Publié le 26/04/2020
Covid-19, et la vie bascula
Dès maintenant !
par Serge Halimi (site monde-diplomatique.fr)
Une fois cette tragédie surmontée, tout recommencera-t-il comme avant ? Depuis trente ans, chaque crise a nourri l’espérance déraisonnable d’un retour à la raison, d’une prise de conscience, d’un coup d’arrêt. On a cru au confinement puis à l’inversion d’une dynamique sociopolitique dont chacun aurait enfin mesuré les impasses et les menaces (1). La débandade boursière de 1987 allait contenir la flambée des privatisations ; les crises financières de 1997 et de 2007-2008, faire tituber la mondialisation heureuse. Ce ne fut pas le cas.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont à leur tour suscité des réflexions critiques sur l’hubris américaine et des interrogations désolées du type : « Pourquoi nous détestent-ils ? » Cela n’a pas duré non plus. Car, même quand il chemine dans le bon sens, le mouvement des idées ne suffit jamais à dégoupiller les machines infernales. Il faut toujours que des mains s’en mêlent. Et mieux vaut alors ne pas dépendre de celles des gouvernants responsables de la catastrophe, même si ces pyromanes savent minauder, faire la part du feu, prétendre qu’ils ont changé. Surtout quand — comme la nôtre — leur vie est en danger.
La plupart d’entre nous n’avons connu directement ni guerre, ni coup d’État militaire, ni couvre-feu. Or, fin mars, près de trois milliards d’habitants étaient déjà confinés, souvent dans des conditions éprouvantes ; la plupart n’étaient pas des écrivains observant le camélia en fleur autour de leur maison de campagne. Quoi qu’il advienne dans les prochaines semaines, la crise du coronavirus aura constitué la première angoisse planétaire de nos existences : cela ne s’oublie pas. Les responsables politiques sont contraints d’en tenir compte, au moins partiellement (lire « Jusqu’à la prochaine fin du monde… »).
L’Union européenne vient donc d’annoncer la « suspension générale » de ses règles budgétaires ; le président Emmanuel Macron diffère une réforme des retraites qui aurait pénalisé le personnel hospitalier ; le Congrès des États-Unis envoie un chèque de 1 200 dollars à la plupart des Américains. Mais déjà, il y a un peu plus de dix ans, pour sauver leur système en détresse, les libéraux avaient accepté une hausse spectaculaire de l’endettement, une relance budgétaire, la nationalisation des banques, le rétablissement partiel du contrôle des capitaux. Ensuite, l’austérité leur avait permis de reprendre ce qu’ils avaient lâché dans un sauve-qui-peut général. Et même de réaliser quelques « avancées » : les salariés travailleraient plus, plus longtemps, dans des conditions de précarité accrues ; les « investisseurs » et les rentiers paieraient moins d’impôts. De ce retournement, les Grecs ont payé le plus lourd tribut lorsque leurs hôpitaux publics, en situation de détresse financière et à court de médicaments, observèrent le retour de maladies qu’on croyait disparues.
Ainsi, ce qui au départ laisse croire à un chemin de Damas pourrait déboucher sur une « stratégie du choc ». En 2001, déjà, dans l’heure qui suivit l’attentat contre le World Trade Center, la conseillère d’un ministre britannique avait expédié ce message à des hauts fonctionnaires de son ministère : « C’est un très bon jour pour faire ressortir et passer en douce toutes les mesures que nous devons prendre. »
Elle ne pensait pas forcément aux restrictions continues qui seraient apportées aux libertés publiques au prétexte du combat contre le terrorisme, moins encore à la guerre d’Irak et aux désastres sans nombre que cette décision anglo-américaine allait provoquer. Mais une vingtaine d’années plus tard, il n’est pas nécessaire d’être poète ou prophète pour imaginer la « stratégie du choc » qui se dessine.
Corollaire du « Restez chez vous » et de la « distanciation », l’ensemble de nos sociabilités risquent d’être bouleversées par la numérisation accélérée de nos sociétés. L’urgence sanitaire rendra encore plus pressante, ou totalement caduque, la question de savoir s’il est encore possible de vivre sans Internet (2). Chacun doit déjà détenir des papiers d’identité sur lui ; bientôt, un téléphone portable sera non seulement utile, mais requis à des fins de contrôle. Et, puisque les pièces de monnaie et les billets constituent une source potentielle de contamination, les cartes bancaires, devenues garantie de santé publique, permettront que chaque achat soit répertorié, enregistré, archivé. « Crédit social » à la chinoise ou « capitalisme de surveillance », le recul historique du droit inaliénable de ne pas laisser trace de son passage quand on ne transgresse aucune loi s’installe dans nos esprits et dans nos vies sans rencontrer d’autre réaction qu’une sidération immature. Avant le coronavirus, il était déjà devenu impossible de prendre un train sans décliner son état-civil ; utiliser en ligne son compte en banque imposait de faire connaître son numéro de téléphone portable ; se promener garantissait qu’on était filmé. Avec la crise sanitaire, un nouveau pas est franchi. À Paris, des drones surveillent les zones interdites d’accès ; en Corée du Sud, des capteurs alertent les autorités quand la température d’un habitant présente un danger pour la collectivité ; en Pologne, les habitants doivent choisir entre l’installation d’une application de vérification de confinement sur leur portable et des visites inopinées de la police à leur domicile (3). Par temps de catastrophe, de tels dispositifs de surveillance sont plébiscités. Mais ils survivent toujours aux urgences qui les ont enfantés.
Les bouleversements économiques qui se dessinent consolident eux aussi un univers où les libertés se resserrent. Pour éviter toute contamination, des millions de commerces alimentaires, de cafés, de cinémas, de libraires ont fermé dans le monde entier. Ils ne disposent pas de service de livraison à domicile et n’ont pas la chance de vendre des contenus virtuels. La crise passée, combien d’entre eux rouvriront, et dans quel état ? Les affaires seront plus souriantes en revanche pour des géants de la distribution comme Amazon, qui s’apprête à créer des centaines de milliers d’emplois de chauffeur et de manutentionnaire, ou Walmart, qui annonce le recrutement supplémentaire de 150 000 « associés ». Or qui mieux qu’eux connaît nos goûts et nos choix ? En ce sens, la crise du coronavirus pourrait constituer une répétition générale qui préfigure la dissolution des derniers foyers de résistance au capitalisme numérique et à l’avènement d’une société sans contact (4).
À moins que… À moins que des voix, des gestes, des partis, des peuples, des États ne perturbent ce scénario écrit d’avance. Il est courant d’entendre : « La politique, ça ne me concerne pas. » Jusqu’au jour où chacun comprend que ce sont des choix politiques qui ont obligé des médecins à trier les malades qu’ils vont tenter de sauver et ceux qu’ils doivent sacrifier. Nous y sommes. La chose est encore plus vraie dans les pays d’Europe centrale, des Balkans ou d’Afrique qui, depuis des années, ont vu leur personnel soignant émigrer vers des contrées moins menacées ou des emplois plus rémunérateurs. Il ne s’agissait pas, là non plus, de choix dictés par les lois de la nature. Aujourd’hui, sans doute, on le comprend mieux. Le confinement, c’est aussi un moment où chacun s’arrête et réfléchit…
Avec le souci d’agir. Dès maintenant. Car, contrairement à ce que le président français a suggéré, il ne s’agit plus d’« interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde ». La réponse est connue : il faut en changer. Dès maintenant. Et puisque « déléguer notre protection à d’autres est une folie », alors cessons de subir des dépendances stratégiques pour préserver un « marché libre et non faussé ». M. Macron a annoncé des « décisions de rupture ». Mais il ne prendra jamais celles qui s’imposent. Non pas seulement la suspension provisoire, mais la dénonciation définitive des traités européens et des accords de libre-échange qui ont sacrifié les souverainetés nationales et érigé la concurrence en valeur absolue. Dès maintenant.
Chacun sait dorénavant ce qu’il en coûte de confier à des chaînes d’approvisionnement étirées à travers le monde et opérant sans stocks le soin de fournir à un pays en détresse les millions de masques sanitaires et produits pharmaceutiques dont dépend la vie de ses malades, de son personnel hospitalier, de ses livreurs, de ses caissières. Chacun sait aussi ce qu’il en coûte à la planète d’avoir subi les déforestations, les délocalisations, l’accumulation des déchets, la mobilité permanente — Paris accueille chaque année trente-huit millions de touristes, soit plus de dix-sept fois son nombre d’habitants, et la municipalité s’en réjouit...
Désormais, le protectionnisme, l’écologie, la justice sociale et la santé ont partie liée. Ils constituent les éléments-clés d’une coalition politique anticapitaliste assez puissante pour imposer, dès maintenant, un programme de rupture.
Serge Halimi
(1) Lire « Le naufrage des dogmes libéraux » et Frédéric Lordon, « Le jour où Wall Street est devenu socialiste », Le Monde diplomatique, respectivement octobre 1998 et octobre 2008.
(2) Lire Julien Brygo, « Peut-on encore vivre sans Internet ? », Le Monde diplomatique, août 2019.
(3) Cf. Samuel Kahn, « Les Polonais en quarantaine doivent se prendre en selfie pour prouver qu’ils sont chez eux », Le Figaro, Paris, 24 mars 2020.
(4) Cf. Craig Timberg, Drew Harwell, Laura Reiley et Abha Bhattarai, « The new coronavirus economy : A gigantic experiment reshaping how we work and live », The Washington Post, 22 mars 2020. Lire aussi Eric Klinenberg, « Facebook contre les lieux publics », Le Monde diplomatique, avril 2019.
Publié le 23/04/2020
Un monde s’effondre, une bataille commence
(site politis.fr)
La pandémie a ouvert des points de tension économiques et géopolitiques qui bouleversent l’ordre établi et ouvrent autant de fronts d’une lutte historique qui doit redessiner la mondialisation. Ce n’est plus un battement d’ailes de papillon, mais une multitude de tempêtes d’une rare violence. Tour d’horizon.
Pénurie alimentaire mondiale imminente
La machine alimentaire mondiale aux rouages si bien huilés habituellement s’enraye depuis l’apparition de la pandémie de Covid-19. Dans un rapport publié le 3 avril, le Programme alimentaire mondial (PAM) s’inquiète du risque de pénurie alimentaire menaçant des centaines de millions de personnes dans le monde, majoritairement en Afrique. « Le Covid-19 dans les pays riches et pauvres recouvre deux réalités différentes », indique le rapport, qui suggère que, pour de nombreux pays pauvres, les conséquences économiques seront plus dévastatrices que la maladie elle-même. En ligne de mire : l’Angola, le Nigeria, le Tchad, la Somalie en Afrique, mais aussi le Yémen, l’Iran, l’Irak, le Liban et la Syrie au Moyen-Orient. Leur économie et le secteur agricole étant plus fragiles, ils dépendent énormément de leurs importations.
Or, si les greniers à blé sont bien remplis et les taux assez bas, ce sont les mesures de confinement qui pourraient poser des problèmes. Certains optent pour des réflexes protectionnistes : le Kazakhstan a suspendu ses exportations de farine de blé, alors qu’il est l’un des plus grands exportateurs mondiaux. Même chose pour le Vietnam, troisième exportateur de riz, et la Russie, premier exportateur de blé. D’autres n’hésitent pas à stocker pour nourrir leur propre population : la Chine aurait une grande réserve de farine mais continuerait à en acheter aux États-Unis. La filière transport n’est pas épargnée : des camions sont restés bloqués dans la ville portuaire de Rosario, en Argentine, afin d’éviter la propagation du virus. « La stratégie du confinement total, supportable par les pays développés, est inadaptée aux réalités des pays aux économies fragiles ou sinistrées », rappelle Pierre Micheletti, président d’Action contre la faim. Toute la chaîne d’approvisionnement alimentaire pourrait être impactée et créer des pénuries, voire des famines. Un modèle alimentaire mondial fébrile mis en lumière par le Covid-19, mais déjà pointé du doigt par le dernier rapport spécial du Giec, axé sur la gestion des sols. Leur recommandation : une transition de l’agriculture industrielle vers une gestion plus durable des terres à l’aide des techniques d’agroécologie.
Fragile trêve dans la guerre du pétrole
Les conséquences économiques de la crise du coronavirus ont déclenché un violent bras de fer entre grands pays producteurs d’or noir. Il vient de se conclure le 12 avril par la décision historique de l’Opep+ (les 13 pays de l’Opep et 10 non-membres) de réduire la production mondiale de brut d’environ 10 %, soit 9,7 millions de barils par jour. C’est la plus importante baisse depuis deux décennies. Objectif : faire remonter des cours écroulés.
Le secteur connaît depuis des mois d’importants soubresauts, sous l’effet de la crise climatique et des tensions géopolitiques. Cependant, la brutale récession économique mondiale, et notamment en Chine, quasiment à l’arrêt pendant des semaines, a provoqué une réduction de 15 % de la demande en pétrole. Un tsunami sur les marchés. Le prix du baril dégringole. Et s’effondre même fin mars, tombé de 65 dollars en début d’année à 20 dollars, sous l’effet d’une très opportuniste guerre commerciale. Car au choc d’une rupture de la demande se combine celui d’une abondance de l’offre. Alors que les treize pays de l’Opep décident de réduire leur production pour faire remonter les prix, la Russie s’y refuse. La cible : les marchés que leur ont grignotés les États-Unis, dont la part est passée de 7 % à 14 % grâce à leurs hydrocarbures de schiste. Qui ont cependant besoin d’un baril à 30 dollars au moins, voire 50 dollars, pour rentabiliser la production. Mais la tactique russe a fortement irrité l’Arabie saoudite. Le patron de l’Opep engage alors un « qui perd gagne », ouvrant grand son robinet à pétrole… tout en baissant ses prix. Moscou, qui n’a pas les moyens de tenir ce bras de fer, cède alors pour rallier la stratégie de Riyad. Les producteurs hyper-dépendants des exportations (Algérie, Irak, Iran, Libye, Nigeria et Venezuela entre autres) essuient encore quelques jours de sueurs froides, car le Mexique résiste. Jusqu’à l’accord du 12 avril, valide pour deux ans, avec une atténuation progressive des coupes de production. Jusqu’où tiendra-t-il, alors que les conséquences économiques de la crise du Covid-19 restent incalculables ? Une nouvelle visioconférence Opep+ doit faire le point le 10 juin.
La Chine vers une nouvelle géopolitique
C’est une tectonique géopolitique qu’a ébranlée le Covid-19. Et l’épicentre des déplacements se situe en Chine, à plus d’un titre. Berceau de la pandémie mondiale, déniant l’existence d’une menace grave pendant des semaines, le pays a d’abord joué le rôle de contre-modèle absolu. Cependant, les mesures très radicales adoptées ont vite montré leur efficacité et les regards ont changé. De même, la maîtrise exemplaire de la crise en Corée du Sud ou à Singapour a élevé au rang de valeurs positives le contrôle social massif et la poigne gouvernementale, voire l’autoritarisme dans le cas de la Chine. À l’opposé, les démocraties occidentales ont vu leurs faiblesses durement exacerbées. À commencer par une certaine désinvolture vis-à-vis de cette « grippette » extrême-orientale. Incrédulité, revirement de stratégies, hésitations, mesures insuffisantes et prises avec retard… la crise révèle aussi l’impréparation d’un modèle occidental qui a misé à l’excès sur une économie fondée sur le flux tendu et les délocalisations. L’insuffisance des stocks de matériel médical de base est un révélateur en France, en Italie, aux États-Unis, etc. La Chine a même redoré son blason avec sa « diplomatie des masques », livrés par milliards à l’étranger. Pékin s’est montré, avec un certain culot, en première ligne de la gestion d’une crise planétaire, une nouveauté. A contrario, les États-Unis, débordés, se sont totalement repliés. Trump pourrait même payer son impéritie face à la crise lors de la présidentielle prévue en novembre.
La Chine s’ébroue déjà après la première vague de contaminations. Pour autant, cet « avantage » sur la ligne de départ de la relance économique n’est peut-être pas si flagrant. Les salaires chinois sont désormais bien plus importants qu’en Asie du Sud-Est ou en Inde, et le pays n’est déjà plus tant cette compétitive « usine du monde ». La reprise pourrait encore accentuer la reconfiguration de circuits économiques de moins en moins laudateurs de la mondialisation. Plusieurs pays européens professent désormais leur volonté de « relocaliser » des secteurs clés de leur activité afin de les protéger des vicissitudes du commerce international.
Vers un siècle d’austérité ?
Pour ne prendre qu’un chiffre, le plan français de soutien à l’économie prévoit, pour le moment, 42 milliards d’euros de dépenses supplémentaires pour la seule année 2020 (1). Cela représente quatre fois l’économie espérée par la réforme des retraites, que le gouvernement avait toutes les peines du monde à tenter d’imposer aux Français. C’est dire dans quelles proportions, et avec quelle brutalité, le spectre de la dette publique bouleversera le paysage politique dans les prochaines années.
Alors, qui paiera ? La gauche croit en l’impôt, avec une assiette repensée pour tendre vers « un nouveau régime de propriété » plus égalitaire et soutenable, défendu notamment par Thomas Piketty. La droite, à l’inverse, tente déjà d’imposer un nouveau durcissement de son cocktail d’austérité : travailler plus et payer moins d’impôts, pour s’en sortir par toujours plus de croissance économique.
Il existe une troisième voie, consistant à autoriser les banques centrales à prêter aux États, en créant de la monnaie, sans nécessairement demander un remboursement. Une annulation indirecte, également qualifiée de « monétisation des dettes », qui causerait d’ordinaire des sueurs froides aux économistes néolibéraux, mais qui s’est en réalité déjà profilée ces derniers jours au sein de la Banque centrale européenne et de la Banque d’Angleterre. Sur le temps long, cette option sera farouchement combattue par les libéraux, car elle produit théoriquement de l’inflation, ce qui fait fondre les grosses fortunes et gêne les détenteurs du capital. « Il n’est pas catastrophique d’avoir une inflation autour de 4 %, estime au contraire Maxime Combes, qui défend l’idée d’une monétisation partielle des dettes, coordonnée à l’échelle européenne_. Le risque devient réel à partir de 15 ou 20 % d’inflation, car cela abîme la confiance dans la monnaie, qui est un soubassement de ce qui fait société. Mais nous n’avons en réalité aucun outil sérieux pour prévoir l’impact d’une telle politique, car l’inflation a disparu depuis vingt ans. »_ L’économie entre donc en territoire inconnu, là où les dogmes et les arguments d’autorité ne seront d’aucune utilité.
Vers une nouvelle crise financière ?
La récession risque-t-elle de dégénérer en une crise financière ? Pour l’heure, les Bourses mondiales ont certes dégringolé et font le yo-yo, mais le système financier a été sauvé de l’effondrement par une intervention rapide et massive des banques centrales. « Le risque de krach financier est endigué parce qu’elles ont mis sous perfusion une partie de l’économie mondiale, observe l’économiste Maxime Combes, porte-parole d’Attac_, mais l’incertitude reste maximale. Combien de temps les banques centrales pourront-elles continuer à injecter des liquidités ? Le bilan des banques sera-t-il fragilisé ? Des spirales négatives vont-elles s’enclencher ? Nous sommes face à quelque chose d’inédit et de gigantesque en matière économique. »_
La finance demeure en tout cas perméable aux perturbations économiques, allergique à l’incertitude et sujette à la panique. Elle reste donc un point d’inquiétude majeur, car elle devra digérer sur le temps long les conséquences incalculables de la crise actuelle. Aux États-Unis, la Bourse est particulièrement exposée à l’industrie du pétrole de schiste. Beaucoup de créances jugées « pourries » sont adossées au secteur, menacé de faillites en cascade par la baisse des cours du pétrole (lire plus haut). L’État fédéral états-unien a donc dû venir en aide au secteur pour éviter un effondrement qui risquait de contaminer la finance. En France, c’est la bulle de la « French tech » qui menace d’exploser, avec les faillites de start-up gonflées par des levées de fonds largement artificielles. Le gouvernement Philippe a débloqué 4 milliards d’euros pour écarter cette menace, soit autant que le plan d’urgence pour les hôpitaux. « Partout où il y a des bulles, il y a un risque, souligne Maxime Combes. Cela peut venir des banques italiennes, d’un État qui aurait dissimulé des informations, du secteur aérien… Il est impossible de prédire ce qui va se passer. »
L’usine à gaz européenne
Tout ça pour ça ? Après des semaines d’atermoiement, les ministres européens des Finances sont parvenus à s’entendre le 10 avril sur une réponse économique commune face au coronavirus. Cet accord à l’arraché sur un plan de 540 milliards d’euros a été jugé « excellent » par Bruno Le Maire, tandis que son homologue allemand, Olaf Scholz, annonçait « un grand jour pour la solidarité européenne ». La réalité est nettement moins rose et le plan de « solidarité » négocié fort éloigné de l’idée qu’on se fait de ce devoir social.
Son montant est très inférieur aux 2 000 milliards avancés gratuitement aux banques par la BCE ces deux dernières années : elle craignait une récession d’un point de PIB ; celle qui s’annonce du fait du Covid-19 sera au minimum de 7 points. Et il ne s’agit que de prêts et garanties de crédit, nullement d’argent frais.
Le montant des lignes de crédit octroyées par le Mécanisme européen de stabilité (MES), créé en 2012, aux pays touchés par la crise peut théoriquement se monter à 240 milliards d’euros. Mais ces prêts restent limités à 2 % du PIB des pays concernés, soit 40 milliards pour l’Italie. Seule concession du « club des égoïstes » (Pays-Bas, Allemagne…) : aucune réforme structurelle ne sera exigée en échange si cette aide est destinée à la santé.
Un fonds de garantie à destination des entreprises, prioritairement les PME, sera créé à la Banque européenne d’investissement ; doté d’un montant de 25 milliards, alimenté par les États, il permettra de mobiliser jusqu’à 200 milliards. Enfin, pour garantir jusqu’à la hauteur de 100 milliards les plans nationaux de chômage partiel ainsi que « certaines mesures liées à la santé », la Commission européenne, dont la capacité d’emprunt sera confortée par « un système de garanties volontaires des États membres » d’un montant minimum de 25 milliards, empruntera sur les marchés financiers en profitant « des faibles coûts » dont bénéficie l’UE, puis prêtera cet argent « à des conditions favorables » aux États dans le besoin. Les règles absurdes des traités, dont certaines ne sont que « suspendues » (cas des règles de discipline budgétaire), empêchent de faire plus simple et plus fort.
(1) Dépenses inscrites au budget de l’État et coût du chômage partiel.
par Patrick Piro et Michel Soudais et Erwan Manac'h et Vanina Delmas
Publié le 22/04/2020
Une question
Giorgio Agamben
paru dans lundimatin#239, (site lundi.am)
Après la déclaration de l’état d’urgence pour risque sanitaire le 31 janvier, les décrets-lois des 8 et 9 mars 2020 ont institué en Italie un régime d’exception justifié par le Covid-19 qui restreint drastiquement les libertés individuelles. Considérant le désastre qui frappe son pays, Giorgio Agamben énonce les effets terribles de mesures politiques sans précédent, amenant un basculement historique que la peur de la mort semble occulter. Le réquisitoire invoque une responsabilité collective et une démission de l’autorité morale laissant saper les fondements d’une culture et ruiner le socle démocratique. Si le cauchemar politique risque de durer, comment ne pas voir ce que l’on voit ?
La peste marqua, pour la ville, le début de la corruption… Personne n’était plus
disposé à persévérer dans la voie de ce qu’il jugeait auparavant être le bien, parce qu’il croyait qu’il pouvait peut-être mourir avant de l’atteindre.
Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 53
Je voudrais partager avec qui en a envie une question à laquelle, depuis maintenant plus d’un mois, je ne cesse de réfléchir. Comment a-t-il pu advenir qu’un pays tout entier, sans s’en rendre compte, se soit écroulé éthiquement et politiquement, confronté à une maladie ? Les mots que j’ai employés pour formuler cette question ont été, un à un, attentivement pesés. La mesure de l’abdication des principes éthiques et politiques qui nous sont propres est, en effet, très simple : il s’agit de se demander quelle est la limite au-delà de laquelle on n’est pas disposé à y renoncer. Je crois que le lecteur qui se donnera la peine de considérer les points qui suivent ne pourra pas ne pas convenir – sans s’en rendre compte ou en feignant de ne pas s’en rendre compte – que le seuil qui sépare l’humanité de la barbarie a été franchi.
I) Le premier point, peut-être le plus grave, concerne les corps des personnes mortes. Comment avons-nous pu accepter, seulement au nom d’un risque qu’il n’était pas possible de préciser, que les personnes qui nous sont chères et les êtres humains en général non seulement mourussent seuls – chose qui n’était jamais arrivée auparavant dans l’histoire, d’Antigone à aujourd’hui – mais que leurs cadavres fussent brûlés sans funérailles ?
2) Nous avons ensuite accepté sans que cela nous pose trop de problèmes, seulement au nom d’un risque qu’il n’était pas possible de préciser, de limiter dans une mesure qui n’était jamais advenue auparavant dans l’histoire du pays, ni même durant les deux guerres mondiales (le couvre-feu durant la guerre était limité à certaines heures), notre liberté de mouvement. Nous avons en conséquence accepté, seulement au nom d’un risque qu’il n’était pas possible de préciser, de suspendre de fait nos liens d’amitié et d’amour parce que notre prochain était devenu une possible source de contagion.
3) Cela a pu advenir – et l’on touche ici la racine du phénomène – parce que nous avons scindé l’unité de notre expérience vitale, qui est toujours inséparablement corporelle et spirituelle, en une entité purement biologique d’une part et une vie affective et culturelle d’autre part. Ivan Illitch a montré, et David Cayley l’a ici [1] rappelé récemment, les responsabilités de la médecine moderne dans cette scission, qui est donnée pour acquise et qui, pourtant, est la plus grande des abstractions. Je sais bien que cette abstraction a été réalisée par la science moderne avec les dispositifs de réanimation, qui peuvent maintenir un corps dans un état de pure vie végétative.
Mais si cette condition s’étend au-delà des frontières spatiales et temporelles qui lui sont propres, comme on cherche aujourd’hui à le faire, et devient une sorte de principe de comportement social, on tombe dans des contradictions sans issue.
Je sais que quelqu’un s’empressera de répondre qu’il s’agit d’une condition limitée dans le temps, que celle-ci une fois passée, tout redeviendra comme avant. Il est vraiment singulier que l’on puisse le répéter si ce n’est de mauvaise foi, du moment que les mêmes autorités qui ont proclamé l’urgence ne cessent de nous rappeler que, quand l’urgence sera surmontée, il faudra continuer à observer les mêmes directives et que, la « distanciation sociale », comme on l’a appelée suivant un euphémisme significatif, sera le nouveau principe d’organisation de la société. Et en tout cas, ce que, de bonne ou de mauvaise foi, l’on a accepté de subir ne pourra pas être effacé.
Je ne peux pas, à ce point précis, puisque j’ai accusé la responsabilité de chacun de nous, ne pas mentionner les responsabilités encore plus graves de ceux qui auraient eu le devoir de veiller sur la dignité de l’homme. Avant tout l’Église qui, se faisant la servante de la science, devenue désormais la religion de notre temps, a radicalement renié ses principes les plus essentiels. L’Église, sous un pape qui se nomme François, a oublié que François embrassait les lépreux. Elle a oublié que l’une des œuvres de la miséricorde est celle de visiter les malades. Elle a oublié que les martyrs enseignent qu’on doit être disposé à sacrifier la vie plutôt que la foi et que renoncer à son prochain signifie renoncer à la foi. Une autre catégorie qui a manqué à ses devoirs est celle des juristes. Nous sommes habitués depuis longtemps à l’usage inconsidéré des décrets d’urgence par lesquels, de fait, le pouvoir exécutif se substitue au législatif, abolissant le principe de séparation des pouvoirs qui définit la démocratie. Mais dans le cas présent, toute limite a été dépassée, et l’on a l’impression que les mots du premier ministre et du chef de la protection civile ont, comme on disait pour ceux du Führer, immédiatement valeur de loi. Et l’on ne voit pas comment, une fois épuisée la limite de validité temporelle des décrets d’urgence, les limitations de la liberté pourront être, comme on l’annonce, maintenues. Avec quels dispositifs juridiques ? Avec un état d’exception permanent ? Il est du devoir des juristes de vérifier comment sont respectées les règles de la constitution, mais les juristes se taisent. Quare silete iuristae in munere vestro ?
Je sais qu’il y aura immanquablement quelqu’un pour me répondre que, même s’il est lourd, le sacrifice a été fait au nom de principes moraux. À celui-là, je voudrais rappeler qu’Eichmann, apparemment en toute bonne foi, ne se lassait pas de répéter qu’il avait fait ce qu’il avait fait selon sa conscience, pour obéir à ceux qu’il retenait être les préceptes de la morale kantienne. Une loi qui affirme qu’il faut renoncer au bien pour sauver le bien est tout aussi fausse et contradictoire que celle qui, pour protéger la liberté, impose de renoncer à la liberté.
Traduction (Florence Balique), à partir du texte italien publié sur le site Quodlibet, le 13 avril 2020 :
https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-una-domanda
[1] Voir l’article en ligne :
https://www.quodlibet.it/david-cayley-questions-about-the-current-pandemic-from-the-point
<Publié le17/04/2020
Je suis en colère. Par Roland Gori
Roland Gori (site humanite.fr)
Roland Gori est Président de l’Appel des appels.
Aujourd’hui nous avons la peste, ou plutôt le Covid-19 provoqué par le SARS-CoV-2, - à croire que même les virus se convertissent à l’informatique -, et y perdent la simplicité des mots que l’on garde en mémoire et qui fondent les mythes. Tout le monde connait « la peste ». Qui se souviendra longtemps de cette saloperie de SARS-CoV-2 ? Il faut dire que ce sont les hommes qui nomment leurs malheurs, leurs peines et leurs joies. Et ces hommes, actuellement ont une fâcheuse tendance à « barbariser » la langue en la convertissant au numérique. Ce numérique ne le diabolisons pas trop quand même. C’est grâce à lui aussi que nous vous écrivons, que nous poursuivons une partie de nos activités, et que demain, peut-être il contribuera à nous soigner, à nous dépister et à nous alerter. La langue numérique, comme toute langue, est, comme disait Esope, la pire et la meilleure des choses. Ce sont les hommes qui en décident ainsi, qui en font la meilleure ou la pire des choses. A force de numériser le monde pourrions-nous nous voir condamnés à ne nous mouvoir que dans ses sphères digitales ? Serions-nous condamnés à mourir infectés par cette petite merde monocaténaire de forme elliptique mesurant en moyenne de 60 à 140 Nm ou voués à ne vivre que comme des hikikomori japonais dans nos écrans numériques ?
Mais, les hommes, les humains comme on dit aujourd’hui, sont sur le front de l’épidémie. Ils y pratiquent leurs métiers. Ce ne sont pas des héros, ce sont des hommes de métiers, des hommes « honnêtes », admirables comme il en existe au cours des tragédies de l’histoire humaine. On se souvient de La Peste d’Albert Camus, du Dr Rieux faisant face au mal qui frappe la ville d’Oran et qui répond à la question du « courage », de « l’héroïsme » et de l’« honnêteté » par la simple, la vraie, l’exigeante éthique du métier : « c’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté. […] Je ne sais pas ce qu’elle est en général. Mais dans mon cas, je sais qu’elle consiste à faire mon métier. »
Aujourd’hui, le gouvernement voudrait faire de tous ces travailleurs des « héros ». Comme le rappelle opportunément Marie José Del Volgo : « il est dangereux de faire endosser aux soignants le costume du héros ». Et puis, est-ce si « honnête » ? Ces pouvoirs qui, depuis plus d’une décennie, s’efforcent de faire l’éloge de l’éthique entrepreneuriale de l’entreprise, vantent les mérites des « premiers de cordée », déplorent tous ces pauvres, ces « gens de rien » qui « coûtent un pognon de dingue », imposent une logique austéritaire aux hôpitaux, aux systèmes éducatifs et de recherches, aux services d’information et de culture, aux institutions de justice et d’accompagnement social. Si aujourd’hui le pouvoir élève à la dignité de « héros » tous les hommes et toutes les femmes de métiers, c’est bien qu’il a beaucoup à se faire pardonner, beaucoup de choses à nous faire oublier ! Demandez aux RASED , demandez aux chercheurs , aux soignants que les gouvernants appellent aujourd’hui à applaudir comme les « héros » du soin et sur lesquels ils jetaient naguère leurs meutes de robocops.
Hier, la France populaire était dans la rue pour préserver un système de retraite par répartition dont on nous annonçait en vociférant d’un doigt menaçant qu’il serait en déséquilibre de 17 milliards d’euros sous peu. Ne parlons même pas des Cassandre qui annonçaient la fin du monde parce que le déficit de la sécurité sociale allait atteindre 4 milliards. Ne parlons même pas du point d’indice des fonctionnaires, du gel et de la CSG des retraités, ni des salaires de misère des « héros » sans lesquels aujourd’hui nous serions plongés dans le dénuement. C’est étonnant, ces « petits » milliards qui ont coûté des mains arrachées, des visages éborgnés, des peurs et des souffrances, du temps perdu, ils pèsent peu au temps des catastrophes. Aujourd’hui, et on doit s’en réjouir, Bruno Lemaire, bien plus intelligent que la moyenne des ministres LREM, « arrache » plus de 500 milliards et promet de doubler la mise pour relancer l’économie française mise à terre, non par des revendications salariales… mais par un petit virus, une saloperie de petit virus qui cause de bien des morts, bien des décès, bien des souffrances, la perte de nos libertés, au premier rang desquelles la possibilité de nous déplacer. Si un petit virus, une petite merde d’ARN mal fagoté, mais anthropophage, parvient à désorganiser la planète, à produire plus d’épouvante que les terroristes, à mettre à terre une économie néolibérale globalisée que les mouvements politiques et sociaux n’étaient pas parvenus à ébranler, quel monde avons-nous construit ? Quel monde avons-nous laissé se construire sans nous ?
Ce petit virus tueur a mis en évidence l’indigence des politiques de santé. Et, aujourd’hui en France le « ressentiment » est lourd et profond. Depuis au moins trois quinquennats les fondés de pouvoir du néolibéralisme, ci-devant présidents de la République, ont contribué à « casser » les services publics en les soumettant aux régimes d’austérité et de privatisation mondialisé. Le mépris de ces administrateurs de l’économie néolibérale pour « leurs » fonctionnaires et leurs services d’Etat a été tel que la France qui était dotée, en 2000, du meilleur service de santé au monde s’est trouvée rétrogradée à un niveau fort « passable » dans les comparaisons européennes. Ce qui explique que nous ayons dix fois plus de morts du Covid-19 que l’Allemagne, par exemple. Nous avons, en partie, externalisé la production de masques, celle des réactifs chimiques des tests de dépistage, fermé les usines de fabrication de bouteilles d’oxygène… et j’en oublie ! Du coup, à la légitime préoccupation sanitaire de limiter la propagation d’un virus très contagieux, le portrait type du tueur de l’humanité prévu de longue date, s’ajoute, voire prévaut, la nécessité de « soigner » les carences produites par les politiques gouvernementales qui, depuis près de quinze ans, taillent dans les effectifs de nos système de santé. L’Allemagne a deux fois plus de lits de réanimation, par exemple, par nombre d’habitants que la France. Près de 100 000 lits hospitaliers ont été fermés en France ces dernières années pour « économiser » sur le budget public ! Résultats des courses, nous sommes confinés, non seulement pour limiter la propagation du virus mais aussi pour « masquer » les défaillances des politiques de santé.
Au lieu de nous dépister, les dirigeants nous invitent à fabriquer des masques artisanaux, masques qu’ils nous déconseillaient naguère, faute d’avoir anticipé, prévu de protéger des stocks de matériel médical, des ressources de « guerre ». Ces « stocks » de masques liquidés, abandonnant aux entreprises le soin de s’en charger. Soyons charitables, évitons d’évoquer le cas de cette ministre de la santé qui avait tout prévu mais n’a rien fait. Ou l’irresponsabilité de ceux qui ont abandonné notre indépendance nationale en matière de sécurité sanitaire en délocalisant la fabrication de matériel médical de première nécessité. C’est ainsi que nous sommes devenus dépendants de la Chine pour des approvisionnements essentiels et de la charité allemande pour pallier à nos manques de lits de réanimation. Non sans révéler une pitoyable lâcheté nationale ayant conduit à abandonner l’Italie à son triste sort par ceux-là même qui quelques temps auparavant, les larmes dans la voix ou le courroux en bandoulière, lui donnait des leçons de solidarité européenne !
Nous sommes en proie à l’univers de la peste, à l’empire des souffrances qu’elle provoque, aux malheurs qu’elle engendre, aux paniques qu’elle appelle, aux recompositions sanitaires, géopolitiques et sociales qu’elle exige. La vulnérabilité que chacun éprouve aujourd’hui le rend plus humain, plus égoïste aussi. Il y a les gestes de solidarité. Il y a aussi les vols de vautours et le pillage des hyènes. Il y a ceux ou celles qui te donnent un masque parce qu’ils te pensent « personnes à risques ». Il y a ceux qui volent les gels hydro-alcooliques ou les masques des soignants pour eux-mêmes ou pour leurs « marchés noirs », noirs comme leurs âmes, mercantiles comme leurs vies. Les salauds ressemblent à leur époque, les gens bien, aussi. Il y a aussi la révélation des inégalités, ceux qui bronzent autour d’une piscine et ceux qui s’entassent dans une pièce exigüe. Il y a le plaisir et puis aussi la haine.
Dans tous les cas, la crainte, la peur, l’extrême solitude à l’autre bout de moi ou dans le confinement des autres. Comment une fois encore, ne pas citer Camus : « les familles pauvres se trouvaient ainsi dans une situation très pénible, tandis que les familles riches ne manquaient à peu près de rien. Alors que la peste, par l’impartialité efficace qu’elle apportait dans son ministère, aurait dû renforcer l’égalité chez nos concitoyens, par le jeu normal des égoïsmes, au contraire, elle rendait plus aigu dans le cœur des hommes le sentiment de l’injustice. Il restait, bien entendu, l’égalité irréprochable de la mort, mais celle-là, personne ne voulait. »
On l’aura compris, je suis en colère. Je suis en colère car depuis 2009 l’Appel des appels lance des mises en garde auprès des responsables politiques et de l’opinion publique. A quelques rares exceptions, près nous n’avons jamais été entendus, et lorsque nous étions écoutés c’était bien souvent à la veille d’une échéance électorale. Aujourd’hui la catastrophe sanitaire, sociale et économique que nous traversons exige que nous puissions être écoutés et entendus, exige que l’on reconsidère l’utilité sociale des métiers et la valeur de tous ceux qui les exercent. Il faut une fois pour toutes jeter à la poubelle de l’histoire les impostures des grilles d’évaluation ou contraindre ceux qui les fabriquent à aller directement en faire usage eux-mêmes sur le front de l’épidémie.
Faute de quoi, nos démocraties seront balayées lors des prochaines pandémies. Nous ne cessons de le répéter depuis plus de dix ans, le programme de restauration des sociétés européennes est toujours celui de la Déclaration du Bureau International du Travail en mai 1944 à Philadelphie : investir dans la santé, l’éducation, la culture et la justice. Au lieu de les imputer dans la colonne des déficits, il vaudrait mieux les aligner dans celle des investissements ! Faute de quoi l’économie dont se gargarisent les Bouvard et Pécuchet du néolibéralisme sera « dans les choux ». Aujourd’hui elle s’en approche et on ne saurait s’en réjouir. Aujourd’hui nous redécouvrons l’économie réelle, celle des services et des entreprises répondant véritablement aux besoins des citoyens, à leurs désirs aussi. Mon ami Bernard Maris me l’avait dit, « on redécouvre Keynes dans les Grandes Ecoles ». Il était temps.
Laissons encore à Albert Camus et à son double, le Dr Rieux, le mot de la fin, celui de l’espoir : « bien entendu, un homme doit se battre pour les victimes. Mais s’il cesse de rien aimer par ailleurs, à quoi sert qu’il se batte ? ».
Publié le 14/04/2020
État d’urgence sanitaire, gouvernement par ordonnances
Vive la crise ! (saison 2)
par Martine Bulard, (site monde-diplomatique.fr)
Pas un jour sans qu’un dirigeant politique, des trémolos dans la voix, n’apporte son soutien admiratif aux nouveaux héros, à toutes « celles et ceux qui sont en première ligne » (le personnel soignant), et même à « celles et ceux qui sont en deuxième ligne et permettent aux soignants de soigner » (discours de M. Emmanuel Macron à Mulhouse, 25 mars). Pour une fois que la France d’en haut rend hommage à celle d’en bas, on ne va pas s’en plaindre. Si ce n’est ce vocabulaire guerrier insupportable et peu approprié, comme la distinction entre première et deuxième lignes.
En fait, la pandémie a mis cul par dessus tête la hiérarchie des valeurs et des métiers. Les économies peuvent sans problème se passer des banquiers d’affaires, des spéculateurs, des communicants, des spécialistes en management, des experts autoproclamés, des éditocrates — la liste n’est pas exhaustive. Mais pas des soignants, des personnels de ménage, des caissières et des travailleurs dans les grandes surfaces, des livreurs, des postiers, des conducteurs de bus, métro, train, camions, des salariés des pompes funèbres, des ouvriers d’usines fabriquant des produits de première nécessité, des agriculteurs (là non plus, la liste n’est pas exhaustive). L’utilité sociale des gagne-petit crève les yeux tous les jours.
Déjà, après la crise de 2008, des chercheurs et quelques voix iconoclastes avaient pointé la distorsion entre les créateurs de valeur sociale et leur rémunération. Aujourd’hui, le pouvoir fait mine de se montrer généreux envers la France des smicards et des salaires notoirement insuffisants. Il promet une prime aux hospitaliers et « suggère » aux entreprises privées d’en accorder une de 1 000 euros voire même de 2 000 euros — sans cotisation, sans impôts. Une prime comme une parenthèse avant de revenir à la norme d’antan… C’est justement ce qu’il faut empêcher.
Inverser la hiérarchie des métiers et des salaires
M. Macron a fait adopter la loi d’urgence sanitaire qui lui permet de gouverner par ordonnances, c’est-à-dire de prendre des mesures sans consulter le Parlement ; il a donc les moyens de décider d’une augmentation immédiate des travailleurs du bas de l’échelle (au moins 300 euros comme le réclament les soignants). Ce n’est pas qu’une question de justice minimale. Il s’agit également de poser la première pierre de la reconstruction d’une grille salariale inversant la pyramide des qualifications avec la reconnaissance financière qui en découle. Cela aiderait à préparer le fameux « jour d’après » qu’on nous promet inédit et dont les contours ressemblent déjà furieusement à ceux du « jour d’avant ». Des négociations de grande ampleur sur les qualifications et les salaires pourraient alors parfaitement s’articuler à une éventuelle mise en place d’un revenu universel qui, en lui-même, pousse à de nouveaux systèmes de rémunération.
Le pouvoir dispose du pouvoir de relever le smic — qui n’a plus connu de coup de pouce au-delà de la hausse légale depuis 2013 —, créant un effet d’entraînement dans le secteur privé. Il peut aussi augmenter les rémunérations des fonctionnaires (notamment des hospitaliers et des enseignants). Le fameux « torrent d’argent » qu’on nous annonce pour la relance doit justement servir à cela et à aider les entreprises qui auraient du mal à absorber ce « choc » salarial — les très petites, petites et moyennes réellement indépendantes et non les entreprises confettis inventées par les grands groupes pour échapper aux règles sociales, comme par exemple Vinci ou les marques comme Lacoste, ou encore les salons de beauté Opi...
Non seulement le pouvoir n’ouvre aucune perspective dans ce domaine, mais il prend des mesures d’exception qui réduisent encore la protection des plus précaires.
Trente-sept ordonnances depuis le 20 mars
La loi instaurant l’état d’urgence sanitaire, adoptée par le Parlement le 20 mars dernier, organise d’ailleurs la pression pour envoyer au feu les salariés du bas de l’échelle, souvent sans protection. Depuis son adoption, trente-sept ordonnances ont été prises, selon le bon vouloir présidentiel. On y trouve pêle-mêle des garanties certaines et des dérives inquiétantes. Outre les restrictions sur la liberté de circuler (le fameux confinement), l’« assouplissement des règles de fonctionnement des collectivités locales (1) », qui donne plus de pouvoir aux maires sans contrôle, est acté. En revanche, on apprend avec satisfaction que les « établissements de santé [vont bénéficier] d’une garantie minimale de recettes ». Précision qui s’impose vu l’état des lieux. Mais la mesure ne vaut que « pendant la période de crise ».
Après, si l’on en croit l’ex-directeur de l’agence régionale de santé à Nancy, les restructurations « poursuivront leur trajectoire » — soit « la suppression de 174 lits et 598 postes au Centre hospitalier régional universitaire » implanté dans la ville. Ce technocrate, qui a eu le tort de parler trop tôt, a finalement été démis de ses fonctions par le gouvernement. Mais la note de la Caisse des dépôts rédigée à la demande du président sur la réforme à venir de l’hôpital, va encore un peu plus loin et mise carrément sur une accélération de la marchandisation de la santé (2).
Quelques protections, beaucoup de droits supprimés
Soyons juste, on note quelques ordonnances positives, comme la suspension des mesures d’expulsion d’un logement « jusqu’au 31 mai 2020 », la fin du jour de carence en cas d’arrêt maladie « jusqu’à la fin de la crise », le versement de 1 500 euros pour les artisans et autoentrepreneurs (sous certaines conditions et pour une seule fois), la prolongation des allocations chômage et donc la suspension de la réforme qui réduisait les droits d’un chômeur indemnisé sur deux, « au plus tard jusqu’au 31 juillet ».
Dans cette colonne positive, on pourrait également classer l’élargissement du chômage partiel (dit « activité partielle »). Le recours simplifié à cette procédure pour les entreprises permet de ne pas rompre le contrat. Toutefois, sauf convention particulière, les employés ne sont payés que 84 % de leur salaire net — un manque à gagner crucial pour les rémunérations des plus modestes qui connaissent déjà des fins de mois difficiles. Les priver d’un sixième de leur revenu conduit parfois à des situations inextricables. D’autant qu’il n’y a plus de cantine pour les enfants — ce qui entraîne des dépenses supplémentaires à la maison. Il eût été juste d’assurer l’intégralité de la rémunération.
Les entreprises avancent l’argent des payes mais elles sont, elles, remboursées à 100 %, quelle que soit leur taille — la loi auparavant n’assurait le remboursement qu’à celles de moins de 250 salariés. Tout au plus le gouvernement a-t-il menacé de reprendre les sommes versées aux entreprises qui ne « ne limiteraient pas le versement des dividendes aux actionnaires ». De quoi impressionner les grands patrons.
D’autant qu’il leur offre sur un plateau la possibilité de piétiner le droit du travail déjà mis à mal par les précédentes lois et ordonnances.
Soixante heures de travail par semaine
Les entreprises « relevant de secteurs d’activités particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale » peuvent « déroger aux règles d’ordre public et aux stipulations conventionnelles relatives à la durée du travail, au repos hebdomadaire et au repos dominical ». La journée de travail peut être portée à 12 heures (contre 10 jusque-là), la durée hebdomadaire à 60 heures (contre 48) et le temps de repos réduit de 11 à 9 heures consécutives. Une seule restriction : sur douze semaines, la durée moyenne ne doit pas dépasser les 48 heures.
Travail de nuit et le dimanche
Les possibilités d’imposer le travail de nuit sont étendues tandis que le recours au « travail dominical est assoupli ». La ministre du travail Muriel Pénicaud, tout comme son collègue de la santé Olivier Véran, se sont crus obligés de préciser que les heures supplémentaires seraient payées. Encore heureux ! Mais grâce aux ordonnances Macron-El Khomri prises sous la houlette de M. François Hollande, les directions d’entreprise peuvent ne les majorer que de 10 % si elles le veulent, sauf convention contraire. Auparavant, elles étaient automatiquement majorées de 50 %.
« Allez bosser ! », ordonne Mme Pénicaud
De plus, quinze jours après le décret, on ne connaît toujours pas la liste précise des « secteurs d’activités particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale ». La définition, d’un vague à toute épreuve, permet tous les abus possibles. Dès le 19 mars, en pleine épidémie, la ministre du travail n’intimait-elle pas l’ordre aux patrons du bâtiment et des travaux publics (BTP) d’envoyer fissa leurs ouvriers sur les chantiers ? Dire aux travailleurs, « “arrêtez d’aller bosser, arrêtez de faire vos chantiers”, c’est du défaitisme (3) », tranchait Mme Pénicaud, tranquillement assise derrière son bureau. Dans la foulée, elle menaçait d’exclure ce secteur du droit au chômage partiel. Même le patron de la fédération française du bâtiment, M. Jacques Chanut, pas franchement connu pour sa sensibilité sociale, a protesté, faisant valoir « le manque de matériaux pour travailler, les clients [qui] refusent l’accès aux chantiers et — c’est le plus important au final[sic] — nos salariés sont légitimement inquiets pour leur santé (4) ». Une réalité qui visiblement échappe à Mme Pénicaud, ex-directrice des ressources humaines et ci-devant ministre.
Finalement, elle a dû remballer son énergie bâtisseuse. Mais le décret s’applique au transport, au secteur énergétique, aux entreprises de commerce en ligne comme Amazon, aux grandes surfaces. Et c’est parti pour la construction automobile, dont on voit mal l’urgente nécessité.
Des congés décidés par le seul patronat
De toute façon, quels que soient l’entreprise et son secteur d’activité, « les employeurs peuvent imposer aux salariés la prise de congés payés (reliquat ou nouveaux congés) ou de les déplacer (congés déjà posés), sans avoir à respecter le délai normal de préavis (1 mois) ». Ils peuvent décider du jour au lendemain, de fractionner les congés, déplacer les jours de réduction du temps de travail (RTT), au gré de leur « intérêt » — c’est écrit dans le texte ! Devant le tollé syndical, cette disposition ne concerne aujourd’hui que 6 jours ouvrés de vacances, alors qu’à l’origine l’ensemble du droit aux congés était ainsi mis à la disposition patronale sans négociation ni préavis. Les plus touchés seront évidemment les salariés du bas de l’échelle et l’on imagine les conséquences pour les femmes seules, avec enfant… Rien ne justifie un tel abandon du droit social, et surtout pas la crise sanitaire, sauf dans des domaines très précis et par définition peu nombreux. Déjà, certains petits malins du monde patronal ont fait savoir à leurs employés que six jours de la période de confinement pourraient être considérés comme des congés payés. En principe, c’est illégal. Mais, comme le recours aux conseils de prud’hommes, chargés de juger les litiges liés au travail, est quasiment impossible actuellement, pourquoi se gêner ?
Un jour de RTT en moins pour les salariés, 1,1 milliard d’euros pour les actionnaires
Peugeot a, lui, trouvé une astuce — avec l’aval des syndicats, sauf la Confédération générale du travail (CGT) : pour compenser le paiement du chômage partiel (les fameux 16 % non remboursés qu’il a versés, selon les accords de l’entreprise) : les salariés devront sacrifier un jour de RTT ou de congé (deux pour les cadres) ! En revanche, les actionnaires recevront la totalité des 1,1 milliard d’euros de dividendes promis. Le groupe automobile assure que ce retour au travail se fera sur la base du volontariat. Mais que vaut le libre-arbitre quand on ne touche qu’une partie d’un salaire déjà à peine suffisant pour vivre en temps ordinaire ?
Enfin, les délais de consultation des organismes représentatifs du personnel ont été nettement allégés et le contournement possible du Comité social et économique (CSE) est légalement institué, notamment pour le temps de travail et les congés. Le droit de retrait que peut exercer un salarié s’estimant en danger est plus encadré que jamais.
Ballon d’essai
Il faut d’ailleurs noter que si toutes les dispositions que l’on peut qualifier de positives sont de courtes durées (31 mai pour le logement, 31 juillet pour le chômage, la fin de crise sanitaire pour les aides), celles qui contournent le droit du travail sont en vigueur « jusqu’au 31 décembre ». De là à penser qu’il s’agit d’un ballon d’essai…
Le soupçon est d’autant plus légitime que l’élection professionnelle dans les très petites entreprises qui participe à la détermination de la représentation syndicale nationale est même reportée à la mi-2021, au moins. Certains y voient une volonté de donner du temps aux syndicats comme la CFDT, en pointe sur la réforme Macron des retraites et en baisse dans les sondages, de faire oublier leurs renoncements.
Ce qui est sûr, c’est que les capitalistes et leurs porte-voix veulent se servir de la crise pour avancer leurs pions. Il y a fort à parier qu’ils joueront la carte de la relocalisation et de la reconquête de l’indépendance pour faire passer la nouvelle moulinette sociale.
Dans les années 1980, à la faveur de la bourrasque économique, ils criaient (déjà) : « Vive la crise ! », sous les auspices de Libération. On peut leur faire confiance pour rééditer l’opération avec un slogan adapté aux circonstances.
Martine Bulard
(1) Toutes les citations sont issues de la présentation des ordonnances sur Vie publique, un site du gouvernement.
(2) Laurent Mauduit et Martine Orange, « Hôpital public : la note explosive de la Caisse des dépôts », Mediapart, 1er avril 2020.
(3) Entretien à LCI (à 2 minutes et 48 secondes), le 19 mars 2020.
(4) Lire « Lettre de Jacques Chanut à Muriel Pénicaud », Fédération française du bâtiment, Paris, 19 mars 2020.
Publié le 10/04/2020
Pour que le jour d’après soit aux antipodes du jour d’avant
De Robert Kissous, président de Rencontres Marx Languedoc, mardi 07 avril 2020
Le 4 avril le directeur de l’ARS Grand Est, « affirme qu’il n’est pas question de
remettre en cause … la suppression de 598 postes et 174 lits d’ici 2025 » au CHRU de Nancy. Indignations et protestations suivent immédiatement. Le
ministre de la santé, Olivier Véran, annonce alors la "suspension" de
"tous les plans de réorganisation" en attendant "la grande
consultation qui suivra." Une « bavure » qui illustre bien la tendance du pouvoir mais aussi la capacité à
le faire reculer.
Les discours lénifiants de Macron ou ses ministres ne sont guère crédibles quand on
voit tous les mensonges débités sur les masques, les tests… Annoncer un plan d’investissement massif pour les hôpitaux publics et faire appel au conseil de la Caisse des Dépôts et Consignations,
investie dans l’hospitalisation privée, est une farce.
La grande bourgeoisie prépare à sa manière le jour d’après. D’autant que la crise
sanitaire s’accompagne d’une crise économique profonde. Le Medef a déjà annoncé la couleur : pas question de mettre la main à la poche mais des aides considérables sont exigées. Au nom du
remboursement de la dette et pour « sauver l’économie » on sait qui sera appelé à contribuer. Mais ce ne sera pas si simple tant l’échec de la politique menée est flagrant. Les sommes
considérables reçues ces dernières années par le patronat et les ultra riches - CICE, « optimisation fiscale », exonération de cotisations, ISF etc. – n’ont pas servi à l’investissement
productif mais à spéculer sur les marchés financiers, du capital fictif car non productif formant une bulle boursière qui a explosé. Macron qui déclarait « il n’y a pas d’argent magique »
découvre d’un coup des centaines de milliards. Et l’Union européenne oublie la limitation des déficits à 3% et autres contraintes, ouvrant les vannes en grand.
Il sera difficile pour le pouvoir de poursuivre le démantèlement des services publics
tant leur existence est apparue comme une condition de survie. Ce sont eux ainsi que bien d’autres emplois méprisés, subalternes, qui ont permis de tenir. Macron sera contraint, par la mobilisation
populaire, de faire marche arrière.
La crise laisse des traces extrêmement profondes dans toutes les catégories de la
population : les morts, les souffrances, les angoisses, rien de ceci ne peut s’effacer. Ni le matraquage et les violences contre les personnels soignants lors des manifestations en 2019. Ni la
colère et le dégoût contre les responsables de cette situation, au pouvoir aujourd’hui et ceux depuis près de 40 ans qui ont systématiquement préparé le terrain permettant à leur successeur d’aller
toujours plus loin dans la démolition des services publics et notamment dans la santé.
Il nous faut aller plus loin. La pandémie n’aurait pas eu les mêmes
conséquences selon les conditions sanitaires du pays et du niveau des services publics, de la capacité à produire les biens et services nécessaires, des
investissements dans la recherche...
Or rien de tout cela ne peut être assuré sans un « pôle santé public »
socialisé et non étatisé, avec un financement, des projets d’investissements, un fonctionnement indépendant de l’Etat. C’est le projet tel que conçu à l’origine pour la Sécurité Sociale autour duquel
pourrait s’articuler le pôle santé avec des compétences industrielles détenues en propre. On ne peut empêcher en système capitaliste la délocalisation d’une entreprise privée ni obliger les
actionnaires à investir en France.
Lucien Sève a dit il y a quelques années que le capitalisme est
en phase terminale. N’est-il pas temps alors de parler de son nécessaire dépassement ?
La bataille pour un pôle santé en fait partie. De même que la lutte générale pour le développement de la Sécurité Sociale, des services publics dans de multiples domaines : culture, éducation, formation … processus pour le développement d’un autre type de société que certains appelleront communisme et d’autres autrement. C’est la marche commune qui importe pour que le jour d’après soit aux antipodes du jour d’avant.
Publié le 08/04/2020
Covid-19, et la vie bascula
Dès maintenant !
par Serge Halimi (sitemonde-diplomatique.fr)
Une fois cette tragédie surmontée, tout recommencera-t-il comme avant ? Depuis trente ans, chaque crise a nourri l’espérance déraisonnable d’un retour à la raison, d’une prise de conscience, d’un coup d’arrêt. On a cru au confinement puis à l’inversion d’une dynamique sociopolitique dont chacun aurait enfin mesuré les impasses et les menaces (1). La débandade boursière de 1987 allait contenir la flambée des privatisations ; les crises financières de 1997 et de 20072008, faire tituber la mondialisation heureuse. Ce ne fut pas le cas.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont à leur tour suscité des réflexions critiques sur l’hubris américaine et des interrogations désolées du type : « Pourquoi nous détestent-ils ? » Cela n’a pas duré non plus. Car, même quand il chemine dans le bon sens, le mouvement des idées ne suffit jamais à dégoupiller les machines infernales. Il faut toujours que des mains s’en mêlent. Et mieux vaut alors ne pas dépendre de celles des gouvernants responsables de la catastrophe, même si ces pyromanes savent minauder, faire la part du feu, prétendre qu’ils ont changé. Surtout quand — comme la nôtre — leur vie est en danger.
La plupart d’entre nous n’avons connu directement ni guerre, ni coup d’État militaire, ni couvre-feu. Or, fin mars, près de trois milliards d’habitants étaient déjà confinés, souvent dans des conditions éprouvantes ; la plupart n’étaient pas des écrivains observant le camélia en fleur autour de leur maison de campagne. Quoi qu’il advienne dans les prochaines semaines, la crise du coronavirus aura constitué la première angoisse planétaire de nos existences : cela ne s’oublie pas. Les responsables politiques sont contraints d’en tenir compte, au moins partiellement (lire « Jusqu’à la prochaine fin du monde… »).
L’Union européenne vient donc d’annoncer la « suspension générale » de ses règles budgétaires ; le président Emmanuel Macron diffère une réforme des retraites qui aurait pénalisé le personnel hospitalier ; le Congrès des États-Unis envoie un chèque de 1 200 dollars à la plupart des Américains. Mais déjà, il y a un peu plus de dix ans, pour sauver leur système en détresse, les libéraux avaient accepté une hausse spectaculaire de l’endettement, une relance budgétaire, la nationalisation des banques, le rétablissement partiel du contrôle des capitaux. Ensuite, l’austérité leur avait permis de reprendre ce qu’ils avaient lâché dans un sauve-qui-peut général. Et même de réaliser quelques « avancées » : les salariés travailleraient plus, plus longtemps, dans des conditions de précarité accrues ; les « investisseurs » et les rentiers paieraient moins d’impôts. De ce retournement, les Grecs ont payé le plus lourd tribut lorsque leurs hôpitaux publics, en situation de détresse financière et à court de médicaments, observèrent le retour de maladies qu’on croyait disparues.
Ainsi, ce qui au départ laisse croire à un chemin de Damas pourrait déboucher sur une « stratégie du choc ». En 2001, déjà, dans l’heure qui suivit l’attentat contre le World Trade Center, la conseillère d’un ministre britannique avait expédié ce message à des hauts fonctionnaires de son ministère : « C’est un très bon jour pour faire ressortir et passer en douce toutes les mesures que nous devons prendre. »
Elle ne pensait pas forcément aux restrictions continues qui seraient apportées aux libertés publiques au prétexte du combat contre le terrorisme, moins encore à la guerre d’Irak et aux désastres sans nombre que cette décision anglo-américaine allait provoquer. Mais une vingtaine d’années plus tard, il n’est pas nécessaire d’être poète ou prophète pour imaginer la « stratégie du choc » qui se dessine.
Corollaire du « Restez chez vous » et de la « distanciation », l’ensemble de nos sociabilités risquent d’être bouleversées par la numérisation accélérée de nos sociétés. L’urgence sanitaire rendra encore plus pressante, ou totalement caduque, la question de savoir s’il est encore possible de vivre sans Internet (2). Chacun doit déjà détenir des papiers d’identité sur lui ; bientôt, un téléphone portable sera non seulement utile, mais requis à des fins de contrôle. Et, puisque les pièces de monnaie et les billets constituent une source potentielle de contamination, les cartes bancaires, devenues garantie de santé publique, permettront que chaque achat soit répertorié, enregistré, archivé. « Crédit social » à la chinoise ou « capitalisme de surveillance », le recul historique du droit inaliénable de ne pas laisser trace de son passage quand on ne transgresse aucune loi s’installe dans nos esprits et dans nos vies sans rencontrer d’autre réaction qu’une sidération immature. Avant le coronavirus, il était déjà devenu impossible de prendre un train sans décliner son état-civil ; utiliser en ligne son compte en banque imposait de faire connaître son numéro de téléphone portable ; se promener garantissait qu’on était filmé. Avec la crise sanitaire, un nouveau pas est franchi. À Paris, des drones surveillent les zones interdites d’accès ; en Corée du Sud, des capteurs alertent les autorités quand la température d’un habitant présente un danger pour la collectivité ; en Pologne, les habitants doivent choisir entre l’installation d’une application de vérification de confinement sur leur portable et des visites inopinées de la police à leur domicile (3). Par temps de catastrophe, de tels dispositifs de surveillance sont plébiscités. Mais ils survivent toujours aux urgences qui les ont enfantés.
Les bouleversements économiques qui se dessinent consolident eux aussi un univers où les libertés se resserrent. Pour éviter toute contamination, des millions de commerces alimentaires, de cafés, de cinémas, de libraires ont fermé dans le monde entier. Ils ne disposent pas de service de livraison à domicile et n’ont pas la chance de vendre des contenus virtuels. La crise passée, combien d’entre eux rouvriront, et dans quel état ? Les affaires seront plus souriantes en revanche pour des géants de la distribution comme Amazon, qui s’apprête à créer des centaines de milliers d’emplois de chauffeur et de manutentionnaire, ou Walmart, qui annonce le recrutement supplémentaire de 150 000 « associés ». Or qui mieux qu’eux connaît nos goûts et nos choix ? En ce sens, la crise du coronavirus pourrait constituer une répétition générale qui préfigure la dissolution des derniers foyers de résistance au capitalisme numérique et à l’avènement d’une société sans contact (4).
À moins que… À moins que des voix, des gestes, des partis, des peuples, des États ne perturbent ce scénario écrit d’avance. Il est courant d’entendre : « La politique, ça ne me concerne pas. » Jusqu’au jour où chacun comprend que ce sont des choix politiques qui ont obligé des médecins à trier les malades qu’ils vont tenter de sauver et ceux qu’ils doivent sacrifier. Nous y sommes. La chose est encore plus vraie dans les pays d’Europe centrale, des Balkans ou d’Afrique qui, depuis des années, ont vu leur personnel soignant émigrer vers des contrées moins menacées ou des emplois plus rémunérateurs. Il ne s’agissait pas, là non plus, de choix dictés par les lois de la nature. Aujourd’hui, sans doute, on le comprend mieux. Le confinement, c’est aussi un moment où chacun s’arrête et réfléchit…
Avec le souci d’agir. Dès maintenant. Car, contrairement à ce que le président français a suggéré, il ne s’agit plus d’« interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde ». La réponse est connue : il faut en changer. Dès maintenant. Et puisque « déléguer notre protection à d’autres est une folie », alors cessons de subir des dépendances stratégiques pour préserver un « marché libre et non faussé ». M. Macron a annoncé des « décisions de rupture ». Mais il ne prendra jamais celles qui s’imposent. Non pas seulement la suspension provisoire, mais la dénonciation définitive des traités européens et des accords de libre-échange qui ont sacrifié les souverainetés nationales et érigé la concurrence en valeur absolue. Dès maintenant.
Chacun sait dorénavant ce qu’il en coûte de confier à des chaînes d’approvisionnement étirées à travers le monde et opérant sans stocks le soin de fournir à un pays en détresse les millions de masques sanitaires et produits pharmaceutiques dont dépend la vie de ses malades, de son personnel hospitalier, de ses livreurs, de ses caissières. Chacun sait aussi ce qu’il en coûte à la planète d’avoir subi les déforestations, les délocalisations, l’accumulation des déchets, la mobilité permanente — Paris accueille chaque année trente-huit millions de touristes, soit plus de dix-sept fois son nombre d’habitants, et la municipalité s’en réjouit...
Désormais, le protectionnisme, l’écologie, la justice sociale et la santé ont partie liée. Ils constituent les éléments-clés d’une coalition politique anticapitaliste assez puissante pour imposer, dès maintenant, un programme de rupture.
Serge Halimi
Publié le 07/04/2020
Crise sanitaire, faillite politique
Alain BERTHO (site legrandsoir.info)
En décembre 2019, on pouvait lire sur une banderole d’hospitaliers mobilisés : « L’État compte les sous, on va compter les morts ». Nous y sommes. Ces deux comptes là sont antagoniques. Quand nous aurons vaincu le Covid-19, il nous faudra encore gagner la bataille de la vie contre les logiques financières dont nous savons maintenant qu’elles sont, au plein sens du terme, mortifères.
Nous sommes passés en une semaine de l’appel aux urnes aux contrôles de police dans les rues. Nul ne conteste la gravité de la situation sanitaire planétaire, son incertitude quant à sa durée et à ses effets. Mais cette crise n’est-elle que sanitaire ? Le 22 mars 2020, une semaine après les mesures de confinement, un sondage IFOP-JDD mesure la confiance des Français dans celles et ceux qui les gouvernent : 64% d’entre eux pensent que ce gouvernement cache des informations, 71% qu’il n’a pas agi rapidement, et 61 % qu’il ne donne pas tous les moyens aux infrastructures et aux professionnels de santé pour lutter contre ce virus.
Journalistes et ministres nous répètent chaque jour que le pays n’a pas pris conscience de la gravité de la crise et proposent d’accroitre la répression. Tous les soirs à 20 heures les villes retentissent des applaudissements spontanés en remerciement à la mobilisation des soignants privés de matériel de base. Qu’on ne s’y trompe pas : le pays est mobilisé et solidaire mais l’appel guerrier à la mobilisation générale du président de la République ne produit pas les effets d’union sacrée escomptés. La crise sanitaire est en train de précipiter une faillite politique déjà bien avancée. La victoire sur le covid-19 ne sera pas la fin de toutes les batailles ni la fin de tous les dangers.
Un événement réellement sans précédent
Nous sommes toutes et tous conscients de vivre une période historique. Mais en vérité, en quoi la pandémie qui frappe le monde entier est-elle exceptionnelle ? Ce n’est pas pour l’instant, et ce ne sera pas espérons-le, la plus meurtrière depuis le début du XX° siècle. La grippe de 1918 (dite espagnole) apparue aux EU en mars aurait tué de 20 à50 millions de personnes suivant les estimations soit entre 1 et 2.7% de la population mondiale, dont 240 000 en France. La grippe asiatique apparue en 1956 a fait entre 1 et 4 millions de victimes dont 15 169 en France en deux vagues. En 1968-1970, la grippe de Hong Kong a tué 1 000 000 de personnes dont 32 000 en France.
Meurtrières, ces épidémies ont aussi été plus longues à se répandre. La grippe de 1918 a mis 9 mois avant de devenir pandémie en octobre 1918 et s’acheva au bout de 18 mois durant l’été 1919. Celle de 1956 sort de Chine en 1957 pour atteindre Singapour en février et les EU en juin puis devint pandémie en six mois et disparut en 1958. La grippe de Hong Kong est apparue en février 1968 et toucha 500 000 personnes dans cette ville en août. Elle n’atteint l’Europe et l’Amérique du Nord que durant l’hiver suivant (1968-1969). L’essentiel des victimes françaises sont décédèrent durant l‘hiver 1969-1970.
Aucune de ces crises sanitaires majeures n’a à ce point mobilisé et ébranlé les Etats. Nul émoi médiatique ni gouvernemental dans l’hiver 1969-1970, alors que durant dix à quinze jours, les morts se sont multipliés dans les services d’urgence, que les queues s’allongeaient devant les pharmacies, que des trains étaient supprimés faute de cheminots, des écoles fermées faute d’enseignants, que des délestages électriques faisaient suite à des manques de techniciens. Partout en Europe les urgences étaient saturées. Mais aucun envoyé spécial n’en fait un compte rendu alarmé [1]. La grippe n’était semble-t-il pour la presse qu’un « marronnier » hivernal. La confiance dans la science et les services publics faisait le reste.
Ce qui nous arrive depuis le mois de janvier est donc, pour une part, un événement d’une autre nature qui met des projecteurs aigus sur notre époque et nous aidera peut-être à la comprendre un peu mieux.
Le covid-19 n’est pas une grippe. Ce virus est d’une autre famille, celle des coronavirus. C’est un cousin du virus du SRAS, apparu à Hong Kong en novembre 2002. Cette épidémie-là fut fulgurante et meurtrière mais, au fond, limitée : 774 décès pour 8000 cas en juillet 2003, dans 25 pays mais essentiellement en Chine, à Taiwan, à Singapour et aux Philippines. Elle pouvait, politiquement, être regardée à distance par les pays riches. C’est aussi le cas de l’épidémie Ébola en 2013-2014 qui fit 844 morts en Guinée, en Sierra Leone et au Liberia. Le risque de pandémie a alors sans doute été jugulé par une réduction drastique du trafic aérien en provenance des zones touchées. [2]
Si la grippe peut être mondiale et parfois très dangereuse elle reste une vieille connaissance. Le SRAS, menace nouvelle, fut très dangereux mais localisé et vite maîtrisé. Le Covid-19 associe cette fulgurance nouvelle avec une extension pandémique : trois mois après son identification en Chine, peu de pays sont aujourd’hui épargnés.
Une pandémie du « capitalocène »[3] ?
Le monde a changé depuis l’épidémie de SRAS. Le trafic aérien par exemple est passé de 1,665 milliards de voyageurs transportés en 2003 à 4,223 milliards en 2018. Ce triplement ne s’est pas produit de manière uniforme. En 2000, l’Amérique du Nord représentait 40% de ce trafic contre 26% pour l’Europe et 22% pour l’Asie. En 2020 l’Asie domine avec 36 % du trafic suivie de l’Europe, 26%, devant l’Amérique du Nord, 24%. En 2017, les EU pèsent 850 millions de voyageurs mais la Chine vient en seconde position avec 550 millions, dix fois plus qu’il y a vingt ans [4]. À propos du SRAS, Gilles Pinson parle ainsi de « Métropandémie » « touchant quasi simultanément des foyers très éloignés géographiquement mais intensément connectés par le trafic aérien. » [5] La mondialisation a démultiplié la porosité sanitaire et sa rapidité.
La connectivité aérienne mondiale n’est pas la seule nouveauté de l’époque. En amont, on sait que le bouleversement des écosystèmes expose l’humanité à des virus nouveaux. [6] Il y a dix ans déjà, les cartes du nombre d’épidémies déclarées par pays et le nombre d’oiseaux et de mammifères en danger d’extinction se superposaient parfaitement : ces émergences infectieuses ont lieu dans des pays où ont également lieu de graves crises de la biodiversité, notamment l’Asie du Sud-Est. [7] Il ne s’agit donc pas de maladies exotiques mais de maladies de la mondialisation libérale et dévastatrice que nous subissons.
En aval, la métropolisation est aussi en cause. Une étude de la Société Italienne de Médecine environnementale (Sima, Université de Bari) montre une corrélation entre la rapidité de la propagation épidémique du covid-19 dans certaines zones italiennes et la densité de particules fines dans l’atmosphère [8]. Outre que la pollution fragilise l’état de santé global en entraînant un dysfonctionnement du système immunitaire, les particules fines seraient un agent de conservation et de transport du virus lui-même. Ces constats remettent en cause la distance actuelle considérée comme sûre qui n’est sans doute pas suffisante en zone polluée selon Alessandro Miani, président de la Sima. Difficile alors de continuer à dire que le port massif du masque ne sert à rien.
La sidération face à la pandémie n’a d’égal que le manque d’anticipation et de prudence devant les nouveaux dangers auxquels les politiques sanitaires doivent aujourd’hui faire face. En janvier 2020, les premiers pays à fermer leurs frontières sont les voisins de la Chine : Corée du Nord (22 janvier), Mongolie (26 janvier), Russie (30 janvier). Le 1 février le Vietnam suspend ses liaisons aériennes. Mais au total, les pays imposant des restrictions à l’entrée de voyageurs venus de Chine en février ne sont qu’au nombre de 17. Dans une note du 27 janvier, l’OMS « déconseille d’appliquer à la Chine des restrictions au transport international. » Fin janvier ce sont les grandes compagnies aériennes elles-mêmes qui prennent l’initiative de suspendre leurs vols à destination de la Chine.
Il faut attendre le jeudi 30 janvier pour que l’OMS décrète l’« urgence de santé publique de portée internationale » dont l’une des conséquences est la restriction à la circulation des personnes et des marchandises. Cette décision a tardé du fait de l’opposition de la Chine et de ses alliés, qui ont fait pression sur le « comité d’urgence » et la direction de l’OMS pour qu’une telle mesure ne soit pas prise plus tôt. [9] Les raisons économiques en sont évidentes.
Si « la grippe de Hongkong est entrée dans l’histoire comme la première pandémie de l’ère moderne, celle des transports aériens rapides » [10], la pandémie de Covid-19 restera sans doute comme la première pandémie de la mondialisation sauvage, celle de l’explosion du trafic aérien, de l’interdépendance planétaire des économies, de la destruction de la biodiversité et de l’interconnexion généralisée. Et celle « de l’absence de quartier général sanitaire planétaire. » [11] La pandémie que nous subissons est aussi un événement politique.
L’effondrement politique
On ne peut être que frappé par l’incapacité d’un monde façonné par 30 années de capitalisme financier à prendre la mesure du Tsunami surgi sur un marché au centre de la Chine. Très vite une évidence s’impose : de grands pays développés et riches comme la France, L’Italie, l’Espagne, le Royaume Uni, les EU, le Canada ne sont pas armés pour faire face à cette nouvelle menace sanitaire.
En France la colère monte et l’inquiétude avec. Colère contre les dizaines d’années de casse du service public de la santé, depuis trois années de casse effrénée de tous les dispositifs de solidarité. Colère contre l’impréparation ahurissante d’un des Etats les plus riches du monde devant une menace vitale. Et inquiétude devant l’amateurisme, les atermoiements, les mensonges en cascade du pouvoir.
Même l’expérience des autres leur est d’aucun secours. Quand la Chine commence à confiner 45 millions de personnes, la France n’a pas d’autres priorités que de rapatrier ses ressortissants. Quand l’Italie du Nord commence à flamber, aucune mesure de contrôle n’est prise aux frontières. Le match Olympique Lyonnais-Juventus est maintenu à Lyon le 26 février. L’Italie décide le confinement le 8 mars, l’Espagne attend le 15, la France le 16 et le Royaume uni attend le 23 mars. Fidèles à leur légende, Bolsonaro comme Trump commencent par prendre la menace à la légère.
Au jour le jour, en France, l’amateurisme transpire des palais gouvernementaux, ponctué par des « moments Sibeth N’Diaye » dont il faudra garder le florilège. De janvier à mars, aucune stratégie suivie. Aucune anticipation. On hésite entre l’incompétence et le choix prioritaire d’éviter la casse économique.
Les doctes déclarations sur la phase 2 et la phase 3, début mars, les prédictions du président sur « le pire devant nous », ne sont accompagnées d’aucune décision d’urgence. N’aurait-il pas fallu dès ce moment-là se pencher sur la pénurie de masques et de tests plutôt qu’attendre une semaine de confinement et un rythme de mort dépassant la centaine quotidienne ?
Comme prévu, très vite, les services de réanimation sont saturés. On mobilise l’armée pour monter un hôpital de 30 lits à proximité de l’Hôpital de Mulhouse débordé et transporter en hélicoptère des malades dans d’autres régions. Mais on ne réquisitionne pas le secteur privé qui disposerait pourtant de 7000 lits de soins intensifs contre 5000 dans le secteur public ! Et pendant que l’armée monte ses tentes, le secteur privé du Grand Est a libéré 70 places qui au 22 mars ne sont pas totalement affectées par l’Agence Régionale de Santé. Ce qui fait dire alors à Lamine Gharbi, président de la Fédération des cliniques et hôpitaux privés de France : « Je demande solennellement à ce que nous soyons réquisitionnés pour épauler l’hôpital public. Nos établissements y sont préparés. Il faut que la vague qui a surpris l’est de la France nous serve de leçon. »
Il faut attendre le 11 mars pour que soit constitué un Conseil scientifique de 11 membres qui pourtant ne préconise pas le report des élections municipales. Selon lui les conditions sanitaires auraient été réunies pour les votants. Mais quid de celles et ceux qui ont tenu les bureaux. Les experts n’auraient-ils jamais tenu un cahier d’émargement sur lesquels, pour ma part, j’ai pu voir le 15 mars, 410 électrices et électeurs se pencher pour signer ? Il faut attendre le 24 mars pour la mise en place d’un Comité analyse recherche et expertise (CARE) de 12 membres présidé par une prix Nobel de médecine pour coordonner les recherches thérapeutiques.
Pendant des semaines on ne nous parle que de l’effort des laboratoires pour la mise au point d’un vaccin certes indispensable mais moins urgent qu’un traitement immédiat. Peut-être cet effort scientifique est-il pour les financeurs un investissement plus prometteur que le recyclage immédiat de molécules déjà commercialisées. Pourquoi, de ce point de vue, ne pas se pencher immédiatement sur des constatations cliniques chinoises qui semblent avoir été méprisées depuis le début ? Quelle que soit la personnalité un peu particulière de Didier Raoult de l’IHU Méditerranée Infection, son excellence scientifique en infectiologie est reconnue internationalement [12]. Peut-être se trompe-t-il. Mais il est difficile de comprendre la campagne de dénigrement dont il a fait l’objet, ainsi que ses essais, d’utilisation sur la base d’études chinoises d’une molécule mise au point en 1949. Cette molécule est de faible coût et tombée dans le domaine public. Ce n’est pas le cas d’autres molécules testées pas l’étude européenne Discovery : le lopinavir, antirétroviral utilisé dans le traitement du VIH, et le remdésivir, antiviral mobilisé contre le virus Ebola, sont respectivement développés par les laboratoires Abbot et Gilead Sciences, deux géants pharmaceutiques.
La lourde facture du néolibéralisme
L’état-major gouvernemental ne semble donc pas au top de la réactivité, de l’anticipation et de la capacité de mobilisation. Il est vrai qu’après des années de coupes budgétaires, ses « troupes », constituées des professionnels de santé publique, médecins, infirmières et infirmiers, aides-soignantes et aides-soignants, manquent sérieusement d’effectifs, de locaux et de moyens.
Comment ne pas connaître l’état désastreux du service public hospitalier qui va se trouver en première ligne. En pleine crise sanitaire, le 18 mars est le premier anniversaire de la mobilisation des soignants, marquée par la grève des urgences et la démission des chefs de clinique. Elles et ils sont bien sûr au front et vont payer cher la destruction méthodique de leur outil de travail organisée par tous les gouvernements successifs depuis 20 ans.
Parlons du nombre de lits en soin intensif réduit de 30% entre 1998 et 2018. Le mouvement est général en Europe. La France avec 3.1 lits pour 1000 habitants se trouve maintenant à peine mieux lotie que l’Italie, au 19° rang sur 35 dans l’OCDE, après l’Allemagne (6), la Corée du Sud (7.1) et le Japon (7.8). Cette donnée statistique éclaire les différences de stratégie et les différences de réussite de ces pays face au covid-19. La France est profondément sous équipée, surclassée même par le Lituanie (5,5), la République slovaque (4,9), la Pologne (4,8), la Hongrie (4,3), la Slovénie (4,2), la République tchèque (4,1), l’Estonie (3,5) et la Lettonie (3,3). Or la France devance l’Italie (2,6), les Etats-Unis (2,4), l’Espagne (2,4) et le Royaume-Uni (2,1) : autant de pays dont on voit déjà ou dont on pressent la catastrophe sanitaire.
Parlons du matériel. Certes la pénurie de masques est mondiale. Mais les situations de crise furent, dans le passé, anticipées par des stocks d’État. En 2009, à l’issue de la crise du H1N1, la France disposait de 723 millions de masques chirurgicaux FFP2. Où est passé ce stock qui n’aurait pas été renouvelé après péremption des matériels ? La chaîne de décision reste obscure, les versions des principaux acteurs d’une incohérence inquiétante. Roselyne Bachelot, alors ministre, parle d’injonction de la Cour des comptes qui dément. Il est alors question d’un changement de stratégie en 2012. Une autre ancienne ministre, Marisol Touraine, dément à son tour avant de concéder une mesure de « décentralisation » en 2013. Sur recommandation d’un rapport du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale en mai 2013, le stockage des FFP2 est désormais de la responsabilité des « employeurs » (donc des établissements) et non de l’État. Dans un rapport de 2015, le Sénat notait que cette stratégie permettrait de réaliser des économies considérables en termes de coût d’achat, de stockage et, in fine, de destruction tout en notant le risque d’une déficience des capacités de production en cas de crise [13]. Les stocks d’État étaient gérés par l’Établissement de Préparation et de Réponse aux Urgences Sanitaires (EPRUS) créé en 2007, dissous en 2016 au moment de la création de l’Agence Nationale de Santé Publique. Le total de ses subventions (État et Assurance maladie) est passé de 281 millions d’euros en 2007 à 25.8 en 2015. Nous connaissons la chute de l’histoire. Lorsque le 26 janvier, Agnès Buzyn annonce qu’il « n’y a aucune indication à acheter des masques pour la population française, nous avons des dizaines de millions de masques en stock », elle se base sur un stock théorique de 145 millions dont aucun FFP2. Il faudra attendre un mois pour qu’une nouvelle commande soit passée.
Parlons enfin de la recherche qui aurait pu nous permettre d’anticiper les dégâts causés par de nouveaux agents infectieux. Il existe en France des spécialistes du Coronavirus comme Bruno Canard au CNRS à Marseille. Il fait connaître sa colère dans un billet publié le 4 mars. Depuis vingt ans il travaille sans moyens réels, à l’image de la recherche française voire européenne dans son ensemble. La logique de financement par projet (du type ANR) a cassé les dynamiques longues de recherche fondamentale et la pérennisation des équipes au profit d’un pilotage de circonstance, chronophage pour celles et ceux qui passent plus de temps à monter les dossiers qu’à dépenser utilement l’argent qu’ils obtiennent. Sans cette recherche fondamentale longue, on ne peut pas demander aux chercheurs de répondre dans l’urgence.
Le retour de la corporalité du monde
Le gouvernement français n’est pas seul en cause. Depuis plus de vingt ans, les gouvernements qui se sont succédé ont mis en musique législative et réglementaire les exigences du capitalisme financier. Nous avons appelé cela néolibéralisme. Mais il est clair que, depuis 2017, le nouveau pouvoir y a ajouté un enthousiasme et un acharnement incomparables.
Depuis une trentaine d’années, la mondialisation libérale, financière et dévastatrice n’a eu qu’un credo : la planète entière, sa vie, ses ressources, ses habitantes et habitants, leur travail, leurs rêves, leur pauvreté, leurs maladies, les pénuries auxquelles elles et ils devaient faire face, tout, absolument tout, pouvait être transformé en produit financier. Il n’y a pas un aspect de nos vies qui se trouve à l’abri de la sangsue d’un profit sans limite qui dévore le temps, la vie, l’intelligence. Quel qu’en soit le coût humain. L’Australie brûle, l’eau est cotée en Bourse. L’espérance de vie progresse, la retraite doit être financiarisée. Même l’explosion des inégalités devient exploitable par cette inversion généralisée du « ruissellement » qu’est l’explosion du crédit : ils n’ont rien, qu’ils s’endettent.
La « dématérialisation » est devenu le maître mot de cette interconnexion générale et de cette réduction de tout à cet « équivalent général » qu’est l’argent. L’informatique qui règle nos vies en optimise la rentabilité financière. La majorité des transactions spéculatives sont aujourd’hui directement gérées par des algorithmes au cœur de Data Centers déserts. Nous ne sommes plus qu’une ligne de crédit ou de débit sur un écran, le paramètre d’un logiciel de livraison, une statistique d’emploi. La vie réelle est considérée comme une charge à réduire absolument.
Rêvant d’usines sans ouvrier, de caisses sans caissière, de médecine sans soignant, de taxis sans chauffeur, d’école sans enseignant, d’humanisme sans humain, le capital voulait « quoi qu’il en coûte » se débarrasser des corps.
Eh bien voici le scoop : les corps se vengent. La corporalité irréductible du monde revient comme un boomerang planétaire. Elle vient mettre en danger la virtualité de la finance. Les corps sont là comme sur les places, comme sur les ronds-points, comme dans la rue. Non pour affirmer leur puissance de vie mais parce que leur détresse rappelle cette vérité fondamentale : il n’y a pas de vie sans corps. Il n’y a même pas de profit sans corps, quelque part, au bout de la chaîne démoniaque de la finance. Et c’est toujours le corps qui a le dernier mot, pour le meilleur et pour le pire .
Le thermomètre spéculatif ne s’affole que lorsque la pandémie est avérée. Dans un premier temps les aléas de l’économie chinoise ralentissent l’activité des grands groupes qui y font des affaires. Les investisseurs commencent à vendre. Le 28 février, le CAC 40 connait sa plus forte chute depuis 2008. Le 9 mars les bourses du monde entier sont ébranlées par l’effondrement du prix du pétrole. Le CAC 40 chute à nouveau le 9 puis le 12 mars, après la chute du DOW JONES. Le 16 mars Wall Street connait sa pire journée depuis le lundi noir du 19 octobre 1987 quand le Dow Jones avait chuté de 22.6%[14]. Les Etats et la BCE jouent alors les pompiers en urgence par des mesure de maintien en survie des entreprises en France et par un rachat des dettes publiques et privées par la BCE le 18 mars.
Alors que la crise précédente, celle de 2008, était une crise financière endogène, celle de 2020 touche directement la matérialité du tissu économique, c’est-à-dire la source première du profit privé comme des finances publiques. Elle met les puissants dans une injonction paradoxale dans laquelle sauver les vies et sauver la pompe à profit peuvent se trouver en tension. C’est ainsi qu’on entend un président prononcer des promesses de service public comme on arrache des aveux sous la torture, mais dérouler un plan de sauvetage des entreprises plutôt qu’un plan d’urgence d’équipement des hôpitaux en matériel de base. Et lorsque le premier ministre nous exhorte à rester chez nous, la ministre du Travail menace celles et ceux qui ne vont pas travailler.
Pourquoi par exemple refuser au BTP, jusqu’au 23 mars, l’accès au dispositif extraordinaire d’indemnisation du chômage partiel ? Pourquoi, selon l’expression de Francis Dubrac, entrepreneur de Saint-Denis mettre ainsi « les cols blancs au télétravail à l’abris et les cols bleus à la mitraille, comme en 14 ! » Mais parce que le BTP compte 1.7 millions de salariés, donc 1.7 millions de cotisants ! Il faut donc bien entendre la fameuse phrase du président « quoi qu’il en coûte » : il s’est bien gardé de dire à qui cela allait coûter très cher. Mais les actes trahissent la pensée.
Que verrons-nous en premier ? La fin du monde ou la fin du capitalisme ? Le drame que nous vivons aujourd’hui nous donne quelques signaux alarmants sur le sujet. La panique n’est pas une déroute mais une occasion de restructuration. La chute de 35 % du CAC 40, de 75 % de certaines valeurs liées aux transports aérions ou au tourisme est une occasion de faire de bonnes affaires. Les heureux acheteurs se nomment LVMH, ACCOR, Peugeot (la famille), Rothschild, Dassault, Hermès, FNAC, Vinci, Eiffage, Veolia, Société Générale, Renault. Gageons qu’ils feront tout pour valoriser leur investissement ... après. Des investisseurs restent en embuscade.
Mais le dispositif financier mondial basé sur la cavalerie générale du crédit se remettra-t-il d’une mise à l’arrêt mondiale de l’économie comme on n’en avait jamais vu ? Les dettes privées, selon le FMI, se montaient à 217 % du PIB mondial en 2018. Il est certain que si chacun veut réaliser ses titres de créance en cash, la catastrophe sera rapide. Les fonds d’investissement paniquent. Les grandes banques centrales sont sur le front : la FED américaine , la Banque centrale européenne (BCE), la banque du Japon, la banque d’Angleterre, la banque australienne... Racheter les titres, assurer les liquidités. Les pompiers sortent les grands moyens : il faut maintenir l’économie et la finance sous respiration artificielle.
L’enjeu biopolitique de la sortie de crise
Piégés par l’incurie et l’urgence d’une crise largement aggravée par leurs politiques antérieures, pris par l’urgence économique et financière, les gouvernements du libéralisme sauvage mobilisent la seule compétence politique qui semble leur rester : le contrôle policier de la population. Certes les méthodes chinoises poussent loin cette logique en utilisant aujourd’hui la reconnaissance faciale et la traçabilité des smartphones. Le QR qui valide votre non-dangerosité s’affiche en Chine sans intervention de votre part sur l’écran du téléphone à présenter à la police. On n’est pas loin du monde décrit par Damasio dans Les furtifs.
Est-ce vraiment une singularité des régimes communistes ? La France dit, dès le 24 mars, réfléchir à l’utilisation de cette traçabilité pour le futur contrôle de l’épidémie. Une répression moins technologique s’abat sur l’Iran et la crise sanitaire peut ailleurs être une occasion d’écraser les soulèvements en cours de ces derniers mois. En Inde, le coronavirus est prétexte à disperser les derniers pôles de résistance au Citizenship Amendemnt Act [15]. Au Chili, Pinera n’a pas tardé. Le 18 mars, avant le moindre décès déclaré dans le pays, il déclare pour 90 jours « l’état d’exception constitutionnel pour catastrophe » permettant le déploiement de l’armée pour le maintien de l’ordre. Les craintes de Giorgio Agamben sur l’extension de l’État d’exception ne sont pas complètement infondées même si le philosophe sous-estime la menace réelle que constitue la combinaison du covid-19 et de l’état des services publics de santé. [16]
Mais il est clair que dans la façon de lutter contre la pandémie se joue la façon dont les Etats sortiront de la crise. Avec quels modes de gouvernement, quelles priorités biopolitiques ou financières, quelles libertés publiques ? La loi sur l’ « urgence sanitaire » votée le 22 mars par la « Commission mixte paritaire » (CMP) composée de sept députés et de sept sénateurs en est une bonne illustration. Le lendemain le diagnostic collectif de 58 médecins est sans appel : « Alors que nous manquons déjà de lits de réanimation, de masques, de respirateurs, de bras... la loi d’urgence sanitaire prise par le gouvernement ce mercredi 18 mars donne tous les droits aux préfets et aux employeurs pour remettre en cause le Code du travail et les statuts de la fonction publique. Était-ce réellement l’urgence ? Mais rien sur les usines réquisitionnées pour fabriquer masques, respirateurs... Rien sur la réouverture des lits nécessaires. Rien sur le dépistage systématique qui a fait ses preuves en Allemagne et en Corée du Sud. » Gérard Floche fait sur son blog une analyse alarmante de cette nouvelle loi d’exception et de ses effets sur le droit du travail. Rappelons que les législations d’exception ont souvent pour destin de devenir des législations ordinaires.
Le confinement devient plus coercitif mais on propose aux entreprises de décompter une partie des absences en congés. Quand la France entière compte les rares masques et les rares tests restants, le capitalisme continue à compter ses sous.
Pourtant le pays est mobilisé. Pas en guerre comme le fait remarquer Maxime Combes [17], mais en lutte contre une pandémie qui exige au moins autant de solidarité que de discipline. Cette lutte, rappelons-le, mobilise d’abord des femmes : 88 % des infirmiers sont des infirmières, 90 % des caissiers sont des caissières, 82 % des enseignants de primaire sont des enseignantes, et 90 % du personnel dans les EHPAD sont des femmes. L’engagement, la prise de risque, la solidarité ne manquent pas, ne se comptent pas. Les initiatives locales sont multiples : repas gratuits pour les soignants, courses pour les personnes âgées, gardes d’enfants... Elles s’organisent et se coordonnent. A Saint Malo, un groupe Facebook relie les initiatives solidaires. En Normandie des propriétaires mettent leurs gîtes à disposition des soignants. À Caen, une enseigne de la restauration livre des centaines de pizzas gratuites aux urgences du CHU, aux SDF, aux migrants, aux policiers et aux pompiers. Des PME se sont reconverties dans la production de masques comme le fabriquant de jeans français 1083 ou les tissages de Charlieu. Une auberge d’Yssingeaux accueille les routiers...
A Marseille, le collectif pour une Marseille vivante et populaire né en janvier 2019, lance une pétition « Pour une protection solidaire en temps de confinement » qui souligne que « La gestion de cette crise nous oblige une nouvelle fois à un véritable choix de société : faire le pari de la solidarité et de la santé publique plutôt que d’un système basé sur la coercition policière et la peur généralisée ». La pétition fait de nombreuses propositions comme un programme de dépistage massif, la distribution de protections sanitaires, la distribution de repas aux plus précaires, la réquisition des logements vides, la garantie de l’accès à l’eau pour les squats et les bidonvilles, l’interdiction des licenciements, la cessation de toutes les activités productives non indispensables, une attention particulière doit être portée aux femmes et aux enfants qui vivent des situations conjugales violentes...
Le gouvernement se targue de ne s’inspirer que de la science. Les femmes et les hommes sur le terrain mobilisent leur courage, leurs principes, leur longue expérience, une expertise collective toujours exploitée mais jamais reconnue.
Quand le covid-19 sera vaincu, chacun présentera la facture
Gageons que le pouvoir présentera la facture des coût financiers publics et privés et nous demandera de les honorer. N’attendons aucun sursaut de conscience publique du gouvernement de ce côté-là. Le capitalisme contemporain a déjà su utiliser des catastrophes pour étendre son emprise sur la vie comme le montre si bien Naomi Klein après l’ouragan Katrina en août 2005. [18]
Nous aurons, de notre côté, à présenter deux autres factures. La première sur le bilan de ce gouvernement et de ceux qui l’ont précédé, qui ont failli dans leur tâche essentielle : la préservation de l’intégrité physique et de la santé de la population. L’autre sur le coût humain de la mobilisation contre le Covid-19 après des décennies de casse des solidarités publiques. Plus que jamais la vie est au centre des enjeux politiques. Comme une « biopolitique » aurait dit Michel Foucault.
Plus que jamais, le soir à 20 heures nous pouvons déjà chanter comme nous le proposent des Gilets jaunes et la Compagnie Jolie Môme : « On est là, aux fenêtres et aux balcons, Nous on est là, on applaudit les soignants, Mais pas le gouvernement, Solidaires à 100%, Des gens d’en bas (...) Confinés et révoltés, On n’oublie pas, Les milliards aux entreprises, Comme toujours ils priorisent, Leurs intérêts sur nos vies. »
[1] On lira l’excellent article de Corinne Bensimon, « 1968, la planète grippée », Libération 7 décembre 2005
[2] La reprise de l’épidémie au Congo en 2018 est-elle aussi restée localisée (plus de 2000 morts).
[3] L’expression capitalocène calquée sur anthropocène est utilisée pour affirmer la primauté des logiques capitalistes dans la catastrophe planétaire en cous marquée par le réchauffement climatique et la sixième extinction.
[4] Paul Chiambaretto, « Trafic aérien, une croissance fulgurante pas prête de s’arrêter », The Conversation, 8 mai 2019.
[5] Gilles Pinson (2016, « Métropandémies », CAMBO, n°10, p.41–44.
[6] Cécile Cazeneuve, « Coronavirus : un battement d’aile de chauve-souris... », Les Jours, 9 mars 2020.
[7] Serge Morand, directeur de recherche au CNRS et au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) auteur de La prochaine peste (Fayard, 2016), interrogé par Les Jours.
[8] Leonardo Setti - Università di Bologna Fabrizio Passarini - Università di Bologna Gianluigi de Gennaro - Università di Bari Alessia Di Gilio - Università di Bari Jolanda Palmisani - Università di Bari Paolo Buono - Università di Bari Gianna Fornari - Università di Bari Maria Grazia Perrone- Università di Milano Andrea Piazzalunga - Esperto Milano Pierluigi Barbieri - Università di Trieste Emanuele Rizzo - Società Italiana Medicina Ambientale Alessandro Miani - Società Italiana Medicina Ambientale, Relazione circa l’effetto dell’inquinamento da particolato atmosferico e la diffusione di virus nella popolazione.
[9] Paul Benkimoun, « Coronavirus : comment la Chine a fait pression sur l’OMS », Le Monde, 29 janvier 2020.
[10] Antoine Flahault cité par Corinne Bensimon. Épidémiologiste, Antoine Flahault a dirigé l’équipe de recherche « Sentinelles » de l’Inserm (UMR-S 707) ainsi que le centre collaborateur de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) pour la surveillance électronique des maladies. Il a développé avec l’OMS le système mondial de surveillance de la grippe, appelé FluNet, et en 2006 constitue une cellule interdisciplinaire de coordination des recherches sur le chikungunya.
[11] Jean Yves Nau et Antoine Flahault, « le coronavirus, sans précédent dans l’histoire des épidémies », Slate, 28 février 2020.
[12] Il est nommé au Conseil scientifique le 11 mars et ses propositions font finalement l’objet d’une expérimentation de grande ampleur validée par le gouvernement.
[13] Pierrick Baudais, « Coronavirus. Pénurie de masques : comment en est-on arrivé là ? », Ouest-France, 20 mars 2020 .
[14] Le 29 octobre 1929 la chute avait été de 12.6.
[15] Réforme du droit de la nationalité défavorable aux musulmans.
[16] Giorgio Agamben, « Coronavirus et État d’exception », Acta-Zone, 26 février 2020.
[17] Maxime Combes, « Nous ne sommes pas en guerre, Nous sommes en pandémie. Et c’est déjà bien assez ». Médiapart », 20 mars 2020.
[18] Naomi Klein, 2008, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Toronto : Léméac/Actes Sud
Publié le 29/03/2020
TRIBUNE. "Plus jamais ça !" : 18 responsables d'organisations syndicales, associatives et environnementales appellent à préparer "le jour d’après"
(site franceinfo.fr)
Face à "la crise du coronavirus" des organisations syndicales, associatives et environnementales réclament "de profonds changements de politiques", pour "se donner l'opportunité historique d'une remise à plat du système, en France et dans le monde"
"Plus jamais ça ! Préparons le 'jour d'après'", 18 responsables d'organisations syndicales, associatives et environnementales parmi lesquels Philippe Martinez (CGT), Aurélie Trouvé (Attac), Jean-François Julliard (Greenpeace) et Cécile Duflot (Oxfam), signent une tribune commune publiée, vendredi 27 mars, sur franceinfo.
Ces organisations lancent un appel "à toutes les forces progressistes et humanistes [...] pour reconstruire ensemble un futur, écologique, féministe et social, en rupture avec les politiques menées jusque-là et le désordre néolibéral".
En mettant le pilotage de nos sociétés dans les mains des forces économiques, le néolibéralisme a réduit à peau de chagrin la capacité de nos États à répondre à des crises comme celle du Covid. La crise du coronavirus qui touche toute la planète révèle les profondes carences des politiques néolibérales. Elle est une étincelle sur un baril de poudre qui était prêt à exploser. Emmanuel Macron, dans ses dernières allocutions, appelle à des "décisions de rupture" et à placer "des services (…) en dehors des lois du marché". Nos organisations, conscientes de l’urgence sociale et écologique et donnant l'alerte depuis des années, n’attendent pas des discours mais de profonds changements de politiques, pour répondre aux besoins immédiats et se donner l'opportunité historique d'une remise à plat du système, en France et dans le monde.
Dès à présent, toutes les mesures nécessaires pour protéger la santé des populations celle des personnels de la santé et des soignant·e·s parmi lesquels une grande majorité de femmes, doivent être mises en œuvre, et ceci doit largement prévaloir sur les considérations économiques. Il s'agit de pallier en urgence à la baisse continue, depuis de trop nombreuses années, des moyens alloués à tous les établissements de santé, dont les hôpitaux publics et les Ehpad. De disposer du matériel, des lits et des personnels qui manquent : réouverture de lits, revalorisation des salaires et embauche massive, mise à disposition de tenues de protection efficaces et de tests, achat du matériel nécessaire, réquisition des établissements médicaux privés et des entreprises qui peuvent produire les biens essentiels à la santé, annulation des dettes des hôpitaux pour restaurer leurs marges de manœuvre budgétaires... Pour freiner la pandémie, le monde du travail doit être mobilisé uniquement pour la production de biens et de services répondant aux besoins essentiels de la population, les autres doivent être sans délai stoppées. La protection de la santé et de la sécurité des personnels doivent être assurées et le droit de retrait des salarié·e·s respecté.
Des mesures au nom de la justice sociale nécessaires
La réponse financière de l’État doit être d'abord orientée vers tou·te·s les salarié·e·s qui en ont besoin, quel que soit le secteur d'activité, et discutée avec les syndicats et représentant·e·s du personnel, au lieu de gonfler les salaires des dirigeant·e·s ou de servir des intérêts particuliers. Pour éviter une très grave crise sociale qui toucherait de plein fouet chômeurs·euses et travailleurs·euses, il faut interdire tous les licenciements dans la période. Les politiques néolibérales ont affaibli considérablement les droits sociaux et le gouvernement ne doit pas profiter de cette crise pour aller encore plus loin, ainsi que le fait craindre le texte de loi d’urgence sanitaire.
Le néolibéralisme, en France et dans le monde, a approfondi les inégalités sociales et la crise du coronavirus s’abattra notamment sur les plus précaires.Les signataires de la tribune
Selon que l’on est plus ou moins pauvre, déjà malade ou non, plus ou moins âgé, les conditions de confinement, les risques de contagion, la possibilité d’être bien soigné ne sont pas les mêmes. Des mesures supplémentaires au nom de la justice sociale sont donc nécessaires : réquisition des logements vacants pour les sans-abris et les très mal logés, y compris les demandeurs·euses d’asile en attente de réponse, rétablissement intégral des aides au logement, moratoire sur les factures impayées d'énergie, d'eau, de téléphone et d'internet pour les plus démunis. Des moyens d’urgence doivent être débloqués pour protéger les femmes et enfants victimes de violences familiales.
Les moyens dégagés par le gouvernement pour aider les entreprises doivent être dirigés en priorité vers les entreprises réellement en difficulté et notamment les indépendants, autoentrepreneurs, TPE et PME, dont les trésoreries sont les plus faibles. Et pour éviter que les salarié·e·s soient la variable d’ajustement, le versement des dividendes et le rachat d’actions dans les entreprises, qui ont atteint des niveaux record récemment, doivent être immédiatement suspendus et encadrés à moyen terme.
Trop peu de leçons ont été tirées de la crise économique de 2008.Les signataires de la tribune
Des mesures fortes peuvent permettre, avant qu’il ne soit trop tard, de désarmer les marchés financiers : contrôle des capitaux et interdiction des opérations les plus spéculatives, taxe sur les transactions financières… De même sont nécessaires un contrôle social des banques, un encadrement beaucoup plus strict de leurs pratiques ou encore une séparation de leurs activités de dépôt et d’affaires.
Des aides de la BCE conditionnées à la reconversion sociale et écologique
La Banque centrale européenne (BCE) a annoncé une nouvelle injection de 750 milliards d’euros sur les marchés financiers. Ce qui risque d’être à nouveau inefficace. La BCE et les banques publiques doivent prêter directement et dès à présent aux États et collectivités locales pour financer leurs déficits, en appliquant les taux d’intérêt actuels proches de zéro, ce qui limitera la spéculation sur les dettes publiques. Celles-ci vont fortement augmenter à la suite de la "crise du coronavirus". Elles ne doivent pas être à l’origine de spéculations sur les marchés financiers et de futures politiques d’austérité budgétaire, comme ce fut le cas après 2008.
Cette crise ne peut une nouvelle fois être payée par les plus vulnérables.Les signataires de la tribune
Une réelle remise à plat des règles fiscales internationales afin de lutter efficacement contre l'évasion fiscale est nécessaire et les plus aisés devront être mis davantage à contribution, via une fiscalité du patrimoine et des revenus, ambitieuse et progressive.
Par ces interventions massives dans l’économie, l’occasion nous est donnée de réorienter très profondément les systèmes productifs, agricoles, industriels et de services, pour les rendre plus justes socialement, en mesure de satisfaire les besoins essentiels des populations et axés sur le rétablissement des grands équilibres écologiques. Les aides de la Banque centrale et celles aux entreprises doivent être conditionnées à leur reconversion sociale et écologique : maintien de l'emploi, réduction des écarts de salaire, mise en place d'un plan contraignant de respect des accords de Paris... Car l'enjeu n'est pas la relance d'une économie profondément insoutenable. Il s’agit de soutenir les investissements et la création massive d’emplois dans la transition écologique et énergétique, de désinvestir des activités les plus polluantes et climaticides, d’opérer un vaste partage des richesses et de mener des politiques bien plus ambitieuses de formation et de reconversion professionnelles pour éviter que les travailleurs·euses et les populations précaires n’en fassent les frais. De même, des soutiens financiers massifs devront être réorientés vers les services publics, dont la crise du coronavirus révèle de façon cruelle leur état désastreux : santé publique, éducation et recherche publique, services aux personnes dépendantes…
Relocalisation de la production
La "crise du coronavirus" révèle notre vulnérabilité face à des chaînes de production mondialisée et un commerce international en flux tendu, qui nous empêchent de disposer en cas de choc de biens de première nécessité : masques, médicaments indispensables, etc. Des crises comme celle-ci se reproduiront. La relocalisation des activités, dans l’industrie, dans l’agriculture et les services, doit permettre d’instaurer une meilleure autonomie face aux marchés internationaux, de reprendre le contrôle sur les modes de production et d'enclencher une transition écologique et sociale des activités.
La relocalisation n’est pas synonyme de repli sur soi et d’un nationalisme égoïste. Nous avons besoin d’une régulation internationale refondée sur la coopération et la réponse à la crise écologique, dans le cadre d'instances multilatérales et démocratiques, en rupture avec la mondialisation néolibérale et les tentatives hégémoniques des États les plus puissants. De ce point de vue, la "crise du coronavirus" dévoile à quel point la solidarité internationale et la coopération sont en panne : les pays européens ont été incapables de conduire une stratégie commune face à la pandémie. Au sein de l’Union européenne doit être mis en place à cet effet un budget européen bien plus conséquent que celui annoncé, pour aider les régions les plus touchées sur son territoire comme ailleurs dans le monde, dans les pays dont les systèmes de santé sont les plus vulnérables, notamment en Afrique.
Tout en respectant le plus strictement possible les mesures de confinement, les mobilisations citoyennes doivent dès à présent déployer des solidarités locales avec les plus touché·e·s, empêcher la tentation de ce gouvernement d’imposer des mesures de régression sociale et pousser les pouvoirs publics à une réponse démocratique, sociale et écologique à la crise.
Plus jamais ça ! Lorsque la fin de la pandémie le permettra, nous nous donnons rendez-vous pour réinvestir les lieux publics et construire notre "jour d’après". Nous en appelons à toutes les forces progressistes et humanistes, et plus largement à toute la société, pour reconstruire ensemble un futur, écologique, féministe et social, en rupture avec les politiques menées jusque-là et le désordre néolibéral.
Retrouvez ci-dessous la liste des signataires :
Khaled Gaiji, président des Amis de la Terre France
Aurélie Trouvé, porte-parole d'Attac France
Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT
Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne
Benoit Teste, secrétaire général de la FSU
Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France
Cécile Duflot, directrice générale d'Oxfam France
Eric Beynel, porte-parole de l'Union syndicale Solidaires
Clémence Dubois, responsable France de 350.org
Pauline Boyer, porte-parole d'Action Non-Violente COP21
Léa Vavasseur, porte-parole d'Alternatiba
Sylvie Bukhari-de Pontual, présidente du CCFD-Terre Solidaire
Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole de Droit au Logement
Lisa Badet, vice-présidente de la FIDL, Le syndicat lycéen
Jeanette Habel, co-présidente de la Fondation Copernic
Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature
Mélanie Luce, présidente de l'UNEF
Héloïse Moreau, présidente de l'UNL
Publié le 24/03/2020
Coronavirus : les 11 mesures d’urgence proposées par la France insoumise
(site lafranceinsoumise.fr)
L’épreuve sanitaire traversée par la France avec le Covid-19 place notre peuple dans une situation inédite. La violence de la situation change le cours de l’histoire. Les règles de fonctionnement de la société telle que nous la subissons nous ont exposés au risque et nous condamnent au désastre humanitaire si nous n’en changeons aussitôt que possible. Il faut agir sur d’autres bases sans attendre « le monde d’après » que nous promettent une nouvelle fois les responsables du désastre du « monde de maintenant ». Dès à présent, l’intérêt général humain doit prévaloir sur tous les intérêts particuliers. Le salut commun doit l’emporter sur la loi du marché.
Alors, les pouvoirs publics ont la responsabilité d’organiser les moyens de la protection collective de la population, en anticipant chaque étape et en déployant des mesures d’urgence. Il faut à la fois empêcher la propagation du coronavirus, soigner les malades et assurer les besoins essentiels de chaque personne. Lutter contre les inégalités en matière de confinement et d’exposition à la contagion est prioritaire pour garantir que les dispositifs fonctionnent pleinement, c’est-à-dire partout et pour tous.
N’oublions jamais cette règle trop longtemps ignorée : pour affronter l’épidémie et ses conséquences, la démocratie et la justice sociale sont des moyens décisifs et non des accessoires dispendieux.
Dès lors, aucune crise sanitaire ne saurait justifier l’abrogation des méthodes démocratiques ou de la séparation des pouvoirs. Elles furent maintenues même durant la Première Guerre mondiale.
Le modèle néolibéral s’est déployé sans limites dans tous les domaines de la vie en société depuis plusieurs décennies. Il a détruit les services publics en préférant partout la loi du marché, il a affaibli l’État, il a créé une culture de l’égoïsme et de l’indifférence à la souffrance des êtres, des animaux et de la nature. Tout cela nous place aujourd’hui en situation de fragilité pour affronter le Covid-19.
La solidarité, le partage et l’entraide sont les valeurs cardinales sur lesquelles nous devons fonder notre réponse.
Dans le péril commun, l’auto-organisation des gens eux-mêmes est un des plus puissants leviers d’action et de sauvegarde collective.
C’est pourquoi les insoumis appellent les travailleurs sur leur lieu de travail et les populations sur leur lieu de vie dans le confinement à prendre des mesures d’auto-organisation de la production et de la vie quotidienne pour rendre celle-ci possible dans les meilleures conditions sanitaires et sociales.
Le gouvernement a présenté un plan d’urgence. Ces mesures sont bienvenues, mais insuffisantes et déséquilibrées. C’est dans un esprit de lutte collective de la Nation toute entière que nous nous joignons au combat. Nous mettons 11 propositions en débat. Nous nous engageons sans réserve dans la lutte sanitaire et souhaitons provoquer une discussion collective autour des mesures nécessaires.
TÉLÉCHARGER LE DOCUMENT EN PDF
Nous identifions 11
urgences auxquelles répondre :
1
URGENCE « SANTÉ » :
10 milliards tout de suite !
Le problème :
Depuis une dizaine d’années, des économies drastiques sont réalisées dans l’hôpital public et les établissements de santé en général. Au lieu de considérer notre système de santé efficace comme une chance, les gouvernements successifs l’ont perçu comme un coût. Cela a conduit à une réduction du nombre du personnel soignant, à une fermeture des infrastructures et à des déremboursements importants. Les difficultés que rencontrent les soignant.es pour faire face au Covid-19 sont la responsabilité des gouvernements qui se sont succédé.
Il est fondamental de changer de philosophie : non, la santé n’est pas un coût. Il ne s’agit pas d’une dépense évitable. C’est un service public nécessaire pour nos santés et pour nos vies. Il faut impérativement stopper les plans d’économie réalisés sur nos santés, et recréer rapidement un système de santé efficace et résilient pour les moments de crise, comme celui que nous traversons.
Nos mesures :
2
URGENCE « PROTECTION » :
1 salarié, 1 masque
Le problème :
Face à la crise sanitaire, un maximum de monde doit rester en confinement. Les mesures prises par le gouvernement ne protègent pas suffisamment les salariés, notamment les employés et les ouvriers. Seules les personnes dans les secteurs essentiels dans ces temps de crise, ne pouvant travailler de chez elles, doivent se rendre sur leur lieu de travail.
Beaucoup de personnes aux avant-postes de la lutte contre la crise sanitaire ne sont pas protégées et vont aujourd’hui travailler la boule au ventre. Il s’agit des caissières et caissiers, des personnels de ménage, des agents de sécurité - notamment dans les hôpitaux, dans la grande distribution, les transports, les EHPAD, des assistants à domicile qui sont aux côtés des personnes vulnérables, des sages-femmes, aides-soignant.es, infirmiers et médecins libéraux, des cheminots, des éboueurs, des agents des services publics en général, fortement mobilisés actuellement… La liste est longue et non exhaustive.
Nos mesures :
3
URGENCE « PRÉCARITÉ » :
Assurer le nécessaire
Le problème :
Assurer le nécessaire pour les citoyens est la première mission de l’État, tout particulièrement en temps de crise. Les plus fragiles sont les plus pauvres et ceux dont les revenus vont baisser du fait de la baisse de l’activité économique. Il faut de l’eau pour l’hygiène, de l’énergie pour se chauffer, le téléphone pour donner des nouvelles ou en prendre et des revenus suffisants pour assurer les dépenses forcées ce mois-ci - autant de problèmes décuplés pour les malades. Les situations de crises augmentent toujours les inégalités et renforcent la vulnérabilité de certaines personnes. Il nous faut, au maximum, limiter l’impact négatif de cette crise sur la vie des personnes les plus précaires, qui sont souvent en première ligne.
Nos mesures :
4
URGENCE « SALAIRES » :
100% du salaire habituel pour les salariés et du revenu mensuel moyen pour les indépendants
Le problème :
Le gouvernement s’est engagé à « ne pas rajouter de la détresse économique à l’inquiétude sanitaire ». Pourtant, si Bruno Le Maire a promis que les salariés mis au chômage partiel ne perdraient pas un centime d’euro, en réalité ceux-ci ne toucheront que 84 % de leur salaire net dans la limite de 35 heures payées (à l’exception des salariés au SMIC qui eux toucheront l’intégralité de leur salaire). Les travailleurs des plateformes (Deliveroo, Uber…) vivent de plein fouet les conséquences du confinement de la population. Pourtant, leur statut précaire les protège mal en cas de maladie ou d’interruption d’activité. Autre catégorie de travailleurs particulièrement exposés, les indépendants et libéraux ne sont pas suffisamment protégés par les annonces déjà faites. Enfin, du fait des annulations d’événements, les intermittents ont vu disparaître leurs sources de revenus.
Nos mesures :
5
URGENCE « ALLOCATIONS » :
Stopper le décompte des jours de chômage
Le problème :
Depuis le déclenchement de la pandémie, les jours d’allocation chômage s’écoulent ordinairement et rapprochent des millions de personnes de leur fin de droits. Or, la réforme Macron de l’assurance-chômage a expulsé des centaines de milliers de personnes de l’indemnisation. Elle a aussi drastiquement réduit le nombre d’indemnisés en activité irrégulière.
Cette situation devient totalement intenable. En effet, le recul de l’emploi est net : il y a de moins en moins de postes à occuper. De plus, tous les déplacements pour entretien d’embauche mettent en danger les candidat.es comme les employeurs. Pour allonger un peu leurs allocations, certains chômeurs essaient encore d’occuper certains postes, en intérim ou à temps partiel, dans plusieurs établissements. Ils multiplient ainsi les risques d’être contaminés puis de contaminer les autres. Enfin, les radiations administratives ont déjà frappé 1,4 million de chômeurs depuis l’arrivée au pouvoir de Macron - mais nul ne peut plus prétendre qu’il suffirait de traverser la rue pour trouver un emploi.
Nos mesures :
6
URGENCE « MAINTIEN DES DROITS » :
accès à l’IVG & hébergement d’urgence
Le problème :
Les femmes sont en première ligne face au Covid-19. Chez les infirmières et les sages-femmes, près de 90 % des effectifs sont composés de femmes. Les caissières sont à 80% des femmes, de même que 87 % du personnel employé dans les EHPAD. Les salaires sont trop faibles malgré le caractère essentiel de ces métiers.
Dans les périodes de crise, les droits fondamentaux des personnes sont souvent remis en question. Cela risque d’impacter tout particulièrement les femmes, dont certains droits ne semblent pas garantis. De plus, le confinement implique des risques de violence accrus pour les femmes.
Nos mesures :
7
URGENCE « RÉQUISITION » :
protections, équipements, logements, nourriture
Le problème :
L’urgence est telle que le gouvernement français mobilise massivement le service public pour être en première ligne dans la lutte contre l’épidémie et continuer à assurer le fonctionnement des services essentiels : pompiers, soignants, policiers, cheminots, etc. ou le Service de Santé des Armées.
C’est le retour de l’État face à la crise. Beaucoup de personnes vulnérables sont à protéger. Aux personnes d’ores et déjà dans une situation précaire (sans-logis et mal-logés, réfugiés, détenus) viennent s’ajouter les travailleurs qui manquent de matériel de protection (masques, gels). Nous sommes capables, et nous devons, par la puissance publique, mettre en œuvre des mesures interventionnistes d’ampleur.
Nos mesures :
8
URGENCE « CULTURE ET INFORMATION » :
accès aux journaux et suspension des poursuites pour streaming
Le problème :
L’accès à la culture et à l’information est un enjeu important de la crise sanitaire qui frappe actuellement la France. Du fait des bouleversements induits par les mesures de confinement, nos concitoyens sont confinés chez eux et parfois isolés. Il devient difficile d’accéder à de la musique, à des films ou à de la presse en dehors des abonnements préalablement contractés ou des stocks présents au domicile.
Assurer l’accès à l’information des citoyens sur tous les territoires est crucial. Dans cette situation exceptionnelle, nous ne devons pas priver nos concitoyens de culture : chacun doit avoir la possibilité de se divertir, de réfléchir et d’apprendre. Tous les savoirs ou les connaissances accumulés durant le confinement s’avéreront précieux au moment de reconstruire l’économie.
Mais n’oublions pas un instant combien nous avons besoin des créateurs, des artistes et d’une façon générale des praticiens des métiers d’art qui nous offrent la matière première de nos rêves et plaisirs culturels. Leur protection et la garantie de leurs revenus ne sont pas un accessoire coûteux, mais notre minimum vital commun.
Nos mesures :
9
URGENCE « SCOLARITÉ » :
éviter de bricoler
Le problème :
La fermeture des établissements scolaires est effective depuis le lundi 16 mars, et ce au moins jusqu’aux vacances de printemps. Pour assurer une continuité pédagogique, des outils numériques sont mobilisés, comme Pronote ou les ENT (espaces numériques de travail) mais ils saturent à cause de l’afflux massif de connexions.
Les élèves et des parents doivent bricoler. Cela implique des journées décousues et la continuité scolaire n’est pas assurée. Comment bien étudier lorsque l’enseignant n’est pas à proximité et que les parents ne peuvent pas aider en cas de difficultés ? Comment bien étudier lorsqu’on vit dans un logement trop petit, trop bruyant sans espace pour soi ?
Nos mesures :
10
URGENCE « JUSTICE ET PRISON » :
protéger les personnes
Le problème :
Les premières mesures annoncées par le gouvernement concernant la justice et les prisons nous semblent insuffisantes. Leur mise en pratique en montre assez les failles. La situation en établissements pénitentiaires est à apprécier avec une attention particulière en ce temps de crise sanitaire. Comme pour de nombreux secteurs, cette crise exacerbe les difficultés tant pour les personnels que les personnes détenues. La responsabilité de la gestion de crise ne peut reposer sur le comportement d’un chef d’établissement ou d’un magistrat, il faut des mesures claires des autorités publiques. Il est urgent de réduire drastiquement le nombre de détenus pour limiter les risques de crise sanitaire, qui met aujourd’hui en danger la vie de celles et ceux qui y sont condamnés et de ceux qui les côtoient.
Nos mesures :
11
URGENCE « SPÉCULATION » :
anticiper la crise économique à venir
Le problème :
L’économie mondiale entre dans une période de rupture qui sera particulièrement violente. Il faut dès maintenant prendre des mesures à la fois pour limiter l’impact de la volatilité des flux financiers sur l’économie et pour anticiper la désorganisation de l’économie productive qui aura lieu. Même si cette crise sera profondément différente de celle de 2008, nous avons suffisamment appris au cours des dix dernières années pour anticiper, et prendre des mesures rapides.
Nos mesures :
Publiéle 22/03/2020
« Les connards qui nous gouvernent »
Frederic LORDON (site legrandsoir.info)
Bien sûr ça n’est pas moi qui le dis — ça non. C’est Claude Askolovitch. Plus exactement, Claude Askolovitch rapporte les propos d’un « ami pneumologue ». En même temps, on sent qu’il les endosse un peu. Ça n’est pas exactement lui qui le dit mais un peu comme si quand même. En tout cas, tous les papiers de la respectabilité sont dûment tamponnés : un journaliste de France Inter et d’Arte, on pourra difficilement plus en règle. Et donc tout d’un coup, sans crier gare, le voilà qui parle, ou laisse parler, de nos gouvernants comme de « connards ».
On se demande ce qui l’a piqué — en même temps il faut admettre : quand une vidéo appelée à demeurer dans la mémoire collective montre Agnès Buzyn, ci-devant ministre de la santé, déclarer fin janvier qu’évidemment le virus restera à Wuhan et qu’il n’y a aucune chance que nous en voyions jamais la couleur ; quand, jusqu’au 12 mars après-midi, le ministre Blanquer assène qu’il n’y a aucune raison de fermer les écoles (moi aussi, comme Claude Askolovitch, j’ai un ami : dans la classe de sa fille, sept cas positifs, mais pourquoi embêter les parents avec d’inutiles soucis de garde ?), et que le soir même la fermeture générale est annoncée ; quand, dans un tweet à ranger sur la même étagère que la vidéo de Buzyn, Macron, comme un hipster du 11e arrondissement qui aurait fait l’atelier poésie au collège, nous invite — le 11 mars –- : « Nous ne renoncerons à rien, surtout pas à rire, à chanter, à penser, à aimer, surtout pas aux terrasses, aux salles de concert, au fêtes de soir d’été, surtout pas à la liberté », pour le 12 fermer les écoles, le 14 laisser son premier ministre annoncer un début de confinement général, et le 16 morigéner la population qui continuait sur la lancée de l’exemple qu’il lui donnait depuis des semaines ; quand on se remet sous les yeux le tableau d’ensemble de ces ahurissements, on se dit en effet que tous ces gens se sont fait prendre soit par surprise, soit par connerie. Et que l’hypothèse de la surprise étant à l’évidence exclue, il ne reste que celle de la connerie — qui n’est pas une surprise.
Mais l’établissement des archives ne serait pas complet si l’on n’y ajoutait cette séquence, éloquente et synthétique entre toutes, de l’intervention de Martin Hirsch, directeur de l’AP-HP au journal de France 2 samedi soir : « Je supplie l’ensemble des Français d’appliquer les mesures annoncées ». Martin Hirsch, passé sans transition de la démolition à la supplication.
La Supplication, c’est le titre d’un livre de Svetlana Alexievitch. Sur la catastrophe de Tchernobyl. Et c’est vrai qu’il y a du Tchernobyl dans l’air. Il va y avoir des « nettoyeurs ». C’est le nom qu’on donnait aux sacrifiés, ceux qu’on envoyait muni d’un linge sur la bouche et d’une paire de bottes, pelleter les gravats vitrifiés de radioactivité. Une aide-soignante sur Twitter publie le patron qui circule pour fabriquer « soi-même à la maison » des masques avec du tissu. On s’est beaucoup moqué des soviétiques, de Tchernobyl et du socialisme réel, mais vraiment, le capitalisme néolibéral, qui a déjà oublié son Three Mile Island et son Fukushima, devrait prendre garde à ne pas faire le malin. À l’hôpital en France en 2020, il y a pénurie de gel et de masques pour le personnel soignant — alors que des fractions considérables de la population devraient y avoir accès. Et l’on n’a sans doute encore rien vu : que se passera-t-il d’ici quelques semaines quand les hospitaliers laissés démunis, contaminés, vont commencer à tomber comme des mouches, et toute la structure du soin menacer de s’effondrer sur elle-même, les soignants devenant à-soigner — mais par qui ? Mais zéro-stock, zéro-bed : c’était la consigne efficace des lean-managers — les zéro-managers. À qui ne reste plus que la supplication.
Il y a les zéro-managers et, donc, il y a les epsilon-journalistes : ceux qui commencent à crier aux « connards » quand la catastrophe est là. C’est-à-dire un peu tard. D’autres gens criaient aux « connards », depuis longtemps même, mais, Dieu toute cette radicalité ! Toute cette violence ! La démocratie c’est le débat apaisé et loin des extrêmes (qui se touchent). À France Inter, sur Arte, au Monde et à Libération, la raison est le nom de la mission : la violence, c’est pour la populace bornée en ses passions jaunasses, ou les fous furieux de « l’ultra-gauche ». Et puis tout d’un coup, un jour : « connards ».
Le problème avec les grandes catastrophes — financières, nucléaires, sanitaires — c’est qu’il vaut mieux les avoir vues venir de loin. C’est-à-dire avoir pris le risque de gueuler « connards » quand tout allait bien, ou plutôt quand tout semblait aller bien — alors que le désastre grossissait dans l’ombre. L’armement, et le réarmement permanent de la finance, donc des crises financières, y compris après celle de 2007 : connards. La destruction de l’école, de l’université et de la recherche (notamment sur les coronavirus, quelle ironie) : connards. La démolition de l’hôpital public : ah oui, là, sacrés connards. Le surgissement des flacons de gel désinfectant dans les bureaux de vote quand même les personnels soignants en manquent : hors catégorie.
Enfin « hors catégorie », c’est vite dit. Car, sur le front des connards aussi, la concurrence non faussée est féroce. Le Royaume-Uni, qui a les mêmes à la maison, est en train de découvrir la légère boulette de sa première stratégie basée sur la construction d’une « immunité de groupe » — soit, dans la perspective d’une épidémie récurrente, laisser délibérément infecter 50 à 60 % de la population pour y distribuer largement la formation d’anticorps, en vue de « la fois d’après ». Or, on peut jouer « l’immunité de groupe » avec la grippe saisonnière, par exemple, mais pas avec la peste. Où est le coronavirus entre les deux ? Un peu trop au milieu semble-t-il. Suffisamment en tout cas pour que jouer la « propagation régulée », au lieu du containment rigoureux, finisse par se solder en centaines de milliers de morts — 510 000 dans le cas britannique selon les estimations d’un rapport de l’Imperial College. Ici la philosophie conséquentialiste (1) a la main lourde, et l’esprit de sacrifice généreux — mais pour les autres, comme toujours.
Or l’organe complotiste de la gauche radicale, Le Figaro, nous apprend qu’il y a bien des raisons de penser que la première réponse du gouvernement français a été fortement imprégnée, sans le dire évidemment, de la stratégie sacrificielle de « l’immunité de groupe » — « certes, il y aura bien quelques morts, mais enfin c’est pour le salut futur de la collectivité ». Vient le moment où, à Paris et à Londres, on s’aperçoit que « quelques morts », ça va plutôt faire une montagne de morts. De là le passage un peu brutal de la poésie collégienne au confinement armé. De là également la légitime question de savoir à combien ça nous met sur l’échelle Richter ouverte de la connerie gouvernante.
On comprend, dans de telles conditions de fragilité morale, que le gouvernement ait besoin d’en appeler à la « guerre » et à « l’union nationale ». C’est qu’autoriser le moindre départ de contestation menace de tourner en incendie général. Au vrai, la solidarité dont Macron fait ses trémolos zézayants, et qui est en effet très impérieuse, n’entraîne nullement d’être solidaire avec lui — juste : entre nous. Dans ces conditions, rien n’est ôté du devoir de regarder et de la liberté de dire : « connards », s’il s’avère.
Mais le monde social est comme un grand système d’autorisations différentielles. Les droits à dire, et surtout à être entendu, sont inégalement distribués. Ce qui est dit compte peu, et qui le dit beaucoup. Par exemple, avertir aux « connards » tant que France Inter dit que tout va bien est irrecevable. Il faut que France Inter passe en mode « connards » pour que « connards » puisse être dit — et reçu. On a bien compris qu’ici France Inter était une métonymie. La métonymie du monopole epsilon-journaliste. Qu’on ne dessille que le nez sur l’obstacle. Mais alors hilarité garantie : en cette matinée de premier tour des municipales, CNews nous montre Philippe Poutou votant à Bordeaux où il est candidat, et l’on manque de tomber à la renverse en entendant la voix de commentaire rappeler que « Philippe Poutou représente un parti dont le slogan a été longtemps “Nos vies valent plus que leurs profits”, et je trouve que ce que nous vivons en ce moment est la mise en œuvre de ce principe ». Voilà, voilà. Ils étaient si drôles ces trostkystes avec leurs slogans, eh bien, justement, venus du fond de l’URSS de Tchernobyl (ânerie historiographique de première, mais c’est comme ça que ça se range dans une tête de journaliste). Ils étaient si drôles. Et puis voilà qu’ils ont raison. On dit les trotskystes, mais là aussi c’est une métonymie — symétrique du monopole d’en-face.
En-face, précisément, à part cette drôlerie, rien ou presque. Claude Askolovitch n’est pas France Inter — il le sera quand, ès qualités et en son nom propre, il dira « connards » au micro, même de la part d’un « ami », plutôt que sur son compte personnel de Twitter. À Libé, on était il y a peu encore secoué de sarcasmes à l’idée qu’on pouvait faire argument du krach boursier contre la réforme des retraites — ces Insoumis.... Au Monde, toute mise en cause d’ensemble du néolibéralisme dans la situation présente vaut éructations excitées au « Grand soir ».
Mais le propre des grandes crises, comme situations à évolutions fulgurantes, c’est que les opinions aussi connaissent des évolutions fulgurantes. Par exemple, à quelques jours de distance, on reprendrait volontiers le sentiment de Lilan Alemagna que la connexion krach/réforme des retraites faisait tant rire. Ou celui d’Abel Mestre maintenant qu’il a pris connaissance des articles de son propre journal sur les projections de mortalité et la situation progressivement révélée de l’hôpital, manière de voir comment il apprécie le degré de changement qu’il faut faire connaître à l’ordre social présent. L’ordre social qui donne du « héros » en verroterie symbolique aux personnels hospitaliers, mais leur fait envoyer des mails leur expliquant qu’une infection au coronavirus ne sera pas reconnue comme maladie professionnelle (des fois qu’entre deux gardes ils aillent se déchirer en discothèque) ; celui qui par la bouche de Martin Hirsch — encore — traite de « scrogneugneu » les médecins et infirmières qui ont dénoncé l’agonie matérielle de l’hôpital (présidée par lui), et ceci au moment même où il demande aux personnels retraités de venir reprendre le collier aux urgences, c’est-à-dire de rejoindre leurs collègues tous déjà positifs, Tchernobyl-style ; celui qui célèbre l’éthique du service public il-y-a-des-choses-qu’on-ne-peut-pas-confier-à-la-loi-du-marché, mais maintient le jour de carence pour ses agents malades ; celui qui sort les vieux à toute force dans l’espoir de sécuriser les majorités municipales du bloc bourgeois (©) ; celui qui produit des personnages aussi reluisants que, mais ça alors ! de nouveau Martin Hirsch — décidément à lui seul la synthèse ambulante du régime —, expliquant sur France Inter à des interviewers pourtant pas feignants de l’encensoir mais cette fois un peu estomaqués, qu’il y a des réanimations qui, que, comment dire… durent très longtemps, des deux trois semaines, alors que eh bien à la fin ça se termine plutôt mal, et du coup elles n’ont pas servi à grand-chose (les réanimations), en fait à rien, qu’on pourrait peut-être songer à débrancher un peu plus tôt, vu qu’il s’agirait de libérer le lit rapidement, rapport à zero-bed. Et maintenant, verbatim : « Lorsque les réanimateurs jugeront que la réanimation n’a pour effet que de prolonger que de huit jours, ils feront le rationnel (sic) de ne pas se lancer dans une réanimation dont la conclusion est déjà connue ». Mais le verbatim, c’est encore trop peu, il manque le bafouillement caractéristique de celui qui dit une monstruosité, un truc obscène, imprésentable, en sachant qu’il dit une monstruosité, un truc obscène, imprésentable. Parce que juger « d’une réanimation dont la conclusion est déjà connue », c’est, comme qui dirait, et d’ailleurs comme dit Ali Baddou, une « responsabilité terrible ». À quoi Hirsch répond, du tac au tac, que « la responsabilité terrible, c’est effectivement d’en faire le plus possible, d’être hyper-organisés, de convaincre les autres qu’il faut se mobiliser à fond » — au cœur de la question qui venait de lui être posée donc. Car on n’avait pas bien compris de quoi la responsabilité terrible est la responsabilité terrible : c’est de se serrer les coudes et d’être « mobilisés à fond » ! Disons, les choses : contre tout ça, la proposition de tout renverser et de tout refaire qui, sous le nom-épouvantail de « Grand soir » effraye tant Abel Mestre, est finalement des plus modérées, en fait minimale.
Mais le propre de tous les propagandistes de l’ordre présent, c’est que le sens du dégoûtant ne leur vient que tardivement — s’il leur vient. On ne sait jamais vraiment jusqu’où les dominants doivent aller pour leur arracher un début de revirement, un commencement d’interrogation globale. Mais peu importe : les « interrogations globales », d’autres qu’eux se les posent, plus nombreux et, le temps passant, de moins en moins calmes. Jusqu’ici, les morts du capitalisme néolibéral, entre amiante, scandales pharmaceutiques, accidents du travail, suicides France Télécom, etc., étaient trop disséminés pour que la conscience commune les récapitule sous un système causal d’ensemble. Mais ceux qui arrivent par wagons, on ne les planquera pas comme la merde au chat. On les planquera d’autant moins que les médecins disent depuis des mois l’effondrement du système hospitalier, et que la population les a entendus. De même qu’elle commence à comprendre de qui cet effondrement est « la responsabilité terrible ». L’heure de la reddition des comptes politiques se profile, et elle aussi risque d’être « terrible ».
En réalité, une pandémie du format de celle d’aujourd’hui est le test fatal pour toute la logique du néolibéralisme. Elle met à l’arrêt ce que ce capitalisme demande de garder constamment en mouvement frénétique. Elle rappelle surtout cette évidence qu’une société étant une entité collective, elle ne fonctionne pas sans des constructions collectives — on appelle ça usuellement des services publics. La mise à mort du service public, entreprise poursuivie avec acharnement par tous les libéraux qui se sont continûment succédés au pouvoir depuis trente ans, mais portée à des degrés inouïs par la clique Macron-Buzyn-Blanquer-Pénicaud et tous leurs misérables managers, n’est pas qu’une mise à mort institutionnelle quand il s’agit du service public de la santé — où les mots retrouvent leur sens propre avec la dernière brutalité. En décembre 2019, une banderole d’hospitaliers manifestants disait : « L’État compte les sous, on va compter les morts ». Nous y sommes.
Pour l’heure on dit « connards », mais il ne faut pas s’y tromper : c’est peut-être encore une indulgence. Qui sait si bientôt on ne dira pas autre chose.
En fait, tout ce pouvoir, s’il lui était resté deux sous de dignité, aurait dû endosser le désastre déjà annoncé en face du public, reconnaître n’avoir rien compris ni à ce que c’est que vivre en collectivité ni à ce que l’époque appelle. Dans ces conditions, il aurait dû se rétrograder au rang de serviteur intérimaire, de fait en charge de la situation, pour annoncer qu’il se démettrait sitôt la crise passée. Tout le monde a compris que ça n’est pas exactement ce chemin que « ceux qui nous gouvernent » ont l’intention d’emprunter. Disons-leur quand même que, sur ce chemin, ils seront attendus au tournant.
Frédéric Lordon
Publié le 15/03/2020
Pourquoi EELV s’en prend-elle violemment à la gratuité des transports en commun urbains ?
Paul ARIES (site legrandsoir.info)
L’Observatoire International de la Gratuité propose cette tribune en réponse au texte contre la gratuité des Transports en Commun paru sur le site de Politis de la part d’EELV...
LGS la publie d’autant plus volontiers que nous avons été partenaires du Forum national de la gratuité organisé à Lyon par cet organisme et notre ami Paul Ariès en janvier 2019. Nous y sommes intervenus avec deux de nos administrateurs et nous avons rencontré et apprécié politiquement l’élue lyonnaise Nathalie Perrin-Gilbert, actuelle candidate à la mairie de Lyon et cible d’EELV.
EELV de LYON/Métropole attaque violemment le principe même de gratuité des transports
en commun urbains qualifié de "mesure électoraliste", de "mesure antisociale", de "mesure antiproductive" donc anti-écolo.
L’attaque virulente d’EELV Lyon/Métropole contre la gratuité choisit délibérément d’ignorer que le débat existe (ou existait ?) au sein d’EELV sur cette question, que des listes EELV, comme
celle de Roubaix, proposent cette gratuité, qu’ Eric Piole, le Maire EELV de Grenoble, s’est prononcé, à titre personnel, en faveur de la gratuité universelle des transports en commun urbains,
qu’EELV avait participé au Forum national de la gratuité organisé par l’Observatoire International de la Gratuité le samedi 5 janvier 2019 à Lyon.
Le site EELV des Yvelines reconnait pourtant que la gratuité des TC à Dunkerque
a permis d’augmenter le nombre d’usagers de 65 % "dont de nombreux automobilistes qui laissentdésormais leur voiture au garage", 10 % des utilisateurs ayant même revendu leur deuxième
voiture.
Cette haine de la gratuité, accusée soudainement de tous les maux par des édiles d’EELV, est donc une très mauvaise nouvelle pour l’écologie sociale et populaire et pour les élections de dimanche.
On savait déjà EELV favorable à la remise en cause du clivage droite/gauche,
on découvre EELV favorable à une remise en cause du clivage libéral/antilibéral, marchand/antimarchand.
Pourquoi cet alignement d’EELV Lyon/Métropole sur les pires positions des ennemis de la
gratuité ?
Ce parti-pris du réalisme comptable est le signe des alliances contre-nature mises en place depuis 19 ans au Grand-Lyon puis au sein de la Métropole de Lyon entre EELV, le PS et...
LREM !
EELV Lyon/Métropole partage donc le bilan de la majorité sortante, ayant participé à
ses exécutifs.
Cette haine de la gratuité serait-elle une façon de camoufler qu’elle partage le bilan de Gérard Collomb ?
Ce parti-pris du réalisme comptable est aussi un mauvais signal car il pourrait faire craindre de nouvelles alliances contre nature consistant à faire demain du Collomb sans Collomb...
Ce part-pris du réalisme comptable explique qu’EELV fasse ses choux gras des études financées et réalisées par des adversaires irréductibles de la gratuité, à Lyon comme ailleurs... notamment les
Lobby privés et publics responsables de la crise actuelle des transports.
EELV-Lyon-Métropole ne recule pas devant le fait de qualifier la gratuité de "mesure antisociale", car la gratuité concernerait aussi bien les riches que les milieux modestes, voire les
pauvres...
Signe qu’EELV ne sort pas de la logique des tarifs sociaux qui ne va pourtant jamais
sans condescendance ni flicage et qui a fait la preuve de son incapacité à changer le système.
On imagine mal Jean Jaurès prôner simplement la gratuité de l’école pour les gosses de pauvres.
EELV Lyon/Métropole se rend-elle même compte que dire que ceux qui peuvent payer doivent payer, concernant les transports en commun, pourrait tout aussi bien s’appliquer à l’école ou à la
santé ?
J’accuse EELV Lyon/Métropole de développer un discours sapant la logique de la sécurité sociale.
Chacun paye au moyen de la fiscalité et bénéficie des services en fonction de ses besoins.
EELV explique doctement que la gratuité va conduire à la saturation de certaines lignes... ce qui est bien la preuve que la gratuité augmente la fréquentation et répond à un besoin....
C’est d’ailleurs, pour cela, que la gratuité n’est pas seulement la suppression de la billetterie, mais une transformation de l’offre donc aussi le choix de nouveaux investissements...
On peut choisir soit d’adapter la demande à l’offre en préservant le principe du système marchand (puisque toutes les études prouvent que les tarifs sociaux restent trop chers pour les pauvres) soit
d’adapter l’offre aux besoins légitimes en se donnant les moyens de financer les choix de société.
Car ce que ces écologistes libéraux ne comprennent pas c’est que la gratuité, pas plus que le service public, n’est une modalité de gestion des biens communs mais bien une conception différente de la
société.
La gratuité n’est donc pas une mesure électoraliste, comme le prétend
méchamment EELV mais un outil de transformation urbaine, en faveur du ralentissement et de lutte contre la gentrification.
Cette gratuité, que nous défendons contre EELV, est une gratuité construite dans tous les domaines, comme celle, d’ailleurs, des routes, des trottoirs et, bien sûr, des pistes cyclables..
Cette gratuité, que nous défendons contre EELV , est une mesure sociale
dans la mesure où elle distribue du pouvoir d’achat non monétaire.
Cette gratuité, que nous défendons contre EELV, est une mesure écologique
car elle rompt avec la civilisation de la voiture et avec la satisfaction individuelle des besoins.
Cette gratuité, que nous défendons contre EELV, est une mesure politique
car l’enjeu est bien de multiplier les îlots de gratuité (eau et énergies élémentaires,
services culturels et funéraires, cantines scolaires, activités périscolaires, etc) avec l’espoir qu’ils deviennent des archipels de gratuité puis de nouveaux continents.
Quoi qu’en dit EELV Lyon/Métropole la gratuité c’est bon pour les usagers, les
personnels et la planète.
Comment EELV ose-t-elle opposer la gratuité des TC et l’urgence climatique ?
La mouche qui a piqué EELV/Lyon-Métropole c’est celle d’une écologie libérale !
Nous ne voulons pas de cette écologie qui considère que donner un prix à toute chose serait bon.
Nous ne voulons pas de cette écologie d’hommes et de femmes patronnesses adeptes des tarifs sociaux.
Paul ARIES
Observatoire International de la Gratuité
Directeur de l’Observatoire International de la Gratuité
auteur de Gratuité vs capitalisme (éditions Larousse).
PS Cette attaque parue sur Politis contre le principe même de gratuité est reprise désormais dans de nombreuses villes par des militants/candidats EELV)
URL de cet article 35764
https://www.legrandsoir.info/pourquoi-eelv-s-en-prend-elle-violemment-a-la-gratuite-des-transports-en-commun-urbains.html
Publié le 11/03/2020
Dans les villes gérées par le RN : budgets sociaux sabrés, démocratie entravée, indemnités des maires augmentées…
par Collectif (site bastamag.net)
Que s’est-il passé pendant six ans au sein des quatorze villes gérées par le RN/FN ? Le collectif Vigilance et initiatives syndicales antifascistes livre, avec les éditions Syllepse, son bilan de la gestion communale par l’extrême droite. En voici quelques illustrations.
Quatorze villes françaises sont aujourd’hui gérées par des maires d’extrême droite, ainsi que deux arrondissements de Marseille. Qu’y font-ils ? Quelle y est leur politique ? À l’approche des municipales, le collectif Vigilance et initiatives syndicales antifascistes (Visa) [1] et les éditions Syllepse publient un nouveau bilan de la gestion municipales des villes gérées par des maires venus du Front national/Rassemblement national, le livre Lumière sur villes brunes. En voici des extraits au sujet de quatre villes : Mantes-la-Ville (Yvelines), Hayange (Moselle), Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), Orange (Vaucluse), Congolin et Luc (Var).
À Mantes-la-Ville, le maire RN s’augmente mais coupe drastiquement les budgets sociaux
C’est la seule ville d’Île-de-France administrée par le RN, mais les élections de 2017 y ont été très décevantes et montrent que son implantation n’est pas vraiment assurée [2]. Ces déboires n’empêchent pas le maire de veiller à la défense de ses intérêts propres. En juin 2017, il a augmenté son indemnité de maire de 7 %. Ce qui, ajouté à ses indemnités de conseiller régional et d’élu à la communauté urbaine, lui permet d’atteindre un confortable total mensuel brut de 7350 euros. L’opposition dénonce cette opération et rappelle que « le maire, en trois ans, a divisé les subventions aux associations par deux, baissé le nombre d’agents municipaux de près de 20 % [...], supprimé au maximum tout ce qui a trait au social, en expliquant que les finances municipales vont mal et qu’il faut faire des économies... » !
Cyril Nauth, le maire Front/Rassemblement national de Mantes-la-Ville, continue discrètement de mettre en œuvre sa politique inégalitaire et discriminatoire. Comme dans toutes les municipalités d’extrême droite, c’est l’argument de la « bonne gestion » et de la diminution des impôts locaux qui sert à justifier la politique menée. Nauth affirme qu’il gère la ville en « bon père de famille » et dans ses vœux 2018 il s’est engagé « à continuer dans la voie du sérieux et de l’exemplarité en matière budgétaire ». Qu’en est-il réellement ?
Lorsqu’on regarde plus précisément les décisions prises, ces économies servent surtout à justifier la diminution, voire la suppression, des structures d’aides sociales (CVS, missions locales pour l’emploi...) et des subventions aux associations (FC-Mantois, LDH, le Comité des fêtes, l’école d’arts plastiques...) dont il aimerait réduire les activités. Elles servent aussi de prétexte pour réduire le nombre d’agents publics, donc des services à la population.
Mais ne sont pas citées les dépenses liées à son acharnement contre les demandes de permis de construire d’une mosquée et d’un centre culturel musulman (plus de 100 000 euros de frais de justice). Ni les frais d’un audit financier pour un bilan d’autosatisfaction à mi-mandat largement diffusé dans la ville. Ni encore le budget renforcé de la police municipale et de la vidéosurveillance...
À Hayange, Fabien Engelmann coupe l’électricité et le chauffage au Secours populaire
Depuis le 30 septembre 2016, la municipalité avait coupé le gaz et l’électricité à l’association du Secours populaire, lui demandant en même temps de quitter – sans préavis – les locaux appartenant à la ville qu’elle occupait depuis 2005. La mairie reprochait à l’association son caractère « politisée et pro-migrants », alors qu’elle vient en aide aux nécessiteux sans distinction d’origine. Le Secours populaire de Hayange compte environ 1000 bénéficiaires de ses aides.
Le 19 décembre 2017, le tribunal de grande instance de Thionville (Moselle) – saisi en référé, donc pour une procédure d’urgence, depuis octobre 2017 – a ordonné à la ville de rétablir le gaz et l’électricité avec effet immédiat. Cela sous la menace de devoir payer 1500 euros d’astreinte pour le premier jour de retard, puis 500 euros pour chaque jour de retard. La mairie devra aussi verser 1500 euros d’indemnités à l’association. La mairie a annoncé son intention de faire appel de cette décision et de saisir le tribunal pour lui demander l’expulsion du Secours populaire de ses locaux.
À Hénin-Beaumont, Steeve Briois installe des caméras partout
Dès 2016, la mairie FN d’Hénin-Beaumont avait prévu l’installation de 110 caméras
de surveillance à travers la ville (de moins de 30 000 habitant·es) et d’un centre de supervision, pour un coût global budgété de 531 000 euros.
Or, l’installation effective du dispositif de vidéosurveillance a pris du retard, puisque la mairie d’extrême droite avait tablé sur une aide financière de l’État de 300 000 euros, via le
Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FPID). Or, au moins jusqu’ici, l’État a un peu traîné les pieds, face à l’enthousiasme de la mairie FN.
Alors que l’ex-FN devenu RN poursuit tranquillement sa politique d’implantation locale et de préparation des municipales de 2020, sa gestion locale a fait, ces derniers mois, peu de vagues publiquement. La volonté de certaines municipalités d’extrême droite d’afficher une « normalité » vers l’extérieur y contribue autant que le comportement des médias, dont l’attention s’est détournée de la gestion des mairies FN/RN à partir du moment où l’actualité n’y apparaissait pas « spectaculaire » ou sensationnelle.
Hénin-Beaumont, la seule municipalité que le FN a prise en 2014 avec une majorité absolue dès le premier tour des élections municipales, a toujours été le laboratoire de cette stratégie du « peu de vagues ». Le maire de la ville, Steeve Briois, étant aussi vice-président du FN, ex-secrétaire général ainsi que député européen, il occupe les hautes positions dans l’appareil du parti parmi les maires d’extrême droite en place.
Au cours du premier semestre 2018, l’attention publique et médiatique a surtout été attirée sur la municipalité d’Hénin-Beaumont à l’occasion de plusieurs procès qui impliquent des acteurs politiques locaux, à la fois de l’équipe municipale mais aussi de l’opposition. Du côté de la municipalité, des poursuites sont en cours depuis l’automne 2017 contre l’adjoint à la culture du maire, Christopher Sczcurek, pour diffamation. Une adresse IP avait été identifiée comme appartenant à cet élu et entre décembre 2015 et décembre 2016, plusieurs articles à caractère diffamatoire avaient été publiés à partir de cette adresse. Il s’agissait avant tout d’attaques contre le quotidien régional, La Voix du Nord : « La propagande gauchiste de la VDN continue », « La VDN est à la botte de l’opposition et certains journalistes se couchent » ; « La VDN aux ordres de la gauche ». L’élu est mis en examen, pour ces propos, depuis le 3 octobre 2017.
Le 6 février 2018,le Parlement européen a voté la levée de l’immunité parlementaire de Steeve Briois, sur la demande du parquet de Douai. Ceci afin de permettre des poursuites pour des propos qualifiés d’injures publiques, que le maire avait publié le 23 décembre 2015 sur sa page Facebook et qui visait l’élu d’opposition David Noël (PCF). Ce dernier était accusé, notamment, de « haine » contre la ville. Du côté de l’opposition, l’élue écologiste Marine Tondelier, l’une des plus actives à tenir tête à la municipalité FN/RN, a été à son tour mise en examen, comme l’a annoncé la VDN le 7 juillet 2018. En cause, plusieurs passages du livre qu’elle a publié en mars 2017 sous le titre Nouvelles du Front, où elle relate les intimidations et les pressions exercées par l’équipe municipale contre ses détracteurs locaux.
- La face cachée d’une ville gérée par le Front National : une élue écologiste raconte |
À Orange, Jacques Bompard muselle l’opposition
Depuis le début de ses mandats (en 1996), Jacques Bompard [ancien du FN, fondateur du
parti Ligue du Sud, allié à divers groupes d’extrême-droite, mais concurrent local du FN/RN, ndlr] essaye de museler toute opposition. Cette politique s’amplifie au dernier trimestre 2017 : lors
du conseil municipal du 29 octobre, la mairie ne fournit pas les documents nécessaires à la connaissance des dossiers, notamment le très épineux PLU (plan d’urbanisme). Lors du conseil municipal
du 23 novembre, il suspend la séance dès que l’opposition prend « trop longtemps » ou de façon « intempestive » la parole et donne un blâme à l’une de ses
représentantes...
Il préfère informer via les panneaux d’information électroniques municipaux (à côté de l’annonce du loto et du vide-greniers) : « Suite aux débordements aux conseils municipaux, le
maire procédera directement au vote chaque fois que l’opposition lui déniera le droit de répondre. » Fin des débats et belle démonstration de démocratie.
M. Bompard a une vision bien particulière de la démocratie. Par exemple, son contournement de la loi sur le cumul des mandats. À la suite des élections législatives, M.Bompard en plus de son mandat obtient celui de député, ce qui n’est plus possible avec la nouvelle loi. Pas grave, ce grand défenseur de la démocratie a une stratégie pour garder tous les pouvoirs en mains : démissionner de son mandat de maire, pour être dans les clous dans un premier temps, puis se faire réélire par le conseil municipal (la dernière élection étant celle qui donne mandat) le 25 juillet, et en même temps, continuer à agir au sein de l’Assemblée nationale via sa suppléante.
À Congolin, le maire RN se vante d’être hors la loi
Le dévoilement de plusieurs heures d’enregistrements de conversations téléphoniques entre le maire, un notable bistrotier et son fils, en février 2017, est édifiant : menaces et chantages à peine voilés, mépris affiché des petits commerçants, cynisme vis-à-vis de sa propre majorité qualifiée de « liste de débiles que je trimbale » accusée de « demander des choses pour eux » dans leur « pré carré ». La cerise sur le gâteau arrive quand il parle de lui-même : lui qui est « prêt à tout » pour rester maire « ad vitam aeternam », qui se vante d’être un « vrai petit écureuil » qui a mis de l’argent partout, et pas seulement en Croatie, et qui explique à son interlocuteur qui lui certifiait n’avoir jamais fait les choses hors la loi : « Tu as bien de la chance, moi j’ai fait ça toute ma vie. »
Quel vent de panique a poussé Marc-Étienne Lansade à se lâcher ainsi et pourquoi, un an après, les enregistrements sont-ils sortis ? Le contexte politique l’explique : après de nombreuses défections, la majorité municipale ne tenait plus qu’à un fil et des élections anticipées se profilaient. Le maire préparait déjà les élections de 2020 en voulant « faire une liste divers droite, avec tous les gens normaux ». Pour ce faire, il voulait des déclarations publiques d’allégeance de notables de la ville et était prêt à toutes les pressions dans ce but ; il ne les a pas obtenu, par contre, il a réussi à « retourner » un conseiller municipal de l’opposition et à écarter ainsi provisoirement le spectre d’un retour aux urnes anticipé.
Et maintenant ? Sur le plan judiciaire, les enregistrements saisis par la
gendarmerie de Saint-Tropez ont atterri sur le bureau du procureur de la République à Draguignan. On attend les suites. Sur le plan politique, les espoirs de reclassement « divers
droite » du maire sont très compromis et le fossé avec son opposition de droite, ses ex-colistiers « traîtres » et les notables cogolinois n’a jamais été si profond. Signe des
temps, en mai, le maire a une fois de plus demandé au conseil municipal la protection juridictionnelle pour lui-même dans cette affaire. Mais le quorum n’étant pas atteint, il s’est permis de
voter, ce qui est contraire à la loi vu qu’il est directement concerné.
L’opposition a saisi le préfet pour faire annuler cette délibération. Un deuxième vote a eu lieu au conseil municipal du 26 juin pour confirmer celui du mois précédent.
Cette histoire nauséabonde n’empêche pas la mairie de continuer son Monopoly juteux. Ainsi, le 13 juin, Var Matin annonçait que la régie municipale du port des Marines de Cogolin avait fait l’acquisition d’un ensemble immobilier pour 3 millions d’euros pour y installer un yacht-club et qu’elle allait emprunter 6 millions d’euros en 2018.
Au Luc, valse des directeurs, menaces et charte « Ma commune sans migrant »...
Finis les états d’âme qui caractérisaient les deux maires précédents qui ont jeté l’éponge dans la commun varoise du Luc. Avec Pascal Verrelle, Le Luc dispose d’un maire FN droit dans ses bottes. D’abord, il fait le ménage dans ses services. On en est au quatrième directeur général des services ; ensuite, afin d’augmenter son pécule, le maire s’est fait voter une indemnité supplémentaire forfaitaire pour frais de 350 euros par mois. Mais surtout, le maire n’a pas peur de payer de sa personne. Il se permet des menaces physiques contre un responsable de l’association Ensemble pour Le Luc, membre de la Codex 83 (Coordination départementale contre l’extrême droite) ; une plainte a été déposée avec preuve enregistrée de cette « conversation » à l’appui.
Depuis octobre 2017, le maire a trouvé son nouveau cheval de bataille : les migrants. Prévoyant, il avait fait adopter en 2016 par le conseil municipal une charte : « Ma commune sans migrant ». Ensemble pour Le Luc l’a contestée devant le tribunal administratif mais a été débouté. Informé fin octobre 2017 par le préfet de l’arrivée probable d’ici début 2018 d’une trentaine de migrants dans un foyer sur sa commune, le maire s’est fendu d’une lettre aux habitants du Luc, où il accusait les migrants d’être des « clandestins » de faire peser sur Le Luc un risque économique car cela fera fuir des investisseurs... Heureusement, dans le Var, comme dans beaucoup d’autres régions, la solidarité concrète avec les migrants s’organise et ce n’est pas cette prose honteuse qui la freinera, même au Luc.
Collectif Vigilance et initiatives syndicales antifascistes (Visa)
Lumière sur mairie brunes. Tome 3. Coordinateur : Vigilance et initiatives syndicales antifascistes (Visa), Éditions Syllepse. Février 2020.
Notes
[1] Visa est une association intersyndicale composée de structures syndicales de la FSU, de l’Union syndicale Solidaires, de la CGT, de la CFDT, de la CNT, de l’Unef et du syndicat de la Magistrature.
[2] Au 1er tour de la présidentielle, c’est Jean-Luc Mélenchon qui est arrivé en tête avec 28,5 % des voix. Au second, Marine Le Pen y a été largement battue (32 %) par Emmanuel Macron. Aux législatives, marquées par une très forte abstention (69%), le candidat FN n’a pas obtenu la majorité dans la ville, ndlr.
Publiéle 06/03/2020
« Il faut parler de classes sociales et non pas simplement d’inégalités » – Entretien avec Didier Eribon
Par Noemie Cadeau (site lvsl.fr)
-
Didier Eribon est revenu pour Le Vent Se Lève sur son parcours atypique d’intellectuel transfuge de classe, ainsi que sur Retour à Reims, essai qui a fait date en ouvrant une voie nouvelle à l’écriture autobiographique sur le mode de l’introspection sociologique. Nous avons évoqué son prochain livre qui portera sur la question politique du vieillissement, et la représentation des exclus qui n’ont pas voix au chapitre. Il nous livre son regard précieux sur l’actualité des mouvements sociaux, ainsi que sur l’évolution du vote ouvrier vers l’extrême-droite et la désintégration de la classe ouvrière. Deuxième volet d’un entretien réalisé par Noémie Cadeau et retranscrit par Jeanne du Roure et Victoire Diethelm. Découvrez la troisième partie de cet entretien ici.
LVSL – Votre ouvrage sera donc finalement un livre sur la représentation politique, qui s’intéresse au cas limite des gens qui n’ont pas voix au chapitre. Dans quelle mesure cette question peut-elle être élargie à d’autres groupes sociaux et quelles sont les conséquences politiques à en tirer ?
D.E. – Cette question peut en effet s’élargir aux chômeurs, par exemple, pour qui il n’est pas facile de se mobiliser puisque, par définition, ils sont isolés (hors d’un lieu de travail), mais aussi aux personnes handicapées, à mobilité réduite, etc. La question de la représentation est une question politique centrale puisque l’on a très souvent en tête cette idée que les gens qui souffrent, qui sont victimes de discrimination, d’exploitation, d’oppression, vont se mobiliser. Mais n’est-ce pas, en partie du moins, la mobilisation, et donc le regard politique, la théorie politique qui constituent un groupe comme groupe, en regroupant sous un même regard, dans une même action, des ensembles d’individus qui vivent séparément, dans la « sérialité » aurait dit Sartre, et dans une certaine impuissance, des situations identiques. Et par conséquent, le « représentation » politique, la « délégation », est presque toujours un élément décisif. Il faut que quelqu’un parle – ou que quelques-uns parlent – pour les autres.
On pourrait aller jusqu’à avancer, par exemple, que la « classe ouvrière » n’existe, en tant que « classe », qu’à travers des discours théoriques, des représentations politiques, associatives… Ce que Bourdieu appelait « l’effet de théorie ». Ma mère, quand elle était ouvrière, dans les années 1970, participait aux mobilisations syndicales, aux grèves, dans l’usine où elle travaillait, qui comptait 1700 ouvrières et ouvriers, dont 500 étaient syndiqués à la CGT, ce qui formait évidemment une force mobilisée ou mobilisable assez considérable. Par cette participation à la grève, par sa résistance à l’oppression patronale, ma mère s’inscrivait dans la longue histoire du mouvement ouvrier : elle était donc un sujet politique. Devenue retraitée, elle a, en grande partie, cessé de l’être et l’a été encore moins quand elle est devenue dépendante physiquement. C’est ce qui explique pourquoi mes parents se sont mis à voter pour le Front National : ils étaient désormais coupés du collectif auxquels ils appartenaient quand ils étaient ouvriers et qui existait à travers des structures syndicales (la CGT) ou politiques (le Parti communiste) et leur mode de protestation s’est transformé du tout au tout, passant d’un vote de gauche ancré dans une appartenance collective à un vote d’extrême-droite arrimé à une situation et à un sentiment d’isolement.
Quand Thomas Ostermeier a adapté Retour à Reims, nous sommes allés filmer les lieux où j’avais vécu et l’usine, désaffectée depuis dix ans et délabrée, où travaillait ma mère. Il y avait des affiches de Marine Le Pen partout. Les générations suivantes sont parties travailler dans d’autres usines ou plus probablement sont devenues des chômeurs, ou occupent des emplois précaires. Il faut analyser cette précarisation pour comprendre les phénomènes politiques d’aujourd’hui. Les 1700 ouvriers ne sont plus là… Où sont les syndiqués de la CGT ? Où sont les cartes d’adhérents au syndicat ? Un chômeur, un travailleur précaire, un travailleur à l’emploi « ubérisé » (vous avez sans doute vu les films magnifiques et terribles de Ken Loach, Moi, Daniel Blake et Sorry we missed you) ne peuvent plus être des sujets politiques de la même manière que l’étaient dans les années 1960 et 1970 les ouvriers syndiqués dans les grandes usines. Cette force mobilisable, collective n’existe plus, sauf en certains endroits, dans certaines conditions. Et cette atomisation, cette individualisation des existences et des rapports à la politique rend possible tous les égarements, toutes les dérives, toutes les transformations politiques auxquelles on a assisté (la montée de l’extrême-droite, du « populisme de droite ») qui mettent en évidence une réorganisation et une reformulation de la constitution de soi-même, comme sujet politique dans les classes populaires.
Mais ce ne sont pas seulement les mutations économiques qui ont fait disparaître la « classe ouvrière », ce sont aussi le déplacement vers la droite des discours politiques. Dans Retour à Reims, mais avant cela, dans le livre qui a précédé celui-ci, en 2007, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, j’ai analysé comment l’idée de « classe ouvrière », et même l’idée de « classe sociale » », avait été déconstruite par le travail idéologique mené par des cercles néoconservateurs (la Fondation Saint-Simon, notamment, qui regroupaient des universitaires, des hiérarques du journalisme, des grands patrons…) : il s’agissait de faire prévaloir la notion de « responsabilité individuelle » en s’attaquant aux modes de pensée qui s’organisaient autour des notions de classes sociales, de déterminismes sociaux, et aussi de conflictualités, de luttes sociales… Il s’agissait de défaire tout ce qui ressortissait à l’inscription des individus dans des espaces sociaux, de tout ce qui se référait à du « collectif » – du « collectivisme » selon eux – dans l’analyse des vies et des modalités de déroulement de celles-ci. Ce qui avait été au cœur de la pensée de droite, et ressassé obsessionnellement par la pensée de droite depuis des décennies, se trouvait désormais promu par ces idéologues néo-aroniens (ils ne cachaient pas que leur démarche s’inspirait de Raymond Aron, ce qui suffisait à indiquer qu’il s’agissait très clairement d’une démarche de droite, foncièrement de droite) comme la nécessaire « modernisation » de la pensée de gauche. Cette entreprise, soutenue par les médias mainstream, avait pour fonction de légitimer le glissement vers la droite de tout le champ intellectuel et politique, et notamment celui du Parti socialiste, qui était en train de renoncer à tout ce qui faisait que la gauche était la gauche. Cette logique néoconservatrice a consisté non seulement à évacuer toute analyse en termes de classes sociales, mais aussi d’exploitation, d’oppression, de domination. Il n’y avait plus que des individus, responsables de leur sort, et qui devaient accepter de « vivre ensemble » dans un nouveau « pacte social » (c’est-à-dire accepter leur condition, et se soumettre en silence au pouvoir et aux gouvernants). L’ennemi de ces idéologues, c’était bien sûr la pensée de gauche, et la pensée sociologique (toujours assimilée dans l’imaginaire de la droite au « « social » honni, au « socialisme » encore plus honni…).
Il faut bien voir que c’est avec ce déblaiement préalable de la pensée de gauche comme arrière-fond qu’il a été possible de substituer à l’idée de classes, de déterminismes de classe, etc., la simple idée, hier, de « stratifications » ou, plus récemment, d’« inégalités ».
L’économiste Thomas Piketty est un symptôme éloquent de cet appauvrissement politique de la pensée. Il faisait d’ailleurs partie de la Fondation Saint Simon et publie ses livres dans une collection dirigée par l’un des principaux animateurs de ce défunt cénacle idéologique (Rosanvallon). N’oublions pas que ce sont ces gens-là qui, en 1995, avec la CFDT (bien sûr !) soutenaient activement le Plan Juppé de réforme des retraites que la grande mobilisation sociale a réussi à faire échouer. Piketty a écrit un livre sur le Capital au XXI ème siècle dans lequel on ne trouve pas la moindre théorie du capital. Le capital, pour lui, c’est le patrimoine économique qui se transmet par héritage. Mais on se demande d’où vient ce patrimoine, comment il s’est formé, comment il se reproduit ? Il n’est jamais question dans ce livre de l’usine, du travail, de l’exploitation, des ouvriers. Il ne parle pas du capital social, ni du capital culturel qui est l’un des instruments les plus importants de la reproduction des structures sociales et donc de la perpétuation des structures de la domination (car c’est le mot qu’il convient d’employer). Et ne pas en parler, ne pas même s’en préoccuper, c’est ratifier l’existence du système tel qu’il est et donc contribuer à sa légitimation. Ce que, d’ailleurs, il fait explicitement. Dans ce gros livre sous-théorisé (il publie de très gros livres, que personne ne lit, pour impressionner et intimider par le nombre de pages, et masquer ainsi la minceur de sa contribution intellectuelle), qui n’est qu’une succession de tableaux sans réflexion sur les structures sociales, il se contente de distinguer des différences de revenus entre des catégories de la population. Ce ne sont plus des « classes sociales », mais des niveaux dans des tableaux. D’où la remarque aussi stupide que violente dans l’introduction de son livre où il s’en prend à la « pensée paresseuse », celle qui entend lutter contre toute forme d’inégalités, car, déclare-t-il, il convient de réaffirmer qu’il y a des inégalités justes, celles qui sont fondées sur le travail et le mérite (c’est une citation ! on voit à quoi mène la philosophie politique rawlsienne qu’il a sans doute puisée dans les écrits de ses amis de la revue chrétienne Esprit). Il devrait aller expliquer cette magnifique pensée non-paresseuse à la femme de ménage qui nettoie son bureau tous les soirs, aux éboueurs qui vident ses poubelles, aux ouvriers qui fabriquent les objets techniques dont il se sert… Son problème dans ce livre, de toute évidence, ce n’est pas qu’il y ait des inégalités, c’est qu’un cadre « méritant » (ou un professeur à l’École d’économie de Paris) dispose de revenus inférieurs à un ceux d’un rentier. Cette idéologie méritocratique est un magnifique exemple de justification des inégalités (car ce cadre ou ce professeur d’université ont eu accès à des parcours scolaires privilégiés dont ont été privés tous les autres) et il aurait dû citer son propre livre dans celui qui a suivi, consacré à la justification des inégalités. Là encore, dans son récent (et tout aussi limité intellectuellement), Capital et idéologie, il réduit la reproduction du capital aux idéologies qui le justifient, sans se demander si le système capitaliste ne repose pas sur d’autres fondements que des discours de légitimation. Le colonialisme sur lequel s’est fondé le capitalisme moderne n’est pas simplement une idéologie. L’économiste américain James Galbraith (parmi tant d’autres auteurs) a démoli ce livre à juste titre, dans un article féroce, et même empreint d’indignation. Si ces avalanches de tableaux statistiques n’aboutissent qu’à recommander aux gouvernement sociaux-démocrates – ou aux candidat.e.s sociaux-démocrates dont il aime à être le conseiller -d’augmenter la taxation des plus hauts revenus, on peut se dire que c’est beaucoup de pages pour pas grand-chose, et beaucoup de bruit pour rien (je parle de bruit, parce que ses livres font l’objet d’une promotion publicitaire tapageuse par les mêmes médias – Le Monde, Libération, L’Obs…- que ceux qui ont été les vecteurs de la révolution néo-conservatrice dans les années 1980 et 1990 et dont, bien sûr, les directeurs appartenaient à la Fondation Saint Simon, et qui s’émerveillent qu’une pensée de gauche renaisse, alors qu’ils ont participé à la démolition de la pensée de gauche, et que ce qu’ils applaudissent aujourd’hui est tout sauf une pensée de gauche ; quand Le Monde, Libération et L’Obs chantent en chœur les louanges d’un « renouveau de la pensée de gauche », on peut être certain que ce n’est pas de la pensée, et que ce n’est pas de gauche).
Ce ne sont pas les inégalités qu’il convient d’étudier comme de simples niveaux différenciés de revenus, mais la structure de classes de la société qui en fonde la réalité et la perpétuation. Le mot « inégalités » fonctionne ici comme un concept-écran – qu’on essaie de faire passer en contrebande pour un concept critique, ce qu’il n’est absolument pas – qui sert à masquer ce qui est en jeu : non pas une simple distribution différentielle des revenus qui bénéficierait aux rentiers au détriment de ceux qui devraient en bénéficier en vertu de leur travail et de leur mérite, mais un système social d’exploitation et d’oppression.
Le mot « inégalités » fonctionne comme un concept-écran qui sert à masquer ce qui est en jeu : un système social d’exploitation et d’oppression.
Aujourd’hui, c’est parce qu’on a évacué la question des classes que la question des inégalités (qui ne pose pas la question de la structure, du système qui les fonde) a pu s’imposer comme le thème central de la discussion. Mais cela fait partie de la mystification idéologique. J’ai vu mes parents ne pas pouvoir finir les fins de mois à une époque où l’on habitait dans un HLM. Je me souviens de ces moments lorsque j’étais enfant et qu’un employé venait percevoir le gaz, l’électricité ou le loyer, ma mère allait se cacher dans la chambre et nous demandait de répondre à travers la porte qu’elle n’était pas là. Elle ne pouvait pas payer les factures. Les fins de mois étaient toujours très difficiles (et la fin du mois arrivait toujours très tôt, à cet égard). Ce sont des choses qui n’ont pas disparu. Il suffit de regarder le film de François Ruffin et Gilles Perret, J’veux du soleil, pour voir que les gens qui vivent encore dans de telles situations sont très, très nombreux. Donc il faut parler de classes sociales et non pas simplement des inégalités. On doit parler du « capital » comme système de domination et d’exploitation – je ne suis pas marxiste mais il faut employer les mots qui conviennent car on ne peut pas ignorer totalement les analyses de Marx sur l’extorsion de la plus-value par l’exploitation des travailleurs. Il serait fort utile, et il est même urgent, qu’un auteur plus puissant et plus profond – et qui soit de gauche, et non pas un de ces sociaux-démocrates attachés à sauver le système par des mesures orthopédiques – écrive enfin un livre sur le Capital au XXIe siècle et en offre une théorisation.
LVSL – Dès lors, comment se constituent ces ensembles sociaux qui forment des classes ? Qu’est-ce qu’un groupe ? Comment retrouver le sens du collectif à l’encontre de l’atomisation individuelle ?
D.E. – On peut à la fois dire que les groupes sociaux, les « classes » au sens d’ensembles d’agents sociaux, sont à la fois donnés dans une certaine réalité objective, mais n’existent comme collectifs politiques, comme « groupes », au sens politique du terme, que lorsqu’ils se constituent comme tels par l’action, la mobilisation. Il y a de très belles analyses de Sartre sur la façon dont on passe de la sérialité au groupe. La sérialité, c’est quand on partage une même condition économique ou sociale, de mêmes caractéristiques, etc., mais isolément, séparés les uns des autres. Le groupe, c’est quand on se constitue comme ensemble mobilisé en se rassemblant précisément à partir de ces conditions et caractéristiques objectives.
Si l’on se réfère à ces analyses, la possibilité du « groupe » est toujours ouverte et, à moins de sombrer dans des conceptions essentialistes ou substantialistes, on peut penser qu’aucun ensemble n’est plus réel, ou plus vrai, ou plus authentique qu’un autre. Par conséquent, cela n’a aucun sens d’opposer la politique de classe à la politique des identités, comme croient pouvoir le faire certains (à gauche comme à droite, ou à l’extrême-gauche comme à l’extrême-droite, la dénonciation de la « politique des identités » étant souvent une manière de déguiser des positions et des pulsions de droite ou d’extrême-droite en discours de gauche dans la mesure où l’ « anti-libéralisme », non seulement économique mais aussi politique et « culturel » est fréquemment lié aux doctrines réactionnaires, autoritaires, intégristes voire fascistes). Se créer comme un « nous », comme un groupe social, par le biais d’un cadre théorique et d’une construction politique de soi, c’est produire un découpage du monde social, une perception du monde social, qui produit la réalité du monde social, puisque ce découpage s’inscrit dans le réel et la perception devient réalité. Bien sûr, chaque découpage tend à chercher à s’imposer comme le seul vrai ou comme le plus important. C’était précisément la réponse que donnait Beauvoir à la question qu’elle posait : pourquoi les femmes ne disent-elles pas « nous » alors que les ouvriers ou les Noirs aux Etats-Unis disent « nous ». C’est parce que les femmes ouvrières et les femmes noires se définissent d’abord comme ouvrières et donc solidaires des hommes ouvriers, ou comme noires et donc solidaires des hommes noirs. Il y avait un mouvement ouvrier, il y avait un mouvement noir. Pour dire « nous » en tant que femmes, il fallait déplacer les lignes de la perception en fonction desquelles on opérait les découpages sociaux et politiques et penser qu’il fallait créer une place – intellectuellement et pratiquement- pour un mouvement des femmes (dont certaines formes existaient déjà auparavant, bien sûr, car elle n’a pas inventé le problème toute seule dans son coin, ce n’est jamais le cas). Il fallait donc installer l’idée qu’un autre découpage du monde social était envisageable et ouvrir ainsi l’espace d’un mouvement spécifique, dont les interrogations critiques et les revendications se situent sur un autre plan que celles des autres mouvements.
Cela n’a aucun sens d’opposer la politique de classe à la politique des identités.
Sartre le savait mieux que quiconque (malgré l’ouvriérisme qu’on lui prête parfois, en raison de son rapprochement critique avec la pensée marxiste et de ses considérations sur la classe ouvrière), puisqu’il a écrit Réflexions sur la question juive puis le texte intitulé « Orphée noir »… Et dans Saint Genet, dans lequel il monte comment Genet invente le « regard homosexuel » (et donc l’homosexuel comme sujet de son regard), il souligne qu’il y a de multiples possibilités de se constituer comme sujet de soi-même, et par conséquent comme groupe ou comme collectif. Sartre et Beauvoir – qui à côté de lui écrivait sur les femmes – n’ont cessé de s’interroger sur ce que sont les collectifs mobilisés Dès lors, on pourrait dire qu’il y a de multiples « sérialités » et de multiples « groupes », étant entendu que le nombre des sérialités et des groupes ne saurait jamais être limitatif. C’est d’ailleurs pourquoi je me suis demandé si, jusqu’à un certain point, le « groupe » ne précède pas la « sérialité » qu’il vient dépasser, car, au fond, la sérialité n’apparaît comme telle que quand un groupe émerge. Sinon, on ne voit pas le « sériel » qui préexistait dans cette « sérialité ».
A l’inverse, on peut dire aussi qu’il faut qu’un « groupe » existe déjà, à l’état potentiel, dans la « sérialité », même si c’est à un faible degré, pour que cette sérialité puisse être dépassée par la formation du « groupe ». On voit bien que « sérialité » et « groupe » sont des points-limites, ou disons, des points théoriques, mais que le groupe hante toujours-déjà la sérialité comme la sérialité hante toujours-encore le « groupe ». Mais il y a de de grandes différences malgré tout : une mobilisation des femmes, par exemple, un « nous » des femmes, similaire au « nous » des ouvriers, doivent être conquis sur la dispersion et la séparation. Mais c’était sans doute plus facile que pour les personnes âgées. C’est sans doute pourquoi Le Deuxième sexe a rencontré un énorme succès dès sa parution, et continue d’être dans les listes de best-sellers alors que La Vieillesse est resté longtemps un de ses livres les moins connus et a attendu 2020 pour passer en édition de poche. Beauvoir a posé le problème, l’a exploré, mais cela n’a pas rencontré d’écho. Son livre n’a pas eu l’efficacité performative du précédent, parce que cette efficacité a besoin, pour s’accomplir, de rencontrer à l’état latent ce qu’elle va produire. Il faut qu’existe la potentialité, ne serait-ce qu’en filigrane, de la constitution d’un « groupe ». Et donc, autant je me réjouis que Le Deuxième sexe soit un livre qui se vende par dizaine de milliers chaque année dans le monde entier, autant je m’interroge sur cette différence de réception. La Vieillesse n’est pas – ou n’était pas, car il va peut-être le devenir – un livre très lu et très utilisé car les personnes dont parle ce livre ne peuvent pas vraiment se constituer en collectif, ne peuvent pas produire une parole publique, un discours politique. Bien sûr, il y a des associations de retraités. Mais je parle ici des personnes âgées qui sont isolées, parce que chacune est dans sa chambre dans une maison de retraite, par exemple, et elles sont dès lors incapables de se réunir, de s’organiser. C’est l’impossible politique d’un ensemble de personnes qui ne peuvent pas se créer collectivement comme groupe mobilisé.
Par conséquent on ne voit pas le problème politique, s’il n’y a personne pour dire qu’il s’agit d’un problème politique. Et cela nous renvoie à cette question tout à fait capitale : qu’est-ce que nous percevons spontanément comme étant un problème politique ? Si on me demandait quels mouvements politiques sont importants pour moi, je citerais spontanément le mouvement ouvrier et les mouvements syndicaux, le féminisme, le mouvement LGBT, les mouvements antiracistes, la préoccupation écologiste, etc. Je ne parlerais pas spontanément des personnes âgées. Cela veut dire qu’il nous faut penser la politisation de ces conditions de vie faites à un nombre considérable de personnes âgées contre l’invisibilisation de ces situations et donc contre l’effacement de leur caractère politique. Je dois penser contre ma réaction spontanée, et m’appuyer sur des ouvrages, tels que ceux de Simone de Beauvoir, de Norbert Elias et de quelques écrivains auxquels je me réfère, pour aller débusquer la politique dans chaque décision administrative et jusque dans chaque pli du corps, dans chaque douleur et dans chaque gémissement d’une personne âgée (en l’occurrence de ma mère).
>
Publié le 04/03/2020
Fascisme en France : entre reconstitution et désorganisation
La rédaction (site rapportsdeforce.fr)
Le 24 avril 2019, Christophe Castaner officialisait la dissolution du Bastion Social, organisation néofasciste française créée en 2017. Dans les plusieurs villes où elle était implantée, ses militants ne tardent pas à se réorganiser. Mais en fonction des endroits, les reconstitutions aboutissent ou tournent court. État des lieux.
Avec six antennes dans plusieurs grandes villes françaises, le Bastion Social, mouvement néofasciste inspiré de CasaPound en Italie et dont la base militante française est en grande partie issue du GUD, avait le vent en poupe depuis son lancement en 2017. Mais, lors de l’acte 3 des gilets jaunes à Paris le 1er décembre 2019, l’organisation incite à la constitution d’un groupe armé, ce qui lui vaut une dissolution, selon Mediapart (dont la source est le renseignement territorial français). La décision étatique met un gros coût d’arrêt à sa dynamique. « La dissolution a mis le désordre financier, posé des problèmes administratifs, cassé une dynamique », observe un militant antifasciste lyonnais. A cela s’ajoutent les condamnations pour violences écopées par ses membres à Lyon, Strasbourg, Marseille, Aix-en-Provence ou encore Clermont-Ferrand, qui amputent les nationalistes d’une part de leur troupes et peuvent décourager les moins impliqués.
Si le Bastion Social disparaît, ses militants ne s’évaporent pas pour autant. « Il nous faut repenser entièrement notre manière de militer et nos modes d’organisation en rompant avec le schéma classique des structures à échelle nationale fortement centralisées et hiérarchisées », explique Tristan Conchon, ex-leader du Bastion Social Lyon, le 12 octobre 2019 lors de la 13e édition des journées de synthèse nationaliste à Rungis. Le jeune cadre néofasciste annonce dans la foulée la création de deux nouvelles organisations : Audace (Lyon) et de Vent d’Est (Strasbourg). La stratégie a plusieurs avantages : éviter l’accusation pour reconstitution de ligue dissoute, qui « plane comme une épée de Damoclès sur le mouvement nationaliste », mais également s’appuyer en premier lieu sur des communautés affinitaires pour construire le mouvements « proclamer le parti nationalistes quand on n’a que quelques dizaines de militants épars est inutile (…) Ce n’est pas en changeant de sigle qu’on parvient à changer la réalité », conclut Conchon en citant François Duprat ex n°2 du FN, théoricien du nationalisme révolutionnaire. Depuis cette annonce, les nouvelles organisations nationalistes ont germé dans quelques villes françaises, voire à la campagne.
Les Monts-du-lyonnais, une antenne à la campagne
La dynamique de réorganisation du néofascisme français est actuellement à l’œuvre dans les Monts-du-Lyonnais. À Larajasse, village situé à une cinquantaine de kilomètres de Lyon, le 29 février ne sera pas un jour comme les autres : la page Facebook « Terra Nostra – Monts du lyonnais » a annoncé l’ouverture d’un local dans un ancien restaurant de la commune à deux pas de la mairie. D’après la description faite sur le réseau social, il a pour but de « défendre et transmettre le mode de vie rural, les traditions françaises et locales ».
La municipalité de Larajasse ne s’y trompe pas : « c’est une association d’extrême droite issue des milieux identitaires de Lyon qui cherche à s’implanter dans la commune », dénonce-t-elle dans un communiqué. Louée par l’association « Les délices de Lug », sous un motif factice : la volonté de promouvoir « la vente de produits locaux », le local de Terra Nostra est en réalité une résurgence du Bastion Social. « Les réseaux sociaux des groupes issus du bastion social, comme Tenesoun à Aix, ont largement relayé cette ouverture », appuie Sébastien, chercheur en sources ouvertes alimentant le twitter @primeralinea, qui scrute l’extrême droite française.
Outre la proximité avec la capitale des Gaules, l’implantation d’un local néo fasciste dans les Monts-du-Lyonnais n’a rien d’un hasard. Les 1800 habitants de Larajasse ne sont pas étrangers à la présence de l’extrême droite. En juin 2012, un « barbecue nationaliste » organisé dans un bar du village fêtait la naissance des Jeunesses Nationalistes d’Alexandre Gabriac, qui seront dissoutes, ainsi que 3 autres groupes d’extrême droite, un an après la mort du militant antifasciste Clément Méric. « Dans les Monts-du-Lyonnais les nationalistes bénéficient, selon les forces de l’ordre, de plusieurs bars où les patrons ne cachent pas leur sympathie », écrit Rue89 Lyon dans une longue enquête effectuée dans la région en 2012.
Il y a donc fort à parier que les « produits locaux » que souhaite promouvoir Terra Nostra auront plus à voir avec la propagande politique qu’avec une quelconque activité culinaire. Après avoir infructueusement tenté de garder un local ouvert à Lyon, le Bastion Social nouvelle forme joue la carte de la ruralité, pas sûr qu’elle fonctionne mieux : le conseil municipal de Larajasse, alerté par l’installation des fascistes l’a refusée à l’unanimité. Les habitants du village soutenus par ceux des communes alentours et des militants associatifs organisent également une manifestation contre son implantation le 29 février.
Lyon, capitale du Bastion Social
L’ouverture du local Terra Nostra a partie liée avec la naissance d’Audace Lyon, annoncée par Tristan Conchon et mise à l’œuvre en septembre 2019. Le 15 et 26 septembre 2019, une page Facebook du même nom explique que des maraudes à destination des« plus démunis de nos compatriotes », comprendre : des SDF identifiés comme français, ont été menées à Lyon. Ces actions rappellent celles du Bastion Social, elles mettent en application son slogan : « les nôtres avant les autres » et promeuvent une propagande politique qui passe par des actions sociales. Tristan Conchon est à sa tête, on le reconnait sur des photos Facebook d’Audace où il pose des tracts dans des boîtes-aux-lettres. Quelques jours avant le lancement de la page Facebook Audace-Lyon, il avait d’ailleurs été aperçu tenant une réunion dans un parc lyonnais en compagnie d’anciens membres du Bastion Social Lyon.
Sébastien révèle également que c’est le même groupe Instagram, renommé à chaque fois mais gardant les mêmes abonnés, qui a servi à la fois au GUD, puis au Bastion Social et enfin à Audace Lyon, ce qui prouve littéralement la continuité entre ces trois groupes. Il en sera de même à Strasbourg avec la page de Vent d’Est, issue de celle du Bastion Social Strasbourg.
Pour l’heure les militants d’Audace-Lyon semblent se tenir tranquille et mettent surtout en avant leurs actions sociales. Mais il n’est pas exclu qu’ils utilisent Audace comme une « vitrine respectable » et s’adonnent à des agressions sous d’autres bannières, rendant leurs organisations plus difficiles à faire fermer. C’est l’hypothèse que fait Sébastien constatant que quelques semaines après la création d’Audace Lyon, un groupe nommé Lyon Populaire, plus virulent dans sa communication, est créé dans la ville. Il est probable que les militants de Lyon Populaire, qui revendiquent leur fascisme en s’affichant à Rome aux côtés de CasaPound, mouvement italien qui a servi de modèle au Bastion Social, soient les même que ceux d’Audace mais « on n’a pas encore pu le prouver », indique un antifasciste lyonnais. Et Sébastien d’ajouter que les comptes de Lyon Populaire et d’Audace ne se suivent pas sur les réseaux sociaux.
Autre hypothèse, l’attaque d’un bar lyonnais du quartier de Croix-Rousse identifié comme « gauchiste » le 19 décembre 2019 et revendiquée par », un groupe qui n’est pas identifié formellement, mais qui pourrait être une coordination des différents groupes nationalistes, qui ne manquent pas dans la ville, dont les militants d’Audace. « Ils se connaissent tous et il y a de grandes porosités entre ces organisations », conclut Sébastien. Selon une source antifasciste, un militant de Lyon Populaire serait d’ailleurs impliqué dans l’ouverture de Terra Nostra à Larajasse. Enrayée, la dynamique néofasciste est cependant loin d’être éteinte dans la capitale des Gaules.
A Strasbourg Vent d’Est peine à s’installer
A Strasbourg, les néofascistes ne semblent pas parvenir à retrouver la dynamique créée par l’arrivée du Bastion Social en 2017 malgré le lancement de Vent d’Est courant septembre 2019. Le 10 janvier le nouveau groupe annonce l’ouverture d’un local à Ostwald, à 5 km de Strasbourg. Elle en rappelle une autre : en décembre 2018, le Bastion Social avait dû fermer son local, l’Arcadia, situé dans le quartier de l’Esplanade. A la différence de Lyon où le local du Bastion Social, le Pavillon noir, avait été fermé pour des raisons de sécurité et de mise au norme, après une visite de la Commission Hygiène et Sécurité de la ville, à Strasbourg une motion demandant la dissolution du mouvement nationaliste avait été adoptée lors du conseil municipal de la ville. Le local de Vent d’Est tiendra seulement 19 jours, bien moins longtemps que l’Arcadia. Le 29 janvier le groupuscule néofasciste publie un communiqué annonçant sa fermeture.
« A la différence de l’Arcadia, où le propriétaire les soutenait, là tout le monde était contre eux, le propriétaire, à qui ils avaient menti sur leurs actions, mais aussi la municipalité », témoigne le même militant. « De toute façon leur local était très peu fréquenté, les actions qu’il proposaient pour se donner un verni écolo et social – NDLR ramassage des déchets dans la nature et maraude – n’intéressaient pas grand monde dans leur milieux, les autres militants préfèrent les actions musclées où il faut “tenir la rue” comme ils disent. En ce moment nous sommes plutôt tranquille à Strasbourg, c’est dans les stades qu’il y a le plus de fascistes ». Selon Mediapart, le groupe de suporters d’extrême droite « Strasbourg Offender » était proche du Bastion Social de Strasbourg. Militants et hooligans avaient d’ailleurs fait la route ensemble pour participer à l’acte 3 des gilets jaunes à Paris.
Tenesoun, plus tranquille à Aix qu’à Marseille
Le groupe Tenesoum lancé le 21 octobre à Aix-en-Provence est lui aussi directement issu du Bastion Social. On y retrouve d’anciens militants et leaders de La Bastide, le Bastion Social d’Aix mais également de celui de Marseille, le Navarin, tous deux fermés lors de la dissolution. Si, à Lyon, c’est le GUD qui a fourni le gros des troupes du Bastion Social, on retrouve, chez Tenesoun, de nombreux membres de l’Action Française. Dans un long thread twitter, Sébastien recoupe les profils de ces militants dans lesquels on trouve plusieurs membre de l’Action Française Provence.
Tenesoum, qui a rapidement ouvert un local à Aix-en-Provence, semble être le groupe issu du Bastion Social le moins inquiété pour le moment. La location d’un bâtiment lui permet d’organiser conférences et réunions très régulièrement et de réunir ses militants. La page Facebook de Tenesoun fait également état de tractages à l’université. Pas de nouvelles en revanche du Bastion Social de Marseille. « A Aix et Marseille, c’était déjà un peu les mêmes militants, il semble qu’ils se soient regroupés à Aix. C’est plus facile d’y garder un local à Aix, qu’à Marseille où il existe une pression des milieux antifascistes plus forte », analyse Sébastien.
Chambéry, retour aux sources
Le groupe nationaliste révolutionnaire « Edelweiss Pays-de-Savoie”, créé en 2013 à la suite de la dissolution des Jeunesses Nationalistes par l’État a tenté l’aventure Bastion Social en 2017. Depuis la dissolution, les militants ont repris leurs activités au sein de leur ancien groupe.
Début février 2018, Edelweiss parvient à ouvrir un local. Bien que le conseil municipal de Chambéry vote rapidement une motion pour le faire fermer, c’est la dissolution par l’État du Bastion Social qui obligera les nationalistes à quitter le lieu. Les militants reprennent alors leur nom d’origine : Edelweiss (ainsi que les comptes affiliés sur les réseaux sociaux). Leur dernière action en date : la célébration des manifestations d’extrême droite du 6 février 1934.
A noter que six membres du Bastion social Chambéry ont été reconnus coupables de violences sur un des supporters venus fêter le titre de l’équipe de France de football le 15 juillet 2018. Un an plus tard, ils écoperont de 6 mois fermes pour l’un d’eux et de 4 mois avec sursis pour trois autres, comme le rappelle un article de Streetpress.
Clermont-Ferrand ne bouge plus
Clermont-Ferrand est la seule ville où le Bastion été anciennement implanté et où aucune nouvelle organisation ne s’est encore déclarée. L’Opidum, qui avait ouvert un local le 14 juillet 2018, le fermera d’elle même, deux de ses membres étant mis en examen pour violence. Plus de signe de vie du Bastion Social sur la ville depuis.
Publié le 23/02/2020
Étienne Balibar : « Le communisme, c’est une subjectivité collective agissante et diverse »
Jérôme Skalski (site humanite.fr)
Dans les deux premiers volumes de ses Écrits (la Découverte) réunissant essais et textes d’intervention – dont certains inédits – rédigés entre 1994 et 2019, le philosophe emprunte les chemins du concept et de l’histoire. À leur croisée, la politique.
Les deux premiers tomes de vos Écrits, publiés cette année aux éditions la Découverte, associent concept et histoire, notions souvent opposées. Qu’est-ce qui anime ce double intérêt de votre pensée ?
Étienne Balibar Au cours de la vie, j’ai travaillé, d’un côté, autour de questions dont le centre d’intérêt était le travail du concept, en particulier de questions épistémologiques et anthropologiques, et puis, d’un autre côté, comme citoyen et comme militant, j’ai eu le sentiment qu’il fallait s’affronter à l’histoire dont on fait partie. On pourrait se dire que l’histoire, c’est le domaine dans lequel tout change. Celui dans lequel les positions les plus assurées sont, à un moment ou un autre, inévitablement remises en question. J’en discute un certain nombre dans mon livre sous le nom de « traces ». De l’autre côté, on pourrait avoir le sentiment que le travail du concept vise à une sorte de permanence qui est l’opposé même de la fuite du temps. Il est vrai qu’il s’agit de deux styles de travail mais je dirai volontiers – et j’espère que ces deux livres le montrent – qu’il y a un troisième terme fondamental qui est partie prenante aussi bien de la réflexion sur l’histoire que du travail du concept qui est la politique au sens large du terme. Donc, d’un côté, j’ai essayé de travailler et de réfléchir sur des exemples, passés ou présents, et même à venir, au sens de la conjecture, à la façon dont se noue le rapport intrinsèque de la politique, de l’histoire ou de la praxis et de la temporalité, et puis, de l’autre côté, j’ai essayé, sur la trace des dernières tentatives d’Althusser et de Foucault en particulier, de produire et d’explorer une conception de la pensée théorique dont le conflit, et par voie de conséquence, inévitablement, la politique, constituerait non pas une extériorité contingente, voire même un danger dont il faudrait se prémunir, mais au contraire une sorte de ressort, ou de puissance intrinsèque.
Point sur lequel vous ne cessez de croiser Marx ?
Étienne Balibar Oui, je revendique différentes sources d’inspiration – y compris certaines qui ne vont pas de soi comme Weber ou Schmitt –, mais la plus grande de toutes, effectivement, pour moi, c’est toujours Marx. Il y a quelque chose chez lui qui est admirable et que j’avais déjà souligné dans mon petit livre sur la Philosophie de Marx (1). Marx m’apparaît comme quelqu’un qui n’a jamais cédé, au fond, sur deux exigences fondamentales, même quand elles risquaient d’entrer en conflit l’une avec l’autre. Celle, d’un côté, de transformer le monde. C’est l’idée que nous vivons dans une société qui non seulement est contradictoire mais insupportable et qu’il faut absolument trouver les leviers, les forces et les tendances sur lesquels on peut s’appuyer pour la faire accoucher de son propre avenir et de son alternative. De l’autre côté, il y a chez Marx une soif de vérité qui repousse le compromis avec les facilités ou les contingences de la lutte politique. Il n’a cédé sur aucune des deux exigences, ce qui veut dire aussi qu’il a pris le risque de se tromper. La vérité ne se découvre que par l’erreur. Car, comme disait Spinoza, « il faut comprendre », surtout comprendre ce que l’on a fait et ce qui arrive à ce que l’on a fait. Enthousiasme maximal, donc, et conceptualité maximale.
Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté. N’est-ce pas aussi, d’une certaine manière, la formule de Gramsci ?
Étienne Balibar C’est tout à fait la formule de Gramsci ! C’est une des expressions les plus claires de cette tension qui, certes, est malaisée, mais qui est aussi une condition sine qua non de l’action politique. Il y a d’autres formulations possibles. Celle, par exemple, que contient l’antithèse weberienne de l’éthique de la conviction et de l’éthique de la responsabilité, à condition de la lire non pas comme une exclusion mais comme une réciprocité de perspectives. Max Weber ne passe pas pour un grand révolutionnaire, mais de mon point de vue, c’est un maître à penser au moins aussi important que Gramsci ou Marx, en tout cas sur le plan de la méthode. Il y a aussi la formule de Machivel : « Andar drieto alla verità effetuale della cosa » qui est dans une lettre de Machiavel à François Guichardin et que je cite dans l’ouverture de Passions du concept. « Andar drieto », dans la langue toscane de l’époque, cela ne veut pas dire « aller tout droit », mais cela veut dire « aller derrière », c’est-à-dire « suivre », « être à la poursuite » de la vérité.
Votre réflexion sur l’histoire de ce qu’on appelle le « socialisme réel » vous conduit, dans le sillage de Spinoza, à une réflexion critique réhabilitant l’idée, en particulier, de la démocratie. Pourquoi ?
Étienne Balibar Il y a un certain nombre de tournants décisifs dans l’histoire du « socialisme réel ». Naturellement, Staline en est la référence incontournable. La question qui se pose, c’est de savoir ce qui s’est joué au moment où Staline, et tout ce qu’il représentait, a pris le pouvoir en Union soviétique, quelque temps après la mort de Lénine. J’ai décrit cela dans mon texte sur la trace de la révolution d’Octobre, comme retour du principe de la souveraineté étatique dans l’histoire de la révolution communiste. Mais iI y a quelque chose qui s’est joué plus tôt que cela et j’ai complètement changé d’avis au cours de ma vie à ce sujet. C’est le moment où, en 1918, au fort de la guerre civile, Lénine décide que les élections de l’Assemblée constituante sont nulles et non avenues et que la démocratie parlementaire constitue un obstacle à la transformation révolutionnaire ou un foyer de résistance contre-révolutionnaire, et que, par conséquent, il faut abolir ce type d’institutions représentatives pour mettre en place, dans la présentation idéale de l’époque, une démocratie plus radicale qui est la démocratie des soviets ou la démocratie conseilliste derrière laquelle, en fait, la toute-puissance du parti unique, même pour les meilleures raisons du monde, va finir par s’imposer. À ce moment-là, Rosa Luxemburg, de façon prémonitoire, écrit un texte qu’elle n’a pu publier elle-même en raison de son arrestation et de son assassinat et dans lequel figure cette phrase fameuse : « La liberté, c’est toujours la liberté de penser autrement. » Ce qui veut dire que l’abolition du pluralisme idéologique contient en elle-même, d’une certaine façon, la sentence de mort de la tentative révolutionnaire. Dans la tradition communiste à laquelle j’appartenais, cette question était considérée comme tranchée : Lénine avait eu raison. C’était un argument qui faisait le plus mauvais usage possible de Machiavel au nom de l’efficacité immédiate derrière laquelle « la vérité effective de la chose » n’était pas elle-même saisie. Je pense que Rosa Luxemburg saisissait quelque chose qui a été tout à fait déterminant, avec des conséquences catastrophiques sur le devenir du socialisme de type soviétique.
La conséquence n’est pas que je me représente la démocratie parlementaire comme le nec plus ultra ou l’alpha et l’oméga de l’idée démocratique. Les tentatives que j’ai faites, avec d’autres, pour donner un peu de contenu à l’idée d’une démocratie radicale, dans mon recueil sur la Proposition de l’égaliberté (2) , par exemple, me conduisent à penser qu’il y a des formes démocratiques qui sont plus avancées que la représentation ou que le parlementarisme. Il est probable aussi que leurs rapports doivent être pensés de façon dynamique, donc inévitablement conflictuelle, comme une sorte de complémentarité ou bien de relève, plutôt que comme l’abolition pure et simple d’une forme au profit de l’autre. C’est bien ce que me semblent indiquer des multiples mouvements insurrectionnels revendiquant la démocratie participative qui se font jour en ce moment dans le monde entier et qui traduisent la vitalité des idéaux d’émancipation en leur ajoutant des contenus nouveaux.
Certains penseurs marxistes comme Lucien Sève insistent pour séparer socialisme et communisme dans la visée d’un dépassement critique des impasses historiques de ce « socialisme réel ». Qu’en pensez-vous ?
Étienne Balibar Je suis très content que les discussions sur le communisme soient plus vives et plus vivantes que jamais. J’essaye d’y participer. Le fond de ma position n’est pas qu’il faille choisir. Certains de nos contemporains – dont Lucien Sève, qui est le représentant d’une grande tradition, avec beaucoup d’éléments qui nous sont communs – ont tiré de toute cette histoire la leçon qu’il faut enterrer la catégorie de socialisme. Ils proposent de remonter à une espèce de pureté originelle de l’idée du communisme et, en même temps, ils essayent de montrer que l’idée du communisme sous cette forme d’une alternative radicale au monde de la propriété privée et de l’État (ce que certains appellent le « commun » pour éviter les connotations historiques gênantes) est en quelque sorte appelée par les contradictions du capitalisme absolu dans lequel nous vivons aujourd’hui. Ce n’est pas très différent, sur le plan verbal au moins, de ce que dit de son côté Toni Negri ou bien de ce qu’avait expliqué Althusser dans certains des derniers textes de sa vie, convergence que je trouve impressionnante. Je suis d’accord avec l’idée que nous devons penser en termes d’alternatives radicales, mais j’ai aussi tendance à penser qu’on a toujours besoin des deux catégories de communisme et de socialisme. À la condition évidemment de complètement sortir de la perspective évolutionniste dans laquelle le marxisme classique l’avait inscrite : d’abord, la prise du pouvoir politique ; ensuite, la transition économique et sociale… C’est ce schéma « étapiste » et en même temps étatiste qui a été complètement invalidé par l’histoire. Ce qui n’est pas invalidé, c’est l’idée de transition ou de confrontation de longue durée entre des forces sociales, politiques et culturelles qui incarnent des visions du monde radicalement alternatives. Et la réalité de la catastrophe environnementale dans laquelle nous sommes entrés maintenant sans retour possible met d’autant plus en évidence l’importance et l’urgence de forger et d’appliquer, inventer des systèmes de gouvernement et des programmes de transition sociale qui inévitablement nous confrontent au fait que, sur une période de très longue durée, on va avoir affaire à des conflits entre des forces antagonistes, avec des phases de compromis, des alliances plus ou moins solides et des réformes de plus en plus profondes. Dans le dernier texte de mon recueil, intitulé hypothétiquement « Pour un socialisme du XXIe siècle : régulations, insurrections, utopies », ce que j’essaye pour ma part, c’est de clarifier l’idée d’une transformation socialiste dont le contenu soit complètement repensé à partir des leçons de l’histoire et de l’urgence immédiate. On pourrait donc penser que, dans ces conditions, je dis au revoir non pas au socialisme, comme Toni Negri, mais bien au communisme. Or je crois que c’est tout à fait l’inverse. Je suis persuadé, en effet, qu’il n’y aura pas de transition ou de programme socialiste d’aucune sorte, notamment de socialisme écologique qui est le seul pensable aujourd’hui, s’il n’y a pas des communistes, sous des appellations multiples d’ailleurs, qui fournissent à cette transition et à cette lutte l’énergie, la capacité d’invention, d’imagination, d’utopie, mais aussi la radicalité révolutionnaire dont elle a besoin. Le communisme, ce n’est pas une forme de propriété ou un mode de production, c’est une subjectivité collective agissante et diverse.
L’alternative aux vieux schémas, ce n’est pas de dire : oublions le socialisme et essayons de réaliser le communisme tout de suite dans le monde d’aujourd’hui. Ce n’est pas non plus celle qui consiste à dire : remettons le communisme à plus tard, comme un idéal éloigné, voire inaccessible. C’est celle qui consiste à dire : il faut plus que jamais que nous soyons des masses de communistes, intellectuels et autres, si nous voulons que quelque chose comme une alternative au capitalisme trouve sa réalité dans le monde qui est le nôtre. C’est pourquoi je cite la formule d’un autre « déviationniste » de notre tradition, je veux dire Eduard Bernstein, « le but final n’est rien, le mouvement est tout », formule qui d’ailleurs vient de Marx.
Entretien réalisé par Jérôme Skalski
(1) Étienne Balibar, la Philosophie de Marx, nouvelle édition augmentée 2014 (la Découverte). (2) Étienne Balibar, la Proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1989-2009, PUF, 2010.
Passions du concept
Coauteur, avec Louis Althusser, Pierre Macherey, Jacques Rancière, Roger Establet, de Lire le Capital, professeur émérite de philosophie de l’université de Paris-Ouest et de la Kingston University de Londres, le philosophe Étienne Balibar a écrit une trentaine d’ouvrages dont Europe, crise et fin ? (le Bord de l’eau, 2016), Des universels. Essais et conférences (Galilée, 2016) et Spinoza politique. Le transindividuel (PUF, 2018). Il engage la publication, cette année, des six recueils de ses Écrits aux éditions la Découverte avec Histoire interminable. D’un siècle à l’autre et Passions du concept. Épistémologie, théologie et politique.
Publié le 17/02/2020
La gauche radicale et l’Union européenne : pourquoi autant d’ambiguïté ?
Par Antoine Bristielle (site lvsl.fr)
-
La question européenne demeure un point extrêmement sensible dans la plupart des partis politiques français et en particulier au niveau de la gauche radicale. Si ces atermoiements s’expliquent en grande partie par l’ambivalence de l’électorat sur cet enjeu, il n’en demeure pas moins que la gauche radicale – sous les couleurs actuelles de la France insoumise – gagnerait largement à clarifier sa position, dont découle par ailleurs toute la stratégie politique du mouvement.
Depuis les années 1980, la position de la gauche radicale vis-à-vis de l’Union européenne semblait être marquée par une lente évolution vers davantage d’euroscepticisme. Si une position totalement europhile n’a jamais été pleinement assumée, l’espoir semblait longtemps permis de pouvoir réorienter la construction européenne dans un sens plus social. Aussi chimérique que cela puisse paraître à l’heure actuelle, la profession de foi de Robert Hue, candidat pour le parti communiste à la présidentielle de 2002, indiquait vouloir la renégociation du traité de Maastricht avec notamment la transformation du pacte de stabilité, le changement des statuts de la Banque centrale européenne « pour qu’ils soient favorables à la croissance et à l’emploi », ainsi que « l’arrêt de la mise en œuvre des directives ouvrant les services publics à la concurrence ». Alors que la crise de la zone euro montra clairement l’aspect totalement irréaliste de telles ambitions, la France Insoumise, dans son programme pour l’élection présidentielle de 2017, semblait, enfin, avoir franchi le pas : la profession de foi de Jean-Luc Mélenchon signifiait vouloir « libérer le peuple français et les peuples d’Europe des traités européens et des accords de libre-échange qui les obligent à s’entre-déchirer. »
Ces modifications d’approche par rapport à l’Union européenne ne sont par ailleurs pas uniquement propres à la gauche radicale ; d’autres acteurs politiques ont au cours de leur histoire récente largement modifié leurs positions sur cette dimension. Rappelons-nous ainsi qu’en 1988 le Front National militait en faveur de la mise en place d’une défense européenne et le fait de réserver en priorité les emplois aux Français et aux européens. Mais au fil des années, les positions du parti d’extrême droite se sont également largement durcies sur cette dimension jusqu’à proposer lors de la précédente élection présidentielle, un référendum sur l’appartenance de la France à l’Union européenne.
L’évolution de la position des partis politiques sur la dimension européenne semblait ainsi suivre une tendance historique d’augmentation de la défiance envers la construction européenne dans sa forme libérale avec trois ruptures assez clairement identifiables : le début des années 1990 et les discussions autour du traité de Maastricht, le référendum de 2005 sur la Constitution européenne, et le début des années 2010 marquées à la fois par la crise de la zone euro et ce qui fut qualifié de « crise migratoire ». Ainsi alors qu’en 1988, les partis pleinement europhiles obtenaient plus de 70 % des suffrages, en 2017, parmi les principales formations politiques en lice, seul le mouvement En Marche d’Emmanuel Macron défendait clairement et largement l’Union européenne sans la critiquer outre mesure.
Alors qu’un clivage semblait s’instaurer et marquer clairement une ligne de rupture différente du clivage droite/gauche habituel, entre des formations politiques eurosceptiques et europhiles, la période post présidentielle de 2017 a semblé remettre en cause cette évolution.
Au sein de la France insoumise, la stratégie du plan A/plan B dans laquelle la sortie des traités européens est clairement une hypothèse prise en compte (plan B) si la renégociation des traités européens n’aboutit pas (plan A), est de moins en moins assumée. C’est au contraire uniquement une désobéissance aux traités européens qui est désormais envisagée. Du côté du Rassemblement National, les élections européennes de 2019 ont également montré une large inflexion du discours sur cette thématique, la sortie de l’euro n’étant même plus jugée prioritaire par la présidence du RN.
Faire face à des positions contradictoires sur l’Union européenne
Concernant l’enjeu européen, les mouvements politiques sont en effet pris entre deux feux largement contradictoires assez bien résumés par les données issues de l’Eurobaromètre[1]. Lors de l’étude menée cette année, 56 % des Français déclaraient plutôt ne pas avoir confiance dans l’Union européenne quand 33 % affirmaient avoir plutôt confiance dans cette institution. Néanmoins lorsqu’on demandait aux mêmes individus si la France ferait mieux face au futur si elle était hors de l’Union européenne, seules 32 % des personnes interrogés étaient d’accord avec cette affirmation alors que 56 % ne l’étaient pas.
Ces données expliquent largement l’atermoiement quasi général des formations politiques sur la dimension européenne. La première question indique ainsi que le « marché » des positions pleinement europhiles est extrêmement limité et qu’il ne dépasse globalement pas la base de soutiens à Emmanuel Macron. Il faut d’ailleurs remarquer qu’en 2017, François Fillon, candidat pour un courant de droite historiquement pro-européen, et qui, dans les faits ne proposait aucune modification de la dynamique libérale actuelle de l’Union, avait fait disparaître l’enjeu européen de sa communication. Même sa profession de foi indiquait vouloir « Bâtir une nouvelle Europe, respectueuse des nations, recentrée sur ses principales priorités ».
La seconde question, quant à elle, montre que pour une majorité des Français, il est néanmoins difficile de franchir le pas et de prendre en considération une sortie de l’Union Européenne. Les incertitudes sur un possible retour au franc et le mélodrame du Brexit contribuent sans doute largement à cette incapacité d’envisager une alternative claire à l’heure actuelle. La base des citoyens pleinement eurosceptiques semble ainsi à l’heure actuelle aussi peu large que celle des citoyens pleinement europhiles. Cela explique largement la modification stratégique au sein de la FI et du RN depuis 2017.
Un choix stratégique majeur pour la gauche radicale
Cependant, si la dynamique programmatique du Rassemblement National et de la France Insoumise sur la question européenne fait apparaître quelques convergences, les deux mouvements sont dans des situations bien différentes. Le Rassemblement National ayant réussi à fédérer autour de lui une grande partie de l’électorat pleinement eurosceptique, il peut tenter une ouverture à un électorat de droite plus modéré sur cette question mais faisant face à la décomposition des Républicains, tout en espérant être suffisamment identifié à une position eurosceptique par la base de son électorat.
La gauche radicale dans son incarnation actuelle par la France Insoumise se trouve quant à elle dans une position stratégique complètement différente et est confrontée à deux positions irréconciliables. La première solution est d’adopter une position pleinement eurosceptique, qui, tirant le bilan de la construction européenne et des implications de la constitutionnalisation de politiques économiques libérales, assume pleinement la possibilité d’une sortie de l’euro et de l’Union Européenne. La seconde solution, celle qui semble davantage suivie ces derniers mois, est de concilier un discours fondamentalement eurosceptique à certains vœux pieux concernant la réorientation souhaitée des institutions et des traités européens.
Ce choix est fondamental dans la mesure où il détermine en grande partie la stratégie globale du mouvement, un choix de la transversalité dans le premier cas, contre un choix d’union de de la gauche dans le second.
Trancher la question plutôt que l’éviter
Pour ne pas choisir un électorat plutôt qu’un autre, la France Insoumise a jusqu’à présent cherché à ne pas trancher sur le moyen terme la question européenne. Lors de la campagne de 2017, l’enjeu européen se caractérisait avant tout par sa faible prise en compte dans la communication de Jean-Luc Mélenchon. De même, l’explication de la stratégie réelle voulue par le mouvement lors des élections européennes est demeurée extrêmement précaire.
Si vouloir ménager les deux électorats en ne choisissant pas fermement une des deux positions et en ne communiquant pas sur cette dernière peut s’entendre d’un point de vue relativement abstrait, les conséquences peuvent néanmoins être extrêmement néfastes. Ne pas adopter de position claire porte en effet le risque de se couper des deux électorats plutôt que de les faire converger. Par ailleurs, même lorsqu’une position n’est pas pleinement assumée, elle prête néanmoins largement le flan à la critique. Rappelons ainsi, que lors de la campagne de 2017, Benoît Hamon, alors candidat du Parti Socialiste et de ses alliés, avait fait de la question européenne la pomme de discorde entre lui et Jean-Luc Mélenchon, mettant un terme à tout espoir d’alliance avec la France Insoumise.
La question européenne nécessite donc d’être clairement débattue et tranchée pour le moyen terme car, même si elle n’est pas à la base de la rhétorique de la gauche radicale, de la position sur cette question découle l’ensemble de la stratégie électorale. Quand la stratégie envisageant sérieusement une sortie de l’Union Européenne doit clairement déboucher sur une transversalité par rapport à l’habituel clivage gauche/droite et permet de toucher des catégories populaires intéressées par le vote Rassemblement national, voire abstentionnistes, refuser cette sortie permet de son côté de toucher des classes moyennes se situant traditionnellement davantage dans la rhétorique et le positionnement idéologique de la gauche plurielle.
Deux positions conciliables sur le moyen terme
Le problème majeur posé par ce choix stratégique est qu’il semble néanmoins difficile de se priver d’un de ces deux électorats pour une formation politique anti-libérale ambitionnant de prendre le pouvoir. C’est pourquoi contrairement à la stratégie suivie jusqu’ici, se contentant largement d’ignorer le problème plutôt que de le régler, tout l’enjeu est de pouvoir décider de la stratégie adoptée sur cette question, en amont des échéances électorales, dans les fameux « temps froids » de la politique[2].
Si dans un premier temps le choix de l’une ou de l’autre des stratégies empêche théoriquement de parler aux deux électorats, le travail de fond pouvant être mené sur la question européenne peut, sur le moyen terme, arriver à réconcilier ces électorats, l’aspect profondément libéral de la construction européenne pouvant à la foi entraîner un rejet des classes populaires sur les questions économiques et sociales et un rejet des classes moyennes sur la question environnementale. Ou, pour le dire autrement et d’une manière schématique, le besoin de protections sur le plan économique et social peut très bien converger avec un impératif de protection de l’environnement, si tant-est que l’articulation de ces dimensions soit suffisamment expliquée. Dégager ces convergences d’intérêts oblige en effet à un travail préalable de construction de l’opinion publique nécessitant lui-même une déconstruction des arguments abondamment présentés dans les médias dominants. Cela ne peut être réalisé que dans le temps court de la période électorale. Au contraire, c’est un axe majeur et impératif à traiter de la part des acteurs de la gauche radicale, pour lequel la réflexion et l’action autour de cette question doivent être envisagées durant les périodes de plus faible intensité politique.
[1]Avec toutes les réserves que peuvent susciter ce genre d’enquêtes quantitatives.
[2]https://lvsl.fr/pour-un-patriotisme-vert/
Publié le 16/02/2020
Comment Macron est devenu marxiste
« Il est à présent le mieux placé pour l’être... »
paru dans lundimatin#229 (site lundi.am)
Emmanuel Macron devient progressivement marxiste. Dans sa chambre, en ce moment, ça phosphore. Le type est paraît-il brillant, et tout à fait en âge de recevoir une pensée qui le transforme. C’est certain : Macron comprend peu à peu le piège où l’existence l’a mis.
Depuis longtemps il s’arrangeait, sans trop y penser, d’une fatalité, une loi naturelle où la responsabilité des individus prévalait. En se rasant, il contemplait son image en songeant : « regardez-moi donc comme moi je me regarde, c’est pas plus compliqué que ça ; un type brillant doté d’un appétit joyeux », puis il envoyait valser la mousse, viril, exaspéré par la morosité de ses semblables et de son siècle. Lui n’était que poudre, tonnerre, pur-sang.
Maintenant c’est incontestable : il change son LBD d’épaule. Tant de gens bien informés lui ont parlé de lui-même. Tant de têtes pleines ont pensé, dé-pensé, repensé ce qu’il pensait : on a beau s’imaginer une surpuissance conceptuelle, malgré soi on se rencontre parfois dans le blanc des yeux : on est quand même moins sûr de son empire moral, on admet qu’existent des vivacités parallèles, des angles inconnus, des volontés, des synthèses surprenantes, lumineuses. Puis tant de portraits, d’esquisses, de romans, d’essais éclairant ses recoins, modulant son parcours, ses conditions, l’environnement, le charroi historique qui l’a roulé jusqu’ici….Bien sûr, des tas de salades ont été débité à l’avenant, mais il lui fallait bien reconnaître qu’une vérité se dégageait sur lui, qu’il n’aurait jamais pu entrevoir seul. Il était le produit, l’aboutissement de mécanismes qu’il ne contrôlait pas.
Alors un jour Macron se retrouve avec cette certitude d’une vérité marxiste : ça crève les yeux (pouf pouf), ça pique (ah ah), on joue d’abord avec, et puis on tremble : on est joué. Ce fut peut-être au cours d’un de ces bains de foule, lorsqu’une voix maladroite, bizarre dans sa colère, a éclaté contre la carapace de satin rhétorique. En se brisant, la voix n’eut pas le bruit prévu, le simple écho d’une défaite « naturelle », le morne éjaculat du sophisme aisé à tourner contre lui-même et qui vous rehausse sans effort devant les caméras. Non : le type avait des yeux fous, semblait perdu dans la demi-conscience typique du populo fébrile face à la Majesté. Il répétait un slogan usé jusqu’à l’os. Pourtant Macron, en triomphant sans péril, a malgré lui perçu l’insidieuse voix marxiste : pas de nature qui explique notre face-à-face aujourd’hui, monsieur, un simple rapport de forces. Ce slogan, ce populo hagard : comment on les brise, comment on les presse, comment on les dérobe. Macron s’est dédoublé une milliseconde : il a vu sa propre technique en face : une virtuosité dépourvue d’ivresse, seulement héritée, et mécanique. Dangereux comme profession, virtuose. Et l’idée s’est joué de lui, doucement.
Tout cela n’a rien changé au monde, bien entendu. Sur le fil du rasoir le matin son
image restait d’airain. Mais un autre jour, puis cinq, puis cent jours en conversant avec ses chers amis, il a senti contre sa peau d’enfant les mailles du filet. Tous le regardaient comme celui
qu’il n’était pas, comme celui qui intercéderait, comme un bouton, une pelle, un outil. Alors il s’est demandé ce qu’il pouvait faire par lui-même. Ses amis ne toléraient aucune marge sérieuse. Bien
sûr il pouvait jouer d’untel pour obtenir telle chose d’un autre, mais ce n’était alors qu’une partie modeste, où toutes les cartes étaient connues, l’enjeu médiocre. Une gentille tricherie. Il
retournait des questions étranges maintenant, et beaucoup plus sérieuses, et qu’il aurait voulu adresser à l’un deux hors champ, dans un répit, d’homme à homme. Il dut admettre qu’il ne
pouvait pas les voir ainsi, ni poser ces questions. Il n’existe pas de hors champ. Il ne pouvait rien dire. Et surtout rien faire. Il était Président.
Mais il dispose aujourd’hui de tout le temps pour ramasser ces pierres au hasard des rues : slogans, sophismes, raisonnements, plaintes, plaidoyers. Son puissant cerveau brillant les analyse les
trie, les synthétise sans même qu’il le veuille. Pire encore : son puissant cerveau en déduit des lignes convergentes, des axes, bref : il fait système de ce qui passe. Or son puissant
cerveau a jadis entraperçu, au temps héroïque des amphithéâtres, des conclusions similaires, des théories proliférantes, sophistiquées, qui revenaient grosso modo au même : toutes les
sciences humaines lui tendaient un miroir et dressaient le portrait lamentable de son rôle, son maigre rôle ancillaire. Son cerveau sans le vouloir à saisi ce que, pour simplifier, nous appellerons
Marx et Macron est devenu l’homme le plus marxiste de France. Il est à présent le mieux placé pour l’être : dominant un vaste paysage où tout se tient, tout s’affronte, tout se maintient dans un
équilibre jamais définitif, chacun des mécanismes lui saute aux yeux. Chaque levier dont il a joué, chaque poste supprimé, chaque budget construit, il devine maintenant son poids exact dans l’ordre
actuel. Voir devient douloureux : son propre langage lui inspire de la répulsion. Tournures complaisantes, jargons d’école, argumentaires à trous : cela lui est entièrement soustrait, on
parle à travers lui. Pour un peu, il relirait Rimbaud, ou Bourdieu. Il a été envahi et Marx lui désigne à chaque seconde l’envahisseur.
Il se sent malin, encore, génialement retors, et ce génie le tartine de honte. Son pas de course, ses costumes serrés, sourires, sa séduction remontent des profondeurs de la glèbe stratifiée du monde
social, pour en circonscrire les possibles, en punir les déviances, en obérer la violence.
Après quelques verres, certaines nuits il se console en imaginant son populo suivre une pente inverse : s’en aller, tête basse, sous la loi naturelle. Combien de combats a-t-il perdus depuis trente ans, le type aux yeux fous ? Tant d’humiliations : il devait se vautrer dans la loi naturelle, non ? Sa dignité devait trouver des raisons antédiluviennes au déshonneur, et la fatalité comme un vieux ressort pouvait l’aider à rebondir. Encore une fois 1968, 1995, 2010...moins fort, moins haut, moins loin, avant de se rouiller complètement. Le populo abandonne son marxisme et se laisse couler, tandis que lui sombre dans Marx. En se croisant dans ces courbes de l’esprit, Macron adresse à l’autre un salut improbable, que l’autre ne lui rend pas.
Macron est las. Plus que jamais convaincu d’être comme emporté vers le passé, lui et son utopie de l’ancien temps, la belle époque des technologies, du dépassement démocratique, de l’excitation morose à la prospérité. Dans l’absolu il s’orienterait vers la Révolution bien sûr. Mais on ne fait plus la Révolution contre soi-même : maintenant qu’il est là-haut les découvertes arrivent sous forme de gifles. Il fatigue. Il pourrait se calmer, peut-être. Emprunter la social-démocratie à la papa, embaucher des hommes courageux et charismatiques : risquer de s’effacer, tenter l’apaisement. Apaiser Donald Trump ? Il n’a plus vraiment beaucoup d’envie. Marxiste, il suivra Donald Trump, ou l’Union Européenne, ou n’importe quel lobbyiste séduisant. Il suivra encore la pente, la vieille pente de son ascendance, de son héritage et de la pauvre liberté narcissique où il s’est enclos. Il regarde revenir ses amis vers lui avec horreur. Rien n’est possible, depuis le passé où il évolue. Macron s’efface, se fond dans sa caricature. Alors tout est possible.
Jean-Baptiste Happe (poète)
Publié le 09/02/2020
Ennemis de la démocratie ?
Patrick Le Hyaric (site humanie.fr)
C’est une petite musique qui devient tapageuse. Face à la colère populaire contre un pouvoir jugé obtus, arrogant et autoritaire par 72 % des Français, ses auxiliaires organisent la contre-offensive. Leur credo : faire passer les acteurs du mouvement social pour des adversaires de la République.
ous les arguments sont bons, jusqu’aux plus sournois, pour défendre un gouvernement et un président aux abois, et mener à cette fin une violente offensive idéologique. Celle-ci consiste, aujourd’hui, à faire des acteurs du mouvement social des ennemis de la République et de la démocratie. Le président a lui-même ouvert le bal dans l’avion qui le ramenait de Jérusalem, le 23 janvier, en invitant son opposition politique à « essayer la dictature » pour justifier ses dérives autoritaires. Manière, une fois de plus, d’inciter ses opposants à rejoindre l’extrême droite et, lui, d’incarner l’État de droit pour donner une légitimité, refusée par une grande majorité de Français, à la casse organisée des solidarités.
Ses fondés de pouvoir s’indignent qu’il puisse y avoir de-ci, de-là dans des cortèges des effigies du président de la République au bout d’un pic ou des « retraites au flambeau ». Les mêmes se scandalisaient, hier, que les gilets jaunes aient ressorti des guillotines – factices, faut-il le rappeler – au milieu des places et des ronds-points. Soyons clairs, ce n’est pas notre préconisation. Et celles et ceux qui agissent ainsi ne réclament pas le retour de la peine de mort. Il ne s’agit que d’une symbolique.
Que le peuple mobilise ces symboles qui ont contribué à le faire « roi dans la cité » hérisse les poils de ces drôles de « républicains ». Leur vient-il à l’idée qu’ils expriment en toute simplicité l’acquis fondamental de la République française, à savoir qu’il ne saurait y avoir d’autre souverain que la communauté des citoyens, et qu’il en coûterait à celui qui pense pouvoir agir contre ou sans elle ?
Cette frousse face à des symboles carnavalesques que l’intelligence et la mémoire populaires ont remis en selle contraste avec la violence, bien réelle, qu’affrontent les travailleurs de ce pays. Une violence sociale qui s’enracine dramatiquement depuis des décennies dans un pays où plus de 9 millions de citoyens vivent sous le seuil de pauvreté, confrontés à la désindustrialisation, au chômage, à la précarité, aux bas salaires et la sécession d’une partie des classes possédantes, qui considèrent ne plus avoir d’obligations à faire vivre le contrat social.
Pas d’autre souverain que la communauté des citoyens
La violence réelle, ce sont les plus de 500 travailleurs qui meurent chaque année dans l’exercice de leur métier ; ce sont les travaux pénibles qui, abîmant les corps et les esprits, réduisent drastiquement l’espérance de vie. La violence réside dans l’indécente accumulation des richesses créées par le travail à un pôle de la société, que les gouvernements successifs s’échinent à épargner de toute contribution au bien commun au nom de la compétitivité.
Ce concert d’injures ne rappelle que trop la coalition de ceux qui, au nom de l’ordre bourgeois, firent tourner les fusils de la Garde nationale sur les insurgés de juin 1848, avant de préparer l’avènement du second Empire. Pour eux, aujourd’hui comme hier, la République n’est qu’une garantie de l’ordre social inégalitaire. Toute velléité à faire vivre une République démocratique et sociale, pourtant inscrite dans la Constitution, doit être matée, fût-ce à l’aide d’un usage dévoyé de la force publique. Vers quels lendemains nous mènera cette intransigeance antisociale au nom d’un ordre inique ?
On nous dit, on nous répète que la République garantit la liberté d’expression, d’opinion, de manifestation, le suffrage universel, la séparation des pouvoirs. Elle le devrait, c’est sa raison d’être. Mais faut-il avoir la désobligeance de faire un diagnostic précis de chacune de ces conquêtes sur les dernières décennies, et du sort qui leur est réservé dans la France de M. Macron ?
La liberté d’expression et d’opinion est en berne quand l’écrasante majorité des éditorialistes et des moyens d’information soutient l’opinion exactement inverse de celle d’une large majorité de Français sur le « projet de société » régressif que constitue la réforme des retraites.
Libertés fondamentales menacées
La liberté de manifestation est en souffrance quand des policiers éborgnent, cognent à vue, s’extraient des règles qui régissent le maintien de l’ordre public pour dissuader des milliers de citoyens qui le souhaiteraient de garnir les cortèges, de peur d’y perdre un œil, d’y subir des coups de matraque ou des nuées de gaz lacrymogène.
Le suffrage universel est boudé et menacé quand le vote majoritaire des Français est nié sur les enjeux fondamentaux, comme ce fut le cas en 2005 lors du vote référendaire sur le projet de Constitution européenne. Il est réduit à peau de chagrin quand les élus locaux sont peu à peu dépossédés de leurs prérogatives, privés des moyens financiers de faire vivre la démocratie locale et le service public par l’asphyxie organisée des comptes publics. Les décisions essentielles sont centralisées par un appareil technocratique allié au capital financier.
La souveraineté populaire est ainsi réduite à une alternance sans alternative qui, au nom du consensus libéral – le fameux cercle de la raison – porté par les traités européens, défait toutes les solidarités pour garantir les intérêts des possédants. Ceux-ci s’étonnent ensuite d’une violence qu’ils suscitent chaque jour par une politique scélérate pour se retrancher, une fois inquiétés, derrière la morale et la police.
Un parlement muselé
La séparation des pouvoirs s’éloigne chaque jour quand le Parlement n’ose plus lever le petit doigt pour contredire son gouvernement et quand celles et ceux qui s’y risquent subissent l’opprobre et le mépris du pouvoir exécutif. Elle est malmenée quand l’institution judiciaire se rend perméable aux volontés du Prince et quand le parquet obéit aux injonctions gouvernementales pour organiser la répression judiciaire des mouvements sociaux. Le verrouillage démocratique devient ainsi la condition de la mainmise du capital financier sur les sociétés.
Nous ne sommes certes pas en dictature mais la République et son corollaire, la démocratie, sont très mal en point. La tentative de séparer, d’isoler l’État de droit des revendications populaires ne peut déboucher que sur un système de violence. Il faut absolument s’en prémunir tant l’histoire nous enseigne qu’une spirale de la violence est toujours défavorable aux intérêts populaires et jette dans les bras du parti de l’ordre des pans entiers de la société. Il faudra plus que des mots pour la conjurer, mais des actes pour ériger, enfin, une République sociale et travailler à un processus de dépassement du capitalisme.
Patrick Le Hyaric
Publié le 23/01/2020
Contre « la-démocratie »
par Frédéric Lordon, (site blog.mondediplo.net)
Quand Agnès Buzyn annonce aux personnels hospitaliers cette formidable innovation dont elle leur fait la grâce : des postes de beds managers, à quoi avons-nous affaire ? Plus exactement à quel type d’humanité ? Car nous sentons bien que la question doit être posée en ces termes. Il faut un certain type pour, après avoir procédé au massacre managérial de l’hôpital, envisager de l’en sortir par une couche supplémentaire de management — le management des beds. Mais bien sûr, avant tout, pour avoir imaginé ramener toute l’épaisseur humaine qui entoure la maladie et le soin à ce genre de coordonnées. Comme tout le reste dans la société.
Mais voilà, de la même manière qu’elle pourrait dire qu’elle n’est pas à vendre, la société aujourd’hui dit qu’elle n’est pas à manager. Et que le retrait de l’âge-pivot qui a si vite donné satisfaction à tous les collaborateurs ne fera pas tout à fait le compte.
Mais qui sont ces gens ?
Le jet des robes d’avocats, des blouses de médecin, des cartables de profs, des outils des artisans d’art du Mobilier national, mais aussi les danseuses de Garnier, l’orchestre de l’Opéra, le chœur de Radio France, ce sont des merveilles de la politique contre le management des forcenés — génitif subjectif : ici les forcenés ne sont pas ceux qui sont managés mais ceux qui managent (lesquels par ailleurs pensent que les « forcenés », les « fous », comme tout le reste, sont à manager). De la politique quasi-anthropologique, où l’on voit, par différence, l’essence des forcenés qui managent et, à leur propos, surgir la question vertigineuse : mais qui sont ces gens ? Qu’est-ce que c’est que cette humanité-là ?
À Radio France, Sibyle Veil demeure comme un piquet, statufiée. Belloubet, elle, ne connaît qu’un léger décrochage de mâchoire inférieure, et la même inertie. Le directeur du Mobilier national choisit le déni massif de réalité, et continue son discours, comme les directeurs d’hôpitaux. Que se passe-t-il à l’intérieur de ces personnes ? Se passe-t-il seulement quelque chose ? Y a-t-il des pensées ? Si oui lesquelles ? En fait, comment peut-on résister au-dedans de soi à des hontes pareilles ? Que ne faut-il pas dresser comme murailles pour parvenir à se maintenir aussi stupidement face à des désaveux aussi terribles ? Comment ne pas en contracter l’envie immédiate de disparaître ? Comment continuer de prétendre diriger quand les dirigés vous signifient à ce point leur irréparable mépris ? Quel stade de robotisation faut-il avoir atteint pour ne plus être capable de recevoir le moindre signal humain ?
Et de nouveau : qui sont ces gens ? Qu’est-ce que c’est que cette humanité-là ?
À l’évidence, elle est d’une autre sorte. N’importe qui à leur place entendrait, et se retirerait aussitôt, définitivement, le rouge au front. Eux, non. Ils restent, pas la moindre entame. On imagine sans peine alors au sommet — Macron, Philippe : totalement emmurés. Logiquement, comment leur sorte pourrait-elle comprendre quoi que ce soit à la vie de l’autre — puisqu’elles n’ont tendanciellement plus grand chose en commun.
Par apprentissage, nous découvrons donc progressivement toutes les conditions de possibilité cachées de la démocratie, sans lesquelles il n’y a que « la-démocratie ». Le macronisme nous aura au moins fait apercevoir qu’il y faut un respect élémentaire du sens commun des mots — détruit avec l’effondrement délibéré de la langue : la langue du management. Nous savons maintenant qu’il y faut également une proximité des sortes d’humanité, et notamment un partage minimal de la décence.
La décence, ce sont les danseurs et danseuses de Garnier qui refusent le « privilège » d’être les dernières préservées au prix de l’équarrissage des générations qui viendront après — qui refusent tout simplement d’être achetées, réaction sans doute bien faite pour laisser interloqué le pouvoir macronien qui ne connaît que les ressorts les plus crasses de l’individualisme, ignore qu’on puisse leur échapper, leur opposer ceux de la solidarité, comme on oppose les valeurs de la création à celles de la marchandise. Et c’est comme un camouflet non seulement politique, mais moral, et presque anthropologique, dont ces jeunes gens lui font honte.
La décence, c’est aussi celle, poignante, d’Agnès Hartemann, chef de service à la Pitié, qui rend sa blouse car il n’y a plus rien d’autre à faire, et qui raconte comment elle s’est reprise de l’implacable devenir-robot dans lequel était en train de la jeter les managers de l’hôpital, ces gens de l’autre sorte d’humanité, Buzyn en tête, dont on se demande comment ils peuvent se regarder dans une glace après avoir entendu des choses pareilles. En réalité on sait comment ils le peuvent : comme l’histoire l’a souvent montré, les destructeurs organisent leur tranquillité d’âme en se soustrayant systématiquement au spectacle de leurs destructions — signification historique du tableur Excel qui, à l’époque des connards, organise la cécité, le compartimentage des actes et de leurs conséquences, et joue le rôle du pare-feu de confort en mettant des abstractions chiffrées à la place des vies.
Le « respect » ?
Comme de respect de la langue, de décence il n’y a donc plus la moindre trace depuis que le macronisme est arrivé au pouvoir. Toutes ces choses qui n’ont cessé d’être érodées décennie après décennie, ont été poussées à un stade de démolition terminale avec le macronisme. C’est pourquoi, ayant méthodiquement détruit les conditions de possibilité de la démocratie, ses plaintes quant aux atteintes à « la-démocratie » sont vouées à rendre le son creux de l’incompréhension des demeurés.
« Il faut retrouver le respect normal de base » ânonne Emmanuelle Wargon, qui enfile comme les perles les débilités pleines de bienveillance de « la-démocratie » — « on peut ne pas être d’accord », « mais le gouvernement a été élu », « si on n’est pas d’accord, on n’aura qu’à voter contre », « la prochaine fois », soit le fin du fin de la pensée Macron, ou plutôt Macron-Berger-Hollande-Demorand-Salamé-Joffrin-Barbier-Calvi-Elkrief-on arrête là, la liste serait interminable. Mais quel « respect normal de base » la sous-classe robotique des bed managers, et celle pire encore de leurs maîtres, pourraient-elles s’attirer ? Elles ont perdu jusqu’à la capacité de produire une réponse décente, élémentaire, à des protestations symboliques qui, par leur force, alarmerait n’importe quelle personne n’ayant pas complètement tué le fond de moralité en elle. Forcément, c’est autre chose qui vient à la place du « respect ».
« Personne ne devrait accepter que l’on s’en prenne à des élus parce qu’ils sont élus », blatère pendant ce temps Aurore Bergé, outrée par ailleurs que le roitelet ait été chassé des Bouffes du Nord par les gueux. Mais comment faire comprendre à Aurore Bergé qu’en première approximation, les députés ici ne sont pas poursuivis pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils font. Il faut quand même une innocence qui frise la maladie mentale pour imaginer que les gens vont laisser détruire leurs conditions d’existence, et même se laisser détruire tout court, sans contracter un jour l’envie de détruire ce qui les détruit.
« La France sombre sous la coupe d’une minorité violente » glapit Jean-Christophe Lagarde (1) qui, comme toujours la langue macronienne, dit totalement vrai, mais sans le savoir et par inversion projective : oui la minorité macronienne violente la société comme jamais auparavant, elle démolit les existences, y compris physiquement. Alors les existences décident qu’elles ne se laisseront plus faire, qu’elles ont longtemps donné à leur protestation la vaine forme de « la-démocratie », sont allées au bout du constat de ce qu’on pouvait en attendre, et en tirent maintenant les conséquences : elles passent la seconde.
Quand tout ce qui a pu être dit, puis crié, puis hurlé, depuis trois décennies, ne rencontre que le silence abruti et le mépris d’acier, qui alors pourra s’étonner que les moyens changent ?
Les « gilets jaunes » resteront historiquement comme le premier moment de la grande lucidité : à des pouvoirs sourds, rien ne sert de parler. Quand tout ce qui a pu être dit, puis crié, puis hurlé, depuis trois décennies, ne rencontre que le silence abruti et le mépris d’acier, qui alors pourra s’étonner que les moyens changent ? Lorsque des populations au naturel enclin à la tranquillité sont dégondées, c’est qu’on les a dégondées. Les dégondeurs souffriront donc les effets dont ils sont les causes.
On peut désormais le prédire sans grand risque de se tromper : Macron n’a pas fini d’être poursuivi, les ministres empêchés de vœux, ou de lancement de campagne, les députés LRM de voir leurs permanences peinturlurées, leurs résidences murées, puisque c’est, toutes tentatives « démocratiques » faites, le seul moyen avéré que quelque chose leur parvienne. Quant à ce qu’ils en feront, évidemment… En tout cas, on ne trouvera pas grand-chose à opposer à l’argument qui sert de base à ces nouvelles formes d’action : ils nous font la vie impossible ? On va leur faire la vie impossible.
Un politologue en poil de zèbre, pilier de bistrot pour chaînes d’information en continu (il les fait toutes indifféremment), s’inquiète bruyamment que « chahuter Macron, c’est s’attaquer aux institutions et à leur légitimité ». Tout juste. À ceci près qu’en réalité « les institutions » ont d’elles-mêmes mis à bas leur propre « légitimité ». Comment peut-on espérer rester « légitime » à force d’imposer à la majorité les intérêts de la minorité ? Même un instrument aussi distordu que les sondages n’a pu que constater le refus majoritaire, continûment réaffirmé, de la loi sur les retraites. C’est sans doute pourquoi le gouvernement, supposément mandaté par le peuple, s’acharne à faire le contraire de ce que le peuple lui signifie.
Car l’époque néolibérale est au gouvernement sadique. Si ça fait mal, c’est que c’est bon. Les forcenés ont même fini par s’en faire une morale : le « courage des réformes ». Une morale et une concurrence : Fillon, du haut de ses « deux millions et demi de personnes dans la rue » en 2010 traite Macron de petit joueur avec ses quelques centaines de milliers de « gilets jaunes ». Dans ce monde totalement renversé, violenter le plus grand nombre est devenu un indice de valeur personnelle. Pendant ce temps, ils ont de « la-démocratie » plein la bouche. On ne sait pas si le plus étonnant est qu’ils y croient ou qu’ils soient à ce point étonnés que les autres n’y croient plus. Mais qui pourra être vraiment surpris qu’après avoir jeté si longtemps des paroles de détresse, des appels à être entendus, puis des blouses, des robes et des cartables, il vienne aux violentés des envies de jeter d’autres choses ?
Les conseils de Raymond
Cependant, entre ceux qui ont le pouvoir et les armes et ceux qui n’ont rien, l’asymétrie distribue asymétriquement les responsabilités : que ce soit par la continuité de leurs abus, leur enfermement dans la surdité ou le déchaînement répressif, ce sont toujours les dominants qui déterminent le niveau de la violence. Regardons la société française, disons, il y a dix ans : qui aurait pu alors imaginer des formes d’action semblables à celles d’aujourd’hui ? La question est assez simple : que s’est-il passé entre temps ?
Il s’en est passé suffisamment pour qu’on puisse maintenant lire sur des affichettes des choses inimaginables, des choses comme : « Manu, toi tu retires ta réforme, et nous, quand tu devras t’enfuir, on te laissera 5 minutes d’avance », ou pour qu’on entende chanter dans les cortèges « Louis XVI, Louis XVI, on l’a décapité ! Macron, Macron, on peut recommencer ! ». Et pour que tout ceci soit en réalité très facile à expliquer.
Il ne sera pas judicieux d’écarter ces propos comme « extrémistes » et « peu significatifs » : les extrémités disent toujours quelque chose de l’état moyen. Et, même si c’est à distance, le centre de gravité du corps politique se déplace avec ses pointes. C’était bien d’ailleurs la grande leçon des « gilets jaunes » : « ça gagne ». Ça prend des couches de population qu’on aurait jamais vues faire ce qu’elles ont fait.
Maintenant, le verrouillage d’en-haut ne cesse de hâter les déplacements d’en-bas. Le Parisien commence-t-il à en éprouver de la panique ? Quand il titre « L’inquiétante radicalisation », il est voué à avoir raison en ayant tort. Comme d’habitude parce que la radicalisation première est celle de l’oligarchie qu’il accompagnera jusque dans la chute, mais aussi, presque logiquement, car il va y avoir une contradiction à parler de radicalisation, ou d’extrémisme quand c’est la masse qui entre progressivement dans un devenir-extrémiste — fut-ce d’abord par simple approbation tacite.
Le plus étonnant, cependant, est qu’il reste dans l’oligarchie des gens capables de dire des choses sensées
Le zèbre politologue ne manque pas lui aussi de s’en alarmer : « Il y a un aspect groupusculaire parce qu’on parle d’une poignée d’individus, mais il y a également un public pour ça, et là c’est plus inquiétant ». Et puis il voit aussi que « cette montée de la violence (…) inquiétante (…) n’est pas spécifique à la France ». Comment dire : lui aussi on le sent inquiet.
Au vrai, il n’a pas tort. Il n’a pas tort parce qu’en effet, « ça gagne ». En effet, « il y a un public pour ça ». Et le pire, c’est que le public, par rangées, est en train de monter sur la scène. De tous côtés d’ailleurs, il ne cesse d’y être encouragé. Directement par les robots qui signifient assez qu’il n’y a plus rien à faire avec eux, ni par la parole ni par les symboles. Indirectement quand, par un aveu transparent de « la-démocratie », Christophe Barbier explique sans ciller que « 43 % des Français [contre 56…] souhaitent cette réforme », que « c’est énorme » et que « ça veut dire que les Français sont profondément convaincus qu’il faut passer à la retraite par points » — la chose certaine étant que, quand ça lui viendra dessus, il ne comprendra toujours pas qu’à l’écouter, « les Français » ont été convaincus de tout autre chose.
Le plus étonnant, cependant, est qu’il reste dans l’oligarchie des gens capables de dire des choses sensées. Sensées, mais curieuses. Ainsi Raymond Soubie, cet artisan de l’ombre de toutes les déréglementations du marché du travail, qui avait laissé coi le plateau entier de C’dans l’air (où il a son rond de serviette) en expliquant, lors de la démolition Macron du code du travail, qu’en réalité on n’avait jamais vraiment vu les dérégulations du droit du travail créer le moindre emploi… En somme un art de tout dire. Raymond Soubie, donc : « Les manifestations lorsqu’elles ne dégénèrent pas n’ont pas tellement d’influence sur les gouvernements ». Soit : un constat d’évidence. Un aveu implicite. Et un conseil à méditer.
Frédéric Lordon
Publié le 17/01/2020
L'Assemblée nationale n'a pas mandat pour casser nos retraites !
Les millions de voix de barrage dont a bénéficié Emmanuel Macron contre Marine Le Pen ne lui valent ni à lui ni aux députés un blanc-seing pour abîmer ce qui fait le cœur de notre république depuis la Libération.
(site huffingtonpost.fr)
Cette tribune est signée par le collectif Les Constituants, un collectif de citoyennes et citoyens né dans l’élan de la révolte des Gilets jaunes, du constat que, face à l’impasse politique, il appartient au peuple de revenir aux sources de la République en s’engageant dans un processus constituant.
Le 17 février, le projet de loi sur les retraites doit être examiné par l’Assemblée nationale.
En ne renonçant pas à l’examen parlementaire d’un texte qui a d’ores et déjà suscité le plus long mouvement social du dernier demi-siècle et auquel les Français s’opposent très majoritairement, le gouvernement bafoue la démocratie.
Utilisant tous les expédients offerts par l’actuelle constitution, il a même déjà annoncé qu’il pourrait passer par ordonnance pour imposer l’âge pivot et agite la menace du 49.3 pour se réserver, in fine, le bénéfice de la tenue d’un débat en bonne et due forme au Parlement.
Plus que jamais, les institutions sont donc tournées contre le peuple, au service d’un rapport de force dont l’issue espérée est la victoire de la minorité contre la majorité, et la représentation nationale est utilisée comme chambre d’enregistrement et caution morale d’un pouvoir en réalité entièrement concentré entre les mains du président de la République.
Pourtant, disons-le tout net: Emmanuel Macron n’a pas mandat pour toucher aux retraites.
Premièrement, parce que les millions de voix de barrage dont il a bénéficié contre Marine Le Pen ne valent pas blanc-seing pour désosser la solidarité nationale et faire place nette aux assurances et autres fonds de pension.
Deuxièmement, parce qu’il a menti aux Français. En effet, quand son programme mentionnait une mesure purement technique, qui ne devait avoir pour conséquence ni de reculer l’âge de départ, ni de réduire les pensions, la réforme qu’il défend désormais contre la volonté populaire renie ces deux engagements.
Pas plus que le président de la République dont ils procèdent, les députés de la majorité n’ont mandat pour abîmer ce qui fait le cœur de notre république depuis la Libération. Leur propre légitimité émanant directement de l’élection d’Emmanuel Macron, la réforme qu’ils adopteraient ainsi ne serait pas celle de la nation, mais celle d’un seul individu.
Alors que, depuis un mois et demi, des centaines de milliers de citoyennes et de citoyens font grève et descendent dans la rue pour exprimer leur refus d’une loi destructrice, il ne serait pas acceptable de laisser le processus législatif se poursuivre comme si de rien n’était.
Par ses manœuvres politiciennes, Macron ressuscite le vieux monde et nous ramène au régime des partis: la droite critique un texte qu’elle juge vidé de sa substance, la gauche un texte jusqu’au-boutiste, et Macron d’user de cette position d’entre-deux pour faire croire à une position d’équilibre. Mais à l’heure où le président se fait fort de réaliser le programme de la droite libérale, cette posture est au mieux un leurre, plus certainement un piège. Car à ce jeu-là, la suite de l’histoire est écrite d’avance. Les opposants à la réforme auront beau défendre brillamment leurs arguments dans l’hémicycle, à la fin des fins, la loi sera adoptée, les petites gens pourront bien travailler jusqu’à l’épuisement, les retraités être de plus en plus pauvres et les grands capitalistes faire main basse sur l’épargne des classes moyennes qui peuvent encore se permettre de mettre de l’argent de côté.
Au total, c’est la société tout entière qui aura renoncé à l’une des promesses de sa fondation: permettre à chacun de terminer sa carrière à un âge raisonnable, tout en continuant d’être rémunéré dignement.
Depuis plus d’un an maintenant, les Françaises et les Français disent leur volonté de révoquer le théâtre d’ombres qu’était devenue la politique pour se réapproprier leur souveraineté. Mais Macron qui ne les entend pas continue de mettre en œuvre les vieilles tactiques de la république monarchique.
Une option moins déshonorante pour lui et plus conforme à l’esprit des institutions aurait été de soumettre son texte au référendum. Et cette option lui aurait encore donné l’avantage, aussi vrai qu’avoir le choix des mots, c’est avoir le choix des armes.
Aujourd’hui, nous devons lui dire que sa tentative de passage en force doit s’arrêter là.
Nous devons lui dire qu’on ne réécrit pas le contrat social sur un coin de table, avec BlackRock pour commensal.
Nous devons lui dire que sa majorité n’a pas de délégation de souveraineté pour porter atteinte aux conditions matérielles d’existence des générations futures.
Nous devons affirmer que le temps constituant est arrivé, et qu’au point où nous en sommes de la décomposition du système politique, seul un processus de refondation permettra de remettre à l’heure les pendules de la démocratie; de redéfinir, toutes et tous ensemble, les principes fondamentaux de la société dans laquelle nous souhaitons vivre et vieillir.
Liste des signataires:
François Cocq, essayiste, Gwénolé Bourrée, syndicaliste étudiant, Flavien Chailleux, gilet jaune et fonctionnaire au sein du ministère du travail, Hélène Franco, magistrate syndicaliste, Charlotte Girard, maîtresse de conférences de droit public, Manon Le Bretton, enseignante et élue rurale, Walter Mancebon, militant pour une VIe République, Manon Milcent, étudiante gilet jaune, Sacha Mokritzky, directeur de la communication du média Reconstruire.org, Alphée Roche-Noël, essayiste, Frédéric Viale, juriste spécialiste des traités de libre-échange, membres des Constituants
Publié le 29/12/2019
Guillaume Balas : « Il faut aller plus loin pour une dynamique unitaire de la gauche »
Saliha Boussedra (site humanite.fr)
(4/4) Toute la semaine, l’Humanité donne la parole aux composantes de la gauche. Aujourd’hui, Guillaume Balas, coordinateur national de Génération.s.
Quel est pour vous le pire élément de la réforme des retraites proposée par le gouvernement Macron ?
Guillaume Balas Pour moi, le pire de la réforme, c’est le passage des 25 meilleures années pour le privé à l’ensemble de la carrière pour les retraites, sans que nous ayons une quelconque idée de la pérennité de la fixation de la valeur du point et de son rendement. Ce qui fait qu’en réalité, on se retrouve avec une réforme dont le premier acte est le risque d’une baisse généralisée des pensions. Pour moi, c’est le pire parce qu’on n’en comprend pas la logique : pourquoi supprimer les 25 meilleures années au profit de l’ensemble de la carrière, si ce n’est justement pour baisser les pensions ? Il n’y a aucune autre raison qui puisse pousser à cela. Et quand on avance des arguments disant que certaines catégories s’en sortiraient mieux, je ne vois pas lesquelles.
Quelles sont vos contre-propositions ?
Guillaume Balas Pour nous, il n’y a pas d’urgence absolue à réformer aujourd’hui les retraites. On devrait prendre le temps de réfléchir en profondeur, et il y a plusieurs éléments à proposer : surtaxer les entreprises n’appliquant pas l’égalité salariale femme-homme. Comptabiliser l’ensemble des heures travaillées, y compris celles qui sont au-dessous de 150 heures (qu’elles soient discontinues ou continues). Taxer fortement les contrats courts pour éviter les discontinuités en termes de carrière. Mettre en place une contribution sociale pour les entreprises qui automatisent : quand vous remplacez de l’emploi humain par de l’automatisation, vous devez payer des cotisations sociales et patronales, c’est ce qu’on appelle la taxe robot. Dernier point très important, les plateformes numériques comme Uber : elles devraient payer l’intégralité des cotisations sociales comme si elles étaient des patrons qui embauchaient des salariés.
Pensez-vous que la gauche politique a un rôle à jouer par rapport au mouvement des retraites, et même plus largement ?
Guillaume Balas Évidemment ! C’est pour cela que nous participons à toutes les dynamiques unitaires. On a travaillé avec le PS, le Parti communiste, EELV à des éléments à la fois de réactions communes contre la réforme Macron, mais aussi à des débuts de contre-propositions. Mais il faut aller plus loin. Pour nous, c’est une dynamique globale, c’est-à-dire qu’il faut bien comprendre que ça doit nous mener jusqu’à la question de l’élection présidentielle, qui est l’élection majeure dans ce pays, qu’on le veuille ou non. Il ne suffit pas d’être ensemble pour dire non, il va falloir être ensemble pour dire oui sur des propositions, mais aussi être ensemble pour dire oui sur une alliance politique qui soit en capacité aujourd’hui d’incarner une alternative au match Macron-Le Pen, et je crois que, dans la population, il y a cette aspiration. Malgré des cultures politiques différentes, nous devons apprendre à conjuguer ces projets et, nous, à Génération.s, on aspire à cela, et on se battra évidemment pour ce rassemblement. Et évidemment, il faudra que cette gauche-là soit une gauche nouvelle, elle ne pourra être simplement la réédition de la gauche ancienne. De ce point de vue, la dimension écologique doit être absolument prioritaire. Pour ma part, je pense que c’est beaucoup plus à travers un processus de programme en commun, puis d’alliances larges et fortes au moment des régionales, qu’on pourra préparer au mieux la présidentielle.
Entretien réalisé par Saliha Boussedra
Publié le 29/12/2019
Cécile Cukierman : « La gauche doit défendre la crédibilité de propositions alternatives »
Julia Hamlaoui (site humanite.fr)
(3/4) Toute la semaine, l’Humanité donne la parole aux composantes de la gauche. Aujourd’hui, Cécile Cukierman, sénatrice de la Loire, porte-parole du PCF.
La sénatrice Cécile Cukierman estime que réformer les retraites revient à faire un « choix de société ». La porte-parole du PCF le résume par une question : « Est-ce qu’on se satisfait d’une société où les gens demain seront plus nombreux à vivre plus longtemps ? »
Les grévistes sont la cible de nombreuses attaques depuis les vacances scolaires. Avez-vous un message à leur adresser ?
Cécile Cukierman Les grévistes sont les premières victimes de la grève. Ils font ce choix pour combattre une réforme des retraites qui met en péril les droits de tous. Ils ne sont donc pas payés, avec toutes les conséquences que cela peut avoir en période de fêtes. Il faut leur apporter notre soutien et rappeler que le vrai et seul responsable, c’est le gouvernement. Non seulement il a joué avec le calendrier, mais il n’a, en plus, absolument rien fait pour que cessent les grèves.
L’âge pivot cristallise l’opposition à la réforme. Un recul du gouvernement sur cette seule question peut-il suffire ?
Cécile Cukierman Non, et l’ampleur de la mobilisation du 5 décembre, antérieure aux annonces d’Édouard Philippe, l’a montré. Cependant, avec cet âge pivot, le gouvernement finit de dévoiler qu’avec son projet, inévitablement, nous allons devoir travailler plus pour gagner moins, et ce, quelles que soient les catégories. Toute la réforme repose sur cette logique. Un exemple : le calcul de la pension pour le privé non plus sur les 25 meilleures années mais sur la carrière complète implique que toutes les interruptions de carrière seront pénalisées. La France a réussi à être l’un des pays d’Europe où le taux de pauvreté chez les retraités est le moins élevé, avec cette réforme par points qui individualise et reproduit les inégalités, cela va se dégrader.
Le refus du gouvernement de regarder du côté des recettes repose sur l’idée qu’alléger la contribution des entreprises serait inévitable, au nom de la « compétitivité ». Que répondez-vous ?
Cécile Cukierman C’est une aberration. Avec les allongements précédents de la durée du travail, le taux des inactifs de plus de 55 ans n’a cessé d’augmenter, mais la « compétitivité » ne s’est pas améliorée. En 2018, au total, le montant des exonérations de cotisations s’est élevé à plus de 50 milliards d’euros. Le déficit des retraites est de 3,8 milliards cette même année. C’est un choix de société. Est-ce qu’on se satisfait d’une société où les gens demain seront plus nombreux à vivre plus longtemps ? Si c’est le cas, si on considère positif d’avoir des retraités en bonne santé qui fassent vivre les associations ou les clubs sportifs, qui soutiennent leur famille, il faut augmenter les recettes pour financer les retraites. Mais cela implique que le premier ministre ne reçoive pas les organisations syndicales pour leur livrer son message mais pour les écouter afin de reposer les bases d’un contrat social qui assure à chacun le droit à un travail bien payé et en conséquence d’avoir une retraite digne en fin de carrière.
Le PCF a été à l’initiative d’un meeting le 11 décembre qui a rassemblé toute la gauche sur une même tribune. Les propositions pour les retraites des uns et des autres sont toutefois différentes. Quel rôle peut jouer la gauche dans ces circonstances ?
Cécile Cukierman Si les analyses ne sont pas toujours unanimes quant aux réponses à apporter, la gauche doit se rassembler pour défendre d’une même voix la crédibilité de propositions alternatives. Elle doit jouer ce rôle à la fois auprès de ceux qui sont mobilisés aujourd’hui, et demain lors du débat législatif. Nous avons la responsabilité d’appuyer les mobilisations et de leur proposer un débouché positif. Parce que définir les retraites dont nous bénéficierons demain est un choix de société, la gauche doit y prendre toute sa place.
Entretien réalisé par Julia Hamlaoui
Publié le 27/12/2019
Julien Bayou : « Nous devons passer de la coalition du rejet à celle du projet »
Cyprien Caddeo (site humanite.fr)
(2/4) Toute la semaine, l’Humanité donne la parole aux composantes de la gauche. Aujourd’hui, Julien Bayou, le nouveau secrétaire national d’EELV, articule avenir des retraites et celui du climat…
Vous dites n’être pas forcément défavorable à une retraite à points, à condition d’avoir des garanties quant à la valeur du point ?
Julien Bayou L’idée n’est pas de s’arc-bouter sur un système qui serait bien par essence, et un autre mauvais par nature. L’enjeu, c’est plus de justice sociale et quelles possibilités pour les travailleurs et travailleuses de s’engager sereinement dans l’avenir. On pourrait travailler sur la perspective de réduction du temps de travail, de pouvoir repenser le rapport au travail, de réaffirmer le sens de la répartition intergénérationnelle. Ce n’est pas du tout le chemin que prend le gouvernement. Si on va sur un système par points, la question principale, c’est quelles sont les garanties sur la valeur du point, effectivement. L’autre enjeu, qui concerne l’écologie, c’est le fait qu’un régime par points avec une valeur du point incertaine incite grandement à la capitalisation. Or, les fonds de pension type BlackRock sont des prédateurs pour le climat…
Quelles sont les propositions d’EELV pour un éventuel contre-projet de réforme des retraites ?
Julien Bayou On récuse déjà le fait de raisonner à taux de chômage constant. Rien de tout cela ne fonctionne si on continue à n’avoir que 50 % des seniors en emploi et l’autre moitié au chômage ou en invalidité. D’abord, on propose un « green new deal ». En s’engageant pleinement sur la voie de la transition écologique, vous agissez face au changement climatique et vous contribuez à l’emploi ou à de meilleures retraites pour tous. Au-delà, il faut bien sûr une prise en compte de la pénibilité :l’espérance de vie en bonne santé peut atteindre dix ans d’écart entre certains cadres et certains salariés.
Il n’y a aucune ligne rouge, pour EELV, sur l’âge de la retraite, ou du moins le nombre d’annuités à cotiser ?
Julien Bayou Je ne raisonne pas forcément comme ça. Encore une fois, rien ne tient si on a un taux de chômage aussi élevé, si pour les jeunes qui entrent sur le marché du travail les conditions type CDI sont de toute manière inatteignables… Si aujourd’hui on prend l’ensemble de la carrière, on favorise les élèves de grandes écoles qui sortent avec un premier bon salaire, et on enfonce la tête sous l’eau de toutes celles et ceux qui n’ont que contrats précaires et conditions de travail très difficiles. De la même manière, on ne considère pas que les cotisations doivent être plafonnées à 14 % du PIB. Là encore, c’est une réponse absolument idiote, idéologique et dogmatique. Si on veut que les gens jouissent d’une espérance de vie en bonne santé à la retraite, eh bien il faut voir cela comme un investissement, et non un coût. Dans ce cas-là, il faut faire appel à d’autres sources de financement que celles reposant sur le travail, et réfléchir à faire contribuer le capital, à des taxes sur la robotisation et l’automatisation.
Est-il ressorti quelque chose de concret des deux meetings communs de la gauche ?
Julien Bayou Ces deux meetings ont permis d’affirmer le soutien au front syndical. Au-delà de l’opposition au projet Macron et Philippe, je souhaite que nous puissions être force de proposition. Car les Français ne sont pas opposés par principe au mot réforme, mais sentent bien qu’il s’agit encore de réclamer toujours plus d’efforts aux mêmes. Nous devons donc passer de la coalition du rejet à celle du projet. Et nous travaillons à une plateforme de propositions communes pour le mois de janvier. Nous avons notre projet, mais l’enjeu, c’est de se concentrer sur ce qui nous rassemble et d’en faire un bloc commun pour mieux peser dans le débat public. Parce que ce qui se trame est dangereux.
Entretien réalisé par Cyprien Caddeo
Publié le 25/12/2019
Clémentine Autain : « Faisons valoir une logique alternative reposant sur l’égalité »
Julia Hamlaoui (site humanite.fr)
Toute la semaine, l’Humanité donne la parole aux composantes de la gauche. Clémentine Autain (1/4), députée de Seine-Saint-Denis (France insoumise), voit dans le mouvement « un peuple qui relève la tête ».
Le premier ministre prétend que les femmes sont les « grandes gagnantes » de cette réforme. Pourquoi estimez-vous qu’au contraire elles ont le plus à y perdre ?
CLÉMENTINE AUTAIN Le système par points avec le calcul de la pension sur toute la carrière et l’âge pivot porté à 64 ans vont pénaliser toutes les personnes aux carrières hachées, précaires et aux bas salaires. Or les femmes sont les premières à interrompre leur carrière en raison des inégalités dans le partage des tâches domestiques et parentales. Elles ont des salaires inférieurs de 24 % à ceux des hommes. Avec des pensions déjà inférieures de 42 %, les femmes seront donc les plus pénalisées par un mécanisme qui paupérise, privatise et allonge le temps de travail. Le choix du gouvernement d’une majoration de 5 % dès le premier enfant pose, en plus, plusieurs problèmes. D’abord, elle peut être prise par la mère ou le père, mais, les pensions des hommes étant supérieures, l’hypothèse que les couples décident de la leur attribuer est forte. Comme il s’agit d’un pourcentage, cette mesure sera de surcroît plus avantageuse pour les plus riches. Il existe déjà des majorations, dès le premier enfant. Avec les 5 %, les mères de trois enfants vont y perdre et la majorité de celles d’un ou deux aussi. Quant aux pensions de réversion, elles ne pourront plus être prises à 55 ans, mais à 62 ans, ce qui devrait en exclure 84 000 femmes.
Que proposez-vous pour dépasser les inégalités générées par le système actuel ?
CLÉMENTINE AUTAIN En augmentant de 2 % la part des richesses consacrée aux retraites, il est possible de garantir le départ à 60 ans pour tous et aucune pension sous le Smic pour une carrière complète.
Pour les femmes, c’est évidemment le levier de la lutte contre la précarité, pour le partage des tâches domestiques et l’égalité salariale qui est décisif. Avec un ensemble de politiques publiques – davantage de contraintes pour les grands groupes sur l’égalité salariale, allongement du congé paternité, véritable service public d’accueil de la petite enfance –, nous pourrions passer un cap décisif. Mais on ne peut pas se payer de mots, cela nécessite de l’investissement public.
Quel rôle devrait à vos yeux jouer la gauche dans cette mobilisation contre la réforme du gouvernement ?
CLÉMENTINE AUTAIN La gauche peut contribuer à asseoir l’idée qui se propage qu’on peut faire autrement. Réduction de la dépense publique avec la sacro-sainte règle d’or, néolibéralisme et productivisme : ces trois dogmes de l’exécutif sont contenus dans sa réforme des retraites. En contestant la proposition gouvernementale, on a matière à faire valoir la logique alternative qui repose sur l’égalité, le partage des richesses et des temps, la sortie du consumérisme. Avec cette confrontation sociale qui dépasse la question des retraites, à laquelle s’ajoutent le mouvement des gilets jaunes, les jeunes pour le climat, de multiples conflits dans les entreprises, la vague #MeToo, notre peuple relève la tête. Sur le terrain politique, en revanche, le correspondant n’est pas sur pied. À gauche, nous avons la responsabilité de tracer cet horizon dans un contexte d’urgence climatique, sociale et politique. Nous devons déjouer le duopole Macron-Le Pen. Et personne n’ayant à lui seul la force propulsive suffisante, il est nécessaire, comme le disait Angela Davis, de renverser les murs pour construire des ponts.
Entretien réalisé par Julia Hamlaoui
Publié le 24/12/2019
Un magistral inventaire du communisme (et de sa trahison stalinienne) avant refondation
Par Gilles Alfonsi (site regards.fr)
Avec « Le communisme » ?, Lucien Sève explore le communisme de Marx et Engels, puis ce que fût le communisme, avec et sans guillemets, au XXème siècle. Une somme hyper stimulante.
Un ouvrage disponible depuis septembre que la critique ignore. Un pavé dans la mare des philosophes spéculatifs et des annonceurs de la fin de l’histoire. Une brèche pour renouveler et approfondir la connaissance des principaux penseurs-militants du communisme et affirmer la nécessité d’une visée du même nom. L’effort pédagogique de Lucien Sève est tel et les contenus de l’ouvrage si essentiels que ses 670 pages se dévorent sans peine. Dans l’attente impatiente du tome, en cours d’écriture, consacré au communisme du XXIème siècle, le lecteur a déjà là de quoi nourrir substantiellement sa réflexion, son engagement.
La première partie donne une vision panoramique, mais étayée, du communisme dans les travaux de Karl Marx et Friedrich Engels, avec cette originalité remarquable de raconter la formation, l’étayage puis l’affinage progressif de leurs pensées. Sève souligne les immenses mérites de Sève tout en abordant les limites, les manques voire les insuffisances de certains concepts mal ficelés ou le manque de fiabilité scientifique de certaines démonstrations. Entre encenser et enterrer Marx, il y a la voie choisie par l’auteur et d’autres intellectuels et militants : travailler.
Lucien Sève aborde les sources du communisme et rappelle le jugement d’abord défavorable de Marx envers le communisme avant que, prolongeant sa critique des penseurs essentiels de l’époque (Hegel, Feuerbach, Proudhon, Stirner, etc.), il devienne le forgeron exigeant d’une visée sans cesse retravaillée. Ce chapitre évoque notamment les relations entre socialisme et communisme, leurs convergences initiales et ambigües, l’exposé de leur différenciation progressive puis de leurs oppositions décisives. En particulier, loin de l’égalitarisme grossier auquel on assimile souvent le communisme, la visée communiste inverse la proposition socialiste « À chacun selon ses capacités », qui en définitive naturalise des inégalités, et porte l’idée « À chacun selon ses besoins ».
Marx métamorphose le communisme
Lucien Sève souligne que le communisme n’est pas pour Marx de portée seulement politique mais anthropologique : l’homme est « sociétaire du genre humain », son « essence déborde absolument la finitude de l’individu isolé ». Réfutation des puissances surnaturelles (et donc critique, et non diabolisation, de la religion), refus du clivage entre l’homme-citoyen et l’individu privé – « émanciper l’homme entier est une autre affaire qu’émanciper le seul citoyen » –, dénonciation de l’imposture de la « nature humaine »… l’affranchissement politique et l’émancipation sociale doivent être envisagées ensemble. Notons que nous que nous sommes déjà loin des conceptions qui dominent parfois encore aujourd’hui ! Après des années de tâtonnements et d’évolution de ses élaborations, Marx met à jour que l’individualité est forgée dans le rapport au monde : « Rien ne se comprend en dehors d’une vie elle-même de part en part interactive avec un monde historico-social donné [...] ce qui nous fait hommes au sens présent du terme, par delà la nature qui est en nous, est un monde hors de nous ». C’est pourquoi la visée communiste porte inséparablement l’idée d’une émancipation sociale et celle du plein développement individuel.
Les implications stratégiques de ces découvertes ici résumées de manière ultra-lapidaire sont immenses. Pas de mouvement transformateur possible sans transformation des « logiques selon lesquelles chemine l’histoire ». Importance décisive de la production de vie matérielle, car « les hommes produisent, et c’est en produisant qu’ils se produisent eux-mêmes ». Mais attention à ne pas aplatir cette idée : elle ne conduit pas du tout à faire du communisme un économisme, ni à considérer que l’émancipation se jouerait dans un (seul) lieu, l’entreprise. Bien plus profondément, « ce ne sont pas les idées qui mènent le monde, mais les conditions matérielles de la production et des échanges sociaux ». Et celles-ci contribuent à forger l’être, ou la conscience de soi. Au total, une leçon d’histoire, avant même l’heure des révolutions du XXème siècle, est la suivante : « Oui, c’est d’une radicale transformation sociale qu’il est besoin, ce qui est infiniment plus qu’une insurrection politique remplaçant les gouvernants par d’autres gouvernants, ou même la Constitution par une autre Constitution ». Cela n’empêche pas bien sûr que la révolution politique est indispensable, faute de quoi tout changement social – au-delà de quelques fragiles îlots localisés d’expériences alternatives – serait impossible.
Ce qui rend possible, ce qui réalise
Dans la pensée Sève, le volontarisme politique et plus encore la tendance de certains révolutionnaires à vouloir forcer l’histoire en prennent pour leurs frais avant même l’examen critique par l’auteur des révolutions du XXème siècle et le démontage du stalinisme. On comprend que les partisans de l’émancipation ne peuvent simplifier cela : chaque être humain est à la fois déterminé et libre de déterminations, ce qui veut dire qu’il n’existe aucune mécanique amenant au communisme et qu’il n’existe pas de raccourci brutal à l’avènement d’un nouvel ordre social. Le philosophe va y revenir, mais d’abord il évoque les concepts essentiels – aliénation, matérialisme, lutte des classes, etc. – et leur portée d’ensemble, qui est la marque de fabrique de Marx. On trouve ici, au-delà des explicitations pointues de chaque terme, une mise en mouvement fertile, où le mouvement historique est déterminé à la fois par le développement des forces productives, qui ouvre le champ des possibles, et par ce qui advient dans la conjoncture, qui régit le « tracé effectif du mouvement historique ».
Pour traiter de la révolution, ou de la visée communiste, il faut ainsi penser la dialectique entre le fondamental – les conditions nécessaires – et le décisif – l’action volontaire – : le déni, ou la sous estimation des limites du possible à une période donnée constitue un travers des révolutions du XXème siècle, que ce travers prenne la forme d’expériences utopiques sans conséquence systémiques (îlots de résistance légitimes mais faibles et isolés) ou la forme, catastrophique, d’une brutalisation de la société. Ainsi, le communisme n’a pas pour objet d’imposer une société sans propriété privée, mais d’être le mouvement d’appropriation commune des moyens de productions et d’échanges. Soulignons au passage qu’il ne s’agit pas là de remettre en cause le fait que chacun dispose de moyens individuels d’existence personnelle, contrairement à ce que veulent croire ce qui agitent le communisme comme un chiffon rouge. Autre exemple, s’agissant de la religion, il ne s’agit pas de la combattre, mais de remettre en cause l’aliénation en général. De fait, alimenter un conflit entre croyants et athées détourne de l’essentiel clivage de classe, alors que la question d’être ou non-athée perdrait toute son importance si l’idée hégémonique était que l’homme est un produit de l’histoire. Autre exemple, encore : à côté de l’appropriation des moyens de production et d’échange, le « progressif dépérissement de tout pouvoir étatique coercitif » n’a rien à voir avec la suppression des services et de l’action publique.
Lucien Sève dit pourquoi le communisme n’est ni un programme ni même un projet à mettre en oeuvre, mais une visée : l’entreprise révolutionnaire ne consiste pas à « forcer l’histoire de l’extérieur, à partir d’un projet à nous », mais à « l’orienter du dedans, à partir de son trajet à elle ». Là se niche selon lui le problème essentiel des conditions de possibilités du communisme, auquel s’est heurtée l’action révolutionnaire : il souligne la « prématurité historique de la visée communiste » au XXème siècle.
L’auteur aborde plusieurs points de débats, tenant la corde d’une relecture critique de Marx qui à la fois en souligne la dimension performative sur bien des sujets mais n’esquive pas des préoccupations essentielles. Mentionnons par exemple les illusions de Marx quant aux dynamiques positives de l’histoire, son optimisme stratégique ou encore l’immaturité des stratégies d’action qu’il propose. Ces limites de la pensée Marx reviennent à ignorer, ou du moins à minorer, le caractère indispensable d’un haut niveau culturel pour produire une pensée, des actions et un mouvement d’émancipation.
Anticipation, prématurité, carences
Lucien Sève évoque ainsi des « fautes d’appréciation systématiques » de Marx et Engels : « Ils surfont les possibles et sous-estiment les délais ». La thèse du livre est que Marx a « formidablement anticipé sur l’histoire », mais précisément le revers de cette capacité à anticiper était une grande insuffisance à penser l’identification des possibles et à élaborer la construction de l’action. Ainsi, « la raison cardinale du drame qui a dominé le court XXème siècle n’est pas du tout l’invalidité de la visée communiste marxienne, mais son extrême prématurité ». Et ce n’est pas seulement parce que Marx était volontaire et enthousiaste : sa « façon de raisonner sur l’histoire comme sur un problème de pur ordre théorique » pose problème. « Marx et Engels ont vu fondamentalement juste, mais de façon bien trop abstraitement anticipatrice, faisant d’un avenir dont la forte probabilité est ultracomplexe un présent de nécessité toute simple. »
Lucien Sève évoque notamment comme manque significatif le « défaut dans le Manifeste [d’]une réflexion sur le problème hautement crucial et complexe du dépérissement de l’État », thème sur lequel il revient notamment après l’exposé, lui aussi passionnant, du Marx du Capital. Plus largement, Marx a centré ses efforts sur l’approfondissement des « aspects économico-sociaux », tandis qu’il a peu et insuffisamment traité ceux qui concernent les dimensions politiques de la visée communiste (prise de pouvoir, insurrection, État, etc.). Sève explique qu’à l’époque l’immaturité de la réflexion sur l’État était générale, ce qui n’était bien sûr pas le cas des théories économiques. Mais le résultat de ce manque est problématique, car le pouvoir d’État est par défaut d’élaboration considéré comme de « caractère purement répressif », vision qui manque de souligner la complexité, les immenses contradictions qui traversent l’État, qui en donne une vision homogène, unilatérale, désarmant les partisans de l’émancipation. Sève souligne à ce propos les apports magistraux de Gramsci sur cette question décisive.
Le lecteur sera passionné par les pages consacrées à la question de la violence révolutionnaire, réfutant entièrement l’idée d’un Marx faisant l’apologie de la violence mais soulignant que s’interdire une contre-violence face à la violence des adversaires de l’émancipation « équivaudrait à un défaitisme consenti ». Et surtout il traite du processus révolutionnaire, soutenant l’expression d’« évolutions révolutionnaires », c’est-à-dire de transformations sociales nécessairement réalisées dans la durée. On ne peut pas dans le cadre de cet article développer, mais l’enjeu est d’importance : comment sortir des impasses d’une révolution violente soudaine, alors que la révolution implique des transformations extrêmement profondes qui ne peuvent s’accomplir que sur la durée, et d’un réformisme électoraliste illusoire ? La révolution ne peut pas être une insurrection, même si ne sont pas exclus des épisodes violents (car bien sûr l’adversaire ne se laisse pas faire !) : c’est toute une époque de réforme transformatrice. Et d’évoquer positivement la conception révolutionnaire de la réforme de Jean Jaurès, dont il souligne toutefois la limite : elle est essentiellement institutionnelle, là où il doit s’agir d’un processus global qui implique et qui transforme les citoyens.
Puissante réussite, ratage complet
La seconde partie du livre est consacrée aux communismes ayant ou n’ayant pas existé au XXème siècle. L’auteur relit la révolution de 1917 au prisme de ce qu’il a mis à jour précédemment. D’un côté, la thèse de Marx et Engels promettant à la classe ouvrière un rôle décisif dans la Révolution est validée, de même que la nécessité de se faire des travailleurs de la campagne des alliés. Sève souligne en outre que la révolution russe fut d’abord essentiellement pacifique. Mais : qu’en était-il des conditions de possibilité du communisme dans la Russie du début du XXème siècle ? Lucien Sève souligne le paradoxe extraordinaire qu’avec la révolution russe, il s’est agi d’une victoire politiquement possible pour une visée historiquement prématurée.
Victoire politiquement possible : Lucien Sève évoque les événements successifs et entremêlés, entre insurrection armée, utilisation des possibilités légales, bataille d’idées, jusqu’à la prise du pouvoir le 7 novembre 1917. Démonstration d’une conquête révolutionnaire avec un recours minimum à la violence, grâce à « une adhésion très largement majoritaire aux objectifs de la révolution ». Mais visée communiste impossible à concrétiser : utopie d’un passage direct à la répartition communiste par delà les contraintes de l’échange marchand, aboutissant à la guerre civile (le communisme de guerre), et plus largement triple empêchement du « développement insuffisant des individus » (autrement dit incapacité des individus à gérer autrement les affaires communes), de l’arriération massive des moyens de production et de l’immaturité politique (« politique dictatoriale en opposition avec ses fins émancipatrices »). Ces pages sur ce qui a d’abord puissamment réussi puis irrémédiablement raté constitueront pour le lecteur une source nouvelle d’inspiration.
Staline à l’opposé de la visée communiste
Tirer au clair « la question névralgique du stalinisme » est aussi au cœur du livre, Lucien Sève soulignant d’emblée que « personne ne pouvait faire tort à la cause communiste autant que l’a fait Staline ». Reprenant une à une les différentes approches critiques du Stalinisme, il souligne d’abord que Staline a été un personnage « monstrueux » : « On est en tous les cas violemment saisi par la froide détermination aggravée de stupéfiante indifférence avec laquelle cet homme aura de manière direct ou indirecte – répression sociale, aberration économique, procès politique, impéritie militaire – conduit à la mort pareille quantité d’être humains, à chiffrer en millions ». Propos indispensable, au moment où on voit sur certains réseaux sociaux qu’il existe des zélateurs de Staline, dont certains tenaient d’ailleurs un stand à la Fête de L’Humanité. Mais le prisme de la personnalité de Staline n’explique pas « le fait politique qu’il ait effectivement pu disposer d’un pouvoir absolu » : l’explication psychologique du fou sanguinaire est très insuffisante.
Lucien Sève conteste ensuite que Staline puisse être considéré comme un continuateur de Lénine : « Non, il n’y a chez Lénine aucun culte de la violence en soi, aucune soif de guerre civile, et je mets quiconque au défi de produire un seul texte comme de citer un seul acte de lui faisant le choix de la terreur rouge autrement que comme riposte nécessaire à une terreur blanche préalable ». Et l’auteur d’évoquer notamment les travaux d’historiens ou de philosophes qui noircissent la vie et l’œuvre de Lénine : Lénine « n’a aucunement préfiguré Staline », affirme-t-il en décrivant son action en général et son action contre Staline en particulier.
Enfin, Lucien Sève étrille le pamphlet planétaire de l’historien François Furet, Le passé d’une illusion. Avec le recul des années avant qu’un débat digne de ce nom soit à nouveau possible sur le communisme, on prend la mesure (forces citations et déconstruction à l’appui) du caractère faussement démonstratif de ce livre : catalogue de formules de condamnation à mort, critique radicale de l’« idée communiste » sans jamais exprimer ce qu’elle recouvre, mais surtout plaidoyer pour le capitalisme qui ne doit pas être le « bouc émissaire » des malheurs du XXème siècle. Qui a pu prendre comme référence un auteur qui résume la révolution russe à un « putsch réussi dans le pays le plus arriéré d’Europe par une secte communiste dirigé par un chef audacieux » ?
Opposition entre Lénine et la politique stalinienne
Au-delà de ces aspects polémiques, Lucien Sève établit et documente dans « Le communisme » ? l’imposture du soi-disant léninisme de Staline. Staline a tout d’abord tourné le dos à Lénine en décidant contre la volonté de celui-ci de son embaumement. Mais la manière stalinienne de tourner le dos à Lénine a surtout été de se revendiquer de Lénine pour en fait imposer ses propres vues. Ainsi, il publie une série d’articles présentés comme Les principes du Léninisme, en altérant gravement les idées de Lénine. Lucien Sève étaye plusieurs exemples de « divergences politiques fondamentales entre Staline et Lénine » : oppositions concernant la question des nationalités (Lénine est un internationaliste, inflexible sur le droit de chaque nation à disposer d’elle-même, Staline est nationaliste), opposition quant à la façon de diriger l’État et le parti (conception ouverte au débat et au choix démocratique pour le premier, violence et culte du chef d’essence supérieure pour le second) ; conviction de Lénine qu’édifier le socialisme (première phase du communisme selon sa conception) est durablement impossible en Russie pour des raisons internes, contre discours de Staline estimant que le pays dispose de tout ce qui est nécessaire pour édifier une société pleinement socialiste etc. Sève aborde à ce propos les manipulations par Staline des écrits de Lénine.
Concrètement, Staline imposera ce que le philosophe Moshe Lewin appelle un « despotisme agraire », au lieu d’une agriculture socialiste, et s’en suit la bureaucratisation violente de la gestion, un essor des moyens de production sans désaliénation et bien sûr toute la politique stalinienne qui, de bout en bout, tourne le dos au projet d’émancipation. Sève évoque aussi la réduction du socialisme à l’industrialisation, la stratégie de rattrapage du capitalisme sans réflexion sur la définition d’une voie non capitaliste, l’étatisation des moyens de production sans appropriation sociale, et plus largement le renforcement de l’État, comme moyen de coercition de la société, au lieu de son dépérissement et de la transformation des pouvoirs publics. Bref, non seulement, pour Lucien Sève, il n’y a pas de continuité entre Lénine et Staline, ni caricature de la politique du premier par le second, mais politique contraire : « Staline a délibérément mis fin au bolchévisme ».
Staline contre Marx
Lucien Sève va plus loin en se proposant de démontrer que « la compréhension de la présentation stalinienne du marxisme est elle-même de bout en bout une dénaturation fondamentale de la pensée de Marx ». La parfaite connaissance de Marx par Staline ? Une contre-vérité criante, d’aberrations historiques en impostures politiques, que Sève illustre largement. Chez Staline, le déterminisme historique et le volontarisme politique, en principe fondamentalement contradictoires, sont constamment associés, dans un sens dictatorial. De manière purement idéologique, « le déterminisme historique fonctionne ici comme gage supposé du volontarisme politique », c’est-à-dire que « le volontarisme politique trouve à se légitimer en invoquant » le déterminisme.
Sève démontre, autre exemple, l’incompréhension par Staline de la dialectique, sa réduction à l’incompatibilité des opposés, qui participe à enfermer dans une vision politique unilatérale, dans laquelle le champ des possibles est des plus réduit. Or, Staline était au gouvernail, et la pensée rabougrie des dynamiques de la société eut des conséquences humaines désastreuses, par exemple en matière de doctrine militaire : « Plusieurs millions d’hommes ont perdu la vie sans nécessité par suite de ce long entêtement du chef suprême dans une vue non dialectique des choses ».
Communisme de Lénine et de Marx, « communisme » de Staline
Sève prolonge la délicate question de la filiation entre Lénine et Staline, et du coup cette question : Staline était-il communiste ? Pour l’historien communiste Roger Martelli, cité par Lucien Sève, « contrairement à ce que voulaient faire croire ses adversaires communistes, le stalinisme était un communisme et même, hélas, la forme dominante du communisme, pendant quelques décennies ». S’il exprime sa haute estime intellectuelle pour Martelli, Lucien Sève ne partage pas cette affirmation. D’une part, il estime que l’historiographie dominante dénature la politique de Lénine, dans un sens péjoratif. D’autre part, non seulement « Staline était le contraire d’un léninien », mais « Staline aura d’évidence été, de plus en plus brutalement à travers trois décennies, aux antipodes du communiste, jusqu’à en être l’anti-exemple absolu ».
Lucien Sève précise que, certes, on peut dire que le stalinisme était un communisme « au sens historico-factuel » : « Oui, le stalinisme en ce qu’il a eu de pire "était un communisme" dans ce sens frelaté du mot, et même, hélas, dans sa forme dominante pendant quelques décennies. Si la formule vous choque, tant mieux : elle est faite pour. Pour contraindre à penser jusqu’au bout ce fait terrible qu’a été la conversion implacable et répétitive de la plus grande entreprise d’émancipation sociale en pire déchaînement d’aliénation humaine. » Mais au sens politico-théorique du mot communisme, le stalinisme n’était pas un communisme – rien à voir avec la visée universellement émancipatrice de Marx – et Staline n’était pas un communiste. Bref, le « communisme » du « communiste » Staline n’avait rien à voir, et ne peuvent être assimilés, avec le communisme des communistes de Marx ou de Lénine. Le livre aborde alors comment a pu se faire le passage (et non la simple continuité) du léninisme au stalinisme, la question de la temporalité de la transformation de la société – où la tentation de forcer l’histoire se mue en déchaînement répressif, alors même que les conditions économiques, sociales, culturelles de possibilité du changement n’étaient pas là.
Sève taille en pièce les arguties des staliniens, d’hier et d’aujourd’hui, qui viennent dédouaner Staline ou plaider l’indulgence. En particulier, il dénonce l’explication de la Grande terreur de 1937-1938 – 750.000 morts au nom de la défense du pouvoir soviétique, y compris l’élimination de nombreux communistes – par la (seule) psychologie de Staline. Ce qui explique l’abominable carnage (qui a la spécificité d’avoir été commis en temps de paix), c’est pour le philosophe toutes une série d’inversions entre la conception de Lénine et celle de Staline : entre le pouvoir en principe dévolu au congrès (Lénine) et celui du noyau dirigeant (Staline), « la dictature du prolétariat se renverse en dictature sur le prolétariat, la démocratie des soviets en État autocrate, le socialisme en bureaucratisme, l’internationalisme en nationalisme, le marxisme critique en marxisme-léninisme doctrinaire ». Selon Lucien Sève, « seule la claire vision de ce qui oppose le stalinisme au léninisme » permet de comprendre la Grande Terreur : « empêcher à jamais de parler et d’agir » toutes les forces susceptibles de se mobiliser contre Staline était ainsi « une nécessité d’État ».
Les manques de Marx et des marxistes
Encore une fois, Lucien Sève s’interroge : le ver du stalinisme était-il dans le fruit Marx ? Sa réponse ouvre un champ nouveau : ce n’est pas dans l’œuvre de Marx, ni même dans le marxisme, qu’il faut chercher ce qui a produit les tares et les crimes du « communisme » en œuvre dans les multiples pays « communistes ». C’est plutôt dans ce que Marx ne contient pas. À l’époque de Marx et dans les décennies suivantes des révolutions se revendiquant du communisme, les conditions requises pour l’avènement du communisme n’avaient pas été pensées, et cela dans tous les domaines. Immaturité de la réflexion sur l’Etat, sur la démocratie, sur l’implication de chacun et sur les stratégies de conquête des esprits… ces manques conduisaient de fait à « une vision trop étroite de la politique et de la stratégie révolutionnaire ». À la place de telles élaborations, il y a eu la « dangereuse sottise de l’impatience historique », la croyance en la possibilité de forcer l’histoire, fut-ce par la violence. Sève en vient à cette appréciation aussi dure que nécessaire : « Il faut avoir la courageuse lucidité de le voir et de le dire : ayant révélé à des masses humaines la voie d’une émancipation vraie, mais sans leur en montrer assez l’inévitable longueur et complexité, ce qui est appelé "le marxisme", puissant initiateur de prise de conscience et de responsabilité, aura été aussi une formidable incitation à ce volontarisme ravageur ».
Lucien Sève évoque ensuite, dans des pages aussi denses que passionnantes, les régimes chinois, allemand de l’Est, cubain, soviétique, etc. Il expose les apports majeurs de Gramsci à la réflexion des partisans de l’émancipation, notamment sur l’État, mais aussi ce qu’il y a tirer des conquêtes émancipatrices en France et de la tentative qu’a été l’Eurocommunisme. L’appropriation critique du présent ouvrage, aussi érudit que porteur de sens pour le présent, est un excellent remède pour le lecteur impatient de découvrir l’ouvrage de l’auteur, en cours d’écriture, qui sera consacré au communisme du XXIème siècle à inventer.
Gilles Alfonsi
Publié le 11/11/2019
Frédéric Lordon interrogé par Joseph Andras
(site humanite.fr)
Evènement à découvrir dans l’Humanité du vendredi 8 novembre : l’entretien du sociologue, philosophe et économiste Frédéric Lordon par l’écrivain Joseph Andras. Et en intégralité ici.
Vivre sans ? : tel est le titre du dernier ouvrage du philosophe et économiste Frédéric Lordon, paru aux éditions La Fabrique. Mais sans quoi ? Sans institutions, gouvernement, travail, argent, État ou police. C'est cette revendication générale, partagée par une part non négligeable de la gauche radicale, que l'auteur prend ici à bras le corps - et, en dépit d'évidentes sympathies, entend contrecarrer.
Vous vous dites « à contresens de [votre] époque ». Vous mobilisez en effet un quatuor qui n’a plus très bonne presse à gauche : Lénine, Trotsky, dictature du prolétariat et Grand soir. Quand l’idéal de « démocratie directe horizontale » s’impose avec force, pourquoi cette résurrection ?
Frédéric Lordon Par enchaînement logique. Si les données variées du désastre – désastre social, humain, existentiel, écologique – sont, comme je le crois, à rapporter au capitalisme, alors l’évitement du désastre ne passe que par la sortie du capitalisme. Or je pense que les manières locales de déserter le capitalisme ne sont que des manières partielles. Car, évidemment, ces manières locales ne peuvent internaliser toute la division du travail, et elles demeurent de fait dépendantes de l’extérieur capitaliste pour une part de leur reproduction matérielle. Ce que je dis là n’enlève rien à la valeur de ces expérimentations. Du reste, je ne pense pas qu’elles-mêmes se rêvent en triomphatrices du capitalisme ! Comme expérimentations, précisément, elles nourrissent le désir collectif d’en triompher, et c’est considérable. Mais pour en triompher vraiment, il y aura nécessairement une étape d’une tout autre nature. L’étape d’une confrontation globale et décisive. On ne demandera pas au capital d’envisager gentiment de rendre les clés, quand il est manifeste qu’il épuisera jusqu’au dernier gramme de minerai, fera décharge du dernier mètre carré disponible et salopera jusqu’au dernier cours d’eau pour faire le dernier euro de profit. Ces gens ont perdu toute raison et déjà ils n’entendent plus rien. L’alarme climatique, d’ailleurs loin d’épuiser la question écologique, aidera peut-être à en venir à l’idée qu’avec le capital, maintenant, c’est lui ou nous. Mais si le problème se pose en ces termes, il faut en tirer les conséquences. Le capital est une puissance macroscopique et on n’en viendra à bout qu’en lui opposant une force de même magnitude. De là, logiquement, je vais chercher dans l’histoire les catégories homogènes à un affrontement de cette échelle. Ces noms et ces mots que je cite, et que vous rappelez, on sait assez de quel terrible stigmate historique ils sont marqués – et qui explique la déshérence radicale où ils sont tombés. Je tâche d’y faire analytiquement un tri et d’en conserver l’équation stratégique qu’à mon sens ils ont adéquatement circonscrite, mais sans rien oublier des abominations qui sont venues avec la « solution ». C’est évidemment ce qui explique qu’ils aient à ce point disparu du paysage idéologique et qu’à la place y aient pris place l’horizontalité, la démocratie directe et les communes. Je pense cependant que tout le bien-fondé de ces idées n’ôte pas qu’elles relèvent de fait davantage du projet de se soustraire au capitalisme que de celui de le renverser. L’équation contemporaine c’est donc : comment les tenir, car il faut les tenir, mais dans un horizon de renversement ? Ce qui suppose de retrouver les « noms », ceux dont vous dites qu’ils « n’ont plus très bonne presse », mais de donner à ce qui y gît une forme nouvelle.
Un spectre hante votre livre : « combien ». Les masses. Mais vous reconnaissez que le néocapitalisme a « capturé » nos corps, qu’il soumet en séduisant. Le grand nombre a-t-il vraiment envie de s’extraire du cocon libéral et technologique ?
Frédéric Lordon C’est la question décisive. En réalité c’est toujours la même question pour tout : où en est le désir majoritaire ? On peut dire ce qu’on veut du freudo-marxisme, mais au moins Reich avait-il compris qu’il y avait eu en Allemagne, non pas juste une chape totalitaire tombée du haut, mais, « en bas », un désir de fascisme. On peut bien dire, identiquement, qu’il y a un désir de capitalisme et que c’est lui qu’il s’agit de vaincre. Dieu sait qu’il est puissant. En effet, ça n’est pas seulement par la bricole marchande qu’il nous tient, mais plus profondément encore par le corps : le corps dorloté, conforté, choyé par toutes les attentions matérielles dont le capitalisme est capable. Il ne faut pas s’y tromper : la puissance d’attraction du capitalisme « par les corps » est très grande. Nous sommes alors rendus aux tautologies du désir : pour sortir du capitalisme, il faut que se forme un désir de sortie du capitalisme plus grand que le désir de capitalisme. Tout dépendra des solutions qui seront proposées à cette équation. La solution « ZAD » est admirable en soi mais elle est d’une exigence qui la rend très difficilement généralisable. C’est une solution pour « virtuoses », pas pour le grand nombre. Qu’il nous faudra consentir à des réductions de nos conditions matérielles d’existence en sortant du capitalisme, la chose devra être claire et admise. Mais dans des proportions tout de même qui la rendent raisonnablement praticable. Une trajectoire post-capitaliste reposant sur une hypothèse de dé-division du travail massive ne me semble pas viable. Notre problème, c’est donc de conserver la division du travail disons dans ses « ordres de grandeur » actuels – je dis ça sans préjudice de toutes les réductions que nous pourrions et devrions lui infliger –, mais en la revêtant de rapports sociaux de production entièrement neufs. Par exemple en abolissant la propriété lucrative des moyens de production pour la remplacer par une propriété d’usage, comme dit Friot. Transformation dont on voit bien qu’elle suppose ni plus ni moins qu’une révolution juridique. C’est-à-dire, puisqu’il s’agit du point de droit névralgique qui soutient tout le capitalisme, une révolution tout court. Retour aux « noms » maudits…
Ce nombre serait, au lendemain de la révolution, « le seul antidote au déchaînement » capitaliste. Allende a gagné avec 36,6 % des voix et, fait rare, obtenu après deux ans de pouvoir un score de 44 % aux législatives. Cela n’a pas entravé le coup d’État…
Frédéric Lordon J’allais dire que c’est l’écart entre une condition nécessaire et une condition suffisante. Mais en fait, ici vous me parlez d’un soutien manifesté sous une forme exclusivement électorale. Dont se trouve démontrée la terrible limite historique. Après tout, que des factieux s’asseyent sur le « verdict des urnes », comme on dit, ça n’est pas exactement une nouvelle. Ce dont pour ma part je parle c’est d’une mobilisation suffisamment puissante pour prendre physiquement l’espace public, et éventuellement les armes, pour défendre ce à quoi elle tient. Au Chili, ce sont les militaires qui sont descendus dans la rue. À la fin des fins, c’est toujours la même question : qui passe à l’action ? Et avec le plus d’intensité ?
Au titan (le capital), vous assurez qu’il faut opposer un géant (les masses). Gulliver, sur l’île de Lilliput, a été mis à terre puis enchaîné par des « insectes humains » : pourquoi une fédération de communes « swiftienne » n’y arriverait-elle pas ?
Frédéric Lordon Je n’exclus pas par principe qu’elle y parvienne, pourvu que l’accent soit mis là où il doit l’être : sur « fédération ». C’est-à-dire sur « coordination ». En réalité, c’est d’abord coordination le mot important : l’aimable fédération des communes, elle vient après ; elle est ce qui suit le renversement… ne serait-ce que parce que je vois mal les pouvoirs stato-capitalistes laisser prospérer avec largesse la formation d’une fédération de communes qui aurait pour objectif avoué de les renverser – ça, c’est un scénario à la Bookchin, et je n’y crois pas une seconde. La « fédération des communes », ce sera donc pour après. Quant à ce qui opère le renversement, je pense que ce sera dans les faits d’une autre nature. Laquelle, je ne sais pas. Mais ou bien ce sera coordonné, et puissamment, d’une manière ou d’une autre, ou bien ce ne sera pas. On m’a récemment soumis l’exemple des Gilets Jaunes comme cas de spontanéité des masses. Ça n’est pas faux : avec toutes ses propriétés enthousiasmantes… et toutes ses limites stratégiques. Je ne crois aucunement que le mouvement des Gilets Jaunes appartienne au passé, tout au contraire !, mais sa première phase, précisément, aura montré les limites de ce que peut accomplir la « spontanéité ». Dans l’affrontement des blocs, « nous » sommes pourtant infiniment plus nombreux que le « eux » d’en-face. Mais « ils » sont infiniment mieux coordonnés que nous. L’oligarchie est une classe consciente et organisée. Et elle a pour elle un appareil de force qui fonctionne carrément à la coordination militaire. La dissymétrie dans la capacité de coordination lui fait surmonter à l’aise la dissymétrie numérique écrasante en sa défaveur. A un moment, il faudra bien réfléchir à ça. Nul n’en tirera la conséquence que nous n’avons qu’à répliquer « leur » forme de coordination, forme militaire comprise ! Mais il faut que nous en trouvions une – ou plusieurs d’ailleurs, mais articulées a minima. Sauf miracle, la spontanéité signifie la dispersion et n’arrive à rien. Pourtant, dira-t-on, le Chili, le Liban, l’Equateur… Oui, d’accord, attendons quand même un peu pour faire les bilans. Et craignons qu’ils ne soient pas fondamentalement différents de ceux qu’on a pu tirer après les printemps arabes. Ces demi-échecs sont le fait de coordinations d’action suffisantes – pour produire « quelque chose » – mais sans véritable coordination de visée : faire quoi quand on a « réussi », quoi mettre à la place de ce qu’on renverse ? Imaginons, pour le plaisir, un acte 2 ou 3 des Gilets Jaunes qui parvient à l’Elysée, et vire Macron manu militari. Quoi après ? C’est tellement incertain que c’en est difficilement figurable. Soit les institutions, intouchées, auraient accommodé le choc, quitte à se transformer à la marge ; soit, comme toujours, ce sont des groupes déjà organisés qui auraient raflé la mise. Le problème c’est que, dans la gauche radicale, intellectuelle notamment, tout un courant de pensée s’oppose à l’idée de visée, d’orientation stratégique, comprise, disons les choses, comme « capture bolchevique ». Alors on cultive l’idée du mouvement pour le mouvement, l’idée de l’intransitivité, on dit de bien belles choses, que le but est dans le chemin et que ce qui compte, ce sont les devenirs. Je ne méconnais nullement le risque inhérent à ceux qui se présentent pour, littéralement, prendre la direction des choses. Ce n’est pas un hasard qu’il s’agisse du même mot : toute proposition de direction enveloppe une candidature à diriger. Mais je crois que notre seul choix c’est d’assumer ce risque, de trouver à le contenir en l’ayant d’abord bien réfléchi, car si on ne sait pas où l’on va, il est certain qu’on n’arrive nulle part. En fait, voilà pourquoi il faut être organisé et savoir où l’on va : parce que d’autres sont organisés et savent où ils vont.
« Rupture globale ou […] rien », résumez-vous. Le Chiapas se situe dans cet entre-deux : ni un îlot zadiste (les zapatistes ont des dizaines de milliers de partisans, une armée et un gouvernement), ni le Palais national de Mexico. Et ça tient, non ?
Frédéric Lordon Je ne dirais pas ça – « entre-deux ». Dans leur périmètre, tant le Chiapas que le Rojava accomplissent une rupture globale, complète. Mais leur caractéristique commune est d’inscrire leur rupture dans une conjoncture particulière, et particulièrement « favorable », où cependant ni l’un ni l’autre ne maîtrise entièrement ses conditions externes de viabilité, lesquelles demeurent contingentes. C’est par le statu quo plus ou moins négocié avec le Mexique « environnant » que le Chiapas peut ne pas passer toute son énergie politique dans une guerre pour la survie pure et simple – comme le pouvoir bolchevique avait eu à en mener une à partir de 18. Le statut d’enclave est donc précaire et pour une très large part abandonné à une contingence externe. Que cette contingence vienne à mal tourner, et ça ne tiendra plus. Soit exactement ce qui menace de se passer au Rojava. Hors de ces circonstances miraculeusement favorables, où l’hostilité extérieure demeure modérée, une épreuve de mobilisation totale, militaire, marque la formation politique naissante d’un premier pli terrible. Et toute la question est de savoir si on en revient. Le Chiapas et le Rojava doivent plus aux circonstances extérieures qu’à leur propre principe d’avoir fait l’économie de cette épreuve.
Vous rappelez, à l’instar des anarchistes, que l’écrasement de Kronstadt par les bolcheviks a marqué « un coup d’arrêt » démocratique. Mais au regard de la conception autoritaire, verticale et militaire qu’avait Lénine de la révolution, ne peut-on pas dire que le vers était dans le fruit ?
Frédéric Lordon Oui, il y était. Et c’est bien ça le problème. Dans ce livre je ne fais que poser des problèmes. C’est-à-dire exposer des contradictions dont nous aurons à trouver une manière de tenir les deux pôles sans aucun espoir de résolution ou de dépassement – je ne suis pas hégélien. On ne renversera pas le capital sans en passer par un point de gigantomachie, mais dans le même moment où ce passage nous libère du capitalisme il nous laisse sur les bras un appareil formé au chaud de la convulsion révolutionnaire et sans doute de la guerre civile. Donc un appareil d’État originairement militarisé. Soit une verticalité policière, vouée au pire. Une fois encore, il faut bien voir la différence, abyssale, de configuration entre l’expérience russe et les expériences de type Chiapas-Rojava, et les contraintes que respectivement elles imposent, ou dont elles soulagent. Le Chiapas et le Rojava se constituent comme des enclaves homogènes : les individus y sont d’emblée accordés autour d’une manière commune de vivre. La révolution dans un pays capitaliste développé se pose dans de tout autres coordonnées : avec la perspective inévitable d’avoir à réduire une réaction intérieure ultra-déterminée, puissante, et puissamment soutenue par un extérieur capitaliste qui veut également à tout prix voir échouer une expérience communiste. Ce sont des conditions d’hostilité qui n’ont rien à voir, qui sont sans commune mesure. La situation de 17 a imposé ses réquisits et ils étaient terribles. C’est toujours très facile de passer 100 ans derrière et de dire « ah mais il aurait fallu, et il aurait fallu ne pas ». Les corps collectifs comme les corps individuels font ce qu’ils peuvent dans les situations de vie ou de mort. Comment on fait quand on se retrouve confronté à ce problème objectif, et comment on s’en tire après ? Voilà le problème que je pose – et dont je n’ai pas le commencement d’une solution. Mais je tiens au moins que si les problèmes ne sont pas convenablement posés, les « solutions » seront à coup sûr déconnantes. La genèse du Chiapas ou du Rojava est à l’opposé de ça : elle répond à un modèle de la fuite – on se tire, on vous laisse, nous on va faire notre affaire ailleurs. Du coup on se tire ensemble, entre individus qui ont le même désir, la même idée. Alors il n’y aura pas à lutter contre une réaction intérieure. C’est une donnée nouvelle, considérable ! C’est très beau ce modèle de la fuite collective. Mais à quel degré est-il généralisable ? Imaginez en France une masse assez importante qui investit une portion de territoire conséquente pour se faire un équivalent de Rojava. Et vous pensez que l’État français, centraliste, jacobin, laisserait faire une chose pareille ? Il n’a même pas toléré une ZAD qui devait être dix fois moins grande que le Larzac. Et ici nous parlerions de capter l’équivalent d’une région. Le temps a passé, le capital s’est déplacé, il est devenu (encore plus) méchant, l’État du capital avec lui, une possibilité comme le Larzac d’il y a 40 ans n’existe plus.
Il y a dans vos pages un souci de l’homme ordinaire – de « la gente común », diraient les zapatistes. Vous réhabilitez le quotidien quand d’autres misent tout sur l’Évènement : rompre avec l’ordre en place relèverait de la course de fond ?
Frédéric Lordon Je ne récuse nullement la catégorie d’événement, en tout cas en son sens ordinaire – l’événement aux sens de Badiou ou Deleuze, c’est autre chose. Écarter l’« événement », en quelque sens que ce soit, tout en réhabilitant le « Grand soir », il faut avouer que ce serait singulièrement incohérent. Non, pour emprunter son titre à Ludivine Bantigny, je dirais plutôt que, passé le Grand soir, il faut penser aux petits matins – moins enthousiasmants. L’effervescence du moment insurrectionnel est par définition transitoire. L’erreur serait de prendre ses intensités particulières pour une donnée permanente. Je me méfie des formules politiques qui tablent « en régime » sur une forte mobilisation au quotidien. C’est trop demander : le désir des gens c’est de vivre leur vie. Bien sûr cette antinomie de la « politique » et de la « vie » a sa limite, et l’on pourrait dire que la ZAD, le Chiapas, ou le Rojava, c’est vivre d’une manière qui est immédiatement politique, qu’y vivre c’est intrinsèquement faire de la politique. Alors la séparation de « la politique » et de « la vie » est résorbée. Mais il faut avoir atteint ce stade de résorption pour que l’idée même de « mobilisation au quotidien » s’en trouve dissoute et que, simplement vivre, ce soit de fait être mobilisé. Pour l’heure, nous qui contemplons la perspective d’un dépassement du capitalisme, nous n’y sommes pas, en tout cas pas majoritairement. Il faut donc trouver des voies politiques révolutionnaires qui fassent avec la « gente común » comme elle se présente actuellement, sans minimiser les déplacements considérables dont elle est capable, mais sans non plus présupposer des virtuoses de la politique, ayant déjà tout résorbé, tout dépassé, capables au surplus de performances « éthiques » bien au-delà du simple fait de « vivre politiquement » – donc sans présupposer que tout ce qu’il y a à faire est comme déjà fait. Finalement, l’une de mes préoccupations dans ce livre c’est ça : continuer de penser une politique qui ne soit réservée ni à des moments exceptionnels (« événements ») ni à des individus exceptionnels (« virtuoses »).
Vous évoquiez, en commençant, le « désastre écologique ». L’essayiste marxiste Andreas Malm assure que l’écologie est « la question centrale qui englobe toutes les autres ». Signez-vous des deux mains ?
Frédéric Lordon Même pas d’une. Pour moi la question première, ça a toujours été « ce qu’on fait aux hommes ». « Ce qu’on fait à la Terre » est une question seconde, j’entends : qui ne fait sens que comme déclinaison de la question première – oui, à force de bousiller la Terre, ça va faire quelque chose aux hommes… Lesquels d’ailleurs ? Comme de juste, ça risque de leur faire des choses assez différenciées. Sauf à la toute fin bien sûr, quand tout aura brûlé, ou sera sous l’eau, je ne sais pas, mais ça n’est pas pour demain et entre temps les inégalités « environnementales » promettent d’être sauvages. J’avoue que le soudain éveil de conscience politique de certaines classes sociales urbaines éduquées au motif de « la planète » me fait des effets violemment contrastés. Pour « sauver la Terre » on veut bien désormais envisager de s’opposer au libre-échange international. Mais quand il s’agissait de sauver les classes ouvrières de la démolition économique, une position protectionniste était quasiment l’antichambre du fascisme. Que « la planète » puisse devenir ce puissant légitimateur là où « les classes ouvrières » ne suffisaient jamais à rien justifier, et finalement comptaient pour rien, c’est dégoûtant – et ça me semble un effet typique de la hiérarchisation des questions premières et secondes. Maintenant, on fait avec les formations passionnelles que nous offre l’histoire. Un affect « climatique » puissant est visiblement en train de se former. Toutes choses égales par ailleurs, c’est tant mieux, trouvons à en faire quelque chose. Et pour commencer, trouvons à y faire embrayer un certain travail de la conséquence. Car il y a encore loin de l’angoisse climatique à la nomination claire et distincte de sa cause : le capitalisme. Et à l’acceptation de la conséquence qui s’en suit logiquement : pour sauver la Terre afin de sauver les hommes, il faudra sortir du capitalisme. C’est peut-être une part déraisonnablement optimiste en moi, mais j’aime à croire, en tout cas sur ce sujet-là, que la logique trouvera, malgré tout, à faire son chemin.
Entretien réalisé par Joseph Andras
Joseph Andras
Publié le 07/11/2019
2022, un mauvais remake de 2017 ?
Par Roger Martelli (site regards.fr)
Le pire n’est pas advenu, mais… Deux sondages récents (Elabe et Ifop) font le point sur l’état de l’opinion à mi-mandat du quinquennat Macron. Ils nous projettent déjà du côté de 2022, avec des hypothèses globalement concordantes. A priori, rien de bien réjouissant, pour l’instant…
La crise politique s’incruste. À peine un peu plus d’un tiers des interrogés (Elabe [1]) juge le bilan présidentiel positif pour la France. Il est rejeté massivement par la gauche (7 sur 10) et plus encore par l’extrême droite (9 sur 10). Il n’est soutenu que par les deux tiers du centre (LREM et Modem) et par 40% de la droite. À mi-mandat, moins de 60% des interrogés estiment que l’actuel Président pourra être réélu.
Emmanuel Macron avait bénéficié d’un relatif regain à la fin de l’été. Ses revirements sur l’immigration et sur la laïcité l’ont remis à la baisse. Il a voulu, au nom du « réalisme », faire un clin d’œil du côté d’une droite radicalisée. Il a déçu une part de ses soutiens et conforté ses adversaires, avant tout ceux situés le plus à sa droite. Pan sur le bec, comme dirait Le Canard enchaîné. Le problème est que ses malheurs ne font pas nécessairement le bonheur du côté gauche…
La fracture sociale s’approfondit en même temps que la crise politique. Aucune catégorie socio-démographique ne se reconnaît majoritairement dans le bilan de l’exécutif. Mais le rejet est plus massif dans les catégories les plus populaires, les revenus les plus modestes et les petites et moyennes communes. C’est dans ces catégories dites « subalternes » que le recul d’image du Président lui-même est le plus sensible, le mépris affiché et la violence exercée à l’encontre des demandes des gilets jaunes ayant largement contribué à cet affaissement. Alors qu’une majorité d’opinions affirme souvent dans les sondages l’exigence d’une plus grande autorité, « l’autoritarisme » accolé à l’image du Président le dessert au lieu de le conforter. Comme si, spontanément, « l’autorité » et « l’arrogance » ne faisaient pas bon ménage…
Une extrême droite à la fête
Les sondages incluent des intentions de vote présidentiel (déjà !). On rappellera qu’un sondage, surtout si loin de l’échéance, est d’autant moins une prédiction de vote qu’il ne maîtrise pas les dynamiques de l’abstention. Il n’est donc qu’une photographie, un peu floue, à un moment donné. Les deux récents confirment en les accentuant les indications fournies par les élections européennes [2].
1. Macron et Le Pen progresseraient tous deux sur 2017 et feraient jeu égal au premier tour (entre 27 et 29%). La ventilation des catégories d’électeurs accentue en apparence le clivage de la France « d’en haut » et de la France « d’en bas ». De fait, le bloc des ouvriers et des employés penche majoritairement en faveur de l’extrême droite, tandis que les couches supérieures et les professions intermédiaires se tournent aujourd’hui vers l’extrême centre macronien. Le « peuple » est très à droite et les couches moyennes très au centre : le clivage contemporain perturbe les dynamiques d’idées anciennes. Il éloigne le rapprochement nécessaire des catégories populaires et des couches moyennes ; il sert la droite et dessert la gauche.
2. La plus forte progression depuis la dernière élection présidentielle est celle de Marine Le Pen (elle passerait de 21,3% à 27-29%). Au-delà, on constate que l’extrême droite dans son ensemble aurait gagné dix points en deux ans et demi : elle bondit dans les deux sondages de 27 à 35-37%. Le glissement de la colère au ressentiment d’un côté, l’absence de projet émancipateur alternatif d’un autre côté laissent le champ libre à une droite radicalisée. Ni la nécessaire manifestation sociale (quand bien même elle est très populaire), ni la « convergence » ne suffisent pour contrecarrer politiquement un glissement qui va loin vers la droite. Pour l’instant, c’est l’extrême droite et elle seule qui bénéficie du discrédit de l’exécutif. La macronie prétend pouvoir éviter le pire ; elle ne fait que l’attiser.
3. Cela se voit dans façon spectaculaire dans l’hypothèse d’un second tour Macron-Le Pen. Selon l’Ifop, Macron ne l’emporterait qu’avec 55% des exprimés, alors qu’il en avait recueillis 66% en 2017. Voilà Marine Le Pen au niveau qui fut celui de François Mitterrand face au général De Gaulle en décembre 1965 ! Pour ceux qui considèrent que la France est par essence vaccinée contre une victoire électorale de l’extrême droite, ce sondage devrait être une incitation à la réflexion et au sursaut. La bonne conscience tranquille n’est plus de saison.
Il est à noter que ce sondage Ifop suggère que 63% des électeurs LFI de 2019 seraient prêts à voter Le Pen au second tour de 2022 et 47% des électeurs Mélenchon d’avril 2017. Ces chiffres contrastent avec les 35% d’électeurs Fillon et les 39% d’électeurs LR de juin 2019 qui se diraient prêts à en faire autant. Ils contredisent le constat classique d’un faible transfert des voix d’un camp vers l’autre. Il faudrait d’autres études pour confirmer ou infirmer l’image donnée par l’Ifop. Si elle était alors entérinée par d’autres [3], ce serait un incontestable sujet de préoccupation. Il ferait en tout cas la démonstration que, quelles que soient ses motivations de départ, seraient-elles « de gauche » comme le dit Chantal Mouffe, l’invocation « populiste » risquerait de conduire vers le mauvais côté.
4. La grande victime des deux années est la droite classique, laminée dans tous les cas de figure (au-dessous des 10% pour Elabe, au mieux à 10% pour l’Ifop). Macron et l’extrême droite se partagent ses dépouilles. La gauche, quant à elle, reste péniblement à son niveau de 2017 : elle se situait alors à 27,7% et elle oscille aujourd’hui entre 24 et 29%, un peu moins pour l’Ifop que pour Elabe. Rassemblée, elle peut certes mathématiquement contrecarrer le tête-à-tête Macron-Le Pen. Mais aucune des candidatures de gauche retenues n’est en état d’y parvenir à elle seule. Et chacun sait que politique ne rime pas toujours avec mathématique…
Plus d’hégémonie Mélenchon
Dans cette gauche dispersée, Jean-Luc Mélenchon est le seul qui dépasse le seuil des 10%. Avec ses 11 à 13%, il se trouve à peu près à son niveau de 2012. Il est nettement en tête de tous les autres candidats de gauche : il surclasse son ancien allié communiste (Fabien Roussel est mesuré à 1,5%, comme Philippe Poutou) et le concurrent socialiste (2,5 à 3% pour Olivier Faure ; entre 4,5 et 5,5% pour Bernard Cazeneuve). Il devance nettement Yannick Jadot, un peu moins dans le sondage Ifop (où Jadot est entre 7,5 et 9%) que du côté d’Elabe (Jadot à 6,5-7%).
Le niveau atteint par Mélenchon se retrouve dans à peu près toutes les catégories socio-démographiques. Les seuls écarts sensibles par rapport à la moyenne s’observent positivement chez les électeurs les plus jeunes (22 à 29%) et négativement chez les plus âgés (7 à 8%). Il se rapproche de sa moyenne de 2017 dans la catégorie des revenus les plus modestes (17 à 19%), chez les salariés du public (17-19% pour Elabe) et dans les professions intermédiaires (14-19%).
Toutefois, Mélenchon est aujourd’hui bien loin de son score d’avril 2017. Le marasme à gauche aurait dû conforter sa position. Mais il recueillerait en 2019 moins de la moitié du total des voix de gauche (entre 42 et 47%), alors qu’il en obtenait 70% en avril 2017. Cela s’explique par le fait qu’il est, dans le trio de tête, celui qui récupère le plus faible pourcentage de ses électeurs précédents. Macron conserve entre 75 et 80% de ses électeurs d’avril 2017 et Marine Le Pen en conserve plus de 85% ! Mélenchon, lui, doit se contenter de 52 à 60% de ses gains de 2017.
Au total, la candidature de Mélenchon est retenue par 32 à 35% de ceux qui se classent à gauche. C’est nettement plus que tous ses concurrents (le mieux placé après lui, Jadot, en obtient au mieux 24%), mais c’est nettement moins qu’en avril 2017 (44%). Il tient toujours la corde, mais n’est plus en position d’hégémonie à gauche.
Cela aurait pu n’avoir pas d’effet, si les pertes à gauche avaient été compensées par un gain du côté du « peuple » de droite ou des abstentionnistes. Or les nouveaux sondages ne font que confirmer les précédents, pour l’essentiel validées par le résultat des européennes. Mélenchon ne mord ni sur la droite ni sur l’extrême droite : dans tous les cas de figure, Le Pen récupère davantage d’électeurs Mélenchon 2017 que Mélenchon ne récupère d’électeurs Le Pen. Par ailleurs, à la différence de ses concurrents, Mélenchon ne « mord » que faiblement sur la réserve des abstentionnistes de 2017 et de ceux qui se déclarent « sans appartenance partisane ». Le Pen et Macron récupèrent entre un quart et un tiers de ces catégories ; Mélenchon doit se contenter d’un volant de 7 à 14%. Par rapport à 2019, le sondage suggère qu’il a donc perdu sur sa gauche, sans rien gagner de significatif par ailleurs.
Se sortir du piège
La gauche retient volontiers la formule célèbre attribuée à Romain Rolland par Antonio Gramsci : « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté ». Elle peut être plus que jamais notre adage. On ne peut pas en effet sous-estimer le danger actuel : dans une société clivée par les inégalités, s’est installé le piège politique d’un face-à-face entre le « haut » et le « bas », les « ouverts » et les « fermés » ou les « gagnants » et les « perdants ». Dans la lignée de ses prédécesseurs, l’actuel Président a voulu nous enfermer dans ce choix binaire. Il n’a fait que démontrer un peu plus qu’un tel choix sert à terme les intérêts de l’extrême droite. C’est donc de ce piège qu’il faut se sortir. Il est en train de se refermer, comme il faillit se refermer dans les années 1930. Mais les mâchoires ne se touchent pas encore. Encore faut-il les desserrer.
En institutionnalisant le clivage, la dynamique actuelle produit en pratique le risque d’une division à l’intérieur même du « peuple » que l’on prétend rassembler. Il ne laisse la place qu’à trois hypothèses : le rassemblement du peuple national contre toutes les menaces venues de « l’étranger » ; le rassemblement du peuple « raisonnable » autour des « compétences » de la gouvernance ; l’enfermement d’une partie du peuple déshérité dans une radicalité du verbe qui exclut tout autant qu’elle rassemble. Le peuple des seuls nationaux, le peuple de l’effort et des nécessaires sacrifices, le peuple des damnés de la terre… À ce jour, le mouvement porte avant tout vers la première hypothèse. Il nous jette dans les bras de la droite extrême. Surtout si le « tous pareils » finit par conforter l’idée qu’il n’y a plus de différence majeure entre les protagonistes attendus du second tour. Si Macron est à ce point « haïssable », pourquoi ne pas tenter Le Pen ? Elle, au moins, n’est pas de la « caste »…
Dans les années trente, ce qui permit de conjurer la tentation fasciste ne fut pas l’exaltation du « classe contre classe », mais la conjonction de la lutte sociale, de l’espérance et du rassemblement politique. Ce ne furent ni les effets de muscles et les propos cavaliers, ni l’exaltation de la colère en elle-même et a fortiori de la haine, ni la simple convergence volontaire des combats existants, ni la simple incantation de l’union qui provoquèrent le sursaut, mais la désignation d’un avenir possible qui se condensa dans une formule simple, opposée aux simplismes du fascisme européen : « Le pain, la paix, la liberté ».
Macron et Le Pen, le « libéralisme autoritaire » et « l’illibéralisme » – comme on dit poliment aujourd’hui – ont pour eux d’être des récits cohérents de la manière dont on peut faire société. Ils ne sont pas nécessairement partagés par tous, mais ils nourrissent des dynamiques d’idées qui peuvent atteindre à la majorité, au moins partiellement. Il est alors inutile de se cacher que la gauche d’émancipation a sans nul doute des idées, voire des programmes, mais qu’elle n’est pas encore parvenue aux rivages de ce que l’on appellera, comme on veut, un projet, un récit, un imaginaire ou une utopie.
Ce qui divise la gauche, la rend inaudible et la voue aux minorités n’est pas d’abord la mauvaise volonté, les sous-entendus et les démesures d’egos, mais la carence qu’ont produite les tentatives ratées du XXe siècle. Les pousses ne manquent pas, qui nourrissent l’optimisme dans ce moment inquiétant ? Sans nul doute. Mais elles restent infirmes, si ne se trouvent pas le carburant qui fait des impulsions particulières une multitude en mouvement, ainsi que les formes politiques rassembleuses faisant de la multitude un peuple capable d’imposer sa souveraineté.
Plus que d’exclure, il faut vouloir rassembler, à la fois les catégories populaires et la gauche. Pour cela, il faut de l’ouverture et pas de la fermeture, de l’ambition émancipatrice et pas du recours au moindre mal, de la créativité et pas de la répétition. Dans tous les domaines.
Publié le 03/11/2019
Une Bible qui met le feu à un mythe : à la Libération, la France n’a pas été "épurée".
Jacques-Marie BOURGET (site legrandsoir.info)
Nos têtes sont parfois un bric-à-brac digne du vide grenier. Beaucoup d'idées fausses, ou tordues, ou vermoulues. Même pour un homme généreux ou "bien intentionné", la répétition des mensonges à la cadence du langage pic-vert, finissent par nous faire croire (un peu) à trop d'odieuses sottises sur la Résistance, la Libération, l'Epuration. A un moment où le communisme, le progressisme, sont en voie d'interdiction par décret européen, le bouquin d'Annie Lacroix-Riz est une tente à oxygène.
A l’approche de la Toussaint si le Parlement européen ne sait plus quoi faire, ne sachant auxquels de tous ces saints il doit se vouer... si Bruxelles se retrouve donc subitement en état de de crise en thèmes, je lui suggère une urgence. Et je m’étonne, dans la foulée de son vote sur l’interdiction du communisme en Europe, que les frères de Juncker n’y aient pas pensé : il faut interdire l’historienne Annie Lacroix-Riz. La brûler (si possible ailleurs que sur la place du Vieux Marché à Rouen, cité bien assez enfumée).
Lacroix-Riz étant récidiviste, le sursis tombe. Avec elle, inutile de prendre des gants ou des pincettes à foyer : au bûcher ! L’historienne qui fait des histoires. De l’Histoire. Naguère cette ennemie de l’intérieur a déjà révélé que, pendant la Seconde guerre la France a produit du Zyclon B. Le gaz qui a alimenté l’extermination dans les camps de la mort. Ecrire qu’en toute connaissance de cause, avec un génocide au bout de la chimie, que d’aucunes de nos élites industrielles tricolores aient pu prêter la main à Eichmann ne relève-t-il pas d’un délit majeur, celui de l’anti-France ? C’est vous dire si Annie Lacroix-Riz est adorée aux péages du capitalisme, sur les autoroutes du pouvoir. Universitaire mondialement reconnue – mais jamais conviée à s’exprimer – Lacroix-Riz tire son savoir, ses révélations fulgurantes, de sa puissance de travail, de son courage. Et du fait qu’elle dorme dans les cartons de salles d’archives, ce qui lui met les cotes en long, donc plus faciles à lire. Quand un imprudent lui oppose un argument boiteux, le malheureux, par exemple, prend sur la tête l’archive 77554 B, une sorte de kalachnikov du savoir, qui prouve tout le contraire de ce vient d’affirmer le hardi expert. La force de Lacroix-Riz c’est qu’elle n’écrit pas, elle tisse. Collés les uns aux autres les documents reprennent vie et font cracher la vérité à l’Histoire. Quand Annie Lacroix-Riz écrit quelque chose, il ne reste à ses contradicteurs qu’à fermer le cercueil à mensonges. C’est dire si cette statue de la Commandeuse est une emmerdeuse.
De son avant-dernier opus, Industriels et banquiers français sous l’occupation (éditions Armand Colin), je retiens une perle qui me plait beaucoup. Qui montre que les hommes nés dirigeants finissent toujours par diriger. Et survivent à tous les crimes afin de faire tourner le monde comme il leur convient. Le Xerox social, la « reproduction de classe » existe depuis l’invention de l’injustice. Et c’est cette loi fondamentale du capital qui a fait que, même criminel pendant l’occupation, le bien-né retrouvait vite sa splendeur après un petit moment d’ombre. L’anecdote que je retiens dans « Industriels et Banquiers » se rapporte à Pierre Taittinger, patriarche d’une dynastie qui, aujourd’hui garde toutes ses plumes. Taittinger, fondateur de la maison de champagne, président du Conseil de Paris nommé par Pétain, est un homme dont le butin n’est jamais assez lourd. Par la copie d’une lettre, Annie Lacroix- Riz nous montre ce Taittinger, le 3 février 1944, écrivant à son ami Lucien Boué, directeur général de « l’aryanisation des biens juifs ». De la lourdeur de sa plume, ce Taittinger s’en vient pousser les feux sous la fortune de son beau-frère Louis Burnouf. Il tance l’immonde Boué qui, dans l’administration des « biens juifs », n’a pas été assez généreux avec le beauf : « Ce qui lui a été réservé jusqu’ici constitue un ensemble de broutilles, plutôt qu’en occupation sérieuse ». Résumons en 1944, après de multiples demandes du même genre, ce Taittinger, lui-même ou par le biais d’amis, règne sur un vaste ensemble de biens volés aux juifs. Et que croyez-vous qu’il arriva, quand De Gaulle et la IIe DB parvinrent à Paris ? Pas grand-chose. Taittinger, l’admirateur de l’entreprise nazie va passer six mois au placard, être déchu de ses droits civiques et inéligible pendant 5 ans. Champagne !
Ici j’en arrive au nouveau bouquin de Lacroix-Riz : « La Non Epuration » toujours chez le courageux éditeur Armand Colin L’anecdote Taittinger est un bon miroir de l’ouvrage. La descendance Taittinger est toujours aux manettes du capitalisme, aux carrefours du pouvoir, à Sciences-Po par exemple. En 1978, dans un entretien donné à Philippe Ganier-Raymond, Darquier de Pellepoix, le Commissaire aux Affaire Juives, héros non épuré, a déclaré : « Á Auschwitz on n‘a gazé que des poux ». On pourrait paraphraser cette ordure d’hier, cette vieille ordure, et écrire avec les mots du Nouveau Monde : « Á la Libération on n’a épuré que des sans-nom, des gens-qui-n’existaient-pas » et pas grand monde au sein des deux cents familles. L’argument qui veut que le Général ait lui-même prêché pour une épuration épargnant les « d’élites » afin qu’elles structurent l’administration de la République, ne tient pas le coup. La prescription de De Gaulle est marginale. L’épuration n’a pas eu lieu parce que les hommes chargés de juger les collaborateurs étaient leurs cousins, leurs amis de lycée, leurs compagnons de conseils d’administration ou de Cour au tribunal. Des deux côtés de la barre, à quelques égarés près, se trouvaient les mêmes familles, en puzzle. Pas question de se bannir dans l’entre soi alors que les communistes, sortis des maquis avec leurs pistolets-mitrailleurs, étaient prêts, disait-on, à prendre le pouvoir. On retrouvait la consigne d’avant-guerre qui voulait qu’Hitler était préférable au Front Populaire, cette nous avions : « Mieux vaut les bulles de Taittinger que le rouge du PCF ».
Á la Libération si les hommes des maquis ont bien exercé cette forme de justice lapidaire, commencée durant la guérilla de la Résistance, elle fut faible. Le livre la décrit et la rétablit dans son rôle historique. Et opère une démystification salutaire puisque perdure l’idée fausse d’une épuration accomplie comme une « boucherie communiste ». Alors que les FTP, dans l’urgence du coup de commando, n’ont épuré que les traîtres les plus visibles, et accessibles. Vite désarmés en 1944, expédiés sur le champ de bataille en Allemagne, les héros des maquis ont été contraints de céder le nettoyage de la France vert de gris à des gens plus raisonnables qu’eux. L’épuration née dans le maquis a vite cédé la main à des magistrats professionnels, dont Annie Lacroix-Riz dresse un tableau qui donne la nausée. Rappelons-nous qu’en 1940 le juge Paul Didier fut le seul à refuser de prêter le « Serment de fidélité à Pétain ». C’est dire si les épurateurs relevaient, eux-mêmes, des sanctions qu’ils étaient en charge d’appliquer.
Au fil du temps cette épuration en caoutchouc mou a tourné à la mascarade. Pour Annie Lacroix-Riz, se plaindre de cette épuration fantôme n’est pas en appeler aux balles des pelotons, au fil de la guillotine. Une véritable épuration économique aurait été la mesure la plus juste et utile pour le pays. En commençant par la nationalisation de tous les biens, de toutes les fortunes des collaborateurs, parallèlement reclus pour une peine plus ou moins longue. Rien de tout ceci n’a eu lieu et la nationalisation de Renault est un petit arbre masquant l’Amazonie.
Très vite, les réseaux du pouvoir d’avant-guerre, non éradiqués, reprenant force et vigueur, se mettent en marche pour sauver la peau des amis collabos. L’urgence est de gagner du temps : chaque jour les tribunaux montrent une indulgence plus grande que la veille. Jusqu’en 1950, où ces crimes devenus lassants, rengaines, ont été étouffés sous les oreillers de l’histoire. En Corée les communistes montrent qu’ils veulent conquérir le monde. Le temps n’est plus à se chamailler pour des broutilles. Aujourd’hui d’ailleurs, l’Europe vient de nous dire que le communisme et le nazisme sont deux blancs bonnets. Et les épurés de 44-50 font, soixante-dix ans plus tard, figures de victimes ou de sacrés cons.
Le diabolique René Bousquet, l’ami de François Mitterrand, le responsable de la rafle du « Vel’ d’hiv », illustre aussi cette « Non Epuration ». En 1949 il est l’avant dernier français à être traduit en Haute Cour. Une juridiction devenue mondaine, où ne manquent que le porto et les petits fours. Bousquet est jugé pour avoir été présent à Marseille lors du dynamitage du Vieux Port par les nazis. Il est acquitté, juste convaincu « d’indignité nationale » et immédiatement relevé de sa sanction pour « avoir participé de façon active et soutenue à la résistance contre l’occupant ». Pas décoré, le Bousquet, mais le cœur y est. Bousquet va rejoindre la Banque de l’Indochine, financer les activités politiques de Mitterrand, parader à l’administration du journal de Toulouse La Dépêche du midi, et siéger au conseil d’UTA compagnie aérienne présidée par Antoine Veil, le mari de Simone.
Ce fiasco, celui de l’épuration, était programmé puisque le livre de l’historienne nous rapporte que dès l’établissement de son Etat-strapontin à Alger, la France Libre n’a jamais souhaité une purge massive de l’appareil économique, politique et militaire de Vichy. Annie Lacroix-Riz montre aussi que, si des « Commissions d’épuration » furent mises en place, ainsi que cela avait été prévu dès le début de l’occupation au sein de la Résistance, elles furent aussitôt réduites à l’impuissance. Le livre, bien sûr, n’oublie pas d’épingler ces collaborateurs devenus résistants par magie, juste à la vingt-cinquième heure. L’un avait « sauvé un juif », l’autre créé un réseau de résistance dont, hélas, personne n’avait entendu parler. Ainsi pour en revenir au destin exemplaire du sieur Taittinger, lors de l’instruction de son procès, il s’en sort en faisant croire que c’est lui qui a convaincu Otto Abetz de ne pas faire sauter tous les monuments de Paris... En la matière, le laborieux parcours de Mitterrand résistant donne un bel éclairage. La légende d’un Tonton résistant n’est entrée dans les esprits, de force, qu’après que le héros a été élu président. Avec le tapage des affidés, la caution de l’ambigu Frenay et le quitus de l’ami Pierre Péan. La journaliste Georgette Elgey, sur le passé de Mitterrand, veillant à la pureté des archives. Un statut de résistant, c’est aussi du marbre, et ça se sculpte aussi.
Le danger de l’épuration écarté, De Gaulle parti à Colombey, les puissants d’avant-guerre, les fans d’Hitler, se montrent plus à l’aise. Deviennent si puissants que le philosophe et résistant Vladimir Jankélévitch, prévoit qu’il est possible que « demain la Résistance devra se justifier pour avoir résisté ». Inquiétez-vous, nous avançons sur cette trace. Au risque de radoter le texte du Parlement européen qui renvoie dos à dos communisme et nazisme nous rapproche de la prédiction de Jankélévitch. Viendra le jour où les martyrs de Chateaubriant devront être extraits de leur mausolée. Dans un tir d’artillerie préparatoire, un révisionniste nommé Berlière et l’odieux Onfray ont déjà entamé une séance de crachats sur la mémoire de Guy Môquet.
La charge des mots est comme celle des canons des fusils, elle fait peur. Images de femmes tondues, de jeunes gens collés au poteau : pour un amateur d’histoire, même de bonne foi, l’épuration est donc décrite comme « sauvage ». Annie Lacroix-Riz démontre que tout cela est un mythe, et rapporte archives en main, que cela n’a jamais eu lieu, et que des femmes furent tondues pour des faits bien plus graves que celui d’avoir partagé le sommier des Allemands.
D’ailleurs, nous disent les historiens bénis au saint chrême du libéralisme, pourquoi « épurer » puisque la France ne fut pas vraiment collaborationniste. Un minimaliste affirmant sans crainte que seuls agirent en France de 1500 à 2000 « collaborateurs de sang ». Finalement c’est peu pour aider les Allemands à provoquer près de 150 000 morts. Puisqu’en mai 1947 « les pertes humaines » s’élevaient à 30 000 fusillés, 150 000 déportés « morts ou disparus », de 95 000 « déportés politiques » et de 100 000 « déportés raciaux ». Cruelle mathématique qui nous démontre que l’historien qui minore nombre des criminels devrait réviser son Histoire.
Assigner le rôle de la Résistance à l’action d’une troupe de vengeurs, sortis de maquis qui n’existaient pas, ou peu, pour dresser des poteaux d’exécution le jour de la Libération, et manier la tondeuse, est une sale besogne. Pourtant entreprise par quelques historiens sponsorisés qui parlent à la télé. Ces « chercheurs » sont fidèles à leur obsession : l’effacement du CNR, des FTP, de la France-Libre. Pour réécrire l’Histoire et nous convaincre que si nous sommes aujourd’hui libres, nous ne le devons pas à Stalingrad mais exclusivement à l’ami Américain.
Ici relevons une contradiction sortie de boites d’archives qui sont bien entêtées. Si la Résistance n’était rien que du pipi de chat, pourquoi, pendant l’occupation, Londres et Washington se sont-ils ligués pour annihiler la France Libre et De Gaulle ? Pourquoi un complot contre Jean Moulin ? Pourquoi ? Si ses hommes et leurs troupes sont négligeables ? Soudain dans « La Non Epuration » apparaît, sans tapage et avec modestie, un chapitre pourtant considérable. Justement il traite de la trahison faite à Jean Moulin. Des pages passionnantes, haletantes, un peu sacrées. Le travail d’Annie Lacroix-Riz permet enfin de clouer la porte aux fantasmagories envahissantes : René Hardy, l’anticommuniste maladif, a bien vendu Moulin. Mais pourquoi, pour qui ? Pour le compte d’une phalange d’extrême-droite. Un groupe cagoulard, c’est-à-dire à ses industriels et ses banquiers, soucieux d’éviter à la France de demain les dangers d’un régime trop rouge. Celui que Moulin et les FTP auraient pu soutenir.
Vous l’avez compris, une historienne qui écrit la vérité sur tous nos Taittinger, nos Renault, nos Wendel et autre homo-copies doit être karcherisée. La voyez- vous parler de ses recherches dans des médias dont quelques-uns sont encore entre les mains de fils et de filles dont les parents ont eu de la chance entre 40 et 45 ?
Son travail me fait penser à celui de la chercheuse britannique Frances Stonor Saunders. Qui a publié une étude inoxydable et jubilatoire sur le rôle de la CIA comme machine à soutenir, guider, aider, financer des milliers d’artistes et intellectuels européens et américains, avant et après la Seconde guerre. Investissement fou dont le but était de contrer les dangers « de la création soviétique ». Traduit en France et publié par Denoël en 2004, ce livre, Qui mène la danse, est aujourd’hui introuvable. Si rare qu’il coûte plus de 600 euros, d’occasion sur Internet. Pour une fois permettez moi de vous donner un conseil qui sort de mon champ, celui d’un boursier : achetez « La Non Epuration ». Si la politique totalitaire, maintenant en marche, progresse un peu, le bouquin d’Annie Lacroix-Riz se vendra sous le manteau. Et vous le revendrez alors très cher.
Jacques-Marie BOURGET
La « Non Epuration » éditions Armand Colin.
URL de cet article 35366
https://www.legrandsoir.info/une-bible-qui-met-le-feu-a-un-mythe-a-la-liberation-le-france-n-a-pas-ete-epuree.html
Publié le 13/10/2019
Le Big Bang passe la seconde
Par Loïc Le Clerc (site regards.fr)
Trois mois après leur premier grand rendez-vous, les initiatrices du Big Bang, Clémentine Autain et Elsa Faucillon, entament leur Acte II : rassembler plus large encore la gauche et les écologistes.
Ils affichent leur union et leurs ambitions. Ce mercredi 9 octobre, sous le ciel d’automne de Paris, dans un café proche de la place de la République, Clémentine Autain (LFI), Elsa Faucillon (PCF), Guillaume Balas (Génération.s) et Alain Colombel (EELV) ont convié la presse pour annoncer les suites du Big Bang, initié le 30 juin dernier.
« Un parfum de Big Bang s’est développé » depuis cet été, avance la députée insoumise. Elle constate un « changement de ton », le fait que « des mots réapparaissent » dans la bouche des représentants politiques, notamment à l’université d’été de LFI à Toulouse ou encore lors de la Fête de l’Huma, ou encore dans plusieurs villes en vue des municipales. Mais si la gauche se parle, on reste très loin du compte.
Et pour cause : aux élections européennes, « personne n’a écrasé personne ». Ces élections ont dessinées une gauche divisée et faible : avec pas moins de six listes, pour un score cumulé de 32,52%. Sauf que la division conduit à l’échec. Et, pendant ce temps-là, l’extrême droite et l’extrême centre se partage le haut de l’affiche, seuls. Les 13% d’EELV n’auront fait que donner des ailes aux autruches. Clémentine Autain regrette les « tentations du repli partidaire et de l’hégémonie ». Long est le chemin.
Se rassembler pour contre le « duopole RN/LREM »
En trois mois seulement, Clémentine Autain déplore le renforcement de la « menace du duopole RN/LREM », l’extrême droite étant bien aidée par la « courte-échelle faite par Macron avec le débat sur l’immigration ». Un constat déjà opéré au sortir des européennes, un constat qui s’aggrave et qui pousse la gauche au rassemblement.
Le Big Bang présente alors deux scénarios : rassembler la gauche et les écolos ou bien laisser le champ libre au « fascisme à la française », pour reprendre l’expression de Guillaume Balas. « Il est urgent d’élargir », lance le représentant de Génération.s. Pour se faire, ils proposent de se faire « facilitateurs de la mise en mouvement d’une gauche éparpillée ».
Un « archipel ». Voilà la métaphore choisie pour illustrer l’état d’esprit. Un « espace commun et des îlots ». Et Alain Colombel d’ajouter qu’il ne faut « pas nier ou renier l’histoire de la gauche ni l’imaginaire écologiste, mais les fondre ».
Le projet sera sans nul doute décrié, moqué même, comme il l’a été à ses débuts. L’union de la gauche a mauvaise réputation. Mais les acteurs du Big Bang le martèle : il n’y a « pas d’autre issue que le rassemblement ». Depuis quelques temps, les tentations hégémoniques prennent le pas. Par facilité, par égo. Avec quels résultats ? Celui des européennes ? Pour contrecarrer celles et ceux qui seraient plus enclins à d’autres chemins, Guillaume Balas ne se fait pas d’illusion : il faudra leur « montrer que cette envie d’union existe », leur « démontrer qu’on ne peut pas gagner tout seul ». Reste à la gauche à « dépasser ses contradictions ».
Ne pas manquer (à) la société
La députée communiste Elsa Faucillon insiste sur un point précis : pendant que les partis de gauche s’écharpent sur des points programmatiques ou stratégiques, la société, elle, se mobilise. « Il y a des aspirations à des bouleversements. » Les gens n’attendent pas – plus – que les partis soient moteur. La défiance est bien installée et l’écart entre ce que les citoyens réclament à chacune de leur manifestation/occupation et ce que raconte le politique depuis des années ne cesse de se faire large.
Quand la jeunesse marche pour le climat, quand Extinction Rebellion agit de façon spectaculaire, où sont les politiques ? « Ils sont le symptôme de l’incapacité des forces politiques à être à l’écoute de la société, résume Alain Colombel. On veut effacer ce creuset et bousculer nos appareils. » Guillaume Balas insiste lui sur un point : « Syndicalistes et citoyens me disent très souvent qu’ils attendent de nous qu’on se rassemble, qu’on fasse notre boulot, pour pouvoir avoir des perspectives ». Et l’ancien député européen prévient : « À l’issue des municipales, il ne faut pas qu’on ait l’air de ne pas avoir été à la hauteur », sinon, la pente sera très raide en vue de 2022.
La présidentielle, au Big Bang, on n’élude pas le sujet. À l’instar de Clémentine Autain : « Ce qui est bien en politique, c’est d’avoir une stratégie au long court, pas une tactique en vue de la prochaine élection ». Et Guillaume Balas de préciser : « On ne peut pas se permettre d’arriver éclatés en 2022 et ainsi prendre le risque de voir le fascisme l’emporter ». Le ton est alarmiste. Il faut dire que la situation est grave. Urgemment. Pour toutes ces raisons, les membres du Big Bang espèrent voir fleurir des répliques de juin 2019, partout en France.
Les prochains rendez-vous
Le dernier film de Ken Loach, « Sorry we missed you », sera projeté en avant-première, en présence du réalisateur, à l’Assemblée nationale, puis mardi 15 octobre à 19h30 à l’UGC Normandie, suivi d’un débat animé par Clémentine Autain et Olivier Besancenot. L’idée est de partir d’un objet culturel et d’en faire le point d’appui de débats et de propositions politiques.
Les 19 et 30 novembre, respectivement à Limoges et Nantes, se tiendront des événements similaires à celui organisé au cirque Romanès en juin dernier. La même chose devrait advenir à Tours et Montpellier.
Le 7 décembre, le Big Bang entend organiser un « grand moment de discussion » autour de cinq thèmes : le travail, l’écologie, l’égalité, le racisme et la démocratie. Un moment qui permettra aussi de décider des suites à donner au mouvement.
Le Big Bang a également annoncé ce matin un meeting parisien sur ADP, meeting qui sera exclusivement féminin, car cette bataille est trop représentée par des hommes. Autre actu à venir : la prochaine création de la « André Gorz académie », du nom du père de l’écologie politique. Là encore, l’idée est de créer des passerelles, des débats entre les gauches, les écologistes.
Publié le 22/09/2019
Réfugiés, immigration… Faut-il capituler devant Marine Le Pen ?
Par Roger Martelli (site regards.fr)
Emmanuel Macron a décidé d’infléchir le discours officiel sur l’immigration vers l’extrême droite. Le choix présidentiel témoigne d’un manque tragique d’humanité, de courage et de lucidité. Il n’est pas digne de la France.
Emmanuel Macron reprend ses mots (« l’angélisme »), attise comme elle la peur et, comble du cynisme, il se réclame des « plus pauvres » contre « les bourgeois des centres-villes » pour appeler à « armer » la France contre les risques d’invasion migratoire à venir. Il entend faire, avec le Rassemblement national, ce que le socialisme au pouvoir a fait naguère avec l’ultralibéralisme : composer avec lui pour limiter son expansion. À ce jeu, on sait qui a tiré les marrons du feu : ce ne furent en tout cas ni la gauche ni les peuples.
1. « Regarder en face » la réalité, nous dit aujourd’hui le chef de l’État. Encore faut-il les bonnes lunettes, la bonne échelle et les bonnes clefs pour le faire. Si l’on prend le cas des pays les plus riches, ceux de l’OCDE, les données disponibles évoquent certes une hausse des flux migratoires dans leur ensemble : la proportion d’immigrés dans la population (12%) a augmenté de 3% depuis 2000. Toutefois, les déplacements ne viennent pas avant tout des populations les plus démunies. Les principaux pays d’origine sont le Mexique, l’Inde, la Chine et les pays de l’Est européen : pas les plus favorisés, mais pas non plus les plus misérables… De ce fait, on compte dans les pays de l’OCDE plus d’immigrés diplômés du supérieur que d’immigrés ayant un faible niveau d’éducation et le taux d’emploi des immigrés est à peine inférieur à celui du reste de la population. Dans l’ensemble, la population immigrée, réfugiés compris, contribue comme les autres à la production de la richesse nationale. Comme l’a montré un étude savante parue en juin 2018, les demandeurs d’asile ne sont pas un « fardeau » pour les riches et, selon les auteurs, les « chocs migratoires » ont rapidement un effet positif en augmentant le PIB par habitant, en réduisant le chômage et en améliorant l’équilibre des dépenses publiques [1].
2. L’essentiel des migrations dans le monde se font à l’intérieur des États et pas entre les États. Dans leur grande majorité, il s’agit de migrations liées au travail. Les migrations dites « humanitaires » sont quant à elles plus limitées : en 2018, le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU a dénombré 41 millions de déplacés internes (à la suite de conflits, de désastres climatiques ou d’épidémies) et un peu plus de 20 millions de réfugiés. Or l’écrasante majorité de ces réfugiés se trouve dans les pays du Sud. L’Europe et les Amériques n’en recueillent que 17%, alors que l’Afrique à elle seule en absorbe près d’un tiers. Si l’on s’en tient aux pays de l’OCDE, les statistiques les plus récentes indiquent que les migrations humanitaires reculent : la part des réfugiés a baissé de 28% par rapport à 2016 et celle des demandeurs d’asile de 35% (600.000 de moins qu’en 2016). La « réalité » des réfugiés est d’abord celle des millions concentrés dans les États les plus pauvres.
3. L’attention officielle est portée exclusivement sur les demandeurs d’asile. Le prétexte ? Alors que le nombre de demandeurs d’asile a baissé à l’échelle de l’OCDE, celle de la France a augmenté (+19.000, soit une hausse de 20%). Au total, la France enregistre 110.000 demandeurs d’asile sur les plus de 600.000 recensés dans l’Union européenne. Quant à l’Aide médicale d’État (AME), dont on suggère qu’elle est gangrenée par le « tourisme médical », elle concerne un peu plus de 300.000 personnes (soit à peine plus d’un dixième de la population qui y a théoriquement droit) et voit 70% de ses coûts résultant de frais hospitaliers, pour des traitements de maladies (tuberculose, VIH ou accouchement) qui relèvent de la santé publique et pas seulement de l’engagement humanitaire.
4. Ce sont donc une vingtaine de milliers de demandeurs d’asile et quelques poignées de milliers d’euros d’hypothétiques économies qui légitimeraient un tournant de la politique française d’asile et d’accueil. C’est à la fois dérisoire et inadmissible. Le flux des demandeurs d’asile a augmenté à l’échelle mondiale (+400.000) et a baissé dans les pays riches (-175.000). La baisse est due avant tout au durcissement des politiques migratoires aux États-Unis (-77.000), en Italie (-73.000) et dans une moindre mesure en Allemagne (-36.000). Emmanuel Macron propose donc d’aligner la France sur le modèle proposé par la droite américaine radicalisée et par l’extrême droite italienne.
La France sans grandeur
5. La France s’enfoncerait ainsi un peu plus dans cette politique de l’autruche qui caractérise le nouveau monde des puissances souveraines. Nous en avons souvent évoqué les contours à Regards (ici et là, par exemple). Au nom de la présumée « crise migratoire », la propension des gouvernants, à droite comme à gauche, est de réduire au maximum le volume des flux entrants. Pour cela, tout est bon, la méthode brutale de la fermeture (Orban, Trump, Salvini) ou l’expédient plus feutré des « hotspots » qui consiste à déléguer à certains pays du Sud, comme la Turquie, le Niger, le Sénégal ou le Mali, le soin de réguler en limitant le volume des candidats à l’entrée dans l’Union européenne.
Ce faisant, les plus riches ne font qu’accentuer la logique en œuvre depuis des décennies : les migrants qui se déplacent du Sud vers le Nord ne représentent qu’un peu plus du tiers des migrants internationaux. La plupart des migrations se font en grande partie vers les pays les plus proches, donc du Sud vers le Sud. Les plus pauvres vont vers les pauvres ; les plus riches (et mieux formés) et les moins pauvres vont vers les riches. Nous n’accueillons qu’une part infime de la « misère du monde » : sa plus grosse part revient aux miséreux. À qui peut-on faire croire qu’ajouter de la misère à la pauvreté contribue à rendre moins explosif un monde que la spirale des inégalités déchire déjà si cruellement ?
La grandeur de la France, si toutefois elle voulait être fidèle au meilleur de son passé, serait de dire qu’il faut renoncer à cette conception égoïste. Elle a la voix nécessaire pour clamer haut et fort que les choix faits en Hongrie, aux États-Unis ou en Italie vont à rebours des exigences raisonnables du partage. Hélas, le Président, au contraire, nous explique qu’il convient de se mettre à leur remorque.
6. La décision d’Emmanuel Macron n’a rien d’un coup de tête conjoncturel. Pour une part, le nouveau discours ne fait que prolonger une évolution sensible depuis quelque temps. « Nous ne pouvons accueillir tout le monde », affirmait-il déjà dans ses vœux de décembre 2017. À plusieurs reprises, entre 2016 et 2018, il a repris à son compte la formule de « l’insécurité culturelle » de l’animateur du Printemps républicain, Laurent Bouvet, qui reliait directement l’immigration et le sentiment de dépossession des couches moyennes et des classes populaires.
En difficulté sur le plan social, Macron veut consolider son socle électoral autour des questions ainsi nommées « régaliennes » (l’ordre et l’immigration). Le candidat Macron flirtait avec le « libéralisme culturel » d’une partie de la gauche. Mais dès le soir du second tour, le Jupiter monarchien arpentait, ostensiblement seul, la grande cour du Louvre. Malmené dans la société, l’hôte de l’Élysée veut aujourd’hui profiter des carences de la gauche et des déboires de la droite. En affichant les habits de l’autoritarisme (la rigueur policière) et en assumant une rigueur accrue dans le contrôle des migrations, il veut attirer à lui une large part de la droite désorientée et geler ainsi les bases de renforcement du Rassemblement national.
Le jeu du RN
7. Cette stratégie est moralement douteuse et politiquement hasardeuse. Elle veut concurrencer l’extrême droite sur son terrain et ne fait que légitimer les valeurs qu’elle met à la base de son action. La critique de « l’angélisme » et des « bons sentiments », l’invocation de la realpolitik et la flatterie à l’égard du « peuple » contre les « bourgeois » cautionnent Marine Le Pen quand il faudrait la combattre. De plus, il est douteux d’expliquer que la question de l’immigration est en elle-même un moteur pour le vote en faveur de l’extrême droite.
Mettons par exemple en relation, à l’échelle de toutes les communes françaises, le vote
en faveur de Marine Le Pen et toute une série d’indicateurs socio-démographiques. À l’arrivée, on constate que les corrélations statistiques se font sans surprise entre le vote Le Pen, le taux de
pauvreté, la part des sans diplômes et dans une moindre mesure la part des ouvriers. En revanche, la corrélation avec le pourcentage d’immigrés est négative : le vote Le Pen est un peu plus
dense dans des communes où le taux d’immigrés est relativement faible. À l’échelle départementale, il n’est pas anodin de noter que le Val-de-Marne (20% d’immigrés en 2016) et surtout la
Seine-Saint-Denis (30%) font partie des neuf départements où Marine Le Pen ne dépasse pas les 15%.
L’attitude à l’égard de l’immigration est certes un élément qui fonctionne dans le choix des électeurs, mais elle ne le fait pas de façon isolée. Tout dépend de l’environnement social et
mental : elle agit en faveur de l’extrême droite quand elle s’articule à un sentiment de dépossession et d’abandon ; elle le fait d’autant plus que les forces hostiles à l’extrême droite
sont en situation de carence en matière d’idéologie et de projet.
8. Il faut donc renoncer à l’illusion que l’on peut battre l’extrême droite française en entérinant, comme relevant de la « réalité », la plupart de ses affirmations doctrinales. À la fin de 2018, Emmanuel Macron se désolait de ce que la laïcité était « bousculée » par « des modes de vie qui créent des barrières, de la distance ». Le 10 décembre, il allait plus loin encore en reliant l’immigration à la nécessité « que nous mettions d’accord la nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde ». Quelques années avant lui un Président évoquait « les odeurs » et son successeur créait un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. Sans doute l’institutionnalisation de « l’identité » est-elle dans l’air du temps européen. Il n’en reste pas moins que cette thématique de l’identité – au singulier – est depuis les années 1970 au cœur de l’offensive de l’extrême droite française et européenne contre l’égalité.
9. Il ne faut pas se tromper de réalité. Les chiffres nous disent certes depuis longtemps qu’il ne faut pas exagérer l’ampleur des migrations (3,4% de la population mondiale). Mais, même contenus, les déplacements de population – constitutifs de la formation historique de notre commune humanité – continueront, qu’ils soient souhaités ou contraints. Il convient dès lors d’agir pour que les seconds reculent peu à peu au bénéfice des premiers. Or ce recul ne pourra être que progressif et, pendant une période vraisemblablement longue, dans une humanité qui va vers les 11 milliards d’individus, dans un monde instable et un environnement dégradé, il faudra faire face à la réalité des déplacements contraints.
Plutôt que de s’enfermer dans la logique égoïste des fermetures qui favorisent les États les plus puissants et aggravent la situation des plus faibles, mieux vaut alors mettre sur la table les enjeux les plus déterminants. La France a des atouts pour se faire entendre dans le monde. Les utilisera-t-elle pour promouvoir enfin une mondialité assumée, contredisant sur le fond les caractères régressifs de l’actuelle mondialisation ? S’attachera-t-on à mettre en œuvre, à l’échelle continentale et planétaire, ce que réclament depuis des années des institutions internationales installées, des ONG et des mouvements, sociaux ou politiques ? Quand se décidera-t-on à contenir l’hégémonie des marchés financiers, la dérégulation, la compétition sauvage qui gaspillent les ressources et aliènent les êtres humains ? Quand commencerons-nous à universaliser l’extension des droits pour tous, la protection élargie, la reconnaissance de statuts salariaux stabilisés, la formation permanente, la démocratisation au travail comme dans la cité, la lutte contre les discriminations qui sont les clés des dynamiques vertueuses à construire ?
Sortir de « l’état de guerre »
10. Faire face au monde instable et dangereux qui est le nôtre n’implique pas « d’armer notre pays », comme l’a affirmé la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndikaye. Il y a assez de guerre dans notre monde et s’il est un réalisme bien compris, il consiste plutôt à se sortir de « l’état de guerre » à laquelle on a voulu nous habituer depuis 2001. Les pourfendeurs contemporains de « l’angélisme » sont les irréalistes d’aujourd’hui. Regarder la réalité en face ? Sans doute, mais cela implique d’écarter résolument le repli sur soi, la méfiance à l’égard du nouvel arrivant, la peur de ne plus être chez soi, l’enfermement communautaire et l’égoïsme ethnique et/ou national.
11. Emmanuel Macron joue un jeu dangereux, pour lui-même comme pour la France. L’apprenti sorcier pense récupérer la droite « classique » et enrayer la mécanique du Rassemblement national. Incontestablement, ses choix l’ancrent un peu plus du côté de la droite. Mais il légitime un peu plus la dynamique de Marine Le Pen et il rejette cette part de la gauche qui avait fait le pari d’assumer son « et de droite et de gauche » d’avant 2017. Il risque d’éloigner aussi une part de ce centrisme et de se social-libéralisme qui ont vu en lui un libéral « culturel ». Dès lors, le dispositif qui consiste à opposer « l’ouverture » et la « fermeture » ou le « progressisme » et « conservatisme » peut perdre de sa vigueur politique. Dans l’état actuel de crise politique, qui mieux que Marine Le Pen est à même d’en cueillir les fruits ?
On ne combattra pas l’extrême droite en capitulant devant ses mots et devant sa vision du monde. En poussant un peu plus loin sa propension « régalienne », Macron met en péril son propre récit qui a séduit une part des couches moyennes et de la jeunesse. Tant pis pour lui : nul ne regagnera pas les catégories populaires en jouant sur le ressentiment et le repli. Face à un projet dangereux, seul un autre projet, un autre récit, tous deux combatifs et projectifs, seront en état de réarticuler des attentes, des exigences, des espérances et des combats concrets. À gauche donc, mais dans une gauche d’aujourd’hui.
On pourrait rappeler à notre Jupiter, pour conclure, les mots cruels du très conservateur Winston Churchill, après la signature des désastreux accords de Munich : « Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre ». Le déshonneur est déjà là.
Les statistiques sont extraites des publications de l’OCDE, du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et d’Eurostat.
Notes
[1] H. d’Albis, E. Boubtane et D. Coulibaly, Macroeconomic evidence suggests that asylum seekers are not a burden for Western European countries (Les données macroéconomiques suggèrent que les demandeurs d’asile ne sont pas un « fardeau » pour les pays d’Europe occidentale), Science Advances, 20 juin 2018
Pubkié le 19/09/2019
Huma 2019 : remarques post-festives
Deux journées de Fête de l’Humanité ont inspiré quelques remarques à Roger Martelli. (site regards.fr)
Le cru 2019 a été à l’image des précédents, depuis plusieurs décennies. Sous les auspices d’un des plus vieux quotidiens français, le plus grand rassemblement populaire festif d’Île-de-France a été une fois encore l’œuvre des militants communistes, cité éphémère et égalitaire dont les services sont assurés par les membres du PCF, sans distinction de fonction, de statut ou de responsabilité.
Son public est à l’image exacte de la société française, métissant joyeusement les âges, les origines et les conditions. On trouve réalisé, dans cette fête politique, le brassage que nulle manifestation n’est aujourd’hui à même de réaliser dans la rue, quels qu’en soient le motif et la taille. Le nombre et la qualité des spectacles proposés est certes pour beaucoup dans cet amalgame heureux. Mais, pendant trois jours, la foule arpente des rues bordées de stands politiques et associatifs, baigne dans un univers communiste, s’installe dans des espaces balisés par les mots et les symboles multiples de l’engagement. Serait-elle là si, d’une manière ou d’une autre, bien au-delà des analyses politiques explicites, elle ne partageait pas quelque chose d’un état d’esprit, d’une culture historiquement travaillée par le désir d’égalité et l’esprit de révolution ? La Fête est un parfum qui rapproche, bien plus que l’expression d’un éthos partisan… Ce n’est pas pour autant que ce lien d’un week-end est capable de s’installer dans la durée.
La société française n’est pas seulement diverse : elle est éclatée par les inégalités, cloisonnée par les murs des ghettos matériels et mentaux, déchirée par les discriminations qui sont au cœur du désordre capitaliste dominant. Ainsi morcelé, le peuple est à la fois majoritaire et subordonné. Il peut certes se rebeller et se rassembler, mais tout rassemblement n’est pas affecté d’un signe positif. Tout dépend de ce qui est son moteur. On peut le chercher dans la haine et le ressentiment : ce sont les ressorts historiques des fascismes. Il peut au contraire s’adosser à l’espérance et à la solidarité : elles seules transcendent la colère en combativité ; elles seules ont été les moteurs de toute progression démocratique et sociale. Ce sont elles qui vibrent à la Fête de l’Humanité ; ce sont elles qui y relient ceux que la dynamique sociale tend à séparer.
Il reste alors à prendre la mesure d’un paradoxe, qui est à la fois celui de la Fête elle-même et celui de la politique dans son ensemble. La Fête dit la force qui émane d’un peuple rassemblé ; elle suggère que le communisme dans son acception la plus large – il ne se limite pas à un parti – n’est pas un astre mort. Mais si les militants communistes réalisent sur trois jours ce que nulle autre force n’est en état de faire, le PCF lui-même est un univers rétracté, électoralement réduit à la portion congrue. De même, dans la société française, les forces critiques ne manquent pas, s’expriment et agissent, dans des formes plus ou moins anciennes (les traces vivantes du mouvement ouvrier) ou plus originales (à l’exemple des gilets jaunes, des mobilisations écologistes ou des combats multiples contre les discriminations). Mais la vivacité de la critique sociale peine à s’imposer sur le terrain proprement politique et institutionnel.
Le piège du couple Macron/Le Pen
Le premier tour de la présidentielle de 2017 semblait dessiner les contours d’un espace politique quadripolaire plutôt bien équilibré. Deux forces (incarnées par Mélenchon et Fillon) s’inscrivaient dans le clivage multiséculaire de la droite et de la gauche ; deux autres (incarnées par Macron et Le Pen) disaient explicitement vouloir s’en abstraire. Deux ans plus tard, à l’issue des élections européennes, la crise politique reste bien ancrée, mais seuls deux pôles émergent dans le paysage politique. Droite et gauche sont mortes, nous dit-on ; resteraient le bloc d’en haut et celui d’en bas, autour de deux visions du monde, l’une réputée ouverte et l’autre fermée, l’une attirée par la fluidité de la concurrence et l’autre par la sûreté de la protection. La symbolique politique s’inscrirait désormais dans deux récits et deux seulement : celui des libéraux « macronistes » et celui des extrêmes droites.
Ce duopole, dans la continuité de la bipolarisation induite par les institutions de 1958-1962, est une impasse meurtrière pour la démocratie. En se centrant sur « l’ouverture » et la « fermeture », il laisse dans le vague les logiques économiques et sociales et les valeurs qui structurent le champ social dans son ensemble. On parle « d’élites » et de « peuple », selon les cas on vitupère la « caste » ou les « populistes », mais on ne dit rien du système qui sépare inexorablement le haut et le bas, les exploiteurs et les exploités, les dominants et les dominés. On regrette que le peuple soit mis à l’écart, mais on ne sait pas très bien ce qui a permis qu’il en soit ainsi. Dès lors, comment lutter contre l’attrait des utopies libérales de la richesse accumulée ou contre la tentation des boucs émissaires commodes ?
Si le peuple se rassemble, ce ne devrait se faire sur la base du ressentiment, mais sur celle de l’espérance. La dénonciation de l’élite ne devrait pas se substituer à la promotion d’un autre récit, d’une autre vision du monde que celle des libéraux et de l‘extrême droite. Toute conception de la société repose sur en effet des finalités, des valeurs, des méthodes permettant aux individus de vivre ensemble. Pour l’instant, à l’issue d’un XXe siècle déroutant, il semble que n’existent comme conceptions possibles que la fascination pour une accumulation illimitée et prédatrice ou le confort trompeur du chacun chez soi, la confiance dans le pouvoir des technostructures ou le maelstrom de l’autorité, quand ce n’est pas le culte du chef.
Plus qu’une fête
Il n’y a pas de fatalité perpétuant la prégnance de ces deux récits. Un autre est possible, autour d’autres finalités (le développement sobre des capacités humaines, individuelles et collectives), d’autres valeurs (la solidarité), d’autres critères (le bien commun, le respect des équilibres hommes-nature), d’autres méthodes (la démocratie active, le partage), d’autres normes démocratiques, écologiques et sociales. Mais pour que ce récit – ou ce projet, comme on voudra – émerge, s’étende et s’impose, des ruptures sont incontestablement nécessaires : avec l’esprit de chapelle, avec les propensions à l’hégémonie, avec la frontière indépassable qui sépare aujourd’hui les champs du politique, du social et du culturel.
La politique proprement dite n’y parviendra qu’au prix de sa subversion, s’identifiant avec d’autres façons de faire de la politique, d’agréger des individus pleinement autonomes, de marier l’égalité et la liberté. S’y engager n’est pas tourner le dos à la gauche historique : c’est au contraire, une fois de plus, travailler à lui redonner du sens, en élaborant d’autres manières de rassembler et de penser ce qui s’est exprimé jadis dans les aspirations à la « coalition des gauches » ou à « l’union de la gauche ».
Le PCF fut influent quand il parvint à « représenter » le peuple, à donner corps à l’espérance et à suggérer de vastes perspectives de rassemblement. À sa manière – aujourd’hui non reproductibles à l’identique –, il œuvra à l’articulation du social, du politique et du culturel. La Fête de l’Humanité dit la possibilité persistante d’une dynamique du même ordre. Elle ne relèvera plus toutefois de l’initiative d’un seul ; elle sera œuvre commune, dans les mots, les affects et les formes de notre temps. Une Humanité sauvegardée y contribuera ; une Fête de l’Humanité perpétuée en portera encore la flamme.
Publié le 02/09/2019
Gilets Jaunes: Syndicalisme rassemblé ou syndicalisme de classe
Par Jean-Pierre Page
(site mondialisation.ca)
Le Mouvement des Gilets jaunes s’est développé massivement à côté d’un courant syndical en déclin, ce qui a provoqué le mécontentement de nombreux militants de la CGT et ce qui a permis de relancer des activités combatives et des convergences des luttes à partir de ses structures de base. Ce qui a permis aussid’empêcher la normalisation néolibérale du « syndicalisme rassemblé » prévue par sa direction lors durécent congrès de la CGT. Désormais, la défense de la structure confédérale et démocratique du syndicat, la multiplication des actions autonomes lancées par les fédérations syndicales les plus combatives, les activités de terrains de la part des Unions locales et départementales en coordination avec lesmouvementssociaux, les gilets jaunes, les quartiers populaires a connu un essor inédit. Sans plus avoir à tenir compte des injonctions provenant d’en haut. Le reconquête d’un syndicalisme de lutte et de classe s’opèresur le terrainen même temps que la relance d’initiatives régionales et localesde formationmilitante. L’ébullition sociale qui s’est répandue tout au long de l’année écoulée connaît des prolongements quiprovoque desréflexionsauxquellesparticipenotre collègue de rédaction, militant de longue date de la CGT et acteur connu du mouvement syndical internationaliste et anti-impérialiste.
1-Assumer ses responsabilités!
L’aiguisement de la crise qui s’annonce est marqué entre autres par l’effondrement possible de la Deutsche Bank avec ses 20 000 suppressions d’emplois1soutenues par la fédération Ver.di2affiliée au syndicat DGB3et à la Confédération européenne des Syndicats (CES), comme sur un autre plan, par la guerre commerciale, monétaire, politique et militaire qui se déroule entre la Chine, la Russie d’un côté et les USA de l’autre. Trump souffle en permanence le chaud et le froid. Les manifestations de Hong Kong et de Moscou sont là pour le rappeler !4
Après les élections européennes de juin 2019, les péripéties politiques et institutionnelles liées à l’élection des nouveaux dirigeants européens ont mis en évidence une nouvelle fois la contradiction existant entre les partisans d’une Europe prétendument « plus juste et plus unie »5et les peuples ! De manière plus ou moins conscients, ces derniers sentent que « l’aventure européenne » ne mène qu’à plus de casse sociale et à la confiscation de la démocratie. Une nouvelle fois, ils l’ont exprimé à travers une abstention record.
Ces exemples parmi d’autres sont les manifestations récentes et révélatrices qui précèdent un « tsunami » économique, financier, social, politique et démocratique. L’assujettissement des médias et le recul de l’esprit critique masquent de plus en plus mal cette réalité.
Enfin, le surendettement et le retournement des marchés financiers soulignent l’extrême précarité d’une économie mondiale soumise non pas aux règles, mais aux rapports des forces. Ainsi le contrôle de l’Eurasie6est devenu un des enjeux majeurs de la conflictualité mondiale.
La croissance française est révisée à la baisse7et sera en net recul par rapport à 2018. Les inégalités s’accroissent de manière sans précédent avec une richesse insolente à une extrémité et une pauvreté exponentielle à l’autre. À l’échelle mondiale, le montant des dividendes versés aux actionnaires atteint un nouveau record avec 513 milliards de dollars.
La France est de loin le plus grand payeur de dividendes en Europe, en hausse, à 51 milliards de dollars US8. Cette situation de forte instabilité est devenue insupportable. Elle se paie socialement et politiquement au prix fort. 65% des Français9avouent avoir déjà renoncé à partir en vacances faute d’argent et 4 d’entre eux sur 10 de manière répétée ! Les peuples font face à ce qu’il faut bien appeler une guerre de classes.
Cela n’est pas indifférent à l’opposition, au mécontentement, à la colère qu’expriment les travailleurs et la population, les jeunes en particulier, à travers leurs luttes et leurs sentiments à l’égard des institutions politiques et répressives. C’est ce que montre ces dernières semaines et dans une grande diversité, la permanence de l’action des Gilets jaunes, le succès de l’idée de référendum contre la privatisation d’Aéroports de Paris, l’affaire Steve10, le mouvement « Justice pour Adama Traoré »11ou encore les rassemblements contre le G7 de Biarritz, là où les confédérations syndicales brillent par leur absence, les nombreuses luttes paysannes contre la malfaisance du CETA,12et bien sûr de nombreuses grèves dans les entreprises.
Comme l’illustre un sondage inédit, huit mois après le début du mouvement, une majorité de Français continuent à apporter leur soutien aux Gilets jaunes, quand 40 % sont convaincus qu’une révolution est nécessaire13pour améliorer la situation du pays.
Or, plutôt que de prendre en charge cette radicalité, le mouvement syndical donne l’impression d’être plus préoccupé par son statut de régulateur social que par celui de donner du contenu et ouvrir une perspective à cette évolution significative de l’opinion. Ainsi, la décomposition/recomposition du syndicalisme se poursuit et va sans aucun doute s’accélérer. Cette conversion se concrétise par l’approbation et la complicité des dirigeants des confédérations syndicales européennes. Elle se fait également dans « une consanguinité » entre celles-ci, les institutions européennes, les gouvernements et le patronat.
A la veille du G7 de Biarritz, les entreprises conduites par le MEDEF et les organisations syndicales conduites par le Secrétaire général de la CFDT se sont concertées pour élaborer une déclaration commune « afin de favoriser une croissance mondiale et un libre-échange qui profitent à tous ». Ceci est présenté comme « un signal fort adressé aux gouvernements pour qu’ils prennent en compte les entreprises comme acteur du changement »14. En fait, il s’agit clairement de voler au secours du libéralisme, en d’autres termes du capitalisme pour, au nom de « l’union sacrée », faire le choix de la guerre économique sous leadership US dans une confrontation avec la Chine et la Russie. Comme en d’autres périodes de notre histoire, l’objectif des « partenaires dits sociaux » va être de mobiliser le monde du travail pour faire le choix de la collaboration de classes au nom de l’association capital/travail. Tel sera le rôle imparti aux organisations syndicales.
Voilà pourquoi on souhaite aller au plus vite vers une transformation de celles-ci en un syndicalisme de service et de représentation, déléguant ses pouvoirs à des structures bureaucratiques supranationales comme le sont celles entre autre de la CES. On veille à ce que cette évolution se fasse dans l’ignorance de la part des travailleurs que l’on cherche à priver des moyens dont ils disposent pour se défendre et ouvrir une alternative de rupture avec le système dominant.
Cet objectif implique en France en particulier pour la Confédération générale du Travail (CGT), une transformation mettant un terme à sa conception confédérale. Elle consiste à la faire renoncer aux principes, aux finalités comme aux conceptions qui sont les siennes. Le type d’organisation est toujours dépendant de l’orientation et de la stratégie dont on fait le choix. Celles-ci ont changé, il lui faudrait donc s’adapter en conséquence, renoncer au confédéralisme et à la liberté de décision de chaque syndicat affilié comme à la recherche du travail en commun pour de mêmes intérêts de classe.
Cela suppose de renoncer à la relation et à la fonction des principes fondateurs qui unissent les organisations et les adhérents de la CGT. Depuis plus d’un siècle, celle-ci s’est construite entre les syndicats d’entreprises qui permettent, depuis le lieu de travail, d’enraciner toute démarche syndicale, les fédérations professionnelles, les unions départementales et unions locales interprofessionnelles. Ce qui est visé dorénavant est un syndicalisme de type institutionnel, vertical, à plusieurs vitesses, qui devra se structurer à partir d’une action et d’une organisation de type corporatiste s’adossant à de grandes régions européennes.
Une confédération comme la CGT ne saurait pas vivre, fonctionner et se reproduire pour et par elle-même, en s’écartant de la vie réelle de ses organisations de base qui l’unissent aux travailleurs, en établissant des cloisons étanches entre ses différentes structures. Déjà en désavouant son histoire, en rompant ses amarres, « Tel un bateau ivre»15de ce pourquoi elle existe, on cherche à lui faire jouer un autre rôle en la déconnectant progressivement de ce qui a fondé historiquement sa conception et son rôle.
Ce qui est en cause et menacé n’est rien moins que son unité, sa cohésion, son utilité. La CGT est particulièrement visée de par l’influence et l’action qui est la sienne, par son identité et son histoire. De sa capacité à faire face à ce défi va dépendre son rôle futur. Le combat pour défendre et faire vivre la confédéralisation est déterminant et ne peut être éludé, il doit être mené dans la clarté.
Or, comme l’a montré son 52e Congrès16, il est clair qu’il existe au sein de la CGT au moins deux lignes fondées sur des orientations distinctes et radicalement opposées.
La question politique est donc de savoir s’il faut chercher une position moyenne entre les deux, une forme de compromis pour infléchir l’orientation, ou bien en tenant compte de tout ce que cela signifie, s’employer à construire autre chose à partir de l’acquis, en termes d’alternative syndicale, sociale et politique et, si oui, comment le faire sans tarder?
En effet, la situation et son évolution probable imposent d’anticiper et de ne rien exclure ! C’est une exigence pour les syndicalistes conséquents qui dans leurs analyses et leurs actions se revendiquent de la lutte des classes. Ceci est devenu un impératif car il s’agit de défendre et faire progresser l’outil indispensable aux luttes sociales et politiques des travailleurs, à leur émancipation. Le devenir de la CGT, sa raison d’être et son efficacité en dépendent. Or, celle-ci s’est affaiblie, non seulement en influence et force organisée, mais également à travers ses idées, son programme, son projet de société, sa vision, son indépendance, son fonctionnement. La mutation stratégique de la CGT déjà engagée à la fin des années 1970 et accélérée au début des années 2000, l’a profondément déstabilisée17. Ainsi par exemple et entre autres, elle s’est écartée de manière significative de toutes références aux principes de souveraineté nationale et populaire sur lesquels elle s’était pourtant construite. Son internationalisme s’est érodé !
La CGT est aujourd’hui divisée entre des options différentes et opposées, quand elle devrait contribuer à rassembler, bâtir un rapport des forces sur la durée contre la malfaisance du néolibéralisme. De la même manière, elle devrait encourager les convergences pour contribuer à un « Front populaire »18 de toutes les forces sociales et politiques qui luttent pour une société en rupture avec l’exploitation capitaliste et les dominations impérialistes.
Sur tout ce qui touche à son orientation stratégique, à sa finalité comme à son identité, la lucidité impose de constater combien les fractures se sont multipliées. Celles-ci menacent non seulement la place de la CGT dans les lieux de travail, la perception que l’on a de son rôle, mais y compris à terme sa nature. Les désaccords sont nombreux, ils se sont radicalisés par le refus, les atermoiements et l’opposition de sa direction à en débattre. Trop longtemps des questionnements restés sans réponse ont contribué à la mutation délétère de ce qui était la première organisation syndicale française.
Comment ne pas constater le décalage saisissant entre l’état d’esprit, le fonctionnement de la direction confédérale et celui des organisations confédérées ?
Il faut en faire un bilan lucide, tout en veillant à l’unité, sans exclusion ni ostracisme vis-à-vis des idées qui dérangent, dans un esprit fraternel et militant. Dorénavant, il y a urgence à assumer cette responsabilité19!
2- Faire preuve de lucidité!
Certes, il y a toujours eu dans la CGT et sous la pression des idées dominantes, celles du patronat, de forces politiques, d’institutions internationales, des confrontations, certaines ont même conduit à des ruptures, à des scissions. Mais, aujourd’hui les différences d’approches et d’opinions sont d’une ampleur inédite.
La raison principale de cette situation n’est pas à chercher dans les faiblesses d’analyses de l’appareil, son absence d’esprit d’initiative ou dans son fonctionnement bureaucratique, ou encore dans la médiocrité qui caractérise sa direction. Même si ces réalités sont incontestables. La seule et véritable cause, n’est rien d’autre que le changement d’orientation stratégique qui s’est construit sur une longue période et plus particulièrement sur ces vingt dernières années. Cette dépolitisation à marche forcée, mais qui souvent n’est qu’apparente, a conduit la CGT dans une impasse et, avec elle, le syndicalisme français dont les résultats sont devenus un bilan accablant.
La CGT est dorénavant dans une démarche non plus de confrontation et de contestation radicale du système capitaliste comme l’avaient voulu ses fondateurs, mais dans un accompagnement qui vise à corriger les excès du système dominant par la magie de la proposition et de la négociation tout en se ralliant à une forme « d’union sacrée »
En fait, comme en d’autres temps et au prix d’un renoncement, une partie de la CGT a fait le choix sans bataille, de conceptions syndicales que celle-ci avait combattues pendant presqu’un siècle. Voir la réalité en face c’est reconnaître que le courant de classe dans la CGT a nettement reculé, concédé du terrain en recherchant les compromis, puis qu’il s’est affaissé.
Globalement, cette nouvelle orientation a été assimilée et soutenue par de nombreux dirigeants à tous les niveaux des structures de la CGT, volontairement ou simplement par ignorance ou bien par opportunisme. Elle s’est développée parallèlement et pendant tout un temps en phase avec les changements d’orientation successifs du Parti communiste français (PCF) et l’évolution des rapports de force politiques en France, en Europe et internationalement.
Cette adaptation qui a pris parfois la forme de reniements peut se vérifier à travers un alignement de la CGT sur les positions défendues par les autres syndicats français, qu’il s’agisse du partenariat et du dialogue social, de la mise en cause du mouvement des Gilets jaunes, de l’intégration européenne20ou encore de l’ostracisme et de la caricature à l’égard d’une partie du mouvement syndical international21, y compris jusqu’à admettre une certaine « fin de l’histoire » depuis 1989/91, qui serait un fait acquis une bonne fois pour toute.
Cette mutation aux conséquences multiples bute dorénavant contre une évidence de plus en plus partagée dans la CGT, celle de l’échec.Il est celui patent d’une orientation stratégique et non d’une mauvaise gestion. Refusant de mettre en cause ce fiasco, on cherche à l’ignorer avec une obstination frôlant l’aveuglement. Le cap devrait être maintenu selon la direction de la Confédération, quel qu’en soit le prix! Pourquoi?
Ainsi, des dirigeants de la CGT s’accrochent quasi religieusement à cette révision stratégique qui inclut la proposition et la négociation indépendamment du rapport des forces, le « syndicalisme rassemblé », les problèmes sociétaux que détermine l’air du temps, les affiliations à la CES et à la Confédération syndicale internationale (CSI)22qui sont devenues des préalables et les balises légitimant cette mutation23. Renoncer à ces concepts et engagements serait pour les partisans du recentrage de la CGT mettre en cause l’orientation passée, celle présente ou celle future. Pour Bernard Thibault, « C’est toute la conception de notre organisation et sa vision du syndicalisme qui est en question ».
Selon les tenants de cette évolution, cela serait également menacer l’action, le rôle qui est revendiqué pour militer en faveur de l’émergence d’un pôle syndical réformiste en France, aux côtés de la CFDT, arrimé au niveau européen à la CES, et internationalement à la Confédération syndicale internationale (CSI).
La tâche est donc pour les convertis à cette vision d’arriver à convaincre qu’il faut dorénavant unilatéralement et en urgence se conformer à une vision « européenne » qui n’est rien d’autre que l’abandon de toute souveraineté populaire, celle de la collaboration des classes et de l’association capital/travail, quitte à le faire en maintenant certaines apparences. Selon eux, il n’y a pas d’autres orientations possibles, l’avenir du syndicalisme et de la CGT en dépendrait. Pour cela, les militants devraient accepter de se remettre en cause, de le faire en faisant preuve de réalisme et de pragmatisme, battre leur coulpe, se transformer en « béni-oui-oui», pour mieux s’effacer, afin de permettre que se concrétise la forme achevée d’un syndicalisme rassemblé.
3- Ce qu’a révélé le 52e Congrès de la CGT!
Toutefois, ces certitudes volontaristes masquent mal des inquiétudes. Elles seraient justifiées par le fait que l’orientation actuelle de la CGT serait menacée de l’intérieur. Sa mise en œuvre serait chaotique, sa gestion déplorable. Selon les partisans de cette évolution/mutation, à leur avis nécessaire et incontournable, le 52e congrès serait la preuve des insuffisances de la nouvelle direction. Tout particulièrement celles de son Secrétaire général, incapable de mettre en œuvre ce qu’on lui a demandé, mais aussi et surtout la conséquence des agissements d’une sorte de « 5e colonne», qui aurait fait le choix récent de « saboter» le congrès de l’intérieur.
Ainsi, l’introduction de la référence à la Fédération syndicale mondiale (FSM)24dans les nouveaux documents d’orientation de la CGT serait un recul inacceptable qui aurait du être évité. Cela va, dit-on, encourager et légitimer les opinions, les critiques des décisions passées et celles qui se manifestent contre l’immobilisme et les complicités d’une CES, rouage des institutions européennes comme à l’égard d’une CSI au service de l’oligarchie mondialiste et de ses préoccupations géopolitiques.
Mais, plus encore, l’abandon, et de surcroît piteusement, d’un projet de changement des structures de la CGT a provoqué un choc. Car comme ce fut le cas en son temps avec le recentrage de la CFDT25, il est intéressant de noter l’importance accordée à cette transformation par ceux-là mêmes qui entendent inspirer la transformation de la CGT et contribuer plus généralement à celle du syndicalisme. Aux yeux de certains groupes fonctionnant dorénavant en lobbies et groupes d’influence, celle-ci ne pourrait se conformer à son agenda sans la métamorphose de son organisation. Si cette ambition n’est pas nouvelle, les objectifs politiques recherchés à travers le changement de structures auraient pris un caractère impératif. Ce qui serait justifié par un rapport des forces défavorables au plan social et politique qui exigerait de s’adapter au plus vite, tout comme à la perspective d’une plus grande intégration européenne. Par ailleurs, la précarisation, la multiplication des statuts, l’éclatement du lieu de travail imposeraient de s’adapter sans attendre.
Face à cette évolution, le syndicalisme CGT d’entreprise avec ses caractéristiques historiques et combatives est perçu comme une anomalie, voire un frein au regard de ce qui devrait dominer au sein du syndicalisme européen. De par l’existence de la CGT et de ses principes de lutte, l’exception syndicale française serait une réalité et une rigidité bien dérangeante dont il faudrait achever le cycle26.
4- Vers un syndicalisme de services ?
De tout temps, la fonction répressive du Capital et de son Etat s’est exercée pour aboutir à la criminalisation de l’activité syndicale, à la mise en cause du droit de grève et de manifestation, et à l’usage aujourd’hui de moyens matériels et technologiques sans précédent pour faire taire critique et contestation. Si le Capital entend persévérer dans cette voie autoritaire et implicitement fascisante, cela ne lui suffit pas! Après s’être fixé des objectifs visant à intégrer à sa politique les syndicats et les travailleurs pour les désarmer durablement, il a choisi de sortir le syndicat du lieu de travail, de lui substituer un syndicalisme de représentation formelle à la fonction subalterne, un syndicalisme de service. Dans le meilleur des cas, le caractère revendicatif de la mission du syndicat serait dans les entreprises réduit « aux carreaux cassés » et à la gestion de certaines activités sociales.
Cette vision, nous dit-on, serait conçue pour enrayer une forme de déclin. Ce serait la réponse miraculeuse à la crise de la représentation sociale, à la désyndicalisation et à la marginalisation des organisations de travailleurs27.
On a commencé à théoriser ce besoin impérieux au nom du rôle et de la place nouvealle qu’il faudrait accorder aux structures intermédiaires, d’autant que la contestation des « élites »s’est accrue dangereusement ! Emmanuel Macron parle de «reconquête des corps intermédiaires dans une perspective d’un projet national et européen d’émancipation »28. Ainsi, le Centre d’analyse stratégique (l’ancien Commissariat au plan)29 propose, sur le modèle scandinave, de redéfinir la mission des syndicats jugés en France trop combatifs afin de leur permettre de fournir :
– Des offres plus concrètes sur le modèle des comités d’entreprise.
– Une mutualisation pour de meilleurs services, en partenariat avec d’autres secteurs comme des centrales d’achat, des banques, des assurances…
– Un meilleur accompagnement des parcours professionnels, sujet sur lequel la CGT a montré un grand intérêt.
Par ailleurs, des chercheurs nord- et latino-américains considèrent qu’à l’heure d’internet et des réseaux sociaux, le syndicat d’entreprise perdrait sa raison d’être puisque le salarié pourrait directement via son ordinateur, consulter son responsable aux relations humaines, son fameux « DRH », voire négocier directement et sans intermédiaire avec son employeur30. Ses techniques « managériales » ne sont pas sans influencer le fonctionnement même de la CGT.
Ainsi, la nouvelle étape de la mise en place de la loi sur la représentation syndicale doit contribuer à ces programmes ambitieux.
Déjà, celle-ci va conduire à la suppression de 200 000 postes de délégués syndicaux et à la disparition du fait syndical dans un grand nombre d’entreprises. Est-il utile de rappeler que c’est un ancien dirigeant national de la CGT qui a assisté la ministre du travail sur cette orientation réactionnaire du gouvernement Macron ? Celle-ci va compléter les lois antisyndicales des ministres socialistes de François Hollande, François Rebsamen amphitryon du récent congrès de la CGT et Myriam El Khomri31pour expulser les syndicats des bourses du travail, procédures qui, depuis, se multiplient partout, contre les Unions locales et les Unions départementales, sans que cela ne fasse l’objet d’une riposte nationale de la CGT, ni d’ailleurs des autres confédérations syndicales.
Mais on veut aller encore plus loin! Il s’agit maintenant d’obtenir la taxation des syndicats qui seraient appliquée au même titre que celle des entreprises, avec imposition de la TVA, taxation à 33% des excédents budgétaires, interdiction d’embauches de dirigeants syndicaux, soumission aux contrôles fiscaux et à l’URSSAF, etc. Ces objectifs du gouvernement connus depuis la fin 2018 par les confédérations, dont la direction de la CGT, seront applicables début 2020. Ils sont pour l’heure ignorés ou consentis, car ils ne font l’objet d’aucune contestation ni action, à l’exception de celle organisée par la Région CGT Centre-Val de Loire32.
En Europe, et au nom du réalisme, ces objectifs ne sont pas insensibles à la CES et aux organisations syndicales qui entendent participer à de telles évolutions en rompant avec des conceptions jugées traditionnelles, archaïques et passéistes. Car cette ambition devrait être complétée par une délégation des prérogatives nationales des syndicats comme le pouvoir de négociations à des systèmes syndicaux qui dorénavant parleraient et agiraient supranationalement. Cela entraînerait une forme de vassalisation des confédérations nationales à un « centre » parlant, agissant et négociant en leur nom. Au récent congrès de la CES33, la délégation de la CGT tout comme celles des autres confédérations syndicales ont approuvé unanimement des orientations qui s’inscrivent dans une telle approche34.
Cette démarche de rupture est encouragée en France notamment par la CFDT, dont le Secrétaire général assume la présidence de la CES, avec le soutien de la CGT35.
Par ailleurs, la direction de la CGT n’est pas indifférente à cette rénovation et les critiques avant congrès de Philippe Martinez sur le fonctionnement des syndicats, comme le soutien à de premières expériences comme celle du «syndicat inter-entreprises ouverts aux auto-entrepreneurs de Malakoff, le SIEMVVE»36. Cette démarche des partisans du recentrage de la CGT a pour objectif de participer à une vision qui se veut transformatrice mais qui en réalité met en cause le syndicat d’entreprise et le rôle de l’union locale. Les propositions de modifications des structures de la CGT qui devaient être soumises au 52e Congrès voulaient s’inspirer et prendre appui sur cette vision des choses.
Pratiquement, à quoi avons nous affaire avec cette mutation fondamentale du syndicalisme que l’on aimerait voir s’accorder avec la refonte des statuts de la CGT?
Comme on le voit, de tels changements doivent encourager le syndicalisme au nom de l’union sacrée à prendre sa place dans une Europe fédérale en abandonnant ses attributions nationales. Concrètement, il faut une mise en conformité de la CGT avec un type d’organisation syndicale fondé sur quelques branches professionnelles pour permettre l’intégration autour de grandes régions et de pôles de développement européens.
Soutenir cette manière de voir serait faire le choix de la verticalité dans le fonctionnement des syndicats, au détriment de principes d’organisation fondés sur le fédéralisme, la démocratie syndicale et ouvrière, ceux de la solidarité interprofessionnelle entre fédérations, unions départementales et unions locales, donc finalement affaiblir les droits et devoirs du syndiqué. Ainsi suivre cet objectif conduirait le Congrès confédéral de la CGT à devenir le congrès de structures, plus celui des syndicats d’entreprises. S’opposeraient alors structures professionnelles et interprofessionnelles, conduirait à la division de la CGT elle-même37.
Cette approche régressive aboutirait inévitablement à la poussée d’un corporatisme dont la CGT avait historiquement fait le choix de se défaire. Cela se ferait au détriment du rassemblement de la classe sociale des travailleurs, sans lequel aucune dynamique de luttes transformatrices n’est possible. Cette mise en conformité de la CGT avec les conceptions syndicales qui prévalent en Europe constitue un des objectifs recherchés. Autant dire que cette tendance lourde ne pourrait faire qu’encourager les comportements étriqués de certaines fédérations et l’étouffement de toute solidarité concrète de classes.
Cela contribuerait à opposer la revendication professionnelle et interprofessionnelle, cela serait reculer sur toute l’orientation des réponses aux besoins des salariés comme à tout projet de transformation de la société. Il ne s’agit pas de nier les différences, il faut les prendre en compte. Il existe des revendications d’entreprise et il existe aussi des revendications communes38. Mais la réponse aux exigences de l’un peut coïncider avec celles de tous et inversement, c’est là le rôle et la fonction de la confédéralisation d’y contribuer!
Que deviendrait également le fédéralisme, la mutualisation des moyens au service de la lutte des classes? Comme on le voit déjà, cela serait sans doute remplacé par la multiplication des directives et des notes de service au détriment du débat, du partage d’opinions, de prises de décisions collectives et de la solidarité de combat entre toutes les organisations de la CGT.
Enfin, faire de tels choix permet de mieux comprendre pourquoi il faudrait rompre avec certaines règles et organismes collectifs de la vie démocratique de la CGT.
De manière parfaitement cohérente, il en va ainsi par exemple de la mise en cause du rôle et de la place du Comité confédéral national de la CGT. Après avoir voulu le faire disparaître, on cherche à le dévaloriser en le transformant de plus en plus en un “forum” où tout peut se dire sans véritable conséquence et surtout sans que cela n’influe sur les décisions de la direction confédérale! D’ailleurs, le bilan affligeant de la Commission exécutive confédérale elle-même, à la participation formelle et fortement réduite, confirme l’appauvrissement d’une vie démocratique au bénéfice d’une armée de collaborateurs et d’un appareil professionnalisé à l’extrême, financé on ne sait trop comment. Rappelons que la part des cotisations ne représente aujourd’hui plus que 29 % du budget confédéral.
Il faudrait donc ranger au magasin des accessoires les vieilleries des principes de classe en matière d’organisation et se fondre dans la supposée modernité et innovation. Ni neutre, ni innocente, ces orientations ne sont en réalité que le retour à des formes de structures anciennes du mouvement syndical39.
S’engager dans cette voie serait pour la CGT faire un choix qui équivaudrait à une rupture définitive avec la nature et l’identité qui doivent demeurer la sienne. C’est le prix qu’il lui faudrait payer pour épouser définitivement la cause du réformisme syndical en France, en Europe et internationalement.
Il faut comme en d’autres époques combattre cette démarche qui marginaliserait la CGT car elle ne pourrait que contribuer à son affaiblissement, à celle des luttes, en les opposant entre elles, à diviser les travailleurs et donc à nourrir l’attentisme, à ruiner la crédibilité du syndicalisme.
5- Une CGT compatible avec le syndicalisme réformiste ?
Ce que l’on a changé sur le contenu de l’orientation devrait donc dorénavant coïncider avec ce que l’on veut réformer du point de vue de l’organisation. C’est dire l’ampleur de cette nouvelle étape, véritable conversion stratégique à laquelle on veut soumettre la CGT.
La CGT est elle prête à cela ? Rien n’est moins sûr !
C’est ce que les délégués du 52e Congrès ont voulu signifier en repoussant démocratiquement l’examen de ces propositions visant à modifier les structures à dans 3 ans, c’est à dire, au prochain Congrès confédéral. Il en a été ainsi de ce sujet comme d’autres soumis à la discussion et à de fortes contestations comme sur le bilan d’activité, le concept de syndicalisme rassemblé, le programme revendicatif, les affiliations internationales.
Ceci a contribué à créer une situation paradoxale. D’un côté, ce congrès fut celui de l’insatisfaction et n’aura apporté aucune réponse aux questions en suspens. Mais, de l’autre, une situation inattendue est apparue, à savoir l’émergence d’un état d’esprit nouveau parmi les délégués des différents syndicats.
À travers de multiples interventions critiques et aussi par leurs votes, de nombreux militants ont exprimé une volonté de réappropriation de la CGT par ses adhérents et ses militants eux-mêmes. Des intervenants ont même voulu signifier à la direction confédérale ce que l’on pourrait résumer de la manière suivante : « puisque depuis des années et malgré nos critiques et propositions vous n’écoutez pas, nous allons passer à la mise en œuvre de ce que nous décidons nous-mêmes, et nous le ferons avec ou sans vous ».
Face à ce qui est déjà plus qu’un défi, et de peur de le voir devenir contagieux, certains dirigeants anciens et nouveaux, mais aussi les «experts ès syndicalisme», sont conduits à penser qu’il faudrait anticiper et faire le choix d’un changement de direction, Secrétaire général inclus. Selon eux, ce qui s’apparenterait à une « révolution de palais », permettrait de sauver une mutation à laquelle ils se sont beaucoup consacrés et se consacrent toujours autant. Une telle orientation viserait surtout à évacuer le nécessaire débat de fond. Non seulement, elle ne réglerait rien mais, pire, elle enfoncerait la CGT dans la division, les batailles de clans et de courtisans, la paralysie. Comme on l’a vu avec l’affaire Lepaon, cette apparence de changement serait vaine, voire pire40.
Évidemment, l’illusion qu’avec le temps, les choses pourraient s’arranger d’elles-mêmes ne peut qu’aggraver cette situation tant la contradiction entre des orientations et des ambitions aussi radicalement opposées devront se résoudre d’une manière ou d’une autre. Compte-tenu de la faiblesse intrinsèque de la direction confédérale, de son style de travail, des ambitions diverses et variées qu’elle suscite, de la professionnalisation, d’une institutionnalisation qui s’aggrave, de la mise sous tutelle de certains secteurs de travail, les phénomènes négatifs constatés antérieurement ne pourront qu’empirer!
L’instabilité va donc se poursuivre! Pour y remédier, il faudrait la volonté de procéder à un bilan, une nouvelle orientation fondée sur l’action, un programme revendicatif intelligible, des alliances transparentes, des convictions, des engagements conscients, des positionnements européens et internationaux clairs. Nous n’en sommes pas là, on semble même s’en éloigner. Un mois après le 52e Congrès, le récent CCN de fin juin 2019 en a été l’illustration. Ainsi, le processus revendicatif est de nouveau paralysé. Une nouvelle date d’action « saute-mouton », le 24 septembre 2019, dans le genre « il faut bien faire quelque chose » devrait préparer une semaine d’action à la fin de l’année 2019. Faut-il suggérer aux organisations de la CGT de rester l’arme au pied face à un agenda social qui s’annonce d’une brutalité inouïe, ou faut-il assumer dès à présent les responsabilités qu’exige cette situation? Là est la question!
D’autant que la crise sociale, économique et politique qui découle de la mise en œuvre des choix du Capital va s’accélérer! D’importantes échéances comme le dossier des retraites, ceux de la santé, de la Sécurité sociale dans ses principes fondateurs, la réforme de l’assurance chômage, de nombreux conflits pour l’emploi comme ceux de General Electric/Alsthom, l’avenir de la Centrale de Gardanne, celui d’Aéroports de Paris face à la privatisation, l’enjeu du statut des fonctionnaires, la poursuite de la restructuration de la SNCF après la défaite du conflit 2018, d’EDF, la situation catastrophique de l’éducation nationale et de l’hôpital public illustrée respectivement par le rapport sur la correction du Bac et par le mouvement des urgentistes sont des échéances incontournables41.
Ce contexte et son évolution rapide peuvent provoquer des situations inattendues « une étincelle peut mettre le feu aux poudres »42, or il y a beaucoup de poudres accumulées. Il peut contribuer à l’expression du besoin de convergences qu’il faudra encourager, susciter et assumer. Il est significatif que Jacques Attali ai souligné récemment que “Si les classes dirigeantes ne faisaient pas attention, le mouvement des Gilets jaunes pourrait entrer dans l’histoire comme le début d’une nouvelle révolution française”.43
Bien évidemment il convient d’intégrer dans cette approche la dimension d’une Europe en crise sociale, économique, financière, politique, institutionnelle aggravée au plan environnemental et agricole avec l’approbation du traité de libre échange CETA entre l’Union européenne et le Canada ou celui avec le MERCOSUR en Amérique latine. A cela s’ajoute les nouvelles tensions internationales avec la multiplication des conflits asymétriques au Proche-Orient, en Asie comme en Amérique latine, les confrontations majeures déjà engagées entre les Etats-Unis, l’Iran, la Chine, la Russie, l’Inde, le Pakistan44, l’émergence de l’Eurasie comme pivot du futur développement mondial.
Sans une prise de conscience salutaire et un renouveau véritable de ses orientations dans un sens de lutte de classes la CGT va continuer à apparaître de plus en plus hors-sol, coupée des réalités et des attentes des travailleurs, des militants comme des organisations, tout particulièrement celles et ceux qui organisent l’action au jour le jour et qui font vivre le syndicat.
Par ailleurs, les organisations de la CGT seront interpellées par la poursuite souhaitée et sans aucun doute le développement de l’action des Gilets jaunes dont l’objectif est de contribuer par de nouvelles initiatives à bloquer l’économie afin d’exercer le maximum de pression sur le pouvoir et le patronat. Ce mouvement va prendre une nouvelle ampleur qui mériterait sans tarder la mise au point d’une stratégie commune de recherche de convergences d’actions. À l’évidence la direction de la confédération n’en est pas là!45
6- Savoir anticiper en tirant les leçons !
Par conséquent, on ne saurait s’accommoder de cette situation sans perspectives alors qu’il faudrait anticiper, tirer les conséquences et se donner les moyens de prendre sa place dans les résistances qui doivent s’organiser et s’organisent déjà.
Comment la CGT pourrait-elle faire le choix de l’attentisme, de l’hésitation, de débats aux préoccupations existentielles comme on le suggère quand l’urgence sociale commande de prendre des décisions ?
Ne faut-il pas tirer les leçons de la période récente ? Par exemple, comment s’étonner que des comportements condescendants vis-à-vis des Gilets jaunes aient provoqué de leur part une certaine suspicion à l’égard du syndicalisme, parfois la conviction de son inutilité. Ainsi, plutôt que d’encourager l’action commune, n’a-t-on pas, au nom du syndicalisme rassemblé, préféré faire le choix de se rallier à la ligne de la CFDT dont le « macronisme » est assumé. Ainsi le syndicalisme s’est enfermé dans des certitudes et des postures qui, au final, ont permis au pouvoir de rebondir et de manœuvrer.
Persévérer dans la voie qui a précédé le 52e Congrès serait donc faire le choix de nouvelles déconvenues. Sans sursaut nécessaire, la situation de la CGT en interne s’aggravera avec la perspective de nouvelles tensions, des conflits, de mises à l’écart. Persévérer dans cette voie, serait prendre le risque d’un nouveau préjudice pour celle-ci. Il faut s’y opposer !
Comment ? Il ne saurait y avoir d’autres solutions ni alternatives que d’assumer les responsabilités que la situation exige. D’autant plus que, si les risques existent, les possibilités le sont également, tant les attentes et les disponibilités sont fortes.
Adopter une attitude faite d’expectatives serait stérile et improductive. On ne saurait s’accommoder des déclarations d’intentions, de l’irrésolution, de la perplexité. Il faut au contraire, et sans tarder, proposer et mettre en débat dans les entreprises une orientation de combat, des objectifs et des mots d’ordre précis. C’est-à-dire avec un contenu clair et unitaire, une volonté, un programme intelligible qui contribue au développement d’actions coordonnées, professionnelles, interprofessionnelles et transversales afin d’exercer une pression maximum par le blocage de l’économie à travers des formes d’actions et des initiatives qui permettent la durée. Seule une mobilisation déterminée depuis les entreprises peut contribuer aux avancées, il n’en est pas d’autres. Cela doit être le postulat de départ à toute ambition de reconquête. Il en faut la volonté politique ! Il faut donc y contribuer, l’alimenter, y compris même à contre-courant !
Le contexte général et celui propre à la CGT placent le syndicalisme face à des responsabilités inédites. Celui-ci doit les assumer! Si le mouvement des Gilets jaunes a contribué à une prise de conscience, il a aussi donné du sens et du contenu à l’action collective, au besoin de faire preuve de ténacité, en favorisant les solidarités intergénérationnelles, d’encourager l’action des urbains et des ruraux, du privé comme du public, comme de rechercher des convergences en faveur de choix de société. C’est ce qu’a montré d’ailleurs la 3e Assemblée nationale des Assemblées des Gilets jaunes de Montceau-les-Mines46pour laquelle c’est bien le capitalisme et rien d’autre qui est la cause des problèmes que rencontrent les gens. Dans leur déclaration, la troisième Assemblée a ainsi appelé à « une convergence des luttes sociales, démocratiques et écologiques »47et au retrait pur et simple du projet de réforme des retraites.
Si nous partageons ce constat, ne faut-il pas en tirer les conséquences, partout, et d’abord à partir du lieu de travail, là où la contradiction capital/travail se noue? Au regard de la permanence, de la continuité du mouvement social, de sa durée, a-t-on pris toute la mesure du changement qualitatif des consciences, des disponibilités comme des nécessités qu’elles impliquent. Elles ouvrent des perspectives nouvelles !
Faut-il s’accommoder des sentiments d’impuissance et d’incompréhensions qui souvent font place au mécontentement et au désengagement. Faut-il se taire ou ignorer quand l’on entend: « Ca ne peut plus durer comme ça dans notre CGT !» ?
Ne faut-il pas plutôt s’impliquer autrement, voire si nécessaire, se remettre en cause, faire preuve de lucidité, anticiper, ne pas subir. Pourquoi le syndicalisme devrait-il déserter les responsabilités qui sont les siennes, suivre l’air du temps, se soumettre à l’idéologie dominante48 ?
7- Passer des intentions aux actes!
Le clivage se banalise, il n’y a en effet aucune position commune ni recherche d’une position commune sur l’interprétation et la promotion des statuts fondateurs qui sont ceux de la CGT, aucune sur la nature de la crise, le sens donné à la mondialisation capitaliste et aux stratégies néolibérales, aucune sur le programme revendicatif, aucune sur la stratégie des luttes pour gagner, aucune sur la proposition d’actions et de grèves visant le blocage de l’économie et des profits, aucune sur le sens à donner à la grève générale49, aucune sur les rapports avec les autres organisations syndicales, et en particulier la CFDT, aucune sur le concept de ‘syndicalisme rassemblé’, aucune sur la relation au mouvement populaire comme c’est le cas avec les Gilets jaunes, aucune sur la dimension politique et idéologique de l’action de la CGT et donc aucune sur quel projet de société pour rompre avec le capitalisme, aucune sur l’Europe, aucune sur les affiliations internationales, aucune sur le rôle et la nature des structures dans la CGT, aucune sur la place et le rôle des régions, des fédérations, aucune sur la finalité des unions départementales et des unions locales et, par dessus tout, aucune sur le rôle déterminant du syndicat d’entreprise, aucune sur le fonctionnement de la confédération, aucune sur le contenu et la place de la propagande, aucune sur la teneur de la formation syndicale et donc aucune sur la politique et le rôle des cadres syndicaux, etc.
La situation exige de dépasser les défaillances, la paralysie, les manœuvres dilatoires, les manquements, les faux-fuyants qui veulent temporiser!
Car, faudrait-il prendre acte de ces nombreux désaccords et continuer comme si de rien n’était? Cela n’est pas concevable!
Il est donc indispensable d’encourager partout à ce que l’on s’assume, à ce que l’on prenne la parole, que l’on se réapproprie le débat, que l’on s’attache à donner du contenu aux analyses, à ce que l’on clarifie et que l’on détermine collectivement les objectifs des mobilisations et les moyens d’y parvenir.
La recherche de cette efficacité ne peut se faire sans “un cadre approprié” qui permette cette impulsion en faveur d’initiatives concrètes comme ce fut le cas pour l’action gilets jaunes/gilets rouges du 27 avril 201950. Celui-ci doit être animé à partir d’organisations représentatives, il exige moyens matériels et militants, expressions, publications, formation pour encourager partout à la prise d’initiatives collectives et en premier lieu dans les entreprises.
Ce sont les militants et les syndiqués, les syndicats qui sont et seront toujours déterminants car ils sont dépositaires de l’unité et de la cohésion de la CGT. C’est cette démarche qui doit guider chacun et chacune dans un esprit fraternel. La CGT a besoin de tous et de toutes, il faut la rassembler et non pas la diviser, il faut lui donner les moyens de prendre la parole et de passer à l’offensive !
Il faut entendre et tenir compte d’attentes qui sont fortes. On veut être entendu, pour décider et agir. Il ne saurait pas y avoir ceux qui décident et ceux qui appliquent. La CGT n’est pas la propriété de quelques-uns, elle appartient à tous et toutes. C’est le fait d’avoir pris une distance avec de telles exigences pourtant simples et évidentes qui a ouvert des brèches dans l’unité sans laquelle il est illusoire de vouloir construire un projet syndical de notre temps.
Le combat pour l’unité de la CGT est devenu un combat prioritaire. Mais celle-ci ne saurait pas être l’addition de positions et d’approches différentes. Ce combat exige la clarté des objectifs que l’on se fixe et, pour cela, il doit écarter les ambiguïtés tout comme les renoncements. Il doit valoriser par des actes et une volonté commune le sens donné à la confédéralisation.
Il ne s’agit pas plus de sauver les apparences ou devenir une forme de SAMU (service secours) syndical CGT. Il s’agit de construire une alternative, une issue permettant les convergences indispensables à un rapport de force pour gagner, ce qui suppose aussi de se donner la direction confédérale dont l’on a besoin pour ce faire.
La CGT doit réaffirmer clairement son anticapitalisme et son anti-impérialisme qui sont à la base de son identité de classe.Elle doit réaffirmer son choix en faveur de la socialisation des moyens de production et d’échange, sans lequel il est vain de mettre un terme à l’exploitation capitaliste51. Une vision de progrès social, passe par le changement des structures de propriété, nationalisations, planification, promotion sociale, valorisation de la science et de la culture, sécurité sociale. Comme ce fût le cas en France avec la mise en œuvre du programme duConseil national de la Résistance de mars 1944 (CNR)52.
Aujourd’hui, l’existence et l’activité mondialisée de grands groupes industriels et financiers imposent une véritable dictature aux entreprises sous-traitantes comme à une toute autre échelle aux États, aux peuples et aux travailleurs. Cela renvoie à la convergence d’actions et d’intérêts entre salariés et donc également au besoin de rompre avec un néolibéralisme prédateur qui sacrifie l’intérêt national à ses exigences de profit immédiat comme on peut le voir dans le conflit Alsthom/General Electric ou celui d’Aéroports de Paris.
On ne peut résoudre les problèmes par les compromis ou les clivages qui figent les positions. La CGT doit retrouver sa cohésion et son unité nonpas en soi, mais au service d’un programme et d’une action.
Pour cela, cinq objectifs doivent être clarifiés de manière concrète, il faut en débattre ! :
I- Quelle stratégie pour des luttes gagnantes.
Comment contribuer à élargir l’opposition à la politique du Capital en multipliant et coordonnant les luttes à partir d’objectifs communs et offensifs pour permettre à nouveau des avancées réelles, et donner confiance. On ne saurait pas faire le choix de luttes sectorielles coupées les unes des autres, sans cohérence, des actions « saute mouton », des journées sans lendemain à la programmation incertaine.
Par conséquent, il n’y a pas d’autres choix que de construire par en bas, depuis les syndicats d’entreprises, un projet qui restitue la CGT à ses syndiqués et ses militants. Pas un projet en soi et pour soi mais un projet lisible et partagé, mêlant des temps d’actions professionnelles et des temps interprofessionnels de grèves et de manifestation. Il s’agit, par des explications, de permettre un combat de résistance de longue durée face au Capital. Cette démarche doit intégrer un projet politique de changement de société. Pas l’un sans l’autre, c’est là un problème de cohérence! Cela doit se faire par la discussion, l’étude, la lecture, la formation, la prise de responsabilités, la prise en charge et la mise en œuvre de valeurs et de principes. Ceux que toute une histoire prestigieuse a façonné et qui contribuent à la fierté d’être la CGT.
La meilleure solidarité est celle que l’on pratique en organisant la lutte là où l’on se trouve. L’objectif doit être d’unir par l’action et transversalement à travers des engagements communs concrets, intelligibles et solidaires pour tous, public et privé, dans une coordination étroite de l’interprofessionnelle et du professionnel. Les unions locales ont un rôle déterminant et stratégique pour y contribuer.
L’action doit se construire pour contraindre les entreprises, par le blocage de l’économie et de leurs profits, à travers les circuits de distributions stratégiques, celui des transports, des raffineries, des péages, des voies de circulation, les plates-formes logistiques, des centres d’approvisionnement comme les Marchés d’intérêt nationaux (MIN), les services publics. La lutte ne peut se construire que sur la durée et sur une base commune permettant d’engager de manière tournante toutes les professions, les secteurs d’activités, localement, départementalement, régionalement, nationalement. Pas les uns sans les autres. Cela doit se faire sans délégation de pouvoir. La solidarité internationale doit aussi en être une dimension, et singulièrement en Europe.
II- Un programme de lutte de classes doit prendre le contre-pied de la logique du Capital.
Il suppose des objectifs clairs et rassembleurs.
Le combat pour les retraites peut contribuer à mobiliser largement. Il faudra pour cela être précis, en particulier s’agissant des régimes spéciaux. Il faut avoir l’ambition d’un régime de retraite de haut niveau permettant de déboucher sur une conquête et non sur la position défensive et corporatiste qui consiste à maintenir “des avantages acquis” qui d’ailleurs ne le sont pratiquement plus du tout. On ne saurait sur un tel objectif additionner des luttes différentes revendiquées par tel ou tel secteur. Car cela ne serait plus une lutte interprofessionnelle, ni la recherche de convergences, mais une fois encore “la coïncidence des luttes”.
– Abrogation des lois Macron, Rebsamen, El Khomri qui remettent en cause les garanties collectives (socle des conventions collectives et statuts)
– Retrait des réformes et restructurations annoncées (SNCF, EDF, Fonction publique, éducation nationale, santé publique)
– Suppression des exonérations des cotisations sociales et mise à contribution des revenus du Capital au même taux que les revenus du travail. Retour de l’ISF. Mettre fin aux 4 000 dispositifs de détournement des richesses, notamment le nouveau CICE et le CIR.
– Financement de la Sécurité sociale par l’augmentation des cotisations patronales et non par l’impôt (CSG), retour aux élections des représentants des assurés sociaux.
– Rétablissement du caractère obligatoire et sans dérogations du code du travail et des conventions collectives
– Augmentation des salaires point d’indice et pensions sur la base d’un SMIC à 1 800 euros.
– Embauche immédiate avec 32 heures hebdomadaires.
– Égalité professionnelle hommes et femmes.
– Retraite solidaire à taux plein à 60 ans, prise en compte des années d’études, 55 ans pour les métiers pénibles.
– Maintien et développement d’une industrie nationale et de services publics répondant aux besoins de la population et non au dogme de la rentabilité.
– Réappropriation sociale et publique des entreprises ayant une importance stratégique pour garantir l’intérêt commun.
– Reconnaissance et élargissement du fait syndical et politique sans restrictions dans les entreprises privées comme publiques, les localités, les départements, les régions.
– Abandon des fermetures des bourses du travail comme des mesures sur la représentation syndicale et la taxation des syndicats. Rejet de toutes les poursuites judiciaires contre des syndicalistes, Gilets jaunes, militants antiracistes et internationalistes comme ceux du Boycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS) Palestine.
III- Mener une intense bataille d’idées.
En premier lieu sur les causes du caractère systémique de la crise capitaliste et pas seulement sur ses conséquences. Ensuite, sur le contenu des solutions et des issues à partir des arguments réfutant les formules ambiguës, les contenus équivoques, celles dépendantes de l’idéologie dominante ou de l’air du temps. Par exemple, on sous-estime grandement cette colonisation du langage qui s’est imposée progressivement dans le vocabulaire syndical et dans celui de la CGT : – les terminologies, les anglicismes, « le globish »53, les concepts imposés par le marché et le néolibéralisme comme: travail décent, cahier des charges, chefs de projets (comme on peut le lire dans les avis de recrutement de la CGT), équité en lieu et place d’égalité, bonne gouvernance, global au détriment d’international, client et usager, progressisme, dérégulation, développement durable, etc.
Ne faut-il pas encourager les publications décentralisées d’ateliers et de bureaux, de syndicats d’entreprises comme d’établissements scolaires, d’unions locales en leur donnant prioritairement les moyens matériels, financiers et humains pour une prise en charge par les militants et militantes eux-mêmes de l’expression de leur orientation, de valorisation de leurs initiatives et actions ?
Les syndicalistes de la CGT ont besoin d’une revue d’action comme ce fut la préoccupation première des fondateurs de La Vie Ouvrière. C’est ce qu’exprima avec force leur déclaration-manifeste d’octobre 1909. Aujourd’hui, ce besoin est identique ! « Une revue qui rende service aux militants au cours de leurs luttes, qu’elle leur fournisse des matériaux utilisables dans la bataille et la propagande et qu’ainsi l’action gagnât en efficacité et en ampleur. Nous voudrions qu’elle aidât ceux qui ne sont pas encore parvenus à voir clair dans le milieu économique et politique actuel, en secondant leurs efforts d’investigation. Nous n’avons ni catéchisme ni sermon à offrir »54. Pierre Monatte55 et ses camarades voulaient « une revue différente : une revue d’action, coopérative intellectuelle, transparence financière, en étaient les trois caractéristiques essentielles »56. Il faut créer, faire vivre et développer une démarche semblable à travers une publication, en lui donnant les moyens de répondre à ces besoins.
Le phénomène de désyndicalisation lié à la perte de repères, de moyens de réflexions de plus en plus souvent confiés à d’autres, d’abandon de l’étude personnelle et collective, de la lecture, de la transmission des connaissances. Il y a donc urgence à donner ou redonner des instruments d’analyse fondés sur les principes, les valeurs, qui sont ceux historiquement de la CGT, afin de continuer à forger son identité de classe et assurer la transition militante avec les nouvelles générations de cadres syndicaux. C’est là une responsabilité essentielle. Il faut pour cela engager une intense bataille de formation syndicale de masse en privilégiant une analyse de classe familiarisant les cadres syndicaux avec les principes d’économie politique, d’histoire, de philosophie, de connaissances des enjeux et rapports de forces internationaux, de culture. Il faut pour ce faire une révision, une mise à plat et l’élaboration de programmes de formation permettant, en fonction des besoins, la mise sur pied à tous les niveaux et depuis l’entreprise, d’un vaste projet d’éducation populaire assumé par des cadres dirigeants de la CGT formés à cet effet.
Contribuer au renforcement et au développement des unions locales, dont la représentation et la crédibilité sont si décisives. Les 800 unions locales de la CGT mériteraient d’être privilégiées, réunies, entendues, renforcées prioritairement en cadres syndicaux pour contribuer à la nécessaire impulsion du travail syndical vers les entreprises et au renforcement de la CGT, comme “les initiatives cartes CGT en mains”57de la fin des années 1970.Par leurs positions stratégiques, leurs moyens, les unions locales sont l’une des clefs des mobilisations nécessaires.
IV- La stratégie de syndicalisme rassemblé
Dans les faits, cette formule relève de l’incantatoire, elle ne correspond à aucune sorte de réalité ou pratique sur les lieux de travail58et plus, après l’accord de principe donné par Laurent Berger au projet du gouvernement de casse des systèmes de retraite. Si ce dernier est cohérent avec la démarche et les objectifs défendus par la CFDT et la CES, comment la CGT pourrait elle justifier son soutien au « syndicalisme rassemblé » et son appui à la CES? Il ne s’agit plus de trahison en cours d’action de la part de la CFDT comme ce fut le cas par le passé, mais cette fois encore, l’abandon est proclamé en amont, elle apporte en l’occurrence un appui non dissimulé aux orientations de Macron et de l’Union européenne. Se taire à ce sujet serait la énième tentative pitoyable de justifier la faillite d’une démarche syndicale que pourtant certains persistent à défendre.
En fait, le « syndicalisme rassemblé » masque de plus en plus mal les abandons stratégiques soutenus par une partie de la CGT comme l’ont montré les déclarations communes sur le dialogue social, la critique du mouvement des Gilets jaunes, le ralliement à l’intégration européenne et aux côtés de la CFDT, la défense inconditionnelle des positions macronistes sur le «progressisme» au sens malhonnêtement détourné opposé au « nationalisme ».59Le soutien en forme d’allégeance apporté au Secrétaire général de la CFDT pour la présidence de la CES comme l’alignement sur les positions internationales du réformisme syndical en sont la preuve. Ce recul des positions indépendantes de la CGT n’est pas étranger à sa perte d’influence et donc de crédibilité. La CGT fait le choix systématique de s’effacer. Il faut donc impérativement mettre en lumière ce qui distingue une conception syndicale de classe d’une conception réformiste et de collaboration de classes, faire la clarté systématique sur ce point est un impératif.
Il faut clarifier les positions de chaque organisation afin que les travailleurs puissent se déterminer en toute clarté. Dans les faits, cela suppose de mettre un terme au concept de syndicalisme rassemblé. Ce qui doit être visé, c’est l’unité des travailleurs, pas l’addition des sigles syndicaux, de surcroît sur des positions contestables.
V- La CGT doit réaffirmer le contenu de son internationalisme!
Cela exige de donner un contenu clairement anticapitaliste et anti-impérialiste à son action.Sur de nombreux points, sinon pour l’essentiel, les organisations syndicales internationales défendent des positions opposées, qu’on ne saurait réduire à l’affiliation de tel ou tel membre. Une réalité distingue clairement la différence des positions de la CSI de celle de la FSM. Il n’y a pas une, mais deux organisations syndicales internationales. Il faut donc raisonner à partir des positions réelles et non supposées, des actes, des initiatives, de la représentativité.
Une affiliation internationale ne saurait pas être un choix formel indépendant des positions réelles. La question se pose donc de la compatibilité des principes et orientations de la CGT avec celles-ci. De qui internationalement ses syndicats se sentent-ils les plus proches? Il faut leur donner les moyens d’apprécier, de juger en toute clarté pour décider et prendre toutes initiatives en ce sens. Le fédéralisme garantit le libre choix de chaque organisation de la CGT, et ce depuis l’entreprise, comme il ne saurait s’opposer à la double affiliation, comme cela est admis dans le mouvement syndical international.
Personne ne saurait prétendre seul être en mesure de confronter les défis et enjeux internationaux. Il faut donc faire converger les actions, elles existent, mais sont trop souvent ignorées. Le débat dans la CGT existe également dans d’autres confédérations, en Europe et ailleurs. Il faut donc avoir l’ambition de rassembler les secteurs critiques et de luttes dans un esprit disponible, savoir se saisir des opportunités, occuper l’espace qui s’est ouvert. Le dialogue doit être engagé avec tous, indépendamment des affiliations internationales et sans ostracisme, mais toujours avec l’objectif de contribuer aux luttes de classes à l’échelle mondiale. On ne saurait se satisfaire d’engagements formels et superficiels, tout doit contribuer à faire grandir un rapport des forces au service des peuples et des travailleurs.
Ce nécessaire débat doit aussi se poursuivre dans la CGT après les décisions du congrès confédéral d’écarter toute forme d’exclusive dans ses relations internationales. La référence à la FSM dans les documents d’orientation n’a pas clos le débat, il convient d’en tirer les conséquences pratiques. Plusieurs organisations de la CGT, dont récemment l’Union départementale CGT des Bouches du Rhône, ont fait le choix de rejoindre la FSM60, et de développer des coopérations de lutte avec ses affiliés. D’autres organisations s’apprêtent à le faire. Il faut en débattre sans idées préconçues et avec l’objectif de partager les expériences et, chaque fois, pour agir ensemble.
Il faut donner au combat pour la paix et le désarmement le contenu qu’il mérite dans la clarification des responsabilités et des menaces qui pèsent sur le monde avec le risque d’un 3econflit mondial. C’est ce qu’illustre la décision unilatérale des Etats-Unis de quitter le « traité sur les forces nucléaires de portée intermédiaire » conclu en 1987 entre les USA et l’URSS.61. La Fédération des Industries chimiques CGT en assumant ses responsabilités a, en décembre 2018, été à l’initiative d’une importante conférence internationale qui a tracé des perspectives et donné une urgence à ce combat de toujours de la CGT.
Comme syndicat internationaliste, la CGT doit refuser les conditionnalités, le «double standard»62comme elle le pratique à l’égard de certains gouvernements et pays que l’impérialisme cherche à déstabiliser, les ingérences de toute nature, l’intégration supranationale et lutter pour un syndicalisme international réellement indépendant, sans exclusive, avec toutes les forces qui luttent pour la justice sociale, la paix, pour le respect de la souveraineté et pour peser en faveur d’un multilatéralisme de progrès. Cela exige de lutter prioritairement contre la politique impérialiste et prédatrice du gouvernement français, sa vassalisation à la stratégie de domination US, son soutien à Israël et aux pétromonarchies criminelles, les abandons de notre souveraineté nationale comme le préconise la CES. Le soutien de celle-ci à la politique réactionnaire de l’Union européenne doit être dénoncé car elle constitue un obstacle au développement des luttes sociales63.
10- Contribuer au renouveau syndical de classe de la CGT.
Le syndicalisme doit changer, c’est une évidence, mais il ne saurait le faire en soutenant les renoncements sur lesquels on veut entraîner la CGT en la contraignant à faire le choix d’un réformisme syndical en faillite! Les travailleurs doivent savoir où se situe la CGT et à quoi elle sert. Car on ne le sait plus vraiment! Il est donc impératif que ses syndiqués, ses militants, les travailleurs se réapproprient leur CGT, à tous les niveaux de son organisation, sans confondre les échéances, sans dogmatisme, sectarisme ou nostalgie.
La CGT leur appartient collectivement et ils doivent en décider. C’est sans doute pourquoi il faudra pour l’avenir plus construire que reconstruire. A ce prix seulement, la CGT retrouvera la voie qui doit être la sienne, celle des fondateurs du syndicalisme révolutionnaire, de cette CGT indépendante parce que de classe, démocratique et réellement internationaliste pour qu’enfin « l’émancipation des travailleurs soit l’œuvre des travailleurs eux-mêmes »64.
Ce qui est à l’ordre du jour, c’est avec la force de nos convictions avec confiance, travailler collectivement à relever ce défi en faveur d’un renouveau syndical de classe. Il faut s’en donner les moyens en faisant preuve de volonté nécessaire, d’esprit d’initiatives pour que, quelle que soient les circonstances, être en mesure d’assumer toutes nos responsabilités.
Jean-Pierre Page
juillet 2019
jean.pierre.page@gmail.com
Notes :
1Karl Heychenne, « Deutsche Bank, effet papillon ou effet bretzel », Defend Democracy press, 10 juillet 2019
2Ver.di est une fédération syndicale allemande (services publics, banques, assurances, transports, commerce, médias et poste). C’est la plus grande fédération syndicale au monde, elle compte 3 millions d’adhérents, elle est plus puissante que la fédération de la métallurgie IG.Metall. Elle est affiliée au DGB et à la CES.
3« La restructuration de la Deutsche Bank, une stratégie eyes wide shut », La Tribune, 18 juillet 2019.
4L’implication des services d’intelligence US a été révélée tout comme celle du « National Endowment for Democracy » mis en place par Ronald Reagan en 1983 pour compléter l’action de la CIA. Le NED est financé directement par l’administration US et de grandes sociétés comme Goldman & Sachs, Google, Boeing. La fondation « OPEN Society », aussi très active à Hong Kong ,est celle de l’escroc milliardaire Gorges Soros, financier des « révolutions de couleurs ». Voir Jean-Pierre Page, « Nouvelle attaque de la CGT contre la CGT », Le Grand Soir, 23 août 2019.
6« Qui contrôle l’Eurasie, contrôle les destinées du monde », Notes de la revue Analyse Géo politique, août 2014.
7« La croissance française devra ralentir plus que prévue en 2019», La Tribune, 11 juin 2019.
8« Le montant des dividendes versés aux actionnaires. », Le Figaro économie, 19 août 2019.
9« 65% des Français ont déjà renoncé à partir en vacances », Le Point, juin 2019.
10« Justice pour Steve », RT France, 30 juillet 2019
11« Nous sommes Adama Traoré », déclaration du « Mouvement 17 novembre », 27 juin 2019.
12CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement),accord de libre échange entre l’Union européenne et le Canada. « Opposition dans le groupe LREM », Le Monde ,24 juillet 2019
13Sondage IFOP publié par Atlantico, mars 2019.
14Déclaration commune B7 (entreprises) et L7 (syndicats), Business Summit, Biarritz 2019.
15Jean-Pierre Page, CGT – Pour que les choses soient dites ! », Delga, Paris, juin 2018
1652eCongrès Confédéral de la CGT, du 13 au 17 mai 2019, Dijon.
1746eCongrès Confédéral de la CGT, Strasbourg, 31 janvier au 5 février 2000. Ce congrès fut marqué par l’élection de Bernard Thibault comme Secrétaire général de la CGT, en présence de Nicole Notat, Secrétaire générale de la CFDT et d’Ernesto Gabaglio, Secrétaire général de la CES et d’un secrétaire de la CISL/CSI (Confédération internationale des Syndicats libres).
18En référence à l’Appel à la manifestation nationale du 27 avril 2019, à l’appel de plusieurs fédérations et unions départementales de la CGT, des Gilets jaunes, de La France Insoumise, du PCF, du PRCF, de l’ANC…
19« Défendons la CGT », un appel de militants au moment de la crise de direction de la CGT et de « l’affaire Lepaon », 15 décembre 2014.
20« L’Europe que nous voulons », déclaration commune CGT, CFDT, UNSA, CFTC, FO et DGB d’Allemagne, 9 novembre 2018, www.cfdt.fr
21« Pour un internationalisme en acte », Contribution collective au 52econgrès de la CGT avec les signatures notamment d’ancien dirigeants de la CGT comme Alain Guinot, Jean-Louis Moynot, Gérard Billon, Syndicollectif, 6 mai 2019.
22CSI : En 2006 elle a succédé à la CISL (Confédération Internationale des Syndicats Libres) résultat de la scission de la Fédération syndicale mondiale (FSM) en 1949, sur injonction des Etats-Unis. Anticommuniste, elle admet que le capitalisme est une fin de l’histoire, elle soutient les objectifs géopolitiques du camp occidental. Dans les années 1960/70 elle a apporté son soutien actif aux dictatures militaires en Amérique Latine ou en Corée aux côtés de la CIA. Parmi ses affiliés, on trouve l’AFL-CIO des USA, la Histadrouth d’Israël, la GSEE de Grèce, le DGB d’Allemagne, la KFTU de Corée ou le Rengo Japonais. Son récent congrès de Copenhague en décembre 2018 a été marqué par d’importantes divisions. Son action demeure très institutionnalisée. Elle impose son contrôle contre tout respect du pluralisme syndical au sein de l’Organisation international du Travail (OIT), dont le directeur général est son ancien Secrétaire général. Elle revendique 207 millions d’affiliés. La CGT a rejoint ses rangs en 2006, sans véritable débat dans ses rangs.
23Bernard Thibault, « La CGT dans le syndicalisme européen », Le Monde, 19 avril 2019
24 NDLR. La FSM est l’Internationale syndicale qui regroupe les syndicats d’orientation anticapitaliste et anti-impérialiste. En 1949, elle se divisa sous la pression des partisans de la guerre froide et du plan Marshall qui étaient soutenus financièrement et politiquement par les Etats-Unis à travers l’action de la CIA, des syndicats AFL, CIO puis de l’AFL-CIO. Elle a été fondée en 1945 par les confédérations des pays victorieux du fascisme. Elle a connu un recul après la dislocation du camp socialiste. Aujourd’hui, elle a connu une remontée et compte près de 100 millions d’affiliés dans 130 pays sur les 5 continents, en particulier dans le Sud. Son retour au sein du syndicalisme international est indiscutable. Elle est structurée par bureaux régionaux et branches professionnelles (UIS). Elle compte dans ses rangs d’importantes confédérations comme le CITU de l’Inde, la CTB du Brésil, la PAME de Grèce, la COSATU d’Afrique du Sud, la CTC de Cuba, des Confédérations libanaise, syrienne, iranienne, palestinienne, chypriote, d’importantes fédérations de branches professionnelles comme celles fonctionnant au sein de la CGTP.In du Portugal, de la CGT de France, des cheminots britanniques ou de la très combative et influente Fédération de la construction, mines énergie d’Australie (CFMMEU). Elle s’est même implantée récemment aux USA. Elle maintient d’importantes relations avec la Fédération des syndicats de Chine, des organisations comme l’OUSA, la confédération unitaire des syndicats africains, ou la CISA des syndicats arabes. Elle siège dans les institutions internationales du système onusien.
25« La CFDT veut développer un syndicalisme de service », Le Figaro, 5 novembre 2015.
26« Le syndicalisme de services, un modèle peu compatible en France », Le Point, 10 août 2010.
27« Vers un syndicalisme de services », Institut Montaigne, 26 mai 2014,
28« Macron, par delà les corps intermédiaires », Le Figaro, 22 février 2019
29« Le syndicalisme de services, une piste pour le renouveau des relations sociales », Centre d’Analyses stratégique, 4 aout 2010.
30Fernando Schüller de MPS/Atlas Network, cité par Tamara Kunanayakam in « Sri Lankan sovereignty no negotiable », The Island, 24 juin 2018 et Kathka, 19 juin 2018.
31Myriam el Khomri, ministre du travail de François Hollande, co-auteur avec Emmanuel Macron de la loi de destruction du code du travail.
32Taxation des syndicats, courrier de Philippe Cordat, Secrétaire général de l’Union régionale Centre-Val de Loire au Bureau Confédéral de la CGT, 9 juillet 2019.
3314eCongrès de la CES Vienne, 21 au 24 mai 2019.
34Interview commune Laurent Berger CFDT et Philippe Martinez CGT, Editions Législatives, 24 mai 2019.
35« Laurent Berger élu à la tête de la CES », Le Monde, 24 mai 2019.
36« A Malakoff, création d’un syndicat inter-entreprises », NVO, 26 février 2019.
37Voir le document de réflexion du 57eCongrès de l’Union départementale CGT des Bouches-du-Rhône, 11 au 13 juin 2019, Martigues.
39Voir les Statuts de la CGT, Principes, condition, buts.
40Christian Dellacherie, ancien secrétaire de Bernard Thibault, « Contribution sur l’état du mouvement syndical », Syndicollectif, 12 juin 2019.
41« Ce que préparent les syndicats pour la rentrée sociale », BFM TV,31 août 2019
42« Une étincelle peut mettre le feu aux poudres » Jérôme Fourquet, le Parisien, 18 août 2019.
43Jacques Attali, « Les Gilets jaunes sont les prémices de ce qui pourrait être une révolution », Europe1, 19 avril 2019.
44S.M Hali, « PC Gwadar assault », Daily Times, 24 mai 2019 et Elias Groll, « Trump does an about-face on Pakistan-and blanders into the Kashmir dispute », Foreign Policy, 22 juillet 2019.
45« C’est promis, dès septembre la rentrée sera jaune », La Marseillaise, 24 juillet 2019.
46Gilets jaunes, Assemblée des assemblées, Montceau-les-Mines, 29 et 30 juin 2019.
47« Appel à la convergence, et au blocage du pays », Plus de 240 groupes locaux des Gilets jaunes ont participé à la 3eAssemblée, lire dans Rapports de force, 1erjuillet 2019.
48« Le congrès de la CGT, en route vers un basculement conforme à l’idéologie dominante ? » Jean-Pierre Page et Pierre Levy, Le Grand Soir, 16 avril 2019.
49« Le syndicalisme prépare l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste, la grève générale et le syndicat comme groupement de résistance et de réorganisation sociale », Charte d’Amiens, 1906.
51A la fin des années 90, la CGT a abandonné le concept de « socialisation des moyens de production et d’échange » dans ses statuts.
52Le programme du CNR adopté par les mouvements de la résistance à l’occupant nazi prévoyait dès 1944 un ensemble de mesures sociales et économiques à appliquer immédiatement « à la libération du territoire ».
53« Nouvelle attaque de la CGT contre la Chine ». Voir à ce sujet le commentaire du Grand Soir (LGS), 21 août 2019.
54La Vie Ouvrière, déclaration de couverture du premier numéro le 5 octobre 1909, dans Colette Chambelland, « La Vie Ouvrière (1909-1914) », Cahiers Georges Sorel, 1987.
55Pierre Monatte (1881-1960), ouvrier correcteur d’imprimerie, Fondateur de La Vie Ouvrière, figure du syndicalisme révolutionnaire, dirigeant de la CGT.
56Colette Chambelland, « La Vie Ouvrière (1909-1914) », Cahiers Georges Sorel, 1987.
57La CGT avait impulsé alors une importante action nationale de recrutement et d’organisation, illustrée par un déploiement aux portes et dans les entreprises, les zones d’activités et industrielle, dirigeants syndicaux en tête pour encourager au renforcement de la CGT et à la création de base syndicales.
58« Philippe Cordat, « Pour vaincre la régression sociale », dans Camarades, je demande la parole, Investig’Action, 2016.
59Interview commune Laurent Berger et Philippe Martinez au Congrès de la CES, Editions Législatives, 24 mai 2019.
60La décision a été prise par 90% des 670 délégués du 57eCongrès de l’Union départementale à Martigues le 13 juin 2019 en présence de Georges Mavrikos, Secrétaire général de la FSM.
61Nicolas Gaoutte et Barbara Starr, « Pentagon to test new missile as pulls out of nuclear treaty », CNN, 1eraout 2019.
62« Il y en assez du double standard », Interview de Patricia Rojas ancienne Ministre des Affaires Etrangères du gouvernement Zelaya au Honduras cité par Maurice Lemoine, Mémoires de luttes, juillet 2019.
63« La CES félicite Jean-Claude Junker pour avoir sauvé l’Europe sociale », Agoravox, 4 juin 2019
64Karl Marx, Statuts de l’Association internationale des travailleurs (AIT), 1864.
La source originale de cet article est La pensée libre
Copyright © Jean-Pierre Page, La pensée libre, 2019
Publié le 14/08/2019
Comment refonder les clivages politiques ?
Par Gildas Le Dem (site regards.fr)
L’écrasante majorité législative du président Macron cautionne la thèse de l’effacement du clivage gauche/droite, alors qu’elle marque surtout de nouvelles alliances et occulte la recomposition « populiste de gauche » incarnée par La France insoumise.
On aura pu s’en apercevoir durant les législatives de 2017 : c’est le refus de la loi Travail qui a conduit Benoît Hamon (PS) à appeler à voter, à Évry, contre Manuel Valls et pour Farida Amrani (LFI). Inversement, et pour les mêmes raisons, Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise ont appelé à voter pour les rares députés socialistes qui avaient déposé une motion de censure contre un gouvernement qui avait fait passer – par les voies du 49.3 – cette même loi Travail. Un renouveau de la vie politique passe par une refondation idéologique, mais il trouve son sens dernier dans la recomposition des groupes qui y concourent et l’animent.
Cliver, c’est regrouper
C’est encore plus vrai en temps de crise. On ne peut, pour comprendre les clivages qui organisent et structurent la vie politique, s’en tenir à leur seule signification idéologique. Il faut également prendre en compte leur fonction, leur sens pratique. Des philosophes, des théoriciens aussi peu opportunistes qu’un Louis Althusser, qu’une Chantal Mouffe, le disent : faire de la politique, c’est d’abord tracer « une ligne de démarcation », une « frontière ». Mais précisément, encore faut-il savoir entre quoi et quoi, ou mieux, entre qui et qui passe la ligne démarcation ou la frontière.
Un clivage politique, surtout s’il est nouveau et prétend imposer de nouvelles perceptions, tend en effet à rassembler ce qui apparaissait dispersé et à l’inverse, à différencier ou dissocier ce qui apparaissait semblable ou proche. Quels sont donc, aujourd’hui, ces nouveaux clivages ? Comment s’articulent-ils avec les clivages traditionnels, notamment le clivage « gauche/droite » ? Et surtout, comment fonctionnent-ils, quelle est leur fonction ?
Les clivages politiques tendent à opérer, en premier lieu, des regroupements d’acteurs plus ou moins inédits. Prenons, pour exemple, le clivage « ouvert/fermé », que La République en marche a mis en avant. Une note du CEVIPOF réalisée par Luc Rouban révèle que le profil sociologique des 529 candidats investis par LREM, loin d’incarner un renouvellement social, révèle plutôt une « fermeture sociale », caractérisée par une « appartenance majoritaire à une bourgeoisie moderniste, diplômée, libérale sur le plan culturel comme sur le plan économique ». En fait, les éditorialistes et les candidats, qui parlent sans cesse d’ouverture au monde (c’est-à-dire en fait à leurs semblables de par le monde), apparaissent fermés à toute ouverture à d’autres que leurs semblables, c’est-à-dire aux déclassés de la mondialisation, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs.
Ralliement de la classe moyenne au « bloc bourgeois »
De la même façon, une fois dit que le profil sociologique des candidats LREM relève de catégories socioprofessionnelles situées (des avocats, des médecins, etc.), on comprend mieux que le clivage « société civile/politiques partisans » relève bien plus, en vérité, d’une promotion de ce que Hegel appelait, avec plus de franchise, la « société civile bourgeoise ». C’est-à-dire aussi le retour au pouvoir de grandes corporations contre des organisations politiques, syndicales et en général militantes qui, si elles ont échoué dans leur fonction d’éducation et de recrutement de cadres issus des catégories populaires, étaient du moins portées par un souci sinon d’égalité, au moins de pluralisme social.
Ainsi peut-on parler, avec les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini, de l’avènement d’un « bloc bourgeois » : au nom de l’Europe et de la « modernisation », celui-ci fonde sur le « dépassement » du « clivage gauche/droite » le rapprochement, et finalement l’alliance de la classe moyenne supérieure et de la haute bourgeoisie, « auparavant ralliées autant au bloc de gauche qu’au bloc de droite ».
Tout se passe donc comme si les clivages idéologiques fonctionnaient à la manière des classifications pratiques chères à Pierre Bourdieu expliquant les stratégies matrimoniales. Ils remplissent la même fonction : « Ils tendent à séparer ce qui était uni ou à unir ce qui était séparé, à manifester et tenir des distances contre les risques de mésalliance ou, au contraire, à rapprocher, à se rapprocher, à s’unir et à établir des alliances ». Faut-il en conclure que les groupes politiques sont homogènes, et ne rapprochent que ce qui était déjà semblable ou similaire ? Non, mais c’est aussi la promesse ou la menace que porte toute nouvelle alliance.
« Populisme de gauche » et émancipation partagée
Un monde où les algorithmes feraient disparaître le hasard, la spontanéité mais aussi le libre choix concernant notre vie sociale, notre santé, notre environnement est-il souhaitable ? Éric Sadin dénonce une « économie de l’accompagnement algorithmique de la vie » et une marchandisation intégrale de l’existence. Cette « organisation automatisée du monde » aurait pour conséquences « un dessaisissement de l’autonomie de notre jugement », « une dissolution des responsabilités » et, au fond, « une décomposition du monde commun ». Plus qu’un projet politique, c’est un projet de civilisation d’où le politique est évincé – Éric Sadin nomme cela le « technolibertarisme ». De fait, les empereurs du numérique rejettent l’intervention de l’État et toute limitation de la « liberté d’entreprendre ». Cela se traduit notamment par l’évasion fiscale systématique, le mépris de la propriété intellectuelle et du droit du travail.
L’organisation de la production repose sur des castes distinctes. En haut, les « rois du code » (king coders) qui conçoivent des algorithmes complexes, « élite mondiale que les entrepreneurs s’arrachent », puis les autres métiers (marketing, design, programmation, finance...). Dans la Silicon Valley, on bichonne ces salariés qui mangent bio dans des cantines gratuites, se détendent avec des séances de yoga ou de massage, envoient leur progéniture dans des écoles alternatives qui bannissent les écrans et développent des projets personnels sur leur temps de travail. La catégorie en-dessous est celle des « individus prestataires » des plateformes numériques (Uber, par exemple) dont l’activité est continuellement guidée par des algorithmes. Et tout en bas, les « invisibles » : les travailleurs de l’ombre qui fabriquent les composants du matériel informatique, dans des usines le plus souvent situées en Asie. Ils forment un lumpenprolétariat dont les droits et la santé sont sacrifiés.
Souveraineté populaire contre souveraineté nationale
Bien plus, c’est en ce sens que ce qu’on appelle le populisme de gauche pourrait constituer une chance de repenser la gauche, mais aussi la souveraineté. Comme le fait remarquer Paolo Gerbaudo, sociologue au King’s College, la différence passe moins aujourd’hui entre gauche et droite, internationalistes et souverainistes d’une part, qu’entre gauche et droite, souveraineté populaire et souveraineté nationale d’autre part. Les populistes de gauche réinvestiraient prioritairement la valeur de la première, là où les populistes de droite réinvestiraient d’abord la valeur de la seconde.
Pour le dire d’une autre manière : alors qu’à droite, la souveraineté nationale constituerait une valeur en soi, la souveraineté nationale ne vaudrait, à gauche, que ce que vaut un cadre d’expression et d’affirmation de la souveraineté populaire – que ce cadre soit du reste local, national ou même transnational. Si bien qu’on peut rejeter d’une même main un traité comme le CETA (qui contrevient aux normes de la souveraineté environnementale), comme souscrire, au contraire, aux accords de Paris consécutifs à la COP 21.
Bref, l’une des manières de rétablir le clivage gauche/droite pourrait bien être de jouer, demain, « la souveraineté populaire contre la souveraineté nationale ». Jean-Luc Mélenchon, le soir du 9 avril 2017 sur France 2, traçait une frontière nette, en refusant d’engager toute discussion que ce soit avec Nicolas Dupont-Aignan.
Publié le 07/08/2019
La gauche peut-elle encore convertir la tristesse en colère ?
Par Marion Rousset (site regards.fr)
Défaites idéologiques, marginalisation, sentiment d’impuissance… Si la gauche a longtemps su trouver dans ses revers la volonté de poursuivre ses combats, elle semble aujourd’hui apathique. Doit-elle enfin affronter ses émotions pour retrouver de l’énergie dans son désespoir ?
À quelques mois de l’élection présidentielle de 2017, le Président et son Premier ministre pratiquent la méthode Coué. Invité du Grand jury RTL/LCI/Le Figaro, Manuel Valls assène : « Ça suffit d’être déprimé, ça suffit d’être honteux », estimant que la gauche « peut gagner la présidentielle si elle défend son bilan ». Quant à François Hollande, il fustige dans L’Obs la « mélancolie de gauche », confondue au passage avec de la nostalgie : « C’était mieux quand le Front populaire instituait les congés payés, quand François Mitterrand abolissait la peine de mort, quand Lionel Jospin instituait les 35 heures. Et surtout quand la gauche était dans l’opposition ».
À l’évidence, les électeurs de gauche font grise mine. Mais c’est faire peu de cas des affects en politique que de croire pouvoir convertir la déprime en enthousiasme à coup d’incantations. Pour effacer la tristesse, il en faudrait davantage. Car ce n’est pas un vague à l’âme passager, mais une lame de fond qui s’est abattue sur toute une partie de la population abasourdie face à la fierté conquérante d’une droite traditionnaliste et ultralibérale. « Un sentiment très lourd pèse sur la gauche. Nous n’arrivons pas à sortir de l’héritage d’un siècle de révolutions qui ont toutes été suivies d’échecs. Du coup, nous portons un deuil que nous ne parvenons pas à élaborer », estime l’historien Enzo Traverso [1].
Reste l’impression d’assister à la marche du monde sur le bas-côté, avec un sentiment d’impuissance d’autant plus fort que chaque espoir est aussitôt douché : « Des mouvements trébuchent comme les révolutions arabes, d’autres capitulent à cause de la force de l’adversaire comme Syriza en Grèce, d’autres encore sont désorientés dès leur premier succès comme Podemos en Espagne », poursuit le chercheur. D’où cette mélancolie des vaincus qui rime moins aujourd’hui avec énergie qu’avec apathie.
Le spleen des révolutions manquées
Hier pourtant, les larmes avaient cette capacité de se transformer en colère. Quoiqu’occulté par l’imagerie révolutionnaire focalisée sur l’extase de la lutte et le plaisir d’agir ensemble, le chagrin pouvait réveiller des puissances enfouies susceptibles de soulever des montagnes. « Il y a, dans tout "pouvoir d’être affecté", la possibilité d’un renversement émancipateur », écrit Georges Didi-Huberman dans Peuples en larmes, peuples en armes [2]. À la fin des années 1980, confrontés aux ravages du sida, les activistes gays d’Act Up ont su réinventer le plaisir et le sexe alors qu’ils pleuraient leurs amis disparus et craignaient eux-mêmes d’être condamnés. Dans un contexte de forte homophobie, l’impression d’une catastrophe inéluctable a impulsé la conversion de la honte en fierté et ouvert la voie à de nouvelles pratiques. « C’est l’exemple même d’une mélancolie fructueuse : au lieu de se contenter de la passivité, elle fut une incitation inventer un militantisme qui tirait sa force du deuil et du chagrin », analyse Enzo Traverso.
Vingt ans auparavant, c’est un autre traumatisme que surmontaient les nombreux membres du bureau politique et militants d’origine juive que comptait la Ligue communiste révolutionnaire dans ses premières années d’existence : pour ceux-là, Mai-68 a peut-être été l’occasion de transmuer en action collective un désir de vengeance personnel – désir né d’une mémoire familiale du génocide qui avait transmis les discriminations et les humiliations, la déportation et les chambres à gaz. C’est ce que suggère la sociologue Florence Johsua qui interprète, sur la base des entretiens réalisés avec des militants « historiques » de la LCR, « la révolte de cette fraction particulière de la jeunesse (des rescapés de la deuxième génération, fils et filles de survivants de la Shoah) comme un éclat lointain des traumatismes de la seconde guerre mondiale » [3].
La tristesse à gauche n’est donc pas née des tribulations récentes du PS. Bien que refoulée derrière le bonheur de lutter ensemble, elle était déjà consubstantielle des révolutions socialistes passées. À la fin de L’Insurgé, son roman consacré à la Commune, Jules Vallès délivre un message d’espoir teinté de chagrin : le ciel que regarde le personnage de Vingtras est « d’un bleu cru, avec des nuées de rouges. On dirait une grande blouse inondée de sang ». Pour Louise Michel, la Commune « n’avait que la mort à l’horizon », mais elle « avait ouvert la porte toute grande à l’avenir ». Et un peu plus tard, Rosa Luxemburg célébrera la défaite des ouvriers de Berlin à la fin de la révolte spartakiste, nom donné à la grève générale de 1919, en rappelant les échecs de tous les mouvements révolutionnaires du XIXe siècle… ce qui ne l’empêchera pas de promettre la renaissance du socialisme. « Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces "défaites", où nous avons puisé notre expérience, nos connaissances, la force et l’idéalisme qui nous animent ? », écrivait-elle.
La braise sans la flamme
Alors, que s’est-il passé pour qu’aujourd’hui le sentiment de perte ne se mue plus en révolte ? « Le mouvement ouvrier est né dans une situation terrible, souvent en réaction à des accidents du travail, qui aurait eu de quoi nourrir la tristesse ! Pourtant, jusqu’aux années 1970, c’est la colère qui mobilise. Cette émotion n’est plus dominante aujourd’hui », assure la politologue Isabelle Sommier. Non pas qu’elle ait déserté l’arène politique : les mobilisations contre la loi El Khomri sur le travail ont ainsi été le lieu de violents corps-à-corps, de même qu’en 2005 la mort de Zyned Benna et Bouna Traore à Clichy-sous-Bois avaient suscité une rage explosive dans les banlieues.
Mais cette colère peine à se prolonger dans un engagement qui lui donne sens, telle une petite braise qui clignoterait sans réussir à s’embraser faute d’être portée par un souffle suffisamment puissant. Et tandis qu’elle s’allume par intermittence, d’autres affects qu’lsabelle Sommier juge moins mobilisateurs occupent le terrain : « C’est l’indignation qui est devenue l’émotion dominante à gauche. Or ce soulèvement moral n’implique pas forcément une action. Il peut même conduire à l’apathie et laisser les gens en monade », affirme-t-elle. Face au sort réservé aux migrants ou aux victimes des attentats, le cœur se soulève et les larmes montent. Et si rien n’interdit en principe que cette empathie devant les souffrances d’autrui devienne un moteur, elle n’est pas suffisante. « Cet univers émotionnel dans lequel nous évoluons reste émietté. Devant la guerre qui détruit Alep en Syrie et les tentes à Stalingrad, on peut ressentir de l’effroi ou de la culpabilité. Les réseaux sociaux s’en font l’écho. Mais force est de constater que ces émotions ne coagulent pas afin de se constituer en volonté de lutte et de solutions », pointe l’historienne Arlette Farge.
Sans doute l’accumulation des défaites à gauche explique-t-elle l’actuelle paralysie. En 1989, l’effondrement des régimes communistes est ainsi venu clore une longue séquence colorée par la croyance dans les potentialités émancipatrices du socialisme. Après la fin d’un espoir qui avait marqué une partie du XXe siècle, la chute du mur de Berlin a créé dans les esprits une puissante onde de choc, jetant le discrédit non seulement sur les expériences concrètes, mais sur le récit lui-même : « Toute l’histoire du communisme s’est trouvée réduite à sa dimension totalitaire et sous cette forme, elle est apparue comme une représentation partagée, la doxa du début du XXIe siècle », relève Enzo Traverso. C’est sur l’idée même de révolution qu’a rejailli alors le renversement de la promesse de libération en symbole d’aliénation. Si bien que la vision téléologique de l’histoire, qui permettait de métaboliser les échecs, est entrée en crise.
Panne de libido
En achevant de refermer la page des possibles, les événements de la fin des années 1980 ont donc produit un deuil pathologique. Car depuis, la gauche n’a jamais retrouvé sa libido. Aucun autre objet d’amour n’est venu combler la perte. Et le déni de tristesse participe de la paralysie : « La défaite devient plus lourde et durable quand elle est refoulée. Pour que la mélancolie puisse nous guider de façon efficace, consciente, responsable, elle doit être reconnue comme un sentiment légitime », prévient Enzo Traverso. Mais « il faut avoir fait beaucoup de chemin [...] pour s’avouer malheureux », précise le philosophe Frédéric Lordon dans Les Affects de la politique [4]. Car selon lui, une fois l’idée de malheur installée, « celle-ci ne laisse plus que deux possibilités : la lutte ou l’effondrement ».
Devant ce chagrin en forme d’impasse, les organisations politiques de gauche ont aussi une responsabilité : autrefois capables de convertir les émotions populaires en mobilisations collectives, elles s’y évertuent aujourd’hui sans grand résultat. « Les organisations politiques jouent un rôle essentiel en proposant une boîte à conceptualiser le monde qui procure des mots, un langage et un cadre d’explication cohérent à des phénomènes et rapports sociaux vécus et observés, pour les rendre intelligibles et leur donner un sens excluant le fatalisme ou l’indignité personnelle », analyse Florence Johsua. Ainsi le service d’ordre de la LCR des débuts était-il, selon elle, « un rouage organisationnel capable de convertir la peur et la colère en puissance d’agir, dirigée contre un ennemi politique générique ».
Dans l’absolu, les organisations devraient donc pouvoir transformer des affects paralysants en émotions mobilisatrices. Mais coincées entre un passé au goût amer et un futur que personne n’arrive à dessiner, elles n’y parviennent plus. Voire, elles rechignent souvent à s’emparer de cette dimension émotionnelle, exception faite des mouvements féministes ou LGBT, lesquels ont fait de la fierté associée à la colère un moteur de mobilisation politique. En revanche, souligne Isabelle Sommier, « cette dimension est moins assumée par la tradition viriliste liée au mouvement ouvrier ». Un tel registre a aussi longtemps été éludé, voire disqualifié par la recherche scientifique. Ce qui n’a sans doute pas aidé. « Au début, l’histoire des émotions était marginalisée. C’était un sujet associé au féminin et à l’irrationalité », rappelle l’historienne Arlette Farge.
Pour certains, ce discrédit était lié aux modèles d’analyse marxistes et structuralistes qui ont dominé jusque dans les années 1980. « Le gros reproche que les sciences sociales adressent aux émotions, c’est de dépolitiser la réflexion, ajoute l’historien Guillaume Mazeau [5]. Pour certains chercheurs, étudier le rôle de celles-ci serait le signe du désarmement idéologique de la gauche. En gros, nous aurions renoncé aux grandes explications par les idées et le social. » Pour d’autres, il tient davantage à une philosophie rationaliste héritée du XVIIIe siècle. « Une partie de la gauche est restée très attachée à une vision de la politique issue des Lumières, elle défend l’idée d’un citoyen éclairé et raisonnant. Mais cette posture tient aussi aux transformations sociologiques des militants de gauche qui sont aujourd’hui extrêmement diplômés et plus enclins à mettre à distance l’expérience sensible », suggère le sociologue Joël Gombin, spécialiste du vote Front national.
Retrouver le sens de l’émotion
Quoi qu’il en soit, un tel refoulement a offert un boulevard à la droite et à l’extrême droite, désormais en mesure de configurer la palette des passions dominantes et potentiellement dangereuses. À commencer par la peur et ses corollaires : la haine de l’autre et le repli sur soi. Ainsi, au côté du registre compassionnel de « la France qui souffre » entonné par de nombreux candidats à la présidentielle, de Nicolas Sarkozy à Alain Juppé, le contexte des attentats est venu renforcer celui d’une France terrorisée. D’un côté, on assiste à la mise en scène d’une souffrance à l’état brut, dépolitisée, qui traverse le lexique des gouvernants depuis les années 1990 : « Les inégalités s’effacent au profit de l’exclusion, la domination se transforme en malheur, l’injustice se dit dans les mots de la souffrance, la violence s’exprime en termes de traumatisme », observait l’anthropologue Didier Fassin dans La Raison humanitaire. D’un autre côté, les politiques prétendent comprendre l’angoisse des Français : au premier plan chaque fois que surgit une crise profonde, celle-ci est aussi pour partie une fiction utile qu’on ne cesse de recycler depuis la légende de la « peur de l’An mille » décrétée par l’église chrétienne au XIe siècle.
Aidé par les événements récents, le Front national excelle à traduire la peur en haine contre les réfugiés et les musulmans. C’est également le ressort communicationnel de Robert Ménard, élu avec le soutien du FN à Béziers, qui a fait imprimer des affiches au message anxiogène : « Ça y est, ils arrivent… les migrants dans notre centre-ville ! » Mais toute la subtilité rhétorique de Marine Le Pen tient à la capacité qu’elle a de faire cohabiter un tel ressentiment avec des émotions positives liées au progrès, comme l’espoir et l’enthousiasme, captées à son profit. « L’idéologie politique ne relève pas d’un discours intrinsèquement rationnel. Dès lors, on est bien obligé de constater que la capacité à produire des récits du monde qui donnent sens à l’expérience quotidienne des individus, appuyée sur des émotions, est aujourd’hui du côté des droites extrêmes, et pas tellement des gauches alternatives », résume Joël Gombin. « La colère de l’extrême droite peut aujourd’hui être dite après avoir été longtemps refoulée, ce qui lui donne une grande puissance. À gauche, on est en manque de prise de responsabilité collective », complète Arlette Farge. Signe du succès de cette stratégie, la parole raciste, qui trouve des relais dans les figures d’Éric Zemmour ou d’Alain Soral, s’est banalisée…
Reste à savoir comment reprendre la main. L’exercice est difficile, mais il n’est pas sûr qu’abandonner le terrain des émotions à ses adversaires politiques soit la bonne solution. « Un des enjeux pour la gauche, c’est de savoir quoi faire de cette peur qui est instrumentalisée par la droite et l’extrême droite, et qui gouverne même une portion du Parti socialiste », rétorque Guillaume Mazeau. Pour lui, « la possibilité d’imposer ses idées dans le champ politique dépend d’une capacité à universaliser ses émotions, à les faire partager, à donner de la chair à des principes abstraits. Les affects permettent de créer du commun ». Le jeu en vaut la chandelle.
[1] Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), éd. La Découverte
[2] Georges Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire 6, éd. Les éditions de Minuit
[3] Florence Johsua, Anticapitalistes. Une sociologie historique de l’engagement, éd. La Découverte
[4] Frédéric Lordon, Les Affects de la politique, éd. Seuil
[5] Guillaume Mazeau, dans Histoire des émotions, tome 1, éd. Seuil
Publié le 06/08/2019
Il y a 89 ans naissait Pierre Bourdieu.
(site monde-diplomatique.fr)
Selon le sociologue, militant pour un savoir engagé, le rôle des chercheurs est « de travailler à une invention collective des structures collectives d’invention qui feront naître un nouveau mouvement social, c’est-à-dire des nouveaux contenus, des nouveaux buts et des nouveaux moyens internationaux d’action. ». Un mouvement social qui résisterait à la « colonisation mentale » de l’impérialisme symbolique porté par une nouvelle vulgate planétaire qui fait apparaitre la mondialisation comme une nécessité naturelle.
La nouvelle vulgate planétaire
par Pierre Bourdieu & Loïc Wacquant
Dans tous les pays avancés, patrons et hauts fonctionnaires internationaux, intellectuels médiatiques et journalistes de haute volée se sont mis de concert à parler une étrange novlangue dont le vocabulaire, apparemment surgi de nulle part, est dans toutes les bouches : « mondialisation » et « flexibilité » ; « gouvernance » et « employabilité » ; « underclass » et « exclusion » ; « nouvelle économie » et « tolérance zéro » ; « communautarisme », « multiculturalisme » et leurs cousins « postmodernes », « ethnicité », « minorité », « identité », « fragmentation », etc.
La diffusion de cette nouvelle vulgate planétaire — dont sont remarquablement absents capitalisme, classe, exploitation, domination, inégalité, autant de vocables péremptoirement révoqués sous prétexte d’obsolescence ou d’impertinence présumées — est le produit d’un impérialisme proprement symbolique. Les effets en sont d’autant plus puissants et pernicieux que cet impérialisme est porté non seulement par les partisans de la révolution néolibérale, lesquels, sous couvert de modernisation, entendent refaire le monde en faisant table rase des conquêtes sociales et économiques résultant de cent ans de luttes sociales, et désormais dépeintes comme autant d’archaïsmes et d’obstacles au nouvel ordre naissant, mais aussi par des producteurs culturels (chercheurs, écrivains, artistes) et des militants de gauche qui, pour la grande majorité d’entre eux, se pensent toujours comme progressistes.
Comme les dominations de genre ou d’ethnie, l’impérialisme culturel est une violence symbolique qui s’appuie sur une relation de communication contrainte pour extorquer la soumission et dont la particularité consiste ici en ce qu’elle universalise les particularismes liés à une expérience historique singulière en les faisant méconnaître comme tels et reconnaître comme universels (1).
Ainsi, de même que, au XIXe siècle, nombre de questions dites philosophiques, comme le thème spenglérien de la « décadence », qui étaient débattues dans toute l’Europe trouvaient leur origine dans les particularités et les conflits historiques propres à l’univers singulier des universitaires allemands (2), de même aujourd’hui nombre de topiques directement issus de confrontations intellectuelles liées aux particularités et aux particularismes de la société et des universités américaines se sont imposés, sous des dehors en apparence déshistoricisés, à l’ensemble de la planète.
Ces lieux communs, au sens aristotélicien de notions ou de thèses avec lesquelles on argumente mais sur lesquelles on n’argumente pas, doivent l’essentiel de leur force de conviction au prestige retrouvé du lieu dont ils émanent et au fait que, circulant à flux tendu de Berlin à Buenos Aires et de Londres à Lisbonne, ils sont présents partout à la fois et sont partout puissamment relayés par ces instances prétendument neutres de la pensée neutre que sont les grands organismes internationaux — Banque mondiale, Commission européenne, Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) —, les « boîtes à idées » conservatrices (Manhattan Institute à New York, Adam Smith Institute à Londres, Deutsche Bank Fundation à Francfort, et de l’exFondation Saint-Simon à Paris), les fondations de philanthropie, les écoles du pouvoir (Science-Po en France, la London School of Economics au Royaume-Uni, la Harvard Kennedy School of Government en Amérique, etc.), et les grands médias, inlassables dispensateurs de cette lingua franca passe-partout, bien faite pour donner aux éditorialistes pressés et aux spécialistes empressés de l’import-export culturel l’illusion de l’ultramodernisme.
Des militants qui se pensent encore progressistes ratifient à leur tour la novlangue américaine quand ils fondent leurs analyses sur les termes « exclusion », « minorités », « identité », « multiculturalisme ». Sans oublier « mondialisation »
Outre l’effet automatique de la circulation internationale des idées, qui tend par la logique propre à occulter les conditions et les significations d’origine (3), le jeu des définitions préalables et des déductions scolastiques substitue l’apparence de la nécessité logique à la contingence des nécessités sociologiques déniées et tend à masquer les racines historiques de tout un ensemble de questions et de notions — l’« efficacité » du marché (libre), le besoin de reconnaissance des « identités » (culturelles), ou encore la réaffirmation-célébration de la « responsabilité » (individuelle) — que l’on décrétera philosophiques, sociologiques, économiques ou politiques, selon le lieu et le moment de réception.
Ainsi planétarisés, mondialisés, au sens strictement géographique, en même temps que départicularisés, ces lieux communs que le ressassement médiatique transforme en sens commun universel parviennent à faire oublier qu’ils ne font bien souvent qu’exprimer, sous une forme tronquée et méconnaissable, y compris pour ceux qui les propagent, les réalités complexes et contestées d’une société historique particulière, tacitement constituée en modèle et en mesure de toutes choses : la société américaine de l’ère postfordiste et postkeynésienne. Cet unique super-pouvoir, cette Mecque symbolique de la Terre, est caractérisé par le démantèlement délibéré de l’Etat social et l’hypercroissance corrélative de l’Etat pénal, l’écrasement du mouvement syndical et la dictature de la conception de l’entreprise fondée sur la seule « valeur-actionnaire », et leurs conséquences sociologiques, la généralisation du salariat précaire et de l’insécurité sociale, constituée en moteur privilégié de l’activité économique.
Il en est ainsi par exemple du débat flou et mou autour du « multiculturalisme », terme importé en Europe pour désigner le pluralisme culturel dans la sphère civique alors qu’aux Etats-Unis il renvoie, dans le mouvement même par lequel il les masque, à l’exclusion continuée des Noirs et à la crise de la mythologie nationale du « rêve américain » de l’« opportunité pour tous », corrélative de la banqueroute qui affecte le système d’enseignement public au moment où la compétition pour le capital culturel s’intensifie et où les inégalités de classe s’accroissent de manière vertigineuse.
L’adjectif « multiculturel » voile cette crise en la cantonnant artificiellement dans le seul microcosme universitaire et en l’exprimant dans un registre ostensiblement « ethnique », alors que son véritable enjeu n’est pas la reconnaissance des cultures marginalisées par les canons académiques, mais l’accès aux instruments de (re)production des classes moyenne et supérieure, comme l’Université, dans un contexte de désengagement actif et massif de l’Etat.
Le « multiculturalisme » américain n’est ni un concept, ni une théorie, ni un mouvement social ou politique — tout en prétendant être tout cela à la fois. C’est un discours écran dont le statut intellectuel résulte d’un gigantesque effet d’allodoxia national et international (4) qui trompe ceux qui en sont comme ceux qui n’en sont pas. C’est ensuite un discours américain, bien qu’il se pense et se donne comme universel, en cela qu’il exprime les contradictions spécifiques de la situation d’universitaires qui, coupés de tout accès à la sphère publique et soumis à une forte différenciation dans leur milieu professionnel, n’ont d’autre terrain où investir leur libido politique que celui des querelles de campus déguisées en épopées conceptuelles.
C’est dire que le « multiculturalisme » amène partout où il s’exporte ces trois vices de la pensée nationale américaine que sont a) le « groupisme », qui réifie les divisions sociales canonisées par la bureaucratie étatique en principes de connaissance et de revendication politique ; b) le populisme, qui remplace l’analyse des structures et des mécanismes de domination par la célébration de la culture des dominés et de leur « point de vue » élevé au rang de proto-théorie en acte ; c) le moralisme, qui fait obstacle à l’application d’un sain matérialisme rationnel dans l’analyse du monde social et économique et condamne ici à un débat sans fin ni effets sur la nécessaire « reconnaissance des identités », alors que, dans la triste réalité de tous les jours, le problème ne se situe nullement à ce niveau (5) : pendant que les philosophes se gargarisent doctement de « reconnaissance culturelle », des dizaines de milliers d’enfants issus des classes et ethnies dominées sont refoulés hors des écoles primaires par manque de place (ils étaient 25 000 cette année dans la seule ville de Los Angeles), et un jeune sur dix provenant de ménages gagnant moins de 15 000 dollars annuels accède aux campus universitaires, contre 94 % des enfants des familles disposant de plus de 100 000 dollars.
On pourrait faire la même démonstration à propos de la notion fortement polysémique de « mondialisation », qui a pour effet, sinon pour fonction, d’habiller d’œcuménisme culturel ou de fatalisme économiste les effets de l’impérialisme américain et de faire apparaître un rapport de force transnational comme une nécessité naturelle. Au terme d’un retournement symbolique fondé sur la naturalisation des schèmes de la pensée néolibérale dont la domination s’est imposée depuis vingt ans grâce au travail des think tanks conservateurs et de leurs alliés dans les champs politique et journalistique (6), le remodelage des rapports sociaux et des pratiques culturelles conformément au patron nord-américain, qui s’est opéré dans les sociétés avancées à travers la paupérisation de l’Etat, la marchandisation des biens publics et la généralisation de l’insécurité salariale, est accepté avec résignation comme l’aboutissement obligé des évolutions nationales, quand il n’est pas célébré avec un enthousiasme moutonnier. L’analyse empirique de l’évolution des économies avancées sur la longue durée suggère pourtant que la « mondialisation » n’est pas une nouvelle phase du capitalisme mais une « rhétorique » qu’invoquent les gouvernements pour justifier leur soumission volontaire aux marchés financiers. Loin d’être, comme on ne cesse de le répéter, la conséquence fatale de la croissance des échanges extérieurs, la désindustrialisation, la croissance des inégalités et la contraction des politiques sociales résultent de décisions de politique intérieure qui reflètent le basculement des rapports de classe en faveur des propriétaires du capital (7).
En imposant au reste du monde des catégories de perception homologues de ses structures sociales, les Etats-Unis refaçonnent le monde à leur image : la colonisation mentale qui s’opère à travers la diffusion de ces vrais-faux concepts ne peut conduire qu’à une sorte de « Washington consensus » généralisé et même spontané, comme on peut l’observer aujourd’hui en matière d’économie, de philanthropie ou d’enseignement de la gestion (lire « Irrésistibles « business schools » »). En effet, ce discours double qui, fondé dans la croyance, mime la science, surimposant au fantasme social du dominant l’apparence de la raison (notamment économique et politologique), est doté du pouvoir de faire advenir les réalités qu’il prétend décrire, selon le principe de la prophétie autoréalisante : présent dans les esprits des décideurs politiques ou économiques et de leurs publics, il sert d’instrument de construction des politiques publiques et privées, en même temps que d’instrument d’évaluation de ces politiques. Comme toutes les mythologies de l’âge de la science, la nouvelle vulgate planétaire s’appuie sur une série d’oppositions et d’équivalences, qui se soutiennent et se répondent, pour dépeindre les transformations contemporaines des sociétés avancées : désengagement économique de l’Etat et renforcement de ses composantes policières et pénales, dérégulation des flux financiers et désencadrement du marché de l’emploi, réduction des protections sociales et célébration moralisatrice de la « responsabilité individuelle » :
MARCHÉ |
ÉTAT |
---|---|
liberté |
contrainte |
ouvert |
fermé |
flexible |
rigide |
dynamique, mouvant |
immobile, figé |
futur, nouveauté |
passé, dépassé |
croissance |
immobilisme, archaïsme |
individu, individualisme |
groupe, collectivisme |
diversité, authenticité |
uniformité, artificialité |
démocratique |
autocratique (« totalitaire ») |
L’impérialisme de la raison néolibérale trouve son accomplissement intellectuel dans deux nouvelles figures exemplaires du producteur culturel. D’abord l’expert, qui prépare, dans l’ombre des coulisses ministérielles ou patronales ou dans le secret des think tanks, des documents à forte teneur technique, couchés autant que possible en langage économique et mathématique. Ensuite, le conseiller en communication du prince, transfuge du monde universitaire passé au service des dominants, dont la mission est de mettre en forme académique les projets politiques de la nouvelle noblesse d’Etat et d’entreprise et dont le modèle planétaire est sans conteste possible le sociologue britannique Anthony Giddens, professeur à l’université de Cambridge récemment placé à la tête de la London School of Economics et père de la « théorie de la structuration », synthèse scolastique de diverses traditions sociologiques et philosophiques.
Et l’on peut voir l’incarnation par excellence de la ruse de la raison impérialiste dans le fait que c’est la Grande-Bretagne, placée, pour des raisons historiques, culturelles et linguistiques, en position intermédiaire, neutre (au sens étymologique), entre les Etats-Unis et l’Europe continentale, qui a fourni au monde ce cheval de Troie à deux têtes, l’une politique et l’autre intellectuelle, en la personne duale de Tony Blair et d’Anthony Giddens, « théoricien » autoproclamé de la « troisième voie », qui, selon ses propres paroles, qu’il faut citer à la lettre, « adopte une attitude positive à l’égard de la mondialisation » ; « essaie (sic) de réagir aux formes nouvelles d’inégalités » mais en avertissant d’emblée que « les pauvres d’aujourd’hui ne sont pas semblables aux pauvres de jadis (de même que les riches ne sont plus pareils à ce qu’ils étaient autrefois) » ; « accepte l’idée que les systèmes de protection sociale existants, et la structure d’ensemble de l’Etat, sont la source de problèmes, et pas seulement la solution pour les résoudre » ; « souligne le fait que les politiques économiques et sociales sont liées » pour mieux affirmer que « les dépenses sociales doivent être évaluées en termes de leurs conséquences pour l’économie dans son ensemble » ; enfin se « préoccupe des mécanismes d’exclusion » qu’il découvre « au bas de la société, mais aussi en haut (sic) », convaincu que « redéfinir l’inégalité par rapport à l’exclusion à ces deux niveaux » est « conforme à une conception dynamique de l’inégalité (8) ». Les maîtres de l’économie peuvent dormir tranquilles : ils ont trouvé leur Pangloss.
Pierre Bourdieu
Sociologue, professeur au Collège de France.
Loïc Wacquant
Professeur à l’université de Californie, Berkeley, et à la New School for Social Research, New York.
Publié le 05/07/2019
Un « Big Bang » pour quoi faire ? Retour sur le meeting au Cirque Romanès
(site revolutionpermanente.fr)
Dimanche, le « Big Bang » avait lieu au Cirque Romanès. Depuis le revers de LFI aux européennes, Clémentine Autain et Elsa Faucillon multiplient les appels à « fédérer la gauche ». Si des représentants de la gauche politique et syndicale ont bien répondu présents, l’initiative est cependant restée limitée des mots mêmes de participants. Les objectifs du « bigbang », quant à eux, étaient clairement assumés : être prêt pour les élections municipales.
Au programme de cette journée, trois heures de discussions qui ont réuni plus de 400 personnes sous le chapiteau du Cirque Romanès, mêlant militants associatifs et politiques, intellectuels, représentants d’organisations politiques et syndicales, avec la présence particulièrement remarquée du secrétaire confédéral de la CGT, Philippe Martinez.
Parmi les politiques présents, Pauline Graulle de Mediapart recense : « Les communistes unitaires – le député Stéphane Peu ou l’ex-eurodéputée Marie-Pierre Vieu – et, plus étonnant, un communiste dit « identitaire » – Igor Zamichiei. Mais aussi quelques représentants d’Europe Écologie-Les Verts – l’élu de Paris Jérôme Gleizes ou la sénatrice, égérie des gilets jaunes, Esther Benbassa –, des camarades de Benoît Hamon – l’ex-ministre de François Hollande Dominique Bertinotti, et Guillaume Balas. Sans oublier Olivier Besancenot, du NPA, qui depuis un an hurle dans le désert pour appeler au réveil de la gauche face à Macron et Le Pen. »
D’où vient le « Big Bang », quels sont ses objectifs ?
Début juin, dans le sillage du résultat des élections européennes, Clémentine Autain (député LFI du 93) et Elsa Faucillon (député PCF du 92), lançaient ensemble un appel à un « Big Bang de la gauche écologique et sociale » visant à réunir les forces qui se reconnaissent derrière un projet de « gauche » pour proposer une « perspective émancipatrice qui puisse fédérer les colères et les aspirations autour d’un projet politique de profonde transformation de la société » dans un contexte où la gauche apparaît « en miettes ».
Un « Big Bang » qui sonne comme un appel à l’union de la gauche, mais pas
« à la papa » comme s’en défend Elsa Faucillon. Pour les politiques et militants réunis, il s’agit de proposer une alternative pour infléchir la stratégie « populiste de gauche »
portée par la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon en tête, mais aussi d’interpeler Yannick Jadot, le leader d’EELV, qui serait bien tenté de partir seul en échappée.
En somme, l’objectif premier du « big bang » est de peser pour « fédérer la gauche » en vue notamment des prochaines élections comme l’affirme Clémentine Autain :
« l’objectif du big bang n’est pas de construire des listes aux municipales mais on tentera de faire en sorte qu’il y ait moins d’éparpillement, que la gauche mène des listes
communes ».
Un « big bang » électoral sans un big-bang des luttes ?
Si l’objectif semble centralement électoral, sous le chapiteau, se succèdent micro les interventions faisant référence au mouvement des Gilets jaunes, et de nombreux représentants des « mouvements sociaux » ont été conviés. Tout au long de la journée interviendront ainsi un représentant du Comité Gonesse, Aurélie Trouvé de Attac, Youcef Brakni du Comité Adama, un militant de Pas Sans Nous ou encore Christophe Prudhomme, médecin urgentiste venu parler du mouvement qui secoue les SAU de France ou Léna Lazard de Youth For Climate. De même, différents syndicalistes prennent la parole, comme Zora Abdallah de la CGT Carrefour ou une ancienne déléguée du personnel de GM&S.
Cependant, force est de constater que si Elsa Faucillon affirme que le « Big bang » doit « lutter contre l’éparpillement » et jouer un rôle de « catalyseur » la question de comment regrouper l’avant-garde qui lutte actuellement, ainsi que la discussion d’un plan de bataille commun visant à faire converger les différents secteurs en lutte à la base, n’a en aucun cas été le sujet de la discussion, se bornant au strict aspect électoral, avec l’enjeu des regroupements possibles pour 2020.
Un certain décalage à l’heure où la radicalité des Gilets jaunes contre l’Etat et ses institutions alimente, sans qu’ils convergent pour le moment, la lutte des hospitaliers en grève ce 2 juillet, et des enseignants en lutte contre Blanquer. En ce sens, l’absence quasiment totale du mouvement des Gilets jaunes dans l’événement est marquante.
Pour seule représentation, la mobilisation qui dure depuis bientôt 8 mois a eu le droit à la projection d’une vieille interview de Geneviève Legay, tournée juste avant que celle-ci soit jetée au sol par un policier à Nice. De même, si beaucoup font référence au mouvement, c’est avant tout pour déplorer que celui-ci n’ait pas été capitalisé par la gauche lors des élections européennes. Pour la « gauche » qui s’exprime ici, la séquence lutte de classe semble déjà refermée, et les perspectives qui se dessinent sont centrées autour des seules perspectives électorales.
Une impression que confirme Clémentine Autain lors de sa prise de parole. Invitant à réinvestir les valeurs de la République ainsi que la notion de « gauche », qu’il s’agit « de remplir, pas de brandir », elle explique que les élections municipales constitueront l’occasion d’expérimentations de listes communes. « Il ne s’agit pas de faire une liste de plus, mais des listes en moins » résume-t-elle, sans « caporalisation ». Le sujet de la discussion a le mérite d’être clair : la question est bien de peser dans le rapport de force pour une « union de la gauche » relookée en vue des présidentielles comme l’affirme Clémentine Autain : « nous poursuivrons le travail, pour avoir en 2022 la meilleure proposition contre le dangereux duel entre pouvoir en place et extrême droite ».
« Discuter des luttes » sans discuter de la stratégie de Martinez ? Une gageure !
Un tropisme électoral qui explique que, si le débat entre « stratégie populiste » et « union de la gauche » est évoquée de nombreuses fois au cours de la journée, notamment lors de la discussion opposant un journaliste de Regards et un représentant du média Le Vent Se Lève, le bilan du mouvement des Gilets jaunes ne fera en revanche l’objet d’aucune table-ronde ni de véritable discussion. Les leçons stratégiques de 7 mois de luttes semblent ici d’un intérêt moindre que la réflexion sur la ligne à adopter pour les prochaines élections.
L’échec de la gauche radicale aux européennes n’aurait-il aucun lien avec la faiblesse de son intervention dans la lutte de classe ? Le silence de la plupart des représentants de la gauche qui intervienne semblent le dire, à l’exception de Olivier Besancenot qui résume : « Quand on loupe ce type de rendez-vous dans la lutte de classe, on loupe les rendez-vous politiques derrière. » et appelle la « gauche radicale » à assumer d’avoir manqué le « grand rendez-vous » des Gilets jaunes.
Philippe Martinez ferme quant à lui immédiatement toute possibilité de discussion sur la stratégie de la CGT au cours du mouvement des Gilets jaunes. « Nous n’avons pas besoin de conseillers spéciaux pour savoir comment organiser la lutte » explique ainsi le secrétaire général de la CGT, applaudi par une partie de la salle, avant d’évoquer l’importance de « se parler pour faire des choses ensemble. » Une interdiction de critique qui ne sera bravée par aucun intervenant, y compris Olivier Besancenot qui revenait pourtant récemment, lors d’un meeting du NPA, sur la stratégie délétère des journées « saute moutons » avant de rebrousser chemin et de minorer dans la foulée la responsabilité des directions syndicales dans le mouvement des Gilets jaunes.
L’impasse d’un "Big Bang" sur un terrain purement institutionnel
Par-delà les débats de « ligne » stratégique à porter, c’est donc bien sur le terrain des urnes, le terrain purement institutionnel que l’« unité de la gauche » proposée dans le « Big Bang » semble se dessiner.
Pourtant, alors que les Gilets jaunes ont impacté profondément la situation politique, ce sont les brèches ouvertes par le mouvement qu’il conviendrait de chercher à approfondir, de même que les tendances à la radicalité, que l’on observe aujourd’hui à l’état embryonnaire chez les enseignants ou les hospitaliers.
Dans un contexte international éruptif, ce n’est pas à partir d’une énième « union de la gauche » que la « gauche radicale » pourra se « recomposer », mais plutôt en travaillant centralement à partir du terrain de la lutte des classes, en s’appuyant sur la radicalité montrée par les Gilets jaunes pour la lier avec le mouvement ouvrier organisé et les luttes actuelles comme le mouvement des hospitaliers et des enseignants.
Publié le 18/06/2019
Européennes : de la montée de
l’extrême-droite à une autre perspective
de : Eve76
(site bellaciao.org)
Il faut replacer les résultats aux européennes dans leur contexte et leur spécificité de scrutin de listes. Concernant ceux de la France insoumise, il était illusoire d’espérer que la montée de la logique de rupture, portée par Jean-Luc Mélenchon aux présidentielles, allait se poursuivre au Européennes.
Il faut cependant repérer les tendances lourdes à travers les résultats volatiles. Les résultats de la liste Jadot, avec 13,48 % est certes supérieur à celui d’EELV en 2014 (8,14 %) mais inférieur à celui de 2009 (16,28 %) ; ce score fut ramené en 2012 aux 2,31 % d’Eva Joly.
Concernant la France insoumise, le score de 2019 est quasi équivalent aux résultats du Front de gauche aux européennes de 2009 et 2014, et ce sans les voix qui se sont portées sur la liste du parti communiste (2 %). On peut penser qu’une liste commune des anciens partenaires du Front de Gauche aurait permis au moins une faible progression.
On peut tout incriminer pour expliquer cette stagnation. Peut-être aurait-il mieux valu choisir une tête de liste à laquelle les classes populaires aurait pu mieux s’identifier, plutôt qu’une porte-parole d’ONG ; il n’est bien sûr pas question de remettre en cause le dynamisme et l’investissement dans la campagne de Manon Aubry, qui aurait eu toute sa place dans le « peloton de tête » des candidats, mais n’avait pas le profil sociologique idéal pour incarner la liste.
Mais ce surplace la France insoumise reste inquiétant face à la tendance lourde de la montée de l’extrême droite. Après l’apparition du Front National aux européennes de 1984 (10,95 %) un deuxième décollage a eu lieu entre 2012 et 2014 : 17, 90 % aux présidentielles ; 24,86% aux Européennes de 2014. Le score de 2019 (23,34 %) confirme l’installation du phénomène.
Le grand désarroi
Cette montée traduit le désarroi devant l’évolution du monde. Ballottés de la droite à la gauche « classique », qui n’ont en rien amélioré leur sort, nombres de citoyens se sont tournés, paradoxalement, vers ceux que la diabolisation désignent comme les champions de l’anti système, du refus du monde tel qu’il est. Les campagnes pour révéler le vrai visage du Rassemblement National et démonter ses mensonges n’ont pas eu les résultats escomptés.
De plus, la montée de l’extrême-droite ne se mesure pas uniquement par les scores du RN. Le pire est probablement la reprise des thèmes de discours et des pratiques politiques par les partis « classiques », pensons à Manuel Valls, aux dérives de LR, à la dissolution de l’Etat de droit et à la perte de tout repère moral par LERM et son promoteur.
Par ailleurs, le divorce total entre les promesses électorales et la réalité des politiques menées a fait perdre le sens des mots, a brouillé la compréhension du monde et rend ardue la possibilité de forger sa propre opinion.
La montée de l’extrême-droite et le reflux du camp qui prône la rupture et l’alternative ne concerne pas que la France. Le groupe GUE-GNL a perdu plus de 10 élus et dans plusieurs pays la liste a été purement et simplement balayée.
Tout ceci incite à prendre de la distance avec les explications superficielles qui prétendent rendre compte de la différence de score entre 2017 et 2019. Des problèmes de démocratie interne ont pu jouer un certain rôle mais la racine du problème n’est pas là.
Pour être en mesure d’apporter des réponses à ce désarroi, il faut comprendre à quel point 40 ans d’évolution du capitalisme ont transformé le monde. La libre circulation des capitaux et l’ouverture des frontières ont mis en concurrence des travailleurs du monde entier. En France, ce qui reste de notre industrie est à la portion congrue. L’économie de services ne peut compenser les pertes subies. Elle donne lieu à des emplois valorisés et bien payés à une classe aisée qui choisit d’habiter là où elle veut, parmi ses pairs, et trouve le monde de Macron à sa convenance. La classe moyenne traditionnelle–enseignants, travailleurs sociaux soignants…–est sérieusement malmenée et voit son horizon s’obscurcir. Les autres se répartissent entre des emplois de services où ils sont interchangeables, la précarité et le chômage.
L’emploi industriel qui subsiste ne donne guère lieu à des emplois pérennes et encore moins à des collectifs soudés de travailleurs. Les entreprises sous-traitantes, qui pressurent les travailleurs pour en tirer leur bénéfice, sont fragile face à leurs donneurs d’ordre qui eux empochent l’essentiel de la plus-value.
Le capitalisme a organisé le monde pour se mettre à l’abri des luttes sociales. Partout dans le monde, les classes populaires se sont défendues dans des cadres nationaux alors que le capital s’accapare et organise le monde à son profit. Nos schémas de pensée n’ont pas intégré cet état de fait et nous en payons le prix.
Plutôt qu’un big-bang, des pistes de réflexion et de travail
Après des décennies de retard sur le capital, avons-nous réellement les moyens de réaliser un « big bang » ?
Encore faudrait-il faire porter notre volonté de renouvellement au niveau où elle mérite de l’être. Ce qui manque le plus cruellement, c’est la pertinence d’un projet.
L’Avenir en commun est une avancée mais elle n’est pas suffisante. Ce programme a une cohérence, propose des éléments de rupture significatifs avec le fonctionnement dominant, avance des pistes de pour reconfigurer le monde. Le problème est que ce qui pourrait être une base de départ très intéressante est présenté comme un document abouti et achevé, sur lequel il n’y a plus à revenir. Il suffirait de le populariser et de faire élire les candidats FI qui vont le mettre en œuvre. Les processus participatifs (ateliers législatifs…) semblent très contrôlés. En tout cas on ne peut pas dire que ces thèmes fassent l’objet d’une large appropriation. C’est dommage, car des thèmes comme la planification écologique, le protectionnisme solidaire (qu’on ferait mieux d’appeler la régulation solidaire des échanges) sont des notions clés pour construire un avenir différent, et qui mériteraient d’être davantage élaborés.
Une des façons de changer nos méthodes politiques, c’est assurément de s’arrimer au concret. Les grandes discussions autour de la notion de « populisme », par exemple, risquent de ne pas apporter grand-chose tant chacun met ce qu’il veut dans cette notion floue. Revenir au concret, c’est dire comment on modifie la réalité, ce que l’on défait et ce que l’on refait, pour commencer à reprendre le pouvoir sur nos vies. Cela semble évident, et pourtant… Comme l’écrit Jean-Claude Mamet : « La question est : est-ce que cela suffit d’être solidaires ? Le vrai engagement politique commun serait de prolonger la solidarité élémentaire par des propositions politiques : sur les services publics européens, sur les priorités écologiques, sur la démocratie. Mais là, il n’y a plus personne ! (…) L’offre politique doit être enracinée dans l’action, sinon elle court le risque du projet en surplomb auquel il faut se rallier, sans être appelé à coconstruire. L’émancipation implique la participation à la fabrique du politique. »[1]
Cette fabrique du politique par des enjeux concrets se fait à plusieurs niveaux. Les prochaines municipales mettent en avant des enjeux liés à la vie quotidienne. Excellente occasion d’aller à la rencontre des abstentionnistes, de ceux qui pensent que « les politiques, ce sont tous les mêmes », et de leur suggérer, justement, de se mêler directement de leurs affaires.
D’autres enjeux concernent les territoires : comment y construire une autre économie, répondant aux besoins humains et écologiquement soutenables ? Ceci implique de réfléchir en termes d’activités, mais aussi de planification, de socialisation du crédit (dont il faudrait réfléchir aux modalités pratiques).
Un niveau supérieur met en jeu la solidarité internationale. La mise en place des accords de libre-échange, avec les clauses des tribunaux d’arbitrage, piègent totalement la démocratie, en transformant les Etats en aménageurs de terrain de jeux pour multinationales et en interdisant de facto la prise en compte des intérêts des populations. Ces attaques frontales devraient donner lieu à des luttes communes et à l’établissement de liens transnationaux durables, d’une manière beaucoup plus large qu’aujourd’hui. La remise en cause de l’emprise capitaliste devrait être associée à la projection d’une autre conception du monde. Dire qu’un « autre monde est possible » n’est qu’un slogan creux si cette proposition n’est pas ensuite déclinée concrètement.
Il faut nous saisir de ces questions. La réappropriation du monde pour le bien de l’humanité entière impose de penser l’interdépendance des territoires (la reterritorialisation n’est pas l’autarcie). Comment sortir de la division internationale du travail, et de la division internationale des processus productifs imposées par le capitalisme en fonction de ses intérêts ?
Ce n’est pas parce que l’on est au creux de la vague qu’il faut manquer d’ambition, de vision de l’avenir, bien au contraire. Plus que jamais, l’imagination d’un monde différent doit être au pouvoir.
Publié le 17/06/2019
Emmanuel Macron est-il un danger pour la République ?
Loïc Le Clerc (site rgards.fr)
Alors qu’Emmanuel Macron fête se deux ans au palais de l’Elysée, nous proposons de faire une sorte de bilan. Après la liberté de la presse, quel mal le Président a-t-il déjà fait à... la justice ?
Article 64 de la Constitution : « Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire »
Dans l’épisode 1 de cette série sur « Emmanuel Macron est-il un danger pour la République ? », nous vous parlions du rapport malsain qu’entretient le chef de l’Etat aux médias. Depuis, le hasard faisant bien les choses, la Macronie nous a d’elle-même trouvé une transition. Alors que plusieurs journalistes se voyaient convoqués par la DGSI – que cela concerne la vente d’armes à l’Arabie saoudite ou l’affaire Benalla –, Emmanuel Macron lui-même arguait à ce propos que « la protection des sources, c’est très bien, mais il y a la protection de l’Etat et une réserve qui doit prévaloir ». De son côté, la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, justifiait cette entrave au secret des sources comme ceci : « Les journalistes sont des justiciables comme les autres ». Or, c’est faux. Et ce n’est certainement pas au pouvoir exécutif d’en décider. Tout un symbole.
Fouler du pied une liberté fondamentale, la liberté de la presse, au nom de la défense de l’Etat, la ficelle semble bien grosse. Ce qui nous amène à la question suivante : Emmanuel Macron est-il un danger pour la justice ?
Le principal coup a été porté le 23 mars dernier, avec l’adoption de la réforme de la justice. C’est plus qu’une profession qui s’est élevé contre ce texte de loi, c’est tous les acteurs du monde de la justice, qu’ils soient magistrats, greffiers, avocats ou qu’ils viennent de la « société civile ». Fidèle à sa méthode, l’exécutif n’aura discuté avec personne. C’est qu’on ne négocie pas avec Emmanuel Macron. La loi, c’est lui.
La justice version start-up nation
En France, le budget consacré à la justice est de 7 milliards d’euros annuel, pour environ 30.000 fonctionnaires de justice, 70.000 avocats et 8500 magistrats en exercice – soit autant de magistrats qu’au XIXème siècle. Sauf que depuis 200 ans, la population française a grandement augmenté, ainsi que le nombre de litiges. Mais au-delà du manque de magistrats, ces derniers souffrent de la diminution perpétuelle du nombre de fonctionnaires de justice, greffiers en tête. Une juge exerçant en Seine-Saint-Denis, sous couvert d’anonymat, nous raconte qu’elle change de greffier toutes les semaines, quand elle en a un à ses côtés… En fait, tout est sous-dimensionné : le personnel, les bureaux, le matériel informatique, etc. Comme un signe du temps, le nombre d’arrêts-maladie est en hausse au sein des acteurs de la justice. Moins d’argent, moins de gens, moins de temps. Un juge peut-il décemment rendre la justice avec la même clairvoyance quand il rend sa décision au bout de la nuit, après une journée à voir défiler les affaires ?
Emmanuel Macron fait-il pire que ses prédécesseurs ? « Il est dans la continuité, nous explique Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature. C’est une extension sans fin de l’idéologie sécuritaire. Sa spécificité est dans la manière de présenter les choses de façon simple, moderne et pragmatique, sous-couvert d’une soi-disante absence d’idéologie. La ministre de la Justice nous a même dit qu’elle voulait faire une loi "débarrassée des oripeaux de l’idéologie". » C’est que le Président veut aller plus loin, intensifier le travail de démantèlement de la justice. A l’instar de tout service public, il a entrepris une vaste opération de privatisation de la justice, avec pour justification… l’état laborieux du service public.
Pour Katia Dubreuil, ce « sous-dimensionnement structurel du budget de la justice » n’est pas neutre : « On barre l’accès au juridiction, afin que le juge soit moins saisi et qu’il y ait moins d’affaires. Mais comme il faut quand même traiter ces contentieux, on passe par le privé. » En effet, auparavant, certains contentieux se réglaient au tribunal d’instance, parfois sans avocat, de toute façon sans frais. Désormais, des « plateformes » pourront servir de lieux de médiation des conflits. En matière familiale ou concernant le droit du travail, c’est de plus en plus à la mode. En soi, la médiation n’est pas un problème. Sauf quand il passe du statut de service public à celui de marché. Car ces plateformes seront gérées par des entreprises privées. Aux dires de Laurence Roques, présidente du Syndicat des avocats de France, « c’est très simple : la neutralité du juge en tant que service public, même apparente, n’existera plus ».
Illusion de modernisme
Sachez-le, Emmanuel Macron veut valoriser la justice de proximité. Il veut faire rentrer la justice dans les foyers. Quelle audace ! Sauf que, on commence à en avoir l’habitude, ses actes sont antinomiques de ses paroles. Comment compte-t-il s’y prendre ? Par la suppression des tribunaux d’instance (concentrés en un tribunal par département) et par le numérique. Plus loin et en même temps plus près ?
Par la dématérialisation, non seulement le service rendu n’est pas le même, mais cela aggrave nécessairement les inégalités sociales. D’après le Défenseur des droits, 25 à 30% des Français sont en situation de fracture numérique. Quant à ceux qui maîtrisent les outils numériques, ils se retrouverons seuls face au vocabulaire juridique avec toutes les difficultés que cela comprend. « Cette rationalisation des procédures remet en cause l’accès au juge et la garantie du procès équitable », souligne Dominique Noguères, vice-présidente de la LDH. Pour couronner le tout, « rien n’est prêt pour l’ouverture de la saisine en ligne de la justice. Les moyens informatiques, les logiciels, etc., la justice est à l’âge préhistorique », lance Katia Dubreuil.
Par la centralisation, la justice perd un peu plus sa fonction de service public. Les tribunaux d’instance étaient des lieux où chacun pouvait venir déposer son dossier, expliquer son histoire avec ses mots, obtenir l’aide d’un greffier pour remplir les formulaires et rencontrer un juge, le tout sans frais de justice. Laurence Roques ne cache pas son agacement :
« Sous prétexte de recentrer le juge sur son cœur de métier – les beaux dossiers –, on met la justice du quotidien à la marge. Et le justiciable, il ira voir ailleurs ! Leur grande idée, que ce soit avec le numérique ou la territorialité des tribunaux, c’est de fermer des lieux de justice sans le dire, et surtout de diminuer le nombre de fonctionnaires. »
Pour résumer, non seulement la justice de proximité s’éloigne – avec l’illusion inverse via le numérique – mais elle devient aussi payante. Les questions qui se posent sont les suivantes : les justiciables pourront-ils toujours avoir accès à un juge ? La justice devient-elle un luxe ? La justice se rend-elle toujours « au nom du peuple français » lorsqu’elle est privatisée ? « Le risque c’est que la justice ne joue plus son rôle d’institution qui aide à la paix sociale », déplore Katia Dubreuil. De son côté, Laurence Roques craint surtout que l’« on crée des zones de non-droit. Comme pour la santé, il y a ceux qui auront les moyens d’être bien soignés et les autres. »
Un jour, l’indépendance du parquet…
Emmanuel Macron, ça n’est pas que des mots et des actes, c’est aussi un style. On ne développera pas ici l’éternel problème de la non-indépendance du parquet – dont le rattachement à la Chancellerie autorise tacitement la suspicion du parquet « aux ordres ». Katia Dubrueil constate « une utilisation assez maximaliste des textes qui permettent ce lien avec le parquet ». L’exemple le plus flagrant a été la nomination du procureur de Paris. Edouard Philippe a ostensiblement mis en scène ses entretiens avec les candidats, souhaitant que le futur procureur soit « en ligne et à l’aise » avec l’exécutif.
Ça se passe comme ça, en Macronie. « La façon dont le pouvoir conçoit ses relations avec la justice est très problématique », juge Katia Dubreuil. Elle est d’autant plus inquiète qu’« avec l’extrême droite aux portes du pouvoir, et Emmanuel Macron qui se présente comme le seul rempart, il y a une difficulté à expliquer que c’est bien le pouvoir en place met en place des mesures dont l’idéologie est extrêmement régressive ».
Certains en viennent à regretter le temps où Sarkozy s’en prenait à eux. Il était dans la provocation, mais cela avait le mérite de provoquer une réaction. « Avec Macron, c’est beaucoup plus insidieux », nous glisse une magistrate, déplorant « l’entreprise de déstabilisation de tout ce qui se rattache aux idéaux de la République. Ça n’est pas un dégât collatéral, c’est un projet de société bien pensé. » Un projet de société qui n’aura pour seule conséquence qu’une justice injuste.
Prison : vous avez dit laxisme ?
52.000 détenus en 2002. 72.000 aujourd’hui, pour 61.000 places de prison. Le ratio augmente beaucoup plus vite que la population française. Et d’aucuns qualifient cela de « laxisme »… En parallèle, on constate une baisse du nombre de saisine des juges d’instruction. Ces deux données mises côte-à-côte indiquent une seule chose : la France incarcère plus pour des faits moins graves que par le passé. En effet, en matière criminelle, la saisine du juge d’instruction est obligatoire. CQFD.
La question de la détention provisoire est centrale. En avril dernier, on dénombrait 20.000 prévenus derrière les barreaux des maisons d’arrêt. Ici, le taux de surpopulation carcérale est de 140%. En comparaison, dans les centrales (peines supérieurs à 10 ans), il n’y a pas de surpopulation. Pour Marie Crétenot, responsable du plaidoyer à l’Observatoire international des prisons, « rien qu’avec des aménagements de peine – pour les 19.000 personnes emprisonnées pour une peine de moins d’un an –, on règle le problème de la surpopulation carcérale ».
La difficulté avec Emmanuel Macron et ses semblables, c’est qu’ils sont « très forts en communication, explique Marie Crétenot. Au moment de la réforme de la justice, ils ont sorti de nulle part le chiffre de 8000 détenus en moins grâce à cette loi – ce qui est faux. Et en même temps, ils annoncent la création de 15.000 places de prison. » Sophie Chardon, vice-présidente du Genepi, est lasse : « Plus on construit de places de prison, moins on aménage les peines, plus on enferme. C’est juste logique. Dire le contraire est un mensonge. »
La force du « et en même temps ». Et ses ravages sur les vies humaines. La prison en France, on pourrait la résumer en trois points : 1/ la dégradation des conditions de travail des fonctionnaires de justice, qui se traduit par une dégradation des droits des justiciables. 2/ la surpopulation carcérale, la France est le troisième pire pays d’Europe, après la Macédoine et la Roumanie. 3/ en 2018, il y a plus de 130 morts en prison. En 2019, on est déjà à 25.
L.L.C.
Publié le 11/06/2019
Qu’est-ce que le pop-fascisme ? - Marcello Tarì
Sur La contre-révolution de Trump
lundimatin#195, (site lundi.am)
Dans le pays où j’écris, le livre de Mikkel Bolt Rasmussen La contre-révolution de Trump, tout juste traduit et publié par les Éditions Divergences, apparaît comme une précieuse image-diagnostic de notre présent (ndlr : voir à ce propos l’entretien avec M.B.Rasmussen que nous publiions il y a deux semaines sur lundimatin). L’Italie, en fait, présente aujourd’hui en Europe un intérêt particulier pour qui observe l’extrême-droite de gouvernement. Le ministre de l’Intérieur Salvini, qui apparaît, si ce n’est comme le véritable chef du gouvernement italien, du moins comme le poids qui fait pencher la balance, est la parfaite expression du modèle trumpien que Rasmussen dissèque dans son texte : la façon de se présenter, les mots d’ordre, la police comme moyen principal du gouvernement des populations, le mépris des règles formelles, l’utilisation sans scrupules des réseaux sociaux, l’interventionnisme sur tout et n’importe quoi, le racisme comme unique arme de propagande ou presque, la polémique anti-élites, sont des éléments qui unifient effectivement au niveau global l’action politique de l’extrême-droite de gouvernement.
Les raids anti-migrants des petits groupes néofascistes italiens ne sont désormais pas grand chose de plus que du folklore comparés à l’action gouvernementale, qui s’est donné pour but d’en réaliser personnellement les contenus à l’intérieur d’un cadre parfaitement capitaliste et souverainement démocratique. Toute la vieille rhétorique du vieux néofascisme – les héros, les valeurs éternelles, la communauté organique, la mystique antimoderne, etc. – attendrirait presque, devant ce fascisme ultra-capitaliste, par son aspect totalement outdated. Et cela vaut aussi pour la rhétorique antifasciste, évidemment.
Des États-Unis à la France, du Brésil à la Pologne et de l’Italie à l’Angleterre, il s’est formé ces dernières années une internationale férocement contre-révolutionnaire qui dispose d’un agenda, d’une vision et d’un langage communs, c’est-à-dire d’une stratégie globale. Toutes les choses qui font défaut à la gauche moribonde mais qui, il faut le dire, ont aussi souvent du mal à être perçues comme quelque chose de nécessaire par les mouvements antisystèmes : de là, une des raisons pour lesquelles le capitalisme fasciste semble partout rencontrer un vent favorable.
L’aspect le plus intéressant du livre de Rasmussen ne consiste cependant pas dans la démonstration de cette évidence qu’est l’installation d’un certain « fascisme tardif » mais, d’une part, dans l’analyse de cette affirmation gouvernementale de l’extrême-droite comme élément essentiel d’un processus de contre-révolution mondiale, c’est-à-dire comme réaction au cycle de lutte de 2010-2011 – d’Occupy aux Printemps Arabes et des Indignados aux luttes des afroaméricains – et, d’autre part, dans le fait de ne pas séparer la question du fascisme de celle de la démocratie.
La question, en particulier, à laquelle je crois que ce livre contribue à donner des réponses est la suivante : comment est-il arrivé que la puissance des mouvements et des insurrections qui ont parcouru le globe au début des années 2010 paraît avoir été d’abord débordé puis en partie à vrai dire soumise à la vague noire qui partout nous submerge ?
Le fait que l’auteur, en plus d’être un militant communiste, soit un historien de l’art n’est pas étranger à sa capacité d’interpréter la nouvelle esthétisation de la politique comme part essentielle de l’affirmation du fascisme social que le monde met en place. Reportons-nous en particulier au chapitre Politique de l’image, où il arrive à cette conclusion : « L’image n’est plus seulement un medium, elle est devenue la matière même de la politique contemporaine » (p. 53). C’est une erreur typique de la gauche, en revanche, de regarder la grossièreté apparente de l’opération médiatico-esthétique de l’extrême-droite pop – si Trump utilise les modèles de divertissement télévisés, Salvini utilise lui ceux de la conversation au bar ou des ultras du football – avec les yeux du moraliste, en croyant être plus intelligents, plus raffinés, plus civilisés et en fin de compte plus « beaux » que tous les Trump, Salvini, Orban ou Bolsonaro, au lieu de penser la politisation radicale de l’esthétique comme l’arme indispensable dans la configuration de l’actuelle conflictualité historique.
Dans une lettre que Karl Korsch a écrit à Brecht, il disait qu’au fond, le Blitzkrieg nazi n’était pas autre chose que de l’énergie de gauche concentrée puis libérée autrement : cette énergie qui dans les années 1920 paraissait encore se diffuser et pousser vers une Europe des Conseils, dix années plus tard avait été retournée et se retrouvait ainsi à être utilisée par ses adversaires, qui lanceront la classe ouvrière mondiale dans une « bataille de matériaux » gigantesque et fratricide qui ne pouvait avoir d’autre terme que l’anéantissement matériel et spirituel de la classe ouvrière en tant que telle, d’où la défaite de chaque perspective révolutionnaire au XXe siècle. Au moment de la débâcle, Benjamin a dû consigner, à son grand désespoir, que les fascistes semblaient comprendre mieux que la gauche révolutionnaire les lois qui régissent les émotions et les sentiments populaires, affects qui aujourd’hui encore sont traités par toutes les nuances de la gauche avec suffisance, quand ce n’est pas avec mépris, et on leur préfère toujours les arguments « rationnels », de « bon sens », « progressistes », « civiques », c’est-à-dire tout ce qui non seulement ne convainc désormais personne parmi les classes populaires, mais qui, au contraire, génère l’effet inverse, celui de se faire détester encore plus.
C’est ainsi que se produit Trump qui « pourtant récupère partiellement l’analyse d’Occupy concernant la crise financière et le sauvetage des banques » (p. 43), qu’en Italie la haine populaire envers la « caste » est capturée et jetée dans la guerre contre les migrants, les roms et les « tiques » ([zecche] c’est ainsi que sont surnommés en Italie les activistes des centres sociaux), tout cela avec comme arrière-plan le mépris évident que tous éprouvent à l’encontre des institutions de l’Union Européenne destinées à être, faute de mieux, transfigurées par le « souverainisme ». Au Brésil la corruption de la gauche, sa foi dans l’économie, sa prétention à savoir gouverner le capitalisme mieux que les autres, sa défiance chronique envers les mouvements autonomes et, ça va sans dire, sa vocation antirévolutionnaire, ont livré le pays à un bourreau du calibre de Bolsonaro. On pourrait décliner des exemples du genre pour beaucoup d’autres pays. Les mouvements, de leur côté, ont manqué le kairos pour transformer leur puissance propre en force révolutionnaire et une bonne partie de cette force se retourne maintenant contre eux. Nous pouvons donc en tirer une sorte de loi politique qui nous concerne aussi personnellement : dans les périodes de grand changement, chaque erreur d’interprétation, chaque erreur de sous-évaluation, chaque manque de courage, chaque hésitation dans le déroulement d’un événement potentiellement révolutionnaire, se paie d’un accroissement de la puissance de l’ennemi, du fascisme. Le corollaire de cette loi est qu’il faut en finir avec tous les affects gauchistes qui nous habitent.
Un autre élément important que Rasmussen porte à notre attention est de montrer comment Trump, face à et contre la jeunesse métropolitaine d’Occupy et les afroaméricains de Black Lives Matter, a su mobiliser les ouvriers et les employés blancs qui vivent en dehors ou aux marges de la métropoles et qui ont subi les coups les plus durs de la part de la crise économique débutée en 2008. De cette façon « Trump porte ainsi une contestation de la contestation, dont l’objectif est de repousser violemment la possibilité de changer le système de fond en comble » (p. 41). C’est aussi de cette façon que dans beaucoup de pays la rage justifiée contre la métropole a été soumise et utilisée par ceux-là même qui contrôlent les métropoles depuis toujours. Nous ne pouvons plus permettre que cela se produise encore et c’est pourquoi un autre corollaire est qu’il faut en finir avec cette illusion que cultive la gauche sur la réappropriation de la métropole ou sur sa gestion alternative : la métropole est irréformable, inhabitable et prise dans un devenir-fasciste désormais évident pour qui veut bien voir la réalité. Quand l’on pense à la France des Gilets Jaunes et à leur vocation contre-métropolitaine, c’est en fait un vrai chef-d’oeuvre que d’avoir réussi à éviter une manœuvre similaire à celles de Trump ou de Salvini, même si l’on ne peut pas encore dire le dernier mot : encore une fois, même en ce qui concerne les Gilets Jaunes, la règle du politique veut que si l’on ne porte pas l’attaque en profondeur, c’est le fascisme qui aura toutes les chances d’utiliser la force accumulée par le mouvement. Si Rasmussen raconte comment l’effet Trump a réussi à se produire avant que la critique du racisme structurel de la part de Black Lives Matter ne se conjugue à la contestation du mode de production capitaliste en général, en France il faudrait alors miser sur la combinaison entre contestation sociale, esprit anti-métropolitain et critique écologique, avant que les pouvoirs puissent couper les communications entre ces différentes tendances qui, effectivement, peuvent autant devenir un complexe révolutionnaire ample et doté d’une grande force de frappe qu’être détourné séparément en autant de puissances contre-révolutionnaires.
On ne peut donc se permettre aucun optimisme, et au contraire, comme le disait sagement Benjamin, « organiser le pessimisme » est dans ces moments la seule devise politique raisonnable qui soit. Une nouvelle avant-garde qui conjugue l’ivresse extatique de la révolte et la discipline révolutionnaire doit naître et nous permettre de « sortir ». Le seul art qui compte est celui de la sortie nous disait en effet Marc’O il y a quelques jours, dans un parfait style surréaliste (sur la nécessité d’une nouvelle avant-garde on peut se reporter à un autre récent texte de M. B. Rasmussen, Après le grand refus, sorti non sans raison en même temps que le livre sur Trump). Et je crois que cette fois ce sera une avant-garde qui tourne le dos à l’avenir et dirige son regard vers le bas.
Ce qui est aussi particulièrement important dans le livre de Rasmussen c’est la discussion sur la catégorie de fascisme et son actualité. Balayant tous les faux débats qui vont des déclarations selon lesquelles « le fascisme est revenu » à celles qui affirment qu’il « n’y a aucun Hitler ou Mussolini, aucune chemise brune ou noire qui justifie un tel diagnostic », l’auteur traite le fascisme comme n’importe quel courant idéologique, et par conséquent, au même titre que le socialisme, l’anarchisme ou le libéralisme ont une histoire qui les a modifiés à travers le temps, en plus de présenter des spécificités locales et des façons différentes d’être réprésenté, le fascisme n’est pas non plus réductible à un modèle unique, même pas d’ailleurs pendant l’entre-deux-guerres. C’est pourquoi à la svastika et aux faisceaux de licteur se sont substitués aujourd’hui la casquette de baseball de Trump et les sweats de Salvini, et à la différence des portraits du Chef jadis exhibés dans les bâtiments publics et les défilés, leurs mots et leurs visages sont présents sur les écrans 24h/24. La seule constante historique fasciste paraît être inscrite dans l’appel à une communauté imaginaire, originaire-naturelle, qui s’identifie à la nation et donc au Chef qui la représente, soit en substance un ethno-nationalisme autoritaire qui exprime la volonté, hier comme aujourd’hui, de s’opposer par tous les moyens à l’émergence d’un mouvement révolutionnaire qui en finirait avec le capitalisme.
Au-delà de tout cela et de la profondeur d’analyse sur l’Amérique trumpienne, Rasmussen nous livre une réflexion cruciale sur la question de la démocratie : « Le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie : il émerge, croit et triomphe en son sein même, lorsqu’une crise exige de restaurer l’ordre et d’empêcher la formation d’une alternative révolutionnaire. Le fascisme n’est pas une anomalie, mais une possibilité inhérente à tous les régimes démocratiques » (p.134). Voilà pourquoi toutes les tentatives d’y opposer un front démocratique antifasciste, des libéraux aux anarchistes, sont vouées à la défaite. D’autre part Giorgio Agamben avait déjà noté il y a quelques années que les lois d’exception promulguées par la démocratie qui nous est contemporaine sont encore plus liberticides que celles du fascisme historique, et ce sont les mêmes Trump et Salvini qui n’hésitent pas à se définir comme de fervents défenseurs du système démocratique (grâce auquel, entre autres, ils ont été élus, comme déjà Hitler au temps de la république de Weimar). Et s’il est vrai, comme l’écrivait Mario Tronti, que c’est la démocratie qui a vaincu et anéanti la classe ouvrière, on ne peut comprendre comment il est encore possible aujourd’hui de croire qu’une quelconque démocratie puisse sauver la terre de la catastrophe en cours. C’est pour cela que Rasmussen conclut que la seule alternative au fascisme est celle qui vise une destitution de la démocratie indissoluble de celle du capitalisme.
« Sortir, sortir et encore sortir ! » est notre seul mot d’ordre.
Publié le 10/06/2019
Cette gauche a-t-elle fait son temps ?
Benjamin Konig (site humanite.fr)
Les classes populaires, que la gauche est censée défendre, se tournent plutôt vers l’abstention ou le vote RN. Et le mot même de gauche n’attire plus les électeurs. Est-ce la fin de la gauche ? Ou peut-elle se transformer pour renaître ?
Il y a de cela sept ans à peine : à la Bastille et sur de nombreuses places françaises, on fêtait la victoire de « la gauche » à l’occasion de l’élection de François Hollande. Que s’est-il passé pour que la situation soit aujourd’hui si désastreuse ? Un quinquennat de reniements et de trahisons, certes… Mais, avec les dernières européennes, le constat s’est encore assombri : des classes populaires qui s’abstiennent massivement, une jeunesse en grande partie démobilisée, une incapacité à faire le lien entre crise sociale et débouché politique, un clivage trompeur libéraux-nationalistes.
Les questions posées par les résultats des européennes en France conduisent à s’interroger sur le devenir même de la gauche. Si les causes de cette débâcle sont nombreuses et parfois conjoncturelles, l’avenir semble bien sombre. D’autant que ces résultats surviennent après six mois d’une contestation sociale et démocratique majeure : le mouvement des gilets jaunes. Mais cette contestation, en termes électoraux, s’exprime très majoritairement par l’abstention et par le vote RN.
En cumulé, le score des listes se réclamant de la gauche est historiquement bas, totalisant 31 %. Et encore : la campagne d’EELV a été marquée par le ni droite ni gauche imprimé par sa tête de liste, Yannick Jadot. Les eurodéputés EELV pourraient d’ailleurs siéger avec le groupe des libéraux à Strasbourg, et sera sans doute partie prenante de la coalition majoritaire bruxelloise. Loin, très loin de la gauche… « Il nous faut construire une alternative crédible pour conquérir le pouvoir et l’exercer, avançait Yannick Jadot au lendemain des élections. L’écologie est en train de devenir le centre de gravité du paysage politique européen, en tout cas des pays fondateurs. »
Certes, les Verts français ont souvent navigué entre la gauche et le centre libéral, mais la problématique demeure : est-ce la fin de la gauche telle qu’on la connaît ? « La gauche en France n’est pas morte, a réagi la tête de liste PS-PP, Raphaël Glucksmann. Demain, il faudra reprendre notre bâton de pèlerin et chercher enfin à rassembler la gauche. » Ian Brossat, le chef de file du PCF, qui n’a rassemblé que 2,49 % des suffrages malgré une belle campagne, estime que « la gauche est affaiblie et tout est à reconstruire ». Mais sur quelles bases, et avec qui ? « J’ai l’intime conviction que l’avenir passe par l’humilité, le travail collectif, le respect mutuel, le refus de la tentation hégémonique. » Nul n’en a de toute façon la légitimité : ni un PS encore en recul par rapport aux résultats de 2017, ni une France insoumise en très nette perte de vitesse, avec un score décevant de 6,3 % (le même score que le Front de gauche en 2014, qui rassemblait PCF et PG), et dont la proposition de fédération populaire formulée par Jean-Luc Mélenchon à la veille des européennes semble mort-née. Quant à Génération.s, avec 3,3 %, il n’enverra pas non plus de députés à Strasbourg et semble échouer à incarner une gauche alternative entre PS et insoumis. C’est dans ce contexte de fragmentation que les députés PCF et insoumise, Elsa Faucillon et Clémentine Autain, lancent xxxxxxx.
Dans un entretien au magazine « Regards », Olivier Besancenot revient sur les enjeux primordiaux pour la gauche. Et d’abord sur le sens même : « Le mot gauche a un sens parce que historiquement, ça en a un. C’est une notion discréditée du fait des politiques de gauche qui ont été menées et qui étaient en fait des politiques de droite. » Lui, insiste d’ailleurs sur la notion d’unité : « La proposition unitaire a du sens et peu importe qui la mène : tous ceux qui disent qu’il faut apprendre à se reparler et à rediscuter ont raison. Mais il faut le faire sur la base d’une pratique, d’où cette proposition d’une coordination permanente. » La pratique, le terrain, le concret : c’est là qu’il faut repartir.
L’enjeu de la rupture
Actions et mobilisations pour l’urgence climatique, la défense des services publics – grèves et revendications dans les écoles ou les hôpitaux –, ou bien encore sur la mobilisation dans les ports contre les ventes d’armes : autant de secteurs qui font la preuve que les valeurs de gauche sont toujours là. Pourtant, ce qui fait le cœur de la gauche ne semble pas trouver de voie dans les urnes, comme le résume la députée PCF Elsa Faucillon dans un texte posté sur Internet : « Alors que le mouvement social et culturel offre une version riche de la vie démocratique, les urnes en livrent une version réduite et appauvrie. Cette déconnexion est précisément le problème. » Clémentine Autain plaide, elle, pour que la gauche politique « s’ouvre sur la société, les citoyens, les syndicats, les intellectuels, les associations ». Benoît Hamon, dans la même veine, souhaite « des initiatives des mouvements politiques, sociaux et citoyens qui veulent réinventer le projet de la gauche ». Quant à Olivier Faure, premier secrétaire du PS, il appelle dans un entretien au « Monde » à la « constitution d’une structure qui porte l’ensemble de la gauche et de l’écologie » et fait le constat d’une « gauche fragmentée qui apparaît comme faible alors que, rassemblée, elle aurait été la première force politique en France ».
Rien n’est moins sûr : outre que les attelages de partis agglomérés sont loin d’attirer les électeurs, la question de la ligne et des idées politique demeure. À cet égard, il est frappant de constater que le retour du PSOE en Espagne, comme du PS portugais, se fonde sur un tournant à gauche de leur ligne politique, après des années de reniement social-libéral. Comme le résume Ian Brossat, « soyons clairs : cette reconquête des cœurs et des esprits ne sera possible sans la rupture avec le libéralisme. » Ce que l’essayiste et ex-militant d’Attac Aurélien Bernier, auteur avec le collectif Chapitre 2 de « la Gauche à l’épreuve de l’Union européenne » (Éditions du Croquant, 2019), résume ainsi : « C’est dans le programme et les propositions que les choses se jugent. » Pour lui, ce qui peut contribuer à ce que la gauche retrouve de la vigueur, c’est précisément « ce principe fondateur : la défense des classes populaires contre les privilégiés. Il faut le défendre et l’affirmer. Il faut une ligne de démarcation claire, notamment avec la social-démocratie, qui ne défend plus ce principe ». Selon lui, « le débat de fond, de programme, doit primer sur le débat stratégique : le rapport à l’Union européenne, l’affrontement avec les grandes puissances financières, la question de la nationalisation sont plus importants que de savoir s’il faut être populiste ou bien brandir l’étendard de la gauche ».
Quel clivage ?
Le débat entre stratégie populiste et clivage traditionnel droite-gauche est également un des enjeux, d’autant que LaREM est désormais clairement marquée à droite, comme le démontre son électorat lors des européennes (lire p. 15). La France insoumise est tiraillée entre ces deux stratégies, d’autant que ses alliés en Europe connaissent une même érosion, à l’image de Podemos (11 % des voix en Espagne).
« Rester dans le vase clos des gens qui se disent de gauche, c’est petit bras », a estimé Raquel Garrido, alors que, à l’inverse, la députée insoumise Clémentine Autain estime que « le ressort de la stratégie populiste, le choix entre “eux” et “nous”, tout cela a fait long feu ». Dans « Libération », elle exhorte au contraire à « s’ouvrir, parce que ça se passe dehors. La gauche, c’est les gens qui aident les migrants, c’est le personnel hospitalier qui lutte, c’est la jeunesse des quartiers… Il y a une déconnexion entre les politiques et la réalité sur le terrain ».
Dans un entretien au « Monde », Christophe Aguiton, auteur de « la Gauche du XXI e siècle » (La Découverte, 2017), revient notamment sur ce débat : « La gauche n’a pas disparu dans ce pays (…) et les divisions de la gauche préexistaient bien avant les élections européennes », mais il estime toutefois que « se réclamer de gauche après le quinquennat Hollande est compliqué ». Au-delà de cette simple question du clivage droite-gauche ou de la stratégie populiste, Christophe Aguiton insiste sur un point : « Un besoin tangible de refondation d’une pensée doctrinale. Celle-ci est en train d’émerger sur les questions écologiques, les biens communs, et sur tout ce qui permet à la société de s’exprimer sans passer par des structures étatiques. »
Il est indéniable que le clivage trompeur « libéraux-nationalistes », installé à la fois par LaREM et le RN, ait progressivement gagné une partie des esprits. À cet égard, ces élections ont conforté le RN dans un vote de protestation, le fameux « référendum anti-Macron ». Pour la gauche, cette fausse opposition est mortifère, mais la reconstruction ne peut s’épargner un débat de fond, sans quoi les municipales, dans neuf mois, pourraient bien n’être qu’une nouvelle étape du recul des valeurs mêmes de la gauche. Et bien que la question des alliances soit posée, elle ne peut l’être qu’en termes électoraux : « Il y a un besoin de refondation doctrinale pour toute la gauche, ajoute Christophe Aguiton. Ce qui implique de retravailler ensemble. Si on repart dans cet état d’émiettement, le désastre est garanti. »
Comme le résume Ian Brossat, « cette gauche que nous devons, que nous allons reconstruire doit placer au cœur de son projet la justice sociale et l’urgence écologique ». Dans une période de forte contestation sociale et démocratique et de répression violente de la part du pouvoir, la tâche est immense : se réinventer ou disparaître.
Benjamin König
Publié le 08/06/2019
Garrido - Jadot : le populisme contre la gauche
Par Etienne Sandoz, Pablo Pillaud-Vivien (site regards.fr)
Certains gagnent, d’autres perdent mais en ce moment, ils ont la même obsession : les écolos et les insoumis s’en prennent à la gauche pour viser l’hégémonie. Une stratégie à risque.
Les élections européennes passées, le débat stratégique à gauche redémarre sur les chapeaux de roues. C’est dire que ce scrutin n’a rien résolu de la crise à gauche. Dans l’espace social-démocrate, Place publique a perdu son pari de rassembler autre chose que les restes du Parti socialiste. Quant au PCF, he is NOT back. L’exploit de La France insoumise en 2017 semble loin. Une plus ample réaction de Jean-Luc Mélenchon est attendue, mais, à en entendre les députés La France insoumise Danièle Obono ou Eric Coquerel, rien à signaler, circulez, y’a rien à voir. Se remettre à travailler est la seule option envisagée après l’échec, avoué douloureusement.
Yannick Jadot, lui, est heureux de sa place sur le podium derrière l’infernal duo Marine Le Pen/Emmanuel Macron, et il se sent pousser des ailes, mais surtout des ambitions. Le choc des résultats s’estompe et sortent les premières réactions. Aux premiers rangs : Raquel Garrido, l’insoumise devenue chroniqueuse télé, mais bien décidée à revenir dans l’arène, et ledit Yannick Jadot, tous deux dans les starting-blocks. En politique, mieux vaut jouer un coup d’avance quand l’horizon est trouble. Ces deux-là que tout semble opposer sur le fond, font pourtant un plaidoyer commun pour le « ni droite ni gauche ». L’une s’en sert pour tenter rassembler au-delà des frontières idéologiques, l’autre pour s’installer au centre mais les deux le font, de facto, contre la gauche.
L’hybris populiste
Raquel Garrido n’en démord pas. Après le succès de son passage dans la Midinale de Regards, elle enfonce à nouveau le clou dans Marianne. Le souverainisme et le dégagisme sont l’unique avenir de La France insoumise. Cette dernière se doit d’imposer sa « summa divisio » chère, si on la suit, à Ernesto Laclau. Abandonner la gauche pour un projet souverainiste qui mobiliserait largement en dehors des appartenances partisanes et des cohérences idéologiques qui ont fait la gauche et la droite des années durant.
Pour s’en convaincre, elle enchaîne alors les contre-vérités et les vœux pieux. Lorsqu’elle annonce par exemple que « La France insoumise, contrairement aux partis de gauche traditionnels, a refusé le cadre de la Ve République », on ne peut que lui rappeler que la VIème République était revendiquée par le PS (et notamment par Arnaud Montebourg) dès 2002. On la retrouvait aussi dans le programme de la communiste Marie-George Buffet, sans compter celui de Jean-Luc Mélenchon en 2012 avec le Front de Gauche, et même celui de Benoît Hamon en 2017. Plus loin, elle revient ensuite sur son obsession pour « les abstentionnistes, les votes blancs et nuls, les dégoûtés de la politique, les nostalgiques d’une droite classique chassée des seconds tours des scrutins » qui semblent, pour Raquel Garrido, représenter la solution à tous les problèmes.
Selon l’Insee pourtant, il est important de rappeler que l’abstention totale n’est que de 14%, si l’on s’en tient à l’année 2017. En effet, 86% des Français et des Françaises ont voté à au moins un des quatre tours de cette année-là (soit à l’un des deux tours de l’élection présidentielle et ou des élections législatives). Bref, ils ne représentent ainsi qu’un faible vivier électoral. Mais qu’importe, ça fait toujours populaire de parler de ceux qui ne votent plus ! Et que dire du potentiel chez les électeurs de droite ? Ils représentaient, en 2017, de 2 à 4% chez les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, c’est-à-dire presque rien mais quand on ne veut pas voir... On nous rétorquera que la campagne n’était sans doute pas assez souverainiste !
Un bouc-émissaire : la gauche
Ce que Raquel Garrido ne veut en vérité pas voir, c’est que la candidature de Jean-Luc Mélenchon a été portée par la déception du hollandisme et parce qu’il était le choix plébiscité par la gauche. Et d’ailleurs, si l’on pose la question « qui est Jean-Luc Mélenchon ? » en dehors des petits cénacles qui suivent de près la politique, qui peut honnêtement répondre autre chose que « un homme politique de gauche » ?
L’électorat de Jean-Luc Mélenchon était d’ailleurs, en 2017, majoritairement composé de personnes se positionnant à gauche : 72% des personnes se déclarant « très à gauche » l’ont choisi en 2017, ainsi que 53% de ceux et celles se présentant comme étant « à gauche » ou encore 30% de ceux et celles s’estimant « plutôt de gauche » Chez les électeurs « sans sympathie partisane », la pénétration électorale de Jean-Luc Mélenchon est de 16,4% soit en dessous de sa moyenne dans l’électorat (19,6%). De même chez les « ni de droite ni de gauche », 16 et 19%, pas franchement saillant ! La droite et la gauche, un peu trop vieux monde ?
L’électorat de Jean-Luc Mélenchon est pourtant un de ce qui estime le moins que « le clivage gauche/droite n’est plus pertinent et doit être dépassé », avec 57% de réponses positives contre 66% dans la moyenne de l’électorat, 83% chez les électeurs de Macron, et 70% chez ceux de Marine Le Pen. Quant aux motivations du vote, aucune doute sur leur appartenance partisane, dans l’ordre : hausse des salaires et du pouvoir d’achat, lutte contre la précarité, santé, environnement et défense des services publics. Mais Raquel Garrido de dire en substance dans la Midinale de Regards que « La France insoumise pêche parce qu’elle a trop à dire déjà sur le social, l’environnement, le droit des animaux »...
Le mythe de la composition de l’électorat de La France insoumise
Finalement, Raquel Garrido fait deux erreurs majeures. Elle estime d’abord assez rapidement que, suite à l’érosion du socle de gauche de Macron, Jadot en fut le réceptacle naturel déclarant que « ces votes ne seraient pas venus à La France insoumise ». Que dire alors des 21% d’électeurs de Macron qui ont hésité à voter Jean-Luc Mélenchon en 2017 ? Alors que Macron rodait sur les terres de la droite, au contraire, ces votes auraient pu se porter sur La France insoumise, si elle avait choisi d’endosser sa place à gauche. Déçus de la continuité des politiques néolibérales, ces électeurs et électrices ne pouvaient-ils pas être convaincus ? Trop CSP+ sans doute... Faut-il alors rappeler que ces mêmes CSP+ composaient 49,9% du vote Mélenchon en 2017 ? C’est comme si Raquel Garrido était à la recherche d’un électorat qui n’existait que dans ses rêves.
Encore plus loin dans la politique fiction, elle pense également que la social-démocratie est morte, enterrée avec le vieux monde, alors que sa proposition souverainiste est sans doute le plus grand risque pour la faire renaître. L’extrême dispersion de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon de 2017, notamment en faveur d’EELV (17%), montre en effet que, loin d’être acquis, ces électeurs de gauche peuvent repartir, ne pas adhérer au discours uniquement dégagiste entamé par Jean-Luc Mélenchon, décidé, du moins, pendant la séquence gilets jaunes, à se couper de la gauche. On ne fidélise pas ses électeurs en tournant le dos à leurs repères politiques et idéologiques. L’hybris populiste mal aidé par les presque 20% de 2017 s’engage donc dans un pari dangereux pour la suite du combat.
L’hybris que l’on n’avait pas venu venir
Quant à EELV, depuis le 26 mai la formation écologiste fait dans le triomphalisme : avec 12,6% aux élections européennes et quelque 3 millions de voix, Yannick Jadot se voit déjà à la tête de l’Etat : « Nous voulons conquérir et exercer le pouvoir ». Aux élections européennes de 2009, les écologistes avaient réalisé 16,28% des voix et près des 3 millions de voix, ce qui n’empêcha pas Eva Joly d’en faire 2 millions de moins à la présidentielle en 2012 avec ses 2,31%.
Yannick Jadot veut y croire. Son moment, c’est sans doute maintenant alors que son thème de prédilection domine la scène politique. Les écologistes ont souvent, par tradition et par culture, renâclé à l’idée de s’identifier à gauche. L’écologie devait tracer son chemin pour s’imposer et devenir centrale, sans se soucier du dualisme qui composait la scène politique. Marginalisée, vue comme un sujet secondaire, l’écologie ne le sera probablement jamais plus. Reste que la bataille sur son contenu est ouvert. Même les plus retardataires semblent s’y mettre, que ce soit du côté du Rassemblement national ou à droite. Quelle stratégie donc pour les écologistes ?
Dans son interview au Monde du 5 juin 2019, Yannick Jadot se rêve en leader « d’une nouvelle espérance ». Mais, surprise ! Jadot fait du mauvais Mélenchon. Son but : « sauver le climat et pas les vieux appareils » car « les jeunes ne nous ont pas donné mandat pour nous asseoir autour d’une table avec Olivier Faure, Benoît Hamon et Fabien Roussel ». Encore quelques secondes et il aurait pu parler de « tambouilles ». On verra bien aux municipales où les écologistes ont souvent survécu au moyen d’accords multiples, sans parler d’un passage au gouvernement sous Hollande ! Une chose est sûre, « je ne participerai pas à un rafistolage du paysage politique du XXe siècle », annonce celui à qui certains ont décerné la première place à gauche. Quelle responsabilité ! Mais voilà qu’après La France insoumise, les écolos ont chopé le virus de l’hégémonie !
La technique de la terre brûlée pour mieux rassembler
Et celui qui appelle à rassembler EELV, les animalistes et la liste Urgence écologie ne lésine pas sur ses mots : le rassemblement se fera autour de son projet, « que chacun fasse son aggiornamento ». L’hybris verte mâtiné de populisme se lance à toute vapeur dans les mêmes écueils que la galaxie insoumise. Pour Yannick Jadot, Génération.s et La France insoumise « ne sont pas des partis écologistes ». Les militants de Générations et les insoumis sont cependant les bienvenus pour rejoindre le mouvement. Ce message sectaire n’est cependant « ni de l’arrogance ni du mépris ». C’est mal parti pour véritablement rassembler à terme les électeurs – de gauche comme d’ailleurs...
Yannick Jadot veut sans doute d’abord récupérer l’hémorragie du flanc gauche de Macron. Dont acte. Mais jouer du « ni droite ni gauche » macronien a aussi un coût. Il ne faut pas oublier que les jeunes (les 18-35 ans), dont il est si fier d’avoir suscité l’attention, avaient placé en tête de leur vote de 2017 un certain Jean-Luc Mélenchon. Le degré de radicalité observé chez les manifestants pour le climat pourrait d’ailleurs rentrer en conflit avec son ambiguïté réelle sur la question de la rupture avec le libéralisme – ou avec l’économie de marché. Le député européen se dit pour le libre-échange à condition de ne pas abuser du dumping social et fiscal. Un peu ne fait pas de mal ? S’il n’a pas d’opposition avec l’économie de marché, il risque par contre d’avoir du mal à convaincre ceux et celles pour qui l’écologie politique rime avec une rupture profonde avec le système économique actuel. Existe-t-il donc un espace politique entre Macron et Mélenchon, pour un populisme vert ? Pour le moment, s’il peut échapper à un positionnement gauche/droite, il n’échappera pas à la nécessité de trancher sur son rapport au capitalisme.
En attendant, EELV doit son succès autant à la gauche qu’à l’hémorragie macroniste. Il rencontre en effet le succès chez 17% des anciens électeurs de Jean-Luc Mélenchon de 2017 qui ont voté aux européennes, chez 26% de ceux de Benoît Hamon, et 20 % des électeurs de Macron. Il existe d’autant plus un potentiel à gauche, que les premiers décrochages du bloc macroniste se sont fait chez les sympathisants de gauche. Difficile de savoir, si Yannick Jadot trouvera l’équilibre sur un temps plus long que la campagne européenne. D’autant que la temporalité du vote de son électorat n’a rien de rassurant pour lui, 16% de ses électeurs se sont décidés à voter pour sa liste seulement dans la dernière semaine et 15% le jour du vote !
La gauche est morte, vive le populisme ?
On l’aura compris, le concept à abattre, pour une partie de la France insoumise comme pour une partie d’EELV, c’est la gauche. L’énigme de 2017 reste entière et l’on ne saura jamais vraiment si c’est parce que Jean-Luc Mélenchon ne s’est pas revendiqué de gauche qu’il a réussi à attirer ses électeurs. Mais force est de constater que tirer à boulets rouges sur elle n’a pas marché pour La France Insoumise et risque de coûter cher à Jadot à l’avenir.
Le populisme revendiqué par Raquel Garrido ne rend d’ailleurs pas hommage à Ernesto Laclau ni à Chantal Mouffe. Il est finalement confondu avec l’imaginaire jacobin au travers de la volonté d’engager une révolution citoyenne comme moyen de la souveraineté du peuple. Les théoriciens du populisme mettaient en garde contre ce concept de révolution dans l’imaginaire de gauche qui « implique un caractère fondationnel de l’acte révolutionnaire, l’institution d’un point de concentration du pouvoir depuis lequel la société pourrait être "rationnellement" réorganisée. C’est là une perspective qui est incompatible avec la pluralité et l’ouverture qu’une démocratie radicale requiert. »
Ainsi, peut-être doit-on préférer la pluralité des réalités populaires à l’unilatéralisme souverainiste pour construire une alternative à la société marchande totale que propose le gouvernement. Et, si le souci des deux penseurs du populisme a toujours été de fédérer, à tort ou à raison, le peuple dont l’identité politique est nécessairement plurielle, jamais n’a-t-on vu, sous leurs plumes, d’invitation à considérer comme des ennemis politiques de potentiels alliés dans la conquête du pouvoir et l’avènement d’un projet émancipateur de gauche. Si Raquel Garrido et Yannick Jadot jouent contre la gauche finiront-ils par comprendre qu’ils jouent aussi contre leur camp ?
Pablo Pillaud-Vivien et Etienne Sandoz
Publié le 07/06/2019
« Il y a eu une mésinterprétation par La France insoumise du vote de 2017 »
par Loïc Le Clerc (site regards.fr)
19,58%... 11,03%... 6,31%. En deux ans, La France insoumise a vu ses résultats électoraux chuter. Pourquoi ? Comment ? Où sont passés les sept millions d’électeurs de « JLM 2017 » ? Quel rapport entre la ligne politique et l’électorat ? Éléments de réponse avec Rémi Lefebvre et Mathieu Gallard.
Dimanche 26 mai, après des semaines de sondages annonçant La France insoumise (LFI) proche voire au-delà des 10%, le résultat des urnes est sans appel : 6,31%. Tout juste 25.000 voix devant le Parti socialiste emmené par Raphaël Glucksmann. C’est ce qu’on appelle une douche froide. Pour la plupart des insoumis, cette déconvenue électorale s’explique par la ligne. Mais c’est là que le bât blesse. De quelle ligne parle-t-on ? Dans la Midinale de Regards, le 28 mai dernier, Raquel Garrido arguait : « La ligne Autain a été mise en œuvre lors de cette élection européenne. Et elle a pris 6%. »
La ligne, la ligne… Quelle est-elle la ligne ? A-t-elle changé entre 2017 et 2019 ? Que s’est-il passé pour que LFI flirte tout juste avec le score du Front de gauche des européennes de 2014 (6,33%), là où chacun espérait voir plutôt celui de la présidentielle de 2017 (19,58%) ou, au pire, celui du premier tour des législatives (11,03%) ? Et, finalement, quel est le lien (et l’écart) entre la ligne affichée et le comportement de l’électorat ?
Mathieu Gallard est directeur d’études à l’institut Ipsos. Rémi Lefebvre est professeur de Sciences politiques à l’Université de Lille et membre de la GRS.
Regards. La gauche, aux élections européennes de 2019, peine à atteindre les 20% des suffrages – 32% si l’on compte EELV. Comment qualifieriez-vous l’état de la gauche ?
Mathieu Gallard. Si on prend toute la gauche – et je pense qu’il faut compter EELV, car leurs électeurs se disent de gauche – on est à environ un tiers de l’électorat. C’est plus que lors de la séquence présidentielle/législatives de 2017 où on était à 25%. Et ça n’est pas fondamentalement beaucoup plus bas que pour les élections intermédiaires sous Hollande, où on tournait autour de 36-38%. En 2019, on a donc une gauche qui a récupéré une partie de ses électeurs captée par Macron en 2017. Mais tout ceci reste catastrophique d’un point de vue historique. Avant 2012, si la gauche tombait sous les 40% on considérait que c’était très mauvais.
Rémi Lefebvre. On ne peut pas raisonner en agrégats de bouts d’électorat. 32%, là, on additionne les carottes et les navets. Le problème, c’est qu’on devient ventriloque après une élection : on fait parler les électorats et il y a dans les interprétations avancées beaucoup de spéculations qui sont en général conforment aux intérêts, aux projections de celui qui interprète. Les électorats sont de plus en plus volatiles et fragiles. On peut même se demander si la notion d’électorat existe encore. Les logiques de vote utile ou stratège minent la cohésion des votes collectifs qui sont de plus en plus hétérogènes. Quant aux européennes : il n’y a que 50% de participation et on universalise ces élections comme si elles avaient la même signification qu’une présidentielle. Leur portée politique est à nuancer. Les représentations de la gauche ne peuvent être construites sur un scrutin de second ordre comme celui là.
« L’électorat de JLM 2017 est parti dans toutes les directions à gauche aux européennes »
A la présidentielle de 2017, Jean-Luc Mélenchon avait obtenu 19,58% des suffrages. Deux ans plus tard, LFI est à 6,31%. Que s’est-il passé ?
MG. Ce n’est pas un score très étonnant si on regarde ce que faisait LFI (ou avant le Front de gauche) lors des élections intermédiaires. Sous le mandat de Hollande, que ce soit pour les européennes, régionales, départementales, etc., ils naviguaient entre 6 et 8%. Alors qu’à la présidentielle de 2012, Jean-Luc Mélenchon avait fait 11,1%. Quand l’élection est très personnalisée, comme la présidentielle, et que LFI est portée par Jean-Luc Mélenchon, qui est une figure charismatique et populaire à gauche, il fédère l’électorat de gauche et ça porte LFI. Sinon, il y a une plus forte dispersion de cet électorat. L’enjeu pour LFI à chaque élection intermédiaire, c’est de fidéliser son électorat. Mais ça ne fonctionne pas vraiment. De plus, parmi les électeurs de Jean-Luc Mélenchon de 2017, il n’y a que 45% de votants aux européennes. Ce sont ceux qui se sont le plus abstenus.
RL. On voit bien qu’une bonne partie des électeurs de Jean-Luc Mélenchon se sont abstenus ou sont partis chez les Verts. Il y a à la fois une défection et une migration électorale. La question est de savoir pourquoi ? Parce que son électorat a pensé que la proposition de l’offre LFI n’était pas satisfaisante ou trop confuse ? Est-ce qu’il a jugé qu’il n’était pas opportun de se déplacer parce que, au fond, il n’y avait pas d’enjeux majeurs, que le scrutin n’était pas essentiel ?
Entre 2017 et 2019, quelle a été la « fluidité » de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon au sein du « bloc de gauche » ?
MG. Disons que c’est particulier à gauche parce qu’il y a beaucoup de listes. On a bien vu que son électorat de 2017 est parti dans toutes les directions à gauche, se dispersant sur cinq listes. Il n’y a qu’un gros tiers qui est resté, les autres sont partis notamment chez les écologistes et les communistes, mais aussi au PS et à Génération.s. Mais on constate la même chose pour l’électorat de Benoît Hamon. Beaucoup d’électeurs de gauche se considèrent d’abord « de gauche » avant de se dire « socialiste », « écologiste », « communiste » ou « insoumis ». Ils font leur choix parmi la gauche en fonction des personnalités des candidats, des enjeux de la campagne, etc. Les électeurs de gauche n’ont pas vraiment de préférence très forte entre les différents partis de gauche. C’est la même chose à droite, mais il y a moins de listes sur lesquelles s’éparpiller.
« La stratégie populiste ne fonctionne pas vraiment pour LFI. »
A en croire certains cadres de LFI, cette quatrième place en 2017 était due à leur stratégie « populiste », et le mauvais résultat des européennes à l’abandon de cette stratégie. L’électorat est-il si sensible aux stratégies politiques ?
MG. En 2017, Jean-Luc Mélenchon a fait une OPA sur la gauche, enfin, sur une partie de l’électorat de gauche. C’était un électorat de classes moyennes inférieurs, de fonctionnaires, de salariés, etc. Un électorat classique de gauche. Il faisait 19% chez les cadres, 22% chez les employés, 23% chez les professions intermédiaires et 24% chez les ouvriers. Mais les catégories populaires, les ouvriers, n’y étaient pas sur-représentés. Le parti qui bénéficie de cet ancrage populaire, c’était et ça reste le RN. Marine Le Pen faisait 32% chez les employés et 37% chez les ouvriers. Aux européennes, ça n’a pas vraiment changé. LFI a reculé dans son électorat de 2017, sans gagner au sein des catégories populaires. Ils ont fait 11% chez les employés et 7% chez les ouvriers. Là encore, le RN fait 27% chez les employés et 40% chez les ouvriers. La stratégie populiste ne fonctionne pas vraiment pour LFI.
RL. Est-ce que les gens votent sur une ligne ? Il y a un tropisme, un ethnocentrisme de classes politisées, un peu intellos, à projeter leurs catégories de pensées sur celles de l’électeur. Les débats de lignes politiques et de positionnements échappent à une très large partie des électeurs, ça ne les intéresse pas ou ils ne les maîtrisent pas. Ce qu’on peut dire c’est qu’il y a eu une mésinterprétation par LFI du vote de 2017. Jean-Luc Mélenchon a considéré qu’il était propriétaire des électeurs de la présidentielle – comme Yannick Jadot est en train de le faire avec ses 13% aux européennes. Il surestime la cohérence de ce vote et sous-estime le fait qu’il s’agit dans une large mesure d’un électorat de gauche assez classique. Or, comme l’a très bien analysé Bruno Cautrès dans Le Vote disruptif, le vote Jean-Luc Mélenchon de 2017, c’est trois choses : 1/ le vote des communistes et de la gauche radicale. 2/ les déçus du hollandisme. 25% des électeurs de Hollande 2012 ont voté Mélenchon 2017 (et 40% des électeurs écolos). 3/ une toute petite partie d’électorat populaire qui va au-delà de ces groupes. LFI a rallié en 2017 les électorats des partis de gauche, pas les partis de gauche, qui se sont autodétruits. Tout ça dans un contexte particulier où il était la seule alternative après l’implosion du PS, la désignation de Benoît Hamon à la primaire, la déshérence du PCF et le choix des écolos de s’aligner derrière Hamon. Que ce soit en 2017 ou aujourd’hui, l’électorat de LFI est classique sociologiquement et ne répond qu’imparfaitement aux catégories du populisme de gauche – qui sont aussi assez confuses parce que ledit « peuple » est traversée par des contradictions et des conflits.
Finalement, n’y a-t-il pas un grand écart entre la stratégie affichée par LFI et son électorat ?
RL. Il y a une forme d’illisibilité de la ligne de La France insoumise avec l’opposition artificielle entre « populisme de gauche » et « union de la gauche ». Mais cette illisibilité est aussi fonctionnelle. Elle permet de cumuler les électorats et une certaine agilité tactique. Dans les faits, Jean-Luc Mélenchon n’a jamais tranché entre les deux stratégies. Il joue de l’une et de l’autre depuis 2017. Il est pris entre deux contradictions : d’un côté, il ne peut pas s’aliéner l’électorat de gauche traditionnelle qui est son socle, celui qui était censé fonder son leadership et lui permettre de rallier et d’entraîner ; d’un autre côté, il ne peut pas s’en satisfaire parce que c’est son plafond de verre et que cette gauche-là est minoritaire et divisée. Mais ce débat stratégique, c’est l’aporie de la gauche. Une gauche qui est bien dans une impasse, sociologique notamment. La vraie question est comment reconquérir les milieux populaires. Et quelles médiations la gauche construit pour les enrôler, les politiser, les mobiliser.
MG. Je pense que l’électorat de LFI vote pour LFI pour exactement les mêmes raisons qu’il votait pour le Front de gauche. Je ne sais pas s’il y a un grand écart, mais cette stratégie n’est pas perçue, elle n’a aucun impact.
Propos recueillis par Loïc Le Clerc
Publié le 06/06/2019
Il est minuit moins deux.
L'urgence nous oblige.
Où sont passés la colère sociale et l’esprit critique qui s’aiguisent depuis des mois dans notre pays ? Ils demeurent dans les têtes, dans les cœurs et dans la rue. Mais la situation politique est catastrophique. Au lendemain des élections européennes, le bon résultat de l’écologie politique ne peut masquer le fait que la gauche est en miettes, désertée par une très grande partie des classes populaires. La gauche et l’écologie politique sont loin de pouvoir constituer une alternative alors même que le pouvoir en place et la droite fascisante dominent la scène politique dans un face à face menaçant où chacun se nourrit du rejet de l’autre et le renforce. Le pire peut désormais arriver. Nous n’acceptons pas ce scénario. Nous devons, nous pouvons proposer un nouvel horizon.
La raison essentielle de ce désastre est l’absence d’une perspective émancipatrice qui puisse fédérer les colères et les aspirations autour d’un projet politique de profonde transformation de la société. Un big bang est nécessaire pour construire une espérance capable de rassembler et de mobiliser.
Il y a du pain sur la planche : réinventer nos modèles et nos imaginaires, rompre avec le productivisme et le consumérisme qui nous mènent au chaos climatique, à la disparition des espèces et à une dramatique déshumanisation, substituer le partage des richesses, des pouvoirs et des savoirs aux lois de la finance et de la compétitivité. L’enjeu, c’est aussi d’articuler les différents combats émancipateurs pour dégager une cohérence nouvelle qui s’attache aux exigences sociales comme écologiques, à la liberté des femmes comme à la fin de toutes les formes de racisme, aux conditions et au sens du travail comme au droit à la ville, à la maîtrise de la révolution numérique comme à l’égalité dans l’accès à l’éducation et à la culture, à la promotion des services publics comme au développement de la gratuité. Nous n’y parviendrons qu’en assumant des ruptures franches avec les normes et les logiques capitalistes. Ce qui suppose de nous affranchir des logiques néolibérales et autoritaires qu'organisent les traités européens et de donner à nos combats une dimension internationaliste.
Et pour cela, ce big-bang doit aussi toucher aux formes de l’engagement. La politique est en crise globale. La défiance est massive à l’égard des représentants et des partis politiques, et plus généralement à l’égard de toutes les formes délégataires de représentation. Il est impératif d’inventer la façon de permettre, à toutes celles et ceux désireux de s’engager, de vivre ensemble et d’agir avec des courants politiques constitués qui doivent intégrer dans leurs orientations les expériences alternatives en cours. Et cela suppose de repenser les lieux et les modalités du militantisme autant que les rouages de la délibération collective. L’exigence démocratique se trouve dans toutes les luttes de notre époque, sociales, écologistes, féministes, antiracistes…, des nuits debout aux gilets jaunes. Elle implique de penser les médiations, de favoriser des liens respectueux, loin de toute logique de mise au pas, avec les espaces politiques, sociaux, culturels qui visent l’émancipation humaine. Puisque nous prônons une nouvelle République, la façon dont nous allons nous fédérer dira notre crédibilité à porter cette exigence pour la société toute entière.
Le pire serait de continuer comme avant, de croire que quelques micro-accords de sommet et de circonstances pourraient suffire à régénérer le camp de l’émancipation, que l’appel à une improbable « union de la gauche » à l’ancienne serait le sésame. Nous sommes animés par un sentiment d’urgence et par la nécessité de briser les murs qui se dressent au fur et à mesure que la situation produit des crispations et des raidissements. Il est temps de se parler et de s’écouter, de se respecter pour pouvoir avancer en combinant le combat pour les exigences sociales et écologiques. Nous pensons bien sûr aux forces politiques – insoumis, communistes, anticapitalistes, socialistes et écologistes décidés à rompre avec le néolibéralisme. Mais ce dialogue entre mouvements politiques constitués ne suffira pas à soulever les montagnes pour redonner confiance et espoir. C’est plus largement que les portes et les fenêtres doivent s’ouvrir aux citoyens, à la vitalité associative, au monde syndical, aux espaces culturels et intellectuels critiques, aux désobéissants du climat, à celles et ceux qui luttent au quotidien contre les oppressions et les violences policières.
Il y a urgence. Nous savons la disponibilité d’un grand nombre de citoyen.ne.s et de militant.e.s à unir leurs énergies pour ouvrir une perspective de progrès. Ces forces existent dans la société mais elles n’arrivent pas à se traduire dans l’espace politique. C’est ce décalage qu’il faut affronter et combler. Sans raccourci. Un travail patient autant qu’urgent de dialogue, d’ouverture, d’expérimentations est devant nous si nous voulons rassembler pour émettre une proposition politique propulsive. Il faut de la visée, du sens, de l’enthousiasme pour qu’une dynamique s’enclenche, pour qu’elle se fixe l’objectif d’être majoritaire. C’est d’une vision plus encore que d’une juxtaposition de colères et de propositions dont notre pays a aujourd’hui besoin. Loin du ressentiment et de la haine pour moteur, nous devons faire vivre un horizon commun de progrès pour l’humanité. La réussite de cette entreprise tient en grande partie à la capacité à assumer un pluralisme authentique tout en dégageant de nouvelles cohérences partagées. Toute logique de ralliement, de mise au pas derrière un seul des courants d’idées qui composent ce large espace à fédérer, se traduira par un échec à court ou moyen terme.
C’est pourquoi nous appelons au débat partout pour la construction d’un cadre de rassemblement politique et citoyen, avec l’objectif de participer activement à la réussite de cette invention à gauche que nous appelons de nos vœux. Nous savons la difficulté de l’entreprise. Mais elle est indispensable. Et beaucoup de voix s’élèvent pour en affirmer l’exigence. Faisons converger nos efforts. Engageons-la ensemble le 30 juin prochain au Cirque Romanès.
Pour rejoindre le « Big Bang » site https://www.pourunbigbang.fr/
Publié le 05/06/2019
L’alarme par Roger MARTELLI
(site lefildescommuns.fr)
Difficile de ne pas voir dans les résultats des européennes un rude signal d’alarme. En avril 2017, Marine Le Pen était en tête dans 9 000 communes ; en mai 2019, le RN est en tête dans plus de 25 000 communes métropolitaines. Le total des voix d’extrême droite approche les 29 %, en progrès depuis avril 2017. Face à cela, le total de la gauche reste dans ses basses eaux, à peine mieux qu’en 2017 et toujours sous la barre du tiers des suffrages exprimés. Quand on accepte que le clivage de la droite et de la gauche perde de son sens, c’est la droite qui a le vent en poupe, et dans sa variante la plus extrême.
Les repères anciens se diluant, que reste-t-il ? Pour ceux qui veulent éviter le pire, à gauche et à droite, on accepte le clivage des « ouverts » et des « fermés » et on vote REM. Pour ceux qui, à gauche, cherchent une utilité, même partielle, on est tenté par les Verts, portés par leur vague européenne. Pour ceux qui, surtout dans les catégories populaires, veulent exprimer leur colère et leur ressentiment, on vote RN.
Cette logique n’atténue en rien, bien au contraire, l’éclatement du champ politique manifesté par le premier tour de la présidentielle. Mais si les européennes ont radicalisé la droite, au détriment des Républicains, elle n’en a pas fait autant de la gauche. Le premier tour d’avril 2017 avait sanctionné l’échec du social-libéralisme de gouvernement. Le bon score de Jean-Luc Mélenchon avait dit qu’à gauche le ton était passé du côté d’une gauche bien à gauche, bien ancrée dans les valeurs d’égalité, de citoyenneté et de solidarité.
De ce point de vue, les européennes sont désastreuses. Le PCF voulait montrer qu’il existait : il a confirmé un peu plus son déclin et sa marginalisation électorale. La FI s’est campée sur son hégémonie de 2017, a confirmé qu’elle ne voulait plus rassembler la gauche mais le peuple et a proposé de faire des européennes un référendum anti-Macron. Elle pensait pouvoir poursuivre son élan vers une majorité et réduire l’impact du RN dans les catégories populaires. La dynamique majoritaire est enrayée et les 6,3 % de la FI sont bien loin des 19,6 % d’avril et même des 11 % de juin 2017. Quant au RN, il a confirmé que si le parti de l’abstention reste le premier parti des catégories populaires, il est lui-même devenu le premier parti des employés et des ouvriers qui votent. Quand la colère tourne au simple ressentiment du « nous » contre « eux », quand elle ne s’adosse pas à l’espérance, le pire peut advenir.
En règle générale, l’histoire a le plus souvent vu la conjonction de la dynamique des luttes sociales et du vote à gauche ; en 2019, après plus de cinq mois de mobilisation des Gilets jaunes, c’est l’extrême droite qui prospère. Le référendum anti-Macron s’est retourné contre la FI. Mélenchon et ses amis ont perdu sur leur gauche, sans rien gagner, ni sur les électeurs d’extrême droite, ni sur ceux qui se disent loin de toute sympathie partisane. Les cartes ont été à ce point brouillées que des sondages laissent entendre qu’un bon nombre des électeurs FI pourraient être tentés par un vote Le Pen contre Macron, dans l’hypothèse d’un second tour présidentiel Macron-Le Pen.
Il n’est plus temps de tergiverser. On ne rassemblera pas le peuple en tournant le dos à la gauche ; mais, en sens inverse, on ne le rassemblera pas en invoquant des modalités dépassées du rassemblement à gauche. Ni le « populisme » ni l’union de la gauche d’hier ne peuvent être notre horizon.
Pour que la gauche puisse se rassembler, encore faut-il qu’elle se refonde, qu’elle retrouve langue avec ses valeurs, mais qu’elle les fasse vivre dans les enjeux, les mots et le formes de regroupement qui sont ceux de notre temps. Le maître mot doit rester celui de l’émancipation, individuelle et collective. Mais l’égalité ne peut plus être pensée comme hier, le public ne peut plus se confondre avec l’État administré, la démocratie ne peut en rester à la représentation, la politique ne peut plus s’imaginer dans le seul cadre national et partisan.
Et, surtout, au-delà de la gauche, le mouvement populaire doit se recomposer, après la longue phase du mouvement ouvrier. La déconnexion de la colère sociale et du vote à gauche met le doigt sur une carence, manifeste depuis plus de vingt ans : alors que l’émancipation ne peut être qu’un processus global, le social, le politique, le culturel et le symbolique restent cruellement déconnectés. Les réarticuler de façon souple, sans hégémonie de quelque structure que ce soit : l’enjeu est tout aussi grand que celui de la recomposition de la gauche politique. En fait, les deux sont inséparables.
Roger Martelli
Publié le 04/06/2019
Par Catherine Tricot (site regards.fr)
Le député insoumis refuse que La France insoumise soit « un énième parti de gauche » et voit bien plus grand : être « l’outil du peuple et de sa révolution citoyenne ».
Quatre jours après les très mauvais résultats de la France insoumise aux élections européennes, Adrien Quatennens, le député du Nord, tweet : « Que nul ne s’y trompe : la France insoumise n’a pas vocation à être un énième parti de gauche. Elle est née pour être l’outil du peuple et de sa révolution citoyenne. C’est avec cela que nous devons renouer. C’est à cela que nous allons travailler. »
Que nul ne s’y trompe : la @FranceInsoumise n’a pas vocation à être un énième parti de gauche. Elle est née pour être l’outil du peuple et de sa révolution citoyenne. C’est avec cela que nous devons renouer. C’est à cela que nous allons travailler. pic.twitter.com/JX9xxN0xS7
Informations sur les Publicités Twitter et confidentialité
On relèvera l’étonnante et très sèche formule « que nul ne s’y trompe »... On aurait pu penser que l’heure était venue à la réflexion collective pour comprendre et réfléchir sur une telle déroute. Faut-il vraiment persévérer dans le « clivage » et « l’avant-garde autoproclamée » ?
Mais tenons-nous en au fond du propos d’Adrien Quatennens. La FI n’aurait donc pas « vocation à être un énième parti de gauche ». Comment dire l’amertume que l’on ressent en lisant une telle affirmation bravache ? La FI n’était pas un énième parti de gauche : elle était le pôle d’agrégation de la gauche qui n’avait pas renoncé à changer le monde. Sur cette base, elle avait réuni à la présidentielle de 2017 près de 20% des électeurs, tous venus de la gauche, issus des catégories populaires et des couches moyennes. C’était sa force. Deux ans plus tard, seul un électeur sur cinq de Jean-Luc Mélenchon a revoté FI. En deux ans, la FI est devenue une force parmi d’autres. Si affaiblie avec ses 6% qu’elle n’a plus la puissance d’agrégation dans un paysage éclaté par la bombe Macron, ravagé par l’emprise de l’extrême droite, hébété par trente ans de déréliction des grands partis de gauche.
La petite musique de ce tweet est par ailleurs conforme aux propos d’autres dirigeants insoumis : la campagne de la FI n’aurait pas été assez lisible. Elle aurait été brouillée par la personnalité de la tête de liste, d’une gauche assumée et par trop consensuelle. Rien ne permet d’étayer cette explication. Manon Aubry est une jeune femme qui a mené une campagne dynamique sans jamais s’écarter du discours FI, allant même jusqu’à saluer, au micro d’Europe 1, le caractère très démocratique de l’organisation : « Jean-Luc Mélenchon ne décide rien. La FI est gouvernée par sa base. »
Inconnue il y a six mois, elle n’a pas modifié l’image du mouvement. On se souvient bien moins de ses discours que des saillies de Jean-Luc Mélenchon contre les médias, des invectives contre Philippe Martinez ou Benoît Hamon, de la vindicte sans répits contre l’appel de soutien des migrants ou encore des désastreuses images des perquisitions.
Et ils sont où les gilets jaunes ?
Mais de ces cinq derniers mois, on retient surtout l’appui sans relâche de la FI au mouvement des gilets jaunes. Il fut un temps où le PCF soutenait de toutes ses forces les luttes ouvrières, en particulier contre la désindustrialisation. On peut partager l’un et l’autre de ces engagements et noter que dans les deux cas, la fonction politique n’a pas été remplie.
Les gilets jaunes n’ont pas besoin de la FI pour s’auto-organiser. Les ouvriers de Renault, les sidérurgistes, les mineurs avaient des syndicats. Dans les deux cas, ils n’ont pas eu l’outil nécessaire pour gagner, une victoire qui ne pouvait être que politique. L’outil attendu est un outil politique qui propose une perspective globale et crédible, qui rassemble la société sur cette alternative. La rupture opérée par la FI avec les couches moyennes, intellectuelles et culturelles, a lourdement pesé dans l’absence de débouché progressiste au mouvement des gilets jaunes.
De surcroît, le défaut d’analyses sur la composition du peuple moderne a affaibli les interventions de la FI : les gilets jaunes ont été l’émergence d’une partie du peuple et non de tout le peuple. Faute d’avoir su proposer une perspective pour la France confrontée à la crise des gilets jaunes, la FI a perdu ses soutiens populaires et manqué son utilité. C’est comme pour le pudding, être « l’outil du peuple et de sa révolution citoyenne » se prouve. Cela n’a pas été le cas, malgré l’intensité du moment.
Publié le 28/05/2019
Après les européennes, la crise s’épaissit
par Roger Martelli (site regards.ft)
Les élections sont passées, avec leurs certitudes et leurs surprises. L’extrême droite et LREM en tête, les autres loin derrière. Surtout la gauche.
Une gauche toujours dans ses basses eaux, un Rassemblement national guilleret, un pouvoir qui colmate les brèches non sans mal. Les Verts ont pris la main et les acteurs de l’ex-Front de gauche sont dans les choux.
L’extrême droite, vent en poupe
Pendant de longs mois, La République en marche (LREM) faisait la course en tête dans les sondages. Depuis quelques semaines, porté par la vague « populiste » européenne, le Rassemblement national (RN) avait pris l’ascendant sur le parti du Président. À l’arrivée, il confirme qu’il est devenu la première force du pays. Si l’on y ajoute les autres listes de la même famille, l’extrême droite française frôle désormais les 30%.
Le RN a surfé sur le discrédit de l’équipe au pouvoir, attisé la fragilité que les gilets jaunes ont spectaculairement aggravée, joué sur le ressentiment des classes populaires. Le vote du 26 mai a confirmé ce que l’on sait depuis quelques années et que les sondages annonçaient. Parmi ceux qui votent, un quart des employés, 40% des ouvriers, un tiers de ceux dont la formation est inférieure au bac, près d’un tiers des revenus les plus bas auraient choisi de voter pour la liste patronnée par Marine Le Pen.
Force est de constater que le RN a contribué à la mobilisation civique plus large des catégories populaires. Sans doute la propension à l’abstention continue-t-elle de toucher davantage les classes dites subalternes et notamment les employés. Mais, cette fois, les écarts de participation électorale entre les cadres et les ouvriers a été réduit, comme si une part de ces groupes avait trouvé, dans le vote en faveur du RN, le moyen d’exprimer sa colère et son ressentiment, quand la gauche d’autrefois les mobilisait autour de l’espérance.
Le vote en faveur de l’extrême droite est en passe de devenir un vote stable, comme l’était le vote communiste dans les trois premières décennies de l’après 1945. Il s’agit d’un vote fortement nationalisé, au-dessus de 30% dans 18 départements (presque 40% dans l’Aisne), au-dessous de 20% dans 19 départements et au-dessous de 10% uniquement à Paris et dans les Hauts-de-Seine. En même temps, il s’agit d’un vote régionalisé, dont les points forts se situent dans le quart Nord et Est et sur le pourtour méditerranéen, tandis que les zones relativement les plus réfractaires sont sur les terres du grand Ouest.
Le vote RN est celui qui mobilise le plus largement l’électorat antérieur – en l’occurrence celui d’avril 2017 – et ceux qui se déclarent proches de lui. C’est l’ensemble de ces traits qui expliquent que, au bout du compte, c’est bien l’extrême droite qui a profité conjoncturellement d’une mobilisation des gilets jaunes qu’elle ne contrôlait pourtant pas. Selon Ipsos, la moitié de ceux qui se « sentent très proches » des gilets jaunes et plus de 40% de ceux qui se disent « plutôt proches » se sont portés sur un vote en faveur de l’extrême droite.
Sans doute, ce vote n’est-il pas nécessairement un vote d’adhésion aux propos et a fortiori aux valeurs du RN. Mais il ne faut pas sous-estimer l’aspect structurant d’un vote, surtout quand il se rattache à un courant ou à une formation capable de donner à la colère l’aliment d’un discours structuré, d’un véritable récit chargé de sens. Au fond, quand les catégories populaires ont commencé, à la fin des années 70, à se détourner du vote communiste, on pouvait penser qu’ils pouvaient revenir à leur vote ancien. De fait, cette possibilité est toujours réelle, mais mieux vaut ne pas sous-estimer ce que cela impose de lucidité et de renouvellement, si l’on veut éviter de laisser durablement la place de tribun à des forces qui tournent le dos à l’émancipation.
Une fois de plus, l’écologie
Après 2017, la donne s’annonçait favorable à une gauche de gauche requinquée. Le socialisme issu du congrès d’Épinay de 1971 était agonisant et le plateau de la balance revenu vers une gauche bien à gauche. Or le scrutin d’hier a été l’occasion d’au moins deux surprises : le total de la France insoumise et du PCF n’est plus l’axe de la gauche ; il est surpassé par le total du PS-PP et de Génération.s ; les écologistes ont retrouvé, dans la toute dernière ligne droite, jusque dans l’isoloir, la dynamique qui porta la candidature Cohn-Bendit en 2009.
Nous avions fait l’hypothèse que le choix fait par Yannick Jadot de se détourner du clivage droite-gauche le pénaliserait. Ce n’a pas été le cas. Le total des mouvances plus ou moins écologistes dépasse largement les 15%. Quant aux Verts eux-mêmes, ils ont été portés à la fois par l’ampleur de la crise climatique, la vivacité des mobilisations, notamment de jeunes autour de enjeux écologistes, la force des critiques anti-consuméristes, la visibilité européenne de l’écologie politique… et l’absence d’entraînement produit par les autres listes de gauche.
A priori, le fait que l’écologie est devenue un passage obligé de la politique aurait pu desservir en le banalisant l’engagement propre d’un parti écologiste « spécialisé ». Manifestement, en l’absence de crédibilité suffisante d’un monde politique discrédité, la spécificité « verte » a été préférée. Conjoncturellement ou non ? Cela reste à voir.
Quant au PS, il est désormais au milieu du gué. Il reste au-dessous de son score plus que médiocre de juin 2017. Mais il le dépasse si l’on additionne les voix de PS-PP et de Génération.s. Et, face à la menace d’une disparition du socialisme français de l’enceinte parlementaire européenne, le maintien a minima apparaît comme une demi-victoire.
La déception du PCF
Le PC comptait beaucoup sur cette élection. Le récent congrès avait mis au centre de sa réflexion l’idée que le PCF avait trop souffert de son absence aux consultation électorales les plus décisives. En décidant d’aller jusqu’au bout de la présentation d’une liste autonome, dirigeants et militants entendaient montrer que la visibilité électorale du parti et son potentiel militant pouvaient inverser la courbe du déclin.
Ils savaient certes que la tâche serait difficile, mais l’enjeu européen a fini par faire partie du fond culturel des communistes, qui pouvaient arguer d’un regain européen de la gauche dite « radicale », bien regroupée dans le cadre de la Gauche unie européenne. Il s’est avéré par ailleurs que le choix de la tête de liste, l’adjoint à la maire de Paris, Ian Brossat, a plutôt « boosté » la campagne communiste, au point de laisser espérer un miraculeux franchissement de la barre des 5% et, à tout le moins, du seuil de remboursement des frais de campagne.
Or l’immense déception a été au rendez-vous. Le PC, qui se réclamait de 3,4% en juin 2017, parvient tout juste à 2,5% des suffrages exprimés, devancé d’un cheveu par la liste de Jean-Christophe Lagarde et talonné par… le Parti animaliste. Il ne dépasse les 5% qu’en Seine-Saint-Denis (5,6%)et n’est au-dessus de 3% que dans 24 départements. Il est en recul sur le pourtant médiocre résultat de juin 2017 dans 45 départements métropolitains, et notamment dans ses zones de force d’autrefois. Il perd plus du quart de son potentiel de 2017 dans 18 départements, dont la Seine-Maritime, le Puy-de-Dôme, le Cher, la Haute-Vienne, l’Allier, le Nord et le Val-de-Marne.
Le PC a fait un pari risqué et sa tête de liste l’a bravement assumé. À l’arrivée, contrairement à l’image dynamique enregistrée par les médias, le PCF est encore un peu plus fragilisé, contraint en outre à assumer la totalité de ses frais de campagne. Les militants font l’amère expérience, une fois de plus, que la volonté ne suffit pas à asseoir une force dans un espace politique national. Encore faut-il que le choix en sa faveur soit perçu comme utile. Difficile d’y parvenir, surtout pour une force anciennement installée – bientôt cent ans d’existence –, une fois qu’elle est parvenue aux lisières incertaines de la marginalisation électorale, autrefois réservée aux « gauchistes » copieusement vilipendés.
L’échec de la France insoumise
On pouvait penser que les élections européennes allaient rejouer la grande scène de la présidentielle. Elles ont joué de fait celle du second tour. Mais n’ont n’a pas confirmé la distribution des rôles au premier. Le parti de Jean-Luc Mélenchon et le regroupement officiels des partisans de Fillon ont mordu la poussière. Le « dégagisme » a ainsi ses coquetteries inattendues…
On savait – en tout cas à Regards – que le score de Mélenchon, en avril 2017, n’était pas celui de la nouvelle organisation qu’il avait mise en place à cet effet, mais que c’était tout simplement un vote de gauche, le mieux à même, pour le « peuple de gauche », d’énoncer clairement le désir de mettre un terme à quelque