publié le 31 décembre 2022
Maud Vergnol sur www.humanite.fr
Thierry, pompier, Emma, infirmière, Mickaël, éboueur, Nadia, conductrice de bus, Christine, aide à domicile, Serge, aide-soignant en Ehpad. Autant de visages de ces travailleurs et travailleuses essentiels, qui ne connaissent ni les jours fériés, ni le télétravail, et poursuivent leurs activités « quoi qu’il en coûte », en assurant les fonctions vitales du pays. Applaudis pendant la pandémie, vite abandonnés quand il s’est agi de se mobiliser pour leurs salaires, pour qu’ils soient considérés à leur juste valeur.
Loin des grands discours du président de la République et des primes exceptionnelles saupoudrées ici et là, la réalité est toujours aussi révoltante : ces travailleurs dits « essentiels », clé de voûte invisible de notre société, sont aussi les plus maltraités. Selon la Dares, ils sont deux fois plus souvent en contrats courts que l’ensemble des salariés du privé, perçoivent des salaires inférieurs de 30 %. Ils sont également plus exposés aux risques professionnels, aux accidents du travail mais aussi au chômage. Le pouvoir macroniste les porte aux nues dans ses discours. Dans les actes, il les accule toujours plus.
Car ce sont bien les « premiers de corvée » qui seront les premières victimes tant du durcissement des règles de l’assurance-chômage que de l’imminente destruction des retraites. Les économies que compte réaliser le gouvernement se feront sur le dos de ceux qui ont commencé à travailler tôt, occupé les postes les moins bien payés et les plus pénibles. Quant aux femmes, infirmières, aides-soignantes, aides à domicile, caissières, pour elles, ce sera la triple peine : bas salaires, mauvaises conditions de travail, moindres pensions. Voilà comment le pouvoir traite les travailleurs qui sont restés fidèles au poste pendant la pandémie, exerçant leurs métiers au service du plus grand nombre. Cette absence de corrélation entre l’utilité sociale et la reconnaissance salariale n’est plus tenable.
Comment accepter que des actionnaires engrangent des millions sans bouger le petit doigt quand des salariés essentiels touchent à peine le Smic ? « Je crois à la France du travail et du mérite », a pourtant osé dernièrement Emmanuel Macron. Chiche…
publié le 30 décembre 2022
Julia Hamlaoui sdur www.humanite.fr
Le président de la République doit présenter ses vœux aux Français à 20 heures, le soir du 31 décembre, depuis l’Élysée. Mais l’on sait déjà que le programme de régression est bien chargé pour les premiers mois de la nouvelle année : retraites, assurance chômage, RSA, immigration, lycée professionnel… Tour d’horizon.
De retour à Paris, après quelques jours passés au fort de Brégançon, Emmanuel Macron s’apprête à livrer son sixième discours de vœux depuis l’Élysée. Comme à son habitude, son entourage n’a pas hésité à mettre en scène un président toujours au travail tandis que les Français célèbrent les fêtes de fin d’année. « Il suit les dossiers et prépare la rentrée, a-t-il ainsi été indiqué à l’AFP. Brégançon, tout comme l’Élysée, est un lieu de travail et de gestion des crises. » Conséquences du Covid en Chine, coupures d’électricité, guerre en Ukraine, inflation, réflexion autour de la fin de vie, du système de santé, de l’Éducation nationale ou encore les réformes sur le point d’être engagées sont autant de sujets évoqués au Palais comme pouvant figurer au menu de l’allocution présidentielle qui sera diffusée samedi à 20 heures.
Le chef de l’État, lui aussi, a préparé le terrain dès avant la trêve des confiseurs sans y aller par quatre chemins puisqu’il a tout bonnement promis du sang et des larmes pour 2023. L’année prochaine devrait être « un moment un peu difficile de notre histoire » du fait du « ralentissement de l’économie mondiale », a-t-il assuré sur TF1 dès début décembre, tablant sur une « reprise qui devrait arriver en 2024 ».
Sous le sapin, le rabotage de l’assurance-chômage
En somme, il faudrait laisser passer l’orage et serrer les dents avant des jours meilleurs. Soit une façon pour le locataire de l’Élysée de justifier ses projets pour les mois à venir : « On va continuer de tenir, on va absorber ce choc, et il faut maintenant relancer les choses, par les réformes - sur le travail, l’éducation, la santé, les retraites - pour être plus forts ». Des éléments de langages qui ne suffiront pas à lui éviter les mobilisations en gestation face aux mauvais coups que son exécutif espère faire pleuvoir dès les premières semaines de la nouvelle année. Le gouvernement n’a d’ailleurs même pas attendu la fin de la trêve pour s’y atteler. Le décret de réforme de l’assurance chômage est ainsi tombé à la veille du réveillon de Noël avec des dispositions surprises à la clé, provoquant l’ire des syndicats. En plus d’une baisse de 25 % de la durée de couverture des allocataires lorsque le taux de chômage est inférieur à 9 %, il est prévu une réduction de 40 % pour un taux sous les 6 %. « Le ministre avait évoqué qu’il y aurait un cran supplémentaire de modulation », a tenté de déminer le cabinet d’Olivier Dussopt, tout en étant démenti par les organisations de salariés qui demeurent vent debout contre ce système de variations des allocations en fonction de la conjoncture dont l’entrée en vigueur est prévue dès le 1er février.
Travail précaire pour tous
Sur le volet « réforme du marché du travail », le gouvernement n’entend cependant pas s’en tenir là. Suivant la même logique qui voudrait que les chômeurs soient responsables du chômage, l’expérimentation du RSA conditionné à 15 à 20 heures d’activité hebdomadaires doit aussi être mise en place dans 19 collectivités sélectionnées par l’exécutif à la mi-décembre. Un test avant la généralisation de ces contraintes supplémentaires pour les bénéficiaires du revenu minimum mais aussi une préfiguration de « France Travail ». La nouvelle mouture de Pôle emploi, qui fusionnerait avec d’autres acteurs du secteur comme les missions locales, est également prévue pour 2023… et est, elle aussi, contestée par les syndicats qui redoutent une régionalisation du service public de l’emploi autant qu’une réduction de ses moyens sous couvert de mutualisation. Les jeunes ne devraient pas non plus être épargnés puisque se profile notamment la réforme du lycée professionnel dont l’une des mesures phares consiste en l’allongement de la durée des stages. « Augmenter le temps de stage en entreprise, c’est diminuer d’autant le temps de présence des jeunes à l’école », martèle notamment la FSU qui appelle à une nouvelle journée d’action le 17 janvier après les mobilisations intersyndicales de l’automne pour l’abandon du projet.
Les retraites, reine des réformes
Reste que c’est la réforme des retraites, avec le report de l’âge légal à 64 ou 65 ans, qui devrait être l’épreuve reine des premières semaines de janvier. Déterminé à conserver le plus de latitude possible, Emmanuel Macron a annoncé par surprise avant les vacances le report de sa présentation par Élisabeth Borne au 10 janvier pour un passage en Conseil des ministres le 18 ou 25 janvier et un examen au parlement dans la foulée. Quelques semaines supplémentaires pour tenter de convaincre la droite LR divisée sur la question.
Son nouveau patron, Eric Ciotti, a été reçu juste avant Noël à Matignon où il a estimé qu’un allongement à 65 ans serait « une brutalité sans doute trop forte par rapport à la situation que vivent les Français », sans exclure un passage à 64 ans doublé d’une augmentation du nombre d’annuités de cotisation nécessaires. Il doit y retourner la première semaine de janvier. L’option d’un projet de loi de financement rectificatif de la Sécurité sociale - pour accélérer la lecture du texte et recourir plus librement au 49.3 - n’est cependant pas écartée. Le front syndical, lui, se présente uni contre toute mesure d’âge. « Il faudra être prêt pour la première quinzaine de janvier », prévient la secrétaire confédérale de la CGT Céline Verzeletti tandis que la gauche fourbit, elle aussi, ses armes.
Les parlementaires de la Nupes et de la gauche sénatoriale ont annoncé, lors d’une conférence de presse, leur détermination à former un , à user de tous les outils à leur disposition dans les hémicycles et à contribuer à la mobilisation en dehors. Outre la marche du 21 janvier à laquelle les insoumis appellent, une première initiative commune pourrait intervenir dès la mi-janvier.
Énième durcissement sur l’immigration
En parallèle, il leur faudra faire face à une autre offensive gouvernementale : le projet de loi Darmanin-Dussopt sur l’immigration. Envoyé au conseil d’État le 20 décembre, il doit aussi atterrir sur la table du Conseil des ministres dès début 2023. Si avec le titre de séjour « métiers en tension » (de seulement un an renouvelable), les ministres du Travail et de l’Intérieur tentent de jouer la carte du « en même temps », c’est bien sur leur droite qu’ils regardent. Retour de la double peine, suppression de possibilité de recours pour les migrants, facilitation des expulsions, fichage des étrangers… « Tout ce que les LR ont toujours demandé sur l’immigration, nous le proposons », résume le locataire de la place Beauvau. Là encore, la mobilisation s’organise, avec la tenue d’un premier rassemblement lors du débat préalable à l’Assemblée le 6 décembre.
Emmanuel Macron veut aller vite et mise sur l’ouverture de multiples fronts pour disperser les forces qui s’opposent à ses projets, souhaitons qu’il soit pris de court par l’ampleur de la riposte.
publié le 28 décembre 2022
par Attac France sur https://france.attac.org
Dans une publication du 16 décembre, des chercheur·es de l’INSEE rappellent que l’exploitation des résultats du contrôle fiscal aboutit à une fraude annuelle à la TVA comprise entre 20 et 26 milliards d’euros.
Ces chiffres attestent l’ampleur de la fraude fiscale. Ils confirment la nécessité du combat d’Attac pour mettre fin à ce fléau, qui prive les budgets publics des sommes nécessaires pour faire face aux urgences sociales et écologiques.
Pour Vincent Drezet, porte parole d’Attac, « l’INSEE conforte une nouvelle fois l’estimation globale de la fraude fiscale due au non-respect du droit fiscal d’environ 80 milliards d’euros, voire plus. L’institut fête ainsi dignement les dix ans de cette évaluation réalisée par le syndicat Solidaires finances publiques, membre fondateur d’Attac. »
Dans un premier rapport de janvier 2013, le syndicat estimait en effet la fraude fiscale entre 60 et 80 milliards d’euros, dont 15 à 19 milliards d’euros pour la TVA. Cette estimation a ensuite été actualisée dans un rapport de septembre 2018 aux environs de 80 milliards d’euros, voire plus. En estimant la fraude à la TVA entre 20 et 26 milliards, l’INSEE confirme donc une nouvelle fois l’ampleur de ce fléau, après une première étude datée du 25 juillet 2022.
Les chiffres de l’INSEE sont d’autant plus préoccupants que les moyens humains alloués à la lutte contre la fraude fiscale baissent, avec des conséquences néfastes sur les résultats du contrôle fiscal. Le rapport Attac-Union syndicale Solidaires de mars 2022 (soutenu par AC !, la CGT chômeurs, la CGT finances et Solidaires finances publiques) l’a démontré, chiffres à l’appui.
Injustice fiscale croissante, crise démocratique, dégradation de l’action et des comptes publics, incapacité de financer la bifurcation sociale et économique, etc, les conséquences de la fraude fiscale sont connues et dévastatrices. Une réorientation s’impose pour la combattre résolument, tant en France qu’au plan international.
Confirmant l’ampleur de la fraude fiscale en cette fin d’année, l’INSEE rappelle qu’une plus juste répartition des richesses serait possible grâce à davantage de justice fiscale. À l’heure où le pouvoir organise d’une part, des reculs sans précédent en matière de droits sociaux (retraites, indemnisation chômage) et de services publics et, d’autre part, s’entête dans des choix fiscaux injustes et inefficaces, ce rappel est salutaire.
publié le 22 décembre 2022
Diego Chauvet sur www.humanite.fr
L’institut La Boétie, think tank de la France insoumise, a présenté, le 15 décembre, une note consacrée à la hausse historique des prix.
Dans un contexte marqué par la hausse des prix, le think tank de la France insoumise, l’institut La Boétie, a planché sur l’inflation. Le 15 décembre, lors d’une soirée débat de trois heures, la fondation codirigée par Jean-Luc Mélenchon et la députée Clémence Guetté présentait une note consacrée à cette hausse des prix sans précédent en France depuis quarante ans. Présenté par l’économiste Eric Berr qui en est également signataire avec Aurélie Trouvé, ce document qualifie l’inflation de « lutte des classes en cours » et tente de battre en brèche l’idée selon laquelle elle ne serait que la conséquence de la création monétaire liée au « quoi qu’il en coûte » de la crise du covid.
« le lien entre création de monnaie et inflation n’est pas avéré »
« L’inflation est toujours la manifestation de conflits de répartition, explique la note de l’institut La Boétie. E lle est la conséquence d’actions menées par des groupes sociaux qui cherchent à capter une part la plus importante possible du revenu global de l’économie, donc de la richesse créée. Pour atteindre ces objectifs, les travailleurs cherchent à obtenir des augmentations de salaires, les entreprises cherchent à augmenter les prix ». Pour Eric Berr, « le lien entre création de monnaie et inflation n’est pas avéré ». La réponse des gouvernements et des banques centrales, qu’il s’agisse de la FED aux États-Unis ou de la BCE en Europe, relève pourtant de cette logique.
En remontant les taux d’intérêt, les banques centrales estiment pouvoir ramener l’inflation en dessous de 2 % dans les deux ans qui viennent, en provoquant un ralentissement économique et une pression à la baisse sur les salaires. Lors du débat qui suivait la présentation de la note, la chef-économiste du trésor, Agnès Bénassy-Quéré, résumait assez bien la pensée libérale qui l’anime dans la même ligne que celle du gouvernement. Selon elle, « le partage de la valeur ajoutée entre capital et travail est stable depuis les années 90 », et ceux verraient croître les inégalités entre les deux seraient touchés par « un problème d’optique ». Elle rappelle que l’indexation des salaires dans les années 70 alimentait une boucle « prix-salaires », à laquelle seul le tournant de la rigueur en 1983 a mis fin… Eric Berr lui, décrivait plutôt une « boucle prix-profits au détriment des salaires ».
Indexation des salaires sur l’inflation et blocage des prix
La note de l’institut rappelle justement les propos, datés du mois de septembre, du président de la FED Jérôme Powell : « nous avons besoin d’une augmentation du chômage, d’un ralentissement du marché du travail » pour lutter contre l’inflation. Le passage de l’âge de départ en retraite à 65 ans envisagé par Emmanuel Macron participe de la même démarche, créant une pression à la baisse sur les salaires en maintenant les plus âgés sur le marché du travail. Cette offensive contre le monde du travail a un objectif. Ainsi qu’on l’a vu durant la crise sanitaire, et actuellement avec la crise énergétique, les profits eux continuent à augmenter. Ceux qui doivent payer la hausse des prix sont bien les ménages, dans la perspective de préserver la rente.
Les propositions de l’Institut La Boétie sont inverses, alignées sur celles de la FI : indexation des salaires sur l’inflation, blocage des prix d’un certain nombre de produits essentiels. « Des biens et des services clés, pour éviter de mettre en péril la situation des ménages et des entreprises du pays tout entier », expliquait Eric Berr le 15 décembre. « Le marché, c’est le chaos » insistait également Aurélie Trouvé, qui ne voit pas d’autres solutions que « l’État reprenne les choses en main ». L’indexation des salaires aurait par ailleurs, selon Eric Berr, un autre avantage. « Il faut tordre le cou à l’idée que l’inflation est un drame. Elle ne l’est pas tant que les salaires suivent. Et en termes de corrections d’inégalités, l’inflation peut ainsi devenir intéressante parce qu’elle grignote la rente des plus riches ».
Cécile Rousseau sur www.humanite.fr
Statistiques L’Insee montre, dans une étude, que la hausse du prix de l’énergie a entraîné, malgré les aides, une perte de pouvoir d’achat.
Une étude de plus confirme le ressenti de millions de foyers. Selon l’Insee, entre janvier 2021 et juin 2022, le pouvoir d’achat des ménages a été affecté par la flambée des prix de l’énergie (électricité, gaz, fioul et carburants) alimentée par la reprise du commerce mondial après le Covid puis la guerre en Ukraine. Si cet état de fait n’est pas en soi une surprise, force est de constater que les différentes mesures prises n’auront pas suffi à amortir le choc. Le bouclier tarifaire instauré par le gouvernement fin 2021 pour limiter cette augmentation, la remise à la pompe de 15 centimes hors taxe par litre (aujourd’hui 8,33 centimes par litre) ou encore le bonus exceptionnel de 100 euros du chèque énergie et l’indemnité inflation n’ont pas permis « à consommation inchangée (…) de compenser la baisse du revenu disponible des ménages ». D’après le modèle de microsimulation utilisé par l’institut de statistique sur une période d’un an et demi, le revenu moyen disponible, intégrant les aides et corrigé des dépenses énergétiques, est en chute de 720 euros net. Soit un recul de 1,3 % par rapport à ce qu’il aurait été si les prix étaient restés ceux de 2020. Globalement, les dépenses d’énergie des ménages ont représenté 24,8 milliards d’euros de plus par rapport à 2020.
Si tout le monde est affecté, les ménages vivant hors zones urbaines et consommant du carburant pour leurs déplacements sont les plus impactés. Leur perte de revenus est en moyenne de 910 euros sur la période, soit 1,7 %, contre une baisse de 650 euros pour ceux vivant dans les zones de 200 000 d’habitants à moins de 2 millions (1,2 %) ou encore de 580 euros (0,8 %) pour les habitants de l’agglomération parisienne, où les dépenses de chauffage et d’électricité prédominent.
Toujours pas de « coup de pouce » du gouvernement
Preuve que les mesures gouvernementales sont insuffisantes pour sortir la tête de l’eau, l’Insee pointe que les ménages les plus modestes, bénéficiant en priorité de ces aides, restent « les plus touchés en proportion de leurs revenus ». Pour les 30 % les plus modestes, la perte de revenus est de 1,6 %, contre 1,2 % pour les 30 % les plus aisés. Les plus pauvres ont ainsi perdu en moyenne 300 euros entre janvier 2021 et juin 2022. La diminution du pouvoir d’achat est encore plus radicale quand tous les facteurs se cumulent. Dans les communes hors unité urbaine, les 30 % les plus modestes perdent en moyenne 2,7 % de leurs revenus disponibles.
Alors que les grèves sur les salaires continuent de croître un peu partout, la CGT rappelle que, contrairement à ce qu’affirme l’exécutif, les trois faibles augmentations du Smic en 2022 n’ont été que des phénomènes automatiques liés à l’inflation. Il en sera de même pour la prochaine hausse de 1,8 % au 1er janvier. « Le gouvernement, égal à lui-même, s’appuie comme chaque année sur l’éternelle rengaine du “groupe d’experts” pour refuser le moindre coup de pouce aux salaires de 2,5 millions de salariés du secteur privé ! » tacle le syndicat. Avant d’enfoncer le clou : « Avec une inflation galopante de 10 % sur les produits de consommation courante, qui percute de plein fouet les salariés aux revenus les plus faibles, qui peut encore oser penser qu’on peut vivre dignement avec 1 709 euros brut par mois ? »
publié le 21 déc 2022
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Emploi Les géants des nouvelles technologies ont renvoyé des milliers de salariés ou projettent de le faire. Si ces plans « sociaux » peuvent être qualifiés de boursiers, ils relèvent de secteurs en faillite ou en pleine restructuration.
Dix mille suppressions d’emplois dans le monde chez Google comme chez HP. Si les dernières annonces de coupes claires dans les effectifs sont le fait de ces deux géants états-uniens, plusieurs centaines d’entreprises des nouvelles technologies, de la petite start-up aux plus grosses valorisations boursières au monde, licencient à tour de bras avec souvent pour objectif de diminuer leur masse salariale de 10 à 15 %. Depuis cet été, le site collaboratif True up, recense environ 200 plans sociaux par mois dans le secteur. Dans le même temps, le nombre d’offres d’emploi dans les nouvelles technologies a chuté de 55 %. Signe qui ne trompe pas, selon une enquête réalisée cet été par le réseau social professionnel Blind, seuls 9 % des salariés du secteur sont confiants dans l’avenir de leur emploi.
La fin de l’argent facile
La statistique impressionne : plus de 225 000 licenciements ont eu lieu dans les nouvelles technologies ces derniers mois. Et encore, cette hémorragie salariale est clairement sous-estimée puisqu’elle ne repose que sur du déclaratif. Les plus gros plans de suppressions d’emplois relèvent d’un rééquilibrage économique, selon les interprétations les plus optimistes. Des entreprises comme Amazon ou Microsoft, par exemple, avaient embauché durant la pandémie pour répondre aux demandes des travailleurs et consommateurs confinés, ce qui leur avait permis de réaliser des bénéfices historiques. Cette demande ayant baissé, ces groupes n’ont pas perdu de temps pour licencier.
Cette tendance baissière touche aussi les start-up, qui voient se tarir les sources d’argent facile, notamment du fait de la hausse des taux d’intérêt. Elles peinent à se financer directement auprès des banques, comme auprès des fonds de capital-risque. Selon un calcul récent des Échos, l’ensemble des start-up européennes a perdu 400 milliards d’euros de valorisation ces derniers mois, passant de 3 100 milliards fin 2021 à 2 700 milliards de capitalisation cumulée.
Une pression inédite des actionnaires
Le vent a commencé à tourner fin juillet, depuis Menlo Park, en Californie, siège de Facebook. Pour la première fois, le réseau social perdait des abonnés et voyait ses revenus diminuer légèrement. Les bénéfices nets du groupe demeurent pourtant très confortables (plus de 4,4 milliards de dollars au troisième trimestre) et le groupe reste une machine ultra-rentable à distribuer de la publicité et à capter l’attention. Mais la foi en la croissance infinie des groupes du numérique a pris fin. Et avec elle s’est évanouie la croyance selon laquelle chaque dollar investi dans une action d’entreprise du secteur amènerait automatiquement des investisseurs à y mettre le double, quelques mois plus tard.
Les actionnaires, jusqu’ici très coulants avec les entreprises des nouvelles technologies, ont retrouvé leur comportement carnassier traditionnel, demandant plus de « rationalité ». Ce qui s’est immédiatement traduit par des vagues de licenciements, en moyenne aux alentours de 10 % des effectifs. De manière inédite, l’un des actionnaires de Google, TCI Fund Management, a enjoint à la firme de « prendre des mesures énergiques » pour réduire les coûts et améliorer ses marges bénéficiaires. Estimant que Google « devrait être 20 % plus efficace », le fonds a déploré que le groupe ait doublé ses effectifs en cinq ans et ait laissé filer les montants des plus hauts salaires de l’entreprise. Selon l’actionnaire, cette inflation salariale serait responsable de l’érosion de 27 % des bénéfices sur un an – qui restent tout de même de 14 milliards de dollars au troisième trimestre 2022 –, donc de la baisse à prévoir des dividendes. Sous la pression, Google s’est engagé à supprimer 10 000 postes dès janvier 2023.
Ces plans sociaux ont pour but de faire remonter la valeur de l’action. Sur un an, les seuls Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ont perdu 1 500 milliards de dollars de capitalisation en Bourse. Le titre Alphabet (Google) a plongé de 34 %, l’action Amazon de 44 %, Microsoft de 28 % et le titre Meta (Facebook, WhatsApp, Instagram) a perdu 66,6 %. Apple est le seul à limiter la casse (0,19 %). Les 10 000 suppressions de postes chez Amazon, Tesla comme chez Google, les 11 000 chez Meta sont avant tout des licenciements boursiers.
Le quick commerce en pleine concentration
Autre conséquence de la pandémie, le monde du quick commerce, ces plateformes qui promettent des livraisons d’épicerie en temps record, est en pleine restructuration. À la suite des déconfinements, le chiffre d’affaires du secteur est en berne. En 2021, pourtant, l’argent coulait à flots. L’allemand Gorillas bouclait sa troisième levée de fonds, récupérant près de un milliard de dollars. La start-up turque Getir accumulait 800 millions pour s’étendre en Europe, la britannique Flink 750 millions, et l’états-unienne Gopuff rassemblait 1,5 milliard afin d’assurer son expansion. Or, ce secteur n’a même pas atteint les 150 millions de dollars de chiffre d’affaires dans le monde en 2021. Ses espoirs de voir le marché doubler en 2022 ont fini de s’effondrer cet été. Zapp, KOL ou Yango Deli ont fermé boutique dans l’Hexagone. Le petit français Cajoo s’est fait manger par Flink et, il y a juste une semaine, Gorillas, qui avait racheté Frichti, s’est fait croquer par Getir pour un prix encore inconnu. Alors que plus d’une dizaine d’acteurs s’étaient installés ou projetaient de le faire en France, il y a un an, ils ne sont plus que deux aujourd’hui. Cette concentration ne se fait pas sans casse sociale. Getir a supprimé 4 500 emplois dans le monde ; Gopuff, plus de 2 000… Il ne s’agit là que de plans annoncés. Rien qu’en France, Getir et Gorillas ont mis fin à près de 800 contrats chacun à partir de mai, via des ruptures de périodes d’essai, des ruptures conventionnelles arrachées ou des licenciements pour faute aux motifs parfois étonnants. Le quick commerce n’est pas au bout de ses peines. Les investisseurs se montrent plus frileux et les municipalités de moins en moins accueillantes avec cette activité qui transforme des commerces urbains en entrepôts. Le patron de Getir a déjà laissé entendre que de nouvelles coupes sont à prévoir comme à Paris, Amsterdam ou Londres, pour supprimer les « doublons », dans l’administratif comme dans les entrepôts, à la suite des rachats. La tendance est de plus en plus à la sous-traitance : Gorillas a commencé à externaliser des livraisons aux autoentrepreneurs de Stuart et Getir a passé un accord au niveau européen avec Just Eat.
L’explosion de la bulle des cryptomonnaies
S’il y a un secteur dans les nouvelles technologies dont la crise ressemble à l’éclatement d’une bulle spéculative, c’est bien celui des cryptomonnaies. En matière d’emploi, la crise est moins facilement identifiable car, à part le plan de licenciements chez Coinbase (1 100 personnes), les structures sont plus modestes. Mais beaucoup ont fait faillite cette année. Le prêteur d’actifs numériques (qui pesait 3 milliards) BlockFi a mis la clé sous la porte, dans le sillage de la grande plateforme de change FTX. Auparavant, le fonds spéculatif en cryptomonnaies Three Arrows Capital, avait disparu avec ses 42 milliards de dollars d’encours. Voyager et le réseau Celsius, des créanciers de cryptomonnaie, ont eux aussi été emportés par les défauts de paiements en chaîne. À chaque banqueroute, des milliards de dollars spéculés partent en fumée et des centaines de salariés sont licenciés. Ces faillites ont entraîné aussi des remous dans la Fintech, ces start-up dédiées aux technologies financières. Klarna, qui propose des solutions de paiement en ligne, a supprimé 700 postes, le courtier financier Robinhood 300… Seuls les services de prêt hypothécaire en ligne se portent comme un charme. Les entreprises spécialisées dans le métavers, qui vendent des services, NFT ou autres propriétés immobilières virtuelles adossées aux cryptomonnaies, commencent aussi logiquement à tanguer. Sandbox, l’un des pionniers du secteur, vient ainsi de licencier 80 % de ses effectifs aux États-Unis.
La crise des cryptomonnaies a une autre répercussion sur l’emploi, même s’il est le plus souvent informel, celui des « mineurs », ces travailleurs dont l’activité consiste à vérifier l’intégrité de la chaîne des blocs (la blockchain) qui constitue la cryptomonnaie. Avec la hausse des prix de l’énergie, il faut désormais consommer pour 17 000 dollars d’électricité pour générer un bitcoin, soit bientôt davantage que la valeur de la monnaie au cours actuel ! Sans parler de l’investissement préalable en matériel informatique puissant. Résultat, les « mineurs » de cryptomonnaies se retrouvent eux aussi sur la paille. L’activité est d’ailleurs tellement écologiquement aberrante que plusieurs pays, dont les membres de l’Union européenne et les États-Unis, envisagent de l’interdire, dans le sillage de la Chine.
Laurent Mouloud sur www.humanite.fr
Le chant des sirènes du high-tech s’est tu. Et le retour sur terre est brutal. Après des années d’emballement financier, le secteur du numérique est confronté à une vague de licenciements sans précédent dans le monde. Ingénieurs informatiques, commerciaux, personnels des ressources humaines, livreurs de plateforme… en l’espace de quelques mois, des centaines de milliers d’emplois (225 000 au minimum) ont été détruits chez les géants des Gafam et dans l’univers fourmillant des start-up. Le mythe de l’hypercroissance, savamment entretenu par certains décideurs politiques béats – et parfois directement intéressés –, s’est évanoui. Reste une casse sociale monstre, loin d’être virtuelle, celle-là.
En vérité, derrière le clinquant des concepts de la nouvelle technologie, les règles du capitalisme traditionnel, pur et dur, continuent de faire valoir leurs droits. Durant des années, et plus encore pendant la période du confinement, les investisseurs ont déversé les milliards sur ce secteur numérique, dans l’espoir d’une culbute spéculative. Les capitalisations boursières se sont envolées, sans commune mesure avec la valeur réelle des entreprises. Aujourd’hui, cette bulle éclate. L’inflation grimpe, tout comme les taux d’intérêt, les banques ne prêtent plus aveuglément, les actions plongent et les actionnaires réclament leur dû : des licenciements boursiers pour faire quelques économies, mais surtout remonter la valeur des titres. Dans ce monde-là, ce que l’on donne d’une main, on le reprend toujours de l’autre. En se payant sur la vie des salariés virés.
En France, la passivité du pouvoir macronien, qui a fait de la « start-up nation » son slogan publicitaire, est flagrante. Face à ce capitalisme financier, qui reproduit toujours les mêmes logiques prédatrices, le laisser-faire reste la règle. Avec une bonne dose de complicité. À l’image de Jean-Noël Barrot, le ministre de la Transition numérique, qui, selon Libération, serait actionnaire de LMP, une entreprise de communication fondée par des anciens du cabinet McKinsey et soutenue par Xavier Niel, le milliardaire de Free… Un entre-soi intenable dans une démocratie qui se veut exemplaire.
publié le 20 déc 2022
par Julie Wagner sur https://basta.media/
(Cet article est publié dans le cadre de notre partenariat avec Politis.)
Julie Wagner avait un frère jumeau, Maxime. Il est mort d’un accident du travail sur un chantier du Grand Paris Express début 2020. Depuis, la famille se mobilise pour obtenir justice. Le procès vient d’être renvoyé pour la deuxième fois.
Vendredi 28 février 2020. C’est le soir. Je reçois un appel d’une de mes petites sœurs, Pascaline. Elle m’apprend que mon frère jumeau, Maxime, est dans le coma. Il vient d’avoir un accident au travail. Il y a quelques mois, il a été recruté comme intérimaire sur un chantier du Grand Paris Express. C’est si violent, on ne comprend pas ce qui se passe. Le lendemain, avec ma mère, mes cinq sœurs et mon mari, nous montons à Paris pour nous rendre à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
À l’époque, c’est le début de la crise sanitaire et les hôpitaux doivent affronter une situation sans précédent. Nous n’avons accès à aucune information. Jusqu’à ce qu’on nous parle d’une « explosion » qui aurait eu lieu sur le chantier. Maxime aurait été soufflé et serait immédiatement tombé dans le coma. Nous sommes restés sur place deux semaines. À trois reprises, Maxime a changé de service. Les médecins étaient unanimes : le pronostic vital était engagé. Nous nous accrochions au reste : les « constantes » – comme ils disent dans le jargon médical – restaient bonnes. Franchement, j’y croyais. Je voulais qu’il s’en sorte.
Avec l’avancée du Covid, la situation de l’hôpital s’est dégradée. Les visites nous ont été interdites. Le 11 mars, nous sommes rentrés chez nous. Le 18, les médecins ont constaté que les lésions au cerveau étaient devenues trop importantes. Le 19, c’est la fin. Maxime nous quitte. Pas un article de presse. Pas une brève. Rien sur les circonstances terribles de cet accident professionnel. Mon frère est mort dans l’anonymat d’une France confinée. Maxime était papa de deux petites filles : Sannah, qui avait neuf ans en 2020, et Noémie, qu’il avait eue avec sa nouvelle femme, âgée de deux ans lors de l’accident. Il était aussi le « papa de cœur » d’Hanaé, la grande sœur de Noémie.
Les mois passent. La souffrance reste. Nous n’avons aucune nouvelle ni de l’entreprise ni des autorités. Nous ne savons rien de plus que ce qui nous a
été annoncé à l’hôpital le jour de notre arrivée. Ma mère a quelques échanges avec la police. Mais, vite, les liens s’estompent et la policière avec laquelle elle avait pris l’habitude d’échanger ne
répond pratiquement plus.
Maxime est mort en pleine santé. Il n’avait que 37 ans. Personne ne semble s’émouvoir des circonstances de sa mort. Personne pour se donner la peine de nous expliquer le « comment » et
le « pourquoi » de cette tragique histoire. Comme chaque jour, Maxime est parti au travail en embrassant ses enfants. Mais, ce jour-là, il n’est pas revenu. Comment est-ce possible dans la
France de 2020 ?
Au bout d’un an et demi de questions sans réponses, ma mère a arrêté de chercher à avoir des informations. Ça lui bouffait la vie. Malgré tout, elle a continué, au fil des semaines, à faire des recherches Google dans l’espoir de tomber sur quelque chose qui mentionnerait la mort de Maxime. C’est ce qui est arrivé en avril 2022 avec un article de basta! (« “Silence, des ouvriers meurent” : sur les chantiers du Grand Paris, des accidents de travail à répétition », publié le 7 mars 2022) racontant l’histoire de mon frère.
Pour la première fois, on apprend les réelles circonstances de l’accident. Maxime n’a pas été soufflé par une explosion. Il a été victime de ce qu’on appelle un mouvement en coup de fouet d’une conduite au sein du tunnelier. Celle-ci l’a percuté au niveau du crâne. Et c’est seulement deux ans après les faits qu’on découvre qu’une enquête de l’inspection du travail a été rendue il y a plusieurs mois. La responsabilité de l’entreprise y est clairement pointée du doigt. On s’aperçoit également que Maxime n’est pas le seul : au moins trois autres personnes sont mortes sur les chantiers du Grand Paris Express.
À ce moment-là, mes sentiments sont confus : entre soulagement – enfin on en parle – et incompréhension. Pourquoi ce silence durant toutes ces années ? Et si basta! n’avait pas publié son article, que se serait-il passé ? Aurions-nous été informés des conclusions de l’enquête de l’inspection du travail ?
Désormais, on est remontés à bloc. On raconte notre histoire dans la presse, on reprend un avocat, on relance le parquet. Et, vite, les choses se débloquent. L’entreprise, une filiale de Vinci, est mise en examen pour homicide involontaire et une date d’audience est fixée au 12 décembre [le procès a été renvoyé au 5 avril 2023. La faute à l’entreprise qui a rendu ses conclusions le jour de l’audience à midi, ndlr]. Nous voulons que l’entreprise soit reconnue coupable de la mort de Maxime. Mourir au travail, ça n’est pas normal. Nous attendons que ce procès l’acte en condamnant les responsables. Les employeurs sont obligés d’assurer la sécurité de leurs salariés. Nous voulons que justice soit rendue. Pour Maxime !
publié le 18 décembre 2022
par Pierre-Henri Lab sur www.humanite.fr
En 2021, le montant perçu par les actionnaires du CAC 40 a atteint 57,5 milliards d’euros, en progression de 32 % par rapport à 2020. Un record qui interroge. Alors, méritent-ils ces dividendes ? Nous avons posé la question à Pascal Quiry, professeur de finance à HEC Paris, et Tibor Sarcey, économiste membre du PCF, ainsi qu’à François Meunier (Coprésident du comité éditorial de la revue Vox-Fi) et à Maxime Combes (Économiste et membre d’Attac France)
Le dividende n’est pas la rémunération de l’actionnaire. Ce n’est donc pas le bon angle d’attaque du capitalisme.
par Pascal Quiry (Professeur de finance à HEC Paris)
Une entreprise qui verse un dividende se prive d’un actif, la partie de sa trésorerie qu’elle verse en dividende. Si elle le fait, c’est qu’elle estime en avoir les moyens, car personne, y compris parmi les actionnaires et les dirigeants, ne va volontairement au-devant des difficultés. Aussi, lors du versement du dividende, la valeur de l’entreprise et donc de son action baissent exactement du montant du dividende versé. Et c’est normal car elle a alors moins d’actifs. Si vous avez une action qui cote 20 euros et qui verse un dividende de 0,60 euro ; après versement du dividende, au lieu d’avoir une action qui vaut 20 euros et 0,60 euro sur votre compte en banque, vous avez une action qui vaut 19,40 euros et 0,60 euro de liquidités. Il ne s’agit pas seulement de théorie, mais de la simple constatation des faits, que savent les centaines de millions d’actionnaires dans le monde.
Le versement d’un dividende n’enrichit pas l’actionnaire, il modifie simplement la composition de ses actifs, en en transformant une petite partie en liquidités.
Le parallèle souvent fait entre le dividende-rémunération de l’actionnaire et le salaire-rémunération du salarié est donc faux. En effet, quand nous percevons notre salaire, notre compte en banque s’accroît de son montant, nous permettant de faire face aux inévitables dépenses de la vie courante, voire mettre de l’argent de côté. Mais nulle part, nous enregistrons une baisse de notre patrimoine du fait du versement du salaire. C’est pourtant ce qui arrive à l’actionnaire. Aussi cette analogie trompeuse avec le salaire doit être abandonnée au profit d’une autre : celle du retrait d’argent à un distributeur de billets. Bien sûr, nous savons tous que retirer de l’argent à un distributeur de billets ne nous enrichit pas. Nous avons simplement moins d’argent sur notre compte en banque, et plus dans notre poche. C’est la même chose pour l’actionnaire qui reçoit un dividende : la valeur de ses actions a baissé exactement du montant des liquidités qu’il a reçues en dividendes.
Poser la question de savoir si les actionnaires méritent leurs dividendes est comme se demander si nous méritons les billets qui sortent du distributeur. Une autre façon de comprendre que le dividende n’est pas la rémunération de l’actionnaire, comme le salaire est celle du salarié, est de regarder combien le dividende représente en pourcentage de la valeur de l’action. Sur LVMH (Louis Vuitton, Dior, Hennessy, etc.), la plus importante société européenne par sa valeur, le dividende annuel est de 10 euros pour une action qui vaut 700 euros. Ce qui fait un taux d’intérêt de 1,4 %, alors que le livret A rapporte du 2 %.
Si le dividende était la rémunération de l’actionnaire, celui-ci serait bien sot de garder ses actions LVMH pour ne pas placer sur le livret A et gagner du 2 % au lieu du 1,4 %, et ce pour un risque bien moindre puisque les sommes sur le livret A ne baissent jamais, contrairement aux cours de Bourse. Le dividende n’est donc pas le bon angle d’attaque du capitalisme.
Le coût des dividendes pour les entreprises a atteint 170 milliards d’euros en 2020. Ils sont essentiellement investis dans la spéculation.
par Tibor Sarcey (Économiste, membre du PCF)
Que faire du profit ? Ce sont les assemblées générales des actionnaires qui tranchent cette question chaque année. Soit le profit est réinvesti dans l’entreprise, soit il est distribué aux actionnaires sous forme de dividendes. Il échappe alors au circuit économique de l’entreprise. Ce dernier cas de figure intervient généralement quand les actionnaires jugent plus rentable de réinvestir ce profit sur les marchés financiers plutôt que dans l’outil de production de l’entreprise.
Le grand actionnariat, qui en Europe détient 60 % du capital des entreprises cotées en Bourse, réinjecte l’argent perçu des dividendes dans les instruments financiers les plus rentables, loin de l’économie réelle. Certes, parmi ces instruments, figurent des actions d’entreprises. Cela permet aux libéraux de vanter la fonction de passerelle des actionnaires qui permettrait à des entreprises matures en excédents de capitaux de s’en délester via les dividendes auprès d’entreprises en croissance ayant besoin de nouveaux fonds.
Cependant, l’écrasante majorité des transactions boursières a lieu sur le marché secondaire, sur lequel ces grands actionnaires font vivre la spéculation en s’échangeant des actions déjà émises par le passé. Pas de fonds supplémentaires, donc, pour les entreprises, mais un accroissement de leur valeur financière artificiellement gonflée par cette spéculation. Cela se traduit par une pression renforcée sur le profit pour pouvoir la rentabiliser et par une instabilité financière permanente.
L’argent apporté effectivement aux entreprises lors d’émissions de nouvelles actions sur le marché primaire, avant donc qu’elles ne soient librement disponibles sur le marché secondaire, est très faible (14 milliards d’euros en 2020), bien moindre que l’argent reversé par le biais des dividendes (184 milliards d’euros). Les actionnaires représentent ainsi un coût net pour les entreprises (170 milliards d’euros en 2020, soit 7 % du PIB) qui est pris sur les salaires, l’emploi, mais aussi sur le financement des services publics et des investissements répondant aux besoins des populations et des territoires. Les dividendes n’ont aucune justification économique en dehors du fait qu’ils sont l’expression monétaire du rapport de domination parasitaire que les actionnaires exercent sur les entreprises.
Critiquer les dividendes ne doit cependant pas faire l’économie d’une critique plus fondamentale du capitalisme qui, avec ou sans dividendes, se nourrit du profit qui est pris sur les richesses créées par le travail et guide l’ensemble des décisions économiques avec inefficacité. Ne pas verser de dividendes n’est pas un gage de progrès social pour une entreprise, mais tout au plus celui d’une structure financière renforcée grâce au maintien du profit dans ses comptes. Mais pour quelle finalité ? L’argent des dividendes donne simplement une mesure des marges de manœuvre dont nous disposerions immédiatement pour financer le progrès… lorsque nous nous serons réapproprié collectivement nos outils de production.
Pour aller plus loin. « 69 milliards, ce que les actionnaires ont coûté aux entreprises du CAC40 en 2021 » article sur le site Économie & Politique
En 2021, le montant des dividendes perçus par les actionnaires du CAC 40 a atteint 57,5 milliards d’euros, en progression de 32 % par rapport à 2020. Un record qui interroge.
Les dividendes permettent de capter une grande partie de la richesse produite au détriment de l’emploi et de l’investissement.
par François Meunier (Coprésident du comité éditorial de la revue Vox-Fi)
Il y a la théorie et la réalité. Selon la théorie, le versement de dividendes rémunère la juste part du risque pris par l’actionnaire pour avoir mis à disposition des capitaux et attirerait de nouveaux investissements sur le long terme pour continuer à innover.
La réalité, du moins celle des grands groupes, est tout autre. L’argument théorique était déjà peu convaincant au regard de la part exorbitante des profits extraite pour rémunérer les actionnaires : la détention d’une seule action de chacun des groupes du CAC 40 dans sa composition actuelle conduisait à 53,4 euros de dividendes au titre de l’année 2006, mais à 75 % de plus au titre de l’année 2021, soit 93,7 euros. Ni le Smic ni les minima sociaux, pas plus que le PIB, n’ont augmenté de 75 % sur la même période.
La théorie s’effondre un peu plus au lendemain de la pandémie de Covid, qui a vu les pouvoirs publics soutenir financièrement les entreprises (100 % du CAC 40 a touché des aides publiques liées à la pandémie), réduisant à la portion congrue les risques pris par les actionnaires. Le CAC 40 vient pourtant de battre ses records de dividendes (57,5 milliards d’euros) et de rachats d’actions (22,4 milliards d’euros) versés au titre de l’année 2021.
Face à ces records indécents, Bruno Le Maire répète que « les dividendes d’hier seraient les investissements d’aujourd’hui et les emplois de demain ». Cette affirmation incantatoire ne résiste pas à l’épreuve des faits : Stellantis a effacé plus de 17 000 emplois en 2021, ArcelorMittal et la Société générale plus de 9 000, Total, Axa, Sanofi et BNP Paribas autour de 4 000, tout en étant parmi les champions de versement des dividendes. Au cœur de la pandémie de Covid, le CAC 40 a redistribué de manière agrégée à ses actionnaires l’équivalent de 140 % des profits réalisés en 2020 ! C’est comme si l’ensemble de ses profits avaient été reversés aux actionnaires et que les groupes avaient puisé les 40 % restants dans leur trésorerie ou leurs lignes de crédit, au lieu d’investir massivement dans cette fameuse économie du « monde d’après ». Les dirigeants du CAC 40 ont fait le choix, « quoi qu’il en coûte », de servir copieusement leurs actionnaires.
Reformulons la devise : « Les suppressions d’emplois d’hier sont les profits d’aujourd’hui et les dividendes de demain. » Cette préférence court-termiste au détriment de l’investissement productif n’est ni soutenable sur le plan économique, ni souhaitable. Plutôt que d’investir et tenir les impératifs écologiques et sociaux, ces grands groupes se comportent comme s’ils étaient assis sur une économie de rente dont ils pourraient tirer un maximum de cash pour satisfaire les appétits des détenteurs des capitaux.
Ces choix indéfendables sont aussi de la responsabilité des pouvoirs publics : en refusant sèchement de conditionner l’accès aux aides publiques à des objectifs sociaux ou écologiques, le gouvernement a encouragé les grands groupes à ne rien changer de leurs pratiques insoutenables, les laissant s’enfermer, et l’économie avec, dans l’extraction de rente pour satisfaire les actionnaires.
Les actionnaires ne se soucient pas de la façon dont les rendements sont atteints. Les salariés doivent jouer un rôle.
par Maxime Combes (Économiste et membre d’Attac France)
La question du mérite des actionnaires doit être posée. Pour y répondre, deux préalables sont utiles. Un, quand l’entreprise distribue un dividende, ses actifs se réduisent à hauteur de l’argent qui va vers l’actionnaire. Par conséquent, l’actionnaire s’enrichit du dividende reçu, mais s’appauvrit de la baisse de valeur patrimoniale de l’entreprise. En net, il y a nul enrichissement pour lui.
Deux, l’actionnaire qui reçoit l’argent a un problème immédiat : où vais-je replacer cet argent ? La consommation, pour une part, mais, pour l’essentiel, les actionnaires sont des institutionnels, compagnies d’assurances ou fonds d’investissement, ou de très riches personnes physiques. Ils replacent leurs fonds ailleurs, c’est-à-dire dans l’économie réelle et dans d’autres entreprises. Le versement du dividende participe donc de la circulation du capital vers les entreprises qui offrent les meilleures perspectives de rendement, souvent d’ailleurs vers des entreprises non cotées en Bourse et, de plus en plus, des start-up.
Surgit alors la bonne question : comment l’entreprise obtient-elle de meilleurs rendements ? Il y a une bonne et une moins bonne façon. La bonne façon, c’est l’innovation technique, la qualité accrue, l’intelligence des processus de production. C’est ainsi que l’entreprise gagne en compétitivité (notamment pour éviter que les actionnaires ne réinvestissent dans des entreprises étrangères). Une telle entreprise n’a jamais de mal à se financer, même si elle verse des dividendes, car les banques et les marchés financiers se pressent pour lui prêter. La mauvaise façon, c’est de jouir d’une position de force ou même de monopole, et d’en profiter pour écraser ses salariés, ses fournisseurs ou ses clients. Le problème n’est plus les dividendes en soi, mais l’abus de position dominante ou le manque de capacité des salariés à s’organiser. Mauvaise façon, enfin, trop fréquente parmi les grands groupes, le manque d’esprit d’entreprise des dirigeants, qui se contentent de rationaliser tant et plus, qui sont les champions des organisations matricielles pilotées par McKinsey, mais qui oublient que l’entreprise est là pour créer de la valeur économique pour ses actionnaires… et sociale pour le pays.
Où est le mérite des actionnaires là-dedans ? La réalité, c’est qu’ils sont extraordinairement passifs dans tout cela. Et de plus en plus dans le capitalisme moderne. Les actionnaires sont pour l’essentiel des fonds qui brassent par milliards l’épargne privée et qui n’ont tout simplement ni le temps ni la volonté de jouer un rôle de surveillance des entreprises. Il ne serait pas absurde qu’une partie prenante viennent les secourir dans ce rôle stratégique. Et ici, les salariés peuvent et doivent jouer ce rôle. Ils disposent d’une connaissance intime de l’entreprise, mieux que les lointains actionnaires. Ils ont intérêt, à court et à long terme, à ce que leur entreprise soit gagnante. Pour cela, il faut injecter des mécanismes de participation dans la gouvernance des entreprises.
À lire Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie, de Maxime Combes et Olivier Petitjean (Seuil, 2022).
publié le 17 décembre 2022
par Attac France sur https://france.attac.org
Ce lundi 12 décembre, les 27 États membres de l’Union européenne (UE) se sont mis d’accord pour transposer l’accord mondial négocié en octobre 2021 sous l’égide de l’OCDE. Cet accord prévoit notamment un taux minimal d’imposition des bénéfices des multinationales de 15%. Présenté comme « historique » par ses promoteurs, il est en réalité historiquement insuffisant.
La transposition de l’accord mondial de l’OCDE aurait été rendue possible par la levée du veto de la Hongrie, obtenue après de laborieuses négociations et un allègement de certaines sanctions que l’UE devait appliquer à la Hongrie. Il intervient également alors que les institutions européennes sont secouées par une affaire de corruption par le Qatar, paradis fiscal notoire. L’histoire ne s’encombre guère de paradoxes.
L’accord mondial pourrait désormais être transposé dans les droits nationaux dans les deux prochaines années sauf surprise de dernière minute. Difficile cependant d’y voir une bonne nouvelle, tant les mesures qu’il prévoit sont limitées.
A titre d’exemple, le taux plancher est si bas qu’il risque d’entériner une taxation plus faible pour les multinationales que pour les PME, qui n’ont pas de filiales dans des paradis fiscaux. Les recettes fiscales dégagées seraient largement insuffisantes pour répondre aux défis mondiaux sociaux, écologiques et économiques. Ce taux minimal de 15 % pourrait par ailleurs entraîner une course à la baisse des taux.
Certes, aucun accord de la sorte n’avait été trouvé antérieurement. Mais tout aussi historique est la faiblesse de l’impôt sur les sociétés : son taux nominal n’a jamais été aussi faible depuis plus d’un demi-siècle en France comme dans la plupart des États du monde, et singulièrement au sein des pays de l’OCDE. Il pesait 2,2 % du PIB en France en 2019 contre 3 % au sein de l’OCDE.
Tout aussi historique est l’ampleur de l’évitement de l’impôt, toujours permis par des voies légales (l’optimisation fiscale) et illégales (fraude). Cette dernière représente 80 milliards d’euros en France et environ 800 milliards d’euros au sein de l’Union européenne. Le tout dans une période de crise sanitaire qui a révélé à quel point l’évitement de l’impôt avait dégradé le système de santé.
S’agissant de l’accord sur l’imposition des multinationales, la suite est malheureusement prévisible. Une nouvelle fois, les gouvernements se féliciteront de cette « avancée historique » et s’en contenteront. Cela ne les empêchera pas de poursuivre la baisse du taux nominal de l’impôt sur les sociétés, qui sait jusqu’au plancher de 15 %.
Par ailleurs, au sein de l’Union européenne, le débat sur les critères qui structureront les politiques budgétaires et les orienteront vers l’austérité est relancé. En France, la réforme des retraites, menée au nom des économies budgétaires, envoie un signal particulièrement inquiétant. Face aux politiques néolibérales, il y a urgence à réorienter les choix. En matière de politique fiscale notamment, l’accord de l’OCDE montre qu’il n’existe aucun obstacle à la mise en œuvre d’un dispositif international.
Pour Attac, il faut désormais tenir compte de la réalité du modèle économique des grands groupes et adapter l’impôt sur les sociétés en conséquence, de telle sorte que les multinationales ne puissent plus jouer des prix de transfert, y compris en les manipulant afin de délocaliser artificiellement et frauduleusement leurs bénéfices vers des paradis fiscaux.
La taxation unitaire et le renforcement des moyens juridiques, humains et matériels alloués à la lutte contre l’évasion fiscale constitueraient une réponse adaptée. Au-delà, la période nécessite une politique fiscale et budgétaire qui privilégie la bifurcation sociale et écologique telle qu’Attac l’a défendue dans sa note « Reprendre la main ».
publié le 17 décembre 2022
Nadège Dubessay sur www.humanite.fr
Le journaliste Victor Castanet est l’auteur du best-seller « les Fossoyeurs ». Un brûlot dénonçant les graves dérives du géant des maisons de retraite Orpea. Négligences envers les résidents, captation d’argent public, rétrocommissions, connivences politiques et violence managériale furent érigées en système par le groupe. Rencontre avec le jeune lauréat du prix Albert-Londres dans la catégorie livre.
Il lui aura fallu trois années de travail à temps plein et 250 témoignages pour décortiquer les rouages du système Orpea, leader mondial des maisons de retraite qui facture le séjour dans ses résidences jusqu’à 15 000 euros par mois. « Les Fossoyeurs », l’enquête de Victor Castanet, provoque un raz de marée à sa sortie. En 400 pages, le journaliste indépendant rend compte des méthodes frauduleuses pratiquées de manière systémique pour optimiser les coûts : rationnement, négligences, contrats de travail trafiqués, pratique des rétrocommissions d’argent public, connivences politiques, etc. Il raconte aussi des habitudes de discrimination syndicale, de management brutal, ou comment Orpea détourne le Code du travail. Un livre choc qui aura valu le limogeage du directeur général du groupe. L’État a porté plainte contre Orpea et a demandé le remboursement des aides publiques.
Comment sort-on de trois années d’enquête ?
Victor Castanet : Le sujet m’a habité depuis le début, en février 2019. Il n’y a pas un jour où je n’ai pas pensé à Orpea. Même si c’est moins intense aujourd’hui, c’est encore le cas. Depuis la sortie du livre, en janvier, la médiatisation a été énorme pendant six mois. Je continue à recevoir tous les jours des e-mails de témoignages de salariés, de familles. Parfois ils travaillent dans d’autres groupes, ou dans d’autres domaines de la santé. Je suis plongé dans ce secteur qui n’était pas le mien à la base. C’est très prenant, mais je me réjouis de voir que cela a produit un impact que je n’avais pas pu imaginer.
Vous ne pensiez pas que l’écho serait aussi fort ?
Victor Castanet : Non. En même temps, j’ai énormément travaillé. Je ne voulais pas m’arrêter tant que je n’avais pas produit toutes les preuves, tous les témoignages, pour que mon enquête provoque un électrochoc. J’espérais des conséquences juridiques. J’avais les éléments pour notamment prouver le détournement d’argent public. Mais on ne peut jamais prévoir qu’à un moment cela va transpercer et dominer l’actualité pendant plusieurs semaines. Que le sujet déclenchera une libération de la parole, un débat à l’Assemblée nationale et dans la société en général, avec une prise de parole de tous les candidats à la présidentielle.
Ce succès n’est-il pas paradoxal, dans une société dont on dit souvent qu’elle a peur de ses vieux ?
Victor Castanet : Il y avait déjà eu des enquêtes, des constats de dysfonctionnements, des témoignages sur les Ehpad. Mon livre a apporté des preuves irréfutables d’irrégularités qui peuvent être condamnables en justice. Les pratiques irrégulières d’Orpea ont ensuite été confirmées par l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l’Inspection générale des finances (IGF). Il s’agit du plus grand groupe mondial dans le domaine des Ehpad, qui pèse 6 milliards d’euros. Tout cela permettait de déclencher un débat de société. C’est vrai que l’on peut s’interroger sur le fait que ce sujet n’a pas été plus traité avant, que les politiques ne s’en sont pas davantage saisis. C’est sûr que ce n’est pas glamour. Souvent, on a du mal à parler des personnes âgées, handicapées, ou qui ont des troubles psychiatriques. Les rédactions pensent que ça va effrayer les gens. On a pourtant bien vu qu’ils ont été passionnés. Avec ma maison d’édition, on s’était dit que jamais un livre de 400 pages sur les personnes âgées ne se vendrait. J’ai vu des jeunes femmes de 20 ans l’acheter. Ce qui montre à quel point le sujet intéresse. L’attente de la société est immense.
Au tout début, vous ne pensiez pas faire un livre de vos investigations. Quel a été le déclic ?
Victor Castanet : J’ai d’abord proposé le sujet au « Monde ». J’avais des éléments sur la résidence les Bords de Seine de Neuilly, dans les Hauts-de-Seine, avec beaucoup de témoignages de salariés et de familles qui montraient des dysfonctionnements graves. C’était particulièrement intrigant dans un établissement qui facturait entre 7 000 et 15 000 euros par mois. Quand je me suis aperçu que ces dysfonctionnements – rationnements, manque de personnel, recours à des vacataires – étaient les mêmes dans d’autres résidences et que j’ai compris que c’était systémique, avec une politique venant du siège bénéficiant de l’argent public, je savais que cela méritait un livre qui me prendrait plusieurs mois. Au fil du temps, dans toutes les branches du groupe – que ce soit pour le médical, les liens avec les pharmacies, les autorisations d’ouverture d’établissements, le service des ressources humaines, la gestion de l’argent public –, je trouvais des irrégularités. C’est un sujet sans fin, on m’apporte encore de nouveaux éléments graves qui ne sont pas dans le livre.
Vous parlez de pénuries de couches pour adultes, pour ensuite expliquer comment Orpea a industrialisé le secteur de la dépendance. Comment avez-vous procédé ?
Victor Castanet : La clé pour trouver des réponses, c’est d’arriver à monter dans l’organigramme. Avec des soignants, des auxiliaires de vie, des médecins, on va poser le constat : oui, il y a un manque de couches, de produits de santé, de personnel, un turnover important, mais on ne sait pas si c’est dû à une mauvaise gestion du directeur, à un manque d’argent public, ou si c’est la responsabilité du groupe. Les directeurs d’établissement, notamment s’ils ont de l’expérience, n’ont pas les preuves mais ils savent qu’il existe des dysfonctionnements. Ce sont eux qui m’ont parlé les premiers des marges arrière sur les produits de santé. Ils savaient qu’il existait un système de captation d’argent public. Ils savaient surtout, parce qu’on le leur demandait, jouer en permanence sur la masse salariale en ne remplaçant pas. J’ai ensuite rencontré des directeurs régionaux, puis des cadres importants au siège, qui eux avaient des preuves. Il a fallu des mois pour les identifier, les rencontrer et les convaincre. Il n’y a que le livre qui peut apporter cette relation de confiance. Ça a aussi été libérateur. Beaucoup ne comprenaient pas comment ils avaient pu un jour faire partie de cette organisation. Si tant de monde m’a parlé, c’est aussi que ça devait être la fin d’un système.
À partir de quand Orpea a senti que vous pouviez représenter un danger ?
Victor Castanet : Au bout de trois à quatre mois. Quand j’ai commencé à envoyer des e-mails à plusieurs cadres dirigeants. La direction d’Orpea a essayé de suivre mon enquête, de voir qui j’avais rencontré et de dissuader des dirigeants actuels ou des anciens de parler. Il est arrivé que certaines de mes sources fassent machine arrière. La direction m’a suivi pendant plusieurs années. Et elle était bien informée de tout ce que je faisais. J’ai appris qu’une importante agence de détectives privés avait été mandatée pour obtenir des informations sur le contenu de mon livre.
Et le groupe ira jusqu’à tenter de vous soudoyer…
Un intermédiaire, qui connaissait bien un certain nombre de dirigeants d’Orpea, m’a demandé si, pour 15 millions d’euros, je serais prêt à arrêter le livre. Cela faisait plus d’un an que j’enquêtais. J’avais des preuves sur les captations d’argent public.
Aujourd’hui, personne n’est en mesure de dire si un Ehpad est de bonne qualité ou pas »
Après la sortie du livre, les actions d’Orpea ont chuté en Bourse. Des dirigeants ont été limogés. Le gouvernement a promis plus de contrôles…
Victor Castanet : Qu’il faille plus de contrôles des agences régionales de santé (ARS), c’est une évidence. Mais, si les contrôleurs n’ont pas des compétences spécifiques financières, ça ne sert à rien, car les fraudes d’Orpea étaient financières et comptables. Surtout, il faut des contrôles inopinés, et aussi au siège. Or, au siège d’Orpea, plus d’une dizaine d’anciens hauts fonctionnaires des ARS travaillent au développement du groupe. Il faudrait aussi mettre des indicateurs de qualité. Aujourd’hui, personne n’est en mesure de dire si un Ehpad est de bonne qualité ou pas, et Orpea en était alors tout à fait conscient. Cette enquête a eu un impact considérable, mais la réponse politique n’est pas à la hauteur. Aucune loi grand âge ambitieuse n’est programmée. Pourtant, il y aurait besoin d’une refonte globale de ce secteur.
Qu’est-ce qui vous a le plus choqué ?
Victor Castanet : Cela concerne le budget alimentation. Il est de 4,50 euros pour les repas journaliers, soit un peu plus de 1 euro par repas. Un cuisinier m’a rapporté que cela ne lui permettait pas de donner des aliments de qualité ni d’apports suffisants en protéines. Comme il y avait des cas de dénutrition, la dernière trouvaille d’Orpea a été de mettre dans les repas du Protipulse, une poudre hyperprotéinée remboursée par la Sécurité sociale. D’un côté, ils rationnaient, ce qui entraînait des carences alimentaires en protéines, et, de l’autre, ils faisaient appel à l’argent public remboursé par la Sécu. Pendant le Covid, les problèmes de dénutrition étaient encore plus importants. Le cuisinier m’a raconté que sa hiérarchie l’a obligé à mettre deux boîtes de Protipulse dans les soupes le soir. ça sentait l’œuf pourri. Personne ne pouvait manger ça. Il y a eu beaucoup de décès. Qui pourra vérifier la cause de ces morts ? Ça m’a profondément bouleversé
publié le 12 décembre 2022
Cyprien Boganda sur www.humanite.fr
Dans un film événement, « le Monde et sa propriété », le réalisateur Gérard Mordillat et l’avocat Christophe Clerc décortiquent les fondements historiques et théoriques de la propriété. Une réflexion indispensable pour comprendre le monde actuel.
De quoi parle-t-on lorsqu’on s’attaque à l’héritage ou qu’on réclame la levée des brevets des vaccins en période de Covid ? De propriété. Au sens juridique, le droit de propriété désigne la capacité de disposer des choses, c’est-à-dire de les modifier, de les vendre ou de les détruire. Dans leur nouveau documentaire (1), le romancier et cinéaste Gérard Mordillat et l’avocat Christophe Clerc remontent aux origines de ce concept.
Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce projet ?
Gérard Mordillat : Le point de départ, c’est une série réalisée avec Bertrand Rothé (économiste et journaliste, disparu en 2020 – NDLR), sur le thème « Travail, salaire, profit » (2019). Notre but était de réaliser deux autres volets, l’un sur la propriété et le dernier sur la monnaie, la dette et la finance, afin d’offrir une sorte de coupe géologique de la pensée économique de notre temps. La propriété nous est très vite apparue comme le meilleur outil pour appréhender le : monde dans lequel nous sommes : à travers elle, on touche à tous les domaines de la vie, la propriété du corps, celle de l’intelligence, du vivant, de la terre, etc.
Christophe Clerc : La propriété est ce que les lacaniens pourraient appeler un « signifiant maître », c’est-à-dire un mot utilisé à la fois pour désigner une réalité multiple, mais aussi pour couper court à tout débat. Les gens qui réclament une transformation de la propriété seront systématiquement renvoyés dans le camp des idéalistes. On traduit leur proposition par : « Nous ne voulons plus de la propriété. » Or, un monde sans propriété ne pouvant fonctionner, alors toute réforme de la propriété est vouée à l’échec. Il y a donc nécessité de déconstruire la propriété, pour faire la distinction entre la propriété marchande et toutes les autres car la propriété n’est pas une mais multiple.
Le film débute par la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Comment expliquer que les révolutionnaires, qui viennent d’abattre le système féodal, s’empressent d’ériger la propriété en droit inaliénable ?
Gérard Mordillat : L’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme désigne la propriété comme inviolable et sacrée, c’est exact, mais il la limite immédiatement par la loi (« la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige, évidemment »). Ce qui est inviolable et sacré, en réalité, c’est la propriété qui nous permet d’exercer notre droit à l’existence. Cette propriété sera d’ailleurs ardemment défendue par Robespierre, contre ce qu’on pourrait appeler la « droite » de l’époque, qui voulait sauvegarder les biens de la noblesse. Ce qui est limité par la loi, c’est bien la propriété des biens. Mais, dans cet article, les deux notions sont mêlées.
Christophe Clerc : La nuit du 4 août, avec l’abolition des privilèges, est en quelque sorte le plus grand hold-up de l’Histoire de France, dans la mesure où on n’avait jamais organisé un transfert de propriété aussi important. Et pourtant, quelques semaines après, on déclare la propriété inviolable et sacrée… Ce paradoxe ne se comprend que si on opère une distinction entre trois types de propriété. La propriété féodale, dont les révolutionnaires voulaient se débarrasser ; la propriété marchande, qui se dégage de toute obligation sociale pour être un pur rapport d’achat et de vente des objets ; et la propriété d’existence, fondée sur le droit à vivre.
L’un des intervenants cite Jean-Jacques Rousseau, qui expliquait en substance : que de souffrances on aurait épargné au genre humain si on avait dit, dès le départ, que les fruits sont à tout le monde et la terre à personne. La propriété privée est-elle la cause de tous nos maux ?
Gérard Mordillat : En tout cas, le concept même de propriété induit nécessairement une violence : ce qui m’appartient ne t’appartient pas. Cette violence originelle s’exprime de façon terrifiante à travers les conquêtes militaires, les guerres, la colonisation, l’esclavage, etc. La propriété privée est la mère de tous les conflits que nous connaissons depuis des siècles.
Christophe Clerc : Quand on parle de propriété, c’est souvent pour désigner la propriété marchande. Mais la propriété sous une forme plus neutre, c’est-à-dire le rapport d’appropriation, a toujours existé, même du temps des chasseurs-cueilleurs. L’enjeu n’est donc pas de s’attaquer à ce rapport, par définition indépassable, mais à la propriété marchande.
Nous assistons actuellement à une extension indéfinie du domaine de la propriété, qui touche aussi bien au vivant qu’à nos données personnelles…
Gérard Mordillat : La marchandisation de tous les aspects de la vie est une donnée contemporaine incontestable, dont l’un des exemples les plus frappants est la vente d’organes : si nous sommes propriétaire de notre corps, alors rien ne peut s’opposer à ce qu’on le vende à la découpe. L’économiste Gary Becker (1930-2014), prix Nobel d’économie, plaidait pour la création d’un marché « régulé » des organes. À ceux qui lui opposaient que la vente d’organes ne peut être le fait que de pauvres désespérés, il répondait avec ce cynisme absolu : « Ce seront au moins des pauvres en bonne santé. »
Votre documentaire s’interroge sur les échos entre le rapport salarial moderne et l’esclavage…
Christophe Clerc : L’esclavage traditionnel n’existe plus ; de ce point de vue, ce serait un abus de langage grossier et sans doute maladroit, à l’égard de ceux qui en ont été les victimes, d’assimiler le salariat à de l’esclavage. Cela dit, on peut trouver des parallèles, si on considère que le patron exerçant un pouvoir sur le salarié est propriétaire des moyens de production, donc qu’il va se fonder sur un rapport de propriété pour imposer un rapport de direction. Par ailleurs, si une relation de travail n’est pas encadrée par un droit du travail protecteur, on se rapproche à certains égards de l’esclavage, car le patron peut donner des ordres et licencier à sa guise, c’est-à-dire porter atteinte au droit d’existence.
Gérard Mordillat : Les travailleurs morts par milliers lors de la construction des stades au Qatar sont en réalité des esclaves sans aucun droit. Ceux qui osent refuser le sort qui leur est fait sont expulsés : voilà un avatar contemporain de l’esclavage né de l’emploi. Fort heureusement, nous n’en sommes pas encore à cette extrémité chez nous, même s’il existe une sorte de continuum à travers les âges. Un salarié assujetti à celui qui l’emploie dispose d’une marge de manœuvre extrêmement limitée : poussé par l’aiguillon de la faim, comme l’écrivait Karl Marx, il se voit obligé d’accepter un salaire qui lui permette de survivre. Un travailleur payé au Smic est obligé d’accepter les conditions qu’on lui impose, car protester serait signer lui-même sa lettre de renvoi.
Vous abordez la question des communs, ces formes de propriété qui tentent d’arracher certains biens aux griffes du marché. Est-ce une voie de sortie possible du capitalisme ou juste une manière de l’aménager ?
Christophe Clerc : Penser les communs, c’est proposer autre chose – un rapport d’appropriation élaboré par une collectivité, qui n’est pas nécessairement l’État, qui se fixe des règles communes pour l’utilisation des ressources. Que les communs permettent de « corriger » le capitalisme ou qu’ils finissent un jour par s’y substituer est presque secondaire, ce qui compte, surtout, c’est que cette idée se développe.
Gérard Mordillat : La question de l’échelle des communs est fondamentale. Au bout d’un certain temps, la réflexion et les pratiques viennent buter sur l’Himalaya du capital, par nature hostile à toute idée de mise en commun. Les capitalistes préféreront toujours poursuivre leurs pratiques prédatrices, même si cela doit conduire à la disparition de l’espèce, plutôt que de se renier. Seul un changement radical, violent, pourra empêcher le capitalocène. Ceux qui détiennent les clés de la politique et de l’économie ne les rendront jamais de leur plein gré.
Quel rapport entretient, selon vous, la théorie des communs avec l’idée communiste ?
Gérard Mordillat : On ne peut pas penser les communs sans réfléchir au communisme. Il n’est pas question de renvoyer au stalinisme mais de penser à ceux qui défendent le bien commun contre la défense du profit individuel. Il y a une façon de gérer les choses en commun – appelons-la « communisme » –, qui vient de très loin. J’ai travaillé sur la guerre des paysans en Allemagne au XVIe siècle, qui s’enracinait dans une réflexion religieuse, autour d’un retour à une communauté idéale : cette idée de partager les fruits du travail, que l’on trouve notamment dans « les Actes des Apôtres » (Nouveau Testament), traverse l’Histoire. Il faut relire l’anthropologue américain Marshall Sahlins (1930-2021), qui montre que c’est bien la coopération qui fait avancer l’humanité, non la concurrence. La coopération peut conduire au communisme, et ce communisme reste à inventer.
(1) « Le Monde et sa propriété », diffusé sur Arte le 13 décembre à 20 h 55.
publié le 6 décembre 2022
par Nolwenn Weiler sur https://basta.media
Sept morts au travail depuis 2010 impliquent le groupe sucrier Cristal Union. Pourtant, la prévention des risques semble toujours insuffisante. Collègues et familles dénoncent des sanctions pénales peu dissuasives.
Le 19 octobre dernier, un grave accident du travail a eu lieu à la sucrerie d’Erstein, en Alsace, qui appartient au groupe Cristal Union (notamment propriétaire de la marque de sucre Daddy). « Un mécanicien de 45 ans a été retrouvé inanimé par l’un de ses collègues », explique France bleu Alsace. Il se serait retrouvé coincé dans des « bandes transporteuses » – des tapis roulants – près d’un four à chaux. Transporté à l’hôpital, il est mort de ses blessures quelques jours plus tard.
« Depuis un certain nombre d’années, Cristal Union peut se targuer d’un terrible palmarès », déplore Éric Louis, « ouvrier en lutte » et membre de l’association Cordistes en colère. Depuis 2010, six travailleurs ont trouvé la mort dans les usines de ce groupe, dont trois cordistes, des accidents du travail mortels sur lesquels Basta! a longuement enquêté. « Avec le mécanicien de la sucrerie d’Erstein on arrive à sept morts », se désole Éric Louis. Cela commence à faire beaucoup pour un groupe qui se targue d’agir « au quotidien pour faire évoluer [ses] pratiques » et d’être « une entreprise engagée soucieuse de l’environnement » [1]
Des manquements à la législation du travail
« Les intérimaires ne connaissent pas les lieux, ni les machines, ni les procédures. On leur confie des tâches qu’on ne devrait pas leur confier »
Les personnes qui sont mortes dans ces usines n’étaient pas toutes salariées du groupe Cristal Union. Plusieurs étaient sous-traitantes ou intérimaires, catégorie surreprésentée parmi les 733 salariés qui meurent au travail chaque année en France (hors accidents de trajets ou maladies professionnelles [2]), de même que les jeunes travailleurs. « Les ouvriers qui ont moins d’un an d’ancienneté sont surexposés aux accidents du travail, observe Mathieu Lépine, professeur d’histoire et animateur du compte Twitter« Silence des ouvriers meurent » qui recense les accidents du travail mortels, souvent traités comme des faits divers. Ils ne connaissent pas les lieux, ni les machines, ni les procédures. Trop souvent, on leur confie des tâches qu’on ne devrait pas leur confier. » C’était le cas d’Arthur Bertelli et de Vincent Dequin, cordistes de 23 et 33 ans, qui meurent en 2012 ensevelis au fond d’un silo de sucre appartenant à la distillerie Cristanol, filiale de Cristal Union, à Bazancourt, dans la Marne. Ils étaient arrivés le matin même sur le site pour descendre, suspendus à une corde, dans le silo pour une intervention.
Les enquêtes menées dans la foulée de l’accident par l’inspection du travail révèlent « divers manquements à la législation du travail » avec « un plan de prévention gravement lacunaire » et une omission du risque d’ensevelissement. Cristal Union conteste alors ces divers manquements, et nie toute responsabilité pénale. Le sous-traitant employeur des deux cordistes, Carrard Services, adopte la même stratégie de défense. En janvier 2019, tout au long de l’audience de première instance, « les avocats des prévenus ne cessent de se renvoyer la balle, sans reconnaître la moindre responsabilité », relève le journaliste Franck Dépretz, qui suit le procès pour Basta. « Ils semblent néanmoins s’accorder sur un point : "Les imprudences des deux victimes", notamment le fait qu’Arthur et Vincent avaient détendu leur corde. » Pourtant, les investigations des gendarmes écartent toute responsabilité des victimes dans l’accident ainsi que l’hypothèse d’une défaillance du matériel.
Des risques connus, mais ignorés
Cinq ans après la mort de Arthur Bertelli et Vincent Dequin, le 21 juin 2017, le même scénario semble se répéter. Quentin Zaraoui-Bruat, cordiste de 21 ans, meurt enseveli en pleine opération de nettoyage d’un silo, sur le même site industriel. Le rapport de l’inspection du travail évoque « l’absence d’information et de formation des travailleurs cordistes aux risques liés au travail à l’intérieur d’un silo contenant de la matière » et insiste sur « l’attention toute particulière » qui doit normalement être portée à la formation des intérimaires et sous-traitants étant donné que leur statut implique « une méconnaissance intrinsèque de l’entreprise dans laquelle ils sont amenés à travailler ».
« Tous les facteurs qui ont conduit à l’accident de Quentin Zaraoui-Bruat sont absents des documents établis par les entreprises sous-traitantes »
Tous les cordistes alors interrogés expliquent qu’ils pensaient pouvoir prendre appui sur la matière contenue dans le silo – de la drêche, résidu de céréales s’agglomérant le long des parois et qui forme d’énormes blocs. Et que cela n’était pas dangereux puisque la matière était « colmatée ». « Rien dans l’évaluation des risques ne vient définir la notion de colmatage », regrette l’inspectrice du travail, dans un rapport accablant. Nul ne pouvait deviner qu’il y avait un risque de la voir s’enfoncer sous le poids d’un homme. Quentin, pas plus que les autres, lui qui est défini comme « un ouvrier sérieux, travailleur et courageux », pas connu pour le non-respect des consignes de sécurité. « Seule la méconnaissance ou l’inconscience du risque peut expliquer le fait qu’il se soit décroché », insiste l’inspectrice du travail.
Quentin ne pouvait pas non plus savoir que, comme en 2012, les trappes de soutirage du silo où il intervenait ne seraient pas consignées. Ouvertes par erreur, en 2017 comme en 2012, elles sont à l’origine de l’écoulement de matières qui entraînent l’ensevelissement des trois hommes. « Tous les facteurs qui ont conduit à l’accident de M. Z. [Quentin Zaraoui-Bruat, ndlr] sont absents des documents établis par les entreprises ETH [le sous-traitant, ndlr] et Cristanol dans le cadre de l’intervention des cordistes alors qu’ils sont connus des deux entreprises et que l’expérience passée avait déjà démontré leur impact sur la santé et la sécurité des travailleurs », déplore l’inspectrice du travail. Qui ajoute que « Cristanol et ETH ont violé de façon manifestement délibérée plusieurs obligations de sécurité ou de prudence ».
Se pencher sur les accidents pour améliorer la sécurité
« On dirait qu’aucune leçon n’est tirée quand il y a un accident », proteste Éric Louis. « Quand une personne meurt au travail, cela devrait servir d’alerte, estime Mathieu Lépine. Parfois, cela change dans les semaines qui suivent, mais cela ne dure généralement pas longtemps. Pour Cristal Union, on aurait pu imaginer que d’importants changements seraient entrepris. » Interrogé par Basta! sur la manière dont il organise la prévention des accidents, le groupe a répondu, par un court message, que la sécurité était « un enjeu de tous les instants », et que ses procédures en matière de gestion des risques étaient « régulièrement auditées », et « comparées aux standards appliqués dans des entreprises similaires ».« Nous sommes d’ailleurs adhérents à l’association MASE [pour Manuel d’amélioration sécurité des entreprises, ndlr], référente sur les sujets de sécurité, de santé au travail et d’environnement dans les entreprises. »
Les travailleurs regrettent l'absence d'échanges et d'analyses collectives autour des accidents graves et mortels qui endeuillent les sites de Cristal Union.
La vidéo d’information visionnée par les intervenants extérieurs amenés à travailler sur les sites de Cristal Union mentionne que, sans plan de prévention, il ne peut y avoir d’intervention. « Nos exigences sont renforcées pour toute intervention de cordiste dans nos silos », ajoute ce document. De quelle manière ? Cristal Union n’a pas répondu à nos demandes de précisions sur le sujet. « Sur le papier, c’est toujours beau, dénoncent des ouvriers de Cristal Union. Mais cela ne nous empêche pas de faire parfois n’importe quoi. »
Les travailleurs regrettent l’absence d’échanges et d’analyses collectives autour des accidents graves et mortels qui endeuillent les sites de Cristal Union. Il y a pourtant là des pistes certaines d’amélioration. « Des enquêtes démontrent l’intérêt de l’analyse des accidents, mais aussi des incidents ou des presque accidents pour revoir les organisations et augmenter la sécurité », explique Véronique Daubas-Letourneux, sociologue, auteure de Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles. Il est vraiment important de donner la parole aux femmes et aux hommes qui travaillent. Ce sont eux qui peuvent dire ce qui s’est passé, ce qui aurait pu se passer, ce qu’il faudrait changer. Le regard collectif peut vraiment aider à éviter de nouveaux accidents. »
Repère : Chronologie des accidents mortels chez Cristal Union depuis 2010
« Le secteur agroalimentaire est particulièrement dangereux, reprend Véronique Daubas-Letourneux. Le travail y est très pénible et c’est un secteur très peu structuré au niveau syndical. » Témoin d’un accident mortel dans une des usines de Cristal Union, un salarié évoque la solitude des rares militants syndicaux qui essaient d’organiser un semblant de riposte. « Dès que cela devient un peu officiel, les gens ne veulent plus parler. Quand on en parle entre nous, ils ont vu des choses, du matériel mal consigné par exemple. Mais après, quand on les interroge pour une enquête, il n’y a plus personne. Même à la gendarmerie. » « Chez Cristal Union, la politique sociale est tellement violente que les syndicalistes sont muselés, grince Éric Louis. Suite à la mort de Quentin en 2017, j’ai sollicité à maintes reprises le délégué syndical. Je n’ai jamais eu de contact avec lui. Il ne s’est rien passé. »
Des peines trop faibles au pénal ?
« Un mort, cela coûte 50 000 euros à Cristal Union, qui fait un bénéfice de 50 millions d'euros. La réponse pénale n’est clairement pas à la hauteur »
Mais si les choses ne bougent que trop doucement à la suite d’un accident du travail, c’est parce que rien ne les incite vraiment à le faire, pensent ceux et celles qui luttent pour que ces accidents cessent, enfin. Chez Cristal Union ou ailleurs. « Un mort, cela coûte 50 000 euros à Cristal Union, précise Éric Louis, sachant qu’ils ont un bénéfice qui s’élève à 50 millions d’euros [3]. La réponse pénale n’est clairement pas à la hauteur. » « Les sanctions judiciaires sont réellement ridicules, renchérit Mathieu Lépine. Les familles qui vont en justice sont choquées de voir à quel point la vie de leurs enfants ne compte pas. Il faudrait évidemment des sanctions plus lourdes. Au civil et au pénal. »
Faiblement condamnés, les grands groupes comme Cristal Union arrivent en plus à passer entre les mailles du filet pénal via la sous-traitance. Pour l’accident de Quentin Zaraoui-Bruat, Cristal Union a pu échapper aux poursuites pénales, car seules l’entreprise sous-traitante (Entreprise de travaux en hauteur, ETH) et l’entreprise intérimaire (Cordial-Proman) ont été poursuivies, et condamnées pour « homicide involontaire » et « emploi de travailleurs sans organisation et dispense d’une information et formation pratique et appropriée en matière de santé et sécurité ». Cependant, la responsabilité de Cristal Union a été indirectement reconnue au civil.
Le tribunal des affaires sociales des Côtes-d’Armor a en effet condamné Cordial-Proman et ETH à rembourser à la CPAM les 30 000 euros versés à la famille du cordiste. Mais ce jugement était opposable à la société Cristal Union : « Cela signifie que si ETH n’a pas les moyens de payer, elle peut se retourner vers un tiers responsable de l’accident, c’est-à-dire Cristal Union », expliquait Éric Louis à Basta au moment de l’audience, en février 2021. « L’autre point problématique quand il y a un accident du travail mortel, c’est que pour les familles, les procédures sont très longues, avance Mathieu Lépine. Le système judiciaire est lent, on le sait, mais pour les accidents du travail, c’est encore pire. C’est vraiment honteux. »
Quand les employeurs décident de faire appel, le temps de la justice s’allonge encore. Condamné en janvier 2019 pour homicide involontaire à verser une amende de 100 000 euros pour la mort de Arthur Bertelli et Vincent Dequin, Cristal Union décide de faire appel. Le second procès, en novembre 2021, confirmera la condamnation. Près de 10 ans après la mort de deux cordistes. Dans ces conditions, la peine complémentaire de « surveillance judiciaire » de deux ans, qui peut être l’occasion de s’assurer que les conditions de travail s’améliorent, perd tout son sens.
La faiblesse de ces condamnations choque d’autant plus les ouvriers que « à tous ces accidents mortels, s’ajoutent des accidents très graves », tient à préciser Éric Louis. Pas toujours déclarés, ces accidents graves passent plus facilement sous les radars que les accidents mortels, n’étant pas nécessairement répertoriés par la presse locale. « Même s’il n’y a qu’un entrefilet, cela permet d’être au courant », évoque Éric Louis, qui cite plusieurs exemples d’accidents graves ayant eu lieu au sein de Cristal Union : « En 2015, Jérémy Devaux a été grièvement brûlé sur une grande partie du corps. En 2021, Thierry et Frédéric ont eux aussi été grièvement brûlés par un jet de vapeur sous pression. Un mois avant, un ouvrier avait déjà subi le même type d’accident dans l’usine de Bazancourt. »
[1] Voir notamment son site internet : https://www.cristal-union.fr/mission-et-valeurs/
[2] Chiffres 2019 de la Sécurité sociale. Données les plus récentes pour une année pleine sans confinement.
[3] Chiffres donnés lors de l’audience en appel pour la mort de Arthur Bertelli et Vincent Dequin, novembre 2021.
Samuel Ravier-Regnat sur www.humanite.fr
L’ouvrier marseillais exerce depuis près de quinze ans un métier méconnu et pénible, dont il raconte les périls, liés à l’altitude et à une sécurité peu prise en considération.
C’était un après-midi de février 2022, sur un chantier de Marseille. Le vent soufflait par fortes rafales. Trop puissantes, estime alors Arnaud Laporte, pour que lui et ses collègues cordistes continuent le travail, qui consiste ce jour-là à poser des tôles sur le toit d’un bâtiment pour combler les dégâts causés par les bourrasques. Considérant que les conditions météorologiques sont trop dangereuses, le chef d’équipe décide d’exercer son droit de retrait. Mais le conducteur des travaux ne l’entend pas de cette oreille : il débarque à moto sur le chantier, refuse la demande formulée par l’ouvrier, l’insulte, le menace et lui flanque un coup de poing au visage, selon la plainte déposée par Arnaud Laporte à la gendarmerie de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, le 24 février. L’homme de 34 ans s’en sort avec un œil au beurre noir, deux jours d’ITT et un moral en piteux état.
En hauteur, au bord du vide
À la suite de ces événements, Arnaud Laporte quitte son entreprise, lui reprochant un « management par la terreur », et se fait embaucher dans une autre, basée à Cavaillon, dans le Vaucluse. La corde, ce métier fait d’activités en hauteur, souvent au bord du vide et dans des lieux peu accessibles, oui ; c’est sa passion, il a commencé l’escalade à 6 ans et a toujours eu « un attrait pour la grimpe ». Mais pas dans de telles conditions. Depuis qu’il est entré dans la profession en 2008, Arnaud Laporte n’a cessé de balancer entre des périodes d’intérim et des contrats en CDI. Il a désormais tranché pour la deuxième option, une rareté dans un secteur qui compte environ 70 % d’intérimaires. « Quand tu l’es, tu es précaire et obligé de te taire s’il y a des problèmes de sécurité, commente-t-il. J’ai déjà entendu un conducteur de travaux répondre à un ouvrier qui manquait de matériel que c’était comme ça, qu’il devait accepter ou rentrer chez lui. »
Le retour en CDI, entériné il y a deux ans, lui a aussi permis de retrouver une forme de stabilité. Auparavant, son sort était celui de l’essentiel des cordistes du pays : trois mois de travail ici, trois autres à l’autre bout de l’Hexagone, des centaines d’heures sur les routes et des nuits passées dans l’insalubrité d’un camion aménagé. Dorénavant, il habite dans une petite commune du Var, avec sa compagne et ses jumeaux en bas âge. Certes, il est toujours sur la route, un jour à Valence et le lendemain à Martigues, mais il reste dans le coin et peut rentrer chez lui, le soir venu, à bord du véhicule fourni par son employeur. « Pour la vie de famille, ça change tout. C’est beaucoup plus facile maintenant », sourit le trentenaire, attablé dans un café de Marseille, sa ville de cœur, celle où il est né et où il a grandi.
Trop d’accidents mortels
Chez les cordistes, il y a ceux qui exercent dans le bâtiment, ceux qui font de l’événementiel, ou encore ceux des travaux publics, à flanc de montagne. Le truc d’Arnaud Laporte, c’est plutôt la maintenance industrielle. « Ça peut être du tirage de câbles électriques, des mesures d’épaisseur de tôles dans des cuves de gaz, du nettoyage de silos, de la peinture… En fait, c’est tout ce qu’on peut imaginer par terre, mais nous, on le fait dans les airs », explique-t-il avec ce léger accent du Sud qui pointe de temps à autre. Un métier pénible, qui fatigue le corps (conscient qu’il ne pourra pas « faire ça jusqu’à 60 ans », l’ouvrier envisage d’ailleurs à moyen terme de passer un CAP pâtisserie) et l’expose à des substances toxiques. Le tout pour un salaire brut mensuel de 2 200 euros par mois, auquel s’ajoutent diverses primes. « Et encore, souffle-t-il, il y a des cordistes qui commencent au Smic. »
Pourtant, en plus d’être éprouvante physiquement, la profession de cordiste est aussi une activité dangereuse, autorisée seulement de manière dérogatoire par le Code du travail. « Je ne raconte pas tout ce que je fais à ma mère. Sinon, elle se ferait un sang d’encre », confie-t-il. Depuis 2006, au moins trente cordistes sont morts dans des accidents du travail (un chiffre considérable compte tenu du faible nombre de cordistes en France, estimé entre 10 000 et 15 000), selon le décompte de l’association Cordistes en colère, cordistes solidaires, qui dénonce un problème structurel lié à l’organisation du travail et au recours massif à la sous-traitance suscitant une course à la rentabilité, au détriment de la sécurité et de la prévention. Cette association, l’adhérent CGT, passé par la LCR et le NPA, voudrait bien la rejoindre un jour. « Toutes ces morts, elles auraient pu être évitées si on avait davantage pris notre sécurité en considération, soupire-t-il. Mais les choses ne changeront pas tant qu’il n’y aura pas une forte mobilisation de notre part. Il n’y a que par ce biais qu’on pourra se défendre. »
publié le 25 novembre 2022
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Le Collectif Plus jamais ça, coalisant des associations et syndicats, vient de lancer une pétition pour contraindre le Sénat à rouvrir le débat sur une taxation des superprofits à la hauteur des enjeux. Vincent Drezet, porte-parole d’Attac, nous explique pourquoi.
C’est l’Alliance Écologique et Sociale, qui rassemble notamment Attac, la CGT, Greenpeace, la Confédération paysanne ou encore Oxfam, qui est à l’origine de cette pétition. Son but : revoir l’ambition de la taxe sur les superprofits. Pour ce faire, 100 000 signatures sont nécessaires afin d’obliger le Sénat à rouvrir le débat via une proposition de loi, nous explique Vincent Drezet, porte-parole d’Attac.
Pourquoi cette pétition alors que le gouvernement est passé en force en faisant adopter par 49.3 la loi de budget de l’État 2023 qui ne comprend pas de vraie taxe sur les superprofits ?
Vincent Drezet : L’utilisation par le gouvernement du 49.3 lors du vote du budget nous a privés d’un débat parlementaire et public sur l’ensemble des questions liées à l’impôt. Il y avait un rapport spécial sur l’évasion fiscale, sur la suppression de la CVAE [Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, dont la fin va surtout profiter aux grands groupes ndlr.] mais aussi cette question de taxe sur les superprofits. Ainsi, après avoir nié l’existence de ces bénéfices exceptionnels, le gouvernement se contente de décliner le strict minimum du cadre européen. Nous avons donc, avec l’Alliance Écologique et Sociale lancé à ce propos une pétition sur le site du Sénat. Si celle-ci atteint les 100 000 signatures, elle obligera la chambre haute du Parlement à traiter le sujet et à ouvrir un débat public sur la question.
Qu’est-ce qui a été validé et que préconisez-vous ?
Vincent Drezet :Le dispositif européen, validé a minima, ne concerne que le secteur énergétique et projette de récolter environ 200 millions d’euros. Mais aucune étude d’impact ne fonde cette estimation. Il s’agit de taxer les superprofits des sociétés du secteur à 33 %. La part des bénéfices supérieurs à 1,2 fois la moyenne des bénéfices des années précédentes est ainsi taxable. À la rigueur, nous pouvons partager cette définition. Mais nous considérons que les entreprises du secteur des transports, pharmaceutique, de l’agroalimentaire ou des technologies ont également réalisé des super profits. La preuve : en 2021, nous avons calculé que pour le seul CAC 40, ces bénéfices excédentaires atteignent 70 à 80 milliards d’euros. Même si on leur prenait 10 à 20 milliards, il leur resterait un sacré magot. On propose donc de capter une part de ces profits en accompagnant cette imposition de contrôles, pour éviter l’évasion fiscale. On pourrait sinon opérer comme pour les GAFAM et taxer les ventes ayant lieu en France. Ce serait également une méthode pour relocaliser l’impôt.
Les Français sont à 60 % en faveur d’une vraie taxe sur les superprofits. Comment l’interprétez-vous ?
Vincent Drezet :Cette taxe est une demande de la population qui en a ras le bol des injustices fiscales et sociales. Avec la fin de l’Impôt sur la fortune (ISF), la mise en place du prélèvement forfaitaire unique, les scandales d’évasion fiscale à répétition… la situation s’est aggravée. Les Français ont conscience que la politique fiscale de ce gouvernement bénéficie avant tout aux plus riches. Même France Stratégie, institution rattachée au Premier ministre, l’affirme. La charge fiscale repose de plus en plus sur la classe moyenne et les PME, ce qui est particulièrement sensible dans ce contexte inflationniste. Tout cela mine le consentement à l’impôt. Notons aussi une prise de conscience sur le fait qu’il va falloir financer la transition énergétique ainsi que les services publics en souffrance. Cette taxe sur les superprofits n’est pas miraculeuse. Elle ne va pas régler les injustices fiscales. Mais elle reste un symbole fort.
sur https://www.greenpeace.fr
Alors que le 49.3 déclenché par le gouvernement lors du vote du budget à l’Assemblée nationale a empêché tout débat parlementaire autour d’une taxation sur les superprofits des entreprises, l’Alliance écologique et sociale vient de déposer une pétition sur le site internet du Sénat afin de remettre le sujet des superprofits à l’agenda du parlement. Si celle-ci recueille au moins 100 000 signatures, le Sénat devra examiner la demande et pourra déposer une proposition de loi : une opportunité majeure pour la justice sociale et écologique.
La taxation des superprofits entérinée par le gouvernement sans débat parlementaire ne rapporterait que 200 millions d’euros par an en France, alors qu’elle pourrait
rapporter jusqu’à 20 milliards d’euros selon les calculs du collectif. En effet, la contribution temporaire de solidarité choisie par le gouvernement
ne prend en compte que le secteur énergétique. Pourtant, des entreprises de l’agro-alimentaire ou encore de la finance ont aussi réalisé des rentes exceptionnelles et sont tout aussi
responsables de l’inflation, et rien ne justifie donc de les exonérer de cette taxe. Les groupes d’opposition avaient d’ailleurs déposé des amendements plus ambitieux, qui n’ont pu être débattu à
cause de l’article 49.3. Avec cette initiative, il y a une réelle chance de victoire si une séquence de débat parlementaire s’ouvre : avec
le soutien des citoyens et des citoyennes, le débat peut être remis à l’agenda parlementaire dès maintenant.
Depuis plusieurs mois, l’Alliance écologique et sociale demande une taxe sur les superprofits pour répondre aux crises environnementale et sociale. Pendant que les multinationales réalisent des profits hors-sols, de plus en plus de personnes doivent faire face au coût de la vie qui explose, comme aux conséquences du réchauffement climatique. Cette taxe est l’une des solutions les plus justes pour répondre rapidement aux effets de la crise de l’inflation tout en investissant massivement pour contrer la crise environnementale touchant déjà les plus précaires.
Cette taxe pourrait par exemple financer une aide exceptionnelle pour les cantines et les restaurants universitaires, permettant également de renforcer la mise en place des circuits courts. Le train et les autres transports en commun pourraient également être rendus plus accessibles avec un tarif réduit sur tout le territoire, avec des moyens pour assurer le service. Enfin, la France pourrait investir massivement pour rénover les passoires thermiques, sans hausse de loyer.
Il est donc urgent de redéfinir le périmètre et les modalités de la taxe sur les superprofits pour soutenir le niveau de vie des ménages, financer la transition écologique et limiter l’impact de l’inflation.
Dépositaires de la pétition : AequitaZ, Les Amis de la Terre France, Attac France, La CGT, La Confédération paysanne, La
Convergence des services publics, La Fondation Copernic, France Nature Environnement, La FSU, Greenpeace France, Mouvement pour une Alternative Non-Violente, Notre Affaire à Tous, Oxfam France,
Réseau action Climat, Union syndicale Solidaires.
publié le 23 novembre 2022
Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr
Médecins du monde conteste ce mercredi, devant l’Office européen des brevets, le monopole du géant pharmaceutique, qui spécule sur le sofosbuvir, traitement novateur et hors de prix contre cette maladie du foie.
Un titre de propriété intellectuelle retiré purement et simplement, ou quelques lignes raturées dans un brevet déposé par la multinationale américaine Gilead pour un traitement contre l’hépatite C qu’elle commercialise depuis 2014… Quoi qu’il arrive, cela ne sera en rien anodin, mais pas sûr que, en dehors de l’Humanité, l’affaire fasse la une des journaux. Elle pourrait pourtant affaiblir une carte maîtresse des Big Pharma et les faire passer pour un château de cartes, privés de leur argument aussi récurrent que fallacieux selon lequel le brevet serait le « sésame de l’innovation »… Mais n’anticipons pas car il faudrait alors une détermination politique d’une tout autre nature dans les gouvernements, en France et en Europe.
Le sofosbuvir, un antiviral à action directe
Emblématique, le dossier l’est car il concerne le sofosbuvir, une molécule vendue sous la marque Sovaldi, à des tarifs prohibitifs pour les comptes publics ces dernières années : ils vont, pour une cure de trois mois, de 82 000 euros, aux États-Unis, à 41 000 euros en France pendant plusieurs années, avant de « baisser » à 25 000 euros. C’est avec ce traitement de nouvelle génération, un antiviral à action directe guérissant quasiment tous les malades de l’hépatite C, qu’en 2014 a été introduit, à grande échelle, un rationnement de l’accès à un médicament et le tri entre patients. Une situation rendue d’autant plus invraisemblable que, pour une fois, par l’entremise d’une commission sénatoriale américaine qui a pu réunir de nombreuses pièces internes, souvent protégées par le sacro-saint « secret des affaires », la vérité du prix a vite éclaté, exposant la rapacité de l’industrie pharmaceutique dans toute sa splendeur, et jusqu’au moindre détail.
C’est l’histoire d’une découverte par un obscur chercheur de l’université publique de Cardiff (pays de Galles), Plinio Perrone, qui décrit, dès février 2007, à partir d’éléments déjà utilisés dans la recherche médicale contre le sida, l’action antivirale de deux agents chimiques, efficaces contre l’hépatite C. Les quelques articles dans lesquels il expose sa trouvaille sont immédiatement lus et mis à profit – au sens littéral – par l’un de ses collègues, Raymond Schinazi. Lui s’est fait une spécialité, après des années de recherches propres, de lancer des start-up afin de transformer les découvertes en inventions, c’est-à-dire en formules qui puissent être à la fois industrialisées et brevetées. Immatriculée à la Barbade, puis rapatriée dans le Delaware, aux États-Unis – on reste dans les paradis fiscaux –, Pharmasset, sa petite boîte, ne s’en cache pas dans son propre nom, issu de la contraction en anglais entre « pharmacie » et « capital » : elle va faire fructifier au maximum son seul actif, le brevet sur le sofosbuvir qu’elle dépose dès mars 2008, pour pouvoir se vendre au plus offrant.
44 milliards de dollars dans les caisses de Gilead
En 2011, c’est le géant américain Gilead qui, en mettant 11 milliards de dollars sur la table – un record à l’époque –, emporte la coquille vide abritant le brevet du sofosbuvir… Ensuite, l’enjeu qui demeure, c’est de fixer un prix pour la molécule permettant de renflouer les caisses et d’accumuler du cash pour les prochains rachats de start-up. Le prix du Sovaldi, sans aucun rapport ni avec la recherche et le développement ni avec les coûts de production (estimés, selon les sources, entre 25 et 150 euros par cure), permettra à Gilead de réaliser entre 2014 et 2017, sur les trois premières années d’exploitation, un bénéfice net de 44 milliards de dollars, soit une marge nette de près de 55 % par rapport à son chiffre d’affaires…
Aujourd’hui, loin des regards, c’est le tout début de cette histoire qui va être examiné à la chambre des recours de l’Office européen des brevets (OEB), à Munich (Allemagne). Une institution qui demeure un mystère pour les profanes, un temple pour les multinationales et une industrie florissante pour elle-même : elle est l’émanation d’une convention intergouvernementale rédigée en 1973 et désormais rejointe par 39 États – au-delà du seul cercle de l’Union européenne, donc – ; l’institution emploie 4 000 ingénieurs et scientifiques en tant qu’examinateurs de la validité des demandes introduites, et elle est financée par une taxe acquittée par ses utilisateurs, ce qui lui permet de disposer d’un budget confortable de 2,35 milliards d’euros en 2022. Alors que, d’habitude, ce sont des multinationales qui se disputent entre elles devant cette instance, c’est l’organisation humanitaire française Médecins du monde qui a porté le dossier sur le sofosbuvir à l’OEB. Un détail significatif, là encore.
« Le gouvernement français n’a jamais voulu agir »
« Cette affaire est un excellent cas d’école, avance Olivier Maguet, coresponsable du plaidoyer Prix du médicament et systèmes de santé. Les contentieux juridiques ont longtemps été l’apanage des pays du Sud. Souvenez-vous de l’Afrique du Sud attaquée par les multinationales sur les traitements contre le sida. Puis, ça a été notre tour au Nord. Avec le sofosbuvir, on pouvait faire autrement… On a un brevet très fragile, on a un prix exorbitant, et le gouvernement français n’a jamais voulu agir, comme nous incitions à le faire par le biais d’une licence d’office qui aurait permis de sortir du chantage au prix fixé par Gilead. Mais non ! En somme, la situation est simple : on a eu des pignoufs et des filous, d’un côté, de l’autre, le rationnement d’un médicament ! »
Dans le détail, les plaidoiries promettent d’être extrêmement complexes, tant sur la chimie du médicament que sur le droit de la propriété intellectuelle. Après un amendement partiel devant la division d’opposition – qui correspond à la première instance de l’OEB – en octobre 2016, il s’agit, en termes réducteurs, de démontrer que Gilead a cherché à étendre, de manière indue, la portée de son brevet et que la multinationale n’a pas eu, en réalité, d’activité inventive justifiant un brevet. Conseil en propriété intellectuelle et représentant Médecins du monde à Munich, Quentin Jorget s’attend à voir débarquer face à lui une armada mandatée par Gilead. « Ils viennent de New York, de Londres, d’Australie, et ils bandent les muscles, témoigne-t-il. Mais, en réalité, c’est juste de l’intimidation et, dans les débats, ça ne change pas grand-chose… »
Le danger est plus pour les pouvoirs publics, à qui on apporte la preuve que ce système de brevets, pierre angulaire de tarifs astronomiques sans aucune justification, est à bout de souffle. Quentin Jorget
Dans les faits, Gilead a tenté de présenter une série de combinaisons de molécules, mais sans aller jusqu’à la version purifiée du mélange qui constitue, elle, le traitement antiviral. « Avant même d’avoir fini, ils déposent une liste de 40 000 composés, poursuit Quentin Jorget. Puis après, ils font des tests et finissent par décider quelle association marche, et c’est celle-là qu’ils veulent protéger. Mais en procédant ainsi, par le truchement des associations, on sort en réalité une invention de nulle part, sans la présenter clairement. Ce qui est obligatoire dans le régime des brevets… » Auteur d’un remarquable essai sur le sujet paru au début de la pandémie de Covid-19, alors que les questions de brevets étaient posées à l’échelle mondiale pour l’accès universel aux vaccins (1), Olivier Maguet ne cache pas ses attentes : « Il est possible que ce jugement de l’OEB, même s’il ne fait que confirmer la décision de première instance, ouvre une brèche. À la limite, le danger n’est pas tellement pour Gilead, qui a déjà fait ses profits monstres. Il est plus pour les pouvoirs publics, à qui on apporte la preuve que ce système de brevets, pierre angulaire de tarifs astronomiques sans aucune justification, est à bout de souffle : on a des enfants qui meurent de bronchiolites parce qu’on n’a pas été fichus de mettre l’argent dans les urgences pédiatriques, tout en acceptant de donner des milliards d’euros à Gilead ? »
En cas de révocation du brevet ou, comme en 2016, de simple amendement retirant la formule précise du sofosbuvir du brevet, le même promet : « Ce sera une grande victoire et il n’y aura plus d’appel possible, plus aucune raison de surseoir à une décision… Dès le lendemain, le président de la République aura un courrier de notre part sur son bureau. Nous avons fait tout ça avec nos petits doigts. Mais ce n’était pas notre boulot ! C’est celui de l’État, qui consent à ce système mortifère depuis des décennies, mais il faut en sortir, ce n’est plus viable ! »
(1) La Santé hors de prix : l’affaire Sovaldi, d’Olivier Maguet, éditions Raisons d’agir, Paris, 2020, 9 euros.
Alors que la France affiche sur le papier un objectif d’éradication de la maladie à l’horizon 2024, 134 000 personnes infectées par une hépatite C seraient, selon une estimation réaliste, en attente de traitement en France. La cure par Epclusa, qui est la nouvelle marque de Gilead combinant sofosbuvir et velpatasvir, est facturée 24 905 euros à l’assurance-maladie, ce qui ferait 3,37 milliards pour tous les patients. Le prix du générique, intégrant une marge de profit de 10 %, correspondrait à 75,65 euros, ce qui limiterait la dépense globale à 10,1 millions. « Cette économie de près de 3,327 milliards d’euros permettrait de renforcer notre système de santé en souffrance, elle pourrait financer le salaire annuel d’environ 55 773 infirmières en CDI », relève Médecins du monde.
Thomas Lemahieu
publié le 19 novembre 2022
Observatoire des Multinationales sur https://multinationales.org/fr/
En matière de climat, l’ennemi numéro un, ce sont les énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) - c’est-à-dire, parmi les grandes entreprises françaises, TotalEnergies. Mais beaucoup d’autres groupes ont des liens étroits et des intérêts partagés avec le géant pétrolier et le secteur des énergies fossiles en général. Ce qui explique leur opposition à un action climatique décisive.
En matière de lutte contre le réchauffement climatique, le secteur des énergie fossiles – charbon, pétrole et gaz – est de loin la première source d’émission de gaz à effet de serre au niveau global, et donc aussi la première cible des régulateurs que des activistes. En France, c’est principalement TotalEnergies, l’une des premières majors pétrolières et gazières au monde, qui se retrouve sous le feu des projecteurs et des critiques. Rien de plus normal, si l’on veut s’attaquer au problème à la racine. Mais ne faut pas oublier que les énergies fossiles sont profondément enracinées et intégrées dans tout le reste de l’économie, quel que soit le secteur d’activité.
Aujourd’hui, les défenseurs du climat s’efforcent de couper les flux de financement du secteur des énergies fossiles, de saper son crédit politique, et plus largement de le rendre « infréquentable ». En retour, les géants du charbon, du pétrole et du gaz (ayant renoncé au moins publiquement à la posture climato-sceptique qui a longtemps été la leur) s’efforcent de convaincre le public et leurs décideurs qu’ils sont engagés dans une transition vers des sources d’énergie moins polluantes et qu’ils « font partie de la solution ». Dans ce combat, les multinationales comme TotalEnergies peuvent compter sur les solides appuis dont il bénéfice parmi les entreprises des autres secteurs économiques, grâce aux liens commerciaux et personnels tissés avec elles, et plus largement dans la société à travers leur politique de financement et de mécénat.
Le CAC40 compte deux groupes relevant directement du secteur des énergies fossiles, la major pétrolière TotalEnergies et le groupe gazier Engie. Tous deux ne communiquent aujourd’hui que sur leurs investissements dans les énergies vertes, mais leur activité reste très largement ancrée dans l’exploitation du pétrole et du gaz.
Par le jeu des liens croisés entre entreprises via les sièges aux conseils d’administration, les dirigeants de TotalEnergies sont également impliqués (ou l’ont été récemment) dans la gouvernance de 17 autres groupes, et ceux d’Engie dans 8 autres groupes du CAC. Quasiment toutes les sociétés de l’indice ont dans leurs instances de gouvernance une personne employée par le secteur des énergies fossiles.
Ces liens personnels au niveau des instances de gouvernance des entreprises reflètent des liens économiques plus profonds. Quasiment tous les autres groupes du CAC40 ont un modèle industriel et commercial reposant sur l’utilisation massive de charbon, de pétrole et de gaz, ou ont des intérêts partagés avec le secteur des énergies fossiles.
C’est le cas des groupes des secteurs automobile et aérien (Airbus, Renault, Safran, Stellantis, Thales) dont l’activité et la croissance, en dépit de leurs promesses vertes, continuent de reposer sur une consommation massive de carburants fossiles et qui génèrent également des émissions importantes via les pneumatiques ou les systèmes de freinage. C’est le cas des groupes financiers (BNP Paribas, Axa, Crédit agricole, Société générale) qui alimentent en fonds le secteur des fossiles et qui en tirent des revenus substantiels. De nombreux industriels utilisent le pétrole et le gaz comme matière première (chimie, engrais) ou bien ont des activités importantes de services au secteur des hydrocarbures. Même les groupes du CAC40 spécialisés dans la communication, la publicité et les relations publiques – Publicis et Vivendi (Havas) notamment – sont régulièrement pointés du doigt pour leurs missions au service du secteur des énergies fossiles ou de pays pétroliers comme l’Arabie saoudite.
Aucune de ces entreprises n’a un intérêt réel à une sortie des énergies fossiles – condition pourtant indispensable pour éviter une élévation catastrophique des températures globales. Elles tendent donc à s’aligner sur les positions et les discours des multinationales du pétrole et du gaz dans le cadre d’une « coalition de l’inertie climatique » : il ne faut pas aller trop vite, il ne faut surtout pas prendre de mesures ambitieuses pour réduire certains usages (comme l’a proposé la Convention citoyenne pour le climat, à laquelle le CAC40 s’est opposé en bloc), il faut miser sur le développement d’hypothétiques technologies « vertes » qui permettront de régler peut-être le problème un jour...
Il est légitime de cibler les énergies fossiles et les multinationales dont c’est le cœur d’activité. Mais il ne faut pas sous-estimer les soutiens sur lesquels ils peuvent compter dans l’ensemble du monde économique.
publié le 19 novembre 2022
Nicolas Framont sur www.frustrationmagazine.fr
La hausse des prix de l’électricité en France est décrite par nos dirigeants comme un dommage collatéral de la guerre en Ukraine. Moins bien se chauffer et payer ses factures plus cher, ce serait même de la solidarité envers les Ukrainiens, comme l’affirmait l’acteur Jean-Pierre Rouve qui déclarait que pour agir dans ce conflit du côté des victimes, “si cet hiver on doit baisser le chauffage d’un degré, c’est pas très grave”. Or, si la guerre a bien des effets sur nos factures, ce n’est pas elle qui est responsable de la situation. Le démantèlement du monopole public sur l’électricité, un héritage du Conseil National de la Résistance : voilà ce qui nous met en grande difficulté. Enquête sur la façon dont, sciemment, les gouvernements successifs ont créé la hausse des prix de l’électricité.
Les 26 et 27 décembre 1999, deux tempêtes traversent l’ensemble de la France et de l’Europe Occidentale. Répondant aux noms de Lothar et Martin, elles ont déchaîné des vents frôlant les 200 km/h et commis de très importants dégâts, ainsi que des dizaines de morts. Sur le plan matériel, une grande partie du réseau électrique est détruite : les lignes à haute tension sont balayées par les rafales. En 48h, plusieurs millions de foyers et d’entreprises sont privés d’électricité. Débute alors une opération d’ampleur pour rétablir le courant : des milliers d’agents de l’entreprise publique EDF sont déployés. Pour Jean-Charles Malochet, technicien basé à Bourges, la situation était “incroyable” : « Incroyable parce qu’on s’est retrouvés dépassés. On avait beau dépanner, il y avait toujours des pannes derrière, derrière et derrière ». Vingt ans plus tard, il raconte avec une fierté certaine au journal Le Berry Républicain : « on a commencé notre semaine de folie par une nuit blanche et on a enchaîné par des journées de 7 heures à minuit. On ne s’arrêtait quasiment pas car on ne pensait qu’à une chose : remettre l’électricité partout et par tous les moyens. À Bannay, j’ai même vu un collègue craquer, fondre en larmes, en haut d’un poteau. C’était dur. C’était la guerre. Et on a fini par la gagner. »
La fin du service public de l’électricité : un pari hasardeux
L’homme conclut : « là on se rend compte de l’utilité et du sens même de notre travail et on ne peut pas s’empêcher d’y penser même si aujourd’hui cela a bien changé ». Depuis, Jean-Charles Malochet et ses homologues ne travaillent plus pour l’entreprise publique EDF mais pour Enedis, qui est une filiale d’EDF chargée de l’entretien du réseau électrique français, et théoriquement séparée de l’ancienne entreprise publique. “Enedis” qui signifie… rien du tout. Quand EDF veut dire “Electricité de France”, ce qui a le mérite de la clarté, Enedis n’est pas un acronyme et ne fait référence à rien de précis. Ce ne fut pas toujours le cas : à sa création en 2008, cette entité juridique se nommait ERDF pour “Electricité réseau distribution France”. Mais en 2016, la Commission de Régulation de l’Énergie, l’instance chargée de mettre en place la concurrence dans la distribution de gaz et d’électricité en France, « a mis en demeure ERDF d’en changer afin de mieux distinguer le distributeur ERDF, en quasi-monopole avec une mission de service public, des fournisseurs d’électricité (EDF, Engie, Direct Energie…), en concurrence depuis la libération des prix de l’électricité en juillet 2007. Et surtout du premier d’entre eux, EDF ». Plutôt qu’un nom explicite qui menacerait la “concurrence libre et non faussée”, projet phare de l’Union Européenne depuis les années 1970, mieux vaut un nom qui ne veut rien dire !
En 1999, au moment où Jean-Charles Malochet et ses collègues rétablissent le courant dans tout le département du Cher, imités par leurs homologues dans l’ensemble du territoire métropolitain, les choses étaient nettement plus simples : EDF était une entreprise publique chargée de la production d’électricité, de l’entretien du réseau d’acheminement et de la vente de cette énergie. Elle avait le monopole de ces différentes missions, et la force de frappe nécessaire pour relever un défi aussi grand que le rétablissement du réseau après une tempête violente et inattendue.
Mais qu’importent les faits : depuis plusieurs décennies, la construction européenne se faisait entièrement autour d’un dogme nouveau qui avait eu le temps d’infuser dans la pensée de la bourgeoisie et de ses relais : l’instauration de la concurrence, dans tous les secteurs, aurait toutes les vertus. Et si ça ne marche pas, c’est parce qu’on n’est pas allé assez loin. Alors qu’en 1946, la nationalisation et l’établissement d’un monopole public sur la distribution d’énergie faisait l’objet d’un consensus politique fort, issu du programme clandestin du Conseil National pour la Résistance, l’établissement à marche forcée de la concurrence s’est fait sans accrocs à l’aube des années 2000. En 2003, une directive européenne sur le marché de l’électricité ouvre le bal. Ce texte annonce les objectifs suivants : « Les libertés que le traité garantit aux citoyens européens – libre circulation des marchandises, libre prestation de services et liberté d’établissement – ne peuvent être effectives que dans un marché entièrement ouvert qui permet à tous les consommateurs de choisir librement leur fournisseur et à tous les fournisseurs de délivrer librement leurs produits à leurs clients. ». Pour cela, « l’accès au réseau doit être non discriminatoire, transparent et disponible au juste prix ».
Cet objectif s’est concrétisé par la séparation entre les activités de distribution, de production et de commercialisation, afin que des nouvelles entreprises d’électricité puissent se lancer dans le jeu. Mais à l’approche des années 2010, les concurrents de l’ex-entreprise publique ont protesté : en raison du parc nucléaire français, payé par le contribuable français et désormais amorti, EDF reste l’entreprise la plus compétitive. Impossible donc d’instaurer la concurrence. L’idéologie face aux faits n’avait pas dit son dernier mot : en 2010, la loi NOME instaure le principe de l’Accès Régulé à l’Énergie Nucléaire Historique (Arenh) qui oblige EDF à vendre à prix coûtant à ses concurrents un quart de sa production. Le fournisseur d’énergie est contraint de céder une grosse quantité de son électricité nucléaire à sa propre concurrence à un tarif régulé s’élevant depuis le 11 mars 2022 à 46,20 euros par mégawattheure, un prix cassé par rapport au marché, où le mégawattheure s’échangeait le 22 août à plus de 600 euros. Cette aberration économique doit s’accompagner d’engagement de la part des fournisseurs alternatifs : par exemple, répercuter ce bon deal sur les prix offerts à leurs consommateurs, et surtout investir enfin dans la production d’énergie… ce qu’ils ne font pas, et ce qui explique en grande partie le manque de capacité énergétique que connaît le pays actuellement : « les concurrents [d’EDF] sont simplement des traders qui achètent et vendent leur électricité sans installer de la puissance de production qui aurait fait d’eux de vrais acteurs du marché », expliquait le secrétaire général de la branche Énergie du syndicat Force Ouvrière, Alain André, à franceinfo en août 2022.
A l’automne 2022, le gouvernement en est à communiquer sur la possibilité de coupure d’électricité en raison de ce manque de production énergétique : ce que les agents d’EDF comme Jean-Charles sont parvenus à juguler, en pleine tempête, grâce à la force d’une entreprise publique bien commun des citoyens, l’application bête de l’objectif d’ouverture de la concurrence risque bien de le provoquer.
Une ouverture à la concurrence qui permet à des fournisseurs alternatifs de se gaver… sans produire
Au profit de qui ce patrimoine commun, légué par nos parents et nos grands-parents, a-t-il été ainsi dépecé ? Entre 2007, date de l’ouverture à la concurrence de l’électricité pour les particuliers, et 2019, le nombre de fournisseurs dit “alternatifs” est passé de 18 à 42. Le bon plan a attiré nombre d’entreprises désireuses de se lancer dans ce jeu pipé en leur faveur : le groupe Leclerc, le pétrolier ENI, le gazier Butagaz, des fournisseurs locaux et même… Engie, anciennement Gaz de France – entreprise créée en même temps qu’EDF et gérée de façon commune. Mais c’était avant l’avènement du nouveau monde plein de promesses conçu pour nous à Paris et Bruxelles. Pour essayer d’exister face à une entreprise publique qui a fait ses preuves pendant 60 ans, ces nouveaux acteurs ont rivalisé d’imagination. Certains, comme Enercoop, jouent la carte de l’énergie renouvelable, en vendant à leurs clients l’assurance d’être fournis via de l’électricité produite par de l’énergie solaire ou éolienne.
« les concurrents [d’EDF] sont simplement des traders qui achètent et vendent leur électricité sans installer de la puissance de production qui aurait fait d’eux de vrais acteurs du marché»
Alain André, secrétaire général de la branche Énergie du syndicat Force Ouvrière, France info, aout 2022
L’un de ces nouveaux concurrents, sur les starting-block en 2007, est Direct Énergie. Cette entreprise a été fondée par deux diplômés de l’École Polytechnique, vénérable institution qui a érigé la reproduction sociale bourgeoise en art de vivre, puisqu’une étude a montré que l’on a 296 fois plus de chance de réussir le concours d’entrée si son papa est un ancien élève. Portés aux nues par la presse économique, décrits comme de véritables David du secteur privé contre le Goliath public qu’est EDF, Fabien Choné et Xavier Caïtucoli ont dirigé cette entreprise avant son rachat par le groupe Total Énergies en 2018. Entre 2007 et 2018, ils ont mené une stratégie agressive :
Avoir un sens aigu de la communication : les deux compères ont multiplié les partenariats avec des sportifs et ont joué la carte du matraquage publicitaire pour leurs offres compétitives
Jouer avec la loi et influencer sa modification, si besoin : jusqu’en 2010, les fournisseurs privés devaient fabriquer leur propre électricité (logique, quand on y pense) ; à partir de cette date, ils ont pu bénéficier de l’électricité produite par EDF à prix bradé, comme nous venons de l’expliquer. Régulièrement, ils font pression sur la Commission de régulation de l’énergie pour obtenir davantage de cette production bradée, au nom de la sacro-sainte concurrence. Dans les portraits – dithyrambiques – qui sont faits à leur sujet, les fondateurs de Direct Énergie évoquent le budget consacré à leurs avocats pour attaquer les pouvoirs publics et EDF.
Savoir contourner la loi pour “forcer” le marché, comme l’ont fait les Leclerc. Direct Énergie, devenu Total Direct Énergie, continue d’être épinglé par les associations de consommateurs, la presse et le Médiateur National de l’Énergie (MNE, instance chargée de surveiller le gros bazar du marché électrique) pour les nombreux litiges qui la concerne : « Au-dessus du lot, on retrouve entre autres le démarchage abusif (…). Le MNE pointe également du doigt des erreurs de facturation, des pratiques commerciales douteuses et des résiliations de clients qui n’ont pas été expliquées. » Direct Énergie n’est pas le seul fournisseur d’énergie à agir de la sorte, loin de là. Même les fournisseurs historiques, EDF et Engie, agissent ainsi dans le cadre de leur conversion forcée à la concurrence.
Désormais, grâce à la rampe de lancement offerte par les deux fondateurs de Direct Énergie, l’immense groupe Total s’est lancé dans le jeu ouvert par l’Union Européenne et déployé avec enthousiasme par les gouvernements français successifs, qu’ils soient de droite, “socialistes” ou macronistes.
L’échec de l’ouverture à la concurrence est sous nos yeux… mais rien n’est fait
La croyance affichée par les partisans de ce processus était le bien-être du consommateur : la concurrence allait baisser les prix, c’était une certitude mathématique. La directive européenne précédemment citée vantait « les avantages considérables qui peuvent découler du marché intérieur de l’électricité, en termes de gains d’efficacité, de baisses de prix, d’amélioration de la qualité du service et d’accroissement de la compétitivité ».
Bilan des promesses, vingt ans plus tard ? Le contexte international (l’invasion d’Ukraine par la Russie et les sanctions européennes qui ont suivi) a renchéri le coût du gaz et les tensions dans la production nucléaire en France celui de l’électricité : les prix de l’énergie ont drastiquement augmenté dans tous les pays européens durant l’année 2022, faisant plonger les revenus réels des citoyens, amputés par cette inflation galopante et inarrêtable. Car en effet, cette hausse n’est pas uniquement liée à des paramètres matériels, concrets, comme nombre de médias et de politiques nous le répètent constamment depuis le printemps 2022. Elle dépend principalement de l’emballement spéculatif permis par la constitution du sublime “marché intérieur” européen de l’énergie, où le prix de l’électricité est indexé sur celui du gaz, comme l’expliquait l’économiste Guillaume Etiévant dans nos colonnes : « En ouvrant la concurrence aux intervenants privés (TotalEnergies notamment), qui s’approvisionnent en électricité sur le marché de gros européen, EDF a également dû modifier ses tarifs, qui prennent depuis en compte les prix du marché de gros européen. Sur ce marché, le prix de l’électricité s’ajuste sur le prix du dernier kilowattheure produit. Le gaz est le dernier recours, utilisé en cas de forte demande, quand on a épuisé les ressources tirées des éoliennes, des barrages et du nucléaire. Donc en période de forte consommation d’électricité, comme depuis l’année dernière avec la reprise économique, le prix du gaz a un impact important sur le prix de l’électricité aux consommateurs. »
Et il n’est plus possible pour un État et ses citoyens de limiter les tarifs pratiqués par les fournisseurs d’énergie : ce serait une atteinte à la concurrence. Aussi, face aux dégâts de cette première dépossession – celle de notre patrimoine public – s’est ajoutée une seconde dépossession : celle de nos impôts. Plutôt que de contraindre les fournisseurs d’énergie, qui se sont bien gavés et n’ont rien produit, de passer à la caisse, les États européens ont pour la plupart choisi… de les subventionner. Ainsi, en France, le gouvernement a déjà dépensé 24 milliards d’euros, en une seule année, pour faire en sorte de limiter la hausse des tarifs pratiqués par les fournisseurs : mais à la fin, c’est bien nous qui payons, via nos impôts, pour ne pas payer trop cher nos factures d’électricité et de gaz. Le gouvernement envisage désormais de prendre en charge une partie des factures d’électricité des entreprises privées…
La hausse des prix que nous vivons a été engendrée par une série de décisions assumées. Ces décisions s’inscrivent dans un cadre européen, mais il est clair que nos gouvernements bien de chez nous ont choisi de les prendre avec zèle.
En décembre, Total Énergies va distribuer à ses actionnaires un dividende exceptionnel de 2,6 milliards d’euros de dividendes et aura dans l’année racheté 7 milliards d’euros d’actions, une décision motivée par l’excellente santé financière du groupe… qui aura donc bénéficié de l’argent public pour pouvoir continuer à pratiquer ses prix élevés, dans le respect de la concurrence européenne.
La hausse des prix que nous vivons a été engendrée par une série de décisions assumées. Ces décisions s’inscrivent dans un cadre européen, mais il est clair que nos gouvernements bien de chez nous ont choisi de les prendre avec zèle. L’Espagne et le Portugal ont quant à eux obtenu une dérogation aux règles européennes : le prix de l’électricité n’est plus lié à celui du gaz. Qu’en sera-t-il de la France et des autres pays de l’UE ? Quand acceptera-t-on de considérer que la concurrence est une mauvaise politique, qui conduit à tout renchérir et compliquer ?
publié le 17 octobre 2022
Christian Chavagneux sur https://www.alternatives-economiques.fr/
La France vit une période de tensions inflationnistes durables qui se transforme en revendications salariales. De fait, les experts de l’OFCE font remarquer dans leurs dernières analyses qu’hormis la période particulière des confinements de 2020, la première partie de l’année 2022 a vu la plus forte baisse historique semestrielle de pouvoir d’achat depuis 40 ans. Un véritable choc : le pouvoir d’achat devrait être en recul cette année et l’an prochain.
Dans le même temps, ces mêmes experts montrent que la situation des entreprises prises dans leur ensemble s’est à peine dégradée : « la baisse du taux de marge a été finalement limitée car, d’une part les salaires réels ont baissé contribuant à améliorer le taux de marge d’un point de valeur ajoutée, et d’autre part les sociétés non financières ont répercuté la hausse des prix importés dans leur prix », écrivent-ils.
Il y a donc une attente de la part des salariés qui espèrent un geste de leur employeur. Toutes les entreprises ne peuvent pas y répondre mais, quand on regarde la situation par branche, on note que les secteurs de l’énergie, des services de transports et des services immobiliers sont ceux qui s’en sortent très bien en ce moment. C’est là, potentiellement, que les tensions étaient susceptibles d’être les plus fortes. Alors, pourquoi Total ?
Pourquoi Total et pas ailleurs ?
Il faut se tourner vers les travaux des économistes américains George Akerlof et Robert Shiller qui expliquent qu’en dehors des informations dont on dispose, l’évolution des économies et des entreprises résulte des représentations que l’on se forge à un moment donné. De ce point de vue, Total représente aujourd’hui le maillon faible du patronat, l’archétype de l’entreprise cupide et absolument pas concernée par le pouvoir d’achat de ses salariés, pas plus que par l’intérêt général.
La liste des comportements négatifs de l’entreprise est impressionnante. Il y a le refus de sortir de la Russie après l’invasion russe en Ukraine. Il y a le procès à venir de l’entreprise lié à sa volonté de développer un méga projet pétrolier en Ouganda qui pourrait polluer deux énormes réserves d’eau, forcer le déplacement de plus de 100 000 personnes et émettre 34 millions de tonnes de CO2.
Il y a aussi le refus de reconnaître que l’entreprise bénéficie de superprofits. Total a beau tenter de noyer le poisson en prétendant que ces bénéfices ne sont pas réalisés en France et qu’ils ne doivent donc pas y être taxés, ils sont bien le résultat de conditions hors marché, et n’ont rien à voir avec l’activité de l’entreprise. Qu’à cela ne tienne : le message fort de l’entreprise est « surtout, on ne partage pas » !
On ne partage pas avec l’Etat en payant une taxe exceptionnelle (mais on accepte bien sûr la contribution ridicule de 200 millions d’euros issue des normes européennes dont le gouvernement français se contente) et on ne partage pas avec les salariés, sauf avec le PDG qui s’est vu octroyer une hausse de 52 % de sa rémunération en 2021, passant de 3,9 à 5,9 millions !
A l’inverse, le patron de l’entreprise est fier d’annoncer qu’il va procéder et à une forte distribution de dividendes et à des rachats d’actions pour accroître encore plus la rémunération des actionnaires. Bref, pour l’entreprise, il n’y a pas de limite à l’accumulation privée sur le malheur public.
Alors, ça agace. Ça agace les 830 étudiants de grandes écoles qui ont signé une tribune le 14 octobre dans Les Echos pour dire qu’ils refusent de travailler dans cette entrepris. Ça agace les salariés de TotalEnergies qui se sentent floués. Ça agace même Bruno Le Maire, notre ministre des Finances libéral toujours prêt à défendre les cadeaux aux entreprises et aux riches. Même lui demande à l’entreprise de partager avec les salariés. Pas étonnant, au final, que le principal blocage du pays soit arrivé via cette entreprise.
Désastreuse gestion de crise
Confrontée à une mobilisation croissante, l’entreprise a d’abord commencé par ne pas réagir, ne prenant pas la mesure de la situation. Puis a choisi… d’accuser ses propres salariés ! Le 9 octobre, elle envoie un communiqué dans lequel elle écrit que « la rémunération mensuelle moyenne d’un opérateur de raffinerie de TotalEnergies en France en 2022 est de 5 000 € par mois, Intéressement-Participation compris (4 300 € par mois hors intéressement). » Soit, environ le double du salaire moyen français. Comprenez : quels sont ces individus surpayés qui osent réclamer des hausses de salaire ? On a connu meilleure stratégie pour apaiser les tensions !
Les syndicats répondent alors que la moyenne de rémunération des gens concernés par le conflit se situe plutôt autour de 3 300 euros. Des salariés publient par ailleurs leur fiche de paie sur Twitter pour montrer combien les chiffres de l’entreprise tendent à les présenter comme des privilégiés qu’ils ne sont pas, une partie de leur rémunération étant liée à des primes de pénibilité du travail, qui sont rendues obligatoires par la loi.
Dans la nuit de jeudi au vendredi 14 octobre, la direction propose finalement une hausse des salaires de 7 % pour 2023. Cependant, l’augmentation générale ne serait que 5 %, le reste résultant de primes d’ancienneté et d’augmentations individuelles. Elle propose également des primes de 3 000 à 6 000 euros pour 2022. La CGT a refusé cet accord, contrairement à la CFDT et à la CFE-CGC.
La bataille n’est pas terminée. Et elle pourrait se poursuivre ailleurs, une journée de mobilisation générale étant organisée mardi 18 octobre à l’appel de syndicats des raffineries, d’EDF, de la SNCF, de la RATP et de certains syndicats étudiants. Si la flambée sociale prend, on pourra dire que Total y aura mis toute son énergie.
publié le 7 octobre 2022
par Attac France sur https://france.attac.org
Attac publie ce jour une note intitulée « Reprendre la main pour financer la bifurcation sociale et écologique ». Avec pour objectif principal de mettre en débat des pistes de réflexion et des propositions pour assurer, d’une part, une véritable justice fiscale, sociale et écologique et, d’autre part, une réorientation du système financier.
Qu’est-ce que la bifurcation écologique ? Il s’agit d’une transformation profonde de la société et de l’appareil productif, qui nécessite des investissements massifs. Son objectif : sortir de la logique d’accumulation capitaliste et de l’impasse sociale et écologique actuelle. Une telle orientation nécessite une réelle volonté politique et des financements suffisants pour faire face aux enjeux. Elle doit reposer sur un choix clair et des politiques adaptées, plus radicaux qu’une évolution progressive et soumise aux politiques néolibérales, habituellement nommée « transition ».
En matière de finances publiques, on est aujourd’hui loin de se donner les moyens d’une telle bifurcation. La politique budgétaire actuelle est orientée vers la recherche d‘économies à tout prix (« faire plus avec moins », ce que la novlangue néolibérale qualifie de « performance ») sans objectifs environnementaux. La fiscalité dite « écologique », à l’image du système fiscal dans son ensemble , est inégalitaire et inefficace. Elle est par ailleurs trop faible en volume. Enfin, les aides publiques sont attribuées sans condition aux entreprises, alors que les investissements publics pour la bifurcation sont certes en progression mais encore très insuffisants.
Pour reprendre la main et financer la bifurcation sociale et écologique, il faut donc réorienter la politique budgétaire sur la base d’un cadre clair (et donc changer le cadre budgétaire également nommé « gouvernance » budgétaire), mettre en œuvre une réforme fiscale visant à renforcer la progressivité du système fiscal et sa dimension écologique, et conditionner et verdir les aides publiques afin de donner la priorité aux investissements verts dans le cadre d’une planification écologique.
Réussir la bifurcation sociale et écologique suppose également de sortir de la domination de la finance privée. La logique de rentabilité financière à court terme poursuivie par les banques et les marchés constitue un frein au financement de la bifurcation. La finance verte est une illusion, pour ne pas dire un leurre. Pour sortir de cette impasse, il est nécessaire de mettre en œuvre un véritable tournant écologique de la politique monétaire en réorientant le rôle, décisif, de la Banque centrale européenne (BCE) pour financer les dettes publiques et les investissements verts.
Il s’agit également d’accroître et de revaloriser le rôle du pôle public bancaire pour le financement des investissements de long terme et de la transformation du système productif, et de renforcer les normes et la régulation du système bancaire et financier. Cela passe par l’interdiction du financement des énergies fossiles, la réduction de l’emprise des actionnaires et la mise en place d’une coordination des politiques budgétaire et monétaire (un « policy mix ») en direction des urgences sociales et écologiques.
Pour lire la note en entier :
publié le 2 octobre 2022
Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr
Ce vendredi, la Cour d’appel a confirmé la condamnation des responsables de France Télécom (ex-Orange). Le 20 décembre 2019, l’entreprise avait été condamnée pour trois années de « harcèlement moral institutionnel » ayant engendré de la souffrance au travail et poussé plusieurs salariés au suicide. Six dirigeants reconnus coupables, dont l’ex-PDG Didier Lombard, ont fait appel et été jugés mi-mai 2022. Dans ce cadre, entretien avec Michel Lallier, président et co-fondateur de l’association ASD-Pro (Aide aux victimes et aux organisations confrontées aux Suicides et Dépressions professionnels) qui s’est constituée partie civile au procès en appel des dirigeants de France Telecom. Cet expert syndical santé raconte tout le chemin qu’il reste à faire pour une véritable reconnaissance de la souffrance psychique liée au travail.
Le procès de France Télécom débuté en 2019 avait porté une lumière crue sur les conséquences d’une organisation du travail délétère. Constatez-vous, depuis lors, l’instauration de garde-fous dans les modèles de restructuration et de management mis en place ? Ou au contraire, assiste-t-on à davantage de brutalité ?
Michel Lallier : Malheureusement, les entreprises et les administrations publiques n’ont pas tiré la leçon de ce procès. Les restructurations des grandes entreprises, les plans de suppression d’emploi successifs qui se déroulent dans la fonction publique, sont menées tambour battant, à peu près dans le même style qu’à France Telecom. Or, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le nombre de personnes en souffrance au travail et de suicides en lien avec le travail ne cessent d’augmenter. Une étude de Santé Publique France, publiée fin 2021, passe au crible près de 1300 suicides : elle conclut que quasiment 10 % des suicides sont liés au travail.
Et ces données sont en hausse constante. Même si elles ne sont pas toujours faciles à mesurer. Prenez le dernier rapport annuel de la caisse nationale d’Assurance maladie : en 2020, elle a reconnu plus de 1 400 maladies psychiques en lien avec le travail (1). Si on remonte dix ans en arrière, il devait y en avoir 50… La souffrance au travail augmente. Le procès France Telecom n’a pas mis un frein à tout ça.
Le principal combat de votre association est la reconnaissance de la souffrance psychique – et des actes qui en découlent, comme les tentatives de suicides -, en maladie professionnelle et en accidents du travail. Pourquoi cette reconnaissance est-elle si importante ?
Michel Lallier : D’abord, parce qu’il faut nommer la souffrance des gens. Ne pas reconnaître officiellement que c’est le travail qui les fait souffrir, c’est les renvoyer à des causes personnelles, les rendre responsables, eux ou leurs proches, de cette souffrance. Reconnaître que sa souffrance est lié à son travail, c’est faire un pas vers sa guérison. Lorsqu’une personne a un cancer professionnel, par exemple, le fait que la Sécurité sociale reconnaisse le lien au travail va l’aider ; mais ne va pas la guérir de son cancer. En revanche, nommer la responsabilité peut réellement aider à se reconstruire quand on a une maladie psychique.
Ensuite, c’est important parce qu’à chaque accident du travail ou maladie professionnelle reconnue par la Sécurité sociale, l’employeur va payer une surcotisation. Et on sait bien que pour contraindre l’employeur à faire de la prévention sur ces sujets, il faut le toucher au porte-monnaie.
Le taux de reconnaissance en accident du travail ou en maladie professionnelle n’a-t-il pas évolué, depuis l’affaire France Télécom ?
La Michel Lallier : Sécurité sociale reste sur des postures obsolètes. Par exemple, pour reconnaître un accident du travail psychique, qui se manifeste par une tentative de suicide, un pétage de plombs, une crise de larmes ou autre, elle continue d’exiger un fait brutal, soudain, daté du jour de l’accident. Or, on a toute une jurisprudence qui affirme qu’un accident du travail comme cela peut être le résultat d’une somme de plusieurs événements : le caractère unique ou soudain n’est pas satisfaisant.
Ensuite, la Sécurité sociale continue d’estimer que pour qu’un accident soit imputable au service, il faut qu’il ait lieu sur le lieu de travail et durant le temps de travail. Or, nous avons suivi de nombreux dossiers où cela se passait sur le lieu de travail mais en dehors des heures de travail. Quelquefois, ça se joue même à dix minutes près. Récemment, on a eu le cas dans la fonction publique territoriale : un salarié a fait une tentative de suicide dix minutes avant sa prise de poste… Mais son employeur rejette la responsabilité, puisque ça a eu lieu en dehors des horaires…
Enfin, on constate que, depuis deux ou trois ans, les dossiers sont traités pour économiser du temps et des moyens. Selon les textes de la Sécurité sociale, pour tout accident grave comme un suicide ou une tentative, il doit y avoir une enquête ; et en parallèle, la sollicitation de l’avis du médecin de conseil. Or, aujourd’hui, on voit de plus en plus de dossiers transmis directement au médecin de conseil. Tout seul dans son bureau, il rend un avis ; et s’il estime qu’il n’y a pas de lien avec le travail, ça s’arrête là. En outre, il y a de moins en moins d’inspecteurs pour se déplacer afin de mener l’enquête. Aujourd’hui ils procèdent par téléphone ; ils ne vont presque plus sur le terrain voir les proches, les élus du personnel, les collègues…
Il faut changer les critères de reconnaissance. Ce qui implique de changer la loi, le code de la sécurité sociale et celui de la fonction publique.
Les salariés arrivent-ils de mieux en mieux, eux, à qualifier leur souffrance au travail ?
Michel Lallier : Lorsque des salariés nous sollicitent, ils nous disent lors du premier contact : « on est victimes de harcèlement ». Cela n’a pas changé. Il y a quinze ans, c’était déjà ce mot-là qui était prononcé au premier contact. On essaie ensuite de décortiquer avec eux : est-ce du harcèlement moral, ou y a-t-il d’autres choses derrière… Car tout ne relève pas du harcèlement. Il peut y avoir des organisations du travail pathogènes, mais pas forcément harcelantes. Ceci étant, les organisation du travail pathogènes engendrent, de plus en plus souvent, des formes de harcèlement. Nous le constatons avec le recours aux mobilités forcées, devenu très important, notamment dans la fonction publique. Rappelons-nous que c’est France Télécom qui avait lancé ce type de schéma : on s’arrange pour faire tourner les gens un peu partout en France, afin de diminuer les effectifs.
Vous insistez beaucoup sur la fonction publique ?
Michel Lallier : Oui, parce que nous sommes très sollicités par des agents de la fonction publique. Bien plus qu’à nos débuts, en fait. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai témoigné dans le cadre d’un procès autour d’une tentative de suicide d’un cadre de La Poste. Un dossier avec mobilité forcée, placardisation : grosso modo, ce que l’on trouvait chez France Télécom. Dans les hôpitaux, c’est pareil. Dans certains ministères aussi.
Le plus grand obstacle qui demeure, c’est le déni de la part des employeurs, privés comme publics. Aujourd’hui, tout le monde a des plans de prévention des risques psycho-sociaux, monte des groupes de travail sur le sujet… Mais dès qu’il y a un suicide, dès que quelqu’un pète les plombs, tous les employeurs refusent d’y voir un lien au travail. En 15 ans d’existence, nous n’avons jamais vu une seule fois un employeur dire : ah oui, il faut peut-être examiner cette piste… Et ce n’est pas simplement un déni pour se protéger. C’est une stratégie du déni.
Dans la fonction publique, c’est flagrant. Parce que si l’administration reconnaît que les suppressions de poste ou les transformations structurelles causent une telle souffrance psychique, alors cela remet en cause les stratégies politiques à l’oeuvre. Surtout, on refuse d’établir le lien. Ce n’est plus seulement un enjeu économique comme dans les entreprises privées : le déni devient un enjeu politique.
(1) En 2020, le nombre d’avis favorables prononcés par les CRRMP (comités régionales de reconnaissance des maladies professionnels) en matière de maladies psychiques atteint 1441 cas. Soit 37 % de plus qu’en 2019. Cette hausse s’explique notamment par une augmentation entre 2019 et 2020 des dépressions (+ 41 %) et des états de stress post-traumatique (+ 39 %), souligne l’Assurance maladie dans son rapport annuel.
publié le 2 octobre 2022
Un record. Les groupes du CAC 40 ont annoncé 72,8 milliards d’euros de profits au premier semestre 2022. Soit 23 % de plus qu’en 2021 et 53 % de plus qu’en 2019.
Clotilde Mathieu sur www.humanite.fr
Devant le public acquis du Medef, fin août, Bruno Le Maire tente de couper court au débat qui monte : « Superprofits. Je ne sais pas ce que c’est », ose-t-il. Ces résultats nets exceptionnels sont pourtant uniquement liés à un ou des facteurs extérieurs à l’entreprise, sans qu’il n’y ait eu d’investissement réalisé ou de stratégie adoptée pour accroître ses bénéfices. Face à ces chiffres, plusieurs pays européens ont mis en œuvre une taxe.
En France, les députés de la Nupes ont présenté une proposition de loi pour instaurer un prélèvement sur ces superprofits des grandes entreprises. La « contribution », qui s’appliquerait jusqu’au 31 décembre 2025, toucherait les entreprises dont le résultat imposable supplémentaire est au moins 1,25 fois supérieur au résultat moyen des années 2017, 2018, 2019, avec un barème progressif de taxation de 20 %, 25 % ou 33 %. Cette proposition est entre les mains du Conseil constitutionnel, lequel dans un délai d’un mois doit donner son feu vert. Afin que les partis de la coalition de gauche puissent ensuite récolter 5 millions de signatures qui déclencheront la tenue d’un référendum d’initiative partagée.
Diego Chauvet sur www.humanite.fr
Parlement. La coalition de gauche a présenté le texte soumis à l’examen du Conseil constitutionnel. Si 240 parlementaires l’ont signé, il lui faudra 4,8 millions de signatures de Français pour aboutir.
La Nupes a lancé la bataille du référendum sur la taxation des superprofits, le 21 septembre. « Nous avions déposé des amendements en ce sens au mois de juillet », justifie Olivier Faure, à l’initiative du lancement de cette procédure de référendum d’initiative partagée. « La réponse du gouvernement a été à chaque fois non. Nous n’avions renoncé que provisoirement » à cette bataille, rappelle le premier secrétaire du Parti socialiste.
Mercredi 21 septembre, ce sont les représentants des quatre groupes de la Nupes à l’Assemblée nationale et les groupes de la gauche au Sénat qui sont désormais réunis pour faire aboutir cette procédure prévue par l’article 11 de la Constitution.
« Dans un moment exceptionnel, une contribution exceptionnelle »
Selon eux, tous les ingrédients sont là, dans une période exceptionnelle conjuguant une inflation historique et une crise énergétique frappant durement les ménages, les entreprises et les collectivités territoriales.
Dans le même temps, les entreprises du CAC 40 ont engrangé 174 milliards de bénéfices en 2021. Une somme que les parlementaires de la Nupes mettent en perspective avec les 200 milliards d’aides de l’État distribuées aux entreprises durant la crise sanitaire, au moment où ont été réalisés ces bénéfices…
« Les maires ruraux nous disent que les perspectives s’assombrissent pour leur commune, alors que les factures énergétiques vont connaître pour eux une augmentation de 50 % à 200 % », rapporte ainsi le président du groupe socialiste au sénat, Patrick Kanner.
« L’austérité est devant nous, nous allons tous la subir. Sauf ceux qui vivent dans l’abondance ? » pointe le sénateur. « Dans un moment exceptionnel, il faut une contribution exceptionnelle. Il ne s’agit pas d’une taxation punitive », explique également le député communiste Nicolas Sansu.
Objectif : dégager 20 milliards d’euros
Les parlementaires de la Nupes expliquent avoir « pesé chaque mot » dans la proposition de projet de loi qui sera examinée par le Conseil constitutionnel. Celle-ci propose de créer une « contribution additionnelle sur les bénéfices exceptionnels des grandes entreprises ». Elle sera provisoire, le texte signé par 240 parlementaires fixant son application jusqu’en 2025.
Si l’objectif est de dégager 20 milliards d’euros pour faire face aux conséquences de la crise énergétique et du réchauffement climatique, cette taxe est conçue comme progressive. Elle ne sera due que lorsque le « résultat imposable supplémentaire » sera supérieur de 25 % à la moyenne des bénéfices calculés sur les exercices 2017, 2018 et 2019.
Le premier taux sera de 20 %. Il passera à 25 % si le résultat imposable dépasse de 50 % la moyenne des trois années de 2017 à 2019, et à 33 % s’il est au-delà de 75 %. Enfin, toutes les entreprises ne seront pas concernées : cette contribution additionnelle ne s’appliquera qu’aux sociétés dont le chiffre d’affaires est supérieur à 750 millions d’euros.
L'enjeu des signatures
« Nous ne sommes pas des bolcheviques », en a donc conclu Olivier Faure. Cependant, une bataille politique d’importance va s’engager si le Conseil constitutionnel valide la proposition de projet de loi. Il faudra alors réunir 4,8 millions de signatures pour qu’un référendum puisse avoir lieu.
Les parlementaires de la Nupes font référence au précédent d’ADP : ils veulent prendre Emmanuel Macron au mot lorsqu’il avait suggéré lors de son précédent mandat d’abaisser le seuil à un million de signatures. « Nous nous engageons à en trouver plus d’un million », promet ainsi Olivier Faure. Mais les 4,8 millions sont jugés atteignables. « Les superprofits, ça concerne tout le monde », explique ainsi la députée écologiste Christine Arrighi.
Dans tous les cas, le dépôt de cette proposition va permettre de « créer un rapport de forces » avec Emmanuel Macron. « Au Sénat, on sait que les centristes pourraient soutenir une taxation des superprofits », souligne ainsi le communiste Nicolas Sansu. De quoi mettre la pression sur la majorité présidentielle…
Mais en attendant l’examen de la proposition du projet de loi par le Conseil constitutionnel, qui prendra un mois, les parlementaires de la Nupes vont poursuivre la bataille dans les deux Hémicycles. « Le budget sera examiné à l’Assemblée avant l’avis du Conseil constitutionnel », rappelle Nicolas Sansu. « Or, l’été dernier, l’amendement que nous avions proposé n’avait été rejeté que de dix voix. Nous allons donc en déposer de nouveaux dans le cadre du projet de loi de finances. » Le président de la commission des Finances, Éric Coquerel, espère même que la bataille des superprofits soit gagnée « dès l’automne ».
publié le 25 septembre 2022
par Pierre Khalfa et Jacques Rigaudiat sur www.fondation-copernic.org
(les intertitres sont du site 100paroles.fr)
Pourquoi l’inflation, disparue depuis 40 ans, revient-elle en force ?
L’inflation est de retour. En comprendre les raisons suppose, avant tout, de savoir pourquoi elle a été quasi absente ces dernières décennies. Avec la rupture introduite par le néolibéralisme dans les années 1980 et la mondialisation qui l’a accompagnée s’est mis en place un modèle économique bien particulier. Basé sur la création de valeur pour l’actionnaire, il vise à réduire les coûts par tous les moyens possibles avec une priorité absolue donnée à l’augmentation des profits. Cela a conduit à une « modération salariale » généralisée dans les pays développés, à la délocalisation de nombre d’activités productives dans des pays à bas salaires, au chômage donc et à l’éclatement des process de production en de multiples segments de « chaînes de valeur ». Ceci s’est combiné avec une politique de zéro stock et une organisation en flux tendus, supposée permettre de répondre en temps réel aux besoins des consommateurs, alors qu’il ne s’agit que de limiter le capital immobilisé.
Cette chasse aux coûts a pour objectif de garantir aux actionnaires des multinationales une distribution de dividendes conséquente, en augmentation quasi constante, en dépit de la faiblesse extrême des gains de productivité. Mais elle a aussi permis des prix bas et stables pour les consommateurs, ce qui compensait en partie la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée, les banques centrales augmentant leurs taux d’intérêt au moindre soupçon inflationniste. Tout le monde était censé y trouver son compte, sauf évidemment les impératifs écologiques, mis à mal, entre autres, par le développement vertigineux du transport des marchandises. Sauf, aussi, les salariés, ceux des pays du Sud, qui travaillent dans des conditions d’exploitation inouïes, comme ceux du Nord, qui, outre qu’ils doivent faire face au chômage, voient leurs droits réduits progressivement au nom de la compétitivité et doivent s’endetter pour faire face à la stagnation salariale.
C’est ce modèle qui est en train de craquer sous nos yeux. La crise financière de 2007-2008, suivie par la grande récession de 2009 avait déjà laissé les économies européennes dans un état exsangue, malgré le fait que la Banque centrale européenne (BCE) ait inondé les marchés financiers de liquidités et mis en œuvre des taux d’intérêt réels (défalqués de l’inflation) négatifs. La politique d’austérité, plus ou moins massive suivant les pays et les rapports de forces sociaux, a débouché sur une quasi-stagnation de l’activité économique. Avant même, donc, la crise sanitaire, les économies développées donnaient de très sérieux signes de fatigue.
Les erreurs d’analyse des économistes libéraux
La Covid-19, puis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sont analysées par les économistes mainstream comme des chocs exogènes dont les conséquences sont certes gênantes, mais se résorberont dans le temps. Tout devrait donc, selon eux, rapidement revenir à la normale. C’est oublier que la crise sanitaire est à rebondissement, car elle touche « l’usine du monde », la Chine, et que les problèmes géopolitiques créés par la guerre en Ukraine ne sont pas prêts de se résorber. La désorganisation des chaines de production, les goulets d’étranglement, les pénuries de matières premières, de composants électroniques, de pièces détachées se combinent avec une crise énergétique, aggravée par la folie spéculative, pour alimenter la hausse des prix. L’augmentation des prix du pétrole est due à une politique de restriction de l’offre organisée sciemment par l’OPEP et la Russie, qui veulent profiter de prix élevés à la veille d’une transition énergétique qui les pénalisera et limite d’ores et déjà les investissements dans le secteur. Enfin, le péril climatique se combine avec la crise géopolitique pour aggraver les pénuries alimentaires sur des marchés agricoles non régulés. Les périls sont encore devant nous.
Cette augmentation des prix est entretenue, non par une boucle prix-salaires comme voudraient nous le faire croire les gouvernants – les salaires réels (défalqués de l’inflation) baissent – mais par une boucle prix-profits. Jamais les dividendes versés aux actionnaires et les rachats d’actions, dont l’objectif est d’en faire monter les cours, n’ont été aussi importants. Les entreprises répercutent les augmentations de prix améliorant leur marge au passage ; l’exemple des raffineurs dont le taux de marge a été multiplié par plus de 2300 % en un an en est l’exemple caricatural. Et que dire du prix de l’électricité tiré par celui du gaz, alors même que celui-ci n’a qu’une place extrêmement réduite dans le mix français …
La désorganisation des chaines industrielles risque d’autant plus de se pérenniser, et avec elle, l’inflation, que nous sommes dans une situation où commence à se mettre doucement (trop) en route la transition vers une économie décarbonée. L’impossibilité de coordonner réellement l’offre et la demande, par exemple des métaux rares ou des puces électroniques, entraine de multiples déséquilibres sectoriels qui, tous, génèrent une hausse des prix. S’entremêlent donc pour expliquer la situation actuelle des causes conjoncturelles, liées à des évènements précis (crises sanitaire et géopolitique), et des causes structurelles, liées à l’impasse dans lequel se trouve le néolibéralisme.
Les fausses solutions des gouvernements occidentaux
Dans cette situation, la réaction des pouvoirs publics vise avant tout à éviter de remettre en cause ce qui est l’essence du modèle néolibéral : la priorité absolue donnée aux profits des entreprises. Il s’agit donc, d’abord, d’éviter la hausse des salaires. Les gouvernements laissent filer à la baisse en termes réels les revenus fixes (salaires, pensions, minimas sociaux), se contentant au mieux de mesures d’accompagnement limitées, leurs pseudos « boucliers », qui sont loin de compenser les pertes de pouvoir d’achat. Face à cette situation, les banques centrales augmentent, leurs taux d’intérêt, ou s’apprêtent à le faire. Cette réaction est à la fois inefficace et dangereuse. Inefficace, car on ne voit pas comment des légères augmentations de taux pourraient casser une inflation dont la racine vient non d’une demande qui explose, mais, au contraire, de pénuries liées à des problèmes d’offre. Pour que cela puisse être efficace, il faudrait mettre en œuvre une thérapie de choc, telle que l’avait fait le président de la Fed Paul Volcker – le taux directeur réel de la Fed était passé de 1,8 % en 1980 à 8,6 % en 1981 – mais cela entraînerait une crise généralisée de la dette, une récession massive et brutale et rendrait encore plus difficile la transition écologique en freinant fortement l’investissement. Elle serait, de plus, dangereuse, car même si les taux réels restent encore largement négatifs, le signal psychologique donné sera désastreux, alors même que le PIB en termes réels baisse en Europe, ainsi qu’aux États-Unis, et qu’une crise financière pointe son nez avec le krach pour l’instant rampant des places boursières. L’augmentation des taux ne peut aujourd’hui en rien être la solution pour réduire l’inflation.
Ce qu’il conviendrait de faire
Que faire alors ? Tout d’abord protéger la population par un blocage et un contrôle des prix, au-delà même des augmentations de salaire nécessaires. Cela est d’autant plus possible que, pour nombre de produits, nous avons affaire à des prix administrés par des entreprises en situation oligopolistique. Une baisse des taxes à la consommation (TVA, TICPE) ne peut se concevoir que dans une réforme fiscale d’ensemble, seule à même de redonner des marges de manœuvre à la puissance publique et de rétablir une justice fiscale aujourd’hui mise à mal. Au-delà, il faut s’engager à marche forcée dans la transition écologique, ce qui suppose des investissements massifs. Ils devront viser tant la recherche d’une meilleure efficacité énergétique, – ce qui vaudra pour l’industrie, comme pour le logement -, et la réduction de notre dépendance aux énergies fossiles. Cela suppose une planification écologique, mais aussi, on l’oublie trop souvent, une politique monétaire qui soit mise au service de cette transition. Autrement dit, des taux d’intérêt réels négatifs, le prolongement des achats de titres publics par la BCE, des facilités de crédit particulières pour les secteurs industriels engagés dans la transition écologique et la poursuite d’une politique d’emprunt européen pour l’accompagner.
L’objectif d’un retour à une inflation maitrisée ne signifie donc pas faire de la stabilité des prix l’alpha et l’oméga de la politique économique et monétaire. Se focaliser sur le seul chiffre magique de 2 % d’inflation, comme l’a fait pendant des décennies la BCE sous l’emprise des théories monétaristes, ne peut que mener à une situation déflationniste. Ce serait tomber de Charybde en Scylla.
Pierre Khalfa et Jacques Rigaudiat, économistes, membres de la Fondation Copernic
publié le 20 septembre 2022
Par : Marion d'Allard et Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr
Élisabeth Borne a annoncé, mercredi, une augmentation de 15 % des factures d’électricité et de gaz. Alors que l’hiver s’annonce compliqué, selon RTE, le gouvernement mise sur la sobriété, sans jamais remettre en cause la loi du marché.
Bousculé par la crise énergétique que traverse l’Europe sur fond de guerre en Ukraine et de mise à l’arrêt d’une partie du parc nucléaire, le gouvernement a annoncé la prolongation du bouclier tarifaire pour 2023, permettant de « contenir » l’augmentation des factures à 15 % en début d’année. Alors que le gestionnaire du réseau de transport d’électricité RTE met en garde contre des risques de coupures cet hiver, Élisabeth Borne table sur la sobriété et la solidarité européenne pour faire face. À gauche, comme à la CGT, la revendication première demeure la sortie du bien commun qu’est l’énergie des logiques du marché.
Une explosion des tarifs
Les Français sont prévenus : les factures de gaz et d’électricité vont augmenter de 15 % dès février. Une augmentation « contenue », s’est félicitée Élisabeth Borne, grâce à la prolongation du « bouclier tarifaire pour les ménages, les copropriétés, les logements sociaux, les petites entreprises et les toutes petites communes ».
« Ils sont en train de nous faire croire que c’est normal de payer cher. C’est la double peine pour des consommateurs à qui on demande plus de sobriété », a réagi Fabrice Coudour, de la FNME-CGT. Pourtant, des leviers existent pour faire baisser durablement les prix de l’énergie. Mais « à aucun moment, ce gouvernement ne remet en cause le marché sur le fond », regrette le syndicaliste. Pas plus qu’il n’évoque « la nationalisation des filières électricité et gaz », « le retour au tarif réglementé pour tout le monde, particuliers, collectivités et entreprises », ou la modulation de la TVA, dont se sont pourtant saisies l’Allemagne et l’Espagne pour faire baisser la note.
En amont de l’intervention d’Élisabeth Borne, Bruno Le Maire s’est appliqué à préparer les esprits. « Il serait complètement irresponsable de faire peser ces hausses uniquement sur le budget de l’État », a affirmé le ministre de l’Économie, se gardant bien de préciser que l’objectif est aussi de respecter la trajectoire de réduction des déficits à « 3 % du PIB en 2027 ». En maintenant par ailleurs les baisses d’impôts pour les plus fortunés et la réduction de la contribution des entreprises, « le gouvernement fait le choix de donner 150 milliards d’euros d’aides publiques aux grandes multinationales qui réalisent des profits et refuse de les mettre à contribution, mais n’hésite pas à taper dans le porte-monnaie des Français et à mettre en péril certaines activités industrielles », a fustigé Fabien Roussel, secrétaire national du PCF.
Un accompagnement insuffisant
« Cette augmentation de 15 % n’est pas anodine pour de nombreux Français », a cependant reconnu Élisabeth Borne, qui a annoncé un nouveau chèque énergie versé de manière « exceptionnelle », « d’ici la fin de l’année », aux « 12 millions de foyers les plus modestes » (contre 6 millions auparavant) et d’un montant « de 100 ou 200 euros, selon le revenu ». Un tel dispositif « va coûter 16 milliards d’euros aux contribuables, alors que si on bloquait les prix, cela empêcherait un certain nombre de très grandes entreprises d’engranger un fric monstre », pointe la députée FI Aurélie Trouvé. Et ce chèque, « qui ne compensera pas la totalité de la hausse, ne concerne que 12 millions de ménages alors que 30 % de foyers ne bénéficient pas du bouclier tarifaire car ils passent par un fournisseur alternatif. Les collectivités et les entreprises non plus. Pour tous ceux-là, la facture n’augmentera pas de 15 % mais de bien plus », ajoute-t-elle.
Pour les entreprises, Bruno Le Maire, outre de nouveau critères d’aides à compter du 1er octobre pour certaines, n’a pas mis grand-chose de neuf sur la table alors que les difficultés s’accélèrent, notamment dans les secteurs très énergivores. La déception des collectivités est également à la hauteur de l’explosion des factures. La première ministre s’est contentée de rappeler que les toutes petites communes ont accès aux tarifs réglementés, que les mécanismes en place ont limité les augmentations pour les autres et qu’une enveloppe de 500 millions de soutien face à l’inflation a été votée cet été. « C’est insupportable, elle ne nous annonce toujours pas de retour au tarif régulé. Dans notre budget 2023, on devrait prévoir entre 1,7 et 2,5 millions pour l’électricité à la place des 660 000 euros de cette année, on n’inscrira que 750 000 euros et au-delà on ne paiera plus », réagit le maire de Montataire (Oise), Jean-Pierre Bosino (PCF), qui a lancé un appel en ce sens avec une vingtaine d’édiles.
Des risques de coupures
Malgré l’optimisme affiché du gestionnaire du réseau de transport d’électricité, l’urgence de la situation a contraint RTE à présenter, avec deux mois d’avance, son « étude prévisionnelle pour l’hiver 2022-2023 ». Mercredi, Xavier Piechaczyk, président de RTE, a prévenu d’emblée que « le risque de tension » sur le réseau électrique cet hiver était « accru », se refusant même à exclure « totalement » le « risque de coupures ». Pour autant, « en aucun cas la France ne court un risque de black-out », a-t-il insisté.
L’étude prévisionnelle repose sur trois scénarios dépendant eux-mêmes d’une série de facteurs plus ou moins difficiles à prévoir : évolution du marché de gros, disponibilité en gaz, état du parc nucléaire français, aléas climatiques et météorologiques. Dans son scénario intermédiaire – le plus probable –, « les risques se manifestent essentiellement en cas d’hiver froid », explique RTE, qui pourrait alors déclencher son signal écowatt rouge. Sorte de météo de l’électricité, ce système d’alerte permet d’évaluer les ressources disponibles en fonction des besoins et, le cas échéant, de mettre en œuvre des « mesures de sauvegarde ». Graduelles, elles vont de la « mobilisation pour baisser les consommations » à des « coupures organisées ». Dans le scénario le plus pessimiste, qui repose notamment sur l’hypothèse d’une « pénurie de gaz », les « recours au moyen de sauvegarde » seraient très fréquents, prévient Xavier Piechaczyk.
Pour « réduire largement ce risque », RTE table sur la « sobriété » et la remise en état rapide du parc nucléaire. En matière de sobriété, Élisabeth Borne a réaffirmé l’objectif de réduction de 10 % « de notre consommation d’énergie par rapport à l’année dernière » en « réduisant un peu le chauffage » et en « évitant les consommations inutiles ». Un plan dédié devrait être présenté début octobre.
publié le 18 juillet 2022
Stéphane Guérard sur www.humanite.fr
Le président de la République accélère sur l’Assurance chômage, la formation professionnelle et le RSA, en annonçant un projet de loi de réforme dès la rentrée. Pour Denis Gravouil, de la CGT, le locataire de l’Élysée surfe sur « l’idée fausse qu’un chômeur ou un allocataire est un fainéant » pour réduire la protection sociale à un tout petit filet de sécurité.
Lors de son allocution du 14 juillet, Emmanuel Macron a annoncé une réforme de l’assurance chômage et de la formation professionnelle « dès cet été ». Un texte de loi « sera soumis à la rentrée » aux représentants patronaux et syndicaux. Si ces contours sont très flous, on comprend que ces projets de loi visent à diminuer le taux de chômage des 7 % actuels à 5 %, en allant plus loin que la précédente réforme de l’assurance chômage qui, via la diminution des montants d’allocations et de l’accès aux droits à indemnisation, compte réalise 2 milliards d’euros d’économies sur le dos des chômeurs en année pleine.
« Il n’y a pas aujourd’hui un endroit en France où les gens ne nous disent pas : « J’ai besoin de travail, je cherche des gens pour travailler ». Il m’est arrivé parfois (…) de dire qu’il fallait traverser la rue (pour trouver du travail). C’est encore plus vrai (aujourd’hui), » s’est justifié le président de la République. Denis Gravouil, négociateur CGT à l’Unédic, réagit à ce tour de vis annoncé.
Constatons déjà que la verticalité demeure. Pour un président qui avait affirmé vouloir changer… Il n’a rien discuté avec qui que ce soit de ses annonces d’hier. Il reste agrippé à son agenda libéral, avec les réformes des retraites et de l’Assurance chômage. De nouvelles violences sont à craindre à l’encontre des chercheurs d’emploi. Il reprend le mensonge des libéraux sur le fait qu’un bon niveau de protection n’incite pas les chômeurs à retrouver vite un emploi. C’est totalement faux. Reprenons les statistiques : quatre chômeurs sur dix ne sont pas indemnisés. Le montant moyen des allocations versées se situe aux alentours du seuil de pauvreté et 30 % des demandeurs d’emploi vivent avec 30 euros par jour.
Sans doute. Mais le fait de diminuer l’accès aux droits ou de baisser les allocations va-t-il changer quelque chose à la situation des hôpitaux, qui manquent de médecins et d’infirmiers ? Supprimer les allocations d’une infirmière va-t-il la pousser à prendre un poste ? Non. Ce secteur souffre d’un problème de reconnaissance du travail et des niveaux trop bas des salaires pratiqués. De même, supprimer les allocations à un saisonnier va-t-il le pousser à prendre un poste dans un restaurant ou un hôtel où les conditions salariales et de travail sont misérables, dans une région où les prix d’un logement absorbent quasiment l’intégralité du salaire gagné ? Non. Dans tous les secteurs en prise avec des difficultés de recruter, les employeurs qui s’en sortent sont ceux qui ont procédé à l’augmentation des salaires et à l’amélioration des conditions de travail. Mais ça, Emmanuel Macron n’en parle pas. C’est contraire à son logiciel libéral.
On connaît ses objectifs depuis 2015 et un rapport qu’il avait commandé alors qu’il était ministre de l’Économie sur les différences des marchés de l’emploi en Allemagne et en France. Son but est de suivre les lois Hartz qui avaient réformé en profondeur l’assurance chômage allemande en diminuant les droits des demandeurs d’emploi. Il est resté évasif lors de son intervention du 14 juillet, mais ce que vise Macron, c’est de faire comme la loi Hartz 4, en rapprochant le système d’assurance chômage des minima sociaux. Dans ce système, l’allocataire ne peut plus rien refuser. Là encore, tout est fondé sur l’idée mensongère que le chômeur ou l’allocataire est un fainéant, qu’il faut l’obliger à prendre n’importe quel emploi qui se propose à lui, y compris un temps partiel, un contrat mal payé, avec des conditions de travail dégradées. Cela revient à créer des travailleurs pauvres. Dans la même logique, Emmanuel Macron pourrait instaurer une dégressivité de l’allocation en fonction du niveau de chômage. Plus ce niveau est bas, plus on réduit la durée d’allocation.
Cela revient à ramener la protection sociale à un filet de sécurité le plus minimal possible. Macron ne reparle pas de son revenu universel d’activité, fusionnant plusieurs allocations. Mais il pourrait ressortir pour niveler les protections vers le bas.
C’est la question en suspend. On sait qu’un groupe de travail a été monté autour du directeur de Pôle emploi. Nous ne savons pas si l’Unédic sera absorbé par France Travail. On comprend que cette agence récupérerait le RSA, que les Missions locales seraient concernées. La visée est là encore de resserrer le suivi des demandeurs d’emploi et allocataires.
Nous participons à la gestion de l’Unédic comme des organismes de formation professionnelle en tant que représentants des salariés. Nous allons nous battre pour faire entendre leurs voix dans ce nouveau système envisagé. Emmanuel Macron veut peut-être continuer de décider de tout, tout seul, en nous réservant un strapontin dans un Haut conseil pour l’assurance chômage. Là encore, on sent un flottement au sein du gouvernement. Cette semaine, le ministère du Travail nous affirmait avoir besoin de temps pour la renégociation de la convention de l’Assurance chômage, dont la dernière réforme s’achève au 31 octobre. Ce 14 juillet, Macron a accéléré sur ces sujets de façon très droitière. On comprend bien l’opération politique qu’il y a pour lui de se rapprocher des LR, voire de flirter avec le Rassemblement national en annonçant des mesures qui entameront la protection sociale et les services publics de l’emploi et des solidarités.
publié le 15 juillet 2022
Maxime Combes sur https://blogs.mediapart.fr
Ce 12 juillet, Emmanuel Macron et plusieurs ministres se rendent à Crolles (Isère) pour saluer les promesses d'investissement de STMicroelectronics dans une nouvelle usine de semi-conducteurs. Y seront annoncés des millions d'euros d'aides publiques supplémentaires alors que le groupe, pour partie détenu par l'État et qui fait des milliards de profits, ne paie quasiment pas d'impôts en France
C'est de loin le plus important des projets annoncés en grande pompe à l'occasion du sommet Choose France de ce lundi 11 juillet où Emmanuel Macron a déroulé le tapis rouge aux PDG d'entreprises multinationales au château de Versailles (voir ci-dessous) : une usine de production de semi-conducteurs à Crolles, en Isère, portée par les multinationales franco-italienne STMicroelectronics et américaine Global Foundries. L'investissement serait de l'ordre de 5,7 milliards euros pour un millier d'emploi créé, avec un « soutien financier important de l'État français », sans que le montant ne soit révélé à ce stade.
Ce mardi 12 juillet, Emmanuel Macron et plusieurs ministres (Bruno Le Maire, Sylvie Retailleau, Olivier Becht, Olivier Véran), ainsi que le commissaire européen pour le marché intérieur Thierry Breton, se rendent donc à Crolles (Isère), sur le site où STMicroelectronics et son partenaire US veulent construire la nouvelle usine avec le soutien de l'argent public. A cette occasion, Emmanuel Macron annoncera un plan de 5 milliards d'euros de soutien au développement de la filière microélectronique, en lien avec le ChipsAct de l'Union européenne (paquet législatif de l'UE sur les semi-conducteurs) qui est doté de 50 milliards € d'ici 2030.
Alors que les Etats français et italiens détiennent 27,5% des parts de STMicroelectronics (via une holding basée aux Pays-Bas), ce nouveau soutien public et ce déplacement soulèvent de nombreuses questions :
Les données financières qui suivent sont généralement issues du travail de l'Observatoire des multinationales (https://multinationales.org/) qui ont notamment permis de rédiger ce rapport : "CAC40, tout va très bien madame la marquise".
➡️ alors que STMicroelectronics a fait 1,77 milliard euros de profits en 2021, et près d'un milliard par an les années précédentes, pourquoi le groupe ne paie-t-il pas, ou presque pas, d'impôt sur les sociétés en France (données syndicales) ? Le groupe, co-détenu par l'Etat français, pratique-t-il l'évasion fiscale ? A savoir : un quart de ses effectifs sont basés en France et la contribution des activités françaises aux résultats du groupe seraient d'environ 40%, mais l'imposition serait nulle ou presque.
➡️ combien d'argent public STMicroelectronics va-t-il toucher pour l'implantation de cette nouvelle usine à Crolles ? Y a-t-il des conditionnalités sur l'emploi, la transition écologique, l'égalité femmes-hommes, l'usage de l'eau et des ressources en général ? Y a-t-il une garantie sur la pérennité du site et des emplois ?
➡️ pourquoi STmicroelectronics a augmenté de 78% par rapport à 2019 la rémunération de ses actionnaires (200 millions euros de dividendes + 438 millions euros de rachats d'action = 638 millions €), et son PDG de 10% (7 millions d'euros) alors que le groupe a bénéficié du chômage partiel, du plan numérisation et du plan de relance pendant la pandémie ?
➡️ pourquoi Nicolas Dufourcq, le directeur général de la Banque publique d'investissement (bras armé de l'Etat en matière d'investissement), et qui est toujours vice-président du conseil de surveillance de STMicroelectronics, laisse-t-il au nom de l'Etat l'entreprise augmenter la rémunération des actionnaires et du PDG alors que le groupe ne paie quasiment pas d'impôts sur les sociétés en France ?
Autant de questions dont nous ne sommes pas certains d'obtenir la réponse si elles ne sont pas largement relayées auprès de l'Elysée, des ministres, des parlementaires et des journalistes. (voici un thread sur twitter pour y contribuer)
Maxime Combes, économiste et auteur de Sortons de l'âge des fossiles ! Manifeste pour la transition (Seuil, 2015) et co-auteur de « Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie » (Seuil, 2022).
Quelques commentaires sur le sommet Choose France (thread à retrouver ici)
A écouter Emmanuel Macron et les ministres, il faudrait sauter au plafond pour les 6,7 Mds € d'investissements et 4 000 emplois annoncés lors du sommet Choose France de ce lundi 11 juillet à Versailles. Sauf que :
- plusieurs projets ont déjà été annoncés en janvier (Mars x3, Merck etc)
- jamais n'est indiqué combien d'argent public a été donné pour chacun de ces projets
Sans doute faut-il aussi se souvenir que plusieurs entreprises qui annoncent des créations de postes en ont supprimé récemment :
Amadeus (entreprise de gestion pour la distribution et la vente de services de voyages), qui annonce 800 emplois, en a supprimé 1800 en France en 2020
FedEx, qui annonce 1000 emplois à Roissy, a annoncé en supprimer entre 5 500 et 6 300 en Europe en janvier 2021
Le plus gros projet ChooseFrance du jour est une usine de semi-conducteurs des multinationales franco-italienne STMicroelectronics et américaine Global Foundries (cf. ci-dessus)
A titre de comparaison, les annonces de #ChooseFrance de janvier 2022 prévoyaient la construction d'une usine de batteries Envision de technologie japonaise à capitaux chinois (promesse de 1000 emplois d’ici à 2024 & 2 500 en 2030) : 200 M€ d'aides publiques annoncées, soit 200 000 € par emploi. 200 000 € d'argent public par emploi promis, cela fait cher de l'emploi ChooseFrance.
Surtout si aucune conditionnalité (pérennité des emplois, objectifs écologiques, égalité femmes-hommes etc) n'est associée, comme c'est le cas habituellement, à chacune de ces aides.
Autre question : les engagements pris lors de ChooseFrance ne sont que des promesses, qui ne sont pas toujours suivies d'effets. En mai 2018, l'ex-PDG d'IBM, Ginni Romett, s'était engagée à créer 1800 emplois en France, lors de l'évènement TechForGood organisé par l'Elysée. Résultat : IBM France veut supprimer 25% de ses effectifs en France (1400 emplois) alors qu'elle a pourtant reçu au moins 130 millions € d'argent public (CICE & CIR) et qu'elle a versé 4,9 milliards de dividendes (voir ici pour plus de détails)
Selon plusieurs articles de presse, on apprend que sur les 80 projets d'investissements ChooseFrance annoncés en 4 ans (soit des promesses de 12 milliards d'euros d'investissements et 21.000 emplois créés), ce qui est peu, seuls 25 projets ont été complètement réalisés, 50 sont en cours, et 5 ont été abandonnés.
Selon les mêmes articles de presse, on apprend que les aides publiques représenteraient entre 5 et 10 % de chacun des projets. Soit entre 600 M€ et 1,2 Md€. Soit entre 30 000€ et 60 000€ par emploi : un véritable #PognonDeDingue sans transparence et sans conditionnalité.
publié le 12 juillet 2022
Maud Vergnol sur www.humanite.fr
Douloureux tickets de caisse. Les prix s’envolent, les salaires sont trop bas, la pauvreté s’étend. La hausse des prix à la consommation, qui atteint déjà 5,2 % par rapport à juin 2021, pourrait atteindre 7 % en septembre. Du jamais-vu depuis 1985.
Qui n’a pas tiqué devant l’addition salée du plein de courses, qui entraîne dans le rouge de nombreuses familles dès le 10 du mois ? « La faute à la guerre en Ukraine », nous explique-t-on tranquillement, comme si cette inflation historique était inéluctable. Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté, rappelle que « les bulles spéculatives sont l’explication essentielle de l’augmentation des prix des denrées alimentaires sur les marchés mondiaux ».
En France, avant prise en compte de l’inflation, le revenu des ménages a progressé de 3,7 % en 2021. Celui des patrons du CAC 40 a augmenté l’an dernier de 67 %, pour une moyenne de 8,7 millions d’euros. Eux ne connaissent pas la crise. C’est bien là tout le problème, auquel refuse de s’attaquer le pouvoir macroniste. Ce dernier s’obstine à faire payer l’État sans rien demander aux grandes entreprises, pour qui la pandémie et la guerre ont représenté une formidable machine à cash. Le CAC 40 va distribuer 80 milliards de dividendes et de rachats d’actions cette année. Une hausse de 80 % en deux ans. Le géant français des hydrocarbures, TotalEnergies, pourrait annoncer jusqu’à 20 milliards d’euros de bénéfices pour les six premiers mois de l’année… mais refuse d’augmenter les salaires de ses 35 000 salariés.
Le pouvoir macroniste reste bien silencieux sur les causes réelles de l’inflation. Jeudi dernier, même Michel-Édouard Leclerc, patron des supermarchés du même nom, a affirmé que « la moitié des hausses de prix demandées sont suspectes », réclamant l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire. Une initiative prise par les sénateurs communistes Éliane Assassi et Fabien Gay, qui ont saisi dans la foulée la commission des Affaires économiques.
Dans ce contexte, le nouveau gouvernement devait présenter cette semaine en Conseil des ministres son projet de loi censé regonfler le portefeuille des Français. Ces mesures du « paquet pouvoir d’achat », dévoilées au compte-gouttes ces dernières semaines dans la presse, sont autant de pansements sur une jambe de bois.
Mais le dégel du point d’indice des fonctionnaires, avec une revalorisation de 3,5 %, bien insuffisant à ce niveau pour compenser l’inflation, sonne tout de même comme une première victoire idéologique, marquant l’échec des politiques salariales fondées sur l’individualisation et la multiplication des mesures parcellaires. Oui, il faut augmenter tous les revenus ! Avec ce dégel, Emmanuel Macron revient ainsi sur l’erreur fondamentale qu’a constituée le maintien du gel depuis le début de son quinquennat.
C’est une première victoire, qui en appelle d’autres. Nourrie par la multiplication des luttes sociales dans les entreprises, la bataille se jouera aussi cet été dans l’Hémicycle, où les députés de la Nupes comptent ferrailler pour arracher beaucoup plus à ce « paquet pouvoir d’achat ». C’est ce qu’attendent les électeurs qui ont privé le président d’une majorité nette pour mener ses politiques de casse sociale. Deux visions vont s’affronter : d’un côté des aides conjoncturelles financées par l’État pour ne surtout pas toucher au coût du capital, de l’autre une augmentation des revenus et une lutte contre les inégalités salariales pour améliorer durablement nos conditions de vie. Dans ce combat, les députés d’extrême droite, contre la hausse du Smic, vont s’avérer des alliés de poids pour l’exécutif. C’est maintenant que les masques vont tomber.
publié le 8 juillet 2022
par Jonathan Baudoin sur https://qg.media
Le scénario d’une inflation à la fois forte et durable se précise désormais. L’économiste Dominique Plihon, membre du conseil scientifique d’ATTAC, expose les mécanismes d’une hausse des prix qui nous promet un automne extrêmement difficile, dans le sillage de la pandémie et des secousses géopolitiques. Une commission d’enquête et une taxation des surprofits s’imposent selon lui. Entretien sur QG
Le 1er juillet dernier, la Banque centrale européenne a fait relever son taux directeur pour la première fois depuis plus de 10 ans, sachant qu’une nouvelle hausse de ce même taux est prévue pour le mois de septembre, afin de lutter contre l’inflation qui s’accroît dans les pays de la zone euro, notamment en France. Selon Dominique Plihon, membre du conseil scientifique d’ATTAC et du collectif les Économistes Atterrés, cette réponse monétaire ne permettra cependant pas de lutter contre l’inflation, et il faudrait plutôt privilégier la fiscalité ou le contrôle des prix. En outre, il estime que la crainte d’une boucle prix-salaires en France est infondée (1), en raison notamment du rapport de force favorable au patronat. L’économiste appuie également la proposition d’une commission d’enquête parlementaire sur les origines de l’inflation que nous subissons actuellement et une surtaxation des « profiteurs de guerre ». Interview par Jonathan Baudoin
QG: Selon une note de l’Insee, le taux d’inflation, enregistré à 5,8% en juin, pourrait atteindre 7% en septembre et se stabiliser entre 6,5% et 7% sur le dernier trimestre. Peut-on considérer ce scénario comme crédible ?
Dominique Plihon : Rien n’est encore écrit. En France, on sait que la raison pour laquelle l’inflation est moins forte que dans le reste de la zone euro, où on est à 10% et plus en moyenne, c’est qu’on a mis en place des dispositifs pour bloquer les prix, notamment ceux de l’énergie. Si le nouveau gouvernement maintient ces mesures-là, on peut très bien imaginer que d’ici la fin de l’année, on ait un niveau d’inflation proche de ceux indiqués par l’Insee. Cela dépend de la politique qui va être décidée.
QG : En ce mois de juillet, la Banque centrale européenne a relevé son taux directeur, sachant qu’une hausse supplémentaire est prévue pour septembre prochain. Quel regard portez-vous sur cette décision de la BCE ? N’est-ce pas trop tardif, sachant que la FED américaine et la Banque d’Angleterre ont déjà relevé leur taux directeur depuis plusieurs semaines ?
Dominique Plihon : C’est assez complexe comme situation parce que l’inflation que nous avons maintenant peut difficilement être combattue par la politique monétaire. Elle a une origine qui n’a rien à voir avec un excédent de création monétaire ou une demande qui serait excessive. Elle est liée à des pénuries, de matériaux ou de main-d’œuvre, à un effondrement de l’offre dans un certain nombre de domaines. Donc, la politique monétaire n’est pas efficace face à ce genre d’inflation. C’est une inflation particulière, liée à l’offre et aux pénuries.
Que la BCE tarde à monter ses taux d’intérêt, de ce point de vue-là, n’est pas dramatique parce que ce n’est pas l’instrument principal à utiliser. C’est soit le contrôle des prix, soit une introduction d’instruments comme la fiscalité, etc. La BCE a commencé et va continuer à faire monter ses taux pour suivre le mouvement, parce qu’elle y est obligée, puisque les autres grandes banques centrales le font, pour qu’il n’y ait pas un écart de différentiel d’intérêt trop important entre les principales monnaies. Mais pour moi, ce n’est pas un problème, d’autant plus que si on veut limiter le ralentissement de l’activité, il faut absolument que le coût du crédit n’augmente pas trop. Or si la BCE augmentait sensiblement ses taux d’intérêt directeurs, ça aurait un impact sur les taux du crédit. Ce qui n’est pas forcément une bonne chose pour l’économie. Je suis souvent très critique à l’égard de la BCE, mais là, je pense que sa prudence quant à la hausse des taux d’intérêt est compréhensible.
QG : Le 22 juin dernier, François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, a déclaré que « l’inflation devrait revenir à 2% en 2024 » et qu’un scénario de récession n’était pas certain. Mais peut-on faire fi d’un scénario similaire à celui de la stagflation des années 1970, selon vous ?
Dominique Plihon : Quand François Villeroy de Galhau dit qu’on va revenir à une inflation à 2% en 2024, je pense qu’il est extrêmement optimiste, pour ne pas dire assez irréaliste. Évidemment, c’est le rôle d’un banquier central, qui est supposé veiller à l’inflation, que d’essayer de faire croire aux acteurs économiques et sociaux que l’inflation va baisser fortement. Mais cette prédiction-là n’est pas du tout crédible. Quand il affirme que la récession n’est pas d’actualité, c’est pareil. Malheureusement, on peut craindre que non seulement l’impact de la pandémie, mais aussi celui de la situation politique internationale, affectent grandement l’activité et qu’on ait un ralentissement marqué de l’activité économique. Le scénario de stagflation, en effet, me paraît tout à fait probable.
QG: N’y a-t-il pas eu une erreur d’appréciation des économistes, orthodoxes comme hétérodoxes, sur la durabilité de la spirale inflationniste dans laquelle nous sommes, liée aux effets économiques de la crise sanitaire et de la guerre russo-ukrainienne ?
Dominique Plihon : On pouvait difficilement prévoir, par exemple, que la pandémie en serait à sa septième vague, et qu’il y aurait l’invasion de l’Ukraine. On ne peut pas reprocher aux économistes de ne pas avoir anticipé cette guerre, même si certains politistes disent que c’était tout à fait prévisible.
Je pense que l’une des raisons pour laquelle ils pensaient que l’inflation ne durerait pas, c’est qu’ils comparaient la situation dans l’Union européenne, et dans la zone euro en particulier, à celle des États-Unis. Outre-Atlantique, l’inflation est beaucoup plus forte parce qu’il y a eu des hausses de salaires plus importantes et par conséquent, une spirale prix-salaires qui a joué sensiblement. Alors qu’en Europe, je dirais, malheureusement, l’austérité salariale s’est maintenue. Il y a eu quelques hausses de salaires, des coups de pouce qui ont été donnés à des salaires minimaux. Mais cela n’a rien à voir avec ce qui s’est passé aux États-Unis. On peut penser qu’on ne retrouvera pas les niveaux d’inflation de 15% et plus enregistrés au moment des deux chocs pétroliers des années 1970. Mais il est certain que la majorité des économistes s’est trompée sur la durabilité de l’inflation.
On peut craindre désormais une inflation durable, avec les informations dont on dispose, tant sur le front de la pandémie que sur le front géopolitique.
QG: Le 28 juin dernier, Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef, a affirmé que « si on augmente les salaires au niveau de l’inflation, on nourrit l’inflation », craignant ainsi la fameuse boucle prix-salaires que vous évoquiez. Qu’en dites-vous dans le contexte actuel en Europe, et plus précisément en France ?
Dominique Plihon : Ce n’est pas une crainte fondée aujourd’hui, à mon avis. La détermination des salaires est extrêmement différente aux États-Unis et en Europe. Outre-Atlantique, le salaire est à la fois le revenu et la protection sociale. Les salaires sont beaucoup plus volatiles. Les salariés sont plus précaires, en moyenne, qu’en Europe. Notamment en France. Je crois qu’en France, aujourd’hui, la boucle prix-salaires est pour le moment très improbable, compte tenu, hélas, du rapport de force qui existe entre les salariés, leurs représentations, notamment les syndicats, et d’autre part, le patronat, soutenu par Macron. Le rapport de force est défavorable aux salariés. Mais cela pourrait changer, du fait de la pénurie de main d’œuvre dans de nombreux secteurs, liée notamment à la faiblesse des rémunérations. Le phénomène de « grande démission » des travailleurs, observé aux Etats-Unis, de véritable contagion de départs, pourrait se produire de ce côté-ci de l’Atlantique
QG: Le 30 juin dernier, Michel-Édouard Leclerc, président de l’entreprise de grande distribution Leclerc, a demandé à ce que soit établie une commission d’enquête parlementaire sur les origines de l’inflation actuelle, la considérant comme « suspecte ». Souscrivez-vous à cette démarche et considérez-vous qu’elle pourrait aboutir à quelque chose par rapport aux origines de l’inflation ?
Dominique Plihon : Vous avez peut-être remarqué que la Nupes a également demandé l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire sur l’inflation, à laquelle le gouvernement actuel ne serait pas opposé, à l’heure où nous parlons. Le pouvoir sent la pression parce qu’on sait qu’il y a des entreprises, dans la distribution, mais aussi dans d’autres secteurs comme l’énergie ou l’alimentaire, par exemple, qui profitent de la situation de pénurie, qui empochent des profits tout à fait considérables. Sachant qu’il y a en particulier des comportements spéculatifs. Il y a des opérateurs qui stockent, par exemple, des produits énergétiques et alimentaires, pour faire monter les prix afin de les revendre à des prix plus intéressants. Il y a des comportements à éclaircir. Je crois que c’est important de le faire.
QG: Soutenez-vous également l’idée de surtaxer les « profiteurs de guerre », à commencer par les compagnies pétrolières dont les profits augmentent avec la guerre russo-ukrainienne ? Faut-il même aller plus loin ?
Dominique Plihon : Je n’emploierai pas le terme « profiteur de guerre », même s’il n’est pas totalement faux. Quand on regarde les données, les courbes, on voit que les prix de l’énergie, en particulier le pétrole et le gaz, avaient sensiblement augmenté avant la guerre en Ukraine. Déjà, il y avait des comportements des multinationales du pétrole et de l’énergie qui donnaient à penser qu’elles profitaient clairement de cette situation. Je crois d’ailleurs que cette enquête, qu’il est nécessaire de faire sur l’inflation et ses origines, permettrait d’éclaircir cela. Une des conclusions auxquelles elle pourrait aboutir cette enquête serait de taxer les surprofits réalisés par un certain nombre d’acteurs à l’occasion de la crise actuelle. Il n’y a pas que la guerre: il y a eu également la pandémie. Ce qui a entraîné des phénomènes de ruptures de chaînes valeur et de pénuries qui ont conduit à des hausses de prix, dont un certain nombre d’entreprises ont profité.
Je suis favorable à cette mesure de surtaxation. Je suis également pour la politique suivante, très simple et qui serait approuvée par l’ensemble de la population : d’une part, taxer tous ces superprofits, et d’autre part, que le gouvernement s’engage à redistribuer les recettes fiscales ainsi collectées pour aider les populations les plus touchées par ces hausses de prix, dans l’énergie et l’agroalimentaire en particulier. Faire une sorte de redistribution entre les profiteurs et ceux qui sont les plus défavorisés, c’est-à-dire les populations qui sont en bas de l’échelle des revenus, qui sont les plus fragilisées par les hausses de prix sur les biens essentiels. Je sais que Macron est opposé à cette surtaxation, alors que même qu’elle a été mise en œuvre par d’autres gouvernements libéraux, par exemple au Royaume-Uni, dirigé il y a quelques jours encore par le conservateur Boris Johnson.
QG: Peut-on dire que si la spirale inflationniste perdure, voire même se renforce, ce sont les classes populaires et les petites entreprises qui en subiront le plus les conséquences ? Si oui, quels en seront les effets économiques et sociaux ?
Dominique Plihon : Il y a déjà eu, depuis la crise financière de 2008, une augmentation des inégalités, notamment les inégalités de revenu. Il y en a qui se sont enrichis, en haut de la pyramide. Mais il y en a beaucoup qui, au contraire, ont été précarisés, qui sont dans des métiers très difficiles et peu rémunérateurs. Ces gens-là sont extrêmement précaires parce qu’au minimum neuf millions d’entre eux sont en-dessous du seuil de pauvreté. C’est-à-dire que si les prix continuent de monter fortement, ce qui est très probable, les gens qui vivent difficilement aujourd’hui tomberont dans une trappe à pauvreté. Il y aura des conséquences dramatiques pour ces populations-là.
Il peut aussi y avoir des conséquences politiques. On aura, peut-être, des nouveaux mouvements du type Gilets jaunes. C’est-à-dire des populations précarisées, en grande souffrance, qui se révolteront dans la rue. On aura, peut-être, des mouvements sociaux importants et politiquement. Ce qui est à craindre aussi, c’est que tout cela soit favorable à certains partis comme le Rassemblement National, qui a axé une grande partie de sa stratégie, ces derniers mois, pendant la présidentielle et les législatives, sur la question du pouvoir d’achat. Politiquement, ceci peut être très dangereux. Ça peut donner encore plus de poids à ce parti extrêmement dangereux pour la démocratie.
(1) Le mécanisme de la « boucle prix-salaires » est en gros le suivant: une hausse des salaires pour suivre la montée des prix, qui conduirait à une nouvelle hausse des prix, le tout en entraînant une spirale inflationniste sans fin.
Dominique Plihon est économiste, professeur émérite à l’Université Sorbonne Paris Nord, membre du conseil scientifique d’ATTAC, membre du collectif les Économistes atterrés. Il est notamment l’auteur de: Le nouveau capitalisme (La Découverte, 2016), Les taux de change (La Découverte, 2017), ou encore La monnaie et ses mécanismes (La Découverte, 2022)
publié le 7 juillet 2022
Jean-Christophe le Duigou sur www.humanite.fr
Des mesures pour parer la perte de pouvoir d’achat seront-elles le baptême du feu pour la nouvelle Assemblée nationale élue en juin ? La porte-parole du gouvernement a parlé « d’heure de vérité » concernant l’examen du projet de loi annoncé. Qui pourrait s’opposer à « des mesures fortes pour protéger le pouvoir d’achat des Français ? » feint de s’interroger Elisabeth Borne. Sinon les partisans du « dénigrement systématique » qui s’excluraient ainsi de l’effort collectif de construction de réponses adaptées à la crise. La tactique est claire, forcer au moins une partie des opposants au gouvernement minoritaire à rejoindre les députés macroniens afin de former une première majorité de circonstance.
Depuis la campagne présidentielle le gouvernement n’a pas lésiné sur l’affichage : revalorisation des retraites, revalorisation des minima sociaux, blocage temporaire des prix du gaz et de l'électricité, indemnité inflation, baisse du prix de l’essence à la pompe, suppression de la redevance TV, chèque énergie…Au total avec « la loi pouvoir d’achat » pas moins de 50 milliards d’euros de crédits publics pour 2021 et 2022 ont ainsi été mobilisés, dont 18 milliards rien que pour la baisse de la taxe sur l’électricité et le gel des tarifs du gaz. « La France a pris les mesures les plus massives et les plus complètes des grands pays européens » souligne le magazine macronien Challenges qui met en exergue le montant de l’effort budgétaire consenti sur la période en points de PIB, le 1,9% français, face au petit 0,7% allemand.
Ce plan aux dires de l’Insee, se veut LA « protection du portefeuille des ménages » contre les hausses de prix. Pas si sûr ! Si l’organisme public dans sa dernière note de conjoncture, estime que ces mesures mises bout à bout, contribueront bien à rehausser le revenu disponible brut (RDB) des ménages d’environ 1 point de pourcentage en 2022 il estime que cela sera insuffisant pour garantir le maintien du pouvoir d’achat. Ce dernier baissera en moyenne sur l’ensemble de l’année 2022 de 1 % par unité de consommation.
Le Président du MEDEF vent la mèche dévoilant le double discours gouvernemental : « Officiellement il faut augmenter les salaires mais en coulisse le gouvernement nous dit de faire attention …avec trop de hausse »[1].On concède quelques compensations aux ménages y compris par un simili blocage des baux immobiliers, alors que leur consommation a été amputée par une inflation de 5 à 8 % l’an. L’opération dissimule un nouveau coup de pouce aux entreprises. D’abord en orientant les revendications salariales vers des primes générales ou vers de l’intéressement. Ensuite en refusant tout coup de pouce au SMIC pourtant basé sur l’indice des prix à la consommation qui minore le cout de la vie. Enfin en déchargeant les entreprises d’une partie des couts induits par la hausse des salaires, notamment à travers le dispositif de « prime Macron » qui prolonge la logique désormais de grande ampleur d’exonération de cotisations sociales.
Depuis deux ans les aides aux entreprises, sous forme de chômage partiel pour les unes, de compensation financière pour les autres ont été massives. Malgré le choc de la double crise pandémique et économique, le taux de marge[2] des entreprises est ainsi demeuré à un niveau élevé : 31,6%. In fine, au travers de ce « plan d’urgence », gouvernement et patronat convergent une nouvelle fois dans leur volonté de préserver la rentabilité attendue par les actionnaires. La bonne stratégie ? les salariés en doutent. Des arrêts de travail éclatent autour du même mot d’ordre : « Tout augmente sauf nos salaires. » Après des négociations qui n’aboutissent pas les travailleurs se mobilisent à juste raison pour obtenir une taxation des profits exceptionnels des grandes firmes de l’énergie et du commerce et des augmentations de salaires à la hauteur de l’inflation subie.
[1] Les Echos, 28 juin 2022
[2] Dans le partage de la Valeur Ajoutée, le taux de marge rend compte de ce qui reste à disposition des entreprises pour rémunérer le capital et investir, une fois déduites les rémunérations salariales.
Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr
Assemblée nationale. La première ministre n’a pas convaincu les députés de gauche, mercredi, lors de sa déclaration de politique générale, traînant comme un boulet le bilan d’Emmanuel Macron. Sans majorité absolue, elle a formulé des promesses aux oppositions, sans convaincre.
Élisabeth Borne n’a pas encore pris la parole que les députés de gauche, d’emblée, lui font part de leur opposition déterminée. Mercredi, les élus de la Nupes (FI, PCF, PS et EELV) ont déposé une motion de censure du gouvernement avant même que la première ministre ne prononce sa déclaration de politique générale.
La raison ? L’hôte de Matignon a décidé qu’il n’y aurait aucun vote de confiance suite à son discours. « Dès lors, nous n’avons d’autre choix que de soumettre cette motion de défiance », expliquent les parlementaires de la Nupes, qui estiment qu’il en va du « respect du Parlement », et précisent qu’un vote permet solennellement de savoir qui se situe « dans l’opposition ou dans le soutien au gouvernement ». « La confiance ne se décrète pas a priori, elle se forgera texte après texte, projet après projet », a répondu Élisabeth Borne.
Plusieurs fois huée
La première ministre, qui ne dispose que d’une majorité relative, sait qu’elle devra convaincre des élus d’opposition si jamais elle compte faire adopter ne serait-ce qu’une seule loi. C’est pourquoi elle s’est adressée directement à eux. « Je veux qu’ensemble nous redonnions un sens et une vertu au mot de compromis, depuis trop longtemps oublié », a-t-elle lancé aux députés. « Trop longtemps, notre vie politique n’a été faite que de blocs qui s’affrontent. Il est temps d’entrer dans l’ère des forces qui bâtissent ensemble. »
Invitant à « faire chacun un pas vers l’autre », elle a ajouté croire « fermement au dépassement entamé il y a cinq ans par le président de la République », affirmant qu’une « nouvelle page de notre histoire politique et parlementaire commence : celle des majorités de projets ». Mais comment s’entendre quand la Macronie et les différents groupes d’opposition défendent des projets de société et des visions du monde totalement opposés ?
Élisabeth Borne a eu beau citer les noms de l’ensemble des présidents de groupes d’opposition (hormis ceux de Mathilde Panot pour la FI et de Marine Le Pen pour le RN, alimentant à nouveau un parallèle indigne entre une formation de gauche et l’extrême droite, en plus d’exclure une partie de la gauche du champ républicain), elle n’en a pas moins été huée plusieurs fois pendant son discours.
Des exemples ? Lorsqu’elle appelle à ramener le déficit à 3 % de PIB en 2027, ce qui passera par une nouvelle cure d’austérité. Lorsqu’elle invite à baisser à nouveau les impôts de production de 8 milliards d’euros, en forme de cadeau inconditionnel au patronat. Ou encore lorsqu’elle assène qu’un report de l’âge de départ à la retraite est « indispensable ». « Notre modèle social souffre d’un paradoxe. Il est à la fois le plus généreux d’Europe et celui où l’on travaille le moins longtemps », a-t-elle insisté, avant de confirmer que la Macronie présentera une loi visant à « travailler plus longtemps ».
Des annonces qui sonnent creux
Mais la cheffe du gouvernement a aussi suscité des vagues de protestations lorsqu’elle a confirmé vouloir conditionner le versement du RSA à un « travail ». Ou lorsqu’elle s’est félicitée du bilan du premier quinquennat d’Emmanuel Macron en matière de lutte contre le chômage, alors même qu’elle avait, en tant que ministre du Travail, sabré brutalement dans les droits des chômeurs. À ce sujet, la première ministre a annoncé vouloir « transformer Pôle emploi en “France travail” ».
Les députés de gauche ont également plus que haussé les yeux quand Élisabeth Borne a fait part de « l’intention de l’État de détenir 100 % du capital d’EDF », Emmanuel Macron ayant jusqu’ici défendu la casse de nos grands services publics de l’énergie, en plus de la vente de plusieurs de nos fleurons technologiques et industriels.
Des « Enfin, c’est pas trop tôt ! » ont en outre retenti quand la première ministre a dit vouloir déconjugaliser l’allocation adulte handicapé, ce qui aurait déjà été fait de longue date si la Macronie ne s’était pas arc-boutée contre lors du précédent mandat. Un geste attendu, mais insuffisant.
La bronca a d’ailleurs repris dès que la cheffe du gouvernement a asséné vouloir « continuer la refondation de l’école entamée lors du dernier quinquennat », quand le bilan laissé par Jean-Michel Blanquer est celui d’une destruction organisée.
Et force est de constater que plusieurs annonces, dans la bouche d’une macroniste, sonnaient creux à force de promesses jetées aux orties. À l’image de celle sur la création d’une « commission transpartisane sur nos institutions ». De celle « d’associer davantage » les élus locaux et les responsables syndicaux. De celle de provoquer une « révolution écologique » et d’organiser une « souveraineté alimentaire ». Sans oublier, évidemment, celle de solliciter « les entreprises qui génèrent des marges » afin qu’elles « prennent leur part » à l’effort collectif, ou encore celle de « soutenir les soignants »…
Les députés de gauche ont ainsi tancé le bilan et le programme de la première ministre. « Le chef d’État a fixé comme ligne rouge de n’augmenter ni les impôts ni la dette, condamnant votre gouvernement à l’immobilisme dès le début du quinquennat. Vous n’avez les mains libres que pour reprendre d’une main ce que vous donnez de l’autre, opérer des coupes sombres dans les dépenses publiques et détricoter notre système de protection sociale et de retraite », s’est ému le communiste André Chassaigne, se disant convaincu que la feuille de route présentée n’est « pas à la hauteur de l’urgence sociale et des enjeux ».
« Nous vous avons déjà vu à l’œuvre, vous n’êtes pas à votre premier méfait : vous avez été l’artisan zélé de la casse du service public ferroviaire et de la casse de l’assurance-chômage. Vous n’avez jamais dévié : vous souhaitez, toujours, gouverner contre le peuple. Sauf que votre pouvoir est en voie de décomposition », a accusé l’insoumise Mathilde Panot.
Mesurant que l’hypertrophie présidentielle a vécu et que le pouvoir, désormais, n’est plus à l’Élysée mais à l’Assemblée, le socialiste Boris Vallaud a invité la première ministre à « desserrer l’étreinte » de l’exécutif sur le Parlement, en partageant avec lui la composition de l’ordre du jour, plutôt que de le lui imposer, et en lui laissant davantage l’initiative de la loi.
Rien de tel n’est pour l’heure au programme. Et les échanges à venir sur le projet concernant le pouvoir d’achat s’annoncent déjà tendus. Une fois que l’Assemblée aura décidé de censurer ou non le gouvernement. Le vote est prévu la semaine prochaine.
publié le 2 juillet 2022
Florent LE DU surwww.humanite.fr
Précarité Le gouvernement Borne doit présenter son projet de loi censé regonfler les portefeuilles des Français la semaine prochaine. Des mesures loin de contrecarrer l’inflation et de remettre en question un logiciel libéral qui a montré ses limites.
Pas à la hauteur. Le gouvernement a-t-il au moins pris la mesure de l’inflation qui s’abat sur les Français et leurs budgets ? Plein de gazole à plus de 100 euros, prix de l’alimentation qui s’envolent comme ceux de l’énergie… La hausse des prix à la consommation, qui se situe déjà à 5,2 % par rapport à juin 2021, pourrait atteindre 7 % en septembre 2022. Le fruit, principalement, de spéculations. Jeudi, même Michel-Édouard Leclerc, patron des supermarchés du même nom, a expliqué sur BFMTV que « la moitié des hausses de prix demandées sont suspectes », réclamant même l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire et une « obligation de transparence ». « Chiche », ont réagi de suite les sénateurs communistes Fabien Gay et Éliane Assassi, qui ont saisi jeudi la commission des Affaires économiques.
De son côté, le gouvernement refuse de se pencher sur ces phénomènes spéculatifs. Alors qu’un changement de logiciel s’impose, la Macronie poursuit son atelier bricolage. Le 6 juillet, Élisabeth Borne doit enfin présenter son fameux « paquet pouvoir d’achat », envisagé dès le lendemain de l’élection présidentielle. Sauf surprise, ses projets de lois ne devraient comporter ni augmentation des salaires ni blocage des prix, mais de petites aides insuffisantes, tardives et souvent temporaires.
Énergie : des coups de pouce, rien de durable
Parmi la kyrielle de mesures qui doivent être présentées mercredi, deux symbolisent la philosophie macronienne en matière de lutte contre l’inflation : la prolongation de la remise carburant et celle du bouclier tarifaire. Côté pompe, l’exécutif veut prolonger jusqu’à fin août la remise de 18 centimes par litre instaurée le 1er avril, en demandant « un effort aux pétroliers pour faire baisser les prix », a indiqué Clément Beaune, ministre délégué chargé de l’Europe. « On a eu Bernadette Chirac avec l’opération pièces jaunes, maintenant on a Patrick Pouyanné et Macron avec leurs 18 centimes », a réagi François Ruffin. Le député FI fait ainsi référence au PDG de TotalÉnergies, qui a vu son salaire augmenter de 52 % en 2021. Dans le même sens, le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, a annoncé mercredi avoir déposé « un texte de loi visant à baisser immédiatement de 35 centimes les taxes sur l’essence », financé par son corollaire : « Taxer de manière exceptionnelle sur 2021-2022 les bénéfices des compagnies pétrolières, dont Total. » « Il n’est pas question d’instaurer une taxe », a déjà balayé Clément Beaune.
Par ailleurs, le gouvernement veut prolonger jusqu’à la fin de l’année son « bouclier tarifaire », soit le plafonnement des prix de l’électricité et du gaz. « Des primes et des chéquounets ! s’emporte François Ruffin. Ce ne sont pas des mesures qui améliorent durablement le pouvoir d’achat. » Car cette fausse solution ne ferait que repousser la note. Contrairement au gouvernement, la Commission de régulation de l’énergie (CRE), autorité administrative indépendante, estime qu’en 2023 un rattrapage tarifaire aura lieu. Les prix du gaz et de l’électricité pourraient alors exploser, d’au moins 8 % d’un coup, une fois le bouclier baissé.
Des hausses nécessaires mais insuffisantes
Attendues et indispensables, plusieurs hausses seront proposées dans le projet de loi du gouvernement. 4 % de plus pour le RSA, l’allocation de solidarité aux personnes âgées et l’allocation aux adultes handicapés. 4 %, c’est aussi la revalorisation des pensions de retraite de base, à partir de ce vendredi 1er juillet. Un chiffre clé, donc, qui reste inférieur à celui de l’inflation . « Nous ne voterons pas contre ces mesures, mais c’est évidemment insuffisant, juge Sophie Taillé-Polian, députée du groupe écologiste. Pourquoi sont-elles aussi tardives et pas à la hauteur de l’inflation ? Il y a un manque de volonté politique et une incapacité à remettre en cause leur logiciel. »
À partir de ce vendredi 1er juillet, le point d’indice des fonctionnaires augmente aussi, de 3,5 %. Un léger rattrapage pour un lourd retard pris depuis 2000, dont se félicite ouvertement l’exécutif : « Cette augmentation est la plus importante depuis 1985 », s’est réjoui Stanislas Guerini, ministre de la Fonction publique, qui se targue de « dégager 7,5 milliards d’euros pour cette mesure ». « Face aux 180 milliards donnés aux entreprises pendant la crise, ça montre bien que les fonctionnaires valent peu à leurs yeux », s’agace Céline Verzeletti, de l’UFSE-CGT, qui demandait, comme les députés de la Nupes, une augmentation de 10 % pour pallier un gel qui durait depuis 2010.
Parmi les autres « coups de pouce » prévus par le gouvernement, la fin de la redevance, qui promet de fragiliser l’audiovisuel public, ou encore un chèque alimentaire de 100 euros par foyer et 50 euros par enfant, distribués à environ 9 millions de familles. « Un chèque, une fois, alors que le surcoût de l’inflation est de 220 euros par famille et par mois… », calcule Boris Vallaud, président du groupe PS.
Logement : un bouclier percé
Premier poste de dépense des Français, à hauteur de 30 à 40 % de leur budget, les loyers continuent d’augmenter. Le gouvernement a prévu de se pencher dessus, tout en prenant soin de ne pas froisser les propriétaires… La ministre de la Transition écologique, Amélie de Montchalin, a annoncé un « bouclier loyer » qui prévoit d’empêcher leur augmentation… mais seulement après une hausse de 3,5 % de l’indice de référence. « C’est en fait une manière d’annoncer une hausse inacceptable des loyers de 3,5 % parce que le gouvernement a refusé de geler l’indice de référence », s’indigne l’insoumis Adrien Quatennens. Amélie de Montchalin a répondu, mardi, à ces attaques : « Un gel des loyers indifférencié aurait pénalisé un propriétaire modeste, ce ne serait pas juste. » L’argument ne passe pas : « C’est une fable ridicule et un outil politique pour masquer la réalité : 3,5 % des propriétaires détiennent plus de la moitié du parc locatif, s’agace Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France. Quant aux “petits” propriétaires bailleurs, leur charge est essentiellement un remboursement d’emprunt, ils ne sont donc pas touchés par l’inflation. »
Au rayon logement, le gouvernement Borne promet aussi une hausse des aides personnalisées au logement (APL) de 3,5 %, trois ans après les avoir baissées. Le communiste Ian Brossat ironise : « Dans sa grande générosité, le gouvernement envisage de revaloriser les APL de 168 millions d’euros. Après les avoir réduites de 15 milliards d’euros dans les cinq dernières années. Je te prends 100, je te rends 1. »
Des propositions alternatives balayées ?
Ces mesures pour le pouvoir d’achat feront figure de premier test pour la Macronie. Avec deux questions : saura-t-elle trouver une majorité absolue et écoutera-t-elle les alternatives des oppositions ? Celles de la Nupes notamment, qui posera sur la table une dizaine de propositions, dont le blocage des prix, le Smic à 1 500 euros net ou la mise en place d’une « garantie dignité pour qu’aucun Français ne vive sous le seuil de pauvreté »… Des mesures financées notamment par des cotisations en hausse grâce à celle des salaires, le rétablissement de l’ISF et l’instauration d’un impôt universel pour les entreprises. Sans surprise, la Macronie s’y oppose avec force : « On est prêt à regarder toutes les mesures si elles n’amènent pas de hausse des impôts ou de la dette », a répondu le ministre des Comptes publics, Gabriel Attal.
Pourtant, alors que le gouvernement prévoit une enveloppe totale de 9 milliards d’euros, une cagnotte fiscale inattendue de plus de 50 milliards d’euros est apparue ces derniers jours, due à des recettes supérieures aux prévisions sur les impôts sur les sociétés. « C’est le véritable sujet, ces 50 à 55 milliards d’euros n’étaient pas prévus au budget, insiste la députée Sophie Taillé-Polian. Ils doivent être redistribués aux ménages qui souffrent de l’inflation et des salaires trop bas. » Un vœu pieux ? Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a déjà pris les devants, en insistant sur « l’impératif de réduire l’endettement public ». Tandis que les députés LR ont insisté ces derniers jours sur « la fin nécessaire du quoi qu’il en coûte », selon leur chef de file, Olivier Marleix, la Macronie devrait aller dans leur sens pour s’assurer leurs voix. Spécialiste de la mauvaise foi, le ministre des Relations avec le Parlement, Olivier Véran, a déjà pris les devants : « Qui pourrait voter contre nos propositions qui renforceront le pouvoir d’achat des Français ? »
publié le 1° juillet 2022
Pierre Jacquemain sur www.regards.fr
Depuis plusieurs années, l’Union européenne ne ménage pas ses efforts pour faire la part belle au marché mondial au mépris des conséquences sociales, environnementales et climatiques.
une vidéo est consultable sur :
https://youtu.be/P8_5XsG7VGc
La présidence française de l’Union européenne s’achève. Et pour fêter ça, quoi de mieux qu’un accord de libre échange ? C’est ce que l’Europe sait faire de mieux. Pour le meilleur… et pour le pire ! Après quatre ans de négociations, l’Union européenne vient de signer un accord de libre-échange avec la Nouvelle Zélande. 18000 kilomètres nous séparent des Néo-Zélandais mais on sera ravis d’apprendre que l’on pourra bientôt consommer de la viande néo-zélandaise. Et peu importe si les normes de production agricole diffèrent de nous. Peu importe si les pesticides ou herbicides utilisés en Nouvelle-Zélande sont interdits en Europe. Peu importe la planète. Peu importe les transports de marchandises. Peu importe le climat et l’environnement. Peu importe tout ça puisqu’il est question de plusieurs milliards d’euros par an.
Depuis plusieurs années, l’Union européenne ne ménage pas ses efforts pour faire la part belle au marché mondial. L’objectif : réduire les droits de douane entre les Etats pour favoriser les échanges commerciaux. Lever les blocages, ce qu’on appelle notamment les « obstacles non-tarifaires ». Des accords qui concernent le commerce, les services, les marchés publics – souvent pour en faciliter la libre concurrence – ou encore la propriété intellectuelle. Canada, Japon, Singapour, Mercosur… L’Union européenne signe à tout va. Seules les négociations avec les Etats-Unis, l’Inde et le Maroc sont suspendues. Des accords aux conséquences catastrophiques sur le plan climatique et environnemental. Mais tout aussi catastrophique sur le plan social avec des secteurs d’activité gravement affectés. Et des emplois menacés.
Le monde vit une crise alimentaire inédite. Près d’un milliard d’êtres humains luttent pour la faim. 20% de la production alimentaire est jetée à la poubelle. 30% de cette production est destinée à l’alimentation animale et à la production de biocarburant. Mais l’urgence pour l’Union européenne, c’est que les européens puissent manger du bœuf Néo-Zélandais bourré aux hormones. L’urgence pour l’Union européenne, c’est de produire plus pour consommer plus. Et peu importe si les terres sont surexploitées. Peu importe si nous créons les conditions de la mort à petit feu de notre biodiversité. Nous n’avons pas voix au chapitre : 70% des terres agricoles appartiennent à 1% des exploitants. La financiarisation de nos terres s’accélère et en Europe la taille des exploitations a doublé en un demi-siècle.
Alors on va nous dire : « Oui mais avec la guerre en Ukraine, il y a pénurie des produits alimentaires ». La pénurie a bon dos. De pénurie il n’y a pas. La crise alimentaire ne date pas d’hier. La guerre en Ukraine ne fait qu’accélérer la crise alimentaire. Et dont les premières victimes sont les pays du Sud qui luttent pour la faim. L’enjeu n’est pas la production. L’enjeu est dans la maitrise des prix. Et dans l’accès de tous à une alimentation. Ça devrait être notre obsession. Une obsession européenne. Une obsession mondiale. Hélas, comme dirait Macron paraphrasant Macron : nos vies valent plus que leurs profits.