publié le 28 décembre 2023
Zeina Kovacs sur www.mediapart.fr
Après l’annonce du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou de l’intensification des combats à Gaza, le personnel humanitaire alerte sur la catastrophe dans l’enclave. La coordinatrice des opérations MSF à Gaza et la porte-parole de l’UNRWA témoignent.
LundiLundi 25 décembre, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publiait sur son compte X une vidéo glaçante. On y voit un médecin de l’organisation se filmer dans l’hôpital Al-Aqsa, situé au centre de la bande de Gaza. Au milieu de la foule de réfugié·es s’agitant dans les couloirs, un enfant, Ahmed, 9 ans, est allongé sur le sol, entouré de personnel médical. Ils lui administrent un sédatif « pour atténuer ses souffrances pendant sa mort », commente celui qui se filme, gilet pare-balles et casque sur la tête.
Ahmed a été victime de l’impressionnante frappe israélienne à proximité du camp de réfugiés d’Al-Maghazi, où se trouvaient de nombreux civils. Le premier bilan du ministère de la santé palestinien décomptait 70 morts. Deux jours plus tard, l’ONG Médecins sans frontières (MSF), présente dans l’hôpital Al-Aqsa, annonce avoir reçu 209 blessé·es et 131 personnes déjà décédées, « principalement des femmes et des enfants », ajoute Guillemette Thomas, coordinatrice des opérations MSF à Gaza, jointe par Mediapart.
Le jour de la frappe, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, en visite à Gaza, annonçait « intensifier » les frappes. À l’heure actuelle, d’intenses combats au sol ont lieu dans le nord, ainsi qu’au centre de l’enclave, où les lignes de front se rapprochent dangereusement des hôpitaux, comme à Khan Younès, où les combats ont lieu à 600 mètres de l’entrée du centre de santé. Dans le sud, de nombreuses frappes ont eu lieu ces derniers jours, en vue de « préparer le terrain » pour une prochaine opération terrestre, selon l’armée israélienne.
Accès aux soins quasi impossible
« Les blessés qui arrivent aux urgences sont soignés par terre dans des mares de sang. » Guillemette Thomas tient à préciser qu’actuellement, il y a 10 soignants pour 500 patients dans les 9 hôpitaux encore ouverts de Gaza. « Lors d’afflux de blessés graves, comme après le bombardement d’Al-Maghazi, il est impossible de prendre en charge tout le monde », continue-t-elle.
Une grande partie des soignants de MSF sont partis se réfugier à Rafah, avec le million d’autres déplacés palestiniens. « Ceux qui restent ne dorment plus depuis deux mois et demi et doivent s’absenter régulièrement pour chercher de la nourriture et de l’eau pour leur famille, ça peut prendre une journée entière », explique encore la soignante.
Démembrements, brûlures étendues, mutilations, éclats d’obus dans tout le corps et plus récemment, blessures par balle : les patient·es qui arrivent dans les hôpitaux nécessiteraient cinq ou six médecins pour une opération « dans des conditions matérielles et stériles favorables », continue la coordinatrice. Impossible donc, de soigner tous les blessés quand ils arrivent par dizaines après un bombardement. En somme, un blessé grave à Gaza aujourd’hui n’a « quasi plus aucune chance de survivre », admet-elle.
Les équipes de MSF sont présentes dans sept structures de soin dans le centre et le sud de l’enclave. Toutes font état d’une situation chaotique dans les hôpitaux, où se massent des milliers de réfugié·es qui rendent difficile l’identification des blessé·es parmi la foule et où la promiscuité et le manque d’eau potable entraînent beaucoup d’infections.
Guillemette Thomas tient à préciser que les bilans du ministère de la santé palestinien (qui décomptent près de 21 000 personnes tuées depuis le 7 octobre) ne prennent pas en compte toutes les personnes qui peuplaient les hôpitaux avant le 7 octobre : « Aujourd’hui, on a des personnes qui meurent anonymement de maladies normalement curables comme le diabète parce qu’ils ne peuvent pas se rendre dans les hôpitaux, affirme-t-elle. Ceux-là passent sous les radars et nous n’avons aucune statistique. »
Dans le nord de la bande de Gaza, plus aucun centre de santé n’est fonctionnel. Le terrain, lieu des combats terrestres les plus acharnés, a été déserté par toutes les ONG et aucune aide humanitaire ne peut y pénétrer.
Les secours entravés
Début novembre, Khan Younès, une ville du sud de l’enclave qui comptait beaucoup de déplacé·es en provenance du nord, est devenu l’épicentre des bombardements. Pour Tamara Alrifai, directrice des relations extérieures de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), « l’armée israélienne a tout fait pour masser les personnes dans le sud en bombardant des zones considérées comme sûres comme Khan Younès et plus récemment Deir el-Balah ».
Le 26 décembre, le New York Times publiait une enquête vidéo démontrant que près de 200 bombes lourdes ont été lancées par Israël dans des zones déclarées « sûres » pour les civils, dont la majorité dans la commune de Khan Younès.
En plus des bombardements, les ONG font face à une difficulté majeure, utilisée par l’armée israélienne : le « black-out », autrement dit, les coupures généralisées de réseau, très fréquentes. Hier matin sur X, le Croissant-Rouge palestinien annonçait avoir perdu tout contact avec ses équipes médicales sur le terrain, dont le siège à Khan Younès avait par ailleurs été touché par des tirs d’artillerie, endommageant leur autre système de communication.
Même conséquence chez MSF, pour qui les coupures de réseau empêchent d’aller chercher les blessé·es, qui ne peuvent plus appeler d’ambulance. « Une arme de guerre comme une autre », dénonce Tamara Alrifai, qui insiste sur le fait que ces black-out rendent « très difficile » la réponse humanitaire, y compris dans les distributions de produits de première nécessité.
Une aide humanitaire prochaine ?
Vendredi dernier, et après une semaine de négociations, le Conseil de sécurité des Nations unies votait une résolution appelant à l’acheminement « à grande échelle » de camions d’aide humanitaire dans la bande de Gaza qui, à l’heure actuelle, sont coincés devant les points de passage égyptiens.
L’UNRWA indique à Mediapart vouloir recevoir « au moins 500 camions par jour », soit le niveau d’avant-guerre, par ailleurs déjà sous blocus. « C’est le nombre minimum qui pourrait nous permettre d’aider tous les déplacés », continue Tamara Alrifai.
En déplacement à Rafah la semaine dernière, la diplomate a constaté les conséquences du million de déplacés qui se massent près du poste-frontière égyptien. « Aujourd’hui, mes collègues de l’UNRWA ne peuvent plus distinguer les personnes qui sont dans nos abris, comme au début de la guerre, de celles qui ne le sont pas. »
Aujourd’hui, 400 000 Gazaoui·es sont réfugié·es dans les rues autour des abris de Rafah et le personnel humanitaire ne parvient plus à faire parvenir les produits à l’intérieur.
Guillemette Thomas, elle, estime que cette opération est un coup d’épée dans l’eau : « Même si l’aide arrive en quantité suffisante, tant qu’il n’y a pas de cessez-le-feu, il sera impossible de l’acheminer à ceux qui en ont besoin. » Un appel que l’UNRWA et une dizaine d’ONG comme Human Rights Watch ou Amnesty International ont réitéré le 18 décembre lors d’une conférence de presse à Paris. Pour elles, l’arrêt des combats est indispensable pour que l’aide humanitaire accède à l’entièreté de la bande de Gaza, notamment dans le nord.
publié le 27 décembre 2023
Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr
Secret des sources, droit des travailleurs des plateformes, inclusion du viol parmi les « crimes européens », réautorisation du glyphosate… Le gouvernement est intervenu ces derniers mois à Bruxelles pour affaiblir ou bloquer des textes importants. À contre-courant des positions étiquetées « progressistes » du président sur la scène bruxelloise.
À quelques encablures des élections européennes de juin prochain, l’effet d’accumulation en surprendra beaucoup. Il contraste avec l’image de « pro-européen » qu’Emmanuel Macron s’est patiemment construite au fil des sommets et que les troupes de Renaissance s’apprêtent à remettre en scène durant la campagne, pour cliver face au Rassemblement national (RN), renvoyé à son étiquette de parti « anti-européen ».
À Bruxelles, la France est aux avant-postes pour freiner l’ambition, voire bloquer des textes décisifs du mandat en cours, au moment où ils entrent dans la toute dernière ligne droite du processus législatif. Des travailleurs ubérisés au « devoir de vigilance » imposé aux grandes entreprises, Paris défend des positions parfois en totale contradiction avec ses engagements étiquetés progressistes de la campagne de 2019.
À la gauche de l’hémicycle européen, Manon Aubry, probable cheffe de file de la liste LFI pour les européennes de 2024, ironise : « Mister Macron le réactionnaire profite de l’opacité des négociations européennes pour torpiller quotidiennement les textes que défend docteur Emmanuel le prétendu progressiste. » L’eurodéputée poursuit : « Le “en même temps” de Renaissance les conduit, comme à l’Assemblée nationale, à s’allier à l’extrême droite en coulisses contre les droits sociaux, l’écologique et les libertés publiques. »
Passage en revue de cinq textes où la France négocie, en toute discrétion, contre l’intérêt général de l’UE.
« Devoir de vigilance » : Paris protège ses banques
L’accord est intervenu le 14 décembre : les plus grandes entreprises du continent vont devoir respecter un « devoir de vigilance », c’est-à-dire surveiller leur éventuel « impact négatif sur les droits humains et l’environnement » et le cas échéant, tout faire pour y mettre fin - faute de quoi elles seront sanctionnées. C’est une petite révolution en matière judiciaire, si l’on en croit les partisans du texte.
Mais comme Mediapart l’a documenté au fil des négociations menées à huis clos ces derniers mois, Paris a œuvré pour réduire le périmètre des entreprises concernées par le texte. L’exécutif français a finalement obtenu que le secteur financier, cher à l’économie hexagonale, ne soit concerné qu’à la marge. L’accord prévoit ainsi une « exclusion temporaire » des banques, assurances et autres fonds d’investissement et renvoie, au grand dam des ONG, à une lointaine et incertaine « clause de revoyure ».
La France contre le « secret des sources »
À l’origine, l’acte européen sur la liberté des médias, en chantier depuis 2022, devait renforcer la pluralité des médias et la protection des journalistes sur le continent, dans un contexte de dégradation de la liberté de la presse en Pologne et en Hongrie. L’Allemagne a très tôt tiqué sur le texte, estimant qu’il revenait plutôt aux États qu’à l’UE d’intervenir dans ce genre de dossiers.
Mais comme Mediapart l’a documenté dès juin 2023, Paris a aussi fait pression pour infléchir l’article 4 du texte, qui prône l’interdiction de toute mesure coercitive visant à pousser un·e journaliste à révéler ses sources. Des ministères français ont plaidé pour introduire une exemption, lorsque les situations où la « sécurité nationale » serait engagée. En clair, Paris a défendu la violation du secret des sources des journalistes à des fins de renseignement, en prétextant le cas des journalistes espions. Jusqu’à justifier l’utilisation de logiciels d’espionnage.
Un accord est finalement tombé le 15 décembre, entre représentant·es du Conseil, de la Commission et du Parlement, qui écarte l’exemption de « sécurité nationale » poussée par la France : une issue qui a été saluée par de nombreux collectifs de journalistes, en attendant le vote final du texte au Parlement européen, sans doute au printemps.
Paris bloque le texte qui renforce les droits des travailleurs des plateformes
Après deux ans d’intenses négociations lancées en décembre 2021, un accord avait fini par voir le jour, le 13 décembre : l’UE allait enfin se doter d’une directive qui allait permettre de requalifier une partie des millions de travailleurs indépendants de plateformes, dont Uber et Deliveroo, en salarié·es - et de leur faire bénéficier des droits et protections liés à ce statut. Les discussions ont longtemps achoppé sur la liste de critères à partir desquels il existe une « présomption de salariat », selon l’expression mise en avant par la Commission.
Mais neuf jours après cet accord technique intervenu en « trilogue », le Conseil, l’institution qui porte la voix des capitales à Bruxelles, bloquait de nouveau le texte. La présidence tournante du Conseil, confiée à l’Espagne jusqu’au 31 décembre, a pris acte d’un manque de soutien en interne. D’après les traités, il fallait rassembler au moins quinze États représentant 65 % de la population de l’UE pour valider l’accord au 13 décembre. Mais la France et d’autres - dont l’Italie de Giorgia Meloni, la Hongrie de Viktor Orbán et la Suède d’Ulf Kristersson (un conservateur qui gouverne en minorité avec le soutien de l’extrême droite) - se sont opposés au texte.
Ce qui rouvre le feuilleton des négociations en 2024. Le ministre du travail Olivier Dussopt avait annoncé le blocage français quelques jours plus tôt : « Quand vous allez vers une directive qui permettrait des requalifications massives, y compris de travailleurs indépendants qui tiennent à leur statut d’indépendant, nous ne pouvons pas la soutenir. » Les révélations dites « Uber Files » avaient déjà documenté les liens étroits entre Emmanuel Macron et Uber, du temps en particulier où il était ministre de l’industrie du gouvernement de Manuel Valls.
Contre l’inclusion du viol parmi les « crimes européens »
Le texte proposé par la Commission sur la lutte « contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique » vise à uniformiser les règles à l’échelle des Vingt-Sept, pour mieux criminaliser des infractions telles que les mutilations génitales, la cyberviolence ou le viol. Depuis l’été 2023, des négociations se déroulent, à huis clos, entre le Parlement européen, la Commission et le Conseil, qui représente les États, mais n’ont toujours pas abouti.
Au cœur des divergences, le refus, pour des raisons différentes, d’un groupe de capitales, dont Paris, Varsovie et Prague, d’inclure la définition du viol dans le champ de la directive. Deux arguments sont avancés. D’abord, l’UE n’aurait pas compétence en la matière, selon les traités. Ensuite, une définition européenne du viol, à partir de la notion de consentement, risquerait par ricochet, en la transposant dans les droits nationaux, de bousculer tout l’édifice juridique français sur le sujet.
Fait inédit depuis le début du mandat, la délégation des élu·es Renaissance au Parlement européen, manifestement très mal à l’aise avec la position française, a pris la plume, via une récente tribune dans Le Monde, pour critiquer les « argumentaires juridiques byzantins » développés par Paris et exhorter l’exécutif à changer de position : « Nous, eurodéputés de la majorité présidentielle, appelons le gouvernement à permettre de finaliser les négociations avec une définition européenne du viol en phase avec les aspirations de notre temps. »
La France ne bloque pas la réautorisation du glyphosate
En s’abstenant en octobre puis en novembre à Bruxelles sur la question du maintien sur le marché du glyphosate, la France a redonné la main à la Commission européenne, faute de majorité qualifiée entre les capitales sur ce sujet controversé. En bout de course, l’exécutif européen a réautorisé pour dix ans l’herbicide le plus vendu au monde. Lors de la précédente procédure d’homologation du glyphosate, en 2017, pour une durée de seulement cinq ans, la France avait pourtant voté « contre ».
Interrogés par Mediapart en novembre sur cette évolution française, contradictoire avec les promesses de l’exécutif français en matière d’écologie et de santé publique, des eurodéputés macronistes comme Stéphane Séjourné et Pascal Canfin défendaient coûte que coûte l’abstention française. Il s’agirait, d’après eux, de ne pas braquer les partenaires européens, et en particulier l’exécutif allemand, qui s’est lui aussi abstenu.
Des cinq textes évoqués plus haut, les quatre premiers ont été négociés, en fin de course, lors de ce qu’on appelle des « trilogues », ces réunions informelles et à huis clos, à distance des regards des journalistes et des citoyen·nes. La question reste entière de savoir si Paris continuerait à défendre de telles positions, en soutien du secteur bancaire ou en relais des positions d’Uber, s’alliant parfois avec l’Italie de Meloni ou la Hongrie d’Orbán, si ces réunions se tenaient en toute transparence, à la vue de toutes et tous.
publié le 27 décembre 2023
Dans cette tribune, Rafaëlle Maison, professeur de droit international, rappelle que la notion juridique de génocide ne se limite pas à la poursuite pénale de ses auteurs ou complices. Elle s’accompagne d’obligations de prévenir le génocide qui pèsent sur tous les Etats Parties à la Convention de 1948, lesquels peuvent agir en ce sens dans le cadre de l’ONU ou même hors de ce cadre.
Si certains intellectuels semblent encore s’interroger, les manifestants de différents pays retiennent le mot de génocide pour caractériser les attaques et le siège de Gaza mené par le gouvernement d’Israël. Aux Etats-Unis, principal soutien d’Israël, ils interpellent le Président Biden par le nom significatif qu’ils lui ont choisi, « Genocide Joe ». Un grand nombre d’experts du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU ont aussi, le 16 novembre 2023, alerté sur le risque de génocide à Gaza. Introduite en droit international par la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide, qui rassemble 153 Etats Parties, dont Israël, la notion de génocide doit être précisée et le régime qui s’y attache brièvement présenté.
Clarifier la notion de génocide de la Convention de 1948
Un premier point doit être souligné : pour reconnaître un génocide, il n’est pas nécessaire de constater la destruction totale du groupe ciblé. La destruction du groupe ciblé – totale ou partielle – est ainsi exigée dans la Convention comme intention, non comme matérialité. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda l’a rappelé dans la première affaire qu’il a jugée : « contrairement à l’idée couramment répandue, le crime de génocide n’est pas subordonné à l’anéantissement de fait d’un groupe tout entier » (affaire Akayesu, jugement du 2 septembre 1998, § 497). Ce qui est essentiel dans la notion de génocide, c’est l’intention de détruire, certainement pas la réalité de la destruction du groupe, son extermination physique définitive.
Les actes
Qu’est-ce qui permet d’affirmer qu’un génocide risque d’être commis ou est en cours à Gaza, au regard du texte de 1948 ? Dans la phase actuelle, cela n’apparaît pas très compliqué. Nous avons, d’abord, les actes qu’exige la Convention : « meurtres de membres du groupe » (article II a)) par le moyen de bombardements massifs, intensifs, inédits, en zone urbaine surpeuplée, dont on sait qu’ils ont tué une majorité de femmes et d’enfants. Ces bombardements qui touchent aussi, significativement, les hôpitaux et les écoles, les camps de réfugiés, ont également porté une « atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe » (article II b)). Enfin, il paraît clair que, par le siège total de Gaza (pas d’eau, pas l’électricité, pas de carburant), par l’impossibilité de s’en échapper, par la destruction du système hospitalier, interdisant de délivrer des soins aux malades et blessés, nous sommes en présence de la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction totale ou partielle » (article II c)).
Le groupe
Nous avons, ensuite, un groupe ciblé : il s’agit du peuple palestinien, un groupe national. Il faut ici noter que nous sommes dans un cas particulier puisque le groupe ciblé – et ce n’est pas toujours le cas – est aussi identifié, en droit international comme un peuple jouissant du droit à disposer de lui-même. Ce droit à l’autodétermination, qui imprègne l’ensemble de la situation juridique, doit d’ailleurs être soutenu par tous les Etats. C’est une obligation qu’on dit erga omnes en droit international, ainsi que l’a rappelé la Cour internationale de justice dans son avis de 2004 sur l’édification d’un mur en territoire palestinien (§ 118 de cet avis) tandis que la violation grave de ce droit est un exemple probable de crime d’Etat.
L’intention de le détruire
Enfin, le génocide, on l’a dit, se caractérise par le fait que les actes commis le sont dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe (article II). Nous avons ici un corpus inédit de déclarations génocidaires de la part de l’exécutif et des militaires israéliens, qui va de l’offensive justifiée contre des « animaux humains », à l’évocation de l’emploi de l’arme nucléaire ou biologique, en passant par la référence biblique à la destruction d’Amalek. C’est un cas tout à fait spécifique où l’on rencontre des appels gouvernementaux explicites et publics à la destruction d’un groupe. Nous ne sommes pas ici en présence d’incitations à commettre le génocide (déjà punissables selon l’article III de la Convention), mais de l’exposé d’une politique, qui est suivie d’ordres donnés à ses exécutants.
Objections
Il sera dit : « ce n’est pas un génocide mais un emploi excessif de la force face à un groupe terroriste barbare ». Il sera dit : « il y a une opération militaire à Gaza, peut-être déséquilibrée, mais il y a des combattants, donc il n’y a pas génocide car le génocide doit être commis contre des innocents désarmés ». Ces objections ne sont pas sérieuses au regard des éléments rappelés plus haut et attestables. Car si les journalistes internationaux ne se trouvent pas dans la bande de Gaza, des journalistes gazaouis risquent leur vie pour témoigner de la situation. L’ONU fait rapport tandis que ses personnels sont tués en nombre inédit. Mais aussi l’UNICEF, l’OMS, les ONG, notamment médicales, dont les personnels sont durement affectés.
En droit d’ailleurs, l’un des derniers actes de génocide judiciairement attesté, quoiqu’on en pense, est le massacre de Srebrenica (1995). A Srebrenica, à la fin d’un siège où l’on combattait aussi, ce sont des hommes en âge de combattre qui ont fait l’objet d’exécutions en masse. Ces exécutions ont été considérées comme un acte de génocide par le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie et ont donné lieu à des condamnations dans plusieurs affaires. La Cour internationale de justice n’a pas pu renier cette caractérisation dans l’affaire opposant la Bosnie-Herzégovine à la Serbie et Monténégro (arrêt de 2007).
Les historiens israéliens critiques, qui font désormais l’objet de censure en France, ont, bien avant 2023, employé le terme de « génocide progressif » (incremental genocide). En 2010, Ilan Pappé affirmait par exemple, dans un article intitulé « The Killing Fields of Gaza, 2004-2009 » 1, « la ghettoisation des palestiniens à Gaza n’a pas porté ses fruits. En 2006, les tactiques punitives se sont muées en une stratégie génocidaire » (notre traduction).
Le régime du génocide, par-delà la sanction pénale individuelle
L’article premier de la Convention de 1948 affirme : « Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime de droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir ». Par-delà la sanction pénale de ses auteurs, ou la responsabilité de l’Etat pour commission et complicité, reconnues dans l’arrêt précité de la Cour internationale de justice (2007), des obligations de prévention pèsent sur tous les Etats Parties à la Convention.
L’obligation de prévenir et de ne pas aider à la commission du génocide
Tous ces Etats sont tenus de prévenir le génocide, et, a fortiori, de cesser tout comportement d’assistance. Sont ici principalement concernés les alliés d’Israël, particulièrement les Etats-Unis, qui continuent de fournir des armes et qui ont encore, très récemment, refusé un projet de résolution du Conseil de sécurité demandant un arrêt des hostilités, et même une suspension de celles-ci.
L’article VIII de la Convention sur le génocide affirme clairement que les Nations Unies peuvent prendre des mesures pour la prévention d’un génocide. Si nous étions en configuration classique, hors veto, il y aurait déjà un cessez-le-feu. Le Conseil de sécurité pourrait aussi adopter des sanctions pour le faire respecter, telles qu’un embargo sur les livraisons d’armes et des sanctions économiques contre Israël. Mais face au blocage du Conseil de sécurité par les Etats-Unis, l’Assemblée générale est susceptible de prendre le relais. Alors, certes, l’Assemblée générale ne peut pas nécessairement, dans le droit de la Charte des Nations Unies, recommander ce type de sanctions (embargo sur les armes, sanctions économiques), encore moins en décider. Elle peut caractériser des situations, recommander un cessez-le-feu, inviter à ne pas livrer des armes dans sa fonction de conciliation. Mais l’entrée en jeu de la Convention génocide, et du droit des peuples, comme autre norme impérative, pourrait justifier une évolution de sa pratique.
Cette évolution pourrait aussi se fonder sur la thématique de la responsabilité de protéger, admise par la même Assemblée en 2005 en cas de génocide (Résolution 60/1, §§ 138 et 139). Israël, comme Puissance en contrôle des territoires où se trouve la population palestinienne a l’obligation de la protéger. Si Israël ne le fait pas, cela incombe « à la communauté internationale, dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies ». Si le Conseil de sécurité est bloqué, l’Assemblée générale devrait prendre le relais, s’agissant de mesures n’impliquant pas l’emploi de la force.
Contre-mesures et saisine de la Cour internationale de Justice
Mais, pour respecter leur obligation de prévenir un génocide, les Etats pourraient aussi, individuellement, adopter des mesures de rétorsion (interruption des relations diplomatiques – certains l’ont fait), ou des « contre-mesures » (mesures économiques défavorables, telles que la suspension d’un accord commercial), afin d’obliger Israël à modifier son comportement ; ceci n’est certes pas décrit dans la Convention de 1948 mais relève du droit commun de la responsabilité internationale. Ainsi, cette possibilité n’est pas exclue par les règles de responsabilité codifiées par la Commission du droit international des Nations Unies (articles 33, 40, 41, 42, 48 du projet d’articles recommandé à l’attention des gouvernements par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2001, Résolution 56/83). Bien entendu, ces contre-mesures unilatérales ne peuvent impliquer l’emploi de la force ou mettre en péril les droits fondamentaux (article 50 du projet d’articles).
Tous les Etats Parties à la Convention sur le génocide sont, enfin, des Etats lésés par sa commission et, selon l’article IX, chacun d’entre eux (dès
lors qu’il n’a pas émis de réserves sur sa compétence, et c’est le cas de la France), peut saisir la Cour internationale de justice pour qu’elle connaisse du comportement d’Israël à Gaza. La Cour
pourrait, au moins, adopter rapidement des mesures conservatoires exigeant la cessation des bombardements et du siège de Gaza. Il conviendrait donc de rappeler à tous les Etats parties à la
Convention de 1948 leur obligation de prévention et de les inviter à exercer leur droit de saisir l’organe judiciaire principal des Nations Unies.
Noam Chomsky & Ilan Pappé, Gaza in crisis, Reflections on Israel’s War against the Palestinians, Hamish Hamilton, 2010
publié le 24 décembre 2023
Amélie Poinssot sur www.mediapart.fr
Unanimement critiqué dans les territoires palestiniens, le texte voté vendredi par le Conseil de sécurité de l’ONU, sur lequel les États-Unies et la Russie se sont abstenus, n’appelle pas à l’arrêt de l’offensive israélienne à Gaza. Les organisations humanitaires dénoncent une hypocrisie.
CeCe qu’il s’est passé vendredi 22 décembre à Washington ? Amal Khreishe est claire, cela ne fera pas avancer d’un pouce l’espoir de voir s’arrêter les hostilités à Gaza. « Le Conseil de sécurité de l’ONU a donné à Israël et à ses soutiens le droit de continuer son opération d’agression », dit-elle à Mediapart depuis Ramallah (Cisjordanie), en réaction à la résolution votée la veille. Le texte exige l’acheminement « à grande échelle » de l’aide humanitaire dans le territoire assiégé, sans mentionner un éventuel cessez-le-feu.
Directrice de l’ONG palestinienne PWWSD, organisation féministe active dans les territoires palestiniens qui fournit – entre autres – de l’aide à 3 000 familles gazaouies dans le sud et dans le nord de l’enclave, Amal dénonce l’hypocrisie de l’instance internationale. Elle a pourtant à sa disposition l’article 99 de la Charte des Nations unies, selon lequel « le secrétaire général peut attirer l’attention du Conseil de sécurité sur toute affaire qui, à son avis, pourrait mettre en danger le maintien de la paix et de la sécurité internationales ».
C’est le cas ici, dit-elle : le conflit à Gaza ne déstabilise pas seulement le Proche-Orient, mais le monde entier. « L’instance a des outils pour intervenir, elle peut mobiliser une force armée, cela s’est déjà produit dans le passé et dans d’autres pays, poursuit l’activiste palestinienne. Pourquoi ne le fait-elle pas ici ? Les autorités israéliennes sont en train de commettre un génocide et les structures de l’ONU restent silencieuses là-dessus. Les organisations humanitaires palestiniennes sont extrêmement déçues. »
Le gouvernement israélien a indiqué de son côté qu’il continuerait d’inspecter toute l’aide humanitaire entrant à Gaza, tandis que l’Autorité palestinienne a salué « un pas dans la bonne direction ». Le Hamas, quant à lui, a dénoncé « un pas insuffisant ».
L’attitude des États-unis, qui se sont abstenus, tout comme la Russie, interroge côté palestinien. Pour Amal Khreishe, cette position rend les États-Unis complices des crimes commis à Gaza : « Protéger les civils, faire respecter leurs droits fondamentaux comme l’accès à l’eau, à la nourriture, à l’électricité et aux soins médicaux, figure dans la Convention de Genève, il ne devrait pas y avoir d’abstention sur ce sujet. Utiliser la faim dans la guerre est contraire au droit international. »
Ces derniers jours, d’après Médecins sans frontières (MSF), environ 160 camions d’aide humanitaire entraient chaque jour dans Gaza, et d’après le Croissant-Rouge palestinien, seulement 70 étaient entrés dans l’enclave ce vendredi. Des chiffres à comparer avec ceux d’avant le 7 octobre : l’enclave, sous blocus israélien depuis 2007, était ravitaillée par 500 camions quotidiens.
Ce n’est cependant pas le nombre de camions autorisés à pénétrer dans l’enclave qui va changer la donne, précise Claire Magone, directrice générale de MSF France. La responsable souligne qu’aucun trajet n’est sécurisé à l’intérieur de l’enclave, qu’il faut faire « des gymkhana entre les bombes », que des gens se retrouvent parfois coincés sans accès à une alimentation pendant plusieurs jours… Et que des hôpitaux se retrouvent par moments sans approvisionnement aucun, alors que les équipes médicales pratiquent en permanence des soins vitaux et que de nombreuses évacuations de personnes blessées sont nécessaires.
La directrice générale de MSF France attend d’avoir l’assurance que l’aide humanitaire ne sera pas bombardée. Ce qui nécessite, autrement dit, l’arrêt durable des bombardements visant la population civile. « Sans cessez-le-feu, l’objectif de la résolution, qui exige “un acheminement immédiat, sûr et sans entrave d’une aide humanitaire à grande échelle” a un caractère incantatoire et ne peut pas être atteint. »
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Même son de cloche du côté d’Action contre la faim, qui alerte depuis plusieurs semaines et s’est alarmée une nouvelle fois jeudi, en s’appuyant sur le rapport sur la sécurité alimentaire publié par l’ONU, du risque de famine dans l’enclave assiégée. « Il n’y a qu’une solution, c’est le cessez-le-feu, insiste Jean-Raphaël Poitou, responsable du plaidoyer Moyen-Orient de l’association. Début décembre, les quelques jours de pause humanitaire n’ont rien changé. Le répit avait permis de laisser passer un peu plus de matériel, mais les besoins sont tels qu’une aide humanitaire transitant par Rafah, à la frontière égyptienne, ne peut pas suffire. »
D’après lui, il faut ouvrir d’autres entrées, à Kerem Shalom, au sud – le point d’accès est officiellement ouvert par les autorités israéliennes, mais rien de significatif n’y passerait actuellement –, et à Erez, au nord – là où l’attaque terroriste avait été lancée par le Hamas le 7 octobre. Il faut également rouvrir l’acheminement en eau potable, coupé par Israël sur deux des trois points d’accès pour Gaza. La situation d’insécurité alimentaire est telle que des camions ont été pillés.
Les marchés sont vides, le peu qui reste dans les magasins est rationné, il n’y a plus de farine et plus d’eau propre pour faire le pain. Jean-Raphaël Poitou, Action contre la faim
« C’est embêtant pour la sécurité des équipes humanitaires, mais c’est aussi un indicateur que la population gazaouie est en mode survie, et c’est très inquiétant, poursuit Jean-Raphaël Poitou. Les gens n’ont plus aucune rentrée d’argent depuis plus de deux mois, ce qui les rend complètement dépendants de l’aide extérieure. Les marchés sont vides, le peu qui reste dans les magasins est rationné pour donner la priorité aux enfants et aux personnes âgées, il n’y a plus de farine et plus d’eau propre pour faire le pain. Et faute d’aliments pour leurs animaux, les éleveurs abattent leurs bêtes, donc le peu de produits laitiers locaux qui se faisait à Gaza est sur le point de disparaître. »
Il a fallu plusieurs jours pour aboutir à la résolution onusienne. Pour Claire Magone, « il est perturbant que tant d’efforts diplomatiques aient été nécessaires pour statuer sur une évidence, après plus de deux mois de conflit. Reste un éléphant au milieu de la pièce : les États-Unis, qui bloquent le processus politique. On croirait à une stratégie de diversion. »
Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences-Po Paris et fin connaisseur de la région, voit même, dans le texte onusien, une résolution « contre-productive ». « Le Conseil de sécurité a pour fonction de favoriser et de garantir la cessation des hostilités et le maintien de la paix. Or il n’y a dans ce texte aucune mesure contraignante de nature à faire arrêter les opérations des belligérants. C’est de la pommade humanitaire, et l’on n’a pas besoin d’une résolution du Conseil de sécurité pour cela. »
Selon les derniers chiffres du Hamas – jugés crédibles par les ONG internationales sur place –, plus de 20 000 personnes sont mortes, et plus de 50 000 ont été blessées depuis le début de l’offensive israélienne. D’après l’ONU, les bombardements ont en outre entraîné le déplacement de 1,9 million de personnes, soit... 85 % de la population gazaouie.
« Quand, face à cette guerre qui dure depuis plus de deux mois, l’instance internationale n’interdit pas de poursuivre les bombardements, elle donne une sorte de feu vert déguisé à Israël pour continuer ses opérations, regrette Bertrand Badie. C’est un très mauvais signal, l’État israélien va se sentir conforté avec cette résolution. »
publié le 22 décembre 2023
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
Les bombardements se multiplient dans la bande de Gaza mais, au sol, les soldats d’Israël commettraient des meurtres de sang-froid contre des civils palestiniens. Dans le territoire assiégé, les maladies infectieuses se répandent et la famine guette.
Les accusations de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et même de risque de génocide s’appliquent de plus en plus aux exactions commises par Israël dans la bande Gaza où le Hamas annonce un bilan de 20 000 morts. C’est maintenant le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme qui réclame à Israël l’ouverture d’une enquête sur « la possible commission d’un crime de guerre » par ses forces armées à Gaza.
L’agence de l’ONU dit avoir reçu des « informations inquiétantes » concernant la mort de « 11 hommes palestiniens non armés » dans la ville de Gaza. Ils sont décédés mardi soir lors d’une intervention de l’armée israélienne dans un immeuble résidentiel de la ville où s’abritaient plusieurs familles. Les soldats israéliens « auraient séparé les hommes des femmes et des enfants, puis auraient tiré et tué au moins 11 hommes (…) sous les yeux des membres de leurs familles », selon des témoignages diffusés par l’Observatoire EuroMed des droits de l’Homme.
Les autorités israéliennes refusent une enquête indépendante
L’agence onusienne a confirmé le décès des 11 Palestiniens, précisant que « les circonstances des meurtres sont en cours de vérification ». Mais, pour les autorités israéliennes, nul besoin d’une « enquête indépendante, approfondie et efficace sur ces allégations », comme le réclament les Nations unies. La représentation d’Israël auprès de l’ONU à Genève a estimé dans un communiqué que ces accusations étaient « sans fondement et dépourvues de vérité ».
Elle en veut pour preuve une enquête… de l’armée israélienne selon laquelle rien ne permet de soutenir les allégations onusiennes qui s’apparenteraient dès lors à « rien de moins qu’une diffamation de sang », une accusation antisémite vieille de plusieurs siècles. Pourtant, le week-end dernier, la mort d’une mère et sa fille, tuées par un soldat israélien sur le parvis de la seule église catholique de Gaza, et celle de trois otages israéliens tués de sang-froid alors qu’ils agitaient un drapeau blanc, ont été bien documentées.
Mais comment qualifier ce qui est en cours dans la bande de Gaza ?
Les bombardements se poursuivent. Ce vendredi, en milieu de journée, on dénombrait 30 morts supplémentaires dans la ville et le camp de réfugiés de Jabaliya. Mais la mort guette les habitants de Gaza d’autres manières. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a estimé jeudi soir que « la combinaison mortelle de famine et de maladies pourrait provoquer davantage de morts encore à Gaza. La faim se répand dans Gaza, et cela va y provoquer davantage de maladies, en particulier parmi les enfants, les femmes enceintes et celles qui allaitent, ainsi que chez les personnes âgées », précise l’OMS dans un communiqué. « Les chiffres de maladies infectieuses explosent », ajoute le texte. « Plus de 100 000 cas de diarrhées ont été comptabilisés depuis la mi-octobre, dont plus de la moitié concerne des enfants de moins de cinq ans, soit 25 fois plus qu’avant le début du conflit ».
Environ la moitié de la population à Gaza devrait se trouver dans la phase « d’urgence » qui comprend une malnutrition aiguë très élevée et une surmortalité d’ici le 7 février, selon un rapport, publié jeudi, par le système de surveillance de la faim de l’ONU. Et « au moins une famille sur quatre », soit plus d’un demi-million de personnes, sera confrontée à la « phase 5 », c’est-à-dire à des conditions catastrophiques. Avec « de telles privations et destructions, chaque jour qui passe ne fera qu’apporter plus de faim, de maladie et de désespoir à la population de Gaza », a prévenu le chef des opérations humanitaires de l’ONU, Martin Griffiths, qui ajoute : « La guerre doit cesser. »
publié le 20 décembre 2023
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
Les bombardements israéliens se poursuivent, tuant toujours plus de civils. Pendant ce temps, à l’ONU, on se déchire pour savoir s’il faut parler de « pause », de « suspension des combats » ou de « cessez-le-feu ».
La logique de Benyamin Netanyahou est implacable. Le premier ministre israélien est si sûr de lui, tellement plein de morgue et surtout si certain que les pays occidentaux continueront à le soutenir coûte que coûte qu’il en vient maintenant à leur donner des leçons.
Pourquoi se gênerait-il ? « Les autres pays doivent comprendre qu’on ne peut, d’un côté, soutenir l’élimination du Hamas, de l’autre, appeler à la fin de la guerre, ce qui empêcherait d’éliminer le Hamas », a-t-il expliqué. « Donc, Israël va poursuivre sa juste guerre pour éliminer le Hamas. » Ce faisant, de Paris à Rome, de Berlin à Londres et de Budapest et Athènes, il prend les chancelleries européennes à leur propre jeu avec un redoutable syllogisme.
60 % des infrastructures de Gaza détruites ou endommagées
Mardi, les bombardements ont redoublé sur les habitants de la bande de Gaza. Vingt Palestiniens ont été tués à Rafah, dans le sud. Parmi eux figuraient quatre enfants et un journaliste, ce qui porte le nombre de nos consœurs et confrères tués à 95.
« Les Palestiniens sont contraints de se réfugier dans des zones de plus en plus petites (…), tandis que les opérations militaires continuent de s’approcher de plus en plus » des zones où les civils ont trouvé refuge, a alerté le haut-commissaire aux droits de l’homme, Volker Türk. « Il n’y a plus d’endroit où aller à Gaza », les Gazaouis sont « piégés dans un enfer vivant ». Dans le nord, une autre frappe a fait 13 morts et 75 blessés dans le camp de réfugiés de Jabalia, a indiqué le ministère de la Santé.
L’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) a déclaré que plus de 60 % des infrastructures de Gaza ont été détruites ou endommagées, avec plus de 90 % des 2,3 millions de personnes déracinées. « C’est un niveau stupéfiant et sans précédent de destruction et de déplacement forcé, qui se déroule sous nos yeux », a dénoncé l’agence, alors que les chars israéliens qui avancent vers la ville de Khan Younès rencontrent une sérieuse résistance de la part des combattants palestiniens, toutes organisations confondues. Les pertes israéliennes – officiellement 132 soldats sont tombés – pourraient d’ailleurs être beaucoup plus importantes.
Les États-Unis pris dans l’engrenage en mer Rouge
Les responsables de l’ONU ont exprimé leur colère sur la situation dans les hôpitaux, qui manquent de fournitures et de sécurité. « Je suis furieux que des enfants qui se remettent d’amputations dans les hôpitaux soient ensuite tués dans ces hôpitaux », a fait savoir James Elder, porte-parole de l’Unicef, l’agence des Nations unies pour l’enfance, à l’hôpital de Nasser, le plus grand hôpital opérationnel de l’enclave, qui a été bombardé deux fois au cours des dernières quarante-huit heures.
Benyamin Netanyahou ne pouvait rêver meilleure situation. Le grand allié américain fait semblant de traîner les pieds et met en avant un désaccord sur l’avenir de la bande de Gaza, mais a su mettre son veto, la semaine dernière, à une résolution de l’ONU, continue à fournir des armes à Israël et laisse Tel-Aviv poursuivre le massacre jusqu’à la fin du mois avant de passer à des méthodes plus soft.
Les États-Unis souhaitent que la guerre « cesse dès que possible », a assuré un porte-parole de la Maison-Blanche, John Kirby. Le conseiller à la sécurité nationale américain Jake Sullivan a discuté, au cours de sa visite jeudi dernier en Israël, d’un basculement « dans le futur proche » de l’offensive israélienne sur le territoire de Gaza vers des « opérations de faible intensité ».
Ce faisant, contraint de défendre coûte que coûte Tel-Aviv, Washington se trouve de plus en plus impliqué dans la guerre. Le conflit commence à s’étendre au-delà de Gaza, y compris en mer Rouge où les forces houthies du Yémen ont attaqué des navires avec des missiles et des drones. Cela a entraîné la création d’une opération navale multinationale sous la houlette des États-Unis, et à laquelle la France participe, pour protéger le commerce dans la région.
Mais les Houthis ont dit qu’ils continueraient de toute façon, peut-être avec une opération maritime toutes les douze heures. « Notre position ne changera pas sur la question palestinienne, qu’une alliance navale soit établie ou non », a déclaré à l’agence Reuters le responsable houthi Mohammed Abdulsalam, affirmant que seuls les navires israéliens ou ceux qui se rendent en Israël seront ciblés. « Notre position de soutien à la Palestine et à la bande de Gaza restera jusqu’à la fin du siège, l’entrée de nourriture et de médicaments, et notre soutien au peuple palestinien opprimé resteront continus. »
« Pause », « trêve » ou « cessez-le-feu humanitaire »
La bataille se joue également à l’ONU. Après le veto des Américains, qui, seuls et contre tous, ont fait échouer une possible intervention internationale pour un arrêt des combats à défaut de véritable cessez-le-feu, les diplomates du Conseil de sécurité étudiaient, ces derniers jours, un nouveau projet de résolution porté par les Émirats arabes unis (EAU).
Le vote, prévu lundi, avait été reporté officiellement à mardi matin, pour permettre de poursuivre les négociations et éviter une nouvelle impasse. Alors que la première version réclamait « une cessation urgente et durable des hostilités » pour permettre l’aide humanitaire, le nouveau projet est moins direct, appelant à une « suspension urgente des hostilités pour permettre un accès humanitaire sûr et sans entrave, et à des mesures urgentes vers une cessation durable des hostilités ».
Alors que les Palestiniens meurent à Gaza, voir le Conseil de sécurité de l’ONU établir un nouveau thesaurus pour qualifier une éventuelle interruption de la guerre – « pause », « trêve » ou « cessez-le-feu humanitaire » – ne relève plus du surréalisme mais de l’horreur.
Car, en réalité, contrairement à la guerre en Ukraine, où l’arsenal juridique et politique a été dégainé contre la Russie, personne n’évoque la moindre sanction contre Israël, aucun arrêt des ventes d’armes, aucune saisine de la Cour pénale internationale ou de la Cour internationale de justice, et aucune sanction contre les citoyens américains ou français partis combattre comme soldats de l’armée israélienne.
Denis Sieffert sur www.politis.fr
Pour retenir le bras meurtrier d’Israël à Gaza et en Cisjordanie, l’administration Biden ne fait pas rien, mais elle fait trop peu. Tout le monde sait ce qu’il faudrait : frapper Israël au portefeuille. Et, plus radical encore, stopper l’aide militaire.
Tout le monde en convient : seuls les États-Unis pourraient retenir le bras criminel d’Israël à Gaza et en Cisjordanie. On ne dira pas ici qu’ils ne font rien, ni que Biden ait la moindre estime pour Netanyahou. À l’exception de Trump, dont le premier ministre israélien attend le retour avec impatience, les présidents américains n’ont jamais beaucoup apprécié ce personnage ami des assassins de Rabin, et ennemi résolu de toute solution au conflit israélo-palestinien. Au-delà de l’antipathie personnelle que suscite Netanyahou, Biden, comme avant lui Obama, lui reproche de le ramener sur un champ de bataille que l’Amérique avait décidé d’oublier. Et il lui reproche, plus encore, de s’immiscer grossièrement dans la politique intérieure américaine où il sait avoir des relais influents. On se souvient de son intervention provocatrice devant le Congrès en 2015 pour torpiller l’accord sur le nucléaire iranien.
Netanyahou a été « trumpiste » avant Trump. Il n’est donc pas difficile d’imaginer que Biden enrage de devoir défendre contre la terre entière cet Israël-là. Dans un moment d’extrême fragilité internationale, les États-Unis n’avaient pas besoin de souligner leur isolement devant l’Assemblée générale des Nations unies. Ils n’avaient pas besoin non plus, à l’heure où la Russie use de son véto au Conseil de sécurité sur le dossier ukrainien, de rétablir la calamiteuse symétrie des impérialismes. Alors quoi ? L’administration Biden ne fait pas rien, mais elle fait très peu. Les réprobations publiques sur le massacre des civils à Gaza, les critiques sur l’extension des colonies, et même la « revitalisation » de l’Autorité palestinienne et la réaffirmation de la solution à deux États : il n’y a rien là qui puisse retenir le bras de Netanyahou.
Le massacre de Gaza peut à la rigueur troubler la conscience des dirigeants américains, mais ne constitue pas une menace pour les États-Unis.
Le verbe américain ne peut rien contre les fondements d’une politique coloniale qui est la raison d’être de la droite et de l’extrême droite israélienne. Et ce n’est pas l’interdiction de visas pour les plus fanatiques des colons qui y changeront quelque chose. Tout le monde sait ce qu’il faudrait : frapper Israël au portefeuille. Et, plus radical encore, stopper l’aide militaire. Car les bombes qui tuent et mutilent les enfants de Gaza sont américaines. Depuis le 7 octobre, les États-Unis ont fourni 15 000 bombes et 57 000 obus de mortier à l’armée israélienne. Un seul des prédécesseurs de Biden, le Républicain George H. W. Bush (père), avait osé menacer Israël de sanctions. En 1989, son secrétaire d’État James Baker avait demandé, devant l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), le puissant lobby juif américain, qu’Israël abandonne « ses politiques expansionnistes ».
Bush avait conditionné l’aide demandée par le premier ministre de l’époque, Yitzhak Shamir, à l’arrêt de la colonisation. Israël avait plié. Momentanément. Bush avait même obtenu qu’Israël accepte de participer à la conférence de Madrid, prélude aux accords d’Oslo. Mais ce coup d’audace lui avait coûté sa réélection pour un second mandat. L’entrelacs des relations est tel que l’on a pu parler s’agissant d’Israël du 51e État des États-Unis. Mais les choses ont un peu changé. La communauté juive s’est distanciée d’Israël version Netanyahou, comme l’a démontré Sylvain Cypel dans son enquête Les juifs contre Israël (1). Ce sont maintenant les chrétiens évangélistes qui ne pardonnent pas la moindre entaille au soutien à Israël. La Bible plutôt que le dollar.
L’engagement juif était affectif, celui-ci est mystique et soutient explicitement les colons et à la frange la plus extrémiste du pays. Et c’est précisément le fonds de commerce de Donald Trump. Autant dire que Biden marche sur des œufs à onze mois de la présidentielle. Il en est à demander à Netanyahou de fixer une date limite aux bombardements sur Gaza (« dans quelques semaines », supplient ses émissaires), tout en s’opposant au cessez-le-feu. La vérité, c’est que le massacre de Gaza peut à la rigueur troubler la conscience des dirigeants américains, et semer le désordre sur les campus, mais il ne constitue pas une menace pour les États-Unis. « Les Palestiniens, combien de divisions ? », aurait demandé Staline.
Seul un risque d’embrasement, au sud Liban, avec le Hezbollah, ou dans le détroit Bab Al-Mandeb, où les attaques des Houthis ralentissent considérablement le trafic commercial, et – last but not least – pénalisent les ports israéliens, inquiète Washington. Et, là, l’Amérique fait ce qu’il faut. Un porte-avions est déjà positionné au large du sud Liban, et des bâtiments occidentaux, US-Navy en tête, cinglent vers la Mer Rouge. À part ça, Biden gagne du temps en promettant de remettre en haut de son agenda la fameuse solution à deux États. Qui vivra verra. Pas les Gazaouis en tout cas, dont beaucoup auront été tués. On peut surtout craindre qu’Elias Sanbar ait raison quand il soupçonne les États-Unis de nous tromper avec une promesse dont ils ne voudront pas se donner les moyens.
1 - L’État d’Israël contre les juifs (La Découverte 2018).
publié le 19 décembre 2023
par Human Rights Watch sur https://www.hrw.org/fr/
Des éléments de preuve indiquent que les civils ont été délibérément privés d'accès à la nourriture et à l'eau
Le gouvernement israélien utilise la famine imposée à des civils comme méthode de guerre dans la bande de Gaza, ce qui constitue un crime de guerre.
Les responsables israéliens ont fait des déclarations publiques exprimant leur objectif de priver les civils de Gaza de nourriture, d'eau et de carburant ; ces déclarations sont reflétées dans les opérations militaires des forces israéliennes.
Le gouvernement israélien devrait cesser d’attaquer des biens nécessaires à la survie de la population civile, lever le blocus de la bande de Gaza et rétablir l'accès à l’électricité et à l'eau.
(Jérusalem) – Le gouvernement israélien utilise la famine imposée à des civils comme méthode de guerre dans la bande de Gaza occupée, ce qui constitue un crime de guerre, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Les forces israéliennes bloquent délibérément l’approvisionnement en eau, nourriture et carburant ; en même temps, elles entravent intentionnellement l’aide humanitaire, rasent apparemment des terrains agricoles et privent la population civile des biens indispensables à sa survie.
Depuis que des combattants dirigés par le Hamas ont attaqué Israël le 7 octobre 2023, de hauts responsables israéliens, dont le ministre de la Défense Yoav Gallant, le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir et le ministre de l'Énergie Israel Katz, ont fait des déclarations publiques exprimant leur objectif de priver les civils de Gaza de nourriture, d’eau et de carburant ; ces déclarations reflètent une politique mise en œuvre par les forces israéliennes. D’autres responsables israéliens ont déclaré publiquement que l’aide humanitaire à Gaza serait conditionnée soit à la libération des otages illégalement détenus par le Hamas, soit à la destruction du Hamas.
« Depuis plus de deux mois, Israël prive la population de Gaza de nourriture et d'eau, une politique encouragée ou approuvée par de hauts responsables israéliens et qui reflète une intention d'affamer les civils en tant que méthode de guerre », a déclaré Omar Shakir, directeur pour Israël et la Palestine à Human Rights Watch. « Les dirigeants mondiaux devraient dénoncer cet odieux crime de guerre, qui a des effets dévastateurs sur la population de Gaza. »
Entre le 24 novembre et le 4 décembre, Human Rights Watch a mené des entretiens avec onze Palestiniens déplacés à Gaza. Ils ont décrit les profondes difficultés qu'ils rencontrent pour se procurer des produits de première nécessité. « Nous n’avions ni nourriture, ni électricité, ni Internet, rien du tout », a déclaré un homme ayant fui le nord de la bande de Gaza. « Nous ne savons pas comment nous avons survécu. »
Dans le sud de Gaza, les personnes interrogées ont décrit la pénurie d'eau potable, le manque de nourriture menant à des magasins vides et à de longues files d'attente, ainsi que des prix exorbitants. « Vous êtes constamment à la recherche des choses requises pour survivre », a déclaré un père de deux enfants. Le Programme alimentaire mondial des Nations Unies (PAM) a signalé le 6 décembre que 9 ménages sur 10 dans le nord de Gaza, et 2 ménages sur 3 dans le sud du territoire, avaient passé au moins une journée et une nuit complètes sans nourriture.
Le gouvernement israélien devrait immédiatement cesser d'utiliser la famine des civils comme méthode de guerre, a déclaré Human Rights Watch. Il devrait respecter l'interdiction des attaques contre des biens nécessaires à la survie de la population civile, et lever le blocus de la bande de Gaza. Le gouvernement devrait rétablir l’accès à l’eau et à l’électricité, et autoriser l’entrée à Gaza de la nourriture, de l’aide médicale et du carburant dont les habitants ont urgemment besoin, y compris via le point de passage à Kerem Shalom.
Les gouvernements concernés devraient appeler Israël à mettre fin à ces abus. Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Allemagne et d’autres pays devraient également suspendre leur assistance militaire et leurs ventes d’armes à Israël, tant que les forces de ce pays continueront de commettre impunément, à l’encontre des civils, des abus graves et généralisés constituant des crimes de guerre.
Texte complet en anglais : en ligne ici.
publié le 18 décembre 2023
sur https://lepoing.net/
Environ 500 personnes ont à nouveau défilé dans les rues de Montpellier ce samedi 16 décembre, en solidarité avec le peuple palestinien et pour un cessez-le feu et une levée du blocus à Gaza. Rendez-vous est déjà pris la semaine prochaine pour une nouvelle manifestation
Au micro ,en début d’après-midi sur la place de la Comédie, alors que quelques centaines de personnes ont répondues présentes pour une nouvelle manifestation en solidarité avec le peuple palestinien et pour un cessez-le feu et une levée du blocus à Gaza, une membre de l’Union des Juifs Français pour la Paix (UJFP) se désole des conséquences de l’attaque en cours de l’armée israélienne sur la bande de Gaza sur les populations civiles. « Suite aux nombreux bombardements, pas moins de 2 millions de personnes se pressent sur un territoire du sud de Gaza qui représente moins de la moitié de la superficie de la métropole de Montpellier (c’est-à-dire environ 200m2) avec 2,3 millions de personnes qui s’y entassent actuellement, soit 4 fois plus que les 500 000 habitants de la métropole de Montpellier. », s’exclame-t-elle.
Un des organisateurs du rassemblement du 11 décembre devant la mairie de Montpellier, lequel, appelé notamment par BDS, la Gauche éco-socialiste et l’UJFP, venait en soutien à une proposition de motion au Conseil Municipal en faveur d’un cessez-le-feu par l’opposition de gauche, est venu dénoncer le refus du maire PS Delafosse de se positionner contre l’attaque israélienne sur des populations civiles. Quoi de plus étonnant, quand on sait que la ville de Montpellier est depuis les années 70 une fidèle compagne de la politique coloniale israélienne…
Suite à quoi la manifestation se met en route, entre diverses pancartes représentant des images des horreurs rencontrées à Gaza, et banderoles dénonçant l’apartheid. Sur le boulevard du Jeu de Paume, un gigantesque drapeau palestinien est déployé, puis porté par quelques dizaines de manifestant.e.s.
Au niveau de la préfecture le cortège tourne par la rue du Faubourg du Courreau, où des slogans appelant au boycott de l’enseigne Carrefour sont scandés. La manifestation prendra fin à Plan Cabanes.
Une nouvelle manifestation est déjà prévue pour la semaine prochaine, à la veille de Noël, laquelle aura intégralement lieu à La Paillade. Avec un départ à l’arrêt de tram Saint-Paul, depuis lequel elle rejoindra le Grand Mail pour un moment convivial autour d’un goûter et de boissons chaudes.
sur https://lepoing.net
Le Poing publie cette lettre ouverte, émanant de plusieurs organisations et associations qui luttent pour le cessez-le-feu à Gaza et le respect des droits du peuple Palestinien.
Monsieur Le Maire,
Mesdames les Conseillères municipales et Maires adjointes,
Messieurs les Conseillers municipaux et Maires adjoints,
Un cessez-le-feu immédiat et permanent est impératif en Palestine pour sauver des vies civiles et mettre fin aux crimes de guerre qui ont lieu depuis le 7 octobre, ceci alors que les rapporteurs de l’ONU font part d’un risque de génocide et que plusieurs ONG reconnues considèrent que ce génocide est actuellement en cours. Nous demandions à la ville de Montpellier d’adopter un vœu en la matière pour que le Président de la République, Emmanuel Macron, exige ce cessez-le-feu, et que la ville de Montpellier se positionne concrètement pour agir, à son niveau, pour obtenir ce cessez-le-feu. Ce fut un refus lors du Conseil Municipal du 11 décembre.
Le Président, les Ministres, les Généraux militaires et les porte-parole d’Israël ont évoqué leurs intentions de transformer Gaza “en île déserte”, tout en déshumanisant les Palestiniens en affirmant “combattre des animaux” ou encore en affirmant mettre la priorité” sur les dégâts et non sur la précision de leurs frappes “. Des journalistes, le personnel médical, les ambulances, les écoles, les lieux de culte, les hôpitaux, les universités, les abris et des milliers d’enfants ont été pris pour cibles par l’armée israélienne. Plus de 60 % des habitations de Gaza sont détruites, les infrastructures d’eau, d’électricité, de télécommunications et d’énergie ont été gravement endommagées, rendant les conditions de vie quasi impossible pour les Palestiniens. A Gaza, le blocus, la famine programmée, les déplacements de masse forcés et répétés, le meurtre et la mutilation de milliers de civils sont aujourd’hui une réalité. Ce nettoyage ethnique, qualifié de génocide par l’importante Fédération Internationale des Droits Humains (FIDH), est en cours mais il peut être arrêté.
Nous demandons donc à la ville de Montpellier de s’exprimer par un vœu pour : Un cessez-le-feu immédiat et permanent en Palestine L’arrêt du blocus de Gaza.
Signataires :
AFPS 34
Gauche Ecosocialiste
Ensemble 34
Libre Pensée
MRAP de Montpellier
NPA
UJFP
Rencontres Marx
Pascale Pascariello sur www.mediapart.fr
Plusieurs milliers de personnes se sont retrouvées, dimanche 17 décembre, place de la République à Paris pour demander un cessez-le feu immédiat à Gaza et en Cisjordanie. Malgré des signes d’essoufflement, les manifestants restent mobilisés pour dénoncer le « génocide » des Palestiniens.
Vêtues de leur robe d’avocates, elles sont venues, certaines pour la première fois, manifester pour « dénoncer le génocide du peuple palestinien », lancent-elles en chœur. Ce collectif informel est né à la suite d’un rassemblement devant le tribunal de Paris le 13 décembre. Sarah, 34 ans, participe pour la première fois à la manifestation de soutien aux Palestinien·nes.
« Je me dois d’être solidaire avec nos confrères. Plus de 63 avocats gazaouis sont morts depuis le début des bombardements », avance-t-elle, rappelant qu’il existe une convention entre le barreau de Paris et celui de Gaza. Mais « rien n’est fait et le silence de notre barreau est assourdissant ».
À ses côtés, sa consœur Dominique Cochin, qui est de toutes les manifestations, rappelle que « le terme de génocide ne doit plus faire débat. L’intentionnalité du gouvernement israélien ne fait plus l’ombre d’un doute », rappelant qu’après les rapporteurs des Nations unis ayant alerté, en novembre, sur les risques d’un génocide, la Fédération internationale des droits de l’homme « a qualifié de génocide ce que l’État d’Israël fait à Gaza, reprenant la définition de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 ».
« Israël criminel, Macron complice », « Enfants de Gaza, enfants de Palestine, c’est l’humanité qu’on assassine » , « Pas un sou, pas une arme pour l’État d’Israël, rupture de tous les liens avec les assassins », scandent les manifestant·es parmi lesquel·les des blouses blanches venues apporter leur soutien aux soignantes et soignants palestiniens.
Ismahene, 34 ans, manifeste depuis l’âge de 15 ans pour le peuple palestinien. Cette psychologue en région parisienne est issue d’une « famille anticoloniale et franco-algérienne ». Elle a suivi les pas de sa mère « infirmière. Soigner, c’est aussi une histoire de famille ». « [Depuis] trois manifestations, j’ai mis ma blouse parce que je veux être considérée pour la profession que j’exerce et pour soutenir mes collègues palestiniens qui meurent en essayant de sauver des vies. »
« Être [cependant] renvoyée à mes origines ou être présentée comme l’Arabe, la musulmane, c’est tout ce que je ne supporte plus. » Ismahene a « assez donné dans les partis politiques avec lesquels [elle] manifestai[t] dans [s]on adolescence » : « J’étais la bonne Arabe. Et cela je ne le veux plus. Aujourd’hui, je suis une psychologue qui vient dénoncer un génocide. »
Observant ces avocates et soignantes défiler, Riyad, 23 ans, et son ami Jad, 20 ans, tous deux étudiants en sciences sociales à l’université de Paris I-Sorbonne, regrettent « le manque de mobilisation » au sein de leur université. Arrivé en France il y a cinq ans, Jad a encore toute sa famille au Liban. « Elle n’est pas menacée pour le moment, n’étant pas au sud. » Jad ne cache pas une certaine lassitude, « face à la répétition sans fin d’une histoire dont on ne voit pas l’issue ». En 2006, il a lui-même « vécu les bombardements israéliens sur le Liban ».
« C’est triste à dire mais on est presque habitués. Près de 200 civils sont morts dans le Sud Liban depuis le début des bombardements israéliens après le 7 octobre et je viens pour eux et pour tous les Palestiniens. Mais il y a moins de monde au fur et à mesure des manifestations et rien ne semble arrêter Nétanyahou », déplore-t-il.
Pour autant, hors de question « de rester devant [s]a play [console de jeux – ndlr] ou dans [s]on canapé », lance son ami Riyad qui veut être du bon côté de l’histoire. « Dans quelques années, je veux pouvoir dire à mon fils que je n’ai pas été complice d’un génocide en restant silencieux. »
D’origine algérienne, ce n’est pas la première fois qu’il vient apporter son soutien au peuple palestinien. Il l’avait déjà fait en 2021, « comme aujourd’hui par anticolonialisme et par solidarité au peuple arabo-musulman ».
Jad tient alors à préciser qu’il n’est pas musulman et qu’il regrette que, depuis le 7 octobre, « tout soit fait pour stigmatiser les musulmans et tous ceux qui soutiennent la Palestine ». C’est « un jeu dangereux qui attise l’extrême droite », déplore-t-il, et « en France, le climat est inquiétant avec le retour des ratonnades. Il faut rappeler que défendre les Palestiniens, c’est surtout une cause humanitaire. On ne peut pas accepter que des enfants, des femmes et des hommes meurent sous les bombes ».
Les deux amis sont alors interrompus par les huées des manifestant·es, passant à proximité d’un McDonald’s. Il est 14 h 30 et la manifestation qui a quitté la place de la République se dirige vers la place de Clichy. Près de 4 400 personnes selon la préfecture, 20 000 selon les organisateurs, défilent derrière les drapeaux de la Palestine qui se mélangent à ceux des syndicats ou des partis politiques, dont La France insoumise et Europe Écologie-Les Verts.
Près de la sono d’Urgence Palestine, qui fait partie du Collectif national pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens, organisateur des manifestations, nous retrouvons Shadi* dont le père, un pédiatre franco-palestinien, était bloqué à Gaza jusqu’à son évacuation le 5 novembre. « Toute la famille de mon père est encore dans le sud de Gaza. Ils vivent sous une tente dans une cour d’école. Mon père a perdu son cousin et depuis qu’il est rentré, il ne dort pas. »
Shadi a fait « toutes les manifestations » : « Mais nous commençons depuis quelques semaines d’autres actions parce que nous avons bien conscience que les manifestations ne sont pas l’alpha et l’oméga. Nous organisons désormais des actions coup de poing comme les appels au boycott devant des enseignes Carrefour », explique-t-il.
Il « tente de garder encore espoir ». La ministre des affaires étrangères, « Catherine Colonna, est en visite en Israël, il faut qu’elle entende la pression de la rue ». Shadi se réjouit d’ailleurs que le parcours de la manifestation aille « jusqu’à Barbès », se rappelant qu’en 2014, les manifestations « semblaient encore avoir de l’écho ».
L'essentiel de l'actualité ce week-end au Proche-Orient
La France a condamné le bombardement d’un bâtiment d’habitation qui a causé la mort de civils et notamment d’un agent français travaillant pour la France depuis 2002. « Nous exigeons que toute la lumière soit faite par les autorités israéliennes sur les circonstances de ce bombardement, dans les plus brefs délais », déclare le Quai d’Orsay.
En visite au Liban et en Israël, la ministre des affaires étrangères, Catherine Colonna, a appelé à « une trêve immédiate et durable » et s’est dite « préoccupée au plus haut point » par la situation à Gaza et a fustigé les violences commises par des colons en Cisjordanie occupée.
Le gouvernement israélien a de nouveau rejeté tout cessez-le-feu, alors même que les familles des otages réclament la fin des combats pour la libération des leurs. Samedi 16 décembre, plusieurs milliers de personnes se sont rassemblées devant le ministère de la défense à Tel-Aviv pour protester contre la mort de trois otages tués « par erreur ». Alors qu’ils agitaient des drapeaux blancs et demandaient de l’aide en hébreu, l’armée israélienne a fait feu.
La mort d’une mère et sa fille dans la ville de Gaza a fait sortir de son silence le patriarche latin de Jérusalem. Dans un communiqué, il accuse l’armée d’avoir « assassiné deux chrétiennes ». Nahida et sa fille Samar ont été tuées alors qu’elles tentaient de se mettre à l’abri dans un couvent, écrit le patriarche. Il affirme « qu’elles ont été abattues de sang-froid à l’intérieur des locaux de la paroisse, où il n’y a pas de belligérants ». Le pape François a déploré la mort « des civils sans défense ».
Alors que la bande de Gaza reste sous le feu des bombardements et que le bilan s’élève à plus de 18 800 morts (selon les chiffres transmis par le Hamas), les constats de carnage s’accumulent. L’Organisation mondiale de la santé, dont une équipe a visité l’hôpital Al-Shifa à Gaza samedi 16 décembre, décrit le service des urgences comme un « bain de sang ». L’OMS rapporte que « des centaines de patients blessés [sont] à l’intérieur et de nouveaux patients arriv[e]nt chaque minute ».
Pas très loin, Sara* n’a pas oublié 2014. Cette Palestinienne de 36 ans, arrivée en France en 2009 pour faire un master de droit, se rappelle « avoir été gazée par la police et avoir ensuite été harcelée par les services de renseignement » pour connaître « tout de [s]on entourage et des étudiants qui, comme [elle], militaient pour les Palestiniens ».
À l’époque, « les services qui [l]’interrogeaient faisaient du chantage pour [s]a naturalisation » : « Pendant plus de cinq ans, je l’ai demandée », relate-t-elle. Finalement, Sara avait cédé à la pression en « s’éloignant des collectifs de soutien à la Palestine ». Les bombardements à la suite du 7 octobre l’ont convaincue de se réengager. « Je milite auprès des collectifs de soutien avec un certain soulagement de pouvoir enfin défendre mon peuple et mes proches qui sont en Cisjordanie, à Ramallah. »
Elle s’apprête à les rejoindre pour quelques semaines. « Je suis si heureuse de retrouver mes parents, mes frères et sœurs. Je ne vis plus depuis le début des bombardements sur Gaza. » Sa mère a grandi dans un camp de réfugié·es à Bethléem et « être déplacés, c’est toute [leur] histoire », s’attriste-t-elle. Elle est « écœurée de voir comment les Palestiniens sont traités en France » et n’a « plus peur » de ce qu’il peut lui arriver en militant. « Je savais que la France était raciste mais pas à ce point-là. Aujourd’hui, je mets toutes mes forces et mes compétences, en particulier dans le domaine juridique, pour aider les collectifs de soutien aux Palestiniens. »
En 2014, Nabila, 47 ans, n’a pas participé aux mobilisations. Elle manifeste pour la première fois pour la Palestine. « J’ai tenu à venir avec mon fils qui a 11 ans pour qu’il prenne conscience du monde dans lequel on vit. Je ne veux pas qu’il ferme les yeux. » Tous deux ont acheté des drapeaux et elle a entouré son cou d’un keffieh. Lasse de « [s]’engager chez [elle], sur [s]on canapé », ironise-t-elle, ou « de répondre au boycott » : « J’ai voulu dénoncer haut et fort le génocide des Palestiniens. Nous ne devrions même pas être dans la rue pour que des enfants et des femmes aient le droit de vivre », clame-t-elle.
Cette cadre dans les ressources humaines a tenté de convaincre son mari qui a « longtemps milité pour des associations de soutien à la Palestine. Il allait régulièrement à Gaza avant [leur] mariage. Mais, aujourd’hui, il a peur que cela ne lui soit reproché dans son travail. Il est fonctionnaire et travaille pour le ministère de la justice. C’est affligeant qu’en France, on ait peur de manifester et de défendre nos opinions, surtout lorsqu’elles sont pour le droit de vivre d’un peuple ».
Cette fille d’ouvrier algérien ne veut pas que sa présence soit « réduite à [s]es origines. Tout citoyen, quel que soit ses origines, devrait être là, dans la rue, pour soutenir les vies qu’on assassine sous nos yeux. Se taire est se rendre complice ». Enfant, elle a grandi avec un père qui militait « en tant que syndicaliste et membre du Parti communiste ». À ses mots, son fils lui demande la signification du « Parti communiste ». « C’était un parti politique », lance-t-elle avant de rajouter qu’il « n’en reste pas grand-chose ».
La politique, « c’est hélas tout ce qui peut nous inquiéter lorsqu’on voit la montée de l’extrême droite et du racisme ». « Mais c’est peut-être aussi pour cela qu’on est là, pour défendre des idées humanistes et contre l’injustice. Vous me trouvez peut-être trop idéaliste ? », conclut-elle dans un éclat de rire en prenant son fils sous son bras.
publié le 16 déceùbre 2023
Hayet Kechit sur www.humanite.fr
Écrivain, ancien diplomate, commissaire de l’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde », à l’Institut du monde arabe jusqu'à fin décembre, Elias Sanbar voit dans le conflit entre Israël et le Hamas un chemin vers le désastre. Avec l’espoir qu’il ne sera pas sans retour. Interview.
L’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde » prend une résonance particulière à la lumière de l’actualité, à rebours d’un climat politique propice aux amalgames concernant les Palestiniens. En avez-vous conscience ?
Elias Sanbar : Cette dimension était là, à l’origine même de cette exposition, car le conflit n’a pas commencé par cette guerre à Gaza. Il y avait, dès le départ, cette volonté de rendre visible le visage de ces Palestiniens qui, malgré des conditions de vie d’une difficulté inouïe, ont apporté une contribution esthétique au monde.
Ce conflit recouvre tout dans la perception des gens et c’est normal : c’est un conflit interminable, très lourd. Mais, au-delà, il y a le visage de ce peuple, qu’il est essentiel de continuer à montrer, et encore plus aujourd’hui, en révélant combien, malgré l’oppression, il est épris de connaissances et de culture.
Il y a, chez les Palestiniens, une véritable obsession de la culture, alliée à une créativité permanente et à une énergie vitale, dont cette exposition est le reflet. Cet espace apparaît aujourd’hui d’autant plus essentiel face au déni d’humanité terrifiant revendiqué par Israël, qui se vante de bombarder des « animaux » à Gaza. Dans cette voie qui est en train de nous mener à un désastre, il sera plus que jamais nécessaire de montrer, encore et toujours, le visage des Palestiniens.
Que vous inspire le climat actuel en France, marqué notamment par la volonté du gouvernement d”entraver toute manifestation de solidarité envers les Palestiniens ?
Elias Sanbar : Cela m’inquiète beaucoup. C’est un climat comparable à celui qui prévalait en France en 1967, au moment de la guerre des Six-Jours (guerre déclenchée en 1967 par Israël contre l’Égypte, ouvrant la voie au régime d’occupation de la Cisjordanie, NDLR). Il y avait alors une atmosphère de folie anti-Arabes. Nous vivons exactement la même ambiance, comme si rien n’avait changé. À un détail près, et non des moindres : en 1967, il y avait un homme au pouvoir, qui s’appelait de Gaulle, qui n’a pas craint de s’imposer à contre-courant de l’opinion.
En France, la guerre d’Algérie n’a toujours pas été réglée, et beaucoup pensent que c’est le moment de répondre, de marquer un point. C’est cela le nœud et c’est un nœud spécifiquement français. Le président actuel est dans cette mouvance anti-Arabes et anti-Palestiniens.
Il n’a pas eu un mot de compassion pour les milliers d’enfants palestiniens tués par les bombardements d’Israël. Il n’a pas eu un seul mot pour eux, c’est honteux.
Après l’attaque meurtrière du Hamas contre des civils israéliens et les représailles aveugles d’Israël sur la population de Gaza, le débat s’est cristallisé autour de l’absence supposée d’empathie de chaque camp pour la douleur de l’autre. Pensez-vous que cette question est légitime ?
Elias Sanbar : Aujourd’hui, il y a, d’une part, l’attaque commise par le Hamas contre des civils israéliens, qui est un crime de guerre, c’est ainsi que le définit le droit. Il y a, d’autre part, des bombardements massifs de populations civiles, à Gaza. C’est aussi un crime de guerre.
Mais, si on commence à entrer dans le jeu des parallélismes, à comparer des chiffres, on ne s’en sort pas. À ce moment-là, tout le monde est coupable et finalement personne. Ce débat traduit un « mécanisme dos à dos » qui a déjà été utilisé pour miner le chemin vers la paix, au cours des négociations passées.
Les ennemis de la paix ont passé leur temps à dire que celle-ci était impossible, à cause des extrémistes des deux bords, qu’ils renvoient dos à dos. Nous ne sommes pas dos à dos, nous sommes face à face. Ce débat masque le noyau fondamental de ce conflit, qui est l’absence d’égalité. Il n’y aura pas de paix s’il n’y a pas d’égalité de droits.
Le Hamas, élu dans la bande de Gaza en 2006, est-il aujourd’hui encore représentatif de la population gazaouie ?
Elias Sanbar : Le Hamas véhicule une idéologie, avec une vision de l’islam qui n’est pas celle de la majorité des Palestiniens. Mais c’est une force politique dominante, qui a été élue. Je ne sais pas ce qui adviendrait s’il y avait de nouvelles élections aujourd’hui.
En revanche, ce qui s’est passé, avec cette attaque, constitue un tournant. Il intervient après une année de crimes commis par les colons en Cisjordanie : 220 Palestiniens, en majorité des adolescents, ont été abattus entre janvier et septembre 2023, sans compter les descentes quotidiennes de colons dans les villages.
Le Hamas, percevant à quel point la situation se détériorait et ayant techniquement préparé cette attaque depuis longtemps, a jugé que le moment politique était propice pour passer à l’attaque. Il s’impose désormais aux yeux de la société palestinienne comme le vrai porteur du drapeau de la résistance. Et c’est là un acquis politique immense pour lui. Il y a là une mutation politique extrêmement grave car c’est aussi la société laïque palestinienne qui vient d’être frappée.
Cette popularité du Hamas n’est-elle pas aussi liée à l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne, qui semble particulièrement inaudible lors de ce conflit ?
Elias Sanbar : Bien entendu. L’Autorité palestinienne a négocié pendant trente ans et elle l’a payé très cher, en en revenant à chaque fois bredouille. Les Américains, qui envoient des porte-avions, devraient se poser la question de leur responsabilité dans ce désastre, alors qu’ils n’ont cessé de conforter l’irrédentisme d’Israël.
L’Autorité palestinienne était seule à vouloir négocier et à croire en la possibilité de vivre en bon voisinage au sein de deux États. La seule réponse d’Israël a été de multiplier les colonies, dont le nombre a explosé.
Trente ans après les accords d’Oslo, cette solution à deux États vous paraît-elle encore envisageable ?
Elias Sanbar : Elle est enterrée parce que la réalité du terrain ne le permet plus. Deux États, ce n’est pas seulement une idée, c’est un territoire, ce sont des lieux et une configuration géographique. Les dirigeants européens auront beau clamer, la main sur le cœur, dans une hypocrisie absolue, qu’ils espèrent voir naître un jour un État palestinien, ce projet a été détruit.
Quelle issue voyez-vous à l’engrenage actuel ? Reste-t-il une lueur d’espoir ?
Elias Sanbar : Je ne sais pas. Aujourd’hui, je pense que la phase qui arrive va être désastreuse. Je ne vois pas au-delà. Il faudra voir, si ce désastre survient, la forme qu’il prendra et, à ce moment-là, commencer à réfléchir sur l’après. Aujourd’hui, on ne peut pas aller plus loin que ça, sauf à spéculer.
Joseph Confavreux et Carine Fouteau sur www.mediaprt.fr
Israël est un État colonial. Refuser de le voir serait une illusion historique. Mais il se distingue des expériences coloniales européennes. Refuser de le voir serait une impasse politique.
La volonté du gouvernement Nétanyahou d’expulser et de détruire une part toujours croissante de la population de Gaza et de réduire le territoire et la souveraineté de l’enclave, combinée à l’accélération, en Cisjordanie occupée, des prises de terres par les colons depuis le 7 octobre, oblige à reposer une question vertigineuse.
Au regard de l’histoire, l’installation de colons sur une terre peuplée peut-elle aboutir à autre chose que l’extermination du peuple autochtone, éventuellement avec quelques « réserves » persistantes comme en Australie ou aux États-Unis, ou à l’expulsion manu militari des colons, comme ce fut le cas en Algérie ?
Appliquée à la guerre actuelle, l’alternative se résume ainsi : soit Gaza est rayée de la carte et la possibilité d’un État palestinien réduite à néant, soit Israël se retire de l’ensemble des territoires occupés et prend le risque de se trouver plongé dans une guerre civile.
Le caractère insoutenable du massacre en cours à Gaza, outre l’impuissance désespérante de la communauté internationale, découle en grande partie de l’absence de perspectives politiques : on ne voit pas ce qui peut y mettre un terme, tant on mesure à quel point les choix à opérer pour sortir de la tenaille sont existentiels.
Cette tenaille s’est resserrée au fur et à mesure de la construction de l’État d’Israël et de la consolidation de sa logique coloniale. Aujourd’hui, la présence dans les territoires occupés de 700 000 colons israéliens, dont 500 000 en Cisjordanie, parmi lesquels plusieurs dizaines de milliers d’ultranationalistes et/ou religieux prêts à la guerre civile pour défendre leurs colonies, hypothèque durablement les deux seules solutions offrant un semblant de débouché : celle où deux États cohabiteraient chacun de leur côté ; et celle, résumée par le slogan « Two States, One Homeland », qui autoriserait à la fois les colons israéliens à demeurer sur le territoire de l’État palestinien et les réfugiés palestiniens à revenir s’établir en Israël.
Une logique expansionniste ancienne
Depuis le 7 octobre, les territoires palestiniens font l’objet d’une pression accrue du pouvoir israélien : pendant que Tsahal anéantit Gaza, plus de 250 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie et la construction d’une nouvelle colonie vient d’être approuvée à Jérusalem-Est. Depuis plusieurs mois, les velléités d’annexion ne se cachent plus : elles transpirent de plusieurs décisions gouvernementales, parmi lesquelles la récente nomination du ministre des finances, Bezalel Smotrich, partisan acharné du « Grand Israël », à la tête de l’organe de planification des colonies, une instance qui relevait jusque-là du ministère de la défense.
Cette dynamique coloniale s’est vertigineusement renforcée depuis l’accession au pouvoir de la droite nationaliste et de l’extrême droite, avec notamment l’adoption en 2018 d’une loi fondamentale définissant Israël comme le « foyer national du peuple juif », légitimant au sommet de la structure étatique la discrimination des minorités arabe et druze. Et rompant avec la déclaration d’indépendance de 1948, selon laquelle Israël se devait d’assurer « une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ».
Mais cette logique expansionniste est plus ancienne encore. La communauté internationale dénonce en effet son illégalité depuis la guerre des Six Jours de 1967, au cours de laquelle Israël, en réaction au blocus de ses navires en mer Rouge, a attaqué l’Égypte, la Cisjordanie et la Syrie, étendant sa domination sur la péninsule du Sinaï, la Cisjordanie, le plateau du Golan, la bande de Gaza et Jérusalem-Est. Après une première résolution votée par l’ONU pour s’y opposer en 1967, plus d’une dizaine d’autres se sont succédé. En vain.
Dans ses modalités, la politique menée depuis lors par Israël se distingue des expériences coloniales européennes en ce qu’elle se déplie sans empire et sans métropole. Mais elle s’en rapproche par la logique de peuplement, comme cela a été le cas pour la colonisation française en Algérie, visant, pour un État souverain, à s’approprier des terres qui ne lui appartiennent pas et à les exploiter en s’appuyant sur une population extérieure à la population autochtone. En 1968, on comptait moins d’une dizaine d’implantations illégales en Cisjordanie ; elles sont au nombre de 145 aujourd’hui, toutes contraires au droit international, comme l’étaient celles de Gaza démantelées en 2005.
Les arguments du récit israélien
Si le consensus international et intellectuel l’emporte pour dénoncer la politique coloniale d’Israël depuis 1967, il s’avère nettement plus conflictuel pour analyser la période antérieure, des prémices de l’État d’Israël jusqu’à la guerre des Six Jours, en passant par sa création en 1948. C’est là que se cristallise une ancienne querelle historiographique et politique qui se prolonge jusqu’à nos jours pour interpréter l’impasse actuelle.
Pour la résumer trop brièvement, une critique postcoloniale assimile le projet sioniste à la mentalité coloniale et aux pratiques des pays européens catalysées à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Ce faisant, elle fait d’Israël un État colonial dans son essence même et délégitime son existence.
Contre ce récit assimilant sionisme et colonialisme, le récit israélien insista longtemps sur trois distinctions importantes : les émigrants juifs n’étaient pas originaires d’une métropole principale et leur installation en Palestine ne servait pas les desseins d’une force armée ; l’intérêt économique des terres arides de Palestine était réduit et leur exploitation ne reposait que marginalement sur la main-d’œuvre locale ; les immigrants juifs ne fuyaient pas une misère économique mais une persécution en diaspora, avec le but de doter les juifs d’un foyer souverain pour les protéger sur une terre auquel l’attachement était millénaire et non fortuit.
Ce récit, contesté précocement par les Palestiniens, les États arabes et même un petit parti politique israélien, le Matzpen (« La Boussole » en hébreu), a été taillé en pièces par ceux qu’on a nommés les « nouveaux historiens » dans les années 1990, qui ont remis en cause la thèse dominante de l’historiographie sioniste faisant de la guerre de 1948 une guerre d’indépendance, voire de libération, pour insister sur l’expulsion massive de la population autochtone.
Dans la décennie suivante, sous les effets de l’échec des accords d’Oslo de 1993 et des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, le caractère central de la dépossession territoriale dans le conflit israélo-palestinien est passé au second plan, le narratif de l’antagonisme religieux millénaire ou d’un choc des civilisations prenant le dessus.
Pourtant, « sans réfléchir à l’enjeu territorial, il est impossible de comprendre les racines du conflit et les raisons de la résistance arabe au sionisme », rappelle la chercheuse Yaël Dagan, dans un article ancien mais toujours pertinent sur les « mots du sionisme » où elle montre notamment comment, au début du XXe siècle, l’hébreu substitue aux termes kolonia ou kolonist des mots comme hityashvut ou hitnahalut, aux racines bibliques et aux connotations moins agressives.
L’historien et sociologue Jérôme Bourdon estime quant à lui que faire d’Israël un État colonial depuis soixante-quinze ans constitue une interprétation historiquement trompeuse et politiquement problématique. « S’il y a des aspects coloniaux dans le sionisme, ce mouvement est d’abord un mouvement national, qui réclame un État indépendant comme beaucoup d’autres peuples », expliquait-il récemment dans l’émission « Le temps du débat » sur France Culture.
Pour Gaza, on parle souvent de prison à ciel ouvert, mais la comparaison avec les camps de regroupement en Algérie me paraît plus pertinente. Raphaëlle Branche, historienne
L’historienne Raphaëlle Branche inscrit elle aussi l’expérience sioniste de la fin du XIXe siècle « dans le contexte de la montée des aspirations nationales partout en Europe plutôt que dans un moment colonial ». « La logique est celle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de peuples qui, à un moment donné, ont réclamé d’être reconnus comme une entité politique internationale sous la forme d’un État », indique-t-elle.
Quand les premières colonies juives s’installent au Proche-Orient, précise-t-elle tout en soulignant la polysémie du terme « colonie », les juifs non seulement n’ont pas d’État mais ils s’installent sur des terres contrôlées par l’Empire ottoman.
Comparaisons algériennes
Cependant, pour la chercheuse Sylvie Thénault, spécialiste de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie, la comparaison entre l’Algérie et la Palestine demeure utile pour penser ce qui se déroule aujourd’hui en Cisjordanie, à savoir un « territoire où la colonisation se manifeste par l’installation d’éléments allogènes avec le soutien d’autorités étatiques et militaires ».
La référence aide aussi à comprendre le verrouillage de Gaza, que Raphaëlle Branche rapproche des camps de regroupement pendant la guerre d’Algérie, « où la guerre est menée d’abord et avant tout envers une population civile ».
« On parle souvent de prison à ciel ouvert, mais en réalité, la comparaison avec les camps de regroupement me paraît plus pertinente, dit-elle. La logique n’est pas celle de l’emprisonnement mais du contrôle de la population civile, dont on limite la capacité de circulation, qu’on prive de l’accès à ses moyens de subsistance, etc. Tout cela pour gagner la guerre, en obtenant que la population civile cesse de soutenir les opposants au système colonial. »
Sylvie Thénault souligne toutefois que, « sans vouloir aucunement minimiser les crimes de l’armée française en Algérie, qui a pu avoir recours au napalm, la situation n’est pas comparable, ne serait-ce que parce que les avions militaires français ne pilonnaient pas ces camps de regroupement qui ont pu regrouper jusqu’à deux millions de personnes à la fin de la guerre. La logique d’extermination n’était pas la même que celle qui se manifeste aujourd’hui à Gaza au nom de la chasse au Hamas. »
Pour tenter d’échapper au conflit des interprétations, l’historien Vincent Lemire propose de distinguer des « seuils » dans la nature coloniale de l’État hébreu. « Est-ce que la première implantation juive en Palestine historique au XIXe siècle est comparable à la pire colonie d’extrême droite en Cisjordanie aujourd’hui ? Les différences sont évidentes, mais est-ce que ce sont des différences de nature ou de degré ? »
Pour lui, « un premier cran important a été franchi en 1948 avec l’expulsion de 750 000 Palestiniens, parce que c’est différent de revendiquer un droit à l’installation et de mener une politique d’expulsion. Un autre cran est franchi avec l’ingénierie coloniale, à la fois hyper technologique et messianique, qui se développe à partir des années 1990 et crée un espace carcéral à l’intérieur de ce qui reste de la Palestine. »
L’historien donne à voir le piège d’une posture décoloniale univoque. « Si on considère que les populations juives de Palestine sont “aussi exogènes” que l’étaient les Français en Algérie, alors on peut difficilement imaginer d’autres scénarios que l’élimination quasi totale des autochtones, comme en Australie ou aux États-Unis, ou l’expulsion de l’ensemble des colons comme en Algérie. Mais force est de constater l’existence quasi continue de communautés juives sur le territoire de la Palestine. À partir d’une réalité qui n’est donc pas la même qu’en Algérie se greffe le projet sioniste originel qui est de créer un refuge pour les juifs victimes de l’antisémitisme dans le monde occidental. »
Analyser la question palestinienne comme une question coloniale est pertinent historiquement, mais cette lecture coloniale ne nous offre aucune solution politique. Sylvie Thénault, historienne
Attentif aux singularités de chaque situation coloniale, Omar Jabary Salamanca, chercheur à l’université libre de Bruxelles, nuance un des arguments principaux entendus pour juger que le cas palestinien serait à ce point spécifique qu’il serait impossible à penser dans une logique similaire avec d’autres histoires coloniales.
« En général, les colonies de peuplement sont des projections depuis une métropole. Mais ce qu’on voit aujourd’hui, c’est qu’en réalité Israël est une projection de plusieurs métropoles, comme le montrent aujourd’hui l’investissement militaire ou diplomatique de pays très investis dans le soutien à Israël mais aussi le nombre de soldats israéliens ayant la double nationalité américaine, française ou britannique. »
Au-delà des lectures et relectures possibles de l’histoire, le nœud serait, pour le dire comme l’historienne Sylvie Thénault, qu’analyser « la question palestinienne comme une question coloniale est pertinent historiquement, mais que cette lecture coloniale ne nous offre aucune solution politique ».
« Ce qui est très différent dans le cas de la Palestine et de l’Algérie, c’est que celle-ci pouvait défendre le détachement du territoire colonisé et l’érection d’un État souverain sur le territoire de l’ex-colonie, analyse-t-elle. Se situer dans la même logique, c’est défendre la fin de l’État d’Israël, ce qui n’est pas réaliste, au-delà de l’effarement politique et moral qu’on peut légitimement avoir vis-à-vis de ce que fait aujourd’hui Israël à Gaza. »
Quand nous avons quitté l’Algérie, il y a un million de Français qui sont partis. Dominique de Villepin, ancien premier ministre
Pour celles et ceux qui ne croient plus à une solution à un État et continuent de prôner une solution à deux États, la question lancinante serait de savoir s’il serait possible d’expulser 500 000 colons de Cisjordanie pour laisser la place à un État palestinien viable, alors qu’il a fallu plus de 12 000 soldats pour expulser quelques milliers de colons à Gaza en 2005.
Risques existentiels
Aujourd’hui, la possibilité d’une solution à deux États est rendue caduque à la fois par la logique coloniale à l’œuvre en Israël mais aussi par l’intransigeance du Hamas, dont beaucoup de membres, tel Ghazi Hamad, porte-parole et membre du bureau politique, estiment qu’« Israël est un pays qui n’a pas sa place sur [leur] terre ». Alors même qu’en 2017 le Hamas avait modifié sa charte, établie en 1988 un an après sa création, en reconnaissant l’existence d’Israël et en acceptant un État palestinien dans les frontières de 1967.
Pour envisager l’avenir et ne pas se résoudre à une vision du conflit israélo-palestinien comme insoluble, juge Vincent Lemire, « il faut préciser ce qu’on désigne par colonie » : « Un kibboutz ou un moshav [autre type de communauté agricole, moins collectiviste à l’origine qu’un kibboutz – ndlr] à l’intérieur des frontières créées de fait par la guerre de 1948, ce n’est pas la même chose qu’une projection contemporaine ultrareligieuse et suprématiste sur les collines de Naplouse ».
Pour ouvrir des perspectives, l’historien rappelle le projet « Two States, One Homeland », qui imagine deux États côte à côte avec une frontière ouverte entre les deux, autorisant les colons israéliens à rester sur le territoire de l’État palestinien et les réfugiés palestiniens à revenir vivre en Israël. Cela permettrait, estime-t-il, de prendre en compte « ce que l’on pourrait appeler une “autochtonie coloniale”, parce qu’Israël existe depuis soixante-quinze ans et parce que des communautés juives sont présentes en Palestine depuis des siècles. Et plutôt que de vouloir en finir avec cette réalité, il me semble qu’elle autorise des solutions créatives, parce que ni les Palestiniens ni les Israéliens ne peuvent espérer jeter l’autre peuple à la mer ».
Les doubles racines, à la fois arabes et juives de la Palestine, proscrivent en effet la disparition de l’un ou l’autre peuple de ce territoire. Elles interdisent aux Israéliens qui voudraient profiter de la stratégie du choc à l’œuvre à Gaza de songer à une élimination des Palestiniens. Elles empêchent aussi une partie du camp décolonial de rêver pour la Palestine d’une décolonisation à l’algérienne.
En Afrique du Sud, la transition s’est faite sans qu’il y ait, comme en Algérie, de départ des colons, même si la question de la possession de la terre n’a pas été réglée. Omar Jabary Salamanca, chercheur
Pour penser le moment présent, Omar Jabary Salamanca tourne son regard vers le cas sud-africain plutôt qu’algérien puisqu’en Afrique du Sud « la transition s’est faite sans qu’il y ait, comme en Algérie, de départ des colons, même si la question de la possession de la terre n’a pas été réglée puisque les colons sont demeurés les grands propriétaires ». Au-delà des différences de contexte, « s’il y a un point commun aux processus de décolonisation, c’est qu’ils passent par la lutte armée parce que les colons ne cèdent jamais volontairement leur pouvoir, y compris en Afrique du Sud comme on a tendance à l’oublier. »
Nul hasard sans doute si l’Afrique du Sud a accueilli le 5 décembre à Prétoria de hauts responsables du Hamas invités aux commémorations officielles des dix ans de la mort de Nelson Mandela. Son petit-fils, Mandla Mandela, y a rappelé que pour le héros de la lutte contre l’apartheid la création d’un État palestinien était « la grande question morale de notre époque ». Et c’est l’Afrique du Sud qui, la première, a saisi la Cour pénale internationale sur les crimes de guerre israéliens à Gaza. Cette identification à la cause palestinienne montre bien qu’en tant que grille de lecture politique, la question coloniale est au cœur du conflit israélo-palestinien.
Luis Reygada sur www.humanite.fr
Haut lieu de résistance culturelle au sein du camp de réfugiés de Jénine, le Théâtre de la Liberté a été attaqué mercredi par l’armée israélienne. Son directeur artistique, Ahmed Tobasi, a été arrêté puis libéré ce jeudi. Interview.
Un temps engagé dans la lutte armée, Ahmed Tobasi a embrassé le chemin de la culture pour porter au théâtre la voix du peuple palestinien. Lors de sa tournée dans l’Hexagone, avec la pièce And Here I am, qu’il joue seul sur scène, l’Humanité l’a rencontré. Le comédien décrit la situation de la Cisjordanie occupée.
Pouvez-vous nous parler de la situation à Jénine ?
Le camp est attaqué continuellement, les militaires israéliens s’en prennent à toute la communauté. Ils détruisent les systèmes électriques, de distribution d’eau, nos rues avec des bulldozers. Deux enfants membres du théâtre ont été tués cette année. Il y a des checkpoints partout. On ne peut pas circuler entre les villes. Les gens sont fatigués. La vie sous occupation est une humiliation constante, une punition collective qui a pour but d’empêcher les gens d’imaginer qu’une vie meilleure est possible.
S’ils veulent combattre le Hamas, pourquoi s’en prendre aux millions de civils de Gaza et de Cisjordanie ? Israël ne se fait aucun souci des droits de l’Homme, ni du droit international, et les grandes puissances occidentales le laissent faire. Ce sont vos gouvernements qui fournissent les armes… Ces derniers mois, le monde semble soudainement se rappeler que nous vivons sous l’occupation. Mais cela dure depuis soixante-quinze ans ! Sachez toutefois que les Palestiniens restent toujours aussi déterminés à mettre fin à la colonisation.
Les grandes puissances occidentales ont une part de responsabilité dans ce qui se passe aujourd’hui…
Je pense que l’occupation est le résultat du mode de pensée criminel qui caractérise une partie de l’Occident et des États-Unis. Nous sommes des victimes, mais des victimes de votre colonisation, de votre collaboration, de vos guerres. Les Occidentaux se targuent d’avoir des valeurs, de défendre la démocratie, la liberté… Au final, après soixante-quinze ans, où en sommes-nous ? Une chose paraît claire pour les Palestiniens et pour bien d’autres nations : l’Occident n’apporte au monde que des guerres criminelles, et pas grand-chose de bon pour les peuples.
Depuis le 7 octobre, des artistes palestiniens ont été censurés dans plusieurs pays européens. Vos représentations prévues en Suède ont été annulées…
C’est un symbole très fort lorsqu’une autorité décide de réduire au silence une œuvre culturelle ou un artiste. C’est un signal désastreux. Si nous en arrivons là, c’est la preuve que nous traversons une période très sombre en tant que société. Vue dans son contexte, c’est une situation folle, très problématique, mais surtout qui doit nous questionner : vers où cela nous mène ? Il ne faut pas prendre ces annulations à la légère.
En Occident, nous avons toujours l’habitude de voir les Palestiniens en tant que victimes. Que pensez-vous de cette vision et de cette représentation ?
C’est toute la force du théâtre. Israël tue des milliers de personnes et transforme des villes en champs de ruines. Mais, regardez-moi, je suis ici, je suis vivant, et à travers ma pièce, grâce au théâtre, c’est aussi un autre visage de la Palestine et des Palestiniens que vous pouvez observer, et comprendre : nous sommes avant tout des êtres humains.
Je réhumanise une population alors que l’occupation nous déshumanise. Or, nous sommes des gens normaux. Nous pleurons, nous rions ; nous sommes des artistes, nous pouvons être médecins, professeurs, scientifiques, tout ce que nous voulons quand on nous laisse avoir une vie normale. J’utilise le théâtre pour montrer la réalité, qui est évidemment complexe. En racontant mon histoire personnelle, je parle de tous les jeunes de Palestine qui n’ont parfois pas beaucoup de choix.
Le Théâtre de la Liberté est un lieu de résistance culturelle. Comment convaincre les jeunes d’y participer et ne pas avoir recours aux armes ?
Avec tout ce qui se passe, ce sera plus difficile. Mais je considère que tout Palestinien est un combattant. En ce moment, c’est la guerre, mais l’occupation existe depuis des décennies. Survivre dans un camp de réfugiés et voir soudainement les militaires attaquer, des tirs, des explosions, des maisons détruites, des personnes tuées… cela arrive quasiment tous les jours, toutes les nuits.
Ces quinze dernières années, nous avons travaillé avec des enfants pour leur dire que nous devons essayer d’utiliser d’autres outils pour résister : l’art, le journalisme, la culture… Mais avec quels sentiments croyez-vous que vont grandir tous ces enfants traumatisés, qui ont vu leurs proches mourir devant leurs yeux ? Israël fabrique de plus en plus de colère. Quel avenir si l’on ne fait qu’alimenter l’esprit de vengeance ?
Quel message souhaitez-vous transmettre au peuple français ?
Je veux lui dire que les Palestiniens restent déterminés à mettre fin à la colonisation et permettre aux gens de vivre une vie normale. Mais notre cause n’est pas la seule : c’est pour l’humanité tout entière qu’il faut se mobiliser. Nous devons nous battre pour tous ceux qui sont oppressés, pour tous les enfants.
Aujourd’hui c’est la Palestine, mais hier, c’était l’Ukraine, et demain ce sera ailleurs. Chaque enfant dans ce monde devrait avoir le droit de grandir normalement, et l’opportunité d’être maître de son propre destin. C’est cela, la vraie liberté.
publié le 14 décembre 2023
Luis Reygada sur www.humanite.fr
Pris dans l’étau des bombardements, difficile pour les Gazaouis de ne pas penser qu’ils s’apprêtent à vivre une seconde Nakba. Pour Bertrand Badie, spécialiste des questions internationales, le dogme de la puissance omnipotente est non seulement désastreux, mais également contre-productif.
Israël indique vouloir éradiquer le Hamas. Mais l’objectif est-il simplement militaire, alors que certaines voix à l’ONU parlent de risque de nettoyage ethnique à Gaza 1 ?
Bertrand Badie : C’est la grande interrogation. Il est incontestable que l’opération menée par Israël est une opération répressive, qui vise également à démanteler une organisation adverse, à quoi s’ajoute une dimension punitive, consistant à venger les 1 200 victimes de l’attaque du 7 octobre. Mais beaucoup d’éléments font craindre que s’amorce, explicitement ou non, un travail de « nettoyage ethnique », comme il a été dit.
Quand on force une population à quitter son logement pour descendre vers le sud, où les bombardements continuent néanmoins et qu’il n’y a plus d’autre débouché imaginable que de franchir à terme la frontière, on ne peut qu’être troublé. Cette impression se confirme, hélas, quand ces réfugiés se voient interdire de retourner chez eux, sans aucune autre forme de salut possible que de se confiner dans une petite zone d’à peine plus de 8 km², où seraient censées s’entasser plus de 2 millions de personnes !
Quand on voit qu’en Cisjordanie se poursuit un travail méthodique consistant à chasser les Bédouins palestiniens pour y installer de nouvelles implantations, on comprend que ce travail d’épuration dépasse le simple cadre de Gaza, et peut même concerner l’ensemble des territoires palestiniens occupés, jusqu’à Jérusalem-Est. Il est donc difficile pour les Palestiniens de ne pas penser qu’ils s’apprêtent à vivre une seconde Nakba.
Le terme de « guerre » est-il approprié pour qualifier ce conflit qui oppose une puissance à un adversaire non étatique ?
Bertrand Badie : Il est vrai que nous sommes plus proches ici des nouvelles formes de conflictualité intra-étatiques dans lesquelles les sociétés sont fortement impliquées. De ce point de vue, le conflit israélo-palestinien s’inscrit dans la droite ligne de la décolonisation et des transformations qu’elle a entraînées dans l’agencement des conflits.
D’une part, parce qu’il dérive d’une volonté – plus que septuagénaire – d’émancipation d’un peuple cherchant à s’arracher de la domination et de l’humiliation ; d’autre part, parce que les méthodes employées par certaines des organisations qui mènent cette lutte sont exposées à l’accusation de terrorisme, fondée et récurrente dans un tel contexte asymétrique.
La communauté internationale n’a jamais su traiter ce type de conflictualité dans lequel les États ont tendance à n’utiliser que la force militaire, alors que celle-ci n’est plus opératoire. Les guerres de décolonisation ont toutes montré l’impuissance de la puissance, tout comme les guerres d’intervention qui ont suivi. On l’a bien vu à travers les horreurs du 7 octobre, où chacun s’est réveillé douloureusement en Israël en découvrant qu’un État, même fortement armé, n’est pas invincible. On peut faire un parallèle avec le 11 septembre 2001. La puissance atteint ses limites dès qu’elle doit faire face à des formes extrêmes d’énergie sociale qui confinent à une rage, aussi inacceptable soit-elle sur le plan éthique.
Nous parlons d’un conflit que l’on semble redécouvrir aujourd’hui, alors qu’il était toujours d’actualité…
Bertrand Badie : Il s’en dégage un peu partout une sorte de mauvaise conscience. Depuis l’agonie des accords d’Oslo, beaucoup pensaient que le dossier palestinien pouvait rester sous la table, voire sous le tapis, avec la certitude qu’il n’appartenait plus à l’agenda international. C’est vrai, d’abord, d’Israël, qui a considéré que le rapport de puissance lui permettait de pérenniser un statu quo qui n’en était pas vraiment un, puisque ses gouvernements successifs ont pu en profiter pour grignoter les territoires occupés et aboutir à une annexion de fait.
Mais c’est le cas aussi de la quasi-totalité des gouvernements arabes qui semblaient se satisfaire de ce faux statu quo et qui ne voulaient pas revenir à un affrontement coûteux avec Israël. De leur côté, les États du Nord se réjouissaient de voir que ce conflit embarrassant venait à s’éteindre. En outre, le non-respect des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité n’a jamais donné lieu à des sanctions à l’encontre d’Israël, ce qui n’a pu que conforter une telle posture.
Pourtant, la résistance sociale du peuple palestinien n’a jamais cessé et, malgré l’abandon de cette cause par les gouvernements, nombre de sociétés à travers le globe n’ont jamais renoncé à leur solidarité. L’identification à la cause palestinienne est restée très forte : elle a pris le relais des politiques d’État comme nouveau paramètre du jeu international.
C’est le fait de n’avoir jamais été vraiment freiné qui contribue aujourd’hui à ce qu’Israël se sente libre d’agir sans retenue ?
Bertrand Badie : Israël fait un triple pari. Le premier est de penser que le rapport de puissance permettra d’une manière ou d’une autre de mettre un terme à ce conflit. Or, on a déjà vu que la puissance ne réglait rien. Le second pari est celui d’un soutien inébranlable des États-Unis, d’une part au Conseil de sécurité, d’autre part sur le terrain, en contribuant de manière décisive à l’effort de guerre.
Là aussi, le pari est dangereux parce qu’on voit bien que les opinions évoluent au sein de la société américaine et que les dirigeants eux-mêmes sont conscients des nouvelles limites de leur puissance. Enfin, le troisième pari est de croire que l’opinion publique israélienne acceptera toujours cette politique qui ne mène à rien. Certes, nous voyons qu’il y a pour le moment un consensus très fort à ce niveau, sous l’émotion légitime des horreurs du 7 octobre. Mais il n’est pas sûr que ce consensus puisse résister à l’épreuve du temps, surtout si cette guerre vient à se compliquer, voire à s’étendre dans un embrasement régional.
« C’est ce que j’appelle l’escalade de l’inimaginable, et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix. »
Ce triple pari me semble donc hasardeux, et surtout terriblement belligène car miser sur la force conduit inévitablement à semer les germes de nouvelles horreurs, peut-être encore pires que celles qu’on a pu connaître le 7 octobre. C’est ce que j’appelle l’escalade de l’inimaginable, et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix.
Les événements du 7 octobre sont-ils peut-être déjà la conséquence de cette escalade de l’inimaginable ?
Bertrand Badie : Oui, parce que, derrière le 7 octobre, il y avait une rage dont on ne sait pas si elle était contrôlée, commandée ou spontanée, mais qui était réelle. Et la rage est le résultat mécanique et cruel de l’accumulation de ressentiments, de désespoirs et d’humiliations. Or, dans la banalité quotidienne des relations internationales, la rage devient l’équivalent de ce que sont les armes de destruction massive dans le jeu stratégique classique.
Tout le monde est d’accord pour considérer qu’il n’y a qu’une solution politique qui puisse permettre de dépasser cette situation, mais on voit mal quel est le chemin à suivre…
Bertrand Badie : Nous en sommes loin. Tant qu’Israël est convaincu que seule la puissance peut régler les problèmes, on ne pourra pas même ébaucher une méthode d’accès à la paix. Un vrai cap sera franchi le jour où ses dirigeants abandonneront ce dogme de la puissance omnipotente qui est non seulement désastreux, mais aussi contre-productif. Encore faudra-t-il alors réparer les dégâts de la disparition de fait de toute représentation palestinienne crédible !
Les États-Unis restent-ils la seule puissance capable de faire infléchir Israël ?
Bertrand Badie : Oui, car l’aide américaine est la seule qui soit absolument indispensable à l’État israélien. Si un jour les dirigeants des États-Unis venaient à l’interrompre, le gouvernement israélien, quel qu’il soit, devra changer d’attitude. De ce fait, l’administration américaine tient un rôle de responsabilité qui n’est partagé par aucun autre État au monde. Néanmoins, les choses sont un peu plus compliquées qu’hier. Les États-Unis sont en effet de plus en plus isolés sur ce dossier, que ce soit dans le monde arabe ou à l’ONU, leur capacité diplomatique est moindre, et leur opinion publique évolue…
Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, a averti, le 14 octobre, que les Palestiniens couraient « un grave danger de nettoyage ethnique massif ». ↩︎
Bertrand Badie vient de publier Pour une approche subjective des relations internationales (Odile Jacob).
Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr
L’assemblée générale de l’ONU a adopté par 153 voix pour, 10 contre (dont Israël et les États-Unis), et 23 abstentions, mardi 12 décembre, une résolution appelant à « un cessez-le-feu humanitaire immédiat » à Gaza où plus de 18 000 Palestiniens ont déjà été tués par les bombardements israéliens.
Après l’échec du Conseil de sécurité à adopter un texte en ce sens du fait du veto des États-Unis, l’Assemblée générale de l’ONU a pris la main, dans la nuit de mardi à mercredi, pour voter, à une écrasante majorité, une résolution réclamant « un cessez-le-feu humanitaire immédiat » à Gaza. Cette résolution, si elle est non contraignante, a été adoptée par 153 voix pour, 10 contre (dont Israël et les États-Unis), et 23 abstentions sur 193 États membres.
Soit bien plus de voix que la résolution de fin octobre (120 voix pour, 14 contre et 45 abstentions) et même davantage que les multiples résolutions ayant condamné l’invasion russe de l’Ukraine (majorité de 143 voix au maximum). L’ambassadeur palestinien à l’ONU a salué un « jour historique ». « C’est notre devoir collectif de poursuivre sur ce chemin jusqu’à ce que nous puissions voir la fin de cette agression contre notre peuple, la fin de cette guerre contre notre peuple », a déclaré à la presse Riyad Mansour.
Israël de plus en plus isolé
Dans la foulée du déclenchement de l’article 99 par le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres qui s’est heurté au veto américain vendredi dernier, cette réunion spéciale de l’Assemblée générale avait été réclamée par les pays arabes. « Qu’attendons-nous pour arrêter ces morts et cette machine de guerre destructrice ? », a lancé mardi à la tribune l’ambassadeur égyptien Osama Mahmoud Abdelkhalek Mahmoud en présentant la résolution, déplorant les « efforts d’une minorité de pays qui s’opposent à l’opinion publique internationale en faveur d’un cessez-le-feu ».
Dans le détail, l’Assemblée de l’ONU, qui s’inquiète de la « situation humanitaire catastrophique dans la bande de Gaza » sous le feu des bombardements israéliens qui ont déjà tué près de 18 500 morts (dont une majorité d’enfants et de femmes), « exige un cessez-le-feu humanitaire immédiat », réclame la protection des civils, l’accès humanitaire et la libération « immédiate et inconditionnelle » de tous les otages.
Pour justifier leur refus de voter en faveur d’une perspective de paix, les États-Unis ont argué de l’absence d’une condamnation explicite du Hamas. « Pourquoi est-ce si difficile de dire sans équivoque que tuer des bébés et abattre des parents devant leurs enfants est horrible ? », a lancé l’ambassadrice américaine Linda Thomas-Greenfield tandis que son homologue israélien renchérissait, dénonçant une résolution « hypocrite » et estimant que « le temps est venu de rejeter la faute sur ceux qui le méritent, les monstres du Hamas ».
Joe Biden demande à Netanyahou de « changer » son gouvernement
Si le gouvernement israélien peut toujours compter sur son principal allié, celui-ci durcit un peu le ton. Tout en réaffirmant son soutien, le président américain Joe Biden a déploré des « bombardements aveugles » qui isolent Israël sur la scène internationale. Il a également affirmé mardi que contrairement à Washington, le gouvernement israélien « ne (voulait) pas d’une solution à deux États » avec les Palestiniens, et a demandé au premier ministre Benyamin Netanyahou de « changer » son gouvernement. « (Itamar) Ben-Gvir et compagnie et les nouveaux venus… ne veulent rien qui s’approche de près ou de loin d’une solution à deux États. Ils veulent non seulement se venger de ce que le Hamas a fait, mais aussi de tous les Palestiniens. Ils ne veulent pas d’une solution à deux États », a-t-il regretté.
Benyamin Netanyahou n’en maintient pas moins ses objectifs : « Après le grand sacrifice de nos civils et de nos soldats, je ne permettrai pas l’entrée à Gaza de ceux qui éduquent au terrorisme, soutiennent le terrorisme et le financent… Gaza ne sera ni le Hamastan ni le Fatahstan », a-t-il affirmé, laissant craindre le pire quant à la volonté d’Israël d’occuper la bande de Gaza.
Denis Sieffert sur www.politis.fr
L’extrême droite israélienne au pouvoir attaque dans sa chair la jeunesse palestinienne, dans le but qu’elle ne puisse plus faire société. Mais la jeunesse encore valide résiste, ou rêve de résister.
C’est un petit garçon de dix ans. Il claudique dans les ruines de Khan Younès, la grande ville du sud de Gaza. À la place de sa jambe droite, une prothèse. Presque un privilège au milieu de tous ces gamins amputés des membres inférieurs. « J’aurais voulu être footballeur », dit-il. Puis, après un silence : « Ça restera le jeu que je préfère. » Ces images bouleversantes ont été entraperçues à la fin d’un journal de France 2. Mais les Israéliens, enfermés malgré eux dans un récit unilatéral, ne les verront pas. Pas plus d’ailleurs que nos téléspectateurs des chaînes d’information en continu. Eux voient et revoient ces deux autres enfants, du même âge, Israéliens, enlevés le 7 octobre par le Hamas, et libérés au troisième jour de la trêve. Leur sort nous a bouleversés aussi. Ceux-là ont leurs membres intacts, mais une plaie à l’âme qui ne se refermera sans doute jamais.
La jeunesse palestinienne, elle est là, parmi les survivants, souvent infirmes à vie.
Le malheur des uns ne devrait pas faire oublier le malheur des autres. Ces gamins se ressemblent, sauf dans l’imaginaire des militaires israéliens. Le petit Gazaoui fait partie des innombrables victimes civiles des bombardements israéliens. Ce sont pour la plupart des jeunes, et souvent des enfants. Quelque 40 % des Gazaouis ont moins de 14 ans. Et l’âge médian là-bas est de 18 ans. Depuis que le massacre a commencé, le gouvernement du Hamas tient une comptabilité macabre. On parle ces jours-ci de 17 000 morts et de 50 000 blessés. L’économiste Claude Serfati a rapporté ce bilan à la population française. Cela ferait chez nous 400 000 morts et 1,3 million de blessés.
Notre imagination bute sur ces chiffres apocalyptiques. La jeunesse palestinienne, elle est là, parmi les survivants, souvent infirmes à vie. C’est une donnée fondamentale pour qui veut réfléchir à l’avenir. L’extrême droite israélienne au pouvoir ne limite pas seulement le champ des possibles palestiniens à des territoires en Cisjordanie de plus en plus exigus, et à une enclave de Gaza qu’elle tente de vider, elle attaque dans sa chair la jeunesse dans le but inavouable qu’elle ne puisse plus faire société. Et la guerre israélienne n’oublie pas de cibler les lieux de culture. « À Gaza, les jeunes prennent les arts », titrait Politis en février dernier. Que reste-t-il aujourd’hui des stades et des espaces culturels, lieux de résistance à l’emprise du Hamas, que nous montrions à l’époque ?
C’est une population d’assistés (mais par qui ?) que prépare la violence israélienne. Les bombardements sont aveugles, mais la stratégie ne l’est pas. Et cela vient de loin. On repense au bilan des manifestations du printemps 2018. La « grande marche du retour » qui commémorait les 70 ans de la Nakba, l’exode massif des Palestiniens en 1948. Des associations avaient organisé chaque vendredi des marches qui venaient au contact de la « barrière de sécurité ». Des gamins envoyaient des cocktails Molotov, mais la violence palestinienne s’arrêtait là. Et le Hamas n’avait fait que récupérer tardivement le mouvement. Cela n’avait pas empêché l’armée, postée de l’autre côté, de tirer comme à la parade. Fin novembre, on dénombrait 235 morts, et 18 000 blessés.
L’idée de résistance ne se laisse pas éradiquer. Mais elle a changé de nature.
Mais ce que l’on a retenu de cet épisode, et que les ONG avaient documenté, c’est que les blessés souffraient de blessures très handicapantes qui n’étaient pas dues au hasard. Les snipers en uniforme avaient reçu ordre de briser les os des genoux. On avait fabriqué des infirmes par milliers. Cela fait partie de ce que le grand intellectuel palestinien Edward W. Said, appelait « la dépossession de Palestine ». Lui qui disait être entré dans l’action politique en entendant Golda Meir affirmer en 1967 : « Ces gens-là n’ont pas existé. » La dépossession, sous la plume de Said, est à entendre dans sa profondeur à la fois territoriale, culturelle et sociétale.
En dépit de ce tableau funeste, la jeunesse encore valide résiste, ou rêve de résister. Les gamins qui voient détruire leurs maisons, mourir leurs frères ou leurs pères rejoignent dès qu’ils en ont l’âge les groupes armés à Jénine ou ailleurs. Avec, trop souvent, l’idéal morbide du martyr. Mourir comme le grand frère, en combattant. L’idée de résistance ne se laisse pas éradiquer. Mais elle a changé de nature. On est loin de la première Intifada de 1987, quand les jeunes étaient totalement investis dans un projet collectif pour un État. Le projet est aujourd’hui individuel : mourir en chahid ou partir. En attendant peut-être que se dessine une troisième voie, que la jeunesse palestinienne pourrait partager avec la nôtre, et qui porterait un nom : espoir.
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
De l’est de Ramallah jusqu’à Jéricho, les communautés bédouines sont chassées de leurs terres par des colons. Les paysans palestiniens ne peuvent effectuer leurs récoltes. Dans la zone C, le nettoyage ethnique est en cours. Un plan politique précis qui vise à judaïser la Cisjordanie.
D’une main, il retient le pan de son kaboud, manteau typique doublé en laine de mouton ; de l’autre, il montre ce à quoi s’est réduite la vie de sa communauté. Des constructions modulaires dressées au milieu d’un champ et quelques chèvres qui errent autour. Habes Kaabneh est le chef bédouin d’une communauté regroupant trois familles élargies (220 personnes).
Il contient mal sa colère lorsqu’on lui demande pourquoi lui et son entourage se retrouvent là, près du village de Taybeh, à quelques kilomètres de Ramallah et non pas plus à l’est, vers la vallée du Jourdain. « Depuis cinq ans, les colons ne cessent de nous harceler, nous empêchant de nous déplacer comme nous le faisons habituellement. »
Le mode de vie des Bédouins consiste en des déplacements réguliers selon les saisons. Une sorte de transhumance avec le bétail qui leur fait délaisser leurs campements pendant plusieurs mois, dans la vallée du Jourdain ou plus haut sur les collines.
Le bétail utilisé pour expulser les bergers
Jusque-là, tout se passait relativement bien. Mais cette vaste zone comprise entre Ramallah et Jericho (elle couvre environ 150 000 dounams, soit 150 km2 sur les 5 860 km2 de la Cisjordanie occupée) est l’objet de convoitises de la part du gouvernement israélien. Cet espace se trouve en zone C (qui recouvre 60 % du territoire palestinien), comme en avaient décidé les accords d’Oslo signés en 1993. C’est-à-dire que l’administration et la sécurité relèvent exclusivement de l’occupant israélien. Ces dernières années, dix avant-postes de colons (qui sont illégaux, même en vertu de la loi israélienne, bien que l’actuel gouvernement d’extrême droite travaille dur pour les légaliser) y ont été établis, à proximité des hameaux des Bédouins.
« Tout a commencé par le bétail, raconte Habes Kaabneh. Les Israéliens nous ont d’abord interdit de faire paître nos chèvres et nos moutons près de leurs colonies. » Pour cela, les colons ont attaqué les bergers et tué des bêtes. Mais il existe des méthodes encore plus vicieuses : « Parfois, le colon arrive avec son bétail jusqu’à chez nous, puis le mélange au nôtre. Ensuite, il appelle la police en nous accusant d’avoir volé les animaux, et celle-ci donne l’ensemble du cheptel au colon. »
Le véritable propriétaire peut aussi être emprisonné et se retrouve à payer une amende équivalente à 500 euros, ce qui est non seulement injuste mais exorbitant pour ces nomades. « Mais les colons, eux, sont libres ! » enrage Habes Kaabneh. Ce n’est pas tout. Les colons déversent également des produits toxiques là où les animaux broutent, ce qui les tue, ou alors ils empoisonnent une bête morte que les chiens de berger vont dévorer, périssant à leur tour.
« Si vous ne partez pas cette nuit, on vous tue »
En septembre, tout le bétail de la communauté a été volé, non que les Bédouins se soient défendus : ils ont alors été frappés par les colons et les soldats, et certains arrêtés. Quelques jours après l’attaque du Hamas, le 7 octobre, les familles ont reçu des tracts explicites : « Si vous ne partez pas cette nuit, on vous tue. »
Que faire d’autre que de quitter les lieux face à de telles menaces qui, elles le savent, sont réelles ? « Le lendemain, nous sommes revenus pour prendre nos affaires, se souvient Habes Kaabneh. Nous avons été encerclés par 50 colons armés qui nous ont dit : » Si vous voulez rester vivants, vous laissez tout ici et vous partez. « » Trois porte-parole des Bédouins qui ont voulu parlementer se sont retrouvés tabassés une journée durant. Ils ont ensuite passé une semaine à l’hôpital. « Alors qu’ils nous expulsaient, ces Israéliens nous criaient : « Ici, ce n’est pas votre terre ! Allez en Jordanie, chez le roi Abdallah ! » »
Quand il nous reçoit sous la tente qu’il vient de dresser au milieu de plusieurs immeubles, près de Taybeh, Hassan Mlehat dévoile les mêmes horribles histoires. Lui et sa famille viennent de Wadi Siq. Depuis des années, ils sont en butte aux attaques des colons. « Mais, dès le début de la guerre, la pression a augmenté, jour et nuit, explique-t-il sous l’œil de ses enfants et de son père, Moussa. Ils venaient vêtus d’uniformes militaires, armés, et nous agressaient physiquement. Ils nous empêchaient d’emprunter la route nous permettant d’aller chercher de l’eau ou de nous rendre à l’hôpital. »
Impossible de bouger, ni même de récupérer les troupeaux volés. « Ils sont très organisés, note Hassan Mlehat. Ils ont construit leurs colonies près de nos tentes et nous surveillaient en permanence pour intervenir si nous tentions quelque chose. » Le 11 octobre, le même scénario se déroule. Les colons arrivent, les armes à la main, leur crient de déguerpir : « Si vous restez, vous mourrez ! » Puis ils frappent des hommes et détruisent tout. « Ils ont même cassé les panneaux solaires qui nous avaient été fournis par l’Union européenne. »
« Nous voyons les colons exploiter la situation afin de précipiter et accélérer leurs efforts pour judaïser la zone C. » Dror Sadot, de l’ONG B’Tselem
Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha), 14 attaques de colons ont été enregistrées dans la région en 2019, 13 en 2020 et 14 en 2021. Ce nombre est passé à 40 en 2022 et à 29 de janvier à août 2023. Il n’y a pratiquement plus de Palestiniens dans une vaste zone qui s’étend de Ramallah à la périphérie de Jéricho.
La plupart des communautés qui vivaient dans la région ont fui ces derniers mois, non seulement à cause de la violence des colons, mais aussi parce que les terres ont été saisies par l’armée israélienne, sous prétexte d’implantation de zones d’exercices militaires, et par les institutions de l’État. Selon les données de l’ONG Kerem Navot (une organisation qui surveille et étudie la politique foncière israélienne en Cisjordanie), depuis l’année dernière, les colons ont pris le contrôle d’environ 238 000 dounams (283 km2) de Cisjordanie sous prétexte d’agriculture et de pâturages.
Ces populations n’ont pas seulement à faire face à des « colons extrémistes », comme le disent des responsables européens, dont Emmanuel Macron. Il s’agit d’une politique délibérée, réfléchie, et mise en application pour procéder à un nettoyage ethnique. Elle a été décidée au lendemain de la guerre des Six Jours de 1967 et du lancement de la colonisation dans les territoires occupés.
« Israël a défini environ 60 % de la zone C comme interdite à la construction palestinienne en associant diverses définitions juridiques à de grandes zones (et parfois se chevauchant) : les « terres d’État « représentent environ 35 % de la zone C, les terrains d’entraînement militaire (zones de tir) comprennent environ 30 % de la zone C, les réserves naturelles et les parcs nationaux couvrent un autre 14 %, et les juridictions de peuplement comprennent un autre 16 % de la zone C », souligne B’Tselem dans un rapport publié au mois de septembre. La porte-parole de cette ONG, Dror Sadot, ne craint pas d’affirmer : « Nous voyons les colons exploiter la situation et accélérer leurs efforts pour judaïser la zone C. »
Des récoltes qui deviennent impossibles
Dans le village de Sinjil (un nom provenant de Saint-Gilles, à l’époque des croisés) qui s’étend au nord jusqu’à Naplouse et à l’est jusqu’à Jéricho, Midal Rabie, keffieh rouge et blanc sur la tête, moustache jaunie par la cigarette, est fier de ses plantations. Elles regorgent de figues, d’amandes, de raisin, de pistaches, de pois chiches et d’autres fruits et légumes dont de vastes oliveraies.
Le village se trouve encerclé par sept colonies. « Je ne peux pas aller voir mes oliviers, les colons me menacent et c’est encore plus compliqué maintenant. La plupart des routes ont été fermées par l’armée ! » s’emporte l’agriculteur en crachant par terre. « J’ai acheté des semences mais je ne peux pas les planter. Si ça continue, dans cinq ans, les Israéliens diront que mes champs sont à l’abandon et les saisiront », professe-t-il en faisant allusion à la loi israélienne sur la propriété des absents. Cette année, Midal n’a pas pu récolter la moitié de ses olives. « Pendant la nuit, les colons volent nos fruits, protégés par les soldats. »
Ce qu’attestent plusieurs vidéos réalisées par l’association israélienne de défense des droits de l’homme Yesh Din. De son côté, petit bonnet vissé sur le crâne, Hussam Shabana, qui partage son temps entre la Palestine et les États-Unis où il possède une société commerciale, estime avoir perdu 1 800 litres d’huile d’olive car il n’a pu effectuer sa récolte.
De Sinjil, il montre ses terres qui courent jusqu’aux pieds d’une colonie, pour son malheur. Les soldats l’empêchent de s’y rendre. « Je continuerai à acheter des terrains, prévient-il en riant. Après tout, l’argent dont je dispose, je l’ai gagné avec ma compagnie de taxis à Brooklyn. Tous mes clients étaient juifs. »
Un mode de vie ancestral est en train de disparaître
Le plan d’annexion est en route et le mur dit de séparation (d’apartheid, le nomment les Palestiniens) pourrait le couper définitivement de ses terres, mais surtout, séparer la Cisjordanie de la vallée du Jourdain, but ultime du gouvernement Netanyahou, qui accélère le processus enclenché par ses prédécesseurs.
Le 6 novembre, Bezalel Smotrich, ministre des Finances d’extrême droite, a demandé la formation de « zones de sécurité stériles » qui empêcheraient les Palestiniens d’accéder à des terres à proximité des colonies et des routes réservées aux colons, même si cette terre contient leurs oliveraies. Le même, qui se définit en privé comme un « fasciste homophobe », insistait en 2017, dans son « plan décisif », de la nécessité pour Israël de prendre des mesures pour réaliser « (son) ambition nationale pour un État juif du fleuve (Jourdain) à la mer (Méditerranée) ».
Au total, 266 Palestiniens ont été tués et plus de 3 665 autres blessés par les forces israéliennes et les colons en Cisjordanie depuis le 7 octobre, selon le ministère palestinien de la Santé. Celui-ci ajoute que les attaques des colons contre les Palestiniens et leurs propriétés sont en hausse, avec au moins 308 incidents enregistrés au cours des deux derniers mois. Au moins 143 familles, soit au moins 1 000 personnes, dont 388 enfants, ont ainsi été déplacées.
« Ce qui se met en place n’est rien d’autre que “l’accord du siècle“, approuvé en 2020 par Donald Trump et qui prévoit l’annexion de la Cisjordanie. » Jamal Jouma, membre de la campagne Stop the wall
Habes Kaabneh, Hassan Mlehat et leur famille en font partie. Pour l’instant, ils bénéficient de la solidarité des villageois de Taybeh, Ramun, Deir Jarir et Deir Dibwan, qui leur fournissent de quoi nourrir leur bétail, même si la cohabitation entre sédentaires agriculteurs et nomades bergers n’est pas toujours facile. Ici et là, des petits murets ont été érigés pour empêcher les animaux d’approcher les cultures. L’Autorité palestinienne envoie quelques sacs de provisions. « C’est très peu, fait remarquer Hassan. Il existe pourtant un fonds dédié de l’Union européenne pour les Bédouins. Les représentants de l’Autorité viennent avec seulement un sac par famille. Car c’est de se faire prendre en photo qui les intéresse. »
Combien de temps va durer cette cohabitation ? « Nous voulons retourner chez nous ! » clame Habes Kaabneh, combatif. « Je songe à vendre mon bétail », révèle Hassan Mlehat, la mort dans l’âme. Avec ce nettoyage ethnique, un mode de vie ancestral est en train de disparaître. « C’est un désastre, dénonce Jamal Jouma, de la campagne Stop the wall. Les Israéliens évacuent les Palestiniens comme en 1948, en Cisjordanie et à Gaza. Ce qui se met en place n’est rien d’autre que “l’accord du siècle“, approuvé en 2020 par Donald Trump et qui prévoit l’annexion de la Cisjordanie. La communauté internationale doit agir. »
Midal Rabie a les yeux humides quand il parle de ses légumes en train de sécher sur pied parce qu’il ne peut les récolter et de ses fruits qui finissent pourris ou dans les paniers des colons. La colère le dispute à la tristesse. Il reste maintenant avec ses petits-enfants « pour leur apprendre l’amour de la terre ». Et Hussam Shabana l’affirme : « Je n’abandonnerai pas ma terre. » Pour preuve, malgré les menaces, il vient régulièrement s’asseoir sous son amandier géant, où il a même dressé une table pour accueillir ses amis. La résistance palestinienne au quotidien.
publié le 12 décembre 2023
Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr
Le bilan s’établirait à plus de 25 000 morts, selon l’ancien officier spécialiste des opérations militaires extérieures Guillaume Ancel, conséquence de la stratégie du gouvernement Netanyahou de confondre la population palestinienne et le Hamas.
Neuf semaines après le déclenchement des bombardements sur Gaza, la lumière se fait sur leur véritable bilan et sur les intentions de la coalition de droite et d’extrême droite au pouvoir à Tel-Aviv. Il s’avère que la réalité dépasse les chiffres communiqués par le Hamas. Malgré cela, l’administration Biden refuse toujours de faire pression sur le premier ministre israélien : elle continue de fournir des armes à Israël et met son veto à une résolution de l’ONU réclamant un cessez-le-feu à Gaza.
Il existe une controverse sur le bilan du nombre de tués à Gaza dans le cadre de la guerre menée par Israël, Joe Biden affirmant même qu’il ne fait pas confiance aux chiffres du Hamas. Pourtant, selon vous, le bilan réel est bien supérieur…
Guillaume Ancel : En réalité, il s’agit d’une question technique. Les Israéliens font entre 400 et 500 frappes par jour. Chaque frappe est normalement destinée à une cible avec au moins une victime : cela fait une moyenne de 450 tués par jour. Vous multipliez par huit semaines, puisque pendant une semaine il y a eu une trêve, cela donne 25 000 morts et autour de 75 000 blessés, car, là aussi, on connaît le ratio tués/blessés dans ce genre d’opération. C’est un calcul d’artilleur très froid. Et je pense qu’il s’agit d’une fourchette basse : quand on fait autant de bombardements chaque jour avec des charges de 250 kg, on commet des dégâts énormes.
Le décalage avec les chiffres du Hamas s’explique facilement. Le Hamas n’est pas fiable. Depuis l’affaire de l’hôpital Al-Ahli, je ne m’appuie jamais dessus : il avait affirmé qu’il y avait 500 morts. En regardant les photos, c’était une évidence qu’il s’agissait d’un missile de type Hellfire (construit par l’entreprise américaine Lockheed Martin et utilisé par l’armée israélienne – NDLR), donc d’un bilan maximal qui ne pouvait dépasser les 50 morts.
Ce calcul d’artilleur dont vous parlez, les États-Unis sont évidemment en capacité de le faire…
Guillaume Ancel : Les États-Unis le savent très bien, ainsi que les Israéliens. Pour l’instant, Israël ne donne aucune estimation du bilan dans la bande de Gaza. Il ne parle que des militants du Hamas qu’il aurait tués, soit 5 000 à 6 000. Compte tenu de la difficulté de distinguer un milicien d’un civil, puisque par définition un milicien est un civil qui prend une arme à un moment, ce chiffre est, à mon sens, dopé. Le chiffre de 3 000 me semble plus réaliste.
Ce qui veut dire que, lorsqu’il y a un milicien « neutralisé », on compte dix « victimes collatérales », ce qui est juste inacceptable. C’est un carnage que font actuellement les Israéliens dans la bande de Gaza. Et un carnage totalement assumé puisque c’est répété de manière systématique. Nous ne sommes pas dans l’erreur de ciblage. C’est totalement intégré dans le système d’intelligence artificielle utilisé pour faire le ciblage quotidien.
Le ratio communément accepté par les Occidentaux est de 2 ou 3 pour 1. Cela s’apparente à des crimes de guerre, même si ce n’est pas à moi d’en juger. Cela ne respecte clairement pas le droit international, mais ne répond pas, selon moi, à la définition du génocide. Si Israël tuait systématiquement tous les Palestiniens – et il en a les moyens –, on serait dans le génocide. Là, il frappe des cibles et n’épargne pas des civils.
A-t-on déjà connu une telle intensité de feu ?
Guillaume Ancel : L’Ukraine a vécu des journées d’une telle intensité. Mais cela se déroulait sur des zones de front et concernait des unités militaires. Là, c’est appliqué dans une zone où 2,5 millions de Palestiniens sont massés et dont ils n’ont aucune possibilité de sortir. C’est, selon moi, la violation du droit : appliquer un feu intense sur une zone qui s’apparente à une prison à ciel ouvert où on a volontairement concentré autant de population.
Lorsqu’on cherche à viser des cibles de ce type, on le fait avec des charges adaptées. Typiquement, ce sont des missiles avec des charges de 8 kg, ce qui fait déjà une grosse bombe. Les Israéliens utilisent actuellement des charges de 250 kg. Ils savent pertinemment qu’ils ne vont pas seulement tuer un milicien du Hamas mais dévaster l’ensemble de son environnement.
Peut-on parler de « punition collective » ?
Guillaume Ancel : Je dirais qu’il y a une confusion totale entretenue par le gouvernement Netanyahou entre la population palestinienne et le Hamas. Il considère qu’au fond les Palestiniens soutiennent le Hamas : s’ils se font tuer, c’est donc de leur faute. Il rend collectivement responsables les Palestiniens, y compris les enfants et les vieillards. C’est un peu comme si on avait accepté que les Ukrainiens, pour se défendre, se soient mis à bombarder massivement les villes russes. Les 50 pays occidentaux qui soutenaient Kiev auraient refusé. C’est incompréhensible qu’on accepte cela d’Israël, une société démocratique.
« Si Washington décidait de la fin de cette offensive, au bout de trois jours, elle serait terminée de fait. »
J’ajoute un élément. Depuis le 7 octobre, 1 500 Israéliens sont morts : les 1 200 victimes du 7 octobre et les 300 soldats tués depuis le début de la guerre. Il y a, côté palestinien, 20 à 30 fois plus de victimes. C’est typique d’une doctrine israélienne connue, celle de la riposte disproportionnée. Les Israéliens estiment qu’en ripostant de manière massive, cela va dissuader tout agresseur potentiel.
Le Hamas cherchait justement cela. Cela a été affiché comme objectif de guerre : entretenir un état de guerre permanent avec Israël. Pour une roquette tirée depuis Gaza, le gouvernement Netanyahou vient dévaster la bande de Gaza, ce qui garantit le recrutement du Hamas pour les quinze prochaines années.
Cette puissance de feu que vous évoquez a besoin de se nourrir de munitions. Où Israël les trouve-t-il ?
Guillaume Ancel : Les Israéliens n’ont pas de stocks de munitions d’artillerie et de bombes guidées. Ils sont intégralement dépendants des livraisons américaines. Puisque les Américains ne disposent pas d’un stock infini, cela veut dire d’abord que ces munitions ne sont pas livrées aux Ukrainiens. Cela signifie aussi que si Washington décidait de la fin de cette offensive, au bout de trois jours, elle serait terminée de fait. S’ils n’ont pas décidé de cette offensive, les Américains disposent du robinet d’approvisionnement crucial pour les Israéliens.
Est-ce une guerre qu’Israël peut gagner politiquement ?
Guillaume Ancel : Je dirais que, non seulement il ne va pas la gagner politiquement, mais il ne va pas la gagner militairement. J’ai l’impression de revivre les débats animés, lorsque nous étions étudiants, sur la guerre du Vietnam. Les Américains pouvaient envoyer 80 000 ou 100 000 soldats supplémentaires, au-delà du nombre toujours plus conséquent de Vietnamiens tués, ils avaient perdu cette guerre dès le début.
Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr
Spécialiste du monde arabe, l’ambassadeur Yves Aubin de La Messuzière est longtemps resté à la tête de la direction Afrique du Nord et Moyen-Orient au Quai d’Orsay. Selon lui, la Maison-Blanche joue avec Israël un jeu dangereux.
Les États-Unis jouent-ils toujours un rôle prépondérant dans l’ordre mondial ?
Yves Aubin de La Messuzière : Avec l’émergence notamment de la Chine, les États-Unis sont de moins en moins seuls sur la scène internationale. Au regard du conflit israélo-palestinien, ils conservent néanmoins une position dominante, leur poids dans la région reste central, et leur relation avec Israël demeure très forte. Israël, c’est leur principal point d’appui au Proche-Orient.
Au point de soutenir sans réserve sa politique de colonisation et sa campagne de bombardements à Gaza ?
Yves Aubin de La Messuzière : C’est ce que semble indiquer leur récent veto à la résolution de cessez-le-feu, pourtant très majoritairement votée au Conseil de sécurité. Les commentateurs soulignent à juste titre qu’il s’agit du 35e veto américain visant à exonérer Israël des résolutions des Nations unies. Les États-Unis fournissent aussi des armes et font des prêts bancaires à Israël. Mais il faut avoir de la mémoire. Il y a eu, dans leurs relations, des hauts et des bas.
En 2001, à Madrid, les États-Unis ont contraint Israël à accepter l’intégration de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à la délégation jordanienne, afin qu’elle participe aux négociations qui ont abouti aux accords d’Oslo. Et, en décembre 2016, leur abstention au Conseil de sécurité a permis l’adoption de la résolution 2334, appelant Israël à mettre fin à la colonisation des territoires occupés, y compris Jérusalem-Est. Même s’ils ont tendance à user de leur droit de veto au Conseil de sécurité, les États-Unis savent aussi exercer des pressions sur Israël.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Yves Aubin de La Messuzière : Joe Biden a exercé des pressions pour obtenir une trêve. Il a pensé qu’il pourrait avoir une influence sur Netanyahou, qu’il pourrait le calmer. Or la trêve a pris fin et la deuxième offensive de l’armée israélienne a été pire que la première. Face aux suprémacistes, racistes et messianistes du gouvernement israélien, les États-Unis sont visiblement en perte d’influence. Leur image se dégrade dans les pays du Sud global.
Et avec leur récent veto, immédiatement suivi par une vente massive d’obus à Israël, ils se mettent à dos les opinions publiques arabes. S’il avait été un peu courageux, Joe Biden aurait pu s’abstenir. La résolution pour un cessez-le-feu aurait ainsi été votée et Israël aurait été contraint de se modérer.
Joe Biden joue donc avec le feu ?
Yves Aubin de La Messuzière : Sur le plan international, il court le risque d’être associé à une politique génocidaire. En interne, il perd des voix chez les musulmans et le camp démocrate se divise. En pleine année électorale, avec Donald Trump en embuscade, le président américain fait un pari très risqué. L’image qu’il laissera dans l’histoire est en jeu. Mais il peut encore se rattraper.
De quelle manière ?
Yves Aubin de La Messuzière : J’entends une petite musique selon laquelle, s’il est réélu, Joe Biden entend se consacrer entièrement au règlement du conflit. Une sorte de Bill Clinton bis. Il a un an devant lui. Il n’a pas la maîtrise de Netanyahou et de son gouvernement qui, pour l’instant, n’en font qu’à leur tête.
À cause de son veto, l’antiaméricanisme risque de repartir de plus belle. Cela va être très difficile. Il va falloir énormément travailler en coulisses, convaincre des États de porter certaines initiatives, faire preuve d’imagination, de persuasion. Il en va de la crédibilité internationale des États-Unis.
Une solution à deux États est-elle encore possible ?
Yves Aubin de La Messuzière : C’est la seule possible. Le schéma d’un seul État pour deux peuples, dont certains rêvent, reviendrait à transformer Israël en un État d’apartheid. Qui peut soutenir un tel projet ? Personne. La solution à deux États implique un cessez-le-feu, l’arrêt de la colonisation et la définition d’un État palestinien viable et démocratique.
Cela prendra beaucoup de temps. Le Hamas sera toujours là, d’une façon ou d’une autre, et l’Autorité palestinienne, pour redevenir crédible, doit changer. Pour l’instant, la machine diplomatique américaine semble tourner à vide. Mais les États-Unis disposent encore d’importants leviers. Et Israël est de plus en plus isolé.
Les États-Unis restent donc les arbitres incontournables de ce conflit ?
Yves Aubin de La Messuzière : La Justice internationale a un rôle à jouer, elle aussi. L’an prochain, la Cour internationale de justice doit rendre un arrêt crucial sur l’occupation des territoires palestiniens depuis 1967. Et la Cour pénale internationale est saisie de demandes d’enquêtes sur des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité. Les États-Unis restent centraux, mais leur influence diminue. Et la communauté internationale a aussi son mot à dire.
Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr
Principal organe judiciaire des Nations unies, la Cour internationale de justice doit bientôt se prononcer sur les conséquences de la colonisation israélienne depuis 1967. Dans un document confidentiel récent, que l’Humanité s’est procuré, les États-Unis la mettent en garde : la question de la colonisation des territoires palestiniens, selon eux, ne la regarde pas.
« Quelles sont les conséquences légales découlant des politiques et pratiques d’Israël dans les territoires occupés palestiniens, y compris Jérusalem-Est, depuis 1967 ? » À cette question posée, en février 2023, sur laquelle la Cour internationale de justice (CIJ) doit rendre dans quelques semaines un avis consultatif très attendu, 57 États et organisations ont déjà répondu au cours de l’été.
Après avoir lu leurs contributions, les États-Unis ont remis à la Cour un contre-mémoire. L’Humanité s’est procuré ce document confidentiel, daté du 25 octobre, qui résume en une quinzaine de pages la position de l’administration Biden. À cette date, l’attaque du Hamas s’est déjà produite. Et la réponse israélienne, sous forme de bombardements massifs, est en cours.
Dans un argumentaire plus politique que juridique, l’administration Biden réaffirme son soutien à un « processus de paix » qui, de toute évidence, a pourtant conduit à l’impasse. Objectif : discréditer, par avance, toute remise en cause de l’occupation israélienne par la Justice internationale.
Un plaidoyer pour ne rien changer
D’emblée, le document américain fait du Hamas le seul responsable des malheurs du peuple palestinien. « Les États-Unis soumettent ces commentaires à un moment sombre, à la suite de l’horrible attaque terroriste perpétrée par le Hamas contre la population civile israélienne », indique le mémoire. « Nous reconnaissons les aspirations légitimes du peuple palestinien et nous soutenons des mesures égales de justice et de liberté pour les Israéliens et les Palestiniens. Mais, ne vous y trompez pas : le Hamas ne représente pas ces aspirations, et il n’offre rien d’autre au peuple palestinien que plus de terreur et d’effusion de sang. »
Exhortant la communauté internationale à « redoubler d’efforts pour lutter contre l’extrémisme violent et le terrorisme », l’administration américaine insiste, tout au long de son mémoire, sur le caractère « vital » du cadre des accords d’Oslo. Signés en 1993 entre Israël et l’OLP, sous l’égide du président américain Bill Clinton, ces accords concédaient une autonomie temporaire de cinq ans à l’Autorité palestinienne, à charge pour les deux parties de régler leur conflit par des négociations bilatérales.
Ils ont placé, de fait, l’Autorité palestinienne sous la sujétion du gouvernement israélien et conduit à une reconfiguration de l’occupation, sans y mettre fin. Ces accords sont aujourd’hui, de l’avis général des spécialistes du droit international, obsolètes. C’est pourtant à eux que se réfèrent constamment les États-Unis, car ils constituent, à leurs yeux, la seule voie possible « pour un État palestinien indépendant et viable, vivant en toute sécurité aux côtés d’Israël, les deux populations jouissant de mesures égales de liberté, de propriété et de démocratie ».
Les réponses faites à la CIJ consistent en des « dizaines de milliers de pages de déclarations et de dossiers, couvrant des décennies d’événements historiques complexes » dont certaines, s’alarment les États-Unis, « invitent la Cour à substituer son arrêt à celui du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale, et à écarter des aspects fondamentaux du conflit israélo-palestinien ».
Face à cette tentation de « saper le cadre de négociations établi », selon eux, les États-Unis mettent en garde la Cour. S’écarter des accords d’Oslo reviendrait, pour la CIJ, à défier les organes politiques des Nations unies. Au contraire, la Cour devrait « servir les fonctions et les intérêts de l’ONU en conseillant l’Assemblée générale à l’intérieur du cadre de négociations établi », insistent-ils.
Parmi les avis transmis à la Cour, beaucoup lui demandent de se prononcer sur « un retrait immédiat et inconditionnel d’Israël des territoires palestiniens », constatent les États-Unis. Cette approche est « incorrecte », estiment-ils, d’autant plus que cette question ne relève pas, selon eux, de la compétence de la Cour. Ils invitent donc cette dernière « à faire preuve de prudence » et consentent, du bout des lèvres, à livrer leur propre analyse.
La justice internationale au placard
L’occupation militaire israélienne, y compris en Cisjordanie, est-elle illégale ? Ce n’est pas à la Cour de répondre, estiment les États-Unis. L’occupation d’un territoire est, selon eux, une question de fait. Le droit international humanitaire, certes, « impose aux belligérants des obligations dans la conduite d’une occupation ». Mais le statut juridique de l’occupation n’est pas de son ressort. « Il ne prévoit pas que l’occupation soit licite ou illégale. »
Les questions posées à la Cour de justice « portent sur la présence et les activités d’Israël dans le territoire à la suite de la guerre israélo-arabe de 1967 ». Le Conseil de sécurité y a déjà répondu, estiment les États-Unis, « non pas en ordonnant un retrait immédiat et inconditionnel, mais en adoptant un cadre », celui des « résolutions 242 et 338 », qu’il convient de respecter.
Pour rappel : la résolution 242, adoptée en novembre 1967 à la suite de la guerre des Six Jours, pose le principe d’un retrait d’Israël des territoires occupés en contrepartie d’une paix durable garantissant la sécurité de tous. La résolution 338, adoptée en octobre 1973 dans la foulée de la guerre du Kippour, appelle à un cessez-le-feu, à des négociations durables et réaffirme la validité de la résolution 242. L’une comme l’autre appellent les parties à s’entendre. « Ce n’est que par des négociations directes et l’application des résolutions 242 et 338 que la paix pourra être instaurée dans la région », reprennent à leur compte les États-Unis.
La mission de la Cour est de « conseiller l’Assemblée générale en tenant dûment compte des responsabilités et des décisions des principaux organes politiques de l’ONU », met en garde l’administration américaine. Si de tels conseils devaient toucher « aux questions relatives réservées à la négociation directe, telles que le statut du territoire, les frontières et les arrangements de sécurité », ils déborderaient de leur cadre. Pis : ils « n’aideraient pas à créer les conditions d’une paix négociée et, en fin de compte, ne serviraient pas les intérêts et les fonctions de l’ONU ».
Au lendemain de « l’horrible attaque terroriste et des atrocités commises par le Hamas contre des civils israéliens le 7 octobre » qui illustrent le « mépris persistant du Hamas pour la vie des Palestiniens », les États-Unis concluent à « l’urgence d’inverser la tendance sur le terrain et de créer les conditions nécessaires à la négociation entre les parties » afin d’aboutir à « une paix globale, juste et durable ».
L’avis de la Cour « doit renforcer le cadre de négociations existant et souligner la nécessité pour les parties de s’engager de manière constructive ». Pour cela, une seule voie : poursuivre la politique qui a pourtant conduit au désastre.
Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr
« Notre façon de nommer les choses est déjà, de quelques côtés que l’on soit, une idéologie. » Dans les Temps modernes, en 1962, le philosophe Jean Baudrillard nous rappelait que les mots ne sont jamais neutres et qu’ils charrient avec eux un système de pensée. La situation au Proche-Orient confirme cette règle.
Conflit israélo-palestinien
L’expression est tellement consacrée qu’elle en devient un élément de langage courant que l’on n’interroge plus. Et pourtant. Dans l’Humanité magazine daté du 19 octobre 2023, Leïla Shahid, ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France, explique : « Je ne suis pas d’accord avec l’utilisation du terme ”conflit” : celui-ci concerne généralement deux parties égales, deux États, deux armées. La Palestine n’a ni État, ni armée ; il n’y a pas de symétrie. C’est pour cela que j’appelle ça la cause palestinienne. »
L’utilisation du mot « conflit » induit en effet une symétrie. Il peut être mobilisé dans le cadre de la guerre en Ukraine puisqu’elle oppose deux États reconnus comme tels par l’ONU. Mais certainement pas dans une situation qui oppose un pays constitué, avec son gouvernement et son armée (Israël, donc), à des habitants – organisés ou pas – vivant dans des territoires occupés par ce même État. Dans l’une de ses conférences, Gideon Levy, éditorialiste au quotidien Haaretz, pointe le ridicule de la formulation en s’appuyant sur un exemple historique, celui de la guerre coloniale que la France a menée en Algérie : « Est-ce que l’on parle d’un conflit franco-algérien ? »
Tsahal
Là aussi, vous entendez ou lisez ce terme à haute fréquence. Tsahal est l’acronyme de Tsva ha-Haganah le-Israël, nom donné à l’armée israélienne lors de la fondation de l’État en 1948. En français, cela signifie « force de défense d’Israël ». Or, depuis 1967 et la guerre des Six-Jours, Tsahal est une armée d’occupation. Au regard du droit international, Israël est une puissance occupante en Cisjordanie, à Jérusalem-Est (qui a même été annexée) ainsi qu’à Gaza.
Même si Israël s’est retiré de cette dernière bande en 2005, le fait qu’il maintienne un blocus en fait une puissance occupante. Le débat – académique et politique – se poursuit pour savoir si, dès 1948, Tsahal est une armée de défense ou d’occupation – puisque la création de l’État nouveau se fait en dehors du plan de partage de l’ONU et produit la Nakba, soit l’exode forcé de plus de 700 000 Palestiniens. Mais il n’y a aucune interprétation possible sur la nature de sa mission depuis 1967 : Tsahal est une armée d’occupation en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza.
État hébreu
La France est le seul pays à utiliser cette expression pour le moins bizarre. L’hébreu est la langue officielle utilisée en Israël mais ne saurait servir de caractéristique. La formule renvoie donc à la composition de la population qui habite cet État. Pourquoi choisir « hébreu », formulation pour le moins archaïque désignant en fait ceux qui se définissent aujourd’hui comme juifs ? Pourquoi utiliser un terme dont on ne retrouve au demeurant qu’une vingtaine d’occurrences dans la Bible hébraïque ? Mystère. Dans les pays anglo-saxons, on parle de « jewish state », « État juif ». À l’Humanité, nous ne l’utilisons pas mais on peut considérer que depuis 2018, cette formule n’est pas erronée : cette année-là, Benyamin Netanyahou a fait voter une loi fondamentale – de première importance dans un pays sans Constitution – qui stipule que « l’État d’Israël est le foyer national du peuple juif dans lequel il satisfait son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination ».
Ce vote codifie ce qui était induit depuis la création de l’État d’Israël puisque c’est le propre du projet sioniste que de vouloir créer un État-nation juif. Mais que devient le cinquième de la population qui n’est pas juive tout en étant citoyenne d’Israël ? Pour le député Ahmed Tibi, vice-président de la Knesset à l’époque, la nouvelle loi fondamentale fonde « une théocratie qui a bâti un État comportant deux systèmes séparés : un pour la population privilégiée, les juifs, et un pour les citoyens palestiniens arabes de seconde classe. Israël est officiellement devenu un régime d’apartheid fondé sur la suprématie juive ». Ce même élu avait opposé cette repartie fulgurante à ceux qui présentaient Israël comme un pays « juif et démocratique » : « Démocratique pour les juifs et juif pour les Arabes. »
Depuis 2018, l’hébreu est la langue officielle et l’arabe se retrouve relégué au rang de « langue spéciale ». N’importe quel juif dans le monde peut devenir citoyen d’Israël. Mais une Palestinienne de Jordanie épousant un citoyen palestinien d’Israël ne pourra pas devenir automatiquement (et sans doute jamais) elle-même citoyenne d’Israël.
publié le 11 décembre 2023
Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr
La première ministre a fait un crochet par Mayotte pour tenter d’apaiser une île en souffrance. Elle a promis de nouveaux investissements pour l’eau, le logement ou la santé. Seulement, les engagements multipliés depuis des mois par le gouvernement n’ont jusqu’ici rien arrangé à la situation.
Les ministres défilent à Mayotte, avec chacun·e leurs lots de promesses d’apaisement et d’investissements en centaines de millions d’euros. En juin, le ministre de l’intérieur, Gérard Darmanin, a orchestré l’opération « Wuambushu » de destruction de bidonvilles et d’expulsion des personnes en situation irrégulière. Fin octobre, il devait revenir sur l’île française de l’archipel des Comores, et se confronter sans doute à l’échec de cette opération censée mettre fin aux éruptions de violence. Le ministre des outre-mer, Philippe Vigier, multiplie les allers-retours pour parer au plus pressé face à la crise de l’eau, dont les habitant·es sont toujours privé·es à leur robinet deux jours sur trois.
Vendredi 8 décembre, la première ministre Élisabeth Borne a fait un saut de puce et annoncé de nouveaux investissements dans la santé, le logement, l’aide sociale à l’enfance, la protection maternelle et infantile et les transports scolaires. Elle a aussi annoncé élargir les droits à la santé, bien plus restreints qu’en métropole : la complémentaire santé solidaire (l’ex-CMU-C) sera ouverte aux Mahorais et Mahoraises le 1er janvier prochain.
Toutes ces promesses ne suffisent pas. À son arrivée en barge à Mamoudzou, elle a été huée par des manifestant·es dénonçant une « sous-France », un « paradis transformé en enfer ».
Selon un médecin de l’hôpital de Mayotte, ce n’est pas l’eau ou l’accès aux soins – le département est pourtant le moins doté de France en médecins généralistes ou spécialistes, de très loin – mais bien « l’insécurité qui est dans toutes les conversations ». Les vagues de violence se succèdent et ont repris ces quinze derniers jours : « Il y a beaucoup de blocages de routes sur l’île, de caillassages de voitures, des bus de transports scolaires, raconte Paul Vanweydeveld, secrétaire du syndicat d’enseignant·es SNEP-FSU. Recevoir une brique ou un marteau à travers son parebrise, c’est violent. Il y a aussi des vols violents, avec des tournevis ou des poignards. Ces quinze derniers jours, six collègues se sont fait agresser à leur domicile. »
L’enseignant explique que les bandes violentes sont des « gamins abandonnés, qui n’ont plus de famille ». « Mais on s’interroge, car ils sont très bien organisés, précise t'il. Il y a eu des attaques de plusieurs établissements scolaires en même temps, pour régler des comptes entre bandes. C’est traumatisant pour le personnel et les élèves ».
Les services de santé et de secours sont également visés. Un médecin de l’hôpital, qui souhaite conserver son anonymat, raconte « une intervention en urgence, pour un arrêt cardiaque » : « On s’est retrouvés au milieu d’affrontements très violents entre les gendarmes et des jeunes, c’était hallucinant. Il fallait traverser un pont pour rejoindre la victime, mais ce n’était pas possible. Les pompiers sont passés sous la protection des gendarmes, ont commencé la réanimation, mais ils ont dû cesser. Le patient est décédé. », relate l'hospitalier.
Des bidonvilles sous les gaz lacrymogènes
Les bidonvilles souffrent aussi de la violence, cette fois celle des forces de l’ordre, récemment consolidées par un nouvel escadron de 80 gendarmes mobiles. Hassane, qui habite un banga de Kawéni, près de Mamoudzou, explique n’avoir pas dormi depuis « trois jours » : « Des jeunes et la Bac [la brigade anticriminalité – ndlr] s’affrontent, et ils nous arrosent de gaz lacrymogène, le quartier est pris au piège. Ils en ont lancé près de la mosquée, à 18 heures, dans les rues du quartier. Des personnes âgées, des petits-enfants souffrent. Mais ces bandes de jeunes, ils ont entre 12 et 14 ans ! »
Dans de telles conditions, de nombreux métropolitains, qui travaillent dans les services publics, quittent l’île. Sur les cinq maternités de l’île, deux sont déjà fermées, et celle de Kangani serait menacée de fermeture à la fin de l’année, faute de personnel, selon nos informations.
L’Éducation nationale fonctionne à majorité avec des contractuel·les. Quant aux enseignant·es diplômé·es, elles et ils « ne sont pas encouragés à s’engager, parce que les gouvernements successifs ont préféré accorder des primes à l’installation plutôt que des majorations des salaires » : « Notre salaire est majoré de 40 %, ce qui n’est plus suffisant parce que la vie est chère à Mayotte, difficile, et que nos conditions de travail sont terribles. On demande une majoration de salaire de + 80 %, comme les gendarmes. Mais on n’est pas entendus, et les gens partent », regrette Paul Vanweydeveld.
Les réserves d’eau remplies à 6 %
Il n’y a pas d’accalmies non plus du côté de la pénurie d’eau. La saison des pluies a débuté, mais trop timidement. Les deux réserves d’eau de l’île ne sont plus remplies qu’à 6 % de leur capacité. C’est désormais de l’eau boueuse qui est filtrée avec difficulté par les usines de traitement. Jeudi 7 décembre, la préfecture de Mayotte a alerté sur la présence de métaux lourds dans 28 prélèvements. Dans plusieurs communes, l’eau du robinet, même bouillie, a été interdite à la consommation. L’alerte a été levée le lendemain après une nouvelle série de prélèvements, tous conformes, assure l’Agence régionale de santé.
Anthony Bulteau, le coordonnateur à Mayotte de l’ONG Solidarités International, spécialisée dans la gestion de l’eau dans les situations de crise, explique que « les travaux sur l’usine de dessalement de Petite-Terre et des forages devraient produire 20 000 mètres cubes. Mais aujourd’hui, Mayotte consomme 27 000 mètres cubes d’eau. 7 000 mètres cubes d’eau vont manquer si on ne peut plus prélever dans les retenues, que les pluies actuelles ne suffisent pas à remplir. Les coupures d’eau ne vont pas s’arrêter demain, et vont peut-être s’accentuer ».
Les habitant·es font ce qu’ils peuvent. Celles et ceux des bangas consomment l’eau de pluie, récupérée avec des installations de fortune, et s’évitent ainsi la corvée de l’eau. « Mais cette eau, qui ruisselle sur les toitures en tôle, n’est pas potable, et est stockée dans de mauvaises conditions. Les autorités commencent tout juste à envisager les solutions que notre ONG promeut dans de telles situations de crise : la généralisation de la collecte d’eau de pluie, afin de diminuer la pression sur la ressource, et la distribution de comprimés de chlore à la population qui consomme cette eau », précise Anthony Bulteau.
300 000 bouteilles d’eau sont distribuées gratuitement chaque jour, mais de nombreux habitant·es n’y ont pas accès. Les personnes en situation irrégulière craignent d’être contrôlées par la police, et certaines mairies « demandent des certificats de résidence », explique Hassane, l’habitant d’un banga de Kawéni. « Nous n’en avons pas. Je n’ai jamais pu récupérer un pack d’eau », se désole-t-il. Être présent aux distributions est également difficile pour les Mahorais et Mahoraises, « car les distributions ont lieu en journée, sur [leurs] heures de travail », explique Racha Mousdikoudine, porte-parole du collectif « Mayotte a soif ».
Alors, elle cuisine avec « une eau pleine de résidus » : « On espère ne pas tomber malade. Moi, j’ai envoyé mes enfants à La Réunion, chez ma mère. Ils ne reviendront pas, parce qu’il va y avoir une escalade de la violence sur l’île », prédit-elle.
publié le 10 décembre 2023
Fort d’une fortune de 192 milliards de dollars, M. Elon Musk tente de conquérir le ciel avec Space X et Starling, les routes avec Tesla, les réseaux de communication avec X. Tout à son fantasme de domination mondiale, il en oublie qu’ici bas, dans la réalité matérielle, les seuls producteurs de richesses et de valeur sont les travailleurs et les créateurs. Les prolétaires de Suède viennent de le lui rappeler dans l’unité et avec force. Entre deux crachats antisémites, il doit se rendre à l’évidence : sa richesse n’est que le résultat de l’exploitation capitaliste des travailleurs et du pillage du travail des scientifiques des secteurs de la recherche publique. Pour augmenter encore la plus value qu’il extorque de l’exploitation du travail, il refuse d’appliquer les conventions collectives des pays ou il s’implante. C’est ce qu’il s’apprête à faire en Suède. L’enjeu est énorme pour tous les salariés de ce pays, mais bien au-delà pour tous les travailleurs européens. Alors que le président de la République se vante d’avoir signé un accord pour implanter l’une de ses usines dans le nord de La France, il faut donc y regarder à deux fois. Avec le terrain et une baisse d’impôt en guise de cadeau de bienvenu, le mandataire du capital qui occupe l’Élysée veut aussi fournir une main-d’œuvre à bon marché qui permettrait d’entailler encore plus le droit social Français. Tout ceci au nom de… « l’emploi », qui a décidément bon dos.
Preuve, s’il en fallait, que la lutte des classes existe et qu’elle se déploie chaque jour dans le vacarme des débats nauséabonds sur « la guerre des identités » ou de « civilisation ». Autant de diversions pour cacher celle que mène le capital contre le travail et le nouveau prolétariat.
Refusant de signer une convention collective à 130 mécaniciens-réparateurs de voiture électrique Tesla, répartis dans sept concessions en Suède, le magnat nord-américain a déclenché une réaction en chaîne qui fait honneur à la classe ouvrière. Les mécaniciens ont cessé le travail à l’appel de leur syndicat IF Metal pour obtenir « des conditions de travail équitables et sûres, comparables à celles d’entreprises similaires dans le pays ». Ce mouvement, soutenu par huit autres syndicats, a mis en branle une multitude de travailleurs de différents métiers pour faire comprendre à Tesla que, sans eux, sans leur travail, rien ne fonctionne, vérité universelle que cherche à maquiller, en tout temps et en tout lieu, le capital. Les garagistes refusent ensuite de réparer les voitures Tesla. Puis les dockers refusent de décharger les voitures électriques des bateaux. Les électriciens laissent les bornes de recharge en panne. Les facteurs ne livrent plus le courrier, les pièces détachées et les plaques d’immatriculation. Les agents d’entretien ne font plus le ménage. Dans d’autres pays nordiques et en Allemagne, les salariés et leurs syndicats s’apprêtent aussi à se mettre en mouvement.
Honneur aux ouvriers suédois ! Ils doivent pouvoir bénéficier de notre soutien actif pour le droit et le progrès social. À la veille des élections européennes, ils nous rappellent la nécessité de faire voter des directives protectrices pour les travailleurs et entraver ainsi la route pavée par le capital et ses mandataires pour que Musk et ses épigones s’essuient les pieds sur le droit social. Pour cela les prolétaires de tous les pays doivent s’unir et agir.
Nicolas Lee sur www.humanite.fr
Le plus gros vendeur de voitures électriques du monde, Tesla, refuse de signer les conventions collectives suédoises. Un mouvement de grève très suivi paralyse l’activité de l’entreprise dans le pays.
Suède, correspondance particulière.
La Suède est-elle en train de renouer avec son histoire sociale ? « Peu de gens s’en souviennent, mais c’est l’un des pays qui faisait le plus grève en Europe au début du XXe siècle », rappelle Anders Kjellberg, professeur émérite de sociologie de l’université de Lund (Suède). Depuis, avec le modèle social réputé unique du pays, le nombre de conflits sociaux a chuté. Le 27 octobre, la grève des salariés des dix centres de réparation de voitures Tesla à l’appel du syndicat IF Metall, a donc surpris le monde entier. Dans les semaines suivantes, le mouvement est devenu encore plus retentissant, avec pas moins de neuf syndicats qui l’ont soutenue par des actions de solidarité : ceux des transports, des électriciens ou encore celui du BTP.
À l’origine de ce conflit, la firme automobile Tesla refuse de signer les accords collectifs de branche avec le syndicat IF Metall, deuxième en nombre de membres. Après cinq années passées à faire miroiter une hypothétique signature, Tesla a claqué la porte des négociations, fin octobre. Le conflit s’articule notamment autour des salaires, des assurances et des pensions de retraite. Autant d’éléments inscrits dans les conventions collectives qui couvrent 90 % des salariés suédois.
« Tesla risque d’ouvrir une brèche »
Pour Marie Nilsson, présidente d’IF Metall, l’organisation doit défendre bec et ongles cette spécificité. « C’est la manière dont le système de protection des salariés s’applique en Suède. Les droits des travailleurs – à la différence d’autres pays européens – sont principalement garantis par ces accords collectifs », précise-t-elle. Si la mobilisation ne concerne peut-être que 130 mécaniciens, la représentante y voit une offensive plus globale contre le système des accords collectifs.
Une vision partagée par Britta Lejon, présidente du syndicat suédois des fonctionnaires Statstjänstemannaförbundet, « Tesla risque d’ouvrir une brèche et inciter d’autres entreprises à reconsidérer l’utilité des négociations », s’inquiète la chef de file de l’organisation. Ses membres, qui comprennent notamment des postiers, mènent depuis le mardi 21 novembre une grève de solidarité et bloquent tous les courriers à destination des ateliers Tesla. La multinationale se retrouve donc dans l’impossibilité de mettre ses nouveaux véhicules en circulation, les plaques d’immatriculation étant d’habitude livrées par la poste. « La livraison des pièces nécessaires à la réparation mais aussi celle des plaques d’immatriculation sont interrompues », confirme Britta Lejon.
Tesla n’a pas tardé à réagir, Elon Musk, patron de l’entreprise, lâchant sur son réseau social X un « C’est de la folie ! » en réponse à cette solidarité. Ce lundi 27 novembre, Tesla a déposé plainte contre l’État afin de récupérer les plaques d’immatriculation auprès de l’agence publique qui les met à disposition. Une autre action en justice contre PostNord – entreprise des postes détenus par les États suédois et danois – a été lancée pour demander la reprise des livraisons.
« Nous savons que la grève sera longue »
« Jour après jour, on reçoit de plus en plus de soutien », se réjouit David (1), en grève depuis un mois dans une ville de l’ouest de la Suède. Pour le jeune « senior technician » de 25 ans, l’offensive de Tesla est un signe encourageant : « C’est que les effets des actions solidaires portent leurs fruits. » Avec une compensation à 130 % de son salaire par le syndicat IF Metall, il se fait le porte-parole de ses collègues avec lesquels il se réunit régulièrement « Nous savons que la grève sera longue, mais nous attendrons le temps nécessaire pour faire revenir Tesla à la table de négociations. »
La décision temporaire de tribunal du Norrköping saisi sur la plainte contre l’agence des transports a d’ailleurs surpris Anders Kjellberg. « En ordonnant à l’administration publique de mettre à disposition les plaques d’immatriculation directement à Tesla, le tribunal remet d’une certaine manière en cause les mesures de solidarité », avertit le sociologue. D’autre part, le droit de grève inscrit dans la Constitution exige une neutralité de l’État lors des conflits sociaux, or, « par cette décision, la cour ordonne à l’État de renoncer à sa neutralité ».
En parallèle, « les organisations patronales observent attentivement l’évolution de la situation. Ils considèrent ce conflit comme une opportunité stratégique pour remettre en question le droit aux actions solidaires, longtemps source de puissance pour les syndicats », conclut Anders Kjellberg.
(1) Le prénom a été modifié.
publié le 9 décembre 2023
Axel Nodinot sur www.humanite.fr
Appelé à se réunir de manière exceptionnelle ce vendredi par Antonio Guterres, le Conseil de sécurité des Nations unies a une nouvelle fois échoué à appeler au cessez-le-feu à Gaza, à cause du véto états-unien.
Il aura abattu toutes ses cartes, sans succès. Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, ne peut que regretter l’impuissance du Conseil de sécurité après l’avoir convoqué, ce vendredi 8 décembre. Deux jours auparavant, le Portugais avait annoncé recourir à l’article 99 de la charte des Nations unies, lui permettant de précipiter une réunion du Conseil. Dispositif politique ultime de l’ONU, cet article n’avait pas été utilisé depuis 1971. Eli Cohen, ministre des Affaires étrangères d’Israël, a affirmé sur X que cela constituait « un soutien à l’organisation terroriste Hamas », ajoutant que Guterres était un « danger pour la paix mondiale ». Mardi, ce même ministre avait annoncé ne pas vouloir renouveler le visa de travail de la coordinatrice humanitaire en Palestine, Lynn Hastings.
Les 15 pays membres devaient donc voter un projet de résolution demandant un cessez-le-feu humanitaire immédiat dans la bande de Gaza, sous le feu de l’armée israélienne depuis deux mois. « La communauté internationale doit tout faire pour mettre un terme à ces souffrances. Les yeux du monde entier sont grands ouverts », a déclaré Antonio Guterres après une introduction sous forme de longue liste de maux que subissent les Palestiniens depuis deux mois, ainsi qu’un report du vote de plusieurs heures pour permettre aux diplomates des États arabes de convaincre leurs semblables.
13 votes pour, une abstention, un veto
Malheureusement, cette résolution s’est une nouvelle fois heurtée au système de vetos qu’ont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie). Ce vendredi, les États-Unis, grands alliés d’Israël, ont encore voté non à un cessez-le-feu à Gaza. « Les terroristes du Hamas se cachent sciemment parmi la population de Gaza », a affirmé le représentant américain, enjoignant une nouvelle fois Israël à « limiter les pertes civiles ». Même le Royaume-Uni, traversé par des mouvements populaires de soutien au peuple palestinien, a préféré s’abstenir. L’Albanie, le Brésil, la Chine, les Émirats arabes unis, l’Équateur, la France, le Gabon, le Ghana, le Japon, Malte, le Mozambique, la Russie et la Suisse ont voté pour un cessez-le-feu.
À eux seuls, les États-Unis bloquent donc le processus de paix et limitent fortement l’efficacité des Nations unies. Avant que ne se réunissent les diplomates autour de la fameuse table en arc de cercle, le représentant permanent de la France Nicolas de Rivière avait pourtant prévenu « qu’un échec à cause d’un seul veto » signifierait « l’échec du Conseil de sécurité ». « Nos collègues américains ont devant nos yeux condamné à mort des milliers voire des dizaines de milliers de civils palestiniens et israéliens supplémentaires », a réagi l’ambassadeur russe, Dmitry Polyanskiy.
« Un triste jour »
Depuis le 7 octobre, Antonio Gutteres a pourtant tout fait pour la paix, condamnant l’attaque du Hamas en Israël, les prises d’otages, les violences sexuelles sur les femmes, mais aussi la réponse disproportionnée d’Israël dans la bande de Gaza. Depuis la riposte de l’armée israélienne, 17 487 Palestiniens y ont été tués, selon le porte-parole du ministère de la Santé du Hamas, Ashraf al-Qidreh. Environ 1,9 million de Gazaouis (sur une population de 2,3 millions) ont fui le nord de l’enclave selon l’ONU. Mais les bombardements et les chars israéliens ciblent désormais l’entièreté de la bande de Gaza.
« C’est un triste jour dans l’histoire du Conseil de sécurité », a déclaré Riyad Mansour, représentant palestinien au Conseil de sécurité, regrettant que même l’activation de l’article 99 ne mène à rien. Selon Stéphane Dujarric, porte-parole du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres « reste déterminé à pousser pour un cessez-le-feu », malgré les plus vives critiques d’Israël. L’ONG Médecins sans frontières, qui souhaitait un cessez-le-feu durable et « la fin du siège du Gaza », a déclaré dans un communiqué que « l’histoire jugera le retard accumulé pour mettre fin à ce massacre ». Car ce dernier continue, à la faveur d’un veto états-unien donnant un blanc-seing au gouvernement d’extrême droite de Benyamin Netanyahou, qui supprime la population gazaouie en toute impunité.
La rédaction de Mediapart sur www.mediapart.fr
La proposition d’un cessez-le-feu immédiat à Gaza pour raisons humanitaires présentée au Conseil de sécurité s’est heurtée au veto américain. Treize autres membres ont voté pour et la Grande-Bretagne s’est abstenue. Le soutien inconditionnel américain au gouvernement israélien est critiqué de toutes parts.
La décision du gouvernement américain de mettre son veto à la proposition de cessez-le-feu humanitaire immédiat à Gaza présentée à l’ONU le 8 décembre par les Émirats arabes unis est vivement critiquée par les organisations humanitaires. Amnesty International estime que la position des États-Unis est « moralement indéfendable ». Sur X (anciennement Twitter), le directeur général de l’organisation aux États-Unis, Paul O’Brien, accuse le gouvernement américain « de tourner le dos aux souffrances des civils [...] et à la catastrophe sans précédent à Gaza ».
De son côté, l’ONG Human Rights Watch met en garde l’administration Biden, affirmant que les États-Unis risquent d’être accusés « de complicité de crimes de guerre » en continuant de fournir des armes à Israël et en le couvrant diplomatiquement. Médecins sans frontières (MSF) a ajouté que l’inaction du Conseil de sécurité des Nations unies le rend « complice du massacre » dans la bande de Gaza.
La résolution de l’ONU demandant un cessez-le-feu immédiat à Gaza au nom des principes humanitaires avait été lancée par le secrétaire général de l’ONU, António Guterres. Il avait invoqué l’article 99 de la Charte des Nations unis. Un article utilisé quatre fois dans l’histoire de l’ONU. Présenté par les Émirats arabes unis, le texte avait le soutien de 100 pays. Sur les quinze membres du Conseil de sécurité, 13 ont voté pour le texte, les États-Unis ont mis leur veto et la Grande-Bretagne s’est abstenue.
Le gouvernement américain avait indiqué par avance qu’il allait mettre son veto sur le texte, estimant que celui-ci était trop déséquilibré : il ne faisait aucune mention au massacre terroriste commis par le Hamas le 7 octobre. L’ambassadeur américain à l’ONU, Robert Wood, a ajouté lors de la discussion que tout arrêt de la guerre risquait de renforcer les positions du Hamas. En même temps qu’elle mettait son veto, l’administration Biden a demandé au Congrès d’approuver la vente de 45 000 munitions pour les tanks Merkava utilisés par l’armée israélienne dans sa guerre contre le Hamas.
L’ambassadeur israélien auprès de l’ONU, Gilad Erdan, a remercié les États-Unis et Joe Biden pour avoir mis son veto à la proposition de résolution présentée au Conseil de sécurité. Sur les réseaux sociaux, il a salué le président américain pour « rester ferme aux côtés » d’Israël et montrer « son leadership et ses valeurs ».
Alors que le Hamas accuse les États-Unis de « participer directement au massacre des Palestiniens », l’ambassadeur palestinien auprès de l’ONU, Riyad Mansour, a de son côté condamné la décision américaine, estimant que son veto marquait « un tournant dans l’histoire ». Dans un discours devant le Conseil de sécurité après le vote, il a estimé que ce scrutin était « désastreux », mettant en garde contre une prolongation du conflit à Gaza, impliquant « la poursuite des atrocités, la perte de plus de vies innocentes, et plus de destruction ».
Son point de vue est largement partagé par les pays arabes et plus largement du Sud, qui y voient la confirmation « du double standard » utilisé par l’Occident. L’Iran a mis en garde, samedi, contre « la possibilité » d’« une explosion incontrôlable » au Moyen-Orient si les États-Unis continuaient de soutenir Israël contre le Hamas à Gaza. « Tant que l’Amérique soutiendra les crimes du régime sioniste et la poursuite de la guerre, il y a la possibilité d’une explosion incontrôlable de la situation dans la région », a déclaré le ministre des affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian, lors d’une conversation téléphonique avec le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies.
Le comité ministériel arabo-islamique a rencontré le secrétaire d’État américain Antony Blinken à Washington et lui a demandé que les États-Unis utilisent toute leur influence pour obtenir le plus rapidement possible un cessez-le-feu à Gaza. Sur place, un des responsables de l’aide humanitaire pour l’ONU parle « d’une situation cauchemardesque ».
Théo Bourrieau sur www.humanite.fr
La COP 28, qui s’est ouverte le 30 novembre à Dubaï, prendra fin le 12 décembre. Les énergies fossiles ont été au cœur des discussions. Maxime Combes, économiste et spécialiste des négociations climatiques, estime que la COP 28, comme les précédentes, « n’est que le reflet de la situation géopolitique et économique actuelle ».
Doit-on se réjouir de voir le sujet des énergies fossiles abordé à la COP 28 ?
Maxime Combes : Oui, c’est une bonne chose. Désormais, la question des énergies fossiles est mise dans le débat public. Ce sera même un des éléments majeurs pour évaluer le résultat de cette COP 28. Depuis 30 ans, les COP mettait le sujet de côté alors que les énergies fossiles représentent plus de 80 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales.
C’était un peu l’éléphant au milieu de la pièce : tout le monde le voyait, mais personne n’en parlait. C’est donc une très bonne nouvelle que ce sujet soit pleinement au cœur du débat sur le réchauffement climatique à l’échelle internationale.
On ne manque pas aujourd’hui de rapports du GIEC, de scientifiques, mais aussi de l’Agence internationale de l’énergie, qui expliquent que pour respecter les objectifs que la communauté internationale s’est donnés à travers l’accord de Paris c’est à dire limiter le réchauffement en dessous de 1,5° ou 2 °C maximum, il était nécessaire de laisser dans le sol entre 80 et 85 % des réserves d’énergies fossiles (gaz, pétroles, charbon). Ces réserves les grands pays producteurs et les multinationales de l’énergie veulent les exploiter dans les années à venir. Finalement, nous sommes en train de réduire l’écart qui pouvait exister entre le débat sur le réchauffement climatique et la réalité physique qu’il sous-tend.
Mais il faut aussi souligner que l’émergence du sujet est lié à cette COP, devenue celle des énergies fossiles : organisée aux Émirats arabes unis, présidée par le ministre de l’Énergie de ce pays qui n’est autre qu’un PDG d’une multinationale pétrolière qui a eu des déclarations qui s’apparentent à du déni climatique.
Pourquoi les énergies fossiles étaient absentes des débats auparavant ? Pourquoi est-il si difficile pour les États de s’emparer de cette question ?
Maxime Combes : Il s’agit de la COP où les lobbies sont les plus présents. Ceux des industries fossiles ont toujours tout fait pour éviter les dispositions pouvant empêcher leurs business et leurs activités lucratives. Elles ont d’abord nié l’existence du réchauffement climatique alors même qu’elles savaient que leurs activités y contribuaient, pour ensuite contester son origine anthropique et l’urgence à agir. Aujourd’hui, elles prétendent ne pas être responsables, ou faire partie de la solution.
D’autres raisons fondamentales permettent d’expliquer cette absence. Il y a d’abord une inertie dans les négociations, venant du mandat des négociations fixées en 1992 au sommet de Rio. Les États ont alors décidé de traiter la question du réchauffement climatique uniquement du point de vue de ce qui était relâché dans l’atmosphère.
Pour le comprendre, il faut revenir au protocole de Montréal (NDLR ratifiée en 1987), les négociations internationales avaient conduit à la réduction d’émission de CFC, les chlorofluorocarbures, des gaz mettant à mal la couche d’ozone. Il y avait alors une solution technique : remplacer ces gaz par d’autres.
La communauté internationale a alors imaginé que la question du réchauffement climatique pourrait être traitée de la même façon, en se focalisant sur les émissions de gaz à effet de serre, sans s’intéresser à la cause fondamentale du problème : l’économie mondiale accro aux gaz, pétrole et charbon. Elle a finalement mis trente ans à lever ses œillères et rompre cette inertie.
Les négociations sur le réchauffement climatique sont basés sur un principe : la neutralité. Ce n’est pas le rôle des négociations international de définir le mix énergétique des États-Unis, de la France…ou de l’Arabie saoudite. C’est laissé à la libre appréciation de chaque pays.
Ce principe de neutralité produit une difficulté à discuter des énergies fossiles. On observe alors une forme de déni des États, y compris ceux du nord, soi-disant les plus avancées en matière de changement climatique. Ils refusent de mettre la question des énergies fossiles sur la table, considérant que finalement, on pourrait la résoudre par des dispositifs technologiques, par des améliorations techniques, ou je ne sais quoi…
Enfin, c’est également lié à la façon dont les relations internationales se sont constituées depuis la décolonisation. On touche, ici, à la question des ressources naturelles des États, et donc à leur souveraineté nationale.
Structurellement, le droit international n’est pas construit pour permettre ce genre de négociations. Cela génère une tension inévitable entre des politiques énergétiques nationales et un mix énergétique mondial, qui, lui, organise le réchauffement climatique. L’accord de Paris ne s’intéresse par exemple pas aux questions de hiérarchie.
Qu’est-ce que nous pouvons espérer de cette COP 28, notamment en matière d’encadrement des énergies fossiles ?
Maxime Combes : Les COP ne sont pas armées pour organiser la sortie des énergies fossiles à l’échelle mondiale. À ce stade, trois options sont discutées à cette 28e Conférence des Parties. D’abord, une option volontariste, qui énonce une élimination progressive et planifiée des énergies fossiles. Il est très improbable qu’elle soit conservée.
Une deuxième proposition vise à traiter une grande partie du problème par la capture et le stockage du carbone. Elle prévoit que seuls les gisements non soumis à ces dispositifs devront faire l’objet d’efforts pour être éliminés. Ce serait problématique parce que cela ferait dépendre notre avenir climatique d’une technologie qui, aujourd’hui, n’est pas maîtrisée, est mal répandue, et est extrêmement coûteuse. Le coût de la transition énergétique serait alors augmenté de façon extrêmement conséquente. C’est ce que veulent un certain nombre de pays, notamment les pays producteurs.
La troisième option serait de ne pas avoir d’accord. Le plus probable est d’arriver à un engagement un peu général, conditionné à ce captage de CO2, sans aller plus loin. Le côté positif serait la reconnaissance, ferme et définitive, que les énergies fossiles font partie du problème. Laisser les énergies fossiles dans le sol ne serait alors plus vu comme une idée complètement farfelue, mais comme la condition sine qua none d’une lutte contre le réchauffement climatique à la hauteur des enjeux.
La COP 28 va produire une décision de COP, c’est-à-dire un document qui relate les décisions qui sont prises, mais sans être du droit international en tant que tel. C’est une décision qui n’implique rien d’immédiat dans les politiques menées par les États.
Au lendemain d’une décision sur l’arrêt de l’extraction des énergies fossiles, la Nouvelle-Zélande, qui veut rouvrir l’exploration offshore d’énergies fossiles, la Chine, les États-Unis, la France, qui a donné de nouveaux permis d’exploitation sur le territoire national, ne vont pas subitement dire : « Suite à la décision de la COP hop, on arrête tout ! ». Cette décision ne s’impose pas aux États. Elle n’est pas contraignante.
Le plus intéressant serait non pas un message un peu général mais que la COP décide que les énergies fossiles font partie de son mandat et ouvre un groupe de travail permanent, permettant de lancer des négociations, pouvant conduire à un traité international sur les énergies fossiles.
Cela ne signifie pas que la COP est le problème. Le problème, ce sont les politiques nationales des États. Ce sont les autres institutions internationales qui poussent au contraire à toujours augmenter la production et la consommation d’énergies fossiles.
Ce sont les institutions internationales qui organisent l’économie mondiale, comme l’OMC, dont les règles conduisent à ce qu’on exploite toujours plus d’énergies fossiles. La COP n’est que le reflet de la situation géopolitique et géo-économique actuelle. Elle est désarmée pour lutter contre les énergies fossiles, elle n’a pas les outils juridiques, elle n’a pas le droit international avec elle.
par Juliette Quef sur https://vert.eco/articles/
Au moins 2 456 représentants de l’industrie fossile ont été autorisés à participer au sommet mondial sur le climat à Dubaï, dévoile la coalition Kick Big Polluters Out (KBPO). C’est quatre fois plus que le précédent record. Le Français TotalEnergies a envoyé 12 salarié·es, selon notre décompte. Décryptage.
«On va les dégager de cette COP, on va les dégager de nos communautés!» L’ambiance est électrique, ce mardi matin, à l’entrée de la COP28 à Dubaï. Des représentant·es de pays vulnérables et de peuples autochtones viennent donner de la voix après l’annonce du nombre de lobbyistes à la COP28. «À cause de cette industrie, il y aura bientôt 1,2 milliard de personnes déplacées», s’époumone, poing levé, Keury Rodriguez, Portoricaine et membre du peuple autochtone Taino. «Nous ne sommes pas simplement des personnes déplacées, nous avons été déplacés !». La cible de la jeune femme, comme des autres activistes : les géants du gaz et du pétrole.
Si les lobbyistes des énergies fossiles étaient un pays, ils compteraient la troisième plus grande délégation après les Emirats Arabes unis et le Brésil. Les représentant·es d’intérêts du charbon, du pétrole et du gaz sont 2 456 à avoir obtenu une accréditation à la COP28 sur le climat qui se déroule en ce moment à Dubaï, selon l’analyse de la coalition Kick big polluters out (KBPO), qui regroupe 450 organisations non gouvernementales spécialisées dans la transparence, dont Global Witness, Corporate Accountability et Corporate Europe Observatory.
On compte plus de lobbyistes de l’industrie fossile que de délégué·es des dix pays les plus vulnérables au changement climatique combinés, dont le Soudan ou les Tonga. Et sept fois plus que les membres de peuples autochtones accrédités à la COP28 (316).
Le précédent record, qui date seulement de la COP27, organisée en 2022 à Charm el-Cheikh (Egypte) était quatre fois moindre, avec 636 lobbyistes accrédités.
TotalEnergies en bonne place
Le groupe français TotalEnergies a envoyé 12 personnes, selon notre décompte. Interrogé par Vert, la multinationale veut «dissiper d’éventuels fantasmes de « lobbying pétrolier » à la COP», explique Paul Naveau, du service presse. «En tant qu’entreprise du secteur de l’énergie, TotalEnergies a été invitée à la COP 28 par la Présidence émiratie.» Aucun salarié ne figure en réalité dans les invités du pays hôte, mais six d’entre eux, dont son PDG Patrick Pouyanné, sont accrédité·es dans la délégation française, comme nous l’avons constaté sur la liste des participant·es publiée par les Nations unies.
Six autres le sont au travers d’associations d’entreprises, comme l’International Emissions Trading Association (IETA), l’International Petroleum Industry Environmental Conservation Association (IPIECA), Entreprises pour l’Environnement (EPE), Comité21 et Business Europe. «La présence de ces six experts s’inscrit dans le cadre de leur adhésion au long cours aux associations. Toutes ces associations sont dédiées aux questions de transition énergétique et au soutien des objectifs de l’Accord de Paris», nous explique encore TotalEnergies.
KBPO analyse en effet qu’«un grand nombre de lobbyistes des énergies fossiles ont eu accès à la COP dans le cadre d’une association commerciale». Ainsi, l’Association internationale pour l’échange de quotas d’émission (IETA), basée à Genève et plus grande association du genre, a permis l’entrée de 116 personnes, dont les représentants de TotalEnergies, mais aussi Shell ou la société norvégienne Equinor.
Pourquoi vouloir assister à la COP28 sur le climat ? «Les sujets abordés lors de ces événements sont au cœur de l’ambition de la Compagnie et nos experts y assistent pour suivre les échanges et soutenir les actions collectives de progrès qui y sont présentées, répond TotalEnergies à Vert. Il va de soi que personne chez TotalEnergies ne participe de quelque manière que ce soit aux négociations entre les Etats, ni n’a accès aux espaces de négociations.» Le groupe avance par exemple son soutien à un fonds de la Banque mondiale pour lutter contre les émissions de méthane et un accord d’investissement pour le projet Mirny au Kazakhstan (1 GW de projet éolien géant avec batteries), conclu en marge de la COP28.
«Un brouillard de déni climatique»
Un avis que ne partagent pas les acteurs de la société civile, qui alertent depuis des années sur l’influence des énergies fossiles à la COP. C’est le cas de la cofondatrice de Start Empowerment, Alexia Leclerq : «Vous pensez vraiment que Shell, Chevron ou ExxonMobil envoient des lobbyistes pour observer passivement ces négociations ? […] La présence empoisonnée des grands pollueurs nous enlise depuis des années. C’est à cause d’eux que la COP28 est plongée dans un brouillard de déni climatique, et non dans la réalité climatique».
Même son de cloche chez Muhammed Lamin Saidykhan, responsable du Réseau Action climat international : «La fenêtre de préservation d’une planète vivable se referme rapidement. Dans le même temps, un nombre toujours plus important de grands pollueurs sont autorisés à se promener lors de ce sommet, que les communautés en première ligne ne peuvent se permettre de voir échouer une fois de plus».
Si les entreprises des énergies fossiles concentrent tous les regards, d’autres industries polluantes sont représentées à la COP, de l’aviation à la finance, en passant par l’agro-industrie.
publié le 8 décembre 2023
sur www.msf.fr
Isabelle Defourny, Présidente de Médecins Sans Frontières, interpelle le Président de la République Emmanuel Macron pour la mise en place d’un cessez-le-feu immédiat et durable à Gaza.
Monsieur le Président,
Je vous écris aujourd’hui pour vous demander d'engager tous les efforts nécessaires pour obtenir un cessez-le-feu dans la bande de Gaza. Il faut exiger du gouvernement israélien qu'il mette fin aux attaques meurtrières contre les civils palestiniens et qu'il permette un accès aux biens de première nécessité et à l'aide humanitaire à la hauteur des besoins.
Les six jours de trêve qui se sont achevés vendredi dernier ont représenté un premier signe d'humanité après des semaines de violence indescriptible. Cependant, cette courte trêve n'a nullement permis de fournir les soins et l’assistance dont la population a besoin en urgence. Et nous sommes atterrés de constater que, passé ce court sursis, le carnage a repris de plus belle.
Nous avons été profondément émus par les massacres et les atrocités commis par le Hamas le 7 octobre. Leur ampleur et leur barbarie sans précédent sont révoltantes. Nous partageons l’angoisse des familles des 137 otages encore retenus par le Hamas.
Une guerre totale est menée en retour à Gaza par Israël, sous les yeux du monde entier.
Malgré ses affirmations, Israël ne mène pas uniquement une guerre contre le Hamas. Elle s’abat sur l'ensemble de la bande de Gaza et sa population. Israël applique aujourd’hui une doctrine militaire fondée sur le caractère disproportionné des frappes et la non-distinction entre cibles militaires et civiles, et la revendique publiquement : dès les premiers jours de l’offensive, le porte-parole de l’armée israélienne reconnaissait que cette campagne de bombardements visait à « faire des dégâts et non à être précise ». Selon les autorités sanitaires locales, plus de 15 500 personnes ont été tuées, dont plus de 6 000 enfants. Cela représente plus d’un habitant de Gaza sur 200. Et des dizaines de milliers de personnes ont été blessées.
Les hôpitaux du nord de Gaza ont été anéantis, l’un après l’autre. Certains sont devenus des morgues, voire des ruines. Alléguant que les hôpitaux auraient été détournés de leur fonction à des fins militaires, l’armée israélienne les a bombardés, encerclés et pris d'assaut, tuant des patients et du personnel médical. Le 29 novembre, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) avait recensé 203 attaques contre des structures de santé.
Quatre membres du personnel de MSF ont été tués depuis le début de la guerre. Les soignants qui ont pu continuer de travailler l’ont fait dans des conditions inimaginables. Par manque d’anti-douleurs, de nombreux blessés sont morts dans d’atroces souffrances. En raison des évacuations forcées ordonnées par les soldats israéliens, certains médecins ont dû abandonner des blessés ou malades après avoir été confrontés à un dilemme insoutenable : sauver leur vie ou celle de leurs patients.
S’ajoutent à cela les effets du siège complet imposé dès le début de son offensive militaire par le gouvernement israélien, qui a coupé l’approvisionnement en nourriture, en carburant, en médicaments et l’aide humanitaire dont dépendaient déjà 80 % des 2,3 millions de personnes dans l'enclave en raison du blocus en vigueur depuis 2007. Si la trêve a permis d’augmenter le nombre de camions acheminés chaque jour, la reprise des combats a entraîné à nouveau leur diminution et compromet les capacités de distribution au sein de l’enclave. La disponibilité de nourriture et d’eau à Gaza est aujourd’hui minime, et ceci alors que 1,8 million de personnes déplacées vers le sud, selon les Nations unies, sont entassées dans des abris précaires et surpeuplés et que l’hiver arrive. Le 16 novembre, la Directrice générale du Programme alimentaire mondial alertait ainsi que « les civils sont confrontés au risque immédiat de mourir de faim. »
MSF a récemment envoyé une équipe internationale d'urgence dans le sud de Gaza pour soutenir ses collègues palestiniens et renforcer les capacités de prise en charge dans les hôpitaux. Ces derniers jours, nos collègues sont témoins d’importants afflux de blessés après d’intenses bombardements, y compris à proximité des hôpitaux. De nombreux blessés souffrent de blessures complexes, de traumatismes multiples, de brûlures. Ils s’entassent dans des hôpitaux surchargés et débordés où le manque de place, d’hygiène et d’équipement rend impossible l’exercice de la médecine. Tous les jours, nos équipes essaient de soigner des patients qui devraient plutôt être évacués en urgence dans des hôpitaux spécialisés, à l’abri des bombardements.
Le nord de Gaza a été rayé de la carte. Pilonné, meurtri, privé de structures médicales fonctionnelles, il est devenu un lieu impropre à la vie, inhabitable.
Après avoir enjoint la population à se déplacer vers le sud, tout laisse à croire qu’Israël s’apprête à y appliquer la même politique de destruction méthodique observée dans le nord. Plus aucun endroit n'est sûr.
Comment, dès lors, traiter les milliers de blessés ? Comment assurer les soins dont ces personnes auront besoin pendant des semaines, voire des mois ? Comment soigner sur un champ de bataille, sur un champ de ruines ?
Les attaques indiscriminées et continues doivent cesser maintenant.
Les déplacements forcés doivent cesser maintenant.
Les attaques contre les hôpitaux et le personnel médical doivent cesser maintenant.
Le siège de Gaza doit cesser maintenant.
Un cessez-le-feu durable est le seul moyen d'arrêter le massacre de milliers de civils supplémentaires et de permettre l'acheminement ininterrompu de l'assistance humanitaire. MSF demande la mise en place d'observateurs indépendants pour vérifier et faciliter l’accès adéquat aux biens et aux services essentiels à Gaza. Nous demandons également la mise en place de possibilités d'évacuation médicale sécurisées et stables vers des pays tiers, comme l’Égypte, pour des milliers de personnes souffrant de blessures graves.
Nous avons pris acte de votre appel à « redoubler d’efforts pour parvenir à un cessez-le-feu durable ». Nous vous demandons de faire suivre ces intentions d’une mobilisation à la hauteur du rôle d'acteur diplomatique influent de la France, et d’exercer la pression nécessaire à convaincre l'État d'Israël que l'arrêt de mort qu'il a signé pour la population de Gaza est inhumain et injustifiable.
C’est au nom de notre humanité commune que nous vous demandons d'agir.
« Nous avons fait ce que nous pouvions. Souvenez-vous de nous. » Ce sont les mots écrits par l’un des médecins urgentistes de MSF sur le tableau blanc d’un hôpital de Gaza, normalement utilisé pour planifier les interventions chirurgicales.
La France pourra-t-elle en dire autant lorsque les armes se tairont et que l'ampleur de la dévastation à Gaza se révélera ?
Dr. Isabelle Defourny,
Présidente de MSF.
publié le 7 décembre 2023
Julie Paris sur www.mediapart.fr
Pendant que l’armée israélienne encercle Khan Younès au sud de l’enclave, les opérations se poursuivent au nord, notamment dans le camp de Jabalia, transformé en cimetière susceptible de devenir une « zone tampon » entre Israël et ce qu’il restera de Gaza.
Le Caire (Égypte).– « Je ne sais pas ce que nous allons devenir. J’espère aller au paradis. » Au bout du fil, la voix d’Oum Samer* est chevrotante. La brève conversation est entrecoupée d’échos d’explosions. Après des semaines d’intenses bombardements et d’assauts répétés, les forces armées israéliennes sont entrées mardi 5 décembre dans le camp de Jabalia. « Prie pour moi, pour nous », gémit Oum Samer avant que la ligne ne soit coupée. Les yeux rougis et l’angoisse au ventre, Ashraf S., son fils, tente en vain de rétablir la communication.
Le jeune homme de 28 ans se plonge dans Google Maps pour évaluer la progression des blindés israéliens : « Ils sont à seulement un pâté de maisons d’eux. » Eux, c’est-à-dire sa mère, son père, ses deux frères, sa sœur et sa nièce de deux ans. La famille s’est d’abord rassemblée dans un immeuble situé à deux pas du marché de Jabalia, l’ancien cœur battant du nord de la bande de Gaza, avant de se replier dans un appartement à la lisière du cimetière de la ville. « C’est une boucherie. La mort est partout. Le camp se transforme en cimetière », soupire Ashraf en montrant une vidéo qui tourne sur les réseaux sociaux. Faute de place, des tombes sont creusées en pleine rue, au beau milieu de rares immeubles encore debout.
Jabalia, le plus grand camp de réfugié·es de la bande de Gaza, est sorti de terre en 1948 après la création d’Israël et l’expulsion de centaines de milliers de Palestinien·nes. Jusqu’en octobre, il comptait plus de 110 000 habitant·es. Combien sont-ils désormais ? Nul ne le sait. Si des dizaines de milliers de personnes originaires du camp ont rejoint le sud de l’enclave, elles ont souvent été remplacées par des habitant·es des communes voisines qui ont trouvé refuge dans l’entrelacs de bâtisses dépareillées de ce camp réputé imprenable.
Ashraf pourrait parcourir ses ruelles les yeux fermés. Pour l’heure, c’est dans les rues du Caire qu’il marche d’un pas pressé. Ashraf étudie en Égypte depuis trois ans. Face à ce cauchemar, il se sent impuissant : « J’ai réussi à envoyer quelques centaines de dollars à mes parents mais l’argent est inutile, il n’y a plus rien à acheter. Les rayons des épiceries sont vides. Ma mère n’a trouvé que de la sauce tomate et de l’huile de tournesol. » L’aide alimentaire qui peine à se frayer un chemin jusqu’au nord de l’enclave est totalement insuffisante.
Depuis le début de l’offensive terrestre le 27 octobre dernier, la zone est coupée du monde et passe sous les radars médiatiques. Pourtant, chaque jour apporte son lot de victimes, d’immeubles effondrés, d’écoles et d’hôpitaux visés. Les combats entre l’armée israélienne et les groupes armés palestiniens continuent de faire rage autour de l’hôpital Kamal Adwan. Selon l’ONU, environ 10 000 civils sont pris entre deux feux aux abords de l’unique structure médicale en fonctionnement dans le nord de l’enclave.
Assiégée par les chars, Jabalia vit sous un déluge de bombes et de tirs d’artillerie depuis la reprise des hostilités le 1er décembre. La liste des victimes, anonymes ou illustres, s’allonge. Des histoires macabres circulent sur une boucle de messagerie regroupant des habitants du camp.
Le lendemain de la rupture de la trêve dans l’après-midi, des dizaines de personnes périssent dans le bombardement d’un immeuble. Parmi elles, Sofyan Taya, le président de l’Université islamique de Gaza. Le physicien reconnu avait trouvé refuge chez sa belle-famille après la destruction de sa propre maison.
Quelques heures plus tard, un bâtiment adjacent est victime d’une frappe. La famille touchée s’éparpille dans les rues étroites du camp. Les blessés sont évacués par des voisins à l’hôpital.
L’une des sœurs manque à l’appel. Dans le chaos ambiant, elle s’est traînée jusque dans l’arrière-boutique d’un magasin vide. Le temps que ses proches arrivent, il est trop tard. Elle gît, inanimée, dans une mare de sang.
Ces récits sont ponctués par des touches d’espoir. Un adolescent de 13 ans a été retrouvé sain et sauf sous les décombres, huit jours après le bombardement de sa maison. Épuisée par des recherches infructueuses parmi les débris, sa famille l’avait déclaré mort.
« Personne ne sait comment c’est possible. C’est une résurrection, commente Ashraf. J’espère qu’il restera des gens sur place pour continuer de nous informer. »
L’objectif affiché de ce déchaînement meurtrier ? Démanteler un QG du Hamas selon l’armée israélienne qui déclare avoir « éliminé » des terroristes et saisi des armes et des munitions dans une clinique et une école au prix d’intenses combats.
Le « camp rouge » berceau de la première Intifada
« Ils s’attaquent surtout à Jabalia pour asseoir leur victoire, souffle Ashraf. Si le camp tombe, c’est toute la bande de Gaza qui tombe. » Car Jabalia, berceau de la première Intifada, est un symbole de poids. Celui de la résistance civile et armée palestinienne.
Le 8 décembre 1987, quatre ouvriers originaires du camp sont tués dans un accident avec un camion israélien au checkpoint d’Erez, dans le nord de l’enclave. Des manifestants envahissent les ruelles et lancent des pierres sur les soldats. C’est le début du long soulèvement qui aboutira à la signature des accords d’Oslo en 1993. Depuis, Jabalia est une forteresse réputée imprenable.
Surnommé « le camp rouge », il est dominé par les partis de gauche avant de passer aux mains du Hamas. Au tournant des années 2000, le mouvement islamiste issu des Frères musulmans remplit les portemonnaies avant de gagner les cœurs.
« Après avoir pris les mosquées, le Hamas a arrosé le camp via ses associations de charité, en offrant des sacs de courses, ou en affrétant des bus entiers les jours d’élections. C’est ainsi qu’ils ont pris le pouvoir dans toute la bande de Gaza », regrette de son côté Farès A. Employé dans un centre culturel, il était en voyage en Europe le 7 octobre dernier. Après un long périple, il a atterri au Caire où, comme des milliers de ses compatriotes, il reste pendu au téléphone.
Le quadragénaire est inquiet. Mercredi matin, à l’aube, un immeuble s’est écroulé dans la rue Falloujah, au cœur de Jabalia. À cinq mètres seulement de la maison où une bonne partie de sa famille s’est confinée. Une trentaine de ses proches ont déménagé trois fois en 48 heures, en passant d’un bloc d’immeubles à un autre, au gré de l’avancée des tanks israéliens.
Combien de temps survivront-ils ? L’espoir s’amenuise. Farès s’étrangle : « Bientôt, Jabalia ne sera que sable et poussière, les Israéliens veulent nous éliminer de la surface de la terre. Pour une dizaine de combattants tués, combien de civils ont été massacrés ? Ce n’est pas une mare de sang, c’est une mer de sang ! »
Impossible de convaincre ses frères et sœurs de rejoindre la cohorte des déplacé·es lorsque l’armée israélienne a ordonné l’évacuation des civils au sud de l’enclave. Badr, son aîné de dix ans, est une forte tête. Il refuse de quitter son domicile et d’abandonner son camp natal.
Je préfère mourir chez moi plutôt que d’agoniser sur un bord de route ou bien périr sous un bombardement à Khan Younès ou à Rafah. Fatiha A., habitante de Jabalia
« Je ne veux pas participer à une deuxième Nakba [la « catastrophe » qui a poussé des centaines de milliers de Palestinien·nes à l’exode lors de la création de l’État d’Israël en 1948 – ndlr]. Je ne donnerai pas l’opportunité aux Israéliens de gagner cette guerre en m’expulsant moi-même », ne cesse-t-il de répéter à Farès.
Sa sœur Fatiha, surnommée le « roc », n’en démord pas non plus. « Partir, mais pour aller où ? C’est dangereux. On peut être arrêtés ou tués à tout moment. Je préfère mourir chez moi plutôt que d’agoniser sur un bord de route ou bien périr sous un bombardement à Khan Younès ou à Rafah », sanglote-t-elle. Pour la première fois en soixante jours de guerre, l’infirmière fond en larmes.
En guise de consolation, Farès formule quelques prières et incantations. Depuis l’appartement du Caire où il regarde les chaînes d’information en continu, le quadragénaire est tiraillé. L’armée israélienne encercle Khan Younès et intensifie ses frappes dans le sud de l’enclave.
Fatima, sa mère, Safia, son épouse, et leurs trois enfants sont hébergés dans cette ville prétendument refuge. Depuis des jours, Farès se démène dans l’espoir de les sauver. Ses tentatives pour leur obtenir des laissez-passer via le poste-frontière de Rafah demeurent vaines.
Sur l’écran, des scènes d’horreur tournent en boucle. Elles sont similaires à celles de Jabalia. « Je vivais suspendu aux nouvelles de mes frères et sœurs dans le nord. Désormais, c’est pour ma famille dans le sud que je meurs d’inquiétude. Je ne sais pas si je vais pouvoir tenir longtemps. » Loin des bombes mais loin des siens, Farès se consume à petit feu.
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
Dans les territoires occupés, l’armée israélienne multiplie les raids pour faire taire toute résistance, y compris pacifique. Les camps de réfugiés sont particulièrement ciblés par les colons. Les jeunes disent leurs souffrances, leur épouvante et leur espoir de la fin de l’occupation.
Camp de réfugiés de Qalandiya (Cisjordanie occupée), envoyé spécial.
La mosquée est pleine à craquer. À l’extérieur, des centaines de Palestiniens attendent le visage grave, silencieux. Ils sont venus rendre un dernier hommage à Ali Ibrahim Al Qam, 33 ans, tué la veille lors d’un raid de l’armée israélienne dans le camp de réfugiés de Qalandiya. Le corps enveloppé d’un linceul, seule la tête du défunt émerge. Il est porté à bout de bras par des jeunes qui laissent alors éclater leur colère.
Un drapeau palestinien flotte sur ce cortège funéraire qui marche dans les rues défoncées au cri de « Allah Akbar ! » (Dieu est grand). L’endroit porte encore les stigmates de l’attaque israélienne : magasins défoncés, vitres brisées, voitures endommagées, etc. Le triste quotidien d’un camp – témoignage de la première Nakba, celle de 1948 – situé en zone C, à quelques centaines de mètres du plus grand check-point de Cisjordanie qui marque l’entrée de Jérusalem.
Une zone tampon sans loi
« Zone C, cela signifie, selon les accords d’Oslo, que nous dépendons totalement des Israéliens, que ce soit pour la gestion administrative de la vie publique ou pour la sécurité ! » s’emporte Mohamed Aslan, la soixantaine vaillante, membre du comité populaire du camp de Qalandiya. « De la sécurité, nous n’en avons pas puisque l’armée d’occupation ne cesse d’intervenir ici et qu’elle est là pour protéger la colonie juive de Kokhav Ya’akov toute proche. Quant à la gestion, vous n’avez qu’à constater par vous-même ! » assène-t-il en balayant d’un geste les environs.
« L’absence de réseaux séparés pour les eaux pluviales et les eaux usées présente des risques pour la santé des résidents et transforme le camp en fosse septique lorsqu’il pleut. » À l’intérieur comme à l’extérieur du camp, les infrastructures sont pratiquement inexistantes. La route principale reliant le check-point à Ramallah, plus au nord, est truffée de crevasses. Aucun éclairage n’a été mis en place et les ordures s’entassent sur les bas-côtés. Pour les Palestiniens qui doivent partir travailler à Jérusalem ou simplement rejoindre une autre ville de Cisjordanie, le trajet est un enfer d’embouteillages au quotidien.
Combien sont-ils à s’entasser dans ce camp ? Dix-huit mille, selon les chiffres de l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). « En réalité, nous sommes beaucoup plus », indique Mohamed Aslan, qui évoque les 55 % de jeunes de moins de 25 ans présents dans le camp. Il préfère mettre l’accent sur les 140 000 personnes qui vivent entre le check-point de Qalandiya et la municipalité d’Al-Bireh, qui jouxte Ramallah. « Ici, c’est comme une zone tampon. Il n’y a aucune loi. » Une situation voulue et perpétuée par les autorités israéliennes, qui trouvent dans ce désarroi social et humain le moyen de perpétuer l’occupation.
« Quand on quitte la maison, on ne sait pas si on va rentrer le soir »
Lundi, en milieu de matinée, alors que tout le monde vaquait à ses occupations, une quarantaine de véhicules de l’armée israélienne ont déboulé dans le camp. « Chaque fois qu’on essayait de bouger, ils nous tiraient dessus », témoigne Mohamed Aslan. Anas al Qam, 13 ans, le visage tiré, tente de rassembler ses souvenirs lorsque nous le rencontrons. Il se trouvait en classe, dans l’établissement à l’entrée du camp.
« Vers 10 h 30, on a entendu les Israéliens entrer dans le camp. On s’est tous mis à crier ”Allah Akbar !“ parce qu’on s’est dit qu’on allait être tués. On était vraiment terrifiés, surtout lorsqu’ils ont lancé des grenades lacrymogènes dans l’établissement. » C’est en essayant d’aller chercher ses enfants à l’école qu’Ali Al Qam a été abattu, comme le rappelle son cousin Youssef, 16 ans, apprenti mécanicien, qui ne cache pas sa colère mais aussi son désarroi. « On est avec ses proches, sa famille, et, d’un coup, sans raison, on apprend la mort de l’un d’eux. » De rage, il a brisé son téléphone en le lançant au sol. Vingt-cinq Palestiniens ont été blessés durant ce raid.
Il faut imaginer la douleur de ces jeunes adolescents dont la vie est rythmée par la mort qui peut survenir à tout moment. « Mon voisin Ahmed Awad n’a que 17 ans. Nous étions en train de regarder ce qui se passait. Tout à coup, je l’ai vu tomber. Il avait été touché aux deux jambes par un sniper », décrit Radwan Al Qam, 15 ans. C’est aussi cette parole terrible de Moataz Al Khatib, 16 ans, qui va au collège dans la ville d’Al-Ram, à quelques kilomètres.
La semaine, il dort chez son grand-père, dans le camp, et décrit les fouilles systématiques des soldats, les interrogatoires, les attentes aux check-points pour laisser passer les colons, les photos d’identification que les soldats ont faites de lui à deux reprises, sans doute pour alimenter un fichier de reconnaissance faciale. « J’ai si peur que l’armée revienne dans le camp. Quand on quitte la maison, on ne sait pas si on va rentrer le soir. »
Le petit Mohamed Wahdan, 11 ans, évoque le sort de son ami « Anan, qui a le même âge que (lui). Hier (lundi – NDLR), il a reçu une balle dans le foie alors qu’il traversait la rue en revenant de l’école ». Mohamed demande, les yeux brillants : « Pourquoi on est devenus des réfugiés ? Pourquoi on souffre comme ça ? On n’a rien fait au monde et l’armée israélienne vient régulièrement nous tuer. »
Mettre fin à l’occupation
Le ministre palestinien de la Santé a annoncé, mercredi, que 260 Palestiniens ont été tués et 3 225 blessés en Cisjordanie depuis le 7 octobre, dont au moins 528 enfants ; 45 % d’entre eux dans le cadre de manifestations et 46 % lors de perquisitions ou d’autres opérations. En deux mois, le bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha) a enregistré 318 attaques de colons contre des Palestiniens.
« Depuis le 7 octobre, les Israéliens sont encore plus agressifs, frappent tout le monde, cassent tout dans les maisons lorsqu’ils viennent arrêter quelqu’un. Les check-points se sont multipliés en Cisjordanie, fait remarquer Mohamed Aslan. Se déplacer relève du parcours du combattant. » Mohamed Zahran, 34 ans, raconte l’histoire de son frère qui, deux semaines auparavant, a reçu une balle dans l’épaule, une autre dans le flanc alors qu’il se trouvait sur la terrasse de sa maison à boire un café. « Quand on a voulu l’emmener à l’hôpital en voiture, les soldats ont stoppé le véhicule et l’ont frappé. »
Membre du Fatah, père de deux filles, Mohamed Zahran a passé trois années en prison pour ses activités militantes. Il réclame « la paix et la sécurité parce qu’on souffre de l’occupation et de l’injustice subie », et voit dans l’attaque du Hamas du 7 octobre « un jour de fierté pour les Palestiniens ». Il ajoute : « On a le droit de mettre fin à cette terrible occupation. »
Sur leurs téléphones, tous regardent les insupportables images de Gaza
Du haut de ses 11 ans, Mohamed voudrait bien devenir médecin plus tard, mais lance à l’adresse des Israéliens : « Vous avez volé nos terres, on se défend ! » Anas, 13 ans, acquiesce. « Il faut que quelqu’un dise Stop ! Ça suffit. On ne se sentira en sécurité que s’ils partent de nos terres. On n’a pas d’avenir, on peut être tués à n’importe quel moment. » Youssef, 16 ans, déclare : « Je ne veux pas vivre avec ces crimes de guerre, cette injustice permanente, la destruction de nos maisons. »
Moataz, 16 ans aussi, parle de « l’avenir bouché. On est dans le brouillard », même s’il veut devenir avocat « pour savoir comment nous pouvons résister légalement aux Israéliens, mais aussi pour défendre les enfants des camps de réfugiés ». À 15 ans, Radwan exige « d’arrêter l’occupation, qu’on puisse se déplacer sans restriction et vivre enfin en paix ».
Sur leurs téléphones mobiles, tous reçoivent ces insupportables images venues de Gaza. Ils voient des gamins de leur âge, qui pourraient être leurs copains, tués, blessés ou en larmes devant des bâtiments en ruine. L’occupation israélienne a transformé ces enfants en adultes avant l’heure. Ils ont la peur au ventre. Ils n’ont pas de haine. Aucun n’a eu une parole insultante envers les juifs. Ils se demandent juste pourquoi la vie est si sombre pour eux, pourquoi le monde les abandonne.
publié le 6 décembre 2023
Fabrizio Burattini sur https://www.cadtm.org/ - à l’origine publié sur https://alencontre.org
Giorgia Meloni a dû déserter la « kermesse » convoquée par son parti pour célébrer l’anniversaire de prise de son gouvernement (22 octobre 2022). Elle est également restée à la maison car le monde politique, les médias, l’opinion publique et la presse à sensations ne parlaient que de sa séparation d’avec son compagnon, Andrea Giambruno, journaliste de télévision, qui venait d’être filmé sur le tournage de l’émission qu’il animait alors qu’il importunait sévèrement une journaliste qui était sa collaboratrice.
La Première ministre (Présidente du Conseil des ministres) a réagi à la diffusion de ces images en criant au « complot » visant à faire tomber son gouvernement. Toutefois, les seuls qui peuvent être soupçonnés de complot sont ceux qui dirigent ces chaînes de télévision, à savoir la famille Berlusconi, les commanditaires de l’un des partis de droite membre de sa coalition, soit Forza Italia.
Autre élément révélateur des tensions internes au sein de la majorité de droite, le choix de Matteo Salvini, le leader de la Ligue (Lega), d’organiser sa traditionnelle journée nationale précisément à l’occasion de la visite conjointe de Giorgia Meloni et Ursula von der Leyen sur l’île de Lampedusa (le 17 septembre 2023), suite à l’arrivée de milliers de migrant·e·s. Ainsi, alors que la Première ministre manifestait activement son accord avec la Commission européenne sur la politique à l’égard des migrant·e·s, Salvini donnait la parole à Marine Le Pen qui fulminait devant le « peuple leghista » contre cette même politique jugée « trop accueillante » à l’égard des « islamistes » et des potentiels « terroristes ».
La tension entre les partenaires gouvernementaux est également attestée par le choix de Matteo Salvini d’organiser une manifestation à Milan le 4 novembre (sans grand succès : quelques centaines de participants) « pour la défense des droits, de la liberté, de la sécurité et de la paix », « pour la défense de la civilisation occidentale » et « contre le terrorisme islamique », alors que la Première ministre souhaite se positionner sur le plan international en faveur d’Israël, tout en évitant soigneusement d’évoquer le « choc des civilisations ».
Tensions sur les politiques sociales
Sur le plan économique, les divisions s’étaient manifestées notamment sur la proposition que Giorgia Meloni avait présentée en août de taxer les « superprofits » que les banques ont accumulés grâce à la hausse des taux d’intérêt, un « impôt extraordinaire calculé sur l’augmentation de la marge nette d’intérêt » [c’est-à-dire la différence entre le taux d’intérêt auquel les banques prêtent et celui auquel elles se refinancent]. Selon de nombreuses études, les banques ont augmenté leurs bénéfices de plus de 50% par rapport à l’année dernière.
Immédiatement, le parti Forza Italia avait exprimé un vif désaccord (il ne faut pas oublier que la famille Berlusconi possède la Banca Mediolanum, huitième institution de crédit du pays). Un avis qui fut renforcé par celui, identique, de la Banque centrale européenne.
Après un affrontement musclé entre les ministres, dont rien n’a filtré, un accord a été trouvé à la majorité, qui annule en fait la proposition de Giorgia Meloni, étant donné que le règlement prévoit que les banques peuvent choisir entre le paiement de la taxe ou le renforcement de leurs « indices de solidité en fonds propres ». En d’autres termes, la taxe (de 0,26%) ne serait payée que si le bénéfice additionnel était distribué aux actionnaires sous forme de dividendes.
Evidemment, les tensions entre les partenaires de la coalition majoritaire s’intensifient, avant tout, dans la perspective des élections européennes de juin 2024, qui verront s’affronter non seulement des sensibilités politiques différentes sur les thèmes nationaux, mais aussi des projets divergents sur l’Union européenne.
Le 16 octobre, lors d’une conférence de presse, Giorgia Meloni avait solennellement présenté le projet de loi de finances pour 2024, annonçant, également au nom des autres dirigeants présent de cette droite présents, qu’aucun parlementaire de la majorité ne présenterait d’amendement à cette proposition. Au lieu de cela, au cours des deux semaines suivantes, de nombreux projets de loi différents ont été élaborés, manifestant les préoccupations corporatistes et sectorielles des différentes composantes du gouvernement.
Puis, en partie parce que c’était la date limite pour ne pas risquer que le processus complexe d’approbation de la loi ne se déroule pas comme prévu, le 31 octobre, le projet de loi officiel a été officiellement présenté au parlement. Ce projet est fortement conditionné par les exigences de l’UE.
Ce document confirme l’austérité budgétaire, la l’absence de mesures pour contrer l’augmentation du coût de la vie (environ 20% sur deux ans), la poursuite des coupes dans les services publics et un feu nourri de privatisations (il est prévu de vendre pour 20 milliards de biens publics au cours de la période triennale 2024-26).
Pour ce qui a trait aux salarié·e·s, la loi prévoit 15 milliards pour entériner la baisse des impôts et des cotisations sur les revenus du travail jusqu’à 35 000 euros, ainsi que l’unification des deux premiers barèmes d’imposition (qui déterminent le taux d’imposition). Il faut souligner que cette réduction n’entraînera aucune augmentation des salaires et des pensions, qui resteront parmi les plus bas d’Europe, car la réduction est déjà en place et la loi ne la prolonge que « provisoirement » jusqu’en 2024 (par pure coïncidence, l’année des élections).
De plus, il ne faut pas oublier que cette réduction de 15 milliards de cotisations et de déductions fiscales entraînera une diminution correspondante des recettes de l’Etat, ce qui obligera à réduire les dépenses sociales, d’autant plus que la dette publique est gigantesque (elle se situe à 144,4% du PIB).
Pour les familles pauvres (selon les données de l’Institut des statistiques, 1 960 000 ménages, soit 5 571 000 personnes, autrement dit 9,4% de la population résidente, et 13,3% dans le Sud), le fonds d’aide aux dépenses énergétiques est divisé par deux (de 400 à 200 millions d’euros) et le seuil de revenu pour en bénéficier passe de 15 000 à 9530 euros.
Au cours de la campagne électorale, les partis de droite avaient attaqué de front la lourde réglementation sur les retraites introduite en 2011 par le gouvernement « technique » de Mario Monti [novembre 2011-avril 2013], – avec le soutien d’une grande partie du Parlement, la « réforme Fornero » [du nom de l’économiste de l’Université de Turin, devenu ministre du Travail et des Politiques sociales] – en promettant de l’abroger. Il s’agissait d’une promesse électoralement très convaincante puisque cette mesure (à laquelle les syndicats majoritaires ne s’étaient pas opposés) avait repoussé de 5 à 6 ans, pour des millions de personnes, la date de départ à la retraite.
Or, dans la loi de finances qui vient d’être présentée, non seulement il n’y a pas d’abrogation de cette loi, mais, paradoxalement, les conditions en matière d’accès à la retraite sont encore durcies, avec des pénalités plus lourdes pour ceux qui partent à la retraite avant 67 ans (nouvelle réduction du montant pouvant aller jusqu’à 15%), reprenant et renforçant les objectifs qui étaient à la base de la réforme de 2011 : décourager les départs à la retraite et allonger toujours plus la « durée de la vie active ».
Est également « oubliée » la promesse « historique » de l’ancien parti de feu Berlusconi, à savoir l’augmentation des pensions « minimales » : elles demeurent bloquées à 563,74 euros, depuis des années.
Les contributions de l’Etat aux collectivités locales sont encore réduites (4 milliards de moins), ce qui entraînera une détérioration des services locaux et une augmentation de la pression fiscale sur les municipalités.
Trois milliards supplémentaires sont alloués au système de santé, dont 2,4 milliards serviront à financer le renouvellement du contrat de travail du personnel du secteur (suspendu depuis 2021). Il ne reste donc que 600 millions d’euros pour financer les établissements de santé, soit une augmentation de 0,4%, ce qui est manifestement insuffisant pour faire face à l’augmentation des coûts d’environ 20%. Le ratio des dépenses de santé par rapport au PIB passera de 6,6% en 2023 à 6,3% en 2024, l’objectif étant, sur la base des prévisions économiques pour les années à venir, de le ramener à 6,1 en 2026. Il convient de souligner qu’il faudrait augmenter les dépenses de santé de 27 milliards, afin qu’elles atteignent la moyenne européenne (déjà socialement insuffisantes).
Le service public de santé italien, comme nous l’avons vu de manière flagrante lors de la pandémie, souffre d’une très grave pénurie de personnel médical et infirmier. Pourtant, la loi de finances n’alloue des fonds (d’ailleurs dérisoires) pour de nouvelles embauches qu’à partir de 2025.
En revanche, la loi, conforme à l’orientation économique néo-libérale, augmente de 600 millions les financements pour les soins de santé privés sous convention, récompensant de surcroît les régions qui, dans le passé, ont déjà favorisé les structures non publiques.
La loi de finances – qui « trahit » toutes les promesses « sociales » faites par cette droite lors de la campagne électorale – est tout à fait destinée à rassurer les technocrates de Bruxelles et, avant tout, les marchés financiers. Elle est dépourvue de toute mesure pour lutter contre le sous-emploi et la précarité, la pauvreté salariale de millions de travailleurs pauvres, le fardeau de l’inflation qui frôle les deux chiffres, l’accroissement des inégalités sociales et territoriales. On constate – ce qui certes n’étonne pas – l’absence de mesures pour compenser la suppression du revenu de citoyenneté décrétée avant l’été, pour lutter contre le changement climatique et les dérèglements hydrogéologiques qui continuent de provoquer des catastrophes à répétition dans diverses régions du pays.
Dans ce contexte, rien n’est prévu pour lutter contre la colossale fraude fiscale (un manque à gagner pour l’Etat estimé à environ 120 milliards par an). La flat tax est confirmée à 15% pour les revenus des indépendants jusqu’à 85 000 euros (une couche considérée, à juste titre, comme un réservoir électoral de la droite. Est confirmée, la dépense (sur trois ans) de 12 milliards pour le pont sur le détroit de Messine (entre le continent et la Sicile), un autre grand ouvrage inutile et néfaste (si ce n’est pour ceux qui savent tirer bénéfices de ce type de projet).
Evidemment, la loi ne touche pas au tabou d’un impôt, même minime, sur la richesse des plus riches du pays. Or, en Italie (selon les données d’Oxfam), 0,134% de la population dispose d’un patrimoine supérieur à 5 millions de dollars et possède une part de richesse égale à celle détenue par 60% de ses « citoyens » les plus pauvres. Les 5% les plus riches de la population italienne possèdent 41,7% de la richesse nationale nette, soit plus que les 80% des « concitoyens » les plus pauvres, qui ne possèdent ensemble que 31,4% du total. Ces inégalités se creusent d’année en année : la somme détenue par les 10% les plus riches de la population, six fois supérieure à celle détenue par la moitié la plus pauvre des habitants du pays, a augmenté de 1,3% par an. La part des 20% les plus pauvres est restée stable, celle des 70% qui restent a même diminué. La valeur monétaire des actifs des milliardaires italiens a augmenté d’environ 13 milliards de dollars, soit une hausse de 8,8% par rapport à la période précédant la pandémie.
A la recherche d’une opposition
Maintenant, nous allons observer si sera respectée, au Parlement, la décision de la direction de la coalition d’inciter tous les députés de droite à voter sans hésitation le texte du projet de loi de finances, et cela sans amendements.
Les syndicats majoritaires ont tous exprimé des critiques plus ou moins fortes à l’égard du projet de loi. Mais ils ne sont pas allés au-delà de la déclaration d’une série de grèves régionales. Et même la CGIL de Maurizio Landini, malgré la bonne participation à la manifestation nationale du 7 octobre, s’est ralliée à cette forme de lutte à peine plus que symbolique.
L’opposition parlementaire continue de payer le prix de ses divisions, non seulement entre les partis, mais aussi à l’intérieur des partis. La partie la plus centriste de l’opposition s’est à nouveau et désormais formellement divisée entre l’Azione de Carlo Calenda et l’Italia Viva de Matteo Renzi. Le leadership d’Elly Schlein au sein du PD (Parti démocrate) fait l’objet de critiques de la part d’une grande partie de l’appareil du parti, qui la considère comme trop « radicale ». Le Mouvement 5 étoiles de Giuseppe Conte a été privé de son point atout, le Revenu de citoyenneté [qui prendra fin le 31 décembre 2023 ; il fut introduit fin 2019 par le premier gouvernement Conte].
Les incidents qui minent la crédibilité de ladite gauche se poursuivent également. Le député italo-ovoirien Aboubakar Soumahoro (ancien syndicaliste des travailleurs immigrés, élu en 2022, sur une liste les Verts) est de plus en plus dans le tourbillon du scandale impliquant sa famille, qui dirigeait une coopérative d’accueil d’immigré·e·s, dont les fonds auraient été utilisés pour des dépenses personnelles luxueuses (vêtements et bijoux de valeur).
Et la gauche, comme partout dans le « monde occidental », est accusée d’antisémitisme pour sa solidarité avec le peuple palestinien. Tout cela, d’ailleurs, dans un contexte ubuesque où, pour défendre Israël, on trouve aussi des représentants de l’extrême droite, disciples de ce Giorgio Almirante qui, de 1938 à 1942, dirigea la rédaction de la revue antijuive et raciste La difesa della razza.
La menace d’une réforme constitutionnelle autoritaire
En outre, ces derniers jours, le Conseil des ministres a approuvé le projet d’une réforme constitutionnelle de grande envergure qui prévoit comme forme de gouvernement pour le pays une sorte de « primat du premier ministre » qui met à mal la répartition des pouvoirs prévue par la Constitution actuelle. La Première ministre Giorgia Meloni a qualifié cette réforme de « mère de toutes les réformes ».
La nouvelle architecture institutionnelle soustrait des pouvoirs au président de la République (qui ne choisirait plus le premier ministre – président du conseil – et ne pourrait plus dissoudre les chambres en cas de crise gouvernementale), tandis que ceux du premier ministre élu au suffrage universel seraient structurellement accrus. Le Parlement, lui aussi, verrait son rôle de plus en plus réduit à un simple lieu de ratification des décisions du premier ministre et de son gouvernement.
Le pouvoir serait concentré dans les mains d’une seule personne, de surcroît avec une loi électorale qui garantirait 55% des parlementaires à la coalition majoritaire (quel que soit le résultat en pourcentage des coalitions concurrentes), avec un parlement qui n’est donc plus représentatif de la « souveraineté populaire ».
Il s’agit d’une proposition qui n’a d’équivalent dans aucun autre pays du monde, mais qui réunit beaucoup des pires aspects des régimes « démocratiques » autoritaires qui gouvernent de nombreux pays.
Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que cette proposition constitue le pire résultat des nombreuses réformes institutionnelles et constitutionnelles avancées par divers partis (de droite, du centre, de gauche) au cours des dernières décennies, toutes orientées vers la recherche d’une « gouvernabilité » qui mettrait les institutions à l’abri de la pression populaire, qui effacerait toute trace de participation démocratique en faveur d’une administration néolibérale de la « chose publique ».
Les socialistes craxiens [Bettino Craxi, président du Conseil des ministres d’août 1983 à avril 1987] ont commencé à pousser dans cette direction dès les années 1980, les post-communistes du PDS (Parti démocrate de la gauche 1991-1998) et du PD ont continué avec des réformes désastreuses qui ont été achevées (comme celle du titre V de la Constitution qui attribuait une grande partie des services publics aux régions, favorisant la différenciation territoriale, ou celle de l’article 81 qui obligeait à un « budget équilibré ») et d’autres qui n’ont pas été achevées.
Parmi ces dernières, il convient de mentionner la réforme globale de la Constitution tentée par le gouvernement Renzi en 2016, qui a été rejetée in extremis par un référendum populaire. Une réforme qui n’est pas sans rappeler celle avancée aujourd’hui par Giorgia Meloni. Ce n’est pas un hasard si Matteo Renzi (formellement dans l’opposition) a annoncé le soutien de son groupe à la proposition de la droite.
L’opposition se contente d’attaquer la Première ministre « pour la naïveté et le manque de compétences » avec lesquelles elle est tombée dans le piège tendu par deux humoristes russes qui l’ont entraînée dans un appel téléphonique avec un faux président de l’Union africaine. Au cours de cet appel, Giorgia Meloni s’est lancée dans des considérations géopolitiques sur l’Ukraine, le Niger et l’Union européenne qui ne sont pas toujours cohérentes avec ses prises de position publiques. Mais ce ne sont pas ces bourdes qui vont entamer de manière significative le consensus d’environ 30% que son parti enregistre encore dans les sondages. Elles ne pourront pas non plus mobiliser les 40% ou plus de l’électorat majoritairement populaire qui s’est abstenu lors des derniers scrutins et qui continue à considérer la participation à la vie politique comme inutile. Nous reviendrons, très vite, sur la réforme constitutionnelle et sur « l’accord » avec l’Albanie concernant « la délocalisation » de camps pour migrant·e·s. (Article reçu le 6 novembre 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)
publié le 5 décembre 2023
Rafaëlle Maison (Agrégée des facultés de droit ; professeur des universités) sur https://orientxxi.info/magazine/
Alors qu’Israël et ses alliés invoquent le droit international, y compris un soi-disant droit à se défendre, l’analyse des textes fondamentaux de l’ONU confirme le caractère mensonger de ces allégations. Les aspects juridiques de la situation dans le territoire palestinien occupé ne correspondent pas aux discours officiels tenus à Tel Aviv. Sont ici en jeu, principalement, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le maintien de la paix, et le droit régissant l’occupation militaire.
Aujourd’hui, je pense que la phase qui arrive va être désastreuse. Je ne vois pas au-delà. Il faudrait voir, si ce désastre survient, la forme qu’il prendra et, à ce moment-là, commencer à réfléchir sur l’après. Aujourd’hui, on ne peut pas aller plus loin que ça, sauf à spéculer .Interview d’Élias Sanbar, L’Humanité Magazine, 26 octobre-1er novembre 2023.
Le droit international public consacre sans aucun doute, depuis la période de la décolonisation, le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Ce droit est issu de la pratique juridique de la Charte des Nations unies, de grandes résolutions de son assemblée générale, telle la résolution 1514 (1960), qui ont acquis une force obligatoire générale. Si le processus de décolonisation est pour l’essentiel achevé, cet ensemble normatif conserve son importance pour des « territoires non autonomes » dans lesquels des mouvements indépendantistes existent toujours, et contestent le pouvoir des « puissances administrantes ».
Ainsi le Comité de la décolonisation de l’ONU continue-t-il d’exister et d’examiner ces situations, comme en témoigne le travail que mène l’assemblée générale sur la situation actuelle en Nouvelle-Calédonie. Cet ensemble normatif conserve aussi toute son importance s’agissant de la Palestine puisque, en tant que peuple subissant une occupation militaire (et la bande de Gaza est aussi considérée en droit international comme un territoire occupé par l’État d’Israël), le peuple palestinien en relève sans contestation possible. La Cour internationale de justice (CIJ), qui est l’organe judiciaire principal de l’ONU et qui fait autorité en droit international public, l’a très clairement confirmé dans son avis du 9 juillet 2004 sur l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (§ 118).
Dans son principe, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pose des obligations pour l’État colonial, l’État occupant ou l’État gouvernant par l’apartheid, mais aussi des obligations pour les États tiers. Il reconnaît des droits aux peuples qui en relèvent. S’agissant de l’État colonial ou occupant, il est tenu de permettre l’autodétermination des peuples qu’il gouverne. Cette autodétermination prend la forme principale de l’indépendance et donc de l’accès à la qualité étatique, qui emporte pleine souveraineté économique et sur les ressources naturelles.
Mais, dès lors qu’il est régulièrement consulté, le peuple colonial/occupé peut aussi choisir une libre association avec l’État colonial/occupant, voire une intégration dans cet État (Assemblée générale, résolution 1541, 1961). De manière logique, pour permettre l’autodétermination, l’État colonial ou occupant a l’obligation de ne pas réprimer les mouvements d’émancipation du peuple qu’il administre, il a le « devoir de s’abstenir de recourir à toute mesure de coercition » qui priverait les peuples de leur droit à l’autodétermination (Assemblée, résolution 2625, 1970). Et de manière également logique, les peuples titulaires ont en principe le droit de résister à un État interdisant leur autodétermination, y compris par le moyen de la lutte armée (Assemblée générale, résolution 2621, 1970, évoquant les peuples coloniaux et les puissances coloniales).
Ceci trouve des prolongements dans le droit de la guerre puisque les guerres de libération nationale ont été assimilées à des conflits internationaux par le premier protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1977, ce qui a pour conséquence que les combattants d’un mouvement de libération nationale sont considérés comme des combattants étatiques et doivent pouvoir jouir du statut de prisonnier de guerre s’ils sont mis hors de combat ; évidemment les combattants de tout type de conflit doivent respecter les règles humanitaires du droit de la guerre, fondées sur le principe de distinction entre objectifs militaires d’une part (qui peuvent être ciblés), personnes et biens civils d’autre part (qui ne doivent jamais l’être). Enfin, la CIJ a consacré depuis longtemps l’importance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en affirmant qu’il génère des obligations erga omnes, c’est-à-dire des obligations exceptionnelles pour tous les États qui sont tenus de ne pas reconnaître les situations de domination. L’avis de la CIJ de 2004 précité l’a rappelé s’agissant du peuple palestinien (§§ 155 et 156).
Les limites de la légitime défense
Aussi, l’État occupant, en présence d’une attaque émanant d’un territoire occupé, ne peut invoquer la légitime défense que consacre la Charte des Nations unies en son célèbre article 51. Le « droit naturel » de légitime défense de l’article 51 n’est accessible qu’à un État faisant l’objet d’une agression armée de la part d’un autre État ; dans ce cadre, l’État victime de l’agression armée peut être soutenu par d’autres États dans sa réaction en légitime défense puisque la Charte reconnaît la légitime défense collective. Il est vrai que la réaction en légitime défense à une attaque terroriste telle que celle du 11 Septembre a été discutée ; mais quoiqu’il en soit de ces discussions, elles n’ont jamais permis de penser qu’une attaque émanant d’un peuple vivant sous occupation justifiait l’invocation de la légitime défense de la Charte par l’État occupant.
C’est d’ailleurs ce qu’a affirmé la CIJ en 2004 : l’invocation de la légitime défense par Israël, s’agissant du territoire palestinien occupé, était « sans pertinence au cas particulier » (§ 139 de l’avis). Elle a aussi affirmé que si un État a le droit, et le devoir, de répondre à des actes de violence visant sa population civile, les mesures prises « n’en doivent pas moins demeurer conformes au droit international » (§ 141 de l’avis). S’agissant de précédentes opérations militaires d’Israël, l’Assemblée générale avait condamné en 2009 « le recours excessif à la force par les forces d’occupation israéliennes contre les civils palestiniens, en particulier récemment dans la bande de Gaza, qui ont fait un nombre considérable de morts et de blessés, y compris parmi les enfants, massivement endommagé et détruit des habitations, des biens, des éléments d’infrastructure vitaux et des édifices publics, y compris des hôpitaux, des écoles et des locaux des Nations Unies, et des terres agricoles, et entraîné des déplacements de civils » (résolution 64/94, 2009).
La récente résolution de l’Assemblée générale demandant une « trêve humanitaire immédiate, durable et soutenue, menant à la fin des hostilités » ne reprend pas explicitement cette condamnation d’un recours excessif à la force. Une seule demande explicite est formulée à l’intention d’Israël, puissance occupante, en l’occurrence « l’annulation de l’ordre donné (…) aux civils palestiniens et au personnel des Nations Unies, ainsi qu’aux travailleurs humanitaires et médicaux, d’évacuer toutes les zones de la bande de Gaza situées au nord de Wadi Gaza et de se réinstaller dans le sud de la bande de Gaza », selon la résolution A/ES-10/L.25 du 26 octobre 2023, point 5. L’Assemblée y insiste aussi sur le fait « qu’on ne pourra parvenir à un règlement durable du conflit israélo-palestinien que par des moyens pacifiques (…) ». Le soutien à la résistance armée du peuple occupé, parfois exprimé avant les accords d’Oslo a donc, à ce stade, largement disparu (1).
Une éradication à des fins d’annexion
En réalité, nous sommes actuellement en présence d’une bataille pour le droit qui se déroule sur plusieurs fronts.
Le premier, le plus visible, est donc celui qui cherche à convoquer la figure de la légitime défense de la Charte dans une « guerre contre le terrorisme » afin de soutenir le principe des attaques militaires israéliennes à Gaza. Ce discours passe par la désignation du Hamas comme groupe terroriste dans le droit des États-Unis et de l’Union européenne (voir Alain Gresh, « Barbares et civilisés », Le Monde diplomatique, novembre 2023). Le recours à la caractérisation « terroriste » justifie l’adoption de sanctions économiques par les États-Unis et l’Union européenne contre Gaza. Relevant qu’elles sont soutenues par le Quartet, John Dugard conclut dans son rapport de 2007 qu’il s’agit du premier exemple de sanctions économiques adoptées à l’encontre d’un peuple occupé.
Il se rencontre dans la malheureuse idée du président français de rassembler, en faveur d’Israël, la coalition internationale établie pour lutter contre l’organisation de l’État islamique (OEI) en Syrie et en Irak, idée qui, il est vrai, a été rapidement écartée. Lors de sa visite en Israël le 24 octobre 2023 le président français a affirmé : « La France est prête à ce que la coalition internationale contre Daech, dans le cadre de laquelle nous sommes engagés pour notre opération en Irak et en Syrie, puisse aussi lutter contre le Hamas » (Le Monde, 25 octobre 2023.). Ce discours a aussi été expressément avancé dans le projet de résolution porté par les États-Unis au Conseil de sécurité le 25 octobre 2023, suscitant l’opposition claire de la Russie.
Mais il y a une limite dans le discours des États alliés d’Israël qui passe par la délégitimation de l’adversaire comme terroriste. C’est celle de l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la guerre (annexion), soulignée, s’agissant d’Israël, dès la résolution 242 (1967) du Conseil de sécurité. Il ne sera donc certainement pas possible au Conseil de sécurité de soutenir « l’éradication d’un sanctuaire » créé par des groupes désignés comme terroristes sur un territoire, comme il l’avait fait s’agissant de l’OEI en 2015 (résolution 2249), de manière déjà très contestable. Une telle éradication à des fins d’annexion semble correspondre au projet du gouvernement israélien à Gaza.
Les interrogations sur le « régime militaire »
Le second front, plus discret, est celui qui tente de remettre en question la représentation, dominante en droit international, de l’occupation militaire du territoire palestinien contrôlé par Israël depuis 1967. Pour le droit international et l’ONU, ce territoire relève d’un régime d’occupation décrit dans la IVe Convention de Genève de 1949 sur le droit de la guerre. Or, cela fait plusieurs années que les rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l’homme de l’ONU sur les territoires palestiniens occupés depuis 1967 — parmi lesquels John Dugard, Richard Falk, Michael Lynk et Francesca Albanese, dont les rapports sont accessibles sur le site du Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies — s’interrogent : se trouve-t-on encore en présence d’un régime d’occupation militaire ?
Cette interrogation se fonde sur la longue durée de l’occupation (alors que l’occupation est censée être provisoire), sur la description de pratiques d’annexion par l’édification du mur, par la colonisation, de punition collective (blocus de Gaza), et sur l’instauration d’un système de discrimination ayant les caractéristiques d’un régime d’apartheid, considéré comme gravement illicite par le droit international. En 2022, le rapporteur spécial Michael Lynk concluait :
Le système politique de gouvernement bien ancré dans le Territoire palestinien occupé, qui confère à un groupe racial, national et ethnique des droits, des avantages et des privilèges substantiels tout en contraignant intentionnellement un autre groupe à vivre derrière des murs et des points de contrôle et sous un régime militaire permanent, sans droits, sans égalité, sans dignité et sans liberté, satisfait aux normes de preuve généralement reconnues pour déterminer l’existence d’un apartheid5. A/HRC/49/87, point 52
Cette autre bataille pour le droit pourrait trouver une issue judiciaire. Ainsi, la CIJ a été saisie, par la résolution 77/247 de l’Assemblée générale du 30 décembre 2022, d’une nouvelle demande d’avis qui semble bien relayer les interrogations relatives à la permanence du régime d’occupation. Les questions posées à la Cour sont en effet les suivantes :
a) Quelles sont les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, de son occupation, de la colonisation et de son annexion prolongées du territoire palestinien occupé depuis 1967, notamment des mesures visant à modifier la composition démographique, le caractère et le statut de la ville sainte de Jérusalem, et de l’adoption par Israël des lois et mesures discriminatoires connexes ?
b) Quelle incidence les politiques et pratiques d’Israël visées au paragraphe (…) ci-dessus ont-elles sur le statut juridique de l’occupation et quelles sont les conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l’Organisation des Nations Unies ?
Si la Cour venait à considérer que l’occupation des territoires palestiniens n’a plus de fondement juridique et que l’on se trouve en réalité en présence d’une pratique d’annexion accompagnée de l’instauration d’une forme d’apartheid, la représentation de la situation et son encadrement juridique, seraient bien différents. Par-delà l’effet symbolique extrêmement négatif de la caractérisation d’un gouvernement d’apartheid, la présence d’Israël sur ces territoires serait en elle-même gravement illégale, et les mesures collectives de nature sanctionnatrice de l’ONU visant à mettre un terme à un régime d’apartheid, observées dans le contexte de l’Afrique australe, pourraient être mises en place.
L’émergence d’un troisième front dans la bataille des qualifications juridiques, où les pratiques israéliennes sont rapportées à la figure du génocide ne sera pas évoquée ici. Un crédit croissant et accordé à cette analyse, ce dont on ne peut pas se réjouir dès lors qu’elle semble correspondre à la condition actuelle du peuple palestinien à Gaza.
Note
1 - Voir, sur ce soutien, Assemblée générale, résolution 45/130, 1990, point 2, dans le contexte de la première intifada : « Réaffirme la légitimité de la lutte que les peuples mènent pour assurer leur indépendance, leur intégrité territoriale et leur unité nationale et pour se libérer de la domination coloniale, de l’apartheid et de l’occupation étrangère par tous les moyens à leur disposition, y compris la lutte armée ».
Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr
« Un scénario encore plus infernal (que dans le nord de l’enclave) est sur le point de se réaliser » dans le sud de la bande de Gaza où se concentre désormais l’offensive israélienne, alerte la coordinatrice humanitaire pour les territoires palestiniens de l’ONU tandis que l’OMS a dénoncé lundi 4 décembre un ordre d’évacuation d’un de ses entrepôts médicaux que nie Israël.
Alors que l’armée israélienne intensifie ses opérations dans le sud de la bande de Gaza, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a alerté lundi soir de la situation de l’un de ses entrepôts, indispensables aux secours apportés aux Gazaouis dont près de 16 000 sont morts sous les bombes et 42 000 ont été blessés, selon le ministère de la Santé du Hamas.
« Aujourd’hui, l’OMS a reçu une notification des Forces de défense israéliennes pour retirer nos fournitures de notre entrepôt médical dans le sud de la bande de Gaza dans les 24 heures, car les opérations au sol le rendront inutilisable », a annoncé sur X (ex-Twitter) Tedros Adhanom Ghebreyesus, demandant « à Israël de retirer cet ordre et de prendre toutes les mesures possibles pour protéger les civils et les infrastructures civiles, y compris les hôpitaux et les installations humanitaires ».
La coordinatrice humanitaire de l’ONU accusée de ne pas être « impartiale »
Dans la foulée, l’organe de la Défense israélienne supervisant les activités civiles dans les Territoires palestiniens (Cogat) a répondu sur le même réseau social : « La vérité est que nous n’avons pas demandé à évacuer les entrepôts et nous l’avons signifié clairement par écrit aux responsables compétents de l’ONU. Nous nous attendons de la part d’un responsable de l’ONU qu’il soit au moins exact (dans ses propos) », s’est-il défendu.
Des échanges signes d’une tension toujours accrue entre Israël et les agences de l’ONU qui comptent plus de 100 morts dans leur rang en près de deux mois (« des pertes sans précédent dans l’histoire des Nations Unies », selon Khaled Mansour, un ancien porte-parole pour des agences onusiennes interrogé par Le Monde). Ces derniers jours, le non-renouvellement du visa de la coordinatrice humanitaire de l’ONU pour les territoires palestiniens, la Canadienne Lynn Hastings, accusée de ne pas être « impartiale » par les autorités israéliennes, a ainsi été annoncé.
« Un scénario encore plus infernal »
Encore multipliée par les bombardements dans le sud, la situation sanitaire dans la bande de Gaza est très inquiétante. Les populations civiles sont prises au piège, alors que le blocus va de pair avec un risque élevé d’épidémies et de famine. Selon l’OMS, le nombre d’hôpitaux opérationnels est passé de 36 à 18 – dont 12 dans le sud – en moins de 60 jours. Trois d’entre eux n’assurent que les premiers soins de base, tandis que les autres ne fournissent que des services partiels. « Un scénario encore plus infernal (que dans le nord de l’enclave) est sur le point de se réaliser, auquel les opérations humanitaires ne pourront peut-être pas répondre », a alerté lundi Lynn Hastings.
Depuis la reprise des bombardements le 1er décembre, « les opérations militaires israéliennes se sont étendues au sud de Gaza, forçant des dizaines de milliers d’autres personnes à fuir dans des espaces de plus en plus concentrés, avec un besoin désespéré de nourriture, d’eau, d’abris et de sécurité », a-t-elle également rappelé, estimant que « les conditions nécessaires pour fournir de l’aide à la population de Gaza n’existent pas », et que « personne n’est en sécurité à Gaza et il ne reste plus nulle part où aller ».
publié le 2 décembre 2023
Joseph Confavreux sur www.mediapart.fr
La reprise du feu à Gaza n’est pas la simple continuité de la guerre débutée en octobre : elle fait entrer celle-ci dans une autre dimension. La rupture de la trêve est un opprobre pour Israël, une faillite pour ses alliés et une défaite pour le reste du monde.
Les noms et les visages des enfants otages libérés au compte-gouttes par le Hamas ont représenté, pendant une semaine, de l’émotion à l’état pur. Mais ils représentent aussi une exigence aujourd’hui bafouée.
Poursuivre après ces libérations l’écrasement de Gaza – qui plus est en étendant les opérations au sud de l’enclave et plus précisément à Khan Younès, où se cacherait le haut commandement du Hamas et où sont réfugiées des centaines de milliers de familles, comme ont déjà annoncé vouloir le faire plusieurs haut gradés de Tsahal et le gouvernement israélien – signifie déchiqueter les vies de milliers d’enfants aux visages semblables à ceux libérés ces derniers jours par le Hamas.
Comme anticipé, cette semaine aura été une tragédie, obligeant à se rapprocher d’une fin désespérante – la reprise du feu –, alors que le moment de trêve a achevé de mettre sous nos yeux l’ampleur de la catastrophe humanitaire à Gaza et l’absence de proportionnalité caractérisant la riposte israélienne aux massacres du Hamas, avec un taux dépassant les dix victimes palestiniennes pour une victime israélienne.
Ce moment de suspens a placé quiconque se sent concerné par le sort des otages israélien·nes et de la population gazaouie dans un étau proportionnel à la proximité personnelle, affective ou politique entretenue avec les uns, les autres, voire les deux.
Rêver de paix est aujourd’hui quasiment impossible, même si quelques figures israéliennes continuent de s’y employer, parfois au nom des membres de leurs familles massacrés par le Hamas dont ils veulent entretenir l’héritage pacifiste.
Côté Gaza, comment imaginer et éviter que les orphelins d’aujourd’hui ne deviennent les extrémistes de demain ? Il sera sans doute utile, le jour où ce sera possible, de s’intéresser aux trajectoires personnelles des 1 500 combattants du Hamas qui ont assassiné et ont été prêts à mourir les 7 et 8 octobre. Combien ont vu leurs proches tués par l’armée israélienne dans des affrontements précédents, à l’instar d’un Mohammed Deif, l’un des principaux stratèges du 7 octobre, dont la femme et le bébé ont été victimes d’un raid israélien en 2014 ?
Côté israélien, on peut craindre que les choses ne soient comme les décrit le journaliste Rogel Alpher dans un texte récent publié par Haaretz. Pour lui, la société israélienne était déjà emplie, depuis la deuxième intifada du début des années 2000, « d’une méfiance totale à l’égard des Palestiniens – ainsi [que d’une] soif de vengeance envers eux ». Le massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre et l’enlèvement de centaines d’Israélien·nes vers la bande de Gaza n’ont fait qu’empirer les choses et ont enfoui les restes de la solution à deux États – longtemps vue comme la seule voie de la paix possible – « à une profondeur habituellement réservée aux déchets radioactifs censés ne plus jamais revoir le jour ».
Évoquer le « jour d’après » la réconciliation ou même le dialogue dans la situation actuelle relève donc d’une démarche trop irénique pour être vraiment envisageable. Mais briser la trêve fait entrer la guerre à Gaza dans une dimension plus abyssale encore.
Les pauses, les trêves et les cessez-le-feu font partie de la nature et de l’histoire des guerres, antiques ou récentes, et l’on sait qu’elles arrêtent rarement pour de bon les combats. La première guerre dont on connaît le récit, celle de Troie, fut marquée par une trêve sollicitée par les Troyens après le décès d’Hector et accordée par les Grecs en échange d’otages. Quant aux motifs et aux durées des pauses dans les combats, ils furent toujours hétérogènes, de la « trêve de Noël » de quelques jours en 1914 sur le front de l’Ouest à celle qui s’étendit sur plus d’un an entre la Finlande et l’Union soviétique en 1940.
Ces trêves n’ont souvent préservé que quelques jours les vies des populations des pays qui s’affrontent. Mais certains cessez-le-feu, comme après la guerre de Corée ou dans le Sahara occidental, sans déboucher sur la signature de traités de paix, ont pu mettre fin à des moments de guerre.
L’arrêt des combats a changé la donne
Avant que le décompte macabre à Gaza ne monte à nouveau en flèche, l’exigence de maintenir la trêve rompue au matin du vendredi 1er décembre demeure intacte, même si ses conditions de possibilité s’éloignent toujours plus, notamment après que le Hamas a revendiqué l’attentat qui a fait trois morts à Jérusalem, jeudi 30 novembre.
Avant même cette attaque à Jérusalem et alors que certaines libérations d’otages étaient encore prévues, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, avait averti, mercredi 29 novembre, qu’il n’existait « aucune situation dans laquelle [les soldats israéliens n’iraient] pas reprendre les combats jusqu’au bout ».
Mais l’arrêt des combats a en réalité déjà changé la donne, pour au moins deux raisons. D’abord parce que le gouvernement israélien et le Hamas, qui prétendent vouloir se détruire l’un l’autre, ont négocié de facto au quotidien depuis déjà une semaine, ce qui signifie au minimum que les États-Unis ont de l’influence sur le gouvernement israélien, et le Qatar et l’Égypte sur le Hamas. Pour cette simple raison, quel que soit le degré de haine entre les deux parties, il est envisageable de mettre le cauchemar en pause, même si sera avec des dégâts d’ores et déjà incommensurables de part et d’autre.
Ensuite, parce que la transformation de ce moment en simple parenthèse relève d’une faute située quelque part entre l’illusion politique et l’hallucination sanguinaire dont les conséquences ne retomberont pas seulement sur la population gazaouie, mais aussi sur Israël.
Alors que des centaines de civils palestiniens gisent dans les décombres ou les fosses communes, alors que la ville de Gaza a déjà été largement réduite en poussière, reprendre le feu constitue un opprobre pour l’État hébreu, une faillite pour ses alliés et une défaite pour le reste du monde.
Dans la dialectique entre le droit d’Israël de se défendre et sa propension illégitime à se venger, cette trêve pèse lourdement, d’un point de vue politique comme géopolitique. La vengeance ne peut être comprise – ce qui ne veut pas dire justifiée – que comme une réaction à chaud ou élaborée comme un plat qui se mange froid.
Or la trêve a introduit un temps et une réalité qui ne relèvent ni de l’une ni de l’autre. Qu’on le veuille ou non, qu’Israël soit tombé dans le dernier piège du Hamas ou que l’État hébreu ait raison d’affirmer que c’est sa stratégie de table rase qui a acculé son ennemi à libérer les otages, l’équation politique s’est déplacée.
Que Tsahal bombarde à nouveau Gaza signifie que le tombeau qui s’ouvre à nouveau n’engloutira pas seulement les leaders du Hamas, des milliers de familles palestinienne et ce qu’il reste de légitimité internationale à Israël, mais aussi une certaine idée ou une part de ce pays.
Une certaine idée d’Israël
Cette idée a été récemment formulée dans le sermon de Yom Kippour prononcé quelques jours avant le 7 octobre par la rabbine libérale Delphine Horvilleur, dans un texte qu’elle disait alors n’avoir pas « voulu écrire » et qu’elle ne prononcerait sans doute pas aujourd’hui à l’identique, mais qu’il est néanmoins utile de citer.
Partant de la « douleur que beaucoup [de juifs français] ressentent aujourd’hui face à la crise terrible que ce pays traverse, la polarisation extrême qui a porté au pouvoir un gouvernement et des ministres d’extrême droite, un messianisme ultranationaliste », elle juge nombreux ceux qui regardent « cela avec angoisse, mais aussi avec la force de tout [leur] attachement et de [leur] amour pour ce pays et, pour beaucoup d’entre [eux], avec la conviction de [leur] sionisme qui, soudain, peine à se retrouver dans le discours de ceux qui revendiquent ce même amour d’Israël ou du sionisme pour un projet aux antipodes de [leurs] aspirations ».
Elle affirme ne pouvoir cesser de penser à la « façon dont, pour certains, il faut le reconnaître, le sionisme est devenu synonyme de pouvoir, de puissance, de propriété, et la façon dont un parti d’extrême droite, aujourd’hui aux commandes de postes clés, s’est donné un nom étrange ». « Le parti d’Itamar Ben-Gvir s’appelle Otzma Yehudit, “la puissance juive”. Mais de quelle puissance est-il question ? Où nous mènera-t-elle exactement dans l’Histoire ? » Un sermon qu’il est passionnant de lire en détail et qu’elle conclut par cette phrase qui résonne aujourd’hui de façon singulière : « Méfiez-vous de la puissance quand elle vous mène simplement à vouloir écraser l’autre. »
La volonté affichée par le gouvernement israélien d’annihiler Gaza est ainsi corollaire de sa disposition à détruire une certaine idée d’Israël qui serait autre chose qu’un pays ayant inscrit dans sa loi fondamentale en 2018 qu’il serait seulement et purement « l’État-nation du peuple juif », ou un pays incarnant un État colonial indéfendable, voire un laboratoire mondial des pathologies mortifères de l’État-nation, visibles sous d’autres latitudes de l’Inde à la Hongrie.
Les soutiens des Palestinien·nes jugeront sans doute que cette idée qu’Israël puisse être autre chose qu’une machine à oppresser et écraser est morte et enterrée depuis longtemps, que ce soit dès la Nakba de 1948 ou depuis que 500 000 colons sont installés en Cisjordanie
Les inconditionnels de l’autre camp jugeront sans doute que la « réprobation d’Israël », titre d’un livre d’Alain Finkielkraut, est quoi qu’il en soit inévitable, fondée sur un antisémitisme intemporel ou constitue au minimum une exigence qui ne s’applique pas à d’autres pays.
Il est exact de dire que les foules sont moins nombreuses à défiler à Londres ou à New York quand des populations arabes et/ou musulmanes se font massacrer en Syrie ou en Birmanie que lorsque ce sont les avions de Tsahal qui s’en chargent.
Mais de la même manière qu’on peut appuyer le droit à l’existence d’un État israélien dans les frontières de 1967 au nom de la légitimité d’un peuple génocidé à disposer d’un foyer national où il se sente protégé, on est en droit d’attendre plus particulièrement d’un pays dont la mémoire porte ce qu’est la destruction de tout un peuple qu’il n’en anéantisse pas un autre.
Autre exemple du même ordre : Israël n’est pas le seul pays à fournir des armes à l’Azerbaïdjan, que Bakou utilise contre les Arménien·nes, mais le poids de l’histoire n’est pas le même quand c’est Jérusalem ou Islamabad qui fournit de quoi prolonger la destruction et l’expulsion des Arménien·nes de leurs terres.
Exiger un cessez-le-feu au moment où les combats reprennent peut aisément sembler décalé et naïf, mais l’argument peut se retourner, si on envisage que cette reprise du feu n’est pas seulement la continuité d’un massacre mais une étape supplémentaire et de nature différente, dans la mesure où la trêve nous a rappelé qu’un autre destin pour Gaza et Israël était envisageable.
La faillite sécuritaire
Appeler de nouveau à un cessez-le-feu demeure donc pertinent. Hors d’Israël, en accentuant encore la pression morale et électorale sur les pays susceptibles de peser dans la balance, les États-Unis en premier lieu. En Israël, en encourageant le sursaut de celles et ceux qui tiennent encore à une idée de ce pays qui n’a cessé de s’estomper depuis des années et qui avait pourtant semblé ressurgir lors des manifestations de masse de l’hiver et du printemps dernier contre la réforme de la Cour suprême.
La demande de maintenir le cessez-le-feu de la semaine dernière obéit bien sûr d’abord à des considérations humanitaires, de respect du droit international et d’entretien d’un espoir limité de préserver l’avenir. Mais aussi à l’impasse dans laquelle se trouve le gouvernement israélien, plombé par les révélations sur ses erreurs et errements passés et par son incapacité à définir des buts de guerre humainement soutenables, et encore moins les conditions d’un après-guerre possible.
Pour ce qui concerne le passé, on mesure chaque jour davantage la responsabilité croissante de Benyamin Nétanyahou et de ses gouvernements successifs dans la catastrophe en cours.
Responsabilité politique dans le blanc-seing donné à la colonisation accélérée de la Cisjordanie et dans sa gestion accommodante du Hamas pour prévenir toute possibilité d’un État palestinien.
Et négligence sécuritaire vis-à-vis des kibboutz et moshav installés à proximité de Gaza, à la fois en raison de la priorité donnée à la protection des colons de Cisjordanie et de l’inattention vis-à-vis des alertes répétées sur ce qui se tramait début octobre à Gaza.
Le journal Haaretz a ainsi documenté le mépris vis-à-vis des remontées toutes récentes de soldates chargées de surveiller la barrière avec Gaza. Et le New York Times vient de révéler que les officiels israéliens disposaient depuis un an d’un document de 40 pages intitulé de manière codée « Le Mur de Jéricho » décrivant méticuleusement le plan d’attaque du 7 octobre, et qu’un analyste militaire avait prévenu, il y a moins de trois mois, que sa mise en œuvre avait débuté en visant les « kibboutz ». Une cible dont la portée pour le mouvement islamiste était multiple.
D’abord s’attaquer aux rares Israélien·nes porteurs d’un projet de paix avec les Palestinien·nes, à la manière dont Daech voulait en son temps détruire la « zone grise » des musulmans pro-Charlie pour ne laisser place qu’à un face-à-face des extrêmes.
Ensuite détruire des emblèmes historiques de la colonisation juive, sans faire aucune distinction entre les différentes colonialités dont Israël est tissé : celle qui a débuté avant 1948 et a vu des affrontements mais pas d’expulsions massives ; celle qui s’est exprimée entre 1948 et la guerre de 1967, marquée par la Nakba, c’est-à-dire des milliers de morts et plus de 700 000 personnes déplacées, notamment à Gaza ; et celle qui se développe en violation de toutes les résolutions onusiennes depuis 1967 au-delà des frontières de la ligne verte, avec une accélération vertigineuse depuis vingt ans.
Enfin, donner le sentiment à Israël, pays fondé sur le traumatisme du génocide commis par les nazis, ainsi qu’à la majorité des juifs de la planète, que la menace pesant sur eux était de nouveau existentielle, en commettant des atrocités dont l’horreur faisait partie de la stratégie du Hamas puisqu’il aurait été plus « rationnel », d’un point de vue strictement militaire, de se replier plus rapidement avec encore davantage d’otages, sans laisser sur le carreau près de 1 500 de ses troupes d’élites, sans passer autant de temps à commettre et mettre en images des atrocités qui sont davantage que des assassinats.
Les buts de guerre
Si l’on prend la mesure à la fois de ce qu’a fait le Hamas et de ce qu’est le gouvernement israélien actuel, on peut comprendre que le seul but de guerre affiché soit « d’éradiquer » le Hamas : une volonté qu’on peut décomposer en deux objectifs corrélés mais distincts, mais qui ne peuvent ni l’un ni l’autre justifier un autre massacre à Gaza.
Le premier objectif, sans doute techniquement possible, vise à décapiter le Hamas en assassinant Yahya Sinouar, Mohammed Deif et quelques autres. Mais seuls quelques commandants du Hamas ont péri pendant les premières semaines de combat, au prix de 15 000 victimes côté palestinien. Durant cette période, et même si le récit est en grande partie falsifié, la société et l’armée israélienne pouvaient encore se raconter qu’elles avaient laissé la possibilité aux civils de quitter les combats, bien que les images du Sud décrivent déjà une autre histoire qu’une destruction limitée au nord de l’enclave.
Désormais, même si les États-Unis poussent verbalement à ce que l’assaut annoncé sur le Sud ne soit pas de même nature que celui qui a réduit le Nord en poussière, on voit mal comment les chefs du Hamas pourraient être tués sans un prix humainement trop exorbitant pour ne pas mettre Israël au ban des nations.
Le deuxième objectif est encore plus impossible, s’il s’agit vraiment « d’éradiquer » le Hamas. Certes, le mouvement islamiste était déjà rejeté avant le 7 octobre par beaucoup de Gazaoui·es pour son autoritarisme et sa gestion par la peur, et l’ampleur des destructions causées par les représailles israéliennes ne lui apportera cette fois peut-être pas le réflexe de soutien à la « résistance » dont il a bénéficié lors des dernières guerres de Gaza, comme le rappelait récemment dans nos colonnes la chercheuse Sarah Daoud.
Mais pour le dire comme le chef de la diplomatie européenne, Josep Borell : « Le Hamas est davantage qu’une simple organisation… C’est une idée, une idéologie. Et vous ne pouvez pas tuer une idée, à moins de prouver que vous en avez une meilleure. » Permettre l’émergence de meilleures idées repose aujourd’hui sur un préalable évident : reprendre la trêve pour se donner le temps et la capacité d’en formuler.
publié le 1° décembre 2023
William Bouchardon et Amaury Delvaux sur https://lvsl.fr
Érosion de l’hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l’hyperpuissance américaine, est en train de s’effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l’Europe s’aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l’affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l’aide de Laëtitia Riss.
Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d’analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l’élaboration de ce livre ?
Peter Mertens – J’ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d’autres membres, j’ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.
Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c’est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j’en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l’étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d’aujourd’hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde.
« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »
C’est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j’ai pu écrire ce livre, qui n’est pas juste un projet individuel. Je m’appuie aussi sur le service d’étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m’ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l’OTAN et de l’Organisation Mondiale du Commerce.
LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu’à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l’hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s’aligner sur la position américaine ?
P. M. – Le titre du livre vient d’une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d’affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l’abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une « mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l’invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d’entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l’importance de la souveraineté.
Toutefois, concernant les sanctions, ils n’ont pas suivi Washington. C’est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n’ont aucun effet sur le régime politique en place.
Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l’eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J’ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j’ai constaté des moments de fractures profonds avec l’Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c’est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l’argent public et a eu pour conséquence l’austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l’hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.
LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s’interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d’autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu’elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?
P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C’est à ce moment-là que l’idée des BRICS est réellement née, bien qu’il existe également d’autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C’est pour cela qu’ils ont créé une banque d’investissement dirigée par Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.
Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L’usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu’elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l’Argentine, l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Ethiopie, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C’est un vrai saut qualitatif.
« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003. »
De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J’en citerai encore deux autres. D’abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.
Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l’impact est potentiellement le plus important. L’axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n’importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003.
LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d’une puissance technologique redoutable, qu’ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d’échapper à l’emprise des États-Unis en matière technologique ?
P. M. – Je pense qu’il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l’époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l’URSS s’est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J’emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l’OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.
Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l’invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D’après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l’objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l’exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie.
« Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »
Les États-Unis sont inquiets de l’avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d’entre eux. Les États-Unis ne l’ont pas vu venir. C’est pour cela qu’ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l’affirme de manière assez transparente : « C’est fini le globalisme d’avant ; il faut du protectionnisme ; c’est fini avec le néolibéralisme ; c’en est fini avec l’accès de la Chine au marché international. »
On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l’infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c’était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l’arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d’innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c’est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l’électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.
LVSL – Hormis cette opposition à l’hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l’Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d’un groupe aussi hétérogène ?
P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C’est une association de pays strictement pragmatique, car c’est comme ça que l’ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l’impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.
Je ne suis évidemment pas dupe. L’Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d’extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l’assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l’histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.
De même en Arabie Saoudite : c’est le despotisme total. Il n’y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n’empêche que l’entrée de l’Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l’Arabie Saoudite d’avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l’Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c’est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l’échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu’elle défie l’unilatéralisme et l’hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991.
« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C’est un mécanisme néocolonial ! »
Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l’Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n’est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.
LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l’histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d’espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l’économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l’altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de « non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?
P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d’autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 : la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l’exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d’obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu’à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l’Europe. C’est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n’est pas un emprunt socialiste mais au moins c’est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n’est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.
Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C’est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l’agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu’il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l’ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l’Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d’interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.
« L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »
LVSL – L’Union européenne tend à s’aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu’affirment nos dirigeants. S’ils prétendent réguler l’action des GAFAM, ou encore bâtir une « autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l’Union européenne ?
P. M. – Ce qui s’est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l’économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d’euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l’ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d’administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s’agit d’un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l’Allemagne et la Russie, plutôt que d’agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.
Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l’Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l’Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s’est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d’attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d’importantes subventions et remises d’impôts. La réaction de l’Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n’émerge.
Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C’est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l’Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d’euros de marchandises chaque année ! J’ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l’instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d’accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l’Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j’espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.
Bien sûr, je n’ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d’austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c’est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.
LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l’encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de réorienter l’Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?
P. M. – Ma position sur cette question est liée à l’histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d’État-tampon entre l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n’existe pas! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l’échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d’échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l’Europe pour créer une rupture au sein de l’Union Européenne.
Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J’en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l’extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s’inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l’extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l’extrême-droite s’appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n’existe pas et l’immigration va nous détruire.
« Face à l’extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »
Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d’appui. Comme la grève des ouvriers de l’automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c’est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n’est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse.
Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d’attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l’on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.
publié le 30 novembre 2023
Romaric Godin sur www.mediapart.fr
Le président élu d’Argentine s’est rapproché de la droite traditionnelle, notamment sur le plan économique. Désormais, la dollarisation n’est plus la priorité, mais l’austérité, elle, s’annonce ultraviolente.
Pendant sa campagne électorale, le président élu d’Argentine, Javier Milei aimait à se présenter en dynamiteur de la « caste » qui, selon lui, gérait l’État rapace et la Banque centrale voleuse. Avec son déguisement de « général Ancap », pour « anarcho-capitaliste », il entendait bien en finir avec la gestion technocratique de l’Argentine à coups de dollarisation et de dissolution de la Banque centrale.
Depuis son élection le 19 novembre, tout cela ne semble plus aussi évident. En une semaine, la « caste » semble déjà avoir pris sa revanche, notamment dans la définition de la future politique économique du nouveau président. Pour autant, l’Argentine semble bel et bien à la veille d’un choc libéral violent, relevant d’une forme de néolibéralisme radicalisé.
La première étape de la définition de la future politique de Javier Milei a été l’annonce de la structure de son gouvernement et des premières nominations. Le président élu a voulu satisfaire son électorat de premier tour en réduisant drastiquement le nombre de ministères, à seulement huit portefeuilles.
C’était un clin d’œil appuyé a une de ses plus fameuses vidéos de campagne où on le voyait balancer à terre la plupart des ministères existants avec de tonitruants « ¡ Afuera ! » (« Dehors ! »). Mais déjà la promesse n’est que très partiellement remplie.
Dans la vision minimaliste initiale du candidat, seules les fonctions régaliennes devaient rester dans le giron étatique : défense, sécurité, justice. Le président élu, lui, a plutôt décidé de regrouper les administrations autour de « grands ministères » aux noms ronflants empruntés au vocabulaire néolibéral.
Ainsi, l’éducation, la santé, le travail et le développement social seront regroupés dans un seul ministère du « capital humain ». De même, les transports, les travaux publics, l’énergie, les mines et les communications seront rassemblés dans un ministère des « infrastructures ».
Distribution de postes
Cette méthode est utilisée classiquement par les gouvernements néolibéraux « réformistes ». En 1986, en France, le gouvernement de Jacques Chirac, alors très thatchérien, avait limité le nombre de ministres à quatorze, par exemple. Mais ce qui est mis en place, ce sont des ministères géants regroupant des administrations existantes, ce qui, dans les faits, ne simplifie pas toujours la gestion publique, ni ne réduit la bureaucratisation, loin de là.
Cela permet, par ailleurs, de distribuer des postes de secrétaire d’État et de ministre à des alliés politiques. Dans le cas de Javier Milei, les premières nominations tendent à appuyer l’idée que l’influence de la droite traditionnelle, celle de l’ancien président Mauricio Macri (en poste de 2015 à 2019), que le libertarien avait attaqué sans relâche jusqu’au premier tour, sera décisive.
Le choix le plus symbolique est la nomination de son ancienne rivale à la présidentielle Patricia Bullrich au ministère de la sécurité, poste qu’elle occupait déjà sous Macri. Ici, le message de continuité est clair. On parle même du retour de l’ancien président de la Banque centrale, Federico Sturzenegger, à la tête d’un ministère de la « modernisation » chargé de réduire le rôle de l’État et qui avait déjà existé pendant le mandat de l’ancien président de droite.
Tout cela est assez logique, dans la mesure où, au Congrès, la droite traditionnelle a plus d’élus que le parti libertarien du nouveau président.
Plus significatif encore, la direction de la Sécurité sociale (Anses), qui était promise à une proche de Javier Milei, Caroline Pípero, a finalement été attribuée à un fonctionnaire de la province de Córdoba, Osvaldo Giordano, affilié au candidat péroniste « indépendant » Juan Schiaretti.
Cette influence du macrisme, et avec celui-ci, des milieux d’affaires argentins, ne semble se confirmer nulle part aussi bien que dans le domaine économique. Le portefeuille de l’économie et le poste de gouverneur de la Banque centrale argentine, la BCRA, apparaissent comme les deux postes stratégiques du nouveau mandat.
Caputo, pilier du mandat Macri, à l’économie
Javier Milei a fait une campagne centrée sur l’économie et la lutte contre l’inflation, c’est donc là le centre de sa particularité politique. Or, depuis une semaine, ceux qui ont contribué à construire le programme du président élu laissent, là aussi, la place à la vieille garde macriste.
Le ministre de l’économie pressenti est Luís « Toto » Caputo, un pilier du mandat de Mauricio Macri. Ancien de la Deutsche Bank, secrétaire d’État au budget puis ministre des finances, il a fini ce mandat comme président de la BCRA. Tout ce que déteste, en théorie, Javier Milei.
Caputo est un pur produit de cette « caste » où se mêlent hauts fonctionnaires et gestionnaires de grandes entreprises. Les vidéos du futur président hurlant tout le mal qu’il pense de Luís Caputo, en en faisant un des artisans de la crise actuelle, circulent d’ailleurs sur les réseaux sociaux depuis la fin de la semaine dernière.
Seulement, depuis quelques jours, Javier Milei n’a pas de mots assez élogieux pour l’ancien ministre. Certes, sa nomination n’a pas encore été confirmée, mais il n’y a quasiment aucun doute : ce dernier se comporte déjà comme un ministre en exercice, rencontrant les milieux bancaires et le secteur agricole, et accompagnant même Javier Milei à Washington ce 27 novembre pour entamer des discussions importantes avec le Fonds monétaire international (FMI) et le Trésor étasunien.
Or cette nomination n’est pas qu’une question personnelle ou d’influence, elle va déterminer en grande partie la nature de la politique du futur gouvernement, notamment sur les deux aspects clés du programme Milei : la dollarisation et la fermeture de la Banque centrale.
Au point que l’évidence de la nomination de Luís Caputo a provoqué l’éviction du principal conseiller économique du nouveau président, Emilio Ocampo, qui avait été présenté dès avant le premier tour par Javier Milei comme le nouveau gouverneur de la BCRA chargé de la « dissoudre ». Ocampo a annoncé qu’il renonçait à ce poste, en grande partie en raison de désaccords fondamentaux avec Caputo…
L’obsession des « lettres de liquidité »
Pour saisir cette différence et ses conséquences, il faut rappeler la logique qui était celle du programme Milei, préparé en grande partie par Emilio Ocampo. Coauteur d’un ouvrage prônant la dollarisation rapide, et auteur d’un blog où il précisait ses idées sur le sujet, ce dernier pense que l’Argentine connaît une « dollarisation spontanée » qui se traduit par une préférence générale pour la devise étasunienne, au détriment du peso argentin.
En donnant rapidement cours légal au billet vert, on libérerait les avoirs des épargnants, on réduirait les taux d’intérêt et on attirerait les capitaux étrangers débarrassés du risque monétaire et du contrôle des changes. Son programme était donc celui d’un choc monétaire où, rapidement, le peso disparaissait.
Dans ce schéma, un des obstacles était la gestion d’un instrument financier de la BCRA, les Leliq (pour « Lettras del liquidez » ou « lettres de liquidité »). Créé en 2018 par… Luís Caputo, c’est un placement en pesos à un terme relativement court, majoritairement autour de deux mois, qui présente un rendement réel souvent légèrement négatif, compensé par sa valeur en dollars au taux officiel. Autrement dit, par rapport à un placement en dollars, très encadré en Argentine, les Leliq sont plutôt une bonne affaire.
Le camp libertarien a fait des lettres de liquidité le nœud de tous les problèmes du pays.
La BCRA utilise cet instrument pour « geler » une partie de la masse monétaire en pesos sans dégrader le taux de change. En soi, cet instrument ne présente pas de difficulté particulière parce que sa rémunération réelle est négative, c’est-à-dire que sa valeur réelle a tendance à se réduire et qu’il est remboursé en pesos, c’est-à-dire en monnaie émise par la BCRA. Il ne peut donc pas y avoir de défaut sur ses titres, en théorie.
Mais le camp libertarien en a fait, à l’image d’Emilio Ocampo, le nœud de tous les problèmes du pays. La masse des Leliq représente environ 23 000 milliards de pesos, ce qui, au cours officiel, équivaut à 64 milliards de dollars étasuniens. C’est effectivement effrayant au regard des 22 milliards de dollars de réserves en devises de la BCRA. Mais le problème ne se présente réellement que si l’on doit rembourser ces Leliq en dollars, c’est-à-dire si on dollarise l’économie. Autrement dit, le problème, en ce cas, ce ne sont pas les Leliq mais la dollarisation.
Les partisans de Javier Milei accusent alors les Leliq d’être la source de l’inflation galopante que connaît le pays (143 % sur un an) parce qu’ils contribuent à faire émettre de plus en plus de pesos par la BCRA. C’est le fameux « effet boule de neige » : la rémunération des Leliq augmente avec l’inflation, ce qui amène à émettre plus de pesos, donc à faire augmenter l’inflation et donc à augmenter encore le taux des Leliq.
Cette vision aussi est contestable, dans la mesure où les taux sont toujours négatifs en termes réels et que les Leliq permettent malgré tout de « neutraliser » une partie importante de la masse monétaire en pesos. Si les Leliq sont « roulés », c’est-à-dire renouvelés sans cesse, l’effet sur la masse monétaire et la demande en pesos reste plus réduite que si on laissait ces pesos sur le marché.
Cela ne veut pas dire que cet instrument ne pose pas de problème du tout. Il a été utilisé massivement par les banques pour recycler l’épargne locale, qui est ainsi dirigée vers la Banque centrale plutôt que vers le crédit et l’investissement. Or le vrai problème de l’Argentine, c’est sa structure productive déséquilibrée, qui l’oblige à importer massivement en dollars.
Mais ce problème n’est pas traité par les libertariens. Car leur vrai objectif est de lever rapidement le contrôle des changes. Or, si le peso devient librement convertible, l’intérêt des placements en Leliq disparaît et les 23 000 milliards de pesos vont rapidement chercher à devenir des dollars. Cela va entraîner un effondrement massif du peso et, inévitablement, une explosion de l’inflation qui pourrait bien déboucher sur de l’hyperinflation (définie comme une augmentation de 50 % des prix par mois).
On aura alors non seulement de l’hyperinflation, mais aussi une dette publique en dollars ingérable pour l’État argentin. Sans compter que les banques argentines, qui détiennent la masse des créances en Leliq, se retrouveraient avec des difficultés majeures. Pour les libertariens, il est donc essentiel de régler la « bulle des Leliq » avant de lever le contrôle des changes. Et c’est ici que se dresse le fossé entre Emilio Ocampo et Luís Caputo.
Changement de priorités
Le premier estime qu’on doit rapidement « dollariser » à condition de transformer la Banque centrale en une sorte de fonds de défaisance des Leliq. Concrètement, cela reviendrait à titriser les actifs de la Banque centrale, principalement des créances sur l’État argentin, pour les vendre sur les marchés financiers internationaux. Le produit de cette vente permettrait de financer le remboursement et l’épurement des Leliq.
Plus besoin de banque centrale, mais seulement d’une institution gérée par un liquidateur chargé simplement de collecter les fonds et de rembourser les créanciers. C’est pourquoi, dans cette logique, dollarisation et fermeture de la Banque centrale vont de pair.
Mais le ministre annoncé de l’économie, Luís Caputo donc, a une autre vision. Lui aussi adopte un discours alarmiste en apparence sur les Leliq et annonce vouloir réduire cette « bulle ». Mais sa méthode est très différente. Selon ses déclarations rapportées par la presse argentine lors de la rencontre avec le secteur bancaire, Luís Caputo aurait deux plans pour tenter de maîtriser les Leliq.
Le premier est de proposer un échange « volontaire » de Leliq contre de la dette publique à long terme moins rémunératrice, mais garantie par les recettes des privatisations de l’entreprise pétrolière YPF, ainsi que par le fonds de garantie de la Sécurité sociale. On viendrait donc transférer une charge de la Banque centrale que cette dernière peut gérer vers le budget de l’État fédéral, alors même que l’on va chercher à réduire les dépenses publiques.
Le second plan consisterait à lever 15 milliards de dollars sur les marchés financiers pour réduire les besoins de couverture en devises des Leliq et ainsi réduire progressivement leur émission.
Dimanche, dans une émission télévisée, Javier Milei a estimé que Luís Caputo, jadis appelé le « Messi de la finance », était l’expert le plus apte à régler le problème des Leliq. Mais rien n’est moins sûr, au regard de ces choix. En effet, le recours à l’endettement ne peut que contribuer à réduire la confiance dans l’État argentin et, partant, à aggraver la crise.
Si ce n’est pas rentable pour le secteur privé, c’est parce que ce n’est pas socialement désirable. Javier Milei
Tout cela ressemble cependant à un compromis au sein du capital argentin. La droite traditionnelle de Macri, proche des milieux bancaires, n’est pas favorable à la dollarisation et à la disparition de la Banque centrale. La question des Leliq n’est pas centrale pour ce courant conservateur, et donc pour Luís Caputo.
Mais il faut donner des gages aux électeurs libertariens et au président élu. Ce dernier, vendredi 24 novembre, s’est même fendu d’un communiqué pour préciser que la fermeture de la Banque centrale n’était « pas négociable ». Mais il ne précise pas à quel horizon, ce qui est très différent des plans montés par Emilio Ocampo.
En tentant une solution « volontaire » aux Leliq, on va dans le sens de l’objectif fixé par le président sans réellement chercher à régler le problème puisque, sans contrôle des changes, le plan d’échange volontaire n’a aucun sens : les épargnants iront acheter du dollar plutôt que de prêter à l’État argentin en pesos à taux réduit.
Devant les banquiers, Luís Caputo a d’ailleurs bien précisé que la levée du contrôle des changes n’était pas immédiate. La BCRA n’est donc pas près de fermer. Mais du moins aura-t-on tenté. On pourra alors passer aux choses sérieuses, sur lesquelles droite conservatrice et droite libertarienne sont d’accord : réduire les dépenses de l’État à un point tel que l’on fera baisser les prix et que le recours aux lettres de liquidité deviendra inutile. On pourra alors lever le contrôle des changes puisque la confiance dans la monnaie argentine aura été en théorie rétablie.
Évidemment, les choses peuvent encore bouger et des conflits peuvent réapparaître. Ce week-end, le proche de Mauricio Macri pressenti pour prendre la tête de la BCRA, Demian Reidel, a, à son tour, jeté l’éponge. Il était partisan de la levée rapide du contrôle des changes. Il y a ainsi une inversion des logiques : l’austérité devient centrale, la dollarisation et la fin de la Banque centrale deviennent un objectif lointain et donc plus incertain.
Nouveau consensus néolibéral radicalisé
Dès lors, l’austérité devrait être le cœur de la politique du nouveau mandat. Les premières semaines du gouvernement Milei s’annoncent comme extrêmement violentes. Dès le 11 décembre, un « paquet de lois de réforme de l’État » sera proposé et transmis au Congrès, qui sera convoqué en session extraordinaire.
Les coupes budgétaires seront « uniques dans l’histoire nationale », a prévenu le président élu en route vers Washington le 27 novembre. Elles devront être générales, notamment dans le domaine des travaux publics. Avec cette doctrine comme référence : « Si ce n’est pas rentable pour le secteur privé, c’est parce que ce n’est pas socialement désirable. » Ici, le point de jonction entre libertariens et néolibéraux classiques est facile à trouver : on privatise, on remplace l’action publique par le privé et on garantit les créances du secteur financier.
« Il faut faire l’ajustement. Le seul sujet est de savoir si nous le ferons de façon désordonnée avec des choses dantesques dont nous mettrons beaucoup de temps à sortir, ou si nous ferons un ajustement ordonné avec une macroéconomie ordonnée », a indiqué dimanche Javier Milei, en admettant cependant qu’il « y aura des choses négatives mais de manière transitoire ».
C’est là le discours austéritaire classique, promettant le bonheur après une souffrance nécessaire et ordonnée. Mais la réalité défie toujours ces propos qui, par ailleurs, ont peu de sens, car une « macroéconomie ordonnée » avec de l’austérité ne veut pas dire grand-chose.
D’ailleurs, Javier Milei a convenu qu’il faudra prévoir un filet de sécurité social pour amortir le choc. Mais là encore, les exemples historiques montrent que le coût social de l’austérité est tel qu’il devient vite indispensable de couper dans ces budgets. D’autant que le futur président entend non seulement rembourser le FMI, mais prendre aussi de nouvelles dettes en dollars. Il faudra donc serrer la vis pour payer les intérêts.
Ce que cette première semaine permet de voir est une réunification entre le courant libertarien et le courant néolibéral autour d’une forme de néolibéralisme radicalisé, qui se débarrasse des formes les plus extrêmes – la dollarisation rapide – pour conserver un choc libéral austéritaire classique mais ultraviolent.
Ce genre de compromis peut laisser certains libertariens radicaux sur la touche, comme Emilio Ocampo ou Carlos Rodríguez, proche conseiller économique de Javier Milei qui a annoncé vendredi 24 novembre son départ du parti présidentiel La Libertad avanza. En temps de crise, les conflits internes au capital sont courants, mais les compromis sont toujours possibles, tant que la société paie pour le redressement des profits.
publié le 29 novembre 2023
Luis Reygada sur www.humanite.fr
Alors que nombre de chefs d’État affichent un soutien inconditionnel à Tel-Aviv, Leïla Shahid, ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et à Bruxelles, souligne l’importance du contrepoids des peuples, possible levier pour atteindre une solution politique. Interview.
Face à la gravité de la situation, la solidarité avec la Palestine est-elle à la hauteur ?
Leïla Shahid : Il faut bien faire la différence entre les États et les peuples. D’un côté, les gouvernements sont d’une lâcheté totale face à l’occupation qui dure depuis maintenant cinquante-six ans. La tragédie du 7 octobre, avec toutes ces familles israéliennes assassinées, relève du crime de guerre, mais la réponse totalement disproportionnée de Tel-Aviv est aussi la conséquence de décennies d’impunité.
En cela, la responsabilité de la communauté internationale est majeure, de l’Union européenne (UE) à la Ligue arabe, en passant par les États-Unis d’Amérique et les Nations unies. Je salue d’ailleurs les récentes prises de position espagnoles et belges, à contre-courant de la ligne dominante au sein de l’UE.
Mais, de façon générale, tout le monde a laissé faire, même avec le retour au pouvoir de Benyamin Netanyahou à la tête d’un gouvernement suprémaciste juif. De l’autre côté, il y a la solidarité des peuples. Elle ne s’était jamais autant exprimée au niveau international.
À Londres, en Indonésie, en Amérique latine, en Espagne… des centaines de milliers de manifestants expriment leur soutien aux Palestiniens, même dans des pays qui ne s’étaient pas mobilisés auparavant pour cette cause. Il y a une réaction extraordinaire de la part des citoyens de ce monde. Ils se sentent réellement concernés par la tragédie en cours. C’est un véritable tournant dans l’histoire de la Palestine.
Comment expliquez que la jeunesse ait à ce point à cœur la cause palestinienne ?
Leïla Shahid : IElle concerne toute une génération qui n’a pas connu les guerres de 2014 et de 2018 et qui vit aujourd’hui un conflit presque en direct. Et ce, en dépit de la volonté d’Israël d’occulter l’horreur que subit la population civile – avec notamment l’interdiction aux journalistes étrangers d’entrer dans la bande de Gaza, ou encore l’absence de réseau Internet qui empêche les Gazaouis d’envoyer des vidéos à l’extérieur.
Il n’est plus possible de masquer la politique absolument criminelle de l’armée israélienne. Beaucoup de jeunes découvrent actuellement le niveau de violence et le degré de douleur endurés par les Palestiniens. Finalement, sans compter le courage et la bravoure des citoyens civils palestiniens, cette solidarité internationale est peut-être l’une des seules choses qui me redonne confiance.
Comment transformer cette énergie en actions concrètes pour faire évoluer le cours des choses ?
Leïla Shahid : ILa solidarité peut et doit servir à faire pression sur les gouvernements. Tout comme la société civile israélienne a imposé à Benyamin Netanyahou de s’occuper des otages, alors que ce sujet n’était pas une priorité compte tenu des objectifs militaires. J’ai l’impression que les citoyens se rendent compte qu’ils peuvent jouer un rôle de premier plan en réclamant à leurs gouvernements des explications.
La démocratie représentative n’est plus un blanc-seing, les structures gouvernementales sont redevables de leurs actes au quotidien, et notamment en matière de politique étrangère. Surtout lorsque, comme en Palestine, il s’agit d’une question de vie ou de mort pour des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants.
Il faut user de toutes les formes d’actions possibles. Les manifestations sont le premier levier d’action. Elles matérialisent la pression de l’opinion publique sur l’Assemblée nationale, le Sénat, le gouvernement et la présidence. Il est également nécessaire d’exiger la reconnaissance de l’État Palestinien. Le fait que la France ne l’ait toujours pas fait est inconcevable. Cette reconnaissance est une forme de protection pour le peuple palestinien face à un occupant doté de l’arme nucléaire.
À d’autres niveaux, les coopérations municipales, associatives sont assez foisonnantes en France. Ces actions concrètes peuvent-elles servir d’exemple ?
Leïla Shahid : IIl faut poursuivre ce que fait le réseau des villes jumelées entre la Palestine et la France. Je compare souvent ces liens noués à de la politique solidaire, internationaliste. Il faut les intensifier. Nous sommes dans une phase où il ne suffit pas seulement de faire du militantisme classique, il est nécessaire de parvenir à créer des ponts entre les sociétés. C’est extrêmement important pour les Palestiniens qui sont un petit peuple, très courageux et digne.
« La réponse politique est nécessaire pour atteindre la paix, mais il faudrait un peu plus de courage de la part des gouvernements. » Leïla Shahid
Toutefois, n’oublions pas que la question de la Palestine n’est pas seulement humanitaire – même si la situation à Gaza est aujourd’hui terrible et extrêmement préoccupante. Elle est fondamentalement politique. Et de ce point de vue là également, l’action des sociétés civiles du monde entier pour imposer aux gouvernements de réagir est la seule chose sur laquelle nous pouvons compter.
Au risque de laisser Israël commettre le pire ? Il y a quelques semaines, sept rapporteurs spéciaux des Nations unies s’inquiétaient déjà d’un « risque de génocide » à Gaza.
Leïla Shahid : IIl ne faut pas sous-estimer combien ce qui se passe depuis le 7 octobre a changé la donne. La stratégie de l’État israélien confine au comportement suicidaire. Son gouvernement détruit toute possibilité de coexistence dans la région. Pas seulement avec les Palestiniens, mais avec tous les pays arabes.
Sans solution politique, ce conflit risque de s’étendre comme une traînée de poudre et d’enflammer tout le Moyen Orient. La réponse politique est nécessaire pour atteindre la paix, mais il faudrait un peu plus de courage de la part des gouvernements. Aujourd’hui, ceux qui peuvent les pousser à prendre leurs responsabilités sont les mouvements de solidarité issus notamment de la société civile.
publié le 27 novembre 2023
par Luis Reygada sur https://www.humanite.fr/
Israël ne tolère aucune critique, pas même de ses alliés européens. Quitte à provoquer une crise diplomatique avec l’Espagne et la Belgique, en première ligne pour dénoncer les agissements de Tel-Aviv. Le premier ministre espagnol Pedro Sánchez, qui occupe actuellement le siège de la présidence du Conseil de l’UE, n'en reste pas moins ferme sur ses positions.
Le président du gouvernement espagnol Pedro Sánchez a profité de sa rencontre avec le premier ministre Benyamin Netanyahou, jeudi 23 novembre à Jérusalem, pour confirmer sa position au sein de l’Union européenne (UE) : l’Espagne reste le pays ayant adopté les positions les plus critiques à l’égard d’Israël concernant les bombardements sur l’enclave de Gaza.
« Le monde entier est choqué par les images que nous voyons quotidiennement. Le nombre de Palestiniens tués est vraiment insupportable », a ainsi exprimé Sánchez lors d’une réunion à laquelle participait aussi le premier ministre Belge Alexander De Croo. Contrairement à d’autres dirigeants enclins à adoucir leurs positions en présence du leader Israélien, Sánchez, n’a pas hésité à mentionner l’« urgente » nécessité de « mettre un terme à la catastrophe humanitaire » en cours.
L’Espagne hausse le ton
Le lendemain, Pedro Sánchez – qui occupe actuellement le siège de la présidence du Conseil de l’UE – et De Croo se sont rendus à Rafah, en Égypte, après s’être réunis avec les présidents palestinien Mahmoud Abbas à Ramallah et égyptien Abdel Fattah Al Sissi.
À quelques dizaines de mètre du point de passage permettant l’accès à la bande de Gaza, le chef du gouvernement espagnol y a jugé « totalement inacceptable » « la tuerie indiscriminée de civils innocents, dont des milliers d’enfants », avant d’appeler à la reconnaissance de l’État de Palestine.
À ce sujet, il a prévenu que « l’Espagne prendrait sa propre décision » si aucun accord n’était trouvé « ensemble » au sein de l’UE. De son côté, son homologue Belge a qualifié les bombardements sur Gaza de « destruction d’une société », avant d’appeler à mettre un terme à la violence des colons en Cisjordanie « et au massacre d’innocents ».
Des prises de position fortes considérées comme un « soutien au terrorisme » par les autorités israéliennes, au point de créer une crise diplomatique. Tel-Aviv a en effet convoqué les ambassadeurs d’Espagne et de Belgique « pour leur adresser une sévère réprimande », en réponse à quoi les deux pays européens ont fait de même afin de « clarifier la situation ».
Un exemple pour les autres pays européens ?
Moins d’une semaine après avoir été réélu, Pedro Sánchez avait promis que le « premier engagement » de son nouveau gouvernement en matière de politique étrangère serait de « travailler à la reconnaissance de l’État palestinien ».
Sa déclaration, au poste-frontière de Rafah, aux allures d’ultimatum – à propos d’une reconnaissance unilatérale –, intervient à un moment où de nombreux pays occidentaux font face à des critiques tant de la part de pays du Sud que de la part de leurs propres populations pour avoir été trop favorables au gouvernement de Netanyahou. En France, les prises de position du président Macron ont provoqué une opposition jusqu’au sein du Quai d’Orsay.
Avec une Allemagne totalement alignée sur la position américaine dans son soutien indéfectible à Israël, il est difficile d’imaginer que l’Espagne puisse avoir un effet d’entraînement sur le reste de l’UE. À ce jour, seuls sept pays reconnaissent l’État palestinien, parmi lesquels aucun des principaux États membres.
Toutefois, en montrant qu’il existe bien des sensibilités différentes au sein de l’Union, l’Espagne pourrait préparer le terrain à l’arrivée de son homologue De Croo à la présidence du Conseil, le 1er janvier prochain. Tout porte à croire que celui-ci poursuivra la ligne de son prédécesseur, soutenu notamment par sa vice-première ministre, Petra De Sutter, laquelle a déjà appelé à des sanctions contre Israël au Parlement fédéral belge.
publié le 22 septembre 2023
Vadim Kamenka sur www.humanite.fr
Guerre en Ukraine Depuis l’invasion du pays par la Russie, le 24 février 2022, la seule logique militaire demeure au risque d’une escalade toujours plus inquiétante. Si tout retour en arrière est impensable entre les deux sociétés, des pistes de paix existent.
Les débateurs
Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en science politique sur les sociétés post-soviétiques à Paris X-Nanterre
Vincent Boulet, responsable du secteur international du PCF
Roland Nivet, porte-parole du Mouvement de la paix.
Le 24 février 2022, le président russe Vladimir Poutine a déclenché l’invasion de l’Ukraine. Appelée « opération spéciale », la guerre dure depuis 574 jours. Si aucun chiffre n’est donné de part et d’autre, plusieurs services de renseignements évaluent les pertes et blessés à plus de 550 000. Sur les court et long termes, l’impact sur les populations apparaît dramatique notamment à travers l’escalade d’armements déployés (bombes à sous-munitions, missiles à uranium appauvri, drones…). Les deux pouvoirs ont préparé leurs opinions à une guerre longue jusqu’en 2025. Cette guerre a également déclenché un conflit par procuration entre grandes puissances et un retour à une logique de blocs.
Au bout de dix-neuf mois de conflit, quelle analyse en tirez-vous ?
Anna Colin Lebedev : Le coût humain devient de plus en plus sensible dans la société. L’État ukrainien ne communique pas dessus. Un responsable militaire français a confirmé qu’il s’agissait du secret le mieux gardé. Mais il existe une évaluation que les gens se font à travers leurs proches décédés au combat. Et ce chiffre peut grimper très vite avec un conflit qui se maintient sur la durée. Cela produit un sentiment d’injustice. Une partie des Ukrainiens jugent perdre leur avenir alors que certains ont pu se mettre à l’écart. Une forme d’injustice adressée aussi vis-à-vis de l’Europe. Je précise que ce n’est pas mon opinion mais bien le ressenti côté ukrainien. Un sentiment transparaît aussi de défendre le continent « seul » face à la Russie et d’en subir les pertes humaines, l’Europe n’ayant que des pertes économiques.
En Ukraine, la vie quotidienne se poursuit. Les écoles ont rouvert, les étudiants retournent à l’université, les gens sortent. Ces gestes, qui peuvent paraître banals, apparaissent comme une manière de refuser de se faire confisquer sa vie. Ils veulent se réapproprier leur existence. Sur les réseaux sociaux, on peut voir apparaître des discussions sur la paternité tout en étant combattant. Cela peut paraître anecdotique mais cela pousse la société à aller de l’avant. L’interprétation des Ukrainiens n’a pas changé depuis le début de la guerre. Ils estiment que les événements de 2014 avec l’annexion de la Crimée étaient une première étape. L’autre débat porte sur la corruption, une lutte qui a été portée à plusieurs reprises par la population en temps de paix et reprend aussi en temps de guerre.
Côté russe, nous avons une situation extrêmement surprenante. La guerre s’invite de plus en plus dans le quotidien des Russes avec les morts et les frappes de drones dans plusieurs régions. La mobilisation des soldats, qui s’étend dans la durée, y participe. Le conflit a également un impact sur l’économie du pays. Néanmoins, une partie de la société fait tout pour se soustraire à la guerre comme si elle n’existait pas. Lors des récentes élections régionales, aucun parti n’a évoqué « l’opération militaire spéciale » durant sa campagne. La répression accrue que mène le régime pose la question de sa fragilité.
Vincent Boulet : Avant toute chose, nous rappelons notre solidarité avec le peuple ukrainien qui souffre de cette guerre criminelle. Et avec le peuple russe qui subit la politique de ses dirigeants et du régime de Vladimir Poutine. Après tout, il est l’héritier de la politique ultracapitaliste menée par l’ancien président Boris Eltsine et du chauvinisme impérial grand-russe.
La situation est marquée par un engrenage dont les facteurs sont différents. Il faut reconnaître la responsabilité des autorités russes d’avoir fait le choix de la guerre. Il place le peuple ukrainien dans une situation dramatique. Outre les chiffres des morts et des blessés, il faut rappeler les 14 millions de déplacés et les crimes de guerre. Dans son discours de février 2022 qui devait justifier l’invasion, le président russe accable la politique de Lénine vis-à-vis de l’Ukraine. Il se replace dans la logique impériale et en oublie le droit à l’autodétermination du peuple ukrainien et à sa souveraineté. Un discours qui remet en cause l’héritage des révolutionnaires de 1917 et du droit à l’autodétermination. Le pouvoir souhaite unifier le pays avec des discours réactionnaires et nationalistes. Ils sont assez révélateurs de l’idéologie que le pouvoir entend véhiculer désormais.
Si la responsabilité russe est claire, il faut mentionner que le conflit se place dans un engrenage militaire préexistant entre la Russie, l’Otan et l’Occident. Depuis 1991, la Russie a été maltraitée. Un certain nombre de signaux n’ont pas été entendus. George F. Kennan a alerté sur l’erreur que représentait l’expansion de l’Otan toujours plus à l’est et aux frontières de la Russie. Au sommet de l’alliance, à Bucarest en 2008, la volonté américaine de faire entrer la Géorgie et l’Ukraine contre l’avis de la France et de l’Allemagne a débouché sur une possible adhésion, reportée. À l’époque, l’ambassadeur des États-Unis à Moscou a jugé que cela risquait d’amener à une confrontation directe entre l’organisation militaire et la Russie. L’Union européenne participe pleinement à la logique d’engrenage militaire. Elle a augmenté à travers ses États membres ses budgets d’armements. Ce sujet doit être débattu à l’occasion des élections européennes.
Actuellement, l’engrenage porte aussi sur l’armement avec l’utilisation d’armes à sous-munitions. Le spectre s’étend à l’alimentaire avec la suspension de l’accord céréalier par Moscou. Une décision qui met en danger l’approvisionnement d’un certain nombre de pays dont la Corne de l’Afrique où sévissent déjà des situations de famine.
Roland Nivet : Ces 570 jours démontrent deux choses. Premièrement, que la guerre n’est jamais une solution mais toujours un échec. Elle conduit au chaos et engendre des monstruosités dont seuls profitent les vendeurs d’armes et les lobbys militaro-industriels, mais dont les victimes sont toujours les populations civiles. Le deuxième enseignement, c’est que le mouvement des peuples pour la paix est déterminant pour obtenir l’arrêt de ces guerres. Dès le début, nous avons condamné l’agression de la Russie et affirmé notre solidarité avec la population ukrainienne. Nous avons demandé que la France, dans le cadre des Nations unies, prenne des initiatives nécessaires pour une issue négociée. Dans ce contexte, nous avons soutenu les principes qui avaient été à la base de l’accord de Minsk de 2015. Il reposait sur un cessez-le-feu durable, le respect de la souveraineté et de l’intégrité de l’Ukraine et sur une solution d’autonomie pour certains territoires. Nous défendions aussi l’idée que Kiev obtienne le statut de sécurité collective d’indépendance et de neutralité qui soit garanti par l’ONU et avancions l’idée d’une force d’interposition. Cette analyse ne nous a pas empêchés de constater que la détermination de l’Otan à s’élargir aux pays de l’Est n’avait pas été un facteur apaisant.
Une conciliation ou du moins un processus de paix vous semble-t-il réellement envisageable ?
Anna Colin Lebedev : Pour répondre à cette question, il faut comprendre l’état des sociétés aujourd’hui et les velléités politiques. Pour ma part, je laisserai de côté l’aspect diplomatique. Il faut savoir que l’Ukraine, comme la France, n’a pas connu de guerre sur son territoire depuis la Seconde Guerre mondiale. Kiev n’a jamais engagé d’opérations armées hors de ses frontières depuis son indépendance en 1991. La majorité des Ukrainiens ont refusé de participer à leur service militaire. La guerre est finalement arrivée de l’extérieur. Une phrase est inlassablement répétée au sein de la population et résume l’état d’esprit des Ukrainiens : si la Russie arrête de combattre, il n’y a plus de guerre, mais si l’Ukraine arrête de combattre, il n’y a plus d’Ukraine. Ils ont donc l’impression d’être dans une guerre défensive pour leur territoire, leur identité, leurs valeurs et leur démocratie. Aujourd’hui, pour stopper cette guerre, ils souhaitent des garanties que leur voisin russe ne pourra pas mener une nouvelle invasion. Si une discussion peut être lancée, elle doit débuter avant toute chose par cette assurance.
Côté russe, je distinguerai trois niveaux. Le premier porte sur le Kremlin et les décideurs, qui ont déclenché cette invasion. Le second s’avère être les différentes strates des élites (économique, politique et diplomatique) et le dernier sur la population ordinaire. Si elle détourne son attention vis-à-vis de cette guerre, c’est qu’elle reste persuadée qu’aucune action ne pèsera sur le conflit et sur les décisions prises par le pouvoir. Les Russes peuvent seulement se protéger avec les moyens dont ils disposent. Les instituts de sondage ont récemment demandé aux Russes : « Si Moscou enclenchait des négociations pour stopper la guerre, vous seriez pour ou contre ? » Une large majorité a répondu y être favorable. Du côté des élites, elles pèsent en permanence les risques et les avantages de cette « opération spéciale ». Ce que la guerre leur rapporte ou non et de s’opposer ou non au régime. Pour certains, il s’agit de maintenir son niveau de vie et, pour d’autres, de garder sa position, chèrement obtenue au sein du pouvoir. À grand renfort de liquidités, de répression et avec la politique des sanctions, le pouvoir russe a fait croire aux élites que la guerre leur était bénéfique. Mais cet équilibre bouge énormément avec l’enlisement du conflit. Leurs revenus baissent car la guerre accapare l’essentiel des recettes. Aucune alternative n’apparaît pour l’instant. Mais la dynamique de l’évolution viendra de leur positionnement.
Un processus de paix vous semble-t-il réaliste ?
Vincent Boulet : Tout retour en arrière semble impossible. Mais un chemin étroit vers une conciliation existe. Elle dépend d’une volonté politique qui doit reposer sur plusieurs principes partagés : la charte des Nations unies, la souveraineté des peuples, la sécurité collective. Il faut sortir de la seule logique militaire. Cette politique doit amener à s’interroger sur notre architecture de sécurité au niveau européen incluant la Russie et l’Ukraine. La question de la neutralité de cette dernière doit être posée. Il ne s’agit pas de laisser l’Ukraine, seule, face à deux blocs et sans garanties de sécurité. Il faut lui assurer sa souveraineté à travers une protection internationale sous l’égide des Nations unies. Il faut aussi remettre en avant la question du désarmement au niveau européen, y compris nucléaire, en intégrant la Russie et la Biélorussie. Il faut porter une conférence européenne de sécurité collective et de paix. Cela implique que les 27, et notamment la France, mènent une politique indépendante des États-Unis et de l’Otan. Ces négociations de paix ne doivent pas servir les intérêts de Vladimir Poutine, en entérinant de fait des gains territoriaux. Paris doit prendre une initiative et c’est le sens de la lettre envoyée par Fabien Roussel au président de la République, en juillet dernier.
La France peut-elle réellement peser sur des négociations entre Kiev et Moscou ?
Vincent Boulet : Aujourd’hui, la diplomatie française défend une logique d’engrenage. Le discours aux ambassadeurs et ambassadrices d’Emmanuel Macron, fin août, s’enferme dans une logique de blocs en évoquant « notre camp occidental », « notre ordre international ». Cette vision est complètement aveugle aux évolutions du monde. La paix passera au contraire par la prise en compte de ce basculement.
Roland Nivet : Toutes les initiatives sont bonnes. Mais que peut-on attendre du gouvernement Macron qui propose une augmentation de 40 % du budget militaire pour « gagner les guerres du futur » ? Un gouvernement qui prévoit 60 milliards d’euros pour les armes nucléaires alors que l’article 6 du traité de non-prolifération nucléaire signé par la France appelle à agir pour leur élimination ?
Une issue diplomatique nécessite un processus de paix multilatérale conduit avec les Nations unies. De notre côté, nous appelons au respect de la charte de l’ONU et de son préambule. L’article 2 prévoit l’interdiction de recourir à la menace ou à l’utilisation de la force contre l’intégrité territoriale d’un État souverain. L’article 33 exhorte à la recherche de solutions par des moyens pacifiques. L’article 51 reconnaît, lui, le droit naturel de légitime défense. Nous attirons l’attention sur la deuxième partie de cet article qui exprime le devoir de la communauté internationale à maintenir ou rétablir la paix. C’est cet aspect qui a été raté depuis 2014. Nous n’avons cessé de demander à la France de prendre des initiatives en ce sens.
publié le 19 septembre 2023
Luis Reygada sur www.humanite.fr
Le Sommet du G77 + Chine s’est achevé par un appel à renforcer la coopération entre les pays en voie de développement et par la volonté de créer un nouvel ordre économique mondial.
« La gouvernance mondiale reste asymétrique. Les Nations unies, le système de Bretton Woods et l’OMC perdent de leur
crédibilité », a ainsi lancé Lula à la tribune.
© Esteban COLLAZO / Argentinian Presidency / AFP
« Après tout le temps où le Nord a organisé le monde selon ses intérêts, c’est maintenant au Sud de changer les règles du jeu ». Dès l’ouverture du sommet du Groupe des 77 + Chine (G 77+1), le président cubain Miguel Diaz-Canel – dont le pays occupe depuis janvier la présidence tournante du groupe – donnait le ton : les pays du Sud sont plus que jamais décidés à faire entendre sa voix pour bousculer le statut quo dans un système où les règles ont été conçues par et pour les grandes puissances.
À quelques jours de la grand-messe diplomatique annuelle – le débat de l’Assemblée générale, prévue à partir de mardi à New York – et après un sommet du G20 à New Delhi (Inde) déjà marqué par un bras de fer entre pays émergents et un bloc occidental dominé par des États-Unis, le G 77 a confirmé sa volonté d’œuvrer en faveur d’un « nouvel ordre économique international ».
Bien que le sommet avait pour thème « Les objectifs actuels du développement : le rôle de la science, de la technologie et de l’innovation », Cuba a régulièrement insisté sur la nécessité d‘inclure dans son agenda la promotion d’un ordre international plus juste, ce que n’ont pas manqué de faire nombre des représentants des 116 pays sur 134 1 et 12 organisations et agences des Nations unies (soit plus de 1 300 participants selon le ministère des Affaires étrangères cubain) présents les 15 et 16 septembre derniers à La Havane.
« Le XXIe siècle appartient aux peuples du Sud »
Parmi les trente et un chefs d’État et de gouvernement présents à la Perle des Antilles, plusieurs dirigeants latino-américains ont fait le déplacement comme le brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, qui a refusé qu’« une poignée d’économies riches, rééditant la relation de dépendance entre le centre et la périphérie » décident des orientations à suivre face aux transformations majeures touchant à la révolution digitale et à la transition écologique.
« La gouvernance mondiale reste asymétrique. Les Nations unies, le système de Bretton Woods et l’OMC perdent de leur crédibilité », a-t-il signalé non sans lancer un appel à l’unité du G77 pour parvenir à « la construction d’un nouvel ordre économique international ». De la même façon, le Colombien Gustavo Petro a proposé « négociation universelle pour le changement d’un nouveau système financier mondial » pour réduire la dette des pays du Sud afin de mettre en place une transition vers une économie décarbonée qui cesse d’« intensifier des relations internationales basées sur la domination ».
« Un système qui profite à toute l’humanité » Antonio Guterres
« Le XXIe siècle appartient aux peuples du Sud » a déclaré Nicolás Maduro. Rappelant les efforts historiquement mis en place par le G77 pour atteindre un nouveau « modèle civilisationnel », le président vénézuélien a invité à refuser « les diktats » de la part de « puissances ayant des prétentions coloniales ou de domination ».
Quant à, Miguel Diaz-Canel a condamné une « architecture internationale » qui perpétue les « inégalités » et qui est « hostile au progrès » des pays du Sud, rappelant que ceux-ci sont les principales « victimes » du commerce et de la finance internationale. « Il faut renverser cette situation dans laquelle des siècles de dépendance coloniale et néocoloniale nous ont plongés ; elle est injuste et le Sud ne peut plus la supporter », a indiqué le président hôte du Sommet, au côté de son homologue Argentin, Alberto Fernandez, pointant le rôle néfaste joué un Fonds monétaire international assujetti aux dispositions du gouvernement des États-Unis.
Des revendications soutenues par un secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, qui a rappelé la nécessité de « reformuler les organisations et organismes internationaux » dans « un système qui a failli à ses obligations envers les pays en développement ». Le Portugais à la tête de l’ONU a invité les pays du Sud à « élever la voix pour lutter en faveur d’un monde qui fonctionne pour tous » n’hésitant à appeler le G77 à « utiliser son poids pour défendre un système fondé sur l’égalité, un système disposé à mettre fin à des siècles d’injustice et de négligence, un système qui profite à toute l’humanité ».
Les conclusions du sommet présentées cette semaine à l’assemblée générale de l’ONU
Formellement adoptée samedi par les délégations des 116 pays participants, la déclaration finale du Sommet sur le rôle de la science, de la technologie et de l’innovation n’a pas oublié de consacrer les revendications exprimées lors des sessions, soulignant par exemple l’« urgence de procéder à une réforme globale de l’architecture et de la gouvernance financière internationale » ou critiquant un « système économique injuste pour les pays en développement ». Deux alinéas insistent sur le rejet de l’imposition de mesures coercitives économiques, dont les sanctions unilatérales, « des actions qui constituent de sérieux obstacles au progrès de la science, de la technologie et de l’innovation, et empêchent la pleine réalisation du développement économique et social, notamment dans les pays en développement ».
En tant que président du G77, le président de Cuba doit présenter les résultats du Sommet de La Havane cette semaine à New York, dans le cadre des réunions de haut niveau de la 78e session de l’assemblée générale.
Impulsé en 1964 par 77 pays – dont une grande proportion faisait partie du Mouvement des non-alignés – à l’issue de la première Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, le G 77, dont l’objectif est de promouvoir les intérêts diplomatiques des pays du Sud au sein des organes multilatéraux, compte désormais 134 membres plus la Chine qui y participe en qualité d’« acteur externe ».
« C’est la voix du Sud global, le plus grand groupe de pays sur la scène internationale », déclarait à son propos le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, en juillet dernier. Malgré une activité intense commencée il y a déjà six décennies, une représentativité atteignant près des deux tiers des membres de l’ONU et un poids économique dépassant les 45 % du PIB mondial (face à 30 % pour le G7), le bloc est encore trop souvent ignoré par la majorité de la presse occidentale, bien qu’il incarne aussi 80 % des habitants de notre planète.
Les pays représentés à l’évènement provenaient d’Amérique latine et des Caraïbes (33), d’Afrique (46) d’Europe et d’Asie (34) ↩︎
publié le 13 septembre 2023
Par Francis Wurtz, député honoraire du parlement européen sur www.humanite.fr
Après dix-sept mois d’agression russe et de ripostes ukrainiennes, toutes les limites imaginables de cette guerre sont régulièrement franchies, qu’il s’agisse du nombre ahurissant de victimes ou de la nature, de plus en plus barbare, des armements engagés, de part et d’autre. Or, loin d’avoir ouvert la voie à une issue du conflit, cette hécatombe humaine et cette escalade militaire mettent chaque jour un peu plus, le monde – et en premier lieu l’Europe – à la merci d’un dérapage. Plusieurs faits récents sont venus nous rappeler la réalité de cette menace.
On se souvient du cas de ce missile « de fabrication russe » qui avait frappé un village de l’est de la Pologne, près de la frontière ukrainienne, provoquant la mort de deux personnes, le 15 novembre dernier. S’il s’était agi d’une provocation russe, la Pologne étant membre de l’Otan, les autres États membres auraient été tenus, en vertu du fameux article 5 du traité de l’Alliance atlantique, de lui porter secours : autrement dit, de s’engager dans une guerre contre l’une des deux principales puissances nucléaires du globe. C’est en pleine connaissance de cet enjeu stratégique capital que Volodymir Zelensky avait d’emblée accusé Moscou d’avoir délibérément commis ce forfait pour « adresser un message au sommet du G20 » (les 20 principales puissances du monde) , alors réuni à Bali. L’enquête avait finalement établi que l’explosion provenait des « systèmes de défense antiaériens ukrainiens », ce que Kiev mit beaucoup de temps à admettre. Nous sommes passés tout près d’une situation critique.
Un incident semblable vient à nouveau de se produire, le 4 septembre en Roumanie, à quelques kilomètres de la frontière avec l’Ukraine. Cette fois, ce sont des débris d’un drone russe qui sont retombés sur le sol d’« un pays allié de l’Otan, bénéficiant (à ce titre) de garanties de sécurité très importantes », comme l’a rappelé le président de ce pays, mais il n’y a pas eu de victime et le caractère accidentel de l’incident a été reconnu. Seconde alerte.
Quant à la stupéfiante révélation du milliardaire américain Elon Musk, elle fait franchement froid dans le dos ! En tant que propriétaire d’une constellation de satellites couvrant une cinquantaine de pays (!), il affirme avoir été, il y a un an, sollicité par le gouvernement ukrainien pour permettre le guidage de drones bourrés d’explosifs afin de « couler la majeure partie de la flotte russe », stationnée dans le port de Sébastopol, en Crimée ! Lui qui avait déployé la couverture Internet de « sa » société SpaceX au profit de l’Ukraine auparavant, a refusé cette fois-là. Un magnat à l’ego dangereusement surdimensionné peut donc seul, selon son humeur, décider de favoriser ou non des opérations militaires, le cas échéant aux conséquences incalculables !
Aucun doute : la responsabilité première de ces situations redoutables incombe au Kremlin. Sans son inexcusable guerre, point de risque de dérapage ! Leur rappel vise, non à relativiser l’ineffaçable faute de Vladimir Poutine, mais à souligner combien la poursuite d’un tel engrenage militaire conduit quasi inévitablement à une perte de maîtrise des conséquences des actes de protagonistes manifestement désemparés. Ce conflit doit s’arrêter ! Non pour entériner les gains territoriaux russes, mais pour ouvrir la voie à un règlement politique global du conflit dans le cadre d’une reconstruction de l’architecture de sécurité du continent européen.
publié le 11 septembre 2023
Par Robert Kissous sur https://www.humanite.fr/en-debat/
Le 7 juin 2023, la commission des services financiers de la Chambre des représentants des États-Unis a tenu une audition intitulée « Dominance du dollar : préserver le statut du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale ». L’inquiétude est manifeste mais les représentants se sont rassurés : il n’y a pas de risque sérieux à court terme estimant, sur la base de leurs données, que 88 % des transactions monétaires sont effectuées en dollars et que les banques centrales mondiales détiennent 59 % de leurs réserves de change en dollars.
À cette occasion ont été rappelés les multiples avantages exorbitants tirés par les États-Unis du rôle du dollar et de sa domination du système financier international. C’est d’abord une réduction du coût des emprunts aux États-Unis (50 à 60 points de base) pour les ménages, les entreprises et les autorités fédérales, étatiques et locales. Cette domination augmente la valeur du dollar, ce qui profite au gouvernement, aux consommateurs et entreprises états-uniens en réduisant le prix des biens importés générant ainsi des économies estimées entre 25 et 45 milliards de dollars par an. Les réserves en dollars à l’étranger constituent ainsi un prêt sans intérêt aux États-Unis, soit une économie de 10 à 20 milliards de dollars par an. Cela réduit les risques de change pour les entreprises états-uniennes. Ainsi la politique monétaire de l’Amérique du Nord a un fort impact sur la situation financière (dette et commerce) des autres pays et particulièrement des pays du Sud.
Mais ce n’est pas tout. La domination du système financier international par les États-Unis et l’importance du dollar ont des conséquences politiques considérables renforcées par les règles d’extraterritorialité. Ils ne se privent pas d’en abuser pour maintenir leur hégémonie. Des sanctions ont touché des pays représentant plus d’un tiers de la population mondiale représentant 29 % du PIB mondial. En 2000, seuls quatre pays étaient directement visés. En 2023, plus de 20 le sont.
Sans compter les menaces et pressions ou les sanctions secondaires s’appliquant à ceux qui outrepassent les boycotts décidés par l’impérialisme hégémonique états-unien.
Bien évidemment, lors de cette audition, la Chine a été ciblée pour oser vouloir utiliser le yuan dans ses échanges commerciaux et pour contracter des accords d’échanges de devises. D’autant que la Chine réduit ses actifs en dollars, notamment les bons du Trésor descendus à leur plus bas niveau depuis 2010 (réduction de 174 milliards de dollars en 2022), alors que son stock d’or croît régulièrement.
Mais les sanctions, décidées unilatéralement par les États-Unis, ne font que susciter la méfiance et l’opposition des nombreux pays, hors du bloc occidental, émergents ou en développement. Ils peuvent un jour ou l’autre en être victimes. Raison pour laquelle la majorité des pays ne boycottent pas la Russie.
Ainsi l’utilisation du dollar en tant qu’instrument de politique étrangère pour peser contre la souveraineté d’un pays ajoutée aux privilèges exorbitants du dollar conduit nombre de pays à accroître leurs échanges ou prêts en devises nationales. La dédollarisation et le développement d’un système de paiement international qui ne soient pas sous la coupe des États-Unis sont des recommandations importantes du dernier sommet des Brics, un événement majeur de la situation internationale.
Mais, alors que les pays émergents et en développement représentent près de 85 % de la population mondiale, on peut s’étonner que ces questions soient si peu prises en compte dans les programmes politiques des partis de gauche des pays avancés et notamment en France.
publié le 9 juillet 2023
Gaël De Santis sur www.humanite.fr
Suite à la mort de Nahel, une instance de l’ONU a publié une déclaration qui estime que la France doit lutter contre les discriminations raciales aux causes « structurelles et systémiques » dans la police. Par sa réponse, le Ministère des Affaires étrangères se retranche dans le déni.
Le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale (Cerd) a rendu vendredi une déclaration sévère contre la France, suite au décès de Nahel M., 17 ans, tué d’un tir policier suite à un refus d’obtempérer, à Nanterre, le 27 juin dernier. Le Cerd, composé de dix-huit experts indépendants (juristes, politistes, diplomates, etc.) « demande instamment » une enquête « approfondie et impartiale » et que les auteurs présumés, « s’ils sont reconnus coupables », soient sanctionnés « à la mesure de la gravité du crime ».
Si elle regrette également « le pillage et la destruction de biens privés et publics », l’instance chargée de veiller au respect de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale se livre à un véritable réquisitoire concernant la politique de Paris en matière de maintien de l’ordre et de pratiques policières. Elle déplore ainsi « les informations faisant état d’arrestations et de détentions massives de manifestants » et invite à respecter « le principe de proportionnalité et de non-discrimination lors de la lutte contre les protestations et les manifestations de masse ».
Pour le Quai d’Orsay, la déclaration du Cerd est « excessive »
Le Cerd recommande en outre aux autorités « de s’attaquer en priorité aux causes structurelles et systémiques de la discrimination raciale », notamment au sein de la police. Elle relève la pratique d’un « profilage racial dans les opérations de police, les contrôles d’identité discriminatoires », touchant particulièrement les personnes d’origine africaine et arabe et demande que les autorités françaises adoptent une législation prohibant ces pratiques.
Le Quai d’Orsay, qui publie régulièrement des communiqués sur les atteintes aux droits de l’homme commises dans d’autres pays, n’a pas goûté de se voir rattrapé par la patrouille. Le Ministère des affaires étrangères a répondu par un communiqué « contester » les propos de la déclaration du comité onusien « qu’elle juge excessifs ». Quand bien même Cerd, dont ce n’est pas la mission, a bien pris soin de déplorer les atteintes aux biens publics et privés, le Ministère fait diversion en disant déplorer « l’oubli des violences injustifiables commises ces derniers jours contre les forces de l’ordre, les élus, les services publics, les commissariats, des écoles, des centres sociaux et de soins ». Pour Paris, « toute accusation de racisme ou de discrimination systémique par les forces de l’ordre en France est infondée ».
Le Quai d’Orsay rappelle que le « profilage ethnique » est interdit en France et que des mesures ont été prises en vue de lutter contre les « dérives de contrôles dits au faciès ». Il vante également un niveau de contrôle interne et externe des forces de sécurité « tels que peu de pays en connaissent ». La politique menée par les dirigeants du pays des droits de l’homme reste « circulez, il n’y a rien à voir ».
publié le 5 juillet 2023
Julien Chevalier sur https://lvsl.fr
Les dernières élections grecques ont été marquées par le faible score du parti de « gauche radicale » SYRIZA, au pouvoir quelques années plus tôt. Élu en 2015, le leader du parti, Alexis Tsipras, avait abandonné au bout de six mois sa promesse de lutte contre l’austérité et les privatisations, entraînant la démission de son ministre des Finances Yanis Varoufakis. Demeuré un analyste attentif de l’actualité, ce dernier nous livre ici son analyse sur l’endettement de la Grèce, la récession de la zone euro, mais aussi l’alignement du Vieux continent sur Washington et l’émergence des BRICS. Il se montre particulièrement critique à l’égard de la perspective « d’autonomie stratégique » européenne portée par Emmanuel Macron, qu’il juge chimérique sans une sortie de l’Alliance atlantique. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.
LVSL – Depuis 2019 et la chute du gouvernement Tsipras, le pays est dirigé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, leader du parti conservateur la Nouvelle Démocratie. Lors des dernières élections législatives, le parti Syriza, au sein duquel vous étiez membre, n’a obtenu que 17,84 % des voix. Récemment, le chef du parti, Alexis Tsipras, a annoncé sa démission. Quelle conclusion tirez-vous de cette situation ?
Yanis Varoufakis – La conclusion est que les radicaux ne sont jamais accueillis longtemps dans le club des puissants, même s’ils sont prêts à trahir leurs principes pour bien les servir.
Tsipras a toutes les raisons de se sentir maltraité par le pouvoir en place. Après avoir imposé au peuple grec, impitoyablement et plutôt efficacement, les mesures politiques face auxquelles il avait été élu pour s’opposer, il a « réussi » à stabiliser la Grèce aux dépens du plus grand nombre et dans les intérêts de l’oligarchie internationale. Pour ce faire, il a imposé – au nom de la gauche radicale ! -des politiques que même les représentants politiques les plus fervents de l’oligarchie, lorsqu’ils étaient au gouvernement, avaient été réticents à introduire.
Qu’a-t-il obtenu en échange ? Lorsqu’il était Premier ministre du pays [entre 2015 et 2019, NDLR] et instaurait une politique d’austérité, les puissants l’aidaient et le gratifiaient de quelques compliments. Mais une fois le « sale boulot » accompli, le pouvoir en place l’a abandonné en soutenant ses représentants politiques traditionnels, le parti de la Nouvelle Démocratie dirigé par Kyriakos Mitsotakis. Sans une once de gratitude envers leur véritable sauveur, Tsipras, ils l’ont abandonné dans un environnement électoral où – en raison de ses propres choix – il n’avait aucune chance d’obtenir le soutien du peuple qu’il avait soumis à la torture oligarchique de la Troïka. Bref, que les politiciens de gauche qui hésitent à trahir se méfient : ça ne paie pas !
LVSL – Les avantages et les inconvénients d’un « Grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro, NDLR] sont bien connus. Un tel choix serait-il aujourd’hui favorable au pays ? Plus largement, quel est pour vous le paradigme économique vers lequel devrait s’orienter la Grèce pour mettre fin à ce cycle récessif ?
Yanis Varoufakis –L’économie grecque est devenue une vache à lait pour l’oligarchie transnationale à cause des politiques qui assurent sa non-viabilité et la diminution constante des perspectives de la majorité des citoyens grecs. Pour relancer l’économie du pays, et la rendre réellement stable, il faut mettre fin à l’hémorragie de richesse qui est actuellement exportée, sous forme de rentes massives vers divers paradis fiscaux. Par exemple, l’expropriation des biens immobiliers de la classe moyenne (par la vente de prêts à des fonds vautours), les privatisations d’actifs publics dans le cadre d’opérations de capital-investissement, les impôts indirects gigantesques, la diminution constante des biens communs qui nous restent (ressources en eau, santé publique, éducation…).
« Une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. »
Dans tout cela, la question de la monnaie est secondaire. Cependant, si la menace du Grexit est l’arme principale par laquelle l’oligarchie transnationale s’assure que toutes les pratiques prédatrices susmentionnées se poursuivront, alors les progressistes grecs doivent apprendre l’art d’imaginer la Grèce sans l’euro.
LVSL – De nombreux pays européens sont lourdement endettés, notamment la Grèce et l’Italie, dont les dettes représentent respectivement près de 180 % et 150 % de leur PIB. Dans le même temps, la zone euro est en récession et pourrait à nouveau connaître plusieurs années de faible croissance. Quelle politique monétaire estimez-vous que la BCE devrait adopter ?
Yanis Varoufakis –Aucune politique monétaire ne peut, à ce stade, faire face à l’endettement gigantesque (aussi bien privé que public) qui régit le capitalisme occidental. L’endettement excessif est sa caractéristique principale – pas un accident de parcours.
Il reflète un système qui a généré une demande insuffisante pour les produits qu’il fabrique et qui, par conséquent, a besoin de dettes pour maintenir la production et l’accumulation de capital. En outre, une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. Bref, il n’y a plus de perspective de traitement des dettes impayables, ni en Europe, ni ailleurs, qui n’implique pas une révolution dans la manière de produire et de distribuer les richesses. Yanis Varoufakis –
LVSL – Le parti politique MeRA25, dont vous êtes le fondateur, propose l’introduction d’un système de paiement numérique appelé « Demeter ». En quoi consiste-t-il ? Que pensez-vous d’une monnaie numérique créée par une banque centrale, notamment l’euro numérique ?
Yanis Varoufakis –J’ai beaucoup écrit sur les raisons pour lesquelles une monnaie numérique centrale serait très utile pour a) diminuer le pouvoir exorbitant du secteur financier sur le reste de la société et b) fournir les fondements d’un revenu de base universel.
La question qui se pose à tous les pays de la zone euro est la suivante : comment introduire un tel système de paiement numérique public lorsque l’on ne dispose pas de sa propre banque centrale ? La réponse de MeRA25 est « Demeter » : au lieu que la banque centrale offre des comptes numériques de banque centrale à chaque résident, les autorités le font en créant un compte par numéro de dossier fiscal. Il en résulte une sorte de monnaie fiscale. Bien qu’inférieure à une véritable monnaie numérique de banque centrale, elle offrirait bon nombre de ses avantages tant au public qu’à l’État.
[NDLR : Nous nous permettons de citer ici in extenso un extrait de l’article de Yanis Varoufakis paru dans Project Syndicate :
Cette monnaie fiscale serait présente sur la plateforme numérique de l’administration, en utilisant le numéro de dossier fiscal existant des particuliers et des entreprises. Toute personne possédant un numéro de dossier fiscal dans un pays recevrait un compte gratuit lié. Les particuliers et les entreprises pourront alors créditer ce compte en transférant de l’argent depuis leur compte bancaire habituel, comme ils le font aujourd’hui pour payer leurs impôts. Mais ils le feront bien avant de payer leurs impôts car l’État garantirait un taux d’intérêt annuel de 8 % payable à ceux qui sont prêts à payer leurs impôts un an avant la date prévue.
Par exemple, une fois que 1.000 euros ont été transférés sur un compte lié au numéro fiscal, un numéro d’identification personnel est émis, et peut être utilisé soit pour transférer le crédit de 1.000 euros sur le compte fiscal de quelqu’un d’autre, soit pour payer des impôts à l’avenir. Ces futurs euros peuvent être conservés pendant un an jusqu’à leur échéance ou être utilisés pour effectuer des paiements à d’autres contribuable. Le Trésor pourra contrôler l’offre de monnaie fiscale, en ajustant le taux d’intérêt pour garantir que la valeur nominale de l’offre totale ne dépasse jamais un pourcentage du revenu national, ou de l’ensemble des impôts. Pour garantir une transparence totale, et donc la confiance, un algorithme de blockchain, conçu et supervisé par une autorité nationale indépendante, pourrait régler les transactions en monnaie fiscale].
LVSL – Face à la guerre en Ukraine, l’OTAN se montre unie tandis que les pays européens souffrent des conséquences de ce conflit (hausse des prix de l’énergie, désindustrialisation…). Comment l’Europe peut-elle sortir de cette situation ?
Yanis Varoufakis –Ce n’est pas possible. Les rêves de Macron concernant « l’autonomie stratégique » de l’Europe restent et resteront des chimères tant que l’Europe ne sortira pas de l’OTAN. Tant qu’elle sera sous l’emprise de Washington, l’Europe restera un continent vassal, incapable de veiller aux intérêts de ses propres classes dirigeantes.
« Les historiens reconnaîtront dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance. »
Je ne doute pas un instant que les historiens des prochaines décennies reconnaîtront, dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance.
LVSL – Depuis plusieurs mois, et notamment le gel des avoirs russes, de nombreuses voix s’élèvent contre l’hégémonie du dollar (en particulier les présidents des BRICS). Quel serait, selon vous, les contours d’un système monétaire international plus juste et plus équilibré ?
Yanis Varoufakis –Il ne peut y avoir de système monétaire international équilibré tant que les capitalistes chinois, brésiliens, mexicains et indiens rêvent de profits en dollars à de réinvestissements dans le secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier américain.
Tant que cette situation perdurera, l’idée que les BRICS représenteraient un défi à l’hégémonie américaine restera au mieux un rêve, au pire une distraction.
publié le 4 juillet 2023
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
L’armée israélienne, qualifiant la grande ville du nord de la Palestine et son camp de réfugiés de « nid à frelons », a démarré une opération militaire terrestre et aérienne faisant 8 morts. Ces tentatives pour éradiquer le combat contre l’occupation ne réussiront pas, prédit le directeur du Théâtre de la Liberté de Jénine, Mustafa Sheta.
La ville et le camp de réfugiés de Jénine, au nord de la Cisjordanie, ont été une nouvelle fois la cible de l’occupant israélien. Dans la nuit de dimanche à lundi, l’armée a frappé la localité avec des drones dans ce qui s’avère l’une des plus grandes incursions en Cisjordanie en vingt ans. Le bilan est là, lourd.
Neuf personnes ont été tuées et au moins cent blessées, dont vingt dans un état grave, alors que les affrontements se poursuivaient lundi. Un porte-parole de l’armée a déclaré que l’offensive durerait aussi longtemps que nécessaire. « Une opération ne se termine pas en un jour », a déclaré à la radio de l’armée Israël Katz, membre du cabinet de sécurité et ministre de l’Énergie.
Selon le témoignage d’habitants que nous avons pu recueillir par téléphone, les drones étaient clairement audibles au-dessus et les bruits de tirs et d’explosifs résonnaient dans toute la ville. Au cours de la matinée, au minimum six drones ont été déployés autour de Jénine et du camp adjacent, une zone densément peuplée abritant environ 14 000 réfugiés dans moins d’un demi-kilomètre carré.
« C'est une vraie guerre. Il y a eu des frappes venant du ciel et ciblant le camp »
« Ce qui se passe dans le camp de réfugiés est une vraie guerre, a expliqué à Reuters Khaled Alahmad, chauffeur d’ambulance palestinien. Il y a eu des frappes venant du ciel et ciblant le camp. Les cinq à sept ambulances que nous conduisions revenaient à chaque fois pleines de blessés. »
Durant l’opération, les bulldozers blindés israéliens ont labouré les routes du camp, interrompant l’approvisionnement en eau de la ville. À tel point que la municipalité a lancé un message aux habitants via les ondes d’une radio locale : « Nous appelons tous les habitants de Jénine et de son camp à rationaliser la consommation d’eau et à conserver les quantités disponibles, en raison de la destruction massive et délibérement brutale par les forces d’occupation sur les principales lignes du réseau d’approvisionnement et qui a empêché les équipes de travailler. Nous vous demandons également de préserver ce que vous avez de fournitures ménagères en raison du siège mené par les forces d’occupation contre la ville et son camp. »
L’armée israélienne a déclaré que ses forces ont frappé un bâtiment qui servait de centre de commandement pour les combattants des brigades de Jénine. Une opération qu’elle a décrite comme un vaste effort de contre-terrorisme visant à détruire les infrastructures et à empêcher les militants d’utiliser le camp de réfugiés comme base. En réalité, il s’agit bien d’une opération contre la résistance palestinienne dans laquelle on retrouve toutes les composantes politiques. Ces brigades ont d’ailleurs riposté contre les soldats israéliens et même abattu un drone.
Depuis plus d’un an, les raids de l’armée se multiplient en Cisjordanie alors que les colons organisant des pogroms et des descentes armées dans les villages
Comme chaque fois, le Théâtre de la Liberté de Jénine a été la cible de l’armée d’occupation, raconte à l’Humanité son directeur, Mustafa Sheta : « Ils visaient un groupe de familles du camp, qui avaient décidé de s’abriter dans le théâtre à cause des tirs et des bombardements. Le message est clair : ils veulent punir l’incubateur populaire de la résistance à Jénine et dire à la société israélienne qu’elle peut compter sur l’armée et ses capacités de dissuasion. »
Le vice-gouverneur de Jénine, Kamal Abu Al Rub, contacté par téléphone, a dénoncé l’armée israélienne qui « cible non seulement les gens, mais aussi l’infrastructure du camp. Il s’agit d’une punition collective pour tous les résidents de Jénine, et en particulier les réfugiés. Ce sont les Israéliens qui pillent nos régions et nos foyers. Et nous avons le droit de défendre notre dignité et notre honneur parce que nous sommes les propriétaires légitimes de ces terres. »
Depuis plus d’un an, les raids de l’armée dans des villes telles que Jénine se déroulent régulièrement en Cisjordanie alors que les colons multiplient les pogroms, organisant des descentes armées dans les villages. Ailleurs, comme au sud de Hébron, les écoles palestiniennes reçoivent des ordres de démolition pour permettre l’extension des colonies. Pour Ofer Cassif, député communiste israélien, « ceux qui envahissent les villes occupées et les camps de réfugiés en Cisjordanie sont les criminels et les terroristes ! Ceux qui luttent contre les envahisseurs pour la libération sont des combattants de la liberté ».
« Les tentatives de l’occupation pour éradiquer la résistance à Jénine ne réussiront pas. Leurs prédécesseurs ont échoué en 2002, souligne Mustafa Sheta . Ces actions ne serviront qu’à créer une nouvelle génération qui reprendra le flambeau de la résistance transmise par ceux qui l’ont précédée, comme nous le faisons aujourd’hui et comme nos enfants le feront à l’avenir. C’est une quête incessante, motivée par l’aspiration à reconquérir notre terre et à restaurer la dignité de chaque être humain. »
Marion d'Allard sur www.humanite.fr
Dans cette zone semi-désertique du sud d’Hébron, l’établissement d’Um Qussa est sous le coup d’un ordre de destruction imminente. La population en appelle à la communauté internationale
Masafer Yatta (sud d’Hébron, Cisjordanie occupée), envoyée spéciale.
À l’ombre du préau de la petite école de Khirbet Um Qussa, juchée sur l’une des crêtes pelées des collines de Masafer Yatta, la chaleur accablante devient soudain plus supportable. À perte de vue, le paysage ici se décline entre terres et rocailles.
Antichambre du Néguev, c’est dans cette zone semi-désertique du sud de la Cisjordanie que vivent et que résistent à l’occupation israélienne 2 500 Palestiniens, agriculteurs et éleveurs, jadis nomades, désormais sédentarisés dans une douzaine de villages alentour.
« Avant, les enfants devaient se rendre, à pied ou à dos d’âne, à 8 kilomètres, beaucoup abandonnaient vers 5 ou 6 ans. »
L’école est flambant neuve, sortie de terre en 2020, puis agrandie en 2021 et 2022, financée notamment par des ONG. Elle assure l’instruction d’une soixantaine d’élèves, »qui n’ont pas d’autre endroit pour apprendre« , explique Youssef, directeur et professeur d’Um Qussa.
»Avant sa construction, poursuit-il , les enfants devaient se rendre, à pied ou à dos d’âne, à 8 kilomètres de là, dans une autre école de la région, et beaucoup abandonnaient vers 5 ou 6 ans.« Alors, pour édifier le petit établissement, tous les propriétaires du coin ont donné une partie de leurs terres.
Et parce que l’hôpital le plus proche est à Hébron, à 35 kilomètres au nord, un dispensaire y a été accolé, pour répondre aux besoins de santé de ces populations isolées.
Pourtant, c’est le spectre des bulldozers de l’armée israélienne qui plane sur le destin d’Um Qussa, depuis qu’en ce dimanche 18 juin l’école a reçu un ordre de démolition imminente, le troisième depuis 2020, émis par l’administration civile de la Cour martiale israélienne.
Motif : la région de Masafer Yatta a tout entière été décrétée »zone de tir 918« par Israël en 1981. Exécutoire sous un mois, cette décision sert avant tout de prétexte à la récupération des terres palestiniennes. Si l’ordre est appliqué, Um Qussa deviendra le troisième établissement scolaire détruit par l’armée d’occupation en moins d’un an, quelques mois à peine après l’école d’As-Sfai, déjà à Masafer Yatta, démolie froidement en octobre.
« Depuis quarante ans, nos montagnes sont visées par les colons. Leur but est de nous rayer de la carte et de récupérer notre terre. »
Sami est né dans cette région aride de la Palestine occupée, il y a tout juste vingt-cinq ans. Membre du comité de résistance populaire, il raconte la violence des raids de colons, la pression constante de l’armée israélienne, les intimidations et les humiliations quotidiennes : »Depuis quarante ans, nos montagnes sont visées par les colons. Leur but est de nous rayer de la carte, de récupérer notre terre« , explique le jeune homme.
Et pour y parvenir, Israël construit des routes, interdites à la circulation pour les Palestiniens. Au début des années 1980, la route 317, qui serpente entre les collines de Masafer Yatta, a ainsi permis à l’occupant de créer des ponts entre ses colonies en isolant les villages palestiniens.
Depuis, dénonce Sami, cette route fait office pour Israël de deuxième frontière, doublant celle de 1948 à l’intérieur des terres palestiniennes. Artifice inique qui a justifié, il y a un an, l’établissement d’un ordre d’expulsion émis contre 8 des 12 communautés de Masafer Yatta. 1 300 Palestiniens, depuis, vivent dans l’angoisse d’un déplacement forcé. Dans la région, les démolitions, visant des habitations et les infrastructures publiques, se multiplient et s’accélèrent.
»Chaque matin, les enfants me demandent si l’école va être détruite« , déplore Youssef. Le directeur d’Um Qussa marque une courte pause. Puis reprend : »Si cet ordre est exécuté, c’est une tragédie. Qu’ont-ils fait, ces gamins, pour mériter que leurs droits soient à ce point niés ? Quelle est leur faute ? Ils vont être condamnés à l’analphabétisme.« L’homme, alors, pointe le doigt vers l’horizon. »Là, à 5 kilomètres d’ici, il y a une colonie israélienne, dans laquelle se trouvent une école et même… une piscine.«
Au-delà du seul sort de la petite école, c’est la machine infernale de la colonisation que les comités de résistance populaire locaux et les organisations de solidarité internationales mettent au centre de leur viseur. »Aujourd’hui, en Palestine, le bruit de la craie sur le tableau noir risque d’être remplacé par le claquement des balles de l’occupation« , dénonce l’Association de jumelage entre les villes françaises et les camps de réfugiés palestiniens. La communauté internationale et les réseaux humanitaires doivent assumer leurs responsabilités, intime enfin Youssef l’instituteur, et agir auprès du gouvernement israélien. » Sans quoi le rouleau compresseur de l’occupation atteindra d’autres régions, d’autres villages, d’autres écoles aussi.
< publié le 28 juin 2023
sur www.humanite.fr
Un dernier appel a été déposé, en juin, auprès de la Haute Cour britannique par Julian Assange contre son extradition vers les États-Unis. Un concert de soutien au journaliste australien et fondateur de WikiLeaks aura lieu, le lundi 3 juillet, à la Maroquinerie. La présidente de la Fédération internationale des journalistes, Dominique Pradalié, condamne l'acharnement et le coup porté à la liberté de la presse.
Dominique Pradalié, Présidente de la Fédération internationale des journalistes
Au cours des dix dernières années, la « chasse » à Julian Assange m’a consumée d’anxiété - à la fois pour le fondateur de WikiLeaks lui-même et pour tous les autres journalistes qui souffriraient de sa condamnation. Son appel contre l’extradition ayant été rejeté, les voies juridiques qui s’offrent à lui pour s’opposer à l’extradition sont de plus en plus réduites.
Il y a peut-être un espoir à la Cour européenne des droits de l’Homme, mais ce n’est jamais garanti compte tenu des délais. Une résolution du Conseil de l’Europe pourrait encore permettre l’abandon des poursuites, mais il faudra du courage aux États membres.
Il est tout aussi probable que la prochaine audience de Westminster soit peu médiatisée et, nous apprendrons, quelques instants plus tard, qu’Assange a été embarqué dans un avion à destination des États-Unis. Selon toute vraisemblance, il sera alors condamné à la prison à vie.
Ainsi, alors que ce grotesque jeu du chat et de la souris a visiblement atteint un moment décisif, je me vois contrainte de lancer un appel à l’aide. Si vous pensez avoir le droit d’être informé des décisions prises en votre nom, faites entendre votre voix maintenant !
L’emprisonnement d’Assange aux États-Unis aurait pour effet d’étouffer la presse sous toutes les latitudes et à tous les points cardinaux. Sa persécution a déjà rendu nerveux les journalistes qui utilisent des documents classifiés pour documenter leurs reportages. Si la porte de sa cellule se refermait pour 175 ans, quel journaliste oserait contrarier le gouvernement américain, quelles que soient les preuves de malversations qui lui tomberaient sous la main ?
Il s’agit d’une affaire pleine de complications trompeuses, de récits contradictoires et de préjugés qui se font passer pour du bon sens. Les opinions sont faussées par les prises de position sur la guerre en Irak, les inquiétudes concernant la conduite contestée d’Assange en Suède et la méconnaissance de la neurodiversité.
Dans un tel contexte de conjectures, il est essentiel de s’en tenir aux faits concrets.
Au premier rang de ces faits figurent les diverses raisons pour lesquelles les États-Unis cherchent à poursuivre M. Assange. Toutes sont liées à la publication des « carnets de guerre » de l’Irak et de l’Afghanistan, vastes décharges d’informations contenant des détails opérationnels généralement de qualité médiocre sur ces conflits. Les accusations qui en découlent se fondent sur la loi sur l’Espionnage (Espionnage Act), dont le libellé est vague (ironiquement, il s’agit de la même loi en vertu de laquelle Donald Trump est actuellement poursuivi).
Le dossier contre Assange se résume à ceci. Il a recherché une source confidentielle qui détenait des preuves significatives de ce qu’il considérait comme des actes criminels commis par l’armée américaine, notamment le fait d’avoir abattu des civils et des journalistes depuis un hélicoptère de combat en Irak. M. Assange aurait aidé cette personne à retirer discrètement ces documents et à les transmettre, par l’intermédiaire de WikiLeaks, à des éditeurs qui révéleraient au monde entier des actes criminels graves.
Pour moi, il est évident qu’il s’agit là d’actions couramment entreprises par les journalistes d’investigation. Une grande partie du journalisme de référence s’est appuyée sur ce processus : la thalidomide, les dépenses des députés, les Panama Papers, et bien d’autres choses encore. La société compte sur les journalistes à l’origine de ces reportages pour mettre en lumière la corruption et les actes répréhensibles, et ce seraient pourtant eux qui ressentiraient le plus l’impact des poursuites engagées contre Assange.
Si un journaliste australien, qui a publié en Europe, devait être poursuivi par un tribunal américain selon une loi interne de ce pays, qui dans ce monde oserait mécontenter l’administration américaine ?
En observant ce processus depuis la France, je suis frappée par le changement constant d’opinion à l’égard d’Assange. Il a bénéficié d’une brève période de notoriété, lorsque les principaux organes de presse du monde entier faisaient la queue pour utiliser ses informations.
Il a été « l’homme de l’année » pour Le Monde en 2011.
Mais après la publication en 2010 des carnets de guerre inédits - par une tierce partie échappant au contrôle d’Assange, soit dit en passant - il a connu un revirement complet. Ses anciens partenaires médiatiques l’ont abandonné, la Suède a cherché à le poursuivre et, en 2012, il s’est terré dans l’ambassade d’Équateur de Londres.
Son destin a chuté une fois de plus lorsque ses hôtes équatoriens l’ont abandonné en 2019 et qu’il a été emmené à la prison de Belmarsh, où il croupit toujours. Toutefois, depuis cette date et la publication des accusations portées par les États-Unis, le soutien est progressivement revenu. Ses anciens partenaires de presse ont revu leur position. La plupart d’entre eux ont publié des éditoriaux appelant à sa libération.
Lorsque j’ai discuté avec des personnes dans les rues de Londres le 8 octobre 2022 à l’occasion de la grande mobilisation pour sa libération, j’ai eu du mal à trouver quelqu’un ayant une opinion défavorable d’Assange.
Une série de preuves troublantes de la campagne menée contre l’Australien ont toutefois été mises au jour. Ses réunions avec ses avocats ont été placées sur écoute, des échantillons d’ADN ont été volés dans des couches de bébé et des plans ont été élaborés pour un « coup » des services secrets dans les rues de Kensington.
Les autorités australiennes, gouvernement et opposition, renforcées par une opinion publique, extrêmement favorable à Julian Assange, demandent la libération du journaliste.
Et pourtant, le gouvernement britannique reste les bras croisés, larbin consentant du ministère de la Justice américain apparemment inflexible.
Cette affaire me rappelle de plus en plus une célèbre injustice française, celle d’Alfred Dreyfus. Il s’agissait d’un officier de l’armée française condamné à tort pour un complot antisémite et emprisonné entre 1894 et 1906. Aujourd’hui, personne ne doute que Dreyfus a été effroyablement lésé par un establishment réactionnaire. Au tournant du dix-neuvième siècle, cependant, il n’y avait pas de sujet plus conflictuel en Europe. Des dizaines d’institutions françaises se sont divisées en de nouvelles organisations, partagées entre les dreyfusards et leurs opposants.
Comme beaucoup d’autres victimes d’injustices, je suis certain qu’un jour viendra où la persécution d’Assange semblera tout aussi absurde que l’affaire Dreyfus - ou Mandela, ou les Six de Birmingham.
Mais cela ne doit pas arriver - et j’espère que ce ne sera pas le cas. Sans une clameur des opinions publiques qui ramène le gouvernement britannique à la raison, nous risquons de passer les prochaines décennies à nous demander pourquoi nous n’avons pas parlé ? Si nous n’élevons pas nos voix pour résister partout où nous le pouvons, une injustice monstrueuse à l’égard d’un individu se dessine, ainsi qu’un coup sévère porté à la liberté de la presse.
Au nom des quelques 600 000 journalistes du monde entier que j’ai l’honneur de représenter, je vous demande de ne pas laisser cela se produire.
publié le 27 juin 2023
sur https://www.france-palestine.org/
Les responsables du renseignement israéliens préviennent que la poursuite des violences contre les villages palestiniens, dans les territoires occupés, pourrait rendre la situation incontrôlable.
La semaine dernière, les colons israéliens ont commis plus de 85 attaques contre des Palestiniens en Cisjordanie occupée. Les services de sécurité israéliens alertent sur le fait que cette violence pourrait conduire à l’anarchie.
Le journal Walla News a cité un représentant de la sécurité israélienne ce lundi, qui déclarait que le « crime nationaliste » perpétré par les colons les rapproche d’une situation « hors de contrôle ».
« Sur le terrain, il y a une impression de perte de contrôle », a déclaré à Walla News un responsable de l’armée.
Depuis mardi dernier, les colons israéliens se déchainent dans les villages palestiniens des abords de Ramallah et Naplouse.
Au moins un Palestinien a été tué au cours d’une attaque et une dizaine de personnes ont été blessées. Dans la majorité des cas, ces agressions consistaient en des incendies criminels contre des exploitations agricoles, des maisons et des voitures.
Des soldats israéliens ont été vus, soit en train de protéger des colons pendant les violences, soit en train de participer aux attaques.
Les agressions se sont encore intensifiées après que deux Palestiniens ont abattu quatre colons israéliens mardi.
Selon Walla News, 85 attaques ont été enregistrées depuis, dont 25 au cours du week-end.
Le chef du Shin Bet, l’agence israélienne de renseignement intérieur, et le chef d’état-major de l’armée, Herzi Halevi, ont décidé d’envoyer en renfort deux bataillons d’infanterie, une patrouille d’unités spéciales et un contingent de police militaire en Cisjordanie occupée.
« La police ne maîtrise pas vraiment la région et l’armée ne parvient pas à en prendre le contrôle », a déclaré une source de sécurité à Walla News.
Malgré une présence militaire suffisamment fournie en Cisjordanie, selon ce journal, la décision de renforcer les effectifs par des bataillons supplémentaires a été prise après qu’une analyse a conclu que la situation pouvait basculer vers une guerre.
« Habituellement, les crimes nationalistes [israéliens] durent un jour ou deux, mais pas plus », ont déclaré les responsables de l’armée. « Lorsque vous mettez le feu à une maison palestinienne où se trouve une femme âgée avec des enfants, vous augmentez les chances qu’un jeune homme de 20 ans sorte et commette une attaque. »
Terrorisme nationaliste
Les responsables américains et européens ont fait pression sur Israël pour qu’il mette au pas les colons, dont certains dirigeants siègent en tant que ministres au sein du gouvernement dirigé par Benjamin Netanyahu.
« On a pas le souvenir d’une période analogue, de condamnations unanimes, aussi bien dans la sphère privée que publique », a déclaré à Walla News un représentant.
« Cela embarrasse l’armée israélienne, le ministère de la défense et le gouvernement israélien. D’un instant à l’autre, on ne peut pas savoir ce qui va se passer, ça rend la situation dangereuse », a ajouté le responsable.
« La violence a atteint des endroits qui n’avaient jamais été touchés jusqu’à maintenant, comme Jéricho et Ephraïm [la colonie]. Des zones où il n’y a jamais eu d’incidents violents ».
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