Publié le 30/11/2018
Loi Mobilités : la nouvelle arnaque du gouvernement
Par Laura Raim | (site : regards.fr)
Evocatrice de dynamisme et de liberté, la mobilité qui fait l’objet du projet de loi présenté ce mardi 27 novembre en Conseil des ministres est une notion bien faite pour enterrer une réelle politique de désenclavement et de développement des transports publics.
C’est magique. Les transports vont bientôt disparaître. Nous aurons désormais affaire à la bien plus moderne mobilité. Cette actualisation sémantique constitue en effet la toute première proposition du projet de loi d’orientation des mobilités (LOM), présenté mardi 27 novembre devant le Conseil des ministres : dans plusieurs articles, « droit au transport » devient « droit à la mobilité », « système des transports » devient « système des mobilités » etc. Au-delà de la simple opération de toilettage du Code des transports, ce changement de vocabulaire est loin d’être innocent.
Il est d’abord chargé idéologiquement. Là où le transport se contente modestement d’être un moyen technique de déplacement, la mobilité a été érigée dans les discours politiques comme une valeur éminemment désirable de la société néolibérale. Une valeur en symbiose avec les réquisits de la mondialisation, qui repose matériellement sur la libre circulation des biens, des flux de capitaux et des personnes. Cousine de l’indispensable liquidité des marchés financiers et de la non moins nécessaire simplification du droit du travail, la mobilité invite les travailleurs à changer de résidence et/ou de travail pour s’adapter aux fluctuations de la conjoncture et aux mutations structurelles de l’économie.
Le terme, évocateur de liberté et de dynamisme, n’est pas choisi au hasard, parmi les éléments de langage récités par nos "réformateurs" en croisade contre les « rigidités » et autres « immobilismes » qui gangrèneraient la France. « Les mots de flexibilité en France sont associés à la notion de précarité […]. À ce titre, nous préférons parler de mobilité », précisait par exemple devant la presse François Hollande en 2006, reprenant un thème développé par le président Jacques Chirac en 1997 : « Flexibilité, Je n’aime pas beaucoup ce mot. En revanche, la mobilité est tout à fait évidente. » Le terme est très présent dans les textes européens, où il est affublé de toutes sortes d’adjectifs aimables, comme dans le programme de 2017 de la Commission européenne, « pour une transition socialement équitable vers une mobilité propre, compétitive et connectée pour tous ».
Les joies de la mobilité « douce » et « active »
La promotion de la mobilité, en tant que ressource et compétence personnelle, présente un autre avantage dans un contexte de restriction budgétaire : celui de faire reposer sur les individus ce qui était auparavant pris en charge par les politiques publiques de désenclavement. On mesure ainsi toute la distance entre l’ambitieux Plan Freycinet de 1879, qui entendait doter d’une gare chaque sous-préfecture, et la LOM, qui se gargarise d’encourager la mobilité « active » et « durable » ( comprendre : le vélo et la marche à pied) ainsi que la mobilité « connectée » ( c’est-à-dire les applis de transport géolocalisés).
Le succès du terme de mobilité s’explique ainsi autant par ce qu’il permet de faire miroiter en termes d’épanouissement et d’autonomie que ce qu’il permet d’escamoter, en remplaçant certains mots que le gouvernement aimerait faire oublier. Dans plusieurs articles du projet de LOM, « transports en commun » devient ainsi « des services de mobilité » ; « service de transport » devient « solution de mobilité », tandis que « transports public urbain » devient « mobilité » tout court. On l’aura compris, les transports publics ne peuvent pas tout, place au privé. De fait, « la réforme ferroviaire adoptée en juin dernier avait principalement pour but de s’adapter à l’ouverture à la concurrence, qui a déjà commencé avec le fret et le trafic international de voyageurs, et qui s’appliquera en 2020 aux lignes à grande vitesse puis aux lignes TER et Intercités », nous rappelle Laurent Kestel, auteur d’En marche forcée, une chronique de la libéralisation des transports : SNCF, cars Macron et quelques autres (Raisons d’agir, 2018).
Parler de mobilité évite de spécifier le mode de transports. Pour la SNCF, dont la branche de transport en train de voyageurs et de marchandises a été rebaptisée SNCF Mobilités avec la réforme de 2014, le nouveau nom reflète la volonté de l’entreprise publique de développer des activités non ferroviaires en rachetant ou créant des centaines de filiales dans tous les secteurs du transport et de la logistique : covoiturage, location de voitures entre particuliers, autocars, fret routier, gestion des parkings, plateformes numériques. Keolis, Geodis, Ouigo, Ouibus, Voyages-sncf, Effia ne sont que les noms les plus connus du grand public. En 20 ans, le nombre de filiales est passé de 350 à plus de 1000
Aberration écologique
Ce désengagement de l’Etat du réseau ferroviaire classique n’est pas sans conséquence. Sur la mobilité, précisément, puisqu’il a d’ores et déjà conduit à la fermeture de plus de 1200 km de petites lignes. « 30% de la population n’a pas accès aux transports publics, et cela va encore s’aggraver avec le contrat de performance Etat-SNCF Réseau signé en 2017, puisque les investissements fixés sont fléchés sur le réseau le plus fréquenté », avertit Laurent Kestel. Quant aux lignes qui demeurent, elles ne sont pas suffisamment entretenues, faute d’investissements. « Résultat, pour maintenir la sécurité des circulations, des limitations "temporaires" de vitesse sont de plus en plus nécessaires : 1300 km de lignes étaient touchés en 2008, 4000 en 2014 et 5500 en 2017. Du coup, les transports en commun perdent de leur attractivité », poursuit le chercheur. La mobilité donc, à condition de ne pas être trop pressé, et surtout, d’en avoir les moyens, le prix des transports ferroviaires ayant augmenté de 20% entre 2008 et 2013.
Conséquence de cette hausse tarifaire, « le trafic ferroviaire a quasiment stagné entre 2008 et 2016, quand les autres modes de transport, dont la voiture, le bus, et l’avion, ont vu le leur progresser. Une aberration du point de vue écologique, déplore Laurent Kestel. Entretenir et étendre les petites lignes du réseau ferroviaire devrait pourtant être une priorité au regard de la lutte contre le réchauffement climatique. Au lieu de cela, la "transition écologique" se limite à augmenter les taxes sur les carburants sans offrir cette alternative indispensable que sont les transports en commun ».
Si les gouvernants n’ont que la mobilité à la bouche, force est de constater que les politiques qui permettraient réellement de faciliter les déplacements sans aggraver la crise climatique ne suivent pas derrière. Une injonction contradictoire qui n’est finalement pas si éloignée du sens originel du terme, que nous livre l’auteur d’En marche forcée : « Au début du XIIIe siècle, mobilité était synonyme d’inconstance et d’instabilité. Ce sont des termes qui décrivent parfaitement l’organisation actuelle des transports sous l’effet des libéralisations successives. »
Publié le 29/11/2018
Les gilets jaunes et les « leçons de l’histoire »
(site : lemonde.fr)
Dans une tribune publiée par le journal Le Monde (20/11/2018), le sociologue Pierre Merle écrit que « le mouvement des « gilets jaunes » rappelle les jacqueries de l’Ancien Régime et des périodes révolutionnaires ». Et il s’interroge: « Les leçons de l’histoire peuvent-elles encore être comprises ? »
Je suis convaincu, moi aussi, qu’une mise en perspective historique de ce mouvement social peut nous aider à le comprendre. C’est la raison pour laquelle le terme de « jacquerie » (utilisé par d’autres commentateurs et notamment par Eric Zemmour, l’historien du Figaro récemment adoubé par France Culture dans l’émission d’Alain Finkielkraut qui illustre parfaitement le titre de son livre sur « la défaite de la pensée ») ne me paraît pas pertinent. Dans mon Histoire populaire de la France, j’ai montré que tous les mouvements sociaux depuis le Moyen Age avaient fait l’objet d’une lutte intense entre les dominants et les dominés à propos de la définition et de la représentation du peuple en lutte. Le mot « jacquerie » a servi à désigner les soulèvements de ces paysans que les élites surnommaient les « jacques », terme méprisant que l’on retrouve dans l’expression « faire le Jacques » (se comporter comme un paysan lourd et stupide).
Le premier grand mouvement social qualifié de « jacquerie » a eu lieu au milieu du XIVe siècle, lorsque les paysans d’Ile de France se sont révoltés conte leurs seigneurs. La source principale qui a alimenté pendant des siècles le regard péjoratif porté sur les soulèvements paysans de cette époque, c’est le récit de Jean Froissart, l’historien des puissants de son temps, rédigé au cours des années 1360 et publié dans ses fameuses Chroniques. Voici comment Froissart présente la lutte de ces paysans : « Lors se assemblèrent et s’en allèrent, sans autre conseil et sans nulles armures, fors que de bâtons ferrés et de couteaux, en la maison d’un chevalier qui près de là demeurait. Si brisèrent la maison et tuèrent le chevalier, la dame et les enfants, petits et grands, et mirent le feu à la maison […]. Ces méchants gens assemblés sans chef et sans armures volaient et brûlaient tout, et tuaient sans pitié et sans merci, ainsi comme chiens enragés. Et avaient fait un roi entre eux qui était, si comme on disait adonc, de Clermont en Beauvoisis, et l’élurent le pire des mauvais ; et ce roi on l’appelait Jacques Bonhomme ».
Ce mépris de classe présentant le chef des Jacques comme « le pire des mauvais » est invalidé par les archives qui montrent que les paysans en lutte se donnèrent pour principal porte-parole Guillaume Carle « bien sachant et bien parlant ». A la même époque, la grande lutte des artisans de Flandre fut emmenée par un tisserand, Pierre de Coninck décrit ainsi dans les Annales de Gand : « Petit de corps et de povre lignage, il avoit tant de paroles et il savoit si bien parler que c’estoit une fine merveille. Et pour cela, les tisserands, les foulons et les tondeurs le croyoient et aimoient tant qu’il ne sût chose dire ou commander qu’ils ne fissent ».
On a là une constante dans l’histoire des mouvements populaires. Pour échapper à la stigmatisation de leur lutte, les révoltés choisissent toujours des leaders « respectables » et capables de dire tout haut ce que le peuple pense tout bas. D’autres exemples, plus tardifs, confirment l’importance du langage dans l’interprétation des luttes populaires. Par exemple, le soulèvement qui agita tout le Périgord au début du XVIIe siècle fut désigné par les élites comme le soulèvement des « croquants » ; terme que récusèrent les paysans et les artisans en se présentant eux mêmes comme les gens du « commun », Ce fut l’un des points de départ des usages populaires du terme « commune » qui fut repris en 1870-71, à Paris, par les « Communards ».
Les commentateurs qui ont utilisé le mot « jacquerie » pour parler du mouvement des « gilets jaunes » ont voulu mettre l’accent sur un fait incontestable : le caractère spontané et inorganisé de ce conflit social. Même si ce mot est inapproprié, il est vrai qu’il existe malgré tout des points communs entre toutes les grandes révoltes populaires qui se sont succédé au cours du temps. En me fiant aux multiples reportages diffusés par les médias sur les gilets jaunes, j’ai noté plusieurs éléments qui illustrent cette permanence.
Le principal concerne l’objet initial des revendications : le refus des nouvelles taxes sur le carburant. Les luttes antifiscales ont joué un rôle extrêmement important dans l’histoire populaire de la France. Je pense même que le peuple français s’est construit grâce à l’impôt et contre lui. Le fait que le mouvement des gilets jaunes ait été motivé par le refus de nouvelles taxes sur le carburant n’a donc rien de surprenant. Ce type de luttes antifiscales a toujours atteint son paroxysme quand le peuple a eu le sentiment qu’il devait payer sans rien obtenir en échange. Sous l’Ancien Régime, le refus de la dîme fut fréquemment lié au discrédit touchant les curés qui ne remplissaient plus leur mission religieuse, et c’est souvent lorsque les seigneurs n’assuraient plus la protection des paysans que ceux-ci refusèrent de payer de nouvelles charges. Ce n’est donc pas un hasard si le mouvement des gilets jaunes a été particulièrement suivi dans les régions où le retrait des services publics est le plus manifeste. Le sentiment, largement partagé, que l’impôt sert à enrichir la petite caste des ultra-riches, alimente un profond sentiment d’injustice dans les classes populaires.
Ces facteurs économiques constituent donc bien l’une des causes essentielles du mouvement. Néanmoins, il faut éviter de réduire les aspirations du peuple à des revendications uniquement matérielles. L’une des inégalités les plus massives qui pénalisent les classes populaires concerne leur rapport au langage public. Les élites passent leur temps à interpréter dans leur propre langue ce que disent les dominés, en faisant comme s’il s’agissait toujours d’une formulation directe et transparente de leur expérience vécue. Mais la réalité est plus complexe. J’ai montré dans mon livre, en m’appuyant sur des analyses de Pierre Bourdieu, que la Réforme protestante avait fourni aux classes populaires un nouveau langage religieux pour nommer des souffrances qui étaient multiformes. Les paysans et les artisans du XVIe siècle disaient : « J’ai mal à la foi au lieu de dire j’ai mal partout ». Aujourd’hui, les gilets jaunes crient « j’ai mal à la taxe au lieu de dire j’ai mal partout ». Il ne s’agit pas, évidemment, de nier le fait que les questions économiques sont absolument essentielles car elles jouent un rôle déterminant dans la vie quotidienne des classes dominées. Néanmoins, il suffit d’écouter les témoignages des gilets jaunes pour constater la fréquence des propos exprimant un malaise général. Dans l’un des reportages diffusés par BFM-TV, le 17 novembre, le journaliste voulait absolument faire dire à la personne interrogée qu’elle se battait contre les taxes, mais cette militante répétait sans cesse : « on en a ras le cul » , « ras le cul », « ras le bol généralisé ».
« Avoir mal partout » signifie aussi souffrir dans sa dignité. C’est pourquoi la dénonciation du mépris des puissants revient presque toujours dans les grandes luttes populaires et celle des gilets jaunes n’a fait que confirmer la règle. On a entendu un grand nombre de propos exprimant un sentiment d’humiliation, lequel nourrit le fort ressentiment populaire à l’égard d’Emmanuel Macron. « Pour lui, on n’est que de la merde ». Le président de la République voit ainsi revenir en boomerang l’ethnocentrisme de classe que j’ai analysé dans mon livre.
Néanmoins, ces similitudes entre des luttes sociales de différentes époques masquent de profondes différences. Je vais m’y arrêter un moment car elles permettent de comprendre ce qui fait la spécificité du mouvement des gilets jaunes. La première différence avec les « jacqueries » médiévales tient au fait que la grande majorité des individus qui ont participé aux blocages de samedi dernier ne font pas partie des milieux les plus défavorisés de la société. Ils sont issus des milieux modestes et de la petite classe moyenne qui possèdent au moins une voiture. Alors que « la grande jacquerie » de 1358 fut un sursaut désespéré des gueux sur le point de mourir de faim, dans un contexte marqué par la guerre de Cent Ans et la peste noire.
La deuxième différence, et c’est à mes yeux la plus importante, concerne la coordination de l’action. Comment des individus parviennent-ils à se lier entre eux pour participer à une lutte collective ? Voilà une question triviale, sans doute trop banale pour que les commentateurs la prennent au sérieux. Et pourtant elle est fondamentale. A ma connaissance, personne n’a insisté sur ce qui fait réellement la nouveauté des gilets jaunes : à savoir la dimension d’emblée nationale d’un mouvement spontané. Il s’agit en effet d’une protestation qui s’est développée simultanément sur tout le territoire français (y compris les DOM-TOM), mais avec des effectifs localement très faibles. Au total, la journée d’action a réuni moins de 300 000 personnes, ce qui est un score modeste comparé aux grandes manifestations populaires. Mais ce total est la somme des milliers d’actions groupusculaires réparties sur tout le territoire.
Cette caractéristique du mouvement est étroitement liée aux moyens utilisés pour coordonner l’action des acteurs de la lutte. Ce ne sont pas les organisations politiques et syndicales qui l’ont assurée par leurs moyens propres, mais les « réseaux sociaux ». Les nouvelles technologies permettent ainsi de renouer avec des formes anciennes « d’action directe », mais sur une échelle beaucoup plus vaste, car elles relient des individus qui ne se connaissent pas. Facebook, twitter et les smartphones diffusent des messages immédiats (SMS) en remplaçant ainsi la correspondance écrite, notamment les tracts et la presse militante qui étaient jusqu’ici les principaux moyens dont disposaient les organisations pour coordonner l’action collective ; l’instantanéité des échanges restituant en partie la spontanéité des interactions en face à face d’autrefois.
Toutefois les réseau sociaux, à eux seuls, n’auraient jamais pu donner une telle ampleur au mouvement des gilets jaunes. Les journalistes mettent constamment en avant ces « réseaux sociaux » pour masquer le rôle qu’ils jouent eux-mêmes dans la construction de l’action publique. Plus précisément, c’est la complémentarité entre les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue qui ont donné à ce mouvement sa dimension d’emblée nationale. Sa popularisation résulte en grande partie de l’intense « propagande » orchestrée par les grands médias dans les jours précédents. Parti de la base, diffusé d’abord au sein de petits réseaux via facebook, l’événement a été immédiatement pris en charge par les grands médias qui ont annoncé son importance avant même qu’il ne se produise. La journée d’action du 17 novembre a été suivie par les chaînes d’information continue dès son commencement, minute par minute, « en direct » (terme qui est devenu désormais un équivalent de communication à distance d’événements en train de se produire). Les journalistes qui incarnent aujourd’hui au plus haut point le populisme (au sens vrai du terme) comme Eric Brunet qui sévit à la fois sur BFM-TV et sur RMC, n’ont pas hésité à endosser publiquement un gilet jaune, se transformant ainsi en porte-parole auto-désigné du peuple en lutte. Voilà pourquoi la chaîne a présenté ce conflit social comme un « mouvement inédit de la majorité silencieuse ».
Une étude qui comparerait la façon dont les médias ont traité la lutte des cheminots au printemps dernier et celle des gilets jaunes serait très instructive. Aucune des journées d’action des cheminots n’a été suivie de façon continue et les téléspectateurs ont été abreuvés de témoignages d’usagers en colère contre les grévistes, alors qu’on a très peu entendu les automobilistes en colère contre les bloqueurs.
Je suis convaincu que le traitement médiatique du mouvement des gilets jaunes illustre l’une des facettes de la nouvelle forme de démocratie dans laquelle nous sommes entrés et que Bernard Manin appelle la « démocratie du public » (cf son livre Principe du gouvernement représentatif, 1995). De même que les électeurs se prononcent en fonction de l’offre politique du moment – et de moins en moins par fidélité à un parti politique – de même les mouvements sociaux éclatent aujourd’hui en fonction d’une conjoncture et d’une actualité précises. Avec le recul du temps, on s’apercevra peut-être que l’ère des partis et des syndicats a correspondu à une période limitée de notre histoire, l’époque où les liens à distance étaient matérialisés par la communication écrite. Avant la Révolution française, un nombre incroyable de révoltes populaires ont éclaté dans le royaume de France, mais elles étaient toujours localisées, car le mode de liaison qui permettait de coordonner l’action des individus en lutte reposait sur des liens directs : la parole, l’interconnaissance, etc. L’Etat royal parvenait toujours à réprimer ces soulèvements parce qu’il contrôlait les moyens d’action à distance. La communication écrite, monopolisée par les « agents du roi », permettait de déplacer les troupes d’un endroit à l’autre pour massacrer les émeutiers.
Dans cette perspective, la Révolution française peut être vue comme un moment tout à fait particulier, car l’ancienne tradition des révoltes locales a pu alors se combiner avec la nouvelle pratique de contestation véhiculée et coordonnée par l’écriture (cf les cahiers de doléances).
L’intégration des classes populaires au sein de l’Etat républicain et la naissance du mouvement ouvrier industriel ont raréfié les révoltes locales et violentes, bien qu’elles n’aient jamais complètement disparu (cf le soulèvement du « Midi rouge » en 1907). La politisation des résistances populaires a permis un encadrement, une discipline, une éducation des militants, mais la contrepartie a été la délégation de pouvoir au profit des leaders des partis et des syndicats. Les mouvements sociaux qui se sont succédé entre les années 1880 et les années 1980 ont abandonné l’espoir d’une prise du pouvoir par la force, mais ils sont souvent parvenus à faire céder les dominants grâce à des grèves avec occupations d’usine, et grâce à de grandes manifestations culminant lors des « marches sur Paris » (« de la Bastille à la Nation »).
L’une des questions que personne n’a encore posée à propos des gilets jaunes est celle-ci : pourquoi des chaînes privées dont le capital appartient à une poignée de milliardaires sont-elles amenées aujourd’hui à encourager ce genre de mouvement populaire ? La comparaison avec les siècles précédents aboutit à une conclusion évidente. Nous vivons dans un monde beaucoup plus pacifique qu’autrefois. Même si la journée des gilets jaunes a fait des victimes, celles-ci n’ont pas été fusillées par les forces de l’ordre. C’est le résultat des accidents causés par les conflits qui ont opposé le peuple bloqueur et le peuple bloqué.
Cette pacification des relations de pouvoir permet aux médias dominants d’utiliser sans risque le registre de la violence pour mobiliser les émotions de leur public car la raison principale de leur soutien au mouvement n’est pas politique mais économique : générer de l’audience en montrant un spectacle. Dès le début de la matinée, BFM-TV a signalé des « incidents », puis a martelé en boucle le drame de cette femme écrasée par une automobiliste refusant d’être bloqué. Avantage subsidiaire pour ces chaînes auxquelles on reproche souvent leur obsession pour les faits divers, les crimes, les affaires de mœurs : en soutenant le mouvement des gilets jaunes, elles ont voulu montrer qu’elles ne négligeaient nullement les questions « sociales ».
Au-delà de ces enjeux économiques, la classe dominante a évidemment intérêt à privilégier un mouvement présenté comme hostile aux syndicats et aux partis. Ce rejet existe en effet chez les gilets jaunes. Même si ce n’est sans doute pas voulu, le choix de la couleur jaune pour symboliser le mouvement (à la place du rouge) et de la Marseillaise (à la place de l’Internationale) rappelle malheureusement la tradition des « jaunes », terme qui a désigné pendant longtemps les syndicats à la solde du patronat. Toutefois, on peut aussi inscrire ce refus de la « récupération » politique dans le prolongement des combats que les classes populaires ont menés, depuis la Révolution française, pour défendre une conception de la citoyenneté fondée sur l’action directe. Les gilets jaunes qui bloquent les routes en refusant toute forme de récupération des partis politiques assument aussi confusément la tradition des Sans-culottes en 1792-93, des citoyens-combattants de février 1848, des Communards de 1870-71 et des anarcho-syndicalistes de la Belle Epoque.
C’est toujours la mise en œuvre de cette citoyenneté populaire qui a permis l’irruption dans l’espace public de porte-parole qui était socialement destinés à rester dans l’ombre. Le mouvement des gilets jaunes a fait émerger un grand nombre de porte-parole de ce type. Ce qui frappe, c’est la diversité de leur profil et notamment le grand nombre de femmes, alors qu’auparavant la fonction de porte-parole était le plus souvent réservée aux hommes. La facilité avec laquelle ces leaders populaires s’expriment aujourd’hui devant les caméras est une conséquence d’une double démocratisation : l’élévation du niveau scolaire et la pénétration des techniques de communication audio-visuelle dans toutes les couches de la société. Cette compétence est complètement niée par les élites aujourd’hui ; ce qui renforce le sentiment de « mépris » au sein du peuple. Alors que les ouvriers représentent encore 20% de la population active, aucun d’entre eux n’est présent aujourd’hui à la Chambre des députés. Il faut avoir en tête cette discrimination massive pour comprendre l’ampleur du rejet populaire de la politique politicienne.
Mais ce genre d’analyse n’effleure même pas « les professionnels de la parole publique » que sont les journalistes des chaînes d’information continue. En diffusant en boucle les propos des manifestants affirmant leur refus d’être « récupérés » par les syndicats et les partis, ils poursuivent leur propre combat pour écarter les corps intermédiaires et pour s’installer eux-mêmes comme les porte-parole légitimes des mouvements populaires. En ce sens, ils cautionnent la politique libérale d’Emmanuel Macron qui vise elle aussi à discréditer les structures collectives que se sont données les classes populaires au cours du temps.
Etant donné le rôle crucial que jouent désormais les grands médias dans la popularisation d’un conflit social, ceux qui les dirigent savent bien qu’ils pourront siffler la fin de la récréation dès qu’ils le jugeront nécessaire, c’est-à-dire dès que l’audimat exigera qu’ils changent de cheval pour rester à la pointe de « l’actualité ». Un tel mouvement est en effet voué à l’échec car ceux qui l’animent sont privés de toute tradition de lutte autonome, de toute expérience militante. S’il monte en puissance, il se heurtera de plus en plus à l’opposition du peuple qui ne veut pas être bloqué et ces conflits seront présentés en boucle sur tous les écrans, ce qui permettra au gouvernement de réprimer les abus avec le soutien de « l’opinion ». L’absence d’un encadrement politique capable de définir une stratégie collective et de nommer le mécontentement populaire dans le langage de la lutte des classes est un autre signe de faiblesse car cela laisse la porte ouverte à toutes les dérives. N’en déplaise aux historiens (ou aux sociologues) qui idéalisent la « culture populaire », le peuple est toujours traversé par des tendances contradictoires et des jeux internes de domination. Au cours de cette journée des gilets jaunes, on a entendu des propos xénophobes, racistes, sexistes et homophobes. Certes, ils étaient très minoritaires, mais il suffit que les médias s’en emparent (comme ils l’ont fait dès le lendemain) pour que tout le mouvement soit discrédité.
L’histoire montre pourtant qu’une lutte populaire n’est jamais complètement vaine, même quand elles est réprimée. Le mouvement des gilets jaunes place les syndicats et les partis de gauche face à leurs responsabilités. Comment s’adapter à la réalité nouvelle que constitue la « démocratie du public » pour faire en sorte que ce type de conflit social – dont on peut prévoir qu’il se reproduira fréquemment – soit intégré dans un combat plus vaste contre les inégalités et l’exploitation ? Telle est l’une des grandes questions à laquelle il faudra qu’ils répondent
Publié le 28/11/2018
Les “gilets jaunes” sont aussi le produit d’une succession d’échecs du mouvement social.
(site :ensemble-fdg.org)
La colère sociale a trouvé avec le mouvement des « gilets jaunes » une expression inédite. Le caractère néopoujadiste et antifiscaliste qui semblait dominer il y a encore quelques semaines et les tentatives d’instrumentalisation de l’extrême droite et de la droite extrême ont été relativisés par la dynamique propre du mouvement, qui s’est considérablement élargi, et la conscience que les taxes sur l’essence étaient « la goutte d’eau qui fait déborder le vase ».
Quelques dérapages homophobes ou racistes, certes marginaux mais néanmoins détestables, et des incidents quelquefois graves n’en ternissent pas le sens. Ce mouvement d’auto-organisation populaire fera date et c’est une bonne nouvelle.
Le mouvement des « gilets jaunes » est d’abord le symptôme d’une crise généralisée, celle de la représentation politique et sociale des classes populaires. Le mouvement ouvrier organisé a longtemps été la force qui cristallisait les mécontentements sociaux et leur donnait un sens, un imaginaire d’émancipation. La puissance du néolibéralisme a progressivement affaibli son influence dans la société en ne lui laissant qu’une fonction d’accompagnement des régressions sociales.
Situation mouvante
Plus récemment, le développement des réseaux sociaux a appuyé cette transformation profonde en permettant une coordination informelle sans passer par les organisations. L’arrogance du gouvernement Macron a fait le reste avec le cynisme des dominants qui n’en finit pas de valoriser « les premiers de cordée », contre « ceux qui fument des clopes et roulent au diesel ».
Les « gilets jaunes » sont aussi le produit d’une succession d’échecs du mouvement social. Ces échecs se sont accentués depuis la bataille de 2010 sur les retraites jusqu’à celle sur les lois Travail ou la SNCF, et ont des raisons stratégiques toutes liées à l’incapacité de se refonder sur les plans politique, organisationnel, idéologique, après la guerre froide, la mondialisation financière et le refus de tout compromis social par les classes dirigeantes. Nous sommes tous comptables, militants et responsables de la gauche politique, syndicale et associative, de ces échecs.
Dans cette situation mouvante, la réponse de la gauche d’émancipation doit être la politisation populaire. C’est sur ce terreau qu’il nous faut travailler à la refondation d’une force ancrée sur des valeurs qui continuent à être les nôtres : égalité, justice fiscale, sociale et environnementale, libertés démocratiques, lutte contre les discriminations. Le mouvement des « gilets Jaunes » se caractérise par une défiance généralisée vis-à-vis du système politique, en particulier vis-à-vis des partis et des syndicats.
Ancrer une gauche émancipatrice dans les classes populaires
On ne combattra pas cette défiance, ni l’instrumentalisation par l’extrême droite, ni le risque d’antifiscalisme, en pratiquant la politique de la chaise vide ou en culpabilisant les manifestants. Il s’agit bien au contraire de se donner les moyens de peser en son sein et de gagner la bataille culturelle et politique de l’intérieur de ce mouvement contre l’extrême droite et les forces patronales qui veulent l’assujettir.
Deux questions sont posées par ce mouvement : celui de la misère sociale grandissante notamment dans les quartiers populaires des métropoles et les déserts ruraux ou ultrapériphériques ; celui de la montée d’une crise écologique et climatique qui menace les conditions d’existence même d’une grande partie de l’humanité et en premier lieu des plus pauvres.
Il faut répondre à ces deux questions par la conjonction entre un projet, des pratiques sociales et une perspective politique liant indissolublement la question sociale et la question écologique, la redistribution des richesses et la lutte contre le réchauffement climatique. L’ancrage d’une gauche émancipatrice dans les classes populaires est la condition première pour favoriser une coalition majoritaire pour la justice sociale et environnementale.
Les signataires de cette tribune parue dans Le Monde sont Annick Coupé, Patrick Farbiaz, Pierre Khalfa, Aurélie Trouvé, membres d’Attac et de la Fondation Copernic.
Publié le 27/11/2018
PCF : les paris d’un Congrès
Par Roger Martelli (site : regards.fr)
Annoncé comme exceptionnel, le 38e Congrès du PCF aura mérité ce qualificatif. Parce que, pour la première fois, le numéro un sortant a été désavoué. Et parce que le PC joue incontestablement sa survie.
Sans surprise, Pierre Laurent a laissé la place au député Fabien Roussel, qui dirigea jusqu’en 2017 la fédération communiste du Nord, l’une des plus importantes par ses effectifs. Voilà bien longtemps que le turn-over à la tête du parti n’a pas résulté d’une concurrence politique ouverte. Depuis les années 1930 [1], l’habitude avait été prise de laisser au secrétaire général sortant le soin de proposer son successeur. En 1969, seule la maladie du numéro un de l’époque, Waldeck Rochet, avait suspendu cette pratique, laissant au bureau politique la charge de choisir collectivement son remplaçant, en l’occurrence Georges Marchais.
Le parti n’est plus ce qu’il était
Fabien Roussel devient le "numéro un" d’un parti incontestablement affaibli, dont le déclin électoral quasi continu depuis 1978 s’est accompagné d’une sérieuse perte de substance militante. À la fin des années 1970, les données non publiques de la direction fixaient à 570 000 le nombre des cartes placées auprès des militants.
Officiellement, le PC actuel se réclame d’un chiffre de 120 000 cartes, ce qui laisserait supposer une quasi-stabilité des effectifs depuis dix ans. Or, les documents internes — et notamment les résultats des consultations militantes — indiquent que le nombre de cotisants est passé d’un peu moins de 80 000 en 2008 à 49 000 aujourd’hui, soit une perte de 4 cotisants sur 10 en dix ans. La densité militante est moindre qu’autrefois. Elle reste toutefois assez conséquente pour susciter l’envie, dans un paysage partisan depuis toujours modeste en effectifs et aujourd’hui particulièrement sinistré.
Le tableau est encore assombri par une autre dimension, généralement ignorée. Le communisme politique en France ne s’est pas réduit à un parti. Comme ce fut le cas pour les puissantes social-démocraties d’Europe du Nord, le PCF s’est trouvé au centre d’une galaxie inédite qui raccordait à l’action partisane des syndicats, des associations, des structures de presse et d’édition et un communisme municipal à la fois dense et original. Or cette galaxie s’est défaite peu à peu au fil des années, à partir des années 1970. La CGT a pris ses distances [2], le réseau associatif animé par des communistes s’est affaibli et l’espace municipal du PC ne cesse de se rétracter. Les municipalités à direction communiste regroupent un peu moins de 2,5 millions d’habitants, contre plus de 8,5 millions à l’apogée de l’influence municipale, en 1977.
Une majorité se dessine dans l’organisation pour dire que l’effacement électoral continu du PCF est dû d’abord à son absence répétée lors de l’élection décisive de la Ve République, la présidentielle. Dans les faits, cette conviction est discutable : le choix de soutenir François Mitterrand en 1965 n’a pas empêché le PC de réaliser en 1967 son meilleur score législatif de toute la Ve République ; en sens inverse, la présence du PC aux scrutins présidentiels de 1981, 2002 ou 2007 n’a en rien interrompu le déclin.
Quoi qu’il en soit, ce qui compte est la conviction, dans une large part du corps militant, que l’effacement du parti résulte d’une visibilité insuffisante. Dès lors, les choix du Congrès, désormais portés par la nouvelle équipe dirigeante, reposent sur un pari : en réaffirmant l’identité propre du Parti communiste, en installant une présence plus autonome et plus visible, les communistes retrouveront le chemin des catégories populaires et relanceront la dynamique vertueuse interrompue à la charnière des années 1970-1980.
Il est vrai que le PCF a pour lui une solide tradition populaire, affaiblie mais non effacée. Il a des militants, dont une part importante appartient aux catégories les plus modestes [3]. Il lui reste des bases territoriales, amoindries mais qui continuent de susciter l’envie, celle des adversaires déclarés comme celle des alliés potentiels. Dans une phase de décomposition, d’instabilité et de crise politique aiguë, toute ambition politique repose sur des paris. Celui du PCF actuel est-il réaliste ? Sa faisabilité se mesurera à sa capacité à répondre à quelques défis.
La visibilité ou l’utilité ?
En politique, la visibilité n’est pas tout. D’une façon ou d’une autre, une force politique n’est reconnue que si une frange suffisante de population trouve de l’intérêt à cette reconnaissance. Le PC s’est longtemps servi des ouvriers pour se légitimer (il se définissait comme "le parti de la classe ouvrière") et, en retour, les ouvriers se sont servis de lui pour assurer leur représentation dans le monde des institutions publiques. Pendant plusieurs décennies, le PCF a été ainsi fonctionnellement utile : parce qu’il "représentait" le monde ouvrier jusqu’alors délaissé, parce qu’il nourrissait la vieille utopie de la "Sociale", en usant du mythe soviétique (le mythe, bien sûr, pas la réalité…) et parce qu’il donnait sens au raccord historique entre le mouvement ouvrier et gauche politique, en proposant des formules de rassemblement adaptées à l’époque : Front populaire, Résistance, union de la gauche. Fonction sociale, fonction prospective et fonction proprement politique… Cette conjonction était la clé de son utilité et donc de son pouvoir d’attraction.
Or ces fonctions se sont érodées avec le temps, dans une réalité sociale et politique bouleversée, sans que le PCF ait tiré les conséquences de ces bouleversements. Le peuple n’a plus de groupe central, l’unité relative que lui procurait la concentration industrielle et urbaine s’est effacée, l’État a abandonné ses fonctions redistributrices et protectrices, les échecs concrets des expériences révolutionnaires ont affaibli l’idée émancipatrice elle-même, l’espérance a laissé la place à l’amertume et au ressentiment. Face à la nécessité impérative d’une reconstruction collective, de portée historique, le PC laisse entendre que sa continuation et sa relance sont en elles-mêmes des réponses aux défis. Alors qu’il s’agit de redéfinir les fonctions permettant politiquement aux couches populaires de se constituer en mouvement et de s’affirmer comme sujet politique majeur, le PC se contente de dire : je suis là. Ce n’est pas faire injure aux militants communistes que de rester perplexe. Quand l’urgence est à reconstruire, de la cave au grenier, la fidélité nécessaire aux idées et aux valeurs ne peut se réduire à la continuation ou à la réaffirmation. Elle nécessite une initiative d’une tout autre ampleur.
Pendant quelques décennies, aucune force à la gauche du PS n’a profité des déboires de l’organisation communiste, si ce n’est la mouvance issue du trotskisme, un court moment, à la charnière des XXe et XXIe siècles. Or rien ne dit aujourd’hui que l’espace politique béant libéré par l’effondrement du socialisme français le sera durablement. De plus, en 2017, la France insoumise s’est installée dans des terres autrefois favorables à une implantation communiste qui, dans la "banlieue rouge", n’était jamais loin des rivages de l’hégémonie. "Continuer" dans ces conditions : pari à haut risque…
De plus, il n’y a pas que le problème de l’utilité partisane en général : un second défi concerne l’univers communiste lui-même. Fabien Roussel, comme Pierre Laurent avant lui, affirme vouloir rassembler les communistes. Si l’on entend par cette formule les membres du PCF stricto sensu, l’objectif ne va déjà pas de soi. Le parti n’a plus en effet l’homogénéité qui fut la sienne jadis. L’organisation a connu elle aussi le choc qui résulte de la montée des exigences d’autonomie individuelle. Mais, du coup, c’est la conception même du collectif qui doit se repenser, si l’on ne veut pas rester englué dans les déboires des "communautarismes", anciens ou nouveaux. Le problème est que la culture du collectif continue de considérer avec défiance une diversité toujours suspectée de mettre en cause "l’unité" du parti. Le "commun", quoi qu’en dise le discours officiel, a toujours du mal à se dégager des images d’une unité trop souvent confondue avec l’affirmation de l’unique.
Les règles statutaires de l’organisation continuent de faire de la stigmatisation des "tendances" un principe actif, canalisant étroitement le dépôt de textes alternatifs et préférant réserver aux majorités constituées le soin de doser la présence des "dissidents" dans les directions élues. On peut donc douter de la capacité rassembleuse d’une culture qui persiste à nourrir le long processus de désaffection interne. Et que dire, si l’on élargit le problème à l’ensemble de ceux qui peuvent se dire communistes en dehors du parti ? Régulièrement, les directions en appellent au retour de ces brebis égarées, dont on a dit parfois qu’elles constituaient "le plus grand parti de France". L’appel au grand retour sera-t-il entendu cette fois ? Rien n’est moins sûr.
Un parti dans l’air du temps ?
On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, dit la sagesse populaire. Il en est des anciens adhérents comme des électeurs : ils ne pourraient se sentir attirés que si renaissait le pouvoir d’attraction d’une structure partisane. Or le désir de relance s’exprime dans un moment de crise profonde de l’engagement dans des partis. La "forme-parti" traditionnelle pâtit en effet d’un double dysfonctionnement : on a du mal à déléguer à des partis le soin d’élaborer des orientations politiques globales et on répugne à s’engager, de façon durable, dans des structures historiquement marquées par la centralité de l’État que les partis avaient vocation à conquérir. La verticalité hiérarchique des partis attire moins, aujourd’hui, que la spontanéité des mouvements éphémères ou que l’incarnation charismatique des leaders.
Ce n’est pas que le temps soit venu du "mouvementisme" ou des ébauches partielles de démocratie plus directe (sur le modèle du mouvement des places ou sur celui des "primaires"). Pour l’instant, aucune forme d’organisation politique pérenne ne s’est imposée nulle part. Les tentatives de renouvellement laissent partout perplexes, soit parce qu’elles reposent sur des modèles d’orientation ambivalents (le contrôle de l’expression militante par des "réseaux" prétendument spontanés), soit parce qu’elles s’appuient sur des théorisations incertaines (le "mouvement gazeux" doté d’une "clé de voûte" cher à Jean-Luc Mélenchon). Mais, quand tout est bousculé, le parti pris de l’innovation radicale vaut mieux que la prudence des permanences revendiquées.
À ce jour, le choix communiste de "continuer le PCF" privilégie le maintien du modèle fondateur, comme si dominait, dans l’univers communiste, la conviction que le balancier, un jour où l’autre, repartira du bon côté. Dans les deux dernières décennies, les tentatives internes de changements homéopathiques, censés plus "participants", n’ont pas manqué. Elles n’ont pas débouché sur des résultats tangibles et sur une relance de l’agrégation militante. Aujourd’hui, une fois de plus, la promesse de renouveau est réaffirmée, sans que l’on perçoive bien quels en sont les contours et les ressorts, dans une forme partisane maintenue pour l’essentiel.
Terminons par une interrogation plus stratégique. Depuis 1936, la culture communiste repose sur le couple de l’affirmation identitaire et de l’union de la gauche. Incontestablement, le schéma a eu sa cohérence. D’une part, "l’’identité" communiste assurait le double ancrage du parti dans le monde ouvrier et dans la tradition révolutionnaire. D’autre part, l’union de la gauche permettait de donner une traduction politique à l’alliance de classes nécessaire (classes populaires et couches moyennes, puis monde ouvrier et salariat) et de viser à des majorités, en faisant converger les courants plus "révolutionnaires" et les sensibilités plus "réformistes" dans un projet transformateur partagé.
Or cette cohérence se heurte à l’éclatement sociologique du bloc transformateur (diversification du monde ouvrier et éclatement su salariat) et à la fin du duopole communistes-socialistes. À l’arrivée, l’union de la gauche traditionnelle n’a plus la force propulsive qui a été la sienne. Le problème est que son obsolescence ne s’est pas accompagnée de l’affirmation d’une alternative claire et partagée. Le "pôle de radicalité" a été récusé par le PC dans les années 1990-2000 ; la convergence des "révolutionnaires" chère au NPA a fait long feu ; le "courant antilibéral" n’a pas résisté à l’échec de la séquence 2005-2007 et le cartel réalisé par le Front de gauche n’a fonctionné que sur une courte période. Aujourd’hui, la France insoumise propose son rassemblement du "peuple" comme alternative à l’union de la gauche, mais ses contours et sa possibilité laissent perplexe dans une phase d’incertitude nourrie par la montée des extrêmes droites européennes.
Le PCF a-t-il dans ses cartons une démarche alternative souple et cohérente, en dehors de sa propre influence ? Abandonnera-t-il le pragmatisme d’une oscillation entre l’affirmation identitaire et des combinaisons électorales ? La lecture des ébauches de consensus majoritaire fait douter de cet abandon. Or l’indécision stratégique ou les pratiques du coup par coup n’ont débouché sur aucune relance jusqu’à ce jour. Comment pourrait-il en être autrement demain ?
Les limites d’un pari
L’indécision ne serait pas si grave, si nous ne trouvions pas dans une phase politique redoutable. Même si la France n’est pas l’Italie, on peut craindre une possible évolution à l’italienne : une gauche exsangue dans toutes ses composantes et, sur cette base, un espace laissé libre aux idéologies du ressentiment et à la percée des extrêmes droites. Dans ce contexte, il est à redouter que ni la tentation d’un "populisme de gauche", ni l’affirmation identitaire du PC ne soient en mesure de conjurer cette hypothèse noire.
Dans la culture communiste, il n’y a pas de communisme possible sans "parti communiste". Or ce "parti" n’a pas toujours eu la forme du parti politique moderne, qui ne s’est imposée que dans le dernier tiers du XIXe siècle. La politique, d’ailleurs, n’a pas toujours eu besoin du parti politique tel que nous avons pris tardivement l’habitude de le voir fonctionner. Pourquoi la forme d’une époque serait-elle la manière indépassable de structurer l’action politique collective ? Ce n’est pas trahir l’idée communiste que de faire un autre pari, qui consiste à dire que le communisme n’a plus besoin, pour vivre, d’un "parti communiste", au sens que le XXe siècle a donné à cette notion. Il peut y avoir des "communistes", sans que leur action suppose un parti communiste distinct. C’est d’autant moins vrai que l’on peut s’interroger sur la pertinence aujourd’hui des structures partisanes reposant sur un modèle de militantisme "total", où la continuité du dévouement prime sur tout, où la frontière de l’intérieur et de l’extérieur prend la valeur d’un absolu.
Ce qui manque à l’idéal émancipateur, ce n’est ni un "parti" ni même un de ces "mouvements" dont on ne sait pas très bien s’ils relèvent du patchwork ou de la cohérence centralisée. En fait, la politique moderne de l’émancipation manque d’une articulation nouvelle entre des champs que l’histoire a distingués, économique, social, politique, culturel. Penser surmonter, de façon volontariste, une séparation qui pénalise l’action sociale et enlise la dynamique démocratique manque sans nul doute de réalisme. En revanche, travailler à de l’articulation, combiner l’autonomie des domaines et des organisations et la recherche de convergences souples entre organisations politiques, syndicats, associations, monde intellectuel : tels sont les passages obligés de toute refondation démocratique.
Plutôt que le choix "continuateur", il eut été préférable que s’affirme l’engagement des communistes dans la construction de cette force politique pluraliste, cohérente sans être un bloc, faisant de sa diversité une force sans céder à l’exaltation de la différence. Nous sommes dans un moment où les extrêmes droites menacent notre continent et pourrissent notre univers démocratique, jusque dans le détail. Pour l’instant, les dispositifs organisationnels à gauche n’ont pas l’attractivité nécessaire pour contredire les facilités du bouc émissaire et la trouble fascination pour l’autorité fondée sur l’exclusion.
Seule une construction collective, partagée, ouverte à toutes les sensibilités de l’émancipation sera capable de proposer un univers mental radicalement contraire à celui de ces extrêmes droites. Tout ce qui donne l’impression que la continuité prime sur l’esprit de rupture, ou tout ce qui nourrit l’impression que la rupture se fonde sur le ressentiment plus que sur l’espérance, tout cela laisse le champ libre au désastre démocratique.
Construire une alternative démocratique, donner force politique à l’esprit de rupture en faisant l’impasse sur ceux qui portent aujourd’hui encore la riche tradition du communisme serait une folie. Tourner le dos aux militants communistes est une faute. Mais en ne choisissant pas la voie d’une refondation démocratique partagée, en privilégiant le choix de la continuation, un siècle après la naissance de leur parti, les militants du PCF n’ont pas alimenté la possibilité de relancer collectivement une gauche bien à gauche. Juxtaposer les forces ne suffit plus… Ils n’ont pas donné un élan immédiat à la seule démarche qui pourrait donner un coup d’arrêt radical aux dérives continentales préoccupantes.
Il faut bien sûr prendre acte de ce choix. Il restera que la vie politique et ses urgences pousseront chacun à bouger, pour promouvoir le meilleur et non pour se désoler du pire.
Notes
[1] Maurice Thorez est secrétaire général de fait en juillet 1930, mais le titre, bien qu’employé en interne, ne devient officiel qu’en janvier 1936.
[2] En 2007, 7 % seulement des sympathisants de la CGT auraient voté en faveur de Marie-George Buffet, contre 42 % pour Ségolène Royal (sondage CSA du 22 avril 2007)
[3] Il est vrai que l’encadrement du parti, lui, est beaucoup moins populaire qu’il ne l’a été.
Publié le 26/11/2018
«Gilets jaunes»: le gouvernement pris au piège de sa propre démagogie fiscale
Par Romaric Godin (site médiapart.fr)
Le gouvernement veut assurer aux « gilets jaunes » que, comme eux, il souhaite moins d’impôts. Une rhétorique qui ne fait qu'alimenter un mouvement hostile à l'exécutif, et qui délégitime les prélèvements obligatoires.
Lorsque dimanche soir Édouard Philippe s’est exprimé sur France 2 pour tenter d’apaiser la colère des « gilets jaunes », il s’est efforcé de montrer combien son gouvernement était profondément en accord avec les revendications de ceux qui organisent les barrages. Certes, il « assume » la hausse des taxes sur les carburants, mais, pour autant, il est, comme eux, irrité du niveau général des taxes et impôts en France. Aussi s’est-il acharné à montrer qu’il s’efforçait de réduire les prélèvements obligatoires. Bref, lui aussi, comme les « gilets jaunes », affiche son « ras-le-bol fiscal » et entend agir contre les taxes.
Cette défense en dit long sur le piège dans lequel l’exécutif s’est enfermé. Car ceux qui ont revêtu les gilets de sécurité pendant le week-end ont bel et bien payé le gouvernement en monnaie à son effigie, celle de la démagogie fiscale qu’il entretient soigneusement depuis mai 2017.
Évidemment, on sait combien ce mouvement est protéiforme et combien il est complexe. Mais on ne peut nier que cette révolte est bel et bien née du rejet d’une taxe qui s’est mué en un rejet plus général de l’impôt.
Or, ce rejet de l’impôt est constitutif de la doxa des élites administratives et politiques depuis fort longtemps. Il était déjà présent dans le programme du candidat Sarkozy. La commission Attali pour la « libération de la croissance », convoquée par ce même Nicolas Sarkozy devenu président de la République et à laquelle le jeune Emmanuel Macron a participé, ne disait rien d’autre : « Compte tenu du niveau déjà élevé des prélèvements obligatoires, toute augmentation des impôts pour financer cette dette risquera donc d’avoir un effet dépressif sur l’activité, et de réduire la compétitivité des acteurs économiques au vu des taux pratiqués par nos voisins. »
Bref, l’impôt était perçu comme un fardeau tout juste supportable pour la France. Le discours décliniste des hauts fonctionnaires s’appuyait sur le poids de la fiscalité.
Emmanuel Macron a parfaitement adhéré à ce principe, qui s’est progressivement diffusé dans toute la société. Il n’a jamais cessé de dire, par exemple, que, lorsqu’il était secrétaire adjoint de l’Élysée, il avait rejeté l’éphémère « taxe à 75 % » (qui n’était que de 50 %) sur les hauts revenus. Une façon de montrer une solidarité avec le « ras-le-bol fiscal » des premières années du quinquennat Hollande, incarnées par l'ancien ministre, Pierre Moscovici, aujourd'hui commissaire européen.
De fait, quelle était la promesse de campagne du candidat Macron ? Celle de faire enfin baisser les impôts et, à la différence de son prédécesseur Nicolas Sarkozy, de tenir cet engagement.
Cette baisse des impôts touchait significativement les cotisations salariales. Peu importe que ces dernières ne soient pas des impôts mais un « salaire socialisé », tout cela était assimilé dans le concept de « prélèvements obligatoires » qui, comme l’a montré récemment Laurent Mauduit sur Mediapart, est une assimilation d’éléments divers. Mais cette assimilation revient à une idée simple : ce qui pèse sur le portefeuille du Français est par nature mauvais et doit être abaissé.
Aussi Emmanuel Macron et, après lui, Édouard Philippe, ont-ils pris l’engagement de baisser le taux de prélèvement obligatoire d’un point d’ici la fin du quinquennat. Le tout en réduisant le déficit public.
Cette position a eu plusieurs conséquences. La première aura été de valider le « ras-le-bol fiscal » en insistant sur l’effet de « perte de pouvoir d’achat » lié à l’impôt. Étaient alors exclues des raisons de cette perte la question salariale, la précarité, les conditions de travail. Seuls les « prélèvements obligatoires » venaient grever les revenus. Pour améliorer le sort de la population, il fallait donc donner la priorité à cette baisse et le gouvernement ne s’est pas privé de communiquer sur la baisse des cotisations salariales, censée dégager plus de pouvoir d’achat pour les ménages.
La deuxième conséquence de ce discours aura été de valider une autre idée : l’impôt en France irait alimenter l’immense « trou noir » que sont les dépenses publiques. Si l’on peut baisser le déficit et les impôts en même temps, cela ne signifie rien d’autre qu’une réduction des dépenses superflues. Et l’on retrouve là le fameux « pognon de dingue » consacré aux dépenses sociales que fustigeait Emmanuel Macron.
En face du poids des prélèvements obligatoires, on s’est donc évertué à oublier les « contreparties ». On a laissé entendre que l’impôt était largement inutile et on l’a progressivement délégitimé pour mieux le réduire. Mais, pour le coup, on a réduit le consentement aux « prélèvements obligatoires ».
Ces deux conséquences ont été voulues et recherchées par le gouvernement pour valider sa politique. Pour Emmanuel Macron et Édouard Philippe, la baisse des prélèvements obligatoires devait dynamiser l’économie, favoriser consommation, investissement et emploi. Ce projet s’est retrouvé en parfaite adéquation avec une grande partie de la population, celle qui a intégré cette idée du « fardeau fiscal » et donc d’une vision « individualiste » de l’impôt. Tous ces électeurs n’ont pas voté pour Emmanuel Macron, mais ils se retrouvaient dans ce projet antifiscal.
Aussi le gouvernement n’a-t-il pas lésiné sur la démagogie fiscale au cours des premières années du quinquennat et il n’a pas non plus lésiné sur le revers de cette démagogie fiscale, qui est l’illégitimité du transfert social. Lors des présentations des deux projets de lois de finances de l’exécutif, Gérald Darmanin, le ministre de l’action et des comptes publics, a passé son temps à insister sur les « gains de pouvoir d’achat » liés aux baisses d’impôts et de cotisations. On se souvient en septembre dernier des fameux « six milliards d’euros » de transferts aux ménages. Et, parallèlement, on a fustigé les bénéficiaires des dépenses publiques, réduit les APL, frappé les retraités « privilégiés », dénoncé le « pognon de dingue » mis dans les dépenses sociales…
En résumé, on a expliqué qu’on allait faire mieux avec moins et que tout serait moins cher. Peut-être Emmanuel Macron avait-il raison de dire qu’on « mentait » aux « gilets jaunes » lorsqu’on leur disait qu’on ne pouvait baisser les impôts et augmenter le nombre de fonctionnaires. Mais il a oublié de dire qu’on leur mentait également en leur faisant croire qu’on pouvait baisser les impôts et améliorer le service public, comme il ne cesse de le dire depuis la commission Attali jusqu’au comité « CAP 2022 ».
En caressant ce rejet de l’impôt, le gouvernement a clairement préparé sa perte. Car sa vision était trop simpliste et incohérente du point de vue de la population. L’impôt ne fait pas tout et a une contrepartie. Le pouvoir d’achat n’est pas que l’impôt, c’est aussi le salaire réel. La compétitivité n’est pas que le coût du travail, ce sont aussi l’innovation et le niveau de gamme. Du reste, faire du moins-disant fiscal quand tout le monde le fait est absurde et inutile. Enfin, dans le capitalisme financiarisé, se lancer dans le moins-disant fiscal est un piège dans lequel le gouvernement s’est jeté avec enthousiasme, sûr qu’il était de sa propre idéologie.
L’exécutif a ignoré tout cela. Il a voulu réduire en priorité l’imposition du capital pour favoriser l’investissement et donc l’emploi. Sauf que libérer des moyens aux détenteurs du capital contribue davantage à alimenter la sphère financière que l’investissement productif. Et les emplois créés ont été insuffisants et décevants, tandis que, pour financer cette défiscalisation du capital, on réduisait les baisses d’impôts aux ménages et on augmentait les taxes indirectes et la CSG.
Parallèlement, les salaires réels fléchissaient sous le double coup des réformes du marché du travail, qui ont réduit le pouvoir de négociation des salariés, et de la poussée inflationniste, liée aux prix de l’énergie. L’effet déceptif a été à la hauteur des promesses répétées du gouvernement. Et il s’est cristallisé autour des taxes sur le carburant, perçues comme injustes et punitives.
Les « gilets jaunes » ont donc pris ce gouvernement au sérieux dans sa démagogie antifiscale et ils en perçoivent aujourd’hui la contrepartie : une priorité donnée aux impôts des entreprises et des plus riches, une croissance qui ralentit au lieu de repartir, un pouvoir d’achat qui ne dépend pas que de l’impôt, mais aussi des salaires et des conditions de travail dégradées par les réformes du marché du travail. C’est cette déception qui revient à la figure du premier ministre, à la façon d’un boomerang.
Ce mouvement de contestation est issu d’une déception qui se mesure non pas par des chiffres, mais par la différence entre les promesses et les actes du gouvernement, entre sa démagogie fiscale et la réalité socioéconomique de notre pays. Les déclarations d’Édouard Philippe montrent cependant un accord de principe avec les manifestants sur le rejet de l’impôt. Or, l’exécutif joue ici avec le feu.
Car en alimentant la démagogie fiscale, il a alimenté un égoïsme économique qui est le principal ferment de la droite radicale. De Donald Trump à Jair Bolsonaro, en passant par Matteo Salvini, tous ont joué sur la démagogie fiscale pour accentuer les divisions internes à la société. Et ce n’est donc pas un hasard si une partie des « gilets jaunes » ne demandent pas la réduction de l’évasion fiscale, une amélioration des services publics ou des alternatives à l’usage de l’automobile, mais bien plutôt la mise au pas des « improductifs », souvent identifiés aux migrants pour pouvoir faire baisser « leurs » impôts.
L’ennui, c’est que l’exécutif, qui est radicalement attaché à cette vision smithienne de bazar que l’égoïsme particulier fait le bonheur de la société, est incapable de donner tort à cet égoïsme fiscal. Édouard Philippe lui a donc donné raison et a réaffirmé son accord avec les manifestants sur le principe de la nécessité de rejeter l’impôt. Mais en relançant la démagogie fiscale, il n’apaisera rien et ne pourra qu’alimenter la demande de baisses d’impôts. Le risque est donc majeur de voir la situation dégénérer dans un face-à-face entre deux démagogies fiscales, en oubliant les risques liés à cette vision. Plus que jamais, la responsabilité du gouvernement dans cette dégradation du débat public semble évidente.
Publié le 25/11/2018
En Irak, une émancipation qui progresse
L’autre combat des femmes kurdes d’Irak
Loin de l’image très médiatisée — et positive — des combattantes, la condition féminine au Kurdistan irakien demeure contrastée. Si de notables progrès ont été réalisés en matière d’émancipation, y compris sur le plan législatif, l’oppression misogyne et des maux tels que les crimes d’honneur perdurent.
par Nada Maucourant (site : lemonde-diplomatique.fr)
Elle est devenue l’un des emblèmes de la lutte acharnée des Kurdes contre l’Organisation de l’Etat islamique (OEI). Helly Luv, de son vrai nom Helan Abdulla, multiplie les chansons pop pour exalter le sentiment patriotique. Avec un succès international. Réalisé en 2015, le clip de Revolution appelle à défendre le Kurdistan contre des envahisseurs dont le spectateur comprend qu’il s’agit des troupes de l’OEI. En tenue de combat et talons dorés, cheveux rouge sang et keffieh vermillon, la chanteuse, qui porte des bracelets en balles de mitrailleuse, arrête à elle seule la progression d’une colonne de chars. Dans une autre vidéo, celle de la chanson Risk It All, elle apparaît entourée de guerrières aux yeux maquillés, leurs mains aux ongles vernis brandissant des kalachnikovs. Ces images illustrent bien le charisme prêté aux guerrières du Kurdistan. Nul doute que leur diffusion planétaire contribue à renforcer l’intérêt récurrent et enthousiaste pour les combattantes kurdes.
Quelle que soit leur localisation géographique, les responsables kurdes n’ont pas attendu la lutte contre l’OEI pour nommer des femmes aux postes-clés, militaires ou même politiques. En 1909, déjà, Adila Khanim succéda à son mari comme gouverneure de Halabja et chef de la tribu Jaf, l’une des plus importantes du Kurdistan. Elle demeure connue pour avoir réussi à rétablir l’ordre et la loi dans sa région. Aujourd’hui, deux colonelles, Mmes Nahida Ahmed Rachid et Aïla Hama Amin Ahmed, font de cette figure historique l’une des inspiratrices du bataillon 106, une force exclusivement féminine constituée en 1996 à Souleimaniyé, ville irakienne sous le contrôle du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) (1).Pour expliquer leur engagement dans cette unité dès sa création, Mmes Ahmed Rachid et Hama Amin Ahmed invoquent sans hésiter « l’impératif de prendre les armes pour défendre la nation menacée » et l’impossibilité de rester à la maison pendant que leurs compatriotes se faisaient tuer. Les deux officières ne cachent pas les difficultés rencontrées, en particulier pour vaincre les réticences de la société kurde d’Irak. « Nous avons dû surmonter nombre d’épreuves. C’était une lutte. Cette liberté [de devenir militaire] n’est pas une faveur que les hommes ont daigné nous concéder ; nous nous sommes battues pour l’obtenir », déclare Mme Hama Amin Ahmed, qui affirme être restée célibataire pour pouvoir consacrer sa vie au combat. « Une soldate n’imite pas un prétendu modèle masculin ; il est dans son droit de prendre les armes », martèle de son côté Mme Ahmed Rachid.
L’admiration pour ces combattantes ne doit pas conduire à négliger la stratégie de communication soigneusement élaborée par les autorités kurdes irakiennes à destination des médias occidentaux. Cette présence féminine permet de susciter la sympathie et d’attirer les aides étrangères dans la lutte contre l’OEI. Les combattantes rechignent d’ailleurs à aborder le thème de l’oppression des femmes dans la société kurde irakienne. Nos interlocutrices réfutent l’hypothèse de l’armée comme moyen d’émancipation dans une société patriarcale : selon elles, leurs concitoyennes seraient absolument libérées et n’éprouveraient aucun besoin de s’engager militairement pour devenir les égales des hommes.
Or, en réalité, ces amazones fières de leur pays ne sont guère représentatives. Le phénomène demeure même marginal : le bataillon féminin ne compte que cinq cents à six cents membres. S’y ajoutent quelques dizaines de soldates opérant dans les autres unités, pour une armée de cent quatre-vingt-dix mille personnes.
La publicité faite autour des combattantes masque une réalité beaucoup plus contrastée de la condition féminine au Kurdistan irakien. Directrice de l’organisation non gouvernementale (ONG) Asuda, qui, basée à Souleimaniyé, œuvre depuis 2000 pour la défense des droits des femmes, Mme Khanim Latif évoque les nombreux maux qui rongent la société. Tout d’abord, les « crimes d’honneur », qui restent bien trop fréquents. M. Aso Kamal, militant des droits humains, estime qu’entre 1991 et 2007 plus de douze mille femmes ont été tuées sur le territoire du GRK au nom de l’honneur familial, que les sociétés patriarcales lient intimement au corps féminin, à sa décence et à sa pureté (2). La persistance de l’auto-immolation par le feu, souvent signe d’une détresse extrême face à la pression familiale, inquiète par ailleurs les ONG. Entre les vrais incidents domestiques et les tentatives de suicide dissimulées, des chiffres fiables restent difficiles à obtenir. Les données d’Asuda font cependant état de dix-neuf cas à Souleimaniyé en 2014.
Autre fléau auquel sont confrontées les jeunes filles kurdes : le mariage précoce. Il s’agit d’une pratique très répandue, et en augmentation, surtout dans les villages les plus pauvres et au sein des populations déplacées, pour lesquelles le mariage d’une enfant représente une aubaine économique. Le manque d’accès à l’éducation est un facteur déterminant : « Dans certains villages, il n’y a pas de collège. Les fillettes n’ont donc rien d’autre à faire que de rester à la maison et d’attendre le mariage », explique Mme Latif. Elle évoque aussi l’excision : selon un rapport de l’ONG Wadi, celle-ci concernerait 57 % des filles âgées de 14 à 18 ans.
Toutefois, le GRK a entrepris des efforts législatifs notables, qui le distinguent du reste de l’Irak. En 2011, le Parlement kurde adoptait la « loi n° 8 » relative à la violence domestique, qui reconnaît comme un crime la violence physique et psychologique au sein de la famille, le mariage forcé ou précoce, l’excision, le viol conjugal et la discrimination dans l’éducation. Le texte prévoit la création d’une cour spéciale pour les cas de violence domestique, ainsi que l’amélioration de la prise en charge et du suivi des victimes (3). Mme Latif pointe néanmoins sa portée symbolique : « Faire voter une loi sans mettre en œuvre des moyens concrets pour l’appliquer est absurde. C’est le système tout entier qu’il faut changer. » Certains dispositifs tardent à être mis en place, et les ONG se plaignent du manque de financements. Modifier durablement les mentalités nécessite un combat de longue haleine, avec de multiples campagnes de sensibilisation à destination des représentants religieux et tribaux, des médecins, de la police, des familles.
Par ailleurs, les autorités elles-mêmes ne garantissent pas toujours la transparence et l’indépendance de la justice. Plusieurs rapports et témoignages montrent que de nombreux auteurs de violences reçoivent des sanctions très légères, voire nulles, si l’acte a été « légitimé » par le comportement de la victime. Il arrive aussi que des juges proposent à un violeur d’épouser sa victime pour qu’elle retrouve son honneur (4). Enfin, les tribus demeurent très influentes. Elles interfèrent fréquemment dans le déroulement du procès pour protéger leurs membres, par exemple en offrant une compensation financière aux victimes et à leur famille en échange de leur silence.
Les villes enregistrent toutefois des progrès. En 2008, il y a eu deux fois et demie moins de femmes brûlées au nom de l’honneur à Souleimaniyé que dans la périphérie (5). En outre, la violence connaît une certaine diminution ; l’excision serait de moins en moins pratiquée (6).
Une organisation comme Zhiyan multiplie les initiatives pour faire évoluer les esprits. En s’appuyant sur un réseau d’une trentaine d’ONG de femmes et de militants, elle maintient une pression constante sur le gouvernement. La coordination s’est notamment mobilisée dans l’affaire Duniya, du nom d’une jeune fille de 14 ans mariée deux fois, torturée puis tuée par son mari polygame (7). Le meurtrier, protégé par sa tribu, a revendiqué son acte dans une vidéo publiée sur YouTube où il invoque son honneur bafoué : l’adolescente aurait été amoureuse d’un garçon de son âge. Zhiyan et d’autres associations féministes ont organisé des manifestations et un sit-in devant le Parlement. Elles ont exigé la stricte application de la loi, sans intervention tribale, et le jugement de toutes les parties impliquées dans le mariage de l’enfant, sa famille et le dignitaire religieux compris. Ce cas — pour lequel la procédure judiciaire est toujours en cours — illustre l’échec du dispositif légal mis en place sur le territoire du GRK. Mais il révèle aussi une société vigoureuse et déterminée à lutter pour ses droits.
Cette persévérance paye parfois. En 2000, Asuda inaugurait le premier foyer de protection pour femmes menacées de crime d’honneur ; il en existe aujourd’hui dans les trois gouvernorats du Kurdistan irakien. En 2007, le GRK mettait en place une direction au sein du ministère de l’intérieur afin de récolter des données et statistiques et d’assurer la visibilité des cas de violence. Le Haut Conseil des femmes était créé deux ans plus tard. Composé de militants des droits des femmes et présidé par le premier ministre, il travaille en lien étroit avec les ONG et les institutions gouvernementales. Des quotas réservent désormais 30 % des sièges à des élues au Parlement kurde. « La situation au Kurdistan irakien est bien meilleure que dans le reste du pays ; mais ce n’est pas ce que nous visons. Cela ne nous suffit pas », conclut Mme Latif.
Rezhin (8), 22 ans, diplômée de l’université de Souleimaniyé, incarne ce désir d’indépendance et d’autonomie : « Je n’ai pas envie d’avoir une maison, des enfants et un mari pour qui je cuisine. C’est comme s’il y avait deux vies : l’une avant et l’autre après le mariage et tous les devoirs qui vont avec. Est-ce que c’est cela, l’amour, se plier à tous les désirs de quelqu’un qui ne fait rien pour vous en échange ? » Rezhin s’emporte contre la société patriarcale, et surtout contre ces femmes qui l’acceptent et participent ainsi à son maintien. Bien qu’elle n’ait jamais eu de problèmes avec sa famille, elle sait que tous ne partagent pas son point de vue et préfère donc rester discrète. « Certains amis proches m’ont fait part de leur désapprobation, mais je veux les mettre au défi. J’ai envie de voyager, d’être bien éduquée, d’être encore plus forte et libre. Mais je veux revenir au Kurdistan, pour leur prouver que je peux vivre dans mon pays avec ma mentalité. » A propos de Helly Luv, Rezhin se montre d’ailleurs sceptique : « Elle a été élevée en Occident ; les choses ont été plus faciles pour elle. Elle n’a pas eu à se battre. » Par principe, elle refuse de s’installer dans l’espace réservé aux femmes et aux familles dans les restaurants. Et elle s’offusque de ce que, dans la langue kurde, une formule de remerciement bénisse uniquement les membres mâles d’une famille. A bien des égards, le Kurdistan irakien recèle d’autres combattantes insoupçonnées.
Nada Maucourant
Journaliste.
(1) Lire Vicken Cheterian, « Chance historique pour les Kurdes », et Allan Kaval, « Les Kurdes, combien de divisions ? », Le Monde diplomatique, respectivement mai 2013 et novembre 2014.
(2) « Iraq : Kurdish government promises more action on honour killings », Réseaux d’information régionaux intégrés (IRIN), Erbil, 27 novembre 2010.
(3) « Act n° 8 of 2011 — The act of combating domestic violence » (PDF).
(4) « Working together to address violence against women and girls in Iraqi Kurdistan », International Rescue Committee, New York, août 2012.
(5) Nazand Begikhani, Aisha Gill, Gill Hague et Kawther Ibraheem, « Honour-based violence (HBV) and honour-based killings in Iraqi Kurdistan and in the Kurdish diaspora in the UK » (PDF), université de Roehampton (Royaume-Uni), novembre 2010.
(6) « Significant decrease of female genital mutilation (FGM) in Iraqi-Kurdistan, new survey data shows », Wadi, Francfort, 20 octobre 2013.
(7) « Kurdish teenager’s “honor killing” fades to memory as Iraq violence swells », Huffington Post, 17 juillet 2014.
(8) Prénom d’emprunt.
Publi" le 24/11/2018
Toujours plus d’inégalités et encore moins d’écologie : Emmanuel Macron maintient le cap
Par Loïc Le Clerc (site regards.fr)
Le gouvernement a tellement entendu la colère des gilets jaunes qu’il vient de ponctionner le budget de l’écologie de 600 millions euros. Toujours moins vert, pour que les Français soient toujours plus pauvres.
« La trajectoire carbone que nous avons fixée, nous allons la tenir. […] La transition écologique ne peut être réussie que si nous accompagnons effectivement, pratiquement, les Français. » C’est avec ces mots qu’Edouard Philippe a répondu aux gilets jaunes, sur France 2, au lendemain du mouvement qui a réuni plus de 280.000 personnes dans toute la France.
Si le gouvernement n’entend rien faire pour favoriser le pouvoir d’achat, sa rhétorique demeure celle de l’écologie. Et pourtant…
Rappelons-le, l’exécutif justifie la hausse des prix du carburant comme une sorte de "taxe carbone". Ainsi, le ministre de la Transition écologique, François de Rugy, faisait ce parallèle osé :
« Les recettes […] des taxes sur les carburants, c’est 34 milliards d’euros. Le budget du ministère de la Transition écologique est de 34 milliards d’euros. »
Sauf que depuis le 17 novembre, le "cap" macroniste continue dans sa logique anti-écologique.
Coupes budgétaires dans l’écologie
Car mardi 20 novembre, Public Sénat a révélé que pour le projet de loi de finances rectificative, le gouvernement a décidé de transférer 577 millions d’euros provenant de la taxe écologique sur les carburants vers le budget général de 2018.
Explications de la secrétaire d’Etat au ministre de la Transition écologique et solidaire Brune Poirson :
« C’est juste une technique comptable. […] En 2018, environ 600 millions d’euros de crédits affectés à la transition énergétique n’ont pas été utilisés. […] En parallèle, 600 millions d’euros supplémentaires seront affectés au compte de la Transition énergétique. »
En Macronie, deux tu l’auras valent mieux qu’un tien.
Rappelons également que début novembre, ce même gouvernement a autorisé les sociétés d’autoroutes à augmenter plus que d’habitude les tarifs des péages. Ainsi, dès le 1er février 2019, le prix des péages augmentera de 0,1 à 0,39%, hors inflation. Coucou les gilets jaunes…
Écologie antisociale
Attac, le 13 novembre dernier, rappelait que « le poids des dépenses énergétiques représente 14,9% du revenu des ménages les plus pauvres, et seulement 5,9% pour les plus riches qui sont pourtant les plus gros pollueurs ».
Et les "mauvaises nouvelles" pour/par le gouvernement continuent de tomber depuis ce 17 novembre.
Mardi 20 novembre, une étude de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), publiée dans le dernier "Portrait social de la France" de l’Insee révèle qu’entre 2008 et 2016, les ménages français ont perdu en moyenne près de 500 euros de revenu disponible (après déduction des impôts et des cotisations), notamment les classes moyennes. En cause ? Les réformes fiscales et sociales.
Le même jour en Belgique, Emmanuel Macron assurait que son objectif est « d’une part de taxer davantage les énergies fossiles et, d’autre part, d’avoir un accompagnement des plus modestes ». Et le président de la République est certain que les Français ont seulement besoin de "dialogue", de "pédagogie".
Pas sûr qu’avec tout ça, la fiche de paie de janvier parviendra à convaincre les Français de l’engagement d’Emmanuel Macron sur le pouvoir d’achat.
Publié le 23/11/2018
Logement. À Marseille, les écoles aussi se fissurent
camile bauer (site l’humanité.fr)
Deux semaines après le drame de la rue d’Aubagne, l’inquiétude monte dans les classes d’Olivier-Gillibert. Sa vétusté illustre l’état délabré des bâtiments publics délaissés par la ville.
Un mélange de crainte et de colère. C’est le sentiment qui assaille les parents délégués de l’école Olivier-Gillibert, dans le 5e arrondissement de Marseille, depuis qu’ils ont découvert l’état de délabrement de l’établissement où leurs enfants sont scolarisés. « Je ne peux plus amener ma fille sans avoir la peur au ventre », témoigne Elsa Dorlin, maman d’une petite fille de CE1. Dans un des bâtiments de cette école primaire déployée sur deux sites, le Velux qui surplombe l’escalier central fuit. « Lorsqu’il pleut, une véritable douche se déverse depuis le toit de l’école jusqu’au rez-de-chaussée, soit trois étages, imbibant les murs de la structure, les escaliers, les paliers, les plafonds… » dénoncent les parents dans une lettre adressée cette semaine aux élus locaux. Le palier du premier étage est balafré dans sa largeur par une large fissure. Au rez-de-chaussée, l’eau coule des faux plafonds éventrés, faisant craindre un court-circuit. Des plaques de plâtre sont déjà tombées, sans pour l’instant faire de victimes. Signalée par la directrice l’an dernier, la situation a encore empiré avec les fortes pluies qui ont frappé Marseille ces derniers mois.
« Nous n’arrivons pas à joindre la mairie, quels que soient les risques »
La situation à Olivier-Gillibert est loin d’être unique. Après le drame de la rue d’Aubagne, l’attention s’est de nouveau portée sur l’état des écoles marseillaises, à commencer par celle située près du cours Julien, dont les riverains demandent en vain la fermeture pour travaux. En 2016, le scandale avait éclaté à la suite du courrier d’une enseignante lanceuse d’alerte et d’une enquête du journal Libération, révélant locaux indignes, préfabriqués imbibés d’eau jamais rénovés depuis quarante ans, et bâtiments près de s’effondrer. Vexé, le maire, Jean-Claude Gaudin, avait promis 5 millions d’euros et la ministre d’alors, Najat Vallaud-Belkacem, commandité un audit et débloqué 17 millions d’euros. « Des choses ont été faites, estime Séverine Gil, présidente départementale de MPE13, la principale association de parents d’élèves de la région, mais il faudrait investir mieux et plus. Quand on interpelle les autorités sur l’état du parc scolaire, on s’aperçoit qu’ils n’ont aucune idée, pas de vision d’ensemble. C’est d’un amateurisme inquiétant. » Un nouvel audit a été promis la semaine dernière par Jean-Michel Blanquer.
L’accumulation de signaux inquiétants n’a pas fait reculer l’indifférence. « Nous n’arrivons pas à joindre la mairie, ni à la faire se déplacer, quels que soient les risques. C’est très compliqué d’avoir les mails des élus, il est impossible d’appeler directement un service. On est dans un système féodal », s’agace Elsa Dorlin. La directrice de l’école Olivier-Gillibert n’a pas eu plus de succès. Depuis le début de l’année scolaire, elle a écrit cinq fois aux responsables municipaux pour leur faire part de la gravité de la situation, sans obtenir plus qu’une visite évoquant la réfection de peinture. Interpellée pendant le conseil d’école, la référente de la mairie pour les travaux s’est contentée de… « prendre note de la situation ». Mis en place il y a deux ans pour faciliter les signalements, le numéro Allo Mairie École est saturé. « Il s’est grippé et les écoles attendent encore des mois, voire des années, des travaux d’entretien courant. Sans parler des rénovations plus coûteuses, qui restent largement insuffisantes au regard de la vétusté de certaines écoles », observe le SNUipp-FSU dans une lettre envoyée la semaine dernière au préfet des Bouches-du-Rhône.
À Olivier-Gillibert, une intervention a bien eu lieu sur le toit cet été, mais elle n’a rien réglé. « Comme d’habitude, on s’est contenté de mettre des sparadraps, plutôt que de faire de vrais travaux de rénovation », se désole Marie Otchakovsky, la présidente des parents d’élèves de l’école. Une situation habituelle. « Les agents chargés faire l’état des lieux avant travaux viennent sur les sites les mains vides. Ils ne cherchent pas la cause des problèmes. Quand il y a une fuite, ils bouchent le trou, en espérant qu’elle ne revienne pas », raconte Séverine Gil. La ville semble plus intéressée par les 34 écoles qu’elle va faire construire grâce à un très décrié partenariat public-privé ou par l’entretien des établissements privés. « Nous avons de très belles écoles privées à Marseille », enrage Marie Otchakovsky. Elle se souvient encore de l’inauguration, il y a deux ans, par le maire, d’un magnifique établissement privé flambant neuf, à deux pas de l’école de ses enfants.
Camille Bauer
Publié le 22/11/2018
Loi de financement de la sécu : les députés médecins votent-ils sous l’influence des labos ?
par Rozenn Le Saint (Site : bastamag.net)
Chaque année, l’examen de la loi de financement de la sécurité sociale est un rendez-vous obligé pour les lobbyistes des laboratoires pharmaceutiques. Logique : leurs taux de profits futurs dépendront des niveaux de dépenses et de remboursements des médicaments fixés par la loi. Les députés médecins qui siègent en nombre à la Commission des Affaires sociales sont donc particulièrement sollicités. Une enquête publiée dans le cadre de notre dossier sur les mégaprofits et le lobbying de l’industrie pharmaceutique.
Comme chaque année à l’automne, le Parlement examine actuellement la loi de financement de la sécurité sociale pour l’année suivante. Et comme chaque année, les amendements tombent aussi nombreux que les feuilles mortes. Plus de 1500 ont encore été déposés dans le cadre de l’examen du texte en première lecture à l’Assemblée nationale, qui a commencé le 22 octobre. Ces amendements sont parfois de simples copier-coller de propositions envoyées par les lobbys de l’industrie pharmaceutique, les syndicats de médecins ou les fédérations d’employeurs du secteur. « Il y a eu beaucoup d’amendements exactement similaires, par paquets de dix ou quinze. Les députés reproduisent ce que la Fehap (Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne) ou la FHF (Fédération hospitalière de France) leur envoient. Parfois ils n’ont même pas pris la peine d’enlever la mention de la Fédération ! », s’étonne Olivier Véran, député LREM, neurologue hospitalier et rapporteur général du texte [1]. Qu’en est-il des envois du Leem, le lobby des entreprises du médicament ? « Le Leem ne met pas son nom sur ses propositions d’amendements ! », rétorque-t-il sur le ton de la blague.
En tout cas, ce puissant syndicat de l’industrie pharmaceutique est très actif autour de l’Assemblée, de même que les grands labos. Pour le deuxième semestre 2017, ils ont collectivement déclaré près de 7 millions de dépenses de lobbying à Paris (lire notre article « À Paris, l’influence écrasante des labos face aux associations de patients ? »), dont une partie importante consacrée à influencer le projet de loi de financement de la sécurité sociale, ou « PLFSS » pour les initiés. Cette loi de financement est éminemment stratégique pour tout le secteur. Elle détermine non seulement le taux de croissance des dépenses de médicaments remboursables, mais aussi toutes les procédures d’évaluation, d’autorisation et de mise sur le marché des produits pharmaceutiques. Autant dire qu’une petite modification introduite par amendement peut avoir un impact significatif sur le taux de profit des laboratoires.
Députés et médecins, une cible qui compte double
Les députés médecins, au nombre de 25 dans l’Hémicycle, représentent 4,3% des députés. Ils sont cependant sur-représentés dans la commission des Affaires sociales, dont ils occupent 19% des sièges. Et surtout, ils y trustent une grande partie des postes clés. Le neurologue Olivier Véran (LREM) en est le rapporteur général, le cardiologue Jean-Pierre Door (Les Républicains) et la psychiatre Martine Wonner (LREM) en sont les vice-présidents, les médecins Julien Borowczyk (LREM) et Cyrille Isaac-Sibille (Modem) les secrétaires. Une aubaine pour les laboratoires, qui ont noué des liens d’intérêts avec les quatre cinquièmes d’entre eux, selon notre analyse des données du site EurosForDocs (lire notre article « EurosForDocs, une base de données d’utilité publique »).
En la matière, la championne de l’Assemblée nationale est Stéphanie Rist, députée LREM. Elle a noué 309 liens d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique en six ans… Près d’un par semaine ! D’après les chiffres disponibles, les labos ont dépensé 40 196 euros pour les services de cette rhumatologue (13e spécialité la plus approchée des labos selon EurosForDocs, lire notre article « Les labos soignent plus particulièrement les spécialistes du cancer »), soit 558 euros par mois, sous forme d’avantages divers (cadeaux, invitations à des conférences…) ou de contrats. « Il y a eu beaucoup d’innovations à présenter dans ma spécialité ces dernières années, et j’étais chargée par les laboratoires de rapporter les informations issues des congrès pour ensuite former mes collègues, justifie la parlementaire. C’est quand-même un atout d’avoir travaillé avec eux auparavant pour garder la bonne distance à présent, même si cela ne veut pas dire ne jamais les rencontrer. » Même depuis son arrivée au Palais Bourbon ? « Je croise encore les laboratoires mais pas à ma demande, admet-elle. Ils nous sollicitent davantage pendant le projet de loi de financement de la sécurité sociale, par écrit. Mais les amendements arrivent dans nos boites mail dans tous les domaines de toute façon ! »
Le podium des députés médecins les plus liés à Big Pharma est complété par deux de ses collègues du parti macroniste, Jean-François Eliaou et Ramlati Ali [2]. Les montants en jeu sont cependant peu élevés : la plupart des députés médecins ont largement réduit ou cessé leur activité médicale en faisant leur entrée dans l’Hémicycle. Est-ce à dire que les ponts sont coupés ? Pas tout à fait, puisque les sollicitations peuvent continuer, pour influencer la teneur des amendements et non plus celle des prescriptions, notamment dans le cadre du PLFSS. Les quelques liens d’intérêts répertoriés pour les députés médecins correspondent essentiellement à l’automne, période d’examen du texte au Parlement. Les deux tiers de ceux de Jean-Pierre Door (qui n’a pas répondu à nos demandes d’entretien) sont ainsi concentrés sur les seuls mois d’octobre et novembre…
L’omniprésence insidieuse des labos
Certains contestent la fiabilité de ces informations. Olivier Véran, « Monsieur PLFSS » en tant que rapporteur général du texte, déclare avoir déjà fait effacer « des liens d’intérêts inscrits sur la base Transparence santé par erreur ».
Pour prouver sa bonne foi, il sort son agenda électronique et nous montre que le lien recensé par le labo Johnson&Johnson (Janssen) en ce qui le concerne, daté du 21 novembre 2017, n’est pas justifié. En effet, son emploi du temps bien chargé ce jour-là atteste qu’il se trouvait à Paris et non au colloque organisé à Grenoble par l’entreprise pharmaceutique. « Je vais finir par faire un procès aux laboratoires qui prennent la liste de tous les médecins du CHU, sur laquelle figure mon nom, et leur compte une convention, qu’ils se rendent à l’événement qu’ils organisent ou pas », commente le député. Pour autant, il admet ne pas s’être penché sur une possible amélioration de cette base Transparence Santé, malgré ses failles.
En revanche, en vérifiant son planning du 11 janvier 2018, il se rend compte qu’il a effectivement participé à un colloque de décideurs hospitaliers ayant pour thématique les réformes de l’hôpital public, sans être rémunéré. Surprise ! C’était Astellas Pharma qui régalait, d’où la « convention d’hospitalité » répertoriée, ainsi que deux repas. « La page à mon nom devrait être vierge », s’indigne le député LREM, très soucieux d’être préservé de toute accusation de conflit d’intérêts… Pour autant, même lui semble s’être fait avoir par la présence insidieuse des laboratoires derrière la plupart des événements liés à la santé.
Une société de lobbying pour faire écran
Une présence de plus en plus cachée, pour échapper aux règles de transparence. L’an dernier, Olivier Véran a réalisé une allocution « sans même prendre un café », précise-t-il, le 28 novembre 2017, en pleine période de vote du PLFSS, à l’occasion d’une table ronde organisée par le cabinet de lobbying M&M Conseil, mais financée par l’industrie pharmaceutique. Cette fois, rien dans la base Transparence Santé. Car M&M Conseil fait office de société écran. Contrairement aux laboratoires, elle n’est pas soumise à l’obligation de déclarer les invitations des professionnels de santé. Cette stratégie de contournement était déjà dénoncée en mars 2016 dans un rapport de la Cour des comptes sur la prévention des conflits d’intérêts en matière d’expertise sanitaire : « Des entreprises prestataires de service s’interposent pour l’organisation des manifestations, ce qui introduit un écran supplémentaire et rend plus complexe la recherche de preuves de cadeau illicite », déploraient les sages de la rue Cambon.
Ce 9 octobre 2018, toujours à la Maison de la Chimie, à deux pas du Palais Bourdon, M&M Conseil organise cette fois une rencontre sur le cancer pour le compte du laboratoire MSD. La semaine précédant l’examen en commission des Affaires sociales du PLFSS 2019. Jean-Pierre Door préside régulièrement ces « débats » bénévolement, aux côtés ce jour là de Michel Lauzzana, député LREM et médecin généraliste. M&M Conseil organisera fin novembre une autre rencontre, sur le « système de santé », sponsorisée par Sanofi, Abbvie, Bristol-Myers-Squibb et quelques autres labos. Qui la présidera ? Jean-Pierre Door et Olivier Véran.
Les enjeux du financement de la Sécu pour les labos
Chaque année, on fait grand bruit autour du déremboursement de certains médicaments pour limiter la croissance inexorable des dépenses de santé. Cette année encore, le gouvernement a annoncé, pour le PLFSS 2019, un milliard d’euros d’économies sur le poste médicaments. Mais les labos n’y perdent pas forcément. Ils peuvent remplacer les produits déremboursés par d’autres à peine différents. Et ce qu’ils cèdent d’un côté, ils comptent bien le récupérer de l’autre. Réduction des délais pour démarrer les essais cliniques (qui vérifient l’efficacité et la tolérance d’un nouveau médicament), assouplissement des règles d’accès au marché des nouveaux produits de santé, accélération des procédures d’autorisation… Autant de mesures que toute l’industrie réclame depuis des années au nom de « l’accès à l’innovation thérapeutique ». Autrement dit, à les croire, pour le bien des patients…
Le jackpot pour un laboratoire pharmaceutique, ce n’est en effet pas seulement de vendre ses médicaments au prix le plus élevé possible, grâce à un remboursement généreux de la « sécu ». C’est aussi de lancer ses produits sur le marché rapidement, en réduisant les délais et les coûts, et en limitant la concurrence. Le brevet doit ainsi être valorisé financièrement au maximum avant sa disparition, au bout de vingt ans, et l’apparition des médicaments génériques. Il est devenu la clé de voûte de leur modèle commercial. Même après ces fameux vingt ans, les labos ne manquent pas de tours dans leur sac – brevetage de médicaments à peine différents (dits « me too »), changements de dosage ou de prescription, action auprès des médecins pour maintenir leurs parts de marché… – pour faire face à la concurrence des médicaments génériques.
Justement, le PLFSS 2019 prévoit que le médecin devra désormais justifier de ne pas substituer un médicament d’origine (dit « princeps ») par un générique. S’il ne le fait pas, le patient sera remboursé uniquement sur la base du prix du générique. Ce qui engendrera des économies pour la « sécu »… mais n’arrangera pas les affaires des labos. Ces derniers ont trouvé un allié en la personne de Jean-Pierre Door (Les Républicains). En déposant un amendement, le député a tenté de s’opposer à l’inscription de la mention « non remboursable » sur l’ordonnance lorsque les médecins persistent à ne pas substituer le médicament d’origine par son équivalent générique sans justification. L’amendement a été rejeté en commission, tout comme son exact jumeau déposé par des députés Les Républicains.
Le député Jean-Pierre Door en porte-voix du lobby pharmaceutique
Le 9 octobre dernier, une rencontre sur le cancer est organisée par M&M Conseil. Elle était animée par Alain Ducardonnet, cardiologue et consultant santé pour BFMTV et Le Parisien,. Cette activité de présentation de colloque rapporte près de 20 000 euros de chiffre d’affaires par an à la société du consultant, ID communication. « Depuis trois ans, je n’anime plus de débats pour les laboratoires. Je fais principalement les colloques Assemblée [comme celui organisé par M&M Conseil, NDLR] et du Conseil de l’ordre », se justifie le cardiologue. Problème : c’est bien MSD qui finance indirectement l’événement.
Les réprésentants du laboratoire y ont ainsi une place de choix. L’une des directrices de MSD France, Raphaèle Lorieau-Thibault, y intervient. Elle y regrette que la procédure d’autorisation de mise sur le marché d’un médicament (AMM) est, en France, « parmi les plus longues d’Europe ». Cette procédure est censée vérifier l’efficacité d’un médicament, ses effets secondaires et fixer son prix en conséquence, ce dont dépendra le niveau de prise en charge par la Sécu Avant même que le plan de financement de la Sécu soit définitivement voté, la cadre de MSD France se réjouit qu’une nouvelle mesure y soit intégrée : l’amélioration des mécanismes d’autorisations temporaires, qui permettent aux patients d’accéder à des médicaments présentés comme innovants avant que les négociations sur le prix soient finalisées. « C’est une bonne nouvelle, cela représente une grande avancée pour les patients français. » Et pour les labos… Le lobbying exercé par l’industrie pharmaceutique auprès des sénateurs pour faire passer cet article font l’objet d’une analyse détaillée du Formindep, association qui milite pour une formation et une information médicales indépendantes.
Jean-Pierre Door, vice-président de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée, salue lui aussi à la tribune cette simplification à venir et regrette qu’ « un milliard d’euros sera économisé sur le médicament au détriment de l’industrie pharmaceutique, qui arrive à l’os alors qu’on lui doit l’arrivée de nouveaux traitements ». Le député fustige le Comité économique des produits de santé (CEPS), chargé de fixer les prix des médicaments et des dispositifs médicaux pris en charge par l’Assurance maladie : « Un véritable tribunal où les industriels doivent discuter becs et ongles pour obtenir un prix décent », estime-t-il. Un discours digne des porte-paroles du Leem, le lobby des entreprises du médicament, qui semble bien éloigné de la prise en compte de l’intérêt général.
Rozenn Le Saint
Influence, opacité, prix exorbitants de certains médicaments, liaisons dangereuses avec les députés et les médecins… À travers des données inédites, des enquêtes et des reportages, les « Pharma Papers » mettent en lumière tout ce que les labos pharmaceutiques préféreraient que les patients et les citoyens ne sachent pas : les immenses profits qu’ils amassent chaque année aux dépens de la sécurité sociale et des budgets publics en instrumentalisant médecins et décideurs. Les « Pharma Papers » seront publiés par volets successifs au cours des mois de novembre et de décembre 2018.
Notes
[1] À l’occasion d’une rencontre organisée par l’Association des journalistes de l’information sociale, le 23 octobre, soit en pleine semaine d’examen du texte à l’Assemblée nationale.
[2] Ils n’ont pas souhaité répondre à nos demandes d’entretien.
Publié le 21/11/2018
« Depuis samedi, nous nous sentons un peu moins seuls et un peu plus heureux »
Que pensent les gilets jaunes ?
paru dans lundimatin#166,
Bonjour,
J’ai 57 ans et je suis employé dans une PME en Seine-Maritime. Je ne suis pas un de vos lecteurs mais il s’avère que mes enfants vous lisent régulièrement et qu’après de longues heures de discussion
(et d’engueulades) ce dimanche, ils m’ont convaincu de rédiger et de vous envoyer ces quelques réflexions sur le mouvement des gilets jaunes auquel je suis heureux et fier
d’appartenir.
Pour commencer, je tiens à dire que ce qui suit n’est que mon avis et mon regard sur le
mouvement. Il est influencé par ce que j’ai vu et ce dont j’ai discuté tant avec des amis qu’avec mes enfants donc. Contrairement à tous les médias qui tentent de nous ausculter depuis deux jours, je
ne prétends pas dire la vérité sur ce mouvement qui est composé de nombreuses personnes très différentes avec des idées différentes, des objectifs différents et probablement des rêves très
différents. Ce que nous avons en commun, c’est notre ras-le-bol et notre action. C’est à la fois beaucoup et très peu mais il s’avère que désormais, on existe.
Avant même que nous agissions, la plupart des médias et de nombreux politiciens nous on décrit comme des gros balourds anti-écologiques qui voulaient préserver le droit à polluer tranquille. Sur
quelle planète pensent-ils que nous vivons ? Contrairement à eux, nous avons les pieds sur terre. Non, nous ne réclamons pas le droit à polluer chaque jour un peu plus une planète déjà bien mal
en point. Ce que nous refusons c’est ce chantage dégueulasse qui consiste à faire peser sur nos épaules la responsabilité du carnage écologique et son coût. Si la planète est dans cet état, si on
n’est même pas certains que nos petits enfants y survivront, c’est pas parce que nous utilisons notre voiture pour aller au boulot mais parce que des entreprises, des dirigeants et des hommes
politiques ont jugé pendant des années qu’il fallait mieux faire tourner l’économie à toute blinde plutôt que de se préoccuper des animaux qui disparaissent, de notre santé, de notre avenir. C’est
d’ailleurs ce qu’ils continuent de faire en nous faisant les poches pour financer une pseudo transition écologique pas du tout à la hauteur des enjeux. Ces gens se sont décrédibilisés dans à peu près
tous les domaines mais quand il est question de l’écologie et de la survie de l’humanité, là, il faudrait leur faire confiance ? À d’autres.
Certains disent que nous bloquons tout pour pouvoir mieux redémarrer le lendemain. C’est pas vrai. En tous cas, ce n’est pas mon cas. Ce que nous bloquons, c’est notre vie quotidienne. Les
départementales, les nationales, les zones commerciales. Nous bloquons le train-train de notre propre vie. A Paris, les gilets jaunes ont voulu bloquer Disneyland aujourd’hui, la police les en a
empêché et ils ont donc décidé de seulement rendre le parking gratuit. Quand tu vas à Disneyland et que tu apprends en arrivant que tu vas devoir payer 20€ [1] juste pour pouvoir te garer, tu penses quoi ? Les gilets jaunes
ils ont pensé que c’était du racket et l’ont rendu gratuit pour tout le monde. Que tu sois pour ou contre Disneyland, t’es pour que le parking de Disneyland soit gratuit.
Sur les blocages, il y avait des syndicalistes plutôt sympas mais qui passaient leur temps à dire à qui voulait les entendre qu’il fallait s’en prendre aux patrons, s’organiser sur nos lieux de
travail, etc. Ils ont certainement raison mais le problème c’est que nous ne travaillons pas tous dans de grandes usines ou de grosses entreprises dans lesquelles le rapport de force nous permet de
faire pression pour que nos salaires augmentent. Beaucoup d’entre nous sont simples employés, auto-entrepeneurs, chômeurs, etc. Le patron que nous avons par contre tous en commun, c’est Macron, c’est
donc lui qu’on veut faire plier.
Après, oui c’est vrai que bloquer le pays ce n’est pas forcément révolutionnaire et
pour tout dire, je ne suis pas bien certain de savoir ce que ça pourrait vouloir dire aujourd’hui de faire la révolution. D’un côté, il y a tellement de choses qui nous étouffent, nous asservissent,
nous abêtissent et nous rendent globalement malheureux mais de l’autre il y a un mode de vie qui nous tient et auquel on tient. La famille, les barbecues avec les amis, les collègues de travail, ça
peut paraître futile mais désolé, non, on ne passe pas nos soirées à regarder Arte et nos week-ends à aller au musée.
D’ailleurs, je suis pas un spécialiste de l’Histoire mais je crois pas qu’en 1789 ou en 1968, les manifestants savaient précisément ce qu’ils voulaient et la direction qu’ils voulaient prendre avant
que les évènements commencent. Je suis peut-être trop optimiste mais je pense qu’il faut que nous nous fassions confiance.
Après, je comprends que ce flou, cet inconnu, fasse peur à certains. Beaucoup de gens dans mon entourage n’ont pas voulu rejoindre les gilets jaunes car ils disaient que c’était un truc de facho manipulé par le Front National. Sauf que ce n’est pas le cas, ils sont nombreux les politiciens qui voudraient récupérer le mouvement, le FN en première ligne (et Mélenchon pas loin derrière) mais pour l’instant aucun n’y arrive. Entendons-nous bien, je ne dis pas qu’ils n’y arriveront pas mais si cela arrive ce sera le cancer qui tuera le mouvement. Et oui, j’ai vu à la télévision qu’il y avait eu des actes et des insultes intolérables contre des homosexuels et des personnes d’origine étrangère, ça me révulse comme tout le monde mais c’est dégueulasse d’en faire ses choux gras pour amalgamer tout le monde et sous-entendre que lorsqu’on est « populaire » on est forcément bêtes et méchants. J’ajoute qu’aux deux blocages auxquels j’ai participé, le rond-point d’accès à toute une zone industrielle et toutes les entrées de la plus grande zone commerciale de la région, il n’y a pas eu d’incidents si ce n’est quelques prises de bec parfois un peu violentes verbalement avec quelques automobilistes qui en avaient marre d’attendre et faisaient franchement la gueule. Oui il y a bien des racistes et des abrutis sur les blocages mais c’est à nous qu’il revient de mettre les points sur le i avec eux, pas aux éditorialistes bien au chaud sous les projecteurs de leurs plateaux télés. Leur petit avis sur tout, on s’en fout.
On a aussi dit que la police était de notre côté. Ce n’est pas vrai. La preuve c’est que lorsque des gilets jaunes ont voulu se rendre à l’Elysée, ils en ont été empêchés par des fonctionnaires de police. Ce qui ne veut pas dire que les policiers qui les ont aspergé avec des gaz lacrymogènes sont des fidèles de Macron et pour le moment on peut dire qu’ils ont été plutôt courtois, mais quand le gouvernement leur dira de taper, quand nous serons 100 000, et pas 1 000, que feront-ils ?
Pour finir je voudrais revenir et rendre hommage à la dame qui est morte samedi matin en Savoie. C’est vraiment tragique, pour elle, sa famille mais aussi pour l’automobiliste qui a simplement paniqué selon ce que disent les médias. Evidemment que cela n’aurait jamais dû arriver et que ça en dit long sur notre niveau d’improvisation. Il faut donc tout faire pour que nous soyons toujours mieux organisés et que le pire soit évité (en Moselle par exemple, ils avaient bloqué toute la largeur de l’autoroute avec des pneus, qu’en plus ils ont enflammé. Ca a eu le mérite de dissuader quiconque voudrait forcer un barrage en voiture et l’autoroute n’a pas pu réouvrir le soir même). Par contre, utiliser cet accident pour essayer de discréditer le mouvement et dissuader les gens de nous rejoindre, c’est le comble du cynisme. Il y a plus de 300 morts par mois sur les routes en France, si je voulais être aussi cynique que nos dirigeants, je leur demanderais combien de morts ont été épargnés par notre journée de blocage et de combien baisseraient les particules fines si nous bloquions tout un mois.
Les gouvernants et les journalistes peuvent bien se moquer de nous en nous voyant bloquer les ronds points en dansant la queue leuleu mais depuis samedi nous nous sentons un peu moins seuls et un peu plus heureux.
[1] NDLR : Après vérification, la place de parking à Disneyland Paris s’élève à 30 euros et non 20.
Publié le 20/11/2018
La France abandonne ses villes moyennes
Délaissées au profit des métropoles, les villes moyennes comptent leurs plaies : isolement, faibles ressources, exil des jeunes et des diplômés, chômage, pauvreté. Pour leurs élus, l’égalité des territoires prévue par la Constitution n’est plus qu’un souvenir. Comme à Montluçon (Allier), où le combat pour une desserte ferroviaire décente en conditionne beaucoup d’autres.
par Jean-Michel Dumay (site : lemonde-diplomatique.fr)
Pour se rendre en train à Lyon, sa nouvelle capitale régionale, située à 183 kilomètres à vol d’oiseau, un habitant de Montluçon, première commune de l’Allier, doit compter au minimum trois heures et demie, avec un changement impératif, voire quatre à cinq heures selon les autres options proposées. C’est-à-dire davantage de temps qu’un Lillois, qui réside trois fois plus loin.
« On est près de tout et, en même temps, on est loin de tout », synthétise M. Daniel Coffin, l’un des animateurs du Comité de défense du rail local (Coderail). Ce cheminot retraité se souvient d’une époque bénie où l’on pouvait presque tout faire en train, en étoile, autour de Montluçon. Au cœur du pays, la ville était un carrefour ferroviaire. Ainsi en avait décidé Napoléon III, accueilli en grande pompe dans les usines de la cité en 1864, sous un arc de triomphe de rails et d’essieux de wagon. Un siècle et demi plus tard, ce 28 avril, en marge des grèves de cheminots, la population était à nouveau appelée par les élus locaux à « marcher pour le rail ». Mais, cette fois, il s’agissait d’empêcher sa disparition.
Depuis quelques années, sur la base d’un raisonnement comptable, les rapports successifs remis à l’exécutif, dont celui de l’ancien président-directeur général d’Air France, M. Jean-Cyril Spinetta (1), préconisent des mesures aboutissant à la suppression des « petites lignes » peu fréquentées, comme celle qui mène ici à Paris via Bourges et Vierzon (voir « Amertume et résistance à Montluçon »). Sans attendre, le premier ministre, M. Édouard Philippe, a assuré que le gouvernement n’emprunterait pas cette voie. Mais le président de la République, M. Emmanuel Macron, a aussi lâché sur TF1, le 12 avril, qu’« avec un service public ferroviaire rénové » seraient maintenues « toutes celles qui font sens ». Ce qui suppose que certaines ne le seront pas.
Dans les années 1980, il y avait de six à huit liaisons quotidiennes directes entre Montluçon et Paris. Il n’y en a plus que deux. La ligne de Moulins, se souvient M. Coffin, était déjà fermée depuis une dizaine d’années, mais celle d’Ussel, qui menait vers le sud, était encore en activité (elle a fermé il y a dix ans). Entre l’est et l’ouest — Royan et Genève ou Bordeaux et Lyon —, on comptait deux allers-retours le jour et deux la nuit. Il y a quatre ans, cette liaison directe a été abandonnée à son tour. Jusqu’à ce que, par la grâce de la région Nouvelle-Aquitaine, son tronçon depuis Bordeaux soit rouvert en décembre dernier — comme quoi rien n’est irréversible. Pis, notent le retraité et, avec lui, ceux qui ont de la mémoire dans le bocage bourbonnais, la ville s’est sensiblement éloignée de Paris (à 281 kilomètres à vol d’oiseau). En 1988, dit-il, il fallait deux heures et cinquante-neuf minutes pour rejoindre la capitale (et même six minutes de moins cinq ans plus tard). Il faut maintenant, au mieux, une demi-heure de plus. Et encore, moyennant un certain effort : le TER qui mène à l’Intercités en correspondance à Vierzon part à… 5 h 36. À défaut, une heure plus tard, un autocar SNCF assure la même correspondance, pour un trajet total de quatre heures. Le direct de 8 h 11, lui, ne fait pas mieux : il faut changer de motrice (diesel pour électrique) à Bourges, où l’on fait un crochet. Vingt minutes d’arrêt. « Évidemment, qu’un Montluçon-Paris soit parfois aussi long qu’un Paris-New York, ça joue sur le moral !, lance M. Frédéric Rodzynek, patron d’une jeune entreprise performante dans le secteur des biotechnologies. Allez expliquer à des clients canadiens, japonais ou américains qu’ils vont faire le Raid Gauloises (2) avant d’arriver à destination… Cela peut prendre une journée d’aller les chercher. »
Livrée au règne automobile
Avec une telle offre ferroviaire, comment s’étonner que le nombre de voyageurs décline ? « Les grandes villes n’ont cessé de se rapprocher entre elles, constate, amer, M. Coffin. Nous, nous nous sommes éloignés ! » En cause : d’une part, le report aux calendes du projet de ligne à grande vitesse Paris - Orléans - Clermont-Ferrand - Lyon (POCL), destinée à désengorger l’actuelle ligne Paris-Lyon et sur laquelle tout le monde, ici, s’était excité. Et surtout, le défaut d’investissements sur le tronçon du Cher ces quarante dernières années : une voie unique non électrifiée, où la vitesse est par endroits fortement limitée. Son ballast est fragile, ses attache-rails et sa signalisation à surveiller. Être au cœur du pays pour finir au centre de nulle part ! « Notre avantage est devenu notre handicap », analyse M. Frédéric Laporte, maire (Les Républicains, LR) de Montluçon. Avec M. Daniel Dugléry, président (LR également) de la communauté d’agglomération Montluçon Communauté, il demande le maintien de la ligne et son électrification.
Fermer le tronçon vers Bourges ? « Ils sont cinglés ! Ils tuent les villes moyennes, alors qu’il faut rendre la vie à ces endroits-là », s’exclame Mme Carole Thibaut, directrice du Centre dramatique national (CDN) des Îlets, qui s’y emploie sur le plan culturel. Qu’on ait besoin ou non de prendre le train pour Paris, le sentiment, ici, est largement partagé. L’éventuelle fermeture, après l’interruption de la liaison vers Lyon, signifie une rupture réelle, mais aussi symbolique. Certes, objecteront les technocrates, la ville est bien dotée en liaisons routières et autoroutières. Mais justement : la voici abandonnée au règne automobile, à contre-courant des métropoles, qui cherchent à s’en émanciper à l’heure de la nécessaire transition énergétique.
Dans l’agglomération montluçonnaise, sans voiture, point de salut. « On use une énergie folle, témoigne M. Jean-Claude Perot, président du groupe Metis, spécialisé en automatisme, mécatronique et robotique et vice-président de la chambre de commerce et d’industrie (CCI). J’ai fait le calcul : 70 000 kilomètres avec mon véhicule l’an passé. En temps, c’est trois mois de travail ! C’est monstrueux. Et, en plus, dangereux. » « Avec la hausse des péages et la limitation de vitesse à 80 kilomètres à l’heure », qui accroît mathématiquement de 12,5 % les temps de parcours sur les départementales (on ajouterait les nouvelles règles en matière de contrôle technique, plus strictes pour les vieux véhicules), « c’est un peu la double ou triple peine », observe Damien Tardieu, journaliste qui, dans ses entretiens à la radio associative RJFM, prend chaque jour le pouls de la société locale. Les élus finissent par y voir une rupture dans l’égalité de traitement entre les territoires que la Constitution est censée garantir (3).
Ironie des temps : c’est à Montluçon que fut conçue « la Bourbonnaise », l’une des mères des locomotives en France, surnommée « la bonne à tout faire du réseau ». Ici que fut remisée la dernière motrice à vapeur, dans ce qui fut l’un des dépôts nationaux les plus importants. Ici que surgirent des laminoirs locaux des kilomètres de rail qui équipèrent le pays, ainsi que du matériel d’armement. Ingratitude des temps. À Montluçon, la patrie n’est plus reconnaissante.
Au XIXe siècle, sur les bords du Cher, lovée autour du château des ducs de Bourbon, la petite ville médiévale s’était transformée en une cité industrielle au développement foudroyant. De 5 000 habitants en 1830, sa population crût à presque 60 000 dans les années 1960. Profitant du minerai de fer du Berry et du charbon voisin de Commentry, des usines métallurgiques, des hauts-fourneaux, des forges y étaient d’abord apparus. Puis des verreries, des fours à chaux, qui justifièrent l’essor du rail et firent de la rive gauche de la rivière une ruche ouvrière : la Ville-Gozet. Ces productions évoluèrent quand le charbon vint à manquer et que le fer lorrain s’avéra plus avantageux. Dans l’entre-deux-guerres, Dunlop (caoutchouc) et la Sagem (mécanique et optique de précision) prirent la relève. Mais la ville, par la suite, ne put échapper au triptyque désindustrialisation-automatisation-délocalisations. À la disparition définitive de la sidérurgie, en 1964, le conseil municipal socialiste dénonça une décision « guidée par l’unique souci d’un accroissement des profits, dans le cadre d’une politique de concentration capitaliste favorisée par le gouvernement » gaulliste (4). En 1984, la gauche au pouvoir, interventionniste mais impuissante, reçut une gifle lors du rachat de Dunlop par le japonais Sumitomo Rubber Industries : sur 2 783 emplois, il n’en resta que 1 200. Il y en avait plus de 5 000 en 1945 (5). En 2004, l’américain Goodyear absorba le nippon quand il n’y en eut plus que 900.
Aujourd’hui, difficile de trouver une trace de cette gloire industrielle passée, excepté aux Îlets : le centre dramatique a été installé dans les locaux d’anciennes forges. Depuis longtemps, le port au bout du canal de Berry, « la marina des prolos » (6), a été comblé. Les imposantes usines Saint-Jacques ont été rasées, cédant la place à un espace commercial géant où s’entassent enseignes franchisées et parkings bondés. L’hypermarché Carrefour et, plus loin, deux Leclerc, un Auchan, deux Intermarché… sont les nouveaux poumons urbains, qui assèchent le petit commerce. Ces trois dernières années, l’agglomération a perdu un quart de ses boulangers (7). Seule une cheminée — celle de l’usine des Fers creux, ancienne fabrique de tubes puis de moteurs innovants — témoigne d’un temps où, par dizaines, des colonnes crachaient des fumées noires virant au rouge au moment des coulées.
Au nord, dans une zone industrielle distendue, Safran, né de la fusion Sagem-Snecma, est le principal employeur (1 200 salariés). Des drones y sont développés pour l’armée. Tapie dans son interminable enceinte de murs blancs, Dunlop-Goodyear (aujourd’hui 650 emplois, dont 90 font l’objet d’un nouveau plan de suppression) a resserré son activité sur la production de gomme pneumatique et de pneus moto. Mais les livres contant le faste industriel ne sont même plus réédités (8). Par chance, on les débusque chez un bouquiniste du vieux quartier Saint-Pierre. Reste, indicible, ce que les anciens de « Montlu » appelleraient « le vezon ». Un spleen local. Le sentiment d’abandon qu’induit la question ferroviaire n’y est pas étranger. « Les gens se replient sur eux-mêmes, comme s’ils avaient l’impression qu’ils n’existent pas, observe Mme Thibaut, qui est née à Longwy, une ville sœur postindustrielle. En même temps, il y a chez eux comme quelque chose qui résiste en silence et en raclant. »
« On disait dans les années 1960 que nous serions 100 000 en l’an 2000 ! », se souvient M. Dugléry. On a donc beaucoup construit. Aujourd’hui, la ville a chuté à 38 000 habitants, tandis que l’agglomération (21 communes) s’est stabilisée à 65 000 du fait des poussées démographiques dans les communes périurbaines, à Domérat, Prémilhat, Saint-Victor ou Quinssaines : l’habitat du centre fait moins recette que le bâti neuf de la « nouvelle » ruralité en périphérie.
Si Montluçon dispose d’un Institut universitaire de technologie, d’une école de management et d’une école d’infirmières, beaucoup de jeunes n’y restent pas. Après le lycée, ils partent obtenir un diplôme d’études supérieures à Clermont-Ferrand, Lyon ou Paris. Parfois, certains reviennent en couple, avec enfants. Ou alors plus tard, retraités. Les cités, elles, sont aujourd’hui bien vides. Détruites ou rénovées, comme à Fontbouillant ou dans le quartier de Bien-Assis, toutes deux classées « politique de la ville ». Fin 2016, à Bien-Assis, on comptait 250 logements vides sur 700 disponibles. Au rez-de-chaussée, les rideaux de fer occultent les anciennes antennes de la Caisse d’allocations familiales (CAF), de la mission locale, de la mairie et du commissariat. En remplacement, les habitants ont obtenu une « maison des services ». « Ils se demandent à quoi cela sert d’aller voter, tellement ils ont l’impression de ne pas être écoutés », dit Mme Denise Charbonnier, présidente d’une association de quartier. Lors de la dernière élection présidentielle, dans cet ancien fief du Parti communiste conquis par la droite en 2001, l’abstention, les votes blancs ou nuls ont été plus forts que dans la France entière : 34 % des inscrits au premier tour (contre 24 %), près de 44 % au second (contre 34 %). M. Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise) a fait jeu égal (24 %) avec M. Emmanuel Macron (En marche !), loin devant M. François Fillon (LR) et Mme Marine Le Pen (Front national), tous deux à 18 %.
Selon une note du Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) (9), une trentaine de villes moyennes en France, dont Montluçon, sont « particulièrement fragiles » parce qu’elles concentrent plusieurs des difficultés observées parmi les 203 villes de taille et rôle semblables répertoriées, principalement des villes de 20 000 à 100 000 habitants. On compte, dans ces « maillons fondamentaux de l’armature urbaine française », selon le CGET : une spécialisation industrielle et administrative, une population plus âgée que dans les métropoles, une plus faible proportion de cadres et de diplômés de l’enseignement supérieur, des jeunes moins bien insérés. Et, bien sûr, un chômage plus sensible à la crise de 2008 et un fort taux de pauvreté.
« La métropolisation, ça devient urticant »
En 2014, à Montluçon, le revenu médian des ménages — pour beaucoup des familles d’employés, d’ouvriers et de retraités — était de 12 % inférieur à la moyenne nationale, de 20 % à celui de Lyon, de 32 % à celui de Paris. Le taux de chômage (11,8 %) était plus haut que dans l’ensemble de la France (9,6 %) et bien plus que dans l’ensemble de la région (8,6 %). Le taux de pauvreté relative, dont le seuil était alors fixé à 1 008 euros mensuels pour une personne seule, était plus élevé de 52 % que le chiffre national (10)… Un Montluçonnais sur cinq est concerné.
On en voit la réalité les mardis et les samedis, dès 6 h 30, rue de la Gaîté, quand, près du Secours populaire français, commence la ronde des familles dont le reste-à-vivre quotidien (hors loyer, électricité, chauffage, téléphone, assurances) tourne en moyenne à 3,35 euros par personne. En 2017, 1 200 personnes ont été aidées par une soixantaine de bénévoles dans cette seule structure, avec les surplus alimentaires collectés auprès des grandes surfaces. On le voit aussi, chaque midi, dans la chaleureuse Maison de la solidarité gérée par le Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP), où une poignée de repas sont servis. Mais son activité est menacée : la cuisinière de l’association vient d’apprendre que son contrat aidé ne serait pas renouvelé — conséquence des restrictions décidées par le gouvernement. On parle ici d’équations délicates : comment faire, quand on est informaticien sans emploi et que l’on se voit proposer un contrat court à Issoire ou à Clermont-Ferrand ? Où se loger ? Comment se déplacer ? À Montluçon, près de la moitié des demandeurs d’emploi sont en chômage de longue durée. Au dessert tombe cette appréciation : « Tant qu’ils [les dirigeants] ne sont pas personnellement dans la merde, ils ne comprennent pas. »
À la cité administrative, qui regroupe les bureaux de la municipalité et de la communauté d’agglomération, M. Jean-Louis Muller, directeur des services des deux structures, estime que la France présente cette particularité d’avoir « un État qui connaît très mal les villes moyennes » et qui serre inconsidérément les cordons de la bourse en matière de dotations. « Cela confine à l’insupportable pour des villes comme nous », dit-il, d’autant qu’elles « portent toutes les charges de la centralité » au niveau du bassin de vie et d’emploi. Depuis, les associations de collectivités locales ont dénoncé les « pactes financiers » proposés par le gouvernement actuel, qui visent à limiter la hausse de leurs dépenses de fonctionnement (11).
Échaudés par la question ferroviaire, MM. Dugléry et Laporte font le constat d’un aménagement du territoire moribond et d’une décentralisation meurtrière quand elle n’est pas accompagnée de moyens. Ils exposent le récent découpage territorial imposé par Paris, qui les place dans la région Auvergne-Rhône-Alpes (« Qu’a-t-on à voir avec la Maurienne ou la Tarentaise ? »), à quinze kilomètres de la Nouvelle-Aquitaine (« qui s’étend jusqu’à Hendaye !… »), alors que la ville est tournée autant vers Bourges et Vierzon (Centre-Val de Loire) que vers Clermont-Ferrand.
« Il suffit que deux présidents de région ne se parlent pas, et rien ne bouge ! », regrette M. Dugléry, par ailleurs conseiller régional. Pour le rail, ce serait flagrant : la Nouvelle-Aquitaine a rouvert la ligne Bordeaux-Montluçon, qu’Auvergne-Rhône-Alpes, hostile à la régionalisation des lignes, ne veut pas étendre jusqu’à Lyon. La région Centre-Val de Loire veut bien participer, sur la partie Cher, à la restauration du tronçon Bourges-Montluçon vétuste ; mais Auvergne-Rhône-Alpes (dont le président, M. Laurent Wauquiez, est pourtant du même bord politique que M. Dugléry) n’est pas chaude pour le faire sur la partie Allier, si éloignée de Lyon… « Il faut reprendre aujourd’hui cette idée d’aménagement du territoire, conclut M. Dugléry. La métropolisation, ça devient urticant. »
La crainte d’une fermeture du tribunal
D’autant que l’agglomération a quelques atouts à faire valoir en matière de conditions et de cadre de vie (« Ici, on est toujours à moins de dix minutes de son travail », entend-on en boucle), d’immobilier (« Ici, avec un smic, on peut devenir propriétaire »), d’équipements culturels et sportifs : « ici, on a » un centre dramatique national, un théâtre municipal, un conservatoire de musique, l’équivalent d’un Zénith pouvant accueillir plus de 4 000 personnes, une scène de musiques actuelles avec deux salles de concert, un musée des musiques populaires, un stade, un centre aqualudique… Un multiplexe, privé, se fait attendre.
« Les infrastructures, c’est bien. Mais ce n’est pas cela qui amène du monde », coupe M. Bernard Pozzoli, conseiller départemental (PS) et maire de Prémilhat, joli bourg de 2 500 âmes où des ménages plutôt aisés se pressent pour faire construire. « Le ferroviaire, c’est primordial », estime l’édile, qui plaide lui aussi pour « remettre Montluçon à moins de trois heures de Paris » et rouvrir d’urgence la liaison vers Lyon. « C’est une catastrophe : l’État a tout sacrifié. » Devant l’accumulation des accusations, on pousse la porte de la sous-préfecture. Gêne du réceptionniste. Le sous-préfet a été muté il y a deux mois ; son successeur ne sera là que dans un mois. « Et monsieur le secrétaire général [qui assurait l’intérim] vient de quitter lui aussi ses fonctions… »
Le désenclavement ferroviaire ne conditionne pas seulement la capacité d’attraction économique (« Vous trouverez peut-être un salarié. Mais vous aurez du mal à faire venir son conjoint ! »). Par ricochet, il a aussi une incidence sur la qualité des missions de service public. À commencer par la santé, deuxième gros souci des Montluçonnais. Mme Élisabeth Ranoux, médecin généraliste à Désertines, dans le nord de l’agglomération, décrit « un système libéral à bout de souffle ». Sur l’agglomération, entre 5 000 et 6 000 personnes seraient sans médecin référent et opteraient pour les urgences de l’hôpital en cas de besoin. « En 2016, dans le secteur, nous étions huit. Dans deux ans, je serai à la retraite et ils ne seront plus que deux. » L’idée d’une maison de santé pluridisciplinaire a fait son chemin. Encore faut-il pouvoir attirer des médecins dans la vallée du Haut-Cher ! Pour le quartier de Bien-Assis, les élus peinent déjà à recruter. Ils sont allés jusqu’en Roumanie les chercher. En vain (12).
Redoutant un effet peau de chagrin, la justice locale n’est pas en reste. De grève perlée en journée morte, elle veille sur la carte judiciaire comme les élus sur le réseau ferroviaire. Avocats, personnel et magistrats redoutent la fermeture du tribunal de grande instance, pourtant en rénovation. Ou, plus insidieux, une réforme qui le viderait de sa substance en le spécialisant dans certains litiges. « On nous dit que la modernité, c’est le numérique, confie Me Anne Amet-Dussap, la bâtonnière. Mais cela ne remplacera pas la présence du juge et l’effet qu’elle produit ! » Elle rappelle la fragilité de la population : « Le risque est que les gens finissent par renoncer à la justice comme ils commencent à renoncer aux soins. Cela mènerait à une réactivation des conflits. »
« On alimente un schisme entre les territoires », estime M. Jean-Nathanaël Foulquier, directeur de l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) de Montluçon, qui, dans sa zone, voit fondre la commande publique en matière de formation. D’un côté, les secteurs urbains à gros flux de population, où il est aisé de regrouper des stagiaires ; de l’autre, les territoires ruraux, moins denses, où la mission tient du travail d’orfèvre. Les sites de Moulins et de Vichy ont déjà été fermés. Pourtant, la demande de formation est forte — pour les métiers de niveau CAP (certificat d’aptitude professionnelle), d’agent de restauration collective, par exemple, ou d’auxiliaire de vie en zone rurale. Et dans l’industrie : on recherche des soudeurs, des usineurs. Sans compter le rôle social que joue ici l’AFPA par ses réussites en matière d’intégration des réfugiés (13). « Veiller au maillage des villes, dit M. Foulquier, c’est un choix de société. »
M. Perot abonde : « On essaye de poser tout dans les mêmes mailles, alors que, comme en jardinage, il faut aménager un espace pour que chaque plante pousse différemment. » Il dénonce une « stratégie jacobine », quelque peu défaillante, un temps administratif peu en phase avec le temps économique. Et les lenteurs d’un autre désenclavement en souffrance : le numérique. Un boulet pour les entreprises qui réalisent leur chiffre d’affaires grâce aux ventes par correspondance. La France, remarque-t-il, est « à la traîne en matière de visioconférence », et la fibre optique, ici, se fait désirer. Elle est arrivée à son domicile… avant d’arriver dans son entreprise. Absurde. « Citoyen entrepreneur », aujourd’hui à la tête d’un groupe qui emploie 120 salariés, il a cependant la foi : « Je vois autour de moi des gens qui ont envie d’avancer. »
Ils ne sont pas rares, en effet. Porteurs d’initiatives individuelles, qu’un nouveau souffle pourrait orchestrer. À Domérat, dans la zone industrielle de la Loue, M. Sébastien Raynaud, directeur du site de production chez Recyclea, spécialisé dans le réemploi de matériel informatique, se convainc que l’agglomération « a du potentiel ». « Nous ne sommes pas condamnés au motif que nous n’aurions pas le train », veut-il croire. Son grand-père a connu les licenciements chez Dunlop ; sa mère, chez Landis et Gyr (compteurs électriques) ; son père, à France Télécom. La relève, pour lui, passe par une action qui a du sens sur « son » territoire. Il a choisi d’œuvrer pour l’intégration des handicapés. Recyclea, en forte croissance, emploie 54 salariés, dont 47 en situation de handicap. Sur 100 euros gagnés, 82 sont réinvestis localement.
« Si elle n’a pas fait le deuil du passé, la ville comprend qu’elle a besoin de changer », assure M. Rodzynek, qui a lui-même jeté aux orties ses habitudes citadines. Délaissant la « Cocotte-Minute parisienne », ce patron d’une très petite entreprise (TPE) a relocalisé à Montluçon sa production de tests antidrogue, un temps fabriqués en Chine : « Tenter de faire pas cher, parfois, cela coûte très cher ! » Les prix au mètre carré et l’accueil réservé par les collectivités ont fini par le convaincre, même s’il aura fallu, un temps, « bricoler avec la 4G » pour boucler les sauvegardes du serveur de l’entreprise.
Souvent, l’impulsion vient de l’extérieur. Comme avec l’arrivée, à la dernière rentrée, d’un nouveau proviseur. Au lycée polyvalent Paul-Constans (1 700 élèves), M. Bruno Bouchez veut fixer un nouveau cap. Il parle d’excellence à développer : en maintenance numérique, en chimie, dans le tertiaire. « L’âge d’or serait derrière nous ? Il est devant ! Il faut un peu de rupture et des projets ambitieux. » Parfois, le déclic vient de l’intérieur. Cet hiver, M. Philippe Allin, agent immobilier, s’est mis en tête de réveiller le commerce local de centre-ville, malmené par les grandes surfaces et le commerce électronique et menacé par la vacance commerciale (lire « Au secours des centres urbains »). Sur un mur du boulevard de Courtais, l’artère bourgeoise, une peinture publicitaire donne avec ironie la mesure de ce sommeil : « Bar Le Moderne, depuis plus d’un siècle »… Cent soixante commerçants, repérables à de grands cœurs rouges dessinés sur leurs vitrines, adhèrent aujourd’hui à la campagne « Montluçon cœur de ville ». Le soir, lors d’ateliers de formation, ils redécouvrent par petits groupes que l’union fait la force. Parfois, enfin, l’étincelle est simplement individuelle et personnelle. Rue Porte-des-Forges, Mme Virginie Ansel a ouvert il y a trois mois une « librairie de l’image », La Gozette, sereinement différente, ancrée dans le territoire, sans se sentir en rien attaquée par la Fnac qui vient de s’installer à l’espace Saint-Jacques.
« Moins de poussière sur les meubles… »
« Pas de pollution, moins de poussière sur les meubles… Un environnement où les problèmes se règlent à échelle humaine… Nos territoires ont plus d’avenir que les métropoles à l’horizon de deux cents ou trois cents ans ! », prédit M. Jean Brosset, directeur d’Habitat jeunes (ex-Foyer des jeunes travailleurs), convaincu que « l’intelligence peut irriguer les petites villes ». Lui-même vient de mettre un parc de scooters à disposition des apprentis, auxquels l’organisme offre un logement.
Les collectivités n’attendront pas si longtemps. Dans l’agglomération, les habitants sont invités à dessiner leur avenir en planchant sur le nouveau plan local d’urbanisme intercommunal lors d’ateliers citoyens. La ville, elle, a déjà confié la reconfiguration de son espace à Joan Busquets, urbaniste catalan. Le Cher, jadis « barrière sociale » entre les rives gauche et droite, est appelé à devenir un « trait d’union ». Grâce au plan national Action cœur de ville, dont la cité bénéficiera, ses berges austères pourront être aménagées et le plan des mobilités repensé.
Le destin des villes moyennes passe aussi par la coopération. À Vierzon, qui organisait en mars un colloque sur la revitalisation des centres-villes, on retrouve M. Laporte, qui discute avec des collègues. De partout en France, des élus, des responsables administratifs, sont venus partager leurs difficultés ; leur rage, aussi. Le maire de Nevers approche. Il caresse l’idée de créer un pôle métropolitain, un syndicat mixte d’intercommunalités. « Vous seriez partant pour y réfléchir ? » Bien sûr ! Il n’est pas simple de faire les 100 kilomètres qui séparent Nevers de Montluçon. Qu’importe. Toutes les forces sont bienvenues pour survivre ou renaître, qu’elles se trouvent à une heure quarante par les départementales ou à deux heures et quart en train, changement compris.
Dans les couloirs, on parle des années d’abandon par l’État et de la nécessité d’agir ensemble. Il n’échappe à personne que l’impératif d’égalité républicaine entre les territoires est remis en question, y compris au plan sémantique. Avec la formation du premier gouvernement de M. Philippe, en mai 2017, la notion d’égalité a cédé la place à celle de « cohésion » des territoires, par la création d’un ministère du même nom. Une notion assez floue, moins contraignante, en vigueur dans les institutions européennes (14).
Jean-Michel Dumay
Journaliste.
(1) Jean-Cyril Spinetta, « L’avenir du transport ferroviaire » (PDF), rapport remis au premier ministre Édouard Philippe le 15 février 2018. Lire également Benoît Duteurtre, « Il paraît que les petites lignes de chemin de fer coûtent trop cher », Le Monde diplomatique, avril 2018.
(2) Épreuve référence du raid aventure, consistant à parcourir les régions hostiles de la planète sans moyen motorisé.
(3) Article 72-2 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « La loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l’égalité entre les collectivités territoriales. »
(4) André Touret, Destins d’Allier, 1945-2000, Éditions Créer, Nonette (Puy-de-Dôme), 2005.
(5) Cf. Élie Cohen, L’État brancardier. Politiques du déclin industriel (1974-1984), Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit », Paris, 1989.
(6) Sur la mémoire de la ville au cours des « trente glorieuses », cf. Jean-Claude Fournier, Si Montluçon nous était conté. En « mollussonais » dans le texte, disponible dans les librairies locales.
(7) La Montagne, 17 mars 2018.
(8) Cf. René Bourgougnon et Michel Desnoyers, Montluçon au siècle de l’industrie. Le temps du canal, du fer et du charbon, Éditions du Signe, Strasbourg, 1991.
(9) « Villes moyennes en France : vulnérabilités, potentiels et configurations territoriales », En bref, no 45, CGET, Paris, décembre 2017.
(10) Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et Pôle emploi Auvergne-Rhône-Alpes.
(11) Patrick Roger, « Les associations des collectivités locales se liguent contre la “recentralisation” en cours », Le Monde, 11 avril 2018.
(12) Lire Mehdi Chebana et Laurent Geslin, « La valse européenne des médecins », et Pierre Souchon, « Cette France en mal de médecins », Le Monde diplomatique, respectivement mai 2011 et septembre 2016.
(13) Maryline Baumard, « Réfugiés : un sas d’intégration à Montluçon », Le Monde, 7 août 2017.
(14) Cf. Éloi Laurent, « Égalité versus cohésion des territoires ou le triomphe de la proximité », Cahiers français, no 402, Paris, janvier-février 2018.
Publié le 19/11/2018
Ce sont les milliardaires, pas les électeurs, qui décident des élections (Truth Dig)
Sonali Kolhatkar (site legrandsoir.info)
Les récentes élections de mi-mandat ont donné l’occasion aux riches élites de l’Amérique d’investir un peu de leur richesse insensée dans leurs causes et candidats préférés. Nous sommes pris dans un cercle vicieux, où les milliardaires accumulent des richesses grâce aux politiciens qu’ils ont achetés, ce qui leur donne encore plus de moyens pour faire pencher la politique américaine de leur côté.
Une partie du problème est que le contrôle des milliardaires sur notre démocratie est en grande partie invisible. Comme l’a montré une étude récente du Guardian, les milliardaires qui sont sous le feu des projecteurs, comme Warren Buffett ou Bill Gates, sont l’exception non la règle. En fait, ’la plupart des plus grands milliardaires américains ont fait des dons substantiels –des centaines de milliers de dollars par an, sans compter les contributions ‘au noir’ - aux candidats et responsables républicains conservateurs qui soutiennent la réduction très impopulaire des prestations sociales, selon les auteurs du rapport. ’Pourtant, au cours des dix années couvertes par notre étude, 97 % de ces milliardaires n’ont jamais exprimé officiellement la moindre opinion sur la sécurité sociale.’
Les élections de mi-mandat en Californie ont offert plusieurs exemples de la manière insidieuse dont la classe milliardaire détourne la démocratie à son profit, notamment avec le rejet de la Proposition 10, un projet de loi qui aurait étendu la compétence des gouvernements locaux en matière de contrôle des loyers. Il y a plusieurs années, les gérants de fonds spéculatifs de Wall Street ont commencé à acheter à bas prix ou à saisir des propriétés locatives et des maisons à Los Angeles. Selon le journaliste David Dayen, ’les fonds spéculatifs, les sociétés de capital-investissement et les grandes banques ont réuni d’énormes capitaux pour acheter des lots de maisons bradées’ … ’C’est la prochaine ruée vers l’or de Wall Street, avec tous les signes annonciateurs d’une nouvelle bulle spéculative’.
Il n’est donc pas surprenant que ces mêmes sociétés aient dépensé des millions de dollars pour combattre la Proposition 10 et protéger leurs investissements et leurs profits. Hélas, les Californiens ont mordu à l’hameçon de leur propagande, et 61,7 % des électeurs ont massivement dit ’non’ au contrôle des loyers. (Bizarrement, la Pharmaceutical Research and Manufacturers Association a elle aussi financé la campagne contre le contrôle des loyers.)
Toujours en Californie, des milliardaires ont financé la campagne de Marshall Tuck, pour le poste de directeur scolaire régional. Tuck venait du privé et il voulait privatiser les écoles. La course entre Tuck et son rival soutenu par les syndicats, Tony Thurmond, a battu tous les records de dépenses électorales : des millions de dollars ont été levés par les candidats sans compter les dizaines de millions qui ont afflué de partout. Et c’est encore plus choquant quand on pense à l’influence que la campagne du mi-mandat exerçait nécessairement sur cette élection. Parmi les personnes aux poches pleines qui ont soutenu Tuck, il y avait des membres de la famille Walton, le PDG de Netflix et Eli Broad, un riche philanthrope connu pour sa position en faveur des écoles à gestion privée financées par l’état*.
Si on savait que les milliardaires dépensent des sommes folles pour faire élire un candidat pro-privatisation, cela ne ferait-il pas réfléchir les enseignants et les parents des élèves des écoles publiques ?
À San Francisco, les électeurs ont voté pour une initiative fiscale appelée Proposition C, un impôt progressif sur les grandes sociétés visant à financer des initiatives pour les sans-abri. La Proposition a été adoptée, sans doute parce qu’il y avait des milliardaires des deux côtés. La ville doit remercier Marc Benioff, le PDG de Salesforce, d’avoir daigné faire ce qu’il fallait en encourageant cette initiative, contrairement à Jack Dorsey, le PDG de Twitter, entre autres.
On ne peut plus compter les fois où les milliardaires ont obtenu ce qu’ils voulaient dans ce pays, simplement parce qu’ils pouvaient investir autant d’argent qu’il le fallait dans leurs causes favorites. Les électeurs doivent savoir comment les classes riches influencent les élections. Ce n’est pas difficile : regardez qui a investi des millions de dollars dans un dossier ou un candidat et demandez-vous si l’objectif de ce donateur est vraiment noble. Il se peut que de temps en temps, les intérêts des Américains moyens soient les mêmes que ceux des milliardaires. Mais c’est l’exception et certainement pas la règle.
Les gens riches nagent dans la richesse parce que le reste d’entre nous se débat dans la pauvreté. Leur richesse est en proportion de notre misère - ils ont tout, et nous rien. Ils adorent avoir beaucoup plus que nous, et ils sont prêts à dépenser quelques pièces de leur tas d’or pour rester au pouvoir.
Cependant, dépenser d’énormes sommes d’argent dans une élection ne porte pas toujours ses fruits. Par exemple, Sheldon Adelson, un milliardaire très actif au plan politique, n’a pas réussi à faire avorter une initiative d’énergie renouvelable au Nevada. Mais ces magnats (des hommes pour la plupart) sont si riches que leur façon de calculer n’a rien à voir avec la nôtre. Ils peuvent se permettre de le dilapider. Ils peuvent perdre 100 millions de dollars dans un combat politique et en sortir encore plus riches et plus privilégiés que la plupart d’entre nous ne peuvent même l’imaginer.
Les milliardaires ne sont pas tous Républicains. Si c’était le cas, les Etasuniens moyens pourraient s’unir sous l’aile du Parti démocrate pour battre en brèche le programme milliardaire du GOP**. Hélas la cupidité entrepreneuriale est à l’œuvre dans les deux partis. Par exemple, J.B. Pritzker est arrivé au poste de gouverneur de l’Illinois avec l’étiquette démocrate. Il avait tellement d’argent qu’il n’a pas eu besoin de lever des fonds pour sa candidature et il a dépensé la somme incroyable de 171,5 millions de dollars pour sa campagne. S’il avait perdu, il aurait pu en dépenser autant dans une deuxième, troisième ou quatrième campagne jusqu’à ce qu’il gagne. Son adversaire, le républicain sortant Bruce Rauner, possède également une fortune fantastique ; entre les deux candidats, les électeurs de l’Illinois ont été matraqués par 230 millions de dollars de dépenses électorales. Imaginez tout ce dont nous manquons et que cet argent aurait pu financer.
Les riches Etasuniens profitent déjà à qui mieux mieux des avantages fiscaux que leurs mercenaires républicains du Congrès ont votés l’année dernière. Selon le New York Times, la loi n’a peut-être pas beaucoup profité aux ’simplement riches’ mais elle a été une aubaine pour les ’ultra riches’, car, comme le fait remarquer l’auteur Andrew Ross Sorkin, ’si vous êtes milliardaire, que vous possédez votre propre entreprise et que vous pouvez prendre votre jet privé pour ’faire des navettes’ dans un pays à faible fiscalité, ces lois fiscales sont idéales. Mille moyens d’échapper aux taux d’imposition les plus élevés s’offrent à vous.’ Les déductions fiscales appelées ’pass-through’*** ont été élaborées spécifiquement pour les immensément riches.
Il semble que la cupidité des ultra-riches n’a pas de limites et qu’ils n’en ont jamais assez. Nous les électeurs, nous devons, non seulement savoir comment fonctionnent les élections, mais nous devons aussi éprouver une aversion, un mépris, et un dégoût salvateurs pour la classe des milliardaires. Pour ce qui est de la politique, ils sont bel et bien les ’ennemis du peuple’, pour reprendre une expression du président Trump.
Sonali Kolhatkar
Traduction : Dominique Muselet
Publié le 18/11/2018
Énergie. « Le privé va prendre la main »
Éric Serres (site l’humanité.fr)
Alors que le deuxième chapitre de la programmation pluriannuelle de l’énergie n’est toujours pas sorti, de nombreuses questions se posent sur son efficacité. Entretien.
Que doit être une programmation pluriannuelle de l’énergie ?
Aurélien Bernier (*) Quelque chose de très différent de ce que l’on connaît, avec une véritable politique de développement de service public de l’énergie. Il n’y a qu’en sortant du principe de concurrence que l’on peut appliquer une transition énergétique. Mais voilà, il y a un premier enjeu fondamental qui gène tout le monde : la sobriété énergétique. Quand on regarde le cadre européen et la planification au niveau national, on voit bien que dans ce domaine, c’est très pauvre. Je pense que les pouvoirs publics n’ont pas la volonté de réduire la consommation d’énergie, parce que cela touche à des sujets complexes comme le transport, l’aménagement du territoire, l’urbanisme ou le logement. En matière de sobriété, si l’on veut diminuer la consommation d’énergies fossiles, il faut développer massivement les transports en commun, et notamment le ferroviaire. Mais l’ouverture à la concurrence dans le transport ferroviaire a surtout entraîné la SNCF vers la fermeture des petites lignes. Si l’on prend plus globalement les déplacements, se pose aussi la question des bassins d’emploi. Plus on force les gens à s’éloigner de leur lieu de travail sans mettre de moyens dans les transports en commun et plus ceux-ci prennent leur voiture. C’est à contre-courant d’une politique de sobriété énergétique.
Le gouvernement envisage de démanteler EDF, ne met-il pas en péril l’idée même d’une programmation pluriannuelle de l’énergie ?
Aurélien Bernier Oui, c’est même ce qui est délirant. On affiche une programmation, un processus public et dans le même temps on donne tout au privé par petits bouts. C’est totalement contradictoire. Quand vous privatisez une énergie, cela veut dire que vous confiez de manière indirecte les politiques énergétiques de votre pays au privé. Si ensuite, l’État veut reprendre la main, il n’aura d’autre solution que d’offrir des subventions, des incitations mais sans aucune contrainte en retour.
Peut-on revenir sur les risques possibles ?
Aurélien Bernier C’est assez comparable avec ce qui s’est passé dans d’autres secteurs publics. Le privé va toujours vers ce qui est le plus rentable à court terme. Ensuite, il grignote sur les coûts salariaux, les statuts puis la maintenance. On risque d’avoir un service de l’énergie au rabais et à terme d’avoir des prix qui seront très différents d’un territoire à l’autre. C’est la fin de toute solidarité nationale. Dans un premier temps, ces sociétés vont pratiquer des prix d’appel moins chers que les tarifs réglementés et progressivement, une fois bien installées, elles les augmenteront. Mais le pire dans tout cela, c’est que cela va aussi mettre en concurrence les grandes entreprises de différents États. L’Europe de l’énergie tant voulue par la Commission européenne va se mettre en place. Nous ne serons plus dans des interconnexions d’ajustement, mais dans une véritable guerre de l’énergie.
Une transition énergétique à bas carbone n’est donc pas pour demain ?
Aurélien Bernier Oui, l’électricité pourra être produite par du charbon allemand. Dans le domaine du gaz, rien n’empêchera par exemple de faire de la fracturation hydraulique en Pologne et de consommer ce gaz de schiste dans d’autres pays européens. Cela se passe même avec les énergies renouvelables et plus particulièrement le photovoltaïque, que l’on implante maintenant au Maghreb pour ensuite renvoyer cette énergie vers les pays d’Europe du Nord. Elle est où l’idée d’une énergie locale avec des emplois locaux ? Nous sommes dans une situation de concentration industrielle et de délocalisation. Nous sommes aussi dans une période de dérégulation de l’énergie. Très vite, ce sont les grands groupes privés qui vont dicter la politique énergétique des pays. Pour l’instant, la France résiste relativement à cette ouverture à la concurrence, car il y a l’enjeu du nucléaire, mais pour combien de temps ?
(*) Aurélien Bernier Essayiste et spécialiste des politiques énergétiques
En lien
- Main-basse-sur-l-energie un film de la FNME-CGT
- Casse Investigation : votre électricité et votre gaz vous le voulez comment ?
Entretien réalisé par Éric Serres
Publié le 17/11/2018
Les Pharma Papers : tout ce que les labos pharmaceutiques voudraient vous cacher
par Ivan du Roy (site bastamag.net)
Alors que le Parlement examine le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2019, Basta ! et son Observatoire des multinationales, en partenariat avec le collectif EurosForDocs, lancent les « Pharma Papers » pour mettre en lumière la toile d’influence tissée par les laboratoires pharmaceutiques, à coups de millions d’euros, autour de la profession médicale et des législateurs.
Pourquoi des « Pharma Papers » ? Parce que les taux de profits exigés par les grands laboratoires pharmaceutiques font peser une lourde menace sur l’avenir de notre modèle universel de sécurité sociale ; parce que l’intense lobbying déployé par ces mêmes labos sur l’ensemble du secteur de la santé, du médecin jusqu’à la Commission de Bruxelles en passant par les députés, entrave toute régulation et tout contre-pouvoir ; et parce qu’au final cela aura des incidences sur nous, sur notre possibilité à accéder aux soins.
Le système est pourtant censé fonctionner. Les laboratoires pharmaceutiques conçoivent, fabriquent et proposent de commercialiser des médicaments et des traitements. Les autorités évaluent ensuite l’efficacité de ces médicaments (le « service médical rendu ») et leurs effets secondaires, autorisent ou non leur mise sur le marché, et en négocient le prix avec les labos. Ensuite, le taux de remboursement d’un médicament par la Sécu est fixé par l’Assurance-maladie, en fonction du « service médical rendu », et de la loi de financement de la Sécurité sociale, qui est débattue chaque année, à l’automne, par le Parlement. Aux médecins, enfin, de prescrire tel médicament ou tel traitement autorisé.
« En six ans, les firmes pharmaceutiques ont versé plus de 3,5 milliards d’euros aux professionnels de santé exerçant en France ! »
Problème : à chaque étape, les labos pharmaceutiques tentent d’influencer ces évaluations et politiques de santé. Car leur taux de profit en dépend : plus un médicament sera considéré comme efficace et innovant, plus son prix onéreux sera justifié et son taux de remboursement élevé. Plus un médicament est bien remboursé, plus il sera vendu. Et plus un médecin aura intérêt à conseiller tel médicament, plus celui-ci sera prescrit.
Le premier volet de notre dossier « Pharma papers », publié ce 13 novembre, dévoile les rouages de cette influence. Sur les médecins d’abord : en six ans, les firmes pharmaceutiques ont versé plus de 3,5 milliards d’euros aux professionnels de santé exerçant en France ! A titre d’exemple, Sanofi dépense 7 millions d’euros par mois auprès de professionnels de santé en France, et MSD France 2,8 millions ! A quoi correspondent ces rémunérations ? Quels médecins sont concernés ? Influencent-elles les avis et prescriptions rendus par tel cardiologue ou cancérologue émérite ? Rendent-elles les généralistes plus perméables aux discours marketing des laboratoires ? Les députés médecins qui co-président la Commission des affaires sociales de l’Assemblée sont-ils sous influence alors que se sont ouverts les débats sur le Projet de loi de financement de la Sécurité sociale ?
Des dizaines de millions d’euros sont également dépensés en lobbying à Paris, Bruxelles et Washington pour défendre les intérêts – privés – des grands labos. Rien qu’à Paris, leurs dépenses de lobbying sont dix fois plus importantes que les moyens que peuvent mobiliser les associations représentant les malades.
Logique : Les 10 plus grands labos pharmaceutiques du monde ont enregistré des profits cumulés de 71,5 milliards de dollars en 2017.
Les Pharma Papers sont à découvrir ici : https://www.bastama
Publié le 16/11/2018
La stratégie de Mélenchon se discute
Par Roger Martelli (site regards.fr)
En quelques semaines, la France Insoumise a accumulé des positions qui dessinent une nouvelle stratégie. Comment la comprendre ? Analyses et discussion de ce nouveau moment Mélenchon.
La France Insoumise est-elle en train de changer de stratégie ? Quelle est cette nouvelle étape du mouvement de Jean-Luc Mélenchon ? Quelle est sa cohérence ? En quelques semaines, on a assisté aux réactions mémorables face aux perquisitions disproportionnées, aux attaques de Jean-Luc Mélenchon contre le « parti médiatique », à la distance à l’égard du Manifeste pour l’accueil des migrants, au soutien chaque jour plus affirmé des blocages du 17 novembre contre les taxes sur l’essence… Autant de prises de position, dans le noyau dirigeant de la France insoumise, qui semblent dessiner une nouvelle cohérence que l’on peut interroger.
Une nouvelle stratégie ?
En politique, plus que dans tout autre domaine, le fond et la forme sont inséparables. Du côté de la France Insoumise, la séquence politique de ces derniers mois peut être lue comme indiquant une inflexion stratégique vers un populisme de gauche plus affirmé. Le mouvement de Jean-Luc Mélenchon est trop influent et le moment politique trop préoccupant, pour que cette hypothèse ne soit pas discutée.
Depuis des années, Jean-Luc Mélenchon a la conviction que la période historique est inédite et qu’elle appelle de l’invention politique. La démocratie, qui était sortie revivifiée du combat contre les fascismes, est désormais dans une crise d’une profondeur inouïe. Le peuple, ce souverain théorique de nos institutions, est marginalisé, démobilisé, désorienté. Il n’est plus, comme autrefois, partagé entre l’enthousiasme et la colère, mais entre la sidération et le ressentiment, oscillant entre la mise en retrait (l’abstention civique) et la tentation du sortez-les tous ! Nous sommes au bout d’un long cycle démocratique, dont la crise globale interdit toute continuation à l’identique des modèles jusqu’alors usités.
Face à cette évolution, les gouvernants tiennent le même discours, depuis plus de trois décennies : il faut faire barrage face aux extrêmes et sauver la démocratie, en rassemblant les modérés des deux rives, à droite comme à gauche, autour des seules options raisonnables, l’économie de marché et la démocratie des compétences. Or, même rassemblées, les élites au pouvoir sont balayées dans les urnes, par les Orban, Salvini et autres Bolsonaro. Inutile donc de compter sur ces modérés pour éviter le naufrage démocratique.
L’hypothèse de Mélenchon est qu’il n’est plus temps de canaliser les colères pour les guider vers les repères classiques de la gauche et du mouvement ouvrier. L’ouragan de la crise a balayé tout sur son passage, ne laissant dans son sillage que le constat violent du fossé qui sépare irrémédiablement le peuple et les élites. Les rationalités politiques classiques n’agissant plus, il n’y a pas d’autre choix que de se couler dans le flux des émotions populaires, en épousant le mouvement des colères.
D’abord rendre visible que l’on est du parti du peuple ; alors la possibilité sera ouverte de disputer sa primauté à l’extrême droite, en montrant qu’elle n’est pas en état de satisfaire aux attentes, d’apaiser les douleurs et de surmonter les frustrations populaires. De cette intuition découlent une suggestion et un pari. La suggestion est que, d’une manière dévoyée, l’extrême droite est du côté du peuple, contre les élites de l’Union européenne. Le pari est que, en acceptant ce constat, on peut toucher les cœurs et les cerveaux de ceux qui se tournent vers cette extrême droite et leur montrer qu’ils font fausse route.
Les catégories populaires ne sont devenues peuple que lorsqu’elles ont combiné ce qu’elles refusaient et ce à quoi elles aspiraient, lorsqu’elles ont marié leurs colères et leur espérance.
Nous-le peuple et eux-les élites : telle serait la figure renouvelée du vieil antagonisme de classes qui opposa jadis le noble et les paysans, puis les ouvriers et le patron. Le but, désormais, ne serait plus de rassembler les dominés, mais d’instituer un peuple dans les cadres de la nation. Qu’est-ce que le peuple, selon Mélenchon ? Tout ce qui n’est pas l’élite. S’il prend conscience de lui-même, c’est donc par la détestation de tout ce que l’on désigne comme des élites, renvoyées du côté du eux : la caste, la supranationalité, Bruxelles, Berlin, la mondialisation, le parti médiatique, les bons sentiments voire la "gôche", ce terme qui vient tout droit de l’extrême droite des années trente.
Les soubassements théoriques du "populisme de gauche" revendiqué sont connus : la paternité intellectuelle en revient à Ernesto Laclau, et l’usage contemporain à Chantal Mouffe. On soulignera ici sa faible consistance historique et, plus encore, son extrême danger politique.
Les pièges du "populisme de gauche"
La dialectique du eux et du nous est certes un moment indispensable pour que des individus aient conscience de ce qu’ils forment un tout. Du temps de la féodalité, ceux du village s’opposaient instinctivement à ceux du château. Puis le nous des ouvriers se constitua en groupe distinct, contre la galaxie des maîtres d’usines. Mais la prise de conscience élémentaire de faire groupe n’a jamais suffi à faire classe et, plus encore, à faire peuple.
Pour que les ouvriers dispersés se définissent en classe, il a fallu qu’ils deviennent un mouvement de lutte agissante, contestant leur place subalterne et aspirant à la reconnaissance et à la dignité. Et pour passer de la classe qui lutte au peuple qui aspire à diriger, il a fallu que grandisse la conscience que la domination de quelques-uns n’avait rien de fatal et que seul le pouvoir réel du plus grand nombre était légitime pour réguler le grand tout social. Les catégories populaires ne sont devenues peuple que lorsqu’elles ont combiné ce qu’elles refusaient et ce à quoi elles aspiraient, lorsqu’elles ont marié leurs colères et leur espérance.
C’est par ce mariage que la France monarchique a basculé en quelques semaines de la jacquerie paysanne et de l’émotion urbaine à la révolution populaire. De la même manière, c’est en reliant la lutte ouvrière et la Sociale que les ouvriers se sont institués en acteurs politiques, devenant peu à peu la figure centrale d’un peuple en mouvement. À la différence de ce qu’affirme Jean-Claude Michéa, c’est en réalisant la jonction du mouvement ouvrier et de la gauche politique que s’est opérée l’alchimie qui a bouleversé la vie politique française et l’histoire ouvrière, à la charnière des XIXe et XXe siècles.
Imaginer que la détestation du eux est à même d’instituer le peuple en acteur politique majeur est une faute.
Aujourd’hui, il n’y a plus de groupe central en expansion, mais les catégories populaires, qui forment la masse des exploités et des dominés, sont toujours largement majoritaires. Elles sont toutefois éclatées, dispersées par les reculs de l’État-providence, la précarisation, l’instabilité financière, l’effet délétère des reculs, des compromissions, des abandons. Pire, l’espérance a été désagrégée par les échecs du XXe siècle. L’espoir déçu, les responsabilités du mal-être se faisant évanescentes, tout se passe comme si ne restait que le ressentiment, nourri par la désignation habituelle des boucs émissaires, substituts aux causes mal perçues des malheurs d’une époque.
Imaginer que la détestation du eux est à même d’instituer le peuple en acteur politique majeur est une faute. À ce jeu, on nourrit l’idée qu’il suffirait de changer les hommes, à la limite de procéder au grand remplacement, pour retrouver des dynamiques plus vertueuses. Or l’essentiel n’est pas de se dresser contre l’élite ou la caste, mais de combattre des logiques sociales aliénantes qui érigent un mur infranchissable entre exploiteurs et exploités, dominants et dominés, peuple et élites. Le peuple ne devient pas souverain par le ressentiment qui l’anime, mais par le projet émancipateur qu’il propose à la société tout entière. L’objectif stratégique n’est donc pas de soulever ceux d’en bas contre ceux d’en haut, mais de rassembler les dominés pour qu’ils s’émancipent enfin, par eux-mêmes, de toutes les tutelles qui aliènent leur liberté. Il n’y a pas de voie de contournement ou de raccourci tactique pour parvenir à cet objectif.
Le « populisme de gauche » se veut une méthode de mobilisation et non une théorie ou un projet global. Or l’histoire suggère qu’il n’est pas possible de séparer le projet et la méthode, le but et le moyen. Les grands partis ouvriers des deux siècles passés ne se voulurent pas seulement populaires ou ouvriers ; ils ne cherchèrent pas seulement à représenter un groupe. Pour fonder le désir d’imposer la dignité ouvrière, ils mirent en avant le projet de société capable de produire durablement cette dignité. Ils ne furent donc pas populistes, comme dans la Russie du XIXe siècle, mais anarchistes, socialistes ou communistes. Dans l’ensemble, la plupart ne succombèrent pas à la tentation de rejeter, dans la même détestation, tout ce qui était en dehors du nous ouvrier.
Ce n’est pas un hasard, si la grande figure historique fut en France celle de Jaurès. Dans le même mouvement, il refusait de laisser au radicalisme mollissant le monopole de l’idée républicaine et il ne se résignait pas au fossé séparant le socialisme et le syndicalisme révolutionnaire. Quoi qu’en disent les Michéa et ceux qui les encensent, c’est cet état d’esprit de rigueur et d’ouverture qui doit primer encore, avec les mots et les sensibilités de notre temps.
Une stratégie efficace à terme ?
Est-il réaliste de disputer à l’extrême droite sa primauté, en s’installant dans l’environnement mental qui fait aujourd’hui sa force ? Voilà quelques décennies, la social-démocratie européenne se convainquit de ce que, le capitalisme l’ayant emporté sur le soviétisme, il fallait s’emparer des fondamentaux du libéralisme dominant pour l’infléchir dans un sens plus social. Le socialisme se fit alors social-libéralisme et, par ce choix, il précipita l’idée socialiste dans la débâcle. Le pari du « populisme de gauche » revient à faire de même avec le populisme de l’autre rive. Mais c’est au risque des mêmes mésaventures.
Prenons le cas de la question migratoire. Que cela plaise ou non, l’obsession migratoire sera au cœur des débats politiques à venir, parce qu’elle s’est hélas incrustée dans le champ des représentations sociales. Pour en minorer les effets délétères, il ne suffira pas de se réclamer de la primauté du social. L’extrême droite, comme elle le montre en Italie, ne dédaignera pas en effet de se placer sur ce terrain. Elle se contentera d’ajouter ce qui semble une vérité d’évidence et qui fait sa force : la part du gâteau disponible pour les natifs sera d’autant plus grande que les convives seront moins nombreux autour de la table. Tarissons les flux migratoires et nous aurons davantage à nous partager…
Prenons l’autre cas, celui de la dénonciation du « parti médiatique ». On ne rejettera pas ici l’idée que l’information est dans une grande crise de redéfinition de ses fonctions, de ses moyens et de ses méthodes. On sait par ailleurs que la presse ne bénéficie que d’une liberté relative. Et nul ne peut dénier à quiconque le droit de critiquer, même très vigoureusement, tout propos public jugé erroné ou mal intentionné. Mais comment ignorer que la mise en cause globale de la presse, la dénonciation indistincte de la dictature des bien-pensants, l’affirmation du complot organisé ont toujours été des traits marquants d’une extrême droite dressée contre le politiquement correct ?
On ne combattra pas l’extrême droite en surfant sur ce qui révèle de l’amertume et du désarroi, au moins autant que la colère. Pour la battre, il faut contester radicalement ses idées, dans tous les domaines, que ce soient les migrations, l’information, l’environnement ou la justice fiscale.
Comment passer sous silence que, chez nous en tout cas, ce n’est pas de la tutelle politique qu’elle souffre d’abord, mais de la dictature de l’argent, de l’audimat et de la facilité ? Dès lors il est surprenant que, confondant la critique et le matraquage concerté, les responsables de la France insoumise portent les feux, jusqu’à vouloir punir, contre cette part des médias qui s’écarte du modèle, par fonction (le service public) ou par choix (la presse critique) ? S’attaquer à la presse en général contredit l’esprit d’ouverture et de rassemblement sans lequel toute rupture reste une abstraction. Et, que cette affirmation plaise ou non, une telle attaque évoquera, auprès de beaucoup, de bien trop tristes souvenirs…
Prenons enfin l’exemple du mouvement du 17 novembre. Comment ne pas comprendre la rage de ceux qui, à juste titre, ont le sentiment que les plus modestes sont encore et toujours les plus frappés dans leur pouvoir d’achat ? Mais comment aussi ne pas voir ce que l’extrême-droite a parfaitement saisi ? Ce n’est pas par hasard qu’elle choisit ce terrain, et pas celui de la lutte salariale ou des combats pour la solidarité. Elle a une vieille propension à vitupérer l’impôt, non pas parce qu’il est injuste et inégalitaire, mais parce qu’il serait à l’avantage des fainéants, des magouilleurs, des étrangers, des mauvais payeurs.
On pourrait profiter du malaise pour s’interroger sur l’usage qui est fait de l’impôt, sur l’injustice profonde des impôts indirects, sur l’impossibilité de continuer indéfiniment à brûler des carburants fossiles, sur la nécessité de combiner justice sociale et exigences environnementales. Or la pression de l’extrême droite pousse à manifester sur une seule idée : bloquons tout et continuons comme avant. Comment dès lors ignorer que, si certains attisent les colères, c’est pour que la jonction ne se fasse surtout pas entre égalité, respect de l’environnement et refonte de la fiscalité ?
On ne combattra pas l’extrême droite en surfant sur ce qui révèle de l’amertume et du désarroi, au moins autant que la colère. Pour la battre, il faut contester radicalement ses idées, dans tous les domaines, que ce soient les migrations, l’information, l’environnement ou la justice fiscale. Ne pas mépriser ceux qui se sentent floués par les puissants est une chose. Légitimer une œuvre politique de dévoiement, une tentative pour découper en tranches les urgences sociales en est une autre.
Si l’on se veut du peuple, si l’on affiche le désir de la dignité populaire, on se doit d’arracher les catégories populaires aux idéologies du renfermement. La grande force du peuple a toujours été sa solidarité, pour tous les humbles, où qu’ils soient, d’où qu’ils viennent. Et, par bonheur, ce trait de mentalité populaire a irrigué l’esprit public de notre pays, pendant longtemps. Ce n’est qu’en le cultivant que, dans le même mouvement, on ranimera la combativité de l’espérance et que l’on tarira les sources qui alimentent l’extrême-droite.
Ne pas s’enfermer dans la realpolitik
Entre 1934 et 1936, la gauche du Front populaire n’a pas voulu d’abord convaincre ceux qui se tournaient vers le fascisme qu’ils faisaient le mauvais choix. Elle a redonné confiance à ceux qui doutaient, qui ne reconnaissaient plus la gauche officielle dans la compromission du pouvoir. Elle n’a pas détourné les égarés, mais mobilisé ceux qui pouvaient espérer. Elle n’a pas canalisé le ressentiment, mais redonné au monde du travail et de l’intelligence le sens de la lutte collective. De fait, on ne gagne pas en grignotant les forces de l’adversaire, au centre ou à l’extrême droite, mais en mobilisant l’espace politique disponible à gauche et jusqu’alors délaissé.
On ne peut pas aujourd’hui se réclamer de la grande expérience du Front populaire et ne pas comprendre pleinement ce qui fit sa force. Ce Front populaire utilisa certes la mise en cause des 200 familles, du temps où le capital se voyait et s’incarnait — le patron avec haut-de-forme et gros cigare. Pourtant, ce qui dynamisa la gauche ne fut pas d’abord la détestation de la caste dirigeante, mais l’espoir d’un monde de justice. Le Front populaire fut antifasciste dans sa détermination, mais ce qui le rassembla jusqu’à la victoire électorale, ce fut le beau slogan positif du Pain, de la Paix et de la Liberté.
Le rappeler est-il un prêchi-prêcha d’intellectuels sans contact avec la vie ?
Il est de bon ton, dans une partie de la gauche, de jouer au réalisme. Il faudrait taper du poing sur la table et parler haut et fort : tout le reste ne serait que littérature. Mais ne voit-on pas que c’est de ce réalisme-là que notre monde est en train de crever ? C’est le monde du pouvoir arrogant de l’argent, de l’état de guerre permanent, de l’étalage de la force, de l’égoïsme du "Not In My Backyard". C’est le monde d’un Bachar el-Assad, d’un Poutine pour qui la démocratie est un luxe inutile, d’un Trump qui n’a que faire du gaspillage insensé des ressources naturelles par les possédants américains.
Et que l’on ne m’objecte pas la lettre des programmes. Ils peuvent être techniquement parfaits et, pourtant, leur environnement mental peut être contestable. La politique vaut aussi et peut-être surtout par la façon d’être et la culture que l’on promeut parmi les siens. Malgré la dureté extrême des temps passés, l’esprit du Front populaire ne fut pas celui de la citadelle assiégée. Heureusement, cet esprit ne l’emporta que pour une courte période : au début des années trente (la période communiste dite classe contre classe) et dans les années cinquante (les temps manichéens de la guerre froide). Il ne se retrouva pas non plus, en France, dans la triste formule du "qui n’est pas avec moi est contre moi". Là encore, ce sont d’autres périodes et d’autres lieux qui ont été submergés par cette culture, qui se veut combative et qui n’est qu’amertume. Or cette façon de voir, à l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud, a conduit partout au pire de l’autoritarisme, quand ce ne fut pas au despotisme.
De la même manière, il est impensable que l’on s’abandonne à la facilité coutumière qui veut que les ennemis de mes ennemis soient mes amis. Ce n’est pas parce que l’Union européenne a tort (et plutôt deux fois qu’une !) que le gouvernement italien a raison. On ne peut pas créditer le gouvernement italien d’être du côté du peuple : il en est l’antithèse absolue. Ce n’est pas parce qu’un grand nombre de personnes de revenus modestes sont pénalisées par la hausse des prix du carburant qu’il faut manifester avec l’extrême droite et… créer les conditions d’une extension de l’usage des transports individuels. Ce n’est pas parce que le cynisme de Poutine est l’envers de l’humiliation réservée à la Russie par le monde occidental qu’il faut mesurer les critiques, que l’on peut porter aux choix et aux méthodes adoptées par Moscou.
Prenons garde, à tout moment, à ce que, pensant accompagner les colères, on ne fasse qu’attiser le ressentiment. Si Jean-Luc Mélenchon a réussi sa percée, au printemps 2017, ce ne fut pas pour son populisme, qu’il sut mettre en sourdine jusqu’au soir du premier tour. Entre mars et avril, il parvint tout simplement à être le plus crédible, par son talent bien sûr, et par la radicalité et la cohérence de son discours de rupture, qui éloignait enfin le peuple de gauche de trois décennies de renoncement. Il ne renia pas la gauche, mais il lui redonna en même temps le souffle de ses valeurs et le parfum d’un air du temps. C’est par ce jeu de la trace et de la rupture qu’il s’est imposé.
Le fond et la forme
Nous ne sommes plus dans la France et le dans monde des siècles précédents. La combativité sociale demeure, mais le mouvement ouvrier d’hier n’est plus. Quant à la gauche, elle ne peut plus être ce qu’elle a été. Il en a toujours été ainsi d’ailleurs. À la fin du XIXe siècle, le radicalisme a revivifié un parti républicain assoupi. Au XXe siècle, le socialisme puis le communisme ont pris la suite. Aujourd’hui, des forces neuves prennent le relais de la grande épopée de l’émancipation.
L’extrême droite critique la démocratie représentative en elle-même, la gauche lui reproche ses limites de classe et son incomplétude : entre les deux, aucune passerelle n’est possible. Hors de ces convictions, je ne vois pas d’issue positive à nos combats.
Penser que les organisations dynamiques d’hier, mais épuisées aujourd’hui, sont en état d’offrir une perspective politique est sans nul doute un leurre. Mais la culture de la table rase n’a jamais produit du bon. Pour que le peuple lutte en se rassemblant, il faut du mouvement partagé, quand bien même ce n’est plus le mouvement ouvrier. Pour que la multitude qui se rassemble devienne peuple, il faut de l’organisation politique et même des systèmes pluriels d’organisations, quand bien même ce n’est plus sur le modèle ancien des partis. La gauche, à nouveau, doit se refonder radicalement. Il n’empêche qu’elle doit toujours être la gauche, c’est-à-dire moins une forme, reproductible à l’infini (l’union de la gauche), que le parti pris rassemblé de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité.
Et cette gauche-là n’a rien en commun avec l’extrême droite, pas même la référence théorique au peuple. Celui-ci n’est un acteur historique que par les valeurs qui, à tout moment, ont assuré sa dignité. Il ne se constitue que par le mouvement qui l’émancipe, par l’espérance qui le porte, par l’avenir qu’il dessine, dès aujourd’hui et pour demain. Dans la continuité des fascismes, l’extrême droite critique la démocratie représentative en elle-même, la gauche lui reproche ses limites de classe et son incomplétude : entre les deux, aucune passerelle n’est possible. Hors de ces convictions, je ne vois pas d’issue positive à nos combats.
J’avance l’idée que les attitudes et prises de position récentes, du côté de la FI, laissent entrevoir une possible cohérence, dont je redoute la propension volontairement « populiste ». Si ma crainte est fondée, je ne cache pas mon inquiétude pour l’avenir. Je souhaite que cette impression soit démentie au plus vite par les actes et les mots. Si ce n’était pas le cas, j’estimerais que nous serions devant un tournant stratégique pour la FI, fragilisant les acquis des années précédentes.
La présidentielle de 2017 a montré qu’il était possible d’aller au-delà des forces rassemblées après 2008, dans le cadre du Front de gauche. Répéter à l’infini la formule du Front de gauche n’a donc aucun sens. Pourtant, ce n’est pas en construisant de nouveaux murs séparant les composantes hier réunies que l’on créera les conditions d’une dynamique populaire victorieuse. Si ces murs s’avéraient infranchissables, ce serait pour notre gauche la prémisse d’un désastre. La batterie récente de sondages — un sondage isolé ne vaut rien — converge d’ailleurs pour dire que le temps ne semble pas si favorable à la FI et si défavorable au parti de Marine Le Pen.
Heureusement, la gauche française nous a aussi habitués à des sursauts salvateurs. Mais pour cela, on ne peut faire l’économie du débat le plus large. À gauche, celui qui parle le plus fort n’a pas toujours raison.
Publié le 15/11/2018
“La caravane des migrants fuit la misère et les horreurs provoquées par les Etats-Unis" (RT)
Noam CHOMSKY(site legrandsoir.info)
Dans un entretien accordé au média Democracy Now, le linguiste, philosophe et militant souligne que les migrants fuient la violence et la pauvreté qui minent trois pays « dominés des Etats-Unis depuis de longues années ».
Les membres de la caravane de migrants centre-américains qui se dirige vers les Etats-Unis « fuient la misère et les horreurs » dont Washington est responsable, signale le philosophe, linguiste et reconnu activiste étatsunien Noam Chomsky.
Dans un entretien accordé au média Democracy Now, l’intellectuel souligne que cette caravane « de personnes pauvres et misérables » fuit « l’oppression, la violence, la terreur et la pauvreté extrême » au Honduras, au Guatemala et au Salvador, trois pays dominés par les Etats-Unis depuis de longues années, et tout particulièrement depuis les années 80 », quand les terribles guerres de Ronald Reagan « ont dévasté tout d’abord le Salvador et le Guatemala, puis le Honduras ».
“Une incroyable farce”
Au sujet du Honduras, « d’où proviennent la plus grande partie des migrants aujourd’hui », Chomsky rappelle que, bien qu’il ait toujours été opprimé, en 2009 ce pays était dirigé par « un président modérément réformiste », Manuel Zelaya, qui s’est fait éjecter par un coup d’Etat militaire « condamné par tout le continent avec une exception notable : celle des Etats-Unis ».
Le gouvernement de Barack Obama a refusé de parler de coup d’Etat car « s’il l’avait fait les lois [étasuniennes] l’aurait obligé à retirer les aides économiques » octroyées au nouveau régime en place, lequel a imposé une « terreur brutale », affirme Chomsky, avant de rappeler que le Honduras est par la suite devenu « la capitale mondiale des assassinats ».
Chomsky qualifie de “farce incroyable” le fait que l’administration Trump envoie à la frontière des milliers de militaires pour stopper ces « pauvres, misérables familles, mères, enfants, qui fuient la terreur et la répression dont nous sommes nous-mêmes responsables ». De plus, il souligne que « les soldats envoyés à la frontière dépassent le nombre d’enfants qui fuient », pendant qu’une « importante campagne médiatique » est mise en place pour effrayer les citoyens des EU en leur faisant croire « que nous allons nous faire envahir ».
« La troïka de la tyrannie »
L’activiste mentionne finalement les déclarations du conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis, John Bolton, qui a qualifié jeudi dernier le Venezuela, Cuba et le Nicaragua de « troïka de la tyrannie ». D’après Chomsky, cette affirmation rappelle le discours de "l’axe du mal" de Georges Bush en 2002, qui « a précédé l’invasion de l’Irak, le pire crime de ce début de siècle qui eut des conséquences désastreuses ». Pour le philosophe, la « troïka », tout comme « l’axe du mal », est conformée « tout simplement par ceux qui refusent de se soumettre aux ordres des Etats-Unis ».
Traduction : Luis Alberto Reygada pour Le Grand Soir
Publié le 14/11/2018
Cent ans d’hypocrisie
(site politis.fr)
Le centenaire de l'armistice de 1918 ne doit pas faire oublier que, derrière les discours de paix, la compétition absolue n’a pas cessé.
Il y a cent ans, au faîte de sa puissance militaire et industrielle, la vieille Europe entreprit de s’autodétruire. L’ombre du Vieux Monde (le vrai) qui s’écroule en 1918 se projette encore jusqu’à nous, comme un mort-vivant.
L’économie de notre journal est fragile. Jamais depuis la création de Politis, en 1988, la conjoncture n’a été si difficile : crise de la distribution, divisions de la gauche, perte du pouvoir d’achat… Lectrices et lecteurs, nous avons besoin de votre aide. Avec l’association Presse et Pluralisme, vous pouvez bénéficier d’une défiscalisation de 66 % (voir ci-contre), qui constitue une forme d’aide à la presse. C’est le moment. D’avance, un grand merci. Bien sûr, nous vous informerons des suites de cet appel.
L’ancienne prétention impérialiste des États européens à occuper tous les espaces terrestres et maritimes connus, et à organiser entre eux la compétition – jusqu’à la guerre – pour en être la puissance dominante, laisse encore ses traces qui n’en finissent pas de pourrir le monde et surtout les femmes et les hommes qui y vivent, d’abord dans les États d’Afrique (conférence de Berlin, 1885) et d’Orient (le soi-disant Levant issu des accords Sykes-Picot en 1916). Des murs artificiels – « frontières » – ont été érigés entre les peuples – et parfois au milieu des peuples – par les Européens… qui en ont décrété l’intangibilité.
Depuis quatre ans, un peu plus que d’habitude, nous avons eu droit à beaucoup de poncifs. Certes, on oublie moins qu’autrefois ce que la France doit aux soldats de ses colonies, enrôlés de force ou par des promesses jamais tenues (cela se reproduira en 39-45), on évoque le massacre des innocents perpétrés par des généraux arrogants, la lâcheté de la plupart des parlementaires soumis aux marchands d’armes. On a même pu entendre l’évocation des mutins de Craonne. Mais la version officielle de l’État ne retient guère, au fond, toutes ces trahisons infligées à la République. Le « périple mémoriel » mis en scène par Emmanuel Macron, s’il a l’avantage de ne pas s’en tenir au culte d’une mémoire militaire malvenue, est surtout hypocrite, et le parterre qui sert de vitrine à la concorde internationale, avec notamment la présence de Trump et de Poutine – grands pacifistes – à la cérémonie du 11 novembre, ne saurait tromper notre jugement.
Derrière les discours de paix, la compétition absolue n’a pas cessé, incluant désormais des multinationales privées. On espionne et contre-espionne. On invente et vend des armes toujours plus meurtrières qui perpétuent les boucheries d’antan : larmes de crocodile à Verdun, contrats juteux à Ryad… On perpétue aussi la modernité européenne et son modèle économique carboné, destructeur de la nature et qui nous laisse encore des milliards de particules dans les airs (lire notre nouvelle rubrique ici). Confrontés autrefois au socialisme, aujourd’hui à l’écologie, des dirigeants d’entreprise s’accommodent de plus en plus de pouvoirs autoritaires, quand ils ne les financent pas carrément ; ces tentations (néo)fascistes s’appuient aussi sur des fractions abandonnées du peuple et reprennent une option sur le monde, depuis le Brésil ou la Hongrie, l’Italie ou les États-Unis. La dictature chinoise et l’autocratie russe ne sont pas en reste…
La Société des Nations issue du désastre de la Grande Guerre fut incapable de réguler les intérêts étatiques divergents, spectatrice de toutes les défaites morales qui suivirent. L’ONU aujourd’hui reste certes le moins mauvais garant de la paix, mais que faire quand reprend le jeu des alliances et du bilatéralisme tous azimuts, dont Donald Trump a fait sa méthode diplomatique au service exclusif des intérêts économiques des grosses entreprises de son pays ?
L’Europe a certes fait du chemin depuis en trouvant sa paix intérieure. On ne se fait plus la guerre, mais on se concurrence toujours (l’arme est fiscale) et les salariés sont trop souvent la variable d’ajustement. Le travail détaché nous l’a montré. Surtout, par la cohorte de précaires et chômeurs que génère son modèle économique, l’Europe nourrit la bête qui n’était pas totalement morte. Invoquer le refus du national-populisme, comme le fait Emmanuel Macron, quand dans le même temps on l’alimente par l’accentuation inouïe des inégalités, ne ressemble pas à la sagesse de celui qui retient les leçons, mais plutôt au cynisme de l’apprenti sorcier.
La « nuée qui porte l’orage » qu’avait vue Jaurès plane toujours au-dessus de nos têtes. Sortir de la barbarie aurait sans doute été l’enjeu fondamental de cette commémoration. Proposer une feuille de route pour une nouvelle étape de civilisation humaine, et a minima un nouveau cours européen, voilà un devoir digne pour qui préside la République française. Au lieu de cela, Emmanuel Macron propose aux Européens une « paix armée » aux relents de guerre froide et se pose en sauveur d’une démocratie qui s’empoisonne elle-même. Au fond, il perpétue le monde des morts-vivants..
par Pouria Amirshahi
Publié le 13/11/2018
Réformes de l’éducation : « C’est un projet élitiste, autoritaire, réactionnaire et libéral »
Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)
Parcoursup, réforme du baccalauréat, de l’enseignement professionnel, dédoublement de classes en CP, nouveaux programmes, recadrages pédagogiques, suppressions de postes, Théo Roumier revient sur la politique du gouvernement en matière d’éducation. Syndicaliste à Sud-éducation, animateur des cahiers « Les Utopiques », militant libertaire, il fait le point sur la mobilisation à venir du 12 novembre dans l’Éducation nationale.
Dans un tract, ton syndicat évoque le « rouleau compresseur Blanquer » et appelle à contrer ses réformes. Peux-tu expliciter ?
Théo Roumier : La politique que mène le ministère Jean-Michel Blanquer est à la fois dans la continuité des précédentes et à la fois inédite. Dans la continuité, car elle n’a pour seule boussole qu’une vision comptable, à courte vue qui plus est. Inédite, car elle va bien plus loin dans le démantèlement que l’épisode de la prétendue « refondation » sous Vincent Peillon.
Il y a donc un véritable enjeu à construire une résistance solide, au plus près du terrain, ancrée dans les services et les établissements. Et ce, de la maternelle à l’université. Soyons francs, ce n’est pas gagné. Si Blanquer peut à ce point y aller en mode « rouleau compresseur », c’est justement parce que les résistances sont émoussées, que les personnels sont épuisés après des années de suppressions de postes et de contre-réformes qui s’empilent les unes après les autres. Il faut vraiment rediscuter, et vite, des stratégies à mettre en œuvre pour renforcer l’action syndicale !
Pourtant après la mesure sur le dédoublement des classes en primaire, puis un certain discours sur le retour à l’autorité, le ministre est plutôt populaire dans l’opinion publique. Qu’en est-il chez les profs ?
Théo Roumier : Il faut déjà rappeler que les classes de CP à 12 ne concernaient que les écoles en REP et REP+, et que cette mesure s’est faite pour l’essentiel en redéployant des postes, c’est-à-dire à moyens constants. Au mieux, il ne s’agit que d’un cautère sur une jambe de bois. Si l’on veut parler de l’amélioration des conditions de travail et d’étude, on ne peut pas évacuer la seule question qui vaille : la réduction des effectifs d’élèves par classe, à tous les niveaux.
Quant à l’aspect autoritaire, il rentre au diapason d’une période qui voit les idéologies réactionnaires gagner de plus en plus de terrain, jusque dans un secteur professionnel, « l’éducation », qui était traditionnellement marqué à gauche. La nouvelle « morale républicaine » peut apparaître comme un refuge pour des personnels fragilisés dans leurs métiers et qui peuvent s’émouvoir à l’évocation du temps des « Hussards noirs ». Mais ce temps était celui d’une école mille fois plus inégalitaire qu’elle ne l’est aujourd’hui ! Ce dont nous avons besoin, c’est au contraire de promouvoir plus fortement encore le projet d’une école de l’égalité.
Les réformes s’enchaînent. Quel est le modèle d’éducation que portent ce ministre et le gouvernement ?
Théo Roumier : Il est précisément à l’exact opposé d’une école où l’égalité serait au centre. C’est un projet élitiste, autoritaire, réactionnaire et libéral. Tous les projets ministériels visent à revenir à davantage de sélection, à mettre en concurrence les individus comme les établissements et les services. Parcoursup en est un des exemples : c’est officiel, la fac n’est désormais plus ouverte à toutes et tous les bacheliers. C’est une politique d’exclusion et de tri social à une échelle de masse.
On veut nous faire croire que l’école « de la République » n’encourage et ne reconnaît que le mérite. C’est une arnaque de haut vol ! Le mérite est une construction sociale. Statistiquement, il n’est toujours attribué, et à une écrasante majorité, qu’aux enfants des classes favorisées. Ce n’est pas vraiment une coïncidence. Pour les filles et les fils des classes populaires c’est exactement l’inverse : elles et ils vont payer, et très lourdement le prix de cette politique éducative. Ce qui veut dire plus de reproduction de classe et plus d’assignations et d’inégalités raciales et de genre.
Dans un billet sur Mediapart, tu parles de casse de l’enseignement professionnel. Qu’entends-tu par là ?
Théo Roumier : Le plan Blanquer pour l’enseignement professionnel est emblématique de cette politique. Il réussit l’exploit de supprimer à la fois des milliers de postes sur les trois prochaines années, entre 5000 et 7000 selon les calculs des syndicats, mais aussi des centaines d’heures de cours, notamment d’enseignement général en CAP et en bac pro. Comment croire qu’on accompagnera mieux les élèves ainsi ? C’est en fait enlever beaucoup à celles et ceux qui ont pourtant peu.
Parce que quoi qu’en disent les ministres successifs, qui se sont toujours gargarisés de mettre la priorité sur la voie professionnelle, la réalité c’est que les lycées pros sont les parents pauvres du service public d’éducation. Dans la plupart des établissements, nous manquons de personnels de surveillance, de santé ou d’entretien. Mais aussi d’heures de cours supplémentaires pour mettre en place des dispositifs permettant de meilleures conditions de travail et d’étude, comme les dédoublements de classes par exemple. Alors qu’il faudrait un plan d’urgence, c’est un plan d’austérité que nous propose le ministre Blanquer !
Et, là encore, derrière la prétendue recherche de l’excellence, c’est l’élitisme qui sert de boussole. Le ministre a même osé parler de « Harvard du professionnel », imaginant des sortes de super-lycées pros qui seraient bien sûr plus et mieux dotés que d’autres. Bref, c’est un enseignement professionnel à deux, voir trois vitesses qui se dessinent si ce plan est appliqué. Sauf qu’il va falloir compter avec les luttes des personnels.
Sur ce point, la FSU a fait l’impasse de la journée interprofessionnelle du 9 octobre au profit d’une journée de grève spécifique à l’éducation le 12 novembre, soit trois semaines avant les élections professionnelles. Penses-tu que cette stratégie soit en phase avec les enjeux du moment ?
Théo Roumier : Le « modèle » des grèves de novembre-décembre 1995 est à réinterroger dans la période. Appeler de manière incantatoire à une grève générale interprofessionnelle et reconductible sans l’appuyer sur des luttes solides dans les secteurs et au plus près du terrain n’est pas crédible. Du coup, l’enjeu est d’arriver à articuler les journées de 24 heures interpros à l’action dans son atelier, son service, son bahut.
Par exemple, c’est ce que nous avons fait le 9 octobre dernier à Orléans, dans le Loiret, où il y a eu un cortège spécifique des lycées professionnels en grève qui a rassemblé une grosse centaine de grévistes. Plus d’un prof de lycée pro du département sur cinq. Réussissons la grève du 12 novembre dans cet état d’esprit : avec des cortèges de bahuts, des assemblées générales de personnels, les plus représentatives possibles, pour discuter des suites.
Sans ce travail là, il est illusoire de croire que nous arriverons à des mouvements de grève durs, reconductibles et auto-organisés, ce qu’il faut pourtant toujours activement rechercher !
Quel est l’état de la mobilisation dans le secteur justement ? Il y a-t-il un état d’esprit combatif pouvant aller au-delà de journées d’actions ponctuelles ?
Théo Roumier : C’est très variable selon les établissements, les circonscriptions et les départements. Là où il y a un travail syndical de terrain de longue haleine, avec des heures ou des réunions d’information syndicale, la combativité est au rendez-vous. C’est vrai dans le second degré comme dans le premier degré.
Il y a un énorme travail à faire d’ancrage des revendications sur des réalités locales, bahut par bahut, école par école, service par service. Encore une fois, c’est cela qui sera le moteur pour aller au-delà des journées d’actions ponctuelles. C’est ce qui peut en donner l’assise et la volonté. C’est notre première tâche. Et c’est aussi un préalable dans une logique d’autogestion des luttes.
Mais il ne faut pas hésiter non plus à imaginer des propositions syndicales différentes. Si l’on prend l’exemple des lycées professionnels, pourquoi ne pas proposer trois jours de grève d’affilés? Cela pourrait se faire par le biais de certaines intersyndicales départementales, et pourquoi pas, être tenté au niveau national. Cela pourrait être une étape pour reprendre confiance dans notre capacité à construire un rapport de force digne de ce nom.
Publié le 12/11/2018
À Bure, comme ailleurs, nous ne serons pas les prochain-e-s !
« Ce texte s’adresse à toutes celles et ceux qui cherchent encore comment vivre et lutter avec tout leur cœur et toutes leurs forces dans le macronisme ambiant »
paru dans lundimatin#163, (site lundi.am)
Depuis un an et demi, l’État s’est lancé à Bure dans une offensive répressive
d’une ampleur proprement expérimentale. Armé de l’imparable accusation d’« association de malfaiteurs » il tente de résumer et d’enfermer plus de deux décennies de lutte tissées de milliers
de visages et de gestes différents en une seule et même entreprise criminelle.
Minée, dans un premier temps, par les coups portés, la lutte à Bure n’a pas dit son dernier mot. Ainsi, le site manif-est relaie un appel à organiser un peu partout en France le 10 novembre
prochain des « bals de malfaiteurs ».
La date n’est pas de hasard : le 13 novembre a lieu le rendu de l’ubuesque procès du 16 octobre à Bar-Le-Duc lors duquel a été jugé un journaliste qui n’en avait pas même été informé,
mais surtout le 14 novembre se tient l’audience de la Cour de Cassation statuant sur la levée des contrôles judiciaires de cinq personnes mises en examen pour « association de
malfaiteurs » à Bure.
Ce texte s’adresse à toutes celles et ceux qui cherchent encore comment vivre et lutter avec tout leur cœur et toutes leurs forces dans le macronisme ambiant, à toutes celles et ceux que la virulence de la répression et notre vulnérabilité lors des derniers mouvements sociaux ou lors de l’attaque sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, sur la lutte contre Cigéo à Bure, ou contre le Grand Contournement Ouest en Alsace, ont laissé.es hagard.es et désempar.ées. A toutes celles et ceux, enfin, que la répression tente de désorganiser et de faire taire, invisibiliser. Sortir de la stupeur ne se fera pas en un jour : cet appel n’est qu’un premier pas, et d’autres suivront. D’ici là nous donnons rendez-vous ici, ailleurs, partout, le 10 novembre pour faire fleurir et esquisser les premiers pas d’une multitude de ’bals des malfaiteurs’, à la veille d’une audience importante en Cour de Cassation. Venez nombreux-ses !
Après l’insurrection du 17 juin,
Le secrétaire de l’Union des Écrivains
Fit distribuer des tracts dans la Stalinallée.
Le peuple, y lisait-on, a par sa faute
Perdu la confiance du gouvernement
Et ce n’est qu’en redoublant d’efforts
Qu’il peut la regagner.
Ne serait-il pas
Plus simple alors pour le gouvernement
De dissoudre le peuple
Et d’en élire un autre ?
— Berthold Brecht, La Solution, 1953.
Nous sommes des ami.es proches ou lointain.es de la lutte antinucléaire de Bure. Nous le sommes fatalement, et viscéralement.
Nous le sommes parce que nous sommes intimement persuadé.e.s que l’enfouissement des déchets radioactifs en profondeur sous nos pieds, est la dernière planche de salut permettant la poursuite d’une industrie nucléaire dangereuse, néo-colonialiste et indéfectiblement militariste, et ce depuis ses origines dans les décombres fumants d’Hiroshima et Nagasaki. Et pour cette raison, quoi qu’il arrive, nous lutterons jusqu’à notre dernier souffle, pour mettre un point final à des décennies de ravage écologique et humain.
Nous le sommes parce que nous avons un jour ou l’autre chanté, dansé, et parfois même vécu à Bure. Parce que nous avons pleuré de joie quand le Bois Lejuc menacé a été libéré et occupé en juin 2016, de rage lorsqu’il a été expulsé en février 2018.
Nous le sommes parce que nous croyons à des luttes populaires, diverses, rassembleuses, frondeuses, imprévisibles. Nous croyons à leur possibilité, et nous savons leur nécessité ; car nous sommes innombrables à savoir que pour faire face à l’emballement capitaliste, extractiviste et technicien du monde, la diplomatie hypocrite des Conférences sur le climat (COP) ne suffiront pas, pas plus que les petits gestes du quotidien, ou les proclamations d’intentions d’une industrie capitaliste plus que coupable.
Nous le sommes parce que la répression qui s’abat à Bure prend l’un des multiples visages du contrôle social qui s’exerce avec force et violence sur les populations lorsque celles-ci ne marchent ou ne rentrent pas dans les clous : que ce soit depuis trop d’années contre les migrant-e-s, celles et ceux qui les soutiennent, les quartiers populaires invisibilisés, les dernières mobilisations contre la loi El-Khomri, les évacuations militarisées de NDDL, Bure, Hambach, ou encore la persécution judiciaire et policière à l’encontre des participant.e.s aux mobilisations du G20 à Hambourg.
Avec sa cinquantaine de procès, ses dizaines de mois de sursis et ses presque 2 ans de prison ferme cumulés ; avec ses milliers d’euros d’amendes et ses 26 interdictions de territoire distribuées à tout va ; avec sa vingtaine de perquisitions et ses 10 personnes interdites de communiquer les unes avec les autres aussi longtemps que durera l’instruction pour ’association de malfaiteurs’ - ouverte en juillet 2017 et inédite sur une lutte aussi large et plurielle - Bure est devenu un laboratoire répressif majeur des luttes en France. Tant que les souris tétanisées et atomisées ne sortent pas de la boite, l’expérience continue. Nous n’avons de cesse de nous demander : jusqu’où iront-ils ?
Mais qu’attendons-nous pour inverser plutôt la vapeur et affirmer que nous ne serons pas les prochain.es ?
Pas les prochain.es à être convoqué.es pour avoir été vu.es, filmé.es puis reconnu.es, que ce soit sur la place de la Contrescarpe un 1er mai, dans une manifestation à Bure un 15 août, dans les Hautes-Alpes en soutien aux des migrant-e-s.
Pas les prochaines à être mutilé.es, privé.es d’un œil à Montreuil, d’une main à Notre-Dame-des-Landes ou d’un pied à Saudron.
Pas les prochain.es à être perquisitionné.es, contraint.es de quitter les lieux qui nous sont chers, interdit.es de nous voir et de nous parler pour des années.
Pas les prochain.es à raser les murs de nos lieux de vie et de lutte en traquant nos arrières. Pas les prochain.es à avoir peur en s’endormant le soir.
Pas les prochain.es à comparer l’alternative entre le contrôle judiciaire et la détention préventive, entre une vie qui a le goût de prison à ciel ouvert et une existence coincée entre les quatre murs d’une cellule glauque.
Pas les prochain.es à chercher les micros sous nos plafonds et les balises sous nos voitures, les mouchards dans nos ordinateurs et les RG dans nos dos.
Pas les prochain.es à voir nos amitiés scrutées, passés au crible du fantasme de contrôle absolu de l’État, et finalement criminalisées sous la forme d’une « association de malfaiteurs ».
Tout cela nécessite un pas de côté. Il s’agit pour nous de d’abord sortir de l’asphyxie judiciaire et policière du Sud-Meuse et de déplacer les questions posées par Bure dans nos villes et nos campagnes. Un pas de côté, et de nouvelles prises : reprendre pied dans la dynamique des comités Bure et des comités inter-lutte locaux, régionaux, nationaux et internationaux ; échafauder des campagnes d’information et un réseau d’actions décentralisées pour faire corps avec toutes celles et ceux que la répression tente de museler.
Il s’agit aussi de couper court à l’alternative empoisonnée de l’innocence ou de la culpabilité, et de dénoncer le chef d’inculpation pour « association de malfaiteurs » comme une pure fiction politico-judiciaire. Peut-on réellement être coupable d’ « association de malfaiteurs » dans un cadre politique ? Un juge peut-il demander à quelqu’un « formez-vous une association de malfaiteurs, oui ou non ? » aussi simplement qu’il peut demander « disposez-vous d’un permis de conduire valide, oui ou non ? » ? L’association de malfaiteurs n’a pas de réalité tangible à laquelle on pourrait opposer notre réalité sensible. Elle n’est qu’un mauvais roman policier projeté, pour tenter de l’étouffer, sur un réseau d’amitiés politiques. Elle n’est que le cache-sexe d’une entreprise contre-insurrectionnelle qui ne dit pas son nom.
Dans un passé récent on a tenté de brandir l’anti-terrorisme comme un épouvantail contre les mouvements de luttes sociales et écologistes. Aujourd’hui ce créneau, un peu encombrant au regard des droits humains, est réservé à d’autres. Il est de meilleur ton de ressortir des placards une autre vieille ficelle policière et judiciaire : l’association de malfaiteurs, qui faisait déjà son office contre les anarchistes de la fin du 19e siècle. Il est temps maintenant de remiser définitivement l’association de malfaiteurs avec l’anti-terrorisme au rang des bibelots grossiers de la contre-insurrection !
Si donc être un malfaiteur c’est décider de mêler sa vie, depuis là où on est, à un combat pour une cause juste et pour des idées belles ;
Si être un malfaiteur c’est s’installer dans des vieilles baraques en pierres, des petits apparts, des caravanes, des cabanes, des maisons collectives, et tenter de donner de la vie dans un territoire dépeuplé ;
Si être malfaiteurs c’est s’organiser collectivement pour résister, se soigner, se nourrir, accueillir, informer, s’exprimer avec celles et ceux qui viennent des quatres horizons pour se joindre à nous dans une lutte qui leur semble vitale pour un avenir qui ne soit pas fait de déserts radioactifs ;
Si c’est choisir de mettre son corps en jeu pour occuper une forêt qu’il vente ou qu’il neige, à terre comme à 25 m de hauteur, et en prendre soin au rythme des oiseaux et des étoiles, pour bloquer l’infernal désert nucléaire ;
Si être un malfaiteur c’est faire 800 km dans un bus bondé, en discutant et en chantant, pour rejoindre une folle manifestation dans les champs du sud Meuse, les colines aveyronnaises ou le bocage nantais ;
Si c’est refuser d’endosser les caricatures figées du ’citoyen pétitionnaire derrière son écran’ ou du ’barricadier cagoulé’ pour choisir d’être pris dans un mouvement complexe, en devenir, en être bousculé, s’y laisser transformer, indiscernablement ;
Si c’est organiser le soutien juridique dans un contexte où les droits les plus élémentaires de la défense (être averti de son procès, choisir son avocat.e) sont chaque jour baffoués, et où il est plus clair que jamais que l’État de droit est un mythe ;
Si c’est décider de se réapproprier sa propre parole publique dans un monde de ’post-vérité’ où une poignée d’oligarques assoiffés de pouvoirs détiennent la majorité des médias ;
Si c’est prendre très au sérieux la guerre totale au vivant que les élites actuelles ont définitivement déclarée, et s’organiser en conséquence pour enrayer ce fait,
Alors oui, définitivement, nous sommes toutes et tous des malfaiteurs !
Et partout où nous sommes il nous faut le dire, le crier, le chanter, le danser ensemble, sur tous les tons, dans tous les pas, par tous les temps. À commencer par le 10 novembre, lors des premiers ’Bals des malfaiteurs’ qui sont appelés à être organisés partout en France et ailleurs, sur le parvis des tribunaux et au coeur des places ! Et dans d’autres rendez-vous qui suivront !
Nous ne serons pas les prochain-e-s !
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Publié le 11/11/2018
Nous ne commémorerons pas la "victoire" de 1918
par Roger Martelli (site regards.fr)
En cette semaine de commémoration de la Première Guerre mondiale, retrouvez l’analyse de l’historien et directeur de la publication de Regards, Roger Martelli.
Nous ne commémorerons pas la “victoire" de 1918. Nous ne le ferons pas pour faire plaisir à Angela Merkel. Mais il n’est pas question d’exalter ce qui fut une hécatombe inouïe et qui inaugura un XXe siècle brutal, accouchant de tous les monstres, dont nous n’avons pas fini, hélas, de conjurer la mémoire.
Quand la guerre s’achève, la question de ses causes ne se pose pas. Ce que l’on veut, ce sont des coupables. Malheur donc au vaincu ! Imposé par les vainqueurs et signé le 28 juin 1919, le traité de Versailles est catégorique : l’Allemagne est responsable, l’Allemagne paiera. Les historiens, bien sûr, sont revenus sur ce constat sommaire. La "politique mondiale" de l’empereur allemand Guillaume II (1888-1918) pouvait certes être montrée du doigt, pour son ambition expansive et son agressivité. Mais entre le 28 juin et le 3 août 1914, entre l’assassinat de l’archiduc autrichien et la généralisation du conflit, l’ardeur belliqueuse s’est trouvée d’abord du côté de l’Autriche-Hongrie, de la Russie et de la Serbie, davantage que du côté de l’Allemagne. Quant à la France et au Royaume-Uni, ils pêchèrent à tout le moins par leur ambiguïté et leur irrésolution face aux protagonistes principaux.
Personne ne savait les risques d’un embrasement ? Plaisanterie ! Des socialistes expliquent depuis longtemps que l’expansion coloniale et les tensions territoriales européennes annoncent le pire et que « le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée porte l’orage » (Jean Jaurès). Friedrich Engels évoque en 1887 la possibilité d’une « guerre mondiale d’une ampleur et d’une intensité insoupçonnées ». Quant à August Bebel, un des "papes" de la social-démocratie allemande, il déclare en 1905 que l’Europe va être « happée par une vaste campagne militaire à laquelle prendraient part 16 à 18 millions d’hommes […] équipés des armes les plus meurtrières », ce qui, ajoute-t-il, débouchera sur un « éclatement ». Belle lucidité…
Or ces hommes n’étaient pas des devins hallucinés. Il n’était pas nécessaire de recourir à la voyance, ou à la sophistication extrême de la pensée, pour deviner que la guerre à venir serait atroce. On avait déjà mesuré la portée ravageuse des équipements modernes pendant la guerre de Sécession américaine, pendant la Semaine sanglante qui a mis fin à la Commune de Paris, ou à l’occasion des massacres des guerres de colonisation. On savait donc très bien que la puissance meurtrière de l’industrie était considérable. Inutile, bien sûr, de s’imaginer des dirigeants d’un cynisme absolu, complotant pour faire en conscience le choix d’une boucherie. Mais il y a, dans l’air du temps, quelque chose qui conduit ces responsables à estimer que le bilan prévisible d’une guerre ne serait pas assez lourd pour que l’on cherche à la conjurer à tout prix. Quel est donc cet arrière-plan général ? Au fil du temps, les interprétations se sont focalisées sur trois séries de causes structurelles.
La faute à l’Allemagne ? Allons donc !
La première piste, la plus répandue, met l’accent sur les rivalités impériales qui dominent la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Entre 1880 et 1914, l’Europe parachève l’expansion extérieure qu’elle a amorcée à la fin du XVe siècle et qui installe son empire colonial sur quatre continents. L’Angleterre et la France, stimulées par leur réussite industrielle précoce, se sont taillé la part du lion. Mais l’Allemagne, qui a réussi spectaculairement la seconde phase de la révolution industrielle, veut à son tour bénéficier de la manne coloniale. Des dominants anciens qui font face à un apprenti dominant : la confrontation des impérialismes – le mot naît en Angleterre en 1902 – s’avère vite explosive. Elle se cherche dans les quelques années qui précèdent 1914 ; la péripétie de Sarajevo, le 28 juin, joue en cela le simple rôle de déclencheur final. On peut bien sûr – c’est la deuxième interprétation – insister sur le mécanisme des alliances militaires.
L’équilibre voulu en 1815 par les monarques vainqueurs de la France révolutionnaire et impériale s’effrite dans le dernier tiers du siècle. À partir de 1880, deux systèmes d’assistance s’installent sur le continent européen : la France, le Royaume-Uni et la Russie constituent la Triple Entente, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie forment la Triple Alliance. La logique militaire nourrit la paranoïa des États – chacun se sent menacé par le concurrent le plus proche – et suscite la course aux armements. Entre 1850 et 1913, les dépenses d’armement ont quintuplé en Europe. Or la paranoïa peut pousser à la prudence… ou à la précipitation. Dans bien des états-majors s’installe la conviction qu’il convient d’attaquer l’adversaire, avant qu’il ne soit prêt à le faire. C’est la hâte qui l’emporte, en Autriche, en Allemagne et en Russie.
Impossible enfin d’oublier – troisième interprétation – que le XIXe siècle est celui de la montée des nationalismes exclusifs, cocardiers et belligènes. Tout nationalisme n’est pas guerrier par nature. Le nationalisme des populations opprimées, dans les grands empires multinationaux (Autriche-Hongrie, Empire ottoman, Russie), n’est pas celui, virulent, qui croît dans les grandes puissances installées. Le nationalisme tempéré et bon enfant du brave soldat Chveik n’est pas le chauvinisme virulent de l’écrivain nationaliste Paul Déroulède ou de l’Action française monarchiste. Quant à la violence elle-même, elle peut être le signe fugace et circonscrit du désespoir ou l’effet brut et inquiétant d’une volonté de puissance. Il reste que, si les nationalismes ne se confondent pas, l’exaltation nationale se généralise sur tout le continent européen. Au bout du compte, elle prend le pas sur le libéralisme politique et sur le socialisme. Rien ne peut refroidir les emportements belliqueux, au moment où il s’agit de décider de la guerre et de la paix, dans les quelques jours qui séparent l’ultimatum autrichien à la Serbie (23 juillet) et l’embrasement général du début août.
Pas de fatalité, mais…
Les causes profondes du conflit de manquent pas. Il ne faut pourtant pas s’imaginer que la guerre, en août 1914, était une fatalité. Le heurt des impérialismes ? À plusieurs reprises, jusqu’aux années 1880, Français et Anglais – qui se haïrent pendant des siècles – ont été à deux doigts de s’affronter sur le terrain colonial. Ils ne l’ont pas fait pour autant. L’esprit guerrier l’emporte en 1914, alors qu’il s’est calmé quelques années plus tôt, par exemple au moment de la querelle franco-allemande du Maroc (1911), quand l’excitation des esprits était à son comble à l’Ouest et quand les Balkans s’embrasaient (1912-1913).
La mécanique infernale des alliances ? Elles se révèlent, à l’époque, bien plus fragiles qu’on ne le croit. L’Italie des années 1910 prend de plus en plus de distances avec ses alliés allemands et autrichiens (de fait, elle entrera plus tard en guerre, et au côté des franco-britanniques). Et tout laisse entendre que la lune de miel entre la France et la Russie est déjà oubliée en 1914. Mourir pour Vienne, pour Belgrade ou pour Moscou… En a-t-on à ce point envie à l’été de 1914 ? Rien n’est moins sûr.
Quant au nationalisme, il a ses limites. Dans sa forme extrême, il concerne une minorité, active mais relativement marginale. En France, elle est même politiquement sur le déclin. En dehors des exaltés, le nationalisme plus ou moins affirmé n’est qu’un instrument de pouvoir, ou une idée bien vague qui n’implique pas nécessairement l’envie de tuer. Les historiens ayant étudié le moment de l’entrée en guerre ont depuis longtemps montré que l’enthousiasme populaire n’est pour l’essentiel que de façade. Les images des défilés joyeux, la fleur au fusil, sont montées en épingle, mais ne disent pas la tristesse majoritaire des départs. Pour l’essentiel, en France comme en Allemagne, la population se résigne à la guerre et ne la souhaite pas.
Quand les socialistes européens s’engagent dans la grande lutte pour empêcher la guerre, ils ont bien raison de dire qu’elle peut être conjurée. Mais pour qu’elle le soit effectivement plusieurs conditions auraient dû être réunies, qui ne l’ont pas été malheureusement.
Une violence sourde
Il aurait d’abord fallu que l’opinion européenne ait conscience que le XIXe siècle avait été moins pacifique qu’il ne le semblait sur le Vieux continent. Sans doute les grands États européens ont-ils cessé de s’affronter, comme ils en avaient l’habitude. Mais la paix entre les nations d’Europe a été contrebalancée par de graves troubles internes, sociaux ou nationalitaires. Et la violence a déferlé sur le reste du monde, guerre de Sécession américaine (2% de la population tuée), révoltes sanglantes d’Asie (révolte des Cipayes en Inde, révolte des Boxers en Chine), guerres coloniales. En 1899, après la révolte chinoise des Boxers et la guerre des Boers en Afrique australe, le grand écrivain et penseur indien Rabindranath Tagore écrit, terrifié : « Le soleil du siècle est en train de se coucher dans des nuages de sang. Aujourd’hui, dans ce festival de haine, le chant atroce de la mort résonne dans le fracas des armes. » La violence est bien là, visible à qui ne veut pas se boucher les yeux. À l’été de 1914, elle ne concerne certes que les périphéries plus ou moins lointaines de la modernité. Mais ses fracas sont audibles.
Il ne faut pas oublier d’autre part que l’optimisme des Lumières bourgeoises a laissé la place à la grande peur des révolutions populaires. Les tumultes des révolutions européennes de 1848-1849 ont parachevé le processus. Loin des hardiesses libérales de la charnière de deux siècles, la grande translation vers l’industrie – la grande affaire du XIXe siècle – se fait dans un cadre conservateur et bourgeois à l’ouest du continent et dans des structures encore fortement féodalisées à l’est et au centre. À l’exception des États-Unis, on a l’impression que, à peu près partout, la nouvelle modernité conforte les hiérarchies anciennes, au lieu de les subvertir. Même l’Angleterre, le pays à la pointe de l’industrialisation et de l’urbanisation, se présente à nous sous l’aspect d’un capitalisme de gentlemen, où le suffrage universel demeure restreint et où il faut attendre 1911 pour revenir sur très aristocratique veto de la Chambre des Lords. Le siècle aurait dû voir le triomphe du libéralisme, économique et politique. En réalité, il s’affirme plutôt, selon la formule provocante de l’historien américain Arno Mayer, comme celui de « la persistance de l’Ancien Régime ». Or cet Ancien régime continue de reposer sur des castes nobiliaires de grands propriétaires et de guerriers. L’hypothèse extrême d’Arno Mayer ne manque pas alors de souffle : la guerre n’est pas déclenchée par les classes montantes des affaires et de l’industrie, mais par des classes déclinantes et cependant toujours au pouvoir, qui pensent que les valeurs belliqueuses leur assureront définitivement une place qu’elles savent menacée.
Elles le peuvent d’autant plus que, si elles résistent becs et ongles, ces castes savent utiliser à leur profit les ressources de la modernité. Le XIXe siècle a été celui du triomphe du capital ; il a vu aussi l’apogée de la technique et de l’État-nation. La première phase de la transition démographique a amorcé la croissance vertigineuse du nombre des hommes, tandis que les révolutions industrielles ont accéléré celle des biens matériels, dans l’agriculture comme dans l’industrie. Par-là, les États régentent davantage d’hommes et de ressources qu’ils n’ont pu le faire dans le passé. Leurs moyens de contrôle et leur autorité se sont élargis, dans les convulsions du cycle des révolutions et des contre-révolutions. Ils s’appuient désormais sur des cohortes conséquentes de professionnels pour lesquels le sens de l’État, de ses normes et de ses hiérarchies, prend peu ou prou le pas sur les obédiences dynastiques du passé.
Une course européenne
De plus, l’industrialisation des techniques militaires et la course au gigantisme de l’armement, terrestre ou maritime, ont limité l’efficacité de l’arsenal privé et renforcé d’autant le monopole étatique de la violence légale. Les pouvoirs disposent ainsi, là encore, de moyens de destruction sans commune mesure avec ceux que permettaient les ateliers du passé, des moyens qui s’appliquent indifféremment à l’extérieur (en Inde, en Afrique du Nord), et à l’intérieur (Commune de Paris). La conquête coloniale élargit le champ de la violence publique ; les deux révolutions industrielles exacerbent sa capacité destructrice. L’État-Léviathan du XXe siècle n’est pas encore là, mais après 1850 la Prusse de Bismarck, le Second Empire français ou l’État colonial britannique en Inde portent la puissance et la capacité de contrainte des États à un niveau de sophistication et d’efficacité sans équivalent. C’est cette puissance démultipliée qui va rendre possibles les guerres totales, d’une intensité inégalée, sans trêve ni répit pour les armées engagées.
Le tout se développe dans un contexte mental bouleversé. Le XVIIIe siècle laissait entrevoir le règne du libéralisme, économique et politique. Or le laisser-faire du libéralisme économique a buté sur la crise économique de 1873-1896 qui a relancé un certain protectionnisme. Quant au libéralisme politique, il est presque partout en berne depuis le milieu du XIXe siècle. La peur des "classes dangereuses" et des flambées révolutionnaires a poussé l’ensemble des dominants, anciens ou nouveaux, vers un conservatisme soucieux d’ordre et de hiérarchie. À la charnière des XIXe et XXe siècles, les tenants du libéralisme politique sont partout mis à l’écart, à l’Ouest comme à l’Est. La Troisième république française fonctionne comme une relative exception, avec son hégémonie des notables radicaux.
Le libéralisme en souffrance, que reste-t-il comme grand repère mobilisateur ? Le socialisme européen ne manque certes pas d’atouts. Il s’appuie sur une pléiade d’intellectuels brillants et sur un prolétariat de plus en plus expansif et concentré, dans l’usine comme dans la ville. Mais si ce mouvement attire de façon significative le cœur du monde du travail, si sa sociabilité s’avère très dynamique dans tout l’Ouest européen, il n’est pas assez attractif pour compenser le déclin continu des vieilles sociabilités d’autrefois. Le nouveau monde des classes est en même temps le monde des masses, qui affirme la prééminence de l’individu (le postulat de toute démocratie) mais qui le fragilise, dans un environnement mobile et de plus en plus concurrentiel, celui de la première grande mondialisation.
Or ni le rationalisme des Lumières, ni le libéralisme des notables, ni même l’espérance socialiste ne peuvent aisément se substituer aux symboliques monarchistes ou religieuses, qui soudaient mentalement le corps social, de haut en bas. C’est le nationalisme qui sert de relève, à la fois affective et intellectuelle, pour ce besoin de faire corps. À la fin du XIXe siècle, il prend une forme de plus en plus simpliste, volontiers raciale et virulente. La Belle Époque est davantage celle de l’angoisse que celle de l’optimisme. On peut célébrer les bienfaits de la Fée Électricité : dominent en fait, un peu partout, les critiques de la modernité que porte un Frédéric Nietzsche ou les extrapolations raciales des épigones médiocres du darwinisme social. La peur est sans frontières et elle transcende les appartenances de classe. Telle est sa force, si grande que bien peu, à l’été 1914, osent se dresser contre son exacerbation belliqueuse.
Les nationalistes rêvent du conflit, les conservateurs en attendent des fruits, les libéraux, monarchistes ou républicains ne veulent pas apparaître comme des faibles. Quant aux socialistes, ils s’exclament qu’ils ne veulent pas de la guerre, sans trop savoir ce qu’ils vont faire contre elle et jusqu’où ?
L’Europe malade de sa puissance
Qu’est-ce que l’Europe en 1914 ? Un continent en forte expansion démographique (un quart de la population mondiale), qui exporte ses hommes, ses marchandises et ses capitaux aux quatre coins du monde. Un continent qui a écarté la guerre de ses espaces centraux, mais qui l’a rejetée vers le reste du monde. Un continent en apparence sûr de lui, assuré de la supériorité de sa civilisation quand ce n’est pas de sa race. Un continent, toutefois, qui redoute sa décadence, qui se réfugie de moins en moins dans les certitudes rassurantes de la religion, mais qui ne croit pas pleinement aux vertus de la raison scientifique. Un continent qui a perdu bien de ses antiques communautés ou qui est en train de les perdre, que ce soient les communautés populaires ou les ordres aristocratiques ou bourgeois. Un continent qui découvre la force de la masse, mais qui n’a pas poussé jusqu’au bout la logique de la démocratie. En bref, un continent qui s’enrichit globalement, qui domine, mais qui doute de son avenir.
Dans ce contexte, les historiens ont bien montré que la passion guerrière ne touche pas en profondeur des catégories populaires qui, consciemment ou non, savent qu’elles en paieront les premières le prix. Mais ceux qui ne veulent pas de la guerre, ne savent pas non plus comment la conjurer. Monarchies et Républiques prêchent, avec la même ardeur, un patriotisme qui exalte la quasi-sainteté de celui qui meurt pour sa patrie. Face à cette passion entretenue, le pacifisme théorique n’a pas de force entraînante, sauf dans la minorité que constitue un socialisme presqu’exclusivement ouvrier. Pas de force, en tout cas, capable de contrebalancer efficacement l’exaltation nationaliste. Quand la masse est hésitante, ce sont les déterminés qui donnent le ton. Et en 1914, la balance de ces déterminés pèse d’abord en faveur de l’inéluctabilité d’un conflit.
À partir de juin 1914, la balle est du côté des diplomates et des militaires. Leur système est profondément élitiste, opaque, y compris pour les gouvernements qui les guident théoriquement. Dans ce monde clos, chacun s’observe, se méfie de l’autre, s’attache d’abord à se protéger, par la défensive ou par l’offensive. Avec cette méthode, l’initiative conciliatrice est quasiment impossible. Il n’y a pas alors de table de négociation institutionnalisée. Quand un des protagonistes propose d’en réunir une (par exemple l’Angleterre à la fin juillet), tous les autres flairent le piège et pratiquent l’esquive.
Quid du parti de la paix ?
À ce jeu d’une démocratie bien timide, le parti de la paix ne peut résister au-delà d’un certain seuil. Les plus déterminés, à l’époque, sont les socialistes, dont Jean Jaurès est en France la figure de proue. En apparence, leur discours est sans faille : menace de grève générale et de révolution imminente. Voilà plusieurs années que les socialistes s’accordent sur les discours. Mais ils ne savent pas répondre ensemble à la seule question pratique qui compte : que feront les socialistes si la guerre est effectivement déclenchée ? Les dirigeants au pouvoir des grands pays européens s’en inquiètent certes ; beaucoup prévoient des mesures de répression préventives, pour circonscrire tout mouvement de refus. L’inquiétude n’est toutefois pas si forte. Pas assez pour pousser les gouvernements à la prudence. Intuitivement, ils savent que le réflexe patriotique de défense nationale sera toujours le plus fort. Et ils n’ont pas tort. La mort de Jaurès sonne la fin du dernier espoir de sursaut ouvrier. Il ne reste plus qu’à attendre la conclusion logique : l’Union sacrée. Elle viendra quelques jours plus tard, précipitant la défaite la plus cruelle du mouvement ouvrier européen.
Au bout du compte, l’Europe va payer très cher les comptes d’une modernisation rapide des cadres matériels, qui ne peut pas s’accompagner d’une expansion analogue de la pratique démocratique. Quatre ans de guerre totale vont installer les mécanismes d’une violence légale, déjà en germe dans les méandres du XIXe siècle, mais démultipliée à l’infini. Il en sortira une brutalisation massive des sociétés et les troubles récurrents d’une guerre de trente ans (1914-1945), suivie par une longue guerre froide (1947-1991). Le coût humain sera terrible. Le court XXe siècle (1914-1991) en sera marqué de part en part.
La conclusion logique de la Grande Guerre fut la séquence des traités, qui redessinèrent la carte des États, sans que les peuples soient consultés. Les effets furent sans appel : répression brutale des vagues révolutionnaires, ressentiments allemand et italien, déstabilisation de l’Europe centrale et orientale, crispations nationalitaires, isolement de la Russie soviétique et expansion du stalinisme, montée des fascismes, capitulation des démocraties. Il n’y a décidément pas de quoi être fier d’un tel gâchis.
Sortir définitivement du XXe siècle
Décidément non : nous n’allons pas commémorer une "victoire" qui s’avéra être un désastre. Mais nous nous devons d’engager une réflexion citoyenne pour conjurer radicalement la possibilité de nouveaux cataclysmes.
Alors que la fin de la guerre froide devait marquer l’ouverture d’un nouvel ordre international, elle a ouvert la voie à un désordre plus grand que jamais. La mondialisation financière a creusé le gouffre des inégalités, accentué les rancœurs, nourri tous les ressentiments. L’Organisation des Nations Unies, le grand espoir de l’après-guerre, a vu son rôle s’effriter peu à peu, devant la concurrence accrue des puissances. Il n’y a jamais eu autant de conflits et de murs, depuis que le bloc soviétique s’est effondré. La course aux armements s’est amplifiée, les conflits internes ont pris le pas sur les guerres externe. L’état de guerre est devenu une notion endémique et un principe universel de gouvernement, justifié désormais par le conflit des civilisations.
Le capital financier a ruiné le bel idéal de la mondialité par les errances de la mondialisation. Il a nourri l’idée que la méfiance devait primer sur l’échange, que le repli sur soi valait mieux que le partage, que l’autorité des hommes forts était plus efficace que la patience démocratique. La démocratie est rongée d’abord par les limites de la gouvernance technocratique, dont on sous-estime les effets meurtriers en parlant pudiquement de propension à l’illibéralisme et au populisme.
Comment ne pas voir que le cours contemporain de nos sociétés conduit au désastre ? Et comment ne pas comprendre que c’est en continuant la conjonction de la concurrence, de la gouvernance et de l’obsession identitaire que l’on nourrit la possibilité du pire ? Comment ne pas voir que ce n’est pas en attisant le ressentiment contre les boucs émissaires que l’on améliorera le sort des plus modestes ? Mais croit-on pour autant qu’il suffit d’attiser la haine contre les adversaires indistincts, les élites ou la caste, pour que les catégories populaires délaissées se dressent enfin contre les logiques sociales qui les oppriment ?
En 1914, il n’y avait pas de fatalité à la guerre, mais des tendances bien lourdes poussaient à son déclenchement. Aujourd’hui, des évolutions préoccupantes nous précipitent vers un monde d’agressivité et de fermeture, mais les conditions existent pour qu’elles ne soient irréversibles. Les forces ne manquent pas, pour dire non et pour rêver d’un autre monde possible. Ce qui leur fait défaut, pour l’instant, est la conviction que, rassemblées, elles comptent plus que la somme des puissances.
Si le centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale est utile, c’est à permettre à ces forces vives de réfléchir à la manière d’écarter concrètement la déroute de l’esprit humain. Laissons donc les élans cocardiers sur les rayons poussiéreux du passé. Ne célébrons surtout pas, mais réfléchissons et agissons, contre les guerres d’aujourd’hui, contre le cataclysme possible de demain. Mais pour conjurer la guerre, quoi de plus fort que le rêve réaliste d’une société d’égalité, de partage et de paix ?
Publié le 10/11/2018
Face aux plates-formes numériques, les livreurs à vélo européens s’organisent
par Mathilde Dorcadie (site bastamag.net)
C’est une première dans le monde de l’« uberisation » : une soixantaine de coursiers à deux-roues « indépendants » se sont réunis afin de construire une stratégie commune à une échelle internationale. Leur objectif : améliorer leurs conditions de travail et faire front ensemble face aux plateformes multinationales de la livraison, de type Deliveroo ou UberEats. Venus de douze pays d’Europe, ils travaillent d’ores et déjà à l’élaboration d’une charte qui demande la création d’un salaire horaire garanti, ainsi que l’exigence de transparence vis-à-vis des données numériques détenues par les plateformes. Reportage.
« C’est un tournant. Depuis longtemps, nous avions des contacts entre livreurs de différents pays et de différentes plateformes. Mais c’est la première fois que nous participons à une rencontre formelle et organisée », raconte Douglas Sepulchre, ancien livreur pour Deliveroo, désormais membre du « Collectif des coursier-e-s » à Bruxelles. « Quand j’ai commencé à travailler dans ce secteur, il y a quatre ans, j’étais tout seul dans la rue, je croisais parfois des collègues. Je n’imaginais pas qu’un jour, on se rassemblerait ainsi pour créer une structure commune. » À l’issue des deux journées d’ateliers et de discussions, les 25 et 26 octobre à Bruxelles, cette assemblée des livreurs européens a annoncé la création d’une « fédération transnationale des coursiers ». Des membres de syndicats étaient présents lors de cette rencontre, en tant qu’observateurs.
« Beaucoup se sont fait virer, ou plutôt "déconnecter" de l’application »
Cette nouvelle fédération travaille désormais à l’élaboration d’une charte, à laquelle 34 collectifs et syndicats de coursiers ont déjà exprimé leur intention d’adhérer. La charte portera sur trois axes de revendications : l’amélioration des conditions de travail, la création d’un salaire horaire garanti et l’exigence de transparence vis-à-vis des données numériques détenues par les plateformes. « En 2017, 40 mobilisations ont eu lieu dans toute l’Europe. C’est parce qu’il y a eu toutes ces luttes nationales qu’aujourd’hui ce mouvement pan-européen peut naître », analyse Anne Dufresne, chercheuse belge au Gresea (Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative), qui a participé à l’organisation de la rencontre aux côtés d’Alter sommet, qui œuvre pour refonder une « Europe sociale ».
« Nous avons réalisé une cartographie des plateformes en Europe : Foodora, Deliveroo, UberEats, Stuart, Glovo… Ainsi qu’un état des lieux des pratiques des employeurs, qui ne se sentent souvent obligés de rien, parfois avec l’assentiment des États. Il y avait donc un besoin absolu de se rencontrer pour en finir avec ces pratiques, et pouvoir commencer à revendiquer ensemble. » La liberté d’association, qui a largement été évoquée, tient à cœur au Français Jérôme Pimot, co-fondateur du Clap75 (un collectif parisien) et présent à Bruxelles : « Depuis trois ans, nombre d’entre nous travaillent à des formes de syndicalisation, mais toujours dans la peur. Beaucoup se sont fait virer – ou plutôt "déconnecter" de l’application – suite à leur participation à des actions collectives. » L’un des objectifs sera de faire inscrire au niveau du droit européen, entre autres, le droit pour les travailleurs des plateformes numériques de se syndiquer, associé au droit de pouvoir faire grève.
Association, collectif, ou véritable syndicat ?
Pour l’instant, la France est l’un des rares pays à avoir pris en compte ces droits, avec l’article 60 de la Loi travail de 2016, rappelle Jérôme Pimot. « Le droit d’association est constitutionnel, ce n’est pas politique, encore moins économique. Ce n’est pas parce que nous dénonçons certaines conditions de travail, qu’une plateforme doit nous déconnecter, simplement parce que nous serions considérés comme contestataires. » Lors de la conférence de presse qui a clôturé la rencontre, les organisateurs n’ont pas voulu préciser quel sera le statut juridique de cette nouvelle fédération : association, collectif, ou véritable syndicat. Pour les participants, ce qu’il s’agit de mettre en avant, c’est la rédaction d’une charte constitutive de la fédération qui aura comme objectif de rassembler sur une base commune les groupes qui souhaiteront participer.
« Évidemment, nous ne pouvons pas intégrer n’importe qui, n’importe quoi. Car les plateformes ont beau jeu, depuis plusieurs années, à chaque création d’un collectif, de tenter de le noyauter ou de créer quelque chose de parallèle. Par ailleurs, il faut que les nouveaux collectifs de livreurs qui se constitueront sachent à quoi s’attendre, s’ils viennent vers nous », complète Jérôme Pimot. Le texte servira de référence au sein de chaque État, plutôt qu’à l’échelon européen. Car, parmi les 12 pays représentés, plusieurs ne font pas partie de l’Union (la Suisse, la Norvège et bientôt le Royaume-Uni). Plus tard, des alliances seront même envisageables au-delà de l’Europe, avec des travailleurs aux États-Unis, en Amérique du sud, en Asie et ailleurs.
Transparence des données et des algorithmes
« Parce que ces multinationales ont un "business model" à l’échelle planétaire, la seule riposte possible est un mouvement social coordonné à la même échelle », ajoute Anne Dufresne. « Sinon, c’est l’atomisation et le dumping social entre les pays. Cela a toujours existé, et continuera encore. Ce qui est très important et très fort dans cette assemblée, c’est qu’on ait vu des personnes qui sont par définition isolées, se rassembler. Elles se sont constituées non seulement au sein de collectifs, dans des villes, dans des pays. Mais aussi désormais à l’échelon transnational », ajoute la sociologue.
Parmi les points soulevés, la question de la transparence des données est aussi centrale. « Chaque livreur, chaque client, chaque restaurant apportent des données, qui sont censées être personnelles. Elles n‘ont pas vocation à alimenter les plateformes, mais en fait, c’est le carburant, le sang des plateformes », ajoute Jérôme Pimot. Ces dernières collectent un nombre important d’informations – les habitudes culinaires des consommateurs ou leur pouvoir d’achat, leur lieu de travail ou leur domicile, leurs numéros de téléphones et leurs données bancaires. Une mine qui peut être revendue à prix d’or. Par ailleurs, les travailleurs voudraient obtenir des informations concernant le fonctionnement des algorithmes qui attribuent les commandes, fixent les bonus en cas d’intempéries, ou calculent le prix du parcours sans prendre toujours en compte la géographie ou la circulation.
Manifestation aux côtés des cyclistes bruxellois
Les tentatives menées auprès des entreprises pour obtenir des éclaircissements sur le fonctionnement et la gestion des données statistiques se sont pour l’instant heurtées à leur refus. « Ces algorithmes ne sont pas neutres. On ne peut pas négocier avec un algorithme, et si on ne le comprend pas, cela crée un sentiment d’injustice pour les travailleurs », soulève le sociologue du travail Marc Zune. Les livreurs soupçonnent aussi une utilisation commerciale et concurrentielle de ces données, notamment par Deliveroo, qui s’en servirait pour créer des « cuisines en propre », les Roo Editions, des restaurants sponsorisés par la marque (lire notre article).
Pour clôturer la rencontre, les livreurs se sont joints à la manifestation mensuelle de
la « Masse critique », qui rassemble des cyclistes belges réclamant de meilleures structures urbaines pour les deux-roues, en particulier pour leur sécurité. Des revendications que
partagent également les coursiers, en première ligne dans la jungle des usagers des transports. « Cela nous touche aussi, car on risque notre vie sur la route. Il faut aller toujours plus
vite pour gagner de l’argent. C’est pour cela qu’on veut un salaire horaire et plus seulement à la course, pour sortir de cette pression », souligne Jérôme Pimot. Les participants
n’ont pas été découragés par la pluie, et ont affiché en toutes lettres leur mot d’ordre : « Not just for us but for everyone » – Pas seulement pour nous, mais pour tout le
monde.
Mathilde Dorcadie, à Bruxelles
Publié le 09/11/2018
Face à Trump, le come-back de la gauche aux États-Unis, incarnée par des « gens ordinaires »
par Cole Stangler (site bastamag.net)
Donald Trump sort affaibli des élections intermédiaires aux États-Unis, qui se sont déroulées mardi 6 novembre. Les Démocrates ont conquis une majorité à la Chambre des députés. L’aile gauche du parti a même marqué des points lors de ce scrutin, en présentant de nombreux candidats, souvent plus jeunes et souvent des femmes, qui ont réalisé de bons scores : des « gens ordinaires » dont les propositions sociales ou écologiques sont loin de la ligne néolibérale incarnée par Hillary Clinton. Certains caressent l’espoir que ce retour en grâce de la gauche ouvre la voie à de véritables changements.
Sam Bell, futur sénateur de l’Assemblée générale de Rhode Island, l’équivalent du Parlement au niveau de chaque État, n’a que 29 ans. Dans d’autres circonstances, ce « data scientist » de Providence, la capitale de ce minuscule État de la Nouvelle Angleterre, n’aurait probablement pas entamé une carrière politique. Mais sur de nombreux sujets — l’économie, la santé, la réglementation des armes à feu — les élus du parti démocrate local n’ont cessé de décevoir. Ce jeune militant qui se décrit comme « progressiste » et « socialiste démocratique » a décidé il y a dix mois, un peu en désespoir de cause, de se lancer dans la primaire démocrate. Objectif : représenter les opposants à Trump aux élections de mi-mandat – les Midterms – qui se sont déroulées ce 6 novembre. Et cela lui a plutôt réussi.
« J’étais tellement inquiet que je me sentais presque obligé de me présenter aux élections, raconte-t-il. Au final, j’ai fait une campagne très simple, je me suis engagé en faveur de l’abrogation de la baisse des impôts pour les riches [approuvée par l’Assemblée de l’État en 2006] et j’ai parlé de l’importance d’investir au lieu de faire des coupes budgétaires. » Le renforcement du droit à l’avortement — un sujet plus d’actualité que jamais avec l’arrivée du juge ultra-conservateur Brett Kavanaugh à la Cour suprême, qui pourrait mettre en péril ce droit au niveau fédéral — constitue un autre thème fort de sa campagne ; ainsi qu’un meilleur financement du Medicaid, le système d’assurance maladie destiné aux populations vivant sous le seuil de pauvreté ou risquant d’y basculer.
Reconstruire la démocratie américaine sur un modèle progressiste
La victoire était loin d’être assurée. L’adversaire de Bell, l’avocat Paul Jabour, est connu, et il s’appuie sur une vingtaine d’années d’expérience à l’Assemblée. Mais au mois de septembre, les électeurs démocrates ont choisi le changement : c’est Bell qui arrive en tête, avec 44 % des suffrages face aux 39 % de Jabour. Le Parti républicain, impopulaire et peu implanté à Rhode Island, ne présente pas de candidat aux élections générales. Ce mardi 6 novembre, Sam Bell est officiellement élu.
Son élection ne constitue pas une anomalie. Motivés à la fois par leur hostilité au président Trump et par une vision nettement plus à gauche que celle défendue par les dirigeants du principal parti d’opposition, de nombreux jeunes candidats se sont présentés pour la première fois lors de ces élections. Beaucoup d’entre eux ont gagné, du niveau municipal jusqu’au niveau fédéral. S’ils viennent d’horizons différents — une donnée significative dans ce pays peuplé par plus de 300 millions d’habitants —, ils partagent certaines revendications et certaines convictions communes. Pour eux, il ne suffit pas de battre Donald Trump, mais de reconstruire la démocratie américaine sur un modèle progressiste : faire en sorte que le pays devienne plus social, plus écologique et plus solidaire, bref, qu’il réalise ses promesses non-tenues jusqu’ici.
Augmentation du salaire minimum et défense du droit à l’IVG
Globalement, le Parti démocrate a réalisé un bon score ce 6 novembre. S’il a perdu du terrain au Sénat — dont le tiers des sièges renouvelés en 2018 se situent dans des États qui ont tendance à voter à droite —, il a gagné, en revanche, une majorité à la Chambre des représentants (219 sièges contre 193 pour les Républicains), entièrement renouvelée tous les deux ans. Le parti a conquis, par ailleurs, sept nouveaux postes de gouverneur, notamment le Wisconsin et le Kansas, et plus de 330 sièges au sein des parlements locaux [1]. Parmi les vainqueurs : de nombreux candidats venus de l’aile gauche du parti.
Certains, comme Sam Bell, se définissent comme « socialistes ». C’est notamment le cas de deux futurs députés à la Chambre de représentants, Alexandria Ocasio-Cortez (29 ans), de New York, et de Rashida Tlaib (42 ans), du Michigan. La première appelle à une production d’énergie 100 % renouvelable avant 2035 ainsi qu’à l’abolition de l’United States Immigration and Customs Enforcement, une agence de police douanière vivement critiquée pour son rôle dans la séparation des familles sans-papiers. La seconde appelle à la gratuité de l’enseignement supérieur public et à un salaire minimum de 15 dollars de l’heure — le salaire minimum fédéral est aujourd’hui de 7,25 dollars de l’heure, même si certains États l’ont augmenté.
D’autres préfèrent l’étiquette « progressiste », mais défendent un programme plus ou moins identique, tel qu’Ilhan Omar (36 ans), immigrée somalienne élue au Congrès de Minneapolis, la ville la plus peuplée du Minnesota. D’autres encore ont perdu, tout en réalisant de bons scores dans des zones qui ont largement voté en faveur de Trump il y a deux ans : Richard Ojeda (48 ans), ancien officier de l’armée a récolté 44 % des voix dans une circonscription rurale de la Virginie-Occidentale où, il y a deux ans, Hilary Clinton dépassait difficilement les 26 % en moyenne. Dans l’Iowa, J.D. Scholten (38 ans), juriste et ex-joueur de baseball a gagné 47 % des voix face à Steve King, un député Républicain et nationaliste blanc qui noue des liens avec l’extrême droite européenne.
« Il ne suffit pas de faire des modestes réformes »
Pour certains, la tendance est confirmée : le Parti démocrate est bien et bel en train de basculer à gauche. C’est ce qu’affirme David Duhalde, directeur politique de Our Revolution (« Notre révolution »), l’organisation nationale créée par Bernie Sanders suite à sa campagne pour l’investiture démocrate en 2016. Comptant environ 200 000 adhérents, l’organisation a donné son soutien à quelque 300 candidats lors du cycle électoral, dont Sam Bell et Alexandria Ocasio-Cortez. « Le parti et sa base deviennent de plus en plus explicitement progressistes, explique David Duhalde. Et ils deviennent de plus en plus implicitement sociaux-démocrates, dans leurs orientations, leurs engagements et leurs préférences de vote. »
Plusieurs facteurs seraient à l’origine de ce basculement. Tout d’abord, explique David Duhalde, il y a l’occupant actuel de la Maison Blanche et la forte hostilité qu’il provoque. Son accession au pouvoir et sa popularité non-négligeable soulignent, pour beaucoup de jeunes États-uniens, la gravité d’une crise politique et sociale dont les leaders démocrates ne semblent pas toujours conscients. Comme le constate Sam Bell : « Je pense que notre pays est face à une crise. Il ne suffit pas de faire de modestes réformes. Le parti doit changer maintenant pour qu’on puisse sauver notre pays. »
Un effet Bernie Sanders ?
Il existe une autre source d’inspiration, nettement plus positive. La campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2016 aurait joué un rôle déterminant dans la vague de jeunes et nouvelles candidatures, selon David Duhalde. Dans les ultimes jours de cette campagne qui a connu un succès inattendu, le sénateur du Vermont a appelé les « gens ordinaires » à se présenter aux élections. Une plate-forme progressiste s’est depuis mise en place, largement inspirée du programme présidentiel de Sanders : l’augmentation du salaire minimum fédéral à 15 dollars de l’heure ; la gratuité des universités publiques ; l’extension du système d’assurance maladie publique et universelle, « Medicare », actuellement réservé aux personnes âgées, au reste de la population. La revendication est mieux connue sous le mot d’ordre Medicare for all, « Medicare pour tous ».
« C’est une revendication que les électeurs soutiennent massivement et que de plus en plus de candidats ajoutent dans leurs plateformes », explique David Duhalde. D’après un sondage Reuters-Ipsos publié au mois d’août, 70 % de la population des États-Unis soutiennent la proposition de « Medicare pour tous », y compris une majorité d’électeurs républicains. Les aspirants au Congrès semblent en être conscients : selon le journal USA Today, plus de 50 % des candidats démocrates à la Chambre des représentants en 2018 se sont prononcés en faveur de la demande.
Une progression de l’aile gauche du Parti démocrate à nuancer
Ce n’était pas toujours le cas. Bernie Sanders a longtemps été l’un des seuls à défendre cette idée au Congrès. Lorsqu’il a soumis une proposition de loi à cet effet au Sénat en 2013, aucun sénateur démocrate ne l’avait soutenue. En revanche, une proposition quasi-identique de Sanders au Sénat l’automne dernier a recueilli 16 « co-sponsors » démocrates. La preuve d’un rapport de forces en évolution.
Chris Townsend, un des dirigeants de la principale fédération syndicale des travailleurs du transport aux États-Unis (Amalgamated Transit Union, ATU), pense qu’il faut relativiser la progression de l’aile gauche du Parti démocrate. « L’establishment démocrate se distingue des Républicains sur des sujets sociétaux, dit-il. Mais pour tout ce qui concerne l’économie, l’importance de défier la dictature des marchés, et les questions clés de la guerre et de l’impérialisme, ils sont un allié au Parti républicain. »
« Faire élire des gens qui répondent aux associations citoyennes de base et aux syndicats »
Par ailleurs, le syndicaliste reste sceptique face à la perspective de transformer le Parti démocrate en une force de gauche, ni même en un parti social-démocrate à l’européenne : « Il y a eu des efforts faits par des progressistes, des socialistes et de gens de gauche pour transformer le parti depuis une centaine d’années », rappelle-t-il. Et, clairement, le bilan n’est pas positif. Pour David Duhalde, de Our Revolution, l’objectif est, d’une certaine manière, plus modeste. « Il faut savoir que les Démocrates et les Républicains ne sont pas des partis politiques comme ceux qui existent en Europe, explique-t-il. Ce ne sont des partis que de nom. Ce sont plutôt des larges coalitions, une coalition de centre-gauche et une coalition de droite. »
De plus, la structure du Parti démocrate fait qu’il est intrinsèquement difficile de le contrôler. S’il y a un comité national qui fait le choix de financer certains candidats — et cette instance reste davantage fidèle à la ligne d’Hilary Clinton qu’à celle de Bernie Sanders —, celui-ci reste distinct des partis existants aux niveaux des États, des comtés et des municipalités. Le but de Our Revolution ? Non pas transformer le Parti démocrate en tant que tel, mais construire une majorité politique animée par des forces progressistes. Comme l’explique Duhalde : « Faire élire des gens qui peuvent devenir la majorité du parti et qui répondent aux syndicats, aux mouvements sociaux et aux associations citoyennes de base ». Ces élections semblent marquer un premier succès de cette stratégie.
Le retour en grâce du « socialisme »
Autre indice du tournant à gauche qu’a pris la politique états-unienne ces dernières années : l’attraction qu’exerce un mot qui a longtemps été imprononçable pour beaucoup, au pays du maccarthysme [2] : le mot « socialisme ». L’organisation Democratic Socialists of America (« Socialistes démocratiques des États-Unis »), plus connue sous l’appellation DSA, compte actuellement plus de 50 000 adhérents. En novembre 2016, elle ne recensait que 5000 membres. Encore une fois, la popularité de Sanders en est en partie responsable de ce regain d’attractivité. Mais elle n’est pas seule.
Les victoires d’autres candidats qui s’identifient comme « socialistes » ont contribué à populariser l’image du DSA, notamment Alexandria Ocasio-Cortez et Rashida Tlaib, toutes deux adhérentes. D’autres candidats se décrivant comme « socialistes » sont sortis victorieux du cycle électoral 2018 : c’est le cas de Bell dans le Rhode Island, ainsi que de quatre députés à l’assemblée générale de Pennsylvanie, et d’une autre à l’assemblée générale de Californie.
« Nous vivons une époque marquée par des inégalités ahurissantes »
Alex Press est journaliste et rédactrice à Jacobin, un magazine new-yorkais très proche du DSA et qui offre une « perspective socialiste sur la politique, l’économie et la culture ». Pour elle, l’intérêt croissant du socialisme aux États-Unis trouve ses origines dans la dégradation des conditions de vie de la grande majorité de la population. « Nous vivons une époque marquée par des inégalités ahurissantes, on est submergés de dette, [et] on voit nos amis et des membres de nos familles enfermés par un système pénal qui est injuste et brutal, explique-t-elle. Peu importe qui est au pouvoir, il y a très peu de changement. »
En réalité, l’idée du socialisme aux États-Unis reste assez vague, plus proche d’un programme social-démocrate que d’un appel à la révolution : les socialistes états-uniens parlent davantage du salaire minimum que d’autogestion ouvrière. Alex Press reste optimiste tout en reconnaissant les limites de ce retour en grâce : « Cela représente un énorme changement pour la gauche et cela donne de l’espoir. Mais c’est un pays énorme et il y a encore des millions de jeunes qui restent totalement détachés de toute action politique. » Pour le syndicaliste Chris Townsend, cette nouvelle énergie au sein de la gauche reste prometteuse. « En tout cas, dit-il, vue la situation, les choses ne peuvent qu’aller en s’améliorant ».
Cole Stangler
Publié le 08/11/2018
La renaissance du fascisme sous une forme moderne
John PILGER
Le fascisme est considéré comme de l’histoire ancienne, comme dans ces vieux films tremblotants de chemises noires marchant au pas, leur criminalité aussi terrifiante qu’évidente. Et pourtant dans nos sociétés libérales, alors même que des élites va-t-en guerre nous poussent au devoir de mémoire, le danger grandissant d’une forme moderne du fascisme est ignoré. Car c’est leur fascisme.
« Déclencher une guerre d’agression.., ont déclaré les juges du tribunal de Nuremberg en 1946, est non seulement un crime international mais de plus le pire crime international car, par rapport aux autres crimes de guerre, il contient en lui toute la malfaisance des autres crime de guerre réunis. »
Si les nazis n’avaient pas envahi l’Europe, Auschwitz et l’holocauste ne se seraient jamais produits. Si les États Unis et leurs alliés n’avaient pas commencé leur guerre d’agression en Irak en 2003, près d’un million de personnes seraient encore en vie aujourd’hui et l’État islamique ne serait pas en train de nous menacer de sa sauvagerie. Ce dernier est le rejeton du fascisme moderne, nourri par les bombes, les bains de sang et les mensonges de ce théâtre surréaliste que l’on appelle les actualités.
Comme pendant la période fasciste des années 1930 et 1940, des mensonges y sont débités avec le débit d’un métronome grâce à des médias omniprésents et répétitifs et leur étroite censure par omission. La catastrophe libyenne par exemple.
En 2011, l’Otan a effectué 9 700 bombardements sur la Libye, dont plus d’un tiers ont atteint des cibles civiles. Des obus à uranium enrichi furent utilisés. Les villes de Misurata et Syrte furent rasées. La Croix-Rouge a retrouvé des fosses communes et l’UNICEF a rapporté que « plus de la moitié des enfants tués avaient moins de 10 ans. »
La sodomie publique du président libyen Mouammar Kadhafi à l’aide d’une baïonnette rebelle fut accueillie par la secrétaire d’état américaine avec ces mots : « Nous sommes venus, nous avons vu, il est mort ». Son assassinat ainsi que la destruction de son pays ont été justifiée par un mensonge classique : il planifiait un génocide contre son propre peuple. « Nous savions que si nous attendions un jour de plus, Benghazi, une ville de la taille de Charlotte, aurait subi un massacre qui aurait eu des répercussions sur toute la région et aurait créé une tache sur la conscience du monde », a prétendu le président Obama.
Mais c’était une invention des milices islamistes qui subissaient une défaite face aux forces gouvernementales libyennes. Ils ont dit à Reuters qu’il y aurait un véritable bain de sang, comme au Rwanda. Rapporté le 14 mars 2011, ce mensonge fut la première étincelle du déluge de feu de l’Otan, présenté par David Cameron comme une intervention humanitaire.
Secrètement approvisionnés et entraînés par les services spéciaux britanniques, beaucoup de ces rebelles deviendront membres de cet État Islamique dont la dernière vidéo en date montre la décapitation de 21 chrétiens coptes kidnappés à Syrte, la ville même qui fut rasée par les bombardements de l’Otan, en leur nom.
Pour Obama, Cameron et Hollande [plutôt Sarkozy en l’occurrence, NdT], le véritable crime de Kadhafi était l’indépendance économique de la Libye et son intention déclarée d’arrêter de vendre les plus grandes réserves de pétrole africaines en dollar américains. Le pétrodollar est un des piliers de la puissance impériale américaine. Kadhafi a eu l’audace de planifier la mise en place d’une monnaie africaine commune, adossée à l’or, de créer une banque pour toute l’Afrique et de pousser à l’union économique entre pays pauvres ayant des ressources en matières premières prisées. Que cela soit réalisable ou pas, rien que d’y penser était intolérable aux États-Unis, alors qu’ils se préparaient justement à pénétrer en Afrique et à corrompre les gouvernements africains avec leur partenariat militaire
A la suite de l’attaque de l’Otan sous couvert d’une résolution du Conseil de sécurité, Obama a, selon les écrits de Garikai Chengu, « confisqué les 30 milliards de dollars de la Banque centrale libyenne que Kadhafi avait mis de coté pour la mise en place d’une banque centrale africaine et d’une monnaie commune à l’Afrique, adossée à l’or ».
La guerre humanitaire contre la Libye a suivi un modèle cher au cœur des libéraux occidentaux, spécialement dans les médias. En 1999, Bill Clinton et Tony Blair ont envoyé l’Otan bombarder la Serbie car, ont-ils menti, les Serbes étaient en train de commettre un génocide contre les habitants d’origine albanaise dans la province sécessionniste du Kosovo. David Scheffer, l’ambassadeur américain contre les crimes de guerre (sic), a prétendu que pas moins de 225 000 personnes d’origine albanaise âgées de 14 à 59 ans pourraient avoir été assassinées. Clinton et Blair évoquèrent le spectre de l’Holocauste et l’esprit de la Deuxième Guerre mondiale. Les héroïques alliés de l’Occident étaient les membres de l’Armée de libération du Kosovo, dont les actes criminels furent mis de côté. Le secrétaire aux Affaires étrangères, Robin Cook, leur a dit de l’appeler n’importe quand sur son portable.
Quand les bombardements de l’OTAN furent terminés et la plus grande partie des infrastructures de la Serbie en ruine, ses écoles, ses hôpitaux, ses monastères et même la station de télévision nationale, les équipes d’enquêteurs internationaux débarquèrent au Kosovo pour y trouver les preuves de cet holocauste. Le FBI ne trouva pas une seule fosse commune et rentra bredouille. L’équipe espagnole fit de même, jusqu’à ce que son chef dénonce avec colère une pirouette sémantique par les machines à propagande de guerre. Un an plus tard, le tribunal des Nations Unis pour la Yougoslavie annonça le décompte final des morts au Kosovo : 2 788. Nombre incluant les combattants des deux bords ainsi que les Serbes tués par l’Armée de libération du Kosovo. Il n’y a eu aucun génocide. L’holocauste n’était qu’un mensonge. L’attaque de l’Otan reposait donc sur une manipulation.
Mais derrière ces mensonges se cachait une raison sérieuse. La Yougoslavie était unique, indépendante, une fédération multiethnique qui a servi de pont politique et économique durant la Guerre Froide. La majorité de ses services et de sa capacité de production était publiques. Fait inacceptable pour une Communauté européenne en expansion, surtout pour l’Allemagne tout juste réunifiée et qui commençait à se tourner vers l’Est pour capturer ses marchés naturels dans les provinces de Croatie et de Slovénie. Au moment où les Européens se réunissaient à Maastricht en 1991 pour deviser sur le projet de mise en place de la catastrophique zone euro, un accord secret fut conclu, l’Allemagne reconnaîtrait la Croatie. C’en était fini de la Yougoslavie.
A Washington, les États-Unis veillèrent à ce que l’économie yougoslave en difficulté ne puisse bénéficier d’un prêt de la Banque mondiale. L’Otan, qui n’était plus à cette époque qu’une relique de la guerre froide, renaissait comme instrument de l’impérialisme. En 1999, à la conférence de paix du Kosovo à Rambouillet, en France, les Serbes furent soumis aux tactiques vicieuses des vainqueurs. L’accord de Rambouillet comporte l’annexe secrète B, rajoutée le dernier jour par la délégation américaine, qui demandait l’occupation militaire de toute la Yougoslavie et la mise en place d’une économie libérale ainsi que la privatisation de tout le domaine public. Aucun État souverain ne peut signer un tel accord. Alors la punition suit rapidement. Les bombes de l’Otan pleuvent sur le pays sans défense. Ce fut un avant goût des catastrophes qui frapperont l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, la Libye et dernièrement l’Ukraine.
Depuis 1945, plus d’un tiers des membres des Nations unies – 69 pays – ont souffert, entre les mains du fascisme moderne américain, en partie ou totalement, de l’un de ces sévices : ils ont été envahis, leurs gouvernements renversés, leurs mouvements populaires réprimés, leurs élections manipulées, leur population bombardée, leurs économies malmenées et soumises à un embargo connu sous le nom de sanctions. L’historien britannique Mark Curtis compte le nombre de victimes en millions. A chaque fois un mensonge était utilisé.
« Ce soir, pour la première fois depuis le 11 septembre, notre mission de combat est terminée. » Tels furent les mots d’ouverture du discours sur l’état de l’Union en 2015. En réalité, il reste encore 10 000 troupes et 20 000 mercenaires américains en Afghanistan, pour une durée indéterminée. « La plus longue guerre de l’histoire des États-Unis a pris fin de manière responsable », a dit Obama. En fait, plus de civils ont été tués en 2014 en Afghanistan qu’au cours d’aucune autre année depuis que les Nations unies en font le décompte. La majorité ayant été tuée – civils comme soldats – durant la période de présidence d’Obama.
La tragédie afghane concurrence les crimes épiques en Indochine. Dans son livre tant vanté, Le grand échiquier : La primauté américaine et ses impératifs stratégiques, Zbigniew Brzezinski, le père de la politique étrangère américaine de l’Afghanistan à nos jours, écrit que si les États-Unis devait contrôler l’Eurasie et dominer le monde, ils ne pourraient supporter une démocratie populaire, parce que « la poursuite du pouvoir n’est pas quelque chose qui entraîne la passion du peuple… La démocratie n’est pas l’amie de la mobilisation impériale ». Il a raison. Comme WikiLeaks et Edward Snowden l’ont révélé, un État policier est en train d’usurper la démocratie. En 1976, Brzezinski, qui était alors conseiller à la Sécurité nationale du président Carter, fit ses preuves en portant un coup mortel à la première et seule période démocratique afghane. Qui connait cette période de l’histoire ?
Dans les années 1960, une révolution populaire balaya l’Afghanistan, le plus pauvre pays sur terre, renversant finalement le régime aristocratique en 1978. Le Parti démocratique populaire d’Afghanistan (PDPA) a formé un gouvernement et déclaré un programme de réformes qui comprenait l’abolition du féodalisme, la liberté de religion, des droits égaux pour les femmes et la justice sociale pour les minorités ethniques. Plus de 13 000 prisonniers politiques furent libérés et les fichiers de la police brûlés en place publique.
Le nouveau gouvernement introduisit les soins médicaux gratuits pour les plus pauvres. Le servage fut aboli et un vaste programme contre l’illettrisme lancé. Pour les femmes, les gains furent immenses. A la fin des années 1980, la moitié des étudiants universitaires étaient des femmes ; elles formaient aussi la moitié du contingent de médecins, un tiers des fonctionnaires et la majorité des instituteurs. « Toutes les filles, se souvient Saira Noorani, une femme chirurgien, pouvaient aller à l’école et à l’université. Nous pouvions aller où bon nous semblait et porter ce que l’on aimait. On avait l’habitude de sortir le vendredi soir dans les cafés pour écouter de la musique ou au cinéma pour y voir le dernier film indien. Tout a commencé à aller de travers quand les moudjahidines ont commencé à gagner. Ils tuaient les instituteurs et brulaient les écoles. On était terrifiés. C’était étrange et triste de penser que ces gens étaient aidés par l’Occident »
Le gouvernement PDPA était soutenu par l’Union soviétique, même si, comme l’ancien secrétaire d’État l’a admis plus tard « il n’y avait aucune preuve d’une complicité soviétique dans cette révolution ». Alarmé par les succès croissants des mouvements de libération à travers le monde, Brzezinski décida que si le gouvernement PDPA réussissait en Afghanistan, son indépendance et ses réussites risquaient d’offrir la menace d’un exemple prometteur.
Le 3 juillet 1979, la Maison Blanche décida de soutenir secrètement les groupes tribaux fondamentalistes connus comme les moudjahidines, un soutien dont le coût monta jusqu’à plus de 500 millions de dollars par an en fourniture d’armes et autre assistance. L’objectif était de renverser le premier gouvernement laïque et réformiste d’Afghanistan. En aout 1979, l’ambassade américaine à Kaboul rapporta que « les intérêts supérieurs des États Unis… seraient servis par la destitution [du gouvernement PDPA], quelles qu’en soient les conséquences pour les réformes sociales et économiques en Afghanistan ».
Les moudjahidines furent les précurseurs d’al-Qaida et de l’État islamique. Gulbuddin Hekmatyar, qui reçu des dizaines de millions de dollars en liquide, fut l’un des leurs. La spécialité d’Hekmatyar était le trafic d’opium et l’aspersion d’acide sur le visage des femmes qui refusaient de porter le voile. Invité à Londres, il fut présenté par le premier ministre Thatcher comme un combattant pour la liberté.
De tels fanatiques seraient restés dans leur monde tribal si Brzezinski n’avait pas initié un mouvement international pour promouvoir le fondamentalisme islamique en Asie Centrale et donc miné la politique séculaire de libération pour déstabiliser l’Union Soviétique, créant, ainsi qu’il l’écrit dans son autobiographie, quelques musulmans agités. Son grand plan coïncidait avec celui du dictateur pakistanais Zia ul-Haq pour dominer la région. En 1986, la CIA et l’agence pakistanaise de renseignement, l’ISI, commencèrent à recruter des gens a travers le monde pour rejoindre le djihad afghan. Le multi-millionnaire saoudien Oussama Ben Laden était l’un d’eux. Des volontaires, qui finalement rejoindront les talibans et al-Qaida, furent recrutés dans un collège islamique de Brooklyn, à New York, et reçurent un entrainement para-militaire dans un camp de la CIA en Virginie. Cette opération fut nommée Opération Cyclone. Son succès fut fêté en 1996 quand le dernier président PDPA d’Afghanistan, Mohammed Najibullah – qui venait de demander de l’aide à l’assemblée générale des Nations unies – fut pendu à un réverbère dans la rue, par les talibans.
Le retour de bâton de l’opération Cyclone et ses quelques musulmans agités arriva le 11 septembre 2001. L’opération Cyclone se transforma en guerre contre le terrorisme, dans laquelle un nombre incalculable d’hommes, de femmes et d’enfants vont perdre la vie dans tout le monde musulman, de l’Afghanistan à l’Irak, au Yémen, en Somalie et en Syrie. Le message des puissants était, et est toujours : « Vous êtes soit avec nous soit contre nous ».
Le fil conducteur du fascisme, autrefois comme aujourd’hui, est le meurtre de masse. L’invasion américaine du Vietnam eut ses zones de tir à vue , sa comptabilité de cadavres et ses dommages collatéraux. Dans la province de Quang Ngai, ou j’étais basé, des milliers de civils furent tués par les États-Unis, même si l’on ne se souvient que d’un seul massacre, celui de My Lai. Au Laos et au Cambodge, le plus grand bombardement aérien de l’histoire a entrainé une époque de terreur marquée encore aujourd’hui par le spectacle de ces cratères de bombes se rejoignant jusqu’à former, vu du ciel, l’image d’un monstrueux collier. Les bombardements ont fourni au Cambodge son propre État islamique, les Khmers rouges dirigés par Pol Pot.
Aujourd’hui, la plus grande campagne de terreur qui ait jamais existé entraîne l’exécution de familles entières, d’invités à des mariages ou à des funérailles. Ce sont les victimes des tirs de drones d’Obama. Selon le New York Times, Obama fait sa sélection à partir d’une liste des personnes à tuer que la CIA lui présente chaque mardi dans la Situation Room de la Maison Blanche. Il décide alors, sans la moindre justification légale, qui vivra et qui mourra. Son arme de bourreau est le missile Hellfire [les feux de l’enfer, NdT] emporté par un avion sans pilote connu sous le nom de drone. Ces missiles rôtissent leurs victimes et laissent la région parsemée de cadavres calcinés. Chaque frappe est enregistrée sur une console très éloignée du point d’impact, console nommée Bugsplat.
« A ceux qui marchent au pas, écrit l’historien Norman Pollock, se substitue une militarisation de la culture apparemment plus anodine. Et à un dirigeant grandiloquent se substitue un réformateur effacé, heureux dans son travail de planificateur et d’exécuteur des hautes œuvres, toujours souriant. »
Ce qui rapproche aussi l’ancienne et la moderne version du fascisme est le culte de la supériorité [le suprématisme, NdT]. « Je crois en l’exceptionnalisme américain de toutes les fibres de mon être », a déclaré Obama, faisant écho aux déclarations ultranationalistes des années 1930. Comme l’historien Alfred W. McCoy l’a souligné, c’est un homme dévoué à Hitler, Carl Schmitt, qui dit un jour : « Le souverain est celui qui décide de l’exception ». Cela résume tout à fait l’américanisme, l’idéologie qui domine le monde actuel.
Qu’elle ne soit pas reconnue comme une idéologie prédatrice est le résultat d’un lavage de cerveau, lui-même non reconnu. Insidieux, caché, finement présenté comme un éclairage universel, son totalitarisme inonde la culture occidentale. J’ai moi-même grandi dans un environnement cinématographique à la gloire de l’Amérique, qui était presque toujours une déformation de la réalité. Je n’avais aucune connaissance du fait que l’Armée rouge avait détruit quasiment toute la machine de guerre nazie, au prix de la vie de 13 millions de ses soldats. Par comparaison, les pertes américaines, incluant celles du Pacifique, furent de 400 000 hommes. Hollywood avait inversé les faits.
La différence, de nos jours, tient à ce que le public des salles obscures est invité à s’accrocher au fauteuil sur la tragédie de psychopathes américains devant tuer des gens partout dans le monde – comme le fait le président des États-Unis lui-même. Symbole de la violence hollywoodienne, l’acteur et réalisateur Clint Eastwood, fut nominé pour un Oscar cette année pour son film American Sniper, film qui raconte l’histoire d’un assassin légal fou furieux. Selon le New York Times, « patriotique et pour toute la famille, ce film a battu tous les records d’audience dans ses premiers jours ».
Il n’existe pas de film épique sur les flirts de l’Amérique avec le fascisme. Durant la Deuxième Guerre mondiale, l’Amérique (et la Grande-Bretagne) entrèrent en guerre contre la Grèce qui venait de se battre héroïquement contre le nazisme et résistait à l’avènement d’un fascisme grec. En 1967, la CIA aida une junte militaire fasciste à prendre le pouvoir à Athènes, comme elle le fit au Brésil et dans la plupart des pays d’Amérique latine. Les Allemands et les Européens de l’Est qui avaient collaboré avec les nazis et leurs crimes contre l’humanité reçurent l’asile aux États-Unis. Beaucoup furent bien soignés et leurs talents récompensés. Wernher von Braun, par exemple, fut à la fois le père de la fusée nazie V2 et du programme spatial des États Unis.
Dans les années 1990, alors que les anciennes républiques soviétiques, l’Europe de l’Est et les Balkans, devenaient des avant-postes militaires de l’Otan, on a donné leur chance aux héritiers du mouvement nazi ukrainien. Responsable de la mort de milliers de juifs, Polonais et Russes durant l’invasion de l’Union soviétique par les nazis, le mouvement fasciste ukrainien fut réhabilité et cette nouvelle vague considérée comme nationaliste par ceux qui gouvernent.
Cette vague a atteint son apogée quand l’administration Obama a misé 5 milliards de dollars sur un coup d’État contre le gouvernement élu en place. Les troupes de choc étaient formées de néo–nazis du Secteur Droit et de Svoboda. Parmi leurs dirigeants on retrouve Oleh Tyahnybok, qui a appelé à la purge de la mafia juive et moscovite et autres merdes telles que les homosexuels, les féministes et les gauchistes.
Ces fascistes font maintenant partie du gouvernement ukrainien issu du coup d’État. Le rapporteur de l’assemblée nationale ukrainienne, Andriy Parubiy, un dirigeant du parti au pouvoir, est aussi un co-fondateur de Svoboda. Le 14 février, Parubiy annonça qu’il partait pour Washington afin d’obtenir que « les États-Unis nous fournissent des armes de précision ». S’il y arrive, cela sera considéré comme un acte de guerre par la Russie.
Aucun dirigeant occidental ne s’est insurgé contre cette renaissance du fascisme en plein cœur de l’Europe, à l’exception de Vladimir Poutine dont le peuple a perdu 22 millions de personnes dans l’invasion nazie qui arriva à travers les frontières de l’Ukraine. A la dernière Conférence sur la sécurité de Munich, l’assistante d’Obama pour les affaires européennes et eurasiennes, Victoria Nuland, a critiqué les dirigeants européens qui s’opposent à ce que les États-Unis arment le régime de Kiev. Elle a fait référence au ministre allemand de la défense en le traitant de « ministre du défaitisme ». C’est Nuland qui avait organisé le coup d’État à Kiev. Elle est la femme de Robert D. Kagan, une figure du mouvement néo-conservateur et cofondateur de l’association d’extrême-droite Project for a New American Century (Projet pour un nouveau siècle américain). Elle a aussi été conseillère en politique étrangère de Dick Cheney.
Le coup d’État de Nuland ne s’est pas totalement déroulé comme prévu. L’Otan n’a pas pu s’emparer de l’historique et légitime base navale russe en Crimée. La population de Crimée, en grande majorité d’origine russe – qui fut illégalement annexée à l’Ukraine par Nikita Kroutchev en 1954 – a largement voté pour son rattachement à la Russie, comme elle l’avait fait dans les années 1990. Le référendum fut non imposé, populaire et sous observation internationale. Il n’y a pas eu d’invasion.
Dans le même temps, le régime de Kiev s’en est pris à la population d’origine russe dans l’est du pays avec la férocité d’un nettoyage ethnique. Tout en déployant des milices néo-nazies dans le style de la Waffen SS, ils ont assiégé et bombardé villes et villages. Ils ont affamé les populations, coupé l’électricité, gelé les comptes en banque, arrêté le versement des prestations sociales et des retraites. Plus d’un million de personnes ont traversé la frontière pour se réfugier en Russie. Réfugiés décrits dans les médias occidentaux comme des gens fuyant les violences causées par l’invasion russe. Le commandant de l’Otan, le général Breedlove, dont le nom et les actes pourraient avoir été inspirés par le Dr Strangelove [Dr Folamour, NdT] de Stanley Kubrick, annonça que 40 000 soldats russes se rassemblaient aux frontières. A l’âge des photos satellites, il n’en a trouvé aucune pour prouver ses affirmations.
Le peuple d’Ukraine de langue russe et bilingue, un tiers de la population, a longtemps cherché a créer une fédération qui puisse refléter la diversité ethnique du pays et qui soit autonome et indépendante de Moscou. La plupart ne sont pas des séparatistes, ils veulent simplement vivre en sécurité dans leur pays et s’opposent à la prise de pouvoir qui a eu lieu à Kiev. Leur révolte et la création de républiques autonomes sont venues en réaction aux attaques de Kiev. On l’a très peu expliqué au public occidental.
En mai 2014 à Odessa, 41 personnes d’origine russe furent brûlées vives au siège social des syndicats sous les regards de la police. Le dirigeant de Secteur Droit Dmytro Yarosh a considéré ce massacre comme encore un grand jour dans l’histoire de notre pays. Dans les médias britanniques et américains cela fut reporté comme une tragédie opaque résultant de bagarres entre nationalistes (les néo nazis) et séparatistes (les gens récoltant des signatures pour un référendum sur une Ukraine fédérale).
Le New York Times a enterré l’affaire en traitant de propagande russe les avertissements sur la politique fasciste et antisémite des nouveaux clients de Washington. Le Wall Street Journal a condamné les victimes avec cet en-tête : « L’incendie mortel a été apparemment initié par les rebelles », dit le gouvernement. Obama a félicité la junte ukrainienne pour sa retenue.
Si Poutine était tombé dans le piège de venir défendre les rebelles, son statut de paria dans le monde occidental aurait justifié le mensonge d’une Russie envahissant l’Ukraine. Le 29 janvier, le général Viktor Muzhenko, haut commandant des armées ukrainiennes a, presque par inadvertance, rejeté la base même des sanctions occidentales quand il déclara de manière emphatique au cours d’une conférence de presse : « L’armée ukrainienne ne combat pas contre les troupes régulières russes », mais contre des « citoyens ordinaires », membres de « groupes armées illégaux » ; il n’y avait plus d’invasion russe. Vadym Prystaiko, adjoint au ministre de la Défense, a lui, appelé à la guerre totale contre la Russie, une puissance nucléaire.
Le 21 février, le sénateur américain James Inhofe, un républicain de l’Oklahoma, a introduit un arrêté parlementaire pour autoriser l’exportation d’armes américaines vers Kiev. Au cours de sa présentation au Sénat, Inhofe a utilisé des photos qu’il a présentées comme des preuves de troupes russes franchissant la frontière ukrainienne, photos qui ont depuis été démasquées comme des faux. Cela m’a rappelé les fausses photos de Ronald Reagan d’une installation soviétique au Nicaragua et les fausses preuves de Colin Powell sur les armes de destruction massive en Irak.
L’intensité de la campagne de dénigrement contre la Russie et la présentation de son président comme un méchant de foire ne ressemble à rien de ce que j’ai pu voir au cours de ma vie de journaliste. Robert Parry, un des journalistes d’investigation américain les plus réputés, qui a révélé le scandale Iran–Contra, a écrit récemment : « Aucun gouvernement occidental, depuis l’Allemagne hitlérienne, n’avait osé envoyer des troupes de choc nazies contre sa propre population, mais le régime de Kiev l’a fait et en toute conscience. Pourtant, le monde politico-médiatique a fait tout ce qu’il a pu pour cacher cette réalité, allant jusqu’à ignorer des faits clairement établis… Si vous vous demandez comment le monde pourrait tomber dans une troisième guerre mondiale – comme cela s’est passé pour la première il y a un siècle – tout ce que vous avez a faire est de regarder la folie en ce qui concerne l’Ukraine, folie qui se montre imperméable aux faits ou à la raison. »
En 1946, le procureur du tribunal de Nuremberg a déclaré aux journaux allemands : « L’utilisation par les conspirateurs nazis de la guerre psychologique est bien connue. Avant chaque attaque majeure, à l’exception de celles reposant sur la rapidité d’action, ils démarraient une campagne de presse destinée à abaisser leurs victimes et à préparer psychologiquement le peuple allemand à l’attaque… Dans le système de propagande de l’État hitlérien, les armes les plus importantes furent la presse quotidienne et la radio. »
Dans le Guardian du 2 février, Timothy Garton-Ash a demandé, en mots clairs, une guerre mondiale. « Poutine doit être empêché, dit le titre. Et parfois seuls les armes peuvent arrêter les armes. » Il concéda que la menace d’une guerre puisse nourrir la paranoïa russe de l’encerclement, mais que cela n’était pas grave. Il fit la liste de l’équipement militaire nécessaire pour le boulot et conseilla ses lecteurs en affirmant que l’Amérique avait le meilleur équipement.
En 2003, le même Garton-Ash, alors professeur a Oxford, répéta la propagande qui entraina le massacre en Irak. Saddam Hussein, écrivait il, « a, comme l’a montré Colin Powell, accumulé de grandes quantités d’armes chimiques et biologiques et cache ce qui lui reste. Il est toujours en train d’acquérir des armes nucléaires ». Il loua Blair comme un « Gladstonien, un chrétien libéral interventionniste ». En 2006, il écrivit : « Maintenant nous faisons face au prochain grand défi occidental après l’Irak : l’Iran »
Ces proclamations – ou comme Garton-Ash préfère le dire, son ambivalence libérale torturée – sont assez courantes chez ceux qui, dans l’élite libérale transatlantique, ont signé un pacte faustien. Le criminel de guerre qu’est Tony Blair est leur idole déchue. Le Guardian, journal dans lequel le texte de Garton-Ash fut publié a mis en page une publicité pour un avion de chasse furtif américain. Sous l’image menaçante de ce monstre crée par Lockheed Martin s’étalent les mots : « Le F35. Grand pour la Grande Bretagne ». Ce matériel [qui ne vole toujours pas, NdT] américain coûtera aux contribuables britanniques 1,3 milliards de livres, les modèles précédents ayant déjà fait des massacres à travers le monde. En parfait accord avec son annonceur, l’éditorial du Guardian a plaidé pour une augmentation des dépenses militaires.
La encore, cela suit un objectif sérieux. Les maitres du monde ne veulent pas seulement que l’Ukraine soit une base de missiles, ils veulent son économie. La nouvelle ministre des finances de Kiev, Nataliwe Jaresko, est une Américaine, ancienne fonctionnaire du Département d’État américain en charge des investissements à l’étranger. On lui a octroyé la nationalité ukrainienne en toute hâte.
Ils veulent l’Ukraine pour son gaz abondant. Le fils du vice-président Joe Biden est entré au conseil d’administration de la plus grosse compagnie pétrolière d’Ukraine. Les fabricants de graines génétiquement modifiées, comme le tristement célèbre Monsanto, veulent les riches terres cultivables de l’Ukraine.
Mais par dessus tout, ils veulent le puissant voisin de l’Ukraine, la Russie. Ils veulent balkaniser et démembrer la Russie pour exploiter la plus grande source de gaz naturel sur terre. Alors que l’Arctique fond, ils veulent contrôler l’océan Arctique et ses richesses énergétiques, tout comme les terres russes qui le longent. Leur homme à Moscou fut Boris Eltsine, un alcoolique, qui livra l’économie de son pays à l’Occident. Son successeur, Poutine, a rétabli la souveraineté russe. Tel est son crime.
Notre responsabilité ici est donc claire. Elle repose sur l’identification et la mise à nu des mensonges permanents des va-t-en guerre et à ne jamais collaborer avec eux. Elle est dans le réveil des grands mouvements populaires qui ont conduit une civilisation fragile vers des États modernes. Et, plus que tout, elle réside dans notre habileté à empêcher qu’ils ne nous écrasent. Si nous restons silencieux, leur victoire sur nous est assurée et l’holocauste est proche.
John Pilger
John Pilger, est un journaliste basé à Londres, il est aussi cinéaste et auteur. Il anime le site www.johnpilger.com.
Publié le 07/11/2018
Libéraux contre populistes, un clivage trompeur
Les réponses apportées à la crise de 2008 ont déstabilisé l’ordre politique et géopolitique. Longtemps perçues comme la forme ultime de gouvernement, les démocraties libérales sont sur la défensive. Face aux « élites » urbaines, les droites nationalistes mènent une contre-révolution culturelle sur le terrain de l’immigration et des valeurs traditionnelles. Mais elles poursuivent le même projet économique que leurs rivales. La médiatisation à outrance de ce clivage vise à contraindre les populations à choisir l’un de ces deux maux.
par Serge Halimi & Pierre Rimbert (site : monde-diplomatique.fr)
shirt, M. Stephen Bannon se plante devant un parterre d’intellectuels et de notables hongrois. « La mèche qui a embrasé la révolution Trump a été allumée le 15 septembre 2008 à 9 heures, quand la banque Lehman Brothers a été contrainte à la faillite. » L’ancien stratège de la Maison Blanche ne l’ignore pas : ici, la crise a été particulièrement violente. « Les élites se sont renflouées elles-mêmes. Elles ont entièrement socialisé le risque, enchaîne cet ancien vice-président de la banque Goldman Sachs, dont les activités politiques sont financées par des fonds spéculatifs. Est-ce que l’homme de la rue a été renfloué, lui ? » Un tel « socialisme pour les riches » aurait provoqué en plusieurs points du globe une « vraie révolte populiste. En 2010, Viktor Orbán est revenu au pouvoir en Hongrie » ; il fut « Trump avant Trump ».
Une décennie après la tempête financière, l’effondrement économique mondial et la crise de la dette publique en Europe ont disparu des terminaux Bloomberg où scintillent les courbes vitales du capitalisme. Mais leur onde de choc a amplifié deux grands dérèglements.
Celui, en premier lieu, de l’ordre international libéral de l’après-guerre froide, centré sur l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), les institutions financières occidentales, la libéralisation du commerce. Si, contrairement à ce que promettait Mao Zedong, le vent d’est ne l’emporte pas encore sur le vent d’ouest, la recomposition géopolitique a commencé : près de trente ans après la chute du mur de Berlin, le capitalisme d’État chinois étend son influence ; appuyée sur la prospérité d’une classe moyenne en ascension, l’« économie socialiste de marché » lie son avenir à la mondialisation continue des échanges, laquelle désosse l’industrie manufacturière de la plupart des pays occidentaux. Dont celle des États-Unis, que le président Donald Trump a promis dès son premier discours officiel de sauver du « carnage ».
L’ébranlement de 2008 et ses répliques ont également bousculé l’ordre politique qui voyait dans la démocratie de marché la forme achevée de l’histoire.
La morgue d’une technocratie onctueuse, délocalisée à New York ou à Bruxelles, imposant des mesures impopulaires au nom de l’expertise et de la modernité, a ouvert la voie à des gouvernants tonitruants et conservateurs. De Washington à Varsovie en passant par Budapest, M. Trump, M. Orbán et M. Jarosław Kaczyński se réclament tout autant du capitalisme que M. Barack Obama, Mme Angela Merkel, M. Justin Trudeau ou M. Emmanuel Macron ; mais un capitalisme véhiculé par une autre culture, « illibérale », nationale et autoritaire, exaltant le pays profond plutôt que les valeurs des grandes métropoles.
Cette fracture divise les classes dirigeantes. Elle est mise en scène et amplifiée par les médias qui rétrécissent l’horizon des choix politiques à ces deux frères ennemis. Or les nouveaux venus visent tout autant que les autres à enrichir les riches, mais en exploitant le sentiment qu’inspirent le libéralisme et la social-démocratie à une fraction souvent majoritaire des classes populaires : un écœurement mêlé de rage.
« Nous avons reconstruit la Chine »
La réponse à la crise de 2008 a exposé, sans laisser la possibilité de détourner les yeux, trois démentis au prêchi-prêcha sur le bon gouvernement que les dirigeants de centre droit et de centre gauche débitaient depuis la décomposition de l’Union soviétique. Ni la mondialisation, ni la démocratie, ni le libéralisme n’en sortent indemnes.
Premièrement, l’internationalisation de l’économie n’est pas bonne pour tous les pays, et pas même pour une majorité des salariés en Occident. L’élection de M. Trump a propulsé à la Maison Blanche un homme depuis longtemps convaincu que, loin d’être profitable aux États-Unis, la mondialisation avait précipité leur déclin et assuré le décollage de leurs concurrents stratégiques. Avec lui, « L’Amérique d’abord » a pris le pas sur le « gagnant-gagnant » des libre-échangistes. Ainsi, le 4 août dernier, dans l’Ohio, un État industriel habituellement disputé, mais qu’il avait remporté avec plus de huit points d’avance sur Mme Hillary Clinton, le président américain rappela le déficit commercial abyssal (et croissant) de son pays — « 817 milliards de dollars par an ! » —, avant d’en fournir l’explication : « Je n’en veux pas aux Chinois. Mais même eux n’arrivent pas à croire qu’on les a laissés à ce point agir à nos dépens ! Nous avons vraiment reconstruit la Chine ; il est temps de reconstruire notre pays ! L’Ohio a perdu 200 000 emplois manufacturiers depuis que la Chine a [en 2001] rejoint l’Organisation mondiale du commerce. L’OMC, un désastre total ! Pendant des décennies, nos politiciens ont ainsi permis aux autres pays de voler nos emplois, de dérober notre richesse et de piller notre économie. »
Au début du siècle dernier, le protectionnisme a accompagné le décollage industriel des États-Unis, comme celui de beaucoup d’autres nations ; les taxes douanières ont d’ailleurs longtemps financé la puissance publique, puisque l’impôt sur le revenu n’existait pas avant la première guerre mondiale. Citant William McKinley, président républicain de 1897 à 1901 (il fut assassiné par un anarchiste), M. Trump insiste donc : « Lui avait compris l’importance décisive des tarifs douaniers pour maintenir la puissance d’un pays. » La Maison Blanche y recourt désormais sans hésiter — et sans se soucier de l’OMC. Turquie, Russie, Iran, Union européenne, Canada, Chine : chaque semaine apporte son lot de sanctions commerciales contre des États, amis ou pas, que Washington a pris pour cibles. L’invocation de la « sécurité nationale » permet au président Trump de se dispenser de l’aval du Congrès, où les parlementaires et les lobbys qui financent leurs campagnes restent, eux, arrimés au libre-échange.
Aux États-Unis, la Chine fait davantage consensus, mais contre elle. Pas seulement pour des raisons commerciales : Pékin est également perçu comme le rival stratégique par excellence. Outre que celui-ci suscite la défiance par sa puissance économique, huit fois supérieure à celle de la Russie, et par ses tentations expansionnistes en Asie, son modèle politique autoritaire concurrence celui de Washington. D’ailleurs, même lorsqu’il soutient que sa théorie de 1989 sur le triomphe irréversible et universel du capitalisme libéral demeure valide, le politiste américain Francis Fukuyama y apporte un bémol essentiel : « La Chine est de loin le plus gros défi au récit de la “fin de l’histoire”, puisqu’elle s’est modernisée économiquement tout en restant une dictature. (…) Si, au cours des prochaines années, sa croissance se poursuit et qu’elle garde sa place de plus grande puissance économique du monde, j’admettrai que ma thèse a été définitivement réfutée (1). » Au fond, M. Trump et ses adversaires intérieurs se retrouvent au moins sur un point : le premier estime que l’ordre international libéral coûte trop cher aux États-Unis ; les seconds, que les succès de la Chine menacent de le flanquer par terre.
De la géopolitique à la politique, il n’y a qu’un pas. La mondialisation a provoqué la destruction d’emplois et la dégringolade des salaires occidentaux — leur part est passée, aux États-Unis, de 64 % à 58 % du produit intérieur brut (PIB) rien que ces dix dernières années, soit une perte annuelle égale à 7 500 dollars (6 500 euros) par travailleur (2) !
Or c’est précisément dans les régions industrielles dévastées par la concurrence chinoise que les ouvriers américains ont le plus viré à droite ces dernières années. On peut bien sûr imputer ce basculement électoral à une noria de facteurs « culturels » (sexisme, racisme, attachement aux armes à feu, hostilité à l’avortement et au mariage homosexuel, etc.). Mais il faut alors fermer les yeux sur une explication économique au moins aussi probante : alors que le nombre de comtés où plus de 25 % des emplois dépendaient du secteur manufacturier s’est effondré de 1992 à 2016, passant de 862 à 323, l’équilibre entre votes démocrate et républicain s’y est métamorphosé. Il y a un quart de siècle, ils se répartissaient presque également entre les deux grands partis (environ 400 chacun) ; en 2016, 306 ont choisi M. Trump et 17 Mme Clinton (3). Promue par un président démocrate — M. William Clinton, justement —, l’adhésion de la Chine à l’OMC devait hâter la transformation de ce pays en une société capitaliste libérale. Elle a surtout dégoûté les ouvriers américains de la mondialisation, du libéralisme et du vote démocrate…
Peu avant la chute de Lehman Brothers, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine Alan Greenspan expliquait, tranquille : « Grâce à la mondialisation, les politiques publiques américaines ont été largement remplacées par les forces globales des marchés. En dehors des questions de sécurité nationale, l’identité du prochain président n’importe presque plus (4). » Dix ans plus tard, nul ne reprendrait un tel diagnostic.
Dans les pays d’Europe centrale dont l’expansion repose encore sur les exportations, la mise en cause de la mondialisation ne porte pas sur les échanges commerciaux. Mais les « hommes forts » au pouvoir dénoncent l’imposition par l’Union européenne de « valeurs occidentales » jugées faibles et décadentes, car favorables à l’immigration, à l’homosexualité, à l’athéisme, au féminisme, à l’écologie, à la dissolution de la famille, etc. Ils contestent aussi le caractère démocratique du capitalisme libéral. Non sans fondement, dans ce dernier cas. Car, en matière d’égalité des droits politiques et civiques, la question de savoir si les mêmes règles s’appliquaient à tous s’est trouvée une fois de plus tranchée après 2008 : « Aucune poursuite n’a abouti contre un financier de haut niveau, relève le journaliste John Lanchester. Lors du scandale des caisses d’épargne des années 1980, mille cent personnes avaient été inculpées (5). » Les détenus d’un pénitencier français ricanaient déjà au siècle dernier : « Qui vole un œuf va en prison ; qui vole un bœuf va au Palais-Bourbon. »
Le peuple choisit, mais le capital décide. En gouvernant à rebours de leurs promesses, les dirigeants libéraux, de droite comme de gauche, ont conforté ce soupçon à l’issue de presque chaque élection. Élu pour rompre avec les politiques conservatrices de ses prédécesseurs, M. Obama réduit les déficits publics, comprime les dépenses sociales et, au lieu d’instaurer pour tous un système public de santé, impose aux Américains l’achat d’une assurance médicale à un cartel privé. En France, M. Nicolas Sarkozy retarde de deux ans l’âge de la retraite qu’il s’était formellement engagé à ne pas modifier ; avec la même désinvolture, M. François Hollande fait voter un pacte de stabilité européen qu’il avait promis de renégocier. Au Royaume-Uni, le dirigeant libéral Nick Clegg s’allie, à la surprise générale, au Parti conservateur, puis, devenu vice-premier ministre, accepte de tripler les frais d’inscription universitaires qu’il avait juré de supprimer.
Dans les années 1970, certains partis communistes d’Europe de l’Ouest suggéraient que leur éventuelle accession au pouvoir par les urnes constituerait un « aller simple », la construction du socialisme, une fois lancée, ne pouvant dépendre des aléas électoraux. La victoire du « monde libre » sur l’hydre soviétique a accommodé ce principe avec davantage de ruse : le droit de vote n’est pas suspendu, mais il s’accompagne du devoir de confirmer les préférences des classes dirigeantes. Sous peine d’avoir à recommencer. « En 1992, rappelle le journaliste Jack Dion, les Danois ont voté contre le traité de Maastricht : ils ont été obligés de retourner aux urnes. En 2001, les Irlandais ont voté contre le traité de Nice : ils ont été obligés de retourner aux urnes. En 2005, les Français et les Néerlandais ont voté contre le traité constitutionnel européen (TCE) : celui-ci leur a été imposé sous le nom de traité de Lisbonne. En 2008, les Irlandais ont voté contre le traité de Lisbonne : ils ont été obligés de revoter. En 2015, les Grecs ont voté à 61,3 % contre le plan d’amaigrissement de Bruxelles — qui leur a été quand même infligé (6). »
Cette année-là, justement, s’adressant à un gouvernement de gauche élu quelques mois auparavant et contraint d’administrer un traitement de choc libéral à sa population, le ministre des finances allemand Wolfgang Schäuble résume la portée qu’il accorde au cirque démocratique : « Les élections ne doivent pas permettre qu’on change de politique économique (7). » De son côté, le commissaire européen aux affaires économiques et monétaires Pierre Moscovici expliquera plus tard : « Vingt-trois personnes en tout et pour tout, avec leurs adjoints, prennent — ou non — des décisions fondamentales pour des millions d’autres, les Grecs en l’occurrence, sur des paramètres extraordinairement techniques, décisions qui sont soustraites à tout contrôle démocratique. L’Eurogroupe ne rend compte à aucun gouvernement, à aucun Parlement, surtout pas au Parlement européen (8). » Une assemblée dans laquelle M. Moscovici aspire néanmoins à siéger l’année prochaine.
Autoritaire et « illibéral » à sa manière, ce mépris de la souveraineté populaire alimente l’un des plus puissants arguments de campagne des dirigeants conservateurs de part et d’autre de l’Atlantique. Contrairement aux partis de centre gauche ou de centre droit, qui s’engagent, sans s’en donner les moyens, à ranimer une démocratie expirante, MM. Trump et Orbán, comme M. Kaczyński en Pologne ou M. Matteo Salvini en Italie, entérinent son agonie. Ils n’en conservent que le suffrage majoritaire, et renversent la donne : à l’autoritarisme hors sol et expert de Washington, Bruxelles ou Wall Street ils opposent un autoritarisme national et déboutonné qu’ils présentent comme une reconquête populaire.
Un interventionnisme massif
Après ceux qui concernent la mondialisation et la démocratie, le troisième démenti apporté par la crise au discours dominant des années précédentes porte sur le rôle économique de la puissance publique. Tout est possible, mais pas pour tout le monde : rarement démonstration de ce principe fut administrée avec autant de clarté que dans la décennie écoulée. Création monétaire frénétique, nationalisations, dédain des traités internationaux, action discrétionnaire des élus, etc. : pour sauver sans contrepartie les établissements bancaires dont dépendait la survie du système, la plupart des opérations décrétées impossibles et impensables furent effectuées sans coup férir de part et d’autre de l’Atlantique. Cet interventionnisme massif a révélé un État fort, capable de mobiliser sa puissance dans un domaine dont il semblait pourtant s’être lui-même évincé (9). Mais, si l’État est fort, c’est d’abord pour garantir au capital un cadre stable.
Inflexible lorsqu’il s’agissait de réduire les dépenses sociales afin de ramener le déficit public sous la barre des 3 % du PIB, M. Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne de 2003 à 2011, a admis que les engagements financiers pris fin 2008 par les chefs d’État et de gouvernement pour sauver le système bancaire représentaient mi-2009 « 27 % du PIB en Europe et aux États-Unis (10) ». Les dizaines de millions de chômeurs, d’expropriés, de malades déversés dans des hôpitaux à court de médicaments, comme en Grèce, n’eurent jamais le privilège, eux, de constituer un « risque systémique ». « Par leurs choix politiques, les gouvernements de la zone euro ont plongé des dizaines de millions de leurs citoyens dans les profondeurs d’une dépression comparable à celle des années 1930. C’est l’un des pires désastres économiques auto-infligés jamais observés », note l’historien Adam Tooze (11).
Le discrédit de la classe dirigeante et la réhabilitation du pouvoir d’État ne pouvaient qu’ouvrir la voie à un nouveau style de gouvernement. Quand on lui demanda en 2010 si accéder au pouvoir en plein orage planétaire le préoccupait, le premier ministre hongrois sourit : « Non, j’aime le chaos. Car, en partant de lui, je peux construire un ordre nouveau. L’ordre que je veux (12). » À l’instar de M. Trump, les dirigeants conservateurs d’Europe centrale ont su ancrer la légitimité populaire d’un État fort au service des riches. Plutôt que de garantir des droits sociaux incompatibles avec les exigences des propriétaires, la puissance publique s’affirme en fermant les frontières aux migrants et en se proclamant garante de l’« identité culturelle » de la nation. Le fil de fer barbelé marque le retour de l’État.
Pour le moment, cette stratégie qui récupère, détourne et dénature une demande populaire de protection semble fonctionner. Autant dire que les causes de la crise financière qui fit dérailler le monde demeurent intactes, alors même que la vie politique de pays comme l’Italie ou la Hongrie ou de régions comme la Bavière paraît hantée par la question des réfugiés. Biberonnée aux priorités des campus américains, une partie de la gauche occidentale, très modérée ou très radicale, préfère affronter la droite sur ce terrain (13).
Pour contrer la Grande Récession, les chefs de gouvernement ont mis à nu le simulacre démocratique, la force de l’État, la nature très politique de l’économie et l’inclination antisociale de leur stratégie générale. La branche qui les portait s’en trouve fragilisée, comme le démontre l’instabilité électorale qui rebat les cartes politiques. Depuis 2014, la plupart des scrutins occidentaux signalent une décomposition ou un affaiblissement des forces traditionnelles. Et, symétriquement, l’essor de personnalités ou de courants hier marginaux qui contestent les institutions dominantes, souvent pour des raisons opposées, à l’instar de M. Trump et de M. Bernie Sanders, pourfendeurs l’un et l’autre de Wall Street et des médias. Même scénario de l’autre côté de l’Atlantique, où les nouveaux conservateurs jugent la construction européenne trop libérale sur les plans sociétal et migratoire, tandis que les nouvelles voix de gauche, comme Podemos en Espagne, La France insoumise ou M. Jeremy Corbyn, à la tête du Parti travailliste au Royaume-Uni, critiquent ses politiques d’austérité.
Parce qu’ils n’entendent pas renverser la table, mais seulement changer les joueurs, les « hommes forts » peuvent escompter l’appui d’une fraction des classes dirigeantes. Le 26 juillet 2014, en Roumanie, M. Orbán affiche la couleur dans un discours retentissant : « Le nouvel État que nous construisons en Hongrie est un État illibéral : un État non libéral. » Mais, contrairement à ce que les grands médias ont rabâché depuis, ses objectifs ne se résument pas au refus du multiculturalisme, de la « société ouverte » et à la promotion des valeurs familiales et chrétiennes. Il annonce aussi un projet économique, celui de « construire une nation concurrentielle dans la grande compétition mondiale des décennies qui viennent ». « Nous avons estimé, dit-il, qu’une démocratie ne doit pas nécessairement être libérale et que ce n’est pas parce qu’un État cesse d’être libéral qu’il cesse d’être une démocratie. » Prenant pour exemples la Chine, la Turquie et Singapour, le premier ministre hongrois retourne en somme à l’envoyeur le « There is no alternative » de Margaret Thatcher : « Les sociétés qui ont une démocratie libérale pour assise seront probablement incapables de maintenir leur compétitivité dans les décennies à venir » (14). Un tel dessein séduit les dirigeants polonais et tchèques, mais aussi les partis d’extrême droite français et allemand.
Les fariboles du « capitalisme inclusif »
Devant le succès éclatant de leurs concurrents, les penseurs libéraux ont perdu de leur superbe et de leur clinquant. « La contre-révolution est alimentée par la polarisation de la politique intérieure, l’antagonisme remplaçant le compromis. Et elle cible la révolution libérale et les gains réalisés par les minorités », frissonne Michael Ignatieff, recteur de l’université d’Europe centrale à Budapest, une institution fondée à l’initiative du milliardaire libéral George Soros. « Il est clair que le bref moment de domination de la société ouverte est terminé (15) ». Selon Ignatieff, les dirigeants autoritaires qui prennent pour cibles l’État de droit, l’équilibre des pouvoirs, la liberté des médias privés et les droits des minorités s’attaquent en effet aux piliers principaux des démocraties.
L’hebdomadaire britannique The Economist, qui fait office de bulletin de liaison des élites libérales mondiales, consonne avec cette vision. Lorsque, le 16 juin dernier, il s’affole d’une « détérioration alarmante de la démocratie depuis la crise financière de 2007-2008 », il n’incrimine en priorité ni les inégalités de fortune abyssales, ni la destruction des emplois industriels par le libre-échange, ni le non-respect de la volonté des électeurs par les dirigeants « démocrates ». Mais « les hommes forts [qui] sapent la démocratie ». Face à eux, espère-t-il, « les juges indépendants et les journalistes remuants forment la première ligne de défense ». Une digue aussi étriquée que fragile.
Longtemps, les classes supérieures ont tiré profit du jeu électoral grâce à trois facteurs convergents : l’abstention croissante des classes populaires, le « vote utile » dû à la répulsion qu’inspiraient les « extrêmes », la prétention des partis centraux à représenter les intérêts combinés de la bourgeoisie et des classes moyennes. Mais les démagogues réactionnaires ont remobilisé une partie des abstentionnistes ; la Grande Récession a fragilisé les classes moyennes ; et les arbitrages politiques des « modérés » et de leurs brillants conseillers ont déclenché la crise du siècle…
Le désenchantement relatif à l’utopie des nouvelles technologies ajoute encore à l’amertume des amateurs de sociétés ouvertes. Hier célébrés comme les prophètes d’une civilisation libérale-libertaire, les patrons démocrates de la Silicon Valley ont construit une machine de surveillance et de contrôle social si puissante que le gouvernement chinois l’imite pour maintenir l’ordre. L’espoir d’une agora mondiale propulsée par une connectivité universelle s’effondre, au grand dam de quelques-uns de ses communiants d’antan : « La technologie, par les manipulations qu’elle permet, par les fake news, mais plus encore parce qu’elle véhicule l’émotion plutôt que la raison, renforce encore les cyniques et les dictateurs », sanglote un éditorialiste (16).
À l’approche du trentième anniversaire de la chute du mur de Berlin, les hérauts du « monde libre » redoutent que la fête soit morose. « Le transition vers les démocraties libérales a été largement pilotée par une élite instruite, très pro-occidentale », admet Fukuyama. Hélas, les populations moins éduquées « n’ont jamais été séduites par ce libéralisme, par l’idée qu’on pouvait avoir une société multiraciale, multiethnique, où toutes les valeurs traditionnelles s’effaceraient devant le mariage gay, l’immigration, etc. » (17). Mais à qui imputer ce manque d’effet d’entraînement de la minorité éclairée ? À l’indolence de tous les jeunes bourgeois qui, s’agace Fukuyama, « se contentent de rester assis chez eux, de se féliciter de leur largeur d’esprit, de leur absence de fanatisme. (…) Et qui ne se mobilisent contre l’ennemi qu’en allant s’asseoir à la terrasse d’un café un mojito à la main (18) ».
En effet, cela ne suffira pas… Et pas davantage le fait de quadriller les médias ou d’inonder les réseaux sociaux de commentaires indignés destinés à des « amis » tout aussi indignés, toujours par les mêmes choses. M. Obama l’a compris. Le 17 juillet dernier, il a livré une analyse détaillée, souvent lucide, des décennies écoulées. Mais il n’a pu s’empêcher de reprendre l’idée fixe de la gauche néolibérale depuis qu’elle a adopté le modèle capitaliste. En substance, comme l’avait rappelé l’ancien président du conseil italien de centre gauche Paolo Gentiloni à M. Trump le 24 janvier 2018 à Davos, « on peut corriger le cadre, mais pas en changer ».
La mondialisation, admet donc M. Obama, s’est accompagnée d’erreurs et de rapacité. Elle a affaibli le pouvoir des syndicats et « permis au capital d’échapper aux impôts et aux lois des États en déplaçant des centaines de milliards de dollars par une simple pression sur une touche d’ordinateur ». Fort bien, mais le remède ? Un « capitalisme inclusif », éclairé par la moralité humaniste des capitalistes. Seul ce cautère sur une jambe de bois pourra selon lui corriger quelques-uns des défauts du système. Dès lors qu’il n’en voit pas d’autre en magasin, et que, au fond, celui-ci lui convient bien.
L’ancien président américain ne nie pas que la crise de 2008 et les mauvaises réponses qui y furent apportées (y compris par lui, on imagine) ont favorisé l’essor d’une « politique de la peur, du ressentiment et du repli », la « popularité des hommes forts », celle d’un « modèle chinois de contrôle autoritaire jugé préférable à une démocratie perçue comme désordonnée ». Mais il assigne la responsabilité essentielle de ces dérèglements aux « populistes » qui récupèrent les insécurités et menacent le monde d’un retour à un « ordre ancien, plus dangereux et plus brutal ». Ainsi, il épargne les élites sociales et intellectuelles (ses pairs…) qui créèrent les conditions de la crise — et qui, souvent, en profitèrent.
Un tel panorama comporte pour elles bien des avantages. D’abord, répéter que la dictature nous menace permet de faire croire que la démocratie règne, même si elle réclame toujours quelques ajustements. Plus fondamentalement, l’idée de M. Obama (ou celle, identique, de M. Macron) selon laquelle « deux visions très différentes de l’avenir de l’humanité sont en concurrence pour les cœurs et les esprits des citoyens du monde entier » permet d’escamoter ce que les « deux visions » qu’ils évoquent ont en partage. Rien de moins que le mode de production et de propriété, ou, pour reprendre les termes mêmes de l’ancien président américain, « l’influence économique, politique, médiatique disproportionnée de ceux qui sont au sommet ». Sur ce plan, rien ne distingue en effet M. Macron de M. Trump, ainsi que l’a d’ailleurs démontré leur empressement commun à réduire, dès leur accession au pouvoir, l’imposition des revenus du capital.
Ramener obstinément la vie politique des décennies qui viennent à l’affrontement entre démocratie et populisme, ouverture et souverainisme n’apportera aucun soulagement à cette fraction croissante des catégories populaires désabusée d’une « démocratie » qui l’a abandonnée et d’une gauche qui s’est métamorphosée en parti de la bourgeoisie diplômée. Dix ans après l’éclatement de la crise financière, le combat victorieux contre l’« ordre brutal et dangereux » qui se dessine réclame tout autre chose. Et, d’abord, le développement d’une force politique capable de combattre simultanément les « technocrates éclairés » comme les « milliardaires enragés » (19). Refusant ainsi le rôle de force d’appoint de l’un des deux blocs qui, chacun à sa façon, mettent l’humanité en danger.
Serge Halimi & Pierre Rimbert
(1) Francis Fukuyama, « Retour sur “La Fin de l’histoire ?” », Commentaire, no 161, Paris, printemps 2018.
(2) William Galston, « Wage stagnation is everyone’s problem », The Wall Street Journal, New York, 14 août 2018. Sur les destructions d’emplois dues à la mondialisation, cf. Daron Acemoğlu et al., « Import competition and the great US employment sag of the 2000s » (PDF), Journal of Labor Economics, vol. 34, no S1, Chicago, janvier 2016.
(3) Bob Davis et Dante Chinni, « America’s factory towns, once solidly blue, are now a GOP haven », et Bob Davis et Jon Hilsenrath, « How the China shock, deep and swift, spurred the rise of Trump », The Wall Street Journal, respectivement 19 juillet 2018 et 11 août 2016.
(4) Cité par Adam Tooze, Crashed : How a Decade of Financial Crises Changed the World, Penguin Books, New York, 2018.
(5) John Lanchester, « After the fall », London Review of Books, vol. 40, no 13, 5 juillet 2018.
(6) Jack Dion, « Les marchés contre les peuples », Marianne, Paris, 1er juin 2018.
(7) Yanis Varoufakis, Adults in the Room : My Battle With Europe’s Deep Establishment, The Bodley Head, Londres, 2017.
(8) Pierre Moscovici, Dans ce clair-obscur surgissent les monstres. Choses vues au cœur du pouvoir, Plon, Paris, 2018.
(9) Lire Frédéric Lordon, « Le jour où Wall Street est devenu socialiste », Le Monde diplomatique, octobre 2008.
(10) « Jean-Claude Trichet : “Nous sommes encore dans une situation dangereuse” », Le Monde, 14 septembre 2013.
(11) Adam Tooze, Crashed, op. cit.
(12) Drew Hinshaw et Marcus Walker, « In Orban’s Hungary, a glimpse of Europe’s demise », The Wall Street Journal, 9 août 2018.
(13) Lire Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, « La nouvelle vulgate planétaire », Le Monde diplomatique, mai 2000.
(14) « Prime minister Viktor Orbán’s speech at the 25th Bálványos Summer Free University and Student Camp », 30 juillet 2014.
(15) Michael Ignatieff et Stefan Roch (sous la dir. de), Rethinking Open Society : New Adversaries and New Opportunities, CEU Press, Budapest, 2018.
(16) Éric Le Boucher, « Le salut par l’éthique, la démocratie, l’Europe », L’Opinion, Paris, 9 juillet 2018.
(17) Cité par Michael Steinberger, « George Soros bet big on liberal democracy. Now he fears he is losing », The New York Times Magazine, 17 juillet 2018.
(18) « Francis Fukuyama : “Il y a un risque de défaite de la démocratie” », Le Figaro Magazine, Paris, 6 avril 2018.
(19) Thomas Frank, « Four more years », Harper’s, avril 2018.
Publié le 06/11/2018
Moins de droits, moins de salaire, même métier : les réalités du travail gratuit (ou presque)
Par Vittorio Callegari (site regards.fr)
Garantie Jeunes, service civique, volontariat, bénévolat, stage : le sous-emploi et le travail précaire gagnent du terrain en France.
Tandis que le travail salarié se raréfie, l’activité réduite – non comptabilisée dans le taux de chômage – et le travail gratuit se développent, eux, de manière exponentielle. Le travail gratuit comme le bénévolat et les stages, ou semi-gratuit comme le volontariat s’ajoutent à d’autres formes de travail précaires déjà très répandues comme l’intérim ou le travail indépendant pour des plateformes de services (Deliveroo, Uber…). Tous ces statuts se substituent au graal du Contrat à Durée Indéterminée (CDI) et au salariat en général, pour constituer une galaxie d’opportunités peu réjouissantes.
Dès lors, lorsque Emmanuel Macron invite Jonathan Jahan, jeune horticulteur en recherche d’emploi, à traverser la rue pour trouver du travail, il y a toutes les chances pour que ce travail soit des plus précaires. Le jeune homme en question a d’ailleurs trouvé une mission d’intérim en tant que cariste après avoir vraisemblablement essuyé tous les refus attendus de l’autre coté de la rue.
Ce qui transparait également de la petite phrase du président de la République, c’est que les chômeurs ne fournissent pas les efforts nécessaires pour demeurer en activité. Ces efforts ne ressemblent pas alors, selon Emmanuel Macron, à des sacrifices puisqu’il ne s’agit que de « traverser une rue ». Se dessine derrière cette réflexion, l’idée d’un bon citoyen qui ne « plaindrait » pas, pour reprendre une expression que notre Président affectionne, et qui accepterait sa condition de précaire.
L’engagement, ça ne se compte pas
Il existe justement une forme de contrat toute trouvée qui justifie l’acceptation de la précarité par l’engagement citoyen : c’est le contrat de service civique. Un dispositif lancé en 2010 par le haut commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté des gouvernements Fillon I et II, Martin Hirsch, qui était déjà à l’origine du Revenu de Solidarité Active (RSA) qui a remplacé le Revenu Minimum d’Insertion (RMI) et qui, selon lui, était une « barrière à l’emploi » – comprendre favorisait l’assistanat. Seulement le RSA n’est accessible que pour les personnes de plus de 25 ans… Pour les plus jeunes qui n’ont pas atteint la majorité sociale, une seule solution pour pouvoir survivre : le service civique.
Les jeunes, souvent suspectés d’oisiveté et n’ayant jamais assez contribué à l’effort global de la société, sont donc sommés de s’engager afin d’essayer de vivre décemment. Au jeune, il est toujours demandé des contreparties et autres témoignages de bonne conduite citoyenne s’il veut pouvoir toucher un minimum pour vivre.
C’est d’ailleurs la même philosophie qui gouverne la mise en place, dès 2013, de la Garantie Jeunes, pensée comme « une mise en action du jeune » (comprendre du « jeune oisif »). Sur la brochure explicative du ministère du Travail, on cite une directrice de mission locale qui parle de « contrat de confiance avec le jeune » (comprendre du « jeune suspect ») qui doit « en contrepartie, s’investir et en accepter les règles et contraintes ». Et de faire un petit encadré sur les idées reçues rappelant que la Garantie Jeunes n’est pas une « simple allocation ».
La précarisation des jeunes à l’oeuvre
Si la Garantie Jeunes n’est pas une « simple allocation » et s’inscrit dans une politique de l’emploi, le service civique n’est pas un dispositif censé se substituer à un emploi ou à un stage. Quand la Garantie Jeunes relève du code du travail, le service civique répond, lui, du code du service national : il s’agit donc d’un engagement volontaire dans un projet d’intérêt général dont la réalisation ne s’inscrit pas dans un rapport de subordination avec le tuteur.
C’est précisément ce que conteste vivement Florian Martinez, porte-parole du syndicat Action pour les salariés du secteur associatif (ASSO), branche de l’Union syndicale Solidaires, qui rappelle que « les volontaires assurent au sein des associations tout un tas de missions qui vont de la communication, de l’organisation d’évènements à la recherche de financements. Des tâches qui s’effectuent fatalement dans un cadre de subordination et qui devraient s’inscrire dans un contrat de travail. »
Chez les jeunes concernés par le dispositif, la dimension d’engagement citoyen n’est pas évidente non plus : ils font plutôt face à la nécessité d’avoir un minimum de revenus et acceptent des sacrifices aujourd’hui dans la perspective d’un hypothétique emploi demain. Mais il apparait très difficile pour eux de faire requalifier leur service civique en contrat de travail.
Travail déguisé
Florence Ihaddadene, sociologue spécialiste du monde associatif, évoque même un « contrat de service civique complètement verrouillé qui empêche tout recours devant les tribunaux pour le faire requalifier ». En effet, tout litige autour du service civique passe par le tribunal administratif et non par les prud’hommes. Le tribunal administratif ne s’est jamais dessaisi au profit des prud’hommes et les affaires concernant le service civique qu’il a eu à traiter concernaient des cas de harcèlement mais jamais de travail déguisé.
La sociologue ajoute également que « les services civiques et les statuts précaires d’une manière générale ont de toute façon ni les moyens ni le temps d’avoir recours aux tribunaux. De plus, dans des périodes assez raccourcies, ils sont amenés à changer de statut et à basculer dans le chômage ou dans d’autres formes de sous-emploi et ne se lancent donc pas dans une procédure longue et fastidieuse à propos du service civique en particulier ».
Les syndicats traditionnels ont également du mal à aborder la question du service civique et à venir en aide aux volontaires. Lorsqu’un représentant d’ASSO au Conseil économique, social et environnemental (CESE) fait remarquer qu’ils sont les seuls à avoir des volontaires dans leur organisation, « les représentants de la CGT et de la CFDT répondent qu’ils en ont eux aussi, confondant le fait d’accueillir des missions de service civique et avoir des adhérents au syndicat qui sont sous statut de service civique par ailleurs ».
« Le service civique est peut-être le dispositif le plus abouti du projet néolibéral »
D’une manière générale, les volontaires ne constituent pas la clientèle électorale des syndicats puisqu’ils ne participent pas aux élections professionnelles pour les délégués syndicaux. Ce droit est réservé aux salariés qui sont dans une même organisation depuis au moins un an. De plus, dans le secteur associatif qui concentre une bonne partie des services civiques, Florian Martinez nous rappelle que « le taux de syndicalisation y est historiquement bas et que de toute façon, les services civiques travaillent souvent seuls dans des petites structures, ce qui ne permet pas, en plus des autres contraintes, de s’organiser collectivement ».
Cette reconnaissance impossible des droits et du travail du volontaire, ajoutée à une indemnité qui le maintient bien en dessous du seuil de pauvreté, fait dire au porte-parole d’ASSO que « le service civique est peut-être le dispositif le plus abouti du projet néolibéral ». Il convient dès lors, selon lui, d’en demander l’abrogation pure et simple.
L’abrogation du service civique a été d’actualité récemment avec le projet d’Emmanuel Macron d’instaurer le Service National Universel (SNU). Seulement, la dimension obligatoire d’un mois de ce nouveau service rencontre l’opposition de la plupart des fédérations d’associations et associations de jeunesse. Il est probable, de façon plus globale, que les associations ne chercheront pas à obtenir l’abrogation du statut étant donné qu’elles n’ont jamais cessé de voir leurs subventions se réduire et qu’elles dépendent désormais de ces volontaires précaires pour assurer leurs missions.
Remplacer les fonctionnaires par des services civiques ?
Une mobilisation contre le service civique est peut-être plus envisageable dans l’Education nationale où l’abus de services civiques devient inquiétant. Les rectorats proposent des milliers de missions en service civique et certaines taches proposées remplacent explicitement des salariés ou des fonctionnaires, comme le dispositif Devoirs faits qui prévoit d’encadrer des élèves pendant un temps consacré à leurs devoirs.
Plus grave encore et signe d’un cynisme sans bornes des gouvernants et des administrations, les services civiques dans le secteur éducatif servent désormais à pallier la pénurie de personnel – pénurie organisée puisqu’évidement les budgets de l’Education nationale sont rabotés et que les emplois (salariés) aidés, eux aussi très répandus dans le secteur, sont désormais supprimés. Le syndicat Sud-Éducation Grenoble révélait d’ailleurs récemment une lettre des services académiques à ce propos : en réponse à l’inquiétude d’un établissement qui ne pouvait plus assurer certaines tâches du fait d’un emploi-aidé supprimé, la lettre de la DASEN répondait que les « tâches en question sont précisément celles pour lesquelles un service civique aurait toute sa place ».
Une représentante de Sud-Education souligne ainsi que « le pire dans tout cela, c’est de confondre un statut censé aidé un projet personnel qui s’inscrit dans l’intérêt général avec un emploi salarié qui effectue une mission de service public. Cela démontre le peu de considération qu’ont les dirigeants pour ce service public ».
À l’heure où Édouard Philippe annonce une énième réforme de la fonction publique et que dans le même temps Emmanuel Macron dévoile son projet de Service National Universel pour la jeunesse, il va falloir redoubler d’efforts pour la défense d’un service public de qualité c’est-à-dire assuré par des agents avec un statut protecteur. Les associations comme les chercheurs l’affirment : il faut cesser de penser les politiques d’insertion des jeunes avec des régimes dérogatoire au code du travail. Le meilleur moyen d’aider les jeunes est de leur accorder les mêmes droits et les mêmes aides – sinon plus – qu’au reste de la population.
Publié le 05/11/2018
Macron, un économiste stupide ? Ou
de classe...
de : Allain Graux (site bellaciao.org)
Emmanuel Macron s’est engagé à baisser les dépenses publiques de 3 points de PIB, les prélèvements obligatoires de 1 point et la dette publique de 5 points d’ici la fin du quinquennat, soit de 60 milliards d’euros.
Lors du quinquennat de François Hollande la dette publique s’est creusée de 341,6 milliards d’euros. Et qui était le principal ministre de l’économie sous François Hollande ? N’était-ce pas un certain Macron ?
La dette
On pourrait légitimement le penser quand il prétend imposer – c’est le mot juste qui convient – une politique visant à rembourser la dette publique au terme du quinquennat présidentiel.
Car n’est-ce pas légitime de rembourser ses dettes, en bon père de famille, en bon gestionnaire du budget de l’Etat, comme s’il s’agissait d’une entreprise ?
La dette publique
Tout d’abord qu’est-ce que la dette publique ? C’est l’ensemble des engagements financiers pris sous formes d’emprunts par un Etat, ses collectivités publiques et ses organismes qui en dépendent directement (certaines entreprise publiques, les organismes de sécurité sociale, etc.). L’Etat emprunte, sur le marché privé auprès des banques, fonds de pension, organismes financiers, pour financer le déficit budgétaire de ses dépenses publiques (déficit public), lorsque les recettes fiscales, les produits (entreprises nationales), sont inférieurs aux dépenses : traitements des fonctionnaires, éducation, santé, défense, transports, etc...
En France, la dette cumulée s’élève à environ 2 000 milliards d’€ ; ce qui n’est pas considérable au regard du patrimoine qui s’élève à 12 000 milliards. La moitié du patrimoine des Français (5 000 milliards) est constitué de biens immobiliers, donc impossibles à transférer dans un autre pays. C’est d’ailleurs pourquoi les marchés financiers nous offrent des taux d’intérêt extrêmement faibles.
En France, nous avons donc un actif public plus élevé que notre passif et par conséquent, nos enfants et petits-enfants, collectivement, n’hériteront pas d’une dette mais d’un patrimoine net !
Même si le montant global de la dette privée des Français (130 % du PIB) est plus élevé que celui de la dette publique : 4200 milliards. Là, tout dépend de la situation personnelle de chacun. Mais pour l’Etat français, pas de souci !
Quand vous achetez un logement, vous empruntez, généralement sur 25 ans, disons 200 000 €. Avec un revenu annuel du ménage de 32 000 €, soit un rapport de :...625% !!! L’Etat, lui, n’a pas de limite temporelle pour rembourser, il ne meurt pas. Le Trésor britannique a terminé de rembourser une dette en 2015, pour des obligations émises en 1720...Alors, 80 ou 100 % de dette par rapport au PIB, cela ne signifie rien d’alarmant pour un Etat. Les Etats-Unis, le Japon, l’Italie, ont des dettes publiques bien plus importantes que la dette française. Sont-ils faillis pour autant ?
Les crises économiques : proviennent-elles de la dette privée ou publique ?
Un exemple : l’Espagne, très bon élève de l’UE avant cette date, avec seulement 40 % de dette publique, mais 317 % de dettes privées, à cause des emprunts pour l’immobilier. Des prêts à des gens qui n’avaient pas la capacité de rembourser, ni par les revenus, ni par le patrimoine. Il en était de même aux Etats-Unis, où on a encouragé à prêter sans compter et sans garanties suffisantes. Bush préférait ce système, en pensant que le marché régulerait tout ça, plutôt que d’augmenter les salaires. Ce fut le fameux système des subprimes dont vous connaissez la suite : une crise économique mondiale, la deuxième plus importante après celle de 1929. C’est ce système, avec ses dérives financières, la spéculation dans laquelle se sont impliquées les banques avec des produits pourris, qui a provoqué la crise. Et ce sont les Etats qui sont intervenus, augmentant la dette ...publique ! En France, elle était de 65% en 2007, en 2009 elle est passée à 79%...
Quelles mesures furent prises pour remédier à cela ?
Des mesures d’austérité : baisse des impôts pour les riches, baisse des prestations sociales pour compenser le manque de recettes fiscales. Ce qui provoqua la baisse de la consommation et de la croissance économique, le chômage. Et...accrût le déficit public !!! Et, malgré l’échec d’une politique libérale qui ne marche pas, ça continue...
N’aurait-on pas dû nationaliser les banques coupables, à moindre frais en période de crise ?
Séparer les activités de dépôt des activités financières ?
Accepter un peu d’inflation pour réduire la valeur de la dette ?
Aux Etats-Unis, utiliser l’excédent budgétaire, en 2000, au lieu de baisser les impôts des riches ; ce qui transforma l’excédent en déficit.
Si la dette publique est un problème, alors pourquoi les gouvernements successifs ont-ils baissé de 130 milliards d’€ les impôts entre 2000 et 2010 ? Se privant ainsi des recettes nécessaires pour ne pas augmenter le déficit...
Pourquoi l’UE ne prend-elle pas de mesure pour supprimer les paradis fiscaux au sein même de l’Europe ? Là, où s’échappent les produits de la fraude fiscale (21 milliards en France en 2015)...
Pourquoi Macron veut-il baisser les impôts – en priorité pour les riches (suppression de l’ISF, CICE, pacte de responsabilité, etc...) ? Il préfère dénoncer les fraudes aux prestations sociales (677 millions : 0,2 %) pour baisser l’allocation chômage et autres aides sociales.
Les prestations sociales : chômage, santé, retraites, handicap, ce n’est pas de l’assistanat, c’est un droit.
La stigmatisation du modèle social français hérité de la Résistance, des acquis sociaux de la Libération, a pour but de réduire la place de l’Etat et offrir au secteur privé la manne financière de services publics sur lesquels les compagnies d’assurances, les banques, les financiers lorgnent depuis longtemps.
Le privé fait-il mieux que le public ? A vous de juger
Le modèle social représente les institutions ayant pour but de protéger les Français : la sécurité sociale contre la maladie et les accidents, le droit du travail contre les excès du capital, le salaire minima, l’accès à l’éducation. Ajoutons les entreprises publiques pour assurer le chauffage, les transports, les communications, la distribution de l’eau et de l’électricité.
Baisser les cotisations sociales, les impôts pour augmenter les revenus de quelques euros, n’est-ce pas fallacieux ? Alors que par ailleurs tout augmente : le gaz (entièrement privatisé), le carburant, le fioul, la poste, l’électricité, les transports (tarifs TGV...), remettant en cause les principes d’égalité et d’équité, pour tous et en tous lieux. Et que les prestations sociales diminuent.
A cette politique, il y a une alternative...
Allain Graux
Publié le 04/11/2018
Climat, énergie: en France, des petits pas... en arrière
Par christophe Gueugneau (site mediapart.fr)
Le gouvernement devrait annoncer ces prochaines semaines sa feuille de route énergétique pour les prochaines années et jusqu'en 2028. Les ONG sont inquiètes alors que les premiers indices montrent une ambition à la baisse. La France ne respecte même pas ses objectifs initiaux ; or la COP24, en décembre, devait être l'occasion de les relever.
Le champion de la Terre Emmanuel Macron hésiterait-il à remettre son titre en jeu ? Annoncée pour la fin octobre, la feuille de route énergétique du gouvernement pour les prochaines années et jusqu'en 2028 (la mise à jour de sa stratégie nationale bas-carbone) ne devrait finalement être dévoilée qu'à la mi-novembre, à quelques semaines de la COP24, le grand rendez-vous international du climat qui se tient cette année en Pologne. D’ici là, un ensemble d’indices tendent à montrer que l’ambition française en la matière a du plomb dans l’aile.
Sous le précédent quinquennat, la signature à l’arraché de l’accord de Paris, lors de la COP21 en 2015, avait placé la France en bonne position diplomatique sur le sujet. Après l’élection de Donald Trump aux États-Unis, Emmanuel Macron et son fameux « Make our planet great again » pouvaient laisser penser que la France entendait poursuivre son rôle moteur.
Quelques semaines après la parution du rapport spécial du GIEC qui avertissait que la politique des petits pas était une impasse, la France n’a pas l’air de vouloir accélérer. Bien au contraire.
Les faits d’abord. Selon une enquête de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), la France est non seulement loin de respecter ses objectifs de diminution de gaz à effet de serre, mais elle voit en plus ces émissions repartir à la hausse.
Tous les signaux sont au rouge. Selon la dernière évaluation officielle de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC, mise en place par la loi de transition énergétique votée lors du précédent quinquennat), en 2016, les émissions de gaz à effet de serre ont dépassé le plafond annuel indicatif de + 3,6 %. Tous les secteurs sont concernés : + 6 % dans le transport, + 11 % dans le secteur du bâtiment, + 3 % dans le secteur agricole.
Aucune évaluation officielle n’est en ligne concernant 2017, mais le Réseau Action Climat (RAC), associé au CLER (Réseau pour la transition énergétique), a mis en ligne un observatoire climat-énergie sur lequel on peut voir que la situation a encore empiré : + 10,6 % pour les transports, + 22,7 % pour le bâtiment et + 3,2 % pour l’agriculture.
Précision : les trajectoires de réduction d’émissions prévues sont elles-mêmes en deçà des engagements de la France lors de la COP21, ces engagements que chaque pays est censé encore renforcer lors de la COP24 en décembre. La France n’est pas la seule dans ce cas : selon une étude récente, seuls 16 des 197 signataires de l’accord de Paris ont défini un plan d’action climatique qui permette d’honorer leur engagement.
Le pays prend du retard dans les grandes lignes, donc, mais il peine aussi dans les détails. L’autorisation accordée à Total de forer au large des côtes guyanaises, la poursuite du projet de Grand contournement ouest à Strasbourg et celui de l’autoroute A69 (entre Castres et Toulouse) inscrivent la politique d’Emmanuel Macron dans une trajectoire passéiste. Sans oublier l’appui de la France à l’Allemagne, lors du dernier conseil européen des ministres de l’environnement, le 8 octobre, pour obtenir un accord a minima sur l’objectif de réduction des émissions des véhicules pour 2030. Et ce alors qu'une étude de l'Agence européenne de l'environnement vient de montrer que la pollution était responsable de 422 000 décès prématurés en Europe en 2015.
Les intentions à présent. Dimanche, le JDD publiait un « document de travail » émanant a priori de Bercy, ou de l’Élysée, ayant pour objet la « politique industrielle de l’énergie ». Cette note vient compléter la réflexion en cours sur la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), un sous-document de la stratégie nationale bas-carbone. Si la seconde concerne de manière large la politique climatique de la France, la première vise plus particulièrement le secteur de l’énergie, sa production et sa consommation.
Le document publié se concentre sur la politique industrielle. « Globalement, c’est un document très techno, explique Anne Bringault du CLER et du RAC, qui oublie totalement la rénovation des bâtiments, les transports en commun ou même le vélo. » Or, souligne Célia Gautier de la Fondation pour la nature et l’homme (FNH), « le retard pris dans les secteurs du bâtiment, des transports, ou de l’agriculture devrait nous conduire à mettre les bouchées doubles ».
Les associations ont également bondi à la lecture du document sur le point précis du nucléaire. Non seulement le document n’aborde plus la question de la fermeture des centrales vieillissantes, mais il propose de lancer « un programme de recherche sur la prolongation de la durée de vie et l’optimisation du parc existant » tout en construisant « une nouvelle série de X réacteurs ».
Pour Célia Gautier, la construction de nouveaux réacteurs serait « une absurdité économique », car cette énergie n’est plus aujourd’hui « compétitive » par rapport aux énergies renouvelables. « Il faudra bien à un moment décider ce qui viendra après le nucléaire. Le gouvernement doit apporter des réponses et cesser d’utiliser l’urgence absolue posée par la crise climatique pour sauver cette filière », ajoute-t-elle.
Les associations sont d’autant plus inquiètes que, même à considérer que cette note ne poserait que des pistes de réflexion, le dernier point d’étape, cet été, de la préparation de la PPE et de la SNBC les avait déjà laissées sur leur faim. « On a beaucoup parlé, en juillet, de la distance moyenne par rapport aux stations-service, ça semblait beaucoup les préoccuper, dans les ministères. Mais en revanche, ils n’ont rien dit sur la PPE », raconte Anne Bringault.
Sur son blog de député, l'élu LREM Matthieu Orphelin, écologiste proche de Nicolas Hulot, réclame une PPE « ambitieuse ». Il y prône notamment un « rythme de fermeture d’au moins un réacteur nucléaire par an dès 2022, et de deux par an dès que possible ». Et le député du Maine-et-Loire de conclure : « Alors que la France ne respecte pas 8 des 9 engagements climatiques qu’elle s’est elle-même fixés, l’urgence est là et la réponse politique doit être à la hauteur ! »
Il reste environ deux semaines au gouvernement pour préparer une PPE et une SNBC qui soient à la hauteur. Deux mois pour avoir une volonté et des actes à afficher lors de la COP24. Deux ans pour sortir de la politique des petits pas et lancer un vrai tournant écologique en phase avec le dernier rapport du GIEC.
Publié le 03/11/2018
Macron extérieur nuit
Pierre LEVY (site legrandsoir.info)
Au moins, c’est cohérent. A la politique économique et sociale d’Emmanuel Macron, qui suscite colère et mécontentement croissants, correspond l’action extérieure du président, tout aussi nuisible. Quatre exemples tirés de l’actualité la plus récente illustrent cette réalité, que ne pourra pas masquer l’opération marketing prévue le 11 novembre...
L’Elysée vient ainsi de mettre tout son poids dans la balance pour que la Rwandaise Louise Mushikiwabo soit portée à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Cette ancienne professeur d’anglais, elle-même de langue maternelle anglaise, est une très proche du président rwandais Paul Kagamé. En 2010, ce dernier s’illustra en remplaçant la langue de Molière par celle de Shakespeare dans l’enseignement national, et fit raser en 2014 le centre culturel français de Kigali. En outre, M. Kagamé est connu pour être, en Afrique, l’un des chefs d’Etat les plus engagés pour relayer les menées impérialistes. Quant à sa conception des droits de l’Homme, elle déclencherait des cris d’orfraie à Paris si elle émanait de dirigeants sous d’autres latitudes. L’éloge macronien de la « francophonie ouverte » (sic !) sert ici une sombre bascule géostratégique anglo-saxonne.
Deuxième terrain : l’Arabie saoudite. On n’ose imaginer la crise immédiate qu’aurait déclenchée la liquidation programmée d’un opposant à Vladimir Poutine dans les locaux du consulat russe à Paris, par exemple. Eh bien, il aura fallu dix jours avant que le Quai d’Orsay ne demande à la pétromonarchie de droit divin – en s’excusant presque – quelques « éclaircissements » sur le journaliste saoudien « disparu » dans les locaux du consulat de ce pays à Istanbul. Pas question de fâcher le jeune autocrate et tête brûlée qui tient de fait les rênes à Riyad, Mohammed Ben Salman, celui-là même qui entretient une guerre sanguinaire et sans fin contre le malheureux Yemen – avec les armes occidentales, françaises en particulier.
Par ailleurs, Paris a été, le 15 octobre, l’une des capitales européennes visitées par le président sud-coréen Moon Jae-in, qui se démène pour contribuer, avec son homologue du Nord, à faire baisser les tensions dans la Péninsule – un enjeu décisif pour la sécurité internationale. Alors que M. Moon a plaidé pour que la France fasse un geste confortant la Corée du Nord dans sa volonté de poursuivre le dialogue, il s’est heurté à une fin de non-recevoir. La France est le dernier pays de l’UE à n’avoir pas de relations diplomatiques avec Pyongyang. Et entend le rester.
Il y a enfin le dossier Brexit. Officiellement, les Vingt-sept affichent leur « unité » dans les négociations face à Londres. Mais en coulisses, le président français s’affiche comme le plus vindicatif des dirigeants européens. Peut-être est-ce du fait du caractère présidentiel arrogant que décrivent certaines gazettes ; on peut aussi y voir une angoisse : celle que l’envie de sortir de l’UE ne fasse école, en France en particulier.
Certes, la politique extérieure d’Emmanuel Macron se situe plus dans la continuité que dans la rupture avec ses prédécesseurs. Le problème est qu’elle prend place dans un monde marqué par des tensions croissantes, et renforce celles-ci. Des manœuvres militaires d’ampleur sans précédent se succèdent et se répondent. Des pays de l’UE – les Pays-Bas encore tout récemment – réclament de nouvelles dispositions contre Moscou, s’appuyant sur de bien étranges (et bien fragiles) accusations d’espionnage et de cyberguerre.
De son côté, la (novice) représentante américaine à l’OTAN a envisagé le 2 octobre de « dégager » (« take out ») certains missiles installés par les Russes sur leur propre sol, avant de devoir préciser précipitamment qu’elle avait été mal comprise. Surtout, Washington vient d’annoncer son intention de se retirer du traité signé en 1987 avec Moscou visant à éliminer les missiles à portée intermédiaire. Le très belliqueux conseiller John Bolton plaide, quant à lui, pour remettre également en cause les accords (1991/1993) sur les missiles nucléaires à longue portée.
Cette posture est particulièrement dangereuse, a alerté la Russie. Même pendant la guerre froide, les dirigeants américains faisaient rarement preuve d’autant d’irresponsabilité dans une matière aussi explosive. Des spécialistes commencent du reste à analyser des scénarios de guerre nucléaire limitée.
Le « réchauffement » géopolitique n’est sans doute pas (encore ?) entré en alerte rouge. Mais il serait temps de passer en vigilance orange.
Au moins.
Pierre Lévy,
rédacteur en chef du mensuel Ruptures
Publié le 02/11/2018
L’Amazonie, convoitée par l’agrobusiness et l’industrie minière, en danger imminent avec l’élection de Bolsonaro
par Rachel Knaebel (site bastamag.net)
Le nouveau président brésilien élu ce 28 octobre a multiplié les annonces visant directement l’Amazonie, les défenseurs de l’environnement et les communautés autochtones. Jair Bolsonaro veut la fin des démarcations de terres indigènes et ouvrir de larges zones de forêts à l’exploitation minière et à l’agrobusiness, des secteurs économiques qui ont appuyé sa candidature. Si l’élection de Bolsonaro, et la violence qu’il attise par ses discours, constituent une menace directe pour la vie des communautés locales, l’avenir de l’Amazonie nous concerne tous : l’accélération de sa destruction aura de lourdes conséquences sur l’équilibre climatique de la planète.
« Bolsonaro est une menace pour la planète », prévenait entre les deux tours de l’élection brésilienne la journaliste brésilienne Eliane Brum dans les colonnes d’El Pais Brasil. Parce que le nouveau président du Brésil, Jair Bolsonaro, ancien militaire, élu dimanche 28 octobre avec 55 % des suffrages exprimés, menace la démocratie dans le cinquième plus grand pays du monde. Mais aussi parce qu’il représente un danger direct pour le climat, et donc, pour le monde entier.
Le nouveau président élu – qui doit entrer en fonction en janvier – a déjà annoncé qu’il voulait retirer le Brésil de l’Accord de Paris sur le climat. Avant de tempérer ce refus : le Brésil respecterait l’Accord de Paris si on lui laissait les mains libres sur l’Amazonie. C’est bien là le cœur de son programme en matière de destruction de l’environnement : le politicien d’extrême droite a multiplié les déclarations qui laissent craindre le pire pour l’Amazonie brésilienne, ses forêts et ses réserves d’eau douce.
Le programme de Bolsonaro prévoit la mise sous tutelle de l’environnement par le ministère de l’Agriculture. Cette « fusion » aura pour conséquence de soumettre encore davantage la défense de l’environnement aux intérêts de l’agrobusiness, puissant secteur économique au Brésil. De vastes cultures de soja – souvent OGM, exportées ensuite vers l’Amérique du Nord et l’Europe – remplacent progressivement l’écosystème amazonien et participent à la déforestation.
Violences contre les agences de protection de l’environnement
Bolsonaro soutient aussi l’ouverture de larges zones de l’Amazonie à l’exploitation minière. Il conteste les mesures de protection des terres indigènes et des quilombolas, ces communautés de descendants d’esclaves affranchis. Les députés et sénateurs dits « ruralistes » élus au parlement comptent sur le nouveau président pour défendre leurs intérêts face aux communautés amérindiennes et aux dépens de l’intérêt général de la planète.
Quelques jours avant l’élection présidentielle, ce groupe d’élus issu de différents partis de droite qui représentent l’agrobusiness au parlement brésilien, avait officiellement annoncé son soutien à Bolsonaro. Suite aux élections législatives du 7 octobre, les élus ruralistes peuvent désormais compter sur 115 députés et sénateurs. Sans oublier les nouveaux élus du parti de Bolsonaro, le PSL, qui est devenu le deuxième groupe politique à la chambre des députés avec 52 élus, juste derrière celui du Parti des travailleurs (gauche).
« C’est une crise totale pour l’Amazonie, juge Christian Poirier, directeur de l’ONG Amazon Watch. Pendant la période électorale, il y a déjà eu un effet Bolsonaro, avec une augmentation de 40 % du déboisement dans la forêt amazonienne. Les mafias du bois ou les orpailleurs illégaux se sentent déjà tout permis depuis un moment, avec cette perspective d’avoir Bolsonaro comme président. Ils pensent qu’ils peuvent agir impunément. Et de fait, Bolsonaro a annoncé qu’il interdirait aux agences environnementales de punir les déboisements illégaux. »
Entre les deux tours, le 20 octobre, des agents de l’agence fédérale de protection de l’environnement Ibama (Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles) ont été agressés dans la région du Rondônia, pendant une opération de lutte contre la déforestation illégale. Leurs voitures ont été brûlées. La veille, des agents de l’Institut de conservation de la biodiversité (l’ICMBio, Instituto Chico Mendes de Conservação da Biodiversidade) avaient été victimes d’une embuscade dans l’État du Pará, lors d’une opération de contrôle de la déforestation.
« L’agrobusiness attend qu’un Bolsonaro détruise les protections environnementales »
Déjà plus de 20 % de la forêt amazonienne – dont près des deux tiers se trouvent au Brésil – a été détruite, alors que la zone joue un rôle essentiel dans la régulation du climat mondial. Dans le bassin du fleuve Xingu, l’une des zones les plus convoitées à l’Est de l’Amazonie, plus de 100 000 hectares de forêt ont été rasés en dix mois, soit l’équivalent d’un département comme le Val d’Oise [1]. Avec Bolsonaro au pouvoir, cette déforestation risque de prendre des dimensions bien plus dévastatrices et rapides. Avec des effets potentiellement dramatiques sur les populations locales, et le climat mondial.
« Bolsonaro a dit qu’il voulait en finir avec les démarcations de terres indigènes. Mais il veut aussi ouvrir à l’exploitation minière et à l’agrobusiness de larges zones de l’Amazonie protégées pour des raisons environnementales », souligne Christian Poirier. L’an dernier, le gouvernement de Michel Temer, le président intérimaire (droite) avait déjà tenté d’ouvrir à l’exploitation minière, par simple déchet, un parc naturel de l’Amazonie aussi large que la Suisse (voir notre article). Il avait été obligé de reculer face aux protestations et à une décision de justice. « Je ne pense pas que Bolsonaro sera sensible à ce type de pressions. Ils se sent totalement libre d’attaquer ce type de réserves naturelles, craint Christian Poirier. Il veut exploiter l’Amazonie avec les Nord-américains. Il y a déjà une entreprise canadienne qui souhaite exploiter de l’or en Amazonie, des multinationales de l’agrobusiness sont aussi sur les rangs. Ils attendent qu’un Bolsonaro détruise les protections environnementales. »
Les populations autochtones « en danger »
Les populations locales d’Amazonie sont déjà les premières exposées aux conséquences environnementales des grands projets énergétiques, comme le barrage du Belo Monte (lire le dossier de notre Observatoire des multinationales), ou miniers, comme le projet de mine d’or de Belo Sun, une entreprise canadienne. Des cas réguliers de pollutions de l’eau sont déjà constatés de la part d’entreprises industrielles et minières européennes, comme la française Imerys et la norvégienne Norsk Hydro (lire notre article « Polluées, menacées, déplacées : ces communautés amazoniennes aux prises avec des multinationales européennes »). Ces atteintes déjà graves à l’environnement risquent bien de se multiplier.
« Bolsonaro a annoncé la reprise des projets de barrages hydroélectriques, alors qu’ils avaient été suspendus. Cela aussi est très inquiétant », souligne Gert-Peter Bruch, de l’ONG Planète Amazone. « Certes, pour la première fois à des élections présidentielles, il y avait une candidate indigène à la vice-présidence [Sonia Guajajara, aux côté de Guilherme Boulos, pour le parti de gauche PSOL], et une députée indigène élue au Congrès [Joênia Wapichana, élue pour le parti écologiste Rede]. Mais les luttes indigènes subissent de plus en plus la répression depuis la destitution de l’ancienne présidente Dilma Roussef. Les processus de démarcation des terres indigènes sont au point mort. Cette année, on devrait commémorer les 30 ans de la constitution brésilienne de 1988, constitution qui permet aux populations autochtones de se faire entendre. Mais aujourd’hui, avec l’élection de Bolsonaro, cette constitution est en danger. » Et les droits des populations indigènes avec elle.
« Nous allons nous battre comme nous le faisons depuis 518 ans »
Le colistier de Bolsonaro, le général Hamilton Mourão, a déclaré pendant la campagne vouloir faire adopter une nouvelle constitution, sans assemblée constituante. Bolsonaro a aussi annoncé « en finir avec l’activisme environnemental », ne plus laisser « un centimètre de terre démarqué pour les réserves indigènes » tout en libéralisant le port d’armes (lire notre article à sujet). Cela risque fort de favoriser les attaques et assassinats contre les activistes amérindiens et les défenseurs de l’environnement. En 2017, 57 défenseurs de l’environnement et des terres indigènes avaient été assassinés au Brésil, la plupart dans les territoires amazoniens. Ce qui fait du Brésil, avant même l’élection de Bolsonaro, le pays le plus meurtrier en la matière [2].
« Nous craignions que la situation empire. Bolsonaro fomente la haine et la violence contre les populations indigènes, avec un discours qui nous accuse d’être un obstacle au développement, ignorant notre contribution à l’équilibre de l’environnement. Alors que nous savons que nos territoires aident à la stabilité climatique et que notre préservation de ces écosystèmes est bénéfique à tout le monde, a réagi dans une déclaration Dinamã Tuxá, coordinateur de l’Association des populations indigènes du Brésil (Apib). Son discours donne à ceux qui vivent autour des territoires indigènes le droit de pratiquer la violence et de tuer impunément. Bolsonaro représente l’institutionnalisation de la violence au Brésil. Nous allons résister à cette haine en protestant dans les rues et par la justice. Nous allons nous battre comme nous le faisons depuis 518 ans », et le début de la colonisation du Brésil par les Européens. « Bolsonaro représente le profil d’une grande partie des Brésiliens, qui n’acceptent pas les peuples indigènes », précise Luiz Eloy Terena, de l’Apib.
Pour Christian Poirier, d’Amazon Watch, c’est aussi aux Européens et aux Nord-Américains d’agir pour l’Amazonie : « Nous, Européens et Américains du Nord, nous avons une responsabilité. Nous devons envoyer un message clair aux acteurs de la déforestation en Amazonie. Il faut viser les gros acteurs du négoce de soja d’Amazonie, et s’adresser aux investisseurs pour qu’ils arrêtent de mettre de l’argent dans des activités qui détruisent l’Amazonie. Il faut un mouvement contre les investisseurs. »
Rachel Knaebel
Publié le 01/11/2018
« Les politiques migratoires actuelles ne sont pas rationnelles, elles sont juste électoralistes »
par Rachel Knaebel (site bastamag.net)
Le gouvernement italien multiplie les mesures xénophobes, visant les migrants et leurs soutiens. Dans les îles grecques et italiennes, les conditions de vie des personnes en exil, entassées dans des camps, sont épouvantables. La France rechigne à accueillir des migrants naufragés. La Méditerranée est-elle donc devenue une zone de non-droit ? Pourquoi l’Europe a-t-elle transformé sa frontière Sud en cimetière marin ? D’autres politiques sont-elles possibles, alors qu’il n’y a pas si longtemps, l’Europe était encore accessible sans visa ? Un groupe de chercheurs répond à ces questions dans l’ouvrage Méditerranée : des frontières à la dérive, qui vient de paraître aux éditions du Passager Clandestin. Entretien avec la géographe et sociologue Camille Schmoll.
Basta ! : La Méditerranée est devenue une « zone frontière », écrivez-vous dans l’ouvrage Méditerranée : des frontières à la dérive ? Comment et quand cela est-il arrivé ?
Camille Schmoll [1]. La Méditerranée est une zone frontière depuis longtemps. C’est avec la formation d’un espace de libre circulation européen, l’espace Schengen, que la frontière extérieure de l’Union européenne s’est renforcée. Dès les années 1990, avec l’entrée progressive d’un certain nombre d’États dans Schengen, se renforcent à la fois la frontière orientale de l’Union européenne, qui va se déplacer au fur et à mesure de l’inclusion des pays d’Europe centrale et orientale, et la frontière sud, qui est la mer.
Concrètement, l’Union européenne a progressivement fait pression sur les États du sud de l’Europe pour qu’ils instituent d’abord des visas. Rappelons que l’Italie a institué des visas d’entrée sur son territoire pour les ressortissants des pays non européens dans les années 1980 seulement ! C’est comme cela qu’on commence à filtrer les entrées. Au cours des années 1980 et 1990, les pays d’Europe du sud deviennent tout de même des pays d’entrée, des pays d’installation où les gens vont venir avec des visas et vont souvent rester, s’installer, être régularisés par la suite. Petit à petit, l’Union européenne va freiner ces opérations de régularisation. On se dirige vers une politique, si ce n’est répressive, en tous cas dissuasive pour les migrants. Et, comme on ne peut plus entrer avec un visa, on arrive par la mer, cette politique s’accompagne d’un renforcement de la frontière maritime. La création de l’agence Frontex en 2005, chargée de renforcer la surveillance des frontières, est une étape très importante.
Cette évolution a également généré un appareil de contrôle et de militarisation des frontières...
Oui, tout un dispositif de surveillance et de contrôle. La frontière entre le Maroc et l’Espagne – le détroit de Gibraltar – va devenir le lieu d’expérimentation de ce dispositif. C’est ici qu’on ferme une première route dans les années 2000, qui revient aujourd’hui sur le devant de la scène parce que les efforts contre les arrivées s’exercent en priorité sur la route du canal de Sicile. C’est l’histoire des flux en Méditerranée : quand on ferme une route, une autre s’ouvre, ou se rouvre, et les itinéraires ne cessent ainsi de se redéployer. La fermeture de la frontière à Gibraltar a donné naissance à une des premières grandes crises humanitaires en Méditerranée, la crise des cayucos – du nom donné aux embarcations des migrants – en 2006, lorsque des milliers de personnes ont alors commencé à traverser vers les Canaries.
Vous notez aussi le rôle de la pression européenne exercée sur la Libye, les États du Maghreb, pour qu’eux aussi durcissent leur législation migratoire…
Aujourd’hui, l’Europe a déplacé la pression en amont des routes. C’est l’externalisation du contrôle. On fait pression sur ce qu’on appelle les « pays tiers », pour qu’ils exercent eux-mêmes le contrôle de nos frontières. D’ailleurs, la coopération avec la Libye, de ce point de vue, remplit ses objectifs, puisque l’on constate une chute drastique des passages cette année dans le canal de Sicile : 21 000 passages contre environ 100 000 l’année dernière [2].
On parle beaucoup aujourd’hui de cette coopération entre l’Italie, l’Europe et la Libye, mais est-elle si nouvelle ?
Les accords bilatéraux avec la Libye ont une longue histoire. Il y a des pressions de l’Italie sur la Libye pour exercer un contrôle migratoire dès le début des années 2000. La raison pour laquelle les choses se compliquent dans les années qui suivent la chute de Kadhafi, c’est que cette collaboration n’existe plus. Auparavant, Kadhafi utilisait les migrants comme arme de négociation avec l’Union européenne. Dès qu’il se sentait en danger, il laissait passer des migrants pour faire pression sur l’Europe. Et en 2017, il y a eu le memorandum entre l’Italie et la Libye, qui a été salué par l’Union européenne.
Dans cette transformation de la Méditerranée en zone frontière, vous soulignez aussi le rôle des îles. Celles-ci, comme Lampedusa pour l’Italie ou Samos pour la Grèce, seraient devenues d’un côté des zones de rétention à grande échelle, mais de l’autre, également, des centres d’accueil et de solidarité citoyens ?
Les îles sont des laboratoires de dynamiques qui se développent aussi ailleurs. Sur les « hotspots » de réception des demandeurs d’asile qui ont été mis en place par l’Union européenne en 2015, un seul se trouve en Italie continentale, tous les autres sont sur des îles, italiennes et grecques, comme Samos, Lesbos, Lampedusa… Ce sont à la fois des lieux de tri et de contrôle. Mais l’itinéraire naturel n’amènerait pas forcément les gens à arriver sur les îles. Quand on observe la crise de solidarité qui se joue devant nous en Méditerranée depuis quelques mois, on a l’impression que le débouché naturel de ces bateaux de sauvetage des ONG, devrait être Malte, Lampedusa ou la Sicile.
En réalité, si les gens vont dans les îles, c’est parce qu’ils y sont acheminés. Il y a une volonté de concentrer la gestion des migrations dans les îles. C’est aussi, parfois, au service de stratégies politiques. Par exemple en 2011, Berlusconi a laissé pourrir la situation à Lampedusa en laissant les Tunisiens arriver après la révolution de Jasmin. 20 000 à 30 000 Tunisiens étaient alors bloqués sur l’île ! Et le gouvernement italien n’a rien fait pour les redistribuer ou les déplacer, parce que cela l’arrangeait de créer cet effet d’étouffement et de jouer sur l’urgence.
Aujourd’hui sur certaines îles grecques, l’urgence est produite par l’inertie politique. C’est le cas dans le camp de Moria, sur l’île grecque de Lesbos. La situation y est absolument épouvantable. Il y a des gens qui sont là depuis plusieurs années, des familles, des enfants, avec une urgence sanitaire et psychologique terrible, des violences de tous types, des situations inhumaines. On voit bien comment, là aussi, le gouvernement grec pourrait redistribuer ces populations, essayer de débloquer l’urgence, mais il y a une stratégie politique qui vise à mettre ces populations au ban, à les exclure.
C’est le sens de l’expression que vous utilisez d’« orchestration du spectacle de la frontière », une orchestration qui participe peut-être aussi à la formation d’un discours d’extrême-droite de refus violent des personnes migrantes ?
Avec certains géographes, nous parlons de « géographie de la peur ». La gestion des populations participe de cette géographie de la peur. Quand on décide de concentrer des populations en un lieu exigu, isolé, cela y contribue. Alors que ce sont des lieux où s’exprime aussi une solidarité, malgré, parfois, une rhétorique de l’insularité qui déclare « Nous sommes trop petits pour accueillir ». L’exemple typique de cette rhétorique, c’est Malte. Malte est parvenue, en pleine urgence migratoire, alors que l’Italie mettait en place l’opération Mare nostrum qui essayait de sauver les gens en Méditerranée, à rester complètement en dehors de la question. Encore aujourd’hui, Malte arrive à ce que, même pour les quelques bateaux qui accostent sur son territoire, les populations soient redistribuées vers d’autres pays européens. Malte a traversé toutes les années de crise migratoire sans accueillir personne ou presque.
Vous disiez que les formes d’accueil qui avaient eu lieu sur les îles s’essoufflaient un peu, mais on voit quand même des formes de résistance, des exilés eux-mêmes ou venant de la société européenne, qui sont impressionnantes. Comme les ONG, parfois lancées par de simples particuliers, qui vont en mer sauver les passagers des bateaux. Est-ce quelque chose d’inédit ?
Ce que font ces ONG est extraordinaire. Il faudrait que nos politiques arrivent à ouvrir les yeux là-dessus. Nous avons tous été éberlués par le silence de la France face à l’errance du bateau de SOS Méditerranée. En fait, il y a une peur d’agir sur ces questions. Il y a la peur de l’électorat, la peur de la sanction politique si on faisait un geste de solidarité. Or, aujourd’hui, la solidarité en Europe, en Méditerranée, elle se manifeste tous les jours, que ce soit par les initiatives des ONG, ou en général venant de la société civile. Par exemple, le bateau Mediterranea vient d’être lancé en mer. Il s’agit d’une initiative de personnes qui n’ont pas le professionnalisme de Médecins sans frontière, mais qui ont décidé, comme un pied de nez au gouvernement italien, d’arborer un pavillon italien et d’aller chercher des gens qui ont besoin d’être sauvés en mer, pour les ramener en Italie. Les initiatives sont nombreuses. Que ce soit dans les îles ou ailleurs, il y a des initiatives solidaires, des lieux qui deviennent des modèles de mobilisation. Mais ces initiatives se lancent plutôt à l’échelle locale qu’à l’échelle nationale, où l’on voit bien qu’il y a un blocage des États et une incapacité à réagir de façon humaine et rationnelle.
Comment le processus de criminalisation des ONG de sauvetage est-il advenu ?
Là aussi, c’est une longue histoire. Parfois on pense que cette question naît avec la crise syrienne de 2015. En réalité, la criminalisation des ONG est intervenue très vite. Dès la fin de Mare Nostrum en 2014, les ONG commencent à agir en Méditerranée. Très vite, Frontex et l’Italie s’inquiètent et criminalisent leur travail. On les accuse de générer un « appel d’air », tout comme on accusait Mare Nostrum de générer un appel d’air. C’est quelque chose qui n’est pas nouveau. Après, il y a eu le code de conduite imposé aux ONG par le gouvernement italien à l’été 2017, en parallèle de la mise en place de la coopération avec la Libye. Cette criminalisation de toute forme de solidarité a de quoi inquiéter. La refonte en cours de la loi sur le droit d’asile en Italie est de ce point de vue à surveiller de près. De même que l’arrestation récente du maire de Riace, une ville devenue un modèle d’accueil, qui est un nouveau signe de cette criminalisation [3]. Ce sont des signaux pour décourager les opérations de solidarité.
Quel a été le résultat de la mise en place, en 2015, des « hotspots » de l’Union européenne, ces centres d’accueil et de tri des migrants ?
Le système des hotspots a été un échec total, comme toutes les initiatives qui ont été mises en place à l’échelle européenne pour essayer de maîtriser le gestion des flux d’entrée, par exemple les relocalisations à l’intérieur du territoire européen. La politique de relégation aux pays tiers du contrôle migratoire est liée à l’incapacité des États européens de trouver des solutions à l’échelle européenne. Cette incapacité abandonne les migrants entre les mains de pays qui ne sont pas démocratiques et qui sont instables, comme le Soudan, l’Érythrée, ou la Libye. L’objectif actuel de la politique européenne en matière de gestion des migrations est de mettre en place un système de hotspots à l’extérieur du territoire de l’UE. C’est problématique, ne serait-ce qu’en termes de respect de la convention de Genève sur les droits des réfugiés. Cela peut-être assimilé à une forme de refoulement.
Le nombre des morts en mer lors des tentatives de passage augmente. Les autorités européennes sont-elles en partie responsables de ces morts ?
Les passages sont devenus de plus en plus dangereux, de plus en plus difficiles, du fait des contrôles [4]. On a remis le contrôle du canal de Sicile entre les mains des gardes-côtes libyens : il est devenu depuis très dangereux de le traverser. Si le nombre de passages a chuté, la part de morts sur l’ensemble des passages a en revanche drastiquement augmenté. Nous en sommes à plus de 30 000 morts sur les vingt dernières années en Méditerranée. C’est une conséquence de cette délégation du contrôle aux pays du sud, notamment à la Libye.
Une pression est aussi exercée sur le Maroc, avec pour conséquence par exemple, tout récemment, une femme tuée en essayant de passer le détroit de Gibraltar. Nous avons vu aussi plusieurs épisodes en Égypte, de gardes-côtes ou de militaires qui ont tiré sur les bateaux au départ et qui ont tué des gens. Il est donc certain que la pression mise sur les pays du sud de la Méditerranée a aussi pour impact une augmentation de la létalité au départ puis en mer.
Le fait que le travail des ONG soit découragé augmente également le nombre de morts en mer. C’est là que la théorie de l’appel d’air ne fonctionne pas. La grande majorité des personnes qui ont traversé la Méditerranée ces dernières années étaient dans une situation d’urgence humanitaire. Les Syriens, les personnes qui viennent de la Corne de l’Afrique, de République démocratique du Congo, sont des gens qui, de toutes manières, auraient pris la route de l’exil. Pour ces personnes, il faudrait instaurer des voies de passage humanitaire qui permettraient aux gens de demander l’asile en amont. Aujourd’hui, ce n’est pas possible. Je me suis retrouvée récemment sur un plateau télé avec un journaliste du Figaro. Il a soutenu que pour un Afghan, il suffisait de faire une demande de visa humanitaire au consulat en Afghanistan. J’étais outrée. Dans la plupart des consulats, on ne peut pas faire une demande de visa. C’est tout simplement impossible ! C’est pour cela que les gens prennent la route de la Méditerranée. Aujourd’hui, la seule façon de partir vers l’Europe, c’est d’emprunter ces routes ultra-dangereuses.
Est-ce que vous avez des propositions pour une politique migratoire alternative dans l’espace méditerranéen aujourd’hui ?
Nous savons déjà que la politique actuelle ne fonctionne pas, pour des raisons humaines, éthiques. Elle a un impact sur la vie des gens qui est terrible, elle génère un allongement des trajectoires de personnes qui se retrouvent dans une situation d’errance sans fin. Du point de vue légal, on est en train de s’asseoir sur la convention de Genève sur les droits des réfugiés, et sur toutes les conventions sur les droits des enfants. Du point de vue des droits humains, c’est une catastrophe. Du point de vue économique, les millions d’euros investis dans la sécurisation des frontières, dans la coopération avec les pays tiers, ne pourraient-ils être investis dans les initiatives d’accueil, d’insertion ? En rendant le passage des frontières de plus en plus difficile, on engraisse les passeurs. On est dans une situation qui risque de ne pas s’améliorer, avec un coût humain énorme.
Face à cette situation, nous essayons, avec un groupe de chercheurs, de promouvoir une initiative de « Giec » des migrations, sur le modèle du panel d’experts sur le climat, un panel d’experts sur l’asile et les migrations. Nous avons lancé un appel en ce sens fin juin [5]. Nous partons du constat que les chercheurs qui travaillent sur les migrations ne sont jamais écoutés quand il s’agit de politiques migratoires. Le fait que les migrations se font principalement de régions du Sud vers d’autres régions du Sud, que l’Europe n’est pas la principale destination, qu’en termes économiques, les effets des migrations sont positifs pour les pays d’accueil... Tous ces points font consensus parmi les chercheurs. Mais ces aspects ne sont presque jamais pris en considération par les politiques. Les politiques migratoires actuelles ne répondent pas du tout à une vision rationnelle des choses. Elles sont animées par le court-terme électoraliste, elles n’ont rien à avoir avec la réalité des migrations. Nous appelons, sur les migrations, à un point de vue plus réaliste, plus pragmatique, et finalement plus dépassionné.
Propos recueillis par Rachel Knaebel