Publié le 29/02/2020
Automobile. Chez PSA, un ruissellement à la sauce Macron
Clotilde Mathieu (site humanite.fr)
Avec un bénéfice record, encore en hausse de plus de 13 %, le patron de PSA, Carlos Tavares, a tenté de faire croire à un « partage des richesses » avec ses salariés, en annonçant une prime à 4 100 euros pour les bas salaires.
La dot est belle. Alors que le groupe se prépare à fusionner avec Fiat et Lancia, PSA affiche des bénéfices record : 3,2 milliards d’euros, soit un bond de 13,2 %, après une hausse de plus de 40 % en 2018. Un ovni dans un marché de l’automobile qui accuse un sérieux coup de frein, à l’image de Renault, qui a enregistré une perte nette de 141 millions d’euros. Pour célébrer ces bons résultats, les actionnaires de PSA se partageront 1,1 milliard d’euros, au lieu de 705 millions en 2019, ce qui permettra de faire gonfler le montant du dividende par action de 58 % par rapport à l’an dernier. Les salariés auront droit aux miettes. D’ailleurs, le montant global des hausses de salaire n’a pas été communiqué aux organisations salariales, confie Jean-Pierre Mercier, délégué syndical central CGT. Cela n’a pas empêché Carlos Tavares de s’enthousiasmer au sujet des primes d’intéressement et de participation. « Nos salariés qui ont les salaires les plus bas, inférieurs à deux fois le Smic, vont recevoir 4 100 euros », a-t-il précisé. Faux, rétorque la CGT. Car les 4 100 euros tiennent compte des 600 euros de la prime exceptionnelle dite « prime Macron ». Si bien que l’enveloppe promise par le patron de PSA chute à 3 500 euros brut, soit 3 164 euros net, pour ceux n’ayant eu « aucun arrêt maladie » précise le syndicat. Et d’ajouter que, l’an dernier, la prime était des 3 000 euros nets. Pis, les augmentations salariales seront de 2,5 %, contre 2,6 %, si on compte les augmentations générales (1,6 %) et individuelles.
Une enveloppe « décevante pour un groupe qui se porte très bien »
Ainsi, selon les calculs de la CGT, un ouvrier touchant 1 300 euros percevra 21 euros net d’augmentation générale, contre 30 euros l’an dernier, et celui percevant 2 000 euros verra son salaire augmenter de 32 euros, contre 34 euros l’an dernier. Une enveloppe « décevante pour un groupe qui se porte très bien », estime de son côté FO.
Si les journaux ne manqueront pas de saluer les performances que certains qualifieront de remarquables, ce résultat est surtout fait de sang et de larmes, dû à une stratégie qui ne consiste qu’à regarder les ratios de rentabilité et de les accroître. En 2019, celle-ci était donc de 8,5 %, en hausse par rapport à l’année précédente (7,7 %). Alors qu’il y a plus de dix ans, avant la crise, lors du pic des ventes, les marges oscillaient entre 1 % et 3 %. Et pour un chiffre d’affaires 2019 en hausse de 1 % seulement, à 74,7 milliards d’euros.
Depuis 2014 et jusqu’en 2022, le « psychopathe de la performance », comme Carlos Tavares aime à se qualifier, s’est lancé dans une vaste chasse aux coûts sur toute la chaîne industrielle. De telle sorte que le point mort, c’est-à-dire le nombre de véhicules à partir duquel il commence à gagner de l’argent, est passé de 2,6 millions d’unités en 2013 à seulement 1,8 million l’an passé. Mais le groupe a aussi surfé sur la vague porteuse des SUV, très rentables. En 2019, le succès du Citroën C5 Aircross, cousin du best-seller Peugeot 3008, a d’ailleurs contribué à la bonne performance des résultats.
En France, les effectifs en CDD et CDI sont passés de 61 000 en 2013 à moins de 50 000 fin 2019. « Et même sous les 45 000, si nous enlevons les 5 000 salariés en départ préretraite et les départs volontaires, explique Jean-Pierre Mercier. Depuis 2013, ce sont entre 25 000 à 30 000 postes qui ont disparu. »
Une saignée de l’emploi qui pourrait se poursuivre si la fusion voyait le jour. Étant donné que le rachat d’Opel devrait entraîner une baisse des effectifs de 4 100 emplois, soit près de 14 % des 30 000 employés du groupe allemand. À cela s’ajoute le plan de 1 900 « départs volontaires » mis en œuvre en 2019, en France, chez PSA, pour seulement 1 400 embauches.
Si l’épidémie du coronavirus pénalise déjà le secteur automobile, une autre ombre plane sur le constructeur. Depuis le 1er janvier, la réglementation a changé sur le CO2. Les lourdes amendes auxquelles s’exposeront les constructeurs devraient réduire la marge des SUV, très polluants. Dans l’état actuel des choses et selon Ouest-France, cela équivaudrait à une amende de 2 milliards pour PSA. Même si le groupe s’estime prêt à respecter dès cette année le seuil moyen d’émission de CO2 de 95 grammes par kilomètre. Dans tous les cas, « ce seront les salariés qui paieront, on le voit déjà avec la faiblesse des hausses salariales, mais aussi avec les négociations en cours d’un futur accord compétitivité », alerte le délégué syndical central CGT.
Clotilde Mathieu
Publié le 28/02/2020
Gaz à effet de serre, élevages industriels, incidents : toutes les controverses sur la méthanisation
par Simon Gouin, Sophie Chapelle (site bastamag.net)
Énergie totalement renouvelable pour certains, dévoreuse de terres pour d’autres, la méthanisation pose de nombreuses questions. Pour tout comprendre, voici un état des lieux des débats autour de cette technique de production d’énergie.
Comment fonctionne la méthanisation ?
Un méthaniseur est une sorte de marmite : une grande cuve, elle-même recouverte d’un dôme. La recette : des déchets végétaux – de l’herbe, du maïs, des pailles de céréales, de colza... pour le carbone – et des déchets animaux (lisiers et fumiers pour l’azote). Le tout est chauffé entre 35 et 40 degrés pendant de longues heures. Certains exploitants ajoutent des déchets issus de l’agro-alimentaire (venus des abattoirs, des laiteries...), des boues de stations d’épuration, les matières de vidange, ou encore des ordures ménagères [1].
Dans cette marmite sans oxygène, des bactéries transforment les déchets et produisent notamment du méthane (CH4, le fameux « biogaz »). Celui-ci est récupéré par de grands tuyaux pour être transformé en électricité via un générateur, ou injecté directement dans le réseau de gaz de ville. Le biogaz peut aussi servir à produire de la chaleur, pour des habitations par exemple, ou être utilisé comme carburant. A la fin du processus, il reste des « déchets » solides et liquides, qu’on appelle « digestat ». Ces digestats, riches en azote, phosphate, potassium... sont épandus sur les terres agricoles comme engrais.
Combien d’unités de méthanisation en France ?
En mars 2018, la filière méthanisation représentait, selon le ministère de la Transition écologique et solidaire, environ 400 installations agricoles, territoriales et industrielles, dont 230 à la ferme. Depuis cette date, le nombre d’installations accélère. Selon la base de données régulièrement mise à jour par le Collectif scientifique national méthanisation raisonnée (CNSMR), il y aurait 812 unités en service et 362 en projets (voir cette carte).
Ce nombre ne cesse d’augmenter pour atteindre les objectifs fixés par la Loi relative à la transition énergétique de 2015. L’objectif : parvenir à 10 % de gaz « renouvelables » dans les consommations de gaz naturel à l’horizon 2030, ce qui impliquerait la mise en service d’environ 5784 méthaniseurs [2]. Pour atteindre les 100% de biogaz à l’horizon 2050, comme le suggère une étude de l’Ademe, 42 800 unités de « gros calibre » seraient nécessaires.
Aujourd’hui, la taille des unités de méthanisation est très variable : de quelques milliers de tonnes de matières entrantes par an à plusieurs dizaines de milliers. La moyenne d’intrants est aujourd’hui de 31 400 tonnes par unité de méthanisation et par an, contre 6000 tonnes avant 2017. Les unités construites tendraient donc, de plus en plus, à être de grande taille.
La méthanisation permet-elle de réduire les émissions de gaz à effet de serre ?
Le ministère de la Transition écologique et solidaire considère le gaz issu de la méthanisation comme une énergie renouvelable. 12 millions de tonnes de CO2 par an seraient évitées (3% de nos émissions) prévoit le ministère, avec 10 % de biogaz en 2030. Avec un système gazier en 2050 basé à 100 % sur du gaz renouvelable, 63 millions de tonnes de CO2 par an seraient économisées, selon l’Ademe. Une étude menée sur des fermes engagées dans la méthanisation montre une consommation énergétique globale en baisse de 10 % pour 30 d’entre elles. Six des 46 exploitations suivies sont même devenues des fermes à énergie positive, dans la mesure où elles produisent plus d’énergie qu’elles n’en consomment [3].
Les données sur les gaz à effet de serre ne font toutefois pas consensus. « L’estimation du bénéfice environnemental d’un projet est aujourd’hui impossible », estime le Collectif scientifique national méthanisation raisonnée. En cause : l’impossibilité de se procurer les méthodes de calcul et formules utilisées par le logiciel DIGES2 servant à réaliser le bilan des méthaniseurs en termes de gaz à effet de serre. Ce programme de calcul ne prend par ailleurs pas en compte les émissions dues aux épandages des digestats dans les champs. L’Ademe n’a pas donné suite à nos demandes de précisions sur le bilan carbone du cycle complet de la méthanisation.
Y a-t-il des fuites et peuvent-elles alimenter l’effet de serre ?
Les fuites de gaz peuvent être liées à un défaut d’étanchéité ou à des fissures dans les cuves, stockages et conduits de méthanisation. « On n’a aucun chiffre en France, mais en Allemagne les fuites ont été observées régulièrement », souligne le chercheur Daniel Chateigner, membre du collectif scientifique national méthanisation raisonnée (CSNMR). « C’est logique, tout procédé industriel comporte des fuites à plus ou moins long terme. Surtout en milieu anaérobie [sans oxygène, ndlr], comme la méthanisation au sein desquels du sulfure d’hydrogène, très corrosif même sur les structures inoxydables, est présent. Les gaz émis sont des gaz à effet de serre que l’Ademe ne prend pas en compte dans ses calculs environnementaux. »
Du méthane peut notamment s’échapper, en particulier lorsque les cuves de stockage de digestat sont laissées à l’air libre. Or, le méthane est un gaz dont l’effet de serre est 25 fois supérieur à celui du gaz carbonique. « Seulement 4 % de fuite de méthane suffisent pour que la méthanisation ait un impact sur l’effet de serre plus fort que l’utilisation des carburants fossiles », souligne le CSNMR. « Les cuves de méthanisation doivent donc être parfaitement étanches car la moindre fuite de méthane grève lourdement le bilan gaz à effet de serre de l’opération », précise à ce sujet l’association Solagro, spécialisée dans les transitions écologiques.
Cette dernière alerte également sur le risque de volatilisation de l’azote lors de l’épandage, sous la forme de protoxyde d’azote. Le pouvoir de réchauffement global du protoxyde d’azote (N2O) est de 310 fois celui du gaz carbonique : c’est le second gaz à effet de serre émis par l’agriculture. Solagro préconise des solutions techniques pour réduire ce risque.
La méthanisation enrichit-elle ou appauvrit-elle les sols ?
Avec la méthanisation, le digestat solide épandu sur les champs nourrirait le sol, et le digestat liquide jouerait le rôle d’engrais pour les cultures [4]. Mais selon le Collectif scientifique national méthanisation raisonnée (CSNMR), le digestat épandu entrainerait une perte de carbone progressive du sol. L’Ademe prévoit de mettre un couvert végétal intermédiaire entre deux cultures alimentaires – on parle de CIVE, Cultures intermédiaires à vocation énergétique –, que l’on garde pour le méthaniseur.
Avant, ces cultures intermédiaires retournaient au sol et l’alimentaient. « Avec la méthanisation à marche forcée, au lieu de laisser le sol se reposer, on le fait travailler en permanence sans qu’il ait le temps de se reconstituer entièrement, il s’appauvrit », estime Daniel Chateigner du CNSMR. Cette baisse de fertilité des sols pourrait nécessiter à terme l’utilisation de plus d’engrais [5].
Cette position n’est pas partagée par Solagro. « On observe dans de nombreux cas que la méthanisation joue un rôle bénéfique tant sur les propriétés physiques que les propriétés biologiques des sols », souligne l’association qui évoque une augmentation de l’activité microbienne et racinaire, et une plus grande abondance de lombrics. D’après ses études, l’épandage de digestat solide, à la place d’un compost [6], n’aurait pas d’impact négatif sur le stockage du carbone dans les sols. Solagro admet avoir observé quelques cas contraires mais selon cette association, l’évolution de la matière organique du sol est dépendante essentiellement des modifications de pratiques culturales (labour par exemple), et très peu liée au fait que les matières épandues soient digérées ou non.
Quel risque de spéculation et d’accaparement du foncier avec le biogaz ?
En Allemagne, la politique de soutien à la méthanisation a engendré un développement fulgurant des surfaces de maïs pour nourrir les méthaniseurs, et une hausse du prix du foncier devenu inaccessible pour les petites fermes (lire notre article). En France, certains agriculteurs s’inquiètent de dérives similaires. La Confédération paysanne de l’Orne a par exemple mené une action fin 2018 contre une unité de méthanisation dont les exploitants ont acquis 100 hectares de terres cultivées dans le but d’alimenter cette unité. Ils constatent également un prix des ressources fourragères bien au-dessus des prix pratiqués avant l’arrivée des méthaniseurs - 80 euros, contre 40 euros la tonne de paille à presser.
Solagro considère pour sa part que la réglementation française a répondu à ces risques en fixant la limite de 15 % maximum de cultures alimentaires dans le plan d’approvisionnement des méthaniseurs. Ce garde-fou peut toutefois être contourné comme nous l’expliquons dans ce reportage. Les calculs réalisés par le Collectif scientifique national méthanisation raisonnée sont également inquiétants. Atteindre l’objectif de 10 % de méthanisation de gaz impliquerait de consacrer plus de 18 000 km2 - soit la superficie de trois départements français - à des cultures servant uniquement à alimenter les méthaniseurs (lire notre enquête). D’après ce collectif, des méthaniseurs se retrouvent déjà aujourd’hui en compétition pour l’approvisionnement en intrants.
La méthanisation contribue t-elle à l’industrialisation des élevages ?
Selon Solagro, la méthanisation peut fonctionner sur tous types d’élevage, qu’ils soient industriels ou non, comme ils peuvent aussi concerner des exploitations en grandes cultures sans élevage. Nos reportages témoignent en effet d’une diversité d’expériences (voir ici et là). Dans leur grande majorité, précise Solagro, les installations en fonctionnement en France dépassent une puissance de 100 kW électrique. Pour pouvoir alimenter ce type d’installations, il faut disposer de fumier produit par 300 vaches.
Un agriculteur qui se lance dans un tel projet doit donc posséder un troupeau « important », ou chercher des sous-produits dont il sera alors dépendant, auprès d’usines agroalimentaires notamment. En ce sens, les projets individuels de méthanisation auraient tendance à davantage relever de « gros » élevages. Notre enquête révèle d’ailleurs un afflux de demandes pour des méthaniseurs adossés à des élevages industriels.
Une autre approche consiste à bâtir des projets collectifs, qui permettent alors à tout agriculteur d’avoir accès à une unité de méthanisation, et bénéficier ainsi d’un complément de revenu.
La méthanisation peut toutefois être contradictoire avec l’agriculture paysanne soucieuse d’élevage en plein air. En effet, optimiser une unité de méthanisation implique de laisser les animaux en stabulation le plus longtemps possible, hors des prés, afin de récupérer leurs effluents pour nourrir quotidiennement le méthaniseur. « Le choix du curseur entre le "tout pâture" et le "tout bâtiment" est un choix de système qui s’effectue bien en amont de celui de la méthanisation », considère de son côté Solagro.
Y a-t-il des risques d’incident dans les unités de méthanisation ?
La réglementation stipule que les digesteurs doivent être implantés à plus de cinquante mètres des habitations occupées par des tiers afin de minimiser l’impact en cas d’accident. Les usines de méthanisation ne sont pas classées Seveso mais plusieurs « phénomènes dangereux » restent néanmoins associés au biogaz. Un document du ministère de l’Agriculture et de l’Ineris liste les nombreuses exigences de sécurité à adopter dans les installations de méthanisation agricole. En 2019, le collectif scientifique national méthanisation raisonnée (CSNMR) a relevé 21 incidents sur des méthaniseurs, dont 18 sur des méthaniseurs d’agriculteurs. Les incidents sont de plusieurs ordres : pollutions olfactives, déchirement de bâches au-dessus des dômes des digesteurs contenant le gaz, incendie, explosion…
Certains faits sont également troublants comme la mort de 23 veaux en contrebas d’une unité de méthanisation entre août 2017 et janvier 2018. Les résultats des analyses d’eau menées par l’agriculteur ont révélé des taux de coliformes, c’est-à-dire de bactéries liées à des matières fécales, anormalement élevés et la présence de métaux lourds dans l’eau.
Concernant le risque sanitaire, l’Ademe reconnait que des germes peuvent résister à la méthanisation et se retrouver dans le digestat. Solagro estime pour sa part qu’un digestat contient de l’ordre de 100 fois moins de pathogènes qu’un fumier. Le CSNMR pointe également le risque d’émissions de gaz irritants et dangereux pour la santé comme l’ammoniac ou l’hydrogène sulfuré, en cas de fuite par exemple, et demandent des contrôles indépendants fréquents. « Le rythme de l’incidentologie croît plus vite que celui des installations, preuve d’un manque de considérations des dangerosités de ces usines », estime le collectif scientifique.
Comment les unités de méthanisation sont-elles contrôlées ?
Toutes les installations de méthanisation, aussi petites soient-elles, sont soumises à la réglementation ICPE (« Installation classée pour la protection de l’environnement »). En dessous de 30 tonnes de matières entrantes par jour, il n’y a pas d’étude d’impact et l’unité relève d’un simple régime de déclaration. Entre 30 et 100 tonnes de matières entrantes par jour, l’unité relève d’un régime d’enregistrement : elle est soumise à une contribution envoyée à l’inspection des installations classées, puis à l’avis du conseil municipal et à une consultation publique. Au-dessus de 100 tonnes de matières entrantes par jour, l’unité entre dans le régime d’autorisation qui implique une enquête publique et administrative, ainsi qu’une autorisation préfectorale.
Une fois le méthaniseur mis en service, il revient à celui qui l’exploite de réaliser des « auto-contrôles ». « C’est tout le problème des limites », note Jean-Marc Thomas, paysan en Bretagne. « Prenons un projet à 29 tonnes par jour. A 30 tonnes, il bascule du régime de déclaration au régime d’enregistrement. Comment avoir la garantie que demain n’entreront pas 31 tonnes par jour ? » La même réserve concerne le ratio de 15 % de cultures alimentaires dédiées.
« C’est bien l’administration qui s’assure du non-contournement du seuil pendant la période d’exploitation des installations », précise à ce sujet l’Ademe. « Cette vérification peut s’effectuer soit au niveau du respect des plans d’approvisionnement, soit à la faveur de demande d’augmentation de la production d’énergie. » Des contrôles menés par des organismes agréés par le ministre de la Transition écologique et solidaire sont prévus tous les cinq ans.
Sophie Chapelle et Simon Gouin
Notre
dossier : |
Notes
[1] Selon le cabinet de conseil Solagro, spécialisé dans les transitions énergétique, agroécologique et alimentaire, on peut rencontrer des unités individuelles à la ferme qui traitent majoritairement des sous-produits de l’agro-alimentaire et des unités territoriales qui reçoivent essentiellement des matières agricoles. Certaines installations ne traitent que des déchets agro-alimentaires.
[2] Selon les calculs du CNSMR qui se base sur une moyenne de production d’énergie équivalente électrique de 7,4 GWh par méthaniseur.
[3] Voir à ce sujet l’étude MéthaLAE coordonnée par Solagro.
[4] Solagro précise à ce sujet : « Le digestat solide contient la matière organique, l’azote organique, le phosphore et le potassium non solubles et biodisponibles sur le long terme car ils se minéralisent lentement. Il joue le rôle d’amendement : nourrir le sol. Le digestat liquide contient peu de phosphore, la majorité du potassium, et surtout de l’azote sous forme ammoniacale. Comme il est moins riche en matières sèches, il s’infiltre plus facilement dans le sol et joue le rôle d’engrais (nourrir les plantes avec les nutriments immédiatement assimilables) ».
[5] Télécharger la fiche sur le cycle du carbone réalisée par le CSNMR
[6] Sans méthanisation, les agriculteurs mettent généralement leur fumier en tas. Le fumier se transforme en compost et est ensuite épandu dans les champs.
Publié le 27/02/2020
Assemblée nationale. Les pièges de la réforme révélés dans l’Hémicycle
Aurélien Soucheyre et Cyprien Boganda(site humanite.fr)
Le débat de fond a surgi sur la réforme des retraites grâce à la bataille d’amendements menée par les groupes d’opposition. Au plus grand désespoir des macronistes, qui refusent de voir la réalité du texte et ne savent pas comment défendre la loi inique concoctée par le gouvernement.
Ils ne savent plus quoi répondre. Le débat parlementaire sur la réforme des retraites tourne au calvaire pour les députés LaREM. Ils éludent, renvoient à la conférence de financement, grossissent les défauts du régime actuel, vitupèrent, mais ne répondent pas sur le fond. « Il n’y a aucune garantie dans ce texte », déplorent les élus de gauche comme de droite : quel sera le niveau des pensions ? Quel sera l’âge de départ à la retraite ? Quels droits seront liés à la pénibilité, au chômage, aux enfants ? Silence radio du côté des macronistes. Poussée dans ses derniers retranchements, la rapporteuse du volet organique de la loi a même répondu, lundi, par un édifiant lapsus. « Nous vous proposons un grand bond en arrière ! » a tonné Cendra Motin, sous les applaudissements des élus de la majorité qui n’ont même pas entendu le cruel aveu. Tout comme ils n’écoutent pas les démonstrations réalisées chaque jour par les députés d’opposition. Florilège.
1 La règle d’or et rien d’autre
Ils ont épluché le projet de réforme et l’étude d’impact dans tous les sens : rien. « C’est incroyable, malgré tous nos efforts pour connaître la réalité de votre loi, nous ne savons toujours pas quel est l’âge d’équilibre à partir duquel les salariés pourront faire valoir leurs droits à taux plein », s’étouffe Fabien Roussel. « Dans l’étude, on parle de 65 ans, mais dans la loi, il n’y a rien ; dans vos propos, il n’y a rien ! » ajoute le secrétaire national du PCF. « C’est un système à points », répondent en chœur les macronistes, comme si cela devait tout expliquer. « Mais la valeur du point n’offre aucune garantie sur le montant des pensions, car le coefficient de conversion entre la valeur d’achat et la valeur de service est encore inconnu ! » insiste l’élu FI Adrien Quatennens. « Dans le texte, la seule garantie, c’est votre règle d’or qui porte uniquement sur l’équilibre financier du système et la part des retraites dans le PIB. Donc, les pensions serviront de variable et baisseront ! » s’insurge le député PS Boris Vallaud. N’ayant pas convaincu la majorité, les élus déposent des amendements. Les communistes Pierre Dharréville et Stéphane Peu invitent à interdire de désindexer les retraites par rapport à l’inflation, puis à fixer a minima des pensions à 75 % des salaires perçus pendant la carrière. Le rapporteur Modem Nicolas Turquois les repousse avec morgue. « J’ai fait un certain nombre de calculs pour essayer de favoriser l’endormissement des uns et des autres », démarre-t-il, avant d’assurer à tort que « les masses en jeu avant et après la réforme sont du même ordre de grandeur », et de conclure sans préciser : « Certains auront moins que prévu pour que d’autres aient plus que prévu. »
2 Les agriculteurs, sacrifiés sur l’autel du capital
Qui aura moins et qui aura plus, du coup ? « Vous avez décidé de câliner les plus riches, de faire payer les plus pauvres, d’humilier les agriculteurs, de renoncer à la parole donnée ! » dénonce dans l’Hémicycle le député PCF Sébastien Jumel. En cause, l’abandon de la promesse de Macron d’augmenter les pensions des agriculteurs déjà retraités à 85 % du Smic. « Le président dit qu’on n’a pas les moyens, mais on a trouvé les moyens de rendre 4 milliards d’euros au 1 % de Français les plus riches ! » accuse Boris Vallaud. L’élu PS pointe ici l’autorisation faite aux plus fortunés de se constituer leur propre cagnotte de retraite, au détriment de tous les autres. Les députés PCF déposent alors un amendement pour taxer le capital afin de financer les retraites. « Opposer en permanence travail et capital ne me semble pas très sain », répond le secrétaire d’État aux retraites Laurent Pietraszewski en rejetant la proposition. « Nous ne cherchons pas à opposer le travail et le capital, mais à inscrire la possibilité de les faire participer tous deux au financement du système de retraite ! » répond Fabien Roussel. Le socialiste Dominique Potier monte lui aussi au créneau. « Malsain ? Cette question des écarts entre capital et travail est tout sauf taboue, il est même extrêmement sain de la poser ! » lance-t-il en soutenant l’amendement PCF, en plus d’en déposer un autre pour « mobiliser 20 à 30 milliards d’euros sur les revenus du capital, soit 20 à 30 fois la somme nécessaire pour permettre aux paysans les plus pauvres de retrouver la dignité que leur doit la nation ». Cette solution, qui n’aurait pas bénéficié qu’aux agriculteurs mais à tous les Français, a sans surprise été jetée à la poubelle par la Macronie.
3 Les droits familiaux amputés
C’est l’un des arguments favoris du gouvernement : son régime par points permettrait d’en finir avec les inégalités de retraites, bien réelles, entre les hommes et les femmes. Dans le futur régime, « chaque naissance donnera lieu à l’attribution d’une majoration de 5 % des points acquis par les assurés au moment du départ à la retraite », promet le gouvernement. Mais, pour la députée socialiste Valérie Rabault, le compte n’y est pas. Dans l’Hémicycle, elle prend le cas d’une femme née en 1975, qui commence à travailler à 22 ans : « Dans le système actuel, cette femme doit cotiser 43 ans pour bénéficier d’une retraite à taux plein, ce qui l’amène à travailler jusqu’à 65 ans. Supposons maintenant qu’elle ait un enfant : le système actuel lui donne droit à une majoration de huit trimestres, ce qui lui permet de partir à 63 ans. Dans le futur régime, un enfant lui donnera certes droit à une majoration de 5 %… Mais si elle déci de toujours de partir à 63 ans, elle subira les effets du malus prévu, qui est de 5 % par année : soit 10 % de moins. Au total, elle aura donc perdu 5 % de pension. Je n’appelle pas ça la résorption des inégalités entre hommes et femmes. »
Autre lièvre soulevé par l’opposition, celui du volume de ressources attribué dans le nouveau régime à cette question. Le député LR Éric Woerth est revenu à la charge à plusieurs reprises : « Selon le graphique réalisé par vos services, les masses financières consacrées aux droits familiaux seraient, en 2050, moins importantes qu’elles ne l’auraient été sans la réforme. (…) Il y aurait donc moins de droits familiaux qu’actuellement ? » Sans surprise, sa question n’a pas obtenu de réponse claire.
4 Des revalorisations renvoyées à plus tard
Pour tenter d’apaiser les professions qui craignent d’être particulièrement pénalisées par la réforme des retraites, le gouvernement promet d’hypothétiques revalorisations de salaires. « Comment s’opposer à une réforme qui offre enfin l’occasion d’augmenter les salaires des enseignants et des chercheurs ? » fait mine de s’interroger Agnès Firmin-Le Bodo, députée Modem. Au passage, ce raisonnement est curieux, dans la mesure où on pouvait très bien revaloriser les enseignants sans réformer les retraites… Les syndicats ont entamé des négociations avec le ministère de l’Éducation. Le ministre Blanquer vient d’annoncer que les enseignants débutants gagneraient 100 euros de plus net par mois à partir de 2021, mais le flou persiste selon Francette Popineau, cosecrétaire générale du SNUipp-FSU : « Il n’est évidemment pas absurde de revaloriser les débutants. Mais nous avons besoin de précision. Qui sera concerné ? Les professeurs stagiaires ou bien les titularisés ? S’agira-t-il de salaire ou de prime ? Par ailleurs, il faudra revaloriser également les fins de carrière. » Quoi qu’il en soit, la syndicaliste souligne que les hausses de rémunération ne suffiront pas à corriger les effets du projet de loi : « Nous avons calculé que les enseignants perdront entre 600 à 900 euros de retraite avec la réforme. »
Aurélien Soucheyre et Cyprien Boganda
Publié le 26/02/2020
Retraites : « avec le 31 mars, nous voulons refaire une très, très grosse journée »
La rédaction (site rapportsdeforce.fr)
L’intersyndicale nationale a fixé la prochaine date de grève et de manifestations interprofessionnelles dans cinq semaines, le 31 mars. Nous avons interrogé Simon Duteil, secrétaire national de l’Union syndicale Solidaires qui a régulièrement participé aux réunions de l’intersyndicale depuis le 5 décembre, sur le pourquoi de cette date.
Peux-tu nous expliquer comment la date du 31 mars a été retenue, plutôt qu’un prochain rendez-vous plus rapproché ?
C’est un cheminement sur plusieurs semaines. Quand nous avons vu fin janvier que la capacité de grève reconductible n’était plus là, les questions qui se sont posées aux différents syndicats qui participent à l’intersyndicale ont été les suivantes : quels moyens pour garder et insuffler du rapport de force ? Comment éviter de tomber dans un rythme hebdomadaire d’une grève qui s’amenuise au final ? L’enjeu étant d’éviter que le mouvement dépérisse en se réduisant à un noyau actif très restreint qui n’arrive plus à entraîner la population, alors que nous sommes dans un contexte où notre combat pour le retrait du projet de loi sur les retraites est majoritaire.
À partir de là, les discussions ont émergé pour savoir si nous étions capables de donner une date de moyen terme que l’on puisse préparer, sans rupture dans la mobilisation. Nous l’avons abordé lors de la réunion du 6 février avec pour objectif d’avoir des mandats de nos structures pour l’intersyndicale du 20 février. L’idée de fond, ce n’est pas : il n’y a rien entre le 20 février et cette date-là. L’intersyndicale nationale a rappelé son appui à toutes les mobilisations qui auront lieu autour du 8 mars. Comme cette journée est un dimanche, il y aura des actions et des actes de grève un peu en amont ou en aval. Mais elle a aussi affirmé son appui à toutes les intersyndicales locales ou les assemblées générales qui continuent à proposer des actions qui font vivre la mobilisation. Nous allons aussi nous atteler à notre propre conférence de financement des retraites qui aura lieu au mois de mars à l’échelle nationale, et que nous voulons démultiplier sur tout le territoire. Elle vise à montrer que le système par répartition est finançable et améliorable.
Pourquoi une date si lointaine, alors que jusqu’ici l’intersyndicale avait plutôt tenté de resserrer au maximum le calendrier ?
Les équipes syndicales nous disent qu’il faut un temps pour reprendre de l’énergie et faire le travail de conviction auprès des salariés. La majorité des gens pense que la loi est mauvaise, mais penser être capable de passer à l’action, se dire que l’on peut se mettre en grève, aller manifester, nécessite du temps pour préparer le terrain. Avec le 31 mars, nous voulons refaire une très, très grosse journée. C’est une sorte d’acte 2, mais nous ne disons pas que c’est le 5 décembre bis.
L’intersyndicale va se revoir très prochainement pour affiner la préparation du 31 mars, mais aussi et surtout, la préparation des suites de la mobilisation. En tout cas, nous ne sommes pas du tout dans une logique de journées sautes-moutons. Pour autant, nous ne nous intoxiquons pas sur l’état du mouvement. Nous construisons avant tout à partir de ce que nous disent les camarades dans les secteurs et les territoires, sur ce qu’ils pensent être capables de faire. Nous ne sommes plus dans la séquence du mois de janvier où nous avons essayé d’élargir et d’appuyer pour qu’il y ait d’autres départs en grève reconductible en plus des transports. Il y a eu tout de même des mouvements forts : dans la culture et l’éducation, mais aussi la chimie, l’énergie.
Cette séquence-là n’a pas été directement gagnante et nous n’avons pas obtenu le retrait de la loi à ce moment-là. Aujourd’hui, nous continuons à vouloir créer le rapport de force pour retirer la loi. Cela veut dire mettre en place un plan d’action et c’est ce que fait l’intersyndicale.
Pour autant, est-ce que ce n’est pas un mauvais signe donné aux plus combatifs, à celles et ceux qui sont encore un peu ou beaucoup en grève comme les avocats ?
Il peut y avoir de la déception, mais nous composons avec nos mandats, notre démocratie interne. Il n’y a pas de bouton magique pour arriver à faire la grève générale pendant trois jours et gagner. Nous avons essayé de pousser et de construire sur le 5 décembre, d’élargir au maximum depuis, de pousser à la reconductible. Au niveau de Solidaires nous avions appelé à la reconductible avant même le 5 décembre. Maintenant, il faut regarder la réalité. Si nous ne sommes pas capables de redonner du souffle, de retourner vers les salariés, et pas seulement vers les gens qui sont déjà dans l’action, nous n’aurons pas les moyens de peser et de faire retirer la loi.
Le 31 mars, qui peut paraître loin, doit se penser avec tout ce qu’il y a au milieu : le 8 mars au niveau de l’intersyndicale, mais aussi pour nous à Solidaires avec les mobilisations écologistes des 13 et 14 mars, pendant lesquelles nous ferons le lien avec la question des retraites. La situation n’est pas : nous sommes le 20 février et la prochaine fois que l’on se voit pour discuter et agir sur les retraites est à la fin du mois de mars. Le cadre est plutôt : nous sommes le 20 février et nous nous donnons les moyens de faire une énorme journée le 31 mars qui doit donner des perspectives pour autre chose. Et au milieu, il y a des luttes de secteurs comme le 5 mars dans l’enseignement supérieur et la recherche, avec peut-être des rebonds en mars, il y a la mobilisation des femmes le 8 mars, celle sur le climat et pour un autre avenir autour du 13 et du 14 mars. Il y a un rythme qui se met en place.
Du coup, vous vous donnez pour perspective de gagner entre le 31 mars et le 30 juin.
De fait, mais nous ne sommes à l’abri de rien. Nous avons en face de nous un gouvernement affaibli politiquement, dont le projet de loi n’était pas préparé, et qui n’est pas sincère dans ce qu’il présente. Il y a une forme de crise politique. Ce qu’il faut, c’est déjà maintenir un rapport de force conséquent et montrer que la mobilisation qui a commencé début décembre est capable d’avoir un second souffle réel et très fort. Sauf surprise, mais nous prendrions s’ils voulaient retirer leur projet de loi plus tôt, nous pensons que pour qu’ils le retirent, il faut augmenter le rapport de force.
En tout cas, le 31 mars n’est pas un abandon. Ce n’est pas : on arrête pendant un mois et demi. Non, nous sommes dans une continuité et nous espérons qu’il y aura d’ici là de nombreuses actions, qu’il se passera beaucoup de choses partout localement.
Publié le 25/02/2020
Aurélien Soucheyre (site humanite.fr)
Le gouvernement songe de plus en plus à utiliser le 49-3 pour imposer son texte sur les retraites. Il l’évoque désormais publiquement. Une démarche antidémocratique, à l’image de sa réforme, marquée du sceau du mépris depuis le début.
C’est une petite musique qui a commencé doucement, avant de monter crescendo. Une musique lourde de menace : celle du 49-3. La Macronie la joue désormais à plein poumons, afin de faire passer en force sa réforme des retraites. « La question n’est plus de savoir si, mais quand. Attendez-vous à un 49-3 cette semaine », a ainsi lancé un poids lourd de la majorité, hier, dans le Journal du dimanche. Le même jour, Ouest France publiait une tribune de députés LaREM et Modem qui appellent sans la nommer le gouvernement à sortir l’arme fatale. Car l’article 49-3 de la Constitution permet de faire adopter un texte sans vote au Parlement . « À situation exceptionnelle, réponse exceptionnelle. Il est de notre responsabilité collective de mettre un terme à cette mascarade », écrivent les 13 signataires, qui accusent l’opposition de freiner les débats en ayant déposé 41 000 amendements. « Notre Constitution permet d’accélérer l’approbation de ce texte. Si nous voulons assurer un système de retraite universel, il n’y aura peut-être pas d’autre choix », ajoutent les auteurs de la tribune, avant de sortir les trompettes : « On tente un coup de force contre l’Assemblée. Que l’Assemblée s’en libère. C’est le sens de cet appel. »
« Libérer » l’Assemblée, donc, en ayant recours au 49-3 ? La Macronie n’en finit décidément plus de pervertir le sens des mots. Car le 49-3 a été pensé pour contraindre le Parlement à s’agenouiller devant le gouvernement. « L’utiliser serait une faute politique grave, un aveu de faiblesse gigantesque et l’expression d’un autoritarisme dangereux. Normalement, le 49-3 est utilisé pour discipliner une majorité. Là, ce serait fait pour museler l’opposition. C’est particulièrement grave », s’alarme Sébastien Jumel. Le député PCF refuse tout procès en « obstruction » intenté par les macronistes. « Nous utilisons nos amendements pour contraindre le gouvernement à s’expliquer et à dévoiler son projet. Quel sera l’âge de départ à la retraite ? Quels seront la valeur du point et le montant des pensions ? Comment sera calculée la pénibilité ? Quelles garanties pour les femmes ? Le gouvernement ne nous répond pas. Son texte n’est pas prêt », accuse le parlementaire.
Cela n’a hélas rien de surprenant. Le gouvernement marche seul et ne veut absolument pas débattre de sa réforme. « Il ne veut pas discuter de son projet avec les partenaires sociaux qu’il méprise. Il ne veut pas entendre les manifestants et les professions mobilisées qu’il passe son temps à enfumer. Il refuse de débattre avec les Français en repoussant tout référendum. Il ne veut pas non plus dévoiler le fond de sa réforme devant le Parlement. La preuve, c’est que son texte à trous est composé de 29 ordonnan ces », détaille le député PCF Pierre Dharréville. « Comment pourrions-nous voter un texte aussi important, qui bouscule toute notre organisation sociale, sans savoir précisément ce qu’il y a dedans et en laissant le gouvernement le rédiger plus tard en ayant recours à des ordonnances ? Voilà pourquoi nos amendements sont si nombreux, dès l’article premier, afin d’aborder tous les dangers d’emblée », argumente Adrien Quatennens. Le député FI estime même qu’il était nécessaire d’amender massivement cet article, dont l’examen est en cours à l’Assemblée, au motif que l’exécutif « ne veut pas aller plus loin, car il n’arrive pas à vendre son texte ».
Plutôt que de défendre pied à pied sa réforme, l’exécutif songe depuis longtemps au 49-3. « Il faut faire constater au grand public le jeu d’obstruction mené par certains », a ainsi commandé Emmanuel Macron en réunissant les députés LaREM à l’Élysée, le 11 février. Quelques jours plus tard, alors que le texte arrivait dans l’Hémicycle, le 17 février, Gilles Le Gendre lançait à la presse un commentaire sans appel. « Nous allons perdre du temps à nous embourber et nous noyer dans des choses qui n’ont aucun intérêt », déclarait le président du groupe LaREM, qui n’a eu de cesse de faire référence au 49-3 les jours suivants. « C’est un outil qui n’est pas à exclure évidemment », a ensuite déclaré le secrétaire d’État aux Transports, Jean-Baptiste Djebbari, le 21 février, avant un week-end durant lequel l’ensemble des ministres ont pris soin d’accuser l’opposition en cas de recours au 49-3.
Dans la foulée, le questeur LaREM de l’Assemblée nationale, Florian Bachelier, a nourri l’offensive en calculant qu’une « journée d’obstruction parlementaire par les députés minoritaires d’extrême gauche, c’est 1 500 000 euros d’argent public ». Sauf que le budget de l’Assemblée atteint chaque jour ce montant en moyenne, que les élus siègent ou non, comme l’a rappelé le député PS Boris Vallaud. « J’ai fait un rappel au règlement suite à cette déclaration de Bachelier. Sa démonstration est poujadiste et antiparlementariste. La démocratie a un coût, c’est normal. Que voudrait dire l’inverse ? Qu’il faut dissoudre le Parlement pour faire des économies et avoir recours à des ordonnances permanentes ? » tacle Sébastien Jumel.
Au même moment, dix députés proches du président, dont six LaREM, signaient de leur côté une tribune contre le 49-3, qui serait selon eux interprété comme « un passage en force » et un « déni de démocratie ». L’image de Manuel Valls s’était d’ailleurs considérablement dégradée après un recours à cette arme ultime sur la loi El Khomri en 2016. Près de 72 % des Français sont même contre un recours au 49-3 sur les retraites, selon un sondage BVA. L’usage du 44-3, ou vote bloqué, aurait sans doute le même impact et viendrait couronner la façon de gouverner de Macron : se passer du peuple, se passer des syndicats, et se passer du Parlement.
Aurélien Soucheyre
Publié le 24/02/2020
SDHI, ces pesticides épandus massivement qui s’attaquent à tous les êtres vivants
par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)
Connaissez-vous les SDHI ? Ces nouveaux fongicides, censés s’attaquer seulement aux champignons qui menacent les récoltes, s’en prennent en fait à tous les êtres vivants. Un « danger immense » selon des scientifiques. Le journaliste Fabrice Nicolino leur consacre son dernier ouvrage, Le crime est presque parfait. Entretien.
Basta ! : Épandus massivement depuis 2013 en France, les pesticides SDHI « inquiètent au plus haut point », dites-vous, car ils s’attaquent à la fonction respiratoire de tous les êtres vivants. Pouvez-vous nous décrire ces pesticides ?
Fabrice Nicolino [1] : Les SDHI sont des fongicides : ils s’attaquent aux champignons et moisissures. Arrivés en France surtout après 2013, ces pesticides sont épandus sur environ 80% des surfaces de blé et d’orge, mais aussi sur les tomates, les semences, les pommes de terre, la vigne, les arbres fruitiers. On en trouve également sur les terrains de foot et sur les terrains de golf.
Comment opèrent-ils ? Ils s’attaquent à la fonction respiratoire des cellules des champignons – la « SDH », ou succinate déshydrogénase. Vendus comme des produits « à cible » – ne s’attaquant qu’aux champignons –, les SDHI ne font en fait aucune différence entre les êtres vivants : ils s’attaquent à la fonction respiratoire des champignons, mais aussi à celle des vers de terre, des abeilles et des êtres humains. Or, les défauts et déficiences de la SDH peuvent entraîner de nombreuses maladies souvent épouvantables. Il y en a des dizaines, certaines extrêmement rares, d’autres très fréquentes, parmi lesquelles Alzheimer et Parkinson, des diabètes, des myopathies, des convulsions généralisées, etc. Un mauvais fonctionnement de la SDH peut aussi entraîner des cancers. Toutes ces maladies ne sont pas forcément dues à une déficience de la SDH, mais elles peuvent l’être.
C’est un scientifique, Pierre Rustin, directeur de recherche émérite au CNRS, qui lance l’alerte à l’automne 2017. Il vient de découvrir l’existence des SDHI et, très inquiet, contacte l’Anses, l’agence de sécurité sanitaire en charge de ces questions [2]. La suite ne correspond pas tout à fait à ce qu’il attendait….
C’est le moins que l’on puisse dire ! Pierre Rustin, grand spécialiste des maladies mitochondriales – c’est-à-dire provoquées par une anomalie de la SDH –, découvre l’existence des SDHI par hasard. Nous sommes en octobre 2017 et Pierre Rustin ne sait rien des pesticides. Il ne s’y est jamais intéressé. Il est occupé à réaliser une bibliographie, à compiler des documents portant sur son domaine de recherche, quand il tombe sur les SDHI. Or, Pierre Rustin sait que la SDH est présente dans la (presque) totalité des êtres vivants. Il comprend immédiatement que le danger est immense.
Il est stupéfait et indigné. Indigné parce qu’il travaille sur les maladies mitochondriales depuis 40 ans – 40 ans à essayer de sauver des vies – et qu’il réalise soudain que des produits susceptibles de provoquer ces maladies ont été mis en vente, puis épandus, sans que personne n’en sache rien. Dans la foulée, il téléphone à l’Anses, imaginant alors que « quelque chose » va commencer. Il pense qu’une agence de sécurité sanitaire est là pour aider la société. Comment le lui reprocher ?
Mais l’Anses ne dit rien. Pendant des mois, l’agence reste silencieuse. Cela amplifie l’indignation de Pierre Rustin qui décide, avec neuf autres scientifiques, de lancer une seconde alerte via la publication d’une tribune dans Libération.
L’Anses se retrouve alors obligée de sortir de son silence... Elle convoque Pierre Rustin et ses neuf collègues le 14 juin 2018. Huit mois après la première alerte. Comment se passe cette rencontre ?
Malheureusement, assez mal. Plusieurs des scientifiques qui ont assisté à cette rencontre en parlent encore aujourd’hui comme la pire journée de leur vie professionnelle, tant ils se sont sentis méprisés et peu pris au sérieux. Précisons qu’il ne s’agit pas, pourtant, d’un groupe de rebelles qui bricolent dans leur coin. Les neuf signataires sont de vrais scientifiques et médecins, reconnus comme tels par leur communauté. De plus, depuis leur découverte des SDHI, en octobre 2017, Pierre Rustin et son équipe ont travaillé ! Ils ont mené diverses expériences in vitro. Avec Paule Bénit, ils ont découvert que les SDHI inhibent la fonction respiratoire de nombreux êtres vivants : vers de terre, mais aussi des abeilles et humains.
Ils ont également documenté que les humains ne sont pas égaux face aux attaques de ces pesticides. Par exemple : les personnes qui ont la maladie d’Alzheimer sont plus atteints que les autres. Ils ont donc un corpus scientifique solide, qui affirme clairement que les SDHI représentent un danger majeur. En toute logique, ils devraient être reçus comme des héros. Ce qui n’a pas été le cas. « J’ai senti qu’on était dans la position de ceux qui font du bruit et qui embêtent », dira l’une des scientifiques présentes.
Suite à cette rencontre, l’Anses décide de missionner un « groupe d’expertise collective d’urgence » (GECU) pour évaluer la dangerosité des SDHI. Dans votre ouvrage, vous mettez en doute la compétence des membres de ce groupe. Pourquoi ?
Le président est pharmacien dans la marine nationale. Il est sans doute très compétent dans son domaine. Mais ce dont on parle avec les SDHI est très spécifique, et exige un savoir scientifique très pointu. Il y a aussi un médecin du travail de Lille et une universitaire de Rouen, dont on ne peut pas dire qu’elles connaissent le sujet non plus. Et enfin Marie-France Corio-Costet, qui n’aurait jamais dû être sollicitée, et n’aurait jamais dû accepter de faire partie de ce groupe puisqu’elle est en plein conflit d’intérêt. Elle a, par le passé, eu plusieurs contrats avec des multinationales qui commercialisent des SDHI et participe depuis longtemps à des conférences et colloques sur le sujet, généralement payés par les industriels !
En plus de nommer ces personnes à mon sens incompétentes sur ce sujet, on refuse que Pierre Rustin, qui propose ses services, participe à ce groupe, alors qu’il aurait été tellement logique qu’il en fasse partie ! Six mois plus tard, sans surprise, le Gecu rend un avis qui dit, grosso modo, qu’il n’y a pas de problème. Et pour l’Anses, ce rapport clôt l’affaire des SDHI.
Vous dites que cette affaire des SDHI est révélatrice de tout un système réglementaire qui permet aux pesticides de prospérer. Pourquoi ?
Les tests pratiqués par les industriels pour obtenir leurs autorisations de mise sur le marché (AMM) ne permettent pas de repérer une éventuelle action délétère des SDHI, parce qu’ils ne tiennent pas compte des bouleversements scientifiques des quinze dernières années. L’Anses fait semblant de croire à ce que pensait Paracelse, médecin brillant du 16ème siècle, qui théorisa le concept de « la dose fait le poison ». En d’autres termes : plus on est exposé à un produit, plus c’est dangereux. C’est une vision mécaniste. Mais la chimie de synthèse nous fait entrer dans un autre monde. On sait que, avec les pesticides notamment, ça ne marche pas comme ça. Il y a très souvent des effets non-linéaires.
Avec certaines molécules, moins on est exposé, plus on est empoisonné. Le moment de l’exposition devient crucial : les fœtus, par exemple, sont particulièrement vulnérable. Et il n’y a pas d’« effets de seuil », c’est à dire pas de dose minimum en deçà de laquelle le produit serait inoffensif. Dès qu’il y a contact, il y a danger. La science réelle a fait exploser le cadre sur lequel repose la réglementation qui encadre la mise sur le marché des pesticides. Mais peu importe. On continue à utilise des tests dont on sait de manière certaine qu’ils ne sont d’aucune fiabilité pour nombre de produits chimiques.
Les tests de cancérogénicité reposent encore sur ce que l’on appelle la génotoxicité. On recherche les marqueurs classiques de la détérioration des gènes, par exemple la coupure de l’un d’eux et plus généralement une modification de sa structure. Or, l’énorme souci posé par cette méthode est que l’ADN peut fort bien être intact, tandis que certains gènes sont « éteints » à la suite de modifications épigénétiques (Ndlr : L’épigénétique s’intéresse à ce qui peut influer et moduler l’expression des gènes, par exemple leur environnement : présence de produits chimiques, température, alimentation… [3]).
Lors de la réunion du 14 juin 2018, qui s’est tenue à l’Anses, Pierre Rustin a souligné que les tests pratiqués sur les SDHI ne peuvent pas détecter les modifications épigénétiques porteuses du pire. Et l’un des membres présents, côté Anses, a osé dire : « Si vous nous fournissez un test épigénétique simple et bon marché, nous sommes preneurs »... Sachant pertinemment que cela n’existe pas. C’est honteux ! Soit les tests sont nécessaires et on les fait. Soit ils ne servent à rien, et on passe à autre chose. Mais on ne peut en aucun cas se priver d’un instrument de savoir susceptible d’éviter morts et maladies, au motif qu’il serait trop compliqué et trop coûteux !
Pour vous, ce positionnement de l’Anses s’explique par « une grande proximité avec l’industrie », qui continue à autoriser des produits très dangereux. Pouvez-vous préciser ?
Je crois pouvoir dire, après mon enquête sur les SDHI, que l’Anses est incapable de nous protéger. Précisons que l’Anses est issue de la fusion de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) et de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset), dont les histoires sont gangrenées par des des conflits d’intérêts majeurs [4]. Mais je ne crois pas qu’il y ait corruption, ni de près ni de loin, des experts de l’Anses. Et je ne crois pas non plus qu’il y ait le moindre complot : ce n’est pas par vilenie qu’ils soutiennent des produits très dangereux. Ce sont fondamentalement des bureaucrates, qui s’abritent derrière une réglementation mise en place pour que les pesticides puissent être massivement utilisés.
C’est un système extrêmement solide, avec une structuration du déni qui dure depuis l’après-guerre. On sait que des liens étroits sont noués dès les années 1950 entre le ministère de l’Agriculture, l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), la FNSEA et les vendeurs de pesticides. Il y a une grande proximité entre les responsables de ces divers organismes. Les personnes qui y travaillent se croisent à longueur de temps dans leurs quotidiens, par exemple dans des colloques généralement payés par l’industrie. Si l’on en revient aux SDHI : l’Anses, l’Inra et l’institut du végétal Arvalis (financé par des professionnels notamment du secteur agricole, ndlr) ont rédigé des notes communes sur les résistances aux SDHI. Autrement dit : l’Anses s’est accordée avec des représentants de l’industrie pour donner son aval à ces produits. Comment peut-on imaginer que, ensuite, ils disent « non, en fait, il ne faut pas les utiliser » ? On voudrait que l’Anses se déjuge. C’est impossible.
L’organisme qui délivre les autorisations de mise sur le marché (AMM) ne peut pas être celui qui interdit les pesticides. Il faut absolument séparer ces deux fonctions. Autre exemple, qui montre le rôle trouble de l’Anses : en novembre 2017, l’association Générations futures a déposé un recours devant le tribunal administratif pour demander l’annulation des AMM des insecticides néonicotinoïdes Closer et Transform, contenant du sulfoxaflor. Face à eux, lors de l’audience, il y avait les représentants de l’industrie chimique mais aussi trois personnes de l’Anses, venues défendre le fait qu’il ne fallait pas retirer les AMM. On se retrouve avec une agence publique qui vient défendre des intérêts privés devant un tribunal.
Que faut-il faire face à cette situation, selon vous ?
Mon point de vue est qu’il faut dissoudre l’Anses. Elle a fait preuve de si graves errements qu’ils ne peuvent être que structurels. Cela ne signifiera le chômage pour personne. La fonction sociale de l’agence est éminente et ne saurait disparaître. Je suis même convaincu qu’il y a du travail pour bien plus de monde que les personnes aujourd’hui en poste.
Concernant les SDHI, il faut bien évidemment les interdire. Le 22 janvier dernier, 450 scientifiques ont signé une tribune dans le quotidien Le Monde pour demander l’interdiction de ces pesticides. Par ailleurs, un groupe réunissant scientifiques, associations et députés a déposé un recours devant le tribunal administratif pour demander le retrait des autorisations de mise sur le marché des SDHI. Nous avons donc décidé de ne pas nous laisser faire.
Plus globalement, sur la question des pesticides, les choses changent. Elles doivent changer. Le combat des paysans malades des pesticides qui demandent justice – comme Paul François, le mouvement des Coquelicots, les arrêtés des maires contre les pesticides à proximité des habitations… : tout cela a fait surgir la question des pesticides comme étant très importante. On peut désormais protester haut et fort tous ensemble. Malheureusement, en face, nous avons un gouvernement qui, comme tous les précédents qu’ils soient de gauche ou de droite, laisse une liberté totale à la FNSEA et à l’agrochimie.
C’est une situation incroyable : 90% des Français veulent sortir des pesticides. Et en face, à cause de la cogestion du ministère de l’Agriculture avec la FNSEA et l’agrochimie, rien. C’est un déni de démocratie violent et insultant. Car ces gens défendent des intérêts particuliers. Mais sans révolte sociale, ce système perdurera. Il faut que se lève une contestation radicale.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Publié le 23/02/2020
Étienne Balibar : « Le communisme, c’est une subjectivité collective agissante et diverse »
Jérôme Skalski (site humanite.fr)
Dans les deux premiers volumes de ses Écrits (la Découverte) réunissant essais et textes d’intervention – dont certains inédits – rédigés entre 1994 et 2019, le philosophe emprunte les chemins du concept et de l’histoire. À leur croisée, la politique.
Les deux premiers tomes de vos Écrits, publiés cette année aux éditions la Découverte, associent concept et histoire, notions souvent opposées. Qu’est-ce qui anime ce double intérêt de votre pensée ?
Étienne Balibar Au cours de la vie, j’ai travaillé, d’un côté, autour de questions dont le centre d’intérêt était le travail du concept, en particulier de questions épistémologiques et anthropologiques, et puis, d’un autre côté, comme citoyen et comme militant, j’ai eu le sentiment qu’il fallait s’affronter à l’histoire dont on fait partie. On pourrait se dire que l’histoire, c’est le domaine dans lequel tout change. Celui dans lequel les positions les plus assurées sont, à un moment ou un autre, inévitablement remises en question. J’en discute un certain nombre dans mon livre sous le nom de « traces ». De l’autre côté, on pourrait avoir le sentiment que le travail du concept vise à une sorte de permanence qui est l’opposé même de la fuite du temps. Il est vrai qu’il s’agit de deux styles de travail mais je dirai volontiers – et j’espère que ces deux livres le montrent – qu’il y a un troisième terme fondamental qui est partie prenante aussi bien de la réflexion sur l’histoire que du travail du concept qui est la politique au sens large du terme. Donc, d’un côté, j’ai essayé de travailler et de réfléchir sur des exemples, passés ou présents, et même à venir, au sens de la conjecture, à la façon dont se noue le rapport intrinsèque de la politique, de l’histoire ou de la praxis et de la temporalité, et puis, de l’autre côté, j’ai essayé, sur la trace des dernières tentatives d’Althusser et de Foucault en particulier, de produire et d’explorer une conception de la pensée théorique dont le conflit, et par voie de conséquence, inévitablement, la politique, constituerait non pas une extériorité contingente, voire même un danger dont il faudrait se prémunir, mais au contraire une sorte de ressort, ou de puissance intrinsèque.
Point sur lequel vous ne cessez de croiser Marx ?
Étienne Balibar Oui, je revendique différentes sources d’inspiration – y compris certaines qui ne vont pas de soi comme Weber ou Schmitt –, mais la plus grande de toutes, effectivement, pour moi, c’est toujours Marx. Il y a quelque chose chez lui qui est admirable et que j’avais déjà souligné dans mon petit livre sur la Philosophie de Marx (1). Marx m’apparaît comme quelqu’un qui n’a jamais cédé, au fond, sur deux exigences fondamentales, même quand elles risquaient d’entrer en conflit l’une avec l’autre. Celle, d’un côté, de transformer le monde. C’est l’idée que nous vivons dans une société qui non seulement est contradictoire mais insupportable et qu’il faut absolument trouver les leviers, les forces et les tendances sur lesquels on peut s’appuyer pour la faire accoucher de son propre avenir et de son alternative. De l’autre côté, il y a chez Marx une soif de vérité qui repousse le compromis avec les facilités ou les contingences de la lutte politique. Il n’a cédé sur aucune des deux exigences, ce qui veut dire aussi qu’il a pris le risque de se tromper. La vérité ne se découvre que par l’erreur. Car, comme disait Spinoza, « il faut comprendre », surtout comprendre ce que l’on a fait et ce qui arrive à ce que l’on a fait. Enthousiasme maximal, donc, et conceptualité maximale.
Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté. N’est-ce pas aussi, d’une certaine manière, la formule de Gramsci ?
Étienne Balibar C’est tout à fait la formule de Gramsci ! C’est une des expressions les plus claires de cette tension qui, certes, est malaisée, mais qui est aussi une condition sine qua non de l’action politique. Il y a d’autres formulations possibles. Celle, par exemple, que contient l’antithèse weberienne de l’éthique de la conviction et de l’éthique de la responsabilité, à condition de la lire non pas comme une exclusion mais comme une réciprocité de perspectives. Max Weber ne passe pas pour un grand révolutionnaire, mais de mon point de vue, c’est un maître à penser au moins aussi important que Gramsci ou Marx, en tout cas sur le plan de la méthode. Il y a aussi la formule de Machivel : « Andar drieto alla verità effetuale della cosa » qui est dans une lettre de Machiavel à François Guichardin et que je cite dans l’ouverture de Passions du concept. « Andar drieto », dans la langue toscane de l’époque, cela ne veut pas dire « aller tout droit », mais cela veut dire « aller derrière », c’est-à-dire « suivre », « être à la poursuite » de la vérité.
Votre réflexion sur l’histoire de ce qu’on appelle le « socialisme réel » vous conduit, dans le sillage de Spinoza, à une réflexion critique réhabilitant l’idée, en particulier, de la démocratie. Pourquoi ?
Étienne Balibar Il y a un certain nombre de tournants décisifs dans l’histoire du « socialisme réel ». Naturellement, Staline en est la référence incontournable. La question qui se pose, c’est de savoir ce qui s’est joué au moment où Staline, et tout ce qu’il représentait, a pris le pouvoir en Union soviétique, quelque temps après la mort de Lénine. J’ai décrit cela dans mon texte sur la trace de la révolution d’Octobre, comme retour du principe de la souveraineté étatique dans l’histoire de la révolution communiste. Mais iI y a quelque chose qui s’est joué plus tôt que cela et j’ai complètement changé d’avis au cours de ma vie à ce sujet. C’est le moment où, en 1918, au fort de la guerre civile, Lénine décide que les élections de l’Assemblée constituante sont nulles et non avenues et que la démocratie parlementaire constitue un obstacle à la transformation révolutionnaire ou un foyer de résistance contre-révolutionnaire, et que, par conséquent, il faut abolir ce type d’institutions représentatives pour mettre en place, dans la présentation idéale de l’époque, une démocratie plus radicale qui est la démocratie des soviets ou la démocratie conseilliste derrière laquelle, en fait, la toute-puissance du parti unique, même pour les meilleures raisons du monde, va finir par s’imposer. À ce moment-là, Rosa Luxemburg, de façon prémonitoire, écrit un texte qu’elle n’a pu publier elle-même en raison de son arrestation et de son assassinat et dans lequel figure cette phrase fameuse : « La liberté, c’est toujours la liberté de penser autrement. » Ce qui veut dire que l’abolition du pluralisme idéologique contient en elle-même, d’une certaine façon, la sentence de mort de la tentative révolutionnaire. Dans la tradition communiste à laquelle j’appartenais, cette question était considérée comme tranchée : Lénine avait eu raison. C’était un argument qui faisait le plus mauvais usage possible de Machiavel au nom de l’efficacité immédiate derrière laquelle « la vérité effective de la chose » n’était pas elle-même saisie. Je pense que Rosa Luxemburg saisissait quelque chose qui a été tout à fait déterminant, avec des conséquences catastrophiques sur le devenir du socialisme de type soviétique.
La conséquence n’est pas que je me représente la démocratie parlementaire comme le nec plus ultra ou l’alpha et l’oméga de l’idée démocratique. Les tentatives que j’ai faites, avec d’autres, pour donner un peu de contenu à l’idée d’une démocratie radicale, dans mon recueil sur la Proposition de l’égaliberté (2) , par exemple, me conduisent à penser qu’il y a des formes démocratiques qui sont plus avancées que la représentation ou que le parlementarisme. Il est probable aussi que leurs rapports doivent être pensés de façon dynamique, donc inévitablement conflictuelle, comme une sorte de complémentarité ou bien de relève, plutôt que comme l’abolition pure et simple d’une forme au profit de l’autre. C’est bien ce que me semblent indiquer des multiples mouvements insurrectionnels revendiquant la démocratie participative qui se font jour en ce moment dans le monde entier et qui traduisent la vitalité des idéaux d’émancipation en leur ajoutant des contenus nouveaux.
Certains penseurs marxistes comme Lucien Sève insistent pour séparer socialisme et communisme dans la visée d’un dépassement critique des impasses historiques de ce « socialisme réel ». Qu’en pensez-vous ?
Étienne Balibar Je suis très content que les discussions sur le communisme soient plus vives et plus vivantes que jamais. J’essaye d’y participer. Le fond de ma position n’est pas qu’il faille choisir. Certains de nos contemporains – dont Lucien Sève, qui est le représentant d’une grande tradition, avec beaucoup d’éléments qui nous sont communs – ont tiré de toute cette histoire la leçon qu’il faut enterrer la catégorie de socialisme. Ils proposent de remonter à une espèce de pureté originelle de l’idée du communisme et, en même temps, ils essayent de montrer que l’idée du communisme sous cette forme d’une alternative radicale au monde de la propriété privée et de l’État (ce que certains appellent le « commun » pour éviter les connotations historiques gênantes) est en quelque sorte appelée par les contradictions du capitalisme absolu dans lequel nous vivons aujourd’hui. Ce n’est pas très différent, sur le plan verbal au moins, de ce que dit de son côté Toni Negri ou bien de ce qu’avait expliqué Althusser dans certains des derniers textes de sa vie, convergence que je trouve impressionnante. Je suis d’accord avec l’idée que nous devons penser en termes d’alternatives radicales, mais j’ai aussi tendance à penser qu’on a toujours besoin des deux catégories de communisme et de socialisme. À la condition évidemment de complètement sortir de la perspective évolutionniste dans laquelle le marxisme classique l’avait inscrite : d’abord, la prise du pouvoir politique ; ensuite, la transition économique et sociale… C’est ce schéma « étapiste » et en même temps étatiste qui a été complètement invalidé par l’histoire. Ce qui n’est pas invalidé, c’est l’idée de transition ou de confrontation de longue durée entre des forces sociales, politiques et culturelles qui incarnent des visions du monde radicalement alternatives. Et la réalité de la catastrophe environnementale dans laquelle nous sommes entrés maintenant sans retour possible met d’autant plus en évidence l’importance et l’urgence de forger et d’appliquer, inventer des systèmes de gouvernement et des programmes de transition sociale qui inévitablement nous confrontent au fait que, sur une période de très longue durée, on va avoir affaire à des conflits entre des forces antagonistes, avec des phases de compromis, des alliances plus ou moins solides et des réformes de plus en plus profondes. Dans le dernier texte de mon recueil, intitulé hypothétiquement « Pour un socialisme du XXIe siècle : régulations, insurrections, utopies », ce que j’essaye pour ma part, c’est de clarifier l’idée d’une transformation socialiste dont le contenu soit complètement repensé à partir des leçons de l’histoire et de l’urgence immédiate. On pourrait donc penser que, dans ces conditions, je dis au revoir non pas au socialisme, comme Toni Negri, mais bien au communisme. Or je crois que c’est tout à fait l’inverse. Je suis persuadé, en effet, qu’il n’y aura pas de transition ou de programme socialiste d’aucune sorte, notamment de socialisme écologique qui est le seul pensable aujourd’hui, s’il n’y a pas des communistes, sous des appellations multiples d’ailleurs, qui fournissent à cette transition et à cette lutte l’énergie, la capacité d’invention, d’imagination, d’utopie, mais aussi la radicalité révolutionnaire dont elle a besoin. Le communisme, ce n’est pas une forme de propriété ou un mode de production, c’est une subjectivité collective agissante et diverse.
L’alternative aux vieux schémas, ce n’est pas de dire : oublions le socialisme et essayons de réaliser le communisme tout de suite dans le monde d’aujourd’hui. Ce n’est pas non plus celle qui consiste à dire : remettons le communisme à plus tard, comme un idéal éloigné, voire inaccessible. C’est celle qui consiste à dire : il faut plus que jamais que nous soyons des masses de communistes, intellectuels et autres, si nous voulons que quelque chose comme une alternative au capitalisme trouve sa réalité dans le monde qui est le nôtre. C’est pourquoi je cite la formule d’un autre « déviationniste » de notre tradition, je veux dire Eduard Bernstein, « le but final n’est rien, le mouvement est tout », formule qui d’ailleurs vient de Marx.
Entretien réalisé par Jérôme Skalski
(1) Étienne Balibar, la Philosophie de Marx, nouvelle édition augmentée 2014 (la Découverte). (2) Étienne Balibar, la Proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1989-2009, PUF, 2010.
Passions du concept
Coauteur, avec Louis Althusser, Pierre Macherey, Jacques Rancière, Roger Establet, de Lire le Capital, professeur émérite de philosophie de l’université de Paris-Ouest et de la Kingston University de Londres, le philosophe Étienne Balibar a écrit une trentaine d’ouvrages dont Europe, crise et fin ? (le Bord de l’eau, 2016), Des universels. Essais et conférences (Galilée, 2016) et Spinoza politique. Le transindividuel (PUF, 2018). Il engage la publication, cette année, des six recueils de ses Écrits aux éditions la Découverte avec Histoire interminable. D’un siècle à l’autre et Passions du concept. Épistémologie, théologie et politique.
Publié le 22/02/2020
De Snowden à Assange, la nouvelle chasse aux sorcières
Par Jean-Marc Manach (site regardss.fr)
D’Edward Snowden à Julian Assange, pour l’administration américaine les lanceurs d’alerte d’aujourd’hui sont les communistes d’hier, les « sorcières » du XXIe siècle…
Les États-Unis subissent une nouvelle attaque… de paranoïa aiguë. La première crise notable remonte à la guerre froide quand le gouvernement US décide de créer la NSA pour espionner les télécommunications du bloc communiste. Après 1989, une fois le mur de Berlin tombé, la psychose US passe au stade supérieur lorsque la NSA se met à espionner… le monde entier. Ironie de l’histoire, quelques années plus tard Edward Snowden, le lanceur d’alerte à l’origine des révélations sur l’ampleur des écoutes de la NSA, a trouvé refuge à… Moscou, tandis que Laura Poitras, la journaliste a qui il a confié des milliers de documents classés secrets, vit en exil à Berlin ! Idem pour Jacob Appelbaum, un hacker proche de WikiLeaks, lui aussi harcelé par les autorités américaines. Aujourd’hui, le nombre de lanceurs d’alerte poursuivis, voire condamnés, est tel que l’on pourrait parler d’une nouvelle « chasse aux sorcières » semblable à celle orchestrée par l’affreux McCarthy dans les années 1950.
La suspicion en héritage
Remember. Le 9 février 1950, lors d’un discours mémorable, le sénateur républicain Joseph McCarthy brandit un bout de papier affirmant être en possession d’une liste de 205 noms de membres du Parti communiste, autrement dit des « traîtres », travaillant pour le département d’État américain. Ainsi lancée, la « chasse aux sorcières » conduit plusieurs centaines de personnes en prison, et brise la carrière de milliers d’autres : plus de 10000 fonctionnaires sont renvoyés ou contraints de démissionner, et plus de 300 cinéastes, journalistes ou chercheurs se retrouvent « black listés », empêchés d’exercer leur métier. Si on ajoute à cela la traque des homosexuels [1], eux aussi dans le viseur de McCarthy, et les très nombreux citoyens « progressistes » qui préfèrent s’autocensurer de peur d’être eux aussi soupçonnés de sympathies communistes, le bilan pèse lourd !
60 ans plus tard, le « péril rouge » est remisé aux archives, mais la coopération entre les « grandes oreilles » américaines et britanniques, formalisée dans un traité secret signé en 1946, n’a jamais été aussi florissante. L’existence même de la NSA et du GCHQ [2], créées en 1952 et 1946, fut cachée au grand public pendant des années, au point que la première fut surnommée « No Such Agency » (« l’agence qui n’existe pas »), ou « Never Say Anything » (« Ne jamais rien dire »). Mais les enquêtes parlementaires initiées après le scandale du Watergate commencèrent à lever le voile sur leurs pratiques « coupables ». On découvre ainsi que, de 1967 à 1973 (nom de code MINARET), elles ont travaillé de concert pour espionner près de 6 000 étrangers, et 1 690 organisations et personnalités américaines – dont plusieurs opposants à la guerre du Vietnam tels que Martin Luther King, Mohamed Ali ou Jane Fonda. En 1975, la NSA reconnait également qu’elle enregistrait tous les télégrammes entrant, sortant ou transitant par les USA, depuis… 1945 (nom de code SHAMROCK), avec la complicité de plusieurs entreprises privées, dont la Western Union. En 1978, après la révélation de ce scandale, les États-Unis créent le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA), autorité judiciaire censée limiter, et encadrer, les pouvoirs de la NSA, mais dont Edward Snowden a démontré qu’elle avait été largement contournée
Échanges de bons procédés
L’explosion de la téléphonie mobile et de l’Internet a depuis profondément bouleversé
la donne et redéfini les objectifs, ainsi résumés par le chef de la NSA dans les années 1990 : « La domination de l’information. » Autrement dit, l’information, c’est le
pouvoir, raison pour laquelle la NSA paie grassement le GCHQ pour espionner les Européens (quand bien même la Grande-Bretagne fait partie de l’Union Européenne) et… les Américains (la NSA n’ayant pas
le droit d’espionner ses concitoyens, elle demande au GCHQ de le faire à sa place,
et vice versa).
De leur côté, les entreprises privées sont aussi priées de jouer à Big Brother, jeu
dont la règle est simple : ceux qui ne collaborent pas se rendent directement à la case « Prison ». Marissa Mayer, PDG de Yahoo !, explique ainsi en septembre dernier qu’elle
fut obligée d’obéir aux desiderata de la NSA, sous peine d’être arrêtée pour « trahison ». Moins docile, Joseph Nacchio, ex-PDG de Qwest, l’un des plus gros opérateurs de
télécommunications (« telcos ») américains, est condamné en 2007 à six ans de prison pour fraude fiscale et délit d’initié. L’histoire remonte à février 2001. Alors qu’il venait de vendre
près de 100 M$ d’actions, Nacchio se rend à une réunion avec la NSA au cours de laquelle il refuse d’aider cette dernière à espionner ses clients, au motif qu’une telle pratique est illégale. Grand
mal lui prit ! Car en représailles, le gouvernement ne renouvela pas les contrats passés avec Qwest, soit une partie non négligeable du chiffre d’affaires, faisant ainsi plonger d’un seul coup
l’action de la société, et Nacchio pour délit d’initié. Lorsqu’au cours de son procès, le juge (républicain) lui interdit d’établir devant le tribunal le lien entre la demande de la NSA et la perte
de ces contrats, il devint évident pour de nombreux observateurs qu’il s’agissait d’un procès politique. Joseph Nacchio n’aurait probablement jamais fini en prison s’il avait accepté, comme d’autres
telcos américains (dont AT&T, Verizon et BellSouth, les trois principaux), d’aider la NSA dans son entreprise (illégale) de surveillance massive
des télécommunications.
Ladar Levison, PDG du fournisseur de mail texan Lavabit.com, a eu grand tort de compter parmi ces clients un certain… Edward Snowden ! Et quand en juillet dernier, des défenseurs des droits de l’homme reçoivent un e-mail d’edsnowden@lavabit.com, les invitant à la conférence de presse du très recherché Edward Snowden fraîchement débarqué à Moscou, la réaction ne se fait pas attendre. Dès le lendemain, la justice US ordonne à Levison de confier au FBI la clef secrète permettant de déchiffrer l’intégralité des communications échangées par l’ensemble des utilisateurs de Lavabit. Levison, qui avait déjà répondu positivement à une vingtaine de requêtes judiciaires, propose alors au FBI de cibler les seules communications de la personne à surveiller, refusant de livrer en pâture la vie privée de ses 410 000 utilisateurs. Mauvaise réponse. Menacé de payer une amende de 5 000 $ par jour, le PDG texan choisit de protéger l’intimité de ses clients et ferme Lavabit.com.
La nouvelle « menace intérieure »
Le sort des lanceurs d’alerte n’a rien à envier à celui des telcos. Harcelés par les autorités US, deux Américains et une Britannique ont carrément préféré s’exiler à Berlin. La documentariste Laura Poitras, inscrite sur la liste des personnes à contrôler aux frontières US, a été interrogée une quarantaine de fois. Son « crime » ? Avoir réalisé un documentaire sur l’Irak pendant l’occupation américaine, et avoir recueilli les confessions de plusieurs lanceurs d’alerte de la NSA, raison pour laquelle elle est contactée par Edward Snowden, quand il cherche à confier au désormais célèbre journaliste du Guardian, Glenn Greenwald, les documents soutirés à la NSA et au GCHQ.
Bloqué une douzaine de fois aux frontières américaines, Jacob Appelbaum, figure de la défense de la vie privée aux USA et proche de WikiLeaks, a lui aussi choisi de s’exiler à Berlin. C’est également l’option retenue par Sarah Harrisson, cette journaliste britannique, ancienne assistante de Julian Assange, qui accompagnait Edward Snowden dans sa fuite à Moscou. Quant à David Miranda, le compagnon de Glenn Greenwald, il a été placé en rétention pendant 9 heures à l’aéroport Heathrow de Londres, avec saisie de sa console de jeu, de son ordinateur portable, d’un disque dur, de clefs USB et de son téléphone portable, le tout sous couvert d’une loi « antiterroriste ».
Devenus des cibles privilégiées des services de surveillance, tous les lanceurs d’alerte n’ont pas eu le temps de se mettre à l’abri. Et si Julian Assange a pu se réfugier dans l’ambassade d’Equateur, où il se terre depuis juin 2012, d’autres croupissent dans les prisons américaines.
Depuis le début de l’année, quatre d’entre eux ont ainsi été condamnés, tandis que d’autres attendent toujours leur procès au fond de leur cellule. En janvier, John Kiriakou, 48 ans, un ancien agent des forces antiterroristes de la CIA, écope de 30 mois de prison ferme pour avoir confirmé à la presse les méthodes de torture de son ex-employeur. Le 21 août, accusée d’avoir fourni des documents classifiés à WikiLeaks, Chelsea (ex-Bradley) Manning en prend pour 35 ans, après avoir déjà passé 3 ans dans les geôles américaines dans l’attente de son procès. Le rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme sur la torture, dépendant des Nations Unies, avait entre-temps qualifié ses conditions de détention de « cruelles, inhumaines et dégradantes ».
Le 14 novembre, Donald Sachtleben, 55 ans, un ancien expert en explosifs du FBI, était condamné à 3 ans 1/2 de prison ferme pour avoir expliqué à un journaliste comment la CIA avait déjoué un attentat contre un avion de lignes en partance du Yemen pour les USA. Le lendemain, Jeremy Hammond, un hacker de 28 ans affilié au mouvement Anonymous, était condamné à 10 ans de prison pour avoir piraté de nombreux serveurs, dont ceux de Stratfor, une société privée américaine de renseignement, utilisé les coordonnées bancaires de ses clients pour virer 700 000 $ à des ONG, et transmis 5 millions de ses courriels à WikiLeaks, à la demande d’un… informateur du FBI. Incarcéré depuis septembre 2012, Barrett Brown, un journaliste d’investigation de 32 ans, connu pour ses enquêtes sur la société de surveillance et l’industrie privée de la cybersécurité, risque, lui, 105 ans de prison, pour avoir copié un lien permettant d’accéder aux données piratées sur les serveurs de Stratfor.
Au total, pas moins de 8 lanceurs d’alerte ont ainsi été accusés
d’« espionnage » par l’administration Obama, contre « seulement » 3 sous Nixon, Reagan et Bush réunis… Cette nouvelle « chasse aux sorcières » fait d’ailleurs
l’objet d’un programme global mis en place en 2011, nom de code « Insider Threat » (« menace intérieure »), incitant les fonctionnaires à surveiller leurs collègues, et
menaçant de poursuites judiciaires tous ceux qui ne dénonceraient pas les comportements « suspects ». L’armée US a ainsi lancé un jeu vidéo en ligne expliquant que le fait de se plaindre
ouvertement de la politique étrangère américaine, et de se rendre fréquemment à l’étranger, révèle un profil à
« haut risque ». Tandis que le ministère de l’Éducation explique de son côté à ses employés que le stress, le fait de divorcer, d’avoir des problèmes financiers ou d’être frustré au
travail, peut transformer quelqu’un de fiable en une « menace intérieure ». Pour approfondir le sujet, les bons patriotes peuvent aussi consulter le guide pratique du ministère de
l’Agriculture qui propose ni plus ni moins d’« explorer le cerveau d’un espion », et stigmatise les introvertis, narcissiques, rétifs à l’autorité et
« cyberdépendants »…
NSA tendance Star Trek
On aurait aussi pu parler de ces ordinateurs contenant les documents confiés par Snowden et que le rédacteur en chef du Guardian a dû détruire, à coups de meuleuse et de perceuse, à la demande d’agents du GCHQ, dans les sous-sols de la rédaction ; de l’interdiction de survol des espaces aériens français, espagnols et italiens de l’avion qui ramenait de Russie Evo Morales, le Président bolivien, suspecté de transporter Edward Snowden ; ou encore du suicide d’Aaaron Swartz, 26 ans, figure de proue de la défense des libertés sur Internet, qui risquait 35 ans de prison pour avoir rendu public 4,8 millions d’articles scientifiques…
Nombreux sont ceux qui s’étonnent – et déplorent – de découvrir que la NSA en particulier, et l’administration Obama en général, sont aujourd’hui souvent comparées à la STASI, ce « ministère de la Sécurité d’État » qui employait 2,5 % de la population est-allemande pour espionner les 97,5 % restant. Si les États-Unis ne sont pas l’Allemagne de l’Est, l’institutionnalisation de la paranoïa aux USA n’en reste pas moins effarante. Comment ce pays, qui se veut le parangon des libertés, en est-il arrivé à déployer ainsi un système de « surveillance massive » de l’ensemble des télécommunications, à l’échelle du monde entier ? Comment Barack Obama, Prix Nobel de la paix, peut-il raisonnablement poursuivre ou qualifier de « terroristes » des lanceurs d’alerte, défenseurs des droits de l’homme et de la vie privée ?
L’été dernier, on découvrait que la NSA avait demandé à un cabinet d’architectes d’intérieur de décorer son « Centre de domination de l’information » (« Information Dominance Center ») en le calquant sur le modèle de… l’USS Enterprise, le vaisseau spatial de la série Star Trek. Délire d’hyper-puissance, forme quasi-psychiatrique de psychose paranoïaque, signe du déclin, voire de la décadence de l’empire américain, il est urgent de soigner cette surveillance généralisée « made in NSA », cette paranoïa institutionnalisée par Obama.
Notes
[1] En cette même année 1950, le département d’État américain révéla de son côté qu’il avait « accepté » la démission de 91 de ses employés, homosexuels.
[2] Governement communication headquarters, le service de renseignement électronique du gouvernement britannique.
Publié le 21/02/2020
L’enfumage de la CFDT
Pénibilité : le patronat et le gouvernement veulent faire payer les salariés
Même quand le gouvernement fait mine de donner des miettes sur la réforme des retraites, il vole en réalité les salariés : c’est ce qui ressort des négociations sur la question de la pénibilité, où le patronat et le gouvernement s’accorde sur une chose : quelle que soit la décision, ce sont les salariés qui paieront.
Arthur Nicola (site revolutionpermanente.fr)
La question de la pénibilité est aussi épineuse pour Edouard Philippe que pour Laurent Berger, qui n’ont cessé, chacun de leur côté, de mettre en avant la question de la prise en compte de la pénibilité comme une des « grandes avancées » de la réforme sur les retraites. Quand le Premier ministre expliquait le 19 décembre que la pénibilité serait un « des piliers de l’universalité » du nouveau système, Laurent Berger fanfaronnait la semaine dernière sur la (supposée) grande victoire de la CFDT, qui avait réussi à imposer la pénibilité dans l’agenda politique quand Emmanuel Macron ne voulait pas entendre parler de pénibilité au travail. Alors qu’Edouard Philippe recevait jeudi 13 février les organisations patronales et certains syndicats, la question de la prise en compte de la pénibilité dans le calcul des droits à la retraite a montré une fois de plus toute la forfaiture de la CFDT et de l’UNSA, venues négocier avec un gouvernement et un patronat qui ne lâcheront rien.
Si une seule chose ressort de ces négociations, c’est l’idée que le patronat ne paiera rien, et que toute mesure sur la pénibilité sera financée par les salariés. Ainsi, Edouard Philippe a annoncé que 100 millions d’euros seront alloués à la prévention de la pénibilité et à la reconversion professionnelle, pour que soit lancé « un plan massif de prévention de pénibilité » dans les branches professionnelles ainsi que des dispositifs permettant une formation rémunérée pour les salariés dans les emplois les plus pénibles. Un plan que Laurent Berger a « salué » selon les dires du Monde. Sauf que le financement de ce point est sans équivoque : les 100 millions seront pris sur les « excédents » de la branche accidents du travail et maladie professionnelles de la Sécurité Sociale. Le gouvernement déshabille Paul en habillant Jacques en proclamant de « grandes avancées sociales ». Mais à quoi bon un plan de prévention sur la pénibilité quand on enlève le budget sur les maladies professionnelles, qui ne sont que la continuité physiologique des diverses pénibilités. Au cariste dans l’automobile, le gouvernement promet de le prévenir que porter des charges lourdes sera dangereux pour sa santé, tout en lui disant que la Sécurité Sociale le protégera moins quand il aura des troubles musculo-squelettiques. Encore une victoire, monsieur Berger ?
Le second point des négociations portait sur les dispositifs de « réparation » de la pénibilité, en d’autres termes la façon dont la pénibilité allait pouvoir ou bien revaloriser le montant des pensions ou permettre un départ plus tôt à la retraite. A la grande surprise de tous et toutes, le patronat refuse toute mesure qu’il aurait à payer. Déjà, avec la loi travail XXL, le gouvernement Macron avait sérieusement attaqué le compte pénibilité, une concession mineure d’Hollande pour faire passer la loi travail, qui permettait de cumuler des points de pénibilité pour partir plus tôt à la retraite selon dix critères. La loi travail XXL avait supprimé quatre de ces dix critères, et Laurent Pietraszewski a refusé que ces critères soient rétablis. Face à cette attaque du patronat, une fois de plus, la CFDT avait déclaré forfait, abandonnant toute lutte pour la réintégration de ces critères de pénibilité, se résignant à ce que la pénibilité soit définie au niveau des branches professionnelles, et non individuellement. Et dans ces négociations, si le patronat ne veut pas entendre parler d’un financement de la pénibilité par les entreprises, la seule chose qui est proposée, c’est un « financement solidaire ». Qu’entendre par là ? Sûrement un dispositif financé sur des cotisations salariales, qui ne coûteront rien aux entreprises et diminueront encore le salaire net des employés.
Si toutes ces négociations peuvent apparaître comme une vaste machine à gaz bureaucratique, la CFDT et l’UNSA cherchent à y trouver une porte de sortie pour pouvoir crier victoire sur la pénibilité et avancer encore plus dans leur rôle de soutien au gouvernement Macron. Mais comme l’ont montré leurs négociations de ce jeudi, les mesures que défend la CFDT seront au mieux un déplacement du problème, au pire de nouvelles attaques contre les salariés.
Publié le 20/02/2020
Retraites : face aux paroles trompeuses des personnages officiels, une Assemblée populaire !
(site regards.fr)
Ce qui est universel dans la réforme des retraites, c’est de faire travailler tout le monde plus longtemps. C’est la seule vérité que l’exécutif et sa majorité taisent, préférant multiplier les mensonges.
La création d’un comité de soutien aux mobilisations sociales et son initiative d’une Assemblée populaire contre la réforme, ce lundi 17 février, jour d’ouverture de l’examen du projet à l’Assemblée nationale, sont particulièrement bienvenues. La politique est en crise quand elle n’est plus la sphère de la vie commune où les hommes partagent des paroles et des actes. C’est ainsi qu’adviennent « les temps sombres », alertait Hannah Arendt dans un propos d’une saisissante actualité :
« Car, jusqu’au moment précis où la catastrophe atteignit tout et tout le monde, elle était dissimulée non par des réalités mais par les paroles, les paroles trompeuses et parfaitement efficaces de presque tous les personnages officiels qui trouvaient continuellement, et dans de nombreuses variantes, une explication satisfaisante des événements préoccupants et des craintes justifiées. Quand nous pensons aux sombres temps et à ceux qui y vivent et y évoluent, il nous faut prendre en compte ce camouflage dû à "l’establishment" – ou au "système" comme on disait alors – et généralisé par lui. S’il appartient au domaine public de faire la lumière sur les affaires des hommes en ménageant un espace d’apparition où ils puissent montrer, pour le meilleur et pour le pire, par des actions et des paroles, qui ils sont et ce dont ils sont capables, alors l’obscurité se fait lorsque cette lumière est éteinte par des "crises de confiance" et un "gouvernement invisible", par une parole qui ne dévoile pas ce qui est mais le recouvre d’exhortations – morales ou autres – qui, sous prétexte de défendre les vieilles vérités, rabaissent toute vérité au niveau d’une trivialité dénuée de sens ».
Hannah Arendt, Préface à Vies politiques (janvier 1968)
Or c’est bien ainsi que « les personnages officiels » parlent sur la réforme des retraites. Le 11 décembre 2019, Edouard Philippe a présenté au nom du gouvernement, la réforme des retraites sous le triptyque : « Plus simple, plus juste, pour tous ». Il a parlé « d’un système qui protège mieux face aux aléas de carrière », « d’une pénibilité mieux prise en compte et élargie à tous les régimes », « d’un nouveau modèle de gouvernance et de pilotage pour rétablir la confiance des Français dans notre système », « de garanties pour les enseignants et de droits nouveaux pour les fonctionnaires », « de droits familiaux qui bénéficieront davantage aux femmes », « d’un âge d’équilibre qui favorise les carrières courtes et hachées ». Autant d’affirmations, autant de paroles trompeuses qui ont produit chez les Français la colère légitime d’être pris pour ce qu’ils ne sont pas.
« Indexée sur les salaires »
Le Premier ministre avait par exemple affirmé ce jour-là que « la loi prévoira une règle d’or pour que la valeur des points acquis ne puisse pas baisser et avec une indexation non pas sur les prix mais sur les salaires, qui progressent plus vite que l’inflation en France . En réalité, l’article 9 du projet de loi indique, lui, qu’elle suivra « l’évolution annuelle du revenu moyen par tête ». Un amendement gouvernemental en commission spéciale de l’Assemblée nationale a modifié en « revenu d’activité moyen par tête ».
M. Pietraszewski, secrétaire d’État aux Retraites, a reconnu que cet indicateur « aujourd’hui n’existe pas » et reste « à créer ». Pourquoi ce changement ? Parce que justifie maintenant le gouvernement, le système sera universel. Le point ne va pas concerner les seuls salariés, mais les revenus des indépendants, des fonctionnaires. Il faut donc constituer un indicateur qui concerne toutes ces populations.
En fait de défense du pouvoir d’achat des retraites des salariés, concrètement cela donne ceci, expliquent les Économistes atterrés : en 2019, le salaire moyen par tête du secteur privé a augmenté de 2,1% ; celui du secteur public a augmenté de 1,5% ; le revenu moyen par tête des non-salariés a diminué de 1,1%. Avec une pondération (60% secteur privé ; 28% secteur public ; 12% non-salariés), la hausse du revenu moyen d’activité est de 1,4%.
Passer d’une indexation sur le salaire moyen à une indexation sur le revenu moyen permet de faire passer la hausse maximale de la valeur du point de 2,1% (1% en pouvoir d’achat) à 1,4% (0,3% en pouvoir d’achat). Et il ne s’agit pas seulement de 2019. Depuis 2012, les salaires ont augmenté d’environ 14%, alors que les ressources des indépendants n’ont progressé que de 4%.
« Une réforme puissamment redistributive envers les catégories les plus modestes »
« Je suis surprise qu’un journaliste ne sache pas qu’il n’y a plus de grève en France », prétend le 5 février 2020, Nathalie Loiseau, en réponse à un journaliste de la BBC. Le 11 février 2020 sur Europe 1, Sibeth Ndiaye, porte-parole du gouvernement, affirme : « C’est la réforme la plus à gauche du quinquennat, parce que c’est une réforme qui est puissamment redistributive envers les catégories de Français les plus modestes ».
En réalité même les chiffres fournis par le gouvernement établissent que « les cadres supérieurs gagnent à la réforme des retraites, quel que soit l’âge de départ ». Et ils sont pratiquement les seuls. C’est inscrit dans les gènes de la réforme. L’économiste Michael Zemmour l’a très clairement expliqué :
« Il y a en effet dans le système actuel un taux de remplacement plus favorable pour la part du salaire inférieure à 3428 euros (le plafond de la Sécurité sociale) que pour la part du salaire qui dépasse le plafond de la Sécurité sociale (uniquement concernée par l’Agirc Arrco). Ainsi une personne employée à carrière complète part à la retraite avec environ 75% de son dernier salaire net, alors qu’une personne cadre supérieur part avec environ 55%. Cette différence est en partie liée au taux de cotisations actuellement plus faible au-dessus du plafond de la Sécurité sociale, mais aussi à des transferts plus importants de l’Etat vers le régime général. Autrement dit, 1 euro cotisé aujourd’hui sur un bas salaire donne plus de droits que sur un haut salaire, ce qui génère une forme de redistribution. Mais, avec le passage au système universel, "1 euro cotisé donne les même droits", comme le martèle le gouvernement : la distinction entre régime général et retraite complémentaire disparaît, et avec elle un important facteur de redistribution ! [...] On peut également s’inquiéter d’un second mécanisme anti-redistributif : l’abandon d’une logique de durée au profit d’une logique d’âge d’équilibre. Avec le passage à l’âge d’équilibre, une personne ayant commencé à travailler à 25 ans pourrait partir à 65 ans, après quarante ans de carrière, avec la même décote qu’une personne ayant commencé à travailler à 20 ans après quarante-cinq ans de carrière. Ce mécanisme avantage les personnes ayant fait de longues études, surtout si celles-ci débouchent sur un emploi bien rémunéré. »
« Instaurer des règles de pénibilité universelles »
« La rémunération des enseignants » doit faire l’objet d’une « revalorisation massive », prétend toujours le candidat à la mairie du Havre (et Premier ministre) le 13 février 2020 à l’Hôtel Matignon. Le même jour, sur la question de la pénibilité, il assène : « Nous avons ainsi décidé de tout remettre à plat pour instaurer des règles de pénibilité universelles. Ce qui implique de transformer, comme l’a souhaité le président de la République, une logique de statut en une prise en compte équitable de la pénibilité. »
En réalité la sortie d’une logique de statut qu’a souhaitée le président de la République consiste à la maintenir pour les seuls fonctionnaires « exerçant certaines fonctions régaliennes [...] de sécurité, de surveillance ou de contrôle ». [1] En dehors de ceux-là, ce qui est universel dans la réforme, c’est de faire travailler tout le monde plus longtemps.
Notes
[1] Projet de loi section 2 et article 36
Publié le 19/02/2020
Quand la justice s’acharne sur un écrivain, poète,
Gilet Jaune
Nathalie Quintane - L.L. de mars
Paru dans lundimatin#229 (site lundi.am)
Ludovic Bablon, écrivain et poète, mais
aussi organisateur de manifestations et Gilet Jaune à Chaumont a été l’an dernier emprisonné pendant 5 mois pour une soi-disant “apologie de crime” dans des poèmes satiriques contre la police en
réaction à une vague de violences d’Etat contre les Gilets Jaunes.
Aujourd’hui il est libre, mais la justice a encore 6 chefs d’accusation contre lui. Notamment pour avoir dénoncé sur facebook les violences d’un gendarme contre son épouse ; pour s’être emporté
dans un groupe facebook contre un procureur qui venait de mettre 9 Gilets Jaunes en garde-à-vue ; ou encore pour avoir "cherché à jeter le discrédit sur une décision de justice"... Qui plus est
il a subi trois perquisitions au sein desquelles ses ordinateurs et ses clés USB comprenant son travail lui on été confisqués.
Ludovic Bablon fait face à un acharnement judiciaire qui se transforme en discrédit artistique quand les juges qui le condamnent pour "apologie de crime" dans deux poèmes affirment que ces deux
textes sont “objectivement dénués de tout caractère littéraire”…
Des écrivains et des poètes en prison, ce n’est pas une franche nouveauté… La liste est longue, de ceux qui y passèrent, Clément Marot, Rimbaud à Mazas, Nerval en GAV pour un défaut de passeport (!), Desnos, Genet, Verlaine et Wilde, Sarrazin, Guyotat, etc, Dostoïevski, et tous les Russes et non-Russes qui n’en revinrent pas. Mais chaque fois, il s’agit d’essayer de penser la situation aujourd’hui, et ce qu’elle révèle, pas seulement pour sauver la peau d’un homme, d’une femme, mais pour remettre sur le tapis et sous les yeux de ceux qui n’y sont pas et croient en être à jamais hors, la prison, sa question.
Dans le cas qui nous occupe, celui de Ludovic Bablon, écrivain et poète donc, il va falloir faire plus que d’habitude l’effort de se mettre dans le crâne d’un juge, dans le crâne supposé de la justice française à l’automne 2019. Par exemple, écrivain et Gilet Jaune, le crâne de la justice française ne repère pas, ne détecte pas, n’enregistre pas ; la connexion neuronale nécessaire au raccord écrivain-Gilet Jaune n’a pas lieu. Il y a bien écrivain d’une part (Christine Angot à la télé, Michel Houellebecq sur la table du salon, Honoré de Balzac dans la bibliothèque) et Gilet Jaune d’autre part (extrémiste, raciste, fasciste, gros, pas lavé, mange mal, ou pire, gauchiste), mais écrivain-Gilet Jaune, ça, pour la majeure partie de la justice française, c’est une vue de l’esprit, un oxymore, une aporie, et pour tout dire : une faute de goût.
Ensuite, si vous êtes écrivain (et poète), c’est que vous êtes calme. Un écrivain garde toujours son calme (sauf quand il lui arrive ponctuellement de faire l’écrivain à la télé, mais ce n’est pas son être : c’est l’être de la télé). La preuve que Ludovic Bablon n’est pas écrivain mais Gilet Jaune, c’est qu’il s’emporte. C’est à cela qu’on reconnaît qu’il est indécrottablement (pensent des juges) Gilet Jaune.
Un Gilet Jaune qui écrit des poèmes, admettons. Justement : les poèmes d’un Gilet Jaune qui écrit des poèmes ne peuvent qu’être mauvais, c’est-à-dire non-poétiques, non-littéraires (puisqu’il est Gilet Jaune). De toute façon, on n’écrit pas que les flics sont des ordures ou des putes dans un poème ; ce n’est pas un thème poétique, la police.
Oui mais Louis Aragon, poète et écrivain, composa dans un célèbre poème les vers suivants :
Descendez les flics
Camarades
Descendez les flics
Justement, c’était Louis Aragon. Louis Aragon (bien que communiste — personne n’est parfait) était un poète connu. Ses amis étaient des gens connus. Ils étaient tous connus, ces gens-là, on ne peut donc pas les soupçonner. D’ailleurs c’est son ami André Breton, poète connu, qui l’a défendu et lui a évité la taule, quand il a écrit les vers ci-dessus, en expliquant à la justice française de l’époque que c’était jamais que de la poésie et qu’il fallait pas en faire un fromage. La preuve que la notoriété est capitale dans ce genre d’affaire, c’est que Rimbaud, par exemple, il était pas connu de son vivant, et ses potes pas connus non plus — du coup, il est allé en taule. C’est logique. C’est imparable.
Une autre preuve que Ludovic Bablon est bien plus Gilet Jaune qu’il ne sera jamais écrivain connu, pour un juge, c’est qu’il est pauvre. Vous me direz : mais Genet était pauvre, Nerval crevait la dalle, etc. Justement : à l’heure qu’il est, ils sont en livres de poche, ce qui justifie rétrospectivement leur pauvreté. Quand Bablon sera mort et en livre de poche, il aura le droit d’être pauvre — et Gilet Jaune si ça lui chante ; on est ouverts, dans la justice.
Pour soutenir Ludovic Bablon : https://www.paypal.me/ludoeducatif
Lisez le magnifique Scènes de la vie occidentale (Le Quartanier) et ses autres livres :
•Perfection, éditions L’Amourier, 2000.
•Tandis qu’Il serait sans parfum, éditions L’Amourier, 2002.
•Histoire du jeune homme bouleversé en marche vers la totalité du réel, éditions Hache, 2003.
•Scènes de la vie occidentale, éditions Le Quartanier + Hogarth Press II, 2005.
•Kidnapping d’un junkie, feuilleton publié dans Le Matricule des Anges, 2005
•Bomb Bunker Buster, avec Anne-Valérie Gasc, éditions Images en Manœuvres, 2007.
•New York. Trois machines d’amour à mort, éditions Les Petits Matins, 2010.
Consultables ici : http://ludoeducatif.fr
Publié le 18/02/2020
Blessures invisibles, les impensées de la répression
Par Elsa GAMBIN, Léo TIXADOR, Nicolas MAYART (site legrandsoir.info)
D’innombrables arrestations, des milliers de blessés, et des centaines de personnes traumatisées parmi les manifestants : la violence de la répression policière affecte les corps et les esprits. Ceux qui ne sont pas atteints dans leur chair souffrent aussi, tétanisés par la peur, et voient leur existence bouleversée par les cauchemars ou la paranoïa.
« La peur, quand on la perçoit, c’est fini. C’est la boîte de Pandore », résume Valk, photographe à Nantes. Depuis environ 1 an, cette habituée des luttes, toujours prompte à sortir l’appareil photo, ne peut plus s’y rendre. Elle a d’abord ressenti la peur, lancinante, encore un peu floue, « à la façon que j’avais de me harnacher ». Une seconde fois, elle s’est rappelée à elle de manière frontale. Une panique au milieu d’un épais brouillard de gaz lacrymogènes, l’impossibilité de bouger. « J’étais tétanisée. Un militant, habillé tout en noir, m’a mis la main sur l’épaule. Il m’a juste dit « ça va ? ». Ça m’a fait revenir à la réalité. Ce simple geste, précautionneux et aidant, m’a sortie de ma torpeur ».
La dernière fois, la peur l’a paralysée. Elle l’a empêchée, entravée. Impossible de partir couvrir la manifestation, de franchir la porte de l’appartement. « C’était après une semaine d’arrestations brutales dans la ville. Je me suis dit : « Ils viennent nous terroriser là où on habite ». Je ne pouvais plus retourner sur le terrain. Le rapport à la ville s’est modifié. On n’a plus confiance ». Vale a compris l’importance des « débriefs » d’après-manif. La nécessité de parler, de ne pas ressasser seul ce que l’on a vu ou vécu. Le sentiment de culpabilité s’immisce aussi, parfois : « Quand tu as peur, tu es obligé d’affronter qui tu es. Tu te dis : "Qu’est-ce que je fais pour survivre ?". C’est ni bien, ni mal. C’est juste ta survie ».
"Les flics, je les hais maintenant"
C’est aussi l’instinct de survie qui a poussé
Jérémy, 24 ans, tombé dans la Loire le 21 juin dernier à Nantes « à cause des gaz lacrymogènes », à maintenir la tête hors de l’eau, « entre 15 et 25 minutes, difficile de
savoir ». Le soir de la mort de Steve Maia Caniço, pendant la fête de la musique, suite à une violente charge policière. Jérémy a aidé une autre personne, tombée elle aussi, qui s’était déboîtée
l’épaule lors de sa chute. Des gaz lacrymogènes, des chiens, des hurlements, de l’eau froide et de la peur, il ne dira rien aux urgentistes, qui ignorent alors tout du drame qui s’est déroulé sur le
quai.
Jérémy rentre chez lui après l’hôpital, la vie reprend son cours, il porte plainte. Passe des heures entières sur le
quai, tout l’été, en pleine canicule. Personne pour proposer un suivi psychologique. « Le fait d’en parler aux médias m’a aidé à extérioriser la chose, à prendre un peu de recul ». Un mois
après cette nuit cauchemardesque, le jeune homme craque. Fond en larmes. « Je me disais alors que c’était moi qui aurais dû disparaître à la place de Steve. Je ne me sentais pas légitime à être
en vie ». Un syndrome du survivant que Jérémy essaie de gérer seul. Il ne se souvient pas avoir fait de cauchemars, et dit avoir trop de fierté pour se décider « à aller voir quelqu’un. Je
savais que j’allais réussir à retrouver ma joie de vivre ». Mais il passe plusieurs mois à fumer des pétards et consommer trop d’alcool. « Je percevais bien le choc émotionnel, le trauma.
Et ma culpabilité ».
"L’imaginaire de la lutte, c’est un milieu viril, guerrier. Comment dire alors qu’on a besoin d’espace pour se reposer, se ressourcer ? Quand on milite, on se confronte volontairement à la violence."
S’il va mieux aujourd’hui, « grâce à une rencontre » qui lui a fait remonter la pente, les réminiscences de cet épisode se font sentir au quotidien. « Dès que j’entends parler de Steve, ou de violences policières, j’ai la boule au ventre et la larme à l’œil ». Jérémy n’a plus aucune confiance en la police. « Les flics, je les hais maintenant. Clairement. J’ai peur aussi. Peur quand je les croise. Même si j’ai fait le choix de ne pas cacher ce qui m’est arrivé ». Le jeune homme ne comprend pas comment on a pu en arriver là. Une famille brisée et le trauma tenace de dizaines de jeunes. Il évoque un futur tatouage en hommage à Steve. Avec la date. Pour ne pas oublier ? « On ne peut pas oublier de toute façon. C’est ancré ».
"J’ai cru qu’on était en guerre"
Lors du G7, sur le camp des opposants, on trouvait un « espace de soin et de soutien » appelé Chez Thelma. Zazou, du collectif, a remarqué que cette question des traumas était peu réfléchie en France. Beaucoup de ressources viennent de l’étranger, Angleterre, Allemagne, Canada.
« Chez Thelma, c’était une première sur un contre-sommet. Il est encore difficile que ces espaces existent. L’imaginaire de la lutte, c’est un milieu viril, guerrier. Comment dire alors qu’on a besoin d’espace pour se reposer, se ressourcer ? Quand on milite, on se confronte volontairement à la violence. On se surexpose même, sans être préparés aux conséquences », explique la militante. Au G7, de nombreuses personnes ont fait un saut Chez Thelma. Pour se reposer, ou après une crise d’angoisse. Les retours ont été positifs. « Il faut faire exister cette parole en assemblée pour pouvoir parler à tous des risques traumatiques. Commencer par être attentif aux autres. La peur doit être entendable ! On doit prendre cette question en charge collectivement ».
Si la question du trauma était latente chez les militants de longue date, elle a en revanche brutalement fait irruption dans la vie de Gilets Jaunes qui connaissaient peu le terrain des manifestations. Julia, 31 ans, n’avait pas manifesté avant d’enfiler le gilet fluo. La jeune femme est ressortie « choquée » de ses premiers samedis. « On était face à des gens en armure qui nous bloquaient chaque rue. Je vois une femme palpée devant tout le monde, qui pleurait. C’était humiliant. Je me suis dit : "ces gens n’ont aucune pitié" ». Elle a vécu une nasse qui l’a durablement marquée, et se souvient avoir hurlé. La nasse, technique anglo-saxonne appelée kettling (comprenez « bouilloire »), peut être particulièrement traumatisante.
Un piège qui s’est refermé sur Julia début janvier 2019, près de la Préfecture de Nantes. « J’ai cru qu’on était en guerre. Il faisait nuit, les gaz ne s’arrêtaient pas. On sautait partout pour éviter les projectiles. Je hurlais. Les gens hurlaient. Là, je me suis dit qu’ils voulaient nous faire crever ». Réfugiée dans l’arrière-cour d’un restaurant, elle voit les gens tousser et vomir à tour de rôle. « Le chaos complet. Et le sentiment bizarre de me dire "j’ai échappé à la mort" ». Une expérience traumatisante, qui s’achève par l’arrivée de CRS, avec de nombreux coups de matraque à la clef. « Je ne comprenais pas. J’étais ahurie ».
Après ça, Julia a mis du temps à retourner en manifestation. Elle a consulté un hypnothérapeute, pour essayer de régler des soucis d’hypervigilance teintés d’angoisse et de paranoïa. « Je sursautais au moindre claquement de porte. Dans le centre-ville, je regardais partout. Et paniquais dès que j’entendais une sirène. Comme si on était tout le temps en manif, qu’il fallait tout guetter ». Elle se surprend un soir à courir jusqu’à sa voiture de peur d’être suivie par la police. S’enferme parfois chez elle. A le cœur qui bat plus fort quand elle pense qu’une voiture la suit. « Mon pire cauchemar, c’était qu’ils viennent toquer à la porte de chez moi pour venir me chercher. Je l’imaginais, j’en cauchemardais ». Cette peur d’être traquée, des représailles, Julia le dit : « C’était de la paranoïa ». Un enfer au quotidien. Depuis ces séances d’hypnose, elle se sent plus apaisée. Elle a pu retourner en manifestation. De loin, d’abord.
Un état de sidération psychique
Les cauchemars, les angoisses, la paranoïa, Lauriane Perez, psychologue clinicienne en libéral, en voit tous les jours dans son cabinet. Elle reçoit de plus en plus de manifestants démunis face à la persistance de leurs symptômes.
« Dans les traumatismes, le facteur aggravant est l’intentionnalité de la violence. Or les Gilets Jaunes ont d’abord vu le policier comme quelqu’un du même corps social, qui pouvait potentiellement les rejoindre. Avant qu’il ne devienne un ennemi, un oppresseur légitimé par le discours de l’État ».
La psychologue constate des traumas liés au maintien de l’ordre. « Quelque chose va arriver qui va nous confronter à la réalité de la mort, au danger de notre intégrité physique ». Typiquement, chaque espace de la répression policière est donc un panier à traumas. Nasse, sensation d’étouffement sous les gaz, impossibilité de fuir, peuvent provoquer la peur de mourir. Lauriane Perez écoute les militants parler d’un choc psychologique dont ils ont à peine conscience avant de venir la voir.
Le choc psychologique s’apparente à cet épisode raconté plus haut par la photographe Valk. « Il s’agit d’une sidération psychique. Tout s’arrête. La personne n’aura plus de sensation, elle est tétanisée ». Il faut alors espérer que quelqu’un vous extirpe de cette immobilité émotionnelle avant un drame potentiel. « La communauté, l’entourage, peut faire « re-rentrer » la personne dans le groupe ». Pour Valk, ce fut ce militant qui lui posa la main sur l’épaule. Pour Lola, street medic de 23 ans, c’est un symbole de secouriste qui lui a fait recouvrer ses esprits alors qu’elle était comme glacée. « Une fois, j’ai déconnecté. Je me suis retrouvée collée au mur d’un immeuble, sous les gaz, je calculais plus rien. Je ne pouvais plus bouger malgré ma détresse respiratoire, parce que je n’avais pas eu le temps de mettre mon masque ».
"Un bruit de pétard me crispe, j’ai peur que ce soit une grenade. Ce qui est le plus ancré, c’est la tenue vestimentaire de la BAC". Lola, street medic.
Souvent, le choc psychologique passe inaperçu, explique Lauriane Perez. La personne rentre chez elle, épuisée, sans en parler. « Ce n’est pas la bonne option. Il faut aller boire un café, poser des mots, être entouré ». Ce que l’on remarque, en revanche, ce sont les symptômes de stress post-traumatique (SPT). Flash-back, cauchemars, troubles de la mémoire, hypervigilance, évitement, dissociation (détachement émotionnel), hypermnésie...« Les sensations d’étouffement reviennent souvent, observe la psychologue. Pour les cas les plus sévères, il y a des difficultés à travailler, des conséquences sur la vie de famille... La moindre sensation peut faire écho au trauma. Les personnes vont développer des phobies de lieu ou de vêtements... ».
Comme Lola, après « seulement » quelques mois au sein des street medics. « Un bruit de pétard me crispe, j’ai peur que ce soit une grenade. Ce qui est le plus ancré, c’est la tenue vestimentaire de la BAC. Si je croise un motard habillé de manière similaire, je ne vais pas être bien, je serai sur la défensive... » La jeune fille égrène une symptomatologie à faire frémir. Les oiseaux qui volent et elle lève la tête par peur qu’un projectile ne lui tombe dessus. La fumée d’une cigarette électronique la plonge en apnée. Elle se retourne en panique au son des sirènes, soulagée quand ce sont les pompiers. Lola a vécu une nasse de plus de deux heures dans une minuscule impasse, cernée par la BAC et les gaz lacrymogènes. Contrôle, confiscation de matériel. Le confinement a déclenché une importante crise d’angoisse. En rage à la fin de la nasse, elle hurle sur un « baqueux qui collera son front au mien de manière agressive ».
"Il est temps de reconnaître le caractère traumatique des violences en manifestation"
Pour Lauriane Perez, ceux qui retournent en manifestation « réactivent le trauma, au risque du burn-out. Ils culpabilisent de ne pas pouvoir y retourner. Ils ne s’écoutent pas tout de suite. J’entends beaucoup « j’ai cru que c’était la guerre ». Le bruit et les détonations symbolisent dans notre imaginaire quelque chose de meurtrier ». Ces personnes déjà fragilisées vont se mettre en état de vulnérabilité psychique, « mais le trauma finira par prendre toute sa place. Il est temps de reconnaître le caractère potentiellement traumatique des violences en manifestation ».
La professionnelle observe la difficulté pour les militants d’assumer « une forme de vulnérabilité alors qu’on est dans un contexte de lutte ». La question de la souffrance psychique insuffisamment pensée risque donc à terme de desservir les mouvements sociaux, affaiblissant le caractère collectif de la contestation en isolant les individus. Lauriane Perez invite à la spontanéité et la solidarité manifestants d’un jour et militants de toujours, qui peuvent créer des « petites cellules psychologiques d’urgence d’après-manif [...] Ce qui manque, c’est ce moment où, en groupe, on se ré-humanise ». Et les hommes ne doivent pas être en reste, souligne celle qui reçoit plus de femmes que d’hommes pour parler de ces traumas. Pour ceux qui souffrent de symptômes de stress post-traumatique, en revanche, il convient d’aller voir un professionnel. « Pour un SPT, il faut consulter, insiste la psychologue. On ne s’en sort pas miraculeusement. En plus, il peut y avoir des effets sur le cerveau à long terme ».
Lola, la street medic, a fait le choix de continuer. Malgré les signaux, dont elle est consciente. « Les uniformes déclenchent chez moi une forme d’agressivité. Tout ça laisse des marques de fou, surtout de voir des blessures de guerre. Quand l’adrénaline redescend, tout t’atteint, tu te sens faible ». La jeune femme, fille de gendarme, ne se voit pas arrêter. « Je veux continuer. Je ne me verrais pas ne plus être street medic ». Elle se souvient de chaque détail. De la première GLI-F4 qui pète à côté d’elle - « j’étais sonnée » -. Du bruit de la tête d’un homme cognant sur le bitume, alors qu’un policier le maintient.
De la violence verbale, « qui laisse aussi des marques ». De la sienne, quand elle a hurlé à un gendarme : « Vous allez attendre qu’il y ait combien de morts ? ». La jeune soignante soulève un autre problème, qui tend à occuper l’esprit des militants : l’impact sur la vie privée et l’entourage. La peur de la perquisition, de la filature, la perte de son anonymat auprès d’une partie des forces de l’ordre. Une situation qui peut jouer sur le moral. « On perd son innocence. Ta vie devient beaucoup moins simple. Je ne suis plus la même. Tout ça me touche de plein fouet et il faut apprendre à le gérer. Ça change une vie ».
"Les gens sont encore plus révoltés"
La vie de Swann, militante de 23 ans, a elle aussi été bouleversée après une nasse en début d’année. Réfugiée dans un commerce où rentraient les palets de lacrymogène, elle grimpe les escaliers d’un immeuble pour échapper à « un matraquage collectif de la CDI [Compagnie Départementale d’Intervention, NDLR]. On entendait les coups, les cris. Les hurlements : "Tous à terre, fermez vos gueules !" ». La jeune femme, avec d’autres, finira dans une cour, sous escorte policière. Elle aperçoit tous les manifestants allongés par terre, mains sur la tête. Assise dans un coin, au milieu de policiers cagoulés, elle voit une amie être fouillée. « Un flic passe alors une matraque sur nos épaules en disant « ouvre ton col ! ». Puis un autre m’a pris à part, derrière une voiture ».
La jeune militante doit mettre les mains sur le mur. « Il m’a palpé. Les cuisses, tout. À ce moment là je me dis : « C’est illégal, c’est pas un homme qui doit faire ça ». J’ai pas pu lui dire ». Swann se rappelle « s’être dissociée. J’ai eu l’impression de voir la scène de l’extérieur, de ne pas être dans mon corps ». Elle portera plainte pour agression sexuelle. Depuis, elle se repasse la scène en boucle, angoisse qu’on vienne la chercher à son travail, craint d’être suivie par la BAC. « Je ne dormais plus, je faisais des cauchemars. Quand je rentre dans un bar, je vérifie qu’il y a une sortie de secours ». Elle s’est rendue à un groupe de parole, animé par une psychologue « qui ne jugeait pas ». Mais elle ne peut plus se mouvoir dans un cortège : les angoisses sont trop fortes. « Ce qu’ils [les policiers] font, ça ne change rien au niveau des luttes. Les gens sont au contraire encore plus révoltés ».
Ces plaies psychologiques qui s’ancrent parfois dans le sommeil, Salomé en a fait un compte Twitter, “Pavé de subconscient”, sur lequel elle partage des cauchemars de manifestants. « J’ai vu deux personnes se faire éborgner... depuis je n’arrête plus de revoir la scène », raconte-t-elle. « Dans mes rêves, je vois les corps tomber, comme quelqu’un qui se prend un tir de LBD ». Gilet Jaune depuis le troisième acte, Salomé explique avoir commencé à faire des cauchemars dès le mois de décembre. « C’est toujours un peu la même chose, la police me poursuit et en général je cherche une échappatoire. Tous ces hommes ont le visage masqué et cagoulé ». Avant de partir en Erasmus en Italie, ce genre de cauchemars revenait régulièrement. Son départ lui a permis de retrouver des nuits plus calmes. « Je n’en fais plus qu’une fois par semaine ». Même à plusieurs kilomètres de la France et de son agitation, Salomé continue d’alimenter le compte, « parce que le premier impact psychologique qu’on peut déceler, ce sont les rêves. Il faut parler de ces violences qui restent durablement ».
Les violences policières - dont l’exposition au LBD - augmenteraient les risques de dépression
Pour Jais Adam-Troïan, docteur en psychologie sociale, lui-même manifestant contre la loi Travail en 2016, il existe également « un lien très clair entre exposition aux violences policières et symptômes de stress post-traumatique et de dépression ». Avec deux autres collègues, Elif Celebi (professeure de psychologie clinique à l’université Sehir d’Istanbul) et Yara Mahfud (maîtresse de conférences à l’université Paris Descartes), il vient de finir une étude, encore au stade de la relecture, consacrée à l’impact des violences policières - dont l’exposition au LBD - sur la santé mentale des Gilets Jaunes.
L’enquête repose sur un questionnaire auquel ont participé près de 523 militants l’été dernier (de mi-juillet à fin août). « Notre échantillon n’est pas représentatif des Gilets Jaunes, prévient-il. Il s’agit de Gilets Jaunes ayant participé en moyenne à 18 manifestations, et très motivés pour répondre à l’enquête, avec un salaire médian au SMIC ou en dessous. On a affaire à un échantillon de Gilets Jaunes dans des situations économiques et sociales très précaires, qui ont donc de fait une prévalence de troubles psychologiques beaucoup plus élevée que la population générale ».
Cette étude traduit cependant une réalité effrayante : les violences policières - dont l’exposition au LBD - « semblent augmenter de deux tiers le risque de syndrome post-traumatique et quasiment tripler (184%) le risque de dépression chez les personnes blessées ». Pour aller plus loin et prouver la causalité, il faudrait « effectuer des études observationnelles plus poussées », en suivant des Gilets Jaunes sur le long terme. « Mais nous n’avons actuellement pas les moyens de mener une telle étude », concède Jais Adam-Troïan. En attendant, cette enquête serait pourtant la première à s’intéresser aux conséquences psychopathologiques de l’exposition à la violence policière.
De son côté, Swann, la jeune militante, attend une issue positive à sa plainte. Une réponse, un soutien de la justice face à son trauma, face à cette blessure qui l’a laissée KO. Sans doute n’a-t-elle rien à attendre concernant ses cauchemars et insomnies. Elle doit s’occuper seule de les gérer, de les étouffer. Vivre avec cette scène, inscrite au fer rouge dans son subconscient. Les blessures « invisibles » sont aujourd’hui les impensées – et les impansées - des conséquences du maintien de l’ordre. « Ça me laissera des séquelles psychologiques, peut-être physiques, disait Lola, la jeune street medic. Mais je suis prête à ça ».
LE MEDIA / 12 février 2020
Publié le 17/02/2020
La gauche radicale et l’Union européenne : pourquoi autant d’ambiguïté ?
Par Antoine Bristielle (site lvsl.fr)
-
La question européenne demeure un point extrêmement sensible dans la plupart des partis politiques français et en particulier au niveau de la gauche radicale. Si ces atermoiements s’expliquent en grande partie par l’ambivalence de l’électorat sur cet enjeu, il n’en demeure pas moins que la gauche radicale – sous les couleurs actuelles de la France insoumise – gagnerait largement à clarifier sa position, dont découle par ailleurs toute la stratégie politique du mouvement.
Depuis les années 1980, la position de la gauche radicale vis-à-vis de l’Union européenne semblait être marquée par une lente évolution vers davantage d’euroscepticisme. Si une position totalement europhile n’a jamais été pleinement assumée, l’espoir semblait longtemps permis de pouvoir réorienter la construction européenne dans un sens plus social. Aussi chimérique que cela puisse paraître à l’heure actuelle, la profession de foi de Robert Hue, candidat pour le parti communiste à la présidentielle de 2002, indiquait vouloir la renégociation du traité de Maastricht avec notamment la transformation du pacte de stabilité, le changement des statuts de la Banque centrale européenne « pour qu’ils soient favorables à la croissance et à l’emploi », ainsi que « l’arrêt de la mise en œuvre des directives ouvrant les services publics à la concurrence ». Alors que la crise de la zone euro montra clairement l’aspect totalement irréaliste de telles ambitions, la France Insoumise, dans son programme pour l’élection présidentielle de 2017, semblait, enfin, avoir franchi le pas : la profession de foi de Jean-Luc Mélenchon signifiait vouloir « libérer le peuple français et les peuples d’Europe des traités européens et des accords de libre-échange qui les obligent à s’entre-déchirer. »
Ces modifications d’approche par rapport à l’Union européenne ne sont par ailleurs pas uniquement propres à la gauche radicale ; d’autres acteurs politiques ont au cours de leur histoire récente largement modifié leurs positions sur cette dimension. Rappelons-nous ainsi qu’en 1988 le Front National militait en faveur de la mise en place d’une défense européenne et le fait de réserver en priorité les emplois aux Français et aux européens. Mais au fil des années, les positions du parti d’extrême droite se sont également largement durcies sur cette dimension jusqu’à proposer lors de la précédente élection présidentielle, un référendum sur l’appartenance de la France à l’Union européenne.
L’évolution de la position des partis politiques sur la dimension européenne semblait ainsi suivre une tendance historique d’augmentation de la défiance envers la construction européenne dans sa forme libérale avec trois ruptures assez clairement identifiables : le début des années 1990 et les discussions autour du traité de Maastricht, le référendum de 2005 sur la Constitution européenne, et le début des années 2010 marquées à la fois par la crise de la zone euro et ce qui fut qualifié de « crise migratoire ». Ainsi alors qu’en 1988, les partis pleinement europhiles obtenaient plus de 70 % des suffrages, en 2017, parmi les principales formations politiques en lice, seul le mouvement En Marche d’Emmanuel Macron défendait clairement et largement l’Union européenne sans la critiquer outre mesure.
Alors qu’un clivage semblait s’instaurer et marquer clairement une ligne de rupture différente du clivage droite/gauche habituel, entre des formations politiques eurosceptiques et europhiles, la période post présidentielle de 2017 a semblé remettre en cause cette évolution.
Au sein de la France insoumise, la stratégie du plan A/plan B dans laquelle la sortie des traités européens est clairement une hypothèse prise en compte (plan B) si la renégociation des traités européens n’aboutit pas (plan A), est de moins en moins assumée. C’est au contraire uniquement une désobéissance aux traités européens qui est désormais envisagée. Du côté du Rassemblement National, les élections européennes de 2019 ont également montré une large inflexion du discours sur cette thématique, la sortie de l’euro n’étant même plus jugée prioritaire par la présidence du RN.
Faire face à des positions contradictoires sur l’Union européenne
Concernant l’enjeu européen, les mouvements politiques sont en effet pris entre deux feux largement contradictoires assez bien résumés par les données issues de l’Eurobaromètre[1]. Lors de l’étude menée cette année, 56 % des Français déclaraient plutôt ne pas avoir confiance dans l’Union européenne quand 33 % affirmaient avoir plutôt confiance dans cette institution. Néanmoins lorsqu’on demandait aux mêmes individus si la France ferait mieux face au futur si elle était hors de l’Union européenne, seules 32 % des personnes interrogés étaient d’accord avec cette affirmation alors que 56 % ne l’étaient pas.
Ces données expliquent largement l’atermoiement quasi général des formations politiques sur la dimension européenne. La première question indique ainsi que le « marché » des positions pleinement europhiles est extrêmement limité et qu’il ne dépasse globalement pas la base de soutiens à Emmanuel Macron. Il faut d’ailleurs remarquer qu’en 2017, François Fillon, candidat pour un courant de droite historiquement pro-européen, et qui, dans les faits ne proposait aucune modification de la dynamique libérale actuelle de l’Union, avait fait disparaître l’enjeu européen de sa communication. Même sa profession de foi indiquait vouloir « Bâtir une nouvelle Europe, respectueuse des nations, recentrée sur ses principales priorités ».
La seconde question, quant à elle, montre que pour une majorité des Français, il est néanmoins difficile de franchir le pas et de prendre en considération une sortie de l’Union Européenne. Les incertitudes sur un possible retour au franc et le mélodrame du Brexit contribuent sans doute largement à cette incapacité d’envisager une alternative claire à l’heure actuelle. La base des citoyens pleinement eurosceptiques semble ainsi à l’heure actuelle aussi peu large que celle des citoyens pleinement europhiles. Cela explique largement la modification stratégique au sein de la FI et du RN depuis 2017.
Un choix stratégique majeur pour la gauche radicale
Cependant, si la dynamique programmatique du Rassemblement National et de la France Insoumise sur la question européenne fait apparaître quelques convergences, les deux mouvements sont dans des situations bien différentes. Le Rassemblement National ayant réussi à fédérer autour de lui une grande partie de l’électorat pleinement eurosceptique, il peut tenter une ouverture à un électorat de droite plus modéré sur cette question mais faisant face à la décomposition des Républicains, tout en espérant être suffisamment identifié à une position eurosceptique par la base de son électorat.
La gauche radicale dans son incarnation actuelle par la France Insoumise se trouve quant à elle dans une position stratégique complètement différente et est confrontée à deux positions irréconciliables. La première solution est d’adopter une position pleinement eurosceptique, qui, tirant le bilan de la construction européenne et des implications de la constitutionnalisation de politiques économiques libérales, assume pleinement la possibilité d’une sortie de l’euro et de l’Union Européenne. La seconde solution, celle qui semble davantage suivie ces derniers mois, est de concilier un discours fondamentalement eurosceptique à certains vœux pieux concernant la réorientation souhaitée des institutions et des traités européens.
Ce choix est fondamental dans la mesure où il détermine en grande partie la stratégie globale du mouvement, un choix de la transversalité dans le premier cas, contre un choix d’union de de la gauche dans le second.
Trancher la question plutôt que l’éviter
Pour ne pas choisir un électorat plutôt qu’un autre, la France Insoumise a jusqu’à présent cherché à ne pas trancher sur le moyen terme la question européenne. Lors de la campagne de 2017, l’enjeu européen se caractérisait avant tout par sa faible prise en compte dans la communication de Jean-Luc Mélenchon. De même, l’explication de la stratégie réelle voulue par le mouvement lors des élections européennes est demeurée extrêmement précaire.
Si vouloir ménager les deux électorats en ne choisissant pas fermement une des deux positions et en ne communiquant pas sur cette dernière peut s’entendre d’un point de vue relativement abstrait, les conséquences peuvent néanmoins être extrêmement néfastes. Ne pas adopter de position claire porte en effet le risque de se couper des deux électorats plutôt que de les faire converger. Par ailleurs, même lorsqu’une position n’est pas pleinement assumée, elle prête néanmoins largement le flan à la critique. Rappelons ainsi, que lors de la campagne de 2017, Benoît Hamon, alors candidat du Parti Socialiste et de ses alliés, avait fait de la question européenne la pomme de discorde entre lui et Jean-Luc Mélenchon, mettant un terme à tout espoir d’alliance avec la France Insoumise.
La question européenne nécessite donc d’être clairement débattue et tranchée pour le moyen terme car, même si elle n’est pas à la base de la rhétorique de la gauche radicale, de la position sur cette question découle l’ensemble de la stratégie électorale. Quand la stratégie envisageant sérieusement une sortie de l’Union Européenne doit clairement déboucher sur une transversalité par rapport à l’habituel clivage gauche/droite et permet de toucher des catégories populaires intéressées par le vote Rassemblement national, voire abstentionnistes, refuser cette sortie permet de son côté de toucher des classes moyennes se situant traditionnellement davantage dans la rhétorique et le positionnement idéologique de la gauche plurielle.
Deux positions conciliables sur le moyen terme
Le problème majeur posé par ce choix stratégique est qu’il semble néanmoins difficile de se priver d’un de ces deux électorats pour une formation politique anti-libérale ambitionnant de prendre le pouvoir. C’est pourquoi contrairement à la stratégie suivie jusqu’ici, se contentant largement d’ignorer le problème plutôt que de le régler, tout l’enjeu est de pouvoir décider de la stratégie adoptée sur cette question, en amont des échéances électorales, dans les fameux « temps froids » de la politique[2].
Si dans un premier temps le choix de l’une ou de l’autre des stratégies empêche théoriquement de parler aux deux électorats, le travail de fond pouvant être mené sur la question européenne peut, sur le moyen terme, arriver à réconcilier ces électorats, l’aspect profondément libéral de la construction européenne pouvant à la foi entraîner un rejet des classes populaires sur les questions économiques et sociales et un rejet des classes moyennes sur la question environnementale. Ou, pour le dire autrement et d’une manière schématique, le besoin de protections sur le plan économique et social peut très bien converger avec un impératif de protection de l’environnement, si tant-est que l’articulation de ces dimensions soit suffisamment expliquée. Dégager ces convergences d’intérêts oblige en effet à un travail préalable de construction de l’opinion publique nécessitant lui-même une déconstruction des arguments abondamment présentés dans les médias dominants. Cela ne peut être réalisé que dans le temps court de la période électorale. Au contraire, c’est un axe majeur et impératif à traiter de la part des acteurs de la gauche radicale, pour lequel la réflexion et l’action autour de cette question doivent être envisagées durant les périodes de plus faible intensité politique.
[1]Avec toutes les réserves que peuvent susciter ce genre d’enquêtes quantitatives.
[2]https://lvsl.fr/pour-un-patriotisme-vert/
Publié le 16/02/2020
Comment Macron est devenu marxiste
« Il est à présent le mieux placé pour l’être... »
paru dans lundimatin#229 (site lundi.am)
Emmanuel Macron devient progressivement marxiste. Dans sa chambre, en ce moment, ça phosphore. Le type est paraît-il brillant, et tout à fait en âge de recevoir une pensée qui le transforme. C’est certain : Macron comprend peu à peu le piège où l’existence l’a mis.
Depuis longtemps il s’arrangeait, sans trop y penser, d’une fatalité, une loi naturelle où la responsabilité des individus prévalait. En se rasant, il contemplait son image en songeant : « regardez-moi donc comme moi je me regarde, c’est pas plus compliqué que ça ; un type brillant doté d’un appétit joyeux », puis il envoyait valser la mousse, viril, exaspéré par la morosité de ses semblables et de son siècle. Lui n’était que poudre, tonnerre, pur-sang.
Maintenant c’est incontestable : il change son LBD d’épaule. Tant de gens bien informés lui ont parlé de lui-même. Tant de têtes pleines ont pensé, dé-pensé, repensé ce qu’il pensait : on a beau s’imaginer une surpuissance conceptuelle, malgré soi on se rencontre parfois dans le blanc des yeux : on est quand même moins sûr de son empire moral, on admet qu’existent des vivacités parallèles, des angles inconnus, des volontés, des synthèses surprenantes, lumineuses. Puis tant de portraits, d’esquisses, de romans, d’essais éclairant ses recoins, modulant son parcours, ses conditions, l’environnement, le charroi historique qui l’a roulé jusqu’ici….Bien sûr, des tas de salades ont été débité à l’avenant, mais il lui fallait bien reconnaître qu’une vérité se dégageait sur lui, qu’il n’aurait jamais pu entrevoir seul. Il était le produit, l’aboutissement de mécanismes qu’il ne contrôlait pas.
Alors un jour Macron se retrouve avec cette certitude d’une vérité marxiste : ça crève les yeux (pouf pouf), ça pique (ah ah), on joue d’abord avec, et puis on tremble : on est joué. Ce fut peut-être au cours d’un de ces bains de foule, lorsqu’une voix maladroite, bizarre dans sa colère, a éclaté contre la carapace de satin rhétorique. En se brisant, la voix n’eut pas le bruit prévu, le simple écho d’une défaite « naturelle », le morne éjaculat du sophisme aisé à tourner contre lui-même et qui vous rehausse sans effort devant les caméras. Non : le type avait des yeux fous, semblait perdu dans la demi-conscience typique du populo fébrile face à la Majesté. Il répétait un slogan usé jusqu’à l’os. Pourtant Macron, en triomphant sans péril, a malgré lui perçu l’insidieuse voix marxiste : pas de nature qui explique notre face-à-face aujourd’hui, monsieur, un simple rapport de forces. Ce slogan, ce populo hagard : comment on les brise, comment on les presse, comment on les dérobe. Macron s’est dédoublé une milliseconde : il a vu sa propre technique en face : une virtuosité dépourvue d’ivresse, seulement héritée, et mécanique. Dangereux comme profession, virtuose. Et l’idée s’est joué de lui, doucement.
Tout cela n’a rien changé au monde, bien entendu. Sur le fil du rasoir le matin son
image restait d’airain. Mais un autre jour, puis cinq, puis cent jours en conversant avec ses chers amis, il a senti contre sa peau d’enfant les mailles du filet. Tous le regardaient comme celui
qu’il n’était pas, comme celui qui intercéderait, comme un bouton, une pelle, un outil. Alors il s’est demandé ce qu’il pouvait faire par lui-même. Ses amis ne toléraient aucune marge sérieuse. Bien
sûr il pouvait jouer d’untel pour obtenir telle chose d’un autre, mais ce n’était alors qu’une partie modeste, où toutes les cartes étaient connues, l’enjeu médiocre. Une gentille tricherie. Il
retournait des questions étranges maintenant, et beaucoup plus sérieuses, et qu’il aurait voulu adresser à l’un deux hors champ, dans un répit, d’homme à homme. Il dut admettre qu’il ne
pouvait pas les voir ainsi, ni poser ces questions. Il n’existe pas de hors champ. Il ne pouvait rien dire. Et surtout rien faire. Il était Président.
Mais il dispose aujourd’hui de tout le temps pour ramasser ces pierres au hasard des rues : slogans, sophismes, raisonnements, plaintes, plaidoyers. Son puissant cerveau brillant les analyse les
trie, les synthétise sans même qu’il le veuille. Pire encore : son puissant cerveau en déduit des lignes convergentes, des axes, bref : il fait système de ce qui passe. Or son puissant
cerveau a jadis entraperçu, au temps héroïque des amphithéâtres, des conclusions similaires, des théories proliférantes, sophistiquées, qui revenaient grosso modo au même : toutes les
sciences humaines lui tendaient un miroir et dressaient le portrait lamentable de son rôle, son maigre rôle ancillaire. Son cerveau sans le vouloir à saisi ce que, pour simplifier, nous appellerons
Marx et Macron est devenu l’homme le plus marxiste de France. Il est à présent le mieux placé pour l’être : dominant un vaste paysage où tout se tient, tout s’affronte, tout se maintient dans un
équilibre jamais définitif, chacun des mécanismes lui saute aux yeux. Chaque levier dont il a joué, chaque poste supprimé, chaque budget construit, il devine maintenant son poids exact dans l’ordre
actuel. Voir devient douloureux : son propre langage lui inspire de la répulsion. Tournures complaisantes, jargons d’école, argumentaires à trous : cela lui est entièrement soustrait, on
parle à travers lui. Pour un peu, il relirait Rimbaud, ou Bourdieu. Il a été envahi et Marx lui désigne à chaque seconde l’envahisseur.
Il se sent malin, encore, génialement retors, et ce génie le tartine de honte. Son pas de course, ses costumes serrés, sourires, sa séduction remontent des profondeurs de la glèbe stratifiée du monde
social, pour en circonscrire les possibles, en punir les déviances, en obérer la violence.
Après quelques verres, certaines nuits il se console en imaginant son populo suivre une pente inverse : s’en aller, tête basse, sous la loi naturelle. Combien de combats a-t-il perdus depuis trente ans, le type aux yeux fous ? Tant d’humiliations : il devait se vautrer dans la loi naturelle, non ? Sa dignité devait trouver des raisons antédiluviennes au déshonneur, et la fatalité comme un vieux ressort pouvait l’aider à rebondir. Encore une fois 1968, 1995, 2010...moins fort, moins haut, moins loin, avant de se rouiller complètement. Le populo abandonne son marxisme et se laisse couler, tandis que lui sombre dans Marx. En se croisant dans ces courbes de l’esprit, Macron adresse à l’autre un salut improbable, que l’autre ne lui rend pas.
Macron est las. Plus que jamais convaincu d’être comme emporté vers le passé, lui et son utopie de l’ancien temps, la belle époque des technologies, du dépassement démocratique, de l’excitation morose à la prospérité. Dans l’absolu il s’orienterait vers la Révolution bien sûr. Mais on ne fait plus la Révolution contre soi-même : maintenant qu’il est là-haut les découvertes arrivent sous forme de gifles. Il fatigue. Il pourrait se calmer, peut-être. Emprunter la social-démocratie à la papa, embaucher des hommes courageux et charismatiques : risquer de s’effacer, tenter l’apaisement. Apaiser Donald Trump ? Il n’a plus vraiment beaucoup d’envie. Marxiste, il suivra Donald Trump, ou l’Union Européenne, ou n’importe quel lobbyiste séduisant. Il suivra encore la pente, la vieille pente de son ascendance, de son héritage et de la pauvre liberté narcissique où il s’est enclos. Il regarde revenir ses amis vers lui avec horreur. Rien n’est possible, depuis le passé où il évolue. Macron s’efface, se fond dans sa caricature. Alors tout est possible.
Jean-Baptiste Happe (poète)
Publié le 15/02/2020
Loi travail, gilets jaunes, retraites : « une mise en ébullition de la société française »
La rédaction (site rapportsdeforce.fr)
Un gouvernement inflexible, des grèves dures, une mobilisation qui ne veut pas s’arrêter, des syndicats réformistes en difficulté. Stéphane Sirot, spécialiste des grèves et du syndicalisme, analyse la mobilisation sociale inédite démarrée le 5 décembre contre la réforme du système de retraite. Une longue interview à lire absolument.
Le mouvement en cours contre la réforme des retraites est beaucoup plus ancré dans la grève et sa possible reconduction que les mobilisations précédentes. Comment analysez-vous ce changement ?
Nous avons un changement de contexte. Cela fait quatre ans que la France se trouve dans une situation de conflictualité quasi permanente. Une séquence qui s’est ouverte avec la contestation de la loi El Khomry en 2016. Depuis ce moment-là, il y a eu une contestation des nouvelles ordonnances travail à l’automne 2017, suivie de toute une panoplie de mouvements sociaux : les gardiens de prison, les salariés des Ehpad, le secteur de la santé, les cheminots sur leur statut et celui de leur entreprise. Et, parallèlement, des journées d’action dans la fonction publique jusqu’à l’été 2018. Ensuite, c’est le début du mouvement des gilets jaunes jusqu’à l’été 2019. Enfin, le 13 septembre, la mobilisation à la RATP annonce le mouvement social qui a commencé le 5 décembre. Nous avons une séquence assez longue de mise en ébullition de la société française qui ne s’arrête jamais, avec une critique sociale de plus en plus forte. C’est comme s’il y avait une longue chaîne de mobilisation sociale avec des maillons qui prennent le relai les uns après les autres. Avec la mobilisation contre la réforme des retraites, nous sommes dans un nouveau maillon de cette chaîne qui à mon sens va en connaître d’autres, jusqu’à ce qu’elle trouve un débouché politique.
Nous pouvons observer un réinvestissement de formes de mobilisation traditionnelles au travers de la grève reconductible. En ce qui concerne les mouvements nationaux interprofessionnels, il y a un retour d’expérience. Cela fait 25 ans que ces mouvements échouent les uns après les autres sur la base de modalités de mobilisation autour de journées d’action qui viennent à l’appui de manifestations. À l’exception du CPE en 2006, qui n’est pas une mobilisation classique de travailleurs mais avant tout un mouvement de la jeunesse, les mobilisations de travailleurs ont toutes connu l’échec depuis 1995 sous cette forme. Cela a fini par former un retour d’expérience dans le corps social qui pousse à essayer d’autres choses, au vu des échecs successifs. Plus immédiatement, l’expérience du mouvement des gilets jaunes a marqué un retour du terrain dans les mobilisations. Cela s’est traduit depuis l’automne par des mobilisations parties des réseaux sociaux, avant d’être plus ou moins prises en charge et encadrées par les organisations syndicales comme à la SNCF, au moment du droit de retrait en octobre ou dans les technicentres.
On sent une volonté d’être impliqué directement, au contraire de ce qu’étaient les journées d’action convoquées par les directions confédérales. Là, il n’y a pas vraiment besoin d’une mise en mouvement du terrain lui-même : elles lancent un mot d’ordre et les gens se mobilisent ou pas. Il y a une demande d’intervention des citoyens et des travailleurs qui ont de moins en moins envie de systèmes de délégations dans ce qui les concerne directement. Cela se manifeste par des grèves reconductibles, car elles impliquent des assemblées générales quotidiennes. Cela avait été marginalisé dans les conflits nationaux interprofessionnels, parce que les journées d’action ne nécessitent pas qu’on ait des assemblées générales quotidiennes. Avec le choix de la grève reconductible, l’implication du terrain est beaucoup plus importante.
Ce qui est marquant également dans ce mouvement social, plutôt classique en ce qu’il est parti des organisations syndicales, c’est la façon dont il cherche à durer. Classiquement, un conflit social démarre le jour J et s’arrête une fois que l’on estime avoir gagné, perdu ou obtenu un compromis. Ici, ce mouvement donne l’impression de ne pas vouloir s’arrêter, contrairement à des mouvements précédents plus traditionnels. Il cherche à se transformer pour durer. Cela a un petit parfum de gilets jaunes avec un mouvement qui cherche à durer au moins jusqu’à ce qu’un autre maillon prenne le relai.
L’intersyndicale nationale a appelé les salariés à tenir des assemblées générales dans les entreprises pour organiser la grève. N’est-ce pas assez nouveau ?
Les confédérations se trouveraient en décalage avec la demande qui émerge si elles ne faisaient pas le choix de s’ancrer et de porter la mobilisation. À la RATP, où le mouvement a été très massif, l’UNSA n’est pas réputé pour être un syndicat de mobilisation sociale. Cependant, le premier syndicat de l’entreprise se trouve contraint de relayer l’effervescence qui règne sur le terrain. Cela ne résulte pas d’un choix, mais d’une obligation qui vient de cette poussée et d’organisations qui se veulent alternatives (Rassemblement syndical dans les bus, La base dans le métro). Dès le 13 septembre, ces petites organisations bien implantées sur certaines lignes ont poussé à la mobilisation, parce que c’est sur ces bases-là qu’elles se sont constituées. Une des lignes les plus longtemps fermées et mobilisées, la ligne 5, est un bastion de La base.
On voit mal comment la CGT, au niveau confédéral, pourrait faire autrement dans ce contexte que d’appuyer et d’accompagner cette demande de mobilisation. À ses risques et périls d’ailleurs : cela les conduit à s’ancrer sur des revendications compliquées à faire valoir et qui compliquent la sortie de la lutte et la gestion de l’après-conflit. Pour les confédérations, il y a aussi, peut-être, la prise de conscience qu’elles ne sont plus hégémoniques sur le terrain des mobilisations sociales, dans leur déclenchement et leur conduite. Des mouvements de type gilets jaunes ressortiront probablement à un moment ou à un autre. Cela les amène, pour celles qui sont ancrées dans les mobilisations sociales, à être plus attentives à ce qui remonte du terrain.
Pour vous, le secteur privé est-il absent ou invisible dans ce conflit ?
Les deux, et cela va bien au-delà de ce conflit social. La pratique gréviste et conflictuelle s’est métamorphosée dans le secteur privé. La grève traditionnelle de plusieurs jours a massivement baissé dans les statistiques, remplacée par des débrayages de courte durée ou d’autres modalités d’action comme la manifestation, la pétition ou l’action juridique. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il y a moins de conflictualité ou que la démobilisation régnerait dans le secteur privé. Il s’agit plutôt une métamorphose. Il n’en reste pas moins qu’à de rares exceptions près, le secteur privé traditionnel comme les raffineries n’est pas parti en grève reconductible cette fois-ci.
Le principe de la grève par procuration s’est installé dans une partie de la population. L’idée selon laquelle le conflit qui a un impact est le conflit médiatiquement ou socialement visible est maintenant bien ancrée. À moins d’une grève massive comme en 1968, avoir recours à la grève dans beaucoup d’entreprises privées n’a pas l’impact d’une grève des cheminots, des conducteurs de la RATP ou des raffineries. C’est aussi une raison pour laquelle il n’y a pas eu de mobilisation absolument massive. Au-delà, il y a un problème d’implantation syndicale très inégale, voire très insuffisante, dans le privé, particulièrement dans les petites et moyennes entreprises, avec de nombreux déserts syndicaux. Il est bien évident que cela pose problème dans le cadre d’une mobilisation.
Traditionnellement, l’adhésion syndicale et la mobilisation sociale se produisent plus facilement quand il y a des syndicalistes sur le terrain. Il n’est pas facile de se mettre en grève et d’organiser un mouvement quand on ne sait pas comment faire et qu’il n’y a personne pour porter ce savoir-faire. Il y a aussi un décalage entre la sociologie des syndicats qui mènent la bataille contre les retraites et la réalité du monde du travail. Ce sont des organisations massivement composées de fonctionnaires et de salariés d’entreprises publiques. Cela complique l’élargissement de leur influence. La CGT a plus de 600 000 adhérents, dont 80 000 dans la fédération des services publics, 45 000 dans les anciennes entreprises publiques de l’énergie. Puis il y a la fédération de la santé, les fonctionnaires : c’est ça la CGT. Les fédérations du secteur privé se sont réduites et vivotent tant bien que mal. C’est aussi vrai à Force ouvrière qui n’est pas très implantée dans le secteur privé, et a fortiori à la FSU dont le champ de syndicalisation est la fonction publique. Créer une dynamique dans le privé avec cette sociologie et cette implantation est extrêmement compliqué.
Au-delà, il y a la crainte des salariés de l’impact d’une mobilisation dans l’entreprise, par exemple sur l’évolution de leur carrière. Quand on demande aux salariés du privé, dans les études d’opinion, pourquoi ils ne se syndique pas, ce qui ressort toujours en premier est la peur des représailles. Il faut prendre en compte le contexte politique et social extrêmement tendu, où le rapport de force et la lutte des classes sont à un niveau très élevé. Dans les entreprises privées, il est plus délicat de se mettre en grève. Les salariés y regardent à deux fois. Par ailleurs, le secteur privé est massivement composé de salariés du secteur tertiaire, et non d’ouvriers d’usine comme en 1968. Les gros bastions qui menaient les conflits dans notre histoire, les mineurs, les métallos, les sidérurgistes, les ouvriers de l’automobile, ont disparu ou sont en voie de disparition. Aujourd’hui, le salariat tertiarisé est moins campé sur les traditions mobilisatrices que ne l’était le monde ouvrier. Or, la grève française, c’est le modèle de la grève ouvrière.
Si ce mouvement est puissant dans ses formes d’engagement, qu’il bénéficie d’un large soutien, il est cependant moins massif numériquement dans les manifestations par rapport à 2010. Avez-vous des explications ?
La variable de l’opinion s’est installée au cœur des rapports de force. D’une certaine manière, cela participe au dépeuplement des manifestations. Le soutien exprimé de l’opinion semblant suffisant à certains, sans nécessiter d’aller au-delà par la grève ou la manifestation. De ce point de vue, les secours de grève ont été extrêmement massifs. C’est même un record historique, le précédent étant détenu par la grève des mineurs de 1963. Cela montre une sensibilisation et un soutien à ce conflit sans précédent, mais qui ne se retrouve pas dans la grève ou dans la rue. La présence dans la rue est aussi moindre peut-être parce que le conflit s’est déporté vers la grève. Les mobilisations de 2010 n’étaient pas fondées sur l’action gréviste, mais sur l’action manifestante. La manifestation était quasiment la seule expression du niveau du rapport de force, et la comptabilisation des manifestants le critère de l’intensité de la contestation.
Cette fois-ci, c’est avant tout l’état de la grève qui sert d’étalon à la mobilisation. Mais il est vrai que la peur de manifester existe et dissuade un certain nombre de nos concitoyens de descendre dans la rue. Les violences qui ont émaillé les mouvements sociaux et la répression qui s’est installée dans la façon de gérer les manifestations de la part du pouvoir sont assez dissuasives, même s’il y avait beaucoup de monde dans la rue le 5 décembre. Nous ne voyons plus beaucoup de manifestations familiales où les gens viennent avec leurs enfants. La plupart des manifestations mettent aujourd’hui les gens en situation de potentiel danger. C’est très démobilisateur. La répression, ça marche !
Malgré l’intensité de ce mouvement, le gouvernement ne plie pas. Comment l’expliquez-vous au regard des gouvernements qui ont lâché par le passé ?
Qui ont lâché, mais qui ne lâchent plus depuis 15 ans. Depuis 2003, il y a eu un tournant. Il y avait eu un mouvement historique de la fonction publique avec un record de grévistes. Pourtant le gouvernement n’avait pas cédé. Et cela s’est répété. Les manifestations de 2009 contre les effets de la crise ont été une montagne qui a accouché d’une souris. En 2010, c’est aussi un mouvement historique, et sur lequel le pouvoir n’a pas reculé. En 2016 : record du nombre de journées d’action contre la loi travail. Treize ou quatorze, sans que le pouvoir ne lâche non plus. De ce point de vue, nous faisons face à une forme de gestion des mouvements sociaux très classique depuis 15 à 20 ans de la part des pouvoirs successifs. On attend qu’ils passent, qu’ils s’épuisent et on tient, en tentant d’accélérer le processus législatif.
Il y a aussi un retour d’expérience du côté du pouvoir : la capacité démontrée, de Chirac à Macron, en passant par Hollande et Sarkozy, qu’il était possible d’attendre l’épuisement des mobilisations, quelle que soit leur intensité. Et donc la possibilité de faire passer une loi au prix de quelques concessions marginales. Avec, en plus pour ce pouvoir, une détermination sans précédent à aller très loin et très vite. C’est un obstacle difficile à surmonter pour les mouvements sociaux. Plus que ses prédécesseurs, c’est un pouvoir de gouvernance, au lieu d’un pouvoir de gouvernement composé de politiques avec un cursus traditionnel, qui ont été des élus territoriaux et ont eu une longue carrière politique avant d’accéder aux plus hautes marches du pouvoir. Là, pour la quasi-totalité d’entre eux, ce sont des gens issus de l’expertise et des cabinets. Ce type de profil estime que ses décisions et ses choix sont les bons, qu’il n’existe pas d’autres alternatives. N’étant pas des élus de territoire, ils ne sont pas portés à la recherche d’un compromis. Ils sont plus enclins à résister à des mouvements sociaux, et ne font même pas semblant de négocier.
Si cette lutte n’obtenait pas le retrait du projet de loi, est-ce que cela marquerait pour autant une victoire du camp réformiste et de la CFDT ?
Ce serait d’abord une défaite pour eux, car ils n’ont rien obtenu. Les rares semblants de concessions n’auraient pas été faits sans l’existence d’un rapport de force. Il ne s’agit pas d’une victoire de leur part. Par ailleurs, il faut noter que leur périmètre se réduit comme peau de chagrin. Pour la première fois, la CFE-CGC est dans une intersyndicale, en face à face avec la CGT, la FSU et Force ouvrière. Celle-ci était traditionnellement portée vers le champ réformiste. Cela pourrait expliquer pourquoi le gouvernement cherche à tout prix à inclure l’UNSA au cœur du processus. Finalement, le syndicalisme réformiste est aujourd’hui pour l’essentiel réduit à une CFDT qui cherche des partenaires, mais a du mal à les trouver. Par ailleurs, ces partenaires ne sont pas homogènes. L’UNSA, au niveau de son expression nationale, joue le jeu du gouvernement, mais elle s’est inscrite dans la mobilisation à la RATP et à la SNCF.
En réalité, ce champ réformiste ne tire pas son épingle du jeu. Il n’existe qu’à partir du moment où il a des partenaires. Il porte bien son nom de syndicalisme de partenariat social,
parce que sans l’existence de partenaires, il est totalement chloroformé et neutralisé. C’est ce qui passe aujourd’hui pour la CFDT, avec un gouvernement qui a théorisé, au travers de Macron, l’idée selon laquelle les contre-pouvoirs syndicaux ne doivent pas intervenir dans le champ de la politique nationale, mais rester circonscrits à l’entreprise. Ce syndicalisme est autant en difficulté, si ce n’est plus, que le syndicalisme de lutte sociale.
En cas de défaite du mouvement social, sommes-nous en présence d’un risque d’effondrement du syndicalisme ?
C’est une évidence. D’ailleurs, le discours syndical, en tout cas dans son expression dirigeante, va expliquer que le mouvement social n’a pas échoué, qu’il a obtenu un certain nombre de concessions qui n’auraient pas été obtenues sans son existence. Par exemple, l’entrée dans la réforme de la génération 75 au lieu de la génération 63. Mais ces gains vont avoir du mal à apparaître suffisamment substantiels. En effet, un échec de plus serait un échec absolument cinglant, voire mortifère. D’autant qu’il y a eu l’expérience des gilets jaunes qui, qu’on le veuille ou non, avec un caractère beaucoup moins massif que celui du mouvement actuel, est parvenue à faire peur au pouvoir, obtenir quelques concessions, et à fragiliser un pouvoir d’une façon tel que l’on ne l’avait pas vu depuis un quart de siècle de la part de mouvements sociaux traditionnels menés par les syndicats.
Cela peut nourrir l’idée selon laquelle, finalement, l’efficacité n’est peut-être pas à chercher du côté de l’action syndicale, mais qu’elle peut émerger autrement. De plus, les réseaux sociaux sont un vecteur qui peut permettre de mettre en place des mobilisations non encadrées par des structures traditionnelles. C’est une expérience qui peut fragiliser un peu plus le champ syndical, d’autant que le problème du renouvellement se pose. La moyenne d’âge des syndiqués tourne aujourd’hui autour de la cinquantaine. Dans 10 ou 15 ans, les organisations syndicales seront confrontées à ce défi extrêmement compliqué à relever. Notamment parce que les plus jeunes ne sont pas forcément portés à l’engagement durable. Au contraire, ils sont les plus enclins à faire usage de ces réseaux sociaux et à se mobiliser sur des causes ponctuelles. Nous risquons d’avoir un syndicalisme sociologiquement réduit à son pré carré. Un pré carré qui tend à se réduire comme peau de chagrin.
Cependant, le syndicalisme a encore des forces. Je pense à la CGT en particulier, parce qu’elle est très présente sur le terrain à travers ses unions locales et départementales. Elle reste un outil tout à fait utile et indispensable avec plus de 600 000 adhérents. Si l’on compare à l’état du champ politique aujourd’hui, cela reste des atouts non négligeables. Pour autant, ces outils sont menacés et l’après-conflit va être difficile à gérer en cas de défaite. Il va sans doute susciter des débats internes, notamment à la CGT.
Un effondrement du syndicalisme n’est-il pas le souhait du pouvoir ?
Macron l’a théorisé à la façon des révolutionnaires libéraux de 1791. Cela rappelle le discours de Le Chapelier avant de faire voter sa loi interdisant les syndicats et les grèves. Il présentait sa loi en disant : il ne doit rien y avoir entre le citoyen et le pouvoir. Avec Macron, et Sarkozy, à sa façon avant lui, nous sommes un peu dans cette dynamique-là. Cela peut être assez dramatique dans le contexte actuel : des organisations syndicales en souffrance, un champ politique à gauche qui l’est aussi. Nous pouvons avoir un panorama sociopolitique avec deux extrêmes en affrontement direct : l’extrême libéralisme d’un côté, l’extrême droite de l’autre. Avec, entre les deux, les gilets jaunes comme régulateur social. C’est une situation qui est potentiellement tout à fait explosive. À n’importe quel moment, elle peut péter entre les doigts de celui qui a fait surgir ce panorama-là. C’est le panorama qui va être travaillé à court et moyen terme parce que l’actuel pouvoir, qui veut se survivre à lui-même, a compris qu’il ne pourrait le faire qu’au travers de ce type de contexte là. C’est jouer avec le feu que de vouloir éreinter les contre-pouvoirs et les organisations syndicales.
Publié le 14/02/2020
E3C : le bac Blanquer au bruit des bottes
Loïc Le Clerc (site regards.fr)
Contesté de toute part, le bac Blanquer a été imposé dans plusieurs lycées par l’intervention des forces de l’ordre. Nous rapportons ici le cas du lycée Max Linder de Libourne (Gironde).
« 57 facs, 171 labos, 6 ESPE, 6 IUT, 8 collectifs de précaires, 122 revues, 16 sociétés savantes, 46 séminaires, 20 sections CNU, 46 évaluateur·trices de l’HCERES… mobilisé·es contre la précarité, contre la LPPR et contre la casse des retraites ! » Voilà le recensement effectué par universiteouverte.org. Sans parler des centaines d’écoles, de collèges et de lycées. Ça va mal dans le monde de l’éducation. Très mal. Et depuis longtemps. Mais rien n’y fait.
En septembre, le suicide de Christine Renon, directrice d’école de Pantin (Seine-Saint-Denis). En octobre, 200 directeurs d’écoles du 93 adressent une lettre ouverte au ministre de l’Éducation nationale. En octobre toujours, on apprend que la réforme Blanquer prive de pause déjeuner des milliers de lycéens et que le ministre a réduit de moitié les fonds sociaux destinés aux enfants pauvres. En mai 2019, 151 jeunes de Mantes-la-Jolie sont mis à genoux par la police. Puis il y a le « bac Blanquer », avec ses fameuses E3C, les épreuves communes de contrôle continu. Un fiasco sans nom. Là encore, le monde enseignant se mobilise – de concert avec la lutte contre la réforme des retraites. Rétention de copies, de notes, blocages des établissements. Tant de choses, mais rien n’y fait.
Contre ces E3C, profs, élèves et parents d’élèves s’insurgent. Il faut dire que la réforme est plus que brouillonne. Selon le syndicat des personnels de direction, des perturbations des épreuves ont été enregistrées dans 43% des lycées. Qu’importe, ce qui doit se faire se fera, de gré ou de force. Et la force, le lycée Max Linder de Libourne en a fait l’expérience… traumatisante.
L’éducation par la force
Cela fait des mois que ce lycée est bien mobilisé contre la réforme Blanquer, puis contre la réforme des retraites. Fin janvier, les épreuves d’E3C avaient été reportées en raison de la mobilisation. Mardi 4 février, 20h, les élèves reçoivent par SMS leur convocation pour le lendemain, précisant qu’ils passeront l’intégralité des épreuves dans la journée, soit 6h d’épreuves de suite. Les enseignants et les parents ne sont pas informés. Mercredi matin : le lycée est bouclé par une quarantaine de gendarmes mobiles. Pour entrer, les lycéens doivent passer entre ces gendarmes, armés. Ils sont fouillés. « On a dû accompagner certains élèves à l’entrée du lycée, ils avaient peur de voir tous ces gendarmes », raconte Élisabeth Rhodas, professeure d’allemand et de cinéma au lycée Max Linder.
Leurs professeurs sont venus les soutenir, mais ils ont interdiction d’entrer dans l’établissement. Qui alors pour surveiller le bon déroulé des épreuves ? Une trentaine d’adultes : du personnel administratif, du personnel du rectorat, et même la boulangère du coin… « Des gens qui n’avaient aucune compétence pour faire ça », déplore Élisabeth Rhodas. Nous avons pu nous procurer les témoignages écrits des lycéens après cette journée d’épreuves. Ils y racontent le manque de copies, de chaises et de tables (des élèves ont composé à même le sol), les retards causés par des « surveillants » ne sachant pas dans quelle salle aller, le fait que certains élèves n’ont pas eu le temps de manger à midi, les alarmes incendie désactivées, le fait que ces « surveillants » ne savaient pas se servir du matériel nécessaire à la bonne tenue des examens, ne savaient pas indiquer aux élèves comment bien remplir les en-têtes des copies, se filmaient (et filmaient des lycéens mineurs à leur insu) avant de poster les vidéos sur les réseaux sociaux, sortaient dans les couloirs pour téléphoner voire se roulaient des cigarettes.
Aux dires des profs, ceux qui voulaient sortir à midi pour manger ont été marqués au feutre pour pouvoir passer le cordon de gendarmes, des agents de l’équipe mobile du rectorat – qui refusaient de décliner leur identité – circulaient dans les couloirs et menaçaient des élèves de 16 ans s’ils ne rentraient pas dans les salles.
Comment en est-on arrivé-là ? Élisabeth Rhodas s’explique : « Normalement, ce sont les enseignants qui décident des sujets des épreuves. Nous avions écrit à la rectrice pour lui dire que nous refusions de choisir les sujets, de surveiller ces examens et de corriger les copies. Donc les sujets ont été choisis par les inspecteurs des différentes matières concernées. On leur avait très clairement indiqué les points de programme que nous avions étudié en cours. » Pourtant, pour plusieurs épreuves, l’examen portait sur une partie du programme que les élèves n’avaient pas étudié.
Résultat : certains lycéens ont rendu copie blanche, d’autres ont fait des crises de panique, mais pas d’infirmière présente dans le lycée. Une situation ubuesque, risible, à pleurer. « À cinq enseignants, deux élèves, une parente d’élève et la proviseure, on a été reçu le vendredi 7 février à 17h par le directeur des services académiques de l’éducation nationale, à qui on a remis les dizaines de témoignages des élèves sur la tenue des épreuves, continue Élisabeth Rhodas. Il avait osé dire que ça s’était passé dans une ambiance "sereine et apaisée". On a discuté pendant 2h25. Il nous a confirmé que c’était bien lui qui nous avait tenus à l’extérieur du lycée car nous étions des "fauteurs de désordre". On lui a exprimé la violence de la situation et demandé l’annulation des épreuves. Plus de la moitié de mes élèves germaniques ont rendu copie blanche ! »
Libourne n’est pas un cas isolé
Autre lieu, même ambiance : à Rennes, au lycée Basch, les épreuves se sont déroulées dans les mêmes conditions sécuritaires. En Île-de-France, on compte au moins 25 lycéens, âgés de 15 à 17 ans, qui ont fini en garde à vue après avoir voulu manifester contre les E3C.
À l’été 2018, les jeunes bacheliers se voyaient comme la « génération crash-test de Parcoursup ». En ce début d’année 2020, voici la génération crash-test des E3C, avec les humiliations qui vont avec. Ce gouvernement n’en finit plus de sacrifier la jeunesse au profit de son « école de la confiance ». Jean-Michel Blanquer a indiqué jeudi 6 février qu’il était prêt à « faire évoluer » les prochaines épreuves prévues de la mi-avril à la fin mai, « dans le sens de la simplicité », rejetant les « blocages » sur des « éléments extérieurs » aux établissements. Fait-il référence aux forces de l’ordre ?
« J’ai peur pour mon avenir », écrit une lycéenne de Max Linder dans son témoignage. Tout est dit.
Publié le 13/02/2020
Retraites. Une autre réforme, dans les pas de Croizat
Marion d'Allard et Pierric Marissal (site humanite.fr)
Retraite à 60 ans, prise en compte de la pénibilité, égalité salariale, politique de l’emploi, mise à contribution des revenus du capital… de nombreuses pistes existent pour améliorer le système actuel.
Pour les opposants au projet de réforme mis sur la table par le gouvernement d’Emmanuel Macron, le statu quo n’est pas une option. Avec l’objectif de faire vivre le système par répartition inventé au sortir de la Seconde Guerre mondiale et de l’améliorer pour répondre aux défis économiques et sociaux actuels, les propositions alternatives émergent, qui garantissent les principes fondateurs de la répartition contre la capitalisation, de la solidarité contre l’individualité.
Elles reposent sur un droit à la retraite à 60 ans – anticipé pour les salariés exposés à la pénibilité –, sur un strict respect de l’égalité salariale entre les femmes et les hommes, et une réelle prise en compte des carrières hachées ou incomplètes. Une réforme progressiste, financée par une politique volontaire de l’emploi, une hausse des salaires et la contribution des revenus du capital.
1. Réaffirmer les bases et rebâtir un socle commun
Sur le podium européen, la France est, derrière le Danemark, le pays qui affiche le taux de pauvreté des plus de 65 ans le plus faible. Or, le gouvernement met sur la table l’antithèse de ce qu’avait édifié Ambroise Croizat. Limiter « la part de la richesse produite (à 14 % du PIB – NDLR) qui leur revient signifie programmer l’appauvrissement des retraités par rapport à la population active », résument Attac et la Fondation Copernic. Lesquels dénoncent un système abîmé par les réformes successives, qui « toutes, depuis 1993, ont consisté à durcir les conditions pour l’obtention d’une retraite à taux plein ». Pour la CGT, améliorer le système actuel revient à rebâtir « ce socle commun de garanties, auxquelles doit aboutir chaque régime, par des modalités adaptées aux types de carrière du secteur concerné ». Ainsi, le syndicat plaide pour la garantie d’une possibilité de départ à 60 ans ; un départ à 55 ans « ou un trimestre de départ anticipé par année d’exposition » pour les métiers pénibles ; l’assurance d’un niveau de pension « d’au moins 75 % du revenu d’activité pour une carrière complète » ; l’indexation des pensions sur l’évolution des salaires et non sur l’inflation ; la garantie d’un minimum de pension « au niveau du Smic pour une carrière complète ».
2. Corriger les inégalités au travail
Principale faille du régime de retraites actuel, les inégalités du niveau des pensions. Parmi lesquelles, celles des femmes, qui perçoivent en moyenne une pension 42 % inférieure à celle des hommes. En dépit des grands discours de l’exécutif pour vendre une réforme prétendument plus « juste », c’est bien en corrigeant les inégalités salariales durant la vie active que réside l’une des pistes pour corriger les inégalités à la retraite. Pour le secrétaire national du PCF, le strict respect de l’égalité salariale femmes-hommes renflouerait les caisses de 6 milliards d’euros annuels de cotisations. De leur côté, Attac et la Fondation Copernic plaident pour une « politique volontariste en matière d’égalité du taux d’activité ». En effet, celui des femmes est aujourd’hui de 8 à 10 points inférieur à celui des hommes, « pour des raisons liées au manque de modes d’accueil de la petite enfance et aux stéréotypes sur les rôles sexués ». Autre inégalité criante, les temps partiels imposés qui font baisser singulièrement le montant des pensions de ceux (et surtout celles) qui les subissent. Une surcotisation patronale sur ce type d’emploi pourrait rapporter 1 milliard d’euros par an.
3. la prise en compte de la pénibilité
La pénibilité devrait faire l’objet d’une « négociation globale », martèle la CGT, mais « inutile pour cela de remettre à plat tout notre système de retraite », complète Force ouvrière. Alors que la réforme gouvernementale confirme la suppression des régimes spéciaux, et donc des possibilités de départ anticipé qui y sont rattachées, les défenseurs d’une réforme progressiste des retraites exigent le maintien et l’extension des critères de pénibilité dans le calcul des pensions. Ainsi, syndicats et partis politiques de gauche réclament la réintroduction des quatre critères de pénibilité (postures pénibles, port de charges lourdes, vibrations mécaniques, exposition aux agents chimiques dangereux) supprimés par le gouvernement dès son arrivée en 2017. Des critères qui doivent être mis en place « au niveau national, être reconnus dans tous les secteurs et aboutir à leur prise en compte en matière de retraite, notamment par un départ anticipé », abondent Attac et la Fondation Copernic. Des départs anticipés à taux plein à 55 ans, voire 50 ans « pour les métiers les plus pénibles », détaille la CGT. C’est, selon le syndicat, « la garantie d’une espérance de vie en bonne santé pour toutes et tous ».
4. Une autre politique salariale et de l’emploi
C’est le Conseil d’orientation des retraites qui le dit : une baisse du taux de chômage à 7,4 % à l’horizon 2022 permettrait de dégager près de 10 milliards d’euros. Et un véritable retour au « plein-emploi » à terme (estimé à 4,5 %, 3 % de chômage) permettrait de dégager des ressources encore plus importantes. On parle ici de CDI ou CDD qui génèrent des cotisations, pas de microentreprise. Car, dans le cadre d’un régime de retraite par répartition, l’emploi et le niveau des salaires permettent d’assurer le financement de la Sécurité sociale. Dans la même veine, « l’embauche en emploi stable de 200 000 personnels dans la fonction publique, la réalisation de l’égalité femmes-hommes, et le dégel du point d’indice permettraient de générer entre 15 et 16,5 milliards d’euros de recettes dans les caisses de la Sécurité sociale », a calculé ainsi Jean-Marc Canon, secrétaire général de la CGT fonction publique. Une hausse générale des salaires, tout comme l’investissement massif dans la transition énergétique qui permettrait de créer un million d’emplois, aurait ces effets tout aussi bénéfiques sur le financement de notre protection sociale.
5. Différentes sources de financement existent
« On arrive à 324 milliards d’euros environ de revenu brut du capital perçu par les entreprises, selon nos calculs, estime l’économiste Denis Durand. Ce sont principalement des dividendes et intérêts que ces entreprises tirent de leurs placements financiers. Si on applique à ces recettes les cotisations patronales, on arrive à entre 33 et 34 milliards en plus chaque année dans les caisses de la Sécurité sociale, tout en incitant les entreprises à investir plutôt dans l’emploi, les salaires ou la formation. » Selon Oxfam, sur 100 euros de profits des entreprises du CAC 40, 67,40 euros ont été reversés aux actionnaires sous forme de dividendes, ne laissant plus que 27,30 euros pour le réinvestissement et 5,30 euros d’intéressement et de participation pour les salariés sur la période 2009-2016. Attac, de son côté, a calculé le montant des allègements fiscaux et de cotisations. Toutes catégories confondues, ces exonérations atteignent entre 50 et 60 milliards d’euros par an. Leur remise à plat permettrait de récupérer 11,2 milliards d’euros. Enfin, une hausse très mesurée des cotisations patronales, à hauteur de 0,2 % par an, permettrait de récupérer autour de 10 milliards d’euros d’ici à 2025.
Marion d’Allard et Pierric Marissal
Publié le 12/02/2020
Comment l’establishment démocrate a privé Bernie Sanders d’une victoire en Iowa
Politicoboy (site lvsl.fr)
-
L’Iowa devait lancer les primaires démocrates en grande pompe et permettre au parti comme aux candidats de bénéficier d’un tremplin médiatique en vue de la présidentielle. Au lieu de cela, l’incapacité des instances démocrates à publier les résultats en temps et en heure et la façon suspecte dont ils les ont diffusés ensuite ont produit trois effets désastreux : ridiculiser le camp démocrate, diviser le parti et priver Sanders d’une victoire médiatique. Pour autant, le candidat socialiste apparaît désormais favori pour l’investiture, si le parti démocrate n’implose pas avant.
D’un point de vue purement comptable, le caucus de l’Iowa ne présente aucun intérêt. Cet État rural de trois millions d’habitants ne met en jeu que 41 délégués sur les 1940 nécessaires pour remporter la nomination (contre 494 pour la Californie). De plus, le mode de scrutin particulier et sa population majoritairement blanche ôtent tout caractère représentatif à cette élection.
Mais dans les faits, gagner l’Iowa permet de construire un « momentum » en offrant une exposition médiatique considérable. En tant que premier État à voter, il sert de baromètre initial, place le vainqueur en position de force en permettant d’influencer les électeurs des États suivants, et les donateurs qui financent les campagnes. Historiquement, le vainqueur de l’Iowa tend à remporter l’investiture, ce qui explique les efforts démesurés fournis par les différents candidats pour disputer ce scrutin auxquels ne participent qu’un peu moins de deux cent mille personnes. Pete Buttigieg, Elizabeth Warren et Bernie Sanders ont déployé des dizaines de collaborateurs, formé 1700 « capitaines » chargés d’encadrer chaque bureau de vote, frappé à des dizaines de milliers de portes et passé des centaines de milliers de coups de téléphone. Plusieurs millions de dollars ont été dépensés en publicité ciblée, meetings et autres formes d’actions promotionnelles.
Ces efforts auront été gâchés par un invraisemblable fiasco. Dix-huit heures après le vote, aucun résultat n’était encore publié du fait d’un problème lié à l’application pour téléphone censé prendre en charge la centralisation des scores. Cela n’a pas empêché Pete Buttigieg, avec un aplomb formidable, de se déclarer vainqueur dès la fin de soirée électorale. Le lendemain matin, le comité de campagne de Bernie Sanders a cherché à étouffer le feu allumé par son adversaire en publiant ses résultats internes sur la base de 60 % des bureaux de vote, montrant Sanders clairement en tête. [1]
La surprenante incompétence lors de la diffusion des résultats attise la perception d’une manipulation
À 17h le mardi, le parti démocrate de l’Iowa publie des résultats incomplets, concernant 62 % des caucus seulement, et dans la plus grande opacité.
Pete Buttigieg figure en tête des délégués locaux (27 % contre 25 % pour Sanders, 20 % pour Warren et 15 % pour Biden), mais largement derrière Sanders en ce qui concerne le nombre de voix.
Car rien n’est simple en Iowa. Du fait du mode particulier du scrutin organisé en « caucus » (sortes d’assemblées où l’on vote à main levée dans chaque bureau de vote), il n’existe pas moins de quatre façons de présenter les résultats : le nombre de voix au premier tour, au second, le nombre de délégués locaux remportés (environ 2100 répartis sur 1700 bureaux de vote) et le nombre de « véritables » délégués comptant pour l’investiture (au nombre de 41 pour l’Iowa).
Les médias ont majoritairement titré sur la victoire de Pete, lui permettant de débuter son meeting du New Hampshire en se déclarant vainqueur pour la seconde fois en 24h.
Mais les vagues de publications suivantes (71 %, 75 %, 85 %, 92 % et 97 % étalés sur 24 heures) ont permis à Sanders de rattraper son retard en délégués et d’accroître son avance en termes de voix. Il faudra néanmoins attendre deux journées et demie pour que la presse commence à parler de match nul.
La séquence de diffusion des résultats interroge fortement, puisque les bureaux de vote favorables à Bernie Sanders ont été publiés en dernier, permettant à Buttigieg de continuer de clamer sa victoire trois jours durant, et de monter de 9 points dans les sondages du New Hampshire. Il figure désormais au coude à coude avec le sénateur socialiste.
Pire, la publication des résultats à 85 % a dû être mise à jour après que le parti démocrate ait été pris la main dans le sac à transférer des délégués remportés par Sanders vers d’autres candidats. Une fois arrivé à 97 % et au point où Sanders allait dépasser Pete Buttigieg, ce dernier a fait appel au comité électoral central du parti démocrate (le DNC, critiqué pour son attitude partisane en 2016) pour demander un audit.
Selon CNN, le président du DNC Tom Perez aurait accepté cette requête à cause des doutes concernant les « caucus satellites » (des bureaux de votes par procuration ouverts pour les ouvriers et immigrés naturalisés, mais ne parlant pas anglais, qui ont tous voté pour Bernie Sanders). Ce faisant le DNC s’attaque aux électeurs marginaux pour lesquels la campagne de Sanders avait déployé des efforts considérables. [2]
Tom Perez n’en est pas à son premier fait d’armes. Imposé au poste clé de la présidence du DNC par Barack Obama en 2017 contre l’avis des sénateurs modérés et de l’aile gauche, il avait pris parti pour Hillary Clinton en 2016 malgré son devoir d’impartialité. Incompétent, compromis, Tom Perez incarne à merveille cet establishment démocrate qui fait obstacle à toute tentative d’unification du parti, préférant défendre le maintien d’un écosystème fait de milliers de consultants et conseillers carriéristes qui alternent les postes dans les think tanks, administrations et instances du parti, quitte à enchaîner les défaites électorales. Le fait qu’Obama l’ait imposé au DNC ne peut se comprendre que par sa volonté de maintenir en vie ce réseau d’influence et de conseillers nourri par les financement privés. [3 : cf. cet exposé du American Prospect]
Ainsi, malgré les preuves apportées par le New York Times et CNN des multiples erreurs contenues dans les résultats diffusés par le parti démocrate depuis trois jours, celui-ci a fini par publier les 3 % de bureau de vote restant après en avoir gelé la publication pendant une journée entière et sans apporter la moindre correction. Le résultat officiel montre désormais Pete Buttigieg avec 1,5 délégué local de plus que Sanders (sur les 2100 disponibles), soit 0.1 % d’avance. Le comité de campagne de Bernie Sanders a identifié, sur la base des résultats papier mis en ligne par les présidents de bureaux de vote, quatorze erreurs qui auraient dû permettre à Bernie Sanders de passer très légèrement en tête.
Le timing de la publication de cette dernière batterie de résultats par le parti démocrate est particulièrement suspect : il a eu lieu pendant une émission organisée par CNN en prime time, où les différents candidats défilent tour à tour sur le plateau. Les résultats sont tombés après le passage de Sanders et juste avant celui de Buttigieg, permettant au maire de South Bend de déclarer victoire pour la quatrième fois en soixante-douze heures.
Au-delà des soupçons de manipulation qui pèsent sur la diffusion des résultats, Pete Buttigieg a su tirer parti d’une performance électorale surprenante pour capitaliser sur ce succès. Joe Biden a évité l’humiliation d’une quatrième place grâce au chaos général, et Donald Trump s’est moqué d’un parti qui « veut nationaliser l’assurance maladie, mais n’arrive pas à compter les voix en Iowa ». Mike Bloomberg, qui avait déclaré sa candidature trop tardivement pour participer aux primaires de l’Iowa, a également fustigé un scrutin inutile.
Lorsqu’un tel fiasco intervient dans un pays d’Amérique latine, les USA sont prompts à soutenir un coup d’État. Ici, les dirigeants démocrates ont agi avec une déconcertante nonchalance, ne semblant pas réaliser à quel point le parti qui vient d’échouer dans sa tentative de destitution du président et prétend diriger le pays dans 10 mois est passé pour une organisation incompétente, corrompue et au bord de l’implosion.
La diffusion scabreuse des résultats risque également de décourager les électeurs les moins engagés politiquement, c’est-à-dire la base de Bernie Sanders.
Autrement dit, la séquence est particulièrement nuisible à Sanders, que les médias ont décrit comme un mauvais perdant risquant de diviser le parti démocrate face à Trump.
Aux origines du fiasco, un establishment démocrate miné par les conflits d’intérêts et l’hostilité envers Bernie Sanders.
Depuis que Bernie Sanders a pris la tête de certains sondages, les cadres du parti démocrate ont multiplié les déclarations d’hostilité à son égard.
Il y a d’abord cette réunion d’avril 2019 rapporté par le New York Times, où Nancy Pelosi (présidente de la majorité démocrate au Congrès), Pete Buttigieg et d’autres cadres du parti et riches donateurs s’étaient rencontrés pour discuter d’une stratégie pour « stopper Sanders ». Puis la candidature de dernière minute de Mike Bloomberg a débouché sur la décision unilatérale du DNC de modifier les règles de participation aux débats télévisés pour y inclure le multimilliardaire.
À cela se sont ajoutées les déclarations lunaires d’Hillary Clinton et de John Kerry (candidat malheureux face à Bush en 2004) qui ont implicitement affirmé préférer Donald Trump à Bernie Sanders. Le journal Politico a également rapporté que certains membres du DNC envisageaient de changer les règles des primaires si Sanders s’approchait de la nomination. Or le fameux Tom Perez a décidé de garnir le comité d’organisation de la convention démocrate (qui doit confirmer le nominé en juin) d’anciens proches d’Hillary Clinton et de lobbyistes ayant à peu près tous affirmé publiquement leur opposition à Bernie Sanders. [4]
Côté médiatique, la tentative de repeindre Bernie Sanders en sexiste orchestrée par CNN avec le concours (prémédité ou circonstanciel) d’Elizabeth Warren et le débat télévisé de janvier construit comme un véritable guet-apens s’ajoute à une longue liste de « bashings » parfaitement documentés et parfois outrageusement comiques. Chris Mathews, la star de la chaîne MSNBC (équivalent de FoxNews pour les centristes démocrates) a fustigé un Sanders « qui ne s’arrêterait pas pour vous si vous êtes renversé par une voiture » avant d’avertir qu’il pouvait gagner le caucus de l’Iowa car « les socialistes aiment les assemblées ».
Le samedi précédant le vote, le DesMoines Register (principal journal de l’Iowa) a renoncé à publier son très attendu et respecté « dernier sondage », qui devait être présenté pendant une heure en prime time sur CNN. L’annulation de l’émission a été effectuée à la demande de Pete Buttigieg, suite à la plainte d’un de ses militants qui aurait été contacté par l’institut, et affirmait que le sondeur ne lui aurait pas présenté Buttigieg parmi les options. Le résultat de ce qui constitue le sondage le plus important des primaires a fini par fuiter dans la presse, et donnait Sanders en tête (22 %) devant Warren (20 %), Pete (16 %) et Biden (14 %).
Tous ces efforts, plus celui d’un lobby démocrate et pro-Israël (dirigé par un proche de Buttigieg) qui a dépensé près d’un million de dollars en publicité télévisée pour attaquer directement Bernie Sanders durant le weekend qui précédait le vote en Iowa, ont contribué à provoquer ce climat de méfiance, pour ne pas dire d’antagonisme. Sans empêcher Sanders de l’emporter.
Lorsqu’il est apparu que les résultats ne seraient pas publiés à temps, l’attention s’est focalisée sur l’application téléphonique censée permettre leur centralisation. Elle est produite par une entreprise baptisée Shadow (« ombre », cela ne s’invente pas) et dont les quatre dirigeants sont d’anciens cadres de la campagne d’Hillary Clinton ayant manifesté une hostilité ouverte envers Bernie Sanders. Les campagnes de Pete Buttigieg et Joe Biden ont loué les services de Shadow.inc (pour quarante-deux mille dollars dans le cas de Pete). Elle est une filiale de la société Acronym, responsable du développement d’outils numériques au service du parti démocrate. Cette société mère initiée par d’anciens collaborateurs d’Hillary Clinton et de Barack Obama compte l’épouse du directeur stratégique de la campagne de Pete Buttigieg parmi ses cofondateurs. Enfin, des sources internes citées par The Intercept y dénoncent une culture d’entreprise clairement hostile à Bernie Sanders. [5]
Pourtant, plutôt que de voir dans le fiasco de l’Iowa une machination orchestrée par l’establishment démocrate aux bénéfices de Pete Buttigieg, on peut l’interpréter comme une énième manifestation de l’incompétence et des conflits d’intérêts qui minent le parti depuis des années.
En 2018, Alexandria Ocasio-Cortez choque la nation en détrônant le numéro 2 du parti démocrate au Congrès lors de sa fameuse primaire. Une partie de son succès s’explique par les outils numériques innovants qu’elle avait utilisés. Au lieu de chercher à déployer cette technologie à l’échelle nationale, le DNC a décidé de blacklister toute entreprise qui travaille pour des candidats démocrates non approuvés par le comité électoral (autrement dit, tous les candidats de gauche souhaitant contester une investiture officielle dans le cadre d’une primaire). Cet épisode a conduit Ocasio-Cortez à refuser de verser une partie de ses levées de fond au DNC, pour les redistribuer aux candidats dissidents. [6]
L’attribution du contrat à Acronym (et sa filiale Shadow.inc) avait été présentée comme un effort pour combler le retard abyssal du parti démocrate sur la campagne de Donald Trump en matière de communication numérique. Elle peut se comprendre comme une énième manifestation de l’incompétence relative de l’establishment démocrate, et des conflits d’intérêts qui y règnent. Comment expliquer autrement le fait de donner du crédit aux architectes du désastre que fut la campagne d’Hillary Clinton en 2016 ? Et comment justifier le fait que le décompte et la centralisation des résultats des caucus, qui était effectués jusqu’à présent par téléphone et papiers, soient sous-traités à une application produite par une entreprise privée ?
Ironiquement, la presse avait fait état d’inquiétudes concernant l’application, dont le nom avait été tenu secret soi-disant pour éviter un piratage informatique de la part de la Russie… Le comité de campagne de Bernie Sanders avait anticipé les problèmes, et a pu déjouer toute tentative de manipulation trop grossière en publiant ses propres décomptes. Car le seul avantage d’un caucus, c’est qu’on y vote en public et devant témoins.
Des nouvelles encourageantes pour Bernie Sanders, malgré tout
Malgré le fiasco de l’Iowa, ce premier scrutin permet de tirer de nombreux enseignements relativement favorables au sénateur du Vermont.
Premièrement, le scénario d’une forte mobilisation au-delà du niveau de 2016 et proche de celui de 2008 ne s’est pas matérialisé. De quoi inquiéter le parti démocrate qui avait gagné les élections de mi-mandat grâce à une forte mobilisation, et qui aura besoin d’un mouvement similaire en 2020. Le manque d’intérêt pour la primaire peut cependant s’expliquer par des causes liées, une fois de plus, à l’establishment démocrate. Le choix du calendrier de la destitution de Donald Trump aura cannibalisé l’espace médiatique, produisant dix fois moins de couvertures pour les primaires de l’Iowa que ce qu’on avait observé en 2016. Ce black out a permis à Bernie Sanders de prendre la tête des sondages sans provoquer une réaction trop appuyée des médias, mais aura nui à la participation, malgré un certain succès du camp Sanders pour mobiliser son propre électorat et les abstentionnistes. Les jeunes et classes populaires se sont déplacés dans des proportions historiques, alors que les plus de 55 ans abreuvés aux chaînes d’information continue ont boudé le scrutin, expliquant en partie la débâcle de Joe Biden.
Solidement arrimé en tête des sondages nationaux depuis l’annonce de sa candidature, l’ancien vice-président d’Obama résistait de manière quasi incompréhensible aux attaques de ses adversaires, à son implication dans l’affaire ukrainienne et aux performances désastreuses qu’il livrait non seulement lors des débats télévisés, mais également au cours de ses rares meetings de campagne. La principale raison de son succès résidait dans son image d’homme expérimenté et la perception qu’il était le candidat le mieux placé pour battre Donald Trump.
En terminant en quatrième place de l’Iowa et à 15 % seulement, la bulle de son « électabilité » semble avoir finalement éclaté. Sa contre-performance peut s’expliquer par son inhabilité à répondre aux critiques de Bernie Sanders concernant ses prises de position passées en faveur de coupes budgétaires dans la sécurité sociale et l’assurance maladie, et l’absence d’organisation de terrain capable de mobiliser ses électeurs en Iowa.
Depuis sa contre-performance, Biden plonge dans les sondages et semble promis à un second désastre en New Hampshire. Cependant, l’ex-vice-président bénéficie toujours d’une cote de popularité très élevée auprès des Afro-Américains et latinos, ce qui peut lui permettre de rebondir au Nevada et en Caroline du Sud avant le Super Tuesday.
Inversement, une victoire de Buttigieg en New Hampshire pourrait ne pas suffire à rendre la candidature du jeune maire viable sur le long terme. Mayor Pete reste moins populaire que Donald Trump auprès des Afro-Américains, et très en retard sur Bernie Sanders auprès des latinos, des jeunes et des classes populaires.
Le succès de Pete Buttigieg doit beaucoup à l’importance des moyens qu’il a déployés en Iowa pour mobiliser les classes sociales aisées et blanches (majoritaires dans cet État), mais sa performance auprès des jeunes et des minorités laisse à désirer. Pete pourrait donc caler au Nevada ou en Caroline du Sud et terminer très bas lors du Super Tuesday de Mars, où la Californie et le Texas sont en jeu.
Bernie Sanders a donc quelques raisons de se réjouir : la percée de Buttigieg risque de diviser le vote centriste, et la troisième place d’Elizabeth Warren place Sanders en position idéale pour incarner l’aile gauche du parti. Quant à l’effondrement de Biden, il devrait provoquer un report de voix en provenance des minorités et des classes ouvrières vers le sénateur du Vermont.
Pour contrer la percée médiatique de Buttigieg, Sanders a publié les résultats de ses levées de fond du mois de janvier, établissant un nouveau record à 25 millions de dollars (plus que ce que ses adversaires avaient récolté lors des trois derniers mois de 2019). Le New York Times décrivait des chiffres « impressionnants », alors que ses adversaires semblent opérer en flux tendu.
Un long chemin semé d’embûches pour Bernie Sanders
Sanders pourrait manquer de nouveau la première marche du podium en New Hampshire et démarrer une longue série de seconde place (cédant la première à Pete Buttigieg puis à Joe Biden au Nevada et en Caroline du Sud par exemple). Ses adversaires peuvent se permettre d’arriver à la convention du parti démocrate en juin en tête des délégués, mais sans une majorité absolue, pour ensuite se rallier derrière un candidat centriste. Bernie ne bénéficiera pas d’une telle opportunité, et aura besoin d’une majorité nette pour ne pas être mis en minorité à la convention.
Le modèle analytique du site Fivethirtyeight, qui avait prédit avec une précision déconcertante les résultats des élections de mi-mandat, ne s’y est pas trompé. Après l’Iowa, Sanders a pris la première place du classement (40 % de chances de victoires), devant le scénario sans vainqueur majoritaire (25 %) et Joe Biden (passé de 40 à 20 %).
Mais le modèle n’intègre pas le fait que Bernie Sanders doive faire face à de multiples fronts. En plus des intérêts financiers menacés par son programme et de Donald Trump, le sénateur du Vermont risque, en cas de succès, de mettre au chômage tout un pan de l’establishment démocrate qui œuvre dans les think tanks, équipes électorales, au DNC et à Washington. La principale opposition va donc venir de son propre camp, et si l’Iowa peut nous apprendre quelque chose, c’est que les cadres du parti démocrate emmenés par Tom Perez préféreront couler le navire plutôt que de laisser la barre à un socialiste.
[1] : https://theintercept.com/2020/02/04/sanders-campaign-release-caucus-numbers-iowa-buttigieg/
[2] : The Intercept a couvert ces caucus particulier et produit une enquête passionante sur les efforts de l’équipe Sanders, à lire ici : https://theintercept.com/2020/02/05/bernie-sanders-iowa-satelllite-caucuses/
[3] : Lecture indispensable pour comprendre les enjeux au sein du DNC et le rôle de Tom Perez : https://prospect.org/politics/tom-perez-should-resign-dnc/
[5] : https://theintercept.com/2020/02/04/iowa-caucus-app-shadow-acronym/
[6] : https://thehill.com/homenews/campaign/477705-ocasio-cortez-defends-decision-not-to-pay-dccc-dues
Publié le 11/02/2020
TRIBUNE. La retraite, patrimoine de celles qui n’en ont pas
par Collectif (site regards.fr)
Face au divorce, hommes et femmes ne sont pas égaux. La réforme des retraites va aggraver une situation déjà précaire. Les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac analysent ce phénomène.
Dans un dossier consulté au début des années 2010, parmi des dizaines de milliers d’autres entassés dans les archives d’un tribunal de grande instance de la région parisienne, on découvre l’histoire d’un couple qui divorce après trente-neuf ans de mariage. En début de soixantaine, les conjoint∙es viennent de prendre leur retraite. L’époux, un ancien cadre du secteur aéronautique, touche une pension de 4300 euros par mois. Il a refait sa vie avec une collègue, cadre également, avec qui il mène une vie confortable dans la maison de cette dernière. L’épouse, qui était secrétaire bilingue, a eu une carrière hachée, marquée par des cessations d’activité après la naissance de ses deux enfants, des emplois à temps partiel et des périodes de chômage. Elle touche une pension de retraite dix fois moins élevée : 396 euros par mois. Elle vit toujours au domicile conjugal, un pavillon qui est la propriété du couple. Le divorce traîne en longueur, depuis plus de dix ans.
Ce n’est pas la prise en charge des enfants qui pose problème : ils sont majeurs et autonomes. C’est la survie matérielle de l’épouse qui est en jeu : tant que le couple n’est pas divorcé, son mari rembourse le crédit de la maison et lui verse une pension de 1400 euros par mois au titre du devoir de secours. Après le divorce, la disparité de niveau de vie entre les époux sera telle qu’elle suppose une compensation financière : c’est ce qu’on appelle une prestation compensatoire. La juge aux affaires familiales ordonne donc, à ce titre, le versement d’un capital de 100.000 euros. Cela correspond à un montant de 400 euros par mois pendant une vingtaine d’années. En l’ajoutant à sa pension de retraite, cette femme atteindrait ainsi tout juste le seuil de pauvreté jusqu’à l’âge de 80 ans, quand son mari percevra jusqu’à sa mort, une retraite équivalente à deux fois le salaire médian.
Pourtant, cette femme n’est pas la plus mal lotie. Certes, on peut imaginer la colère que lui a inspiré la lecture du dossier de l’avocat de son mari qui comporte plusieurs insinuations sur son « oisiveté » et son « choix personnel » de travailler à temps partiel. Mais grâce à son mariage sous le régime légal de la communauté de biens réduites aux acquêts, la moitié du patrimoine du couple, composé de leur résidence principale et d’un terrain pour une valeur totale de 400.000 euros, devrait lui revenir. Cela lui permettra sans doute soit de conserver sa maison (en se servant de la prestation compensatoire pour racheter la part de son mari), soit de se reloger à moindre frais. Remarquons aussi que son ex-époux a les moyens de lui verser une prestation compensatoire (alors que dans 4 divorces sur 5, il n’y en a pas), qui plus est d’un montant de 100.000 euros, quand le montant médian de ces prestations est de 25.000 euros. Enfin, à la mort de son ex-mari, à condition qu’elle ne se remarie pas, cette femme pourrait toucher une pension de réversion, qu’elle partagerait avec la nouvelle épouse de ce dernier, au prorata des années de mariage passées avec lui. N’empêche qu’à l’aube de sa retraite, cette femme divorcée se retrouve dans une situation matérielle fragilisée, alors qu’on peut supposer qu’elle a eu jusque-là un niveau de vie confortable.
À l’avenir, étant donné les transformations du marché du travail et de la famille, il y aura davantage de femmes retraitées vivant seules, ayant connu une ou plusieurs unions, avec des trajectoires professionnelles heurtées. Ces femmes ne seront pas les grandes gagnantes tant annoncées de la réforme des retraites.
Il n’est plus à démontrer que le système de retraite par points, par tout un ensemble de mécanismes (l’absence de garantie sur le montant des prestations, la prise en compte de l’ensemble de la carrière plutôt que les meilleures années, ou encore le recul de l’âge où la pension est versée à taux plein), va conduire à réduire drastiquement les montants des pensions de retraite, et que les femmes seront parmi les premières touchées.
Le projet de loi prévoit aussi la suppression de la pension de réversion pour les femmes divorcées. Le gouvernement a envisagé de remplacer ce dispositif par une augmentation de la prestation compensatoire. Cette hypothétique substitution est irréaliste pour qui connaît le fonctionnement de la justice familiale [1]. D’abord, comme en atteste le cas présenté ci-dessus, la prestation compensatoire a déjà bien du mal à compenser les inégalités de niveau de vie entre époux. Une enquête statistique récente, basée sur des données du ministère de la Justice montre qu’en 2013, suite à la fixation d’une prestation compensatoire, les écarts de niveaux de vie mensuels entre hommes et femmes divorcé·es certes se réduisaient, mais passaient en moyenne de 52% à 40%. Les prestations compensatoires sont, de fait, réservées aux couples mariés dont l’homme est suffisamment fortuné pour disposer d’un capital disponible en numéraire et sont plafonnées par la solvabilité de l’ex-époux. Enfin, l’augmentation des prestations compensatoires ne peut plus se décréter : depuis la loi de 2016 qui a mis en place le divorce par consentement mutuel sans juge, elles sont fixées dans la majorité des cas dans le huis clos des études notariales, à l’issue d’une négociation entre ex-conjoints, avocat·es et notaires.
Cette solution envisagée par le gouvernement est, en fait, symptomatique des réformes actuelles : transformer un mécanisme de solidarité nationale (une pension de réversion financée par la génération en activité pour les veuves), par un arrangement privé, ici entre ex-conjoint·es, et reposant sur l’accumulation d’un patrimoine individuel. Axa ne s’y est pas trompé. Dans une publicité anticipant la réforme des retraites à venir, l’assureur prévoit « une baisse anticipée des futures pensions » et conseille de « prendre les devants et de préparer [sa retraite] le plus tôt possible par le biais de l’épargne individuelle » [2].
Séparations et successions
Dans un livre qui paraît à la Découverte, Le genre du capital, nous étudions ces arrangements privés, au sein des familles, dans les études notariales, les cabinets d’avocat·es et dans les chambres de la famille des tribunaux. Nous étudions particulièrement deux moments cruciaux, les séparations conjugales et les successions, où la famille apparaît sous le visage inédit d’une institution économique qui participe à la reproduction des inégalités.
Certaines familles s’accaparent la richesse et la transmettent à leurs enfants, tandis que d’autres en sont durablement privées. Les inégalités économiques entre les classes sociales s’accroissent. Non seulement les individus sont inégaux du point de vue de la richesse qui leur est familialement transmise, mais ce sont aussi les dispositions à accumuler, à conserver et à transmettre cette richesse qui sont inégalement distribuées socialement. En s’appuyant sur leur capital économique mais aussi culturel, les familles possédantes mettent notamment à leur service notaires et avocat·es pour anticiper successions et séparations, et s’assurer du maintien de l’intégrité de leur patrimoine, en évitant au maximum les ponctions fiscales.
Ces inégalités patrimoniales en augmentation ne sont pas seulement des inégalités de classe. Comme le montrent Nicolas Frémeaux et Marion Leturcq, ces sont aussi les inégalités patrimoniales entre femmes et hommes qui ont augmenté : en France, l’écart de richesse entre les hommes et les femmes est ainsi passé de 9% en 1998 à 16% en 2015.
Il a fallu attendre 1965 pour que les femmes aient les mêmes droits que les hommes en matière de gestion de leurs biens. C’est donc une conquête récente. Mais les femmes sont aujourd’hui en moyenne plus diplômées, et elles travaillent, si l’on cumule travail professionnel et domestique, davantage que les hommes. En moyenne, selon les données de l’INSEE en 2010, dans les couples avec enfants, les femmes travaillent 54 heures par semaine contre 51 heures pour les hommes. Qu’est-ce qui fait que l’inégalité de richesse entre les sexes se maintient et, pire, s’accroît ?
Il y a deux manières d’accumuler du patrimoine : épargner ou hériter.
En matière d’épargne, sans surprise, les femmes s’en sortent moins bien que les hommes. Concentrées dans des secteurs d’activité moins rémunérateurs, occupant plus souvent des emplois à temps et à salaire partiels, elles ont des carrières moins rapides et buttent dans bon nombre de secteurs sur un plafond de verre qui les empêche d’occuper les positions les mieux payées. Ces inégalités de revenus sont bien connues : en moyenne, tout compris, les femmes gagnent un quart de moins que les hommes.
Mais ce qui se joue dans la sphère professionnelle n’explique pas tout. Si les femmes ne parviennent pas à accumuler des richesses c’est aussi du fait d’un certain nombre de mécanismes qui se jouent dans la famille. Les femmes prennent toujours en charge l’essentiel du travail domestique et parental, au détriment de leur carrière professionnelle et sans être rémunérées pour le faire : ce travail gratuit représente environ deux-tiers de leurs heures de travail hebdomadaires (contre un tiers de celles des hommes).
À l’échelle du couple hétérosexuel, les inégalités de revenu prennent une ampleur considérable : les femmes gagnent en moyenne 42% de moins que leur conjoint. Cette inégalité traverse l’espace social, avec des intensités variées. Elle est maximale dans les fractions élevées des classes supérieures (comme dans le dossier de divorce exposé ci-dessus), mais aussi dans les fractions les plus pauvres des classes populaires. C’est parmi les 10% des couples qui touchent moins de 17.000 euros par an que l’on trouve la plus forte proportion de femmes qui ne perçoivent aucun revenu, de femmes qui sont au chômage ou à temps partiel.
Pauvre ou mariée, il faut choisir
Cette situation paradoxale, où la norme de l’autonomie financière féminine s’est imposée alors même que persistent de très fortes inégalités de revenu, conduit à l’appauvrissement des femmes tout au long de leur vie conjugale : au nom de leur autonomie et parce qu’elles en ont généralement la charge quotidienne, elles assument les dépenses courantes (logement, nourriture, habillement…) au moins autant que leur conjoint, mais avec des revenus beaucoup plus faibles. Ainsi, tandis que les hommes accumulent, les femmes s’appauvrissent au cours de leur vie conjugale.
Jusqu’à présent le mariage, notamment le régime légal de la communauté de biens réduite aux acquêts, atténuait ces inégalités de richesse en faisant des femmes les propriétaires officielles de la moitié des patrimoines conjugaux. Mais aujourd’hui, l’augmentation des divorces et de l’union libre, sans compter la progression des régimes de séparations de biens dans les couples fortunés (qui sont parmi les plus inégalitaires), conduit à une individualisation des patrimoines, défavorable aux femmes.
En enquêtant dans les familles, dans les études notariales et à partir des enquêtes statistiques disponibles, nous montrons également que les femmes sont moins bien loties que les hommes en matière d’héritage, et cela malgré un droit de la famille formellement égalitaire depuis plus de deux siècles. Dans les successions, la figure du « fils préféré » comme héritier compétent des biens les plus structurants du patrimoine familial (entreprises, maisons de familles, portefeuille d’actions) est encore très prégnante et les femmes incarnent encore souvent la figure de la « mauvaise héritière ». L’intervention des notaires – qui partagent le souci de préserver l’intégrité du patrimoine familial, en particulier les entreprises – renforce souvent la position de l’homme comme dépositaire de la richesse et du statut social familial.
La société de classes se reproduit grâce à l’appropriation masculine du capital.
En fragilisant considérablement les revenus socialisés, en renvoyant les individus à leur patrimoine et à leurs capacités à le défendre, ce sont donc indissociablement les classes populaires et les femmes que le gouvernement achève de précariser. Il ne cesse en revanche d’augmenter les marges de manœuvre de ceux qui cumulent déjà richesses et dispositions à s’enrichir. Au-delà de 10.000 euros de revenus, les salariés les plus riches, qui sont très majoritairement des hommes, ne cotiseront plus au système de retraite par répartition. Or, cette élite est bien entendue la mieux armée pour s’entourer de gestionnaires de fortune (comptables, avocats fiscalistes, banquiers, notaires…) et faire fructifier son patrimoine, en dehors de la solidarité nationale, en toute liberté et à l’abri du regard du fisc.
Comme on pouvait le lire ces dernières semaines sur des banderoles de manifestantes et manifestants : « La retraite, c’est notre patrimoine ». C’est plus exactement, le patrimoine de celles et ceux qui n’ont pas de patrimoine. Lorsque la solidarité nationale entre les générations perd du terrain, chacune et chacun est renvoyé·e à ses capacités individuelles d’accumulation : ce n’est pas une bonne nouvelle pour les plus modestes, et ce n’est pas non plus une bonne nouvelle pour les femmes.
Céline Bessière est professeure à l’Université Paris-Dauphine (IRISSO) et Sibylle Gollac est chercheuse au CNRS (CRESPPA-CSU). Sociologues, elles sont les auteures de Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités (La Découverte).
Notes
[1] Tribune dans Le Monde du 23/01/2020
Publié le 10/02/2020
Le retour des lois scélérates
La répression policière et judiciaire que subissent les mouvements contestataires en France illustre un processus plus que centenaire : des lois d’exception votées à la hâte deviennent la norme.
par Raphaël Kempf (site lemonde-diplomatique.fr)
Le 10 septembre 1898, le journaliste Francis de Pressensé — auparavant parfaitement légitimiste — lance à la tribune d’un meeting dreyfusard à Saint-Ouen : « On m’accuse de mener une campagne avec des anarchistes et des révolutionnaires ; c’est un honneur pour moi de mener avec ces militants une lutte pour la justice et pour la vérité (1). » Jadis chroniqueur très officiel de la politique étrangère française, l’ancien journaliste du Temps essuie des injures quotidiennes dans la presse pour sa défense du capitaine Alfred Dreyfus, mais aussi parce qu’il s’engage dans ce combat aux côtés d’anarchistes. Cette alliance n’avait rien d’évident et doit beaucoup à la conjoncture créée par l’affaire. Les libertaires menaient campagne pour leurs camarades envoyés au bagne en application de lois adoptées cinq ans plus tôt en réponse aux attentats anarchistes. Certains d’entre eux, comme Émile Pouget ou Jean Grave, aux convictions naturellement antimilitaristes, avaient montré des réticences à s’engager pour un capitaine bourgeois et haut gradé de l’état-major (2).
Au cours de l’année 1898, Pouget va cependant évoluer et accepter d’écrire contre les lois qui visent les partisans de l’action directe aux côtés des dreyfusards Pressensé et Léon Blum, alors jeune auditeur au Conseil d’État. Cette alliance inédite trouve son lieu d’expression éditoriale dans une revue d’avant-garde littéraire et artistique, La Revue blanche, dirigée par un dandy anarchiste, Félix Fénéon, qui avait lui même été emprisonné en application de ces lois antiterroristes avant d’être acquitté. Au printemps 1899, Fénéon publie une brochure qui réunit des articles de Pressensé, Pouget et Blum (qui signe « un juriste »). Son titre, Les Lois scélérates de 1893-1894, reprend celui d’un article de ce dernier paru six mois plus tôt. La lecture de ces textes en 2019 révèle d’étonnants parallèles entre la réaction de la jeune IIIe République face au terrorisme anarchiste et l’accumulation contemporaine de lois liberticides visant tour à tour opposants politiques, manifestants, musulmans trop croyants, écologistes trop radicaux, ou même badauds pouvant avoir un mot de trop à l’endroit de la maréchaussée…
En 1893-1894 comme au XXIe siècle, des parlementaires émus par l’événement de l’attentat, et dont les défenses démocratiques se sont soudain évanouies, adoptent des lois d’exception qui se normalisent et qui, après avoir visé les seuls anarchistes, vont s’étendre aux militants politiques de gauche dans leur ensemble, avant de toucher potentiellement tout un chacun. Blum en a donné un théorème : « Dirigées contre les anarchistes, elles ont eu pour résultat de mettre en péril les libertés élémentaires de tous les citoyens. » En outre, ces lois, au nom de la lutte contre la matérialité physique de l’attentat, cherchent à atteindre la parole, l’idée, l’opinion, voire l’intention. Blum, encore, a écrit que la deuxième loi scélérate, celle sur les associations de malfaiteurs, « lésait un des principes généraux de notre législation. (…) Aux termes de ce nouveau texte, la simple résolution, l’entente même prenait un caractère de criminalité ».
C’est au surlendemain de l’attentat commis par Auguste Vaillant que la Chambre des députés adopte la première des trois lois scélérates. Le samedi 9 décembre 1893, le jeune anarchiste lance dans l’Hémicycle une bombe artisanale remplie de clous qui ne tue personne et ne fait presque aucun blessé. La légende veut que, une fois le calme revenu, le président Charles Dupuy ait déclaré : « Messieurs, la séance continue. » Ces mots symbolisent aujourd’hui encore la calme pensée législative de la République.
Récemment, le conseiller d’État Christian Vigouroux, ancien directeur de cabinet de plusieurs ministres de l’intérieur et de la justice, s’enorgueillissait de la capacité de notre système juridique à respecter les libertés fondamentales même face aux pires horreurs. Cet éminent juriste présentait en 2017 l’épisode du 9 décembre 1893 comme un modèle de réaction démocratique face au terrorisme : « Cette force de résistance de la Chambre des députés qui ne s’interrompt pas montre au terrorisme lui-même qu’aux yeux de la nation ce n’est pas lui qui fixe l’agenda des institutions (3). » Par analogie, il glorifie la réponse étatique au terrorisme de l’année 2015, qui, selon lui, combine l’utilisation de l’état d’urgence et le respect des libertés. Mais le parallèle est bancal : en réalité, il n’a pas fallu attendre deux jours après l’attentat de décembre 1893 pour que, dès le lundi 11, la Chambre des députés — sous la présidence de Dupuy — vote la première des lois scélérates. Blum montre comment la Chambre a perdu tout sang-froid et légifère sous la pression du gouvernement, qui instrumentalise l’attentat pour tout faire passer. Ainsi les députés votent-ils avant même que le texte du projet n’ait été imprimé et ne leur ait été distribué. Un signe manifeste de calme, de sang-froid et de modération…
La première loi scélérate punit l’apologie des crimes ou délits. Une décennie plus tôt, lors du vote de la grande loi sur la liberté de la presse de 1881, les parlementaires avaient refusé d’inscrire dans nos codes ce délit, car il permettrait une « chasse à la pensée », selon les mots du rapporteur Eugène Lisbonne. Et c’est effectivement ce qui se produisit à partir de 1893, lorsque la police emprisonna des personnes ayant tenu des propos favorables à l’anarchisme. Cette loi permettait en outre l’arrestation provisoire, c’est-à-dire la détention avant jugement, de l’auteur des propos litigieux. Le haut magistrat Fabreguettes se félicitait qu’avec la nouvelle loi on puisse désormais, « en pleine réunion publique, arrêter un délinquant (4) ».
Cette loi existe encore aujourd’hui. Elle a même été aggravée en 2014 à l’initiative du ministre de l’intérieur d’alors, M. Bernard Cazeneuve, qui a permis que l’apologie du terrorisme soit jugée en comparution immédiate (5). Cela a eu pour effet l’emprisonnement de dizaines de prévenus n’ayant rien de terroristes, mais ayant tenu des propos pouvant leur valoir cette qualification pénale. Au lendemain des attentats de janvier 2015, Amnesty International et la Ligue des droits de l’homme se sont émus des lourdes condamnations prononcées en application du nouveau texte (6).
La deuxième loi scélérate, celle sur les associations de malfaiteurs, introduit dans le droit la notion d’entente et de participation à une entente, pouvant déclencher — en l’absence de tout commencement d’exécution d’une infraction — la répression. Pressensé redoute que ce texte puisse « atteindre, sous le nom d’entente et de participation à l’entente, des faits aussi peu susceptibles de répression que des entretiens privés, des lettres missives, voire la présence à une conversation, l’audition de certains propos ». Il ne faut pas quinze jours pour que ses craintes se confirment : le 1er janvier 1894, des dizaines de personnes répertoriées comme anarchistes par le renseignement font l’objet de perquisitions. Les journaux donnent alors chaque jour de nombreux détails sur ces opérations de police qui, en définitive, ne déboucheront sur presque aucune condamnation.
Ces lois permettent de multiplier des mesures de contrainte, attentatoires aux libertés individuelles, qui échappent au contrôle des juges. C’est le cas en 1894, mais aussi en 2015, lorsque l’état d’urgence autorise des milliers de perquisitions administratives violant l’intimité de familles musulmanes ou de militants écologistes, sans que l’immense majorité de ces visites domiciliaires soient contrôlées par un juge. Mais également à partir du mois de décembre 2018, lorsque, appliquant les ordres de la garde des sceaux Nicole Belloubet, les procureurs de la République permettent, dans toute la France, des interpellations préventives de « gilets jaunes » qui se rendent aux manifestations. La police prive ainsi de liberté des milliers de citoyens, quelques heures ou plusieurs jours, sans que cette atteinte à leurs droits soit contrôlée par un juge indépendant.
Cependant, l’héritage le plus important des lois scélérates se trouve aujourd’hui dans la logique du soupçon qui contamine le droit pénal comme le droit administratif. Le désormais fameux délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations — créé en 2010 à l’initiative du député Christian Estrosi pour lutter contre ce qu’il appelait les « violences de groupe » — représente la version allégée de l’association de malfaiteurs de 1893. Il permet de punir la seule intention, sans qu’aucune violence ou dégradation matérielle ait même commencé. Massivement utilisé contre les « gilets jaunes », ce délit sert désormais aux parquets à embastiller de simples manifestants. Du côté de la police administrative, les deux ans d’état d’urgence — 2015-2017 — et l’inscription de celui-ci dans le droit commun ont durablement ancré l’idée que l’État pouvait se débarrasser d’éléments qu’il juge dangereux. Il existe nombre de dispositifs permettant — sur la seule foi d’un renseignement policier sans source ni signature — de licencier un conducteur de train ou de métro jugé trop engagé (7), d’assigner à résidence un musulman (8), d’écarter de leurs emplois tous les ennemis que l’État se désigne, faisant ainsi une confiance aveugle à sa police.
« Tout le monde avoue, concluait Blum, que de telles lois n’auraient jamais dû être nos lois, les lois d’une nation civilisée, d’une nation probe. Elles suent la tyrannie, la barbarie et le mensonge. »
Raphaël Kempf
Avocat. Auteur d’Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes, La Fabrique, Paris, 2019.
(1) Rémi Fabre, Francis de Pressensé et la défense des droits de l’homme. Un intellectuel au combat, Presses universitaires de Rennes, 2004.
(2) Jean-Jacques Gandini, « Les anarchistes et l’affaire Dreyfus », Réfractions, no 42, Paris, printemps 2019.
(3) Christian Vigouroux, Du juste exercice de la force, Odile Jacob, Paris, 2017.
(4) M. P. Fabreguettes, De la complicité intellectuelle et des délits d’opinion. De la provocation et de l’apologie criminelles. De la propagande anarchiste. Étude philosophique et juridique, Chevalier Marescq et Cie, Paris, 1894-1895.
(5) Loi no 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme.
(6) « France. “Test décisif” en matière de liberté d’expression, avec de très nombreuses arrestations dans le sillage des attentats », Amnesty International, 16 janvier 2015 ; « Déjà 50 poursuites engagées au pénal pour apologie du terrorisme », Ligue des droits de l’homme, Paris, 14 janvier 2015.
(7) Loi no 2016-339 du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs.
(8) Loi no 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.
Publié le 09/02/2020
Ennemis de la démocratie ?
Patrick Le Hyaric (site humanie.fr)
C’est une petite musique qui devient tapageuse. Face à la colère populaire contre un pouvoir jugé obtus, arrogant et autoritaire par 72 % des Français, ses auxiliaires organisent la contre-offensive. Leur credo : faire passer les acteurs du mouvement social pour des adversaires de la République.
ous les arguments sont bons, jusqu’aux plus sournois, pour défendre un gouvernement et un président aux abois, et mener à cette fin une violente offensive idéologique. Celle-ci consiste, aujourd’hui, à faire des acteurs du mouvement social des ennemis de la République et de la démocratie. Le président a lui-même ouvert le bal dans l’avion qui le ramenait de Jérusalem, le 23 janvier, en invitant son opposition politique à « essayer la dictature » pour justifier ses dérives autoritaires. Manière, une fois de plus, d’inciter ses opposants à rejoindre l’extrême droite et, lui, d’incarner l’État de droit pour donner une légitimité, refusée par une grande majorité de Français, à la casse organisée des solidarités.
Ses fondés de pouvoir s’indignent qu’il puisse y avoir de-ci, de-là dans des cortèges des effigies du président de la République au bout d’un pic ou des « retraites au flambeau ». Les mêmes se scandalisaient, hier, que les gilets jaunes aient ressorti des guillotines – factices, faut-il le rappeler – au milieu des places et des ronds-points. Soyons clairs, ce n’est pas notre préconisation. Et celles et ceux qui agissent ainsi ne réclament pas le retour de la peine de mort. Il ne s’agit que d’une symbolique.
Que le peuple mobilise ces symboles qui ont contribué à le faire « roi dans la cité » hérisse les poils de ces drôles de « républicains ». Leur vient-il à l’idée qu’ils expriment en toute simplicité l’acquis fondamental de la République française, à savoir qu’il ne saurait y avoir d’autre souverain que la communauté des citoyens, et qu’il en coûterait à celui qui pense pouvoir agir contre ou sans elle ?
Cette frousse face à des symboles carnavalesques que l’intelligence et la mémoire populaires ont remis en selle contraste avec la violence, bien réelle, qu’affrontent les travailleurs de ce pays. Une violence sociale qui s’enracine dramatiquement depuis des décennies dans un pays où plus de 9 millions de citoyens vivent sous le seuil de pauvreté, confrontés à la désindustrialisation, au chômage, à la précarité, aux bas salaires et la sécession d’une partie des classes possédantes, qui considèrent ne plus avoir d’obligations à faire vivre le contrat social.
Pas d’autre souverain que la communauté des citoyens
La violence réelle, ce sont les plus de 500 travailleurs qui meurent chaque année dans l’exercice de leur métier ; ce sont les travaux pénibles qui, abîmant les corps et les esprits, réduisent drastiquement l’espérance de vie. La violence réside dans l’indécente accumulation des richesses créées par le travail à un pôle de la société, que les gouvernements successifs s’échinent à épargner de toute contribution au bien commun au nom de la compétitivité.
Ce concert d’injures ne rappelle que trop la coalition de ceux qui, au nom de l’ordre bourgeois, firent tourner les fusils de la Garde nationale sur les insurgés de juin 1848, avant de préparer l’avènement du second Empire. Pour eux, aujourd’hui comme hier, la République n’est qu’une garantie de l’ordre social inégalitaire. Toute velléité à faire vivre une République démocratique et sociale, pourtant inscrite dans la Constitution, doit être matée, fût-ce à l’aide d’un usage dévoyé de la force publique. Vers quels lendemains nous mènera cette intransigeance antisociale au nom d’un ordre inique ?
On nous dit, on nous répète que la République garantit la liberté d’expression, d’opinion, de manifestation, le suffrage universel, la séparation des pouvoirs. Elle le devrait, c’est sa raison d’être. Mais faut-il avoir la désobligeance de faire un diagnostic précis de chacune de ces conquêtes sur les dernières décennies, et du sort qui leur est réservé dans la France de M. Macron ?
La liberté d’expression et d’opinion est en berne quand l’écrasante majorité des éditorialistes et des moyens d’information soutient l’opinion exactement inverse de celle d’une large majorité de Français sur le « projet de société » régressif que constitue la réforme des retraites.
Libertés fondamentales menacées
La liberté de manifestation est en souffrance quand des policiers éborgnent, cognent à vue, s’extraient des règles qui régissent le maintien de l’ordre public pour dissuader des milliers de citoyens qui le souhaiteraient de garnir les cortèges, de peur d’y perdre un œil, d’y subir des coups de matraque ou des nuées de gaz lacrymogène.
Le suffrage universel est boudé et menacé quand le vote majoritaire des Français est nié sur les enjeux fondamentaux, comme ce fut le cas en 2005 lors du vote référendaire sur le projet de Constitution européenne. Il est réduit à peau de chagrin quand les élus locaux sont peu à peu dépossédés de leurs prérogatives, privés des moyens financiers de faire vivre la démocratie locale et le service public par l’asphyxie organisée des comptes publics. Les décisions essentielles sont centralisées par un appareil technocratique allié au capital financier.
La souveraineté populaire est ainsi réduite à une alternance sans alternative qui, au nom du consensus libéral – le fameux cercle de la raison – porté par les traités européens, défait toutes les solidarités pour garantir les intérêts des possédants. Ceux-ci s’étonnent ensuite d’une violence qu’ils suscitent chaque jour par une politique scélérate pour se retrancher, une fois inquiétés, derrière la morale et la police.
Un parlement muselé
La séparation des pouvoirs s’éloigne chaque jour quand le Parlement n’ose plus lever le petit doigt pour contredire son gouvernement et quand celles et ceux qui s’y risquent subissent l’opprobre et le mépris du pouvoir exécutif. Elle est malmenée quand l’institution judiciaire se rend perméable aux volontés du Prince et quand le parquet obéit aux injonctions gouvernementales pour organiser la répression judiciaire des mouvements sociaux. Le verrouillage démocratique devient ainsi la condition de la mainmise du capital financier sur les sociétés.
Nous ne sommes certes pas en dictature mais la République et son corollaire, la démocratie, sont très mal en point. La tentative de séparer, d’isoler l’État de droit des revendications populaires ne peut déboucher que sur un système de violence. Il faut absolument s’en prémunir tant l’histoire nous enseigne qu’une spirale de la violence est toujours défavorable aux intérêts populaires et jette dans les bras du parti de l’ordre des pans entiers de la société. Il faudra plus que des mots pour la conjurer, mais des actes pour ériger, enfin, une République sociale et travailler à un processus de dépassement du capitalisme.
Patrick Le Hyaric
Publié le 08/02/2020
Les opposants à la réforme des retraites ne désarment pas
Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)
À la veille des vacances scolaires de février dans la première zone, la mobilisation reste stable ce matin pour cette 9e journée de manifestations et de grève interprofessionnelle. Plus d’une centaine de milliers de manifestants ont défilé avant le départ du cortège parisien. Ce soir, les syndicats se retrouveront dans les locaux de la CGT pour décider des suites du mouvement.
La 63e journée de mobilisation contre la réforme des retraites a commencé tôt. Dès 6 h du matin, une soixantaine d’étudiants bloquent leur fac à l’université Paul Valéry de Montpellier. Une action décidée mardi par 300 étudiants réunis en assemblée générale. Quelques heures plus tard, la présidence de l’université confirme l’annulation des cours jusqu’à midi.
Dans la capitale, Paris 8 est aussi bloquée. D’autres tentatives gênées par une présence policière ont également eu lieu à Tolbiac et la Sorbonne. À Lyon, des cours sur le campus de Bron ont été annulés. À Bordeaux, c’est le rectorat qui est la cible des grévistes : son entrée est murée au petit matin. À Lille, des personnels de l’enseignement supérieur s’invitent dans les locaux du Medef pour réclamer le remboursement de 26 milliards de crédits d’impôt recherche et de CICE accordés aux entreprises pour l’année 2016.
Des défilés légèrement plus fournis
Les premières manifestations débutent à 10 h. Traditionnellement, Marseille ouvre le bal. Dans la cité phocéenne, 120 000 personnes ont défilé selon la CGT, contre 75 000 le 29 janvier. Plutôt 60 000 à 80 000 selon nos sources, mais bien plus que les 4 500 annoncés par la police. Les portuaires CGT ouvrent le cortège syndical, suivis des éboueurs de la ville de Marseille en grève depuis le 23 janvier. Puis viennent des énergéticiens, des salariés de France Telecom, des cheminots, des pompiers, le tout dans une ambiance nettement moins survoltée qu’au mois de décembre.
À Lyon, l’ambiance est tendue. La préfecture a pris un arrêté d’interdiction de manifestation pour une partie de la ville hier et aujourd’hui. Mercredi soir, une marche aux flambeaux a réuni dans le centre-ville 700 à 3000 personnes selon les sources. Ce matin, 8000 personnes ont rejoint la manufacture des tabacs, lieu du départ de la manifestation. Ils sont 1000 de plus que le 29 janvier. Parmi eux : les bataillons de la culture, de l’éducation et des transports, mais aussi des salariés de la chimie encore mobilisés. Comme dans plusieurs villes, un cortège composé d’étudiants et de gilets jaunes a devancé le carré de tête syndical.
Mais à Lyon, celui-ci a été attaqué par des policiers de la BAC. « Même pendant la loi travail, nous n’avions pas connu de charge aussi frontale », assure un syndicaliste qui précise que les forces de l’ordre ont également matraqué le service d’ordre syndical et fait usage de gaz lacrymogènes. Pas d’incidents par contre à Clermont-Ferrand, Montpellier, et Toulouse où la CGT annonce 35 000 manifestants dans la ville rose, comme la semaine dernière. Dans ces défilés : des enseignants, des chercheurs, et des cheminots moins nombreux après le reflux de la grève SNCF depuis la fin du mois de janvier.
De nouvelles dates de mobilisation à venir
« Ce sont ceux qui ont été les plus mobilisés qui sont encore les plus déterminés », confie un cheminot croisé dans un des défilés du matin. Une des raisons pour laquelle, malgré l’usure de déjà deux mois de lutte, une grande partie des opposants à la réforme présents dans la rue aujourd’hui ne désarment pas. Si des professions ont repris le travail, d’autres se mobilisent encore, comme dans les usines d’incinération parisiennes. « C’est la première fois que nous sortons un peu nombreux » explique de son côté un salarié des imprimeries du quotidien Midi Libre, adhérent au syndicat du livre CGT.
Pourtant, personne ne cache les difficultés. Mobiliser dans la durée reste compliqué. « Il y a 28 ans quand j’avais 20 ans, on entendait déjà le discours selon lequel nous n’aurions pas de retraite. Aujourd’hui, c’est entré dans les têtes », explique un chercheur qui constate autour de lui un défaitisme et un individualisme en progression. Pour autant, avec des manifestations encore fournies ce matin, la fin du mouvement n’est pas à l’ordre du jour. À rebrousse-poil des annonces de fin de mouvement sur les plateaux des chaînes en continu, celle-ci va se poursuivre.
L’intersyndicale nationale se réunit ce soir et annoncera un prochain calendrier de mobilisation. La réunion risque d’être longue pour résoudre une équation assez complexe : allier le soutien aux grèves qui persistent ou émergent dans de nouvelles professions en évitant l’écueil d’un essoufflement par la répétition des journées d’actions. Le tout dans un contexte d’une opinion favorable aux grévistes, mais à la veille d’un mois de vacances en trois zones pour un des secteurs les plus mobilisés : l’Éducation nationale.
Avant de connaître les décisions des syndicats dans la soirée, l’UNSA RATP a déjà annoncé qu’elle appelle à un lundi noir le 17 février, jour où le texte sera examiné en séance à l’Assemblée nationale. Rien n’est écrit pour la suite du mouvement.
Publié le 07/02/2020
Israël déploie son armée face aux mobilisations contre le supposé « plan de paix »
Ce déploiement en Cisjordanie intervient au lendemain de l'annonce du "projet de paix" du président américain pour le Moyen-Orient, qui a reçu un accueil largement favorable des franges Israéliennes les plus réactionnaires mais qui est largement rejeté par la population Palestinienne.
Marcel Ali (site revolutionpermanente.fr)
nnexion des colonies par Israël
Avec ce plan dévoilé mardi 28 janvier par Donald Trump, Washington reconnaît Jérusalem comme "capitale indivisible d’Israël" et procure à Israël le droit d’annexer ses colonies qu’il a créées en Cisjordanie occupée. Le « plan » octroie notamment à la demande de Netanyahou, la souveraineté sur la vallée du Jourdain qui est un poumon de fertilité agricole de la région et une source de revenus pour des milliers de Palestiniens qui travaillent ces terres depuis des générations. De plus, la vallée du Jourdain possède d’immenses réserves d’eau potable dans une région où le stresse-hydrique est de plus en plus fort, ce qui démontre l’intérêt économique direct d’Israël à coloniser et annexer les territoires palestiniens.
Qualifiant cette zone de "vitale" pour Israël, le Premier ministre a aussitôt annoncé que l’État hébreu allait "appliquer sa souveraineté". Dans la foulée, l’ambassadeur des États-Unis, David Friedman, s’est fait encore plus explicite, affirmant qu’Israël pouvait annexer ses colonies "sans attendre".
Face à l’offensive sioniste, la population palestinienne ce mobilise massivement dans toute la Cisjordanie et la bande de Gaza malgré la forte répression qui n’a pas tardé à s’abattre avec le bombardement de la bande de Gaza et l’envoie de l’armée dans les villes palestiniennes. Tsahal et l’Etat d’Israël en ont encore profité pour démontrer qu’ils étaient à la pointe des technologies de répressions avec l’emploi inédit dans le monde, de drones capables de larguer des bonbonnes lacrymogènes.
https://www.facebook.com/i24newsFR/videos/1121700131304229/
Un accord entre Trump et Netanyahu pour faire diversion
Le projet est annoncé alors que se déroule simultanément la procédure ouverte de destitution de Donald Trump d’une part, et que le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, est inculpé pour corruption a un mois des élections législatives dans lesquelles son parti politique est en difficulté dans les sondages.
Célébré comme "historique" par Nétanyahou, le plan devrait permettre à Benyamin Nétanyahou de renforcer son vote auprès des franges les plus conservatrices avant les élections législatives de mars 2020, les troisièmes en moins d’un an. Côté nord-américain, l’annonce cherche à redorer le blason de Donald Trump pour éclipser les reproches qui lui sont intentés. Le président américain souhaite d’une part, réussir un coup de communication là où tous ses prédécesseurs ont échoué, en délivrant un accord « ultime » entre Israéliens et Palestiniens : mais d’autre part, la démarche reflète la nécessité géopolitique des États-Unis de renforcer son alliance avec Israël.
Un renforcement de l’alliance historique entre Israël et les États-Unis
Bien que les deux acteurs principaux de cet accord soient en difficulté politique sur le plan intérieur, la politique de concession totale de Washington à Tel-Aviv résulte de la perte d’influence des États-Unis dans la région depuis quelques années, et qui s’est accélérée avec la ressente crise Irakienne. Les Yankees se retrouvent sans alliées fiables dans la région qui les forcent à se replié sur Israël pour maintenir et garantir une basse avancé de l’impérialisme nord-américain dans la région.
Ce « plan de paix » et donc à replacer dans un contexte plus général d’affermissement de l’alliance historique entre Israël et les États-Unis qui commence en décembre 2017 avec la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël, suivie par le transfère de leur ambassade en mai 2018. Un an plus tard, Washington reconnaissait la souveraineté israélienne sur le plateau du Golan puis cessait de considérer les colonies israéliennes comme illégales en novembre 2019.
Un plan mort-né
Le projet a été élaboré par les Américains, pour répondre à toutes les exigences israéliennes. La logique est purement unilatérale et la réussite du projet est plus que compromise. Les représentants de l’autorité Palestinienne étant absents, ce qui fragilise la légitimité de la démarche.
De son côté, l’OLP sous la pression de la population qui se mobilise de plus en plus chaque jour, a prévenu dimanche qu’elle pourrait se retirer des accords d’Oslo, et le chef du Hamas, Ismaïl Haniyeh, a mis en garde contre une "nouvelle phase" de la lutte palestinienne contre l’occupation israélienne.
Ce soit-disant « plan de paix » rédiger par l’impérialisme nord-américain n’est rien d’autre qu’une légitimation de la politique sioniste d’annexion des territoires palestiniens entrepris depuis les prémices de l’Etat d’Israël. Un « plan pour la guerre » comme l’écrit le quotidien israélien Haaretz, c’est de cela dont il s’agit en réalité et il est nécessaire de dénoncer ce plan criminel. Il est de plus, nécessaire de revendiquer l’autodétermination légitime du peuple palestinien à disposer de lui-même.
Palestine vivra ! Palestine vaincra !
Publié le 06/02/2020
Finances locales. Les collectivités à nouveau dans le viseur fiscal du gouvernement
Benjamin Konig (site humanite.fr)
Via le pacte productif, l’exécutif entend s’attaquer aux impôts de production, dont une bonne partie est levée par les collectivités territoriales. Les élus locaux organisent la riposte.
C’est une petite musique qui monte, qui monte… avec en guise de chef d’orchestre un président du Medef plutôt porté sur la grosse caisse que sur le triangle. Cette antienne, reprise par le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, concerne ce que l’on nomme les « impôts de production ». Ils sont dans le viseur de Bercy et du Medef – « C’est même une de leurs vieilles revendications », éclaire le vice-président de l’Association des maires de France (AMF) et président du Comité des finances locales (CFL), André Laignel. D’un montant de 72 milliards d’euros annuels et acquittés par les entreprises, ils recouvrent des impôts sur la masse salariale (comme le versement transports ou la C3S, la contribution sociale de solidarité des sociétés, qui contribue au financement des retraites), des taxes sectorielles… Mais le gros morceau est constitué par la fiscalité économique locale. Selon André Laignel, l’objectif de « supprimer les impôts de production et notamment les impôts locaux pour les entreprises “relève”, pour l’instant, de demandes du patronat, relayées par certains ministres ou membres de la majorité. »
L’offensive en règle a provoqué le courroux des élus locaux
Et si certains ministres poussent en ce sens – « Je souhaite qu’une trajectoire de baisse des impôts de production d’ici à 2025 puisse être présentée par le président dans le cadre du pacte productif, et qu’elle démarre dès le prochain projet de loi de finances », répète à l’envi Bruno Le Maire – c’est bien parce que le chef de l’État a donné lui-même le signal de l’offensive lors de son fameux discours de clôture du grand débat, le 25 avril dernier. Sous le vocable de pacte productif, il avait alors affirmé vouloir viser le « plein-emploi » en « améliorant la compétitivité de l’industrie ». Et le 15 mai dernier, une note de deux économistes du Conseil d’analyse économique, Philippe Martin et Alain Trannoy, évoquait des impôts « particulièrement nocifs ». Même son de cloche au Medef, qui maintient la pression malgré la « conjoncture plutôt bonne », dixit Geoffroy Roux de Bézieux, et le fait que la France est en première place européenne pour les investissements étrangers dans l’industrie, preuve de son attractivité. « Si le PLF 2021 ne prévoit pas de baisse de l’impôt sur les sociétés ni des impôts de production, la tendance pourrait s’inverser », pleurniche le président du Medef.
Cette offensive en règle a provoqué le courroux des élus locaux, à commencer par le président de l’AMF, François Baroin. Dans son dernier éditorial pour Maires de France, intitulé « Nouvelle menace sur la fiscalité locale », il évoque « les fédérations patronales et le gouvernement (qui) expliquent que les impôts de production, notamment locaux, sont la principale cause de la perte de compétitivité de notre industrie ». Or, rappelle-t-il, « aucun représentant des collectivités locales ou du CFL n’a été associé à cette réflexion ». Et pour cause : les élus locaux sont totalement opposés à ces mesures, qu’André Laignel qualifie de « poursuite de la tentative d’étouffement des collectivités et notamment des communes, les premières concernées ». Selon lui, ce qui se joue est tout simplement « la perte de toute autonomie fiscale réelle » des communes et des intercommunalités.
Selon les Échos, l’idée est de « s’attaquer au bloc de 72 milliards », en débutant par une quinzaine de milliards étalés sur cinq à dix ans. Car la manœuvre est délicate, surtout à quelques mois des élections municipales. « Mais une fois que vous avez mis le doigt dans l’engrenage… On peut s’inquiéter pour la suite », avertit André Laignel. Après la suppression de la taxe professionnelle sous Sarkozy, puis de la taxe d’habitation, cette fiscalité est quasiment un des derniers impôts locaux encore en vigueur. « Sans ça, 90 % du budget des communes dépendrait de l’État, précise le président du CFL. C’est une tentative de plus de mettre en coupe réglée les collectivités. » De plus, ce manque à gagner devrait être compensé, soit par un transfert sur les ménages, soit par de nouvelles mesures d’économies : Bruno Le Maire pense notamment à relancer le débat sur la prise en charge des indemnités journalières pour les arrêts maladie. Face à ce nouveau coup fourré ultralibéral, « on ne peut pas attendre les bras ballants », plaide André Laignel. Une première bataille se jouera lors du débat sur la loi « 3D », au printemps prochain. En attendant le budget 2021
.
Benjamin König
Publié le 05/02/2020
Banques et bâtiments publics incendiés : en Iran, la contestation s’attaque aux symboles du régime
par Collectif « La Chapelle debout » (site bastamag.net)
Un temps éclipsé par les tensions avec les États-Unis, le soulèvement populaire a vite repris contre le régime iranien. Face à la censure de l’information, plusieurs membres du collectif « La Chapelle debout », qui suivent la situation de près, décrivent dans ce texte l’état de la mobilisation et la situation dans le pays. Ils en appellent à la solidarité avec les Iraniens et Iraniennes en lutte.
Depuis l’élimination, le 3 janvier à Bagdad, du général iranien Qassem Solemaini, le monde entier craint une escalade guerrière entre l’Iran et les États-Unis. Après la frappe de drone qui a tué le numéro un de la Force Al-Qods des Gardiens de la révolution, la République islamique a mis en scène un grand deuil national avec pour mot d’ordre : « La vengeance sera terrible ».
Les images de ces défilés, prises et diffusées par les médias officiels iraniens, ont bénéficié d’une couverture médiatique massive contrastant avec les révoltes du mois de novembre 2019 dans plus de 130 villes du pays, violemment réprimées à huit clos. Ces défilés et leur écho médiatique ont permis au régime d’effacer pendant quelques jours la mémoire du sang versé en novembre, et de produire une image d’unité nationale.
Mais le crash d’un avion d’Ukraine Airlines à Téhéran, dans la nuit du 8 janvier soit en pleine opération des Gardiens de la révolution contre deux bases militaires états-uniennes en Irak, relance la colère populaire. Après deux jours de déni, les autorités iraniennes confirment que les Gardiens de la Révolution ont « par erreur » frappé l’avion, tuant 176 personnes. Cet événement fait d’ailleurs oublier que plus de 50 personnes sont mortes lors d’une bousculade le 7 janvier à Kerman, pendant les funérailles de Qassem Soleimani.
Le spectacle est alors terminé. Les 11 et le 12 janvier, à Téhéran, Ispahan, Babol, Hamedan, Rasht et d’autres villes, des Iranien.n.es se rassemblent dans la rue pour crier leur rage contre le régime, ses mensonges et ses crimes. Dans le sillage de la révolte du mois de novembre, ils crient : « Soleimani est un assassin, son guide [Khamenei] un traître ».
« Iran, France, Irak, Chili, Liban... même combat »
Mi-novembre 2019 a éclaté en Iran un soulèvement populaire, qui a été fortement réprimé. Au moins 304 personnes ont été tuées, 7000 emprisonnées, mettant fin, pour un temps, à la contestation. Mais le 7 décembre 2019, trois semaines après la répression sanglante, les étudiant-e-s iranienne-e-s se sont encore rassemblé-e-s dans plusieurs universités pour montrer que la lutte se poursuit. Ils brandissent des banderoles dans plusieurs villes, s’adressant à tous les peuples en lutte : « Iran, France, Irak, Chili, Liban ... même combat ».
La révolte a éclaté en réponse à la dernière phase de réformes économiques « néolibérales », qui ont pour but de supprimer les subventions sur les carburants, de réduire le budget des retraites (en augmentant l’âge de départ et en diminuant les pensions) et de la sécurité sociale, d’augmenter la TVA et les impôts touchant les salariés. Elles offrent des cadeaux fiscaux à la bourgeoisie d’affaires et renforcent les processus de privatisations. Ce programme s’accorde avec les recommandations du FMI, et a reçu le soutien total du guide suprême Ali Khamenei, comme de l’ensemble des élites du régime.
Cette politique n’est pas une nouveauté. Elle a été suivie par tous les gouvernements successifs depuis l’après guerre Iran-Irak (1980-1988), avec un temps fort lors des privatisations massives d’Ahmadinejad, sous les directives déjà l’Ali Khamenei, en 2006.
En 2018, avec la sortie des États-Unis de Trump de l’accord de Vienne sur le programme nucléaire iranien, des sanctions économiques ont été rétablies [2]. Leurs effets combinés aux politiques économiques du régime rendent la vie de plus en plus chère et pénible pour la majorité des Iranien-e-s. Dans les faits, l’État et la bourgeoisie gouvernante profitent aussi des sanctions pour mener ces politiques d’« ajustement » et s’enrichir encore plus [3].
« L’heure n’est pas au sommeil mais à la révolution » / « Alân che vaqt-e khâb-e, vaqt vaqt-e enghelab-e »
Le 14 novembre 2019 à minuit, le gouvernement de Hasan Rohani annonce ainsi une hausse de 300 % du prix de l’essence. Quelques heures après, on se réunit, on occupe l’espace publique et on crie sa colère. Pendant trois jours et trois nuits, la révolte se propage à au moins 135 villes.
Les villes pauvres et périphériques connaissent autant de révoltes que la capitale. À Téhéran, le soulèvement surgit plutôt dans les quartiers de l’est et du sud-ouest, des zones pour la plupart marginalisées et pauvres. Le mouvement est marqué par la colère des manifestant-e-s qui affrontent courageusement la police (les Basidjis et les Gardiens de la Révolution), mettent le feu aux banques, aux stations de service, aux bureaux des représentants du guide suprême, à quelques palais de justice et commissariats, aux bases des Basidjis et à d’autres bâtiments étatiques.
À Sadra (localité de Chiraz), au sud-ouest du pays, après que le guide suprême a appelé à réprimer des « Ashrâr » (malfaiteurs) – nom donné au peuple en lutte –, les gens attaquent la résidence de l’Imam du vendredi – une instance politique, chargée de la propagande et désignée par le guide suprême. Un hélicoptère arrive et les disperse à balles réelles. Dans plusieurs villes comme Téhéran et Ispahan, les gens bloquent les autoroutes.
Dès le début, les slogans visent le régime. On scande « L’essence n’est qu’un prétexte, la cible c’est tout le système ». Dans plusieurs villes dont Chiraz, les slogans s’en prennent directement au guide suprême et au principe du Velayat-e Faqih (le « gouvernement du docte »). À Eslamshahr, ville ouvrière où se trouve l’un des plus grands bidonvilles du monde, un homme filme son portrait géant en flamme. À la fac de Téhéran où l’on scande « Étudiant, ouvrier, debout dans les tranchées ! », les étudiant-es en lutte s’enferment dans le campus pendant quatre jours. Les Basidjis entrent alors dans la fac cachés dans des ambulances, et enlèvent les étudiant-e-s.
Une révolte héritière de quatre années de contestation
Il s’agit du troisième grand mouvement populaire en dix ans. En juin 2009, le « mouvement vert » est déclenché suite à la réélection frauduleuse de Ahmadinejad comme président de la République islamique. S’en suivent un an de manifestations. En 2017, plus de 90 villes sont, pendant plus d’une semaine, les scènes d’une révolte contre la vie chère et le chômage.
Si le mouvement de 2009 a principalement mobilisé les classes moyennes des grandes villes – mais pas exclusivement –, les révoltes de 2017 et 2019, elles, ne laissent aucune place au doute : elles émanent du prolétariat iranien (ouvrier.e.s, chômeur.se.s, précaires). Elles sont marquées par leur grande étendue et par des actions parfois violentes. En 2009, les injonctions à la non-violence avaient paralysé le mouvement. En 2019, la révolte surgit au contraire par les flammes. Elle défait l’ordre régulier du travail et de la journée : l’État ferme toutes les écoles et certaines administrations dès le 15 novembre.
Le pays connaît en fait une vague régulière de contestation depuis au moins quatre ans : les ouvriers contre les privatisations – notamment la lutte courageuse des ouvriers de Haft Tapeh et des habitant-e-s de Shoush, les ouvriers du complexe d’acier de Ahvaz... –, les retraité-e-s, les gens qui réclament leur épargnes aux banques, les étudiant-e-s, les profs, les routiers, les chauffeurs de bus... Deux révoltes intenses et inédites par leur géographie, par les formes d’action et par la radicalité de leurs slogans. Les actes sont de plus en plus offensifs, de plus en plus courageux. Fin 2019, d’après le ministre de l’Intérieur, plus de 700 banques, 140 bâtiments étatiques, 9 lieux religieux ont été brûlés. Cette fois, on se couvre le visage, on casse les caméras de la vidéo surveillance et on ne filme pas les visages. À l’évidence, la peur change de camp. Selon le témoignage de l’un des commandants des Gardiens de la révolution, le guide suprême a même craint la démission des chefs des trois pouvoirs.
Au moins 304 personnes tuées par des tirs à balles réelles
En 2009, malgré ses efforts pour couper Internet, la circulation des informations sur les sites et les réseaux sociaux n’avait pu être bloquée. Dix ans plus tard, l’infrastructure nécessaire pour couper intégralement Internet – comme on coupe un robinet – a été créée. Par conséquent, très peu de vidéos, de textes et d’informations sont sortis pendant la révolte de cette fin d’année. On sait cependant qu’au moins 304 personnes ont été tuées par des tirs à balles réelles dans la rue, et selon les familles, les flics demandent de l’argent pour restituer les cadavres. Une autre stratégie consiste pour le régime à essayer d’acheter le silence des familles de victimes.
Les chiffres ne sont pas définitifs ni exhaustifs. Le 19 novembre, pour la seule ville de Mahshahr, située dans la région du Khuzestan, entre 40 et 100 manifestant-e-s ont été masacré-e-s par des tirs à la mitrailleuse depuis les pick-up des gardiens de la révolution [Voir cet article.]]. Ces manifestant-e-s bloquaient depuis le 15 novembre les routes qui allaient de Mahshar au complexe pétrochimique du port Imam-Khomeini. Au Kurdistan iranien, comme au Khuzestan où il y a une forte population arabe, la répression est particulièrement atroce. Plus de 7000 personnes sont arrêtées, certaines sont forcées à diffuser des aveux à la télé.
Une telle répression n’est pas sans précédent depuis 1979. Dans les années 1980, une fois la révolution confisquée, toute opposition – notamment les organisations révolutionnaires de gauche – a été évincée du sol iranien, ses militant-e-s jeté-e-s dans les prisons puis dans les fosses communes, ou sur les routes de l’exil. On estime qu’il y a eu 10 000 exécutions, dont la moitié en 1988 [4]. Depuis quelques semaines, les autorités évoquent des exécutions et la mise en place de tribunaux révolutionnaires, dispositif utilisé pendant la décennie noire de Khomeyni.
Portrait tagué de Mohsen Mohammad Pour, 17 ans, ouvrier du bâtiment, martyr du soulèvement du mois de novembre. Texte : « Koshte nadâdim ke sâzesh konim ! / rahbar-e ghâtel ro setâyesh konim ! » / On n’a pas donné des morts pour céder / Faire l’éloge du guide meurtrier (source)
« Réformistes, principalistes, votre heure est venue » / « Eslâh talab osool gara, dige tamoom-e mâjara »
Quatre ans après le début mouvement de 2009, la plupart des partis réformistes ont appelé à voter pour le futur président Rohani, ex-conservateur devenu plus modéré politiquement, tout en étant ultralibéral sur le plan économique. Ce fut la fin officielle du « mouvement vert » de 2009, et le début de l’ère dite de la « modération ».
En promettant une sortie de l’embargo et une ouverture sociale, Rohani a reçu le soutien d’une partie de la petite-bourgeoisie urbaine, restée silencieuse lors de la révolte de 2017. Ces deux dernières années, l’aggravation rapide de la situation économique a accéléré la paupérisation de cette petite-bourgeoisie, et affaibli son soutien au pouvoir. Dans le même temps, en raison de leur opposition aux revendications économiques et à tout changement du système, la tendance réformiste s’est rapprochée des conservateurs. A quelques mois des élections législatives, les différentes tendances du régime essaient maintenant de pousser la population à aller voter. Cette fois, l’arme des élections ne semble pas efficace pour étouffer les luttes sociales. Les révolté-e-s de 2019 comme ceux et celles de 2017 dépassent clairement le cadre du régime.
« Pain, travail, liberté » / « Nân, kâr, âzadi »
Une solide dynamique de mobilisation s’est installée au sein de la population. Des formes d’organisation locale sont apparues, au sein des quartiers – comme avec les grèves des commerçants dans les villes frontalières au Kurdistan – et sur les lieux de travail ou d’étude. Il existe également un corps organisé de militants syndicaux indépendants [5] et des féministes qui mènent une lutte intense contre la privatisation des usines, les licenciements, les politiques néolibérales dans l’éducation nationale et supérieure, ainsi que les discriminations faites aux femmes.
L’actuelle révolte a aussi vu la création de comités locaux. Comme dans d’autres pays marqués par les soulèvements spontanés, une coordination des groupes locaux – pour faire le lien entre les luttes, organiser des actions et manifestations au niveau national – fait cependant défaut. De même que des formes d’organisation capables de faire circuler les informations en absence d’Internet et des moyens de communication courants, de se doter des méthodes et des moyens nécessaires pour faire face à la violence d’État.
Les médias de l’opposition monarchiste servent la propagande du régime
En absence d’Internet, la totalité de l’espace médiatique non-officiel a été occupé par quelques chaînes de télé comme Iran International ou ManoTo, ou encore BBC Persian et VOA, avec de gros budgets fournis par les États-Unis, l’Arabie Saoudite et les britanniques. Sur leurs plateaux se sont succédées des personnes proches du fils du Shah d’Iran comme des membres du groupe ultra-libéral de Farashgard – dont un des actes a été d’écrire une lettre à Donald Trump pour renforcer les sanctions économiques. Ces médias diffusent peu les slogans appelant à la solidarité internationale : « Mort aux oppresseurs, que ce soit à Gaza ou à Téhéran ! », « Du Liban à l’Iran, la révolte est dans la rue », « De l’Irak à l’Iran, les opposants sont en prison », « Mon frère irakien, je te rends ton sang ».
En retour, le régime tente de désigner les États-Unis, Israël, les monarchistes et les Moudjahedines du peuple comme étant à l’origine du soulèvement, une tactique habituelle. Depuis la révolution de 1979 et le renversement du Shah, il existe une opposition royaliste qui profite de chaque mouvement contestataire pour se faire entendre, et qui possède de nombreuses chaînes satellites. L’existence d’une telle opposition, qui compte plus sur le soutien de l’occident que celui de la population, arrange plus le régime qu’elle ne le dérange. Elle sert sa propagande.
En 2019 comme en 2017, des slogans pro-monarchistes ont existé. Pourtant, l’expérience des mouvements passés ont montré qu’il n’existe aucun lien, ni organisationnel, ni idéologique, entre le peuple en lutte et cette opposition, à part peut-être quelques petits groupes de manifestants. Les militant-e-s connu-e-s arrêté-es depuis plusieurs semaines, comme Sepideh Gholian et Yashar Daroshafa, sont tou-te-s des militant-e-s de gauche.
Un régime basé sur une organisation sociale raciste et sexiste
En Iran règne un État basé sur le principe du « gouvernement du docte » (Velayat-e Faqih), cohabitant parfaitement avec une forme particulière de capitalisme organisé par les militaires [6]. Il s’agit d’un système d’exploitation et de discrimination tourné contre les femmes, les afghan-e-s, les kurd-e-s, les azeri-e-s, les arab-e-s, les baloutches... Une organisation sociale raciste et sexiste. La République Islamique d’Iran, malgré les conflits géopolitiques dont les grands perdants sont toujours les peuples opprimées de la région, se plie, comme on l’a vu au moment de l’accord de Vienne en 2016, à l’ordre international dominant, dès lors que les intérêts de sa classe dirigeante le nécessitent. Elle s’accommode très bien du modèle néolibéral dictée par les grandes puissances capitalistes. Dans la région, ses politiques d’intervention rencontrent de plus en plus l’hostilité des Iraniens ainsi que des populations concernées – comme on le voit actuellement en Irak et au Liban, ainsi qu’en Syrie depuis 2011.
Il est maintenant temps pour la gauche occidentale, qui hésite souvent à soutenir les soulèvements populaires sous couvert d’un « pseudo anti-impérialisme » [7], de choisir son camp [8]. Celle-ci doit bien-sûr agir contre les embargos et les menaces de guerre impérialiste qui font souffrir le peuple iranien et qui renforcent le pouvoir répressif du régime. Mais la révolte populaire de novembre 2019 vise aussi le système politique en place, dans sa totalité, annonçant une probable guerre de classes. Les révolté-e-s envoient un message clair de soutien aux peuples en lutte partout dans le monde. Il est temps de partager les expériences de toutes ces luttes en cours, de créer des liens effectifs entre elles. Ce combat n’a pas de frontières.
« La répression n’achève pas la lutte, la résistance c’est la vie ! » / « Sarkoub pâyân-e râh nist, moqâvemat zendegi-st » [9]
Collectif « La Chapelle debout »
Lexique : |
Images non sourcées : DR / images généralement diffusées sur les réseaux sociaux durant la mobilisation.
Notes
[2] Les embargos contre l’Iran, mis en place principalement par les États-Unis, existent depuis 1979. A partir des années 2000, de nouvelles séries d’embargos ont été mises en place par les États-Unis, l’Union européenne et l’ONU. En 2016, à la suite de l’accord de Vienne, cet embargo est allégé. Mais en 2018, Trump décide de sortir de l’accord et les sanctions sont rétablies. Il s’agit notamment d’un embargo sur les produits pétroliers et sur le secteur aéronautique et minier, et de l’interdiction des transactions commerciales avec l’Iran en dollars.
[3] Voir également cet article sur Orient XXI.
[4] Voir ce rapport de la FIDH.
[5] Comme le syndicat de Haft Tapeh, de Sherkat Vahed, les prof comme « Chowrahay-e Senfi Moalemman » et les étudiant-e-s comme « Chowrahaye senfi ».
[6] Voir ici, ou encore l’article suivant : Mehrdad Vahabi, Thierry Coville, « L’économie politique de la République islamique d’Iran », Revue internationale des études du développement, 2017/1 (N° 229), p. 11-31.
[8] Lire également sur Lundi matin.
[9] C’est ce que scandent les étudiant-e-s à Téhéran le 7 décembre pour la commémoration de l’assassinat des 3 trois étudiants anti-impérialistes tués par le régime du Shah lors la visite de Nixon à Téhéran après le coup d’État de 1953, qui avait provoqué la contestation des étudiant-e-s de l’Université de Téhéran.
Publié le 04/02/2020
Pôle emploi. 47 % d’offres illégales et « la misère à perpétuité »
Cécile Rousseau (site humanite.fr)
Alors que les privés d’emploi sont au premier rang des victimes de la réforme de l’assurance-chômage et de celle des retraites, la CGT chômeurs a recensé une offre sur deux illégale sur le site Internet de Pôle emploi. De quoi renforcer encore la colère des précaires.
Un chiffre coup de poing dans un contexte social explosif. 47 % des offres sur le site de Pôle emploi sont illégales (46,61 %). C’est le constat dressé par la CGT chômeurs lors de sa troisième enquête nationale basée sur 1 521 offres sélectionnées à Paris (sur un jour) et en Seine-Saint-Denis (sur une semaine). Selon ces résultats, dévoilés par l’Humanité, presque une annonce sur deux serait donc non conforme dans les secteurs du commerce, du secrétariat-assistanat et du conseil-étude passés au peigne fin pendant deux jours par les militants répartis entre Montreuil (Seine-Saint-Denis) et Lorient (Morbihan). En cette période de régression sociale inédite, ce chiffre attise encore la colère des plus précaires visés par la réforme ultraviolente de l’assurance-chômage réduisant leurs droits de manière drastique, mais aussi par le projet de loi leur promettant des pensions microscopiques. Ce volume d’offres d’emploi « bidon » très important, recensé par la CGT chômeurs entretient cette spirale de la pauvreté tout au long de la vie d’après Pierre Garnodier, secrétaire général de la CGT chômeurs : « Onze millions de privés d’emploi et précaires vont se retrouver condamnés à la misère à perpétuité. Il n’y a pas assez de boulot et, parmi ces offres, la moitié sont illégales. Ça va être compliqué de travailler suffisamment pour prétendre à une retraite digne de ce nom. Les chômeurs seniors sont déjà dans des situations difficiles, on va tous avoir des décotes de 10 % avec leur âge d’équilibre. »
Dans cette étude, les métiers du commerce et du secrétariat, déjà frappés par les petits contrats, se révèlent aussi un vivier d’annonces non conformes, avec respectivement 61 % et 45 % d’offres illégales à Paris. Sur l’ensemble du corpus analysé, 233 annonces n’existent pas ou ont un lien mort, 204 d’entre elles comportent une incohérence du lieu de travail : elles sont classées à Paris alors qu’elles sont en réalité en banlieue ou… à Marseille. 47 sont des contrats non raccords avec l’énoncé. Par exemple, un CDI est proposé alors qu’il s’agit d’une mission d’intérim ou d’un CDD. « On n’a pas pu tout vérifier, mais je soupçonne que cela soit beaucoup plus fort que cela », précise Vladimir Bizet-Guilleron, militant de la CGT chômeurs et conseiller Pôle emploi. « Les plateformes privées jouent sur le fait que, plus tu affiches un CDI, plus cela va attirer le candidat. On a trouvé des licornes. Il y avait une proposition de franchise pour un commerce dans les contrats à durée indéterminée, on n’avait encore jamais vu ça (140 offres illégales traitant de la vente de commerce ont été recensées – NDLR) ! »
Des offres au doute raisonnable
Autres cas frappants, un CDI de trois mois, mais aussi des horaires non précisés pour un temps partiel à foison, des mentions susceptibles d’induire en erreur… « L’annonce qui m’a le plus marquée, c’était un CDI d’hôtesse d’accueil qui, en creusant pendant un moment, se transformait en alternance de formation et de stage, sans que cela soit dans la même ville ! » déplore Chrystèle Savatier, de la CGT chômeurs de Loire-Atlantique qui s’inquiète pour l’avenir. « J’ai élevé mes deux enfants, j’ai pris des congés parentaux, je n’ai eu que des postes en CDD depuis un licenciement économique il y a dix ans. Entre le chômage et les retraites, c’est vraiment la double peine ! La seule chose qu’il nous reste, c’est la lutte ! » Alors que le contrôle des six millions de chômeurs a été renforcé via l’offre raisonnable d’emploi (ORE) depuis janvier 2019, seules 605 462 annonces étaient en ligne, hier, sur le site de Pôle emploi. Et donc loin d’êtres toutes conformes. « Certaines personnes pourraient se retrouver radiées pour avoir refusé des offres précaires et bidon notamment sur critères géographiques, rappelle Pierre Garnodier , cela touche en priorité les femmes. »
Comme l’assène Vladimir Bizet-Guilleron : « Nous sommes dans une fraude à grande échelle. On peut parler d’offres illégales et mensongères. Ce qui se passe à Pôle emploi, c’est comme le steak de cheval chez Spanghero, il y a tromperie sur la marchandise. » L’enjeu de la véracité des annonces de Pôle emploi est crucial selon le syndicat, dans un contexte où les privés d’emploi subissent une pression maximale pour accepter n’importe quel job. Avec le changement du mode de calcul du salaire journalier de référence au 1er avril, nombre de chômeurs vont voir leurs allocations baisser. Des droits rognés qui se retrouveront ensuite dans le montant des pensions car le projet de loi sur les retraites prévoit de baser leur calcul sur les indemnités perçues.Les conseillers de l’ex-ANPE militent depuis des années pour un contrôle humain renforcé sur les annonces issues des plateformes privées avant publication. 49 % des offres jugées illégales dans cette étude ne sont, en effet, pas traitées directement par l’opérateur public. Pour Yoan Piktoroff, délégué syndical de la CGT Pôle emploi, « les offres sont régies par intelligence artificielle dans un état d’esprit “start-up”. Elles devraient passer systématiquement par nous pour être validées, car le logiciel ne fait pas son travail. Il faudrait plus d’agents consacrés à cette tâche ». L’année passée, la CGT chômeurs avait trouvé sensiblement le même résultat d’une offre sur deux illégale. Contacté, Pôle emploi, qui n’a pas donné suite, estimait en 2018 qu’elles étaient moins d’une sur dix. Alors que le mouvement contre le changement de société imposé par Emmanuel Macron se poursuit depuis le 5 décembre, la CGT chômeurs appelle à généraliser ces vérifications d’offres d’emploi dans les unions locales et départementales.
Cécile Rousseau
Publié le 03/02/2020
Gilets jaunes : ils sont encore là
Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)
Un peu éclipsé par la mobilisation syndicale contre la réforme des retraites, le mouvement des gilets jaunes n’a pas disparu pour autant. Près de 2000 d’entre eux se sont rassemblés dans la ville de Montpellier choisie comme épicentre de l’acte 64, et plusieurs autres milliers ont manifesté à Paris, Toulouse, Rouen, Nantes ou encore Bordeaux.
Photo à l’appui d’une place de la Comédie noyée sous les gaz lacrymogènes, l’appel national à manifester à Montpellier pour l’acte 64 des gilets jaunes ce samedi 1er février proposait comme thème « Tou.te.s en parapluie ! ». Au-delà du clin d’œil au mouvement protestataire hongkongais, la manifestation montpelliéraine est restée dans le thème choisi : pluie fine le matin, pluie de grenades lacrymogène l’après-midi. Et ce, malgré le retour du soleil à la mi-journée.
Dés 10 h du matin, une première centaine de gilets jaunes investissent la place de la Comédie : un horaire inhabituel pour Montpellier où les cortèges gilets jaunes se forment généralement en début d’après-midi. Les manifestants continuent d’arriver par grappes. En plus des locaux, certains viennent des villes voisines, d’autres de Lyon, Toulouse, Paris ou Marseille. Vingt minutes plus tard, le nombre de participants a doublé. Il doublera encore plusieurs fois jusqu’à dépasser le millier vers 11 h 30. « Le mouvement s’est recroquevillé autour de 30 000 personnes actives dans tout le pays, mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir l’influence des gilets jaunes sur le mouvement social », nuance un pilier du rond-point de Près-d’Arènes. Pour lui, le nombre de manifestants du jour n’est pas un baromètre suffisant pour faire état du mouvement.
Pour cet acte 64, les uns arborent leur gilet jaune, d’autres des vêtements noirs, mais nombreux sont celles et ceux qui ont préféré des tenues plus discrètes, moins chiffon rouge pour les forces de police en nombre aujourd’hui. Après deux heures à attente sur la place de la Comédie, un manifestant propose, porte-voix à la main : « Qui est chaud pour faire un petit tour avant 14 h ? ». La foule semble d’accord pour se dégourdir les jambes. Une banderole bariolée venant de Toulouse sur laquelle est inscrit « Sire ! C’est une révolte, non c’est une révolution » se place en tête. Direction : la préfecture. Un gros millier de manifestants, peut-être 1500, s’élance dans l’étroite rue de la loge.
Le cortège avance d’un pas décidé. « Nous sommes les gilets jaunes. Et nous allons gagner. Aux armes, aux armes », entonne l’avant de la manifestation où le noir domine. Le défilé progresse et passe devant la préfecture, cadenassée sur ses flans par un important dispositif policier. Pas la moindre confrontation. La manifestation, observée par un drone qui la survole, fait une boucle pour retourner vers son point de départ. Les slogans de 15 mois de mobilisation des gilets jaunes sont repris les uns après les autres. Sur le parcours, quasiment aucune dégradation jusqu’au retour sur la place centrale, où là, seul un rideau en fer de Macdonald souffre un peu de sa trop grande proximité avec le point d’arrivée. L’ensemble des manifestants se déverse sur la place de la Comédie.
Il est 13 h et le dispositif policier comprenant un camion à eau stationné de l’autre côté de la place se met en branle. Avançant en ligne, les CRS s’approchent. « Première somation ». « Dernière somation, nous allons faire usage de la force ». Les mots se perdent sur la place immense alors que les manifestants tranquilles sont à 50 mètres des forces de l’ordre. C’est le début de la fin de la manifestation sous sa forme classique. Un dernier cortège se forme pour quitter la place peu avant 14 h en direction de la préfecture. Mais 10 minutes plus tard, les grenades lacrymogènes marqueront le début des franches hostilités et disperseront momentanément les gilets jaunes en plusieurs groupes.
Elles dureront tout l’après-midi sur la place de la Comédie. Un moment noyée sous les lacrymogènes et vidée de ses manifestants, elle se remplit à nouveau de gilets jaunes à la faveur de la dissipation des nuages de gaz. Le calme succède à la tension, mais très brièvement. La place se vide et se remplit encore. À 16 h 30 un premier bilan faisait état 16 arrestations. Mais les charges policières se multiplient, faisant passer le nombre d’interpellations à 21 vers 18 h. Des blessés sont également à déplorer comme en témoigne plusieurs vidéos postées sur les réseaux sociaux, sans qu’aucun décompte n’ait été fourni. À la nuit tombée, l’acte n’est toujours pas dispersé. Les gilets jaunes sont encore là.
Publié le 02/02/2020
« Trump et Netanyahou ont pris en otage la question israélo-palestinienne »
Pierre Barbancey (site humanite.fr)
Ancienne ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, Leïla Shahid dénonce la collusion entre Trump et Netanyahou, et regrette le peu de poids des Européens.
Quel est le but ultime recherché par Donald Trump avec ce plan?
Leïla Shahid Nous assistons à une mascarade rarement vue dans la politique internationale, entre deux hommes qui sont en train de couler. Trump fait face à une enquête qui pourrait lui coûter très cher pour entreprendre un deuxième mandat. Netanyahou est à quelques semaines d’une élection et espère, en annonçant un soi-disant plan de paix, prendre le pas sur son adversaire, Benny Gantz. Il est assez effrayant de voir comment la paix et la stabilité dans le monde dépendent de deux hommes qui sont comme des chiens enragés pour rester au pouvoir. Ils ont pris en otage la question israélo-palestinienne. Il est tragique de voir comment les puissances dans le monde, à commencer par l’Union européenne, n’arrivent pas à compter face à cette immense manipulation. Ce « plan de paix », dont on parle depuis trois ans, est soudainement révélé le jour même où le Sénat américain doit statuer sur Trump et la Knesset sur Netan- yahou. Il ne faut pas être naïf.
Ce qu’ils proposent, d’ailleurs, ne correspond qu’à ce qui peut leur rapporter des voix afin de rester au pouvoir. Ce faisant, nous assistons à la décomposition des relations internationales. Nous payons également la facture de la division de l’Union européenne. Comment peut-on proposer un accord en l’absence d’une des parties principales, la partie palestinienne ? Il n’y a même pas une partie arabe. Ceux qui ont assisté en juin, au Bahreïn, à la première phase du plan, la phase économique, ne représentent que leur pays et ils n’ont parlé que d’argent. Le conflit israélo-palestinien a toujours été au cœur de ce qui se passe en Méditerranée. Jamais ça n’a été aussi clair qu’aujourd’hui. Mais ils ont fabriqué un ennemi fictif qui s’appelle l’Iran et sont prêts à susciter un nouveau conflit.
Depuis que ce plan est évoqué, Trump n’a jamais parlé d’un État palestinien. Qu’est-ce qu’il faut comprendre ?
Leïla Shahid S’il devait y avoir un État palestinien, Donald Trump n’aurait pas déclaré que Jérusalem est la capitale de l’État d’Israël, il n’aurait pas annulé les résolutions concernant les réfugiés, il n’aurait pas arrêté l’aide aux Palestiniens, il n’aurait pas fermé l’ambassade de Palestine à Washington, il n’aurait pas soutenu Israël uniquement comme l’État du peuple juif. C’est pour cela que le président Abbas ne parle pas à Trump et à Netanyahou depuis plus d’un an et demi.
Ils auront beaucoup de mal à faire adopter ce plan. Ils seront surpris. Pas seulement par les Palestiniens, pour qui il est hors de question d’accepter un tel plan et qui retrouveront peut-être leur unité. Et ça va redonner du tonus à ceux qui, dans le monde arabe, défendent leur dignité, comme les Libanais, les Algériens ou les Irakiens qui se lèvent pour réclamer leurs droits.
Ce plan est une tentative pour revenir à l’annexion totale des territoires palestiniens, exclure la question des réfugiés et celle de Jérusalem. Mais cela va plus loin. Ils cherchent à dire ainsi que l’État des Palestiniens est en Jordanie. C’est pour cela qu’Abdallah II, le roi jordanien, est en tournée actuellement. Il met en garde sur les conséquences pour le royaume hachémite dont on voudrait faire l’alternative à un État palestinien. Il est évident que cela ne marchera pas. Mais cela va aggraver la déstabilisation de la région. Ils prennent en otage la partie la plus faible, qui est sous occupation militaire.
Quelle est la marge de manœuvre des Palestiniens ?
Leïla Shahid Elle n’est plus d’ordre diplomatique pour une bonne et simple raison qu’il n’y a plus de diplomatie au Proche-Orient. Ni chez les Palestiniens, ni chez les Égyptiens, ni chez les Jordaniens. Depuis que Donald Trump est arrivé au pouvoir, il a détruit tout ce qu’on appelle les termes de référence des négociations de paix qui ont commencé en 1993. Cela fait vingt-sept ans que nous essayons de discuter. Mais il est évident qu’il n’y a aucune négociation de paix. Ce qui est nouveau est que le premier ministre israélien a avec lui un président américain qui se fiche du droit international, de l’équilibre international, de la paix. Nous sommes dans un monde de brutes, un monde qui a perdu ses repères.
Les Palestiniens se battent depuis un siècle. Ils ne se font pas d’illusions. Le monde arabe a été scindé en deux avec la défection de l’Arabie saoudite, des émirats arabes unis et du Bahreïn, à cause du conflit avec l’Iran, qui se retrouvent alliés aux Israéliens. Il y a une situation de guerre civile provoquée par les Américains avec l’occupation de l’Irak en 2003 qui a abouti à la décomposition de ce pays. C’est également le cas de la Syrie. Je redoute ce qui peut se passer au Liban. Sans parler de la Libye et du Yémen. Les pays arabes ont été collectivement en faveur des Palestiniens et de leurs droits. Ce monde arabe est décomposé.
Après un siècle de luttes, je ne pense pas qu’un an ou deux de plus ou de moins vont changer quelque chose. Nous sommes arrivés au bout d’une approche de négociations directes. Les accords d’Oslo sont morts depuis longtemps, malheureusement. L’Union européenne était une alternative à la super-puissance américaine. Aujourd’hui, il n’y a même plus ce minimum d’accord qui existait auparavant entre Washington et Bruxelles. Il faut donc que les Palestiniens retrouvent leur capacité à rester sur leur territoire, d’être résilients et de continuer à être ouverts, c’est-à-dire proposer une coexistence avec Israël mais sur des bases claires : un État qu’Israël respectera. Ce qui est loin d’être l’idéologie de ceux qui gouvernent Israël aujourd’hui.
Entretien réalisé par Pierre Barbancey
Publié le 01/02/2020
Interdiction des grenades GLI-F4
Des avocats dénoncent l’« opération de communication » de Christophe Castaner
paru dans lundimatin#227, (site lundi.am)
Dimanche 26 janvier, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner annonçait à la télévision l’interdiction de l’usage des grenades GLI-F4 par ses forces de l’ordre. Si certains ont cru voir dans cette annonce le début d’une remise en question des méthodes excessivement violentes de la police par le gouvernement, certains avocats de manifestants mutilés par ces armes de guerre ont immédiatement dénoncé une « opération de communication » particulièrement hypocrite. Nous nous sommes entretenus avec Aïnoha Pascual, avocate au barreau de Paris qui défend plusieurs mutilés et blessés lors des manifestations de Gilets jaunes ou de la défense de la Zad de Notre-Dame-des-Landes. Dès dimanche soir, elle co-signait avec plusieurs confrères un communiqué de presse cinglant en réponse aux annonces du ministre de l’Intérieur.
Hier, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner annonçait l’interdiction de l’usage des grenades GLi-F4. Dans un communiqué de presse vous dénoncez avec d’autres confrères avocats qui défendent des victimes de cette arme une "opération de communication", pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
L’annonce de M. Castaner de procéder au retrait des grenades GLI-F4 de l’arsenal des forces de l’ordre intervient dans un contexte bien particulier de médiatisation croissante des violences policières à l’approche, de surcroit, des élections municipales. En ce sens, l’annonce faite hier aurait pu être interprétée comme un « pas en avant » fait par l’exécutif dans la reconnaissance de ces violences et ainsi comme une prise de conscience, même tardive, de la dangerosité des grenades GLI-F4, qui sont , rappelons-le des armes à feu classées par le code de la sécurité intérieure dans la catégorie A2 i.e. des armes de guerre. Mais il n’en est rien. Dès le 30 novembre 2018, au lendemain de la mutilation de Gabriel, P., apprenti chaudronnier de 20 ans, dont la main avait été arrachée lors du deuxième acte des “gilets jaunes,” nous avions adressé une lettre ouverte à M. Castaner pour lui demander de renoncer à l’usage de ces grenades contre des civils dans le cadre d’opération de maintien de l’ordre. Nous lui avions alors rappelé la, déjà trop longue, « liste noire » des blessés par cette arme, qu’il s’agisse d’opposants au projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, à l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure ou de journalistes blessés alors qu’ils couvraient ces évènements.
Le ministre avait-il répondu à votre interpellation ?
Cette lettre est restée sans réponse. Comble du mépris, quelques jours après, début décembre 2018, il a été annoncé par le journal de gendarmerie l’Essor que les grenades GLI-F4 seraient utilisées jusqu’à l’épuisement des stocks à l’horizon 2020-2022. Il faut en effet savoir que la production de ces grenades avait été arrêtée par la sosicété Alsetex en 2014 à la suite du décès d’un de ses employés du fait de l’explosion d’une grenade GLI-F4. Et cette même année, un rapport conjoint de l’IGGN et de l’IGPN avait pointé du doigt les défaillances techniques de cette grenade qui projette des éclats transfixiants lors de la détonation, allant même jusqu’à reconnaître sa potentielle létalité. En 2017, il avait été annoncé qu’aucune nouvelle commande de GLI-F4 ne serait passée et la production de sa remplaçante, la GM2L, avait été lancée. Malgré nos alertes, le recours aux grenades GLI-F4 s’est donc poursuivi pendant de longs mois avec les conséquences dramatiques que l’on connaît : 5 mains arrachées sur l’ensemble du mouvement des gilets jaunes, des mutilations corporelles, auditives, des chaires délabrées, des éclats métalliques logés dans les visages, membres ... Face au silence du gouvernement nous avions également saisi le Conseil d’Etat en mai 2019 en vue de faire interdire le recours aux grenades GLI-F4. Outre le nombre croissant de blessés dont nous avions fait état, et la gravité des blessures, nous avions rappelé au Conseil d’Etat les constats faits par les instances gouvernementales concernant la dangerosité de la grenade GLI-F4 ainsi que la circonstance que nous étions le seul pays européen à faire usage d’armes de guerre contre des civils en opération de maintien de l’ordre. Nous avions alors également contesté la logique purement budgétaire du gouvernement qui persistait à vouloir épuiser ses stocks alors même qu’était déjà en dotation une arme supposée moins dangereuse la GM2L. Il est intéressant de souligner qu’à cet argument le gouvernement nous avait répondu, d’une part, que la période restant à courir serait finalement moindre puisque les stocks seraient épuisés au dernier trimestre 2019, d’autre part, que la GM2L présentait le même degré de dangerosité pour les manifestants. En d’autres termes, dès le deuxième trimestre 2019 M. Castaner savait que les GLIF4 ne seraient plus utilisées aux alentours de 2020 faute de stock et que les forces de l’ordre useraient alors d’une arme d’égale dangerosité, la GM2L.
Vous semblez bien connaître le fonctionnement et la composition de ces grenades, que sait-on pour l’instant de la remplaçante de la GLI-F4, nommée GML2 ? Pourquoi écrivez-vous dans votre communiqué que son objet reste le même : traumatiser les corps et les esprits ?
La GM2L, « petite sœur » de la GLI-F4 est censée présenter la particularité de ne pas être pourvue de TNT à l’origine de l’effet de souffle. Dans le même sens, la GM2L est supposée ne pas produire d’éclats transfixiants lors de son explosion. Outre le fait que le gouvernement a lui même balayé ces considérations techniques en plaçant ces deux armes sur le même niveau de dangerosité, dans les faits, les effets produits sont les mêmes : traumatiser les corps et les esprits. La GM2L est dotée d’un dispositif pyrotechnique encore plus puissant, ses effets sonores et lacrymogènes sont renforcés, elle reste une arme de guerre au sens du code de la sécurité intérieure. A l’instar de la grenade GLIF4, la GM2L relève de la stratégie de peur et de violence mise en place par le gouvernement dans la gestion des foules. Les blessures qu’elles occasionnent dissuadent à elles seules de manifester.
Vous defendez Gabriel P., un jeune homme de 22 ans qui a eu la main arrachée en novembre 2018 par une grenade GLI-F4 et dont nous avons régulièrement parlé dans nos pages. Nous avons appris récemment que l’enquête de l’IGPN avait amené le parquet à classer sans suites les poursuites contre les policiers qui ont lancé cette grenade à ses pieds lors de l’acte 2 des Gilets jaunes sur les Champs Elysées, alors même que les vidéos de la scène démontre qu’il n’y avait aucune violence de commise. Est-ce que ce revirement, ou plutôt cette déclaration cosmétique du ministre de l’Intérieur pourrait changer quelque chose au sort des mutilés par les Gli-F4 ?
L’annonce faite hier par M. Castaner ne changera rien au sort des mutilés et des blessés. Au fil des derniers mois, les décisions de classement sans suite se sont succédées concernant les plaintes déposées par des blessés par GLI-F4. Le ministre de l’Intérieur n’a pas admis de manière rétroactive qu’un usage disproportionné de la force avait été fait de par l’utilisation de ces grenades en manifestation, comme il n’admettra pas que tel est le cas avec les GM2L. Le ministre a, tout au plus, concédé qu’il y avait « une difficulté » avec les grenades GLI-F4 ce qu’il savait pourtant depuis plus de 14 mois et qu’il a décidé sciemment d’ignorer au détriment du droit de manifester et de la protection de l’intégrité physique des manifestants.