PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

Publié le 30/09/2018

Roland Gori « Parier sur la part ingouvernable de l’individu pour renverser les rois »

Maud Vergnol (site l’humanité.fr)

Dans son dernier essai, La Nudité du pouvoir, le psychanalyste Roland Gori explore « l’imposture » du moment Macron et propose une réflexion sur la nature et l’origine du pouvoir. Pour l’initiateur de l’Appel des appels en 2009, le pouvoir ne détient sa force que de notre cécité, et il est temps de crier que « l’empereur est nu ! ».

« Nous vivons un moment politique inédit, dont l’élection d’Emmanuel Macron est à la fois le symptôme et l’opérateur », affirmez-vous, mettant en garde contre la tentation de le sous-estimer dans une image réductrice du « commis de la finance ». Alors, où la complexité du macronisme se niche-t-elle ?

Roland Gori Emmanuel Macron est un personnage intéressant, beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Je suis l’un de ses plus fervents opposants, mais je pense qu’il faut reconnaître ses qualités pour mieux le combattre. Tout d’abord, il me semblait intéressant d’examiner le malentendu extraordinaire de son élection. En 2017, la plupart des peuples européens ont refusé les logiques austéritaires imposées par les différents gouvernements de démocratie libérale. Des États-Unis à l’Europe, ces gouvernements démocrates ou sociaux-libéraux ont fait la même politique de religion du marché que pouvait réaliser la droite traditionnelle. En France, ce « dégagisme » a abouti à une issue tout à fait atypique : c’est le produit d’un système dont les électeurs ne voulaient plus qui a pourtant été élu. Il s’agit d’un terrible malentendu. Emmanuel Macron, c’est Tancredi dans le Guépard de Visconti : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » Son opportunisme dévoile celui de notre époque. Au regard de la première année de son quinquennat, le « vieux monde », qu’il a habilement dénoncé durant sa campagne, trouve chez ce jeune monarque républicain un de ses plus fervents défenseurs. Mais on ne peut pas pour autant lui reprocher de faire ce qu’il a dit. Cela révèle en France plusieurs choses. Celle qui doit le plus nous interpeller, c’est que, quelle que soit la belle campagne menée par Jean-Luc Mélenchon, elle n’a pas suffisamment rassemblé, et la gauche n’a pas pu s’imposer comme alternative crédible. En face, en guise de « réinvention » de la politique, Emmanuel Macron a fait émerger une nouvelle politique « ­a-politique ». Ce paradoxe est très intéressant. Le président de la République est un oxymore incarné.

Justement, on a beaucoup glosé sur le « et en même temps » d’Emmanuel Macron. En quoi cette formule « condense la vérité d’une signature politique », selon vos propres mots ?

Roland Gori Il en a habilement fait sa marque de fabrique politique. Du « ni droite ni gauche », qui rappelait un peu trop le fascisme, il a finalement revendiqué le « et droite et gauche », lui permettant de transcender les clivages traditionnels et de prendre le meilleur des deux camps. Il revendique cette formule comme réponse à la complexité du monde moderne. La France, enfin livrée au ravissement d’un économisme décomplexé et d’un humanisme affiché, pourrait assumer à la fois l’efficacité et la justice, le souci de l’entreprise et les exigences sociales. Bien sûr, c’est une fumisterie. Car nous le constatons sur l’emploi, l’écologie, l’éducation… il n’y a aucun « en même temps ». Car Emmanuel Macron a été sur un mirage, une illusion selon laquelle il allait faire progresser les idéaux citoyens en les rendant compatibles avec l’économie. Il a remis au goût du jour cette vieille lune saint-simonienne selon laquelle la justice sociale ne sera rien d’autre que le produit des bénéfices de l’économie. Ce qui explique qu’il se place lui-même sous l’enseigne du progrès, avec cette illusion vivace héritée du XIXe siècle selon laquelle l’efficacité des machines permettra le bonheur. « Quand on me parle du progrès, je demande toujours s’il rend plus humain, ou moins humain », disait George Orwell…

Le président de la République « invite les citoyens à s’autoexploiter, pour mieux se vendre en capital humain », écrivez-vous. Est-ce là l’essence du projet macronien et de sa « start-up nation » ?

Roland Gori Son projet consiste à considérer que l’entreprise est la matrice sur laquelle tout doit s’appuyer en matière individuelle et collective. Il existe chez Emmanuel Macron une théologie entrepreneuriale. Hors du foyer d’expériences de l’entreprise point de salut. L’individu serait réduit à une microentreprise libérale, autogérée, ouverte à la concurrence et à la compétition sur le marché des jouissances existentielles. Donc ceux qui ne fonctionnent pas comme une entreprise n’existent pas. C’était le sens de son discours sur « ceux qui ne sont rien ». Autrement dit, vous n’êtes pas humain si vous ne produisez pas. Nous sommes là au cœur du projet néolibéral, que Macron porte de manière très intelligente puisqu’il l’assoit en se servant de l’État. Il a parfaitement compris que la dérégulation doit être portée par les structures qui, habituellement, sont chargées de la régulation, c’est-à-dire l’État et les services publics. C’est dans ce but qu’il compte décomposer, démanteler toujours plus ces services et les recomposer sur le modèle de l’entreprise, comme pour la Poste, l’hôpital, ou même l’université… Même l’action sociale est frappée. Il s’agit, au nom de l’efficacité économique et de la charité, d’ouvrir l’immense espace de la pauvreté aux investisseurs et aux entrepreneurs. L’État n’a pas disparu, il a changé de fonction pour se fondre et se recomposer dans le creuset entrepreneurial. C’est la fameuse « start-up nation ». Le macronisme est en train d’imposer une vision du monde qui fait de l’entreprise « le foyer d’expérience », au sens foucaldien du terme, prônant la subordination de l’ensemble des secteurs à la logique des marchés financiers.

Alors l’élection d’Emmanuel Macron nous a déjà fait basculer dans une ère post­­- démocratique… ?

Roland Gori Nous sommes à la charnière d’une transition entre des démocraties libérales en décomposition et la possibilité d’une nouvelle forme de totalitarisme postdémocratique. La démocratie est en train d’être liquidée au profit d’une logique de gestion technico-financière des populations. On ne parle plus de peuple, mais de populations qu’on va gérer par des algorithmes prédictifs. Face à cette dépolitisation du monde, qui représente un risque majeur, nous perdons notre capacité de penser, de parler, de décider ensemble. L’espace public est liquidé. À l’aide d’un appareillage algorithmique contrôlant les réseaux sociaux, le pouvoir numérique finit par modeler et fabriquer l’opinion, en même temps qu’il leur prescrit des comportements préformatés. À partir du moment où se réduit le temps de rencontre entre citoyens qui peuvent débattre, on laisse libre court à l’externalisation des décisions politiques. Souvent par l’économie, qui décide désormais à la place du politique.

Votre livre est construit autour de l’idée de la nudité du pouvoir et raconte dès les premières pages le fameux conte d’Andersen les Habits neufs de l’empereur. Alors quels sont ces mécanismes qui conduisent à ce consentement intime par lequel les hommes et les femmes se font complices de leur aliénation ?

Roland Gori Ce conte d’Andersen met en évidence que nous sommes victimes d’impostures. Nous vivons face à l’injonction de se soumettre à une croyance pour ne pas passer pour un imbécile ou un inadapté. Un des opérateurs de la soumission des citoyens à un pouvoir qui les aliène et les exploite, c’est le conformisme. Un consensus qui nous conduit à adhérer à des illusions qui nous bernent. Le citoyen s’aveugle lui-même à l’imposture qui lui profite autant qu’il en est la victime. Dans le conte d’Andersen, c’est un enfant qui va s’écrier que le roi est nu, car il n’est pas encore pris dans une logique de conformisation sociale. C’est la part ingouvernable de l’individu. Et c’est là-dessus qu’il faut parier. Ce n’est pas seulement par la raison critique qu’on peut faire tomber les travestissements et les impostures de monarques. La révolte naît du fond infantile de l’humain, de cet insupportable sentiment d’injustice face à l’humiliation, à la dignité bafouée, aux injustices diverses.

Si nous étions capables de dire « l’empereur est nu », nous pourrions risquer de réaliser le désir démocratique.

Vous êtes aussi professeur émérite de psychopathologie clinique. Qu’apporte la psychanalyse à la compréhension du politique ?

Roland Gori Qu’est-ce qui fait qu’on externalise à un autre le soin de nous guider nous-mêmes ? Je me suis en effet toujours intéressé au pouvoir, et dans ma pratique de la psychanalyse et dans ma vie de citoyen engagé. Au-delà de la corruption des individus par le désir de servir un maître dans l’espoir d’en tirer profit, il me semble que nous avons tous tendance à chercher un autre qui puisse donner un sens et une cause aux comportements que nous pouvons avoir. D’ailleurs, même si la mode est plutôt au positivisme, que la psychanalyse est souvent malmenée, objet d’attaques plus ou moins légitimes, la demande des patients est toujours là. Concernant le pouvoir, ce sont bien nos croyances et nos attentes collectives qui le revêtent du sacre qu’il ne possède pas intrinsèquement. J’ai donc tenté d’y apporter une dimension psychologique et philosophique, à la manière de Walter Benjamin, dans l’idée que ces dimensions agitent les mécanismes les plus matériels de l’économie. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai toujours été intéressé, dans le courant marxiste, davantage par Gramsci ou Georg Lukács, que par le léninisme, qui m’a toujours paru d’un matérialisme non seulement rugueux, mais aussi politiquement dangereux, puisque je suis très critique du taylorisme dans le cadre de mon combat contre l’évaluation. Laquelle est, pour moi, une manière de mettre les travailleurs sous tutelle d’une soumission librement consentie. Pour Lénine, Taylor était un bienfaiteur de l’humanité, pour moi, c’est un criminel de l’humanisme des métiers. La ­question du pouvoir est à l’intersection des aliénations subjectives que ma pratique clinique met en évidence, mais aussi des aliénations sociales qui, finalement, poussent les individus à se soumettre à des intérêts qui ne sont pas les leurs.

Vous citez beaucoup Hannah Arendt, pour qui la crise est le moment politique par excellence, qui ouvre la possibilité d’inventer… ou de sombrer dans la catastrophe. Face à cela s’impose l’exigence d’invention. « Inventer, ce n’est pas offrir le spectacle d’une innovation, écrivez-vous. C’est créer les conditions d’un commencement imprévisible »…

Roland Gori Face à un totalitarisme du marché, au danger de l’extrême droite, il faut trouver une troisième voie. Elle ne peut pas être le mirage macronien. Elle se construira sur les lieux de travail, où pourront s’émanciper les citoyens et se reconstruire la démocratie. Il faut redonner au politique toute sa place désertée au profit des règles technico-financières. Le politique est ce qui se construit par la parole, les œuvres, les services et les actions entre les humains. Je suis convaincu que nous ne parviendrons pas à créer un véritable paradigme politique alternatif si nous ne procédons pas à une analyse sociale du travail et à une analyse psychopathologique des relations au pouvoir que celle-ci requiert. Et si nous ne quittons pas la langue de l’adversaire pour créer un nouveau langage à même de dire notre libération. 

La Nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron, de Roland Gori, les Liens qui libèrent. 208 pages, 17,50 euros.

 

Un manifeste des œuvriers

Avec Bernard Lubat et Charles Silvestre, Roland Gori a publié chez Actes Sud, en 2017, un Manifeste des œuvriers qui appelle à redonner du sens et de la vie à un monde du travail soumis aux diktats du rendement et de l’évaluation. Ce manifeste revendique la place de l’homme au centre des activités de production et de création, pour lutter contre la normalisation technocratique et financière. Faire œuvre, c’est restituer aux métiers leurs dimensions artisanales et artistiques, et revivifier une scène démocratique délabrée, affirme le psychanalyste.

 

Entretien réalisé par Maud Vergnol

Publié le 29/09/2018

Le développement des centrales biomasse, un remède « pire que le mal » face au réchauffement climatique ?

par Pierre Isnard-Dupuy  (site bastamag.net)

 

La biomasse est-elle l’avenir de la production d’énergie ? A Gardanne, près de Marseille, l’une des deux chaudières à charbon de la centrale thermique a été convertie. Elle doit, à terme, engloutir 850 000 tonnes de bois par an, dont 50% issues de coupes forestières, pour produire de l’électricité. Mais entre les risques de pollutions ou celui d’une surexploitation de la forêt régionale, le projet soulève de nombreuses oppositions. Il interroge aussi la pertinence de la biomasse issue des forêts comme solution face au réchauffement climatique, alors que le gouvernement envisage, dans son budget 2019, de consacrer plus de 7 milliards d’euros aux énergies dites renouvelables : la consommation industrielle de bois dans ces centrales est-elle soutenable ?

Décidément, l’ancienne cité minière de Gardanne, posée au pied du massif de l’Étoile entre Aix-en-Provence et Marseille, cumule les dossiers sensibles en matière d’écologie. En premier lieu, les boues rouges de l’usine d’alumine Alteo, rejetées au large des Calanques. Ensuite, à quelques centaines de mètres à peine, la non-moins emblématique centrale thermique, forte émettrice de CO2 et dont les fumées chargées de particules fines inquiètent les riverains. Une nouvelle controverse est venue s’ajouter aux deux précédentes : la conversion récente à la biomasse de l’une des deux chaudières de cette centrale à charbon. Par son gigantisme, le projet pose de nombreuses questions.

En quoi consiste-t-il ? Sous le terme « biomasse », on trouve toutes les énergies développées à partir de végétaux, que ce soit des agro-carburants, la méthanisation – production de gaz à partir de déchets verts – ou, comme dans le cas de Gardanne, ce qu’on appelle du bois-énergie, la production de chaleur et/ou d’électricité à partir de la combustion du bois. Ici, le projet est à échelle industrielle : la chaudière dénommée « Provence 4 » brûlera pas moins de 850 000 tonnes de bois par an pour une puissance de 150 mégawatts. En phase de test depuis quatre ans, la centrale biomasse est restée à l’arrêt tout l’été, officiellement pour cause de « réparation » et de « révision annuelle », selon la direction. Depuis mi-septembre, l’unité est en fonctionnement normal, « à sa puissance nominale ».

La question de l’emploi au centre du débat

Selon Uniper, l’entreprise allemande qui exploite la centrale, la conversion de Provence 4 en biomasse aurait permis de conserver 180 emplois directs, et 1000 emplois indirects. La question de l’emploi est au cœur des discussions entourant la centrale. Mais l’arrêt annoncé par le gouvernement des centrales à charbon d’ici 2022 – et par conséquent de la seconde chaudière, « Provence 5 » [1] – laisse planer une forte incertitude sur l’avenir du site et de ses salariés, en position inconfortable. Pour Nicolas Casoni, délégué CGT de la centrale de Gardanne, la décision « est un affichage politique du gouvernement, qui veut faire croire qu’il fait de l’écologie sans en faire vraiment. Mais ce sont nos emplois qui sont menacés. » Autre motif d’inquiétude : Uniper, qui exploite aussi la centrale de Saint-Avold (Moselle), s’engage dans une revue stratégique de ses activités françaises qui pourrait aboutir à leur mise en vente. Le site de Gardanne pourrait donc faire l’objet d’une recherche de repreneur.

Nicolas Casoni réclame un « moratoire sur le charbon ». « Ceux qui veulent nous enlever le pain de la bouche nous trouverons sur leur route », ajoute le syndicaliste. Comme la CGT locale, la mairie communiste s’est rangée du côté de la centrale biomasse, perçue comme une alternative au charbon, malgré les protestations liées à ses nuisances immédiates et les interrogations sur son caractère « renouvelable ».

Les particules fines émises par la combustion du bois sont la première nuisance pointée par les détracteurs de la centrale : « Le filtre à manche [procédé industriel qui sert à retenir les particules fines, ndlr] dispose des meilleures techniques disponibles pour retenir les particules issues de la combustion et les métaux lourds provenant des bois de recyclage », défend le directeur des relations institutionnelles du site, Jean-Michel Trotignon, interrogé par Bastamag a l’occasion d’une visite du site. Mais pour les riverains, la performance est insuffisante. L’installation ne permet pas la filtration des particules fines inférieures à 2,5 micromètres, les plus dangereuses pour la santé, car elles pénètrent profondément dans les bronches.

La centrale thermique de Gardanne et ses deux tranches, l’une fonctionnant au charbon, l’autre à la biomasse

« Les poussières se disséminent aussi depuis les camions de bois avant, pendant et après les déchargements », ajoute Bernard Auric, le président de l’« Association de lutte contre toute forme de nuisances et de pollution ». La critique est écartée par la direction de la centrale : le trafic ne serait que d’une trentaine de camions par jour, et les quais de déchargement seraient fermées hermétiquement. Autre sujet de discorde : le bruit lié au fonctionnement de l’unité biomasse. Un rapport communiqué aux riverains début juillet, commandé par la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), indique que les seuils réglementaires de bruit sont fréquemment dépassés, en particulier la nuit. La préfecture a enjoint l’exploitant de se mettre en conformité.

850 000 tonnes de bois consommées chaque année

En plus de ces nuisances directes, la biomasse telle qu’elle est utilisée à Gardanne est-elle vraiment une énergie renouvelable ? D’abord, la combustion du bois à Provence 4 ne se fera pas sans charbon. Le combustible fossile sera utilisé jusqu’à 13% dans le processus de production. Il s’agit de charbon pauvre extrait des terrils cévenols. En ne dépassant pas le seuil réglementaire des 15% de ressources d’origine fossile, Uniper peut prétendre à un tarif préférentiel de rachat de l’électricité, équivalant à une aide de 1,5 milliards d’euros pendant les vingt années d’exploitation autorisées.

Quid, ensuite, de l’approvisionnement en bois ? La centrale dépendra à 50% d’importations, au moins pour les dix premières années. Le bois importé provient pour le moment d’Espagne... et du Brésil. L’autre moitié est fournie « localement », soit en fait dans un rayon de 250 km, par du bois de coupe forestière et du bois de recyclage [2]. Une hérésie du point de vue des écologistes, au regard de l’imposant volume de biomasse nécessaire : la centrale engloutira chaque année 850 000 tonnes de bois livrées sous forme de plaquettes ou bien broyées sur place.

« La forêt méditerranéenne pousse très lentement. Il faut un délai d’un siècle pour l’exploiter respectueusement. Les besoins d’Uniper vont accélérer ces cycles de coupe », s’inquiète Jérôme Freydier, de l’association SOS Forêt du Sud et syndiqué à la CGT forêt. Au contraire, pour Jean-Michel Trotignon d’Uniper, la forêt est « sous-exploitée » : « Dès qu’il y a un problème, Uniper est pointé comme bouc-émissaire. A terme, notre plan d’approvisionnement proposera 50% de bois d’élagage et de recyclage et 50% de bois de coupe, soit moins de 10% de ce que la forêt méditerranéenne produit chaque année. » Le chiffre est, cependant, très loin d’être négligeable.

Les Parcs naturels régionaux attaquent au tribunal

Selon le responsable communication de la centrale, l’unité biomasse permettra à la filière bois de se structurer, et aidera à une meilleure gestion forestière ainsi qu’à la prévention des incendies, en évitant de laisser les bois à l’abandon. Une vision partagée par la majorité des exploitants forestiers, qui profiteront des coupes, mais battue en brèche par des agents de l’Office nationale des forêts (ONF) et des écologistes. Leur crainte est que la ressource en bois finisse par être plus ou moins considérée comme une ressource minière (lire l’un de nos précédents articles ici). « Le développement du bois énergie à un niveau industriel pousse à la surexploitation et à l’artificialisation de la forêt », estime Nicholas Bell, d’SOS Forêt du Sud. Les forêts et leurs écosystèmes complexes risqueraient d’être remplacés par des plantations d’arbres, bien alignés en monoculture, et entretenus à coup d’intrants chimiques comme le glyphosate [3]... « C’est comme l’agriculture qui ne veut faire que des grands champs de maïs », résume Gérard Grouazel, propriétaire forestier et sylviculteur, également membre de SOS Forêt.

Depuis la centrale de Gardanne, vue sur la Saint-Victoire, le village de Meyreuil et la plus haute cheminée industrielle de France (297m) qui évacue les fumées et particules de la tranche charbon

Les Parcs naturels régionaux du Luberon et du Verdon s’inquiètent de cette possible évolution. Ils se sont joints à une saisine du tribunal administratif de Marseille, aux côtés d’associations et de collectivités des Alpes-de-Haute-Provence, qui a abouti à l’annulation de l’autorisation préfectorale d’exploitation de la centrale biomasse, le 8 juin 2017. En cause : la première étude d’impact sur les forêts alentour ne concernait qu’une zone de... 3 km autour de la centrale, alors que la coupe de bois « local » concerne un rayon de 250 km, intégrant notamment le massif du Lubéron (à 70 km de la centrale), le parc du Verdon ou encore le Parc national des Cévennes. Mais le lendemain, un nouvel arrêté ré-autorisait l’exploitation, le temps d’une régularisation.

Les Parcs naturels régionaux ont été sommés par Renaud Muselier, président LR de la Région PACA, de rentrer dans le rang et de signer une convention avec la centrale, sous peine de voir leurs subventions supprimées [4]. Le dossier fait d’ailleurs partie des renoncements de Nicolas Hulot. L’ancien ministre de la Transition écologique et solidaire avait fait appel de la décision de justice aux côtés d’Uniper. La cour administrative d’appel de Marseille devrait rendre son jugement sur le fond d’ici la fin de l’année. La décision sera déterminante quant à l’avenir de la centrale.

Risques de conflits d’usage

Pour ses détracteurs, la centrale entre aussi en concurrence d’approvisionnement avec d’autres unités de bois-énergie, notamment à Brignoles (Var) et Pierrelatte (Drôme), qui prélèvent chacune 150 000 tonnes de bois supplémentaire chaque année. Sans oublier la papeterie de Tarascon (Bouches-du-Rhône), qui en consomme plus d’un million [5]... Des conflits d’usage sont à prévoir. « Plus un seul tronc ne resterait pour être transformé en planche, poutre, palette ou papier », estime Nicholas Bell, de SOS Forêt du Sud.

Stockage de bois pour la Centrale de Gardanne / Crédits Gaétan Hutter

Couper des arbres dans l’unique but de les brûler serait contre-productif : « On ne valorise pas la filière bois en brûlant. On valorise les usages durables comme le bois d’œuvre ou l’isolation », explique Jérôme Freydier, de la même association. Un rapport parlementaire de 2013, mené par le député local François-Michel Lambert (à l’époque EELV, désormais LREM), parvient aux mêmes conclusions : « Couper du bois pour ne produire que du bois-énergie reviendrait à cultiver du blé pour ne produire que de la paille », peut-on y lire. « On ne se fournit que de bois qui ne pourrait pas être valorisable autrement », avance de son côté le représentant d’Uniper.

Brûler du bois : une valorisation durable ?

Partout en Europe, le « bois-énergie » est présenté comme une alternative climatique au très polluant charbon. La directive énergies renouvelable de l’Union européenne en cours de discussion prévoit que la part des énergies considérées comme renouvelables soit porté à 32% d’ici 2030, dans le mix énergétique de l’UE (contre environ 13 % actuellement). De quoi favoriser l’essor du bois-énergie parmi les autres sources de production jugées renouvelables. Or, pour des ONG et certains scientifiques, la « neutralité carbone » du bois-énergie est un leurre.

Pire, sa combustion serait plus néfaste pour le climat que celle du charbon. 190 scientifiques ont ainsi adressé une lettre à la Commission européenne en septembre 2017 pour faire part de leurs préoccupations. « La conservation des forêts naturelles et des forêts anciennes est importante pour [...] l’atténuation du changement climatique. [Elles] fonctionnent comme des puits de carbone. »

Le Conseil consultatif scientifique des académies européennes a livré une analyse similaire, dans un rapport sur « la multifonctionnalité et la durabilité des forêts de l’UE », publié en avril 2017. « Une utilisation non durable des forêts (par exemple menant à un changement d’utilisation des terres ou à une conversion des forêts anciennes à une gestion intensive à plus courte rotation) réduit inévitablement le stockage du carbone dans les arbres vivants et les sols forestiers », y apprend-t-on. En clair : les plantations d’arbres, coupées régulièrement pour alimenter une centrale biomasse, stockent bien moins de CO2 qu’une véritable forêt, laissée à l’écart d’une exploitation industrielle.

Une fuite en avant vers le bois énergie

« Les branches laissées sur place font de l’humus qui reconstitue le sol », illustre le syndicaliste forestier Jérôme Freydier. « Si les forêts sont exploitées de manière plus intensive en permanence à cause de la bioénergie, elles ne parviendront jamais à régénérer le réservoir de carbone perdu », complète la FERN, une ONG de plaidoyer pour la forêt basée à Bruxelles, dans une note d’octobre 2016 intitulée « Brûler des arbres pour produire de l’énergie n’est pas une solution pour enrayer le changement climatique ». Habituellement, le carbone du sol finit par se fossiliser. Ce cycle, qui conduit à la formation du charbon et du pétrole, serait aujourd’hui menacé. Pour Nicholas Bell, le recours au bois-énergie fait partie des « fausses solutions qui sont de vraies menaces pour la planète de la même façon que les agrocarburants ».

Ces alertes n’empêchent pas l’Office national des forêts (ONF) d’exporter du bois vers une centrale danoise et EDF de préparer la conversion de ses centrales au charbon en centrales à biomasse [6]. De Gardanne au nord de l’Europe, la fuite en avant vers le bois-énergie semble enclenchée.

Pierre Isnard-Dupuy

Publié le 28/09/2018

Un succès sans culture

(site journalzibeline.fr)

 

Les AmFIs de la France Insoumise ont réuni à Marseille près de 3 500 participants attentifs aux questions sociales, écologiques, sociétales. Mais culturelles ?

Le discours de Jean-Luc Mélenchon a clôturé avec brio des Universités d’été qui ont rassemblé des militants nombreux, souvent jeunes, divers de genres et d’origines, défenseurs de causes particulières, antinucléaires, légalisateurs de cannabis, antispécistes, LGBT. Tous anticapitalistes évidemment, pour une société nouvelle refusant le pseudo impératif économique brandi comme une loi de la nature.

Mais au cœur de cette Université enthousiaste et chaleureuse, ce sont certaines absences, des oublis plus ou moins volontaires, qui marquaient aussi les discours et les gestes. Alors que l’urgence d’une révolution écologique et de la production énergétique était clamée haut et fort, que le désir d’une Europe libérée des lobbies s’affinait, que le refus des inégalités grandissantes construisait un avenir possible pour notre modèle social aujourd’hui mis à mal, on notait l’absence dans les discours d’une allusion aux syndicats, mais surtout au Parti Communiste, malgré les poings levés et l’Internationale entonnée dès que Mélenchon quitta la tribune. De même, et sans doute moins volontairement, on pouvait noter l’absence d’un discours construit sur les politiques culturelles. Aucune allusion, même, aux enjeux, aux luttes, aux difficultés auxquelles le secteur est confronté.

La culture aux spécialistes

Il y avait bien, parmi les 134 ateliers prévus, un « parcours culturel », séparé d’ailleurs de celui de « l’éducation populaire », ce qui est étonnant pour un mouvement qui veut rassembler « le peuple ». Et lorsqu’en conférence de presse on interroge Manuel Bompard, tête de liste FI pour l’élection européenne, sur l’absence de toute évocation de la culture dans les propos des 5 élus ou candidats rassemblés, il répond qu’il n’est pas spécialiste. Comme si la mesure de l’enjeu n’avait pas été prise, à la FI, quand bien même un « parcours » a été prévu, ce qui n’était pas le cas l’an dernier.

Car si pour la FI la culture ne semble pas une question populaire, elle ne relève pas non plus du champ politique. Les quelques ateliers du parcours en témoignaient : peu suivis alors que la plupart des amphis étaient débordant de monde et d’enthousiasmes, aucun ne posait la culture et les arts en termes politiques de démocratie et de droits culturels du citoyen, de défense des artistes et de financement du secteur, de liberté de création, de décentralisation, de représentativité, de diversité. Il n’était pas question non plus des enjeux strictement politiques, de la confiscation par l’Elysée des moyens et des missions du Ministère, de la marchandisation du patrimoine public et du financement public du patrimoine privé, de l’affaiblissement actuel de la Ministre et du Ministère, de la mise en difficulté par l’État du financement culturel des collectivités locales.

Plus étonnant encore, à la veille de la campagne des Européennes, rien n’était dit sur sa politique culturelle. Faut-il rappeler que celle-ci est confiée aujourd’hui à Tibor Navracsics, ancien directeur de cabinet de Viktor Orbán, irrédentiste et nationaliste, arcbouté sur les pseudos valeurs identitaires d’une Hongrie plus que réactionnaire ?

La beauté est ailleurs

Dans les ateliers étaient invités des intellectuels et artistes sympathisants, et dont la notoriété n’est plus à faire. Mais dont la représentativité est problématique : des hommes, blancs, souvent d’un âge certain, contrastant fortement avec la diversité et la jeunesse des autres AmFIs, et en difficulté face à un auditoire dispersé et peu réceptif.

Ainsi Charles Plantade, le plus jeune, parlait de la nécessité du droit d’auteur dans une attitude défensive qui augurait mal de la compréhension du problème de la rémunération des artistes par la salle. Michel Simonot, mal à l’aise, faisait lire Delta Charlie Delta, sa pièce sur les adolescents morts dans le transformateur, et qui ont été à l’origine des émeutes de 2005, à Christian Benedetti. Il mit en évidence les enjeux esthétiques de sa langue dramatique (« Je leur ai donné une langue ») et se réjouit aussi de l’accueil de cette pièce « qui les concerne » dans les établissements scolaires : l’ensemble restait anecdotique, relevant davantage d’une performance artistique que de la vision d’une politique culturelle pouvant mettre l’art en relation avec la réalité sociale.

Christian Benedetti se demandait quant à lui, lors d’un atelier qui suivait avec le même auditoire clairsemé, « Ce que peut le théâtre ». Il fut passionné, mais guère plus convaincant sur le fond. En butte à une assemblée qui connaissait mal les réalités d’un secteur en grande difficulté économique et idéologique. Il tenta de dire combien, à force de coups sur la tête, le théâtre emboitait aujourd’hui le pas à la marchandisation à l’œuvre dans les arts plastiques. Combien il luttait ou cédait à la privatisation des salles, à la disparition du service public, au repli sur un entre-soi délétère. Il fit sentir, par instants, la difficulté personnelle de conserver un élan pour donner à voir l’art, le théâtre, dans une société où chacun est « captivé, capturé, par des industries culturelles qui assènent du préformaté auquel on ne peut échapper ».

Mais s’il parvint à dire son découragement, et ses combats, aucun relais n’était présent pour effectuer l’analyse nécessaire des changements à opérer, à désirer. Pourtant Jean Luc Mélenchon, au début de son discours, affirmait l’indispensable place de la beauté dans la vie du peuple. Mais il parlait de repeindre les murs d’une école, et non d’élaborer une politique culturelle pour que la beauté puisse advenir…

AGNÈS FRESCHEL
Septembre 2018

Les AmFIs, Université d’été de la France Insoumise, ont eu lieu à Marseille, Parc Chanot, du 23 au 26 août.

Publié le 27/09/2018

150 personnalités signent le Manifeste pour l’accueil des migrants

Les rédactions de Regards, Politis et Mediapart s’associent afin de lancer le Manifeste Pour l’accueil des migrants signé par 150 intellectuels, artistes, militants associatifs, syndicalistes et personnalités de la société civile.

Regards, Politis et Mediapart ont aussi lancé une pétition : signez-la et partagez-la !

 

Partout en Europe, l’extrême droite progresse. La passion de l’égalité est supplantée par l’obsession de l’identité. La peur de ne plus être chez soi l’emporte sur la possibilité de vivre ensemble. L’ordre et l’autorité écrasent la responsabilité et le partage. Le chacun pour soi prime sur l’esprit public.

Le temps des boucs émissaires est de retour. Oubliées au point d’être invisibles, la frénésie de la financiarisation, la ronde incessante des marchandises, la spirale des inégalités, des discriminations et de la précarité. En dépit des chiffres réels, la cause de nos malheurs serait, nous affirme-t-on, dans la « pression migratoire ». De là à dire que, pour éradiquer le mal-être, il suffit de tarir les flux migratoires, le chemin n’est pas long et beaucoup trop s’y engagent.

Nous ne l’acceptons pas. Les racines des maux contemporains ne sont pas dans le déplacement des êtres humains, mais dans le règne illimité de la concurrence et de la gouvernance, dans le primat de la finance et dans la surdité des technocraties. Ce n’est pas la main-d’œuvre immigrée qui pèse sur la masse salariale, mais la règle de plus en plus universelle de la compétitivité, de la rentabilité, de la précarité.

Nous ne ferons pas à l’extrême droite le cadeau de laisser croire
qu’elle pose de bonnes questions. Nous rejetons ses questions, en même temps que ses réponses. 

Il est illusoire de penser que l’on va pouvoir contenir et a fortiori interrompre les flux migratoires. À vouloir le faire, on finit toujours par être contraint au pire. La régulation devient contrôle policier accru, la frontière se fait mur. Or la clôture produit, inéluctablement, de la violence… et l’inflation de clandestins démunis et corvéables à merci. Dans la mondialisation telle qu’elle se fait, les capitaux et les marchandises se déplacent sans contrôle et sans contrainte ; les êtres humains ne le peuvent pas. Le libre mouvement des hommes n’est pas le credo du capital, ancien comme moderne.

Dans les décennies qui viennent, les migrations s’étendront, volontaires ou contraintes. Elles toucheront nos rivages et notre propre pays, comme aujourd’hui, aura ses expatriés. Les réfugiés poussés par les guerres et les catastrophes climatiques seront plus nombreux. Que va-t-on faire ? Continuer de fermer les frontières et laisser les plus pauvres accueillir les très pauvres ? C’est indigne moralement et stupide rationnellement. Politique de l’autruche… Après nous le déluge ? Mais le déluge sera bien pour nous tous !

Il ne faut faire aucune concession à ces idées, que l’extrême droite a imposées, que la droite a trop souvent ralliées et qui tentent même une partie de la gauche. Nous, intellectuels, créateurs, militants associatifs, syndicalistes et citoyens avant tout, affirmons que nous ne courberons pas la tête. Nous ne composerons pas avec le fonds de commerce de l’extrême droite. La migration n’est un mal que dans les sociétés qui tournent le dos au partage. La liberté de circulation et l’égalité des droits sociaux pour les immigrés présents dans les pays d’accueil sont des droits fondamentaux de l’humanité.

Nous ne ferons pas à l’extrême droite le cadeau de laisser croire qu’elle pose de bonnes questions. Nous rejetons ses questions, en même temps que ses réponses.

Les 150 signataires :

Christophe AGUITON sociologue, Christophe ALEVEQUE humoriste et auteur, Pouria AMIRSHAHI directeur de Politis, Ariane ASCARIDE comédienne, Jean-Christophe ATTIAS universitaire, Geneviève AZAM économiste, Bertrand BADIE politiste, Sébastien BAILLEUL DG du CRID, Josiane BALASKO comédienne, Étienne BALIBAR philosophe, Ludivine BANTIGNY historienne, Pierre-Emmanuel BARRE auteur, humoriste, Lauren BASTIDE journaliste, féministe, Christian BAUDELOT sociologue, Edmond BAUDOIN auteur, dessinateur de BD, Alex BEAUPAIN auteur, compositeur, interprète, François BEGAUDEAU écrivain, Yassine BELATTAR humoriste, Hourya BENTOUHAMI philosophe, Alain BERTHO anthropologue, Pascal BLANCHARD historien, Romane BOHRINGER comédienne, Benoît BORRITS chercheur militant, Patrick BOUCHAIN architecte, Alima BOUMEDIENE-THIERY avocate, Rony BRAUMAN médecin, cofondateur de MSF, Michel BROUE mathématicien, Valérie CABANES juriste internationale, Hélène CABIOC’H présidente de l’Ipam, Julia CAGE économiste, Robin CAMPILLO réalisateur, Aymeric CARON écrivain, journaliste François CHAIGNAUD chorégraphe, Patrick CHAMOISEAU écrivan, Paul CHEMETOV architecte, Monique CHEMILLIER-GENDREAU juriste, Mouhieddine CHERBIB Respect des libertés, Jean-Louis COHEN historien, Cristel CORNIL enseignante-chercheuse, Marie COSNAY écrivaine, Annick COUPE syndicaliste, Alexis CUKIER philosophe, Jocelyne DAKHLIA historienne, Jean-Michel DAQUIN architecte, Françoise DAVISSE réalisatrice, Philippe DE BOTTON président de Médecins du monde, Laurence DE COCK historienne, Catherine DE WENDEN politologue, Christine DELPHY féministe, Christophe DELTOMBE président de la Cimade, Rokhaya DIALLO journaliste, écrivaine, Georges DIDI-HUBERMAN philosophe, Bernard DREANO président du Cedetim, Michel DRU anesthésiste-réanimateur, Françoise DUMONT présidente d’honneur de la LDH, Annie ERNAUX écrivaine, Éric FASSIN sociologue, anthropologue, Corentin FILA comédien, Geneviève FRAISSE philosophe, Bernard FRIOT économiste et philosophe, Isabelle GARO philosophe, Amandine GAY réalisatrice, Raphaël GLUCKSMANN essayiste, Yann GONZALEZ réalisateur, Robert GUEDIGUIAN réalisateur, Nacira GUENIF sociologue et anthropologue, Janette HABEL politologue, Jean-Marie HARRIBEY économiste, Serge HEFEZ psychanalyste, Cédric HERROU militant associatif, Christophe HONORE réalisateur, Eva HUSSON réalisatrice, Thierry ILLOUZ auteur et avocat pénaliste, Pierre JACQUEMAIN rédacteur en chef de Regards, Geneviève JACQUES militante associative, Chantal JAQUET philosophe, JULIETTE chanteuse parolière et compositrice, Gaël KAMILINDI pensionnaire de la Comédie-Française, Pierre KHALFA syndicaliste et coprésident de la Fondation Copernic, Cloé KORMAN écrivaine, Bernard LAHIRE professeur de sociologie à l’ENS de Lyon, Nicole LAPIERRE anthropologue et sociologue, Mathilde LARRERE historienne, Henri LECLERC président d’honneur de la LDH, Raphaël LIOGIER sociologue et philosophe, Isabelle LORAND chirurgienne, Germain LOUVET danseur étoile de l’Opéra de Paris, Gilles MANCERON historien, Philippe MANGEOT enseignant, Patrice MANIGLIER philosophe, Philippe MARLIERE politologue, Roger MARTELLI historien et directeur de la publication de Regards, Christiane MARTY ingénieure-chercheuse, Corinne MASIERO comédienne, Gustave MASSIAH altermondialiste, Nicolas MAURY comédien, Marion MAZAURIC éditrice, Caroline MECARY avocate, Philippe MEIRIEU pédagogue, Phia MENARD jongleuse performeuse et metteure en scène, Céline MERESSE présidente du CICP, Guillaume MEURICE auteur et humoriste, Pierre MICHELETTI médecin et écrivain, Jean-François MIGNARD secrétaire général de la LDH, Véronique NAHOUM-GRAPPE anthropologue, Stanislas NORDEY directeur du Théâtre national de Strasbourg, Ludmila PAGLIERO danseuse étoile à l’Opéra de Paris, Willy PELLETIER sociologue, Nora PHILIPPE auteure et réalisatrice, Thomas PIKETTY économiste, Edwy PLENEL journaliste et cofondateur de Mediapart, Emmanuel POILANE président du CRID, Thomas PORCHER économiste, Didier PORTE humoriste, Mathieu POTTE-BONNEVILLE philosophe, Olivier PY auteur metteur en scène et directeur du Festival d’Avignon, Bernard RAVENEL historien, Éric REINHARDT écrivain, Prudence RIFF co-présidente du FASTI, Michèle RIOT-SARCEY historienne, Vanina ROCHICCIOLI présidente du Gisti, Paul RODIN directeur délégué du festival d’Avignon, Marguerite ROLLINDE politologue spécialiste du Maghreb, Alexandre ROMANES cofondateur du cirque Romanès, Délia ROMANES confondatrice du cirque Romanès, Paul RONDIN directeur délégué du Festival d’Avignon, Alain RUSCIO historien, Malik SALEMKOUR président de la LDH, Sarah SALESSE avocate, Christian SALMON écrivain, Odile SCHWERTZ-FAVRAT ex-présidente de la Fasti, Denis SIEFFERT président de la SAS Politis, Catherine SINET directrice de la rédaction de Siné Mensuel, Evelyne SIRE-MARIN magistrat, Romain SLITINE enseignant à Sciences Po, Pierre TARTAKOWSKY président d’honneur de la LDH, Lilian THURAM fondation Lilian Thuram-Éducation contre le racisme, Sylvie TISSOT sociologue, Michel TOESCA acteur et réalisateur, Marie TOUSSAINT militante associative et présidente de Notre affaire à tous, Assa TRAORE comité Adama, Enzo TRAVERSO historien, Catherine TRICOT architecte-urbaniste, Aurélie TROUVE altermondialiste et agronome, Fabien TRUONG sociologue, Michel TUBIANA président d’honneur de la LDH, Dominique VIDAL-SEPHIHA journaliste, Jean VIGREUX historien, Thierry VILA écrivain, Arnaud VIVIANT écrivain et critique littéraire, Sophie WAHNICH historienne, Jacques WEBER comédien, Serge WOLIKOW historien.

Associations
Assemblée citoyenne des originaires de Turquie (ACORT), Auberge des migrants, Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants (BAAM), CCFD - Terre solidaire 93, Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM), Centre international de culture populaire (CICP), Coalition internationale des sans-papiers et migrants (CISPM), Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT), Coordination 75 des sans-papiers, Coordination 93 de lutte pour les sans-papiers, CSP92, DIEL, Fédération des associations de solidarité avec tous·te·s les immigré·e·s (Fasti), Fédération des tunisiens pour une citoyenneté des deux rives (FTCR), Gisti, Initiatives pour un autre monde (IPAM), La Cimade, Ligue des droits de l’homme, Respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie, Roya citoyenne, Syndicat des avocats de France (SAF), Union juive française pour la paix (UJFP), Utopia 56

Publié le 26/09/2018

Populisme de gauche, du nouveau ?

(site ensemble-fdg.org)

Le dernier livre de Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche[1],offre l’occasion de faire le point sur les fondements, les évolutions et les problèmes de ce qui se présente comme une nouvelle stratégie pour la gauche[2]. On envisagera cet ouvrage en le replaçant dans la lignée d’autres écrits, en particulier le livre fondateur d’Enersto Laclau La raison populiste[3].

Une conception tronquée de la politique

Tout au long de ses écrits, Chantal Mouffe dénonce à juste titre l’illusion d’une politique sans conflits. Elle critique les conceptions consensuelles de la démocratie en affirmant « la nature hégémonique de tout ordre social »[4]. Dans son dernier ouvrage, elle oppose « deux façons d’envisager le champ politique. L’approche associative le présente comme la sphère de la liberté et de l’action de concert. À l’inverse l’approche dissociative le conçoit comme l’espace du conflit et de l’antagonisme[5] » et logiquement elle se réclame explicitement de cette dernière conception.

Cette opposition est réductrice. La désignation d’un adversaire/ennemi[6]est certes la condition du combat politique et la construction d’une frontière entre « le eux et le nous », pour reprendre le vocabulaire de Mouffe, est nécessaire. Mais la politique ne peut s’y réduire. L’espace politique est aussi un espace où se construit du commun à travers notamment l’élaboration de projets politiques. En ce sens, on ne peut opposer comme elle le fait les approches associative et dissociative de la politique qui forment un tout indissociable. Certes se focaliser sur l’approche associative a pour conséquence,in fine, de nier l’existence des conflits. Mais l’approche dissociative dont elle se réclame oublie que la politique ne peut se réduire à un strict rapport de forces.

À trop se focaliser sur l’ennemi/adversaire, on risque d’oublier la question du projet pour lequel on se bat. L’opposition « nous/eux » ne peut être féconde que surdéterminée par un projet émancipateur porteur d’un imaginaire social de transformation, comme l’a été en son temps l’idée de communisme[7]. Dans Pour un populisme de gauche, Mouffe précise cependant la nature de ce projet, radicaliser la démocratie – nous verrons plus loin ce qu’elle entend par là et les problèmes que cela soulève -, mais cela ne l’empêche pas tout au long de cet ouvrage de se focaliser sur la frontière entre le « eux et le nous » comme constituant le critère essentiel de l’action politique.

La question de l’extrême droite

Cette centralité est lourde de conséquences dans sa manière de traiter l’extrême droite. Mouffe n’emploie d’ailleurs jamais pour ces formations politiques le terme « extrême droite », terme qu’elle critique vertement, mais celui de « populiste de droite ». Elle reprend ainsi les antiennes des classes dirigeantes et des médias dominants qui qualifient de populiste l’extrême droite et la gauche de transformation sociale et écologique avec l’objectif d’amalgamer des courants politiques opposés et ainsi de discréditer les propositions de cette gauche. Mais là n’est pas le plus grave.

Prisonnière de sa conception de la politique comme création d’une frontière entre le « eux et le nous », et constatant que c’est aussi la démarche de l’extrême droite, elle reprend l’idée que face au néolibéralisme, « populisme de droite » et « populisme de gauche » mèneraient ainsi, chacun à leur manière, un combat contre le « système ». Elle en vient ainsi à écrire « que la plupart des demandes exprimées par les partis populistes de droite sont des demandes démocratiques auxquelles devrait être apportée une réponse progressiste[8] ». Pour justifier sa position, Mouffe indique que « ces revendications émanent de groupes qui sont les principaux perdants de la mondialisation néolibérale […] Une approche populiste de gauche devrait tenter de proposer un vocabulaire différent afin d’orienter ces demandes vers des objectives égalitaires […] leur sentiment d’exclusion et leur désir de reconnaissance démocratique, exprimés auparavant dans un langage xénophobe, (peuvent) se traduire dans un autre vocabulaire et être dirigés vers un autre adversaire[9] ».

Il est vrai qu’une partie de l’électorat de l’extrême droite est constituée de victimes des politiques néolibérales. Mais Mouffe ne semble pas voir que, pour cet électorat, les questions sociales sont vues à travers un prisme xénophobe et raciste surdéterminant une vision qui mobilise des affects puissants comme le ressentiment et la peur, où les passions mobilisées renvoient surtout à la haine de l’autre.Mouffe fait pourtant un long développement sur la nécessité de prendre en compte la force des affects en politique. Elle critique, à juste titre, une vision strictement rationaliste de la politique et pointe « le rôle décisif que jouent les affects dans la constitution d’identités politiques[10] ». Mais dans le cas de la xénophobie et du racisme, cette analyse est mise de côté et tout se passe comme si elle considérait les affects liés au racisme et à la xénophobie comme une simple couche superficielle car les individus touchés sont celles et ceux qui sont écrasés par le capitalisme financiarisé. Elle tombe là dans un économisme rationaliste, alors même qu’elle affirme par ailleurs très justement que « les identités politiques ne sont pas l’expression directe de positions objectives au sein de l’ordre social[11] ».

Ces affects mortifères pourraient donc être éradiqués simplement en changeant de vocabulaire. Est-ce vraiment si simple ? Elle ne nous dit d’ailleurs rien de ce que devrait être ce nouveau vocabulaire. S’agit-il de faire des concessions à la xénophobie en reprenant à son compte certains propos sur les migrants comme certains à gauche sont tentés de le faire[12] ? Gagner des électeurs aujourd’hui acquis à l’extrême droite suppose d’abord de rester ferme dans le combat et l’argumentation contre le racisme et la xénophobie. Toute concession  sur ce terrain ne peut que les renforcer dans leurs convictions et crédibiliser encore plus les formations politiques qui en ont fait leur doctrine. Cela suppose aussi d’être capable de transformer la rancœur haineuse, à la racine du racisme et de la xénophobie, en une espérance qui permet de se projeter dans l’avenir. C’est donc dans la construction d’un nouvel imaginaire émancipateur que réside la solution. La formation d’un tel imaginaire ne se décrète évidemment pas. Elle ne peut être qu’une création inédite, le produit de luttes sociales, de victoires, même partielles, d’espoirs qui petit à petit prennent le dessus sur la résignation dessinant ainsi l’horizon d’une société à advenir.

Dans la situation actuelle, la position de Mouffe ne peut que légitimer encore plus le Front national et nous désarmer dans le combat contre lui. Dans un texte synthétique présenté comme une feuille de route pour la « gauche populiste », Christophe Ventura, animateur du site Mémoire des luttes, refuse toute consigne de vote contre l’extrême droite lorsque cette dernière est opposée à un candidat du « système » sous prétexte qu’elle « n’a en réalité que très peu de chance d’être en position de conquérir le pouvoir[13] ». Il espère donc et mise sur le fait qu’une majorité d’électeurs ne suive pas sa recommandation ! De son côté, poussant jusqu’au bout ce type d’analyse, l’économiste Jacques Sapir, qui vient de la gauche, en est arrivé à défendre une alliance avec le Front national.

Radicaliser la démocratie

Mouffe indique clairement vouloir mettre la question de la démocratie au cœur d’un projet d’émancipation. Constatant que « les valeurs démocratiques continuent de jouer un rôle décisif dans l’imaginaire politique de nos sociétés[14][…] et qu’il pousse à étendre la liberté et l’égalité à une multiplicité de champs nouveaux[15] », elle se fixe comme objectif de « radicaliser la démocratie ». On ne peut que partager cette analyse, cet objectif et son rejet du « faux dilemme entre réforme et révolution[16] » ainsi que sa volonté de distinguer le libéralisme économique du libéralisme politique (existence d’un État de droit, séparation des pouvoirs et libertés démocratiques). Néanmoins trois problèmes demeurent.

Ennemis ou adversaires ?

Pour Mouffe, « le but de la politique démocratique est de construire le “eux” de telle sorte qu’il ne soit plus perçu comme un ennemi à détruire, mais comme un adversaire […] Un adversaire est un ennemi, mais un ennemi légitime avec lequel on partage des points communs parce que l’on partage avec lui une adhésion aux principes éthico-politiques de la démocratie libérale : la liberté et l’égalité. Mais nous sommes en désaccord quant à la signification et la mise en œuvre de ces principes[17] ». Pour elle donc « la finalité de la démocratie est de transformer l’antagonisme en agonisme[18] ».

La distinction entre ennemi et adversaire semble séduisante, mais toute la question est de savoir selon quels critères distinguer l’ennemi de l’adversaire. Réponse de Mouffe : « adhésion aux principes éthico-politiques de la démocratie libérale : la liberté et l’égalité ». Petit problème, les principes de liberté et d’égalité n’existent pas en soi mais ne prennent sens que dans leur déclinaison concrète. Prenons un exemple concret. Le Medef, et plus globalement le néolibéraux, promeuvent la liberté d’entreprendre comme un principe absolu. Nous savons que tout processus d’émancipation devra y mettre un terme et donc qu’il devra s’attaquer à ce principe. Le désaccord sur la mise en œuvre de ce principe qu’évoque Mouffe se traduit ici concrètement par sa remise en cause radicale. Comment Mouffe considérait-elle cette remise en cause ? Dans quelle catégorie range-t-elle ceux qui veulent remettre en cause ce principe ? On pourrait ainsi multiplier les exemples concrets qui montrent les ambigüités, voire les contradictions du critère proposé.

La période dite des «  Trente glorieuses » en est une autre illustration. Ce ne sont pas « les points communs » partagés avec les classes dirigeantes qui ont permis les avancées sociales à l’époque, mais des rapports de forces concrets suite à la seconde guerre mondiale qui les ont forcé à accepter « le compromis fordiste ». Ce dernier a été remis en cause dès que l’occasion en a été donnée et surtout quand cette configuration ne garantissait plus au capital un taux de profit suffisant. Les classes dirigeantes ont fait alors voler en éclat sans problème les points communs et principes éthico-politiques de la démocratie libérale dont Mouffe pensent qu’ils sont à la base de la démocratie libérale.

Il y a en fait une certaine naïveté dans ses propos lorsqu’elle écrit que la « confrontations entre des projets hégémoniques opposés qui ne peuvent être réconciliés rationnellement […] est mise en scène à travers une confrontation réglée par des procédures acceptées par les adversaires[19] ». Le problème est que les conflits sociaux ne se règlent pas comme des duels entre gentlemen et il est assez peu probable, comme le montrent nombre d’expériences historiques, que les classes dirigeantes acceptent tranquillement de se plier à des règles si celles-ci ont pour conséquence de les déposséder de leur pouvoir.

Bref, et c’est un paradoxe, partant d’une conception uniquement conflictuelle de la politique, elle aboutit, au nom de la distinction entre ennemis et adversaires, à considérer qu’« il faut qu’il y ait un consensus sur les institutions de base de la démocratie et sur les valeurs “ethico-politiques” qui définissent l’association politique[20] ». Partant d’une vision hypertrophiant et essentialisant l’opposition amis/ennemis, elle en vient, pour traiter politiquement cette opposition à prôner un consensus sur les institutions[21]et les principes qui les fondent.

La démocratie représentative horizon indépassable ?

Se plaçant dans le strict cadre de la démocratie libérale et réduisant la finalité de la démocratie à transformer l’antagonisme en agonisme, elle est amenée assez logiquement à borner son horizon à la démocratie représentative. Si elle critique à juste titre la vision de la Multitude de Hardt et Négri, elle ne répond pas à l’objection majeure qu’ils opposent au populisme : « le pouvoir du peuple est sans cesse mis en avant, mais au bout du compte c’est une petite clique de politiciens qui décident[22] ». Est ainsi évacué par elle tout un pan de la sociologie critique, de Max Weber, Robert Michels ou Moisei Ostrogorski dès le début du XXesiècle, à Pierre Bourdieu plus récemment.

Elle ne semble pas voir que le « gouvernement représentatif » s’est mis historiquement en place à la fin du XVIIIesiècleavec l’objectif explicite d’exclure les classes populaires (sans même parler des femmes) de toute possibilité de se mêler des affaires du gouvernement[23]. Non seulement le corps électoral est restreint (suffrage censitaire), mais les conditions d’éligibilité restreignent encore la couche des élus possibles (cens d’éligibilité). Si aux XIXeet XXesiècles, la fin du suffrage censitaire et l’élargissement du suffrage universel arrachés de haute lutte, semblent transformer la nature du lien représentatif avec la transformation du « gouvernement représentatif » en « démocratie représentative », les mécanismes d’exclusion sont toujours à l’œuvre. Nous vivons dans une oligarchie élective libérale : oligarchie, car nous sommes gouvernés par un petit nombre ; élective, car nous sommes appelés régulièrement à choisir par notre vote ces individus ; libérale, car nous avons historiquement arraché un certain nombre de droits, que les classes dirigeantes essaient d’ailleurs en permanence de rogner.

Radicaliser la démocratie suppose de remettre en cause ce processus. L’objectif d’une politique démocratique devrait être la participation de toutes et tous à tout pouvoir existant dans la société. C’est à partir d’un tel objectif que devraient être mises en place les institutions qui facilitent sa réalisation et débattue l’existence de formes de représentation. Contrairement à ce qu’affirme Mouffe, la mise en œuvre d’une démocratie active[24] n’est pas contradictoire avec le pluralisme politique ni avec l’existence des partis politiques. On voit mal comment la « conception radicale de la citoyenneté […] la participation active à la communauté politique[25] », qu’elle appelle de ses vœux par ailleurs, pourraient être compatibles avec les mécanismes actuels de la représentation qui dépossèdent « le peuple » des décisions politiques.

Pour Mouffe, « C’est le manque de débat agonistique, et non pas le fait même de la représentation, qui prive le citoyen de sa voix[26] ». Le débat et la confrontation d’idées sont évidemment des conditions indispensables à la démocratie. Mais croire que ceux-ci suffiraient à neutraliser les effets pervers de la représentation relève d’une certaine naïveté qui fait fi du rôle de l’État.

La question de l’État

Mouffe renvoie dos à dos « l’approche réformiste (qui) envisage l’État comme une institution neutre […] et l’approche révolutionnaire (qui) le considère comme une institution oppressive qu’il faut abolir ». On pourrait discuter de cette présentation qui semble oublier que les sociaux-démocrates avant leur conversion au néolibéralisme ont historiquement défendu l’idée qu’il faudrait le réformer et que les marxistes révolutionnaires n’ont jamais parlé de l’abolir et n’envisageaient son dépérissement que dans un processus complexe. Mais l’essentiel n’est pas là. Mouffe, à juste titre, considère l’État, qui ne peut se réduire à l’appareil gouvernemental, comme un enjeu de lutte politique. La transformation de l’État social en État néolibéral autoritaire montre bien qu’il y a là un enjeu politique majeur.

Néanmoins deux questions liées entre elles ne sont pas abordées : la question des contre-pouvoirs et celle de « la participation active à la communauté politique ». On peut certes penser qu’il est possible d’engager un processus de transformation profonde de l’État de telle sorte que ce dernier puisse être perméable à la multiplicité des demandes démocratiques. Mais l’État, même transformé en profondeur, restera une instance habitée par une techno-bureaucratie, séparée de la société et qui s’élève au-dessus d’elle. De ce point de vue, la reprise par Mouffe de la thèse de Gramsci sur l’« État intégral », incluant à la fois la société politique et la société civile, est pour le moins problématique. Elle fait l’impasse sur la question décisive des contre-pouvoirs qui devront être puissants, même dans une société où la démocratie aura été radicalisée. Sa critique de la thèse sommaire du dépérissement de l’État pour laquelle la disparition de l’État correspondrait à une société sans contradictions sociales, totalement transparente à elle-même, ne doit pas nous faire jeter le bébé avec l’eau du bain. L’État ne peut résumer l’activité politique instituante et créer les conditions d’une participation pérenne des citoyen-nes à la décision politique doit passer par des institutions politiques spécifiques qui ne peuvent être réduites à l’État et à ses appareils.

Le préalable du cadre national

Pour Mouffe « la lutte hégémonique qui cherche à revitaliser la démocratie doit commencer à l’échelle de l’État-nation. […] Ce n’est que lorsque cette volonté collective aura été consolidée qu’une collaboration avec des mouvements similaires dans d’autres pays pourra être productive[27] ». Cette position pose un double problème. D’une part, elle semble ignorer qu’une grande partie des politiques menées dans un pays européen sont élaborées par les gouvernements dans un cadre européen. Refuser d’agir au niveau européen en attendant que le processus de transformation démocratique soit mené à bien dans le cadre national, c’est se condamner à subir le poids des décisions prises au niveau européen.

Mais surtout, c’est ne pas voir qu’un pays entamant un tel processus subira immédiatement des mesures de rétorsion prises par les institutions et les gouvernements européens. La construction d’un mouvement social et citoyen à l’échelle européenne est donc décisive si on ne veut pas que ce pays reste isolé. Un des problèmes qu’a rencontrés le gouvernement Syriza a été la faiblesse des mouvements de soutien à l’échelle européenne alors que la Grèce était étranglée financièrement par les décisions de l’Eurogroupe et de la BCE. La capitulation du gouvernement grec, isolé au plan européen, s’explique aussi par cet élément.

La construction d’un mouvement social et citoyen à l’échelle européenne est évidemment compliquée, comme en témoigne hélas l’échec du Forum social européen. Raison de plus de s’y atteler. Il ne s’agit pas, ce faisant, de déserter le terrain national et une rupture avec l’ordre néolibéral passera probablement par une victoire électorale de forces de la gauche de transformation sociale et écologique dans un ou plusieurs pays. Le levier national est donc tout à fait décisif. Certes, Mouffe voit bien que « la lutte contre le néolibéralisme ne peut se gagner à l’échelle nationale et qu’il est nécessaire d’établir une alliance au niveau européen[28] », mais sa stratégie étapiste – l’État-nation d’abord, l’Europe ensuite – ne peut mener qu’à l’échec tant les questions européennes et nationales sont imbriquées.

Construire le peuple ?

Rappelons très schématiquement la conception de Laclau dans La raison populiste. Laclau se veut en rupture avec ce qu’il nomme « l’essentialisme marxiste ». Pour lui, il faut « concevoir le “peuple”[29]comme une catégorie politique non comme un donné de la structure sociale »[30]. Ce point est tout à fait décisif. Il n’y a pas de fondements objectifs qui permettent de définir l’acteur historique, le sujet de la transformation sociale, celui-ci est le résultat d’un processus politique. Si on ne peut qu’approuver Laclau sur ce point, la façon dont il envisage la construction du « peuple » comme un sujet et l’idée même de « construire le peuple » pose problème. Car la question immédiate est qui le construit ? Si on remplace le mot peuple par prolétariat, on retrouve là la thématique classique du substitutisme avant-gardiste dans laquelle, in fine, le prolétariat, ici le peuple, doit être construit politiquement par une entité extérieure. La question est de savoir quelle est cette entité.

Laclau part des demandes sociales spécifiques, qu’il qualifie de « démocratiques », hétérogènes et insatisfaites existant dans la société. Peut se former ainsi une « chaine d’équivalence » qui permet de les unifier et de construire ainsi un « peuple », étant entendu que toute demande sociale non satisfaite n’a pas la possibilité de s’intégrer à la chaine d’équivalence si « elle entre en conflit avec les fins particulières des demandes qui sont déjà des maillons de la chaine[31] ».

Mais la formation d’une chaine d’équivalence, donc un « peuple », n’est possible que si une des demandes insatisfaites arrive à incarner l’ensemble des autres demandes : « une demande déterminée, qui était peut-être à l’origine une demande parmi d’autres, acquiert à un certain moment une importance inattendue et devient le nom de quelque qui l’excède[32] » Pour que « le peuple » puisse se constituer, il faut « l’identification de tous les maillons de la chaine populaire à un principe d’identité qui permette la cristallisation de toutes les demandes différentes autour d’un dénominateur commun – lequel exige, évidemment, une expression symbolique positive[33] ». Alors « une frontière d’exclusion divise la société en deux camps[34] ». C’est la division entre « eux et nous ».

Or ce « principe d’identité » aboutit à la domination d’une demande sociale particulière qui prendrait un caractère universel. Laclau retrouve donc sous le nom de « peuple » le sujet universel unique avec la centralité d’une oppression particulière, niant ainsi, de fait, la pluralité des oppressions et leur non hiérarchisation. De plus, ce que n’explique pas Laclau, c’est pourquoi et comment une demande sociale spécifique devient-elle un référentiel universel permettant, comme il l’affirme, de construire le « peuple » ? Et, question primordiale, comment faire pour que ce référentiel universel devienne progressiste et comment le « populisme de gauche » peut-il l’emporter sur celui de droite ? Autant de questions sans réponses. En fait, nous verrons plus loin que Laclau a une solution qui est pour le moins discutable.

Dans Pour un populisme de gauche, Mouffe reprend, pour l’essentiel, cette conception. Elle y apporte néanmoins quelques inflexions. Elle admet ainsi que cette démarche, « en rassemblant les demandes démocratiques pour créer un “peuple”, produirait un sujet homogène qui nie la pluralité. Cela devrait être évité pour que la spécificité des différentes luttes ne soit pas gommée[35] ». Laclau insistait sur le fait que pour qu’une chaine d’équivalence, c’est-à-dire un « peuple », se forme, il fallait qu’une des demandes insatisfaite « acqui[ère] à un certain moment une importance inattendue et devien[ne] le nom de quelque qui l’excède » sans expliquer par quel processus cela pouvait se produire. Mouffe préfère indiquer qu’« une équivalence est établie entre une multiplicité de demandes hétérogènes, mais d’une manière qui maintient la différenciation interne du groupe[36] ». Elle évite ainsi un des problèmes posés par les théorisations de Laclau.

Mais reste celui de la nécessité « d’articuler les différentes luttes en une volonté collective[37] » ou, pour parler comme Laclau, comment opérer « la cristallisation de toutes les demandes différentes autour d’un dénominateur commun – lequel exige, évidemment, une expression symbolique positive » ? La réponse de Laclau dans La raison populisteest sans ambiguïté. C’est l’existence du leader qui permet de résoudre ce problème. Le populisme se distingue d’autres processus politiques par un rapport direct entre une personnalité se voulant charismatique et le peuple ;plus exactement,le peuple s’incarne dans le leader. À la question « qui ou quoi construit le peuple ? », la réponse populiste est : c’est le chef qui construit le peuple et incarne sa volonté.

Contrairement au populisme de droite qui n’a pas ce genre de pudeur, les partisans du populisme de gauche évitent généralement de traiter cette question. Laclau est un des rares à le faire sans détour. Il n’hésite pas à indiquer explicitement que, pour lui, « l’absence de meneur » équivaut à « la dissolution du politique[38] ». L’existence d’un chef est ici la condition même de possibilité du politique, « La nécessité d’un meneur existe toujours[39] » nous dit-il. En rapport avec le politique, l’existence d’un leader est élevée ici en nécessité ontologique et rendue politiquement indispensable car « La logique équivalentielle conduit à la singularité, et la singularité à l’identification de l’unité du groupe au nom du leader[40] ». Ainsi, pour Laclau, la construction même d’une chaine d’équivalence, c’est-à-dire pour lui le « peuple », aboutit à l’incarnation dans un leader. Pire, pour lui « l’amour pour le leader est une condition centrale de consolidation du lien social[41] ». Le leader charismatique est ainsi la clef de voute de sa construction théorique. Laclau aboutit ainsi au vieux cliché réactionnaire de l’homme providentiel (historiquement, c’est le plus souvent un homme).

Mouffe, qui n’en disait mot dans L’illusion du consensus, est obligée dans son dernier ouvrage d’aborder, sans s’y étendre, cette question. Il est d’abord significatif qu’elle ne reprenne aucune des formulations de Laclau sur l’existence d’un chef comme condition du politique. De plus, alors que Laclau insistait sur « l’identification de tous les maillons de la chaine populaire à un principe d’identité » comme nécessité pour former une chaine d’équivalence, elle préfère parler de « demande démocratique spécifique devenue le symbole du combat commun[42] » et admet qu’un tel symbole pourrait éventuellement remplacer la figure d’un leader. Cependant, elle continue de placer « les liens affectifs qui unissent un peuple à un chef charismatique[43] » comme un moyen privilégié de créer une volonté collective, présentant alors le leader comme un primus inter pares (premier parmi les égaux) et essayant de distinguer un leadership fort et l’autoritarisme. Il serait facile d’ironiser sur cette dernière distinction dont Emmanuel Macron fait son quotidien… Si elle essaie donc de désamorcer les critiques qu’ont entrainées les formulations de Laclau et certaines pratiques politiques se réclamant du populisme, on voit toujours mal comment la valorisation et le mythe du leader pourraient s’accommoder d’une perspective émancipatrice. Dans cette conception, la participation populaire et la démocratie radicale que Mouffe appelle de ses vœux, prennent au mieux une forme plébiscitaire où les citoyen.nes ont plus ou moins régulièrement à approuver les décisions prises en haut. Il n’y a d’ailleurs pas d’exemple historique où des expériences politiques de ce type se soient bien terminées.

Pour conclure (probablement provisoirement)

Ce que propose Mouffe « c’est une stratégie particulière de construction de la frontière politique […] Les partis ou les mouvements qui adoptent une stratégie populiste de gauche peuvent suivre des trajectoires variées […] et ils n’ont pas nécessairement à être identifiés sous cette appellation[44] ». La question qui se pose donc immédiatement est de savoir pourquoi donc qualifier une telle stratégie de populiste ? Mouffe, qui reconnait qu’une autre appellation aurait été possible, se pose effectivement la question. Sa réponse laisse perplexe. Pour elle « quand il est question de restaurer et de radicaliser la démocratie, le “populisme”, parce qu’il fait du demos un dimension essentielle, convient particulièrement pour qualifier la logique politique adaptée à la situation[45] ». Pourquoi alors ne pas mettre simplement en avant la question de la démocratie, ce qui aurait l’avantage, même du point de vue de Mouffe, de lier le sujet politique le demos, « le peuple », avec le projet politique porté « radicaliser la démocratie » ? De plus cela éviterait l’amalgame dont sont friands les commentateurs entre des forces politiques aux projets opposés. À moins justement que cet amalgame ne soit recherché, la mise en symétrie du « populisme de droite » et du « populisme de gauche » visant à se situer contre « le système ». On a vu plus haut les problèmes majeurs que pose ce type de stratégie.

Au-delà, si les réponses données par Mouffe ne sont pas vraiment convaincantes, ou même peuvent se révéler dangereuses, les questions qu’elle aborde sont incontournables : comment se forme un sujet de l’action collective alors même que la centralité politique du prolétariat a disparu, comment construire une cohérence stratégique si aucun acteur particulier (le prolétariat, le parti…) ne peut la donner a priori, comment construire un projet d’émancipation qui prenne en compte la multiplicité croisée des oppressionsqui existent dans la société ? Autant de questions décisives pour une gauche de transformation sociale et écologique qui ne se satisfait pas de la domination du capitalisme néolibéral.

Pierre Khalfa.

Publié sur Médiapart.

[1]Chantal Mouffe,Pour un populisme de gauche, Éditions Albin Michel, 2018.

[2]Voir aussi, Le populisme de gauche, réponse à la crise démocratique ?(https://blogs.mediapart.fr/pierre-khalfa/blog/021117/le-populisme-de-gau...) dont certains éléments sont repris ici.

[3]Ernesto Laclau,La raison populiste, Éditions du Seuil, 2008. Sauf indication contraire, les citations de Laclau sont issues de cet ouvrage.

[4]Chantal Mouffe,Le paradoxe démocratique, Beaux-arts de Paris Éditions, 2016, p. 108.

[5]Pour un populisme de gauche, p.123.

[6]Nous reviendrons plus loin sur la distinction que fait Mouffe entre adversaire et ennemi et les problèmes que cela pose.

[7]La nature réelle des régimes dits communistes importe peu ici.

[8]Pour un populisme de gauche, p. 37.

[9]Ibid p. 37-38-39. Pour justifier sa position, Mouffe indique que Jean-Luc Mélenchon avait réussi à gagner un nombre de voix significatif d’électeurs du FN. Toutes les enquêtes d’opinion montrent pourtant que la forte progression de Jean-Luc Mélenchon est provenue du fait qu’il avait réussi à gagner une forte proportion (environ 25 %) d’électeurs qui avaient auparavant voté François Hollande, le nombre de ceux venant du FN étant marginal (environ 2 %). Elle exagère également le nombre d’électeurs du UKIP étant passé au Labour. Seuls 11% (et non 16 % comme elle l’indique) d’électeurs UKIP en 2015 (réferendum Brexit) ont voté Labour en 2017 à comparer aux 45% des électeurs UKIP de 2015 qui ont voté conservateur en 2017. Voir https://yougov.co.uk/news/2017/06/22/how-did-2015-voters-cast-their-ball.... Merci à Philippe Marlière pour ces dernières précisions.

[10]Ibid p. 104.

[11]Ibid p. 66.

[12]Les propos sur les migrants de Sarah Wagenkencht, députée de Die Linke, et d’un responsable en vue de la France Insoumise, Djordje Kuzmanovic, heureusement désavoués par Jean-Luc Mélenchon, en sont l’illustration. Voir sur ce sujet Roger Martelli, http://www.regards.fr/politique/article/reponse-a-djordje-kuzmanovic.

[13]Christophe Ventura, Principes pour une gauche populiste, septembre 2017 (http://www.medelu.org/Principes-pour-une-gauche).

[14]Pour un populisme de gauche,p. 64.

[15]Ibid p. 68.

[16]Ibid p. 71.

[17]Le paradoxe démocratique, p. 110.

[18]L’illusion du consensus, p. 35.

[19]Pour un populisme de gauche, p. 130.

 

[20]Ibid, p. 50.

[21]Sur ce point voir, Patrick Braibant,Chantal Mouffe ou les incertitudes de la « radicalisation de la démocratie »,Les Possibles, n° 14 – été 2017 (https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-14-ete-20...).

[22]Michael Hardt et Antonio Negri, inPour un populisme de gauche, p. 82.

[23]Sur tous ces points, voir l’ouvrage désormais classique de Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion 1995.

[24]Je ne parle volontairement pas de « démocratie directe », cette expression étant, soit rattachée à la démocratie grecque, qui, si elle représente un germe (pour reprendre ici le terme employé à ce sujet par Cornélius Castoriadis), ne peut évidemment être reproduite, soit au modèle conseilliste qui est historiquement marqué.

[25]Pour un populisme de gauche, p. 95.

[26]Ibid, p. 86.

[27]Ibid, p. 103.

[28]Ibid, p. 103.

[29]Il est à noter que dans son livre, La Raison populiste, Laclau met la plupart du temps le mot peuple entre guillemets. Nous suivrons son exemple.

[30]La raison populiste p. 260.

[31]Ibid, p.165.

[32]Ibid, p.144.

[33]Ibid, p.102. Les italiques sont de Laclau.

[34]Ibid, p. 101.

[35]Pour un populisme de gauche, p. 91.

[36]Ibid, p. 92.

[37]Ibid, p. 91.

[38]La Raison populiste, p.81.

[39]Ibid, p.  78.

[40]Ibid, p. 122.

[41]Ibid, p.  102.

[42]Pour un populisme de gauche, p. 101.

[43]Ibid, p. 102.

[44]Ibid, p. 114-115.

[45]Ibid, p. 116.

 

Publié le 25/09/2018

«Les politiques de compétitivité sont des impasses»

Par Romaric Godin (site mediapart.fr)

Éric Heyer, économiste à l’OFCE et auteur avec Pascal Lokiec et Dominique Méda d’un ouvrage récemment paru et intitulé Une autre voie est possible, revient sur la stratégie économique d’Emmanuel Macron et propose des alternatives.

·  La France est-elle condamnée à toujours être la dernière de la classe pour ses performances économiques ? Combien de fois cette question n’a-t-elle pas été répétée, à l’envi, par les partisans des réformes ? Emmanuel Macron, le président de la République, et plusieurs de ses ministres n’ont cessé, pour justifier leur politique, de présenter la France comme « le seul grand pays qui n’a pas vaincu le chômage de masse ». Ce dénigrement systématique du modèle social français a évidemment pour fonction de le détruire pour enfin faire rentrer pleinement le pays dans la voie néolibérale ouverte aux débuts des années 1980.

Dans un ouvrage récemment paru aux éditions Flammarion, Une autre voie est possible, Éric Heyer, Pascal Lokiec et Dominique Méda démontent systématiquement ce discours négatif et ses objectifs et recherchent des voies alternatives pour préserver les forces du modèle social français et les vraies solutions au ralentissement économique français et européen.

Éric Heyer, économiste à l'OFCE. © Philippe Matsas/Flammarion

Dans un entretien à Mediapart, Éric Heyer, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et enseignant à Sciences Po, rappelle que, moins que la dette publique et le système social, ce sont les insuffisances et les dysfonctionnements de la zone euro qui pèsent sur le pays, notamment en raison des immenses excédents allemands et de la politique de modération salariale de notre voisin transrhénan. Il présente les impasses de la politique de compétitivité-coût menée par ce gouvernement et nombre de ses prédécesseurs, et propose des réformes audacieuses dans la gouvernance des entreprises et la gestion de la transition écologique.

Dans l’ouvrage que vous publiez, vous vous opposez à l’idée d’une France qui serait le dernier élève de la classe européenne et une irréductible réfractaire à la modernité…

Éric Heyer. C’est un discours que l’on entend très fréquemment, celui d’une France, « élève malade de l’Europe », seul pays à ne pas avoir vaincu le chômage de masse et exception dans le monde et en Europe. Or, ce discours ne résiste pas à l’épreuve des faits. Lorsque l’on regarde calmement les statistiques officielles, ce n’est pas le diagnostic qui ressort. Ce que l’on constate, c’est que, premièrement, depuis la crise, la France a connu des performances économiques au-dessus de la moyenne de la zone euro et son taux de chômage et son déficit public ont moins augmenté que dans la moyenne des pays partenaires. Mais, deuxièmement, on constate que la zone euro fait moins bien que les autres pays développés.

Ce que l’on essaie de développer, c’est que la France est plutôt un élève moyen dans une zone euro très hétérogène avec une Allemagne très performante et des pays qui, comme l’Espagne ou l’Italie, sous-performent. Ce qu’on peut donc dire, c’est que la zone euro est malade et que, de ce point de vue, la France l’est aussi et on ne peut évidemment nier les difficultés du pays. Ce n’est toutefois pas une singularité française, mais une exception européenne.

Comment expliquer ce problème de la zone euro ?

Il faut se rappeler que si la crise économique n’est pas directement née en Europe mais plutôt aux États-Unis, le système financier est mondialisé. Lorsque la bulle immobilière a explosé, c’est l’économie mondiale qui a chuté, zone euro comprise. Et laquelle a rebondi comme les autres zones mondiales. Du reste, jusqu’en 2011, on affiche en zone euro et en France des performances légèrement meilleures qu’aux États-Unis. Et puis, au premier trimestre 2011, il y a une deuxième crise qui apparaît en Europe et qui n’existe nulle part ailleurs. Ce sont bien des éléments particuliers à la zone euro qui expliquent cette situation.

La dette publique avait alors moins augmenté en zone euro qu’aux États-Unis, mais on a une crise des dettes publiques parce qu’on manque d’une institution adaptée pour assurer le remboursement de cette dette. Il a manqué ici une banque centrale qui joue pleinement son rôle de prêteur en dernier ressort, à la différence des autres grandes juridictions. Et on se lance alors dans des politiques différentes des autres, des politiques d’austérité, qui ont cassé la croissance économique. D’où cette deuxième crise, moins violente que celle de 2008, mais plus violente que la crise de la bulle Internet, et qui a été très longue.

Certes, depuis, il y a eu une double prise de conscience de la part des économistes, y compris du FMI autour de l’effet de l’austérité et des multiplicateurs budgétaires. La BCE avec Mario Draghi a aussi pris conscience de l’enjeu et y a répondu avec le « whatever it takes ». Et c’est d’ailleurs cela qui a permis d’engager une sortie longue de la crise. Cette prise de conscience n’est d’ailleurs pas totalement assumée et c’est pour cela que le rebond a été modéré. C’est de là que vient la singularité européenne.

Mais la crise n’explique pas tout…

Non, avant la crise, des éléments de politiques économiques pouvaient conduire à cette faiblesse de la zone euro. On a en effet créé une zone euro pour cesser de se faire compétition entre nous, mais on a poursuivi la compétition par des dévaluations salariales et fiscales et pour essayer de gagner en compétitivité. C’était le choix allemand : gagner rapidement des parts de marché à l’exportation en comprimant les coûts salariaux, par les salaires et les cotisations, plutôt qu’en augmentant la productivité, ce qui aurait été trop long. Cette stratégie n’est pas nouvelle, elle correspond à ce que l’on appelle le consensus de Washington qui veut que, dans une économie mondialisée, les États doivent se délester de tous leurs poids.

 

L’ennui, c’est que, en aucun cas, cette stratégie ne peut être un modèle. On ne peut pas tous gagner par le commerce extérieur. C’est un jeu à somme nulle. Les excédents courants des uns sont nécessairement les déficits des autres. Les seuls cas où cette stratégie peut devenir gagnante, c’est dans le cas de petits pays dont les excédents ne créent pas de déficits considérables ailleurs ou lorsque l’on accompagne cette dévaluation interne d’un plan de relance vigoureux. Si ce n’est pas le cas, des déséquilibres se forment et les économies en déficit doivent avoir recours à la dette, publique et privée, ce qui donne lieu à des bulles qui finissent par exploser et provoquer des crises. Autrement dit, lorsque les grands pays comme l’Allemagne se lancent dans de telles stratégies, tout le système économique international est désorganisé.

À un moment, cette logique n’est pas durable. Et on le voit aujourd’hui : certains pays veulent arrêter cette stratégie. La guerre commerciale ou le Brexit sont des événements liés à cette stratégie européenne. La zone qui déséquilibre désormais le plus le commerce mondial, c’est bien la zone euro. C’est elle qui a le plus fort excédent de ses comptes courants : de près de 4 points de PIB. Et ces 4 points de PIB de la zone euro, on les retrouve en déficit ailleurs. Et comme la Chine et le Japon sont aussi en excédent, ces déficits sont en grande partie portés par les États-Unis et le Royaume-Uni.

Dans un monde économique normal, les monnaies des pays en excédent devraient s’apprécier pour réduire ce déséquilibre. On devrait donc avoir une très forte appréciation de l’euro par rapport au dollar. Mais ce n’est pas le cas, pour une raison simple : l’excédent européen est principalement porté par l’excédent allemand. Les autres grandes économies sont soit en déficit comme la France soit en léger excédent du fait de la baisse de leurs importations. Une hausse de l’euro serait alors catastrophique pour ces pays. C’est la clé du problème que l’on a décrit plus haut : l’Allemagne va bien, mais pas les autres. Donc la BCE maintient une politique monétaire qui pèse sur l’euro alors que la FED (Réserve fédérale des États-Unis) resserre sa politique… Et on a le mouvement inverse des changes que ce que l’on devrait avoir, ce qui creuse encore les déséquilibres…

Donald Trump aurait donc raison ?

Sur le diagnostic, oui. Mais sa réponse, celle des barrières douanières, est une mauvaise réponse. Mais il est certain qu’on ne peut pas vivre avec ces déséquilibres-là. D’ailleurs, les Britanniques, eux, ont décidé de sortir en partie aussi pour échapper à ce déséquilibre et cela est significatif parce qu’ils avaient une situation apparemment convenable avec une forte croissance et un chômage faible. Mais le problème n’est pas tant quantitatif que qualitatif. Si plus de PIB signifie plus d’inégalités, cela signifie effectivement que les déséquilibres mondiaux conduisent à des bulles.

L’obsession de la dette publique

Mais cette stratégie de dévaluation interne est aussi celle de la France aujourd’hui ?

Oui, c’est bien sûr moins violent qu’en Espagne, en Italie ou au Portugal, mais toutes les mesures structurelles qui ont été prises sont jugées à l’aune de la compétitivité. Pourquoi pas ? Mais je suis toujours curieux de savoir sur qui l’on veut gagner cette compétitivité. On voit bien que c’est très difficile de gagner de la compétitivité par rapport à l’extérieur de la zone euro, face aux États-Unis ou au Royaume-Uni, parce que nos efforts peuvent être anéantis par des mesures commerciales ou une dépréciation monétaire. Voudrait-on alors gagner de la compétitivité à l’intérieur de la zone euro ? Cela pourrait s’entendre si la France était effectivement l’économie malade de la région, on pourrait gagner sur tous les autres, mais ce n’est pas le cas. Vouloir gagner de la compétitivité face à l’Espagne ou l’Italie qui ont 15 % et 12 % de chômage et des coûts salariaux plus faibles, c’est à coup sûr provoquer un choc déflationniste en France et dans ces pays. Et la zone euro serait encore plus éclatée.

Il ne reste donc qu’un pays sur lequel on devrait gagner des parts de marché : l’Allemagne qui, effectivement, se porte très bien et en réalité trop bien. L’excédent commercial allemand – neuf points de PIB – est trop élevé. On oublie souvent que dans cette copropriété qu’est la zone euro, on établit des règles de déficit public, mais aussi sur les déséquilibres macroéconomiques et notamment sur les comptes courants. On ne doit pas avoir plus de 4 points de PIB de déficit et 6 points d’excédent de sa balance courante. Or l’Allemagne est très au-delà. On pourrait lui demander de revenir dans les critères : avec trois points de PIB allemand à redistribuer, on peut avancer. Le problème, c’est que l’Allemagne a besoin de ces 9 points de PIB d’excédent pour financer ses retraites de demain. Les Allemands ont donc fait ce choix d’épargner pour financer l’avenir. Mais c’est extrêmement déstabilisant et cela rend vaine la stratégie de gains de compétitivité.

Une politique centrée sur la compétitivité prix est donc vaine ?

C’est une voie sans issue. Si les Allemands veulent garder un tel excédent, cette stratégie mène soit à la déflation, soit à une immense guerre commerciale où tout le monde sera perdant. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire, mais avoir comme seule stratégie cette amélioration de la compétitivité coût, c’est peine perdue.

Du reste, l’exemple allemand est très parlant. Lorsque cette stratégie de compétitivité coût est mise en place outre-Rhin, en 2002, le moment est parfait : aucun pays ne suit le même chemin et la croissance mondiale est à 5 %. Et pourtant, l’Allemagne a dû laisser filer son déficit public au-delà de 3 % du PIB et a connu à court terme une hausse de plus de trois points du taux de chômage, le plaçant en 2005 deux points au-dessus de celui observé en France. Même dans les meilleures conditions, ces réformes structurelles sont donc récessives. Et nous, nous voudrions suivre ce chemin alors que tout le monde le fait, que la croissance mondiale stagne à 3,5 % et que nous devons réduire le déficit public ! On peut douter qu’il s’agit d’une stratégie gagnante à court terme. Ce n’est clairement pas la bonne voie.

Ce n’est pas non plus, selon vous, la bonne voie sur le plan de l’environnement…

C’est une vision quantitative de la réalité selon laquelle il suffirait de créer de la richesse pour créer des emplois de bonne qualité et tout le monde en profitera. Cela aussi est démenti par l’analyse des dernières années aux États-Unis et au Royaume-Uni. Et c’est cela qui conduit à un rejet d’une partie de la population qui se sent déclassée. Sans parler du très long terme : une richesse qui est de mauvaise qualité pour l’environnement.

Aujourd’hui, les autorités ne sont obsédées que par la soutenabilité budgétaire. Il faut que la croissance soit soutenable du point de vue de la dette publique, mais pas du tout soutenable du point de vue de l’environnement. On dit craindre de transférer la dette publique à nos enfants, mais pas l’impact de la croissance sur l’environnement, c’est frappant ! Or, cette obsession de la dette publique nous conduit à des politiques de désendettement qui nous empêchent de réaliser les investissements de long terme nécessaires pour assurer la vraie soutenabilité de la croissance, celle qui respecte l’environnement.

Cette obsession du déficit et de la dette s’appuie sur l’absence de respect des fameux 3 % de déficit. Est-ce vital de rester sous les 3 % ?

Aujourd’hui, la règle de 3 % pour le déficit public est remise en cause par une grande majorité d’économistes. Récemment, le Centre d’analyse économique (CAE) a même proposé une réforme de ce mécanisme qui passe par la suppression de ces 3 %. Il est rassurant de voir que l’on admet désormais largement que cette règle ne signifie rien. Mais, pour le coup, le projecteur est mis sur la dette publique. C’est ce que fait le CAE qui affirme que le problème, c’est la dette…

Pour moi, cette démarche pose deux grands problèmes. D’abord, le ratio dette publique sur PIB est statistiquement absurde : il compare un stock (la dette) à un flux (le PIB). Il ne veut rien dire. Ensuite, on n’observe en numérateur que la dette brute. On ne comptabilise que le passif de l’agent. Mais face à un passif, il y a un actif. Si on veut se comparer entre pays et au cours du temps, il faut comparer aussi les actifs. L’OCDE le fait et calcule une dette nette en ôtant les actifs financiers, les plus liquides. Viennent ensuite les actifs non financiers, qui sont moins facilement mobilisables, mais on peut vendre des bâtiments publics, par exemple.

Globalement, l’Insee fait chaque année un bilan patrimonial des agents. Et l’on constate plusieurs choses : on a déjà dépassé depuis longtemps les 100 points de PIB pour la dette brute puisque les critères européens ne prennent pas tout en compte, on est environ à 122 % du PIB. Mais en face, on a 56 points de PIB d’actifs financiers et 89 points d’actifs non financiers. Les administrations publiques ont donc plus d’actifs que de passifs. Et c’est pour cela, entre autres, que les taux d’intérêts français ont baissé avec un écart qui reste identique avec l’Allemagne alors que sa dette brute recule. C’est parce que notre situation n’est pas si dégradée. Les marchés savent que si l’on prête à l’État français, on sera remboursé. Il n’y a donc absolument aucun risque.

Mais alors, pourquoi le CAE propose-t-il de revenir à 60 points de PIB en 20 ans ? Cela signifierait deux décennies d’austérité. Les 3 % ne sont plus de mode, mais on a gardé ce niveau de 60 % pour la dette qui ne signifie rien. Une étude économique estime-t-elle que le bon niveau est de 60 % ? On se souvient que pendant longtemps on a cru Reinhart et Rogoff qui avaient estimé que la croissance était plombée au-delà de 90 % du PIB. C’est-à-dire qu’entre 60 et 90 % du PIB, la dette pouvait soutenir la croissance. Mais on a même appris que ce chiffre de 90 % du PIB était fallacieux et comportait un certain nombre d’erreurs…

Nous, ce qu’on propose dans le livre, c’est de ne pas négliger la question de la dette publique, mais il faut observer ce que l’on met en face. Autrement dit : augmenter la dette brute pour faire des investissements d’avenir, ce n’est pas grave. Il est logique que ces investissements soient en partie financés par les générations de demain via les intérêts de la dette. Il faut donc sortir l’investissement du calcul du déficit et avoir zéro déficit sur le cycle, en admettant des déficits en bas de cycle et des excédents en haut de cycle.

L’enjeu des dépenses sociales

Mais cette méthode pose le problème des dépenses sociales puisqu’une grande partie de l’écart avec les autres pays est liée à ce poste… Et c’est ce qui est visé dans le prochain budget par le gouvernement…

Il faut effectivement définir ce qu’est un investissement public. On peut se baser sur la comptabilité nationale et reprendre la définition reconnue. C’est une vision qui n’est pas politique mais comptable. En le retirant du calcul du déficit, on obtient un recul d’environ 2,5 points de PIB du déficit. On aura déjà réglé une grande partie du problème.

Mais évidemment, on peut estimer à juste titre que la définition de la comptabilité nationale n’est pas suffisante et qu’il existe du gaspillage. On pourrait alors cibler ces investissements. On pourrait aussi estimer que d’autres investissements d’avenir comme l’éducation, la prévention de la santé, la transition écologique ou la protection sociale qui n’entrent pas dans cette définition, devraient l’être, parce qu’ils influent sur l’avenir. C’est l’enjeu d’une concertation européenne sur le sujet.

Vous faites cependant des propositions concernant le financement des dépenses sociales…

Concernant les dépenses sociales, il est vrai qu’il peut y avoir un problème de financement. Et je pense qu’il faut revoir ce financement. Dans cette protection, il existe des dépenses assurantielles : les retraites et le chômage. Et il me semble important que ce soit financé par des cotisations et que ces cotisations équilibrent les dépenses. Et il est normal que ceux qui cotisent plus soient plus indemnisés. C’est d’ailleurs un système qui marchait bien pour le chômage puisque, aux alentours de 9 %, le système est à l’équilibre, ce qui est bien la preuve qu’il n’est pas si généreux. Le déficit de l’assurance-chômage ne s’explique que par le financement de la politique de l’emploi. Mais cette politique qui est universelle ne devrait être financée que par l’impôt, pas par des cotisations qui ne devraient servir à financer que des prestations. Ma logique est de dire que lorsque le système donne droit à des prestations assurantielles, il doit être financé par des cotisations et trouver un équilibre financier propre. Mais tout ce qui est universel, comme les prestations familiales, auquel on a droit, que l’on ait cotisé ou non, le financement par l’impôt me semble plus juste et donc plus susceptible d’être accepté. Dans ce cas, on peut imaginer un basculement vers la CSG, même si le risque, c’est que ces sommes entrent dans un pot commun et ne financent donc pas directement ces prestations. Mais c’est un élément qui me semble important. 

Ce qui est curieux dans ce que fait Macron, c’est qu’il organise cette bascule sur le chômage qui est par nature une prestation assurantielle. Cela signifie peut-être qu’il envisage un droit universel et forfaitaire.

Loin de cette proposition, ce qu’on entend c’est le risque que fait peser le coût d’un modèle social sur la stabilité du pays. Est-ce qu’un tel risque existe ? 

Ce que nous décrivent les historiens économiques, c’est que toutes les crises économiques ont trouvé leur origine dans l’endettement. Mais dans les pays développés, ce n’est jamais la dette publique qui est le déclencheur. C’est toujours la dette privée, et au premier chef, la dette des ménages. Le lien dette publique et crise est réfuté désormais. Pour une raison simple : une partie de la dette publique va dans la dépense privée. Le ratio dépenses publiques sur PIB est aussi absurde que celui de la dette publique sur le PIB puisqu’une partie du PIB se nourrit de cette dépense publique et qu’il ne s’agit pas d’une part du PIB.

On oublie donc que si les investisseurs internationaux viennent en France, c’est aussi parce que nos infrastructures sont de bonnes qualités, que notre main-d’œuvre est en bonne santé et que notre productivité est très élevée. Et tout cela, ce sont des externalités positives de la dépense publique. Et à cela s’ajoutent des aides directes aux entreprises. Le CICE, par exemple, est une baisse d’impôt, mais en comptabilité publique, c’est un point de PIB de dépense publique.

Lorsque l’on alerte sur le poids de l’État et le coût des dépenses publiques, on vise avant tout une baisse du rôle de l’État. Or, même si cette baisse menait à plus de croissance, ce que je ne crois pas, ce serait une croissance génératrice d’inégalités. Avant redistribution, on a des taux d’inégalités parmi les plus élevés des pays développés. Après redistribution, ces taux sont parmi les plus faibles. Le modèle social français fonctionne donc : il réduit fortement les inégalités, il baisse le taux de pauvreté ainsi que son intensité et il permet d’avoir le niveau de vie des retraités le plus élevé de l’UE. On dépense beaucoup, mais les retraités ont plus. On peut préférer changer ce modèle, mais on ne peut pas dire qu’il ne fonctionne pas.

Des propositions pour de vraies réformes

Ce livre est aussi un livre de propositions. Et parmi celles-ci, il y a une défense du salariat…

Oui, aujourd’hui on voit qu’entre les indépendants d’un côté et les salariés de l’autre, il se dessine une troisième voie de travailleurs que l’on ne sait pas trop où mettre. Ce que nous défendons, c’est qu’il ne faut surtout pas créer cette troisième voie. Il ne faut pas aller vers une forme de « salariat indépendant » qui serait une catastrophe parce qu’elle deviendrait bientôt la norme.

Cela n’empêche pas de réfléchir à la situation. Ce que l’on constate, c’est que les jeunes notamment rechignent au salariat classique en raison du lien de subordination, mais ne veulent pas pour autant être indépendants. Ce qu’ils veulent, c’est être autonomes. Et c’est ce que l’on propose : une forme d’autonomie contrôlée. Et ainsi on peut renverser la flexibilité. Au lieu que ce soit l’entreprise qui fixe les conditions de travail, nous suggérons que les salariés proposent ces conditions, bien sûr avec l’acceptation de l’employeur.

Pour cela, il est nécessaire d’avoir un vrai dialogue social qui débuterait par l’expression de la façon dont les salariés voient leur autonomie, en étant conscients que cette autonomie n’est pas une indépendance… Cela me semble être une vision bien plus moderne que la flexibilité proposée, qui répond à des aspirations.

Ce qui est curieux, c’est que lorsque l’on observe les enquêtes internationales, on constate que les Français figurent parmi ceux qui placent la valeur travail au plus haut, mais lorsque l’on pose la question de l’épanouissement au travail, on est dernier de la classe. Il y a sans doute des problèmes de management qui expliquent cette situation. Notre réponse est de dire alors, renversons la logique : si le management est de mauvaise qualité, que les salariés, eux, fassent des propositions et si ces propositions sont acceptables, elles amélioreront l’épanouissement au travail dans le salariat et donc la productivité. Et là, on est vraiment dans la montée en gamme et dans une politique de compétitivité qui ne se fait pas par les coûts mais par la qualité de l’organisation sociale.

Cette réflexion mène à une autre question centrale de l’ouvrage, celle de la responsabilité sociale de l’entreprise. On a vu que la loi Pacte tentait d’avancer sur ce terrain. Est-ce suffisant pour vous ?

Ce qui est important, c’est bien de distinguer l’entreprise de la société. La société appartient aux actionnaires et son intérêt est de rémunérer ses actionnaires. L’entreprise est, en revanche, plus large. Elle comprend les actionnaires qui mettent leur argent et les salariés qui mettent leur temps et leur travail. Et pour qu’une entreprise fonctionne, il faut que les deux collaborent et il ne faut pas que l’intérêt des uns l’emporte au détriment des autres. Au sein de l’entreprise, il est nécessaire que les deux parties soient représentées partout et dans tous les lieux de décisions, soit pour les prendre, soit pour les comprendre.

Le CSE devrait ainsi avoir plus de poids décisionnaire en termes de rémunérations ou d’effectifs. C’est ici où le Pacte ressemble un peu à une occasion manquée. Ce qu’on demande, c’est une forme de codétermination à l’allemande.

Est-ce que cette codécision ne pourrait pas alors corriger certains choix qui pourraient être à l’origine du défaut de compétitivité hors coût de la France ?

Oui. On le voit bien : l’investissement en France est plus élevé qu’en Allemagne, sans les résultats. On est donc dans une vision quantitative et non qualitative. Et cela correspond à un pouvoir renforcé pour les actionnaires. On peut donc se dire qu’en associant toutes les forces en présence, on pourrait faire mieux. Ce type de réformes ne coûte rien, n’a jamais été essayé et bénéficie d’exemples étrangers à succès. C’est exactement ce que l’on recherche.

Dernier élément de vos propositions pour porter cette « autre voie » que vous défendez : l’investissement public. C’est lui qui va faire la croissance soutenable que vous appelez de vos vœux ?

La question de l’environnement répond à plusieurs problèmes actuels et notamment à celui de la renaissance de l’esprit européen. La réalité, c’est qu’aujourd’hui, on a une zone euro au bord de l’explosion faute, entre autres, de cet esprit européen : les enjeux ne sont perçus qu’au niveau national. Il me semble qu’une des façons de recréer cet esprit européen, c’est de rappeler que l’environnement est un bien public universel. Ce qui veut dire qu’il ne peut être laissé aux seules forces du marché, c’est donc un bien public. Et il est universel parce que si un seul pays agit, cette action est inutile. C’est là où on peut affirmer qu’il faut relancer l’investissement public. D’abord pour relancer la croissance. Mais ensuite, l’investissement public sur l’environnement répond à plusieurs critères : c’est un investissement à long terme, c’est un bien public, l’Europe est une bonne échelle et ce serait aussi un bon créneau de future spécialisation. Nous n’allons pas très loin dans le livre : on évoque un point de PIB par an, ce qui correspond au minimum défini par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME). Beaucoup disent que ce n’est pas suffisant, mais si on le faisait, cela pourrait permettre d’avancer sur le long terme et de relancer l’activité à court terme.

Pourquoi alors, malgré les bonnes intentions, on n’investit pas autant ?

Aujourd’hui, on refuse d’agir de la sorte parce qu’on veut faire trois choses incompatibles de façon simultanée : améliorer la compétitivité prix, baisser le déficit public et réaliser des investissements publics. Mais tout cela n’est pas compatible : la réduction du déficit ne peut pas peser sur les entreprises. On doit donc demander aux ménages de tout supporter, mais à un moment ça coince. Dès lors, on abandonne les investissements d’avenir. C’est le plus simple : lorsqu’on demande à une collectivité locale de faire des économies, elle a le choix entre réduire les effectifs ou les investissements. Et souvent elle fait le second choix parce que cela ne se voit pas à court terme.

Publié le 24/09/2018

Les grands débats. Comment faire pièce à la politique antisociale de Macron ?

Loan Nguyen et Julia Hamlaoui (site l’humanité.fr)

Après plus d’un an de macronisme caractérisé par une série de réformes antisociales, le premier ministre, Édouard Philippe, a annoncé la couleur : cette année sera « une année de bagarres ». Aux premières loges dans l’Hémicycle, les députés Pierre Dharréville (PCF), François Ruffin (FI) et Valérie Rabault (PS) ont échangé sur les mauvais coups à venir et les moyens de riposter.

Que prépare le gouvernement en matière de politiques antisociales pour les mois à venir ?

Pierre Dharréville Une nouvelle attaque est portée contre les retraités après la hausse de la CSG : l’augmentation de 0,3 % seulement des pensions de retraite, nettement en dessous de celle du coût de la vie. C’est une des mesures que nous aurons à affronter dans les discussions budgétaires. On peut aussi s’attendre à des attaques frontales contre la Sécurité sociale solidaire et contre notre système de santé. Le plan pour la santé, je crains qu’il ne soit pas au niveau parce que la logique de compression des ressources et des dépenses qui y sont consacrées risque de se poursuivre. Nous, parlementaires communistes, avons fait un tour de France des hôpitaux qui montre une situation de crise aiguë et profonde, qui exige de changer de cap et de prendre des mesures d’urgence. Sur les retraites, le gouvernement avance masqué en disant qu’il s’agit de faire une réforme équitable. Mais il y a matière à s’inquiéter pour l’avenir de nos retraites quand on voit les attaques menées par Emmanuel Macron contre notre système de Sécurité sociale solidaire.

Valérie Rabault Je rejoins le constat de Pierre, le gouvernement avance masqué. C’est ce qui rend la prise de conscience plus difficile. Sur les retraites, 13 millions de retraités vont voir leur pension gelée au 1er janvier 2019, dont 8 millions ont subi la hausse de la CSG depuis le 1er janvier dernier, sans aucune compensation. Sur ces 8 millions – ceux qui dépassent 1 289 euros par mois –, c’est l’équivalent d’un demi-mois de retraite en moins en pouvoir d’achat sur l’année 2019. C’est du jamais-vu ! Pour ceux qui vivent à la campagne et qui n’ont pas accès aux transports en commun, le gouvernement a augmenté les taxes, pas pour aller à la transition énergétique mais pour renflouer les caisses de l’État vidées par la fin de l’ISF. Il y a aussi le carnage sur les emplois aidés, qui permettaient dans les associations et dans les petites communes de donner un coup de pouce et de ne pas laisser certaines personnes sur le bord du chemin. Sur la réforme des retraites, ce qui se dessine, c’est un régime par points. Et vous n’aurez aucune certitude de ce que vous aurez. Dans le fond, c’est faire un régime par capitalisation sans passer par les marchés financiers.

La politique d’Emmanuel Macron avance sur plusieurs fronts. La réplique est-elle possible point par point ?

François Ruffin Le programme des luttes à venir a été correctement tracé par nos amis. Pour vaincre Macron, il ne faut pas le lâcher sur son côté président des riches. La première mesure qu’il prend, c’est de donner 5 milliards d’euros supplémentaires par an aux riches avec la suppression de l’impôt sur la fortune. On a la chance que Macron soit l’incarnation d’une classe. Mais on ne gagnera pas seulement sur le rejet, parce qu’on risque d’avoir un autre visage ensuite qui incarne le même programme. Il faut avoir des combats défensifs comme sur les retraites – il faut dire que ce sont les retraites qui ont fait baisser le taux de pauvreté –, mais il faut aussi être offensif. Ça fait plus de quarante ans, depuis Pompidou, qu’on entend les mêmes discours sur les privatisations qui vont redonner confiance, faire de la croissance et créer de l’emploi. Il faut que nous, nous incarnions la nouveauté. Si on veut davantage d’espérance de vie, de bonheur, ça ne passe pas forcément par plus de croissance, qui peut être nuisible sur le plan écologique. Des chercheurs ont montré que ce qui fait le bonheur au sein des sociétés développées, c’est le niveau d’égalité.

Ce point, la question de la croissance, fait-il clivage entre vous ?

François Ruffin Je ne suis pas décroissant, je me dis a-croissant, comme d’autres sont agnostiques. Je fais sortir ce paramètre de mon champ de vision car cela a été une imposture pour interdire la redistribution. Plutôt que de se dire « comment répartir de manière plus égalitaire le gâteau ? », on nous dit « attendez, il faut d’abord le faire grossir et tout le monde sera content, il y en aura un peu plus pour les riches et un peu plus pour les pauvres ». Il ne faut pas attendre que le gâteau grossisse. À cette exigence sociale s’ajoute l’exigence écologique.

Valérie Rabault Moi, je crois à la croissance et au modèle français. Le modèle français, c’est la liberté. La liberté, c’est l’investissement, mais porté aussi par la puissance publique, qui, pour l’heure, fait complètement défaut. Renoncer à la croissance, c’est aussi renoncer à l’investissement. Cette notion de progrès qui fait qu’on vit mieux s’intègre dans la croissance économique, dans cette capacité à innover. Le deuxième pilier, c’est l’égalité, il faut effectivement une redistribution sans attendre. Le troisième volet, c’est la fraternité, la relation à l’autre, à l’Europe, aux autres pays. C’est ce modèle qui a soutenu la création de richesses en France depuis la sortie de la Seconde Guerre mondiale et qui a permis l’émergence de notre modèle social.

Pierre Dharréville En la matière, je pense qu’il ne faut pas de dogme, il s’agit de savoir quel développement nous voulons construire. Est-il utile de dépenser des ressources, de l’énergie humaine, du travail, de l’intelligence pour envoyer des touristes dans l’espace ? Est-ce que c’est le développement nécessaire demain ? Cela nous renvoie à une question fondamentale : qui décide de la manière dont nous utilisons ces richesses, le travail qui les produit et de la manière dont nous respectons la planète ? Un petit nombre exerce aujourd’hui le pouvoir grâce à l’argent, il faut s’y attaquer, reconquérir ces espaces de pouvoir, c’est cela aussi, la lutte des classes.

Vous avez des divergences, mais vous avez aussi mené des combats communs cette année. Est-ce un point d’appui important ? Comment faire pour que ces luttes dépassent les murs du Palais Bourbon ?

Pierre Dharréville Ce n’est pas au Palais Bourbon que va se faire la révolution. Ce qui me semble décisif, c’est qu’émergent dans la société des mouvements populaires profonds, puissants, enracinés, qui contestent le pouvoir d’Emmanuel Macron et de la finance. Parce que Macron mène la lutte des classes de manière extrêmement brutale. Les mouvements qui se sont développés dans l’année écoulée nous montrent les ressources, les valeurs, les aspirations fortes qui doivent s’exprimer. Cela suppose de faire émerger une alternative. Pas simplement médiatique, même si ça compte, mais aussi populaire, pour que les gens soient acteurs du changement. Tout ce que fait Emmanuel Macron vise à les décourager. C’est pour cela qu’il ne lâche rien, jamais. Cela doit au contraire nous encourager à monter le niveau parce qu’ils sont en difficulté. Le récit qui l’a conduit au pouvoir est discrédité par l’affaire Benalla, mais pas seulement. La promesse de nouveau monde n’est pas tenue, beaucoup sont en train de s’en rendre compte.

Valérie Rabault Nous tous, nous devons réaffirmer que notre vie politique s’organise autour d’un clivage gauche-droite qu’Emmanuel Macron a voulu gommer tout en distillant l’idée que ce serait lui ou le chaos. Parmi les raisons qui l’ont porté au pouvoir, il y a cette volonté de dynamiter tous les partis, mais il s’est aussi adressé à l’individualité de chacun. Il a fait disparaître la notion de cause commune du débat. Pour contrer cette idée que chacun serait face à lui-même, le meilleur moyen est sans doute de nous définir des causes communes. Sur certaines, nous nous rejoindrons, sur d’autres non. Mais la défense de l’hôpital, une transition énergétique qui permette à chacun de mieux vivre, l’école… sont de grandes causes sur lesquelles les uns et les autres nous pouvons trouver des combats communs.

François Ruffin Un an seulement après l’entrée en fonction d’Emmanuel Macron, on a réussi un mouvement ce printemps, les cheminots en particulier. L’assise serait sans doute supérieure aujourd’hui, vu la chute de popularité. Mais ce n’est pas aux politiques d’initier cela. J’espère qu’il va y avoir des luttes et que cela servira de points d’appui forts. Cependant, on ne va pas faire semblant d’être d’accord sur tout. Moi, je suis de gauche, je l’ai toujours été et je le resterai. Mais où sont les limites de la gauche ? Je n’ai aucune difficulté à mener des causes communes tous les jours, avec le camarade communiste cela va de soi pour moi, avec les socialistes, avec des personnes du Modem, de l’UDI… Mais Macron est quand même le fruit du socialisme. Le Cice, la loi travail, il n’y a pas de rupture. Quand le Parti socialiste est dans l’opposition, il est de gauche. La question, c’est où on est quand on est au pouvoir ? Il ne s’agit pas de tirer sur une ambulance, ni de dresser un mur infranchissable. Mais il y a besoin d’une clarification. Je n’ai pas envie de polémiquer davantage. Notre adversaire est à l’Élysée et il est évident qu’il nous faut grouper nos forces contre.

Pierre Dharréville Il faut de la clarté dans le débat politique et il y a eu beaucoup de confusion. Que reste-t-il du clivage droite-gauche ? Il reste la droite. La droite est au pouvoir avec Emmanuel Macron, et François Hollande a bien souvent mené une politique de droite. Ce clivage continue effectivement d’être structurant parce qu’il découle de l’histoire du mouvement ouvrier. La question, c’est de savoir ce qu’est la gauche. Ces cinq dernières années, je n’ai pas toujours été très fier de dire que j’étais de gauche parce que je ne la reconnaissais absolument pas dans la politique menée. Il faut faire preuve d’un peu de dialectique, il ne s’agit pas de dresser des frontières. Il y a une grande diversité à gauche. Il faut reconnaître ces différences et en faire une force. Mais l’avenir ne se construira ni avec des malentendus ni avec des logiques d’hégémonie.

Débat retranscrit par Loan Nguyen et Julia Hamlaoui

Publié le 23/09/208

Par Emmanuel Riondé | (site regards.fr)

Le boycott d’Israël prend de l’ampleur

Lancée il y a treize ans, la campagne prônant des mesures de boycott désinvestissement et sanction (BDS) contre Israël n’a guère affaibli l’économie du pays. Mais elle joue aujourd’hui un rôle majeur dans la déconstruction de son image... donnant du fil à retordre à Tel-Aviv.

 « Le gouvernement a arraché son masque. Non seulement BDS, mais tous ceux qui défendent les droits de l’Homme devraient lui en être reconnaissants. La guerre contre BDS, mouvement de protestation légitime et non violent, a entraîné Israël sur un nouveau territoire ». Inlassable pourfendeur de la politique d’occupation de Tel-Aviv, le journaliste israélien Gideon Levy a su trouver les mots, dans sa tribune publiée le 5 septembre dans le quotidien Haaretz, pour résumer la séquence désormais ouverte en Palestine et en Israël. Car treize ans après son lancement, le 9 juillet 2005, à l’initiative de 170 organisations non gouvernementales (ONG) palestiniennes, la campagne BDS est bien en passe de devenir la principale épine dans le pied des dirigeants israéliens.

A première vue, les chemins du « nouveau territoire » dont parle Levy sont pourtant bien dégagés pour l’équipe d’extrême-droite qui gouverne Israël depuis 2009. En quelques mois, Donald Trump a franchi deux « lignes rouges » au-delà desquelles aucun hôte de la Maison Blanche n’avait encore osé s’aventurer : le transfert de l’ambassade des Etats-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem, soit la reconnaissance de la ville comme capitale d’Israël alors même que son statut demeure l’un des enjeux les plus sensibles de la résolution du conflit ; et la fin de la contribution américaine au budget de l’agence des Nations unies dédiée aux réfugiés palestiniens (Unrwa), qui prive cette organisation d’un gros tiers de son budget. Courant août, l’administration américaine a également annoncé l’annulation d’une aide de 200 millions de dollars aux territoires palestiniens. Et Washington a décidé il y a quelques jours de fermer la représentation diplomatique palestinienne aux Etats-Unis.

Une série de coups portés à la face de deux composantes du peuple palestinien : les habitants de Cisjordanie et de Gaza (4,9 millions de personnes) et les réfugiés (7,9 millions). Manquaient les arabes israéliens ou Palestiniens de 48 (1,8 million de personnes, 20% de la population israélienne) : eux ont eu droit à l’adoption, le 18 juillet 2018, par les députés de la Knesset, d’une loi fondamentale définissant Israël comme « Etat-nation du peuple juif  ». Un texte qui, de fait, les renvoie, tout comme les druzes, à une citoyenneté de seconde zone.

Le gouvernement israélien sous pression

Bref, un véritable alignement des astres pour les plus fervents défenseurs d’un grand Israël débarrassé du peuple palestinien et de ses revendications nationales. Ils sont nombreux au gouvernement israélien... qui semble pourtant de plus en plus préoccupé par les piques convergentes sous l’étendard de BDS, mais qui lui sont adressées de toute part : le 5 septembre dernier, Itay Tiran, acteur et scénariste star en Israël, désormais installé à Berlin, affirmait que « BDS est une forme de résistance parfaitement légitime. Et si nous prônons un certain type d’échanges politiques non-violents, nous devons renforcer ces voix ». Le festival Meteor, qui se tenait les 6 et 8 septembre dans le nord d’Israël, a dû, lui, se résoudre à l’absence de la popstar Lana Del Rey qui, sous pression d’une partie de ses fans, a annulé sa venue. Enfin, le 7 septembre dans une lettre ouverte publiée dans The Guardian, 140 artistes appelaient à boycotter l’édition 2019 du coucours Eurovision qui se tiendra en mai à Tel-Aviv.

Plus que le gain de ces victoires symboliques, Gideon Levy estime que la véritable « réussite » de BDS est d’être parvenu à « saper l’acquis le plus important de la diplomatie publique israélienne : l’image démocratique et libérale d’Israël dans le monde ». De fait, malgré quelques succès enregistrés dans le champ du désinvestissement, BDS semble encore loin de déstabiliser la puissance économique israélienne, plutôt dynamique. En revanche, à coup d’offensives sur les réseaux sociaux, de mobilisations sur les campus et de campagnes ciblées, le mouvement qui exige la fin de l’occupation de la Palestine conformément au droit international, n’en finit pas d’écorner durement l’image du pays à l’étranger. Un enjeu considéré comme crucial par le pouvoir israélien, comme nous l’avait expliqué dans ces colonnes le cinéaste Eyal Sivan. Le 28 mars 2016 s’était tenue à Jérusalem une conférence à l’issue de laquelle plusieurs dizaines de millions de dollars avaient été débloqués pour riposter à la « menace BDS ». Plus récemment, en janvier dernier, le ministère des affaires stratégiques a publié une liste de 20 organisations étrangères, interdites d’entrée sur le territoire israélien en raison de leur participation à la campagne.

Des critiques grandissantes

Des mesures témoignant d’une certaine crispation et qui, paradoxalement, nourrissent une réalité désormais bien établie : en moins de 15 ans, la question du boycott d’Israël s’est imposée comme une thématique légitime et régulièrement débattue dans des espaces et par des acteurs qui comptent sur la scène internationale. Mi-août, The Guardian publiait une longue enquête intitulée BDS : comment un mouvement non-violent controversé a transformé le débat israélo-palestinien. Début septembre, c’est Joseph Levine, professeur de philosophie et membre de Jewish voice for peace, qui dans le New York Times regrettait la « campagne de stigmatisation malhonnête » à laquelle se livrent « les opposants au mouvement non-violent de BDS ». Et dans le numéro de septembre du Monde Diplomatique, Alain Gresh publie un article consacré à la censure par le Qatar d’un documentaire sur le lobby israélien où il relate ces propos d’un puissant lobbyiste américain pro-israélien, à propos de BDS : « en ce qui concerne l’argent, nous n’avons pas d’inquiétude à avoir ; mais les efforts déployés pour creuser un fossé entre nous, qui aimons Israël, et la génération montante, sont préoccupants ».

Une analyse partagée par Michel Warschawski, militant anticolonial, journaliste et auteur israélien qui nous confiait avant l’été : « La campagne BDS fait mal aux dirigeants israéliens, même s’ils tentent de faire croire qu’ils la tiennent pour négligeable. Et une tendance claire se dessine : une partie de la nouvelle génération de juifs américains a de moins en moins de réticence à exprimer ses critiques de la politique israélienne et une autre partie y est, elle, de plus en plus indifférente. Dans une génération, Israël n’aura plus ce soutien sans faille des communautés juives organisées. » Et BDS, cauchemar de plus en plus récurrent de Tel Aviv, n’y aura pas été pour rien.

Publié le 22/09/2018

Pollutions : une amende historique contre le pétrolier Chevron annulée par un tribunal privé international

par Olivier Petitjean (site bastamag.net)

La compagnie pétrolière Chevron avait été condamnée en 2012 par la justice équatorienne à payer une compensation de 8,1 milliards d’euros pour des pollutions générées par l’une de ses filiales en Amazonie. Un tribunal commercial priver vient d’annuler cette décision de justice, prise en faveur des habitants et communautés frappées par ces pollutions. « Une preuve supplémentaire de l’impunité juridique que les traités de commerce et d’investissement accordent aux sociétés transnationales », réagissent des organisations non gouvernementales. Récit d’une bataille judiciaire qui dure depuis deux décennies.

Chevron, l’une des plus grosses compagnies pétrolières mondiales, avait été condamnée en 2012 par la justice équatorienne à verser une compensation historique de 9,5 milliards de dollars (8,1 milliards d’euros) pour la pollution occasionnée par sa filiale Texaco dans la région amazonienne du pays. Cette compensation vient, tout simplement, d’être annulée par un tribunal commercial basé aux Pays-Bas, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye. Celle-ci, saisie par la major pétrolière états-unienne dans le cadre d’une procédure dite de « règlement des différends entre investisseurs et États » (ISDS en anglais), a donné raison à Chevron.

La Cour d’arbitrage estime que la sentence équatorienne — pourtant confirmée quelques semaines plus tôt par la Cour constitutionnelle du pays — est entachée de corruption, et considère que Chevron s’est libérée de toute mise en cause par la signature d’un accord de compensation très partiel. Les arbitres — privés — ont ainsi sommé l’Équateur d’annuler la sentence et de couvrir les frais judiciaires liés à la procédure, d’empêcher les plaignants de poursuivre l’exécution de la sentence, et enfin de verser une compensation — d’un montant encore à définir — à Chevron. Autrement dit, de récuser son propre système judiciaire.

L’arbitrage commercial international, un système très controversé

Ces procédures d’arbitrage opaques, incluses dans les traités de libre-échange comme le Tafta (entre États-Unis et Europe, en suspens) et le Ceta (entre Canada et Europe, en cours de mise en œuvre), sont extrêmement controversées. Ces procédures sont largement vues comme un moyen pour les multinationales d’imposer leurs volontés aux gouvernements récalcitrants (lire notre long format : Plongez dans la guerre invisible que les multinationales livrent aux États, centré sur la Cour de La Haye). Ce n’est pas la sentence rendue dans l’affaire Chevron contre l’Équateur qui va améliorer cette réputation. C’est la première fois qu’un tribunal arbitral privé est utilisé pour faire annuler une décision de justice confirmée par toutes les instances judiciaires d’un pays à l’encontre d’une entreprise multinationale. La décision confirme donc ouvertement le primat du droit commercial des entreprises, et de leurs tribunaux privés, sur les juridictions nationales.

Elle est d’autant plus choquante pour les Équatoriens et Équatoriennes affectés par Chevron que l’entreprise a pu invoquer avec succès le traité bilatéral d’investissement entre États-Unis et Équateur adopté en 2007 pour protéger les investisseurs états-uniens dans le pays. Pourtant, Chevron n’y possède plus d’investissements depuis 2002. L’Équateur avait d’ailleurs dénoncé ce traité en 2017, après avoir été poursuivi par d’autres firmes pétrolières dont la franco-britannique Perenco. Enfin, la plainte de Chevron devant la Cour de La Haye cible le gouvernement équatorien, alors qu’il n’est pas partie prenante de la procédure judiciaire qui a été lancée par des associations de personnes affectées par les pollutions.

Pétrole et boues toxiques déversés dans l’environnement

Exploitant le pétrole de la région amazonienne de l’Équateur à partir des années 1960, l’entreprise pétrolière Texaco, depuis rachetée par Chevron, avait déversé du pétrole brut et des boues toxiques dans l’environnement, et contaminé plusieurs centaines de milliers d’hectares de forêt. La procédure judiciaire, initiée par une association représentant plusieurs milliers de personnes affectées, a été lancée dans les années 1990. La bataille internationale qui s’en est suivie est devenue le symbole de la lutte contre l’impunité des multinationales [1]. Elle a été marquée par des succès, qui ont vu la puissante multinationale reconnue responsable en Équateur pour le passif environnemental de sa filiale Texaco et condamnée à une véritable compensation. Le combat a ensuite été porté sur d’autres fronts, de l’Argentine au Canada, pour faire exécuter la sentence. D’autres voies juridiques ont été envisagées, comme celle d’une saisine de la Cour pénale internationale.

Cette bataille a aussi vu la major pétrolière et ses alliés contourner les juridictions nationales en sortant ses avoirs d’Équateur et en plaidant la séparation juridique entre ses différentes filiales. Chevron a également réussi à convaincre un juge américain que la recherche de compensation par les Équatoriens affectés équivalait à une tentative d’extorsion.

Le gouvernement équatorien a réagi de manière ambiguë. Il indique qu’il étudiera les moyens de faire appel de la décision du tribunal arbitral tout en précisant qu’il ferait porter la responsabilité d’éventuelles conséquences sur les finances publiques au gouvernement précédent, présidé par Rafael Correa. Le nouveau gouvernement équatorien, présidé par Lenin Moreno, élu en 2017 et dauphin de Rafael Correa, semble adopter une attitude plus conciliante vis-à-vis des multinationales pétrolières et des traités de libre-échange.

Rééquilibrer le droit international

La décision intervient alors qu’un groupe de travail des Nations unies — présidé justement par l’Équateur — est chargé d’élaborer un projet de traité international contraignant sur la responsabilité juridique des multinationales. Ce groupe de travail doit se réunir en octobre au Palais des nations à Genève pour commencer ses travaux [2]. Les partisans d’un tel traité estiment qu’il est nécessaire pour contrebalancer le pouvoir excessif donné aux multinationales par le droit commercial international et les tribunaux d’arbitrage, et pour rééquilibrer les exigences de la protection des investissements avec celles des droits humains et de l’environnement.

« Cette décision est une preuve supplémentaire de l’impunité juridique que les traités de commerce et d’investissement accordent aux sociétés transnationales, ont réagi dans une lettre ouverte une coalition mondiale d’ONG et de mouvements sociaux, leur permettant non seulement de violer les droits de l’homme et de la nature sans en payer les conséquences, mais aussi d’agir contre les finances publiques des États souverains, contraint par la force de ces traités qui, même dénoncés, finissent par l’emporter sur les droits de l’homme. »

Suite à la vague de critiques suscitée par le projet de traité de libre-échange Tafta en Europe et aux États-Unis, ainsi qu’à la réticence de plus en plus marquée de nombreux pays envers les procédures de règlement des différends investisseurs-États, de timides propositions de réforme des tribunaux d’arbitrage ont été mises sur la table, comme la Cour multilatérale sur l’investissement inventée par la Commission européenne. Selon les critiques, ces propositions ne modifient qu’à la marge le système en place, biaisé en faveur des multinationales.

Olivier Petitjean

Publié le 21/09/2018

Marché du travail. Derrière les discours simplistes, la réalité des offres d’emploi bidon

Cécile Rousseau (site l’humanité.fr)

Alors qu’Emmanuel Macron assure que le travail se trouve très facilement en France, l’étude de la CGT chômeurs vient démontrer que la moitié des annonces est illégale sur le site Internet de Pôle emploi, particulièrement dans l’hôtellerie et la construction.

Trouver du travail en traversant la rue. Depuis cette saillie d’Emmanuel Macron à un horticulteur demandeur d’emploi ce week-end, l’indignation n’en finit pas. Selon le chef de l’État, débusquer un job serait d’une simplicité enfantine. Et ceux qui n’y arrivent pas de mauvaise foi. Les statistiques sont pourtant têtues : plus de 6 millions de personnes sont inscrites à Pôle emploi, mais sur le site de l’opérateur public, seules 650 000 offres sont disponibles. Et parmi ce modeste volume d’emplois, tous sont loin d’être légaux. Si Pôle emploi estimait en 2017 que 9,3 % des offres étaient non conformes, une étude de la CGT chômeurs basée sur 1 708 annonces analysées le 30 et le 31 août avance le chiffre renversant de 50,17 % d’offres réputées illégales.

Les privés d’emploi soupçonnés de traîner des pieds

« De nombreuses propositions ne répondent clairement pas au référentiel de Pôle emploi, observe Tennessee Garcia, secrétaire général de la CGT chômeurs. Mais l’important pour Emmanuel Macron, c’est de faire dégonfler les chiffres du chômage, qu’importe la qualité des annonces. Il demande aux privés d’emploi de travailler à n’importe quel prix et se sert d’eux comme des boucs émissaires pour masquer la réalité. » Dans les villes de Marseille (3e arrondissement), Lyon (8e arrondissement), Montreuil, Nantes et Rennes, les secteurs de la construction, de l’hôtellerie-restauration-animation, de l’industrie, des services à la personne et enfin du commerce ont été passés au crible. Deux de ces secteurs, pourvoyeurs d’offres d’emploi, avaient justement été cités dimanche dernier par Emmanuel Macron. Sur un ton péremptoire, le locataire de l’Élysée avait incité le jeune chômeur à mettre ses aspirations professionnelles de côté : « Si vous êtes prêt et motivé, dans l’hôtellerie, les cafés et la restauration, dans le bâtiment, il n’y a pas un endroit où je vais où ils ne me disent pas qu’ils cherchent des gens. » Mais ce discours culpabilisant pour les privés d’emploi, soupçonnés de traîner des pieds et contraints de prendre le premier job qui leur tombe sous la main, ne résiste aux faits. D’après la CGT chômeurs, dans le 3e arrondissement de Marseille, 16 % des annonces dans l’hôtellerie-restauration-animation étaient illégales, et 41 % dans la construction.

Un contrat d’intérim d’une durée de 24 heures d’affilée

Même constat vertigineux au sein du 8e arrondissement de Lyon : 62 % des offres sont non conformes dans la construction et 38 % dans l’hôtellerie-restauration. Ou encore à Rennes, où 51 % sont hors légalité dans l’hôtellerie et 23 % dans le bâtiment.

Ces offres illégales prennent différentes formes : mission d’intérim à la place d’un CDI, durée de contrat non indiquée ou contradictoire, incohérence de métiers, du temps de travail, temps partiel avec nombre d’heures non précisé (60 % dans cette catégorie), annonces évaporées dans la nature… Parmi les exemples les plus abracadabrantesques : un contrat d’intérim d’une durée de 24 heures d’affilée en tant que serveur dans un banquet, la vente d’un café-restaurant comme sur leboncoin.fr, ou encore un poste de conseiller clientèle à distance censé être à Marseille mais basé à la fois à Belfast et à Sofia.

Les annonces sont aussi parfois mal classées : des annonces de baby-sitting se trouvent dans les services funéraires, de la maintenance industrielle est placée dans le secteur de la propreté. Comme le souligne Tennessee Garcia, « on a beaucoup de contrats d’intérim de six mois qui se révèlent d’une semaine quand on appelle pour vérifier. Fait un peu nouveau : des annonces redirigent les demandeurs d’emploi vers des sites mandataires où ils doivent s’inscrire, pour de l’aide au devoir par exemple. Le temps partiel est aussi en explosion ». Quant au CDI, il est plus que jamais en voie de disparition sur le site de Pôle emploi. Dans le panel (hors Nantes et Rennes), 66,2 % des offres sont des contrats précaires (CDD, intérim et temps partiels). Parmi elles, 22 % seulement sont légales.

Benjamin, du comité CGT chômeurs de Marseille, a repéré une de ses annonces ultracourtes. « Une commune proposait ainsi six CDD en animation sportive pour un total de 21 heures. Cela veut dire que les personnes auraient des contrats de moins de quatre heures par semaine, on ne peut pas vivre avec ça », tance le jeune chômeur. Si le site Internet de Pôle emploi héberge nombre d’annonces considérées comme « bidon », c’est que 60 % d’entre elles proviennent de 130 opérateurs privés (dans l’étude, cette part atteint les 75 %).

Depuis 2015 et l’entrée en scène de ces agrégateurs, le contrôle de Pôle emploi sur les offres n’est plus systématique, voire très faible. Mais plutôt que de renforcer le rôle de l’opérateur public en la matière, le gouvernement préfère serrer la vis aux demandeurs d’emploi. À travers la loi avenir professionnel, les brigades de conseillers chargés de surveiller les chômeurs vont passer de 200 personnes à 600 d’ici à 2019.

Les critères de pénalisation et de radiation ont été durcis

Comme l’explique Vladimir Bizet-Guilleron, coordinateur technique de l’étude et conseiller syndiqué à la CGT chômeurs, « la première mission de Pôle emploi est pourtant d’être le garant des offres légales. On n’est pas sur le site Internet d’une boîte privée, mais bien sur l’opérateur en charge du service public de l’emploi. Il faut réorienter les conseillers dédiés au flicage des chômeurs vers le contrôle de ces offres ». L’exécutif a aussi rigidifié la définition de l’offre raisonnable d’emploi (ORE), qui stipule qu’après un refus le demandeur d’emploi pourra être sanctionné. Désormais, les critères ne seraient plus fixés nationalement mais redéfinis, en théorie, avec le conseiller Pôle emploi. « Comment peut-on parler d’offre raisonnable d’emploi quand l’offre n’est pas légale ? questionne Vladimir Bizet-Guilleron. La seule offre raisonnable qui vaille est celle qui intéresse le demandeur d’emploi ! »

Les critères de pénalisation et de radiation pour manquements ont également été durcis. Enfin, le président souhaite que la prochaine négociation sur l’assurance-chômage aille encore dans le sens d’un renforcement des obligations des chômeurs. Un soupçon permanent en forme d’insulte pour les premiers concernés. Sommé d’aller servir des plats ou de manier la truelle sur les chantiers, l’horticulteur a fini par tacler Emmanuel Macron : « Il est encore dans le monde des Bisounours. (…) Lui, il rêve. Il est président, mais il ne s’occupe pas des personnes qui sont au chômage. »

Cécile Rousseau

Publié le 20/09/2018

Fête de l’Huma: des militants confient leur désarroi sur les divisions de la gauche

 Pauline Graulle (site mediapart.fr)

Les divisions de la gauche en vue des européennes plongent bien des militants communistes dans la perplexité. Rencontre avec deux d’entre eux, à la Fête de l’Humanité.

À la Fête de l’Humanité, samedi 16 septembre, c’était le jour du grand méli-mélo des gauches : inauguration du stand du mouvement Génération.s par Benoît Hamon et Yanis Varoufakis, présence de l’Insoumis François Ruffin dans les travées du site de la Courneuve (invité à faire des selfies ou à boire des demis tous les deux mètres), et, bien sûr, discours annuel du secrétaire national du Parti communiste, Pierre Laurent, devant des représentants de l’ensemble des forces de la gauche française.

Dans le public, on pouvait apercevoir des élus communistes, mais aussi beaucoup de socialistes (la maire de Paris Anne Hidalgo, l’eurodéputé proche de La France insoumise Emmanuel Maurel ou encore Rachid Temal), des membres de Génération.s (Benoît Hamon, Pascal Cherki), quelques écologistes (la sénatrice Esther Benbassa et les porte-parole d’Europe Écologie-Les Verts, Julien Bayou et Sandra Regol), et Gérard Filoche. Seuls manquaient à l’appel des représentants de La France insoumise qui avaient boycotté le rendez-vous, après une passe d’armes sur les réseaux sociaux avec Ian Brossat, le candidat du PCF aux européennes, sur la question des migrants.

À la tribune, Pierre Laurent a longuement parlé écologie et social, a reproché aux journalistes de faire le récit de la séquence politique « par le petit bout de la lorgnette ». Plus étonnant : il n’a évoqué qu’une fois le « rassemblement », et n’a jamais cité le mot gauche.

C’est qu’à neuf mois des élections européennes, la gauche est éclatée façon puzzle. Alors qu’EELV et Génération.s ont échoué à présenter une liste commune, le PCF n’exclut pas, lui non plus, de partir seul dans la bataille. Benoît Hamon a beau promettre qu’« il y aura des surprises », le scénario d’une gauche partant divisée en cinq listes (La France insoumise, PCF, Génération.s, EELV, NPA) refait surface. Une situation qui plonge un certain nombre de communistes dans le plus grand désarroi.

Mediapart donne la parole à deux d’entre eux, rencontrés dans les allées de la Courneuve. L’un est un jeune militant, l’autre, une militante de longue date. Et s’ils ne voteront sans doute pas pour le même texte au prochain congrès du PCF, qui se tiendra en novembre à Ivry-sur-Seine, c’est un immense désarroi face aux divisions de la gauche qui les rassemble.

 

> Sabrina travaille dans le secteur des ressources humaines. Fille d’une famille issue « de la classe ouvrière mais aussi de l’immigration maghrébine », cette quinquagénaire milite depuis 1982 au PCF, aujourd’hui à Mitry-Mory, en Seine-et-Marne. Elle ne sait pas encore pour quel texte elle votera au congrès, mais, quel que soit le résultat, elle s’y pliera.

« Ce que je recherche, dans mon engagement politique, c’est la cohérence. J’ai voté pour Jean-Luc Mélenchon en 2012 et 2017. C’était le candidat le mieux placé à gauche et il portait des idées auxquelles je suis attachée. J’ai beaucoup de copains [camarades – ndlr] qui ont refusé de voter pour lui à la dernière présidentielle. Ils n’ont pas apprécié que Mélenchon soit si agressif avec les communistes, et certains, dont moi, ont un problème avec son côté “binaire”. Mais moi, ce qui m’intéresse, ce sont les idées, et si quelqu’un d’emblématique peut les incarner, tant mieux.

Voilà pourquoi, aujourd’hui, j’en veux aux responsables de gauche de ne pas réussir à se mettre d’accord pour porter un projet commun. Nous, les militants de base, nous travaillons tous les jours ensemble sur le terrain, avec des militants de tous les partis, avec des associatifs, avec des syndicalistes… J’ai plein de copains à La France insoumise, on fait des actions communes sans arrêt. Alors si nous nous pouvons le faire, pourquoi les politiques n’arrivent pas à s’unir ?

Aujourd’hui, la situation politique est très grave : l’extrême droite est forte partout. Il y a un moment où il faut se retrouver, regarder ce qui fait nos forces, nous atouts, ce qui nous rassemble. Il y a un champ des possibles immense. Nous avons un boulevard devant nous, les gens sont motivés, comme l’a montré la grande marche pour le climat la semaine dernière. Ils ont envie de faire de la politique !

Mais au lieu de cela, on a l’impression qu’au-dessus de nous, dans les partis, ce sont des luttes de pouvoir, d’ego, qui priment. Les valeurs de repli, de “la gagne”, ont gagné les esprits. Mélenchon a beaucoup clivé pendant la campagne présidentielle, et ensuite, aux législatives [où le PCF et la FI ont fait des campagnes concurrentes – ndlr]. Je crois qu’il a eu tort car cela a divisé la gauche. Toutes ces divisions et ces postures, elles nous laissent dans une forme de désespérance. Une grande lassitude a gagné tout le monde, alors que nous aurions tout pour gagner.

Moi, j’habite dans un logement social. Je vois que les gens sont capables de vivre ensemble. Ils ont parfois des discours anti-réfugiés, oui ça arrive, mais ce ne sont pas des fachos pour autant. C’est juste qu’il y a un problème de repères. Il faut prendre le temps de leur expliquer qu’ils peuvent se tromper. Je me souviens d’un slogan du MRAP [Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples] : “Un raciste, c’est quelqu’un qui se trompe de colère.” Le discours de La France insoumise sur les migrants et sur l’international, je trouve que ce n’est vraiment pas terrible. 

Il y a un travail de fond à faire pour donner aux gens des repères et leur permettre de retrouver de la confiance en la politique, mais pour cela, les politiques doivent se montrer à la hauteur. »

 

> Antoine, 26 ans, est journaliste dans un magazine spécialisé dans la finance. Il s’est engagé en 2014 au PCF, parce qu’il voulait soutenir l’expérience du Front de gauche. Pour le congrès, il hésite entre « voter Faucillon, ou ne pas voter du tout ».

« Moi, je suis clairement pour un rassemblement avec La France insoumise. Globalement, je suis très mitigé par rapport aux décisions du PCF. La direction a énormément critiqué Jean-Luc Mélenchon – je suis le premier à reconnaître qu’il peut y avoir matière à le faire –, et l’a soutenu à reculons en 2017, alors qu’il aurait pu passer le premier tour. Cela fait des années que le PCF parle du rassemblement, mais pour une fois qu’on avait une incarnation forte dans un homme qui pense à 90 % comme nous, on n’a pas su saisir cette chance.

Évidemment, les torts sont partagés : Jean-Luc Mélenchon a le défaut de vouloir s’accaparer La France insoumise. Il a dit que le PCF n’existait plus, ce qui a beaucoup choqué chez les communistes. On s’est sentis humiliés. Son problème, c’est qu’il veut être hégémonique. Mais ce n’est pas parce qu’il tient ce discours qu’on doit rentrer dans son jeu !

Je crains que nous refaisions la même erreur aux européennes : Ian Brossat, je l’aime bien, mais il ne peut pas à la fois se positionner comme le candidat du rassemblement et ne pas s’allier avec La France insoumise. C’est incohérent ! D’autant qu’il semble très proche d’Anne Hidalgo qui, pour moi, n’est plus de gauche. Au final, nous allons nous retrouver avec deux blocs concurrents : d’un côté La France insoumise, de l’autre, EELV, le PCF et le PS.

Moi, je ne suis pas d’accord avec le positionnement de Benoît Hamon sur l’Europe, car il est pour rester à tout prix dans l’Union européenne, alors que moi, je veux en construire une autre. Et s’il faut sortir, on sortira.

En revanche, j’ai un gros problème avec le discours anti-migrants de la FI. Une ligne qui d’ailleurs ne les met pas tous d’accord, d’après ce que j’ai cru comprendre. Certes, Mélenchon s’est désolidarisé de son aile la plus nationaliste, mais cela fait des mois qu’il joue avec le feu, en ne se positionnant pas clairement. Or, le retour à une forme de nationalisme, c’est impossible pour moi qui suis internationaliste. C’est ce qui pourrait me pousser à voter pour Hamon aux européennes, même si je suis en désaccord avec le reste de son programme.

Moi, je voudrais que Mélenchon assume une position ouverte sur l’immigration et qu’on puisse tous ensemble dépasser les logiques d’appareils et arrêter de se morfondre sur un sigle ou sur un mot. J’ai d’ailleurs très mal vécu l’épisode corse, quand Mélenchon a, pour des raisons tactiques, cassé l’accord local entre les communistes et les Insoumis, et a choisi de soutenir les nationalistes qui clament “la Corse aux Corses”. Le PCF n’a pas le monopole du communisme ; Mélenchon n’a pas le monopole de l’insoumission. »

Publié le 19/09/2018

Hôpital. Un plan santé qui entérine l’austérité pour le service public

Sylvie Ducatteau (site l’humanité.fr)

Rallonge budgétaire au compte-gouttes, rapprochement public-privé, soins d’urgence confiés aux médecins de ville… Le plan présenté hier ne répond à aucune des revendications exprimées par un personnel soignant à bout de souffle.

Pour sa réforme majeure du quinquennat, Emmanuel Macron prétend mettre « le patient au cœur du système », « développer la prévention et la qualité des soins ». « Mon ambition est que notre système de santé soit le pilier de l’État providence du XXIe siècle », a expliqué le président, hier matin à l’Élysée, avant de décliner quelques-unes des mesures phares du plan Santé 2022 dont la suppression du numerus clausus, la création d’un nouveau métier de conseiller médical, le recrutement de 400 médecins salariés pour les déserts médicaux et l’arrêt progressif du financement à l’acte (T2A) à l’hôpital et en ville. Emmanuel Macron a tenu à présenter lui-même le cap de la transformation du système de santé, d’ailleurs différée plusieurs fois ces derniers mois. Son premier avertissement a été clair : « Notre système ne souffre pas d’un manque de moyens mais d’une organisation inadaptée aux besoins d’une population vieillissante et aux évolutions technologiques. » Difficile toutefois d’ignorer les plaintes des soignants que rappellent les centaines de mouvements de grève dans les Ehpad, les hôpitaux publics, les cliniques et dans le secteur de la psychiatrie. 1 700 mouvements ont été recensés en un an par les syndicats. 400 millions d’euros d’investissements supplémentaires seront programmés en 2019 pour financer la réforme. Et quelques revalorisations salariales promises, notamment aux aides-soignants des Ehpad. La progression de l’Ondam, qui fixe le niveau des dépenses d’assurance-maladie, passera quant à elle de 2,3 % à 2,5 %. Un projet de loi sera présenté à la rentrée 2019.

1 LA FIN DE LA PÉNURIE DE MÉDECINS PAS POUR DEMAIN

Depuis 1971, le numerus clausus plafonnait le nombre de médecins formés chaque année. La logique voulait qu’en limitant leur nombre, en fait l’offre de soins, on limiterait les dépenses de santé. Pendant près de quinze ans, le nombre de médecins en formation a été divisé par deux pour atteindre moins de 4 000 par an. 25 % des nouveaux praticiens ont obtenu leur diplôme hors de France. La pénurie touche en particulier les généralistes alors que le nombre de spécialistes est en progression. La levée du numerus clausus permettra-t-elle de former plus de médecins, notamment généralistes, les plus à même de coordonner les parcours de soins ou de développer des plans de prévention, axe majeur du plan santé ? Emmanuel Macron n’en a rien dit. Pas de chiffres. Le président s’en est tenu à une affirmation : les études médicales nécessairement réformées resteraient « sélectives » et leur « excellence » garantie. Son entourage est un peu plus bavard. Au cabinet de l’Élysée, on n’écarte pas le risque que les étudiants soient moins nombreux à l’arrivée.

2 quelques médecins salariés face aux déserts médicaux

Pas de coercition. À la manière forte d’une obligation d’installation, Emmanuel Macron préfère l’appel « à la responsabilité collective » des médecins libéraux. Le président y croit. L’État mettra pourtant la main à la poche et financera, dès 2019, 400 postes de médecins salariés pour les territoires dont la situation est la plus critique. Un petit pas alors que 20 % de la population vivent en zone « sous-dense ». Ces salariés seront rattachés à un hôpital ou un centre de santé ou à d’autres structures comme les maisons de santé, publiques ou privées. « La porosité entre le système libéral et l’hôpital doit s’imposer », selon le président. Ces postes devront être attractifs mais tout reste à négocier, leur statut et leur rémunération.

3 Des médecins libéraux pour accueillir les urgences

Le gouvernement compte sur les médecins généralistes libéraux pour assurer les soins de premiers secours, la proximité avec les patients mais également les urgences de jour. Ces derniers sont fermement invités à se regrouper au sein de maisons de santé. Et à rejoindre les communautés professionnelles de territoires de soins (CPTS) auxquelles devraient incomber les urgences de jour et l’organisation de la coordination des soins. Ainsi, il faudra en passer par le regroupement et la CPTS pour bénéficier des aides de l’État pour le recrutement d’un poste d’« assistant médical » en particulier. Mi-médicaux, mi-admnistratifs, les 4 000 postes de ce nouveau métier seront financés dès 2019. « Nous les financerons autant que nécessaire », a indiqué Emmanuel Macron, arguant que le soutien apporté par ces assistants permettrait un gain de « temps médical » de 20 à 30 %, soit l’équivalent de 2 000 postes de praticiens. Le président a, par ailleurs, précisé qu’il souhaitait « l’extinction » de la pratique de la médecine en cabinet isolé d’ici à 2022.

4 L’hôpital public relégué en deuxième ligne

Que l’hôpital soit privé ou public, les frontières entre les deux secteurs doivent tomber et les statuts des professionnels se mêler pour « coopérer », « s’associer », a expliqué Emmanuel Macron. L’hôpital sera réorganisé à l’aune de la « gradation des soins » pour en assurer « la qualité ». Trois niveaux d’établissement sont envisagés, conformes aux préconisations des experts du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie (HCAAM) dans un rapport de juin dernier. Les hôpitaux de proximité n’assureront plus que des soins de premier niveau, des soins de suite après hospitalisation pour les personnes âgées notamment. « Des services pourront fermer, d’autres ouvrir. Je préfère qu’une personne soit opérée à 50 kilomètres de chez elle plutôt que dans un hôpital où je ne mettrais pas mon enfant », a commenté le président, reléguant donc plus loin les soins spécialisés et encore plus loin les soins « ultra-spécialisés ». Les groupements hospitaliers de territoire (GHT) sont maintenus, mais Emmanuel Macron a annoncé que le privé siégerait désormais dans leurs instances, insistant une fois de plus sur la « coopération » public-privé, préconisant à titre d’exemple le partage de plateaux techniques. Emmanuel Macron a aussi évoqué le virage ambulatoire pour souhaiter son accélération, donc la poursuite de la suppression de lits, et appelé à une « révolution du numérique de la médecine ».

5 pas de révolution budgétaire pour les hôpitaux

Les effets funestes du paiement à l’acte, la fameuse tarification à l’activité ou T2A (course à l’activité, industrialisation du système de soins hospitaliers avec les conséquences que l’on sait sur les conditions de travail des personnels de l’hôpital public) avaient plus ou moins condamné le système. Le paiement au forfait, expérimenté à partir de 2019 pour deux pathologies chroniques, le diabète et l’insuffisance rénale, renversera-t-il la vapeur ? C’est peu probable puisque c’est encore l’activité de soins qui financera l’hôpital et rémunérera les médecins de ville. Quant à l’augmentation de l’objectif de dépenses d’assurance-maladie de 400 millions d’euros, elle pèse bien peu face aux deux milliards d’euros d’économies annoncées par dans le rapport annuel « charges et produits » de la Cnam qui préfigure le budget de la Sécurité sociale.

Les besoins urgents de la psychiatrie et des ehpad oubliés

Il aura fallu attendre la fin du discours d’Emmanuel Macron pour entendre parler quelques secondes des Ehpad et de la psychiatrie, censée pourtant être une priorité nationale. Alors que les deux secteurs sont en crise profonde, en fin de semaine, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, avait ouvert les vannes et promettait des mesures fortes. Pour l’heure, cela se résume à un fonds pour l’innovation et à la reconnaissance du statut d’infirmière à pratique avancée (IPA). Mais les psys s’interrogent sur l’inquiétante déclaration de la ministre, qui vient d’affirmer que « la pratique psychiatrique devait se rapprocher des soins courants ». Les hôpitaux psychiatriques seraient-ils sur la sellette ? Quant au plan d’urgence promis pour les maisons de retraite, il n’en aura pas non plus été question...

Sylvie Ducatteau

Publié le 18/09/2018

Les agents de l’ONF lancent un mouvement contre la marchandisation des forêts françaises

par Gaspard d’Allens (site bastamag.net)

De plus en plus soumises aux « lois du marché », les forêts publiques françaises vont-elles être abîmées dans l’indifférence générale ? Gardes forestiers, salariés et syndicalistes de l’historique Office nationale des forêts (ONF) ne s’y résignent pas. Face à la menace de surexploitation qui pèse sur ce bien commun, face à la mutation de leur métier qui leur impose d’être financièrement rentables plutôt que de préserver les écosystèmes, face au profond malaise social qui les ronge, les forestiers organisent à partir du 17 septembre une grande marche pour la forêt. Voici les raisons de leur révolte.

Les garde-forestiers de l’Office national des forêts (ONF) organisent à partir de ce 17 septembre une grande marche à travers la France pour dénoncer l’industrialisation qui menace la gestion des forêts publiques. Celles-ci couvrent près de 4,6 millions d’hectares, soit l’équivalent de la région Bourgogne Franche-Comté. Partant de Mulhouse, Valence, Perpignan ou Strasbourg, les forestiers se donnent pour objectif de rejoindre à pied, d’ici le 25 octobre, la forêt de Tronçais, dans l’Allier, l’une des plus belles futaies de chênes en France plantée au 17ème siècle. Un grand rassemblement s’y déroulera le même jour.

Cette mobilisation s’inscrit dans la droite ligne d’une lutte qui oppose depuis des années les agents de l’ONF à leur direction nationale. Moins visibles que les cheminots ou les postiers, les forestiers subissent pourtant des réformes en tous points similaires : baisse des effectifs, dégradation des conditions de travail, prédominance des exigences de rentabilité… Ici, dans les sous-bois et les clairières, ce ne sont pas des lignes de train ou des bureaux de poste de proximité qui sont soumis à l’ordre gestionnaire et productiviste, mais des écosystèmes entiers.

Un tournant libéral dans les années 2000

« Notre bien commun est en danger », alertent les responsables syndicaux de l’Office, qui ont enchainé les grèves et les manifestations ces derniers mois [1]. Le 17 mai 2018, une manifestation a rassemblé plus de 1000 fonctionnaires et salariés de droit privé de l’ONF dans plusieurs villes de France. Le mouvement, même s’il peine à se faire entendre, reste déterminé et bien structuré autour d’une intersyndicale solidaire.

C’est au tournant de l’an 2000 que l’institution forestière française entame sa mue néolibérale. La grande tempête de 1999 a engendré un traumatisme économique au sein de la filière et coûté plus de 500 millions d’euros à la forêt publique [2]. « La tempête a servi de prétexte. Elle a accéléré le processus. Mais le ver était déjà dans le fruit, nuance Philippe Canal, porte-parole du Snupfen, le principal syndicat de l’ONF. Depuis sa création en 1964, l’ONF a un mode de financement bancal qui dépend de la vente de bois. D’où une pression toujours plus forte pour en couper davantage et délaisser certaines missions jugées non rentables, comme celles liées à l’environnement, à l’accueil du public ou à la surveillance ». Depuis quatre décennies, le volume de bois récolté a augmenté d’un tiers alors que les recettes provenant de ces ventes ont baissé de 35 %. « C’est un fonctionnement suicidaire ! Le financement de l’ONF devrait être libéré des contraintes du marché du bois », juge Philippe Canal.

S’occuper d’une forêt « comme un conseiller bancaire gère des portefeuilles »

En 2002, les forestiers voient arriver de drôles de collègues, sans bottes ni uniforme vert, mais affublés de cravates et abusant des tableaux Excel. « Des cabinets d’audit international comme Deloitte & Touche ont été mandatés par la direction pour proposer des réformes, rapporte un syndicaliste. Fortement influencés par l’univers concurrentiel et la gestion telle qu’elle se pratique dans les entreprises privées, ces consultants ont calqué ce qu’ils connaissaient pour le plaquer tel quel sur le service public. » Le « Projet pour l’office » qui est ressorti des analyses de ces consultants exige un gain de productivité de 30% en cinq ans et une baisse des effectifs [3]. Un coup dur pour les forestiers.

L’exploitation et la commercialisation de bois ont toujours fait partie des missions de l’ONF, mais la consécration des exigences de rentabilité amorce une transformation en profondeur de l’institution. La bataille qui commence alors est aussi sémantique. « Tout un vocabulaire nous envahit et transforme la philosophie de notre métier. Nous ne devions plus nous appeler "garde forestier", mais "agent patrimonial" », illustre Jérôme [4]. Pour cet homme des forêts qui travaille depuis plus de trente ans au sein de l’établissement, la modification n’est pas anodine. « Elle transforme notre identité. Alors qu’un garde forestier protège les milieux naturels, prend soin d’un territoire, un agent patrimonial s’occupe d’une forêt comme un conseiller bancaire gère des portefeuilles. »

« Nous avons perdu ce qui faisait notre fierté : le regard global sur la forêt »

« Contrat », « performance », « feuille de route », « cible », le quotidien des forestiers s’est ensuite peuplé de ces mots qui ont plus à voir avec le CAC40 qu’avec la protection de la nature. « Ce n’est pas seulement idéologique, cela a un impact réel sur nos vies et nos journée de travail, que l’on passe de plus en plus derrière l’écran, à devoir se justifier, poursuit Jérôme. On nous demande de classer nos activités en "grands domaines fonctionnels", plus ou moins rentables. On sectorise. D’un côté on créé un service "forêt", de l’autre un service "bois". À partir du moment où l’arbre est couché, ce n’est plus le même service qui en est chargé, alors que les arbres sont pour nous des ressources gérées sur des décennies, voir des siècles. Aujourd’hui, quand nous nous promenons en forêt, nous ne sommes plus censés voir que les futures grumes [le tronc de l’arbre abattu et ébranché, ndlr], pas la qualité du sol, ni l’humus, ni les arbres morts, ni la nidification. Pour cela, nous avons maintenant des responsables environnementaux dédiés. »

Ce changement imposé dans la manière d’aborder la forêt, le professionnel le ressent comme une perte de sens. « Nous avons perdu ce qui faisait notre fierté : le regard global sur la forêt, la polyvalence et la diversité de notre métier. Nous devenons de simples techniciens. C’est une forme pernicieuse de taylorisme. » Cette tendance productiviste s’est accompagnée de coupes claires dans les effectifs. Entre 2002 et 2016, un quart des effectifs a été supprimé, rappelait le directeur de l’ONF, Christian Dubreuil, devant le Sénat en mars 2018. « Ces trente dernières années, l’ONF est passé de 15 000 à 9000 employés. 4 emploi sur 10 ont été supprimés, déplore Frédéric Bedel, du Snupfen. Nous avons vécu avant l’heure la Révision générale des politiques publiques », dit-il, en référence à la fameuse « RGPP », politique de réduction du nombre de fonctionnaires lancée par Nicolas Sarkozy en 2007.

Vers une surexploitation des forêts publiques

Résultat : de plus en plus des contractuels sont embauchés. « C’est une privatisation rampante. En 2018, aucun fonctionnaire ne sera recruté. Ce ne seront que des salariés de droit privé, explique Philippe Canal. Les fonctionnaires ne représentent plus que 60 % des effectifs. Dans quelques années, nous serons minoritaires, et le statut de l’établissement changera. » Christian Dubreuil, l’énarque à la tête de l’ONF, ne s’en cache pas. « Comme l’avait préconisé la Cour des comptes, l’Office remplace les 200 fonctionnaires qui partent en retraite chaque année par 70 % de fonctionnaires et 30 % de salariés de droit privé », affirmait-il aux sénateurs il y a quelques mois. Il évoquait aussi une « substitution progressive » des fonctionnaires par des salariés de droit privé, pour faire baisser le coût de la masse salariale.

« Avec des hommes broyés, il y a de forte chance que la forêt soit, elle-même, transformée en pellet. » Il y a de l’ironie dans la formule de Thomas, jeune forestier, mais aussi beaucoup d’amertume. Le management néolibéral s’accompagne d’une poussée productiviste. Avec des conséquences directes sur les forêts publiques. La surface que doit gérer un garde forestier a doublé, selon le syndicaliste Philippe Bedel. « Et ce, dans des espaces de plus en plus grands, éclatés, déconnectés. Le forestier perd ainsi le lien affectif avec son territoire. C’est alors plus difficile de faire un travail de qualité », souligne-t-il. Sur le marché du bois, les forêts publiques, plus grandes et souvent plus faciles à exploiter, fournissent 40% du bois français, alors qu’elles ne représentent qu’un quart de la surface forestière [5]. La pression économique devrait encore s’y accentuer.

Des tags « non aux forêts mortes » apparaissent dans les sous-bois

En 2016, la direction de l’ONF signe avec l’État son contrat d’objectif et de performance pluriannuel. Ce document est rejeté par l’ensemble des organisations syndicales ainsi que par France nature environnement : Il prévoit, en cumulant forêts domaniales (propriétés de l’État) et forêts communales, de prélever en 2020 environ un million de mètres-cube de bois supplémentaires par rapport à 2014. Le document précise aussi que l’ONF devra mener « des actions de sensibilisation du public de façon à améliorer l’acceptation sociale des récoltes de bois ». Face à ces objectifs, sur le terrain, le malaise est grands parmi les forestiers et la population. Dans la forêt de Compiègne, des tags « non aux forêts mortes » apparaissent [6]. Face aux coupes qu’elles jugent excessives dans la forêt de Mormal, près de Maubeuge dans le Nord, des associations citoyennes ont attaqué l’ONF en justice. Elle n’ont pas eu gain de cause. Mais au sein même de la profession, « de nombreux salariés considèrent devoir protéger la forêt contre l’ONF », dit Philippe Canal.

De fait, l’office subordonne ses activités aux appétits de l’industrie. Elle se retrouve même au cœur des dérives de la biomasse. L’institution forestière a ainsi fourni la centrale de Gardanne, qui produit de l’électricité à partir de la biomasse, avec du bois jurassien coupé à 500 kilomètres de distance de l’usine. « On vend l’ONF aux marchands de bois », déplore Michel, un retraité de l’office inscrit à la CGT. Les syndicats pointent de récents recrutements de responsables commerciaux qui sont également grossistes et gérants d’entreprises dans la filière bois privée. Selon eux, « ce type d’embauche pourrait provoquer de graves conflits d’intérêts et menacer une gestion durable des forêts publiques ».

Mise en cause d’un management brutal

« Toutes ces politiques vont à l’encontre de mes convictions, juge un jeune garde forestier de 26 ans. Je ne suis pas qu’un "coupeur de bois". Je considère que je travaille davantage pour les arbres que pour un patron ou pour une entreprise. » Récemment, un autre garde forestier, Daniel Pons, a été condamné par sa hiérarchie pour avoir proposé « une sylviculture douce » à une commune dont il assure le suivi, en Haute-Garonne. Selon lui, le terme a déplu à son directeur. Le forestier raconte : « S’il y a une sylviculture douce, cela veut dire qu’il y aurait aussi une sylviculture violente, m’avait répondu le directeur. » Ce dernier a préféré engager une enquête disciplinaire et punir d’un avertissement son collaborateur. « C’était une manière de me museler », estime Daniel Pons, très impliqué syndicalement.

Selon les syndicats, l’ONF souffrerait même d’une tendance à l’autoritarisme. Ils reprochent à la direction plusieurs limogeages — dont celui du directeur financier et de la directrice générale adjointe — survenus depuis la nomination du nouveau directeur général. « Le climat social délétère » dénoncé par l’intersyndicale a poussé en septembre 2017 cinq syndicats à démissionner des instances représentatives de l’Office. « Il n’y a plus de dialogue possible. La direction est sourde et aveugle. C’est un management par la terreur », relate Corinne Larenaudie, syndiquée à l’Unsa, lors d’une manifestation des forestiers en juin dernier.

Démotivation, stress, perte de sens et suicides

En 2012, un audit interne commandé par l’ONF révélait « une situation préoccupante » sur le plan social, « ainsi que du point de vue de la santé psychologique des personnes ». Seuls 16% du personnel disaient alors avoir confiance en la direction générale. Les trois quart jugeaient les réformes de manière négative. Bref, une situation de défiance.

Pire, l’étude montrait les traumatismes que la mutation de l’office a engendrés : démotivation au travail, niveau de stress élevé, perte de sens, risque important de troubles psychosociaux, perte de repères, sentiment d’isolement… Le 12 février 2013, sur l’île de la Réunion, un agent de l’ONF exécute son DRH en pleine discussion de travail avant de retourner l’arme contre lui pour se donner la mort. La communication officielle nie alors tout lien entre ce drame et le malaise social au sein de l’établissement.

Mais deux agents se sont encore suicidés en mars et avril de cette même année 2013. Et au moins trois suicides avaient endeuillé l’office en 2011. Sur les quinze dernières années, l’ONF a compté plus de 40 suicides parmi ses agents. « C’est proportionnellement autant qu’à France télécom, mais personne n’en parle, soupire un forestier. La souffrance au travail est absente des discussions au sein de l’établissement. Nous avons choisi ce métier par vocation. Or, si votre passion est déréglée, logiquement vous perdez pied. » À chaque fois, la direction évoque la fragilité et la solitude des victimes, elle individualise et psychologise le problème. Parfois, elle propose un numéro vert d’assistance. Pour le syndicat Snupfen, « cette obstination à ne pas se remettre en cause relève de la mise en danger d’autrui ».

Rassembler l’écologie et les luttes sociales

Si aujourd’hui les personnels sortent du bois pour entamer leur longue marche à travers la France, le rapport de force reste précaire. « Nous ne sommes pas Sud-rail. Nous n’avons pas une tradition de lutte offensive. Et face à nous, la direction avance comme un bulldozer, reconnait un forestier. Mais la bataille continuera à se jouer de manière plus souterraine et discrète. Pour l’instant c’est toujours nous qui avons le marteau » — l’outil auparavant utilisé pour « marteler », c’est-à-dire marquer les arbres à abattre. Certains forestiers appellent à la grève du zèle, d’autres à ne pas facturer des prestations faites aux communes.

Le feu qui couve à l’ONF pourrait donc très bien se répandre. « Nous devons dépasser les corporatismes pour créer un mouvement large de défense des forêts », dit un syndicaliste. Une association, SOS Forêt, s’est justement créée il y a cinq ans pour rassembler citoyens, associations environnementales et professionnels du bois. Pour Jérôme, le jeune agent de l’ONF, « il y a quelque chose d’inédit qui s’invente ici. Une forme d’écologie sociale qui relie les luttes syndicales aux questions environnementales, qui pose la question de l’emploi autant que celle de la préservation des écosystèmes. Les forêts, ce sont les luttes de demain. »

Gaspard D’Allens

 Lire aussi notre entretien avec Jean-Baptiste Vidalou, auteur de Être forêts, habiter des territoires en lutte : « Il va bien falloir prendre parti dans la guerre en cours, entre les managers et les alliés du vivant »

Publié le 17/09/2018

Ventes d’armes et pétrole: une servilité coupable de la France avec l'Arabie saoudite

Thomas Cantaloube et Edwy Plenel (site mediapart.fr)

Comme sous Hollande, la présidence Macron aligne sa politique moyen-orientale sur les intérêts de Riyad. C’est un choix aussi bien immoral – les ventes d’armes utilisées dans la sale guerre du Yémen – qu’irresponsable – il accentue une dépendance énergétique et géopolitique désastreuse.

Régulièrement, depuis un an et demi, des responsables d’ONG humanitaires ou travaillant sur les droits humains sont reçus à l’Élysée pour évoquer la tragédie engendrée par la guerre au Yémen ou se plaindre des abondantes ventes d’armes françaises à des dictatures, notamment aux pays du golfe Persique et à l’Égypte. À chaque fois, ils sont très bien accueillis par des conseillers qui écoutent attentivement leurs points de vue et semblent même « approuver [leurs] messages d’alertes et [leurs] recommandations », selon un humanitaire qui a participé à plusieurs de ces rendez-vous.

Pourtant, invariablement, dans les jours et les semaines qui suivent, ces émissaires constatent qu’ils n’ont pas été entendus et surtout pas considérés. Comme s’ils avaient parlé à des sourds. Un point de contentieux géographique revient régulièrement dans leur bouche : l’Arabie saoudite. La monarchie théocratique absolue paraît intouchable.

Elle peut bombarder sans précaution des civils au Yémen ; elle peut emprisonner indéfiniment des militants de la démocratie et des droits des femmes et exécuter un nombre croissant de condamnés ; elle peut pratiquer un islam des plus rigoristes qui n’a rien à envier aux théories de Daech ; elle peut appauvrir sa population pendant que ses élites se gorgent de yachts et de châteaux à l’étranger ; elle peut kidnapper le chef de gouvernement d’un pays ami, le Liban ; elle peut tout cela, la France ne hausse jamais la voix. Pis, elle flatte Riyad ou lui déroule le tapis rouge à la moindre occasion. Que ne ferait pas Paris pour se concilier les bonnes grâces de l’Arabie saoudite ? Apparemment tout.

Le phénomène n’est pas entièrement nouveau, mais il a pris de plus en plus d’importance ces dernières années, d’abord sous la présidence de François Hollande, puis sous celle d’Emmanuel Macron — Nicolas Sarkozy, lui, préférait le Qatar. La nomination toute récente d’un fidèle macronien, Sylvain Fort, pour gérer le pôle communication de l’Élysée risque encore d’accroître cette inclination pour les Saoud : dernièrement, l’homme était chargé d’« améliorer l’image du royaume (et d’assurer) la communication en France du prince héritier, Mohammed ben Salmane », nous dit le Monde. C’est donc un lobbyiste qui travaillait jusqu’à hier pour les Saoudiens, peu réputés pour leur radinerie, qui va occuper un poste clef à la présidence de la République française.

Les armes, le pétrole et l’Iran : voici le triptyque qui dicte la relation de la France avec le royaume wahhabite et la conduit à fermer les yeux sur une des autocraties les plus régressives et mortifères de la planète.

Sous François Hollande, son fidèle Jean-Yves le Drian était tout autant le ministre de la défense que celui de l’armement. Avec son cabinet, l’ancien baron socialiste de Lorient, fief de la Direction des constructions navales (devenue Naval Group), était connu comme le plus farouche promoteur des ventes d’armes françaises auprès des pays soucieux de s’équiper en missiles, avions et chars. Il fut le premier à parvenir à écouler les avions Rafale de Dassault à l’étranger. Surtout, il fait exploser les ventes d’armes auprès de l’Arabie saoudite, qui passent de 400 millions d’euros en 2013 à 600 millions en 2015 et à 1 milliard en 2016.

Passé en mai 2017 chez Macron et au Quai d’Orsay, il s’y est installé avec sa garde rapprochée et, selon les confidences de plusieurs proches du pouvoir, « il continue d’avoir un œil sur les ventes d’armements et reste un des interlocuteurs privilégiés de nos gros clients ». La diplomatie française n’est donc pas celle du respect des droits humains, comme on le proclame souvent, mais des intérêts de l’industrie canonnière. Sachant que Riyad ne manque pas de courtisans dans ce domaine, en premier lieu les États-Unis, Paris s’efforce donc de tout faire pour maintenir la relation au beau fixe. On ne tance pas l’Arabie saoudite sur les morts évitables de civils au Yémen, même si des armes françaises peuvent être employées à cet escient, comme ne l’a pas exclu la ministre des armées Florence Parly. On se tait quand les défenseures des droits des femmes sont emprisonnées arbitrairement depuis plus de 100 jours, contrairement au Canada (voir l’article de Mediapart).

Et quand l’ONU essaie péniblement de jeter un peu de lumière sur le sort des populations au Yémen par l’intermédiaire d’un groupe d’experts des Nations unies, Paris met des bâtons procéduraux dans les rouages onusiens, puis reste muet quand son président évoque à mots couverts la possibilité que l’Arabie saoudite soit coupable de crimes de guerre (lire sur Mediapart : Face aux possibles crimes de guerre de la coalition, Paris se tait).

De la même manière, quand Emmanuel Macron se vante d’avoir permis l’affranchissement de Rafic Hariri en novembre 2017 lors d’une escale à Riyad, « c’est après avoir bataillé ferme pendant plusieurs heures de discussion face au prince hériter Mohammed ben Salmane, qui manquait tellement de respect à l’égard de la France que le président a dû lui rappeler qu’il parlait à une puissance membre du Conseil de sécurité », racontait il y a quelques mois un diplomate mis au courant de l’échange.

« Pensons à tout ce que le pétrole nous fait accepter, oublier et tolérer ! »

Face à une telle servilité, pas étonnant que les ONG et les militants des droits humains aient le sentiment de prêcher dans le désert : ils parlent certes à des conseillers et à des membres de l’exécutif bien intentionnés, mais cette parole est ensuite balayée sans hésitation par les « adultes en charge » : Macron, Le Drian, les industriels, les adeptes de la (real)politik des affaires.

La France n’a jamais eu de photo de famille scellant un pacte « pétrole contre sécurité » avec la monarchie saoudienne à la manière de la rencontre entre Franklin Roosevelt et le roi Ibn Saoud en février 1945, mais les relations entre les deux pays ont toujours été bonnes. En 1979, c’est même Paris qui a sauvé le royaume d’une cruelle humiliation lors de la prise de La Mecque, avec l’appui clandestin du GIGN.

La France a certes des idées et pas de pétrole, mais elle a terriblement besoin d’or noir. De 1990 à 2012, la Russie était le principal fournisseur de Paris en hydrocarbures. Mais, depuis 2013, l’Arabie saoudite est passée au premier plan : en 2015, dernière année connue, Riyad a fourni 18,6 % du pétrole brut acheté par la France. Étant donné les tensions avec Moscou, il est évidemment devenu très compliqué de se fâcher avec les Saoudiens. Contrairement au marché des armes, où c’est l’acheteur qui est en position de force, le pouvoir sur le marché du pétrole appartient au vendeur. Paris est donc doublement perdant face à Riyad.

Outre cette double soumission économique, la France s’est insérée dans les alliances compliquées au Moyen-Orient du côté de l’Arabie saoudite contre l’Iran. Dès lors, elle est de fait emportée dans cette alliance de surenchère guerrière que forment Mohammed ben Salmane et Benjamin Netanyahou, dans un sidérant retournement où le foyer idéologique (et financier) du pire terrorisme islamiste est devenu le plus proche allié d’un État d’Israël livré à l’extrême droite et à ses délires d’apartheid.

Ce choix tricolore est purement politique. Il découle de la lente ascension des néoconservateurs français au Quai d’Orsay et à l’Élysée, entamée sous Sarkozy, poursuivie sous Hollande et maintenant Macron. Cette poignée de hauts fonctionnaires alignés sur la position bushiste de « l’axe du mal » n’a cessé de gagner en influence. Pour eux, l’Iran est une menace sur la paix mondiale bien supérieure à l’Arabie saoudite, en dépit du fait que 15 des 19 kamikazes du 11 septembre 2001 étaient saoudiens, en dépit de la propagation du rigorisme wahhabite sur le reste du globe, en Europe notamment, en dépit de l’absence de contre-pouvoirs d’aucune sorte face à la famille régnante.

La fixation sur l’acquisition potentielle de l’arme nucléaire par Téhéran est devenue un obstacle à toute évaluation rationnelle du danger. Lors des années de négociation qui ont conduit aux accords de Vienne sur le nucléaire iranien, les négociateurs français, de leur aveu même, se sont montrés bien plus durs et récalcitrants que les diplomates américains.

L’Iran n’est certes pas un parangon de vertu ni un modèle de respect des droits fondamentaux, mais c’est un pays avec des courants d’expression contradictoires, des élections, une population hautement éduquée et désireuse de rompre des décennies d’isolement. Surtout, ce n’est pas un pays où les humeurs d’un souverain, ou de son fils, sont capables de chambouler en une nuit la gouvernance des institutions, de menacer de guerre un voisin si celui-ci ne se soumet pas à une liste de desiderata, ou de bâtir des plans de développement sur la comète, qui serviront surtout à enrichir les banques étrangères. Tout ce que l’Arabie saoudite est sous la direction actuelle du prince héritier ben Salmane.

Ce choix de courtiser Riyad plutôt que de discuter paisiblement avec Téhéran et, ce faisant, de s’aligner sur la position des États-Unis version Trump, a conduit Paris à retirer immédiatement ses billes quand Washington a dénoncé l’accord sur le nucléaire en mai 2018. Alors que le ministre de l’économie Bruno Le Maire, dans un sursaut (gaulliste ?) avait promis que la France ne se laisserait pas dicter sa politique commerciale, les entreprises françaises qui étaient retournées en Iran (Peugeot, Total, Airbus) ont très vite fait leurs bagages pour complaire aux États-Unis, mais aussi à l’Arabie saoudite.

« Pensons à tout ce que le pétrole nous fait accepter, oublier et tolérer ! » En 2006, il y a donc plus de dix ans, un haut responsable politique français exprimait à haute voix sa colère contre une situation qui conduit à ne pas mettre « suffisamment en cause ces royaumes, ces émirats, ces régimes totalement corrompus et aucunement démocratiques, auxquels nous vendons des armements dont nos présidents se font les représentants de commerce, tandis que le statut de la femme se limite à l’arrivée de rares élues aux chambres de commerce de Riyad ou de Djeddah ».

Dans un fort credo écologique, il appelait à « sortir le plus vite possible du pétrole », ajoutant que cette révolution est « nécessaire à tout point de vue, pas seulement environnemental ». « La dépendance pétrolière, résumait-il, n’est pas uniquement une question écologique ni même une affaire de source d’approvisionnement. C’est un problème politique : tant que nous n’aurons pas pris nos distances, construit notre indépendance, repris notre liberté, nous serons faibles, mous et sans principes. »

Ce dirigeant français parlait d’or, dans un livre qui, d’ailleurs, revendiquait Le Devoir de vérité (Stock). Il se nommait François Hollande et est devenu, six ans après ces propos lucides, président de la République française, un président qui sera le plus assidu de la Ve République auprès de la monarchie absolue saoudienne. « Faibles, mous, sans principes… » Oui, en effet.

Publié le 16/09/2018

(site monde-diplomatique.fr)

Certains artistes internationaux comme Lana Del Rey ou le groupe Of Montreal ont annulé leur participation au festival Meteor, organisé ce week-end à Tel-Aviv. Comme l’équipe de football argentine au début de l’été — qui avait refusé de se déplacer à Jérusalem pour rencontrer l’équipe israélienne —, ils réagissent aux interpellations du mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) dans un contexte de forte mobilisation, notamment suite à la promulgation le 19 juillet d’une loi définissant Israël comme « l’État-nation du peuple juif ». Une loi qui suscite d’intenses polémiques dans le pays.

BDS, une mobilisation contre l’impunité

Le mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS), lancé en 2005 par des ONG palestiniennes pour obliger le gouvernement israélien à respecter le droit international et les résolutions des Nations unies, a fait tache d’huile à travers le monde. Israël cherche à criminaliser cette campagne, dont les militants réclament, entre autres, une suspension de l’accord d’association qui lie l’Union européenne à Tel-Aviv.

par Isabelle Avran   

Une « menace stratégique ». C’est ainsi que le gouvernement israélien qualifie la campagne internationale de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) lancée le 9 juillet 2005 par 172 organisations non gouvernementales (ONG), syndicales et politiques palestiniennes (1). BDS : trois lettres pour un mouvement de boycott des institutions, des entreprises et du système économique israéliens qui soutiennent l’occupation et la colonisation de la Palestine, de désinvestissement des entreprises impliquées dans cette occupation, et d’exigence auprès des États de sanctions contre Tel-Aviv, tant qu’Israël persistera à bafouer le droit international.

Cet appel intervint un an jour pour jour après l’avis consultatif de la Cour internationale de justice (CIJ) rappelant l’illégalité du réseau de murs israéliens construit en Cisjordanie — dont Jérusalem-Est — et invitant les États à faire respecter la légalité internationale (2). Mais, si l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) a adopté les recommandations de la CIJ, celles-ci sont restées lettre morte sur le terrain, à l’instar de la quasi-totalité des résolutions onusiennes visant Israël. Une telle impunité permet dès lors à ses dirigeants de mettre en œuvre la stratégie qu’énonçait dès 2001 Ariel Sharon, alors premier ministre : « achever » ce qui n’avait « pu l’être en 1948 », en termes d’appropriation de territoires, qu’il s’agissait de vider autant que possible de leur population palestinienne (3).

Mouvement populaire non violent

Pour faire respecter les droits du peuple palestinien dans ses trois composantes (sous occupation, en exil forcé, ou ayant pu rester dans ce qui est devenu l’État d’Israël), le mouvement BDS s’inspire de façon explicite des campagnes internationales qui ont contribué à la chute du régime d’apartheid en Afrique du Sud : un mouvement populaire non violent, ciblant non des personnes mais des institutions, des entreprises... qui ont partie liée avec l’occupation. Contre la violence quotidienne qu’elle entraîne (colonisation intensive, répression de toute forme de résistance, siège de Gaza, etc.), la campagne BDS offre à chacun la possibilité de s’engager.

En Europe, cette exigence morale se double d’autant plus d’une recherche d’efficacité que l’Union européenne et la majorité de ses États membres entretiennent des liens étroits avec Tel-Aviv sur le plan économique et commercial — sans compter les projets communs poursuivis dans les domaines de l’industrie, des technologies et de la recherche scientifique (dont certains à visées militaires). Des liens que les partisans israéliens du BDS qui mènent un « boycott de l’intérieur » considèrent comme autant de gages d’encouragement donnés aux dirigeants de leur pays. De fait, l’Union européenne représente en 2017 le premier partenaire commercial d’Israël (avec 35,3 % de ses exportations) et a associé Tel-Aviv au projet Horizon 2020, nouveau programme européen de financement de la recherche et de l’innovation, entré en vigueur en 2014 (4).

Coopération euro-israélienne intensive

Déjà, en 1996, à l’issue de la répression massive qui avait suivi les manifestations palestiniennes contre la construction d’un tunnel sous l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem, le mouvement de solidarité européen était allé au-delà de la simple protestation pour réclamer des mesures concrètes en termes de sanctions. En France et en Belgique, les associations avaient ainsi obtenu le report, jusqu’en 1999, de la ratification de l’accord d’association signé en 1995 entre l’Union européenne et Israël. En vertu de cet accord, entré en vigueur en 2000, les parties contractantes s’engagent (article 2) à respecter notamment le droit humanitaire et les droits humains fondamentaux.

Tel-Aviv a mis en place un département spécial chargé d’espionner les militants du boycott et doté d’un budget important

Le mouvement de solidarité revendique donc la suspension de ce partenariat jusqu’à ce que Tel-Aviv se conforme à cet article. Pourtant, l’UE se contente de déplorer la colonisation israélienne du territoire palestinien — illégale au regard du droit international —, et d’exhorter son partenaire à y mettre un terme, tout en intensifiant sa coopération avec Israël dans le cadre de la « politique européenne de voisinage » (PEV). Bruxelles a finalement décidé en 2013 (avec une mise en œuvre en 2014) de lignes directrices : elle écarte des projets qu’elle finance les entreprises ou institutions travaillant avec les colonies ; elle exclut les produits des colonies de ceux bénéficiant d’avantages fiscaux ; et elle impose leur étiquetage. Mais l’UE n’a toujours pas interdit l’entrée de ces produits sur son territoire...

À mesure que BDS se développe, les dirigeants israéliens s’inquiètent. Car le mouvement progresse dans de nombreux pays, soutenu par d’importantes confédérations syndicales (comme en Afrique du Sud et au Royaume-Uni), des organisations paysannes ou étudiantes, des Églises... Et il marque des points. Des fonds de pension (en Norvège, aux Pays-Bas, aux États-Unis, etc.), des universités (comme Harvard) retirent leurs investissements d’entreprises israéliennes travaillant pour la colonisation. L’entreprise française Veolia, par exemple, qui a contribué à la construction du tramway reliant Jérusalem-Ouest à des colonies, a fini par se désengager des transports israéliens. De fait, le procès engagé à l’encontre de Veolia par l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) et par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a fini par nuire à sa réputation et à menacer plusieurs de ses contrats internationaux.

Devant l’érosion de son image sur le plan international et les coups de boutoir portés par la campagne BDS à travers le monde, Israël est passé à l’offensive. En août 2015, le quotidien Haaretz confirmait que les dirigeants israéliens avaient mis en place un département spécial chargé d’espionner les militants du boycott. Doté d’un budget important, ce « département de délégitimation » du boycott travaille en étroite collaboration avec les services secrets israéliens et le renseignement militaire (5). De plus, l’entrée du territoire israélien est susceptible d’être interdite à tout ressortissant étranger impliqué dans les actions de BDS.

Isabelle Avran

Journaliste

(1) Lire Omar Barghouti, Boycott, désinvestissement, sanctions. BDS contre l’apartheid et l’occupation de la Palestine, La Fabrique Éditions, Paris, 2010.

(2) « La CIJ déclare l’édification du mur par Israël dans le territoire palestinien occupé contraire au droit international », www.un.org, 9 juillet 2004.

(3) Dans son rapport sur l’offensive israélienne contre la bande de Gaza durant l’hiver 2008-2009, adopté par les Nations unies en novembre 2009, le juge sud-africain Richard Goldstone, président de la mission de l’ONU chargée de l’enquête, met en cause la « culture de l’impunité » en recommandant une saisine de la Cour pénale internationale pour « crimes de guerre » et « possibles crimes contre l’humanité ». Lire « L’Assemblée générale approuve le rapport Goldstone sur Gaza », Centre d’actualités de l’ONU, www.un.org, 5 novembre 2009.

(4) « Israël signe avec l’UE un accord d’association au programme Horizon 2020 », www.horizon2020.gouv.fr, 11 juin 2014.

(5) « Israel’s military intelligence monitoring dozens of BDS groups around the world », Haaretz, Tel-Aviv, 18 août 2015.

Publié le15/09/2018

 

Inégalités. Le faux nez du plan pauvreté d’Emmanuel Macron

(site l’humanité.fr)

Zoé Boiron, Ixchel Delaporte, Laurent Mouloud et Lola Ruscio

Les mesures annoncées hier par le chef de l’État n’inversent en rien le cours idéologique de sa politique. Et dissimulent, derrière une apparente bonne volonté, plusieurs orientations inquiétantes.

L’affaire a été rondement menée. Une bonne heure de discours dans le décorum du musée de l’Homme, des trémolos dans la voix, des promesses d’« éradication de la pauvreté » et d’enfants qui échappent à leur « destin ». Sur la forme, Emmanuel Macron a passé sans encombre son grand oral de présentation du fameux plan pauvreté. Sur le fond, l’histoire est tout autre. Car derrière les déclarations d’intention et quelques mesures de bon sens, le chef de l’État, auréolé du statut de président des riches, n’a en rien inversé le cours idéologique de sa politique. Ni les mauvaises habitudes de maquiller les chiffres. Filou, l’Élysée brandit ainsi le chiffre de 8 milliards d’euros sur quatre ans consacrés à ce plan. Oubliant de préciser, comme l’ont fait plusieurs associations, que la moitié était des redéploiements de crédits déjà engagés. 4 milliards de plus, donc, d’où il faut déduire également la baisse des APL, la hausse de la CSG, la baisse des emplois aidés, etc. Au final, la balance ne penche pas franchement en faveur des 8,8 millions de personnes en situation de pauvreté. Surtout si l’on compare aux 5 milliards, par an, offerts aux plus fortunés via la seule suppression de l’ISF et la mise en place de la flat tax. Mais au-delà des choix budgétaires coupables, plusieurs pistes de réforme annoncées hier dissimulent aussi, derrière leur apparente bonne volonté, des intentions inquiétantes. Décryptage.

1 Un service public de l’insertion mal servi

C’est l’un des deux piliers de la « stratégie nationale » de lutte contre la pauvreté d’Emmanuel Macron : l’insertion par l’activité économique. Le chef de l’État considère que « le retour au travail est le meilleur outil de lutte contre la pauvreté ». Et pour formaliser cette évidence, il a annoncé la création d’un véritable « service public de l’insertion », avec un État qui s’engage aux côtés des « départements, des métropoles » pour mieux accompagner les personnes les plus éloignées de l’emploi. Le président déplore, en effet, un système « trop éclaté », « inégal territorialement » et promet même qu’à partir du 1er janvier chaque personne qui s’inscrit au revenu de solidarité active (RSA) aura « un rendez-vous dans le mois » et dans « un lieu unique » pour bénéficier d’un accompagnement. Beaucoup ont dû se frotter les yeux. Car, jusqu’ici, les projets du gouvernement ne vont pas vraiment dans le sens du renforcement du service public… Mieux accompagner les bénéficiaires du RSA ? L’exécutif prévoit de supprimer 2 100 conseillers CAF d’ici à 2022. Mieux accompagner les chômeurs ? Pôle emploi, recentré sur ses missions d’indemnisation et de contrôle, doit perdre 297 postes en CDI cette année et 1 380 contrats aidés. Sans parler des 50 000 fonctionnaires, notamment dans la fonction publique territoriale, pourtant au cœur du dispositif de proximité, qui doivent disparaître d’ici à 2022. « Il faut, au contraire, renforcer les moyens des services publics et des associations qui agissent, au quotidien, pour répondre aux besoins urgents des populations », relève la CGT. Exactement ce que ne prévoient pas les budgets de la majorité.

2 Un revenu universel d’activité à contre-emploi

La mesure phare du plan consiste à créer d’ici à 2020 un « revenu universel d’activité » qui fusionnera un « maximum d’aides sociales afin de garantir un seuil minimal de dignité ». Sans préciser quelles aides ni pour quel montant. Ce dispositif ne camoufle « aucune intention de remettre en cause certains droits », a assuré la ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn. Qui précise que cette prestation sociale unique, versée sous conditions de ressources, contiendra « au minimum le RSA, les APL et la prime d’activité puisque la philosophie est de faciliter un retour à l’emploi ». Le risque, malgré tout, est bien là de voir le montant des ressources fondre comme neige au soleil. « Il y aura forcément des perdants et des gagnants avec cette allocation moyenne. Le gouvernement cherche avant tout à faire économies », prévient Denis Gravouil, chargé des questions d’emploi à la CGT. Signe que les bénéficiaires de minima sociaux sont dans le viseur du gouvernement : chaque allocataire devra signer un « contrat d’engagement » et s’inscrire dans un « parcours d’insertion où il sera impossible de refuser plus de deux offres d’emploi raisonnables », a déclaré le chef de l’État. Ce qui va renforcer un peu plus les contrôles, alors que les personnes touchant du RSA sont déjà soumises à des obligations d’insertion et de recherche d’emploi. « On les suspecte de ne pas vouloir travailler alors qu’elles cherchent un boulot digne, s’indigne Denis Gravouil, on ne sait pas ce que signifie une offre d’emploi raisonnable pour Emmanuel Macron. Si la condition est de les obliger à accepter des CDD d’une semaine ou des contrats à temps partiel, le chantage aux emplois précaires va battre son plein. » Les associations de solidarité exigeaient une hausse du RSA et son extension aux jeunes de moins de 25 ans. Deux revendications qui sont tombées du bus Macron.

3 Des mesures pour les enfants

La pauvreté des enfants est un des pivots du plan pauvreté. Le chef de l’État a ainsi annoncé la création de 30 000 places de crèche supplémentaires d’ici à la fin du quinquennat, avec une enveloppe de 1,2 milliard d’euros pour aider les communes et mieux former les 600 000 personnels de la petite enfance. Un système de bonus sera appliqué aux structures favorisant la mixité sociale et à celles accueillant des enfants en situation de handicap. 30 000 places sur cinq ans ? Un chiffre qui claque mais modeste au regard des besoins. François Hollande avait estimé qu’il fallait 20 000 places de plus… par an. Autres mesures emblématiques : les petits déjeuners gratuits pour les enfants des écoles en réseau d’éducation prioritaire ainsi qu’une incitation financière aux communes des quartiers prioritaires afin qu’elles pratiquent une tarification sociale pour la cantine (ce que beaucoup font déjà). Sur le papier, l’idée des petits déjeuners offerts n’est pas contestable. Mais sa mise en pratique risque de ne pas être simple. Comment éviter de stigmatiser certains enfants ? « Les enseignants, les parents d’élèves auront toute liberté pour offrir ce petit déjeuner une ou plusieurs fois par semaine, ou installer un espace dédié dans un coin de préau, à des horaires adaptés, pour répondre aux besoins », précise Olivier Noblecourt, délégué interministériel à la prévention de la pauvreté des enfants. Le fléchage des aides aux quartiers prioritaires pose aussi question. « Les trois quarts des pauvres ne vivent pas dans des quartiers prioritaires, tacle Louis Maurin, président de l’Observatoire des inégalités. On ne touche qu’un dixième de la population en proposant des mesures pour les quartiers… Le problème de la pauvreté en France n’est pas dans les petits déjeuners mais dans le fait d’avoir des familles monoparentales soumises aux contrats précaires et aux bas salaires. » Sur ces points-là, Emmanuel Macron n’a absolument rien dit.

4 Pour les jeunes, on réaménage l’existant

Deux millions de jeunes sont actuellement sans formation ni boulot. Pour eux, Emmanuel Macron prévoit une extension de la garantie jeunes (480 euros versés aux 16-25 ans pendant un an pour aider à un retour à l’emploi) afin qu’elle bénéficie à 100 000 personnes chaque année jusqu’en 2022. Ce qui est déjà le cas… Surtout, aucun changement de fond de ce dispositif n’est envisagé. Sa durée d’un an, par exemple, freine l’accès aux droits et à des prestations comme le logement. « La garantie ne permet pas à ces jeunes d’être solvables pour un bailleur social, explique Antoine Dulin, vice-président du Conseil économique, social et environnemental (Cese). Ils peuvent difficilement accéder à un logement social. » Selon lui, le dispositif est accordé trop souvent à la tête du client : « Les missions locales sont payées sur les sorties positives de la garantie, donc un jeune paraissant très éloigné de l’emploi peut ne pas en bénéficier alors qu’il répond aux critères. » De son côté, la CGT rappelle qu’il faut « que les moyens soient donnés aux missions locales » pour que cela ait une chance de fonctionner. Le plan pauvreté entend aussi, à hauteur de 50 millions d’euros, nouer une contractualisation avec les départements pour que les mineurs suivis par l’Aide sociale à l’enfance puissent l’être jusqu’à leurs 21 ans. « C’est un premier pas », considère Antoine Dulin mais « 21 ans ne veut plus rien dire aujourd’hui. La loi devrait évoluer pour accompagner le jeune jusqu’à la fin de sa formation ou l’obtention de son premier emploi ». L’obligation de formation jusqu’à 18 ans est une avancée. Mais ne va pas jusqu’à la scolarité obligatoire. Et des syndicats, comme SUD éducation, redoutent « une externalisation de la prise en charge du décrochage scolaire ».

Pas un mot sur le sort des migrants et des seniors

Devant un parterre d’institutionnels et d’associatifs, derrière un bandeau proclamant « Faire plus pour ceux qui ont moins », Emmanuel Macron a déroulé ses mesures de lutte contre la pauvreté. Mais pas un mot sur les étrangers. Éric Pliez, président du Samu social, s’inquiète de cet angle mort qui, pourtant, représente un public important des hébergements d’urgence. Le chef de l’État n’a rien dit également des personnes âgées, dont un million sont en situation de pauvreté. « Une personne âgée pauvre sans entourage restera pauvre, sans possibilité de vivre dans des conditions dignes jusqu’au bout de la vie, soulignent les Petites Frères des pauvres. Nous espérons que l’annonce d’une réflexion sur la refonte des minima sociaux (...) pourra être l’occasion de sortir ces personnes d’un minimum vieillesse sous le seuil de pauvreté. » C’est pas garanti.

Zoé Boiron, Ixchel Delaporte, Laurent Mouloud et Lola Ruscio

Publié le 14/09/2018

 (site regards.fr) Par Catherine Tricot |

La nouvelle stratégie de Mélenchon peut-elle l’emporter ?

Après sa rencontre avec l’aile gauche du PS, Mélenchon semble être à la recherche d’une ouverture. Mais le leader de la France insoumise entend-il élargir, rassembler ou dominer la gauche ? Le socialisme-républicain est-il l’avenir de la FI ?

La "rencontre impromptue" entre Mélenchon et Macron dans les rues de Marseille voulait délivrer un message : il y a en France deux leaders, deux forces politiques et deux seulement. Mais le rôle d’opposant n°1 ne suffit pas à Jean-Luc Mélenchon. Il veut imposer durablement sa marque idéologique sur la gauche. Et il a toujours dit que son objectif était de gouverner. Pour cela il va lui falloir élargir, rassembler plus encore et conforter sa crédibilité. Comme le PCF l’a fait si souvent avant lui, il s’adresse aux socialistes. C’était l’objet de l’autre rendez-vous de Marseille avec l’aile gauche du PS. Après le départ de Benoît Hamon et le faible score d’Emmanuel Maurel en interne (18%), les anciens camarades de Jean-Luc Mélenchon se demandent s’ils peuvent encore peser et rester au PS ? Mélenchon veut les convaincre de venir chez lui. Alors il a sorti le grand jeu :

« J’ai le cœur plein d’enthousiasme si vos chemins viennent en jonction avec les nôtres. Que finisse cette longue solitude pour moi d’avoir été séparé de ma famille. »

« Mes amis, vous me manquiez », leur a-t-il susurré. À travers eux, il entendait aussi parler aux électeurs toujours proches du PS que le macronisme rebute.

Ramasser le Parti socialiste

Après avoir tempêté contre les socialistes et pris ses distances avec la notion même de gauche, Mélenchon veut saisir le moment. Le PS est en déliquescence et Hamon est à la peine : il fera feu de tout bois pour ramasser l’essentiel de l’héritage PS. Ce contre-pied a surpris dans sa nouvelle famille. La ligne droite n’est décidément pas sa tasse de thé. En 2003, il s’allie avec le "courant antilibéral", puis avec le PCF de Marie-George Buffet avec qui il fonde le Front de gauche. Est-il totalement à l’aise dans cette gauche de cocos, néo-cocos, alter ? Pas évident pour lui qui vient d’une gauche républicaine plus structurée par la référence à la loi et à l’Etat que par le mouvement social.

Dès sa rupture avec le PS il crée le Parti de gauche (PG), tente le lancement d’un Mouvement pour la 6ème République (M6R). En 2016, il se dote d’une nouvelle structure politique, la FI (une « structure gazeuse » dont il est la « clé de voûte ») et forge un discours à partir d’une idée (le populisme), autour de quelques thèmes (le peuple, la caste, la souveraineté, le refus de la mondialisation et de l’Union européenne).

Ses efforts pour faire vivre, après Chevènement, une idée du socialisme républicain porte ses fruits. Tous les courants de gauche sont impactés, à commencer par le PS. La crise profonde de l’option sociale-libérale donne un élan à son discours républicain et souverainiste. D’autant que Mélenchon l’enracine dans une histoire large du socialisme (les références à Jaurès sont légion) et le stimule par un regard aigu sur le monde actuel et ses nouveaux enjeux, en premier lieu l’écologie.

Faire perdurer la dynamique de 2017

Cette dynamique déstabilise aussi ceux qui depuis 1995 ont attaqué l’hégémonie absolue du PS. Depuis plus de 20 ans le courant porté vers la rupture, que le PCF avait politiquement dominé, retrouve de l’allant. Relancé idéologiquement après 1995, politiquement après 2002, électoralement entre 2008 et 2012, il est porté haut en 2017 par le leader de la France Insoumise qui le place au tout premier rang de la gauche. Le fait est historique.

C’est aussi cette dynamique de longue durée et cette attractivité retrouvée qui l’a détaché de l’orbite social-démocrate droitisé. Mais Mélenchon est venu avec ses bagages et n’entend pas les laisser à la consigne. Ses références sont républicaines et écosocialistes. Problème : si cette affirmation politique se fait en marginalisant les cultures alternatives, si l’attention à la souveraineté se mue en « souverainisme », si le souci des catégories populaires devient du « populisme », si le souhait de protection se transforme en « protectionnisme » (quels que soient les qualificatifs dont on l’entoure), le risque est de voir se désagréger peu à peu le bloc originel.

On peut se dire : tant pis si on perd les "bobos", les intellos et les "alter", si on gagne les catégories populaires. Mais on sait que ce pari n’a jamais été gagnant et ne le sera pas. Prenons garde : si le clivage s’approfondissait, il laisserait sur le bord du chemin une grande part de la gauche vivante, celle qui dès le début s’est dressée contre le glissement progressif du PS, qui a maintenu la critique de l’ordre existant, qui n’a cessé de parler d’alternative quand le socialisme acceptait le "TINA". Si le clivage se structurait entre ces deux pans de la gauche critique, on pourrait même se retrouver devant quelque chose qui reprendrait sous une forme différente, plus "républicaine" et "souverainiste", la social-démocratie d’hier.

2017 a ouvert une porte. Pour qu’elle ne se referme pas, la première des conditions – mais elle est impérative – est que la dynamique de rassemblement ne retombe pas. Refuser l’arrivée de composantes nouvelles contredit l’objectif majoritaire. Mais il ne peut être obtenu en altérant l’alchimie populaire et radicale qui a permis d’ouvrir les possibles.

Publié le 13/09/2018

Expulsions accélérées, peines de prison : la loi « Elan » sur le logement s’apprête à criminaliser les plus précaires

par Rachel Knaebel (site bastamag.net)

La loi sur l’« évolution du logement, de l’aménagement et du numérique » doit être définitivement adoptée par le Parlement en septembre. En l’état, après son durcissement par le Sénat, cette loi va conduire à privatiser des dizaines de milliers de logements sociaux chaque année, et à réduire le nombre de logements accessibles aux personnes handicapées. Elle va aussi criminaliser les occupants sans-titre, locataires non déclarés, victimes de marchands de sommeil ou squatteurs, tout en accélérant les expulsions et la destruction des habitats auto-construits. Les défenseurs du droit au logement dénoncent une « loi anti-pauvres ».

Il est loin le temps des intentions affichées par la loi sur le logement de Cécile Duflot qui, en 2014, envisageait, parmi d’autres mesures, d’encadrer les loyers et de promouvoir l’habitat coopératif. Définitivement enterrée aussi la belle promesse du président Emmanuel Macron, formulée après son élection : « D’ici la fin de l’année, je ne veux plus personne dans les rues, dans les bois ». « La première bataille : loger tout le monde dignement », lançait-il.

La loi sur le logement du gouvernement d’Édouard Philippe, baptisée Elan pour « évolution du logement, de l’aménagement et du numérique », va, au contraire, privatiser les logements sociaux (voir notre article), pénaliser les occupants sans-titre et faciliter les expulsions locatives. Elle a été votée juste avant l’été par l’Assemblée nationale avant de passer au Sénat en pleine pause estivale, fin juillet. Or, les sénateurs ont encore durci le texte. Celui-ci doit définitivement être adopté mi-septembre [1].

Le Sénat, qui compte une large majorité de droite, a, entre autres, voté une mesure criminalisant les occupants sans-titres. L’occupation sans titre d’un local à usage d’habitation sera désormais passible d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. « Aujourd’hui, seule l’entrée par effraction dans le domicile d’autrui est ainsi pénalisée », explique Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole de Droit au logement (DAL). Cette peine d’un an d’emprisonnement pourra également viser les occupants de logements vacants, ou même les locataires au noir qui ne squattent pas le domicile de quelqu’un mais habitent dans un logement sans contrat. « Les sénateurs veulent une “loi anti-squat” depuis des années déjà, quitte à faire la confusion entre domicile d’autrui et logement vacant », poursuit Jean-Baptiste Eyraud.

Occuper un immeuble vide pour abriter des familles pourra mener en prison

Occuper des immeubles vides pour y mettre à l’abri des familles à la rue va donc devenir de plus en plus risqué. Les 80 personnes qui ont été expulsées fin août d’un ancien immeuble de l’armée à Dijon [2], ces sans abris qui occupent une maison de retraite municipale désaffectée à Rouen ou ces familles qui occupent avec le DAL un bâtiment hospitalier vacant dans le centre de Toulouse seront donc passibles d’emprisonnement.

Cette mesure pourrait aussi viser les squats artistiques. « Cet article va concerner toutes les réquisitions du DAL, mais aussi les victimes de marchands de sommeil si le propriétaire porte plainte contre les locataires, les locataires au noir victimes d’un bailleur indélicat… tous ceux qui ne pourront pas prouver qu’ils sont locataires. La mesure sera applicable à toutes les occupations déjà en cours », précise le porte-parole de l’association. « Ces occupants sans titre, ce sont en général des gens qui sont dans des situations dramatiques », souligne aussi Eddie Jacquemart, président de la Confédération nationale du logement (CNL). L’article 58 permet aussi d’expulser ces occupants sans titres même pendant la trêve hivernale ! Le Sénat a aussi voté la réduction des délais des procédures d’expulsion, en les divisant par deux, de deux à un mois.

Les consommateurs de stupéfiants et leur famille pourront être expulsés

Troisième mesure ajoutée par les sénateurs : la résiliation du bail locatif lorsqu’un des habitants a été condamné pour usage ou trafic de stupéfiants. Il suffit qu’un des membres d’une famille soit condamné pour que toute la famille se voit obliger de quitter son logement. Comme la mesure concerne aussi la détention de stupéfiants, les simples consommateurs peuvent être visés. Près de la moitié des adultes de 18 à 64 ans en France qui ont déjà consommé du cannabis au cours de leurs vie sont potentiellement concernés s’ils sont locataires [3] !

« Nous ne défendons pas les dealers, assure à ce sujet le porte-parole du DAL. Il y en a qui terrorisent les locataires, qui leur rendent la vie impossible. Mais est-ce que l’expulsion locative de toute la famille est la bonne réponse au problème ? Et en plus, quand cela vise aussi les simples consommateurs ? Cela va conduire à des situations dramatiques dans les quartiers », avec des familles entières mises à la rue, avertit le DAL.

Les maisons auto-construites de Guyane et Mayotte pourront être détruites sur ordre du préfet

Déjà, lors du vote de la loi à l’Assemblée nationale, les députés avaient adopté plusieurs mesures qui placent les locataires les plus pauvres dans des situations encore plus difficiles. La loi permettra une expulsion plus rapide des locataires endettés qui ne sont pas en mesure de reprendre le paiement du loyer. Les députés avaient aussi voté une mesure pour l’expulsion et la destruction rapide des quartiers dits informels dans les territoires de Mayotte et de Guyane. Le préfet pourra « par arrêté, ordonner aux occupants de ces locaux et installations d’évacuer les lieux et aux propriétaires de procéder à leur démolition à l’issue de l’évacuation » (article 57 bis). De quels type d’habitat s’agit-il ? Un habitat informel est selon la loi française un logement construit sans permis de construire, ou « dénués d’alimentation en eau potable ou de réseaux de collecte des eaux usées et des eaux pluviales, ou de voiries ou d’équipements collectifs propres à en assurer la desserte, la salubrité et la sécurité dans des conditions satisfaisantes » [4].

« La définition de l’habitat informel est assez vaste. En Guyane, ce sont des milliers de famille qui sont concernées, sur des quartiers construits parfois depuis plus 15 ans, témoigne Jean-Baptiste Eyraud qui s’est rendu dans le département d’outre-mer en juin dernier. Il y a en Guyane une tension foncière très forte, donc une spéculation foncière importante. Les gens n’arrive pas à trouver de terrains à bâtir, trop chers, alors ils s’installent où ils peuvent. Je me suis rendu dans un quartier informel où les gens habitaient depuis 1968, mais que la commune n’a jamais voulu régulariser. » En mai dernier, des habitants d’un quartiers informel de Guyane avaient d’ailleurs manifesté contre leur expulsion programmée (voir ici). Des politiques de reconnaissance et de viabilisation des quartiers informels sont pourtant à l’œuvre au Brésil voisin, avec notamment la régularisation de plusieurs favelas qui ont poussé avec l’exode rural. La France de Macron prend donc la direction inverse, en autorisant la destruction sur ordre du préfet, sans processus judiciaire.


Une maison construite de manière informelle en Guyane. Elle pourrait être visée par les menaces d’expulsions et de destruction sur ordre du préfet comme le prévoit la loi Elan. ©Jean-Baptistes Eyraud.

Un nouveau bail ultra-précaire pour les jeunes travailleurs

Autant de mesures qui risquent de mettre encore plus de gens à la rue en métropole et outre-mer. La loi Elan va également réduire le parc de logements sociaux, en poussant à la privatisation de dizaines de milliers de logements publics à loyer accessible chaque année, et en affaiblissant les obligations des communes en matière de logement social. Elle doit aussi créer un nouveau type de bail locatif, le « bail mobilité ». Ce bail ultra-court, destiné aux étudiants, aux apprentis, aux stagiaires, aux services civiques, et à n’importe quel travailleur en contrat temporaire depuis que le texte est passé au Sénat, est de dix mois maximum, non renouvelable, non reconductible. Un bail, en somme, encore plus précaire que le contrat de location d’un appartement meublé !

« Cette loi renforce les sanctions, comme les procédures d’expulsion, mais ne propose aucune solution à la crise du logement. Il faut des mesures en amont. Nous proposons une sécurité sociale du logement : un dispositif de solidarité nationale financé par les bailleurs, les locataires, l’État, les collectivités, qui permettrait de maintenir des personnes dans leur logement en cas d’accident de la vie, de perte de revenus suite à un accident par exemple » [5]. Selon Eddie Jacquemart, le principal problème en matière de logement demeure le niveau des loyers, contre lequel la loi Elan ne propose rien, bien au contraire.

« Le début de la fin de l’encadrement des loyers »

« Macron et son gouvernement ont même décidé d’attaquer le seul véritable amortisseur qui existe aujourd’hui face à la cherté du logement, c’est à dire le logement social. En plus, le gouvernement continue de restreindre les aides au logement. En faisant cela, il contribue à la non-solvabilité des locataires », accuse le président de la Confédération nationale du logement. Le gouvernement avait déjà baissé de 5 euros toutes les APL en 2017. Le budget annoncé pour 2019 prévoit de ne plus les revaloriser au niveau de l’inflation, ce qui signifie de facto une nouvelle entaille dans les aides pour les locataires…

Quid de l’encadrement des loyers prévus par la loi sur le logement de 2014 ? La loi Elan en parle, mais comme d’un dispositif « expérimental », alors que le principe existe depuis déjà quatre ans. Le terme, inscrit dans l’article 49 de la loi, signe pour Jean-Baptiste Eyraud « le début de la fin de l’encadrement des loyers ». Comment la nouvelle loi Elan compte-t-elle lutter contre le mal-logement, qui touche 3,9 millions de personnes selon le dernier rapport de la fondation Abbé-Pierre [6] ? Mystère.

Rachel Knaebel

Publié le 12/09/2018

Gauche européenne et immigration : la réponse de Roger Martelli à Djordje Kuzmanovic

(site regards.fr)

L’historien Roger Martelli, directeur de la publication de la revue Regards, répond à Djordje Kuzmanovic, orateur national de la France insoumise et candidat FI aux européennes, sur les questions migratoires.

Dans un entretien publié sur site de l’Obs, Djordje Kuzmanovic, présenté comme le conseiller de Jean-Luc Mélenchon et candidat potentiel de la France insoumise aux prochaines européennes, affirme son soutien aux analyses de l’Allemande Sahra Wagenknecht, l’une des principales figures du parti Die Linke. Se fixant l’objectif « de ralentir, voire d’assécher les flux migratoires » par le recours à un « protectionnisme solidaire », il fustige « la bonne conscience de gauche ». « Lorsque vous êtes de gauche et que vous avez sur l’immigration le même discours que le patronat, il y a quand même un problème », assène-t-il. Mais n’est-on pas en droit de s’étonner plus encore quand, se réclamant de la gauche, on tient des propos qui pourraient être taxés de proches du discours d’extrême droite ?

Laissons les polémiques malsaines au vestiaire. Discutons des arguments retenus.

1. Le capitalisme contemporain est-il pour la libre circulation des personnes, comme il l’est pour celle des marchandises et des capitaux ? Sur le papier seulement : dans la pratique, la force de travail est la seule marchandise qui ne circule pas en pleine liberté. En fait, l’objectif fondamental du capital est de maximiser la compétitivité par la réduction globale des coûts salariaux. Or, à l’échelle de la mondialisation, cette réduction s’opère avant tout dans les zones de faible prix du travail, dans l’ensemble des pays du Sud, y compris les États dits émergents.

Ce sont les masses laborieuses d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine qui pèsent le plus fortement en faveur de la réduction relative de la masse salariale. Les migrants le font à la marge. À la limite, en s’insérant dans des zones de niveaux salariaux plus élevés, ils nourriraient plutôt une tendance inverse à la hausse. À la limite toujours, c’est en restant chez eux que les travailleurs du Sud tirent la masse salariale de nos pays vers le bas. Là est l’armée de réserve véritable.

Le chimère sécuritaire du contrôle des frontières

2. Ce qui intéresse les capitalistes, ce n’est pas tant le migrant que le clandestin corvéable à merci. Or le clandestin est d’abord produit par la logique de la clôture. En revanche, le capitalisme de nos sociétés occidentales est intéressé par la frange des migrants la plus éduquée, la moins démunie, qui, à qualification élevée égale, accepte des rémunérations plus modestes. Les pays riches accueillent à la fois les migrants légaux les moins pauvres et les clandestins moins nombreux et voués à l’extrême précarité.

La logique du capital n’est pas dans la liberté de circulation mais dans la polarisation des flux migratoires : les moins pauvres des pauvres chez les riches, les plus pauvres vers les déjà pauvres… Le seul modèle du contrôle des migrations est le paradigme policier imposé en Europe par les spécialistes de Frontex : toujours plus de surveillance, de répression, de barrières, matérielles ou technologiques. Or ce paradigme coûteux n’empêche pas le franchissement des frontières et des murs : ce qu’il produit, en revanche, c’est l’inflation incompressible des clandestins.

3. La politique d’aide au développement limite-t-elle les flux migratoires ? Cela ne se vérifie pas. Dans un premier temps – qui peut être très long – elle les stimule au contraire chez les émergents. En effet, si les guerres et les catastrophes climatiques provoquent une migration de l’extrême misère, le départ moins tragique est en général plus facile pour des populations qui disposent d’un minimum de ressources et veulent les valoriser dans des espaces jugés plus attractifs. Le développement réduira sans doute les flux des migrations contraintes, pas ceux des migrations en général.

4. Retenir en dehors de la zone OCDE les migrants qui cherchent à s’y établir ? C’est exactement ce qui se fait. Par exemple, la pratique européenne des hotspots consiste à fixer en bordure de l’Europe les migrants tentés de s’y infiltrer : c’est à la Turquie, à la Libye et aux pays du Sahel de trier les candidats au départ et de retenir les indésirables. La méthode est pernicieuse : elle conditionne l’aide au développement à la régulation des flux migratoires par les pays concernés ; elle n’empêche pas les déplacements clandestins et même les nourrit (des officiels libyens traitent directement avec des réseaux de passeurs). Plus que tout, elle entérine un peu plus le scandale des scandales : ce sont les pays du Sud qui accueillent aujourd’hui la grande masse des réfugiés. Les pauvres reçoivent les plus pauvres, tandis que les riches, qui aggravent leur situation, promettent de leur distribuer des miettes.

Ne pas se tromper de combat

5. Au motif d’enrayer la montée de l’extrême droite, rien ne justifie que l’on entérine si peu que ce soit son fonds de commerce idéologique. Ce qui pèse sur le marché du travail n’est pas la pression migratoire, mais l’universalité de la dérégulation, qui réduit tout à la fois les salaires directs et indirects, sanctuarise la précarité (au nom de la flexibilité), réduit l’aide aux démunis (au nom de l’équité) et valorise l’assurantiel au détriment de la solidarité. Affirmer que la régulation des migrations créera du mieux-être est donc dangereusement mensonger. Comme au temps où la social-démocratie européenne expliquait que les profits du moment feraient les salaires du lendemain ou que le monétarisme et la politique anti-inflation profiteraient à terme aux salariés européens.

6. Il faut certes contredire la fluidité (celle des marchandises et des circuits financiers) qui aggrave par nature les inégalités et les aliénations. Et nul ne peut exclure – le capitalisme s’y est adonné et s’y adonne encore - des mesures ponctuelles de protection pour les territoires les plus fragiles. Mais, en mariant l’eau et le feu dans les mots, la formule du « protectionnisme solidaire » laisse tout aussi perplexe que ne le serait la promotion d’un « capitalisme des communs ». En aucune manière le protectionnisme n’est en état de combattre le fléau principal : la spirale désastreuse de la financiarisation, de la marchandisation universelle et de la dérégulation.

Or cette bataille n’est pas avant tout locale, nationale ou supranationale : elle est à la fois locale, nationale et supranationale. Laisser entendre que la solution serait vers plus de gouvernance, plus de fédéralisme ou, au contraire, vers plus de souverainisme est une illusion. Or l’illusion déçue débouche à terme sur la désillusion, la frustration et le ressentiment. Au bout du chemin, on trouve au mieux ce que le langage à la mode appelle l’illibéralisme, au pire le fascisme. Pour l’instant, ce sont les rejetons du second qui tiennent le haut du pavé.

7. Ce n’est pas la « bonne conscience » qui a conduit la gauche à sa crise, mais la capitulation sociale-démocrate amorcée en France par François Mitterrand, en 1982-1983. De même que les concessions au libéralisme n’ont pas enrayé la contre-révolution libérale dans les années 1980-1990, de même la gauche et le mouvement social critique n’enraieront pas la poussée de l’extrême droite et de la droite radicalisée en flirtant avec une part de ses discours. Donald Trump, avec son America first n’est pas du côté du peuple américain, mais des multinationales et des milliardaires de son pays. L’équipe au pouvoir à Rome ne sert pas les classes populaires, mais divise le peuple, tue la solidarité et conduira l’Italie au désastre social et moral. Ce ne sont pas les migrations qui sont au cœur du marasme vécu mais le trio infernal de la concurrence, de la gouvernance et de l’obsession identitaire. Ne pas porter l’accent sur ce trio revient à lui laisser le champ libre.

Egalité, citoyenneté, solidarité

8. Le discours de Djordje Kuzmanovic est un patchwork mêlant des affirmations de gauche louables et des tentations qui les contredisent absolument. Prendre avec des gants, comme il le fait, les « questions sociétales » au nom du primat du « social » est un retour en arrière qui divise la mouvance critique, désarme tous les efforts de convergence des combats émancipateurs et, à l’arrivée, nourrira un peu plus la division et l’éclatement des catégories populaires qui a été au cœur de la crise du mouvement ouvrier historique. S’il est une démarche rassembleuse, c’est celle qui remet au centre les valeurs qui ont donné historiquement leur dynamisme au mouvement populaire-ouvrier et à la gauche : l’égalité – et non l’identité -, la citoyenneté et la solidarité. Tout écart par rapport à elles est une impasse, un cadeau au capital, à la droite et à l’extrême droite. Ce n’est pas la « bonne conscience » qui est irréaliste de nos jours, mais le cynisme de la realpolitik.

9. Sur la question migratoire, la seule base de rassemblement ne me paraît pas celle du discours promu par Djordje Kuzmanovic. « Ralentir » ou « assécher » les flux migratoires n’est ni possible ni souhaitable. Cela va à rebours du processus même de l’hominisation et ne correspond pas à l’anticipation raisonnable que l’on peut faire aujourd’hui. Les déplacements de population – dont on sait qu’il ne faut pas en exagérer l’ampleur – se maintiendront, souhaités ou contraints. Ils constitueront un fait social, dont l’effet positif ou négatif ne dépendra pas de leur volume mais de l’environnement social dans lequel ils se déploieront.

Si la logique dominante reste celle de la mondialisation en cours, ils contribueront à nourrir des phénomènes régressifs dont ils ne sont pas la cause. Il n’y a donc pas d’autre solution que de rompre les mécanismes de dérégulation, de compétition sauvage et d’aliénation qui grippent les relations entre les individus et les peuples, opposent les travailleurs les uns aux autres et parcellisent les groupes humains engagés de plus en plus dans un marché du travail.

L’extension des droits pour tous, la protection élargie, la reconnaissance de statuts salariaux stabilisés, la formation permanente, la démocratisation au travail comme dans la cité, la lutte contre les discriminations sont les clés des dynamiques à construire. L’objectif est contradictoire avec le repli sur soi, la méfiance à l’égard du nouvel arrivant, la peur de ne plus être chez soi, l’enfermement communautaire et l’égoïsme ethnique et/ou national.

Lutter pour l’universalité des droits

10. « Nous ne pouvons accueillir tout le monde », a affirmé Emmanuel Macron, quelques mois après son arrivée au pouvoir. Ce faisant, il a donné la main à la gestion administrative et policière de Gérard Collomb, comme François Hollande s’était aussitôt appuyé sur la gestion répressive de Manuel Valls. Comment une force qui veut rassembler contre la politique de l’Élysée, de Matignon et de la place Beauvau peut-elle partir du même postulat que le Président actuel ?

La position exprimée par Djordje Kuzmanovic se veut réaliste : en fait, elle est confuse et tourne le dos au mouvement réel. Que feraient ceux qui arrivent au pouvoir sur cette base ? Devant le constat que leur politique ne peut enrayer les flux migratoires, quelle attitude serait la leur ? Vont-ils se rallier aux sirènes répressives et sécuritaires ? Feront-ils « comme les autres » ? Au bout du compte, vont-ils justifier l’injustifiable, comme d’autres l’ont fait avant eux ?
De quelque côté qu’on les prenne, les propos tenu ces jours-ci, à Berlin ou à Paris, ne sont ni réalistes ni conformes à une gauche fidèle à elle-même.

Il n’y a pas de bonne technique pour une gestion « raisonnable » des flux migratoires. L’importance actuelle et prévisible des migrations oblige donc chaque peuple à réfléchir aux choix de société possibles. À ma connaissance, il n’y en a que trois cohérents aujourd’hui : la mondialisation de la marchandise, de la finance et de la gouvernance ; l’égoïsme à courte vue des protections de nantis ou de pseudo-nantis ; la mondialité assumée du développement sobre et partagé.

Ne pas se battre autour du troisième terme, conduit aux désastres futurs. Se placer du côté du peuple, c’est avant tout promouvoir sa dignité et donc lutter pour l’universalité de ses droits. Tel doit être notre alpha et notre oméga.

Publié le 11/09/2018

Liquider la poutre maîtresse : le Venezuela... Regagner le terrain perdu ; la déstabilisation : Nicaragua, Bolivie

Jean ORTIZ (site l’humanité .fr)

Où en est l’Amérique latine ? Troisième partie.

Depuis quatre mois la situation se détériore au Nicaragua, dirigé par le président  sandiniste Daniel Ortega, chef de file du Front Sandiniste de libération nationale et président, à plusieurs reprises après la révolution de 1979 et l’insurrection des « muchachos », contre la génocidaire dictature somociste. Le soulèvement victorieux contre Somoza...au prix  de 50.000 morts, puis les gouvernements successifs d’union  (réforme agraire, campagne d’alphabétisation, des prêtres ministres...), et dix ans de résistance à « la contra » (les mercenaires au service des Etats-Unis, et d’une brute épaisse : Ronald Reagan ), ont dû céder du terrain aux néo-libéraux.

Il convient de ne pas nier ici, le recul relatif et récent  « des gauches » latino-américaines, leurs difficultés, pas plus que de dramatiser à l’excès les situations particulières à chaque pays.

A l’origine de la crise nicaraguayenne actuelle, une réforme des retraites, injuste, qui met le feu aux poudres ; une réforme très impopulaire, d’inspiration « libérale », vite abandonnée par le pouvoir, mais prétexte à soulèvement d’une partie de la population et de la jeunesse...La répression, la riposte populaire, auraient coûté  près de 300 morts  La majorité de l’opposition aux sandinistes se refuse à toute négociation...Elle exige le départ de Daniel Ortega  (inspirateur du « daniélisme ») et dénonce le supposé « népotisme » ; la vice-présidente, Rosario Murillo, n’est autre que l’épouse de Daniel Ortega. Elle plaide contre l’avortement...De grandes manifestations populaires continuent à soutenir le pouvoir . A la recherche de stabilité, le gouvernement sandiniste a dû passer des pactes avec une partie du patronat, de l’Eglise ; des partis « d’opposition »...Les gouvernements de droite ont laissé l’économie, la Sécurité sociale, en lambeaux.

Ici comme ailleurs, l’opposition de droite caricature de plus en plus grossièrement, violemment, les processus d’émancipation, de redressement, mais épargne les « programmes sociaux ( Faim zéro, Cantines scolaires, Bon solidaire, « Missions » vénézuéliennes...), très appréciés de la population. Le PIB du pays a augmenté de 40% soit une croissance annuelle de 4,5% . Les victoires électorales du sandiniste Daniel Ortega, témoignent de cet attachement aux acquis sociaux.

En novembre 2016, « Daniel » a été réélu pour un troisième mandat , avec 72,5% des suffrages). La résistance du chavisme s’explique aussi par le  succès de ces programmes populaires, qui s’adaptent aux besoins (santé et éducation, gratuites, etc), aux circonstances, aux nouveaux cadres.

Il  arrive que ces « programmes sociaux », base des changements, se retournent parfois contre leurs promoteurs. Bénéficiaires des politiques d’inclusion sociale,  les pauvres qui accèdent au statut de « couches moyennes » expriment dès lors des besoins que les nouveaux pouvoirs ne peuvent satisfaire...C’est le cas au Venezuela.

Le bréviaire médiatique criminalise les chavistes , les accuse de tous les maux, de toutes les violences, les taxe de « paramilitaires », cultive une stratégie de revanche de classe, dans le droit fil de 2002. Un régime sans base sociale populaire serait déjà tombé.

Le 11 avril 2002, « l’opposition » en vint à  organiser un « golpe » (putsch) anti-chaviste, et à emprisonner le président élu, Hugo Chavez. Aussitôt, un candidat très démocrate  et bien au-dessus de tout soupçon, Pedro Carmona, l’équivalent en France du président du Medef, fut nommé président. Le peuple, lui, défendit son président Chavez, investit les rues et, en 48h, la marionnette Carmona rentra au bercail.

L’enjeu majeur, pour Washington, reste de parvenir à liquider le chavisme, et à tuer, s’il le faut, le président élu après la mort d’Hugo Chavez. L’ « opération Phénix » consistait à éliminer en direct, par une attaque de drones bourrés d’explosifs, Nicolas Maduro, lors du défilé célébrant le 81 ième anniversaire de la Garde nationale bolivarienne. Le Venezuela vit certes une crise économique vertigineuse, mais elle est alimentée par les politiques financières et de blocus des États-Unis, de l’Union européenne, qui n’en finissent pas de mentir, de mener une véritable guerre contre le président Maduro et la révolution chaviste. Tous les moyens sont bons pour déstabiliser le pays, le faire sombrer dans le chaos, les pénuries, l’émigration...L’opposition dispose de puissants relais internationaux... En mai 2017, déjà, l’opposition, hégémonisée par l’extrême-droite, lançait un plan pour supprimer le chef de l’Etat, et surtout, le chavisme et ses conquêtes sociales. La stratégie meurtrière de l’opposition fit couler le sang de dizaines d’innocents.

Aujourd’hui, Chavez n’est plus là. Décédé le 5 mars 2013, son absence crée encore un vide incommensurable. Avant de mourir, il a lancé un appel à développer « les communes », le chavisme « en bas », et proposé pour lui succéder le ministre des Affaires étrangères, un ouvrier des transports, Nicolas Maduro. Bien qu’élu démocratiquement, la droite, les ex-sociaux démocrates, déclarent immédiatement à ce dernier une odieuse agression, organisent la guerre économique afin de le chasser de la présidence (« Opération Salida »), d’offrir à Washington une revanche de classe, d’en finir avec le chavisme... Les États-Unis visent les énormes richesses en hydrocarbures du pays. Dans cette situation, laisser seul le Venezuela, n’est-ce pas être coupable de non-assistance à peuple en danger ?Au Honduras la situation reste chaotique ? La colère populaire reste permanente. Le candidat de la droite, Juan Orlando Hernandez, a  été élu président grâce une fraude massive. L’oligarchie a volé la victoire à Xiomara Castro, candidate de l’opposition, épouse du président destitué en 2009, Manuel Zelaya. L’OEA est redevenue le hochet des Etats-Unis , son « Ministère des colonies ».  Son secrétaire général, Luis Almagro, multiplie les chantages, les ingérences, les agressions, contre les gauches honduriennes, boliviennes, vénézuéliennes...

Au Pérou, un président non élu , Martin Alberto Vizcarra Cornejo, dirige le pays depuis la démission forcée, le 23 mai 2018, pour corruption, de l’ex-président Kuezyuski (Caso (affaire) Odebrech, le géant du BTP brésilien a versé en pots de vin à l’ex-président et à ses entreprises, 4,8 millions d’euros). Le parlement à majorité fujimoriste a tenté de défendre jusqu’au bout les procureurs et les juges corrompus. Actuellement, ce parlement de la honte voudrait obtenir l’amnistie pour l’ex-président magouilleur, aux

Publié le 11/09/2018

Brésil : les masques tombent. Les armes de l’impérialisme américain et de l’Union Européenne : guerre idéologique, économique, sanctions financières, commerciales, blocus...

Jean ORTIZ (site l’humanité.fr)

 

Où en est l’Amérique latine ? Quatrième partie.

Globalement, le Brésil connaît une situation semblable au Pérou. Le ban et l’arrière ban des conservateurs, les partis de l’oligarchie, ont ourdi de toutes pièces, sans preuves, les ex-présidents progressistes de centre gauche (Parti des travailleurs, PT), Dilma Rousseff et Luiz Inacio Lula da Silva (Lula), des procès qui ne reposent sur rien, mise à part la volonté de les mettre définitivement à l’écart de toute responsabilité politique et hors jeu des présidentielles d’octobre 2018. La justice, soumise, et le parlement aux ordres, ont lancé des procédures judiciaires fallacieuses, destinées à discréditer Lula et Dilma, à les chasser du Parlement, à les invalider définitivement, et avant tout, à empêcher Lula de redevenir président aux prochaines préidentielles . Arbitrairement emprisonné, du fond de sa cellule, Lula mène une campagne difficile pour le Parti des Travailleurs (PT)... Sa candidature vient d’être invalidée par le Tribunal supérieur de « justice ». Sa popularité le place en haut des sondages (39%), et en fait le favori du scrutin d’octobre 2018. Partout dans le pays, l’emprisonnement de Lula s’est retourné contre les archi-corrompus qui « dirigent » le pays et le parlement. Le peuple voit en Lula une possibilité nouvelle de continuer les changements entrepris lors de ses mandats, ce qui insupporte la droite. Les autorités, illégitimes (à commencer par le président fantoche, non élu, Temer), veulent, à tout prix, empêcher la candidature Lula. Ils sont en passe de le réussir. Tout autre candidat du PT peinerait à battre la droite.

 

La tendance émancipatrice continentale semble donc depuis quelque temps s’inverser et la « restauration », la « contre-révolution », prendre le dessus. A mieux y regarder, le rapport de forces a peu bougé, globalement.

 

Réalité, ou perception occidentale ? Ni l’une ni l’autre, malgré les récents revers. Si l’on étudie la situation pays par pays, le rapport de forces se maintient grosso modo en faveur des peuples et la sinistrose n’est pas de mise. L’impérialisme américain a cherché, depuis le début, à faire capoter les révolutions latino-américaines, et surtout la « bolivarienne ». Contre ouragans et tsunamis, Caracas tient toujours. Comme on l’a vu récemment en direct, avec l’attentat par drone bourré d’explosifs, Washington passe à une nouvelle étape.

 

Alors, après l’euphorie continentale, la gueule de bois ? L’Amérique latine a-t-elle basculé à droite ? Le découragement après l’enthousiasme ? Incontestablement, les néo-ultra-libéraux ont marqué des points. Mais les rapports de force se maintiennent globalement en faveur des peuples, et restent suffisamment forts pour endiguer, ralentir,  l’actuelle « vague bleue ».

 

L’ultralibéral Mauricio Macri l’a emporté dans une Argentine pourtant à nouveau debout contre le FMI, qu’elle chassa du temps des Kirchner, et qui revient avec ses « remèdes de cheval ». Au Chili, la droite a (re)gagné la présidentielle de 2017 avec le retour du milliardaire et homme d’affaires Sebastian Piñera (36,62% au premier tour), accusé d’avoir autant de casseroles aux fesses qu’un quincailler ; il recueille 54,57 % des suffrages exprimés au second tour... La gauche (Alejandro Guillier) soutenue par la sortante Michèle Bachelet et le PC du Chili atteint un score honorable (22,67% au premier tour et 45,43 au second). Beatriz Sandy, la candidate du Front large (centre gauche), elle, a réalisé, au premier tour, 20,27% des suffrages.

 

A Cuba, l’élection du président Trump a marqué un revirement total ; sa politique a remis en cause de nombreuses avancées « obamiennes » ; mais , malgré le retour à une politique de « guerre froide », les relations diplomatiques n’ont pas été rompues. Les difficultés économiques du Venezuela se répercutent lourdement à Cuba. Les approvisionnements en pétrole diminuent, la coopération bilatérale Cuba-Venezuela pâtit de la situation. La nouvelle politique nord-américaine en direction de Cuba reste toujours aussi isolée internationalement, et contre-productive, vouée à l’échec. Soumettre le Venezuela à un blocus, comme il existe encore à Cuba, c’est de l’aveuglement aussi stérile que dangereux.

 

Le programme cubain de réformes se poursuit, essentiellement au niveau économique. Des formes économiques nouvelles s’inscrivent dans le cadre du système, tout en contribuant à sa mixité. Le retrait de la génération des « historiques » n’a provoqué aucun chaos, contrairement à ce que prédisaient les cassandres occidentaux. Le nouveau président du Conseil d’Etat et des Ministres, Diaz-Canel, premier dirigeant non militaire, non issu de l’épopée révolutionnaire, s’est attelé à la tâche avec réalisme, compétence et pugnacité. Son parcours l’incite à un leadership plus collectif que précédemment. Cuba reste un symbole fort de résistance à l’empire, et d’acquis sociaux et culturels de premier plan.  Le droit à l’avortement, au changement de sexe, y sont reconnus et pris en charge par l’Etat. L’avortement n’est légal que dans quatre pays : Cuba  la Guyana, l’Uruguay, Porto Rico, la ville de México.

Publié le 11/09/2018

Ni sinistrose ni euphorie...

Jean ORTIZ (site l’humanité.fr)

Où en est l’Amérique latine ? Cinquième partie.

Désormais, pour couvrir « démocratiquement » ses forfaits, ses « golpes » toujours aussi durs sur le fond, l’impérialisme se livre, dès qu’il le peut, à des « golpes soft », politico-institutionnels. Des parlements corrompus jusqu’au trognon se substituent aux « marines », harcèlent les élus du peuple, les poursuivent judiciairement dans des procès fabriqués , des « coups d ’Etat parlementaires », promeuvent la « guerre économique », la déstabilisation. La « communauté internationale » (lisez : l’Union Européenne et les Etats-Unis) sort de son rôle, manipule les médias internationaux,  joue contre les peuples, transforme les réseaux, les télés, les journaux, en outils de propagande et de lynchage idéologique...

 

La première vague de changements peut apparaître aujourd’hui -à tort- comme un échec alors que la gauche n’a en réalité disposé ni du temps, ni de la mobilisation, ni des moyens suffisants pour changer radicalement les structures, les « modèles » en place. La plupart des processus se sont essoufflés, sont restés dans « un vieux cadre institutionnel » (malgré les Constituantes), non affranchis du système néolibéral, sans rupture. Ils ont multiplié les acquis sociaux, culturels, et pointé l’essentiel: souveraineté, inclusion sociale, éducation et santé pour tous, et gratuites, lutte acharnée contre la pauvreté... Des réformes systémiques, certes en nombre insuffisant, souvent parasitées par la bureaucratie, la corruption, mais avec la volonté affirmée de dépasser le néolibéral, le « consensus de Washington », de mettre en place des « programmes sociaux socialisants » (les « missions » au Venezuela)... Au Nicaragua, l’attachement majoritaire du peuple au « sandinisme » tient beaucoup à ces programmes sociaux. Partis et mouvements sociaux, depuis plus de vingt ans, ont revendiqué des mots et des concepts que l’on croyait obsolètes, voire repoussoirs, et même disparus (révolution, socialisme, communisme , éco-socialisme, socialisme du 21ème siècle, lutte des classes) ; ont contribué à cette intégration continentale esquissée et amorcée par les « libertadores » Simon Bolivar et José Marti, reprise et prolongée par Hugo Chavez...

 

Nous, militants de la solidarité, étions tellement impliqués, admiratifs, et optimistes devant les changements (« oui, c’est possible ! ») que nous en vînmes à sous-estimer le poids, l’impact, des politiques de « contre-révolution », que les Etats-Unis s’activaient à mener à bien... et pas pour celui des peuples. Dès la fin des années 1990, Washington tentait, non sans mal nous l’avons vu, d’endiguer la vague populaire. L’impérialisme reste l’impérialisme, et il ne se réveille pas aujourd’hui. Le lynchage des gauches s’accélère.

 

L’actuelle « phase de contre-révolution » démasque les auteurs des dénis de démocratie, les fossoyeurs de cette « démocratie incomplète », ceux-là mêmes toujours prêts à faire la leçon, mais liberticides lorsque leurs intérêts de classe se trouvent me mains sanglantes, Alberto Fujimori.

Publié le 10/09/2018

Le nouveau mouvement « Aufstehen », issu de la gauche allemande, a-t-il vraiment des positions xénophobes ?

par Rachel Knaebel (site bastamag.net)

Une députée du parti de gauche allemand Die Linke a officiellement lancé un nouveau mouvement, « Aufstehen », qui signifie « Debout ». Elle ambitionne de reconquérir l’électorat populaire et les laissés pour compte, alors que les précédentes réformes ont fait bondir le nombre de travailleurs pauvres. Problème : pour concurrencer l’extrême-droite sur son terrain, des fondateurs d’« Aufstehen » s’opposent à une politique migratoire hospitalière, certains ayant même pris des positions considérées comme xénophobes. Ce nouveau mouvement risque-t-il de diviser et d’affaiblir la gauche allemande face à une extrême-droite en pleine ascension dans les urnes et dans les rues ?

« Les sociaux démocrates, Die Linke et les Verts avaient, jusqu’aux dernières élections, la possibilité de gouverner ensemble. Ils ne l’ont pas utilisée ». C’est par ce constat d’échec d’une possible union des gauches en Allemagne que Sarah Wagenkencht, présidente du groupe du parti de gauche Die Linke au Bundestag, l’équivalent de l’Assemblée nationale, a expliqué, le 4 septembre, pourquoi elle a créé un nouveau mouvement destiné à fédérer la gauche allemande. Son nom : Aufstehen, ce qui signifie à la fois “debout” et “se soulever”. Un terme qui rappelle les “insoumis” du mouvement lancé par Jean-Luc Mélenchon en 2016.

Autre similitude, Aufstehen s’est lancé via une plateforme en ligne sur laquelle les personnes intéressées peuvent s’inscrire en remplissant un simple formulaire. Aufstehen n’a cependant pas encore de programme. Celui-ci doit s’écrire en commun avec ses futurs membres – 100 000 personnes se seraient déjà déclarées intéressées. Le mouvement a pour l’instant juste publié un appel qui vise à mettre en place une politique sociale en direction des travailleurs et des laissés pour compte – l’Allemagne compte plus de 20% de travailleurs pauvres parmi la population salariée (lire notre article). 80 personnalités – surtout des écrivains et chercheurs, quelques politiques, syndicalistes et artistes – lui ont apporté leur soutien.

« Chez les militants de base de Die Linke, le rejet est très grand »

À la différence de La France insoumise, Aufstehen n’est pas un parti et n’envisage pas, pour l’instant, de se présenter en tant que tel à une élection. « Aufstehen est un mouvement de rassemblement au-dessus des partis », dit l’appel fondateur. Aufstehen n’est pas une émanation du parti de gauche allemand, mais bien de personnalités de Die Linke : de Wagenkencht et de son mari, Oskar Lafontaine, ancien du parti social-démocrate SPD, qui en avait claqué la porte en 2005 pour fonder Die Linke.

« Dans le groupe Die Linke au Bundestag [qui dispose de 69 sièges, sur 709, ndlr], il n’y a qu’un quart environ des députés qui soutiennent Aufstehen. Chez les militants de base de Die Linke, le rejet est très grand, constate Niema Movassat, député de Die Linke depuis 2009 au Bundestag qui fait partie des sceptiques face à cette initiative. « Pour moi, c’est juste un recueil de noms et d’adresses mails pour envoyer une newsletter. Cette initiative n’a pas du tout été discutée au sein de la direction du parti. » Les deux co-présidents de Die Linke, Katja Kipping et Bernd Riexinger ont annoncé dans les médias qu’ils ne comptaient pas rejoindre Aufstehen.

Quelques politiques, des écrivains, des sociologues… et Nina Hagen

Qui sont alors les soutiens du mouvement ? Dans la liste des 80 initiateurs, rendue publique le 4 septembre, seulement trois autres personnalités politiques de Die Linke s’y affichent, : deux députés et un membre de la direction du parti. On trouve aussi plusieurs élus et responsables politique issus du SPD, un ancien président du parti des Verts, ainsi que de nombreux écrivains, sociologues, politologues, et même la chanteuse Nina Hagen. L’une des têtes du mouvement, qui apparaît depuis des semaines dans les médias aux côtés de Sarah Wagenknecht, n’est d’ailleurs pas issue du monde politique, mais des milieux artistiques, le dramaturge Bernd Stegemann.

Quant à l’esquisse de programme, face aux bas salaires, au travail intérimaire, à la pauvreté des retraités, et sur la nécessite d’imposer davantage les plus riches et le patrimoine, l’appel d’Aufstehen demeure similaire aux positions de Die Linke. Même sur la question des relations à la Russie, avec la volonté d’en finir avec une politique hostile à l’égard du pays de Vladimir Poutine, le texte fondateur du mouvement est très proche des positons officielles prises par le parti de gauche.

C’est sur la question migratoire que Sarah Wagenkecnht est contestée et divise au sein de son propre parti. « Les frontières ouvertes pour tout le monde, c’est naïf, avait-elle déclaré dans une interview au magazine Focus en février [1]. Et si l’objectif central d’une politique de gauche est de défendre les défavorisées, une position du “no-border“ [sans frontière, ndlr] est le contraire de la gauche. (…) La migration de travail, cela signifie plus de concurrence pour les emplois, particulièrement dans le secteur des bas salaires », poursuivait-elle. « Les études le prouvent : sans l’immigration, la croissance allemande aurait conduit à une plus grande augmentation des salaires dans le secteur des bas salaires », estime-t-elle encore dans une interview avec le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 12 août [2].

« Cela ne contribue pas à lutter contre l’extrême-droite, mais au contraire la renforce »

L’un des premiers soutiens de Aufstehen, le politologue Wolfgang Streeck, a publié des textes dans la même tonalité pendant l’été. Dans une tribune publiée le 30 août dans l’hebdomadaire Die Zeit, le chercheur évoque une « illusion du no-border ». Pour lui, Aufstehen doit « libérer la politique allemande de sa captivité babylonienne entre l’opportunisme de Merkel et l’illusion politiquement inconséquente du no-border. » « Est-ce xénophobe quand on voit les immigrants comme des concurrents pour des emplois, des places en crèche ou des logements ? Est-il xénophobe celui qui veut faire la différence entre des nouveaux arrivants désirés et ceux non-désirés ? », interroge-t-il.

« Oui, c’est xénophobe », lui ont répondu de nombreuses personnes sur les réseaux sociaux. Mais pour le politologue, le courant dit “no-border” de Die Linke fait que « le parti est resté petit et ne pourra pas participer à un gouvernement à moyen terme » [3]. Die Linke a réuni 9 % des voix aux dernières législatives de 2017, mais réalise régulièrement des scores supérieurs à 15 % dans plusieurs Länders. « Dans ses interviews, Wagnekencht ne prend pas une position de gauche cosmopolite. Les initiateurs de Aufstehen sont plus orientés sur l’État national », analyse le député de gauche Niema Movassat. Je crois qu’il y a un risque que cela provoque une pression par la droite sur Die Linke. Et que cela ne contribue pas à lutter contre l’AfD, mais au contraire la renforce. »

Reconquérir l’Allemagne de l’Est

L’un des objectifs politiques affichés est de ramener à la politique les déçus, ceux qui se seraient détournés de la gauche, voire ceux qui ont voté pour le parti d’extrême droite AfD. L’AfD a récolté plus de 12 % des voix aux élections législatives de l’année dernière, devançant Die Linke. Et réalise des scores avoisinant les 25 % dans les régions de l’ex-Allemagne de l’Est [4]. C’est aussi dans ces zones de l’Est, en Saxe en particulier, que fleurissent depuis plusieurs années des mouvements et manifestations d’extrême droite et xénophobes comme Pegida, ou dans la ville de Chemnitz ces dernières semaines (lire notre article).

« Beaucoup de gens se sentent abandonnés par la politique, et ce n’est pas seulement un sentiment. 40 % de la population du pays a moins de salaire réel aujourd’hui que 20 ans plus tôt », rappelle Sarah Wagenknecht lors de la conférence de presse du 4 septembre. C’est bien aux laissés pour compte d’Allemagne de l’Est que veut surtout s’adresser Sarah Wagenknecht. En 2016, le produit intérieur brut par habitant restait encore largement inférieur pour les résidents d’Allemagne de l’Est que celui des Allemands de l’Ouest. Les salaires y sont bien plus bas et le chômage bien plus élevé – à 6,8 % contre 4,8 % à l’Ouest [5].

Les fondateurs d’Aufstehen n’étaient pas aux côtes des manifestants anti-racistes à Chemnitz

La presse de gauche allemande compare le mouvement Aufstehen à la France insoumise et au mouvement britannique Momentum, proche du dirigeant du Labour Jeremy Corbyn – deux organisations auxquelles Sarah Wagenknecht fait référence – ainsi qu’au mouvement italien Cinq Étoiles. Celui-ci aussi est né autour d’une figure charismatique, le comédien Beppe Grillo, de revendications en faveur des plus défavorisés et contre le système d’exploitation économique capitaliste. Puis Cinq Étoiles a pris des positions contre l’immigration, est devenu la première force politique italienne lors des dernières élections législatives, et s’est finalement allié avec le parti d’extrême-droite Ligue du Nord pour gouverner (voir notre article).

« C’est notre responsabilité de porter ce mouvement aussi dans la rue et aussi à la fin en politique. On ne doit pas laisser la rue à Pegida », a lancé Sarah Wagenknecht. Avec leurs positions fermées sur la question migratoire, les responsables d’Aufstehen ne risquent-ils pas de se couper de la frange importante de la population – un Allemand sur dix – qui s’est engagée bénévolement depuis 2015 pour l’accueil de réfugiés [6] ? Ne risque-t-elle pas d’heurter celle qui a manifesté durant tout l’été, dans tout le pays, pour des routes migratoires sûres à l’appel de l’organisation Seebrücke (pont en mer) ? Et celle qui a manifesté par dizaines de milliers contre la racisme à Chemnitz depuis fin août, face à l’AfD qui défilait aux côtés de néonazis ? Ni Sarah Wagenkencht ni le dramaturge co-initiateur d’Aufstehen, Bernd Stegemann, n’étaient à Chemnitz aux côtes des manifestants anti-racistes. Pour des raisons d’emploi du temps, ont-ils défendu.

Rachel Knaebel

Publié le 09/09/2018

« Questions directes » sur France 2, ou comment saboter le débat public

par Monique Pinçon-Charlot, (site acrimed.org)

Nous publions sous forme de tribune [1], le récit et l’analyse, par la sociologue Monique Pinçon-Charlot, de sa participation à l’émission de France 2 « Questions directes », le 18 avril 2018. Invitée en tant que spécialiste de la grande bourgeoisie et des inégalités sociales dans une émission dont la question « Qui sont vraiment les privilégiés ? » constituait le fil directeur, Monique Pinçon-Charlot s’est retrouvée prise au piège d’un plateau comptant pas moins de 13 invités et d’une parodie de débat au cours duquel les fondés de pouvoir médiatique de l’oligarchie, encouragés par l’animateur, rabâchèrent leurs éternelles inepties contre les « assistés » et les « fraudeurs ». Impossible dans ces conditions pour la sociologue de faire valoir ses analyses, étayées par des décennies de recherche, et pourtant ramenées à de simples opinions. Un témoignage édifiant sur les effets délétères des « formats » télévisés sur la qualité du débat public, et sur l’emprise de la « pensée dominante » sur ceux qui produisent ces débats.

La préparation de l’émission

Je suis contactée dès le 1er mars par un journaliste de la société de production « Maximal Production », propriété du groupe Lagardère (Europe 1, le Journal du Dimanche, Paris-Match) qui produit notamment « C dans l’air » (France 5) et ce nouveau direct de France 2 :

« Cette émission, précise mon interlocuteur dans un mail, permet de mettre au premier plan un véritable débat de service public sur des sujets sociétaux... Ce débat, sur une thématique donnée et bien anglée, alimenté par la rencontre entre des acteurs, des spécialistes ainsi que des témoins permet de donner les leviers adaptés aux téléspectateurs afin que ces derniers enrichissent leurs idées et leurs opinions sur un sujet précis. La thématique traitée sera celle de la précarité et de la notion d’assistanat. Je le précise vraiment, cette problématique sera traitée de manière constructive, c’est la vocation de notre programme de service public. J’aimerais vous convier sur l’une des trois parties de cette émission, sur celle qui s’intéressera à la solidarité nationale et au rapport entre les personnes aisées et les personnes en situation de précarité. Il est important pour nous que votre voix, compte tenu de votre parcours, soit représentée dans notre magazine, vous êtes la personne indispensable sur ce sujet. Nous serions vraiment ravis de pouvoir vous compter parmi les autres acteurs présents en plateau afin que vous nous donniez votre parole et votre éclairage sur cette thématique si importante... Nous n’attendons pas un débat frontal où la discussion est inaudible, nous souhaitons au contraire un débat constructif, c’est notre volonté. »

Devant une telle profession de foi, je réponds positivement à l’invitation, avec l’objectif de profiter du direct pour faire entendre notre voix à un moment où la violence multiforme des riches contre les dominés et les pauvres est particulièrement vive. Puis aidée par Denis Souchon, militant d’Acrimed (Action-Critique-Médias), j’essaye de comprendre les rouages de la production et du fonctionnement de cette nouvelle émission mise en place depuis le 22 mars 2018.

« Maximal production », la société productrice de cette émission appartient à l’un des oligarques qui contrôlent 90 % des médias dominants français. Une forme d’hybridation bien en phase avec le néolibéralisme et qui augure des visées de ces oligarques sur la télévision publique. L’interconnexion entre le privé et le public au cœur d’une chaine financée par les téléspectateurs, avec la redevance annuelle, a besoin de relais. Julian Bugier l’animateur-journaliste de cette émission est l’un d’eux, complètement à l’aise avec cet entremêlement du public et du privé dont la « modernité » est soutenue de manière assumée par Emmanuel Macron à l’Élysée.

Ce jeune animateur de 36 ans a commencé à exercer pour la télévision privée anglo-saxonne Bloomberg TV, puis pour iTélé. Il était au rendez-vous de la création, en 2005, de BFMTV avant de rejoindre la chaîne publique de France 2 sur laquelle il présente, en position numéro 2 de joker, le journal de 20 heures. « Je n’ai jamais caché mes ambitions de devenir numéro 1 » a-t-il déclaré à l’occasion du départ de David Pujadas en 2017.

Forte de ces précisions importantes pour exercer ma vigilance sociologique, je passe un test pour vérifier que je suis bien en phase avec les attentes de l’émission. Je réponds par téléphone avec une franchise sans concession aux questions qui concernent le refus systématique de la solidarité des plus riches envers les plus démunis, qu’il s’agisse de la fraude fiscale, ou des recours contre des logements sociaux ou des places d’hébergement pour sans-abri dans les beaux quartiers. Je parle bien évidemment de tous les cadeaux accordés aux plus riches par Emmanuel Macron dès son arrivée à l’Élysée. J’insiste sur leur statut d’assistés, ce sont eux les véritables assistés, et de privilégiés auxquels leurs camarades de classe de la sphère politique offrent de l’argent public par milliards d’euros sans aucun contrôle de leur usage !

Ma franchise a pour objectif de m’éviter un déplacement et une perte de temps inutiles. Il vaut mieux un refus, une censure nette plutôt qu’une manipulation malhonnête. À ma grande surprise, je suis recontactée par mail le 7 avril avec la composition des plateaux que j’avais demandée afin de pouvoir essayer de maîtriser au mieux les conditions de ma participation à cette émission. Ma présence est annoncée sur le plateau construit autour de ces deux questions : « Les riches sont-ils égoïstes ? Sont-ils de mauvais Français ? » Les thèmes sur lesquels je serai particulièrement invitée à m’exprimer sont ainsi formulés : « L’oligarchie, la guerre des classes des plus riches contre les plus pauvres, la non mixité sociale, les ghettos, les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres dans notre pays ; alors que le gouvernement insiste sur la fraude sociale, à défaut de la fraude fiscale, faut-il durcir les mesures et l’imposition des plus riches, le sens de la solidarité nationale aujourd’hui et de notre système de redistribution de nos richesses etc. Tout votre champ d’action… »

Comme toujours pour ce genre d’émission, un taxi vient me chercher à la maison, je profite ensuite d’une séance de maquillage, bonheur toujours renouvelé d’être transformée par les mains douces et magiques d’une maquilleuse professionnelle. L’entrée dans le grand studio où s’affairent les techniciens et tous ceux et celles chargés d’assurer la réussite de l’émission est toujours un peu éprouvante surtout lorsqu’on aperçoit les invités placés en face à face, annonçant un débat frontal entre conservateurs et progressistes, contrairement à ce que m’écrivait le 1er mars le journaliste qui m’a contactée pour participer à ce débat, Julian Bugier occupant bien sûr la position d’arbitre… engagé.

Premier plateau : « Les riches sont-ils égoïstes ? Sont-ils de mauvais Français ? »

Le ton de ce plateau est donné par Julian Bugier en accordant en premier et sans hésitation la parole à Éric Brunet. Cet essayiste très à droite est assuré de sa personne et de son infaillibilité. Présentons-le, car il fait partie de ces experts à la langue néolibérale régulièrement invités sur les plateaux dont il tutoie les responsables.

Après un DEA de sociologie de l’information, Éric Brunet soutient une maîtrise de sciences politiques à Assas puis enchaîne des emplois de journaliste, avant de rendre, en 2003, sa carte de presse en raison du supposé pouvoir des journalistes de gauche dans les rédactions, qu’il juge inadmissible. En 2013, il publie Sauve-qui-peut. dans lequel il enjoint aux riches de quitter une France passée en 2012, avec François Hollande, sous le règne d’une « gauche » pourtant en phase avec le libéralisme. Éric Brunet bat campagne dès 2011 pour la réélection de Nicolas Sarkozy avec la publication d’un livre intitulé Pourquoi Sarko va gagner. S’il avait lu notre ouvrage, Le président des riches, il ne se serait pas fourvoyé dans une telle impasse ! Éric Brunet est chroniqueur régulier à l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs Actuelles. En février 2014 l’association Acrimed montre qu’il ne s’embarrasse pas de déontologie journalistique : cet essayiste défend en effet à l’antenne de RMC ou de BFMTV le point de vue des cliniques privées sans jamais préciser son statut d’ancien directeur de la communication de Vitalia, le deuxième groupe d’hospitalisation privée en France.

Éric Brunet se fera, durant toute l’émission, le porte-parole des riches, des dominants et de la droite la plus conservatrice en dénonçant, avec une vivacité étonnante, des impôts jugés confiscatoires pour les riches et des dépenses sociales bien inutiles pour les salariés. Il donne avec emphase la « preuve » que le système redistributif français est largement contesté par le fait que les migrants de Calais ne veulent pas rester en France en cherchant à rejoindre l’Angleterre à leurs risques et périls… Pour Éric Brunet les riches, les seuls créateurs de richesses et d’emplois, sont les victimes d’un État-Providence encore trop au service des travailleurs qui, eux ne sont que des coûts et des charges.

Olivier Besancenot, souriant et calme, rétorque à Julian Bugier que la richesse n’est pas une question d’égoïsme ou de méchanceté mais une question de naissance et/ou de place dans les rapports sociaux d’exploitation et de domination. Julian Bugier n’a cure des analyses du dirigeant du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) et il repose une fois encore la même question (« les riches sont-ils égoïstes ? »), cette fois-ci à Jean-Philippe Delsol, avocat fiscaliste avec lequel je m’étais déjà retrouvée sur un plateau à Europe 1 à l’invitation de Frédéric Taddeï. Il codirige avec son frère Xavier le cabinet Delsol Avocats implanté à Lyon, Marseille et Paris. Sa notice du Who’s Who 2018 indique sa fonction, depuis 2016, de président de l’Institut de recherches économiques et fiscales (IREF). Il s’agit d’un organisme privé, réunissant des fiscalistes et des avocats d’affaires spécialistes dans l’optimisation fiscale et le subventionnement des entreprises par des deniers publics. Il a publié un livre en 2013, Pourquoi je vais quitter la France, et un autre, en collaboration, en 2015, Anti-Piketty, vive le capital au XXIe siècle ! Inutile de développer ses propos attendus sur la nécessité pour la France de gâter les riches et les familles d’entrepreneurs qu’il affectionne tout particulièrement.

Je bouillonne, l’animateur de service se sent obligé de me donner la parole. Je confirme que la psychologisation du social est une manipulation idéologique pour masquer l’arbitraire des rapports de classe et de domination. Les riches ne sont donc ni égoïstes ni méchants, ils sont mobilisés pour défendre leurs intérêts de classe qui sont arrimés au fait qu’ils concentrent en quelques mains les titres de propriété des moyens de production : usines, valeurs mobilières (actions, obligations et autres produits dérivés...), médias, écoles privées, sociétés de vente aux enchères, œuvres d’art, cliniques et hôpitaux privés, terres agricoles…

Mais dévoiler l’arbitraire de l’origine des fortunes n’a pas l’air de plaire à Robin Rivaton qui siège sur le banc des pro-riches, aux côtés d’Éric Brunet. Avant de lui donner la parole, Julian Bugier le présente comme un jeune « économiste ». Mais il omet de préciser qu’il a travaillé au service d’industriels de premier plan, puis auprès d’élus de droite, comme nous l’a indiqué un militant d’Acrimed, Michel Ducrot : Franck Margain, élu régional sur la liste de Valérie Pécresse, puis Bruno Le Maire, dont il fut le conseiller économique lors de sa campagne à la primaire de la droite en septembre 2016. Robin Rivaton collabore par ailleurs à des think tanks comme la très libérale Fondation pour l’innovation politique, dont il est membre du conseil scientifique, sous la direction de Laurence Parisot, ou encore l’Institut de l’entreprise. Il tient également des chroniques dans Le Figaro et dans le quotidien libéral L’Opinion et intervient régulièrement à la radio (France Culture, France Info) comme à la télévision (iTélé, BFMTV). Bien évidemment, le pedigree de ce monsieur sera soigneusement passé sous silence. Dans le cadre de ses réflexions sur la télévision comme instrument de domination idéologique, Pierre Bourdieu disait que « l’apparence de l’objectivité est assurée par le fait que les positions partisanes de certains participants sont déguisées. » [2]

Robin Rivaton déclare avec arrogance et assurance que, selon l’indice de Gini, les inégalités n’ont pas bougé depuis l’an 2000. Ce constat, d’allure scientifique mais sans consistance sociologique, constitue « la réalité » et donc « La Vérité » de ce brillant économiste : « Au-delà des théories marxistes, il y a des réalités économiques qui ne se discutent pas  ». Les déclarations d’Olivier Besancenot et les miennes ne sont que des « fantasmes » de « prédation » et de « vol » des riches vis-à-vis des travailleurs ; le départ des riches de la France n’apporterait que misère et chaos.

La colère monte en moi, je suis furieuse d’être tombée dans ce que je vis comme un piège. Les dizaines d’années de recherches socio-anthropologiques menées avec Michel, comme chercheurs au CNRS, auprès des dynasties fortunées de la bourgeoisie et de la noblesse, sont ramenées par ce « jeune » militant du néolibéralisme à des fantasmes sans valeur scientifique. Vu le nombre d’invités, je dis tout doucement à Olivier Besancenot que je n’en peux plus et que je vais quitter le plateau. « Si tu te casses, je me casse avec toi ! » me répond-il, ce qui me donne l’énergie de contester les fondements idéologiques de l’émission, masqués par son dispositif : « Je ne suis pas d’accord avec la façon dont j’ai été invitée sur ce plateau et dont les choses se déroulent. Ce qu’on m’avait présenté, c’était une discussion sur le fait que les riches vivaient à part, dans des ghettos, dans des quartiers spécifiques, dans les conseils d’administration, dans un entre-soi complet et je ne pensais pas du tout me retrouver dans ces batailles d’experts-comptables, de chiffres, bref de tout ce qu’on voit sur tous les plateaux. Je pensais que c’était une émission… » Je suis interrompue par le faussement prévenant Julian Bugier : « Restez un peu, nous allons avoir le temps de parler de tout ça. » Bien évidemment, il ne sera pas question par la suite de « parler de tout ça », mais nous avons compris que notre possibilité de départ en direct avait été entendue grâce à des oreillettes invisibles !

Après les « experts », la ronde des « témoins »

Les témoignages des deux témoins assis aux côtes d’Olivier Besancenot permettent de rebondir sur la pensée libérale, le registre de l’émotion et la responsabilité individuelle dans les succès comme dans les échecs. Isabelle Maurer est une chômeuse de longue durée qui a l’habitude des plateaux depuis qu’elle a interpellé Jean-François Copé, lors d’une émission politique sur France 2, en tant que membre du Mouvement national des chômeurs et précaires. Elle est en colère « contre le jeune homme d’en face (il s’agit de Robin Rivaton), car les inégalités se creusent, je ne vis qu’avec 480 € de RSA par mois et 260 € d’APL, et puis dans tous vos chiffres, il n’y a pas le bonheur ! » Elle est effectivement rayonnante et sa présence comme son discours peuvent donner à croire que… l’argent n’est finalement qu’une question secondaire ! D’ailleurs, ne recommande-t-elle pas « d’être gentil avec les patrons et tout s’arrangera » ? On aura connu des victimes de la précarité tirant des conclusions plus subversives de leur situation…

L’autre témoin est un ancien boxeur d’origine antillaise, Jean-Marc Mormeck, aujourd’hui délégué interministériel à l’égalité des chances des Français d’outre-mer dans le gouvernement d’Emmanuel Macron. Ce boxeur a grandi dans une cité défavorisée de Bobigny en Seine-Saint-Denis. Il a parfaitement intégré les slogans de La République en Marche : « Il faut se prendre en main, et ne pas attendre qu’on vous donne. Moi j’ai travaillé, j’ai entrepris et j’ai fait du sport ».

Ces deux témoins, bien que d’origine très modeste, ne contestent en rien l’arbitraire de l’ordre social, et se vivent comme des individus qui essayent de s’en sortir. En cela ils donnent de l’espoir face aux analyses politiques et sociologiques particulièrement désenchanteresses sur la politique d’Emmanuel Macron depuis son arrivée aux commandes du pouvoir suprême. Des témoignages qui empêchent de surcroît l’analyse des origines et des causes des inégalités.

Le seul témoin du banc des pro-riches, Francis Richard, est présenté par Julian Bugier comme « un riche exilé fiscal ». Je perçois immédiatement chez lui un certain malaise que j’attribue au manque d’habitude de la pratique des médias. En réalité, comme il l’explique sur son blog quelques jours plus tard, il est tombé dans un traquenard : « Je dois cette invitation à un article publié sur ce blog le 11 septembre 2014, sous le titre Confession d’un riche appauvri  ». Une journaliste de Maximal Production le contacte pour susciter son témoignage pour cette émission, mais il ne donne pas suite car il est alors surchargé de travail. Son ami Jean-Philippe Delsol le convainc de participer à cette émission avec lui. La journaliste lui présente le thème suivant : « Les limites de l’État-Providence et des aides sociales ». Ce n’est que sur place qu’il a appris que le sujet était « Inégalités : qui sont vraiment les privilégiés ? » Il se défend d’avoir quitté la France pour la Suisse pour des raisons fiscales, mais plutôt parce que les charges qui pesaient sur son entreprise l’avaient rendue non rentable : « Le principe de redistribution n’est pas seulement injuste, mais immoral. On prend à certains qui se sont fatigués à avoir de l’argent pour le donner à d’autres, à des assistés… Faut-il se faire tuer ? En France on n’aime pas les riches, comme je ne suis pas un héros je suis parti. » Après la vente de son entreprise et le licenciement de ses salariés, il est retourné en Suisse où il avait acquis, dans ses jeunes années, le diplôme de l’Ecole Polytechnique de Lausanne.

Après une nouvelle intervention d’Éric Brunet sur les dizaines de milliers d’exilés fiscaux qui quittent la France chaque année pour cause d’impôts confiscatoires, (« Quelle tragédie que ce pays qui fait fuir les riches et les cerveaux !  »), Olivier Besancenot lui rappelle que les chiffres de Bercy indiquent une grande stabilité à moins de 1 000 exilés fiscaux chaque année depuis plus de 10 ans. Olivier Besancenot déclare solennellement que les riches peuvent bien s’en aller : « Je suis pour la libre circulation des personnes, nous pourrions faire fonctionner l’économie avec des systèmes coopératifs comme les Scop par exemple. Je suis guichetier à la poste dans le 18e, je gagne 1500 € par mois, je ne me plains pas car je vois chaque jour des gens vraiment très pauvres qui, eux, ne peuvent pas partir ; mon vécu n’a rien à voir avec le vôtre ! » Et il rappelle les 150 milliards d’euros de cadeaux faits aux directions d’entreprises et à leurs actionnaires, sans condition d’investissement ni de contrôle de leur utilisation.

Éric Brunet, toujours prompt à s’imposer sans être coupé par l’animateur, se lamente que la CAF consacre 70 milliards à des aides innombrables, alors même qu’il s’agit le plus souvent d’allocations, et non pas d’aides. De la même façon, l’avocat Jean-Philippe Delsol qui, selon le décryptage d’Yves Faucoup sur Mediapart, « combat l’impôt et « plein de gens qui sont pris en charge », lâche que « 33 % du PIB sont consacrés aux aides sociales », ce qui démontre sans coup férir l’ignorance crasse de ce fiscaliste qui menace dans ses livres de quitter le pays : il ignore que les 33 % sont des dépenses sanitaires et sociales (retraites, santé, action sociale) et non pas globalement des aides sociales (les aides sociales ne sont qu’une infime partie de cette dépense : retraite 300 mds, santé 200 mds, RSA 10 mds). » [3]

Les relais de la pensée dominante doivent se démultiplier dans leur diversité, y compris au sein de la même émission. Le pilonnage idéologique doit empêcher toute possibilité de réflexion chez les téléspectateurs et toute continuité d’expression chez les rarissimes invités ayant une analyse critique de l’ordre social.

Brice Teinturier, un des sondologues chargés d’influencer l’opinion publique, de prescrire l’idéologie dominante c’est-à-dire l’impossibilité de contester l’accaparement des richesses et des pouvoirs par une petite oligarchie, a été directeur du département Opinion à l’IFOP (Institut Français d’Opinion Publique) de 1987 à 1989. Puis il passe par la SOFRES avant de devenir le directeur général d’IPSOS en 2010. Le fait que l’IFOP soit lié à l’ancienne présidente du Medef, Laurence Parisot, et au frère de Florian Philippot (les deux frères étant militants d’extrême droite), et qu’à l’inverse IPSOS soit lié à deux personnalités de la « gauche » « socialiste » libérale, Didier Truchot et Jean-Marc Lech, montre que l’on peut naviguer, quand on s’appelle Brice Teinturier, d’un institut de sondages à un autre car il n’y a qu’une seule façon de manipuler l’opinion publique, transversale à la droite et la gauche libérale, les deux facettes de la même pièce de monnaie. Il n’est donc pas étonnant que Brice Teinturier ait obtenu en 2017 le « Prix du livre politique » pour son ouvrage Plus rien à faire, plus rien à foutre, la vraie crise de la démocratie.

Il clôt ce premier plateau sur le ton sussureux d’un cardinal avec les sondages réalisés pour cette émission : 70 % des Français sont choqués par les exilés fiscaux, 75 % considèrent que les riches ne participent pas à la solidarité nationale, 84 % pensent que les inégalités sont excessives. Les Français jugent la politique fiscale à l’avantage des plus riches qui s’exemptent volontiers de leurs devoirs. Brice Teinturier rappellera que l’impôt est un acte de solidarité nationale et pas une transaction financière « donnant-donnant ».

Ces chiffres qui contredisent la doxa ne relanceront pas la discussion avec les invités du premier plateau qui doivent, dans un jeu de chaises musicales d’une chorégraphie étourdissante, se déplacer d’un banc à l’autre, apparaître ou disparaître, avant l’ouverture du deuxième plateau sur lequel je n’étais pas prévue. Olivier Besancenot ayant décidé de partir pour assurer son travail du lendemain matin, j’ai été littéralement suppliée de bien vouloir rester, afin de préserver, contre mon gré, l’apparence de l’objectivité de cette seconde partie de soirée qui, en l’absence d’Olivier Besancenot et de moi-même, aurait été déséquilibrée et aurait manqué de la saveur piquante de deux contestataires engagés. De surcroît, compte tenu du thème de ce deuxième plateau, je ne voulais pas renoncer à défendre les travailleurs qui allaient être stigmatisés comme les assistés et les fraudeurs de la France macronnienne.

Deuxième plateau : « La France est-elle un pays d’assistés ? »

Michel Deschamps ouvre ce plateau avec son témoignage de fils d’ouvrier devenu restructurateur d’hypermarchés avec 350 licenciements à son actif, avant de sombrer dans la misère et la rue du fait de difficultés personnelles et familiales. Il vit aujourd’hui du RSA avec 480 € par mois et refuse d’être traité d’assisté. Suit un petit montage d’actualités ayant pour titre « La chasse aux chômeurs dans la bouche des politiques » avec Emmanuel Macron, Nicolas Sarkozy, Christophe Castaner, Martine Aubry, Éric Woerth et Laurent Wauquiez.

Le ton de ce plateau est donné : les assistés sont les chômeurs et pas les actionnaires qui sont à l’origine de leur malheur. Les délocalisations d’entreprises dans les pays pauvres où les travailleurs sont payés au tarif local, celui de la misère, ne seront jamais évoquées. La course au profit à court terme est totalement absente de ce plateau de la télévision publique. Je serai la seule à rappeler que les plus gros fraudeurs appartiennent à la haute société. Le sociologue Serge Paugam, spécialiste de la pauvreté, précisera à bon escient que la stigmatisation des plus démunis comme responsables des déficits publics en vient à ce qu’ils renoncent à faire valoir leurs droits. Ce qui représente 5 milliards d’euros de bonus par an pour les caisses de l’État !

L’analyse des causes des problèmes sociaux sera encore absente avec le témoignage poignant de Karine Taupin, une agricultrice de 45 ans dont l’exploitation agricole familiale a été mise en redressement judiciaire et qui vit aujourd’hui avec le RSA après avoir travaillé sans répit et n’avoir pu constituer un patrimoine lui permettant de vivre dignement.

L’émission en restera au niveau de l’émotion et ignorera l’analyse des causes et des mécanismes de la déshumanisation, voire de l’esclavagisation des agriculteurs qui doivent faire face à la chute du cours de la viande, à la crise du lait, au poids des intermédiaires dans la grande distribution, au réchauffement et aux dérèglements climatiques. Toutes causes qui ne sont pas naturelles mais sociales et provoquées par des êtres humains affamés d’argent. Les victimes de ces manipulations sont renvoyées à leurs « lacunes » et à leurs « insuffisances » et leur témoignage donne à penser que leurs difficultés ne relèvent que de leurs propres responsabilités. L’origine des inégalités est systématiquement censurée avec des manipulations et des tours de passe-passe dont les relais des puissances néolibérales ont fait leur métier. Lorsqu’un témoin n’est pas dans ce registre, comme ce jeune retraité de la Poste, Jean-Louis Fiori, qui dénoncera le fait que ce service public après avoir touché 500 millions d’euros au titre du CICE initié par Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint à l’Élysée, chargé de l’économie, pour favoriser la création d’emplois, a licencié 5000 salariés. Jean-Louis Fiori ayant revendiqué une origine modeste, Robin Rivaton lui a fait remarquer qu’il n’en avait pas le monopole, lui ayant vécu à La Ricamarie, et qu’il n’était pas d’accord avec le « discours de classe » qu’il venait de tenir.

Le fractionnement des temps de parole et les divers reportages et témoignages empêchent à la fois le développement de toute analyse et assure la pseudo-objectivité de l’émission. « La télévision, disait Pierre Bourdieu, instrument de communication, est un instrument de censure (elle cache en montrant) soumis à une très forte censure. » [4]

Pourquoi un tel nombre d’invités ?

Que ce soit sur France 2, LCI ou CNews, l’illusion du pluralisme passe par la multiplication des invités aux points de vue opposés – du moins en apparence – pour attester du caractère démocratique de l’émission. En réalité, par l’excès d’invités, il s’agit d’arriver à faire passer l’analyse scientifique pour une opinion comme une autre. Ce qui lui fait perdre sa charge critique. Il n’y a plus de propos plus scientifiquement fondé que les autres, tout est équivalent. Les effets des injustices sociales et économiques sont commentés mais sans jamais pouvoir mettre en évidence leurs causes. La confusion qui s’en dégage est délibérée afin de créer un brouillard idéologique et linguistique, afin de rendre impossible de distinguer le blanc du noir, le vrai du faux. La sidération emprisonne le téléspectateur en lui-même, plus rien n’ayant de sens.

La souffrance psychique que j’ai ressentie d’une manière particulièrement violente avec cette émission est due à ce sentiment étrange de me sentir privée de ma pensée dans une situation où la « démocratie » et le « pluralisme » sont invoqués avec des intentions explicites de manipuler et de configurer les opinions des téléspectateurs. L’appauvrissement de la pensée qui en résulte contribue à salir, à amoindrir le téléspectateur et à aggraver son asservissement à un monde où tout est ramené aux chiffres et dans lequel ce qui est humain n’a plus comme critère les valeurs de la solidarité et de l’égalité.

« Questions Directes » est une émission parmi tant d’autres dont l’objectif est de rendre impossible l’espoir d’un monde plus juste, plus joyeux et plus solidaire. La corruption de la pensée fait partie de la corruption généralisée d’une classe sociale aux visées hautement prédatrices pour marchandiser la planète et ses habitants à son seul profit.

Monique Pinçon-Charlot

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Publié le 08/09/2018

Les révolutions latino-américaines. Dès le départ Washington a tenté de réagir...

Jean ORTIZ (site l’humanité.fr)

Où en est l’Amérique latine ?. Deuxième partie 

 

Le continent latino américain a connu, sur 20 ans, des victoires électorales importantes des forces et présidents de gauche : Hugo Chavez, Evo Morales, Rafael Correa, les époux Kichner , Daniel Ortega, (Nicaragua), Salvador Sanchez Ceren (Salvador), Pepe Mujica (Uruguay), Martin Torrijos (Panama), etc.

 

De nouveaux partis et organisations populaires ( globalement de gauche) sont nés des besoins de la lutte et de la faillite des « vieux partis traditionnels») . S’affirment ainsi le MAS (Mouvement vers le socialisme), en Bolivie (construit sur la base des mouvements syndicaux, cocaleros, mineurs, et sociaux), le PSUV (parti socialiste unifié du Venezuela , créé le 6 décembre 1998 ( plus de cinq millions de membres) Au Mexique, Morena, le Mouvement de régénération nationale (MORENA rassemble la gauche, jusqu’au centre-gauche. Il a gagné les élections présidentielles du premier juillet 2018 ; avec la candidature emblématique du vieux lutteur Manuel Lopez Obrador (AMLO), ancien gouverneur de Mexico, (plus de 53% des voix dès le premier tour) Une victoire historique. Après deux tentatives (2006 et 2012) où la victoire lui fut volée par la fraude (exercée par les partis  du système : PAN et le PRI) , AMLO a mené une campagne vigoureuse « anti-système », éthique, contre les mafias de la drogue, contre la corruption, pour une (ambigüe) « réconciliation nationale », un gouvernement « austère », propre, sans privilèges d’aucune sorte. Par contre, le nouveau président ne reviendra pas sur la réforme pétrolière de 2013 et la privatisation de la société mexicaine (un Etat dans l’Etat), Petroleos Mexicanos (PEMEX)°

 

 Le PRI (Parti révolutionnaire institutionnel), parti historique de « la révolution  de 1910 », (il a gouverné plus de 71 ans), recueille seulement 16% des suffrages. AMLO va être confronté à des enjeux géopolitiques énormes, à commencer par la renégociation de l’Accord de libre-échange en vigueur avec le Canada et les Etats-Unis (sous la menace de Trump), la politique migratoire, instrumentalisée avec racisme et violence par le président Trump. Pour la  première fois depuis la révolution de 1910, la gauche obtient une victoire nette, et une femme « moréniste », Claudia Sheinbaum , devient même maire de México. Le gouvernement a demandé que les hauts fonctionnaires, les ministres, le président, réduisent leur salaire de 50%. Macron, Macron, Macron !

 

En Colombie, le candidat d’extrême droite pro-américain, Ivan Duque, pantin aux mains du redoutable ex-président fascisant Alvaro Uribe, arrive en tête au scrutin de mai-juin 2018). L’ ex maire de gauche de Bogota, Gustavo Petro, (victime de tentatives d’assassinat) et ses « listes de décence », ont imposé à Duque un second tour. Petro a mené campagne en se réclamant du « camp de  la paix », se félicitant de sa progression ...Mais le nouveau président veut « modifier » les « Accords de paix » avec les FARC. « Modifier »?  Mauvais signe ! Le régime massacre des syndicalistes paysans, des élus communisants, des « sans terre », sortis de la clandestinité et des maquis, désarmés depuis les « accords » du 16 septembre 2016..Où sont les grandes voix occidentales de la défense des droits de l’homme ?

 

En Equateur, le parti réformiste Alianza Pais , de l’ex président Rafael Correa, reste peu organisé et vient de se scinder . Le président équatorien Rafael Correa avait engagé une « révolution citoyenne », avec des résultats remarquables en matière de santé, d’enseignement, d’aide aux pauvres, de retraites, de recul du chômage...Rafael Correa a ensuite passé le relais au vice-président, Lenin Moreno (quel joli prénom !). A la surprise générale, Lénine vient de retourner sa veste et de « trahir », harcelant et menaçant par voie judiciaire l’ex sortant, et rejoignant les partis des classes dominantes, dont le fameux Noboa, l’empereur de la banane. Lénine s’acharne à détruire tous les acquis de la « révolution citoyenne »

 

La situation se tend ; ici comme ailleurs, l’usure du pouvoir, trop de verticalité, de bureaucratisation, l’insuffisante mobilisation populaire « en bas », la contre-offensive très agressive et guerrière du président Trump, favorisent les reprises en main

Publié le 07/09/2018

Amérique latine : la gueule de bois ? Où en est l’Amérique latine ? Une « restauration » conservatrice ? en trompe-l’œil ?

Jean ORTIZ (site l’humanité.fr)

Première partie. Une séquence de libération enthousiasmante

De la fin des années 1990 jusqu’au début  de la décennie 2010, les peuples d’Amérique latine ont vécu une enthousiasmante séquence de libération, un moment progressiste sans pareil, initié d’abord... par un échec, celui , au Venezuela, du soulèvement des militaires patriotes « bolivariens » (4 février 1992). L’emprisonnement de leur leader, Hugo Chavez, (qui assuma publiquement la responsabilité du « golpe » manqué ; (Chavez prônait alors la « troisième voie »), puis sa libération, débouchèrent sur une victoire électorale aux présidentielles de 1999 (56% des voix).

Cette victoire « chaviste » a fonctionné comme un catalyseur et un accélérateur politiques quasiment sans précédents. Ces années 1990 donnèrent lieu à « un tournant historique ». Un groupe exceptionnel de leaders politiques  anti-impérialistes (Hugo Chavez, Evo Morales, Rafael Correa, Fidel et Raul Castro, Pepe Mujica, Cristina Fernandez et Nestor Kirchner...), porteurs de projets révolutionnaires , de « démocratie participative », de changements sociaux en faveur des laissés pour compte... accéda au pouvoir, par la voie électorale, et commença dès lors à remodeler le visage d’un continent ô combien inégalitaire, saigné par les politiques du FMI et de la Banque mondiale, après l’avoir été par la colonisation.

D’abord, naquit l’ALBA (Alliance bolivarienne des peuples de notre Amérique), à La Havane le 14 décembre 2004, par la co-signature de Hugo Chavez et Fidel Castro . Cette alliance pour des coopérations mutuellement avantageuses, opposée à la logique des Traités de libre-échange, a montré que d’autres formes de développement, d’intégration, plus équitables, existent. Depuis, onze pays ont progressivement rejoint l’ALBA. C’est précisément parce qu’il y adhéra six mois avant , que le président hondurien légitime, Manuel Zelaya fut renversé en 2009, victime d’un putsch « nouvelle formule » : « militaro_parlementaire »... Ce type de coup d’Etat renversera également le président paraguayen élu (Fernando Lugo) en 2012...Washington ne s’est donc pas réveillé tard, mais le rapport de forces lui rendait difficile toute intervention plus ouverte...

Le groupe de chefs d’Etat progressistes se réunit souvent. Il obtient la mise en place, le  23 mai 2008, à Brasilia, d’une structure sui generis de coordination, prémices d’une intégration continentale. L’Unasur (l’Union des nations d’Amérique du sud), devint surtout une structure intergouvernementale plurielle. Le premier président en sera l’Indien Evo Morales. Un symbole fort. Aujourd’hui, Trump le va-t-en guerre, et ses amis « oligarques », ont démoli l’Unasur. Ils ont même obtenu que la Colombie adhère récemment à l’Otan !

Les révolutions du Venezuela, de la Bolivie, de l’Equateur, voulaient avancer vers le vieux rêve de Simon  Bolivar et « régler » les problèmes du continent, sans l’intervention des Etats-Unis. Ils revendiquaient, en même temps, la souveraineté entière pour chaque pays. Trop-trop pour « l’empire » !  La guerre idéologique fait rage. Washington voit partout la main du « castro-chavisme ».

Le « consensus (conservateur) de Washington », impitoyable machine à broyer les peuples (années 1980-1990) fut remplacé dans les faits, au début des années 2000, par le « consensus (progressiste) de Caracas » : début de partage des richesses, inclusion sociale, lutte forte contre les vertigineuses inégalités (environ 94 millions de Latinos-Américains ont été « sortis de la pauvreté » par les nouveaux gouvernements), intégration continentale en voie de matérialisatio

<Publié le 06/09/2018

La poste. Une financiarisation infiltrée par tous les pores

Cécile Rousseau(site l’humanité.fr)

Alors que l’État s’apprête à devenir actionnaire minoritaire à La Poste via un amendement à la future loi Pacte, la Caisse des dépôts a désormais les coudées franches pour poursuivre la privatisation des activités de l’entreprise.

Une page se tourne dans l’histoire de La Poste. Jeudi dernier, le gouvernement a acté son désengagement au sein de la société anonyme à capitaux publics. C’est via un amendement ajouté dans le projet de loi Pacte, examiné en commission spéciale à l’Assemblée nationale à partir d’aujourd’hui, que l’État deviendra actionnaire minoritaire de La Poste, marquant une rupture pour l’opérateur postal. Laissant la Caisse des dépôts et consignations (CDC), institution financière publique déjà au capital à hauteur de 26 % depuis 2011, devenir l’actionnaire majoritaire.

En contrepartie, la CDC apportera sa contribution de 42 % au sein de la Caisse nationale de prévoyance (CNP) Assurances, permettant à La Poste d’accumuler six milliards d’euros de fonds propres. Mais ce montage capitalistique de rapprochement entre la CNP et la Banque postale, emballé dans la création d’un grand pôle public financier par le gouvernement, revendication de longue date de la CGT, ne convainc personne. « C’est une opération financière et un coup de communication, estime Alain Bard, administrateur CGT de La Poste. Pourquoi ce pôle ? Comment ? Avec qui ? On n’en sait rien. » D’autant que d’autres scénarios étaient possibles pour réaliser ce pôle public financier, via la montée de l’État au capital de la CNP. Bientôt intégrée au groupe La Poste, une partie du capital de l’assureur reste privée, composée d’actionnaires salariés, de fonds de pension et de la BPCE (Banque populaire-Caisses d’épargne).

Le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, a beau assurer que « La Poste restera un grand service public national et une entreprise 100 % publique », la privatisation, en route depuis la transformation du statut en société anonyme à capitaux publics le 1er mars 2010, devrait se poursuivre à vitesse grand V. En 2019, la Caisse des dépôts et consignations sera aux commandes de La Poste. Dans ce contexte, comment garantir les quatre missions de service public : le service postal universel, la contribution à l’aménagement du territoire, le transport et la distribution de presse, ainsi que l’accessibilité bancaire ? Le contrat d’entreprise conclu entre l’État et La Poste, assurant la bonne conduite de ces missions, court de 2018 jusqu’à 2022. Ensuite, l’incertitude plane. « Lors du dernier conseil d’administration en août, se remémore Alain Bard, les représentants de la Caisse des dépôts nous ont demandé si le contrat d’entreprise pouvait être modifié avant son terme. On voit bien que la CDC n’a pas vocation à développer le service public postal. » Même crainte au sujet du contrat de présence postale territoriale (CPPT), discuté entre La Poste, l’Association des maires de France (AMF) et l’État, organisant le financement et les modalités du maillage postal, qui devra être renégocié en 2019.

Si les questionnements pleuvent, c’est parce que les missions de service public ont déjà pris du plomb dans l’aile. La mise en retrait de La Poste se poursuit dans les territoires. Parmi les 17 000 points de contact garantis par le CPPT, 8 500 sont encore des bureaux de plein exercice. Les autres sont des partenariats avec des commerçants (relais postes commerçants) ou avec des mairies (agences postales communales). D’ici 2023, la moitié des 8 500 agences sera aussi transformée en partenariats. Même si le groupe a fait valoir qu’il maintenait pour l’instant le service postal universel, les menaces sont réelles. Cet été, la CFDT dénonçait l’attitude « de groupes de pression » qui souhaiteraient s’attaquer à la distribution cinq jours sur sept (en France, c’est toujours six jours sur sept). « Il y a une volonté de l’entreprise de faire autre chose que du courrier, explique Régis Blanchot, ex-administrateur SUD PTT et membre du bureau fédéral du syndicat. Bien que le PDG, Philippe Wahl, s’en défende, on peut légitimement se poser la question du maintien de la distribution telle quelle et de la permanence des missions de service public. La pression sera plus forte avec une CDC cotée en Bourse à la tête de La Poste. Sans compter qu’on a toujours des signes de malaise social, avec un taux d’absentéisme en hausse constante, atteignant 25 jours et demi en moyenne en 2017, contre 24 et demi en 2016, des suppressions d’emplois qui continuent… »

« Un des exemples d’expansion poursuivie par le groupe »

Au détriment des cœurs de métier, la financiarisation s’est infiltrée par tous les pores depuis quelque temps. La Poste développe des activités de logistique urbaine via sa branche Geopost à Bordeaux, Grenoble, Lyon… « La Poste noue pour cela des partenariats avec des entreprises privées, c’est un des exemples d’expansion capitalistique poursuivie par le groupe », constate Alain Bard. Pour justifier ce rapprochement entre la CNP et la Banque postale renforçant les activités de « bancassurance », La Poste met en avant la baisse de revenu liée à la chute du trafic de courrier de 7 % par an (il pourrait ne représenter que 20 % du chiffre d’affaires en 2020).

Dans les faits, les six milliards de fonds propres dégagés par cette opération financière (sans compter les dividendes que La Poste percevra via ses parts dans la CNP), faisant office de garantie pour emprunter à des taux intéressants, ne serviront pas au développement d’un meilleur service public. Ces fonds gonfleront avant tout la croissance externe afin de poursuivre la transformation en un groupe multiservices. La branche de logistique Geopost reste une priorité. « La Poste a acheté des sociétés en Asie, mais dernièrement, elle a acquis, pour 400 millions d’euros, 37 % de l’entreprise leader du colis en Italie, Bartolini (BRT Corriere Espresso). L’idée, c’est d’aller plus loin », détaille Alain Bard. Aujourd’hui, Geopost réalise 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires sur les 24 milliards engrangés par le groupe en 2017.

Une logique de taux de profit de 15% à 20% par an

La Poste devrait également accélérer le rythme des acquisitions des entreprises de prestations de santé à domicile (PSAD), un des axes d’expansion, comme elle l’avait fait avec Asten Santé, un leader du secteur, en 2017. Pourtant, d’autres possibilités de développement existent. En matière de santé à domicile, les besoins sont criants, juge Alain Bard. « Nous pourrions imaginer que ces activités d’installation de matériel médical remboursées par la Sécurité sociale constituent une nouvelle mission de service public, indique le syndicaliste. La Poste pourrait prendre aussi en charge la dépendance. Ainsi, nous intégrerions les besoins sociaux dans la stratégie du groupe. Pour l’instant, nous restons dans une logique 100 % privée, avec des taux de profit de 15 à 20 % par an, réalisés sur le dos de la Sécu. Nous ne sommes pas contre une évolution des missions de service public. Quand nous en discutons, les agents ont parfois du mal à se projeter dans le futur. »

La société anonyme à capitaux publics pourrait aussi jouer sa partition en matière d’accessibilité aux outils numériques. Comme le souligne Régis Blanchot, « elle a toujours son rôle de maintien du lien social, même si pour l’instant, l’inverse est engagé. La Poste pourrait installer des accès gratuits à Internet dans les bureaux où de plus en plus de démarches administratives sont dématérialisées ». Autant d’idées pour développer un service public du XXIe siècle. Loin des directions actuelles.

Oxfam prend la loi pacte à contre-pied

Alors que le projet de loi Pacte arrive aujourd’hui en commission spéciale avant d’être discuté à l’Assemblée nationale, l’ONG Oxfam propose trois amendements au texte qui prennent au pied de la lettre l’ambition de « transformation des entreprises » exprimée dans son intitulé. « La volonté affichée par le gouvernement de remettre le social au cœur de l’entreprise est bienvenue, mais le projet traite la question de l’intérêt des salariés dans l’entreprise de façon trop marginale », explique la porte-parole d’Oxfam, Manon Aubry. « Pourtant, les dividendes des entreprises du CAC 40 ont augmenté en moyenne trois fois plus vite que les salaires depuis 2009. De plus, il est totalement incompréhensible que les salariés représentent à peine 10 % des membres des conseils d’administration du CAC 40 alors qu’ils sont les premiers concernés par les décisions prises dans ces instances ! » poursuit-elle. Face à ce constat, Oxfam propose d’instaurer une transparence sur les écarts de salaires dans les entreprises, avec justification d’une année sur l’autre de l’évolution de ces écarts. Elle demande également l’encadrement de la rémunération des actionnaires pour favoriser les hausses de salaires, ainsi qu’une augmentation réellement significative de la représentation des salariés dans les instances de décision des entreprises.

Cécile Rousseau

Publié le 05/09/2018

Ces lobbies industriels et pesants conservatismes face auxquels Nicolas Hulot a préféré renoncer

par Sophie Chapelle  (site bastamag.net)

Il s’était donné un an pour voir s’il était « utile ». Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire, a finalement annoncé le 28 août qu’il démissionnait. Un projet de loi sur la fin des hydrocarbures taillé en pièces par les sénateurs, un gouvernement qui ne prend pas la mesure de l’urgence écologique en dépit des multiples alertes... Sans parti ni mouvement sur lequel s’appuyer, Nicolas Hulot s’est senti souvent bien seul. Passage en revue des lobbies industriels et des puissantes forces d’inertie qui ont œuvré à paralyser son action.

Nicolas Hulot n’avait cessé de mettre sa démission dans la balance. Le ministre de la Transition écologique et solidaire a finalement annoncé sa décision de quitter le gouvernement le 28 août. Parmi les éléments ayant motivé sa décision, il dénonce un exécutif sous l’emprise des lobbies, à l’instar de la réunion qui s’est tenue la veille à l’Élysée avec la Fédération nationale des chasseurs. « Cela va paraître anecdotique, mais pour moi c’était symptomatique et c’est probablement un élément qui a achevé de me convaincre que ça ne fonctionne pas comme ça devrait fonctionner. On avait une réunion sur la chasse avec une réforme qui peut être importante pour les chasseurs mais surtout la biodiversité. Mais j’ai découvert la présence d’un lobbyiste qui n’était pas invité à cette réunion. » [1]

Dans le viseur de Nicolas Hulot, Thierry Coste, « conseiller politique » de la Fédération nationale des chasseurs et secrétaire général du Comité Guillaume Tell qui représente les utilisateurs d’armes à feu en France. Comme le rappelle le site d’informations Les Jours, Thierry Coste a aussi été le conseiller d’Emmanuel Macron sur la chasse et la ruralité durant la campagne présidentielle [2]. « Je lui ai dit très frontalement qu’il n’avait rien à faire là et qu’il n’était pas invité », raconte Nicolas Hulot. « C’est symptomatique de la présence des lobbys dans les cercles du pouvoir, poursuit-il. Il faut à un moment poser ce problème sur la table parce que c’est un problème de démocratie. Qui a le pouvoir ? Qui gouverne ? » 

Le lobby de la chasse à la biodiversité

Qu’ont obtenu les chasseurs à l’issue de cette réunion ? Outre la baisse de moitié du coût du permis national de chasse – de 400 à 200 euros –, la réforme prévoit une « gestion adaptative des espèces ». Autrement dit, les quotas de prélèvements des différentes espèces seront amenés à être ajustés au regard de leur nombre et des dégâts provoqués, notamment sur les cultures (les dégâts indemnisés sont très largement causés par les sangliers). Emmanuel Macron a déjà accordé à la puissante fédération nationale le droit de chasser six nouvelles espèces d’oiseaux dont les grands tétras, les tourterelles des bois ou encore les oies cendrées.

Plusieurs associations de défense de l’environnement craignent que cette réforme ouvre encore plus largement à la chasse des espèces aujourd’hui protégées. « C’est du clientélisme pathétique », dénonce Allain Bougrain-Dubourg, président de la Ligue pour la protection des oiseaux [3]. À titre d’exemple, sur les « 64 espèces d’oiseaux » chassées en France, « il y en a 20 qui sont sur la liste rouge des espèces menacées, qui sont en agonie et que, pourtant, on chasse »« Taper sur des espèces qui sont déjà en déclin est inacceptable », poursuit-il. Après avoir annoncé durant sa campagne son souhait de rouvrir les chasses présidentielles [4], Emmanuel Macron poursuit donc ses cadeaux aux chasseurs – 1,2 millions d’électeurs potentiels – au détriment de la faune sauvage. En 17 ans, un tiers des oiseaux ont pourtant disparu des campagnes françaises, rappelle le CNRS [5].

Obscure transition énergétique

Dans son entretien sur France Inter, Nicolas Hulot a présenté le nucléaire comme une « folie inutile économiquement, techniquement, dans lequel on s’entête ». Or, ce domaine figure précisément dans la liste de ses défaites. Le 7 novembre 2017, à l’issue d’un conseil des ministres, il annonce qu’il sera « difficile » de tenir l’objectif de réduire de 75 à 50 % la part du nucléaire dans le mix électrique d’ici 2025, selon la loi votée en 2015. Un objectif que le candidat Macron s’était pourtant engagé à tenir. « Rendre l’écologie crédible, c’est sortir parfois des postures dogmatiques », assène alors le ministre de la Transition écologique et solidaire, s’appuyant sur un document de RTE, filiale d’EDF, selon lequel la réduction de la part du nucléaire entraînerait une hausse des émissions de gaz à effet de serre. S’il reporte l’échéance, Nicolas Hulot n’en a jamais fixé de nouvelle. « La collusion entre l’État et les entreprises est-elle la nouvelle marque de fabrique de ce gouvernement ? », interroge alors Greenpeace (notre article).

L’isolement de Nicolas Hulot au sein de l’exécutif, face à un chef de l’État et un Premier ministre ouvertement pro-nucléaire, s’est également manifesté dans les discussions sur la révision de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Celle-ci doit fixer la trajectoire des renouvelables et du nucléaire pour les dix prochaines années. Or, les arbitrages en cours laissent prévoir un texte repoussant une nouvelle fois la baisse du nucléaire, dans un contexte où la France peine à tenir ses engagements climatiques et énergétiques. « Est-ce que nous avons commencé à réduire les émissions de gaz à effet de serre ? La réponse est non », reconnaît aujourd’hui Nicolas Hulot. Selon les projections du ministère de la Transition écologique, le plafond d’émissions sera dépassé jusqu’en 2023 [6].

Pas de « vision commune » au sommet de l’État

Sur le plateau de France Inter, Nicolas Hulot a énuméré les situations d’urgence auxquelles les populations ont fait face ces dernières semaines. La Californie a ainsi été confrontée à son plus grand incendie – plus de 115 000 hectares réduits en cendres – l’équivalent de la Martinique partie en fumées. Athènes a également été frappé fin juillet par des feux entrainant la mort d’au moins 94 personnes. Le bilan des inondations qui ont dévasté l’État du Kerala, dans le sud de l’Inde, vient d’être porté par les autorités à 445 morts. A l’échelle du globe, 2017 a été l’une des trois années les plus chaudes de l’histoire moderne [7].

La concentration dans l’atmosphère de gaz à effet de serre a atteint un nouveau pic cette année. « Je ne veux pas donner l’illusion que ma présence au gouvernement signifie qu’on est à la hauteur sur ces enjeux-là », a souligné Nicolas Hulot qui a pointé l’absence de « vision commune » au sein de l’exécutif. « Sur un enjeu aussi important, je me surprends tous les jours à me résigner, tous les jours à m’accommoder des petits pas. Alors que la situation universelle au moment où la planète devient une étuve mérite qu’on se retrouve et que l’on change de paradigme. »

Le poids intensif de l’agro-business

C’est en particulier avec son homologue Stéphane Travert, ministre de l’Agriculture et de l’alimentation, que les couacs n’ont cessé de se multiplier. Les États généraux de l’alimentation devaient être un marqueur de l’action de Nicolas Hulot. Mais ce dernier a finalement été évincé du processus au profit de Stéphane Travert. L’exécutif a ainsi refusé d’inscrire dans la loi l’interdiction d’utilisation sous trois ans du glyphosate, cet herbicide classé « cancérogène probable » par l’Organisation mondiale de la santé. Emmanuel Macron s’y était pourtant engagé six mois plus tôt.

Sur le plateau de France Inter le 28 août, la parole de Nicolas Hulot est sans ambages : « Est-ce que nous avons commencé à réduire l’utilisation des pesticides ? La réponse est non. » Nombre d’éditorialistes retiennent que le principal fait d’arme de Nicolas Hulot comme ministre aura été d’obtenir l’abandon du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. C’est sans compter la forte pression d’un mouvement qui, par sa durée, sa diversité des modes d’actions, sa capacité de réaliser des expertises populaires et de développer des alternatives, a contribué à faire plier le gouvernement.

Ministres issus des directions des grandes entreprises

Comme le rappelle notre contre-rapport sur les grandes entreprises françaises publié en juin 2018 par notre Observatoire des multinationales, de nombreux anciens cadres ou dirigeants d’entreprises figurent sur les plus hautes marches du pouvoir. Parmi les entreprises concernées, Areva, dont l’ancien directeur des affaires publiques, Édouard Philippe, est désormais Premier ministre. Une ancienne employée de Veolia, Brune Poirson, est également secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire. Cette dernière était notamment chargée de la « responsabilité sociétale » de Veolia en Inde, au moment où la firme française s’engageait dans la privatisation de l’eau de la ville de Nagpur, se retrouvait confrontée à des controverses en cascades et à la contestation des populations locales.

Parmi les autres ministres, Muriel Pénicaud, ancienne haute fonctionnaire, occupait auparavant les fonctions de directrice des ressources humaines de Danone, avant de rejoindre en 2014 Business France. Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, a été directeur de la communication du groupe immobilier Unibail-Rodamco. Une autre secrétaire d’État, Delphine Gény-Stephann, ancienne haute fonctionnaire, a passé de longues années chez Saint-Gobain, entre 2005 et 2017, avant de retrouver le ministère de l’Économie. Parmi les collaborateurs passés par le secteur privé figure Audrey Bourolleau, qui dirigea Vin et Société, un organisme d’influence du monde viticole, avant de conseiller le chef de l’État sur les questions agricoles.

Lobbying pour « les droits humains » des compagnies pétrolières

Il n’y a malheureusement pas qu’au sein du gouvernement que les lobbies industriels et anti-écologistes ont leurs entrées. Un rapport de l’Observatoire des multinationales et des Amis de la Terre pointe l’attention sur le Conseil d’État en partant de l’exemple de la loi Hulot sur la fin des hydrocarbures en France, adoptée fin 2017 [8]. Dans son avis rendu sur la première mouture du projet de loi, le Conseil d’État s’est prononcé contre le non-renouvellement des concessions d’hydrocarbures existantes après 2040, parce que cela porterait atteinte aux « espérances légitimes » des détenteurs de ces concessions. Porter ainsi atteinte au droit de propriété contreviendrait à la « Convention européenne des droits humains » (lire notre article).

Le gouvernement a revu sa copie à la dernière minute et a constamment opposé l’argument du risque de censure constitutionnelle pour refuser toute amélioration du texte au regard de ses objectifs initiaux. Il faut dire que le Conseil d’État exerce un monopole de fait sur l’expertise juridique de l’État. Premier des grands corps, créé en 1799, il conseille le gouvernement sur les projets de loi et constitue la plus haute juridiction administrative. Il est pourtant lui aussi ouvert à l’influence du secteur privé. Comme le Conseil constitutionnel, il accepte des « contributions extérieures » lors de l’examen des projets de loi, dans le cadre d’une procédure opaque et non contradictoire. Lors de l’examen de la loi Hulot, il aurait reçu deux contributions extérieures du Medef et de l’Ufip, lobby du secteur pétrolier.

Plan vélo reporté, 700 millions pour les autoroutes

Surtout, même si c’est à un moindre degré que d’autres grands corps comme l’Inspection générale des finances (voir l’enquête de Basta !), le Conseil d’État est lui aussi concerné par les problématiques de conflits d’intérêts, de pantouflages et d’allers-retours entre secteur public et privé qui semblent être devenus la norme au sommet de l’État. Exemple emblématique : le président de la section du Conseil d’État chargé de rendre son avis sur la loi Hulot était issu de la même promotion de l’ENA (École nationale d’administration) que Philippe Crouzet, autre conseiller d’État présidant désormais aux destinées de l’entreprise parapétrolière Vallourec, fer de lance du gaz de schiste en France, mais aussi que la directrice de cabinet de Nicolas Hulot. Le tout étant soumis à l’arbitrage du Premier ministre Édouard Philippe, lui-même issu du Conseil d’Etat. Pas étonnant dans ces conditions qu’on n’ait pas beaucoup entendu d’opinions juridiques discordantes.

C’est ainsi que dans l’indifférence générale, Nicolas Hulot a renouvelé le 26 juillet un permis d’exploitation pétrolière en Alsace [9]. Il n’y a d’ailleurs pas que les détenteurs de concessions d’hydrocarbures qui ont vu leurs attentes primer sur l’exigence de protéger le climat. Alors que l’annonce du « plan vélo » du gouvernement, qui devait être effectuée en juillet, a finalement été reportée à septembre, le gouvernement a validé début août un programme de 700 millions d’euros de travaux sur les autoroutes financé en partie par les collectivités locales [10]. L’absence de toute référence à l’écologie dans l’entretien accordé par Edouard Philippe au Journal du Dimanche le 26 août aura, semble t-il, achevé de convaincre Nicolas Hulot que la transition n’est pas compatible avec le macronisme.

Sophie Chapelle

Publié le 04/09/2018

Rencontre à Matignon : « C’est un pseudo-dialogue », estime Eric Beynel (Solidaires)2

Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)

Le Premier ministre Édouard Philippe a entamé mercredi 29 août une série de rencontres avec les organisations de salariés et d’employeurs pour évoquer les réformes sociales de la rentrée. Ces réunions font suite à l’assurance donnée par le chef de l’État le 17 juillet de les associer davantage aux réformes. Reçu vendredi dernier à 18 h 30, le représentant de l’Union syndicale Solidaires Eric Beynel nous livre son appréciation.

Cette rencontre à Matignon marque-t-elle un changement de méthode du gouvernement ?

L’entretien a duré une heure, mais il n’en ressort pas grand-chose. C’est un pseudo-dialogue. Pour le gouvernement, il s’agit de donner l’impression de discuter avec les organisations syndicales, mais c’est uniquement un affichage. C’est un gouvernement gestionnaire qui remplit des cases. Il a rencontré pendant une heure 13 organisations syndicales et les a écoutées. Pour lui, la case dialogue social : c’est fait ! C’était un peu la même chose l’été dernier pendant les ordonnances. Sur le fond, il n’y a absolument rien de modifié à la politique de Macron. Si nous n’avons pas un vrai débat sur les décisions à prendre, et les moyens à mettre derrière, cela ne sert strictement à rien

Quels ont été les sujets abordés ?

Il y avait un cadrage par un courrier d’invitation dont l’ordre du jour était : l’assurance chômage, la santé au travail et les indemnités pour les arrêts maladie. De notre côté, nous avons mis en avant la situation sociale et économique du pays, les pensions qui vont être gelées, les minimas sociaux qui sont en péril, ou encore l’attitude revancharde et inacceptable de la direction de la SNCF qui mène une répression contre les cheminots ayant participé au mouvement social. Sur toutes les mesures gouvernementales : rien. Nous avons eu pour seule réponse : c’est politique, cela ne fait pas partie de la discussion.

Nous avons profité de la présence de la ministre de la Santé aux côtés d’Édouard Philippe pour évoquer les luttes nombreuses dans les hôpitaux psychiatriques, comme au Havre et Rouen ou maintenant Amiens. Ces luttes sont symptomatiques de l’état déplorable du réseau hospitalier et pour nous, les urgences se situent là. Ils nous ont renvoyé au Plan santé qui va bientôt être rendu public. Mais ce plan, comme tous les autres, est contraint par un cadre budgétaire qui consiste à donner des milliards au patronat. Cela implique qu’il y aura peu de moyens pour répondre aux questions qui se posent dans les hôpitaux.

Quels seront les changements sur l’assurance chômage ?

Il n’y a pas eu d’annonces. Ils ont donné très peu d’indications sur leurs intentions hormis un affichage sur la volonté qu’il y ait moins de précarité et le souhait d’une taxation des CDD. Mais dans le même temps, Muriel Pénicaud a signifié que la situation s’améliore, qu’il y a de plus en plus de CDI et de moins en moins de CDD. Ils sont persuadés que leur politique est la bonne et qu’il suffit de mesures d’ajustement, mais toujours dans un périmètre financier identique. Forcément, ce qui sera donné à quelques-uns sera pris à d’autres.

Comme toutes les politiques gouvernementales depuis des années consistent à baisser les moyens en abaissant les cotisations patronales, à chaque fois que l’on se voit, c’est pour répartir la pénurie. Il faut arrêter la baisse des cotisations pour permettre une vraie protection sociale qui permette aux gens de vivre dignement. Ils vont envoyer une lettre de cadrage aux syndicats mi-septembre. Nous devrions avoir les intentions du gouvernement et le périmètre des discussions qui vont s’ouvrir. Cependant, comme ces négociations auront lieu comme toujours au siège du Medef, sans rapport de force, tout cela ne servira pas à grand-chose pour les salariés et encore moins pour les chômeurs et les précaires.

Le Medef n’a aucune intention de voir ses cotisations augmenter. S’il y a taxation des contrats courts, ce sera forcément pris sur les indemnités versées à tels ou tels. Ainsi, il y a une menace sur les durées ou les critères d’indemnisation. D’autant que le gouvernement continu à penser qu’il y a des chômeuses et des chômeurs qui ne cherchent pas d’emploi et ne font pas d’efforts pour prendre des boulots qui ne sont pas satisfaisants. Mais sur ce point, le vrai enjeu est la question des salaires à un moment où l’inflation augmente. Cela a des conséquences sur le fait que des gens prennent tel ou tel travail et sur le volume global des cotisations.

Et sur le dossier de la santé au travail ?

Le rapport Lecocq est sorti en milieu de semaine. Il va dans le sens de moins de contrôle et plus d’accompagnement des entreprises. Pourtant, en matière de santé au travail, historiquement, cela n’a jamais fonctionné autrement que par la coercition ou le rapport de force. Le dossier de l’amiante est emblématique. Sans poursuites judiciaires et sans contrôles coercitifs, rien n’aurait avancé. Sur l’exemple plus récent des pesticides, il faut aller devant les tribunaux, proposer des actions d’éclat pour faire reconnaître les risques pour la santé des travailleuses et travailleurs qui sont exposés aux différents pesticides.

Le rapport ne va pas du tout dans le bon sens puisqu’il propose moins de contrôle, dans un contexte de suppression de poste d’inspecteurs du travail, de diminution des moyens des Carsat et de réduction du nombre de médecins du travail. Sur ce dossier, nous avons fait remarquer qu’il n’est pas banal de supprimer le principal outil de prévention aux mains des travailleurs, le CHSCT, pour ensuite se demander quelques mois plus tard ce que l’on fait pour la prévention.

Ils n’ont pas donné la moindre piste sur les décisions qu’ils allaient prendre. Ils ont l’air de penser qu’ils pourraient trouver certaines organisations syndicales pour entamer des négociations allant dans le sens du rapport Lecocq. Mais la réalité, ce sont des accidents du travail non déclarés sous la pression des employeurs, des maladies professionnelles avec des gens en situation d’extrême détresse qui se retrouvent face à des procédures très longues et complexes, avec des avocats des entreprises qui font tout pour que ces maladies ne soient pas reconnues. S’il y a une mesure de simplification à faire, c’est dans ce cadre-là.

La question de changements pour les indemnités journalières des congés maladie a été évoquée. Qu’en est-il ?

Ils ont annoncé vouloir faire un état des lieux. Nous avons regardé. Il est particulièrement frappant de voir que ce sont essentiellement les salariés de plus de 60 ans qui portent l’augmentation du nombre d’arrêts maladie et leur durée. Cela est lié aux contres-réformes des retraites qui ont augmenté la durée de vie au travail. La ministre a évoqué d’autres facteurs, mais pour nous il faudrait revenir à la retraite à 60 ans pour tous. Sur le dossier des indemnités journalières, ils semblent vouloir prendre du temps.

Pendant la réunion, ils nous ont appris que le Premier ministre s’était cassé le poignet et avait eu un arrêt maladie de six semaines. Tout cela pour nous dire qu’il avait trouvé que c’était vraiment beaucoup et qu’il pouvait continuer à travailler. Nous lui avons quand même fait remarquer que s’il avait travaillé à la chaîne cela aurait été différent (rires). Ils vivent dans un monde où les pelouses des jardins de Matignon restent vertes même après la sécheresse. Nous aurions mieux fait d’aller boire un spritz.

Comment vois-tu les perspectives du mouvement social en cette rentrée ?

Ce n’est pas dans ce genre de discussions que nous pourrons changer les choses, mais par la construction d’un rapport de force. La veille, nous avions rencontré la CGT et Force ouvrière et mis en perspective une journée de mobilisation le 9 octobre. La situation est catastrophique sur le plan social et écologique et nous restons sur les mêmes positions depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Nous avons devant nous un risque de nouvelle crise financière, avec la crise de la monnaie turque et des niveaux d’endettement équivalents à ceux prévalant avant la crise immobilière aux États-Unis. À ce tableau, il faut ajouter la situation européenne avec de plus en plus de régimes d’extrême droite. Tout cela nécessite que le mouvement social et syndical trouve les moyens de construire des rapports de force. Ils sont aujourd’hui indispensables. Il y a eu des rencontres intéressantes cet été à l’université rebelle et solidaire des mouvements sociaux et citoyens, mais aussi dans le Val de Suse et à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Dans les mois à venir, il va falloir trouver le moyen de travailler ensemble à des ripostes.

La journée de grève et manifestation du 9 octobre est-elle ce moyen ?

C’est un jalon dans cette construction. Ce n’est pas un point d’arrivée, mais de départ. Nous nous réjouissons que dès la fin du mois d’août trois organisations syndicales s’engagent dans cette construction, mais cela ne suffira pas. Il faut penser à l’après 9 octobre. Le mouvement syndical ne doit pas s’isoler. Il doit travailler avec les mouvements sociaux, notamment les mouvements écologiques. La question des retraites à venir pose celle de la répartition des richesses, de comment nous pouvons vivre dignement en ayant un emploi pendant sa vie salariée, puis en pouvant s’arrêter de travailler tôt pour profiter de sa vie. C’est une réflexion générale

Publié le 03/09/2018

Le présidentialisme, ses courtisans et son crétinisme

 Par Edwy Plenel (site mediapart.fr)

Au lendemain d’une démission de Nicolas Hulot qui souligne le fossé entre sa présidence et la société, Emmanuel Macron s’est distingué par une décision et par une déclaration qui le creusent encore plus : la nomination d’un ami proche, l’écrivain Philippe Besson, au consulat de Los Angeles ; la critique de son propre peuple qualifié de « Gaulois réfractaire au changement ».

Décidément, le nouveau monde macronien se révèle un bien vieux monde : un ancien régime monarchique. S’il n’en a pas les caractéristiques héréditaires, il n’en épouse pas moins les privilèges de caste et les morgues de classe, le pouvoir égocentrique et la société de cour. Chaque nouvel épisode de la chronique présidentielle le confirme, dévoilant, au-delà des choix économiques et sociaux dont le parti pris néolibéral était prévisible, une pratique politique à mille lieues de la « révolution démocratique profonde » promise aux premières pages d’un livre de campagne électorale carrément intitulé Révolution (XO Éditions, 2016).

Aveuglés par le poids de l’histoire, nous n’avons pas compris dans l’instant qu’il fallait entendre le mot à son sens premier, venu de l’astronomie, que définit ainsi le Littré : « Retour d’un astre au point d’où il était parti. » Le point de départ d’Emmanuel Macron est un retour en arrière. Il n’entend évidemment pas faire la révolution mais empêcher qu’elle se produise. Mâtiné d’une lecture sommaire de la critique des totalitarismes, faisant de la Révolution française leur ancêtre générique, son credo est un regret : la France se porterait mieux si elle n’avait pas coupé la tête de son roi et si elle avait fait confiance à la gestion des compétents qui entendaient réformer la monarchie plutôt qu’à l’invention aussi brouillonne que dangereuse de son peuple.

Pourtant, paru peu avant Révolution, un autre livre avait vendu la mèche dont l’auteur, Jean-Pierre Jouyet, n’est autre que le mentor initial d’Emmanuel Macron, son protecteur à l’inspection des finances et son promoteur à l’Élysée, puis au gouvernement sous la présidence de François Hollande. Écrit par le secrétaire général d’une présidence élue en 2012 sous l’étiquette socialiste, Ils ont fait la Révolution sans le savoir (Albin Michel, 2016), dont le bandeau publicitaire sonnait comme un programme (« Le libertinage contre la Terreur »), est une ode sans nuances à l’Ancien Régime, ses élégants et ses libertines, ses traditions et ses richesses, ses courtisans et ses intrigants…

Son refrain est de méfiance pour la société, son bouillonnement imprévisible, ses contre-pouvoirs incontrôlables, son peuple conservateur, ses emballements destructeurs. Tout le livre dit l’angoisse d’un représentant de cette noblesse d’État aujourd’hui alliée à l’aristocratie d’argent face à la possibilité que son monde de confort et de certitude s’effondre. Pour ne prendre qu’un exemple digne d’un sottisier, on y trouve cette caricature aussi ignare qu’anachronique du travail de Mediapart, dont les enquêtes sont assimilées aux vindictes du Père Duchesne sous la Révolution : « Le culte trotskiste est prêt à tout – ou presque – pour atteindre son but : détruire l’organisation sociale de l’intérieur. »

Or la seule information que l’on trouve dans Un personnage de roman (Julliard, 2017), le livre énamouré de Philippe Besson sur la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron qu’il a accompagnée avec enthousiasme, est précisément son penchant pour l’Ancien Régime. Chroniquant l’annonce de sa candidature par le futur président de la République, le 16 novembre 2016, il écrit : « J’apprendrai qu’après son annonce, il a demandé à passer au pied de la basilique de Saint-Denis, nécropole des rois de France. Je m’interroge sur ce geste, accompli dans la solitude, loin des caméras : en s’approchant de la tombe des Capétiens, est-il venu s’inscrire dans une histoire ? Chercher une onction ? » En mars 2017, toujours à propos de l’Ancien Régime et de son évocation par Emmanuel Macron, l’écrivain souligne : « Il l’aime décidément cette référence. »

Sous l’Ancien Régime, la révérence appelle la récompense, au mépris de la compétence. Voici donc Philippe Besson, récitant louangeur du macronisme triomphant, nommé consul général de France à Los Angeles. Certes ce poste prestigieux avait déjà fait l’objet de manœuvres clientélistes quand Nicolas Sarkozy y avait nommé son protégé David Martinon après son échec à la mairie de Neuilly-sur-Seine. Mais au moins les apparences administratives étaient-elles sauves puisque le poste restait réservé à un diplomate de carrière, l’énarque Martinon ayant le Quai d’Orsay comme port d’attache. Cette fois, aucun autre critère que l’amitié du président (et de son épouse), tout comme ce fut le cas, il y a un an, pour le publiciste Bruno Roger-Petit, nommé porte-parole de la présidence, poste créé sur mesure.

La nomination de Philippe Besson a été permise par l’un de ces coups de force estivaux qu’autorise notre présidentialisme monarchique, imposant le fait du prince à l’État de droit. Au conseil des ministres du 3 août dernier, un décret a été promulgué étendant le champ discrétionnaire de nomination du gouvernement – en pratique, celui du président – à vingt-deux postes de consul général qui, jusqu’ici, étaient laissés à la gestion interne de son personnel par le ministère des affaires étrangères. Selon les départs de leurs actuels occupants, vingt et un postes prestigieux attendent donc d’autres courtisans, de Barcelone à Hong Kong, de Bombay à Saint-Pétersbourg, de São Paulo à Shanghai, etc.

Ce faisant, le macronisme s’inscrit dans le sillage du mitterrandisme qui, le premier, avait immensément étendu le pouvoir de nomination du président de la République. Là encore, c’était au cœur de l’été, avec même cette similitude que le pouvoir d’alors comme celui d’aujourd’hui était aux prises avec un fait divers en forme d’explosif politique, l’affaire Greenpeace, il est vrai autrement plus dramatique que l’affaire Benalla. Après un décret du 24 juillet 1985 fixant les emplois supérieurs dont la nomination est laissée à la décision du gouvernement, un décret du 6 août 1985 listait pas moins de cent quarante-huit emplois de directions d’établissements, d’entreprises et de sociétés publics dont les titulaires sont nommés en conseil des ministres. Le précédent décret en vigueur, datant de 1967, sous la présidence du général de Gaulle, n’en énumérait que cinquante-trois.

Une petite armée d’obligés et d’affidés

Le présidentialisme français est donc une courtisanerie instituée : une fois élu, le chef de l’État a cinq années – c’était sept jusqu’en 2002 – pour se constituer une petite armée d’obligés et d’affidés, dans tous les secteurs de la vie publique. Au premier ministre, ministres, conseillers d’État, ambassadeurs, conseillers maîtres à la Cour des comptes, préfets, représentants de l’État dans les collectivités d’outre-mer, officiers généraux, recteurs, directeurs d’administrations centrales, membres du Conseil constitutionnel, etc., s’ajoutent désormais cent soixante-dix postes laissés à l’arbitrage présidentiel. C’est évidemment une arme de manœuvre et de contrôle qui renforce la citadelle élyséenne : François Mitterrand avait agrandi ce champ de nomination en vue des élections législatives de 1986 qu’il perdra, contraint à une cohabitation avec la droite avant d’être réélu en 1988.

Aucun de ses successeurs n’a remis en cause cette extension du pouvoir présidentiel, ce coup de force permanent où la volonté d’un seul se prévaut du pouvoir de tous. Reste que nous assistons, notamment depuis Nicolas Sarkozy, à une version de plus en plus abâtardie de ce présidentialisme, comme si une génération d’aventuriers avait pris le relais d’une cohorte de professionnels. Après tout, Romain Gary, le prestigieux prédécesseur de Philippe Besson au consulat de Los Angeles, n’était pas seulement un immense écrivain mais surtout un grand résistant, figure de la France libre et Compagnon de la Libération. De même, François Mitterrand avait-il l’habileté, sinon l’élégance, de nommer à de tels postes certains de ses contempteurs les plus farouches, par exemple Gilles Martinet à l’ambassade de Rome en 1981.

Hier, la tentation de privatiser l’État, bien réelle, se heurtait à de hautes figures du service public, ancrées dans une tradition de service de l’intérêt général. Aujourd’hui, ces digues semblent bien fragiles, sinon inexistantes : les auditions parlementaires de l’affaire Benalla n’ont-elles pas dévoilé la servilité active de nombre de hauts fonctionnaires envers l’Élysée, servilité qui aurait perduré sans états d’âme si la vidéo des violences du 1er mai n’avait pas été révélée et décryptée ? Le bon plaisir règne donc en maître, sans frein ni pudeur, à l’image de cette engeance dévolue aux frasques des people qu’incarne auprès du couple Macron la communicante Michèle Marchand, embauchée pour verrouiller leur image (déjà évoquée dans cet article sur l’affaire Benalla).

Peut-être faudra-t-il un jour refaire l’histoire de la Cinquième République à l’aune d’un seul critère : comment ce système de pouvoir personnel, profondément archaïque dans un monde complexe et face à des sociétés informées, abêtit ceux qui en bénéficient. Meilleur procureur de ce « coup d’État permanent », François Mitterrand fut lui-même vaincu par ces institutions, prenant la pose du monarque de droit divin sur la fin de ces quatorze années de présidence. Tous ses successeurs ont paru plus intelligents en campagne électorale, se déclarant lucides sur les pièges du présidentialisme, avant de succomber à son mirage, cédant à l’excitation et à l’aveuglement de l’hyper-présidence ou sombrant dans l’isolement et la solitude de l’Élysée. Aucun n’a su relever le défi de cette radicalité démocratique qu’appelle la sourde crise politique française.

Emmanuel Macron est le dernier en date de ces intelligents que le présidentialisme rend bêtes. Sa sortie au Danemark sur « le Gaulois réfractaire au changement » opposé à un « peuple luthérien qui a vécu les transformations des dernières décennies » en est la toute dernière illustration. Le trait d’humour aujourd’hui invoqué n’empêche pas que c’est une double ânerie, doublée d’une mauvaise manière. Bêtise historique comme se sont empressés de le rappeler les historiens spécialistes des Gaulois. Stupidité intellectuelle, tant essentialiser un peuple, le réduire à une réalité intangible, c’est raisonner comme les racistes qui ne voient qu’une masse uniforme, homogène et invariable là où il y a des individus divers, mouvants et différents. Inélégance enfin vis-à-vis du peuple qu’Emmanuel Macron est supposé représenter et dont il parle comme s’il en était lui-même extérieur et, surtout, supérieur.

Au siècle précédent, dans le bouillonnement intellectuel qui accompagna la critique d’une social-démocratie convertie à l’ordre établi et d’un communisme stalinien discréditant par ses crimes l’émancipation, le marxisme critique prisait une formule désuète : le « crétinisme parlementaire ». Venue sous la plume de Karl Marx en 1879 dans un échange polémique, en compagnie de Friedrich Engels, avec des figures de la social-démocratie allemande, elle voulait caractériser un personnel politique enfermé dans sa bulle institutionnelle qui en devient ignorant du cours du monde et indifférent au mouvement de la société, croyant au seul pouvoir de ses discours sans faire attention aux réalités sociales. « Ils sont atteints de crétinisme parlementaire au point de se figurer au-dessus de toute critique et de condamner la critique comme un crime de lèse-majesté », écrivait ainsi Marx comme le rappelle ici Maximilien Rubel, l’un de ses lecteurs les plus libertaires. 

Le crétinisme présidentiel est la pathologie d’un pouvoir personnel démesurément puissant et solitaire. Enfermés dans leur citadelle, nos présidents prennent le risque d’échapper au sens commun, de perdre pied et raison, à force de complaisance coupable pour un système institutionnel qui, tout en les renforçant, dévitalise notre démocratie. « Tout ce qu’on fait est inédit. Ça peut se déliter à une vitesse folle, j’en ai conscience », confiait Emmanuel Macron à Philippe Besson en septembre 2016. L’alerte vaut pour maintenant, à cette différence près que tout se délite parce que l’inédit promis n’est pas au rendez-vous, supplanté par la perpétuation de la plus vieille des politiques.

Publié le 02/09/2018

Jeremy Corbyn, le futur Premier Ministre du Royaume-Uni ? (Haaretz)

Gideon LEVY (site legrandsoir.info)

Jeremy Corbyn est l’exemple même de l’homme de gauche qui a lutté toute sa vie pour les valeurs auxquelles il croit. Les Israéliens le considèrent comme une sorte d’alien - la gauche ici n’a jamais été dirigée par un Corbyn israélien, ni d’ailleurs, par qui que ce soit qui lui arrive à la cheville

Corbyn est un homme courageux. Il a voté 553 fois au Parlement contre des positions de son parti, et pourtant il a conquis sa direction. Il a voté contre la guerre en Irak, contre les armes nucléaires et contre la domination britannique en Irlande du Nord. Il a participé activement à Amnesty International contre Augusto Pinochet et a été arrêté lors de manifestations anti-apartheid en Afrique du Sud.

Avec une telle conscience morale et un tel courage, il n’aurait pu aller nulle part en Israël, à l’exception de Breaking the Silence. En Grande-Bretagne, il a de bonnes chances d’être élu au poste de premier ministre. Rien n’est plus agréable à imaginer et n’inspire plus d’espoir que cette perspective. Quiconque veut voir le monde prendre des mesures contre l’occupation israélienne devrait rêver de Corbyn.

Corbyn est devenu le nouvel ennemi des Juifs. Viktor Orban est un juste parmi les nations ; le droit américain est le rocher d’Israël et son sauveur ; Rodrigo Duterte, le dirigeant philippin qui a appelé à tuer des millions de personnes "comme Hitler", est le bienvenu en Israël - mais Corbyn est l’ennemi du peuple.

L’establishment juif en Grande-Bretagne et la propagande israélienne ont lancé un contrat sur sa tête, pour l’empêcher d’être élu : C’est un antisémite, le parti travailliste est antisémite, les Juifs en Grande-Bretagne sont en "danger existentiel", comme l’ont clamé trois journaux juifs britanniques dans un éditorial commun.

Alors que la situation de n’importe quel juif en Grande-Bretagne est meilleure, plus sûre, plus égalitaire et plus libre que celle de n’importe quel citoyen arabe en Israël, sans parler des Palestiniens dans les territoires occupés, l’appel à l’aide désespéré de l’establishment juif a soulevé un tollé contre Corbyn.

La presse israélienne s’est empressée de se joindre à la campagne d’incitation – en qualifiant toutes les déclarations des travaillistes d’antisémites. Peter Willsman, membre du parti, a qualifié les rabbins qui accusaient son parti d’antisémitisme de "juifs fanatiques de Trump" – gevalt*, de l’antisémitisme ! Certains commentateurs ont accusé Corbyn de trop s’excuser, d’autres de ne pas assez s’excuser. Même une excellente jeune journaliste comme Antonia Yamin de Kan s’est empressée de se joindre à la croisade.

Disons-le clairement : Corbyn est un opposant acharné et constant de la politique d’occupation israélienne. C’est son droit ; en tant qu’homme de gauche sincère, c’est même son devoir. A la marge du parti travailliste, il y a sans doute des cercles antisémites ; Corbyn a déclaré il y a quelques jours dans un éditorial du Guardian qu’ils n’avaient pas leur place dans son parti. La tentative, du parti travailliste de donner au terme antisémite une définition moins large que la définition courante de l’International Holocaust Remembrance Alliance, n’en fait pas nécessairement un parti antisémite.

Mais la propagande judéo-israélienne est rodée : quand on reproche à Israël sa loi sur l’apartheid et le meurtre de 160 manifestants non armés à la frontière de Gaza, sa seule réponse est d’accuser ceux qui le critiquent d’antisémitisme. Ça marche, ça permet à Israël de passer d’accusé à procureur.

Israël a promulgué une loi disant qu’il est l’État-nation du peuple juif. En d’autres termes, tout ce que fait Israël est fait au nom de l’ensemble du peuple juif. Cela n’est pas sans conséquences.

Quand un tireur d’élite israélien tue un homme sans jambes en fauteuil roulant et une infirmière, il le fait au nom de tous les juifs. Du coup, la politique d’Israël attise l’antisémitisme dans le monde entier. Cette politique peut et devrait être critiquée, comme le fait le parti travailliste, et Corbyn, et le bâillonner, en qualifiant toute critique d’antisémite, est scandaleux. Cela augmente encore l’antisémitisme et le sentiment que les Juifs se comportent en tyrans qui usent et abusent du chantage émotionnel.

Hajo Meyer, un survivant hollandais de l’Holocauste et militant des droits de l’homme, a dit : " Autrefois, un antisémite était un homme qui détestait les Juifs. Aujourd’hui, un antisémite est un homme que les Juifs détestent."

Cessez la campagne d’incitation contre Corbyn et souhaitez-lui bonne chance : il a une conscience, et j’espère qu’il sera le prochain premier ministre britannique. Cela pourrait être aussi une bonne chose pour Israël.

Gideon Levy

Traduction : Dominique Muselet

Note :
*Seigneur ! en yiddish

Publié le 01/09/2018

Nos grands entretiens à lire à tête reposée

Jean Ziegler : « Le capitalisme tue, il faut qu’il disparaisse »

(sitela-bas.org)

Camarades esclaves, exigeons des boulets moins lourds, demandons des chaînes plus longues, réclamons une réduction des coups de fouet ! Ou bien camarades, levons-nous, prenons les armes et pendons les tyrans. Vous souriez ? Oui, mais la question est toujours : réforme ou révolution ? Pour notre ami Jean Ziegler, c’est clair : le capitalisme n’est ni amendable, ni réformable. Voici la retranscription de l’entretien enregistré en mai dernier à l’occasion de la parution de son livre, Le Capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu’elle en verra la fin) (Le Seuil, 2018), et de la sortie du film de Nicolas Wadimoff, Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté.

 

Daniel Mermet – « Nos ennemis peuvent couper toutes les fleurs, mais jamais ils ne seront les maîtres du printemps. » C’est la dernière phrase de ton dernier livre, et c’est une phrase d’un certain Pablo Neruda. Elle est très belle, très optimiste, alors que ton bouquin ne l’est pas trop. Tu ne nous dis pas grand-chose sur la façon d’en finir avec le capitalisme. Tu espères cependant que ta petite-fille, qui s’appelle Zohra, en verra la fin. Il faut que je te dise que tu n’as rien compris, parce qu’on n’en parle plus, du capitalisme ! En ce moment, on a un mouvement assez fort en France, avec les cheminots, avec le secteur public. Mais on a un peu l’impression que tout le monde a fini par baisser les bras en se disant : il faut faire avec, il faut l’aménager. Et toi, pas du tout. Tu attaques bille en tête : il faut en finir avec ce capitalisme, et voilà pourquoi.

Jean Ziegler – Le livre s’appelle, comme tu viens de le dire, Le Capitalisme expliqué à ma petite fille, avec le sous-titre « (en espérant qu’elle en verra la fin) ». Je voudrais ajouter que, moi aussi, j’aimerais voir la fin du capitalisme avant de mourir, et je suis presque certain que je la verrai.

D’abord, les mouvements sociaux en France sont magnifiques, la grève des cheminots dont nous parlons aujourd’hui est une grève de solidarité. Ils veulent garder le statut – non pas pour eux, mais pour ceux qui viennent après. C’est une solidarité transgénérationnelle. Ce sont vraiment les héritiers de 1789. Ces cheminots en grève sont des gens magnifiques, j’espère très profondément qu’ils vont gagner.

Mais ces mouvements ne sont pas compréhensibles si l’on ne prend pas dans sa totalité le système capitaliste qui opprime le monde. Nous vivons sous un ordre absurde, meurtrier, cannibale du monde, qui s’appelle le système capitaliste. Je voudrais le définir schématiquement en quelques mots : les 500 plus grandes sociétés transcontinentales privées (je prends des données incontestables de la Banque mondiale), tous secteurs confondus, de la banque à l’industrie, aux services, etc. ont contrôlé l’année dernière 52,8 % du produit mondial brut, c’est-à-dire de toutes les richesses produites en une année sur cette planète. L’oligarchie transcontinentale qui contrôle le capital financier, qui contrôle ces sociétés transcontinentales, échappe à tout examen étatique, syndical, parlementaire, etc. Ces sociétés ont un pouvoir que jamais un roi, un empereur ou un pape n’a eu sur cette planète. Elles sont plus puissantes que les États les plus puissants du monde, et elles imposent une dictature au monde. Ces sociétés transcontinentales, c’est vrai, et je le dis clairement dans mon livre, savent faire beaucoup de choses, elles contrôlent le processus du développement scientifique, technologique du monde.

Ce mode de production capitaliste est d’une créativité, d’une inventivité incroyables – dans la chimie bâloise, par exemple, une nouvelle molécule, un nouveau médicament naît tous les trois mois, à Wall Street un nouvel instrument financier naît tous les deux mois. C’est une créativité qui a produit d’immenses richesses sur cette planète, mais ces richesses ont été accaparées, comme le montre la Banque mondiale, par de très minces oligarchies, par une incroyable monopolisation de richesses idéologique, financière, économique, politique, jusqu’à militaire du monde. Ces sociétés transcontinentales privées, ces « cosmocrates », que Chomsky appelle les « gigantesques personnes immortelles », ont un seul projet, une seule stratégie, c’est la maximalisation du profit dans le temps le plus court et pratiquement à n’importe quel prix humain.

Je prends l’exemple de la faim. Toutes les 5 secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de la faim ou de ses suites immédiates. Le World Food Report, le rapport de la Food and Agriculture Organization of the United Nations (l’organisation des Nations unies spécialisée dans l’alimentation et l’agriculture) donne les chiffres des victimes, qui ne sont contestés par personne. Toutes les 5 secondes, un enfant meurt de faim sur cette planète, alors que l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans problème 12 milliards d’êtres humains, soit pratiquement le double de la population mondiale actuelle. Autrement dit, pour le massacre quotidien de la faim, il n’y a aujourd’hui, au début de ce millénaire (c’était différent dans les siècles passés), plus aucune fatalité. Un enfant qui meurt de faim dans ce moment où nous discutons est assassiné.

Ce terme, « il faut détruire le capitalisme », choque parfois. On dit : non, ce système, il faut l’améliorer, il faut le réformer, combattre ses excès. Non, mon livre est une arme pour sa destruction. Ce système doit être détruit parce qu’il détruit la planète et il détruit une large part de l’humanité. Ce système, avant qu’il nous détruise complètement, doit être détruit par nous. Pourquoi le mot « détruire » ? Je prends l’exemple historique du système esclavagiste qui, pendant 350 ans, a déporté 41 millions de personnes pour les réduire en esclavage, à travers l’Atlantique Sud et Nord. L’esclavagisme comme système ne pouvait pas être réformé ou amélioré, il fallait le détruire parce qu’il était destructeur d’hommes en lui-même. Le colonialisme, on ne pouvait pas l’améliorer. Le 1er novembre 1954, l’avant-garde du peuple algérien s’est levée et a dit : ce système spoliateur, meurtrier du colonialisme français en Algérie, doit finir. Sept ans et deux millions de victimes plus tard, c’est l’indépendance de l’Algérie. Les révolutionnaires du 14 juillet 1789 devaient abolir la féodalité, la monarchie de droit divin, instaurer la souveraineté populaire, la République. Ils ne pouvaient pas dire : on va discuter avec le roi pour améliorer un peu le système féodal. Non, ils ont tué le roi, c’était une nécessité historique.

Même chose pour le capitalisme : on ne peut pas l’amender, le réformer. Le capitalisme tue, détruit la nature. Je prends un exemple. L’année dernière en octobre, l’Organisation mondiale de la santé des Nations unies à Genève – Dieu sait que ce ne sont pas des révolutionnaires – a publié un rapport qui dit que 62 % de tous les cancers dans les pays industrialisés sont causés soit par l’environnement, soit par l’alimentation. Donc par le capitalisme, par l’alimentation industrielle ou la pollution, la dégradation climatologique, etc. Ce capitalisme tue, il faut qu’il disparaisse.

Évidemment, le problème est celui de l’incarnation. Nous portons en nous – et mon livre essaye de le dire – l’utopie, le désir du « tout autre », pour reprendre le terme de Marx. En nous, nous savons ce que nous ne voulons pas, et ce dont nous rêvons – d’un monde solidaire, de la distribution équitable des biens. Parce que pour la première fois dans l’histoire du monde, au début de ce siècle, il serait possible d’assurer le bonheur matériel – je ne parle pas du malheur immatériel, le chagrin d’amour, la solitude, la mort –, c’est-à-dire de donner à manger, une vie, une habitation, un accès à la médecine, à la culture à tous les 7,5 milliards d’êtres humains que nous sommes. C’est la première fois dans l’histoire du monde que ce serait possible. Comment est-ce que cela se fera, à quel moment l’utopie va-t-elle rejoindre le mouvement historique ? Je donne une anecdote : Jean-Paul Sartre a rencontré Frantz Fanon pour la première fois, la seule fois d’ailleurs, en août 1961 à Rome. Et Sartre, le lendemain de cette rencontre, écrit à Simone de Beauvoir : « nous avons été les semeurs de vent ; la tempête, c’est lui. »

C’est-à-dire que tout ce que peuvent faire les intellectuels, c’est dire le monde tel qu’il est, combattre l’obscurantisme néolibéral qui veut naturaliser les forces du marché, combattre l’aliénation, libérer dans l’Homme la conscience identitaire aujourd’hui bétonnée par la folie néolibérale. Maintenant, le mystère est de savoir à quel moment, à quelles conditions, une idée, une utopie que nous portons en nous devient force matérielle, insurrection. Et ce sont les peuples qui le font. À quel moment est-ce que ça arrive, et qu’est-ce qui va sortir de cette insurrection ? C’est le mystère. Les révolutionnaires français du 14 juillet 1789 ne savaient rien du tout de ce que la chute de la prison du roi allait produire.

Daniel Mermet – Puisque tu parles de la Révolution française, tu opposes deux figures : celle de Jean-Jacques Rousseau, qui t’est proche puisque tu es un citoyen suisse de Genève ; et puis celle de Robespierre. Pour toi, l’un des grands adversaires est la propriété privée, et tu lies la Révolution française à l’apparition de la bourgeoisie et de la propriété privée. Tu dis : c’est Robespierre qui a défendu et imposé la propriété privée, alors que Rousseau y était opposé. Ça te vaut évidemment des adversités, à commencer par ton éditeur lui-même, le patron du Seuil, qui est un bon spécialiste de Robespierre. Il y a un vrai débat, et je voudrais que tu t’expliques là-dessus, parce que ça continue. Si tu regardes ce qui se passe sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, c’est une affaire de commun et de propriété. Parle-nous de ton opposition à Robespierre.

Jean Ziegler – Le ratage, le point aveugle de la Révolution française, c’était non pas seulement le maintien mais la sanctification de la propriété privée. Robespierre fait de la propriété la problématique principale de l’injustice. Je vais juste lire l’extrait d’un texte de Rousseau que je reproduis dans mon livre :

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne [1] ».

Dans la Révolution française, il y a eu la Conjuration des Égaux, avec le prêtre défroqué Jacques Roux, magnifique, ou Gracchus Babeuf, qui ont pris Rousseau au mot – Rousseau qui était, avec quelques autres, le grand inspirateur des révolutionnaires, et qui était le grand ancêtre intellectuel du mouvement insurrectionnel de 1789, 1793. On ne parlait pas de capitalisme à l’époque, mais le pivot du nouvel ordre bourgeois, c’était la propriété privée. Et Babeuf disait : pour éviter que cet ordre bourgeois remplace simplement l’ancienne classe féodale, abolissons la propriété privée. Babeuf a perdu, il a été guillotiné.

Roux a tenté de se suicider la veille de son exécution. La Conjuration des Égaux a été écrasée dans le sang. Parce que Robespierre (lui-même guillotiné aussi pour d’autres raisons) a défendu la propriété privée. Je cite deux extraits de discours, très courts. Le 24 avril 1793, il dit à la Convention : « l’égalité des biens est une chimère ». Un peu avant, il dit aux bourgeois, donc aux Girondins : « je ne veux point toucher à vos trésors [2] ». C’est Robespierre qui en est le responsable, au moment révolutionnaire, à ce moment crucial non seulement pour la France mais pour le monde, puisque la Révolution française a libéré des centaines de millions de personnes dans le monde. En Europe, par exemple, il n’y a pas une Constitution qui ne soit pas, dans sa déclaration des droits de l’Homme, pratiquement la copie conforme de celle de 1793, de la Ière République française.

Pourquoi Robespierre a-t-il rejeté Rousseau et sanctifié la propriété ? Il y a des historiens, comme Olivier Bétourné, pour dire : en fait, il n’était pas très convaincu, mais il était contraint. C’était avant Valmy (1792), où l’Europe se coalisait, les armées prussienne et autrichienne étaient sur la frontière française, menaçaient physiquement l’État français. Donc il y avait pour Robespierre une seule exigence – disent les historiens qui défendent Robespierre et sa défense de la propriété privée –, l’unité nationale. Unité nationale qui allait des bourgeois spéculateurs, prévaricateurs, jusqu’aux prolétaires, aux révolutionnaires véritables. Donc la propriété privée a été sanctifiée, institutionnalisée, protégée par des lois, par la Constitution, au grand malheur des peuples. Parce que imaginez une société sans propriété privée aujourd’hui. Le capitalisme oligarchique prévaricateur, qui menace la planète et qui menace l’humanité maintenant, n’aurait pas pu naître.

Daniel Mermet – Ce qui caractérise tout ce que tu dis et ce que tu écris dans ce livre, c’est vraiment « capitalisme = inégalité ». Et tu dis une chose très précieuse : « le capitalisme produit l’inégalité, mais c’est l’inégalité qui produit l’efficacité du capitalisme ». C’est-à-dire que cette inégalité nous force tous à le croire naturel. Et cette inégalité est aussi sa force. Ce n’est pas seulement un défaut qui pourrait, un jour ou l’autre, être comblé par on ne sait quelle magie. L’inégalité n’est pas seulement son effet, c’est aussi son but.

Jean Ziegler – C’est vrai, une des victoires principales de l’oligarchie, du capital financier globalisé, qui a imposé sa dictature matérielle sur cette planète et sur cette humanité, c’est l’aliénation. Elle l’a l’instaurée dans la conscience collective en général, par une idéologie qui s’appelle le néolibéralisme – que Bourdieu a appelé le nouvel (« obscurantisme », la plus efficace que le monde ait connue parce qu’elle invoque la raison [3].

Ce néolibéralisme dit : il y a une seule instance régulatrice sur cette planète, qui est le marché mondial ; la main invisible du marché qui fait l’allocation des ressources, la distribution des biens, etc., et qui fonctionne selon des lois de la nature. Ce n’est plus l’Homme qui est sujet de son histoire, ce ne sont pas les classes ni la lutte des classes qui font l’histoire. Ce sont les forces du marché qui, comme le mouvement des astres ou les champs magnétiques de l’univers, suivent les lois de la nature.

Tout ce que l’Homme peut faire, c’est s’adapter, devenir fonctionnel par rapport aux forces du marché. Comme le dit Emmanuel Kant, « l’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi ». Cette conscience, qui est consubstantielle à chacun de nous au moment de sa naissance, est bétonnée, recouverte par l’obscurantisme néolibéral aujourd’hui. Quand elle sera libérée enfin de cette chape de plomb, cette conscience, incarnée par des mouvements sociaux, deviendra force matérielle et produira nécessairement le monde nouveau. Parce que la conscience de l’identité est une conscience qui conduit immédiatement à la pratique de solidarité, de réciprocité, de complémentarité entre les Hommes.

Je peux prendre n’importe quel mécanisme, mais, pour revenir à la faim, responsable d’un massacre quotidien absurde, toutes les causes de ce massacre sont faites de main d’homme. Et peuvent être demain brisées par notre insurrection, par la mobilisation de l’opinion publique, de l’électorat, de la grève générale. Prenons l’exemple de la spéculation boursière sur les aliments de base – riz, maïs et autres céréales qui couvrent 75 % de la consommation mondiale. On peut faire interdire demain matin par l’Assemblée nationale, par l’intermédiaire d’une loi sur la Bourse, la spéculation boursière sur les aliments de base. Et des millions de personnes seraient sauvées en l’espace de quelques mois. Ça, nous pouvons l’obtenir. Et vous pouvez prendre n’importe quel mécanisme responsable du massacre quotidien par la faim – la dette extérieure, le dumping agricole de l’Union européenne sur le marché africain –, tous ces mécanismes meurtriers sont faits de main d’homme et ils peuvent tous être brisés.

Daniel Mermet – En matière de lutte contre le capitalisme, il y a des précédents, et il y a de fâcheux précédents. On ne doit pas manquer de t’en parler, dans ta vie et dans ces débats qui suivent ton livre. Il y a eu quand même un empire communiste. Ces expériences-là, que ce soit en URSS, en Chine ou dans d’autres pays, se sont avérées assez fâcheuses. L’idée de lutter contre ce capitalisme n’est pas nouvelle, mais il y a eu une dérive terrible au cours du XXème siècle. Donc ça décourage et ça démobilise évidemment. Qu’est-ce que tu dis à ça ?

Jean Ziegler – Je dis que cette objection est irrecevable ! Je m’excuse d’être un peu dogmatique… C’est vrai que, jusqu’en août 1991, un homme sur trois vivait sous un régime communiste. Mais ils étaient communistes comme moi je suis bouddhiste. Ça n’avait rien à voir avec le Manifeste, rien à voir avec l’horizon d’un monde sans contrainte, sans État ; rien à voir avec la fédération des producteurs librement associés, gouvernée par une seule exigence : que chacun produise selon ses capacités et pour chacun selon ses besoins.

Vous prenez le texte du Manifeste de 1848, vous le comparez à ce que la dictature soviétique est devenue, il y a une antinomie totale. Pourquoi cette perversion du communisme de caserne ? Il y a des milliers de raisons – la première attaque cérébrale de Lénine en 1922, en 1924 il meurt ; la guerre civile, l’encerclement, etc. – qui ont fait naître Dzerjinski et la Tchéka. La sécurité prime sur toute autre volonté de politique. Il y a des raisons multiples pour cette perversion fondamentale.

Mais l’empire soviétique a eu des conséquences heureuses : briser le fascisme hitlérien, alimenter en armes et en soutien diplomatique les mouvements de libération nationale dans le tiers-monde. Mais comme système de pensée et d’organisation, l’empire soviétique n’avait rien à voir avec le monde qui vit en nous, plus juste ; ce monde à venir où la liberté qui est dans l’Homme pourra se révéler quand le capitalisme sera abattu.

Daniel Mermet – On est bien d’accord sur l’empire soviétique qui a été une catastrophe, et certains ont eu le talent de s’en rendre compte très rapidement.

Jean Ziegler – Mais le communisme reste l’horizon de l’histoire !

Daniel Mermet – Mais on te dit : vous n’avez pas d’autres exemples ? Pour vous qui connaissez bien l’Amérique latine, est-ce que par exemple Cuba peut nous inspirer ? Dans tel endroit ou dans tel moment de l’histoire (pendant la guerre d’Espagne, etc.), est-ce que là, on a des sources d’inspiration ?

Jean Ziegler – Che Guevara a dit : « les murs les plus puissants tombent par des fissures ». Les fissures apparaissent. La révolution cubaine, qui a résisté et qui vit maintenant ; le peuple palestinien, qui ne se laisse pas briser par les massacres effroyables que l’occupant lui inflige ; le réveil des Indiens en Bolivie instaurant un régime de justice à travers un des leurs, Evo Morales, un Aymara ; ce que Chávez a fait ; ce que l’Équateur de Correa a réussi… Tout cela, ce sont des fissures dans le mur du capitalisme, de l’oppression, qui donnent de l’espoir et qui montrent que le combat est possible. Jaurès a dit : « la route est bordée de tombeaux, mais elle mène à la justice [4] ». L’humanisation et l’émancipation progressives de l’homme sont en marche.

Daniel Mermet – Merci, et bonne chance à ta petite-fille qui, peut-être, verra la fin du capitalisme… à condition qu’elle s’y mette, à condition qu’elle lutte !

Jean Ziegler – La nouvelle génération ne va pas supporter ce que nous avons supporté.

journaliste : Daniel Mermet
transcription : Josette Barrera et Jérémie Younes

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