engels saluent avec enthousiasme la révolution de février 1848, qui leur paraît annoncer le « triomphe de la démocratie dans toute l’Europe ». Ils participent tous deux aux suites de la révolution de mars en Allemagne. Dans leurs articles et leur correspondance sur la France, ils tâchent de rendre le processus révolutionnaire lisible en distinguant les forces en présence et en marquant les moments de césure. Après la défaite populaire de juin 1848, ils assistent avec lucidité à la consolidation de la République bourgeoise, puis à sa décomposition sous l’effet d’« une réaction royaliste plus impudente que sous Guizot ».
En 1850, exilé à Londres après un nouveau passage par Paris, Marx synthétise et systématise sa vision de la IIe République dans une série de trois articles, qui composeront plus tard l’ouvrage Les Luttes de classes en France. Dans ces textes majeurs, le théoricien analyse la révolution et ses suites en termes de classes, et rend compte du processus historique en cherchant à identifier, pour chaque grande séquence, quel groupe social (« ouvriers », « républicains petits-bourgeois », « bourgeoisie républicaine », « bourgeoisie royaliste ») domine le jeu. Il retrace les étapes du processus politique par lequel la République s’éloigne de son origine : la révolution populaire et l’instauration du gouvernement provisoire, solution de compromis ; la mise en place d’une république bourgeoise, « entourée d’institutions sociales » ; puis, après le bras de fer du printemps 1848, le retour à l’ordre des élections d’avril (où « paysans et petits bourgeois » vont voter « sous la conduite de la bourgeoisie ») et des « journées de juin », la liquidation du mouvement ouvrier ; enfin le triomphe apparent d’une république bourgeoise, qui se trouve vite fragilisée par l’élection de Louis Napoléon Bonaparte (un « coup d’État des paysans » mécontents), puis par le succès du « parti de l’ordre » aux élections de 1849.
Le coup d’État du 2 décembre 1851 surprend Marx. Sa réponse théorique sera Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, publié en mai 1852 à New York. À première vue, l’ouvrage reprend la trame des Luttes de classes, en la prolongeant chronologiquement, pour montrer « comment la lutte de classes en France créa (…) une situation [telle] qu’elle permit à un personnage médiocre et grotesque de faire figure de héros ». Mais on aurait tort de n’y voir qu’une redite de ce précédent ouvrage, ou un simple portrait-charge de l’usurpateur, à la manière de Victor Hugo dans son Napoléon le Petit. Si Marx reprend, pour les années 1848-1850, le récit déjà connu de la liquidation progressive des éléments les plus à gauche, il ajoute à sa réflexion deux problèmes nouveaux.
D’abord, la question de l’appareil d’État : pour lui, la France se caractérise par le fait que « le pouvoir exécutif dispose d’une armée de fonctionnaires de plus d’un demi-million de personnes et tient, par conséquent, constamment sous sa dépendance la plus absolue une quantité énorme d’intérêts et d’existences ». L’État « enserre, contrôle, réglemente, surveille et tient en tutelle la société civile ». La bourgeoisie a besoin de cette armée de fonctionnaires — à la fois réserve de sinécures et instrument de répression — au point d’en favoriser le développement, et de « donner une force irrésistible au pouvoir exécutif qui lui était hostile », au détriment d’un Parlement qui lui était acquis.
À ce premier mystère, Marx en relie un autre : l’énigme du bonapartisme, de sa nature et de sa fonction de classe. Il s’agit de comprendre comment le règne d’un personnage sans envergure, aventurier entouré d’aventuriers, va apparaître, dans une situation de blocage politique, comme « la seule forme possible de gouvernement ». Et comment, en trouvant un point d’équilibre entre des groupes sociaux irréconciliables, il va, contre la bourgeoisie même, préserver les intérêts essentiels de la bourgeoisie.
Sous le Second Empire, la France perd sa centralité dans la pensée de Marx. Mais la Commune, proclamée le 28 mars 1871, mobilise à nouveau son attention. Il perçoit les limites et les failles du mouvement — qui, malgré ce que colportent alors les journaux, n’est pas « marxiste », et encore moins contrôlé par lui —, mais souhaite son succès, et laisse éclater son enthousiasme dans une lettre d’avril : « L’insurrection de Paris est le plus glorieux exploit de notre parti. »
C’est pour défendre la Commune, et corriger les nombreuses rumeurs qui courent à son sujet, que l’Association internationale des travailleurs (Ire Internationale) confie à Marx la rédaction d’une adresse sur l’insurrection parisienne, connue sous le titre La Guerre civile en France. C’est l’un des textes les plus brillants de Marx, à la fois satire, panégyrique et analyse. Après avoir dépeint d’une plume vengeresse Adolphe Thiers, ce « nabot monstrueux », il cherche à saisir ce que fut la Commune, « ce sphinx qui met l’entendement bourgeois à si rude épreuve ». Répondant aux interrogations du 18 Brumaire sur l’appareil d’État, il la caractérise comme l’« antithèse directe de l’Empire », comme la « forme positive de la République sociale », attachée à briser les institutions du « pouvoir d’État moderne » (armée permanente, police, justice, Église) sur lesquelles reposait le régime de Bonaparte.
L’inspirateur occulte de la Commune ?
C’est avec la Commune et La Guerre civile que Marx gagne, en France, quelque notoriété. Misère de la philosophie n’avait eu qu’une diffusion confidentielle, et les grands textes sur la France n’avaient pas été traduits. Mais sa réputation de chef de l’Internationale et d’inspirateur occulte de la Commune attire l’attention sur sa personne. On parle de lui dans les journaux, on publie des portraits jusque dans la grande presse. Dans le même mouvement, la police s’intéresse à lui. Jeannine Verdès a recensé, dans son dossier à la préfecture de police de Paris, 165 notes et coupures de presse couvrant la période 1871-1883 (4). Les informations des mouchards sont souvent fantaisistes, laissant entendre qu’il aurait tenté, avant de créer l’Internationale, de manipuler la franc-maçonnerie, qu’il manigancerait l’assassinat de Thiers ou du roi d’Espagne. La rumeur le plus souvent rapportée par les espions — une accusation promise à un bel avenir — en fait un agent du pangermanisme, stipendié par Bismarck.
La IIIe République constitue, pour Marx et Engels, un objet problématique. C’est un régime bourgeois, fondé par des hommes qu’ils exècrent, et tenu, dans ses premières années, par une majorité ultraréactionnaire. Mais c’est aussi, par rapport aux monarchies européennes, un régime de libertés civiles, qui permet aux socialistes français « d’agir par le biais de la presse, de réunions publiques et d’associations ». Comme le résume Engels, « si elle est la forme accomplie de la domination de la bourgeoisie, la république moderne est en même temps la forme d’État où la lutte de classe se débarrasse de ses dernières entraves et où se prépare son terrain de lutte ». Les deux amis connaissent d’autant mieux la situation politique française que les trois filles de Marx se sont éprises de militants socialistes français : Laura et Jenny ont respectivement épousé Paul Lafargue (1868) et Charles Longuet (1872), tandis qu’Eleanor est fiancée, jusqu’en 1880, avec le communard Prosper-Olivier Lissagaray.
Marx et Engels placent d’abord quelques espoirs dans les radicaux, et tout particulièrement en Georges Clemenceau, qu’ils n’excluent pas de voir évoluer vers des positions socialistes. Plus sérieusement, ils jugent que l’on passera « difficilement d’une république à la Gambetta au socialisme sans passer par une république à la Clemenceau ». Mais, plus que les radicaux, c’est bien sûr le mouvement socialiste qui bénéficie du soutien des deux hommes. En 1880, après le congrès de Marseille, Marx rencontre Jules Guesde et lui dicte la partie théorique du programme du Parti ouvrier. Tout en regrettant que ce programme contienne « quelques incongruités auxquelles Guesde tenait absolument », il juge que « c’est un pas énorme que de ramener les ouvriers français de leur brouillard phraséologique sur le terrain de la réalité ». Quelques années plus tard, Engels peut noter avec satisfaction : « Il y a de nouveau en France un mouvement remarquable qui marche bien, et le mieux c’est qu’il est dirigé par nos gens, Guesde, Lafargue, Deville. »
De fait, c’est principalement par l’intermédiaire de ce groupe « guesdiste », grâce à une première vague de traductions, à l’élaboration de résumés pédagogiques et à une intense activité de propagande, que le marxisme va, dans la décennie qui suit la mort de Marx, pénétrer le socialisme français, et y commencer la longue carrière que l’on sait.
Antony Burlaud
Doctorant en science politique au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP) - université Paris-I. Coordinateur, avec Jean-Numa Ducange, de Marx, une passion française (La Découverte, 2018). Cet article est une version condensée du prologue de l’ouvrage.
(1) Gareth Stedman Jones, Karl Marx. Greatness and Illusion, Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts), 2016.
(2) Épisode révolutionnaire qui s’étala sur trois jours (du 27 au 29 juillet 1830) et aboutit à l’instauration d’un nouveau régime, la monarchie de Juillet.
(3) Jean-Numa Ducange, « Marx, le marxisme et le “père de la lutte des classes”, Augustin Thierry », Actuel Marx, no 58, Paris, 2015.
(4) Jeannine Verdès, « Ba 1175 : Marx vu par la police française, 1871-1883 », Cahiers de l’ISEA, no 176, Grenoble, 1966.
Publié le 05/05/2018
Pour construire une "Europe de la paix", la France doit sortir de l'OTAN
Au lieu de contribuer ainsi à jouer avec le feu, les grandes puissances de l'Union européenne pourraient passer de l'Europe de la guerre à l'Europe de la paix.
Coresponsable de l’école de la France insoumise, politologue et essayiste
Les grandes puissances membres de l'Union européenne se trouvent à un moment charnière. Que ce soit en Ukraine, en Libye, en Syrie ou en Irak, l'une après l'autre les poudrières s'accumulent et s'embrasent à leur voisinage. Or, depuis plusieurs années leur tendance est au suivisme de la ligne pyromane de Washington: que ce soit en s'impliquant activement dans ces conflits, en participant à une stratégie de la tension envers la Russie, ou encore en relançant la course aux armements sur le continent européen. Ainsi bâtissent-elles une "Europe de la guerre", qui transforme l'argument massue pro-Union européenne, "L'Europe-c'est-la-paix", en mensonge.
Sur la question syrienne, leur position est à la fois va-t'en-guerre et incohérente. Ce fut flagrant avec les situations d'Alep et de La Ghouta. En particulier, le second cas servit de motif à des bombardements sur la Syrie. Ces frappes aériennes ont été présentées comme un devoir face aux attaques chimiques de Bachar al-Assad sur les civils, crime de guerre ayant franchi une "ligne rouge". En réalité cette position ne tient pas. D'abord, il est absurde de décider via l'arbitraire de quelques grandes puissances que les morts civils d'une guerre sont inacceptables si c'est une attaque chimique, mais acceptables si c'est par bombardement "classique" ou à la machette. Ensuite, aller jusqu'aux frappes aériennes pour les crimes de guerre imputés à telle puissance, mais rester silencieux sur ceux de telle autre, c'est un "deux poids deux mesures" qui disqualifie l'argument moral sous-jacent. De fait, cette contradiction est insoutenable: bombarder la Syrie en accusant son gouvernement d'attaques chimiques sur des civils; mais se taire sur la dizaine de milliers de morts et les millions de civils en détresse humanitaire provoqués au Yémen par les bombardements de l'Arabie saoudite.
À cela s'ajoute la "jurisprudence Colin Powell": il ne peut plus être question que telle grande puissance, le cas échéant une fiole à la main, décrète la culpabilité d'une autre et que sur sa seule bonne parole, il nous faille valider une chose aussi grave que des bombardements – c'est-à-dire un acte de guerre. Avant de bombarder quiconque pour punir des crimes de guerre, il faut attendre l'identification certaine des coupables par une enquête de l'organisme compétent de la communauté internationale, en l'occurrence le secrétariat technique de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC). A défaut, l'on aboutit à l'invasion étatsunienne de l'Irak pour neutraliser des armes de destruction massive que Saddam Hussein ne possédait pas: une invasion qui fit plus d'un million de morts selon le rapport conjoint "Body Count : Casualty Figures after 10 years of the 'War on Terror" de l'Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire (prix Nobel de la paix 1985), de Physicians for Social Responsibility, et de Physicians for Global Survival. De surcroît, l'on ne saurait bombarder un pays sans avoir au moins un mandat des Nations-Unies, certes plus difficile à obtenir depuis que Washington, Paris et Londres ont outrepassé le mandat obtenu pour agir en Libye, jusqu'à renverser le gouvernement de Mouammar Kadhafi.
Plus simplement, la position des grandes puissances de l'Union européenne sur la question syrienne pose le problème d'un récit trompeur : "les gentils contre les méchants". En fait, le conflit oppose aujourd'hui le régime autoritaire de Bachar al-Assad à des groupes armés islamistes, tels qu'Al-Qaida en Syrie ou ce qui reste de l'organisation "Etat islamique". Quant aux forces qui veulent une Syrie laïque et démocratique, elles sont hélas depuis longtemps réduites à la portion congrue. Comme l'a résumé Robert Baer, ancien spécialiste de la CIA pour ce pays, en 2014: "Il n'y a pas de rebelles modérés en Syrie". Dépeindre autrement la situation, c'est soit faire de la propagande, soit prendre ses désirs pour la réalité.
A ces acteurs s'ajoutent des puissances, grandes ou régionales, qui s'immiscent dans la guerre pour pousser ou défendre leurs propres intérêts dans la région. La Russie intervient pour soutenir son allié syrien, qui héberge une de ses rares bases à l'étranger. Flanqués de leurs alliés européens, les Etats-Unis interviennent au contraire pour subvertir cet Etat lié à la Russie et pousser ainsi plus loin leurs positions dans la région. L'Iran intervient pour maintenir son allié syrien et contenir l'expansion de ses rivaux régionaux. La Turquie se focalise sur le containment des enclaves kurdes qui émergent lorsque s'affaiblit l'Etat central en Syrie ou en Irak. L'Arabie saoudite cherche à participer au conflit sur le terrain de peur d'être marginalisée face à Ankara et Téhéran. En toile de fond, la rivalité croissante de ces trois puissances pour le leadership régional les encourage à intensifier leurs ingérences: ainsi l'actuelle guerre civile au Yémen est-elle indirectement, derrière les forces gouvernementales et les rebelles houthis, une guerre entre l'Arabie saoudite et l'Iran. Similairement, il n'est pas interdit de penser que si Washington, Paris et Londres ont procédé aux récentes frappes aériennes, c'était surtout pour revenir dans le jeu géopolitique par un acte symbolique spectaculaire (des bombes sur des installations militaires syriennes vidées après qu'ils ont eux-mêmes prévenu la Russie). Le "processus d'Astana" mené en tripartite par Moscou, Téhéran et Ankara menaçait en effet, humiliation géopolitique suprême, de résoudre le conflit syrien sans les Etats-Unis.
Toujours est-il que l'accumulation des actes de guerre unilatéraux par ces puissances porte le risque croissant de déclencher un conflit régional majeur, à l'instar des guerres balkaniques du début du 20ème siècle. L'implication des plus grandes puissances militaires du monde – Etats-Unis, Russie, France, Royaume-Uni, Arabie saoudite, Turquie... – porte même en germe un conflit bien plus vaste. Cette situation n'est pas sans rappeler celle décrite par l'historien Christopher Clark dans Les Somnambules pour la 1ère Guerre Mondiale: à tort, chacun part du principe que ses intérêts à lui sont légitimes et raisonnables, que ceux des autres ne le sont pas, et que c'est aux autres de faire l'effort de courber l'échine ; ceci, jusqu'à la déflagration globale.
Au lieu de contribuer ainsi à jouer avec le feu, les grandes puissances de l'Union européenne, France en tête, pourraient passer de l'Europe de la guerre à l'Europe de la paix. A très court terme, cela supposerait de garantir une enquête indépendante de l'OIAC sur les attaques chimiques en Syrie, afin que sur cette base les coupables soient châtiés, qui qu'ils soient. Cela supposerait aussi d'organiser, conformément à la position des Nations-Unies, une grande conférence internationale de négociations sur l'avenir de la Syrie, avec toutes les puissances impliquées, qu'elles soient grandes ou régionales. Compte tenu du rapport de force, un objectif raisonnable serait d'obtenir alors en Syrie : la protection de toutes les minorités ; le progrès des libertés fondamentales pour la population dans son ensemble ; l'arrêt total des fournitures d'appui et d'armes aux belligérants, en particulier aux groupes armés islamistes ; et l'élimination concertée de ces derniers. Inévitablement, cela supposerait plus largement qu'une conférence similaire traite globalement la poudrière du Moyen-Orient, avec autour de la table aussi bien l'Iran, l'Arabie saoudite et la Turquie que la Russie, les Etats-Unis et les plus grandes puissances d'Europe.
À dire vrai, l'Europe de la guerre prévaut également sur la question ukrainienne. Là aussi, sa position est trompeuse. Il y aurait d'un côté les milices pro-russes fascisantes, adeptes des violences contre les civils ukrainophones, tournées vers la Russie ; et de l'autre les militants de la liberté et de la démocratie, tournés vers l'Europe et les Etats-Unis. Plus largement, lors de la "Révolution Euromaïdan" de 2013, qui a vu des manifestations à Kiev renverser le président pro-russe Viktor Ianoukovitch, il y aurait eu d'un côté un gouvernement corrompu, népotique et pro-Kremlin; et de l'autre des forces politiques démocratiques, intègres et pro-Union européenne. Logiquement, ces mêmes puissances européennes soutiendraient donc le gouvernement ukrainien au nom de la démocratie et des droits de l'Homme.
Là encore, cette position ne tient pas. D'abord, si le président pro-russe renversé en 2013 était effectivement à la tête d'une oligarchie corrompue et népotique, multipliant les actifs bancaires de son fils par dix de 2010 à 2012, les figures de proue du camp opposé ne sont pas en reste. Par exemple, Ioulia Tymochenko, célèbre égérie pro-Union européenne, fait partie elle aussi des oligarques ukrainiens richissimes qui ont participé dans les années 1990, comme dans la Russie des années Eltsine, à de vastes privatisations mêlant clientélisme, affairisme, népotisme et pratiques mafieuses politico-financières. En d'autres termes, en Ukraine le choix n'est pas entre des oligarques corrompus pro-Kremlin et des combattants de la démocratie et de la liberté : il est entre des oligarques corrompus pro-Kremlin et des oligarques corrompus pro-Washington. Plus grave: parmi les forces politiques qui ont renversé le gouvernement pro-russe de 2013 pour installer à sa place un pouvoir pro-OTAN, l'on trouve des néonazis assumés. Par exemple, l'actuel président du parlement ukrainien, Andry Parouby, est le fondateur du Parti social-nationaliste d'Ukraine, c'est-à-dire du parti néonazi ukrainien créé en 1991. De plus, les violences commises par des milices nationalistes sur des civils sont attestées dans les deux camps: à l'est, par des milices pro-Kremlin sur des civils ukrainophones; à l'ouest, par des milices pro-OTAN sur des civils russophones.
Bref, en réalité il y a là une confrontation très dure d'intérêts géopolitiques incompatibles entre une grande alliance, l'OTAN, et une grande puissance, la Russie, dans ce pays que le géopolitologue étatsunien Zbigniew Brzeziński considérait déjà dans son livre Le Grand Echiquier comme un espace stratégiquement crucial pour Washington. A cet égard, la question ukrainienne s'inscrit dans le contexte plus large du dépeçage systématique de la sphère d'influence russe en Europe par les Etats-Unis et leurs alliés européens, en avalant les pays concernés dans l'OTAN et dans l'Union européenne – généralement dans cet ordre.
L'Europe qui participe à cette expansion géopolitique étatsunienne déraisonnable aux marches de la Russie est clairement une Europe de la guerre, de l'hybris ; et non pas une Europe de la paix. Tandis que l'Ukraine reste une poudrière, les grandes puissances de l'Union européenne, France en tête, pourraient changer leur fusil d'épaule, ou plutôt délaisser leur fusil, en prenant l'initiative d'une conférence paneuropéenne sur les frontières du continent européen, avec par conséquent autour de la table l'ensemble des pays dudit continent, Russie incluse. C'est une chose de répéter en se bouchant les oreilles l'intangibilité sacrée des frontières en Europe, dans le déni de chamboulements récents tels que l'éclatement de la Yougoslavie dès les années 1990. C'en est une autre d'examiner la situation rationnellement, pour constater ceci: il n'y a plus de principe de stabilité des frontières en Europe, depuis qu'en dehors de toute décision de la communauté internationale via les Nations-Unies, l'OTAN a imposé unilatéralement la partition de la Serbie, avec pour résultat l'indépendance du Kosovo. A cet égard, l'intervention militaire unilatérale de Moscou pour imposer l'indépendance de la Crimée, suivie de son annexion, est la fille de l'intervention militaire unilatérale de Washington pour imposer l'indépendance du Kosovo.
Une telle conférence paneuropéenne sur les frontières, qui aurait dû avoir lieu dès la chute de l'URSS, pourrait avoir comme objectif raisonnable de les stabiliser en établissant explicitement leurs tracés, ce qui romprait le principe d'instabilité propagé ces quelque vingt-cinq dernières années de part et d'autre du rapport de force. Elle pourrait également organiser un effort de démilitarisation d'une partie du continent. En particulier, démilitariser l'essentiel de l'Europe centrale et la neutraliser (au sens "proclamer des pays neutres") serait un bon moyen de faire chuter la tension actuelle, irrespirable, entre l'est et l'ouest du continent.
Ceci pose la question plus large de la course aux armements sur le continent européen. Les Etats-Unis entendent ne plus contribuer dans les proportions actuelles aux dépenses militaires de l'OTAN. Ils exigent donc que leurs alliés d'Europe révisent à la hausse leurs propres dépenses: le secrétaire d'Etat Mike Pompeo est d'ailleurs récemment venu le leur marteler à Bruxelles sitôt confirmé dans ses fonctions. Dans un contexte d'austérité obligatoire encore renforcée par le traité budgétaire européen de 2012, il est très tentant pour les grandes puissances de l'Union européenne de répondre par la mutualisation la plus poussée possible de leur effort capacitaire: d'où la résurrection récente du thème de "l'Europe de l'armement". Si l'on ajoute à cela l'actuelle stratégie de la tension face à Moscou, qui multiplie les mainmises sur des ex-satellites de la Russie pour en faire des membres de l'OTAN littéralement à ses portes, le risque d'un double engrenage de la course aux armements et du bellicisme contaminant toute l'Europe est bien réel.
Avant de se soumettre aux desiderata de Washington, il est donc temps de soulever la question qui fâche: à quoi sert l'OTAN? Elle ne sert pas à défendre la démocratie: la Grèce a pu en rester membre lorsqu'elle était sous la botte du "régime des colonels". Elle ne sert pas à défendre les droits de l'Homme: des pays qui accumulent les violations des libertés fondamentales, tels la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan, peuvent eux aussi en rester membres. Plus prosaïquement, elle sert tout simplement à rassembler dans une même alliance militaire les vassaux des Etats-Unis de part et d'autre de l'Atlantique Nord.
Plutôt que d'intensifier l'Europe de la guerre, les grandes puissances de l'Union européenne pourraient au contraire saisir l'opportunité du désengagement militaire des Etats-Unis pour désarrimer de l'OTAN la défense européenne. La France pourrait être à l'avant-garde du mouvement: soit en quittant l'organisation; soit en quittant seulement son commandement intégré, comme elle le fit une première fois en 1966. Dans les deux cas, elle redeviendrait une grande puissance non-alignée, garante de sa souveraineté grâce à sa propre force armée, et extérieure aux aventures bellicistes dont l'accumulation sous l'égide de Washington s'accélère depuis deux décennies. Comme ce fut le cas hier, de Charles de Gaulle à François Mitterrand et jusqu'au duo Chirac-Villepin, Paris serait alors un facteur de paix et de concertation des nations, en sa qualité de grande puissance indépendante qui veut et peut dialoguer avec toutes les puissances dans l'intérêt supérieur de la paix.
Publié le 04/05/2018
Plus de 30 écoles offertes aux géants du BTP : le plan à un milliard d’euros de la mairie de Marseille
par Pierre Isnard-Dupuy (site bastamag.net)
Un milliard d’euros pour la destruction et la reconstruction de 34 écoles vétustes. C’est ce que compte engager la ville de Marseille sur 25 ans, dans le cadre d’un grand partenariat public-privé. Elle confie ainsi la clé des infrastructures à quelques grands groupes du BTP en contrepartie d’une lourde redevance annuelle. Face à une méthode désormais bien connue pour son impact néfaste sur les finances publiques, des élus d’opposition, syndicalistes enseignants, parents d’élèves, architectes, professionnels du bâtiment ou simples citoyens se mobilisent.
« C’est un véritable plan Marshall pour nos écoles qui n’a aucun équivalent ni pour la ville de Marseille ni pour aucune autre ville », claironne Jean-Claude Gaudin en conseil municipal. Avec sa majorité, le maire (LR) de Marseille dit avoir trouvé la solution miracle à la vétusté des écoles de la cité phocéenne. Une situation tellement détériorée qu’elle défraie régulièrement la chronique dans plusieurs dizaines d’écoles, sur les 444 que compte la ville. Avec la présence de rat, d’amiante, parfois l’absence de chauffage, ou encore l’attente interminable de travaux d’entretien, un grand nombre des 77 000 élèves marseillais ne sont toujours pas correctement accueillis. En décembre 2015, Charlotte Magri, enseignante dans les quartiers du nord de la ville, adressait une lettre ouverte à la ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, pour dénoncer cette situation.
La professeure enseignait dans une école de type GEEP, du nom de l’entreprise de construction qui employait dans les années 60 une méthode considérée à l’époque comme rapide et économique. Elle consistait à assembler un bâtiment sur une structure métallique préfabriquée. On surnomme aussi les établissements de ce type « Pailleron », du nom d’un collège parisien bâti selon cette méthode, et qui a brûlé en 1973 en laissant vingt morts dont seize enfants. Ce drame avait conduit à imposer une nouvelle réglementation sur la sécurité des bâtiments publics. A Marseille, la plupart des témoignages d’enseignants ou de parents d’élèves sur la vétusté concernent ces établissements.
Le gouffre de la rénovation du stade Vélodrome
C’est précisément sur les GEEP que compte agir la ville de Marseille : « 10% du parc scolaire, [qui] engendre des surcoûts et des difficultés en termes de maintenance et d’entretien », expose une délibération du conseil municipal. La ville s’apprête à laisser au privé la gestion de 34 écoles moyennant une redevance payée par la collectivité pendant 25 ans. De la construction à l’entretien, rien ne serait plus directement à la charge de la municipalité, via un partenariat public-privé (PPP) de plus d’un milliard d’euros conclu avec de grands groupes du BTP, qui pourraient être Bouygues, Vinci ou Eiffage. Pour l’instant, le principe a été voté au conseil municipal du 16 octobre 2017.
Dans le détail, L’idée de ce « plan écoles » est de procéder à la destruction de 31 groupes scolaires. En remplacement, 28 seront reconstruits et 6 nouveaux établissements seront créés. Les appels d’offres doivent être lancés à la fin de l’année 2018. L’ensemble de ces destructions-reconstructions s’étalerait sur six années. A moins que l’opposition à ce projet parvient à le bloquer. Un collectif, Marseille contre les PPP, rassemble syndicats d’enseignants, associations de parents d’élèves, organisation d’architectes et de professionnels du bâtiments qui préféreraient voir la ville rester propriétaire de ses écoles, sous la forme d’une maîtrise d’œuvre publique.
Un autre PPP qui coûte cher : le stade Vélodrome, rénové pour l’Euro 2016, coûte 15 millions d’euros par an sur 35 ans à la ville de Marseille.
« Vous allez devoir augmenter les impôts pour payer des banques et des promoteurs qui après s’être occupés du stade, s’occuperont des écoles », adresse également à la majorité l’élu d’opposition PS Benoit Payan. Il est vrai qu’en matière de PPP, la ville de Marseille n’en est pas à son « coût » d’essai. Le plus controversé est celui de la modernisation du stade Vélodrome avant l’Euro 2016. Fin septembre 2017, la Cour des comptes émettait des réserves sur le montage de l’opération contractée avec Bouygues, qui voit la ville s’acquitter d’un loyer de 15 millions d’euros par an en moyenne.
Mais la mairie sait présenter le bilan à son avantage. « Le contrat de partenariat a permis de rénover le stade dans les délais et les coûts prévus par le contrat initial », reconnaît la Cour. « Le Vélodrome est un argument à double tranchant. Si le montage financier est discutable, beaucoup de Marseillais aiment leur club et sont fiers d’avoir un beau stade », prévient Séverine Gil de l’association de parents d’élèves MPE 13.
Un bénéfice financier plus qu’hypothétique
En annexe de son plan écoles, dans un document d’« évaluation préalable du mode de réalisation », la majorité municipale considère la « multiplicité des sites », les contraintes de calendrier, « la réalisation de chantiers sur des sites en fonctionnement » et le désamiantage comme autant de « complexités » justifiant le recours à un partenariat public-privé.
De prime abord, une maîtrise d’œuvre publique apparaît moins chère : 620 millions d’euros, contre 675 pour le partenariat avec le privé, qui seront inclus dans la redevance versée par la ville à l’opérateur. Mais l’évaluation des risques et des coûts est alors appelée en renfort. Le document estime qu’en intégrant la notion de risque – délais non respectés, surcoûts, défaillance d’un prestataire... – le coût potentiel d’une opération publique passerait à 734 millions d’euros.
Le tout est posé comme si l’opérateur privé en charge de l’opération ne pouvait lui-même être défaillant. Il existe pourtant des contre-exemples : en Grande-Bretagne, le groupe Carillion a fait faillite, obligeant l’État britannique à réagir dans l’urgence pour maintenir les services, y compris pour de nombreuses écoles.
« Une bombe à retardement budgétaire »
Avec un PPP, la mairie se débarrasse de la maîtrise d’ouvrage – la conception et supervision des travaux – pour la confier à un seul opérateur. Les surcoûts ne sont pas permis, mais la contrepartie est un prix de redevance élevé. Néanmoins, le principe même des PPP est de plus en plus remis en question. Un rapport sénatorial de 2014 juge même le dispositif comme « une bombe à retardement budgétaire souvent ignorée par des arbitrages de court terme », pouvant conduire à « un double risque de rigidification et d’éviction des budgets ». De même, la cour des comptes européenne considérait récemment que « les partenariats public-privé cofinancés par l’UE ne peuvent être considérés comme une option économiquement viable pour la fourniture d’infrastructures publiques ».
Dans le cas marseillais, les redevances – en ajoutant les prestations de maintenance et d’entretien – vont s’élever à 40 millions d’euros par an sur 25 ans, soit 1 milliard d’euros au total, alors que le budget de rénovation de l’ensemble des écoles sur l’année 2017 était de 30 millions d’euros. Un grand écart reconnu par l’évaluation préalable elle-même : les budgets de 2014 à 2016 estiment « les charges d’exploitation des 455 classes concernées par le projet Plan écoles (...) à un montant de 1,6 millions d’euros ».
L’école « Pailleron » rénovée pour « 60% du prix d’une destruction-reconstruction » à Jouy-en-Josas, dans les Yvelines.
« Quelles dépenses va-t-on pouvoir engager pour les plus de 400 écoles qui ne sont pas concernées par le plan ? », interroge en conséquence le syndicaliste Pierre-Marie Ganozzi, secrétaire départemental de la FSU. « Il aura fallu 22 ans pour tourner la page d’écoles qui déjà en 1995 [date de la première élection de Jean-Claude Gaudin à la mairie de Marseille, ndlr], ne respectaient pas les normes éducatives et sécuritaires », tacle Jean-Marc Coppola, élu Front de Gauche, en conseil municipal. Ce dernier propose d’autres solutions financières, comme un « emprunt à la banque européenne d’investissement » et un « plan de sauvetage avec participation de l’État ».
D’autres solutions sont également sur la table : les écoles GEEP pourraient être réhabilitées plutôt que faire l’objet d’une destruction-reconstruction. Maxime Repos, du syndicat des architectes des Bouches-du-Rhône, met en avant l’exemple d’une rénovation réussie pour « 60% du prix par rapport à une destruction-reconstruction », celle d’une école GEEP à Jouy-en-Josas, dans les Yvelines. Comme « rénovation durable », la réalisation a été primée par le Conseil d’architecture d’urbanisme et de l’environnement des Yvelines.
Un bâti et des emplois de moindre qualité
Pourquoi un choix si précipité des élus ? Pour Séverine Gil, de MPE 13, « il est normal que les élus aillent vers un PPP : ils ne savent pas faire, ils ne veulent pas faire. Il s’agit d’un moyen pour délaisser la gestion de l’école à des sociétés privées, comme cela a été le cas pour la cantine, laissée à Sodexo ». Pour les syndicats d’enseignants, « la mairie se défausse de ses responsabilités ». Les conséquences pourraient être préoccupantes en termes pédagogique : « Si ce n’est pas la mairie qui décide, qui pourrons-nous interpeller si ça ne fonctionne pas ?, interroge Pierre-Marie Ganozzi, de la FSU. Et puis on signe un aménagement de nos écoles pour 25 ans. En cas de réforme de l’éducation, elle ne pourront plus s’adapter. »
« Dans le cadre d’une MOP, l’architecte fait le lien entre le maître d’ouvrage qui est la collectivité, et les entreprises. Avec un PPP, il est assujetti au groupe pour lequel il travaille. Et celui-ci cherche à maximiser son profit avant de se soucier de la qualité », analyse Patrick Verbauwen, le président du syndicat des architectes des Bouches-du-Rhône. Ce dernier plaide pour que chaque école soit adaptée « à l’environnement et à la culture de chaque quartier », alors qu’un promoteur appliquerait, selon lui, « un même plan pour toutes les écoles ». Une piètre qualité des bâtiments à la livraison est déjà largement observée dans la généralisation des PPP pour les prisons.
Une autre incidence des PPP, concerne la qualité de l’emploi et de la formation. « Les majors ont recours à la sous-traitance et au travail détaché. Les entreprises locales du bâtiments n’auront pas ou peu de débouchés sur ces chantiers. Donc ce n’est pas l’économie locale qui en profitera », expose Philippe Fontanier, délégué général adjoint du Syndicat national des entreprises du second œuvre (SNSO). « Nos entreprises représentent 60% de l’emploi et 90% des apprentis du secteur. Si on nous prive de ces marchés, cela signifiera que l’on ne pourra ni proposer d’apprentissage, ni de contrats d’insertion dans des quartiers qui en ont besoin. La population sera spectatrice », complète Patricia Blanchet-Bhang, présidente de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment des Bouches-du-Rhône (CAPEB).
De juteux bénéfices pour les majors du BTP
Ultime expédient à ce montage financier, inscrit dans l’évaluation préalable, la ville se réserve la possibilité d’une « valorisation immobilière » supplémentaire. Il s’agirait, sur les terrains le permettant, à côté ou en « juxtaposition », d’offrir la possibilité au promoteur d’une « construction et [d’une] valorisation de surfaces pouvant être commercialisées ». Autrement dit, le promoteur pourrait à sa guise exploiter les bénéfices de logements, bureaux ou autres commerces gagnés sur le foncier des écoles. Un filon contraire à l’intérêt pédagogique, jugent les opposants : « L’entreprise pourra installer un McDo, un supermarché ou ce qu’elle veut », prévient Marie-Hélène Moine, de Sud éducation.
« Lorsqu’on vend des terrains, on récupère de l’argent au profit des Marseillais », avance au contraire Roland Blum, élu adjoint aux finances, en conseil municipal. Un point de vue que les marseillais attachés aux espaces verts et au patrimoine, écrasés par de fréquentes opérations immobilières, ne partagent pas nécessairement.
La mobilisation contre le PPP des écoles s’annonce longue. A ce jour, trois citoyens de la cité phocéenne ont déposé un recours devant le tribunal administratif. Tout comme l’Ordre des architectes de PACA. Le rassemblement des professionnels du bâtiment prépare le sien. Ni la lettre qu’ils ont adressé au maire de Marseille, ni la lettre ouverte des enseignants et parents d’élèves n’ont trouvé de réponse à ce jour, tout comme nos demandes d’entretien adressées à la municipalité. Tous agissent pour que cet imposant PPP ne puisse pas voir le jour, et faire école.
Pierre Isnard-Dupuy
Publié le 03/05/2018
Mediapart a interviewé Karl Marx
Par Romaric Godin (site médiapart.fr)
À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Karl Marx (1818-1883), Mediapart a mené un entretien fictif avec le penseur de Trèves sur l’état du capitalisme et de la France… à partir de citations réelles.
Le 5 mai 1818 naissait à Trèves, à l’époque en Prusse rhénane, Karl Marx. L’auteur du Capital, publié en 1867, a inspiré les mouvements ouvriers du monde entier puis, dans sa lecture léniniste, les États totalitaires issus de la révolution russe d’octobre 1917. La chute de ces régimes, en 1989-1991, a été l’occasion d’une tentative de dévalorisation profonde de la pensée de Karl Marx et de son évacuation du débat intellectuel.
Mais la pensée de Karl Marx, diverse et complexe, ne se limite pas à la caricature qu’on en fait souvent désormais. Elle est l’une des premières à sonder en profondeur la réalité du capitalisme, son fonctionnement, sa philosophie, ses conséquences politiques et sociales. Avant de revenir plus en détail cet été sur l’actualité de cette pensée, Mediapart propose un entretien fictif avec le plus célèbre des usagers de la bibliothèque du British Museum sur l’actualité du capitalisme dans le monde et en France. Entretien réalisé avec des citations authentiques issues des œuvres de Karl Marx.
Karl Marx, considérez-vous que les ressorts essentiels du capitalisme sont, depuis deux siècles, les mêmes ?
Karl Marx : La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises. Une marchandise paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe.
Le capitalisme financiarisé actuel est dominé plus que jamais fondamentalement par le rendement, le désir d’argent. En êtes-vous surpris ?
L’argent, moyen et pouvoir de convertir la représentation en réalité et la réalité en simple représentation, transforme tout, aussi bien les forces essentielles réelles et naturelles de l’homme en représentations purement abstraites et par suite en imperfections, en chimères douloureuses, que d’autre part il transforme les imperfections et chimères réelles, les forces essentielles réellement impuissantes qui n’existent que dans l’imagination de l’individu, en forces essentielles réelles et en pouvoir. Déjà, d’après cette définition, il est donc la perversion générale des individualités, qui les change en leurs contraires et leur donne des qualités qui contredisent leurs qualités propres. Il apparaît alors aussi comme cette puissance de perversion contre l’individu et contre les liens sociaux qui prétendent être des essences pour soi. Il transforme la fidélité en infidélité, l’amour en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le vice en vertu, le valet en maître, le maître en valet, le crétinisme en intelligence, l’intelligence en crétinisme.
Comme l’argent, qui est le concept existant et manifeste de la valeur, confond et échange toutes choses, il est la confusion et la permutation universelle de toutes choses, donc le monde à l’envers, la confusion et la permutation de toutes les qualités naturelles et humaines. Qui peut acheter le courage est courageux, même s’il est lâche. Comme l’argent ne s’échange pas contre une qualité déterminée, contre une chose déterminée, contre des forces essentielles de l’homme, mais contre tout le monde objectif de l’homme et de la nature, il échange donc – du point de vue de son possesseur – toute qualité contre toute autre – et aussi sa qualité et son objet contraires ; il est la fraternisation des impossibilités. Il oblige à s’embrasser ce qui se contredit.
Depuis l’effondrement des régimes du bloc de l’Est, le marxisme est cependant jugé très négativement par le monde intellectuel. Qu’en pensez-vous ?
Tout ce que je sais, c’est que moi, je ne suis pas marxiste.
Pour nous, le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des données préalables telles qu’elles existent actuellement.
Un des grands débats du moment concerne le libre-échange. Beaucoup d’économistes estiment que la mondialisation a eu des effets largement positifs et les principaux dirigeants européens s’opposent au président des États-Unis Donald Trump sur ce point. Emmanuel Macron, le président français, l’a lui-même récemment rappelé à son homologue étasunien, malgré sa visite cordiale outre-Atlantique. Partagez-vous ce constat ?
Ne vous en laissez pas imposer par le mot abstrait de liberté. Liberté de qui ? Ce n’est pas la liberté d’un simple individu, en présence d’un autre individu. C’est la liberté qu’a le capital d’écraser le travailleur.
Comment cela ?
Toute cette argumentation revient à ceci : le libre-échange augmente les forces productives. Si l’industrie va croissant, si la richesse, si le pouvoir productif, si, en un mot, le capital productif augmentent, la demande du travail, le prix du travail, et, par conséquent, le salaire augmentent également. La meilleure condition pour l’ouvrier, c’est l’accroissement du capital. Et il faut en convenir. Si le capital reste stationnaire, l’industrie ne restera pas seulement stationnaire, mais elle déclinera, et, en ce cas, l’ouvrier en sera la première victime. Il périra avant le capitaliste. Et dans le cas où le capital va croissant, dans cet état de choses que nous avons dit le meilleur pour l’ouvrier, quel sera son sort ? Il périra également. L’accroissement du capital productif implique l’accumulation et la concentration des capitaux. La centralisation des capitaux amène une plus grande division du travail et une plus grande application des machines. La plus grande division du travail détruit la spécialité du travail, détruit la spécialité du travailleur et, en mettant à la place de cette spécialité un travail que tout le monde peut faire, elle augmente la concurrence entre les ouvriers.
Seriez-vous alors favorable au protectionnisme qui revient en vogue ?
Ne croyez pas qu’en faisant la critique de la liberté commerciale nous ayons l’intention de défendre le système protectionniste. On se dit ennemi du régime constitutionnel, on ne se dit pas pour cela ami de l’Ancien Régime. D’ailleurs, le système protectionniste n’est qu’un moyen d’établir chez un peuple la grande industrie, c’est-à-dire de le faire dépendre du marché de l’univers, et du moment qu’on dépend du marché de l’univers, on dépend déjà plus ou moins du libre-échange. Outre cela, le système protecteur contribue à développer la libre concurrence dans l’intérieur d'un pays.
Mais alors, quel regard portez-vous sur la mondialisation actuelle des échanges ?
De même que la classe des bourgeois d’un pays fraternise et s’unit contre les prolétaires d’un même pays, malgré la concurrence et la rivalité existant entre les membres individuels de la bourgeoisie, de même, les bourgeois de tous les pays fraternisent et s’unissent contre les prolétaires de tous les pays, malgré leurs luttes mutuelles et leur concurrence sur le marché mondial.
En France, pays que vous connaissez bien et sur lequel vous avez abondamment écrit, le président de la République Emmanuel Macron entend mener une politique de libéralisation de l’économie au nom du « bon sens ». Plus de concurrence, c’est cela la raison ?
Dire qu’il y a des industries qui ne sont pas encore à la hauteur de la concurrence, que d’autres encore sont au-dessous du niveau de la production bourgeoise, c’est un radotage qui ne prouve nullement l’éternité de la concurrence.
Il s’agit bien plutôt de représenter la production comme enclose dans des lois naturelles, éternelles, indépendantes de l’histoire, et à cette occasion de glisser en sous-main cette idée que les rapports bourgeois sont des lois naturelles immuables de la société conçue in abstracto. Tel est le but auquel tend plus ou moins consciemment tout ce procédé.
Avec le projet de loi PACTE, le gouvernement français entend favoriser la participation des salariés aux profits de l’entreprise pour apaiser les tensions sociales. Ceci entre dans l’idée, déjà défendue dans la réforme du marché du travail, que le dialogue social est de meilleure qualité au niveau des entreprises et qu’il faut dépolitiser, en quelque sorte, ce dialogue. Quelles réflexions cette vision vous inspire-t-elle ?
La condition d’affranchissement de la classe laborieuse, c’est l’abolition de toute classe, de même que la condition d’affranchissement du tiers état, de l’ordre bourgeois, fut l’abolition de tous les états et de tous les ordres. La classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l’ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément le résumé officiel de l’antagonisme dans la société civile.
En attendant, l’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression, est une révolution totale. D’ailleurs, faut-il s’étonner qu’une société, fondée sur l’opposition des classes, aboutisse à la contradiction brutale, à un choc de corps à corps comme dernier dénouement ? Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n’y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps. Ce n’est que dans un ordre de choses où il n’y aura plus de classes et d’antagonisme de classes, que les évolutions sociales cesseront d’être des révolutions politiques.
Le gouvernement veut pourtant que le « travail paie » et « remettre la France au travail ». Ne sont-ce pas là de beaux principes ?
Le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. De même que, dans la religion, l’activité propre de l’imagination humaine, du cerveau humain et du cœur humain, agit sur l’individu indépendamment de lui, c’est-à-dire comme une activité étrangère divine ou diabolique, de même l’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même.
Au 1er janvier dernier, la France a supprimé l’impôt sur la fortune et réduit l’imposition sur les revenus du capital. L’exécutif prétend soutenir ainsi la production. Êtes-vous de la même opinion ?
Les uns et les autres oublient que le gaspillage et l’épargne, le luxe et le dénuement, la richesse et la pauvreté s’équivalent. La volonté du capitaliste consiste certainement à prendre le plus possible. Ce que nous avons à faire, ce n’est pas disserter sur sa volonté, mais étudier sa puissance, les limites de cette puissance et le caractère de ces limites.
Ainsi, à mesure que le capital productif s’accroît, la concurrence entre les ouvriers s’accroît dans une proportion beaucoup plus forte. La rétribution du travail diminue pour tous, et le fardeau du travail augmente pour quelques-uns.
Avec la masse des objets augmente l’empire des êtres étrangers auquel l’homme est soumis et tout produit nouveau renforce encore la tromperie réciproque et le pillage mutuel. L’homme devient d’autant plus pauvre en tant qu’homme, il a d’autant plus besoin d’argent pour se rendre maître de l’être hostile, et la puissance de son argent tombe exactement en raison inverse du volume de la production, c’est-à-dire que son indigence augmente à mesure que croît la puissance de l’argent. Le besoin d’argent est donc le vrai besoin produit par l’économie politique et l’unique besoin qu’elle produit. La quantité de l’argent devient de plus en plus l’unique et puissante propriété de celui-ci. De même qu’il réduit tout être à son abstraction, il se réduit lui-même dans son propre mouvement à un être quantitatif. L’absence de mesure et la démesure deviennent sa véritable mesure.
Vous ne croyez donc pas à un quelconque « ruissellement » ou à un effet bénéfique des « réformes » ?
La tendance générale de la production capitaliste n’est pas d’élever le salaire normal moyen, mais de l’abaisser.
On comprend alors le mouvement actuel vers le creusement des inégalités… Les politiques d’opposition devraient-ils se pencher davantage sur ce sujet ?
Se représenter la société socialiste comme l’Empire de l’égalité est une conception française trop étroite et qui s’appuie sur la vieille devise Liberté, Égalité, Fraternité, conception qui, en ses temps et lieu, a eu sa raison d’être parce qu’elle répondait à une phase d’évolution, mais qui, comme toutes les conceptions trop étroites des écoles socialistes qui nous ont précédés, devrait à présent être dépassée, puisqu’elle ne crée que de la confusion dans les esprits et qu’elle a été remplacée par des conceptions plus précises et répondant mieux aux réalités. Au lieu de la vague formule redondante « éliminer toute inégalité sociale et politique », il faudrait dire : avec la suppression des différences de classes s’évanouit d’elle-même toute inégalité sociale et politique résultant de ces différences.
Quel regard portez-vous sur la social-démocratie, actuellement en crise profonde un peu partout ?
Le caractère propre de la social-démocratie se résumait en ce qu’elle réclamait des institutions républicaines démocratiques comme moyen non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d’atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie. Quelle que soit la diversité des mesures qu’on puisse proposer pour atteindre ce but, quel que soit le caractère plus ou moins révolutionnaire des conceptions dont il puisse être revêtu, le contenu reste le même. C’est la transformation de la société par voie démocratique, mais c’est une transformation dans le cadre petit-bourgeois. Il ne faudrait pas partager cette conception bornée que la petite bourgeoisie a pour principe de vouloir faire triompher un intérêt égoïste de classe. Elle croit au contraire que les conditions particulières de sa libération sont les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée et la lutte de classes évitée.
La tombe de Karl Marx au cimetière de Highgate, à Londres. © DR
Faut-il dès lors organiser une « convergence des luttes » ou attendre une « coagulation » des mécontentements ?
L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Tous les efforts menant à ce but ont échoué faute de solidarité entre les travailleurs des différentes professions dans le même pays et d’une union fraternelle entre les travailleurs des divers pays.
Les syndicats agissent utilement en tant que centres de résistance aux empiétements du capital. Ils manquent en partie leur but dès qu’ils font un emploi peu judicieux de leur puissance. Ils manquent entièrement leur but dès qu’ils se bornent à une guerre d’escarmouches contre les effets du régime existant, au lieu de travailler à sa transformation et de se servir de leur force organisée comme d’un levier pour l’émancipation définitive de la classe laborieuse, c’est-à-dire pour l’abolition définitive du salariat.
Le président Emmanuel Macron a estimé, dans un entretien récent, être « l’émanation du goût du peuple français pour le romanesque » et « l’instrument de quelque chose qui le dépasse ». Le voyez-vous ainsi également ?
Dans la vie courante, n’importe quel shopkeeper sait fort bien faire la distinction entre ce que chacun prétend être et ce qu’il est réellement, mais notre histoire n’en est pas encore arrivée à cette connaissance vulgaire. Pour chaque époque, elle croit sur parole ce que l’époque en question dit d’elle-même et les illusions qu’elle se fait sur soi.
C’est-à-dire ?
Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports qui font d’une classe la classe dominante. Autrement dit, ce sont les idées de sa domination.
Les individus qui constituent la classe dominante possèdent, entre autres choses, également une conscience, et en conséquence ils pensent. Pour autant qu’ils dominent en tant que classe et déterminent une époque historique dans toute son ampleur, il va de soi que ces individus dominent dans tous les sens et qu’ils ont une position dominante, entre autres, comme êtres pensants aussi, comme producteurs d’idées, qu’ils règlent la production et la distribution des pensées de leur époque. Leurs idées sont donc les idées dominantes de leur époque.
Quand, au sommet de l’État, on joue du violon, comment ne pas s’attendre que ceux qui sont en bas se mettent à danser ?
Vous n’avez donc pas été convaincu par la première année du président français ?
Il voudrait se poser en bienfaiteur patriarcal de toutes les classes, mais il ne peut pas donner à l’une sans enlever à l’autre. Il voudrait voler toute la France pour en faire cadeau à la France. Poussé par les exigences contradictoires de sa situation, obligé comme un prestidigitateur de marcher de surprise en surprise pour garder fixés sur lui les yeux du public, il met toute l’économie bourgeoise sens dessus dessous, crée l’anarchie au nom même de l’ordre.
Votre regard sur la France contemporaine est donc sévère ?
Si jamais période historique fut peinte en grisaille, c’est bien celle-ci : l’imbécillité astucieuse d’un seul individu annihile le génie officiel de la France et la volonté de la nation, chaque fois qu’elle se manifeste dans le suffrage universel, cherche son expression adéquate chez les ennemis invétérés des intérêts des masses, jusqu’à ce qu’elle la rencontre finalement dans la volonté obstinée d’un flibustier.
Publié le 02/05/2018
La Commune du Paris et les premiers de cordée de la révolution sociale
Gérard Le Puill
Humanite.fr
Étudier à travers le livre de Jean A. Chérassece que furent les objectifs de la Commune nous conduit aussi à penser les changements à promouvoir dans le pays pour en finir avec ce capitalisme prédateur en ce XXIème siècle. Photo : AFP
En cette année 2018 qui nous fait commémorer le bicentenaire de la naissance de Karl Marx et les cinquante ans de la grève générale de 1968 en France, Jean A. Chérasse, cinéaste documentariste et agrégé d’histoire, vient de sortir un livre de plus de 500 pages qui raconte, jour à après jour, ce que fut la Commune de Paris du 18 mars au 28 mai 1871 (1).
« Née dans la fête, noyée dans le sang, la Commune de Paris a surgi telle une fleur du cerisier de Jean-Baptiste Clément, à la fin d’un hiver effroyable rendu difficilement supportable par les rigueurs d’un siège, mais elle reste, par sa fulgurance, une page extraordinaire de l’histoire de France », nous dit l’auteur dans son avant propos.
Alors que les manifestations du 1er mai vont mettre dans la rue des centaines de milliers de travailleurs et de retraités mécontents de la politique du président des très riches et de son gouvernement, un livre vient de sortir et nous informe de manière détaillée sur la Commune de Paris. A la lecture des documents d’époque publiés dans cet ouvrage, on est frappé par le niveau élevé des revendications, mais aussi par la pertinence des arguments mis en avant pour les défendre, sans oublier la beauté des textes avec une qualité d’écriture qui impressionne le lecteur près d’un siècle-et-demi plus tard. Les journaux des communards étaient vendus à la criée. Parmi eux, figurait le Cri du Peuple, dans lequel Jean-Baptiste Clément écrivait en ce dixième jour de la Commune pour évoquer la fuite de d’Adolphe Thiers à Versailles :
« C’est le plus grand jour de la République (…) Ce matin, c’est l’heure de la fraternité, c’est l’apothéose de la grande République(…) Il n’y aura parmi nous ni vainqueurs ni vaincus, il n’y aura plus qu’un grand peuple confondu dans un même sentiment :celui d’une régénération ».
Le lendemain, Charles Beslay, élu du cinquième arrondissement et doyen des « Communeux », lui-même âgé de 76 ans, déclarait dans un discours consacré à la relance de l’économie dans la capitale :
« la commune que nous fondons sera la commune modèle. Qui dit travail dit ordre, économie, honnêteté, contrôle sévère et ce n’est pas dans la Commune républicaine que Paris trouvera des fraudes de 400 millions!».
« Ce que tentent nos héroïques camarades de Paris »
Evoquant les premiers pas de la Commune le 12 avril 1971, Karl Marx écrivat à son ami Kigelmann :
« La révolution en France doit avant tout tenter non pas de faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains- ce qui s’est produit toujours jusqu’à maintenant- mais la briser. Là est précisément la condition préalable de toute révolution vraiment populaire sur le continent. C’est aussi ce que tentent nos héroïques camarades à Paris».
Mais les versaillais préparent l’offensive militaire ce qui conduisent Pierre Denis à lancer cette mise en garde dans le Cri du Peuple dès le 23 avril :
« Le véritable danger n’est pas dans l’implacable ressentiment du gouvernement et de l’assemblée, ni dans l’armement qui se produit à Versailles. Le danger est ici, dans le Conseil communal, s’il ne sait pas, prendre les mesures de défense rapides, sûres, à la fois intelligentes, sages et fermes; il est dans l’organisation même de la défense, et il est surtout dans les illusions que pourrait faire naître une fausse conciliation… ».
Au fil des pages de ce livre ont voit en effet monter la puissance militaire des Versaillais qui ont réussi à conserver des sites stratégiques comme le Mont Valérien sur les hauteurs de Suresnes, d’où il est possible de tirer au canon sur Paris. Progressivement, les troupes de Thiers investissent la banlieue ouest de Paris et les obus font de plus en plus de dégâts dans la capitale où des enfants d’une dizaine d’années vont, au risque de leur vie, récupérer des éclats d’obus dans les rues afin de récupérer quelques sous en les vendant à des marchands de ferraille.
A chaque fois qu’ils prennent de nouvelles positions, les Versaillais achèvent les blessés et même les infirmières présentes pour les soigner comme en témoigne le commandant Noro dans un courrier au communard Charles Delescluze. Après la victoire des Versaillais, les massacres vont se poursuivre avec notamment 400 personnes fusillées à la prison de Mazas et 1907 exécutions à la Roquette en une seule journée.
Donner une place centrale à l’éducation de tous les enfants
La chute de la Commune de Paris fut donc particulièrement douloureuse. Toutefois, ce que l’on retient avant tout du livre de Jean A. c’est la qualité du projet politique des communards. Ils se battaient pour une société de justice et d’égalité, y compris entre les hommes et les femmes. Ils voulaient la bâtir dans le pays tout entier comme le montre un texte adressé aux paysans. Ils considéraient qu’il fallait pour cela donner une place centrale à l’éducation de tous les enfants.
Alors que l’actuel président de la République et son gouvernement n’ont que la précarité du plus grand nombre à nous proposer comme projet afin de donner toujours plus aux «les premiers de cordées » tels que les voit Emmanuel Macron, étudier à travers ce livre ce que furent les objectifs de la Commune nous conduit aussi à penser les changements à promouvoir dans le pays pour en finir avec ce capitalisme prédateur en ce XXIème siècle qui, de surcroît accélère le réchauffement climatique.
(1) Les 72 immortelles, la fraternité sans rivages, une éphéméride des grand rêve fracassé des Communeux, de Jean A. Chérasse, dessins d’Eloi Valat ; les éditions du Croquant, 560 pages, 24€
Journaliste et auteur
Publié le 01/05/2018
La difficile dénucléarisation de la péninsule coréenne
IDN-France (Intiatives pour le Désarmement Nucléaire – idn-France.org)
La paix en Corée est-elle possible ? C’est ce qu’ont promis les dirigeants des deux Corées, techniquement toujours en guerre, à l’issue d’un sommet intercoréen historique ce vendredi 27 avril. Selon leurs propres mots, « il n’y aura plus de guerre dans la péninsule coréenne ». A travers la déclaration de Panmunjom signée le 27 avril dans la zone démilitarisée entre les deux Corées, Kim Jong-un, le dirigeant de la République populaire démocratique de Corée, et Moon Jae-in, le président de la Corée du Sud, ont ouvert la porte à la négociation d’un régime de paix mettant fin à la Guerre de Corée (1950-1953), à une dénucléarisation de la péninsule coréenne et à une réflexion sur les familles séparées et sur des participations conjointes lors d’événements sportifs internationaux.
Six jours auparavant, samedi 21 avril, Kim Jong-un avait annoncé l’arrêt des essais nucléaires et des tirs de missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) nord-coréen. La Corée du Nord a également promis, dans un objectif de transparence, le démantèlement du site de Punggye-ri où ont été effectuées toutes les explosions souterraines depuis octobre 2006. Elle s’est enfin engagée à participer aux efforts internationaux pour un désarmement nucléaire global. Alors, gestes spectaculaires ou effet d’annonce ?
Ces annonces, largement saluées par la communauté internationale, s’inscrivent dans une période de détente après une année 2017 où l’ombre de la guerre a plané sur la péninsule coréenne suite à une incroyable escalade des tensions entre Kim Jong-un et Donald Trump. Pyongyang avait alors enchainé les essais de missiles et effectué son sixième essai nucléaire quand Washington demandait le renforcement du régime des sanctions imposées par le Conseil de Sécurité de l’ONU. Trump promettait « le feu et la colère » à son homologue nord-coréen qui menaçait le territoire américain de Guam de ses missiles.
Le changement a été amorcé par un discours nord-coréen du Nouvel an ouvrant au dialogue. Depuis, les rencontres symboliques ou informelles se sont multipliées : Kim Yo-jong la sœur de Kim Jong-un, a participé à la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques d’hiver en Corée du Sud, le dirigeant nord-coréen aurait rencontré le directeur sortant de la CIA Mike Pompeo, à présent Secrétaire d’Etat, au début du mois d’avril, et une ligne de communication directe a été ouverte le 20 avril entre Moon Jae-in, président de la Corée du Sud, et Kim Jong-un. Enfin, un sommet intercoréen – le troisième de l’histoire seulement – s’est tenu ce vendredi 27 avril.
Pour autant, l’arrêt des essais nucléaires, comme la promesse de dénucléarisation de la péninsule, signifient-t-ils la dénucléarisation réelle de la Corée du Nord ? Rien n’est moins sûr. Il s’agit d’abord de rappeler que l’arme nucléaire est inscrite dans la Constitution nord-coréenne. Cette même Constitution énonce en son article 3 que l’Etat est guidé dans ses activités par l’idée de Juche et l’idée de Songun. Cette idéologie autocratique développée sous la présidence de Kim Il Sung prône le mouvement de la nation vers le ‘jaju’ (l’indépendance), à travers la construction du ‘jarip’ (économie nationale) et l’accent sur le ‘jawi’ (autodéfense), afin d’établir le socialisme. Elle repose donc sur trois axes : l’autonomie militaire, l’autosuffisance économique et l’indépendance politique. A partir de 1994, Kim Jong-il, fils de Kim Il Sung, complètera cette doctrine par la politique de Songun, qui donne la priorité à l’armée dans les affaires de l’Etat.
C’est en mobilisant ces idées que la Corée du Nord justifie depuis toujours son programme nucléaire. Cet arsenal a pour objectif l’auto-défense de l’Etat, et par conséquent son indépendance vis-à-vis d’une triple menace extérieure émanant de la Corée du Sud, des Etats-Unis et du Japon. Avec la chute de l’Union Soviétique, l’arme atomique va devenir un outil de stabilisation du pouvoir, et plus encore un moyen de survie du régime et de dissuasion vis-à-vis des Etats-Unis. La Corée du Nord va utiliser la « diplomatie du missile » comme un moyen de chantage, un levier de négociation pour garantir sa pérennité et obtenir une aide internationale vitale dans les domaines énergétique et alimentaire. L’arsenal de la Corée du Nord serait aujourd’hui composé de 10 à 16 armes, avec la possibilité d’en fabriquer 15 de plus d’ici trois ans.
Il paraît donc peu probable que la Corée du Nord renonce sans de très importantes contreparties à son programme nucléaire, auquel elle a tant sacrifié et qu’elle considère comme la seule garantie de survie de son régime. L’arrêt des essais nucléaires et des tirs de missiles ICBM n’est en réalité qu’une suspension. En ce sens, les inquiétudes du Japon sont légitimes quant à la question des missiles à portée intermédiaire. Le démantèlement du site de Punggye-ri ne garantit pas l’utilisation d’autres sites. Surtout, la Corée du Nord n’a pas annoncé la suspension de sa production de têtes nucléaires et de missiles balistiques, dont Kim Jong-un avait demandé la production en masse en janvier dernier.
Kim Jong-un a particulièrement insisté sur le fait que la Corée du Nord était devenue de facto une puissance nucléaire avec six tests en onze ans, et qu’elle n’hésiterait pas à utiliser la bombe atomique pour répliquer à une menace ou à une provocation nucléaire. Affirmant donc son statut de puissance nucléaire, l’impact de l’annonce du 21 avril de Pyongyang est à relativiser. Et, d’après les analyses d’une équipe de géologues chinois dont l’étude sera publiée le mois prochain dans un journal scientifique spécialisé, la Corée du Nord n’aurait eu d’autres choix que de fermer le site d’essais nucléaires de Punggye-ri : il se serait effondré et serait inutilisable.
Si l’on peut saluer la dynamique d’apaisement des tensions entre les deux Corées, le sommet du 27 avril ainsi que la déclaration intercoréenne qui en découle sont également à relativiser. Kim Jong-un et Moon Jae-in ont certes repris le destin de la péninsule coréenne en main, mais le chemin sera long avant la concrétisation des engagements. La déclaration de Panmunjom s’en tient d’abord à de grands objectifs. Aucun calendrier n’a été acté. Les dirigeants se sont engagés à une « dénucléarisation totale » et à un « désarmement par étapes » sans en préciser les détails. La dénucléarisation nord-coréenne n’est pas garantie par cette déclaration : la promesse d’une péninsule coréenne non-nucléaire est subordonnée à la fin de la protection nucléaire de la Corée du Sud par Washington. De plus, les plus sceptiques s’interrogeront sur la sincérité de Kim Jong-un : la paix et la dénucléarisation ont déjà fait l’objet de multiples engagements entre la Corée du Nord et la Corée du Sud depuis 2001.
Plusieurs éléments cependant amènent à reconnaître les avancées de ce sommet. Les deux Corées se sont engagées à éviter les incidents en mer Jaune, et le Sud a promis de cesser sa propagande par haut-parleurs dans la zone démilitarisée. La déclaration de Panmunjom encourage la mise en pratique des accords et engagements pris antérieurement, et appelle à un dialogue international, avec les États-Unis et la Chine pour la signature d’un Traité de Paix remplaçant l’armistice conclu entre le commandement de l’ONU, la Chine et la Corée du Nord en l’absence de toute représentation de la Corée du Sud.
Un second sommet à haut risque devrait se tenir au début du mois de juin entre Kim Jong-un et Donald Trump. Washington veut une dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible du Nord alors que, selon le Sud, Pyongyang souhaite des garanties sur sa sécurité, un sujet de désaccords important. La Corée du Nord semble souhaiter à terme le retrait des troupes américaines de la péninsule coréenne et l’abrogation des accords de sécurité entre Washington et Séoul. Il est aussi à craindre qu’un Donald Trump peu au fait de la complexité du dossier fasse de fausses promesses à son homologue nord-coréen, dont le non-respect entraînerait la reprise du programme nucléaire nord-coréen. Il faudra notamment se mettre d’accord sur un calendrier de désarmement : Kim Jong-un propose un accord par étapes alors que les États-Unis veulent un résultat tangible dans la foulée du sommet, avec le démantèlement immédiat et vérifié d’ogives ou de missiles. Il s’agit aussi d’impliquer la Chine et la Corée du Sud dans les négociations.
Pour la réussite des négociations, les deux parties doivent faire des concessions à long terme. La Corée du Nord pourrait accepter de geler son programme nucléaire, ou autoriser les inspections de l’AIEA en échange de la levée des sanctions. Elle ne cèdera pas cependant sur une dénucléarisation unilatérale. Pyongyang n’acceptera son désarmement que si la dénucléarisation concerne l’ensemble de la péninsule coréenne. Reste à savoir si les États-Unis désirent négocier et sur quels points ils seraient prêts à céder, alors même que Donald Trump souhaite le renforcement de la pression sur Kim Jong-un.
Solène Vizier