publié le 30 juin 2022
Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr
Le leader syndical guadeloupéen a été intégralement relaxé, mardi 28 juin, au terme de son procès pour « violences volontaires sur personne dépositaire de l’autorité publique sans ITT » et « refus de se soumettre aux prélèvements obligatoires ». Ces accusations avaient été portées contre lui à la suite de son arrestation musclée, le 30 décembre, lors d’une manifestation contre le passe sanitaire et son obligation sur le rond-point de Petit-Pérou, aux Abymes. Selon ses avocats, qui ont également déposé plainte pour « violences en réunion par personne dépositaire de l’autorité publique », le porte-parole du LKP (Collectif contre l’exploitation outrancière) a lui-même été victime de violences policières. « Élie Domota apparaît clairement ciblé par la maréchaussée, il tombe dans un véritable guet-apens, il est bousculé », a expliqué à l’Agence france presse Me Sarah Aristide, son avocate. Selon elle, l’homme de 54 ans, après avoir été aspergé de gaz lacrymogène en plein visage, jeté au sol et « humilié, arrêté arbitrairement », s’est vu « coincé dans une procédure, alors qu’il en était la victime ».
La décision du tribunal de Pointe-à-Pitre semble accréditer cette thèse en rejetant les réquisitions du ministère public qui, à l’audience, avait demandé la relaxe sur le refus « de se soumettre aux forces de l’ordre », mais réclamé une condamnation pour des « violences sans ITT » à l’endroit d’un militaire, tout en requérant une 3 000 euros d’amende, pour ce délit. Pour Me Vincent Brengarth, autre avocat du prévenu, il s’agit d’un « camouflet pour le parquet ». Et peut-être d’un pas vers la fin des procédures abusives destinées à masquer les agissements des forces de l’ordre.
publié le 29 juin 2022
Antoine Poncet sur www.humanite.fr
JUSTICE La Turquie mène des attaques meurtrières contre le Kurdistan irakien et syrien. Avec ces véritables crimes de guerre se conjugue une ambition coloniale et antidémocratique. La communauté internationale reste silencieuse.
Les Kurdes, peuple sans patrie qui vit entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie, sont plus que jamais persécutés. Depuis le 17 avril, et sous prétexte d’assurer la sécurité à leurs frontières, les autorités turques tentent d’annexer le Kurdistan irakien. La région, contrôlée par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), est le théâtre de crimes de guerre. « Nous avons reçu des images terrifiantes, filmées par des soldats turcs. On les voit décapiter les guerriers kurdes à coups de hache, avec fierté », relate Agit Polat, porte-parole du Conseil démocratique kurde en France (CDK-F), la voix teintée d’émotion.
Ces images effroyables ont été publiées sur les réseaux sociaux, mais restent méconnues du grand public. Il faut dire que les autorités turques mettent tout en œuvre pour désinformer et que la diplomatie occidentale ferme les yeux face à la barbarie. Dans la région kurde du Rojava, au nord et à l’est de la Syrie, la crainte d’une occupation turque plane également. À nouveau, le gouvernement d’Erdogan revendique une opération de sécurité après de multiples incursions. « Au Rojava, les Kurdes sont à l’origine d’un mouvement révolutionnaire qui est féministe, progressiste et, je le crois, anticapitaliste », souligne Jean-Paul Lecoq, député communiste et membre de la commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale.
Ce projet de démocratie provoque l’ire du président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui répond par une guerre réactionnaire. Le Rojava est, de fait, le siège d’une démocratie active, où l’ensemble des questions sont débattues par la population . « Erdogan dit que la place de la femme est à la maison. Il a peur des mouvements démocratiques progressistes », dénonce Khaled Issa, représentant des territoires kurdes du nord et de l’est de la Syrie. En outre, il relève la complaisance dont a fait preuve le président turc à l’égard des terroristes de Daech, qui partageaient également une frontière avec la Turquie. À l’époque, le mot « insécurité » ne faisait pas partie du vocabulaire de Recep Tayyip Erdogan. « Notre peuple continuera de se battre pour son territoire et pour ses valeurs, malgré le sentiment d’avoir été lâché par la communauté internationale, affirme Khaled Issa. La Finlande et la Suède partagent-elles vraiment les valeurs de la Turquie ? Je ne le crois pas. »
« une puissante arme juridique» pour Erdogan
Le représentant des Kurdes de Syrie fait référence à la signature d’un accord entre les deux pays nordiques et la Turquie, au début du sommet de l’Otan à Madrid, mardi (voir ci-contre). « Cet accord immonde bafoue les valeurs de l’humanité !» tance, quant à lui, le porte-parole du CDK-F. À l’aune de la guerre en Ukraine, Ankara réaffirme sa force diplomatique en négociant l’adhésion de la Finlande et de la Suède en échange d’une coopération contre les combattants kurdes du PKK. « Recep Tayyip Erdogan a prouvé que le chantage fonctionne. En menaçant d’activer ses réseaux terroristes et en utilisant les réfugiés comme monnaie d’échange. Il s’est doté, avec cet accord, d’une puissante arme juridique », déplore Khaled Issa.
Face aux exactions dont sont victimes les Kurdes, la communauté internationale fait preuve d’un silence assourdissant. Pour l’écrivain goncourisé Patrice Franceschi, à l’origine de nombreuses missions humanitaires, notamment au Kurdistan, un « blocage intellectuel » perdure au sein des démocraties occidentales. « On confond l’agresseur avec l’agressé. Il ne faut pas oublier que l’actuel gouvernement turc est un ennemi pour nos démocraties », soutient l’écrivain. Il va jusqu’à qualifier le président turc de « Hitler du Bosphore », rappelant que « les résistants français étaient les ennemis, du point de vue de l’Allemagne nazie », pendant la Seconde Guerre mondiale.
Pour le député communiste Jean-Paul Lecoq, la France est dans une impasse, à l’heure où sa démocratie apparaît comme « une démocratie du business ». L’État turc est effectivement un grand acheteur d’armes, en particulier auprès d’entreprises françaises. La sécurité des Français, que les marchands d’armes disent garantir, est intimement liée à la question kurde. Ce peuple était érigé en héros de la lutte antiterroriste, dans un contexte d’attaques récurrentes en Europe de l’Ouest. « Si les Kurdes tombent, l’Europe tombe aussi. Les attentats repartiront de plus belle », alerte Agit Polat. Mais, dans un futur proche, les premières victimes collatérales de la politique d’Ankara seront sans doute les membres de la diaspora. Après la signature de l’accord controversé, les Kurdes de Suède et de Finlande pourraient subir la répression.
publié le 25 juin 2022
Vadim Kamenka et Antoine Poncet sur www.humanite.fr
Avec le retour de la guerre en Europe, Rony Brauman, l’ancien président de Médecins sans frontières, dénonce l’indignation sélective de la justice internationale qui relève les exactions en Ukraine mais reste silencieuse concernant d’autres conflits, comme en Palestine.
Après quatre mois de guerre depuis son invasion par la Russie, le 24 février, l’Ukraine bénéficie d’un large soutien international. Ces réactions, indispensables, Rony Brauman s’en réjouit, mais il constate une différence de condamnations quand l’intégrité territoriale d’autres pays est atteinte. Le peu de réaction diplomatique et d’enquêtes face à l’occupation, la colonisation et aux violations du droit international par les autorités israéliennes vis-à-vis de la Palestine l’interpelle.
Quel est votre point de vue sur la guerre en Ukraine, qui a débuté il y a quatre mois ?
Rony Brauman. En premier lieu, un sentiment de gâchis et de désespérance devant cette entreprise meurtrière, qui va se solder par des dizaines de milliers de morts. In fine, cette guerre sera gagnée par celui qui aura réussi à durer, le moins usé. De cette situation désastreuse, il n’y aura aucun vainqueur. Il y aura un « non-vaincu ». L’autre leçon immédiate, c’est le fait qu’on retrouve une guerre interétatique entre deux États voisins. Un conflit ultraclassique qui sort des interventions militaires de type corps expéditionnaire, comme en Irak, en Libye, en Afghanistan ou ailleurs. Cela nous rappelle que ce type d’affrontement ne peut pas être considéré comme révolu. Et que d’autres formes peuvent potentiellement réapparaître aussi.
Ma troisième observation porte sur les répercussions inédites de ce conflit, avec les pénuries qui en découlent. Elles peuvent apparaître encore absorbables par les pays riches, avec toutefois de fortes disparités selon le niveau de revenu, comme on peut déjà le constater. Mais, dans l’ensemble, nos économies permettent d’amortir une partie des effets. Pour un certain nombre de pays du monde, notamment en Afrique et au Proche-Orient, la situation est dramatique. L’interruption des livraisons de céréales – essentiellement de blé ukrainien et russe – amène à des conséquences extrêmement dures pour plusieurs États dépendants à 100 % de cette ressource pour l’alimentation de leur population. Il est encore très difficile d’en prévoir l’ampleur et les mécanismes de résilience collectifs. Cette crise, sans précédent, s’explique par la mondialisation presque instantanée d’un conflit pourtant local. Son impact sur l’économie mondiale s’avère considérable, notamment pour la sécurité alimentaire quotidienne de la planète. Cela explique aussi pourquoi cette guerre en Ukraine tient une place particulière.
Ce conflit apparaît aussi à part en matière de droit international. Pourquoi ?
Rony Brauman. Il s’agit d’une invasion caractérisée, d’une atteinte à la règle de droit qui fonde l’ordre international. Il est donc logique d’invoquer le droit international en réaction, comme cela a été le cas lors de l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Je suis plus frappé par l’importance prise par les notions de droit humanitaire, à un moment où le droit est piétiné, comme toujours lors d’un conflit. Y a-t-il des crimes de guerre ? Y a-t-il des crimes contre l’humanité ? Y a-t-il des génocides ? Les deux acteurs essayent d’instrumentaliser l’ensemble de ces termes, y compris celui de « génocide ».
La description des faits, des violences, semble toujours rapportée à une qualification juridique, et l’on est invité, sous pression, à ratifier l’existence d’un génocide sous peine d’apparaître comme complaisant envers l’agresseur.
Cette espèce de course au crime majuscule est préoccupante, comme si les autres violences de masse ne pouvaient plus nous mobiliser ou nous révolter. On constate aussi que la justice internationale participe activement à la polarisation, par l’ampleur et la rapidité de son déploiement, en contraste avec d’autres situations où elle s’est montrée plus discrète. Comme si les procureurs successifs de la Cour pénale internationale (CPI) semblaient être aux ordres des États-Unis. Je ne dis pas que les faits sur lesquels ils enquêtent sont des fabrications propagandistes. Bien au contraire, ils enquêtent sur des crimes extrêmement sérieux et graves. Mais cet empressement et cette ampleur, avec 42 enquêteurs déployés, jettent à nouveau le doute sur la Cour pénale internationale, alors qu’elle fait preuve d’une prudence de chat en Israël-Palestine, en Afghanistan, en Irak, pour ne citer que des conflits dans lesquels les États-Unis sont directement impliqués. Cette justice-là est loin de l’idée que l’on se fait de la justice.
Ce sentiment d’être délaissé par la justice internationale peut-il expliquer qu’une partie importante des pays du Sud refuse de condamner la Russie, par volonté de ne pas s’aligner sur les pays occidentaux ?
Rony Brauman. Dans la mesure où la Cour pénale internationale doit enquêter sur quatre types de crimes : crime d’agression, crime de guerre, crime de génocide, crime contre l’humanité, il faut bien constater que l’Ukraine n’est pas l’unique endroit du monde où ce type de crime est commis. J’ai en tête le conflit israélo-palestinien, où les crimes de l’occupant sont commis au quotidien. L’attaque israélienne lors des funérailles de Shireen Abu Akleh, la journaliste abattue le 11 mai lors d’un reportage à Jénine, est consternante et nous en dit long sur la situation. L’assassinat de cette journaliste et l’attaque de son enterrement illustrent une forme de « poutinisation » de la société et de la politique israéliennes. Comme d’ailleurs l’acharnement des Israéliens contre l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri, emprisonné à répétition sans aucune possibilité de se défendre, à l’instar d’Alexeï Navalny en Russie. Je souligne au passage l’inertie des autorités françaises face à la persécution du citoyen français qu’est Salah Hamouri. La mollesse des réactions internationales face à ces exactions n’est évidemment pas sans conséquences sur la crédibilité des discours démocratiques.
En politique étrangère, il a toujours été question des intérêts nationaux qui organisent et configurent nos réactions à des éléments internationaux. Mais il faut être capable d’accéder à une forme de dissociation entre les crimes qui mériteraient l’occupation massive du temps des relations internationales et ceux qui semblent inexistants.
Vous avez souhaité alerter sur la situation des Palestiniens dans une tribune publiée le 31 mai dans « le Monde ». Est-ce une simple colère ?
Rony Brauman. Dans ce texte, j’ai eu envie de comparer les deux actualités : Ukraine et Palestine. Deux entités nationales qui sont envahies, occupées et maltraitées. L’une suscite une forte réaction de boycott et de sanctions internationales extrêmement rapides et déterminées. Pour les Palestiniens, il n’existe aucune condamnation ni poursuite internationale. Au contraire, ils subissent une criminalisation de toute forme de résistance digne, pacifique et citoyenne. La société civile qui tente par exemple d’organiser un mouvement de boycott (BDS) se retrouve poursuivie, et des personnalités comme Salah Hamouri, qui œuvrent à la défense des prisonniers palestiniens, sont arrêtées et incarcérées sans preuves. Ce contraste entre les deux situations m’apparaissait révoltant.
Sur le terrain, est-ce que les associations critiquent aussi ce manque d’investissement international ?
Rony Brauman. Une partie des reproches vise la CPI. Ces critiques ne sont pas nouvelles. Depuis le début, nous avons été un certain nombre à nous montrer sceptiques vis-à-vis d’une telle structure. Ces dernières années, nous connaissons une satisfaction amère de constater une forme d’échec. Pour bien des ONG, elle incarne malgré tout l’espoir d’un ordre international décent.
Le fait que l’Europe se préoccupe davantage de la guerre en Ukraine que d’autres conflits ou violences de masse dans le monde me semble en revanche défendable. Je ne partage pas l’attente de restituer à l’Europe le rôle qu’elle a perdu de pacificateur mondial. Elle peut apparaître séduisante et sympathique, mais elle incarne une forme d’impérialisme libéral qu’illustrent les fiascos de Libye, d’Afghanistan ou des pays sahéliens.
Dans le cadre de résolution des conflits, le rôle des sociétés et gouvernements voisins me semble prépondérant, essentiel. Les interventions lointaines visant à l’installation d’un ordre politique nouveau sont vouées à l’échec, voire à l’aggravation des situations que l’on prétendait améliorer. Les expériences passées le démontrent, de l’intervention soviétique en Afghanistan, dans les années 1980, à la Syrie, aujourd’hui, au sujet de laquelle on a entendu de multiples appels à l’intervention pour mettre fin au carnage. Une façon d’ignorer que ce pays souffrait déjà d’une multiplicité d’interventions et qu’une opération armée ne met généralement pas fin à une guerre. Voilà une illusion dont on aurait dû sortir depuis les échecs retentissants : Afghanistan, Irak, Libye, pour ne parler que des plus récents…
Justement, sur ces interventions, faut-il armer toujours plus l’Ukraine, au risque de nous emmener dans un conflit nucléaire ?
Rony Brauman. Il s’agit d’un jeu dangereux, mais la situation est extrêmement délicate. Car ne pas aider l’Ukraine, notamment militairement, c’est valider la prise du pays. Il est donc normal que l’Ukraine et son gouvernement réclament des armes à l’Europe. On peut aussi comprendre que l’Union européenne voisine ait réagi vigoureusement à cette invasion pour garantir la sécurité. Néanmoins, il existe plusieurs formes d’aide militaire et différentes conceptions. Celle défendue par les États-Unis, la Pologne, la Lituanie, qui souhaitent battre la Russie et même l’écraser. Et celle qui vise à rééquilibrer le rapport des forces pour conduire à une solution politique, défendue notamment par l’Allemagne, l’Italie et la France, position qui m’apparaît beaucoup plus judicieuse. Il faut donc fixer des limites de la part de l’Europe sur cette cobelligérance et ne pas souscrire à tous les appels de Volodymyr Zelensky, qui joue bien sûr son rôle. L’Ukraine mène une « guerre juste », selon les critères classiques de celle-ci, en se défendant contre une agression. Cela ne signifie pas pour autant que les buts de guerre de ce gouvernement doivent devenir l’objectif final de tous.
publié le 23 juin 2022
Lina Sankari sur www.humanite.fr
Au moins un millier de personnes ont péri dans le séisme de magnitude 5,9 survenu qui a ébranlé, mercredi 22 juin, le sud-est du pays. Les talibans lancent un appel à l’aide internationale. Depuis le retrait chaotique des États-Unis et le gel des avoirs de la banque centrale afghane, les habitants sont menacés par la famine.
Les maisons en pisé n’ont pas résisté. Partout, un bâti éventré, des blessés évacués sur de simples couvertures, la désolation. Au moins un millier de personnes ont été tuées et 600 autres blessées dans le séisme de magnitude 5,9 survenu à une profondeur de 10 kilomètres qui a ébranlé le sud-est montagneux et isolé de l’Afghanistan, à la frontière avec le Pakistan, mercredi 22 juin.
Une seconde secousse de magnitude 4,5 a frappé quasiment au même endroit à la même heure, selon l’institut sismologique américain. Vers 1 h 30 du matin, les habitants des provinces de Khost et Paktika ont ainsi été surpris dans leur sommeil et le nombre de victimes pourrait encore s’accroître du fait des difficultés d’accès aux sites touchés, mercredi, par la pluie.
Des secousses ressenties jusqu’à Kaboul
Le district de Gayan revêt des airs de « fosse commune », selon le témoignage d’Haji Baqi, un travailleur social, livré au journaliste afghan Bilal Sarwary. « Les gens creusent tombes après tombes », a abondé le chef du service de l’information et de la culture de la province de Paktika, Mohammad Amin Huzaifa. Les secousses ont été ressenties jusqu’à Kaboul, la capitale, et dans le nord du Pakistan, où l’on déplore un mort et quelques maisons endommagées.
Régulièrement frappée par les séismes, la région se situe à la confluence des plaques tectoniques eurasienne et indienne. En 2015, plus de 200 personnes avaient déjà trouvé la mort dans le Nord-Est afghan et le Nord pakistanais lors d’un tremblement de terre. En 1998 et 2002, ce sont 4 500 et 1 000 personnes qui avaient péri des suites de deux puissants séismes.
23 millions d’habitants déjà menacés par la famine
« Nous appelons les agences d’aide à apporter une aide immédiate aux victimes du tremblement de terre afin d’éviter une catastrophe humanitaire », a exhorté, mercredi, le porte-parole adjoint du gouvernement Bilal Karimi sur Twitter alors que le pays est déjà en proie à une crise humanitaire et économique aggravée par la prise de pouvoir des talibans en août 2021.
Des gens vendent déjà leurs enfants et des parties de leur corps afin de nourrir leur famille. »
Antonio Guterres, le secrétaire général des Nations unies
23 millions d’habitants sont déjà menacés par la famine et 80 % des dépenses des ménages sont consacrées à la nourriture. De nombreuses agences d’aide internationale ont quitté l’Afghanistan dans le sillage du retrait chaotique des forces américaines et de l’Otan.
Par ailleurs, la sécheresse – parmi les plus graves depuis trente ans – a anéanti les récoltes. « Des gens vendent déjà leurs enfants et des parties de leur corps afin de nourrir leur famille », s’alarmait Antonio Guterres, le secrétaire général des Nations unies, lors d’une conférence consacrée au pays au printemps.
Dans ce contexte, « le gouvernement fait au mieux de ses capacités, a expliqué Anas Haqqani, un autre haut dirigeant de l’émirat islamique. Nous espérons que la communauté internationale et les organisations humanitaires aideront aussi les gens dans cette situation terrible. »
Le plus important appel de fonds jamais lancé
Par la voix du premier ministre Shehbaz Sharif, le Pakistan a indiqué se tenir prêt à dépêcher des soutiens et l’Union européenne a également fait savoir qu’elle se tenait prête à coordonner l’aide d’urgence.
Fin mars, les Nations unies estimaient qu’environ 4,4 milliards de dollars, soit le triple du montant demandé en 2021, étaient nécessaires au soutien du pays. Cette somme devrait augmenter avec la récente catastrophe. Cet appel de fonds, le plus important jamais lancé pour un seul pays, vise à « stimuler leur économie, soutenir leur agriculture et assurer le fonctionnement de base des services sociaux », assure Martin Griffiths, secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires et coordinateur des secours d’urgence de l’ONU. Ce dernier estime en outre que la santé et l’éducation sont désormais « à genoux ».
Dans la foulée de leur retrait, les États-Unis ont décrété le gel de 9,5 milliards de dollars d’actifs appartenant à la banque centrale du fait de sa prise de contrôle par les talibans, placés sur la liste des individus sanctionnés par le département du Trésor.
En février, le président Biden signait un décret permettant de mettre la main sur 7 milliards de dollars qu’il entendait allouer pour moitié aux familles de victimes du 11 Septembre. « Il faut rendre l’argent disponible pour que l’économie afghane puisse respirer et que le peuple afghan puisse manger. Les pays riches et puissants ne peuvent ignorer les conséquences de leurs décisions sur les plus vulnérables », presse Antonio Guterres. Pour Martin Griffiths, l’aide « d’une importance vitale » dirigée vers l’Ukraine ne doit toutefois pas faire oublier l’Afghanistan.
publié le 20 juin 2022
Par Sergio Coronado sur www.regards.fr
Ce dimanche 19 juin les Colombiens ont élu Gustavo Petro et Francia Marquez, respectivement à la présidence et à la vice-présidence du pays. Un séisme démocratique que nous analyse Sergio Coronado.
Deux siècles d’histoire républicaine pendant lesquelles la gauche avait été tenue à l’écart de la présidence de la République colombienne, parfois au prix des armes et de la violence, viennent de prendre fin. Ce 19 juin, Gustavo Petro obtient 50,44% des suffrages et 11.281.002 voix, contre 47,31% et 10.580.399 voix pour son adversaire Rodolfo Hernandez.
Favori des enquêtes d’opinion depuis des mois, Gustavo Petro avait survolé le premier tour hissant la gauche à plus de 40%, laissant loin derrière le candidat de la coalition gouvernementale d’extrême droite, Federico Gutierrez – dit Fico – qui était son adversaire désigné.
La qualification au second tour du millionnaire Rodolfo Hernandez, ancien maire de Bucaramanga, avait cependant crée la surprise. La présence inattendue d’un personnage atypique, hors normes, faisant l’objet de poursuites judiciaires pour des affaires financières, avait rendu le second tour des plus incertains.
Au soir du premier tour, la joie de résultats avait laissé place à une grande crainte. Rodolfo Hernandez avait de grandes réserves de voix, notamment chez les électeurs uribistes furieusement anti-pétristes, et même si son comportement erratique et ses déclarations à l’emporte-pièce jouaient en sa défaveur, il n’était pas le candidat d’extrême droite que la gauche attendait, ni même n’avait souhaitait. Il représentait dans la campagne une forme d’aspiration au changement aux accents populistes et parfois réactionnaires. Son refus de débattre, sa campagne modeste sans réunions publiques, ses prises de positions contradictoires, avaient rendu le second tour incertain.
Gustavo Petro avait finalement dû ajuster sa stratégie de campagne. Celui dont l’engagement militant commença dans le choix des armes s’est transformé en meilleur défenseur des institutions et de la stabilité du pays. L’ancien maire de Bogota, le brillant sénateur s’est montré rassurant, pris des engagements fermes de ne pas toucher à la constitution, à la propriété privée et de ne pas chercher la réélection.
Après une semaine de flottement, Petro a invité le pays à un accord national basé sur un changement profond mais tranquille, tournant le dos aux haines qui expliquent que la politique colombienne demeure une activité à hauts risques.
Le soutien d’une partie des élites universitaires et intellectuelles du pays, même conservatrices, a donné à ce discours non seulement une grande consistance mais une réalité palpable.
L’incapacité d’Hernandez à faire campagne, à expliquer comment il entendait gouverner, et avec quelles forces politiques, avec l’annonce du recours à un état d’exception (« estado de conmoción interior ») ont fini de fragiliser sa candidature qui bénéficiait de la bienveillance des medias dans un pays au légalisme affiché.
La victoire de Petro est nette. Il est en effet le président le mieux élu de l’histoire du pays. Son adversaire reconnut sa défaite sans aucune réserve dès l’annonce des résultats. Il n’est pas certain que celui à qui la constitution offre le rôle de premier opposant décide faire faux bond et se déclarer finalement indépendant, montrant ainsi qu’il n’était pas le candidat d’extrême-droite tant de fois dépeint. La construction de la coalition « Pacte historique » était un avant-goût de ce qui attend le premier président de gauche du pays dans la recherche d’une majorité gouvernementale.
Après le rejet des accords de paix par voie référendaire en 2016, ce vote marque un soutien clair au processus de paix, que le gouvernement précédent a mis en miettes. En élisant un ancien guérillero, le pays a exprimé sa volonté de tourner la page de la guerre.
Gouverner ne sera pas simple
Il n’en reste pas moins que l’uribisme qui a tenu le pays pendant des décennies, souvent par la terreur et la violence, sort très affaibli de cette élection. Petro bénéficie d’un socle solide. La présence de Francia Marquez à ses côtés a été un atout de poids. Elle a réconcilié le candidat parfois chahuté avec les mouvements féministes, indigènes, afro-descendants, minoritaires, les jeunes. Francia est une militante d’une écologie populaire, aux engagements connus et salués contre l’extractivisme et pour la défense de l’environnement. Elle avait créé la surprise lors des primaires ouvertes en mars dernier, recueillant plus de 800.000 voix.
Dans un continent où les expériences de gauche ont parfois construit leur modèle économique sur la destruction du vivant et l’extrativisme, elle est un gage d’une autre politique.
La victoire de la gauche à la présidentielle colombienne marque une forme de normalisation de la vie politique dans le pays : celle d’une démocratie, certes très imparfaite avec des insuffisances tragiques parfois, mais où l’alternance est possible.
Elle ouvre aussi une période de redéfinition des relations avec les États-Unis, dont le pays est le principal allié sur le continent et une base arrière militaire. Elle marque enfin le retour des gauches au pouvoir sur le continent, après l’Argentine, le Mexique, le Pérou, le Honduras, le Chili.
publié le 16 juin 2022
le site 100-paroles.fr a reçu ce communiqué :
LETTRE OUVERTE
Des associations membres du Comité Palestine 34 soussignées
Aux élu.e.s de :
Ville de Montpellier, Montpellier Méditerranée Métropole, Département de l’Hérault, Région Occitanie Pyrénées-Méditerranée
Soutien à la
« Journée de Jérusalem »,
ça suffit !
Mesdames et Messieurs les élu.e.s,
Cette année encore, le Centre Culturel Juif Simone Veil (CCJ) organisera le dimanche 26 juin 2022 sa "Journée de Jérusalem" au Domaine municipal de Grammont à Montpellier.
Lors des précédentes éditions, les organisateurs se sont attachés à démontrer que Jérusalem est la capitale éternelle d'Israël, déniant ainsi le droit reconnu aux Palestiniens sur Jérusalem Est en faisant fi du droit international sur cette question.
Se présentant comme une simple manifestation culturelle, cette Journée est, en réalité, hautement politique. Son objet est bien de célébrer l'illégale annexion et colonisation de Jérusalem-Est.
Cette Journée ne laisse à aucun moment entendre que Jérusalem-Est est occupée militairement et que son annexion illégale a été déclarée nulle et non avenue par les résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU (n° 476 et 478). Au contraire, les organisateurs s’emploient à nier la présence des Palestiniens à Jérusalem en 1967, à nier la colonisation accélérée des quartiers palestiniens, la destruction des maisons palestiniennes, les transferts forcés. Ils ne veulent pas savoir que les Palestiniens de Jérusalem Est, séparés physiquement et juridiquement des autres Palestiniens, n’ont qu’un statut de « résident », statut révocable et conditionné à une obligation d’allégeance.
Tous ces faits de discrimination, d’oppression, de dépossession sont autant de pratiques systématiques qui relèvent d’un régime d’apartheid, tel que défini par le statut de Rome de 1998.
Si le CCJ veut entretenir le déni des réalités auprès de ses adhérents, cela lui appartient.
En revanche les élu-e-s doivent avoir un point de vue éclairé et fondé sur des données vérifiées et rationnelles. Nous vous invitons à consulter les différents rapports établis, par les ONG engagées dans la défense des droits humains - Amnesty International, B'Tselem, Human Rights Watch - et par le Conseil des Droits de l'Homme de l'ONU, et qui ont qualifié la politique du gouvernement israélien à l’encontre du peuple palestinien d’apartheid, c'est-à-dire de crime contre l’humanité.
Comme nous vous l’avons signifié les années précédentes, nous considérons que la présence d’un.e représentant.e de votre institution à cette manifestation cautionnera cette vision colonialiste et discriminatoire contraire au droit international, elle cautionnera les thèses de l’extrême droite israélienne soutenues par les organisateurs.
En tant que représentant.e des citoyen.e.s français.es, soutenir une telle manifestation vous mettrait en opposition à la politique de la France sur le sujet et contreviendrait au principe de neutralité.
Vous, ou votre représentant.e, ferez la preuve d’une contradiction totale avec le discours politique consensuel en faveur d’une solution de paix pour la région. Celle-ci, nous ne cesserons de l’affirmer, ne peut être basée que sur le droit international.
A Montpellier, le 9 juin 2022
ORGANISATIONS SIGNATAIRES du Collectif Palestine 34 :
Action des Chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT 34),
Association France Palestine Solidarité (AFPS 34),
Association des Travailleurs Maghrébins de France (ATMF 34),
CCFD-Terre Solidaire 34, Centre de Documentation Tiers Monde 34,
Chrétiens de la Méditerranée,
Les amis de Sabeel,
Ligue des droits de l’Homme Montpellier,
Mouvement pour le Désarmement, la Paix et la Liberté (MDPL 34),
Pax Christi France,
Secours Catholique-Caritas France Hérault
publié le 12 juin 2022
Francis Wurtz, sur www.humanite.fr
Washington veut affaiblir durablement la Russie. Cest une politique cynique, car il revient à faire une guerre à la Russie par procuration, les bénéfices stratégiques escomptés se payant en vies humaines ukrainiennes, sans oublier les victimes « collatérales » dans les pays du Sud.
Les Ukrainiens « peuvent gagner s’ils ont les bons équipements » : on se souvient de cette sortie du chef du Pentagone, dépêché à Kiev le 24 avril dernier. Six semaines plus tard, marquées par des livraisons massives d’armements de plus en plus performants pour une pluie de milliards de dollars, la barbarie continue. Le courage des combattants ukrainiens impressionne, mais les faits sont là : malgré le soutien militaire spectaculaire de l’Occident, les embargos économiques sans précédent censés tarir les recettes du Kremlin et les lourdes pertes subies par l’agresseur, aucune issue du conflit n’est en vue et son bilan humain et matériel donne le tournis. Un constat s’impose : cette guerre « n’aura pas de vainqueur. (Elle) doit cesser », vient de rappeler le coordinateur de l’ONU dans le pays.
Que les Ukrainiens décident de tenter à tout prix de vaincre militairement l’envahisseur relève de leur choix souverain que nul d’entre nous n’a le droit de discuter. Que, par ailleurs, une partie de l’opinion publique européenne estime que la solidarité avec le peuple ukrainien exige que « les bons équipements » lui soient, dès lors, livrés jusqu’à la victoire finale, peut s’expliquer. Rien de plus insupportable, en effet, que de se sentir confortablement installé et impuissant face aux images du calvaire subi par les victimes d’une impitoyable machine de guerre ennemie – et, qui plus est, des victimes proches de nous et qui nous ressemblent. Le problème est qu’il n’est, jour après jour, que trop évident que les sacrifices indicibles consentis par la population ukrainienne ne nous rapprochent pas d’un pouce de la paix.
Pourquoi alors un certain nombre de dirigeants du monde occidental, à commencer, bien sûr, par Washington, persévèrent-ils dans leurs encouragements à « gagner la guerre » contre la Russie plutôt qu’à favoriser l’option, fût-elle très complexe, de la négociation ? Pour le secrétaire à la Défense américain, la raison de cette stratégie est claire : « Nous voulons voir la Russie affaiblie à un degré tel qu’elle ne puisse pas faire le même genre de choses que l’invasion de l’Ukraine. » Un pari hasardeux, dans la mesure où les six trains de sanctions européennes n’ont jusqu’ici entamé ni la détermination de Poutine, ni même le soutien massif des Russes à son offensive, et surtout un choix cynique, car il revient à faire une guerre à la Russie par procuration, les bénéfices stratégiques escomptés se payant en vies humaines ukrainiennes, sans oublier les victimes « collatérales » dans les pays du Sud.
Il faut saluer à cet égard l’initiative originale du président de l’Union africaine, Macky Sall. Il a condamné l’invasion russe, mais a fait le choix de tenter d’obtenir par la voie diplomatique ce que les Occidentaux ont échoué à réaliser par la confrontation : en l’occurrence, la libération des stocks de céréales et d’engrais dont les Africains ont un besoin vital. Souhaitons qu’il réussisse et qu’il inspire d’autres acteurs conscients que cette guerre « n’aura pas de vainqueur ».
publié le 8 juin 2022
par Vincent Brengarth et William Bourdon sur www.politis.fr
La manière dont les politiques publiques sont appliquées dans ce territoire d'outre-mer nourrissent, à raison, un sentiment de profondes inégalités vis-à-vis de la métropole, constatent les avocats William Bourdon et Vincent Brengarth qui reviennent sur le procès d'Élie Domota dont ils ont assuré la défense.
Le 19 mai 2022, nous étions à Pointe-à-Pitre pour assurer, aux côtés de nos confrères guadeloupéens, la défense de M. Élie Domota, dirigeant du LKP et ancien secrétaire général de l'Union générale des travailleurs de Guadeloupe. Il était poursuivi pour violences volontaires, n’ayant pas entrainé d’incapacité de travail, sur personne dépositaire de l’autorité publique, « en refusant de donner son bras et en étant agité ». Son interpellation était intervenue en marge d’une manifestation contre le passe sanitaire et l’obligation vaccinale en Guadeloupe. Douze heures d’audience marquées par la chorale d’indignation et de solidarité que nous avons formée avec le reste de la défense. Nous avons particulièrement été frappés par les atermoiements du parquet, qui a abandonné une partie des charges (dont le refus de se soumettre à des relevés signalétiques reproché sans être étayé par un seul procès-verbal), allant même jusqu’à suspecter le sabotage de la procédure pour justifier sa vacuité sidérante. Ce procès, dont le délibéré sera rendu le 28 juin 2022, a été aussi l’occasion d’écouter un certain nombre de témoins qui ont mis en relief la perte de confiance entre la parole de l’État et les citoyens de Guadeloupe ; perte de confiance qui se manifeste bien sûr à l’égard de la justice.
Difficile de ne pas souligner l’incroyable contraste qui sépare la célérité dans le traitement de cette affaire et la tardiveté à obtenir des réponses dans l’affaire du chlordécone, pesticide interdit détecté chez plus de 90 % des individus en Guadeloupe selon Santé publique France.
Certes, la temporalité judiciaire ne peut pas être la même et des études ont pourtant confirmé depuis longtemps l’explosion sans précédent, sur un territoire aussi restreint que la Guadeloupe, du nombre de cancers.
Un décret du 20 décembre 2021 avait tardivement ajouté, au nombre des maladies professionnelles, le cancer de la prostate provoqué par les pesticides, permettant de favoriser une indemnisation des victimes limitée pour l’instant, aux travailleurs des plantations de cannes à sucre.
Les effets dévastateurs d'un traitement judiciaire différencié
Bien sûr, les faits ne sont pas les mêmes mais un tel constat est sans la moindre incidence sur les effets dévastateurs que produit légitimement ce traitement différencié et l’incompréhension totale qu’il suscite. L’absence de réponses aux maux des Guadeloupéens participe d’un délitement de la confiance envers les pouvoirs publics et la justice, qui conduit à ressentir l’intervention de l’État comme quasiment et exclusivement répressive, aux antipodes des exigences citoyennes.
En mars 2022, les magistrats instructeurs saisis de l’empoisonnement des Antilles au chlordécone avaient notifié la fin de leurs investigations, sans qu’aucune mise en examen n’ait été prononcée, ouvrant la voie à un non-lieu pour cause de prescription… Comment ne pas s’en émouvoir, au regard notamment de la jurisprudence sur l’amiante, alors que les guadeloupéens se vivent comme incompris, voire méprisés par l’État jacobin face à une contamination totalement inédite dans son ampleur et ses effets ?
Les réticences des pouvoirs publics à prendre la mesure du scandale du chlordécone sont à l’origine d’une profonde défiance de la population envers des mesures sanitaires qui lui imposerait la métropole. C’est cette défiance qui s’exprime lors des manifestations, loin d’une vision réductrice qui consiste à présenter les opposants à la vaccination comme des irréductibles adeptes des théories conspirationnistes.
Cette défiance est aggravée bien entendu par la mise en œuvre de la politique sanitaire de Paris après l’irruption de la Covid, marquée par une culpabilisation de ceux qui ont marqué leur réticence, sinon une criminalisation de ceux qui ont fait valoir qu’il y avait d’autres alternatives.
Le silence coupable des autorités de contrôle
À titre d’exemple, en 2013, dans un rapport au nom de la commission des affaires sociales sur la proposition de loi tendant à prohiber la différence de taux de sucre entre la composition des produits manufacturés et vendus dans les régions d’outre-mer et celle des mêmes produits vendus dans l’hexagone, il était notamment écrit : « La lutte contre l’excès de sucres dans l’alimentation prend une dimension particulière dans les outre-mer en raison de la teneur en sucres très élevée des produits alimentaires transformés ». Un rapport d’information datant de 2019, rédigé par Mme Maud Petit et M. Jean-Philippe Nilor, députés, mettait notamment en évidence les termes d’une étude menée par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) mettant en évidence une teneur en sucre moyenne de 7 g/100ml dans l’hexagone contre 8,9 g/100ml en Martinique et en Guadeloupe. Une étude publiée en 2021 par l’Insee révélait que « La moitié de la population est en surpoids, ce qui favorise l’apparition de pathologies à risques, comme l’hypertension artérielle ou le diabète. Si une très large majorité de la population a recours à des soins, trois Guadeloupéens sur 10 ont renoncé ou retardé des soins en 2019 ». M. Victorin Lurel a fait voter une loi contre l’ajout de sucre dans les produits alimentaires destinés aux territoires français des Caraïbes mais dont certains industriels persistent à s’exonérer, dans le silence coupable des autorités de contrôle, aussi bien administratives que judiciaires. Les années passent, sans progrès notable.
Les guadeloupéens expriment par conséquent valablement des craintes quant à la manière dont les politiques publiques sont appliquées, qui nourrissent, à raison, un sentiment de profondes inégalités vis-à-vis de la métropole. L’imposition du vaccin s’est donc ajoutée à un climat fortement dégradé, aussi bien lien au chlordécone qu’à d’autres facteurs, dont celui d’une protection insuffisante face à la consommation de sucre, essentiellement induite par la pratique des industriels. La boucle finit d’être bouclée, en rappelant que le pouvoir d’achat est aussi à l’origine de certaines habitudes de consommation.
C’est cette multi-factorialité liée au contexte propre à la Guadeloupe qui est de nature à expliquer la vivacité de l’opposition à la politique vaccinale, ainsi que la résistance des soignants. Début mai, c’était d’ailleurs un autre représentant syndical qui était poursuivi, en la personne de M. Gaby Clavier, secrétaire général de l'UTS-UGTG, supposément pour des menaces de mort réitérées à l'encontre du directeur du centre hospitalier universitaire.
Il est profondément regrettable que les poursuites pénales soient employées comme un mode de réponse politique à des préoccupations non seulement légitimes mais exprimées par des représentants dont le caractère constructif est connu des pouvoirs publics. Cette criminalisation du syndicalisme entreprend d’étouffer une expression dissidente, pourtant la seule à même de garantir la formulation des revendications propres à la Guadeloupe. La gestion de la crise sanitaire a ravivé l’ombre d’un colonialisme qui préexiste, aussi parce qu’il entend répondre par la force aux protestations, en visant ceux qui incarnent la lutte contre la domination politique exercée par la métropole
publié le 5 juin 2022
Vadim Kamenka sur www.humanite.fr
Déclenchée le 24 février, l’invasion russe commence à peser très lourd sur la population ukrainienne. Outre les dizaines de milliers de morts, l’intégrité territoriale du pays est brisée. Une issue diplomatique est-elle encore possible ? Décryptage.
Le 24 février, Vladimir Poutine prononçait un discours annonçant qu’une « opération militaire spéciale » avait été lancée en Ukraine. Un euphémisme pour parler de l’invasion du pays voisin. Au bout de cent jours de combats et de bombardements, la Russie « occupe 20 % du territoire ukrainien », a affirmé, jeudi, Volodymyr Zelensky devant le Parlement luxembourgeois.
Le président ukrainien estime que l’occupation russe a atteint 125 000 km2 (contre 43 000 km2 en 2014), après avoir conquis une partie du Donbass (Izioum, Volnovakha) et du littoral (Marioupol, Kherson…), le long des mers Noire et d’Azov. Une avancée qui leur assure une continuité stratégique jusqu’à la Crimée.
Après trois mois d’une guerre dévastatrice, le nombre de morts avoisinerait 40 000, et on compte 13 millions de réfugiés et de déplacés.
Désormais, les affrontements se concentrent dans le Sud-Est, autour de Zaporijia, Avdiïvka, et dans l’Est, à Severodonetsk, Kramatorsk, Lyssytchansk, Sloviansk. En plus du nombre de morts toujours tabou, qui avoisinerait 40 000 selon plusieurs experts, les chiffres humanitaires sont de plus en plus inquiétants : 5,2 millions d’enfants ont besoin d’aide, selon l’Unicef. Par ailleurs, on compte 13 millions de déplacés et de réfugiés.
Les objectifs ont-ils évolué ?
Lors de son discours, il y a donc cent jours, Vladimir Poutine avait donné trois objectifs : défendre les Républiques autoproclamées de Lougansk et de Donetsk (LNR et DNR) dans le Donbass, dont il venait de reconnaître l’indépendance ; dénazifier et démilitariser l’Ukraine. Dans les premiers jours, l’hypothèse d’une offensive éclair pour faire tomber le régime de Kiev a été avancée, trois fronts ayant été ouverts simultanément : au nord vers la capitale Kiev, à l’est et dans le Sud avec près de 150 000 hommes mobilisés.
Fin mars, une autre phase a débuté sur le plan militaire, en se concentrant sur le Donbass et le littoral ukrainien. Cette nouvelle stratégie visait clairement à reprendre les limites administratives des régions de Lougansk et de Donetsk. Cette conquête « est en passe d’être remportée au prix d’un sacrifice humain considérable. Des milliers de civils sont morts. Quant aux soldats, on a dépassé les pertes de l’intervention soviétique en Afghanistan (20 000 morts entre 1979 et 1989 – NDLR), qui a traumatisé des générations », affirme un député russe.
Côté ukrainien, le discours d’une victoire à tout prix est-il encore tenable ? Si, ces dernières semaines, il a été souvent répété par le président et ses ministres, puis relayé par une partie des dirigeants occidentaux, sur le terrain la situation est de plus en plus difficile. On entre dans une guerre d’usure. Severodonetsk est « occupée à 80 % » par les forces russes, a confirmé le gouverneur de la région de Lougansk, Serguiï Gaïdaï.
Les États-Unis, l’Otan et la Russie se livrent une guerre « par procuration »
Dans une récente tribune, publiée par la revue Russia in Global Affairs, Dmitri Trenin, l’ancien directeur du centre Carnegie à Moscou, juge que « la confrontation entre la Russie et les pays occidentaux, qui se développe depuis 2014, s’est transformée en une confrontation active avec le début de l’opération militaire russe en Ukraine. En d’autres termes, le “grand jeu” a cessé d’être un jeu. (…) Le danger d’escalade dans le sens d’une collision directe, cependant, non seulement existe, mais augmente ».
La position de Washington a évolué au rythme du conflit. Le premier tournant a été réalisé lors de la visite en Pologne de Joe Biden. Dans un discours prononcé à Varsovie, fin mars, le président des États-Unis, qui saluait les sanctions à l’égard de la Russie, tint un discours résolument guerrier. Après avoir affirmé : « Nous sommes à vos côtés », évoqué un combat entre « la démocratie et l’autocratie », il a qualifié Vladimir Poutine de « dictateur » et affirmé : « Cet homme ne doit pas rester au pouvoir. »
Si le président des États-Unis a exclu la création d’une zone d’exclusion aérienne et une intervention directe, les ventes d’armes, l’aide financière et de renseignements n’ont alors cessé de croître. Dans un accord transpartisan, le pays a débloqué 40 milliards de dollars pour financer l’effort de guerre ukrainien. Et les gouvernements européens se sont joints à l’envoi d’armes lourdes.
Mardi, après plusieurs semaines d’hésitation, le président états-unien a annoncé la livraison de systèmes de lance-missiles Himars (High Mobility Artillery Rocket System) d’une portée de 80 kilomètres, afin de changer le rapport de forces militaire sur le terrain.
Cette dernière livraison a été dénoncée par Moscou. « La ligne des États-Unis est de combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien. De telles livraisons n’encouragent pas les dirigeants ukrainiens à vouloir relancer les négociations de paix », a réagi le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov. La réponse du chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, a été immédiate : « C’est la Russie qui attaque l’Ukraine, pas l’inverse. Pour être clair, la meilleure manière d’éviter une escalade est que la Russie mette fin à l’agression et à la guerre qu’elle a lancées », et de garantir cependant que les systèmes de lance-missiles Himars ne seront pas utilisés pour viser des cibles en territoire russe. En attendant, Washington s’attend à une guerre qui pourrait bien durer « de nombreux mois ».
Face à cette situation, les forces russes ont bombardé, jeudi, plusieurs lignes de chemin de fer dans la région de Lviv (Ouest), par où arrivent notamment les armes livrées à l’Ukraine par les pays occidentaux. Pour Dmitri Trenin, « plus la guerre en Ukraine se prolonge, plus le risque d’accident ou d’incident nucléaire est grand. Et avec la stratégie de l’administration Biden visant à “affaiblir” la Russie par l’ampleur des livraisons d’armes, y compris des missiles antinavires, et les révélations de l’aide des services de renseignements américains à l’Ukraine, il est clair que les États-Unis et l’Otan sont dans une guerre par procuration avec la Russie ».
Une issue diplomatique est-elle encore possible ?
« Pour l’instant, il est clair que Poutine n’a pas de gages suffisants pour négocier », note l’ancien ambassadeur de France en Russie et directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques, Jean de Gliniasty.
À Moscou, plusieurs diplomates et députés russes estiment qu’une première phase militaire du conflit est sur le point de s’achever. « Un arrêt de l’offensive est à prévoir. Une fenêtre diplomatique va s’ouvrir durant l’été. Sur le terrain, elle ne sera pas favorable aux Ukrainiens. Les Russes devront aussi faire des efforts. Mais elle est nécessaire pour éviter, en cas de contre-offensive, une réponse beaucoup plus dure de la part du Kremlin. Je veux dire des frappes tactiques, nucléaires », nous confie l’un d’eux.
Interrogé par l’AFP, l’ancien diplomate Michel Foucher se demande aussi « jusqu’à quel point les Américains ne vont pas, à un moment ou un autre, amener les Ukrainiens à faire des concessions territoriales ».
Crise alimentaire : le cri d’alarme des pays africains
Ce n’est plus seulement une sombre perspective… Les pays d’Afrique sont d’ores et déjà confrontés à une crise alimentaire et son ampleur croît au fil de la guerre en Ukraine. Branle-bas de combat sur la scène diplomatique : le président en exercice de l’Union africaine, le chef de l’État sénégalais, Macky Sall, va « porter la voix de l’Afrique » auprès de son homologue russe, Vladimir Poutine. Sa visite à Moscou, jeudi, avait pour objectif de contribuer « à la libération des stocks de céréales et de fertilisants dont le blocage affecte particulièrement les pays africains », indique son communiqué.
Un cri d’alarme. La flambée des prix des engrais, qui succède à celle du blé, pourrait provoquer, dès cette année, un effondrement de 20 à 50 % des rendements céréaliers en Afrique, alerte Macky Sall. De nombreux pays dépendent des engrais produits en Russie, en Ukraine et en Biélorussie, et les agriculteurs sont pris au piège de la spirale déclenchée par la hausse des tarifs du gaz.
En Afrique de l’Ouest, les stocks de céréales sont gravement insuffisants, la voie est ouverte à une montée brutale des prix et à la spéculation autour de la pénurie. Les pays du Maghreb connaissent le même sort. Farine, pâtes, riz, huile végétale, produits essentiels dans l’alimentation sont sous une tension croissante. L’insécurité alimentaire rebondit sur le terrain social et politique. Une explosion des revendications et des émeutes n’est pas bien loin
Vadim Kamenka sur www.humanite.fr
Plus de trois mois après l’invasion russe de l’Ukraine, l'hôpital de Volnovakha dans le Donbass continue de soigner et guérir, malgré les fracas de la guerre. Une prouesse rendue possible grâce au courage, au dévouement et à l’humanisme des équipes médicales et des employés qui œuvrent parmi les gravats. Reportage à Volnovakha, par envoyé spécial.
Une façade est à terre et laisse apparaître un trou béant. Deux étages ont été complètement arrachés. Sur l’autre partie de l’édifice, le toit tient à peine. Cet immense immeuble blanc ravagé, marqué par l’impact des tirs et des obus, se trouve dans le nord de Volnovakha, place Tsentralnaya. « Bienvenue dans notre hôpital ! » s’exclame, les traits tirés, le directeur Viktor Saranov, la cinquantaine passée.
« Je me demande encore comment ces murs percés à plusieurs endroits ne se sont pas tous effondrés », dit-il, en nous indiquant l’ancien bâtiment principal et son entrée. Tout a été déplacé dans une autre aile de l’établissement, le temps de reconstruire les salles et les chambres des patients qui ont été endommagées.
Écoles, magasins, immeubles, centre culturel, rien n’a été épargné. Mais L’hôpital peut presque fonctionner normalement, un vrai miracle. »
Konstantin Zintchenko, responsable administratif de la municipalité
L’équipe médicale fait la fierté des habitants. Dès le début de l’invasion russe, le 24 février, présentée comme une « opération militaire spéciale » par Moscou, la ville ukrainienne, où vivaient plus de 20 000 personnes, se trouve en première ligne des combats, qui vont durer près de trois semaines, faisant des dizaines de morts.
À mi-chemin entre Marioupol et Donetsk
L’intensité des affrontements ne se limite pas à l’hôpital. L’ensemble de cette cité semble avoir subi un gigantesque séisme. « Près de 80 % des infrastructures ont été touchées. Écoles, magasins, immeubles, centre culturel, rien n’a été épargné. Cela fait pratiquement deux mois que l’on déblaie. On a réussi à réinstaller dans plusieurs quartiers le gaz, l’électricité, l’eau et à rouvrir des écoles. L’hôpital peut presque fonctionner normalement, un vrai miracle », explique le responsable administratif de la municipalité, Konstantin Zintchenko, nommé à la mi-avril.
Cet ancien mineur a été choisi par les autorités de la République autoproclamée de Donetsk pour assurer la restauration de Volnovakha, sorte de carrefour routier dont l’emplacement s’avère stratégique – la ville se situe à mi-chemin entre Marioupol et Donetsk.
Tenir jusqu’au dernier patient soigné
Cette vingtaine de jours de combat a paru extrêmement longue aux employés de l’établissement hospitalier, aux infirmières et aux médecins. « On était plus de 70 personnes à travailler malgré les bombardements. Tout a débuté aux alentours du 27 février, quand l’armée ukrainienne est venue dégager le parking et y installer de l’artillerie. Le lendemain, ils se sont installés aux deuxième et troisième étages de la clinique en apportant différents types d’armes comme des lance-grenades. Nous leur avons demandé de partir en leur expliquant que c’était contraire aux règles internationales et que nous avions encore près de 400 patients venus des autres villages. Ils n’ont rien voulu savoir », déplore Viktor Saranov.
Un récit que confirme Alexandre Belozerov, le médecin-chef adjoint de l’hôpital. « Nous avons même tenté de les éloigner en récoltant des signatures des patients et du personnel. Puis, nous les avons transmises aux autorités ukrainiennes et militaires en leur demandant de retirer l’armée d’ici et de la déplacer plus loin. Cet appel a été ignoré. Mais nous les avons soignés car nous sommes médecins. »
« J’espère qu’on arrivera à dépasser cette haine. »
Viktor Saranov, directeur de l’hôpital
L’ensemble de l’équipe médicale décide de prêter serment : tenir coûte que coûte jusqu’au dernier patient soigné. Ils ne quitteront plus l’hôpital. Des habitants leur apportent des provisions. Ceux qui n’ont pas de cave ou de sous-sol pour se protéger des bombardements incessants des forces russes et des répliques ukrainiennes trouvent refuge ici.
En parcourant les anciennes salles, avec le directeur, un collègue chirurgien lui remémore un épisode. Il nous montre la vidéo. Filmés à l’occasion du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, ils improvisent avec la vingtaine d’employés, dans une pièce transformée en zone de repos, une petite célébration.
Malgré leur bonne humeur, on les découvre épuisés, couverture sur le dos. « Il n’y avait plus d’électricité, plus d’eau, plus de chauffage. Avec les vitres cassées sur presque l’ensemble des étages, le froid commençait à pénétrer. Mais on a vécu un bon moment, même si les choses étaient vraiment compliquées à cette période. Nous avons tenu en équipe et réussi à stériliser le matériel. Cette solidarité a été essentielle aussi bien entre nous qu’avec les habitants », juge Viktor Saranov.
Les ombres de 2014
Huit ans auparavant, les combats avaient déjà été violents à Volnovakha. À l’époque, peu après les référendums organisés le 11 mai dans les diverses villes des deux oblasts (régions) de Lougansk et Donetsk, les forces du Donbass et l’armée ukrainienne s’étaient affrontées. À l’issue de ces scrutins non reconnus, les deux administrations s’étaient autoproclamées Républiques populaires de Donetsk (DNR) et de Lougansk (LNR).
Dans cette période post-Maïdan, qui avait vu le président ukrainien Viktor Ianoukovitch fuir et se faire renverser le 22 février, le nouveau pouvoir installé à Kiev lançait une opération militaire dite « antiterroriste ». Tout juste élu, le milliardaire Petro Porochenko poursuivit l’objectif de rendre son intégrité territoriale au pays après avoir perdu la Crimée, en mars 2014, lors d’un référendum, et d’organiser son rattachement à la Russie.
« À cette époque, nous avions également soigné tout le monde : les soldats ukrainiens comme les opposants, se souvient Viktor Saranov. Nous ne faisons pas de politique. On est là pour sauver des gens. On continuera, quelle que soit l’issue. Mais il faudrait quand même que tout se termine rapidement. Trop de sang a coulé… »
Au final, quand le dernier patient a été soigné, l’ensemble du personnel hospitalier a décidé de rester. « On ne se voyait pas repartir chez nous. Des gens auraient forcément besoin de nous. Et on avait encore de quoi tenir », détaille une infirmière encore sous le choc d’un tir de missile qui a perforé le deuxième étage, faisant plusieurs victimes.
Pour Alexandre Belozerov, le médecin-chef adjoint, il ne s’agit pas d’une erreur. « Quand ils se sont enfuis juste avant l’arrivée de l’armée russe et du DNR, ils ont évacué tout leur matériel. En partant, ils ont commencé à tirer sur l’hôpital et même avec le char. Il y avait des trous énormes, notamment sur la maternité », affirme-t-il. Les témoignages sur cet épisode doivent être vérifiés. Mais les gens craignent d’en parler. La plupart, ayant de la famille ou des amis en Ukraine, préfèrent se projeter dans l’avenir.
À l’arrière du bâtiment, où seuls quelques impacts de balles sont visibles, les infirmières s’activent avec des habitants et des employés. Tous se démènent pour que l’ensemble des services de l’hôpital puissent rouvrir : pédiatrie, traumatologie, maternité, immunologie, neurologie, cardiologie, radiologie, etc. « En ce qui concerne les urgences, le plus difficile, ce sont les transports médicalisés. Les ambulances sont prises ou détruites. Et on ne dispose plus d’aménagements spécifiques, tous ont été détruits. On déplace les patients directement du véhicule, à pied, dans des brancards. Il faut les amener jusqu’aux étages par les escaliers car l’ascenseur a brûlé. Grâce aux dons, à l’aide des gens et aux équipes du ministère russe des Situations d’urgence (MTCHS), on a ce qu’il faut en médicaments, salles d’opération », raconte le directeur, également père d’un futur médecin : son fils entame sa dernière année d’études.
Devant le siège de l’administration de la ville, rue Travnya, les drapeaux russe et du DNR flottent déjà. Un troisième s’affiche à leur côté. Il s’agit de la bannière rouge symbolisant la victoire sur l’Allemagne nazie, le 9 mai. Dans ce quatrième mois de conflit, le lien avec la « grande guerre patriotique », selon le vocable employé en Russie, est fortement mis en avant. Quelques jours après avoir reconnu l’indépendance des deux Républiques du Donbass (DNR, LNR), le président russe avait invoqué, dans ses raisons du conflit, la menace de l’Otan et des États-Unis, la démilitarisation, le risque d’un génocide pour les populations du Donbass et de la dénazification de l’Ukraine… Le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, a réaffirmé, fin mai, que « l’opération militaire spéciale » se poursuivrait « jusqu’à la réalisation de tous les objectifs ».
« On craint une crise sanitaire »
En attendant, à Volnovakha, le marché a rouvert et les livraisons quotidiennes d’aide et de produits s’intensifient. Dans les magasins, le rouble commence à circuler et à remplacer la grivna, la monnaie ukrainienne. « Il faudra encore du temps pour tout remettre en ordre. Chaque jour on déblaie, mais c’est un travail sans fin. La priorité étant d’y arriver avant l’automne. Avec le mauvais temps et les températures, on craint une crise sanitaire », nous explique une des infirmières. Avec le directeur, elle espère un jour revoir ses anciens collègues partis en Ukraine. Plus de 8 des 44 millions d’habitants ont dû fuir à l’intérieur du pays, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU ; 6,5 millions sont partis à l’étranger. « Certains veulent revenir, mais c’est impossible désormais. J’espère qu’on arrivera à dépasser cette haine. Encore une fois, les populations sont les principales victimes », condamne Viktor Saranov, conscient d’avoir de la chance : sa femme et son fils sont encore en vie. Car, au bout de ces longs mois de guerre, des milliers de civils ont perdu la leur, s’ajoutant au décompte funeste de 15 000 morts depuis 2014. Les nouvelles autorités de Volnovakha, comme c’est le cas des administrations russe et ukrainienne, n’ont pas souhaité communiquer de chiffres précis, même pour la ville.
Les importants mouvements de troupes sur place et les installations défensives laissent peu de doute quant à la poursuite du conflit. De hauts responsables russes ont admis que celui-ci allait durer. Au regard de l’effort humanitaire déployé pour les villes prises par Moscou et les forces du Donbass, à l’instar de Volnovakha et Marioupol, leur avenir semble s’éloigner de Kiev.
publié le 30 mai 2022
Par Sergio Coronado sur www.regards.fr|
Résultat historique pour la gauche en Colombie. Avec 40,3% au premier tour, le binôme présidentiel Gustavo Petro et la candidate à la vice-présidence Francia Marquez pour le "Pacto Historico" est arrivé largement en tête. Le second tour s’annonce incertain.
Le dimanche 29 mai 2022 avait lieu le premier tour de l’élection présidentielle en Colombie. Toutes les enquêtes d’opinion donnaient la candidature de la coalition de gauche, « Le Pacte historique", largement en tête. Gustavo Petro et la candidate à la vice-présidence Francia Marquez ont recueilli 40,33% et 8 523 265 voix. C’est le meilleur résultat que la gauche n’ait jamais obtenu dans toute l’histoire politique du pays. Gustavo Petro est en tête dans toutes les grandes villes, allant jusqu’à culminer à 47% à Bogota, ville dont il a été le maire. C’est bel et bien un résultat historique, fruit d’une campagne de longue haleine, populaire, avec des forces militantes très mobilisées et des démonstrations de force sur l’ensemble du territoire, avec des rassemblements de foule impressionnants, malgré les menaces et la violence qui ont émaillé la campagne. C’est aussi le fruit d’un élargissement de son socle.
A mesure que le soutien politique au gouvernement Duque faiblissait, Gustavo Petro a su attirer à lui des figures jeunes, ou dissidentes, du libéralisme et même des personnalités conservatrices, comme Alvaro Leyva. Face à la colère sociale, à l’abandon d’une partie du pays et à l’augmentation de la pauvreté provoquée par la crise du COVID, le choix de Francia Marquez comme candidate à la vice-présidence fut plus qu’un clin d’œil. C’est la prise en compte de la situation faite aux communautés afro-descendantes et indigènes, aux populations déplacées, aux femmes et aux minorités. C’est faire une place de choix à la remise en cause du modèle extractiviste qui règne en maître dans l’Amérique andine, et ailleurs, et aux luttes sociales communautaires pour la défense de la terre. C’est donc cette construction politique patiente, non sans erreurs et soubresauts parfois, qui permet à Gustavo Petro d’obtenir un gain de presque 4 millions de voix par rapport au premier tour de l’élection présidentielle de 2018, où il avait atteint 4 855 069 voix. Sa campagne est apparue comme l’issue politique du mouvement social commencé en 2019, à l’appel des centrales syndicales, qui a connu une mobilisation inédite contre les inégalités, la corruption et la violence répressive.
Ce premier tour connaît une participation élevée, 54.91 %, dans un pays de forte abstention. Alors que la mission d’observation électorale, MOE, avait mis en lumière les violences de la pré-campagne, ce dimanche électoral de premier tour s’est déroulé de manière satisfaisante selon les observateurs.
L’Uribisme absent du second tour
« Fico » Gutierrez, que les enquêtes d’opinion plaçaient, à quelques jours de l’échéance, à la seconde place paie le prix d’un rejet massif de l’Uribisme et du vieux système, qu’incarne le trio des anciens Présidents Alvaro Uribe, Cesar Gaviria et Andrés Pastrana, tirant les ficelles de la vie politique colombienne depuis des décennies. L’ancien maire de Medellin a fini par incarner la continuité, à la tête d’une campagne millionnaire, soutenu par les forces gouvernementales. Est-ce pour autant la fin du cycle Uribiste dans le pays ? La victoire de Gustavo Petro le 19 juin prochain en serait la preuve. Il n’en reste pas moins que le second tour, malgré l’avance du candidat du Pacte historique, est pour le moins incertain. Ce premier tour marque l’effacement des partis traditions. Mais c’était déjà le cas avec la victoire d’Alvaro Uribe en 2002, candidat libéral dissident. Le duopole libéraux-conservateurs est en déclin, il a fini par s’effacer de l’élection présidentielle.
Un populiste de droite, attrape-tout et anti-système
La présence au second tour du candidat Rodolfo Hernández, sorte de Trump andin, ancien maire de Bucaramanga n’est pas le meilleur scénario pour la gauche. Il prive Petro d’un second tour projet contre projet, et d’une campagne de polarisation contre l’extrême-droite au pouvoir. Le bilan désastreux de Duque était un des meilleurs arguments de la gauche. La campagne de Hernández connaît une dynamique inédite dans l’opinion. Le seul ralliement notable, sans qu’il n’affecte en rien le positionnement du candidat, fut celui d’Ingrid Betancourt, à la peine avec sa propre candidature anti-corruption. Cet entrepreneur se présente comme un candidat anti-système, luttant contre les mafias et la corruption, indépendant des appareils politiques. « Le candidat du bon sens », assure-t-il. Il a cependant pris soin de marteler pendant les dernières semaines de la campagne qu’il était le seul à pouvoir battre Gustavo Petro…
C’est en fait un homme de droite, extrêmement conservateur, dont le programme sommaire se concentre sur une dénonciation de la corruption, une proposition de baisse de la TVA à 10%, un programme de construction de maisons en zone rurale pour s’attaquer au déplacement forcé (!) et un programme éducatif où il propose un management entrepreneurial pour les universités. Son projet politique ne propose aucun changement structurel en faveur d’une politique plus juste.
Ralliements et reconfiguration pour le second tour
Les ralliements immédiats des figures de l’Uribisme une fois les résultats connus du premier tour montrent que Rodolfo Hernández est devenu de facto le candidat de la droite au pouvoir, de cette oligarchie que le moindre changement effraie. De fait, son résultat dans des régions où le poids électoral de l’Uribisme est incontournable indique qu’une partie des forces conservatrices l’avait déjà choisi, dès le premier tour, comme rempart contre la gauche.
Gustavo Petro n’a bénéficié d’aucun soutien au soir du premier tour parmi les candidats éliminés. Sergio Fajardo, candidat centriste social libéral, soutenu par le parti Vert, s’est contenté de saluer la volonté de changement exprimée par l’électorat, sans prendre position. Fajardo, et d’autres, tentent de construire un récit qui ferait de ce premier tour le résultat d’un changement de fond, effaçant les vieilles forces et marquant la fin de l’Uribisme. C’est en apparence la réalité. Renvoyer dos-à-dos le candidat de la gauche et celui qui bénéficie du soutien de toutes les droites vise à éviter de prendre position et finalement à s’accommoder que rien ne change.
C’est donc un second tour ouvert et incertain. L’arithmétique ne semble pas si favorable aux forces de gauche. La volonté de changement qui s’est exprimée ne saurait laisser aux portes du pouvoir celui qui l’incarne.
« La pelea se pelea ». La bataille se mène en bataillant.
publié le 27 mai 2022
par Justine Brabant sur http://cadtm.org/
Dans une série d’articles consacrés à la « dette de l’indépendance » imposée à Haïti par l’ancien colon français, le « New York Times » chiffre pour la première fois les sommes dont le pays caribéen a dû s’acquitter pour sa liberté. Son enquête, dense, met sous les projecteurs un sujet mal connu, notamment en France où cette histoire n’est pas enseignée. Des historiens ont toutefois estimé que leur travail avait été invisibilisé.
Haïti a payé sa liberté au prix cher. Une première fois par le sang, lors de l’insurrection d’esclaves qui permit au pays d’arracher son indépendance, en 1804. Une seconde fois par l’argent, lorsque, vingt ans plus tard, l’ancien colon français lui demanda, sous la menace des armes, de verser des réparations financières à ses anciens esclavagistes.
Cette « dette de l’indépendance », certains préfèrent l’appeler « rançon ». On connaît désormais son montant : l’équivalent de 560 millions de dollars actuels (soit 525 millions d’euros).
Dans une série de cinq articles publiés le 20 mai, le New York Times revient sur l’histoire de cette somme, la manière dont les Haïtiens s’en sont acquittés et ses conséquences possibles sur la trajectoire de cet État antillais.
Si les grandes lignes de cette histoire sont désormais connues, de l’ultimatum adressé par le roi Charles X intimant aux Haïtiens, canons braqués sur Port-au-Prince, de payer des « réparations » aux esclavagistes français, au rôle de banques françaises, dont le Crédit industriel et commercial (CIC), le quotidien américain y apporte plusieurs éléments nouveaux.
Des chiffres, d’abord. Lorsque Charles X fait braquer ses canons sur la capitale haïtienne, le 3 juillet 1825, son émissaire exige le versement de 150 millions de francs français. La requête est inouïe : dans un improbable renversement de l’histoire, « la France exige des réparations de la part du peuple qu’elle a jadis asservi », relève le New York Times.
Le montant est colossal au regard des ressources du pays. Les revenus de l’État haïtien cette année-là sont estimés par l’historien Beaubrun Ardouin à 5 millions de francs - soit trente fois moins que ce que les anciens colons réclament. Lorsque les Français se rendent compte qu’Haïti ne pourra jamais payer, ils ramènent le montant de la « réparation » à 90 millions de francs français.
Mais le prix de la liberté ne se limite pas à cette somme. Pour s’en acquitter, les autorités haïtiennes ont dû souscrire des prêts… à des banques françaises, et leur régler des intérêts et pénalités de retard durant près de soixante-dix ans. Les journalistes du New York Times indiquent avoir « parcouru nombre d’archives et de documents officiels pour parvenir à ce que beaucoup d’historiens estiment être le premier état détaillé de ce qu’Haïti a effectivement payé pour son indépendance » : 112 millions de francs de l’époque, soit 525 millions d’euros actuels.
Le quotidien américain va plus loin encore, en tentant d’évaluer le préjudice à long terme sur l’économie haïtienne. « Cette somme est loin de correspondre au déficit économique réel subi par le pays. Si elle avait été injectée dans l’économie haïtienne et avait pu y fructifier ces deux derniers siècles au rythme actuel de croissance du pays — au lieu d’être expédiée en France sans biens ni services en retour —, elle aurait à terme rapporté à Haïti 21 milliards de dollars », avancent ses journalistes, qui indiquent avoir fait valider leurs projections par quinze économistes et historiens « spécialistes des économies en développement et des effets des dettes publiques sur la croissance ».
Possible rôle de la France dans le « coup » contre Jean-Bertrand Aristide
Autre élément nouveau apporté par cette enquête : le témoignage d’un ancien ambassadeur français, Thierry Burkhard, qui vient éclairer le possible rôle de la France dans un coup d’État à Port-au-Prince, en 2004.
En avril 2003, un président haïtien, Jean-Bertrand Aristide, demande publiquement à la France de rendre l’argent des « réparations ». Moins d’un an plus tard, il remet sa démission et s’enfuit au Congo-Brazzaville. Accusé de réprimer férocement opposants, journalistes et défenseurs des droits humains, a-t-il préféré quitter le pouvoir de lui-même afin de sauver sa peau ? Ou y a-t-il été poussé - au moins en partie - par la France, soucieuse d’écarter celui qui portait l’inflammable question des réparations ?
L’ambassadeur de France à Haïti de l’époque, Thierry Burkard, accrédite l’idée d’un coup d’État mené conjointement par Paris et Washington, auxquelles les positions d’Aristide sur les réparations ne seraient pas complètement étrangères. L’ancien ambassadeur « admet aujourd’hui que les deux pays ont bien orchestré “un coup” contre M. Aristide, écrit le New York Times. Quant au lien entre sa brusque éviction du pouvoir et la demande de restitution, M. Burkard reconnaît que “c’est probablement ça aussi un peu”. »
Au-delà de son contenu, la série du New York Times apporte, sur la forme, une indéniable visibilité à un sujet mal connu - en particulier en France où l’histoire de la rançon payée par Haïti n’est pas enseignée. Cet effort de pédagogie s’est-il fait au détriment du travail d’historiennes et d’historiens ?
Depuis la publication de la série d’articles, le 20 mai, plusieurs ont pris la parole pour estimer que leur contribution avait été invisibilisée par les journalistes : certains regrettent de n’être pas cités malgré l’aide qu’ils auraient apportée aux reporters. D’autres pointent, plus largement, la manière dont le quotidien met en avant le caractère « inédit » de son enquête, semblant ignorer le travail de dizaines d’universitaires, y compris haïtien·nes, sur ce sujet.
En France, les autorités ont réagi a minima à l’enquête. Contactées par le New York Times, elles indiquent rester sur la position défendue par le président François Hollande lors d’un voyage à Haïti en 2015 : la France a une « dette morale » envers Haïti, mais pas de dette financière. Le CIC, dont le rôle est longuement détaillé dans un volet de l’enquête du New York Times, a, lui, tenu à annoncer lundi 23 mai, par le biais de sa maison mère, le Crédit mutuel, qu’il « financera [it] des travaux universitaires indépendants pour faire la lumière sur ce passé ».
El Diablo sur www.communcommune.com
Un ancien ambassadeur français dans l'île a reconnu l'implication de l'Hexagone et des Etats-Unis dans le renversement de l'ancien président Aristide, qui avait réclamé des réparations pour les lourds paiements exigés après l'indépendance.
Dans une série d'articles consacrée aux relations entre la France et son ancienne colonie Haïti, intitulée La Rançon, le New York Times est revenu sur ce que les auteurs qualifient de « racines du malheur » de l'île, confrontée à une extrême pauvreté et à une violence galopante, elles-mêmes aggravées par des catastrophes naturelles régulières.
Les auteurs se sont penchés sur la dette extrêmement lourde qui a pesé sur les finances de l'île et gravement handicapé son développement, dette due aux exigences de la France après l'indépendance d'Haïti, et confirment que l'Hexagone a monté, en cheville avec les Etats-Unis, un « coup » pour évincer du pouvoir le président Jean-Bertrand Aristide, qui avait demandé des réparations financières à Paris.
Une dette faramineuse imposée par la France
Malgré la rébellion victorieuse des esclaves en 1791 et la défaite des troupes françaises envoyées par Napoléon en 1802, suivies de la reconnaissance de l'indépendance de l'île en 1804, les vainqueurs ont en effet été sommés en 1825, sous la menace d'une nouvelle invasion, de « dédommager » la France pour les pertes subies par les propriétaires de plantations.
Isolée, l'île a consenti à payer ces « réparations », avec un premier paiement qui représente « six fois les revenus du gouvernement », précise le quotidien américain. Le poids des remboursements « a totalement détraqué le processus de formation de l’Etat », constate l'économiste Thomas Piketty, entraînant un sous-investissement dans l'éducation et les infrastructures entre autres. D'où la situation dramatique de l'île à l'heure actuelle, selon les auteurs de l'enquête.
Des demandes de réparations à l'origine de l'éviction d'Aristide en 2004 ?
Face aux dégâts causés par ce fardeau financier, déjà débattus par d'autres universitaires américains, le président Jean-Bertrand Aristide, revenu au pouvoir en 2000 après un premier mandat en 1990-91, a demandé, dans un discours prononcé en 2003, des « réparations » à la France, lui réclamant 21 milliards de dollars. Une demande peu au goût de l'ambassadeur français de l'époque, Yves Gaudeul, la comparant auprès du New York Times à un « explosif » qu’«il fallait essayer de le désamorcer ».
publié le 26 mai 2022
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
Yurii Sheliazhenko, secrétaire du Mouvement pacifiste ukrainien, revient sur les raisons d’une guerre qui pouvait être évitée. Il dénonce l’invasion par les troupes russes et le militarisme du régime de Volodymyr Zelensky.
Comment jugez-vous ce qui se passe en Ukraine ?
Yurii Sheliazhenko : L’invasion russe de l’Ukraine, qui a déjà tué des milliers de personnes, risque de se terminer par une effusion de sang prolongée, une famine mondiale ou même un cauchemar nucléaire. C’est une décision issue de trente années d’escalade. Ce conflit entre deux pays a commencé sur les ruines de l’Union soviétique et s’est transformé en guerre à grande échelle en raison de l’absence de système de sécurité commun dans le monde, de la persistance de l’antagonisme Est-Ouest et du conflit entre les États-Unis et la Russie pour le contrôle de l’Ukraine et d’autres pays post-soviétiques. Ensuite, parce que l’Ukraine et la Russie ont hérité de l’URSS une dangereuse machine de guerre, un système inhumain d’éducation et de conscription militaire patriotiques, placée hors du contrôle démocratique. Démocratie et militarisme sont incompatibles. Aucune guerre ne peut être menée dans l’intérêt du peuple.
Cette guerre aurait-elle pu être évitée ?
Yurii Sheliazhenko : Oui. Les États-Unis et la Russie auraient pu nouer une coopération au travers des accords de sécurité communs prenant au sérieux leurs obligations en vertu de la charte de sécurité européenne de l’OSCE et en renoncant à renforcer leur sécurité aux dépens de celle d’autres États. L’Ukraine aurait pu ne pas brader, contre des relations étroites avec l’UE et l’Otan, sa démocratie inclusive qui permettait, avant 2014, à des millions de citoyens d’origine russe de préserver leur langue, leur culture, leurs liens religieux et économiques avec la Russie.
Quant à l’opposition pro-Occidentaux, elle aurait pu se conformer à l’accord de médiation européen sur la transition pacifique du pouvoir avec le gouvernement pro-Russes, au lieu de le renverser en 2013. La Russie n’aurait pas dû soutenir les coups d’État en Crimée, à Donetsk et Louhansk, les tentatives de coup d’État à Odessa, Kharkiv et dans d’autres villes ukrainiennes. Entre 2014 et 2022, l’Ukraine, la Russie et les séparatistes, qu’elle soutient, auraient dû respecter les accords de Minsk et de Minsk II.
Les pacifistes ukrainiens peuvent-ils se faire entendre alors que plusieurs formations, dont le Parti communiste, sont interdits ?
Yurii Sheliazhenko : C’est difficile, mais nous nous rassemblons pour diffuser un message de paix, en dépit de la loi martiale. Le principal obstacle pour les pacifistes n’est pas tant le régime militariste de Zelensky que l’absence d’une culture de paix. C’est sous Staline que l’illusion de parvenir à la paix par la force militaire s’est généralisée. Poutine et Zelensky ne font que poursuivre cette politique. Dans leur discours, le 9 mai, tous deux ont appelé à la poursuite de la Seconde Guerre mondiale contre le pays voisin décrit comme nazi, ne laissant aucune place à une résolution pacifique des différends, comme l’appelle la déclaration du 6 mai du Conseil de sécurité de l’ONU. L’apologie du stalinisme, la glorification nostalgique de l’URSS et le culte de la victoire en 1945 n’ont guère fait du Parti communiste d’Ukraine une voix de paix. Il existe aussi des pseudo-socialistes, patriotes bellicistes, en Ukraine, qui présentent la guerre comme une libération de l’impérialisme russe. Mais ils n’ont aucune objection à la subordination de l’Ukraine à l’impérialisme américain ainsi qu’aux politiques d’hégémonie ethnolinguistique. En tant que Mouvement pacifiste ukrainien, nous ne sommes pas pro-Russes, nous nous positionnons contre la guerre et en faveur du processus de paix.
Cette guerre est-elle autant celle de Biden que celle de Poutine ?
Yurii Sheliazhenko : Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie, comme l’ont reconnu plusieurs législateurs américains et membres du renseignement. Les États-Unis mènent une guerre d’usure contre la Russie, y compris une course aux armements visant à l’affaiblir et à provoquer un changement de régime, répétant le scénario de dissolution de l’Union soviétique. Cependant, la structure économique russe est maintenant plus développée qu’à l’époque soviétique. En outre, la Chine peut protéger les arrières économiques de la Russie en restant militairement neutre. Elle y trouve son intérêt en raison de la concurrence géopolitique et géo-économique sino-américaine.
Que pensez-vous de l’envoi d’armes à l’Ukraine par les États-Unis et l’Union européenne ?
Yurii Sheliazhenko : La fourniture d’armes à l’Ukraine est très rentable pour le complexe militaro-industriel. Les membres présents et futurs de l’Otan se réarment et la menace nucléaire entre la Russie et l’Otan offre des perspectives de nouveaux contrats d’armement. Doté de davantage d’armes, le gouvernement ukrainien devient plus ambitieux et moins disposé à négocier la paix avec la Russie. Cela augmente le nombre de victimes civiles et prolonge la guerre pour une durée indéterminée.
Comment parvenir à la paix ?
Yurii Sheliazhenko : Il faut instaurer un cessez-le-feu et entamer des pourparlers de paix. Poutine et Zelensky, ainsi que leurs puissants alliés Xi Jinping et Joe Biden ne sont pas disposés à négocier la paix de bonne foi. L’ambition de l’emporter sur le terrain empêche les belligérants d’envisager la paix sérieusement.
publié le 25 mai 2022
sur https://bellaciao.org
Parmi ces combattants, l’un d’entre eux est, en France, emblématique de cet engagement dans la lutte et la résistance : c’est Georges Abdallah, combattant de toute une vie pour une Palestine libérée de l’occupant sioniste et anti- impérialisme mais aussi pleinement révolutionnaire par son soutien indéfectible aux luttes des peuples contre l’impérialisme, le capitalisme, le fascisme.
Depuis cette petite éternité que représente la prison à vie, Georges Abdallah signe et persiste et jour après jour, il contribue, dans cette soi-disant cacophonie du monde actuel, à nettement délimiter les contours des antagonismes qui s’expriment au quotidien dans cette guerre de classe. Ainsi, comment soutenir Georges Abdallah et ne pas, avec lui, dénoncer « les guerres des agresseurs impérialistes et de leurs affidés régionaux », « leurs guerres de pillage et de domination » ? Comment ne pas, avec lui, soutenir le prolétariat et les masses populaires en lutte « contre la régression sociale, le terrorisme managérial du patronat et le chômage » ? Comment soutenir Georges Abdallah et ne pas comprendre que ce qui se joue dans cet approfondissement de la crise actuelle – économique, sociale et écologique – est bien avant tout la crise d’un système « moribond dans sa phase de putréfaction avancée » : celle du système capitaliste. Comment, par ailleurs, soutenir Georges Abdallah et ne pas, avec lui, depuis ses 38 années de détention arbitraire, dénoncer la criminalisation des luttes en cours et la répression d’État ? Comment enfin soutenir Georges Abdallah et ne pas démasquer l’hypocrisie de ce soi-disant « capitalisme démocratique à visage humain » qui fait fi des décisions de sa propre justice et ce maintenant depuis plus de 22 ans dans le cas de notre camarade.
Depuis ce 24 octobre 1984, le chemin pour exiger la libération de Georges Abdallah a été long et plein d’embuches mais malgré tout, comment ne pas voir les progrès accomplis dans le soutien de plus en plus élargi montré aujourd’hui à notre camarade. Le 24 octobre dernier, nous étions plus d’un millier à converger de partout en France vers Lannemezan où Georges Abdallah est détenu.
Temps est venu de faire à nouveau entendre d’une seule et même voix notre détermination à voir notre camarade libéré, lors de la manifestation nationale que nous organisons cette année encore à Paris, le samedi 18 juin, à 15h, au départ de la Place des Fêtes.
A l’heure où l’État tente par tous les moyens - nous l’avons vu tout particulièrement ces derniers mois - de bâillonner toutes les voix dissidentes soutenant la résistance – antifasciste ou en soutien avec la lutte héroïque du peuple palestinien ; à l’heure où nous avons su nous mobiliser en soutien avec nos camarades du Comité Action Palestine et du Collectif Palestine Vaincra pour dénoncer leur dissolution puis appuyer leur recours en suspension et au final, nous réjouir, de leur victoire – preuve que la lutte paie ! ; à l’heure aussi où dans ce contexte du tout répressif, certains appellent désormais à faire front et où chacun devrait bien comprendre que cette « convergence des luttes » à laquelle appelle Georges Abdallah pour « faire face à ce système qui n’est plus que destruction et pillage » vaut naturellement aussi pour sa libération, nous appelons tous les soutiens à Georges Abdallah - partis, syndicats, organisations et collectifs - à converger vers Paris le 18 juin 2022, comme cela a été possible de le faire à Lannemezan, pour manifester massivement notre volonté de voir enfin notre camarade Georges Abdallah libéré.
Georges Abdallah, tes camarades sont là ! Tous à Paris, le 18 juin 2022 pour exiger la libération de Georges Abdallah !
Il est de nos luttes ! Nous sommes de son combat !
Palestine vivra ! Palestine vaincra ! Liberté pour Georges Abdallah !
Campagne Unitaire pour la Libération de Georges Abdallah
Nadjib Touaibia sur www.humanite.fr
L’incarcération de l’avocat franco-palestinien en Israël depuis le 7 mars mobilise les défenseurs des droits humains. Plusieurs organisations demandent aux autorités françaises d’agir et en appellent à la Cour pénale internationale. Selon l’association Addameer Prisoner Support and Human Rights, la persécution prolongée de l’avocat et militant est « un crime de guerre et un crime contre l’humanité».
Mesure arbitraire reconductible, sans inculpation ni procès, la détention administrative est fréquemment appliquée dans le contexte de l’apartheid israélien. Amnesty International, la Fidh, l’Acat, la CGT, la FSU, la CFDT, la Confédération paysanne, le Syndicat des avocats de France, l’Unef lancent un appel contre cet « enfer ». Spécialisé dans la défense des prisonniers politiques, l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri vit sous cette menace constante de l’armée israélienne et de sa juridiction. Sa dernière arrestation, sous statut « administratif », date du 7 mars 2022. Il a subi ce même sort en 2017, puis a été libéré en 2018 avant d’être à nouveau arrêté le 30 juin 2020 et détenu durant une semaine. La traque est permanente. L’objectif des Israéliens est d’obtenir son expulsion de Jérusalem, où il est né et a toujours vécu.
Des années d’une vie en sursis
Les années de harcèlement, la suppression de sa résidence à Jérusalem-Est, la séparation forcée de sa femme et de ses enfants (son épouse est interdite de territoire israélien jusqu’en 2025), le risque d’expulsion, une vie en sursis, en somme, font de son cas un « dangereux précédent pour l’escalade de l’occupation israélienne en matière de révocation de résidence et de détention administrative »¸ résume Sahar Francis, directrice générale de l’association Addameer Prisoner Support and Human Rights. Sa persécution prolongée « constitue un crime de guerre et un crime contre l’humanité au sens du statut de Rome de la CPI. Il est impératif que la CPI, les autres instances internationales et les États interviennent immédiatement et exigent qu’Israël, en tant que puissance occupante, libère Salah et revienne sur sa décision de révoquer sa résidence ».
« L’occupation ne se limite pas à nous tuer, nous détenir et nous déplacer. Elle persécute nos rêves et les assassine. ». Salah Hamouri
Devenu la référence d’un combat au long cours, l’avocat et militant demande de son côté à la CPI d’accélérer l’enquête sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par Israël, dont le transfert forcé et l’expulsion des Palestiniens de Jérusalem-Est. « Aujourd’hui, je me trouve à la croisée des chemins la plus difficile de ma vie, du préjudice à l’exil, la détention sans charge et plus encore », déclare Salah Hamouri. « L’occupation ne se limite pas à nous tuer, nous détenir et nous déplacer. Elle persécute nos rêves et les assassine. L’incertitude quant à l’endroit où je pourrais finir, une fois libéré, est une tornade de pensées qui me poursuivent quotidiennement. Elle affecte mon moral, et mon état psychologique est comme des montagnes russes. »
Que fait la France ? Les diplomates disent privilégier « la discrétion », explique Elsa Lefort, épouse de Salah Hamouri. Les communiqués ne stipulent pas « l’exigence de libération », précise-t-elle. Elle reste dans tous les cas convaincue que la solution est entre les mains du président. Plus de 500 Palestiniens sont actuellement en détention administrative. Le recours par les Israéliens à cette pratique est un coup porté en continu à la société civile palestinienne. La machine d’une guerre sournoise, entre les bombardements cycliques et les phases d’expansion coloniale.
publié le 22 mai 2022
Cathy Dos Santos sur www.humanite .fr
La guerre ravage l’Ukraine depuis le 24 février. Le constat est désolant : exil, morts, destruction. Par l’invasion de son voisin au mépris du droit international, la Russie a offert aux gouvernements qui s’étaient jusqu’alors tenus en retrait de la folle course aux armements et de l’Otan un prétexte inespéré pour revoir leur politique. Un mot à propos de l’Otan : Vladimir Poutine refusait de voir grandir l’influence de cet organisme à ses portes avec l’adhésion de l’Ukraine. Depuis le début du conflit, il en est devenu un des meilleurs alliés puisque la Finlande et la Suède, pays neutres jusqu’alors, ont décidé de rejoindre l’Alliance atlantique, renforçant ainsi sa présence militaire sur 1 300 kilomètres de frontières. Autre exemple : l’Allemagne. Dès le 27 février, le chancelier actait « un changement d’époque » pour enterrer la posture antimilitariste allemande. Malgré de vives oppositions, Olaf Scholz a promis de porter les dépenses consacrées à la défense à 2 % du PIB.
L’ancien président des États-Unis Donald Trump a dû jubiler, lui qui, en 2017, exhortait ses partenaires européens de l’Alliance atlantique à porter justement à ce niveau les fonds affectés à leur arsenal militaire. Avec un budget de 56 milliards de dollars annuels, Berlin fait pâle figure à côté de Washington, qui a engagé l’an passé dans les armes la bagatelle de 801 milliards de dollars. Les États-Unis figurent sur la première marche du podium mondial des dépenses militaires, loin devant l’Europe, l’Asie-Pacifique et la Chine. Les chiffres sont éloquents : les sommes allouées à l’armement ont atteint le montant vertigineux de 2 113 milliards de dollars en 2021, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.
Jamais il n’y avait eu un tel emballement mortifère. La disparition de l’URSS et du bloc de l’Est n’a pas entraîné de désescalade. Bien au contraire. Les investissements dans les technologies et équipements sophistiqués sont chaque jour plus extravagants. Les grandes puissances et les royaumes pétroliers s’enferment dans une logique belliqueuse ; ils se projettent dans un monde qui serait menacé, selon eux, par des conflits d’une amplitude inédite. Pour y parer, ils ont pour seule réponse la guerre. Au point de préférer investir dans la mort plutôt que dans la santé, l’éducation, la transition écologique.
Cette dangereuse fuite en avant fait les affaires des industriels de l’armement. Depuis le début du conflit en Ukraine, les principaux groupes français, Thales et Dassault, ont vu leurs actions en Bourse s’envoler. Aux États-Unis, l’administration de Joe Biden n’en finit plus de faire des chèques et de livrer des armes à Kiev. Le complexe militaro-industriel, l’un des principaux piliers du capitalisme nord-américain, ne s’est jamais si bien porté. Après s’être insolemment enrichis ces dernières années en invoquant la prétendue menace chinoise, les Lockheed Martin, Raytheon, General Dynamics et autre Northrop Grumman vont voir leurs commandes gonfler à la faveur du déstockage des armes envoyées à Kiev et du réarmement allemand. Qu’il semble loin ce 17 janvier 1961, lorsque le président Eisenhower mettait en garde ses concitoyens contre « toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel ».
Le capital fait feu de tout bois. Devant ce cynisme, il est impératif de revenir à la raison et de redessiner une architecture de relations internationales apaisées, pacifiées. Ce n’est pas faire preuve d’angélisme ni de manichéisme que d’affirmer ces principes. Les forces de frappe, les armes de dissuasion peuvent faire exploser mille fois la planète. Une seule suffirait à anéantir l’humanité.
Stéphane Sahuc sur www.humanite.fr
La guerre de Poutine contre l’Ukraine a des conséquences planétaires. D’ici à quelques mois, voire quelques semaines, des dizaines de millions de personnes vivant à des milliers de kilomètres du champ de bataille vont souffrir et mourir… de faim. Car la Russie et l’Ukraine pèsent lourd au niveau des exportations mondiales dPeste, guerre et faminee céréales. Et, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, les probables perturbations des activités agricoles – récoltes et semis compromis en Ukraine, stocks bloqués en Russie – « pourraient sérieusement aggraver l’insécurité alimentaire à l’échelle internationale ». D’autant qu’à ces conséquences directes du conflit s’ajoutent le renchérissement général du coût de production de ces matières premières agricoles et celui du coût de l’acheminement de l’aide alimentaire en direction des zones qui en ont le plus besoin. Sans oublier l’impossibilité pour certains gouvernements de continuer à subventionner au niveau actuel l’achat de ces denrées.
À cela s’ajoute la spéculation. Les cours des matières premières et de l’énergie flambent depuis le début du conflit. Une envolée des cours largement supérieure à un simple « ajustement des marchés ». Certains, qu’ils soient entreprises ou États, profitent de la guerre comme d’autres ont profité de la pandémie pour s’enrichir. Que ce soit en limitant les exportations de denrées alimentaires ou en encaissant sans piper mot les surplus de taxes liées aux augmentations de prix. Et dans ce registre, le gouvernement français n’est pas en reste. Les taxes, notamment sur les carburants, font rentrer des millions d’euros dans les caisses.
Si, pour faire face à cette situation exceptionnelle, certains récitent cette antique prière « A fame, peste et bello, libera nos, Domine » (« De la famine, de la peste, de la guerre, libérez-nous, Seigneur »), d’autres avancent des propositions comme le blocage de prix et pourquoi pas des cours de certaines matières premières agricoles ? Comme l’écrivait Robespierre : « Toute spéculation mercantile aux dépens de la vie de mon semblable n’est point un trafic, c’est un brigandage et un fratricide. »
Marion d'Allard sur www.humanite.fr
Bruxelles a présenté, mercredi, sa stratégie pour se défaire de sa dépendance aux hydrocarbures russes d’ici à 2027. Un pas notable en faveur de la transition énergétique, qui ne libère cependant pas l’Union européenne de son addiction aux fossiles.
Ursula von der Leyen avait prévenu : « L’ère des carburants fossiles russes en Europe est bientôt révolue ! » Ce mercredi, la présidente de la Commission européenne a failli joindre le geste à la parole en présentant le plan REPowerEU, censé « réduire rapidement la dépendance à l’égard des combustibles fossiles russes et accélérer la transition écologique ». Forcée par la situation en Ukraine et la pression des opinions publiques européennes, Bruxelles entend désormais répondre à la double urgence de « mettre fin à la dépendance de l’UE » à l’égard des hydrocarbures russes « utilisés comme une arme économique et politique », et de « lutter contre la crise climatique ». Alors qu’en Europe, près de 30 % du brut et 48,4 % du gaz consommés proviennent de Russie, le plan REPowerEU ambitionne de supprimer toutes les importations d’énergies fossiles russes d’ici à 2027. Pour y parvenir, la Commission s’appuie sur trois « piliers » : la réduction de la demande, la diversification des fournisseurs et l’investissement dans les renouvelables.
« Ce qui est surprenant, c’est que ce plan va globalement dans le bon sens », réagit d’emblée Neil Makaroff, responsable des politiques européennes au sein du Réseau Action Climat (RAC). « Sur une enveloppe totale de 300 milliards d’euros investis, l’écrasante majorité sera allouée au financement de la transition énergétique », se satisfait-il.
Doubler la capacité solaire photovoltaïque d’ici à 2025
Concrètement, REPowerEU prévoit de passer de 40 à 45 % la part d’énergies renouvelables dans le mix européen à l’horizon 2030, contre un peu plus de 20 % aujourd’hui. Pour atteindre cet objectif « très rapide », selon Neil Makaroff, le plan prévoit le doublement de la capacité solaire photovoltaïque d’ici à 2025 et l’obligation « légale progressive » pour l’installation de panneaux solaires « sur tous les nouveaux bâtiments publics, commerciaux et résidentiels ». Promettant de « lutter contre la lenteur et la complexité » de certaines démarches, REPowerEU entend en outre accélérer les installations de pompes à chaleur. Il fixe l’objectif de « 10 millions de tonnes de production interne d’hydrogène renouvelable » (additionnés à 10 millions de tonnes d’hydrogène importé) et met en place un « plan d’action pour le biométhane », sans plus de précision.
Comme à l’accoutumée, ces orientations devront d’abord être validées par le Parlement avant d’être négociées par chacun des États membres. « Alors qu’il n’y a pas une seconde à perdre en la matière et que certains États – au premier rang desquels la France, qui préside encore pour quelques semaines le Conseil de l’UE – sont très en retard dans le domaine », souligne Neil Makaroff, le risque est bien d’aboutir à une mise en œuvre au ralenti. Néanmoins, « une partie du plan a vocation à devenir contraignante », explique le spécialiste. Ainsi en va-t-il de l’objectif en matière de réduction de la consommation énergétique, qui passe de 9 % à 13 %.
Des « importations massives de gaz de schiste nord-américain »
Reste que, si la Commission affiche franchement sa volonté de sortir des hydrocarbures russes, elle se refuse à sortir des hydrocarbures tout court. Le plan présenté mercredi prévoit des « achats communs volontaires » de gaz et de gaz naturel liquéfié. En tout, 10 milliards d’euros seront même consacrés à la construction d’infrastructures gazières supplémentaires. « On parle là d’une vingtaine de nouveaux terminaux méthaniers, capables de traiter les importations massives de gaz de schiste nord-américain – au moins deux fois et demie plus émettrices que le gaz russe, qui arrive aujourd’hui par pipeline. On parle aussi du doublement du gazoduc transadriatique, l’immense pipeline entre l’Azerbaïdjan et l’Italie », note le responsable du RAC. « C’est assez dangereux. L’Europe s’apprête à investir des milliards d’euros dans des infrastructures qui ont vocation à durer dans le temps », poursuit Neil Makaroff, qui pointe le risque d’une « nouvelle dépendance aux énergies fossiles ».
Dernière ombre au tableau : le financement d’un tel plan. En dehors des prêts déjà accordés aux États pour faciliter « la reprise et la résilience », explique la Commission européenne, 20 milliards d’euros – au moins – seront ajoutés à l’enveloppe sous forme de « subventions tirées de la vente de quotas d’émissions de l’UE ». Plus clairement, « l’Europe injecte dans le marché autant de crédits carbone qui vont, mécaniquement, faire baisser le prix de la tonne de CO2 », précise Neil Makaroff. Un nouveau « permis de polluer » qui risque d’affaiblir un mécanisme dissuasif déjà peu efficace.
Pierre Ivorra sur www.humanite.fr
Si la pandémie de Covid-19 a affecté sensiblement l’économie mondiale, elle n’a guère réduit les dépenses militaires des pays de la planète qui, selon l’association spécialisée en la matière, le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), ont pour la première fois franchi la barre des 2 000 milliards de dollars en 2021, s’élevant exactement à 2 113 milliards de dollars, soit un peu moins que le PIB d’un pays comme l’Italie. Ce total additionne à la fois les dépenses militaires classiques et l’armement nucléaire.
Évidemment, les États-Unis couvrent à eux seuls 39 % de ces dépenses, avec un total de 801 milliards de dollars. Ils sont suivis par le pays le plus peuplé de la planète, la Chine. Avec son 1,5 milliard d’habitants, elle dispose d’un budget militaire de 293 milliards de dollars. La Russie de Poutine, en pleine agression de l’Ukraine, est cependant, avec une dépense de 65,9 milliards de dollars, bien loin derrière les deux géants surarmés et ne fait assurément pas le poids face à eux. Son budget paraît malgré tout bien au-dessus des moyens économiques d’un pays qui ne dispose que du 12e PIB mondial, d’une valeur légèrement supérieure à 1 700 milliards de dollars. La France est, elle, passée de la 8e à la 6e place en matière militaire, avec un budget de 56,6 milliards de dollars pour un PIB de 3 140 milliards de dollars.
Ces dépenses illustrent des stratégies géopolitiques à ambition mondiale. Le budget des États-Unis marque le caractère encore impérial de la politique de la Maison-Blanche : à la fois, ils entendent pouvoir toujours intervenir un peu partout sur la planète et ils veulent s’assurer une maîtrise technologique incomparable, préserver leur avance considérable en ce domaine. À eux seuls, ils consacrent plus d’argent pour leurs dépenses militaires que les autres pays du top 20 des plus grands dépensiers en la matière.
La montée en puissance de la Chine s’est faite de manière continue et a accompagné son ascension économique, scientifique et culturelle. La place de l’Arabie saoudite exprime son rôle de gendarme du Moyen-Orient. Son budget militaire de 55,5 milliards de dollars place ce pays au 7e rang mondial, juste derrière la France. Il est à la mesure de sa capacité à produire du pétrole, mais très au-dessus de la dimension de sa population, d’environ 35 millions d’habitants. Le Japon et l’Allemagne, les deux puissances vaincues de la Seconde Guerre mondiale, ont, comparativement, des budgets plus modestes, 54,1 milliards de dollars pour le premier et 56 milliards pour le second, bien qu’ils disposent du 3e et du 4e PIB mondial.
Gaël De Santis, Rosa Moussaoui, Marc de Miramon sur www.humanite.fr
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les pays européens s’alignent pour muscler leurs dépenses militaires, à hauteur de 2% de leur PIB. La perspective de belles commandes fait grimper la cotation en Bourse des géants du secteur. Le réarmement européen, « cette torche qui prépare l’incendie », prévenait Jaurès en 1914, offre une manne aux investisseurs flairant l’ouverture de nouveaux marchés juteux.
Grâce à Vladimir Poutine, Donald Trump a gagné. Conformément à ses souhaits, les dépenses de défense repartent à la hausse. Tout au long de son mandat, le président des États-Unis n’avait eu de cesse de réclamer de ses alliés de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) qu’ils consacrent 2 % de leur produit intérieur brut (PIB) aux dépenses militaires.
En 2014, lors du sommet de Newport, qui se tenait après la conquête de la Crimée par la Russie, ils s’étaient engagés à respecter un tel objectif d’ici à 2024. Au sommet de Bruxelles en 2017, Donald Trump rappelait les Européens, qualifiés de « mauvais payeurs », à leurs engagements. Il disait alors que « 2 % est le strict minimum pour faire face aux menaces très réelles et très vicieuses d’aujourd’hui ». Huit ans après le sommet de Newport, on est loin du compte. Le « club des 2 % », comme l’avait surnommé Trump, ne comptait en 2020 qu’une dizaine de membres sur les trente alliés.
Les livraisons à l’Ukraine créent un appel d’air : le stock hérité de l’ère soviétique est remplacé par une artillerie états-unienne car jugé incompatible avec l’OTAN. D. Durand, dir. de l’Institut de Documentation et de Recherche sur la Paix
Avec l’invasion de l’Ukraine, le clairon du réarmement sonne désormais clairement en Europe. L’Allemagne, à la traîne avec 1,56 % du PIB dédié à sa défense en 2020, montre désormais l’exemple. Trois jours après le déclenchement de la guerre, Berlin a dévoilé la création d’un fonds de 100 milliards de dollars pour moderniser son armée et atteindre l’objectif des 2 %. Juste après le déclenchement des opérations militaires, le chef de l’armée de terre allemande, Alfons Mais, avait déclaré : « Je n’aurais jamais cru, après quarante et un ans de service en période de paix, devoir faire l’expérience d’une guerre et que l’armée, que je dirige, soit plus ou moins nue. »
La cote de Dassault : + 63,44% en trois mois
Le 5 avril, la Finlande, qui partage une frontière de 1 340 kilomètres avec la Russie, a décidé de participer elle aussi à la course. « L’attaque de la Russie contre l’Ukraine signifie que nous devons réévaluer nos besoins de défense », a justifié Antti Kaikkonen, le ministre chargé des questions militaires. La hausse devrait être de 40 % pour atteindre la cible des 2 %. En outre, au Parlement, un débat a montré qu’une majorité se dessinait désormais pour rejoindre l’Otan. En Suède, elle aussi neutre, ce débat existe également. Là encore, l’objectif est désormais de consacrer 2 % du PIB à la défense d’ici à 2028.
Le Danemark, membre de l’Otan, affiche également une hausse de ses fonds de défense pour atteindre les 2 % l’an prochain. La Lettonie, qui, comme les autres États baltes, accueille des renforts de l’Otan, va, elle, porter à 2,5 % de son PIB ses dépenses d’armement. C’est la mer Baltique dans son ensemble qui se réarme. Or, cette voie, tout comme l’accès aux mers du Sud, est stratégique pour Moscou.
Ces exemples ne demeurent pas isolés, et c’est toute l’Europe qui réarme. La question est : à qui va profiter cette manne ? Aux industriels de l’armement. Pour l’heure, les commandes n’ont pas été engrangées, car la programmation des achats militaires prend du temps. Mais il suffit de suivre les cours de la Bourse pour repérer où les investisseurs prévoient de voir ruisseler l’argent public. Depuis le début de l’année, les cours des français Thales et Dassault ont pris, entre le 1er janvier et le 27 avril, respectivement 61,54 % et 63,44 % ; le britannique BAE Systems a grimpé de 29,88 % ; l’italien Leonardo est en hausse de 54,65 % ; les états-uniens Lockheed Martin, Raytheon Technologies, Northrop Grumman, General Dynamics et L3Harris Technologies affichent une progression de 13,6 % à 25,89 %. Sur la même période, les Bourses de Paris et New York perdaient environ 10 %. Preuve que les financiers n’ont aucune morale, quand le 29 mars des perspectives de pourparlers s’ouvraient, Thales perdait en Bourse 6,02 % et Leonardo 3,96 % !
Nous sommes dans une géopolitique de l’émotion qui doit permettre de créer les conditions d’une intervention en Uukraine, passant actuellement par des livraisons d’armes. Pierre Conesa
Derrière ces chiffres, il y a en réalité une évolution du marché. « Les livraisons d’armes à l’Ukraine créent un appel d’air énorme, décrypte pour « l’Humanité magazine » Daniel Durand, directeur de l’Institut de documentation et de recherche sur la paix. Beaucoup de ces armements vont être pris dans les stocks de l’époque soviétique, en Allemagne, en Pologne, en Roumanie, en Bulgarie et dans les pays Baltes. Ce déstockage va être remplacé par une artillerie qui sera états-unienne, au motif que ce matériel sera compatible avec l’Otan. » Avec ses industriels, la France aussi essaie de se faire une place. Mais l’Alliance atlantique fonctionne surtout comme centrale d’achat auprès du conglomérat militaro-industriel américain – les cinq premiers vendeurs d’armes au monde sont états-uniens.
Le F-35 US ruine l’Europe de la défense
La Finlande vient de confirmer l’achat de soixante-quatre avions de chasse F-35 de Lockheed Martin, un concurrent du Rafale français et du Gripen suédois. Pour beaucoup, les pays de l’Est feront leurs emplettes auprès de Washington. Certains, telle la Pologne, ont signé un accord de défense en ce sens avec les États-Unis. L’Allemagne, où stationnent plus de 30 000 soldats américains, a annoncé elle aussi, à la mi-mars, qu’elle pourrait acquérir jusqu’à trente-cinq F-35. Or Berlin est engagé, avec Paris et Madrid, dans la création d’un nouvel avion de combat européen Scaf. Des craintes pèsent désormais sur ce programme qui doit aboutir en 2040.
Le secteur militaire n’est pas le seul à bénéficier de cette manne. Le lobby des fonds de retraite danois, Insurance & Pension, souhaite un partenariat public-privé dans le domaine militaire. « Nos entreprises (…) peuvent faire une offre avec des investissements, de l’expérience et des compétences pour exploiter et rénover les bâtiments et installations militaires », a ainsi proposé son directeur, Kent Damsgaard.
Ces chiffres peuvent paraître abstraits. 2 % de PIB, cela signifie que chaque fois que 50 euros de richesse sont créés dans un pays, 1 euro finira en dépenses militaires. « Le rapport du Sipri sur les dépenses d’armement en 2021 annonce qu’on a dépassé les 2 000 milliards de dollars de dépenses militaires dans le monde. C’est obscène, à l’heure où les besoins de financement sont énormes sur le plan de la santé, de l’éducation ou de la sauvegarde de la planète », dénonce Daniel Durand. Avec plus de 800 milliards de dollars, les États-Unis représentent 40 % de cette somme. En 2015, l’Organisation mondiale pour l’alimentation et l’agriculture estimait que, avec un investissement de 267 milliards d’euros annuels jusqu’en 2030, on pouvait éradiquer la faim dans le monde.
3 question à... Pierre Conesa, spécialiste des questions stratégiques et militaires.
Pierre Conesa publie « Vendre la guerre » aux éditions de l’Aube, essai consacré à ce qu’il nomme le « complexe militaro-intellectuel ». Fustigeant les « bellicistes de plateau », le géopoliticien livre une reflexion sur l’interventionnisme militaire et le rôle des médias.
Selon le dernier rapport annuel du Sipri, les dépenses militaires mondiales ont dépassé les 2 000 milliards de dollars. Que vous inspirent ces chiffres ?
Pierre Conesa : D’abord, il faut dire un mot sur la méthode du Sipri, qui prend en compte non pas les transferts commerciaux mais ceux concernant les équipements. Par exemple, les dons en matériel militaire des États-Unis à l’Ukraine ne seront pas forcément valorisés par une vente commerciale. Le Sipri, lui, les prend en compte. Ils ont toujours fait comme cela, et ça n’enlève rien au sérieux de leur travail. Pourquoi cette augmentation ? Après la fin de la guerre froide, il s’agissait de « gérer les dividendes de la paix » et de réduire les dépenses militaires, mais ces belles intentions se sont rapidement effacées, notamment avec les guerres en Yougoslavie. Il y a aujourd’hui plus de 400 conflits ou crises sur la planète, que ce soit des insurrections urbaines, des guerres, des conflits tribaux, etc. Le monde n’est pas devenu calme lorsque l’adversaire principal a disparu, même si notre perception de la menace a changé.
Votre livre décrypte ce que vous appelez le « complexe militaro-intellectuel ». Que signifie ce concept ?
Pierre Conesa : Lorsque BHL a effectué son voyage à Sarajevo, tout son discours consistait à dire « on ne peut pas ne pas » intervenir et, par cette double négation, attirer l’attention du politique en mobilisant les médias pour le pousser à agir militairement. C’est évidemment un membre éminent de ce complexe militaro-intellectuel, qui réunit entre autres des intellectuels et des humanitaires, et qui est le fruit de plusieurs changements fondamentaux. Après la Première Guerre mondiale, le héros, c’est l’ancien combattant, celui qui a défendu la ligne de front. La Seconde Guerre mondiale renverse cette perspective avec les victimes civiles érigées à leur tour en figures héroïques, à qui il s’agit de témoigner une forme de respect moral. C’est sur ce champ-là que le complexe va motiver les interventions post-guerre froide, qui sont à géométrie variable et ne suscitent pas du tout la même émotion.
Comment ce complexe s’est-il illustré depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine ?
Pierre Conesa : On est dans une espèce d’« ukrainophilie » absolue qui n’a d’équivalent que la « poutinophobie » délirante. Il y a un récit mythique, basé sur le fait que l’Ukraine est agressée, ce qui est une évidence absolue, mais sans que personne se demande comment on est arrivé à la guerre. Nous sommes dans une géopolitique de l’émotion qui doit permettre de créer les conditions d’une intervention, qui passe actuellement par des livraisons d’armes. D’un autre côté, la guerre au Yémen a fait des centaines de milliers de morts, et l’Arabie Saoudite mène ce conflit à distance, par des bombardements, sans qu’aucun contingent saoudien soit déployé sur le terrain. Bien sûr, on comprend la proximité avec l’Ukraine et la crainte d’une contagion de la guerre en Europe, mais personne n’a jamais menacé Riyad de sanctions.
Analyse. Engins de mort, « la vitrine de l’excellence française »
Jusqu’en 2020, Paris a livré du matériel de guerre à Moscou, en dépit de l’embargo européen. Les bénéficiaires de ces ventes : les groupes Thales et Safran, dont l’État français est le premier actionnaire.
Introduisant en 2020 le rapport du ministère de la Défense au Parlement sur les exportations françaises d’armes, Florence Parly exaltait « l’offre française en matière d’équipements militaires » : une « référence mondiale, connue et reconnue », « partie prenante de la vitrine du savoir-faire et de l’excellence française », avec des exportations caracolant l’année précédente à 8,33 milliards d’euros. « Cette vitrine, c’est une richesse que (…) nous devrons faire fructifier », concluait la ministre de la Défense, jugeant « essentiel » le maintien d’une « politique d’exportation volontaire et engagée ». Avec une assurance : « Nous continuerons de mener cette politique dans le respect le plus strict des exigences qui s’appliquent aux exportations d’armement, en pleine conformité avec nos valeurs et nos engagements internationaux. »
« La France applique rigoureusement les régimes de sanctions et les mesures restrictives imposés par les Nations unies, l’Union européenne et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) », assurait ce document. Au même moment, pourtant, Paris se jouait encore de l’embargo sur les armes à destination de la Russie décrété par l’Union européenne le 1er août 2014 à la suite de l’annexion de la Crimée, en février 2014, et de l’autoproclamation des républiques séparatistes pro-russes de Donetsk et Louhansk deux mois plus tard.
En plein conflit, la France livrait à l’armée russe des équipements de haute technologie, susceptibles d’être utilisés, encore aujourd’hui, en Ukraine : caméras thermiques destinées à équiper plus d’un millier de tanks, systèmes de navigation, détecteurs infrarouges pour les avions de chasse et les hélicoptères de combat. Les bénéficiaires de ces ventes : Thales et Safran, dont l’État français est le premier actionnaire.
En 2015, sous pression, l’Élysée avait fini par renoncer à la vente de deux navires Mistral à Moscou. Mais d’autres livraisons, plus discrètes, se sont poursuivies. Une enquête de Disclose a mis au jour des documents classés « confidentiel défense » confirmant le feu vert donné par Paris avec la délivrance d’au moins 76 licences d’exportation de matériel de guerre à la Russie depuis 2015. Montant total de ces contrats : 152 millions d’euros.
Pour contourner le régime de sanctions, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, suivi par d’autres ministères, dont les Affaires étrangères, a fait valoir que ces demandes de licence portaient sur des contrats antérieurs au 1er août 2014, un calendrier qui les aurait soustraites à l’embargo européen. Avec l’invasion de l’Ukraine, le client Vladimir Poutine s’est mué en « dictateur » dans la bouche du chef de la diplomatie, Jean-Yves Le Drian. « Aucune livraison n’a été effectuée à la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine », jure-t-on au ministère de la Défense. Sans perdre le sens des affaires : le réarmement en cours offre aux entreprises françaises de juteuses opportunités.
publié le 21 mai 2022
Rosa Moussaoui et Clément Garcia sur www.humanite.fr
Musicien de légende à la conscience politique aiguisée, Roger Waters, inventeur d'un son nouveau, a cofondé en 1965 le groupe de rock Pink Floyd. Il n’a jamais fait mystère de ses engagements internationalistes, de ses combats pour la liberté, la paix, l’égalité. Entretien
Depuis son studio d’enregistrement à New York, à quelques semaines du début d’une tournée mondiale, Roger Waters, nous a offert un entretien au long cours. Le musicien, connu pour ses engagements internationalistes et ses combats anticapitalistes, nous fait partager ses réflexions sur le monde. Turquie, Ukraine, Palestine, dangers de la civilisation capitaliste, désinformation : aucun des sujets qui font ou défont l’actualité n’échappe à sa sagacité.
Vous vous êtes récemment engagé pour la libération d’une jeune chanteuse kurde condamnée en Turquie à dix-neuf ans de prison, Nûdem Durak . Comment avez-vous entendu parler d’elle ?
Roger Waters : J’ai entendu parler d’elle par l’un de mes amis. Et j’ai été un peu choqué d’entendre l’histoire de cette jeune femme donc je me suis renseigné. Elle n’a pas pu se défendre lors de son procès, c’était un fait accompli. Elle est en prison depuis sept ans maintenant. Voilà comment tout a commencé.
Comment vous est venue l’idée de lui offrir l’une de vos guitares, signée par de grands noms du rock ?
Roger Waters : Je ne sais pas. Je me suis réveillé un matin et je me suis demandé ce que je pouvais bien faire. J’avais entendu que lors d’une inspection dans les cellules de sa prison, les gardiens avaient cassé la guitare de Nûdem Durak. J’ai donc pensé : « C’est quelque chose que je peux faire, je peux lui donner une guitare, mais pourquoi ne pas le rendre public et lui offrir l’une de mes guitares ? Et aussi, pourquoi ne pas la faire signer par quelques amis et d’autres musiciens et voir si nous pouvons aider, ainsi, à faire connaître un peu sa détresse ? » Et c’est ce que nous avons essayé de faire.
Ces jours-ci, la presse turque a annoncé que vous alliez vous rendre dans ce pays pour remettre vous-même cette guitare à Nûdem Durak dans sa prison. Est-ce vrai ?
Roger Waters : Il est vrai que j’avais envisagé une conférence de presse à Istanbul. Et j’ai eu beaucoup de conversations avec des gens à ce sujet : quels seraient les gestes les plus appropriés pour pousser ceux qui prennent les décisions vers la possibilité d’un nouveau procès ? Je n’irai pas à Istanbul dans l’immédiat si cela devait faire plus de mal que de bien à ce stade. Tout ceci est très difficile. Je parle des pouvoirs en place en Turquie. Nous n’allons pas demain déclencher un soulèvement populaire en Turquie.
Il n’y aura pas des millions de Turcs rassemblés aux portes des prisons pour exiger la libération des détenus politiques. Cela n’arrivera pas. Donc nous devons être très politiques à ce sujet. Des élections auront lieu en Turquie en 2023. Que se passera-t-il ? Personne ne le sait. Je n’ai pas de boule de cristal. Alors je réfléchis à ce qui pourrait être le plus efficace, pour Nûdem comme pour beaucoup d’autres personnes qui partagent son sort et sont dans mon cœur. Je suis dans ce combat, je ne l’abandonnerai jamais.
Suivez-vous toujours avec autant d’attention ce qui se passe à Jérusalem et dans toute la Palestine ?
Roger Waters : Oui, bien sûr ! Les Israéliens envoient maintenant des troupes d’assaut à Al-Aqsa ; ils arrêtent des gens au hasard et détruisent les lieux. Ils pensent qu’ils peuvent faire n’importe quoi et que personne ne le remarquera.
Vous avez été violemment critiqué pour votre soutien au peuple palestinien. On vous a accusé d’antisémitisme. Comment réagissez-vous à ces graves mises en cause ?
Roger Waters : Vous savez, je me suis engagé depuis 15 ans seulement dans ce combat. Mais j’ai été assez impliqué et je le suis de plus en plus chaque jour. J’ai de grands amis en Israël, comme Nurit Peled, par exemple, dont la fille a été tragiquement tuée dans un attentat suicide à Tel Aviv il y a de nombreuses années. Elle est extraordinairement active dans le combat que nous menons pour l’égalité des droits pour tous nos frères et sœurs, pas seulement en Palestine et en Israël, mais dans le monde entier. Elle m’envoie chaque jour des nouvelles de ce qui se passe là-bas.
Alors que je faisais partie du Tribunal Russell sur la Palestine, j’ai parlé aux Nations Unies devant le Comité des droits de l’homme. J’ai mis une putain de cravate et un costume et je les ai appelés Vos Excellences. Et j’ai fait un discours. C’était le 29 novembre 2012, le jour où l’Assemblée générale des Nations unies a voté à une écrasante majorité en faveur de l’admission de la Palestine à l’ONU, bien que seulement en tant qu’État observateur. Mais c’était la première fois qu’il était reconnu que la Palestine pourrait être un État.
Fondamentalement, le message de The Wall reste, dans ce monde où la propagande tend à prendre le pas sur le réel : « Vous avez le pouvoir ». Roger Waters
Une décennie s’est écoulée depuis lors. Et toujours rien. Pas même le plus petit clin d’œil à l’idée que les États-Unis se soucient des droits humains d’une quelque manière que ce soit. Pas seulement en Palestine, d’ailleurs. Je ne suis pas dégoûté. Si, je le suis. Mais je continue à me battre. Est-ce que j’en ai quelque chose à foutre de ces attaques contre moi ? Non, je m’en fous. Je les emmerde.
D’où vous viennent vos engagements internationalistes ?
Roger Waters : De ma mère et de mon père, évidemment. Vous savez, tous ceux d’entre nous qui ont un cœur, une âme et une once d’amour prennent le chemin de tels engagements. Mais plus encore si vos parents sont Eric Fletcher et Mary Duncan Waters et qu’ils vivaient à Londres dans les années trente. En fait, Eric Fletcher, mon père, était en Palestine en 1935. Il enseignait à la St. George’s School de Jérusalem. J’ai donc un lien familial étrange avec la Palestine.
Il écrivait des lettres à ma grand-mère pour lui dire combien il était préoccupé par la situation difficile des peuples autochtones qui avaient vécu ensemble pendant toute la durée de l’Empire ottoman, jusqu’à la Première Guerre mondiale. Juifs, chrétiens, druzes et musulmans vivaient tous ensemble. Le rêve sioniste a détruit le potentiel de tous les gens qui vivaient dans cette région côte à côte. Les uns avec les autres, sans qu’un groupe ait le pouvoir sur tous les autres, ce qui est le cas actuellement, avec l’assentiment de pays qui se disent épris de liberté, de démocratie.
David Gilmour et Nick Mason se sont joints à d’autres musiciens pour interpréter une chanson de soutien à l’Ukraine. L’avez-vous écoutée ?
Roger Waters : Je l’ai écoutée, oui. Je désapprouve leur démarche. Il y a un incendie, des gens meurent et cela revient à verser de l’huile sur le feu. Vous savez, David et Nick, de toute évidence, suivent leur propre chemin et se font leur propre opinion sur les choses. J’étais dans un groupe de rock avec eux, mais ça s’est terminé en 1985. C’est il y a très, très longtemps maintenant. Mes opinions politiques n’ont pas changé. Enfin, j’ai très peu changé depuis.
Mais c’était devenu de plus en plus clair au cours des dernières années où j’ai travaillé avec eux : on ne se comprenait plus du tout. Ils ont subi un lavage de cerveau, comme beaucoup de gens. Et toute cette agitation de drapeaux bleus et jaunes ne fait de bien à personne. La seule chose importante à propos de l’Ukraine en ce moment, c’est d’arrêter la guerre en cours. De l’arrêter par la diplomatie et les négociations entre Zelensky et Poutine, qui ont besoin pour cela d’un peu d’aide de la part des États-Unis et des gouvernements britannique, français, allemand, des Européens, et probablement de la Chine aussi. Pour qu’ils puissent tous dire, d’accord, c’est bon, ça suffit les combats. Voilà ce que nous devons encourager.
Vladimir Poutine est un tyran mais l’occident n’est pas un camp merveilleux rempli d’amour pour la liberté et la démocratie. Roger Waters
En Occident, on ne voit rien d’autre que ce tyran maléfique de Vladimir Poutine - ce qu’il est. Mais l’Occident n’est pas un camp merveilleux rempli d’amour pour la liberté et la démocratie. Les États-Unis se fichent complètement des droits humains, ils l’ont maintes fois prouvé en envahissant eux aussi des pays souverains. Et Zelensky n’est pas le type formidable, le Robin des bois que l’on dépeint. C’est juste un politicien opportuniste, qui a déclaré illégales onze organisations d’opposition, qui s’est allié aux néonazis du bataillon Azov. Nous, dans le mouvement pour la paix, devons utiliser tous les bons offices dont nous disposons pour encourager la diplomatie, pour encourager des pourparlers de paix.
Vous dénoncez la « dystopie d’entreprise dans laquelle nous luttons tous pour survivre ». Parlez-vous là du système capitaliste ?
Roger Waters : Oui, bien sûr. C’est de cela que je parle. Regardez la destruction que l’esclavage, le colonialisme et l’économie néolibérale ont causée au monde entier… L’école de Chicago et Milton Friedman ont fait du marché non régulé la panacée pour tous les maux du monde : il fallait laisser faire le marché et tout irait bien. Non.
Le capitalisme mobilise des outils de propagande afin de contrôler le récit pour le monde entier. C’est à JeffBbezos qu’appartient le “Washington Post... Roger Waters
C’est un système corrompu, défaillant, qui prêche littéralement de ne pas se soucier des autres, de nous battre les uns contre les autres jusqu’à la mort comme condition prétendue du progrès et de la richesse. Et ce système mobilise des outils de propagande destinés à contrôler le récit pour le monde entier. C’est une question centrale.
Le Washington Post appartient à Jeff Bezos. Vous savez, le connard qui fait pisser les chauffeurs dans des bouteilles sur le bord de la route parce qu’ils ne peuvent même pas s’arrêter pour une pause pendant leur journée de travail. Bezos, Zuckerberg, Gates, Buffett… ils sont considérés comme de grands hommes. Regardez-les… J’ai déjà rencontré Elon Musk. Il suffit de regarder dans ses yeux pour voir qu’il est fou à lier.
Vous avez inventé un son à la fin des années soixante et dans les années soixante-dix, en studio avec Pink Floyd, qui continue d’inspirer de nombreux musiciens contemporains. Beaucoup d’entre eux vous considèrent comme le parrain de la musique moderne.
Roger Waters : Il est vrai qu’aux débuts de Pink Floyd, nous étions - et Syd Barret particulièrement - très intéressés par l’expérimentation, les répétitions d’écho, etc., mais il n’y avait pas d’ordinateurs à cette époque-là. Le Binson Echorec avait déjà été inventé. C’était un disque, un vrai magnétophone qui enregistre et lit ensuite l’enregistrement avec des têtes de lecture placées autour du disque. Il y avait aussi l’Echoplex, qui était une boucle de bandes en rotation. Ou encore le Copicat. Différentes personnes travaillaient à l’époque sur le retardement de bande (le son différé). C’est mon ami Ron Geesin qui m’a appris à faire un long retardement avec une boucle de bande magnétique.
Et puis, lentement, le numérique s’est développé, de sorte qu’en 1976, 1977, quelque chose comme ça, certains commençaient à être en mesure de créer des “lignes à retard” numériques. Je me souviens en avoir acheté une demi-douzaine, de les avoir superposées et mises en série pour obtenir un retard d’une seconde ou d’une seconde et demie. Quelqu’un a dû commencer à déconner avec l’électronique, en inventant la première boîte. Je n’ai aucune idée de qui c’était, mais ça a pu arriver parce qu’ils ont vu que les valves d’un ampli réagissaient mal à un signal trop fort. Et vous obtenez ce son de guitare déformé. Oh mon Dieu, le larsen ! Personne n’a jamais pensé pouvoir soutenir une note guitare comme ça.
Nous avons depuis découvert que des génies existent. L’un d’entre eux s’appelle Jeff Beck : il jouait une musique incroyable en maniant les effets. Roger Waters
Et puis soudain, quelqu’un a dit : «Oh, attendez une minute. Vous pouvez changer le signal ! Et si on mettait ça dans quelque chose sur lequel on peut mettre le pied ? Oh, mon Dieu, c’est la pédale, wah ! » Tout ça n’était qu’une continuation des distorsions d’une Fender Strat. Oh, mon Dieu, vous pouvez accorder toutes les cordes en appuyant avec le pied sur le côté. Mais c’est Apache ! [une chanson des Shadows, NDLR]. Nous avons depuis découvert que des génies existent. L’un d’entre eux s’appelle Jeff Beck : il jouait une musique incroyable en maniant les effets. Ce sont des petits pas technologiques. La manière dont on en fait usage, c’est autre chose.
Il y avait également Peter Zinovieff, qui a créé le premier ordinateur qui générait lui-même de la musique. J’en ai eu longtemps un entre les mains ! En gros, c’est trois oscillateurs de fréquence très, très simples qui modifient les ondes. C’est une technologie vraiment simple. Mais si vous envoyez ça à travers un filtre égalisateur… Vous savez, c’est ce que j’ai passé toute ma putain de carrière à faire parce que j’aime ça. Je ne sais pas où les gens vont chercher l’idée que c’était révolutionnaire de quelque façon que ce soit.
Est-il vrai que vous allez enregistrer un album folk ?
Roger Waters : Qu’est-ce que la musique folk ? Quand j’étais gamin, nous savions tous ce qu’était la musique folk. C’était de la musique acoustique. Et à l’époque, on jouait normalement sur une guitare acoustique, probablement à cordes en boyau, vous savez, une guitare de style espagnol. Cela aurait pu être autre chose : un harmonium, une cornemuse, un sifflet en fer-blanc, un violon. Mais cela est venu de la tradition des troubadours allant de village en village en chantant des chansons. C’est donc le conteur assis sous le marronnier, en fait.
Et ça, ça a survécu, certainement jusque dans les années soixante aux États-Unis. Principalement grâce au travail de gens comme Alan Lomax, qui partaient vers le sud et enregistraient tous les joueurs de blues. Le blues est venu en grande partie des gens qui travaillaient dans les champs, comme on le sait. C’est une histoire très intéressante. J’adore cette histoire. Et c’est mélangé, cependant, avec la mythologie : conclure un pacte avec le diable à la croisée des chemins pour devenir un grand joueur. Il y a quelque chose de très louisianais là-dedans. Tout cela est très romantique dans toute l’histoire de la musique folk, Alan Lomax, Woody Guthrie, « This land is my land »…
Il existe une longue tradition dans la musique populaire d’artistes engagés. Vous sentez-vous proche de certains d’entre eux ?
Roger Waters : Oui. Billie Holiday. C’est elle qui me vient d’abord à l’esprit. Harry Belafonte est un grand héros à mes yeux. On pourrait parler de Paul Robeson aussi, à cause du prix qu’il a payé pour son engagement politique, son implication auprès de la classe ouvrière aux États-Unis dans les années quarante et cinquante. Et ainsi de suite.
Vous avez composé dans les années quatre-vingts la musique d’un opéra pop, « Ça ira », sur la Révolution française. Quels souvenirs gardez-vous de la collaboration, à cette occasion, avec Étienne Roda-Gil, l’un des meilleurs paroliers français ?
Roger Waters : Il y a quelques années, juste avant sa mort, Étienne est venu me rendre visite à New York. Nous marchions dans la 54e rue, tôt le matin, avant une journée d’enregistrement. Nous nous sommes arrêtés à la table d’un café, dans le rayon de soleil de cette rue étroite. J’ai pris un expresso, mais Étienne était alcoolique : il a pris un gros shot de whisky, en fumant cigarette sur cigarette, des Benson & Hedges. Nous discutions de choses et d’autres, je ne sais plus comment la conversation a pris un tour philosophique. Il est parti, revenu, m’a regardé droit dans les yeux en murmurant, avec son accent français à couper au couteau : « Peut-être ne suis-je pas seul ».
Peu de temps après, il s’est saoulé à mort, il travaillait à ça depuis un demi-siècle. C’était évident que ça allait arriver. Ce jour-là j’ai griffonné ces mots sur un morceau de papier que j’ai glissé dans ma poche arrière. Je l’ai toujours, mais il est dans un portefeuille maintenant parce que j’ai réalisé qu’il commençait à s’effilocher et à se déchirer et que je le perdrais si je le gardais dans ma poche. J’aimais le garder près de moi, comme un talisman. « Peut-être ne sommes-nous pas seuls ». J’ai ressenti, à entendre ces mots, une grande émotion. Ils me donnent de l’espoir.
Vous souvenez-vous que l’Afrique du Sud a interdit The Wall de Pink Floyd au début des années quatre-vingt, quand les étudiants chantaient cette chanson pour protester contre le système d’apartheid ? Comment expliquez-vous le pouvoir subversif d’une chanson ?
Roger Waters : Eh bien, j’espère que le pouvoir de subversion de cette chanson-là ne s’est pas éteint. Fondamentalement, son message reste, dans ce monde où la propagande tend à prendre le pas sur le réel : « Vous avez le pouvoir ».
Vous voyez cette photo de Syd Barret ? Elle apparaîtra sur l’écran après le dernier couplet de wish you were here C’est difficile pour moi de m’y confronter. Roger Waters
Vous avez annoncé une tournée cet été. Quel sens lui donnez-vous ?
Roger Waters : Son titre est This is not a Drill (Ceci n’est pas un exercice). Vous voyez cette photo [il nous montre une photo de Syd Barret] ? Elle apparaîtra sur l’écran après le dernier couplet de Wish You Were Here. C’est difficile pour moi de m’y confronter. Nous allions à un rendez-vous au siège de Capitol records, puis en descendant dans la rue, Syd m’a lancé dans un sourire : “C’est beau ici à Las Vegas, n’est-ce pas ?”. Évidemment, il devenait fou à ce moment-là. Puis son visage s’est assombri et il a craché un seul mot. “Les gens”, il a dit.
Quand vous perdez quelqu’un que vous aimez, ça sert à vous rappeler que “ce n’est pas un exercice”. Eh bien, “ce n’est pas un exercice”, c’est le nom que j’ai donné à la tournée. Toute ma tournée vise à faire comprendre aux gens que nous sommes au milieu d’un temps de grand désespoir. Nous sommes confrontés à une catastrophe absolue. Et “ce n’est pas un exercice”. Nous avons une responsabilité absolue envers tous nos frères et sœurs pour empêcher les gangsters qui sont aux commandes de détruire le monde. C’est tout.
publié le 20 mai 2022
Anaïs Sidhoum sur https://rapportsdeforce.fr/
La révélation, dans Politico le 2 mai dernier, que la Cour suprême s’apprête à lever la protection du droit à l’avortement (IVG), a fait l’effet d’une bombe dans un pays ultra-polarisé et où les tensions sont déjà extrêmes. Devenu enjeu majeur de la campagne des mid-terms pour les Démocrates, et source de surenchère conservatrice pour les Républicains, c’est une question existentielle pour beaucoup d’Américaines, qui se mobilisent en masse. Mais la bataille autour de l’avortement n’est jamais restée cantonnée au terrain législatif ou judiciaire aux États-Unis : c’est l’une des causes principales du « terrorisme domestique » depuis des décennies.
Se rendre « ingouvernables », jusqu’à ce que le droit à disposer de leur corps leur soit garanti. C’est la promesse qu’on scandée à Washington les manifestantes d’un des près de 400 cortèges qui ont réuni des centaines de milliers de personnes à travers tout le pays, samedi dernier. Et en effet, dès la fuite au début du mois de documents internes de la Cour Suprême, faisant état de l’intention de l’institution de renverser la décision Roe v. Wade, qui garantissait depuis 1973 la protection fédérale de l’interruption de grossesse au titre du droit à la vie privée, des femmes ont commencé à se mobiliser, bien décidées à ne pas laisser les États gouverner leur corps.
En plus des grandes manifestations de ce week-end, organisées par des associations nationales comme le planning familial américain et la Women’s March, et appelé par plusieurs syndicats et collectifs, elles ont aussi eu recours à des formes d’action plus controversées. Les rassemblements devant les domiciles de juges conservateurs à la Cour suprême en particulier, ont suscité des réactions d’indignation chez les Républicains, appuyées par les appels au calme et à la civilité de cadres Démocrates.
Outrés par les images de ces rassemblements pacifiques réunissant quelques dizaines de femmes, parfois virulentes, dans des quartiers résidentiels huppés, plusieurs gouverneurs Républicains ont écrit au Procureur général fédéral pour exiger qu’il déterre une loi de 1950 pour réprimer ces manifestations, certains le menaçant même d’une procédure d’impeachment si leur parti reprenait la majorité au Congrès et qu’il ne s’était pas exécuté.
The war on women
Les élus Républicains ne font cependant rien pour apaiser les tensions. L’annonce de cette victoire majeure que représentera pour leur camp la décision de la Cour Suprême, attendue en juin, a galvanisé les opposants à l’avortement. Et les plus farouches d’entre eux ont multiplié les déclarations menaçant plus largement les droits reproductifs des femmes. Comme n’autoriser la contraception qu’aux seuls couples mariés, voir l’interdire complètement : de la pilule du lendemain à la pilule contraceptive en passant par les stérilets. Ou interdire l’avortement y compris en cas de viol ou d’inceste, et revenir sur ces exceptions quand elles existent. Mais les élus Républicains passent des déclarations aux actes dans plusieurs États. Treize d’entre eux ont ainsi déjà voté des « trigger laws », des lois interdisant l’avortement qui s’appliqueront automatiquement dès l’officialisation de la décision de la Cour Suprême.
Cette ligne politique, qui n’a cessé de prendre de l’importance dans le camp conservateur depuis les années 70, est qualifiée de véritable « guerre aux femmes » par les Démocrates. Ceux-ci ont donc fait de la révélation de la décision à venir de la Cour un argument électoral : pour faire barrage à l’interdiction de l’avortement, il faut donner la majorité au parti du président lors des élections de mi-mandat en novembre. Plusieurs cadres démocrates ont donc appelé les manifestantes à privilégier les urnes à la rue. La Maison-Blanche, sensible aux inquiétudes exprimées par les Républicains, avait condamné préventivement tout acte de « violence, menace ou vandalisme » à l’égard des juges. Sénateurs républicains et démocrates ont même, dans un effort bipartisan quasi unique dans cette période de polarisation exacerbée, adopté à l’unanimité une loi visant à interdire toute manifestation aux abords des domiciles des juges fédéraux et de leurs familles.
Menace terroriste
Mais le mouvement féministe américain est loin de considérer unanimement que la voie électorale est suffisante pour faire valoir ses droits. « Si l’avortement est menacé, vous l’êtes aussi », a été tagué sur le mur du siège incendié d’une organisation antiavortement du Wisconsin. L’attaque au cocktail Molotov dans la nuit du 8 mai de ce bâtiment à Madison, a provoqué l’ouverture d’une enquête par la police locale assistée du FBI et de l’ATF, pour incendie volontaire. Elle a également été revendiquée, le 10 mai, dans un communiqué (voir en fin d’article) qui exige « la dissolution de tous les établissements anti-choix, les fausses cliniques et les groupes anti-choix dans les trente prochains jours ». Faute de quoi, elle promet d’autres attaques plus violentes « jusqu’à ce que le droit inaliénable à disposer de notre propre santé ne nous soit rendu ».
Ce document texte a été transmis au journaliste d’investigation Robert Evans sous la forme d’un lien Tor, par l’intermédiaire d’une source qu’il qualifie « extrêmement fiable ». L’authenticité de ce communiqué n’a pas été vérifiée, même si des enquêtes sont en cours par la presse et la police, mais le reporter le juge suffisamment crédible et cohérent avec l’attaque pour le rendre public. Intitulé « Premier communiqué », il est signé d’un groupe inconnu se faisant appeler Jane’s Revenge, la vengeance de Jane, en référence au Jane Collective, un collectif féministe qui a favorisé des IVG illégales sûres à des milliers de femmes avant 1973. Si « Jane’s Revenge » présente son choix de l’action directe comme « la militarisation minimale requise pour toute lutte politique », il l’inscrit aussi comme une réponse à la violence du mouvement dit « pro-vie ».
« Ceci n’est pas une déclaration de guerre. La guerre, nous la subissons depuis des décennies. Une guerre que nous n’avons pas voulue, et n’avons pas déclarée. Cela fait trop longtemps qu’on nous attaque parce que nous demandons des soins médicaux de base. Cela fait trop longtemps qu’on nous tire dessus, qu’on nous envoie des bombes et que l’on nous force à des grossesses non consenties », explique le groupe Jane’s Revenge.
Les meurtres des « pro-vie »
Le mouvement antiavortement a en effet une longue tradition de violence aux États-Unis. C’est même l’une des principales causes de « terrorisme domestique » depuis les années 70. Entre 1977 et 2020, la Federation Nationale de l’Avortement a recensé pas moins de onze meurtres et vingt-six tentatives. Auxquels s’ajoutent quatre enlèvements, quarante-deux attaques à la bombe, près de deux cents incendies volontaires de cliniques et une centaine de tentatives.
Bien qu’une loi fédérale leur garantisse un petit périmètre de trottoir devant permettant l’accès aux patientes, de nombreuses cliniques à travers le pays font face quotidiennement à des dizaines de manifestants antiavortement souvent hargneux et parfois violents. Des personnels soignants pratiquant des IVG ont ainsi dénoncé le deux-poids, deux-mesures de l’effort bipartisan des sénateurs en faveur de la protection des juges. Ils n’ont pas manqué de rappeler qu’ils sont constamment soumis à des actes de violence, de harcèlement et de menaces, certains vivant sous protection policière, d’autres s’abstenant de donner leur nom à leur enfant pour les protéger de toutes représailles. Et qu’il existe dans le pays une longue jurisprudence qui autorise les campagnes de harcèlements à leur égard au nom du 1er amendement, garant de la liberté d’expression. Premier amendement sur lequel les sénateurs ont pourtant fait primer la sécurité des juges et de leur famille dans leur projet de loi.
Or, le terrorisme antiavortement, très souvent motivé par de l’extrémisme religieux, catholique ou évangéliste, a une proximité historique très forte avec le terrorisme d’extrême droite et le suprémacisme blanc. Et, plus récemment, avec l’importante mouvance conspirationniste, obsédée par le trafic d’enfants et les sacrifices de bébés, comme l’illustre tragiquement la tuerie de masse de 2015 au Planing Familial de Colorado Springs. Là, un individu avait tué trois personnes et en avait blessés neufs, convaincu que la clinique se livrait à un trafic d’organes de fœtus. Une convergence parfaitement synthétisée par ce militant coiffé d’une casquette au slogan suprémaciste blanc, répondant à des manifestantes protestant contre une église qui organise des piquets devant les centres IVG : « Ni ton corps ni ton choix : ton corps est à moi et tu vas porter mon bébé ».
Quelques jours avant la tuerie de Buffalo, motivée par l’idéologie raciste du Grand remplacement, le Département de la Sécurité intérieure avertissait que l’avortement risquait de devenir un moteur encore plus important de violence. Le département d’État s’inquiétait ainsi d’une probable augmentation du terrorisme anti-IVG, des « extrémistes violents motivés par les questions raciales et ethniques qui souscrivent aux discours antiavortement ». Et pourraient passer à l’acte pour, selon leurs fantasmes, « sauver les enfants blancs » et « combattre le génocide blanc ». Mais, pour la première fois, le département d’État craint des actions violentes à l’égard des institutions et de leurs représentants que pourraient entreprendre les défenseurs du droit à l’avortement.
Premier communiqué
Ceci n’est pas une déclaration de guerre. La guerre, nous la subissons depuis des décennies. Une guerre que nous n’avons pas voulue, et n’avons pas déclarée. Cela fait trop longtemps qu’on nous attaque parce que nous demandons des soins médicaux de base. Cela fait trop longtemps qu’on nous tire dessus, qu’on nous envoie des bombes et que l’on nous force à des grossesses non consenties.
Ceci n’était qu’un avertissement. Nous exigeons la dissolution de tous les établissements anti-choix, les fausses cliniques et les groupes anti-choix dans les trente prochains jours. Ce n’est pas une simple « différence d’opinions » comme le présentent certains. Nous luttons littéralement pour nos vies. Nous ne resterons pas gentiment assis.e.s tandis que nous sommes tué.e.s et réduit.e.s en esclavage. Nous n’avons plus ni patience ni pitié pour celles et ceux qui veulent nous priver du peu d’autonomie qui nous reste. Puisque vous persistez à faire exploser des cliniques et à assassiner des médecins, nous aussi allons avoir recours à des tactiques de plus en plus extrêmes pour protéger notre liberté à disposer de notre propre corps.
Nous sommes contraint.e.s d’adopter la militarisation minimale requise pour toute lutte politique. Nous le répétons : il ne s’agissait que d’un avertissement. La prochaine fois, l’infrastructure des esclavagistes n’y survivra pas. L’impérialisme médical n’aura pas face à lui un ennemi passif. Le Wisconsin est la première étincelle, mais nous sommes partout aux USA et ce sera notre seul avertissement.
Et nous ne nous arrêterons pas nous ne reculerons pas, et nous ne nous arrêterons pas de frapper jusqu’à ce que le droit inaliénable à disposer de notre propre santé ne nous soit rendu.
Nous ne sommes pas un unique groupe, il y en a de nombreux. Nous sommes dans votre ville. Nous sommes dans toutes les villes. Votre répression ne fait que renforcer notre complicité et notre détermination.
– Jane’s Revenge
NDT : la langue anglaise est ainsi faite que le texte d’origine ne comprend aucune indication de genre – dans le doute vis-à-vis des intentions des auteur.ices anonymes, il a été décidé d’utiliser une formulation non genrée.
publié le 18 mai 2022
Aitana Perez sur https://lvsl.fr
Le 18 mars 2022, le premier ministre Pedro Sánchez a rompu la position de neutralité historique de l’Espagne vis-à-vis du Sahara en affirmant que le plan d’autonomie du Maroc pour ce territoire constituait une feuille de route « sérieuse, réaliste et crédible ». Or, l’adoption de ce document reviendrait à accepter l’occupation marocaine qui s’est produite dans le Sahara occidental en 1975, suite au départ des troupes espagnoles, ainsi qu’à ignorer le désastre humanitaire qui en a résulté. Depuis le début du conflit, on compte 4 500 disparitions forcées, 30 000 détenus, des centaines de prisonniers politiques, un mur de 2 700 km enclercant les Sahraouis, 5 camps de réfugiés dans la province de Tindouf et plus de 20 personnes assassinées par des drônes marocains. La décision de Sánchez, issu d’un gouvernement de coalition progressiste, a été accueillie avec surprise par tous les bords politiques et par les diverses associations de soutien au peuple sahraoui. Quelles raisons ont poussé Sánchez à rompre avec la neutralité de l’Espagne et à faire cette concession géopolitique au Maroc ?
Le Sahara occidental, hier et aujourd’hui
En novembre 1975, la mort du dictateur espagnol Francisco Franco est imminente. À cette époque, le Sahara occidental, dernière colonie détenue par l’Espagne, s’érige comme un territoire empreint d’agitations indépendantistes et de tentatives d’occupation. Les autorités espagnoles entament en 1974 un processus de décolonisation du territoire, en proposant d’organiser un référendum d’autodétermination selon les recommandations des Nations Unies. Le roi du Maroc, fragilisé par deux coups d’État successifs, s’oppose à cette voie démocratique et lance la Marche verte, une opération « pacifique » mobilisant 350 000 civils sur le Sahara. Sous pression, l’Espagne décide de signer les accords tripartites de Madrid (1975) et de céder au Maroc et à la Mauritanie la colonie africaine.
Le Front Polisario, un mouvement de libération du peuple sahraoui, entre en guerre avec les deux nouvelles puissances d’occupation et parvient à expulser les Mauritaniens du Sahara en 1979. Le sud, désormais libre, est pourtant annexé par le Maroc, qui réussit à s’implanter durablement dans le territoire. Tout en n’étant pas reconnu par une grande partie de la communauté internationale, le Front Polisario annonce en 1976 la création de la République arabe sahraoui démocratique (RASD). La RASD devient membre de l’Union africaine en 1982. Aujourd’hui, le Maroc contrôle 80% de sa superficie.
La situation juridique du Sahara reste pour autant sujette à discussion. L’Espagne demeure en théorie la puissance administrative du territoire dans la mesure où la loi de Décolonisation du Sahara ne fut jamais publiée dans le Bulletin officiel de l’État. En 1960, l’ONU avait également jugé que le Sahara occidental était un territoire en attente de décolonisation. D’un point de vue du droit international, l’Espagne ne pouvait pas transférer unilatéralement la souveraineté de ce territoire au Maroc et à la Mauritanie.
La Cour internationale de Justice a d’ailleurs considéré que ces deux pays ne possèdent aucun lien de souveraineté territoriale vis-à-vis du Sahara. Ce dernier reste ainsi l’un des dix-sept territoires « non autonomes » du Comité spécial de la décolonisation des Nations Unies et ne pourra devenir souverain qu’après la réalisation d’un référendum. C’est pourquoi, loin de garantir son indépendance, le plan d’autonomie du Maroc ferait du Sahara occidental une région autonome marocaine et permettrait d’accomplir le rêve nationaliste du Grand Maroc développé dans les années 1950 et 1960.
« Selon l’ONU, le Sahara occidental est un territoire en attente de décolonisation. »
Pourquoi Pedro Sánchez a-t-il donc accepté de soutenir les ambitions du roi Mohammed VI ? Les raisons sont à chercher dans la crise migratoire qui s’est produite en mai 2021 aux abords des villes de Ceuta et Melilla, deux enclaves espagnoles situés dans le continent africain. En effet, l’année dernière le leader du Front Polisario a été accepté au sein d’un hôpital espagnol après avoir contracté la covid-19. Une crise s’est alors déclenchée avec le Maroc, qui a vu dans cet acte une prise de position favorable aux Sahraouis.
En Espagne, une entrée irrégulière massive a eu lieu : plus de 8 000 migrants ont franchi la frontière de Ceuta et Melilla en deux jours sans que les forces de l’ordre marocaines ne s’y opposent. Cet événement, qui a manifesté la pression exercée par le Maroc sur l’Espagne en matière d’immigration, a confirmé que les migrants sont de plus en plus traités comme des monnaies d’échange par le royaume alaouite. Or, le Maroc est le principal partenaire commercial de l’Espagne : le pays dirigé par Sanchez est le premier fournisseur et client de la puissance africaine, et son deuxième marché émetteur de touristes.
Le « chantage migratoire » imposé par le Maroc a ainsi dégradé l’activité économique de l’Espagne. Le ministre des Affaires étrangères espagnol a déclaré ouvertement, en justifiant la décision sur le Sahara, que les échanges commerciaux entre les deux pays dépendent du bon fonctionnement des frontières. Après une année de tensions migratoires, la rupture de la neutralité sur le Sahara s’avère une manière de lisser les relations avec le Maroc et de garantir une meilleure coopération dans la gestion des flux migratoires. Selon le journal El País, Sánchez souhaiterait en outre assurer le respect de « l’intégrité territoriale » de l’Espagne (en particulier Ceuta et Melilla), et d’empêcher l’amplification de la zone économique exclusive du Maroc sur les eaux autour des îles Canaries.
La convoitise du Sahara occidental et le rôle des États-Unis dans le conflit
S’il paraît que le pays ibérique a finalement rompu tous ses liens historiques avec le Sahara, la convoitise de cette région par d’autres puissances internationales vient de loin. Lorsqu’à la fin du XIXe siècle l’Espagne prend sous protection le Sahara occidental, elle espère tirer un profit important de l’enclave africaine. Le Sahara est non seulement un port de sortie vers l’Amérique mais également un territoire proche des îles Canaries qui compte avec d’immenses terrains de pêche. Or, les ressources trouvées au Sahara ont été plus importantes que ce que les Espagnols avaient prévu. Ces derniers ont découvert des réserves de phosphate de la meilleure qualité du monde, un minerai essentiel pour la production d’engrais.
À partir des années 1960, l’extraction des phosphates du gisement de Bucraa est devenu un jalon colonial pour l’Espagne, faisant du Sahara occidental un espace convoité par la Mauritanie, le Maroc et l’Algérie, régime financé par l’URSS. Depuis sa création, le Front Polisario a d’ailleurs été proche de l’Algérie en ce qu’il s’est lui-même inspiré du Front de libération nationale algérien (FLN). Or, en pleine guerre froide, l’intérêt de l’Algérie pour le Sahara occidental a sonné l’alarme chez les États-Unis, qui a craint que l’instabilité des régimes espagnol et marocain puisse conduire à l’emprise de la région par l’Algérie.
« Les réserves de phosphates ont rendu le Sahara occidental un espace convoité par la Mauritanie, le Maroc et l’Algérie, régime financé par l’URSS. »
Si les États-Unis n’ont pas souhaité l’indépendance du Sahara pour tirer eux-mêmes profit du territoire, ils attendaient pourtant que le Maroc s’empare de cette région afin de garantir leur équilibre géopolitique par le biais d’une puissance alliée. Différents présidents américains ont alors soutenu le Maroc dans sa conquête du Sahara en fournissant notamment de l’aide aux forces aériennes marocaines. Même Joe Biden, dont on attendait une rupture avec le comportement de Donald Trump, a reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental en juillet 2021.
En effet, les États-Unis ont soutenu la signature des Accords d’Abraham en 2020, qui ont rétabli les relations entre l’Israël et le Maroc, parmi d’autres États arabes. Biden a tout intérêt à suivre la voie de Trump et ne pas s’opposer au plan d’autonomie marocain pour garantir le rapprochement de Rabat, puissance stratégique du monde arabe, à l’État hébreu, allié historique des États-Unis. Les gains du Maroc dans cette opération de conquête ne sont pas moins impressionnants. Depuis la signature des accords de Madrid en 1975, le royaume alaouite tire un énorme profit des mines de phosphate du Sahara, et ce, malgré les attaques du Front Polisario sur les structures d’extraction du minerai. La mine de Khouribga, exploitée par le groupe marocain OCP, de propriété publique, produit 35 milliards de tonnes de phosphates par an. Ce minerai représente ainsi 20 % des exportations du Maroc et constitue environ 5% de son PIB.
Les conséquences du virage diplomatique de l’Espagne, du gaz algérien à l’espionnage marocain
De par les enjeux géopolitiques et humanitaires de la région, les réactions au changement de position de l’Espagne sur le Sahara occidental n’ont pas tardé. Dans un contexte d’augmentation du prix de l’énergie en Europe, les regards se sont d’abord posés sur l’Algérie, premier fournisseur de gaz de l’Espagne. En effet, de par son inimitié vis-à-vis de la question du Sahara, l’Algérie n’a pas de relations diplomatiques avec le Maroc depuis le mois d’août 2021. L’ambassadeur algérien est parti de Madrid le jour suivant la diffusion du message du président Sánchez.
Or, les Espagnols craignent que cette décision perturbe encore plus leur approvisionnement énergétique, qui s’était déjà fragilisé en octobre 2021 lorsque l’Algérie a mis hors service le principal gazoduc Maghreb-Europe. Cet acte mettait définitivement à terme les relations commerciales entre l’Algérie et le Maroc, qui possédait des droits de passage sur le gazoduc. L’impact énergétique pour l’Espagne a été conséquent. Selon la compagnie Enegás, l’Algérie a couvert 47% de la demande de gaz en Espagne en 2021 et presque la moitié des mètres cubes de gaz reçus provenait du gazoduc Maghreb-Europe récemment fermé. Les relations entre le Maroc et l’Algérie semblent, dès lors, se tordre de plus en plus, l’Algérie ayant récemment annoncé qu’elle réalisera en novembre des opérations militaires avec la Russie près de la frontière marocaine.
« L’Espagne craint que cette décision perturbe encore plus leur approvisionnement énergétique, qui s’est fragilisé en octobre 2021 avec la mise hors service du gazoduc Maghreb-Europe. »
Il reste à voir si le plan d’autonomie du Maroc sera finalement approuvé par la communauté internationale et, le cas échéant, comment se déroulera sa mise en œuvre. Le destin des milliers de Sahraouis installés dans les camps de réfugiés de Tindouf est en jeu. La réactivation du conflit militaire entre le Maroc et le Front Polisario en 2020 a déjà supposé de nombreuses attaques contre les civils et le Front Polisario a déploré en novembre dernier la mort de 12 Sahraouis.
Ce sujet préoccupe d’autant plus le Conseil de Sécurité de l’ONU, qui s’est réuni à huis-clos le mercredi 20 avril pour discuter de la situation du Sahara occidental. D’ailleurs, le président Sánchez a récemment déclaré avoir subi des écoutes téléphoniques via le logiciel Pegasus le jour suivant la crise migratoire qui a eu lieu entre l’Espagne et le Maroc en mai 2021. La question se pose de savoir si cet événement provoquera un pas en arrière de l’Espagne vis-à-vis du plan d’autonomie marocain ou si c’est justement cet espionnage marocain qui a poussé Sánchez à effectuer un virage diplomatique historique.
Notes :
[1]https://elpais.com/espana/2022-03-20/el-giro-sobre-el-sahara-desata-una-crisis-con-argelia-y-una-tormenta-politica-en-espana.html
[2] https://www.monde-diplomatique.fr/1980/01/HODGES/35410
publié le 15 mai 2022
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
Palestine L’assassinat de la journaliste dans le camp de réfugiés de Jénine et le déchaînement de violences policières israéliennes lors de son enterrement ne doivent rien au hasard. C’est la marque de la politique coloniale. La Cour pénale internationale doit être saisie.
L’émotion internationale suscitée par la mort de la journaliste palestinienne Shireen Abu Akleh n’était pas encore retombée, son corps pas encore mis en terre, peu importe pour les autorités israéliennes, qui, à l’assassinat, mêlent le mépris, l’injure et l’irrespect. Sitôt connue la mort de notre consœur, abattue dans le camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie occupée où l’armée israélienne menait un raid, le premier ministre, Naftali Bennett, s’est écrié : « Il semble probable que des Palestiniens armés soient responsables de la mort malheureuse de la journaliste. » Son ministre de la Défense, Benny Gantz, assurait même avec l’aplomb d’un arracheur de dents qu’ « il n’y avait eu aucun tir (de l’armée) en direction de la journaliste ».
Vendredi, à Jérusalem, des milliers de Palestiniens participaient avec tristesse et dignité aux obsèques de Shireen. À la sortie du cercueil de l’hôpital Saint-Joseph à Jérusalem-Est, secteur de la ville également occupé par Israël, la police a pénétré dans l’enceinte de l’établissement et chargé une foule brandissant des drapeaux palestiniens. Le cercueil a failli tomber des mains des porteurs frappés à coups de matraque, avant d’être rattrapé in extremis, selon des images des télévisions locales. Mais, là encore, si les policiers israéliens ont fait usage de la force, c’est parce qu’ils « avaient été exposés à la violence des émeutiers, ce qui les a poussés à recourir à la force », explique sans honte leur hiérarchie.
Dans les deux cas, l’assassinat de la journaliste puis le matraquage de la foule lors de ses obsèques ont provoqué un rare tollé. Ces scènes, où l’on voit les forces de sécurité israéliennes faire vaciller le cercueil, « font froid dans le dos, rappelant la brutalité infligée aux personnes endeuillées lors de funérailles de militants contre l’apartheid », dénonce ainsi Mamphela Ramphele, présidente de la Fondation Desmond-Tutu, consacrée au regretté archevêque sud-africain et prix Nobel de la paix. Elle déplore « la violence, le sentiment de haine et le mépris de la dignité humaine » affichés.
55 journalistes palestiniens tués depuis 2000
Une fois n’est pas coutume, le « meurtre » de la journaliste d’Al-Jazeera a été condamné à l’unanimité par le Conseil de sécurité de l’ONU, qui réclame une « enquête transparente et impartiale ». Même son de cloche à Washington. « Nous condamnons fermement le meurtre de la journaliste américaine Shireen Abu Akleh », a tweeté le porte-parole du département d’État américain. L’Union européenne a condamné « l’usage disproportionné de la force et le comportement irrespectueux de la police israélienne » durant les obsèques. La représentation française à Jérusalem a jugé « profondément choquantes » les « violences policières ». Autant dire que les responsables israéliens n’ont pas envisagé une enquête de gaieté de cœur. Ils tergiversent, réclament que leur soit remise la balle afin de réaliser un examen balistique – ce que refusent les Palestiniens. « Les autorités israéliennes ont commis ce crime et nous ne leur faisons pas confiance », a déclaré le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas.
Une commission d’enquête indépendante démontrera certainement la culpabilité d’un soldat israélien dans le meurtre de Shireen Abu Akleh ou dans l’ordre d’attaquer le convoi funéraire. Mais la question essentielle est la suivante : que faisait l’armée israélienne dans le camp de réfugiés de Jénine là où, il y a exactement vingt ans, elle avait déjà perpétré un massacre (lire l’Humanité du 15 avril 2002) ? Pourquoi la police israélienne était-elle dans l’enceinte de l’hôpital de Jérusalem-Est ? Tout simplement parce qu’Israël occupe les territoires palestiniens et que sa nature coloniale implique d’annihiler toute résistance, partout.
La mort de la journaliste ne peut masquer la répression en cours depuis des années et son aggravation ces dernières semaines. Fadwa Khader, membre de la direction du Parti du peuple palestinien (PPP), a été blessée, jeudi, lors d’une manifestation. Un Palestinien est mort, dimanche, des suites de blessures subies lors de tirs de l’armée israélienne, deux jours plus tôt. Un autre a succombé, samedi, à ses blessures infligées lors de heurts avec la police israélienne en avril, sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem-Est. Depuis 2000, au moins 55 journalistes palestiniens ont été tués par les forces d’occupation et 16 d’entre eux sont actuellement emprisonnés.
Quant au blocus contre la bande de Gaza, il se poursuit depuis plus de quinze ans maintenant. Magnanimes, les Israéliens ont autorisé, dimanche, le passage aux travailleurs de cette enclave palestinienne après environ deux semaines de fermeture, pour qu’ils viennent travailler… en Israël. Preuve, s’il en fallait une, du sentiment d’impunité de Tel-Aviv, la construction prochaine de près de 4 500 logements dans des colonies en Cisjordanie a été approuvée le lendemain même de l’assassinat de Shireen Abu Akleh.
Il existe aujourd’hui 5,7 millions de réfugiés palestiniens répartis entre la Cisjordanie, la bande de Gaza, la Jordanie, le Liban et la Syrie. Israël mène une guerre de tous les instants contre la population palestinienne : bombardements sur Gaza, incursions militaires, bouclage des villes et des villages, destructions de maisons en Cisjordanie. Les journalistes sont des témoins, donc des cibles. Mais les Palestiniens ont besoin d’actes, pas de paroles. Ils rejettent le « deux poids, deux mesures » des Occidentaux, celui qui, avec le même cocktail Molotov, fait du Palestinien un terroriste et de l’Ukrainien un résistant. Qui fait décider de sanctions contre la Russie mais laisse impuni Israël. C’est aussi sans doute ce qui a déclenché une réaction ulcérée dans les pays du monde entier.
Les États européens, France en tête, pourraient saisir la Cour pénale internationale (CPI), comme la ratification du statut de Rome leur en donne la possibilité, pour examiner les possibles crimes de guerre, sans attendre une enquête du procureur qui déciderait éventuellement de la saisie de la CPI. Ils pourraient également reconnaître l’État de Palestine, décider un certain nombre de mesures, comme des sanctions, pour imposer à Israël le respect du droit international et des résolutions de l’ONU. Sans cela, inutile de parler d’une solution à deux États. Et inutile de s’émouvoir du décès d’une journaliste. Sa mort porte un nom : occupation.
publié le 12 mai 2022
par Rédaction de https://altermidi.org
Au moment des faits, un nombre important de soldats de l’armée israélienne avaient pris d’assaut la ville de Jénine et bouclé une maison pour arrêter un jeune Palestinien. Des confrontations avec des dizaines de jeunes palestiniens s’en sont suivies. Ces violences s’inscrivent dans une escalade marquée, ces dernières semaines, par l’attaque de la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem par la police militaire israélienne, causant de nombreux.se.s blessé.e.s, dont plusieurs gravement.
Le décès de la journaliste intervient près d’un an jour pour jour après la destruction de la tour Jalaa, où étaient situés les bureaux de la chaîne qatarie dans la bande de Gaza, lors d’une frappe aérienne israélienne.
L’armée Israélienne sème le doute
L’armée israélienne a affirmé, dans un communiqué, avoir mené au cours des dernières heures des opérations dans le camp palestinien de Jénine et d’autres secteurs de Cisjordanie afin « d’appréhender des personnes soupçonnées de terrorisme ». « Durant ces activités de contre-terrorisme dans le camp palestinien de Jénine, des dizaines d’hommes armés palestiniens ont ouvert le feu et lancé des objets explosifs en direction des forces israéliennes, menaçant leur vie. Les soldats ont répliqué. Des personnes ont été atteintes », a fait savoir l’armée israélienne, qui assure qu’elle « mène une enquête sur ces événements ».
« Il semble probable que des Palestiniens armés soient responsables de la mort malheureuse de la journaliste », avait déclaré dans la matinée de mercredi le premier ministre israélien, Naftali Bennett. Le ministère de la Défense de l’État hébreu, lui, a fait savoir qu’« il n’y avait eu aucun tir [de l’armée] en direction de la journaliste ». Mais en soirée, le ministre de la Défense, Benny Gantz, a cependant rapporté à la presse étrangère que l’armée « n’était pas certaine de la manière dont elle a été tuée ». « C’est peut-être un Palestinien qui a tiré sur elle (…) le tir est peut-être aussi venu de notre côté, nous enquêtons », a-t-il déclaré.
Version officielle contredite
Pour les témoins sur place, le ministère de la Santé palestinien et le média pour lequel elle travaillait, il ne fait aucun doute que l’armée israélienne a tué la journaliste.
Sara Grira, journaliste pour le média Orient XXI s’insurge contre cette version « officielle » reprise dans certains médias : « Non, la journaliste n’a pas été “prise au milieu d’échanges de tirs entre l’armée israélienne et des hommes armés”. Toute la séquence a été filmée par la chaîne. La journaliste Shireen Abu Aqleh a reçu une balle derrière l’oreille, à l’un des rares endroits qui n’étaient couverts ni par son casque ni par son gilet pare-balles sur lesquels étaient clairement écrits PRESS. Elle était avec quatre autres journalistes sur le terrain quand elle a reçu une balle de sniper. Et les soldats ont continué à tirer quand elle est tombée à terre et que ses confrères tentaient de la secourir… »
« “Nous étions en chemin pour couvrir l’opération de l’armée israélienne (à Jénine) lorsqu’ils ont ouvert le feu sur nous. Une balle m’a atteint. La seconde a touché Shireen”, a dit à sa sortie de l’hôpital Ali al-Samoudi qui accompagnait la correspondante d’Al Jazeera tuée hier matin », rapporte Georges Malbrunot, grand reporter pour Le Figaro.
Shireen Abu Akleh couvrait depuis 20 ans le conflit en Palestine, sur le terrain, au cœur des événements. Elle rapportait les exactions, les tirs, les arrestations, et était l’une des reporters les plus connues de la chaîne Al Jazeera. « J’ai vu son visage pendant des années à la télé quand je vivais au Proche-Orient. Les jeunes femmes journalistes de la région la prenaient comme modèle. Elle a été tuée à Jenine hier matin d’une balle dans le visage, en gilet pare-balle siglé Presse », s’indigne Claude Guibal, grand reporter à Radio-France.
La presse prise pour cible
Les journalistes palestinien.ne.s (et parfois internationaux) sont soumis quotidiennement à des restrictions de déplacement et à des interdictions d’accès, à des confiscations ou destructions de leur matériel, à des arrestations. Selon un décompte de Reporters Sans Frontières, en quatre ans, au moins 144 journalistes palestiniens ont été victimes de violations de la part des forces de l’ordre israéliennes dans la bande de Gaza, à Jérusalem-Est et en Cisjordanie : tirs de gaz lacrymogènes, balles en caoutchouc, coups de matraques, grenades assourdissantes, tirs à balles réelles…
Au total, 50 journalistes palestinien.ne.s sont mort.e.s depuis 2000 à cause de l’occupation israélienne. Il y a aussi des dizaines de journalistes palestinien.ne.s détenu.e.s derrière les barreaux de l’occupation, dont Bushra al-Tawil, emprisonnée sans inculpation ni procès, en détention administrative.
« Les démocraties occidentales s’insurgent régulièrement, à juste titre, contre les atteintes à la “liberté de la presse” commises par divers régimes. Seront-elles aussi fermes contre l’État colonial d’Israël ? Shireen Abu Akleh sera-t-elle morte en vain ? », interroge l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) qui exhorte la France et l’Union européenne de mettre fin à l’impunité dont bénéficie Israël en prenant des sanctions immédiates. « Les crimes de guerres doivent être sanctionnés de la même manière où qu’ils soient perpétrés. »
La France a « exigé » mercredi une enquête « transparente » sur la mort « profondément choquante » de la journaliste, afin de « faire toute la lumière sur les circonstances de ce drame ». Les États-Unis veulent également qu’une investigation soit menée de manière « transparente », tout comme l’Union européenne, qui a exigé une « enquête indépendante ».
Le Haut-Commissariat des Nations unies (ONU) aux droits de l’homme s’est pour sa part dit « consterné » par la mort de la journaliste. « Nos services sont sur le terrain pour vérifier les faits », a fait savoir l’institution, exigeant que « l’impunité cesse » et réclamant une enquête « indépendante et transparente sur son meurtre ».
publié le 8 mai 2022
Bruno Odent sur www.humanite.fr
L’ex-président équatorien, réfugié depuis 2017 en Belgique, ne sera pas extradé vers l’Équateur. Bruxelles a annoncé ne pas donner suite à la demande de Quito. Rafael Correa a marqué l’histoire de l’Amérique latine. Au pouvoir entre 2007 et 2017, il cherche à émanciper son pays des griffes de l’empire états-unien. À peine élu, il fait adopter une nouvelle Constitution incluant de grandes avancées sociales et une reconnaissance des droits des peuples indigènes. Son successeur, Lenin Moreno, partisan d’un retour vers Washington, se déchaînera contre lui, le menaçant de prison pour de prétendues malversations. La Belgique sauve l’honneur européen. À l’inverse du Royaume-Uni prêt à livrer à l’Oncle Sam un certain Julian Assange, qui avait trouvé refuge à l’ambassade d’Équateur à Londres durant… la présidence Correa.
Nadjib Touaibia sur www.humanite.fr
Le militant du hirak Hakim Debazzi, 55 ans, père de trois enfants, est mort le 24 avril à la prison de Koléa, une ville située à 26 km à l’ouest d’Alger, la capitale. Arrêté le 22 février 2022 à la suite de publications d’opinions et commentaires sur les réseaux sociaux, il avait été placé en détention préventive. Sa demande de remise en liberté pour raison de santé avait été rejetée.
Dans quelles conditions a-t-il perdu la vie ? Sa famille se heurte au silence glacial des autorités. Tout juste sait-elle que le décès a été provoqué par une crise cardiaque. Elle traverse le deuil dans l’attente d’une enquête autour de ce qui semble bel et bien être une négligence de l’administration carcérale.
La détention provisoire est un « désastre national », dénonce l’avocat Miloud Brahimi, ancien président de la Ligue algérienne des droits de l’homme (LADH). « C’est une violation flagrante de la loi. Des personnes présumées innocentes sont privées, de manière systématique, de leur liberté, alors qu’elles peuvent être laissées en liberté en attendant leur procès. C’est malheureux et triste de voir la facilité avec laquelle des gens sont jetés en prison et oubliés dans les méandres des procédures, pour des faits souvent banals.
Plus grave encore, bon nombre d’entre elles se révèlent innocentes après le procès. Elles quittent la prison avec de lourdes séquelles », déclare-t-il dans une interview à « El Watan ». Hakim a, lui, perdu sa vie dans une geôle. Le drame a ému et choqué la grande majorité des Algériens. Les appels à faire la lumière se multiplient.
Cette mort en prison marque un tournant dans le déchaînement aveugle de l’arbitraire, une menace permanente dans l’Algérie post-hirak. Quelles que soient les circonstances, cette disparition constitue une tache noire sur la conscience d’un pouvoir qui embastille à tour de bras, dans une guerre ouverte aux idées, à la liberté de pensée et d’expression.
Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr
L’enclave britannique sur l’île d’Émeraude avait été modelée pour que ça n’arrive jamais. Et pourtant, après les élections pour l’assemblée locale, les républicains sont désormais la première force politique devant les unionistes. Présidente du Sinn Féin, Mary Lou McDonald appelle à « préparer » le référendum d’autodétermination sur la réunification.
Au centre, Michelle O'Neill, députée et cheffe du Sinn Féin en Irlande du Nord, après l'annonce des premiers résultats des élections locales. © Paul Faith - AFP
De rouille et d’os, l’endroit est idéal pour un naufrage. Dans la capitale de ce qui reste, jusqu’à nouvel ordre, une province du Royaume-Uni, le quartier des docks a été rebaptisé « Titanic » il y a une dizaine d’années. Avec ses quatre proues à l’échelle réelle, un musée a été bâti à la gloire du paquebot construit par 15 000 ouvriers sur les chantiers navals de Belfast. Sans s’étendre sur sa mise à l’eau fatale, l’ambition était, à l’évidence, de tenter de rattraper Dublin, qui, sur les ruines industrielles de son port, a attiré tous les géants mondiaux du numérique grâce à son dumping fiscal, mais aussi de proposer aux touristes un autre programme que le tour spécial « Troubles », en bus à impériale et avec commentaire machinal, le long des « murs de la paix » suturant toujours les quartiers catholiques et protestants de la ville…
Dans le coin, en dehors des terrains vagues et des friches, tout est siglé Titanic : hôtels, restaurants, bars, parkings… Et même des studios de cinéma, où, autre tentative de faire son trou dans la concurrence planétaire, ont été tournées de nombreuses scènes de la série à succès Game of Thrones. Puis Titanic encore et toujours, le vaste centre d’expositions, qui, vendredi et samedi, pendant les deux jours de dépouillement centralisé pour les six circonscriptions de Belfast – le système de votes « à préférences », avec transfert des voix à chaque décompte, rend les opérations extrêmement longues en Irlande –, au lendemain des élections pour le Parlement nord-irlandais.
C’est un grand moment pour l’égalité. » Mary Lou McDonald, présidente du Sinn Féin
Entre marteau et enclume, l’endroit est idéal aussi pour une revanche. Voire pour une révolution. Car, après le Titanic et surtout après la partition de l’Irlande dans les années 1920, les chantiers navals de Belfast sont devenus un bastion du pouvoir colonial : pendant des décennies, les Britanniques y ont réservé les emplois aux protestants unionistes pour mieux discriminer les catholiques républicains. Les Irlandais, qui aiment emprunter à Mark Twain, dont un ancêtre fut, paraît-il, chasseur de sorcières en chef à Belfast, une de ses citations – « Si vous n’aimez pas le temps qu’il fait, attendez quelques minutes » –, pourraient en choisir une autre, ces jours-ci : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. »
Un score net, sans appel ni bavure
Naufrage pour les unionistes, revanche et même révolution pour les républicains. Les sondages l’annonçaient et les chercheurs spécialisés dans le conflit nord-irlandais le voyaient venir, et cette fois, c’est arrivé, ce n’est pas rien : sur l’île, le monde a changé de base. Le Sinn Féin, partisan de la réunification et donc de la sortie de l’Irlande du Nord du Royaume-Uni, est, pour la première fois depuis la création de toutes pièces par les forces impériales de leur enclave majoritairement protestante sur l’île d’Émeraude, arrivé en tête, devançant ses adversaires ultraconservateurs, qui entendent rester à l’ombre de la couronne de la monarchie britannique.
Le Sinn Fein est devenu le premier parti nord-irlandais décrochant 27 sièges sur 90 à l’Assemblée, contre 25 pour le Democratic Unionist Party (DUP).
Le score est net, sans appel ni bavure : le parti républicain pan-irlandais, présidé de l’autre côté de la frontière, à Dublin, par Mary Lou McDonald, a recueilli 29 % des « premières préférences », contre 21,3 % pour le Democratic Unionist Party (DUP) de Jeffrey Donaldson, qui, après avoir pris l’ascendant dans le camp loyaliste sur fond de colère contre les accords de paix de 1998, était systématiquement le premier parti en Irlande du Nord. Jusqu’ici vice-première ministre d’Irlande du Nord – un poste dévolu au second parti –, en coalition forcée avec les unionistes hégémoniques, Michelle O’Neill, qui est également vice-présidente du Sinn Féin, devrait changer de casquette et, solidement appuyée par son avance en voix mais également en sièges dans la prochaine assemblée, devenir la première ministre nord-irlandaise (lire encadré ci-dessous). Un changement, à la portée limitée sur le papier, des accords de paix qui contraignent à une forme de cohabitation entre les deux camps issus du passé, avec des pouvoirs équivalents entre les deux têtes de l’exécutif. Mais tout de même, le symbole demeure proprement inouï et il ne peut que changer la donne dans les prochaines années.
Nous devons nous mettre au travail tout de suite pour régler la crise du pouvoir d’achat et investir dans l’hôpital public » Sinead Ennis, députée du Sinn Féin
Sur place, sous les feux des caméras, Mary Lou McDonald savoure résolument : « Souvenez-vous bien que ce territoire a été imaginé il y a un siècle juste pour s’assurer qu’aucune Michelle O’Neill n’occupe jamais la fonction de première ministre, lance-t-elle. C’est un grand moment pour l’égalité. » Après une campagne sérieuse et fédératrice, menée sur les grandes urgences sociales – coût de la vie, logement, système de santé, etc. –, qui a ringardisé les unionistes, plus repliés que jamais et vent debout contre le protocole nord-irlandais instaurant une barrière douanière en mer, entre leur territoire et la Grande-Bretagne, la présidente du Sinn Féin, qui fait un tabac en République d’Irlande et est plus que jamais en lice pour en devenir la prochaine première ministre à son tour lors des législatives de 2025, pousse résolument son avantage. « Je crois qu’il est possible de tenir un référendum (sur la réunification de l’Irlande – NDLR) dans les cinq prochaines années, encourage Mary Lou McDonald. Sa préparation doit être ordonnée, pacifique et démocratique, et, le plus important, c’est de la commencer dès maintenant. »
Le « franchissement d’un Rubicon historique »
Dans tous leurs discours de victoire au Titanic Exhibition Center, les futurs députés Sinn Féin mettent un grand soin à sortir des assignations identitaires et à rassembler, loin des débordements de certains élus DUP, qui, en grande pompe, clament leur fidélité à « Sa Majesté la reine » et lancent des « God Save the Queen », aussi rageurs que dépités… « Nous devons nous mettre au travail tout de suite pour régler la crise du pouvoir d’achat et investir dans l’hôpital public », avertit, par exemple, Sinéad Ennis. D’une certaine manière, face à la fuite en avant du DUP, qui compte continuer de paralyser l’exécutif nord-irlandais tant que le gouvernement de Boris Johnson ne reniera pas sa signature du protocole nord-irlandais, les républicains pourraient avoir des convergences avec l’Alliance, une formation centriste qui se positionne comme « non alignée » entre les deux camps traditionnels et qui a, elle, réussi à s’imposer comme troisième force (13,9 %) en doublant son nombre d’élus grâce à de bons transferts des voix de préférence en sa faveur. Sa dirigeante, Naomi Long, appelle à revenir sur la clause des accords de paix qui contraint unionistes et républicains à gouverner ensemble. Mais à l’instar de Gerry Kelly, l’un des hommes clés du Sinn Féin lors des négociations des accords du Vendredi saint ratifiés en 1998 (lire notre entretien page 13), les républicains n’ont a priori aucune intention de s’engager sur ce terrain glissant…
Ce lundi, le gouvernement britannique va entrer dans la danse : Brandon Lewis, le secrétaire d’État britannique à l’Irlande du Nord, qui avait, à la veille de l’élection, écarté tout changement sur le protocole nord-irlandais, une manière de renvoyer par avance les unionistes dans les cordes, promet de demander au DUP de désigner son vice-premier ministre. Mais évidemment, c’est plutôt la méfiance qui règne en Irlande, côté républicain, mais aussi chez les loyalistes, qui, malgré les trahisons depuis des décennies, retentent leur chance avec les conservateurs. Entre ses dirigeants de premier plan, comme Michelle O’Neill, qui parle d’une « nouvelle ère », ou Declan Kearney, qui évoque le « franchissement d’un Rubicon historique », et des militants qui veillent à ne pas surenchérir dans le symbolique renvoyant à un passé dont chacun voit bien qu’il n’est pas complètement passé, le Sinn Féin attend la suite avec détermination, mais aussi avec gravité et prudence. « Tiocfaidh Ar La », ont toujours dit en gaélique les ancêtres des vainqueurs de ces jours à Belfast. Cela signifie : « Notre jour viendra. » La promesse avait des accents messianiques, elle n’en paraît pas moins de plus en plus vraie.
Bio express Michelle O’Neill, future première ministre du Sinn Féin
Tout comme Gerry Adams, le leader emblématique du Sinn Féin pendant des décennies, qui a passé la main à la tête du parti à Mary Lou McDonald, Martin McGuinness, l’ex-commandant de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) décédé depuis lors, a, au nord de l’île, organisé une transition réussie avec Michelle O’Neill. À chaque élection en Irlande du Nord, cette quadragénaire qui s’apprête à devenir la première républicaine désignée première ministre d’Irlande du Nord a réussi à faire monter le score du Sinn Féin. Pour ses adversaires, difficile de la renvoyer personnellement à la période de la guerre civile et des « Troubles ». Certes, elle compte, comme il se doit, dans sa famille des anciens membres de l’IRA. Mais elle avait une petite vingtaine d’années en 1998, lors de la signature des accords de paix… Déjà mère de sa première fille, elle s’engage alors dans le parti au sein duquel elle grimpe tous les échelons jusqu’à devenir sa vice-présidente depuis 2017.
publié le 6 mai 2022
Vers un nouveau bourbier afghan en Ukraine ?
Politicoboy sur https://lvsl.fr/
Vladimir Poutine est entièrement responsable de la guerre qu’il a déclenchée en Ukraine et devra répondre d’accusations de crimes de guerre. Mais l’approche américaine n’ouvre aucune perspective de sortie de crise – bien au contraire. Depuis le début du conflit, les États-Unis ont refusé de prendre part aux pourparlers de paix. Après avoir fermé la porte à des négociations qui auraient peut-être pu éviter ce conflit, ils ont rapidement adopté une politique visant à affaiblir la Russie, dans l’optique à peine voilée d’obtenir l’effondrement du régime de Poutine. Un objectif qui nécessite d’intensifier le conflit, au risque de provoquer une escalade nucléaire dont les Ukrainiens seraient les premières victimes. En attendant, l’implication militaire américaine devient de plus en plus directe, tandis que la perspective d’un accord de paix s’éloigne de jour en jour.
La violence de l’invasion russe a choqué les opinions publiques occidentales. Au-delà de l’ampleur de l’attaque initiale, il y a les pillages et les viols généralisés, les massacres à Butcha, le ciblage d’infrastructures et des bâtiments civils. Les bombes tombant sur des hôpitaux et écoles. Des villes transformées en tas de ruines où se terrent des dizaines de milliers de civils affamés. L’exode de 7 millions de réfugiés. Les dizaines de milliers de morts de part et d’autre de la ligne de front.
La solution avait été résumée par Hillary Clinton dans un interview tragi-comique : faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes, en armant une insurrection.
Le tribunal de Nuremberg, dans le procès des atrocités commises par les dignitaires nazis, avait estimé que l’agression d’une nation constitue le « crime international suprême » car « il contient tous les autres ». À ce titre, l’invasion et les opérations menées par des militaires russes relèvent pour de nombreux observateurs du crime de guerre. Face aux horreurs perpétrées en Ukraine, envisager une résolution négociée au conflit peut paraître insupportable. Mais sauf à vouloir risquer une guerre ouverte avec la Russie, seconde puissance nucléaire mondiale, l’Occident devra tôt ou tard signer un accord de paix avec Moscou. Or, la politique menée par les États-Unis, déjà critiqués pour leur manque de détermination à éviter le conflit, ne semble pas dessiner de porte de sortie pacifique à la crise.
Une guerre inévitable ?
Selon le renseignement américain, Vladimir Poutine a pris la décision d’envahir l’Ukraine au dernier moment. Malgré les déploiements massifs de troupes russes à la frontière ukrainienne et les menaces en forme d’ultimatum, l’invasion était potentiellement évitable, selon plusieurs membres des services secrets américains cités par The Intercept [1].
La Russie avait posé ses conditions à plusieurs reprises. En particulier, que l’OTAN renonce à intégrer l’Ukraine et retire ses armements offensifs déployés à la frontière russe. L’administration Biden a refusé de négocier sérieusement, fermant la porte à une résolution diplomatique de la crise. Or, en affirmant que les États-Unis ne participeraient pas à un éventuel conflit – ce qui s’est avéré faux – et en évacuant tout son personnel administratif, la Maison-Blanche a potentiellement encouragé le président russe à envahir l’Ukraine. C’est du moins ce que lui ont reprochés son opposition et une partie de la presse américaine.
Indépendamment de ce que l’on peut penser des demandes russes présentée sous forme d’ultimatum, l’approche des États-Unis en Ukraine paraît difficilement défendable.
Depuis la chute de l’URSS, de nombreux experts et diplomates américains ont averti que l’expansion de l’OTAN risquait de provoquer un conflit. Robert McNamara et Henry Kissinger, les deux principaux architectes de la politique étrangère américaine de la seconde moitié du XXe siècle, ont prévenu publiquement et par écrit que l’intégration de l’Ukraine à l’OTAN constituerait une grave erreur. Le premier en 1997, le second en 1997 et 2014.
George F. Kennan, le responsable de la stratégie américaine pendant la fin de la guerre froide, avait également alerté dès 1997, dans une lettre adressée au président Bill Clinton et signée par cinquante diplomates et anciens hauts responsables américains : « L’extension de l’OTAN, à l’initiative des États-Unis, est une erreur politique d’ampleur historique. » En 2008, l’ancien ambassadeur américain en Russie et désormais directeur de la CIA William Burns multiplie les avertissements. En particulier, il écrit un câble diplomatique à l’administration W.Bush : « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus rouge des lignes rouges pour l’élite russe, pas seulement pour Poutine ».
Pour Fionna Hill, experte particulièrement reconnue de la Russie de Poutine, ancienne conseillère des présidents Bush et Obama, le renseignement américain avait déterminé en 2008 « qu’il y avait un risque sérieux et réel que la Russie conduise une attaque préventive, pas limitée à l’annexion de la Crimée, mais une opération militaire majeure contre l’Ukraine » si la politique d’expansion de l’OTAN aux frontières russes était poursuivie.
Confronté aux événements de 2014, Obama avait refusé de livrer des armements modernes à l’Ukraine en évoquant sa crainte que « cela accroisse l’intensité du conflit » et « donne un prétexte à Poutine pour envahir l’Ukraine ». Trump au pouvoir, Washington a changé de position. Les États-Unis ont armé et formé l’armée ukrainienne afin de mener une « guerre par procuration » contre la Russie, selon les propres mots d’un haut responsable de l’administration Trump. Ce changement de ligne est conforme aux promesses de deux sénateurs républicains néoconservateurs, qui déclaraient en 2017 à la télévision ukrainienne : « Nous sommes avec vous, ce combat est notre combat, et on va le gagner ensemble ».
Les efforts américains ont achevé de convaincre le Kremlin que l’objectif de Washington était de « préparer le terrain pour un renversement du régime en Russie », a averti un rapport du renseignement américain daté de 2017. En janvier 2020, lors de l’ouverture du procès en destitution de Donald Trump, le démocrate et président du jury Adam Schiff déclarait au Congrès : « Les États-Unis arment l’Ukraine et aident son peuple afin que l’on puisse combattre la Russie en Ukraine et qu’on n’ait pas à le faire ici [à Washington]. »
Le 8 juin 2021, l’administration Biden a affirmé, par la voix d’Anthony Blinken, le secrétaire d’État, lors d’une audition au Congrès : « nous soutenons l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. (…) Selon nous, l’Ukraine dispose de tous les outils nécessaires pour continuer dans cette direction. Nous y travaillons avec eux, quotidiennement ». Une déclaration reprise à son compte par Volodymyr Zelensky, annonçant triomphalement l’entrée imminente de l’Ukraine dans l’OTAN :
Malgré les demandes russes pour une désescalade, Washington a poursuivi sa guerre de procuration avec la Russie en Ukraine. Le 10 novembre 2021, un accord officiel est signé par Anthony Blinken et son homologue ukrainien Dmytro Kuleba, dans lequel les États-Unis explicitent leur position et s’engagent, entre autres, à défendre l’Ukraine contre la Russie ; lui fournir armes, experts et entrainement ; accélérer ses capacités d’interopérabilité avec les forces de l’OTAN via des transferts technologiques et des manœuvres militaires régulières et mettre en place une coopération renforcée dans les domaines du renseignement et de la cybersécurité. L’accord reprend les termes détaillés lors d’un communiqué joint publié le 1er septembre, officialisant une ligne politique qualifiée par le très conservateur The American conservative de « potentiellement très dangereuse ».
Pourtant, la Maison-Blanche avait affirmé à Zelensky que « L’Ukraine ne rentrera pas dans l’OTAN, mais publiquement, nous gardons la porte ouverte » comme l’a récemment expliqué le président ukrainien sur CNN. Les Américains ont donc joué un double jeu : face aux Russes, ils ont refusé d’acter le fait que l’Ukraine ne serait pas intégrée à l’OTAN, tout en multipliant les actes indiquant que cette adhésion était imminente. Mais face à Zelensky, ils ont reconnu que ce projet n’avait aucune chance d’aboutir.
Tout semble indiquer que l’administration Biden a préféré risquer une invasion de l’Ukraine plutôt que de perdre la face en cédant sur la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Négocier avec Moscou n’aurait pas nécessairement permis d’éviter un conflit. Mais lorsqu’on tient à la paix, il paraît logique d’épuiser tous les recours.
Outre-Atlantique, le débat se limite presque exclusivement à la question du degré d’engagement des États-Unis en Ukraine. Des dizaines d’éditorialistes payés par l’industrie de l’armement ont exigé l’instauration d’une no fly zone – même si cela devait provoquer un conflit nucléaire.
Avant l’invasion, l’un des principaux arguments avancés par les défenseurs d’une ligne ferme face à Poutine reposait sur le principe du droit des peuples à l’autodétermination. Sans s’arrêter sur le fait que les États-Unis violent ce principe en permanence – par leurs propres sanctions qui affament la population afghane ou en soutenant militairement l’Arabie saoudite dans ses multiples crimes de guerre au Yémen – pouvoir rejoindre une alliance militaire ne constitue pas un droit fondamental.
On ne saura jamais si la voie diplomatique pouvait éviter l’invasion russe. Mais force est de constater que du point de vue de Washington, l’heure n’est toujours pas à la négociation.
« Combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien »
La position officielle des États-Unis a été explicitée par le Conseiller spécial à la sécurité Jake Sullivan, lors d’une interview à la chaîne NBC le 10 avril dernier : « Ce que nous voulons, c’est une Ukraine libre et indépendante, une Russie affaiblie et isolée et un Occident plus fort, uni et déterminé. Nous pensons que ces trois objectifs sont atteignables et à notre portée. »
En déplacement à Kiev le 25 avril, le ministre américain de la Défense Lyod Austin a confirmé cette ligne en affirmant : « Nous voulons que la Russie soit affaiblie, incapable de reconstruire son armée ». Une position que le New York Times a qualifiée de « plus audacieuse » que la stricte défense de l’Ukraine avancée jusqu’ici. Il n’est pas question de processus de paix, ni de simple défense du territoire ukrainien, mais bien de destruction de l’appareil militaire russe. Ce qui implique la poursuite du conflit. Le 30 avril, en visite officielle à Kiev, la présidente de la Chambre des représentants et troisième personnage d’État Nancy Pelosi a ainsi tenu à réaffirmer le soutien américain à l’Ukraine « jusqu’à la victoire finale ».
Pour l’ex-ambassadeur et diplomate américain Charles Freeman, cette ligne politique équivaut à « combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien ». Comme de nombreux analystes l’ont noté, la résolution du conflit ne peut prendre que deux formes : la capitulation sans conditions d’un belligérant, ou un accord de paix qui nécessitera un compromis peu reluisant. Pour Freeman, la Russie ne peut pas être totalement battue. Elle peut encore déclarer la mobilisation générale (officiellement, elle n’est pas en guerre) ou recourir à des tactiques et armes de plus en plus destructrices pour défendre la Crimée et les territoires du Donbass. Les alternatives sont la destruction complète de l’Ukraine ou une guerre sans fin.
Depuis le début du conflit, les États-Unis ont refusé de prendre directement part aux pourparlers de paix. Selon le Financial Times, Poutine était ouvert à un accord, mais a changé de position au cours du mois d’avril. Initialement, l’approche de Washington se fondait sur l’hypothèse que l’armée russe se rendrait tôt ou tard maître du terrain. La solution avait été résumée par Hillary Clinton dans un interview tragi-comique : faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes, en armant une insurrection.
Une stratégie qui a fait ses preuves pendant le premier conflit afghan, selon l’ancienne ministre des Affaires étrangères, qui évoquait simplement quelques « conséquences indésirables » – à savoir plus d’un million de civils afghans tués entre 1979 et 1989, les attentats du 11 septembre 2001 puis vingt ans de guerre en Afghanistan.
Le président Zelensky tient une ligne plus nuancée, évoquant fréquemment les négociations en vue d’accord de paix. S’il demande une implication militaire plus importante des Occidentaux et le renforcement des sanctions économiques, il a mentionné à de nombreuses reprises être favorable à un statut neutre pour l’Ukraine, reconnaît que la Crimée ne fera pas partie des pourparlers et reste ouvert à une solution négociée au Donbass. Sa position évoluera nécessairement avec la situation militaire sur le terrain, mais la perspective d’un accord de paix fait toujours partie de son discours.
Pour l’administration Biden, à l’inverse, le but est de provoquer un changement de régime à Moscou, potentiellement suivi de la traduction de Vladimir Poutine devant le tribunal de La Haye pour crimes de guerre.
« La seule issue désormais, c’est la fin du régime de Poutine » expliquait un haut responsable de l’administration Biden à Bloomberg News. Boris Johnson, le Premier ministre britannique, totalement aligné sur Washington, a confirmé cette ligne, affirmant que la stratégie occidentale avait pour but de « provoquer l’effondrement du régime de Poutine ». Il faisait ainsi écho au ministre de la Défense britannique, pour qui « son échec doit être total (…) les jours de Poutine seront compté, il va perdre le pouvoir et ne sera pas en mesure de choisir son successeur ». Des déclarations qui s’ajoutent aux propos de Joe Biden lui même, accusant Poutine de commettre un génocide et évoquant l’impossibilité qu’il reste au pouvoir.
De fait, les États-Unis refusent d’offrir une porte de sortie au régime de Poutine – le contraignant à choisir entre le prolongement de la guerre quoi qu’il en coûte ou la prison à perpétuité ! Les voix qui s’élèvent contre la stratégie de Joe Biden sont rares outre-Atlantique. Le débat se limite presque exclusivement à la question du degré d’engagement des États-Unis en Ukraine. La presse et des dizaines d’éditorialistes payés par l’industrie de l’armement ont exigé l’instauration d’une no fly zone – même si cela devait provoquer un conflit nucléaire. Jen Psaki, la porte-parole de la Maison-Blanche, a ironisé sur la quantité de questions qu’elle recevait dans ce sens. Mais face au seul journaliste l’interrogeant sur les pourparlers de paix, elle a confirmé que les États-Unis ne participaient pas aux discussions avec la Russie.
La fin justifie les moyens ?
Comme le rapportait l’Associated Press, la prolongation du conflit aggrave les comportements des militaires et accroît le risque de crimes de guerre. Face aux atrocités, la communauté internationale reste divisée. À l’exception des alliés de l’OTAN, la plupart des pays ont choisi la neutralité. Une des causes de ce manque de mobilisation vient du fait que les crimes russes restent comparables à ceux commis par les États-Unis et ses alliés dans l’Histoire récente, estime Noam Chomsky.
Les États-Unis ont refusé de signer la convention de Genève sur les armes chimiques et les bombes à sous-munition. Ils en ont fait usage contre les populations civiles en Irak. Washington ne reconnait pas le tribunal international de La Haye. Le Congrès a même signé une loi autorisant l’invasion des Pays-Bas si des ressortissants américains étaient forcés de comparaître devant cette juridiction. Comme les Russes, l’armée américaine a délibérément ciblés des bâtiments civils.
Le New York Times rapportait récemment les propos d’un stratège militaire russe, selon lequel « de la campagne de l’OTAN en Serbie, la Russie a retenu que la fin justifiait les moyens ». Les multiples crimes de guerre commis par l’Occident dans les Balkans auraient encouragé la Russie à adopter les tactiques sanglantes observées en Syrie et en Ukraine, selon ce stratège. Pour rappel, l’OTAN se justifiait de ne pas prévenir les civils des zones bombardés « pour réduire le risque pour nos avions ». Tony Blair avait estimé que les bombardements des bâtiments de télévision publique et la mort de dizaines de techniciens étaient « entièrement justifiés » car « ces médias participent à l’appareil de communication de Milosevic ».
Difficile, dans ses conditions, d’adopter une posture morale susceptible de rallier l’ensemble de la communauté internationale. Si sanctionner le régime de Poutine et aider l’Ukraine semble justifié, y compris aux yeux des critiques de Biden, la manière dont sont conduites ces politiques interrogent. Tout comme leur efficacité réelle.
Les armes livrées à l’Ukraine « disparaissent dans un trou noir géant » selon de hauts responsables de l’administration Biden. Cette dernière reconnaît être incapable de savoir où vont les armes, et est consciente du risque qu’elles tombent dans de mauvaises mains : crime organisé, réseaux terroristes et organisations néonazies. Avant le début du conflit, l’Ukraine était déjà un régime considéré comme corrompu et autoritaire, accueillant la principale plaque tournante du trafic d’armes international.
De même, les sanctions économiques renforcent le pouvoir de Vladimir Poutine plus qu’elles ne l’affaiblissent. Les oligarques russes passent largement à travers des mailles du filet – les cibler de manière efficace nécessiterait de recourir à des moyens jugés inquiétants par les oligarques occidentaux ! Ainsi, les premières victimes des sanctions économiques restent les classes moyennes russes, qui se sont logiquement rapprochées de Poutine. Indirectement, cette guerre économique touche également les populations des autres pays via l’hyperinflation des prix de l’énergie et des produits alimentaires, au point de provoquer un début de récession en Europe. Enfin, le statut de monnaie de réserve du dollar pourrait faire les frais de la politique de Washington, selon de nombreux économistes américains proches du pouvoir.
Au delà de ces conséquences indésirables, la stratégie américaine présente un risque d’escalade du conflit en Europe. Soit en acculant la Russie à recourir à des armes ou stratégie plus violentes, ou par simple engrenage militaire sur les théâtres d’opérations. Des perspectives qui inquiètent les experts du risque nucléaire, et des stratèges européens.
Les États-Unis ont joué un rôle déterminant dans le succès militaire ukrainien, dès les premières heures du conflit. Il est désormais question de livrer des armes plus perfectionnées à l’Ukraine, potentiellement pour porter le combat sur le territoire russe, comme l’a reconnu le ministre de la Défense britannique à la BBC. Cela s’ajoute aux déploiements de forces spéciales occidentales en Ukraine, au partage des informations brutes obtenues en temps réel par les services de renseignement et à la formation de soldats ukrainiens en Pologne et en Allemagne. Des efforts remarquablement efficaces sur le front, mais qui risquent de compliquer un futur accord de paix.
Le New York Times révèle ainsi une forme de dissonance entre la stratégie officielle de Washington et ce que les décideurs admettent en off. Poutine serait « un individu rationnel » qui chercherait à éviter une escalade du conflit dans l’espoir de trouver une porte de sortie, ce qui expliquerait le fait que « l’armée russe se comporte moins brutalement que prévue », selon les responsables occidentaux cités par le Times.
La position américaine officielle évoluera peut-être en faveur d’une résolution pacifique du conflit, en particulier si l’armée russe est défaite au Donbass. Mais rien ne garantit qu’une telle humiliation sera acceptée par Moscou. Pour l’instant, les États-Unis estiment que la Russie n’ira pas jusqu’à employer l’arme nucléaire, et agissent en conséquence, repoussant toujours plus loin la notion de guerre par procuration. Après avoir demandé 33 milliards de dollars de plus au Congrès américain pour soutenir l’Ukraine, Joe Biden va proposer un texte de loi visant à attirer les meilleurs scientifiques russes sur le sol américain.
Quid de ceux qui espèrent profiter de cette invasion injustifiable pour se débarrasser de Vladimir Poutine ? Joe Biden lui-même a expliqué que cela prendrait du temps – au moins un an. Des milliers de vies ukrainiennes en feraient les frais, et la hausse des prix des matières premières frapperait plus durement encore les populations qui y sont exposées à travers le globe. Tout cela pour poursuivre un but – le changement de régime – dont l’histoire macabre reste à écrire de manière exhaustive. De telles opérations ont-elles jamais abouti à autre chose que la mise en place d’un État failli ? La perspective d’une nouvelle Libye ou d’un nouvel Afghanistan, mais avec 6 000 ogives nucléaires et des dizaines de missiles hypersoniques, n’a pas vraiment de quoi rassurer.
Notes :
[1] L’information est d’autant plus crédible qu’elle provient du journaliste spécialiste des questions de sécurité et renseignement James Risen, prix Pullitzer du temps où il travaillait au New York Times pour son investigation sur la NSA.
publié le 2 mai 2022
, par MEMO , YOUSEF Mohammad sur https://www.ritimo.org
Les pays occidentaux se sont tous opposés à l’invasion russe en Ukraine et reconnaissent le droit à la légitime défense des ukrainien·nes. Or ce même droit n’est pas reconnu quand il s’agit des Palestiniens vis-à-vis de l’occupation israélienne.
Depuis que les forces russes ont envahi l’Ukraine le 24 février, les combats se poursuivent toujours à proximité de la capitale ukrainienne dans le but d’en prendre le contrôle et d’obtenir un changement de régime, selon les médias et les responsables occidentaux. Les pays de l’Occident ont largement pris position contre l’invasion russe de l’Ukraine, en mettant en place une série de sanctions économiques sans précédent contre la Russie. En plus d’envoyer du matériel militaire et des armes pour soutenir l’armée ukrainienne, la Grande-Bretagne a également soutenu le président ukrainien, lequel a appelé tous les volontaires à venir combattre aux côtés de ses forces armées pour défendre l’Ukraine.
Il est bien connu que recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État est interdit par le Paragraphe 4 de l’Article 2 de la Charte des Nations Unies. La seule exception qui autorise les États à recourir aux forces militaires est l’Article 51 de la Charte des Nations Unies, qui stipule : « Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales ». L’attaque russe contre l’Ukraine est une invasion organisée et déclarée qui ne relève pas de la légitime défense et qui va à l’encontre du droit international.
Le principe de la souveraineté des États, l’indépendance de leurs territoires et l’interdiction de l’usage de la force sont des règles coutumières (jus cogens) qui imposent aux États des obligations à l’égard de tous (erga omnes) qui ne peuvent en aucun cas être violées ou transgressées.
En ce qui concerne la Palestine, d’après les faits et règles du droit international, les territoires occupés par Israël après la guerre des Six Jours de 1967 sont reconnus comme tels. L’Organisation des Nations Unies a soulevé ce problème à plusieurs reprises : d’abord par la résolution 242 adoptée par le Conseil de sécurité, puis par la résolution 2334, également adoptée par le Conseil de sécurité à la fin de la présidence de Barack Obama en 2016, qui a décidé à l’époque que les États-Unis n’utiliseraient pas le droit de veto contre cette résolution. Par conséquent, face aux attaques d’Israël, puissance occupante des territoires de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie ou de la Bande de Gaza, les palestiniens ont le droit de se défendre conformément à l’Article 51 de la Charte des Nations Unies.
Pourquoi l’Occident applique-t-il une politique de deux poids deux mesures ? Quand il est question d’un État occidental, non seulement le droit de légitime défense est indéniablement accepté, mais en plus des volontaires peuvent être appelés pour combattre aux côtés des forces du pays menacé, comme c’est le cas en Ukraine. S’il s’agissait de la Palestine, ce serait considéré comme du terrorisme transfrontalier. Même le fait de soutenir la résistance palestinienne verbalement, moralement ou matériellement est devenu un crime dans certains pays européens, et n’est pas considéré comme du soutien à une nation qui se dresse contre l’occupation compte tenu du droit de légitime défense. De même qu’après les événements dans le quartier de Cheikh Jarrah et l’agression israélienne subséquente dans la Bande de Gaza, le gouvernement britannique et l’Australie ont placé la branche politique du Hamas sur la liste des organisations terroristes, ce qui consiste clairement à nier le droit des Palestiniens à se défendre.
Le droit international considère tous les pays sur un pied d’égalité, quel que soit leur poids politique, leur zone géographique, leur économie et leur population. La Palestine, bien qu’elle n’ait pas obtenu son indépendance en tant qu’État et qu’elle soit toujours sous occupation israélienne, remplit pourtant les quatre conditions principales pour être considérée comme un État, conformément à la Convention de Montevideo de 1933 : une population permanente, un territoire défini, un gouvernement et la capacité d’établir des relations avec d’autres États. La Palestine possède tous ces critères et a obtenu le statut d’Observateur permanent auprès de l’Organisation des Nations unies, en plus de son adhésion à de nombreuses organisations et institutions internationales telles que l’UNESCO, Interpol et la Cour pénale internationale, ce qui renforce sa présence et son entité sur la scène internationale.
Par conséquent, suivant le principe d’égalité du droit international, la Palestine doit être considérée comme l’Ukraine. Ainsi, les lois internationales qui garantissent aux Ukrainiens le droit de se défendre contre l’invasion russe, doivent garantir aux Palestiniens le droit de se défendre contre l’occupation israélienne. Il faut mettre fin à la politique de deux poids deux mesures et cesser de qualifier de terrorisme la résistance palestinienne en respectant la résolution 3236 de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies de 1974, qui donne aux Palestiniens le droit à l’autodétermination.
Voir l’article original en anglais sur le site Middle East Monitor
Cet article, initialement paru en anglais le 2 mars 2022 sur le site de Middle East Monitor (CC BY-ND 4.0), a été traduit vers le français par Cendrine Lindman et relu par Virginie
de Amorim, traductrices bénévoles pour ritimo.
L’article en anglais est également disponible sur notre
site.
publié le 1er mai 2022
par Alain Gresh https://www.monde-diplomatique.fr/
Contrairement à la majorité des nations occidentales, États-Unis en tête, les pays du Sud adoptent une position prudente à l’égard du conflit armé qui oppose Moscou à Kiev. L’attitude des monarchies du Golfe, pourtant alliées de Washington, est emblématique de ce refus de prendre parti : elles dénoncent à la fois l’invasion de l’Ukraine et les sanctions contre la Russie. Ainsi s’impose un monde multipolaire où, à défaut de divergences idéologiques, ce sont les intérêts des États qui priment.
L’Ukraine, un affronte sur ment planétaire entre « démocratie et autocratie », comme le proclame le président américain Joseph Biden, repris en boucle par les commentateurs et les politiques occidentaux ? Non, rétorque la voix solitaire du journaliste américain Robert Kaplan, « même si cela peut paraître contre-intuitif ». Après tout, « l’Ukraine elle-même a été depuis de nombreuses années une démocratie faible, corrompue et institutionnellement sous-développée ». Au classement mondial de la liberté de la presse, le rapport de Reporters sans frontières 2021 la classe au 97e rang. « Le combat, ajoute Kaplan, porte sur quelque chose de plus large et de plus fondamental, le droit des peuples à décider de leur avenir et à se libérer de toute agression » (1). Et il remarque, ce qui est une évidence, que nombre de « dictatures » sont alliées aux États-Unis, ce que d’ailleurs il ne condamne pas.
Si, au Nord, les voix discordantes sur la guerre en Ukraine restent rares et peu audibles tant une pensée unique en temps de guerre s’est à nouveau imposée (2), elles dominent au Sud, dans ce « reste du monde » qui compose la majorité de l’humanité et qui observe ce conflit avec d’autres lunettes. Sa vision a été synthétisée par le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), M. Tedros Adhanom Ghebreyesus, qui regrette que le monde n’accorde pas une importance égale aux vies des Noirs et des Blancs, à celles des Ukrainiens, des Yéménites ou des Tigréens, qu’il « ne traite pas la race humaine de la même manière, certains étant plus égaux que d’autres (3) ». Il en avait déjà fait le triste constat au cœur de la crise du Covid-19.
C’est une des raisons pour lesquelles un nombre significatif de pays, notamment africains, se sont abstenus sur les résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU) concernant l’Ukraine — des dictatures bien sûr, mais aussi l’Afrique du Sud et l’Inde, l’Arménie et le Mexique, le Sénégal et le Brésil (4). Et, fin avril, aucun pays non occidental ne semblait prêt à imposer des sanctions majeures contre la Russie.
Comme le fait remarquer Trita Parsi, vice-président du think tank Quincy Institute for Responsible Statecraft (Washington, DC), de retour du Forum de Doha (26-27 mars 2022), où se sont côtoyés plus de deux mille responsables politiques, journalistes et intellectuels venus des quatre coins de la planète, les pays du Sud « compatissent à la détresse du peuple ukrainien et considèrent la Russie comme l’agresseur. Mais les exigences de l’Occident, qui leur demande de faire des sacrifices coûteux en coupant leurs liens économiques avec la Russie sous prétexte de maintenir un “ordre fondé sur le droit”, ont suscité une réaction allergique, car l’ordre invoqué a permis jusque-là aux États-Unis de violer le droit international en toute impunité » (5).
Le positionnement du régime saoudien, qui refuse de s’enrôler dans la campagne antirusse et appelle à des négociations entre les deux parties sur la crise ukrainienne, est emblématique de cette distanciation. Une série de facteurs ont favorisé cette « neutralité » d’un des principaux alliés des États-Unis au Proche-Orient. D’abord, la création de l’OPEP + en 2016 (6), qui associe Moscou aux négociations sur le niveau de production de pétrole, s’est traduite par une coordination fructueuse entre la Russie et l’Arabie saoudite, laquelle considère même cette relation comme « stratégique (7) » — diagnostic sans aucun doute bien optimiste. Les observateurs ont noté la participation au mois d’août 2021 du vice-ministre de la défense saoudien, le prince Khaled Ben Salman, au Salon des armements à Moscou et la signature d’un accord de coopération militaire entre les deux pays, qui étaye une collaboration ancienne pour le développement du nucléaire civil. Plus largement, la Russie est devenue un interlocuteur incontournable dans toutes les crises régionales, étant la seule puissance à entretenir des relations suivies avec l’ensemble des acteurs, même quand ils sont en froid, voire en guerre les uns avec les autres : Israël et l’Iran, les houthistes yéménites et les Émirats arabes unis, la Turquie et les groupes kurdes…
Parallèlement, les relations entre Riyad et Washington se sont grippées. Domine dans le Golfe l’idée que les États-Unis ne sont plus un allié fiable — on rappelle leur « lâchage » du président égyptien Hosni Moubarak en 2011 et leur retraite piteuse d’Afghanistan, leur volonté de négocier avec l’Iran sur le nucléaire sans prendre en compte les réserves de leurs alliés régionaux, leur passivité face aux attaques de drones houthistes contre des installations pétrolières saoudiennes, même quand M. Donald Trump, supposé être un ami de Riyad, était encore président. L’élection de M. Biden a empoisonné le climat. Il avait promis de traiter l’Arabie saoudite comme un paria à la suite de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en octobre 2018, dont les services de renseignement américains attribuent la responsabilité à Mohammed Ben Salman (« MBS »), le tout-puissant prince héritier saoudien ; il avait également dénoncé la guerre menée au Yémen.
Ces engagements n’ont été suivis d’aucune inflexion de la politique de l’administration démocrate, si ce n’est le refus de M. Biden de tout contact direct avec « MBS », mais ils ont été mal reçus à Riyad. Quand le président Biden s’est finalement résigné à l’appeler, notamment pour demander une augmentation de la production pétrolière du royaume visant à pallier l’embargo contre la Russie, « MBS » n’a pas voulu le prendre au téléphone, comme l’a révélé le Wall Street Journal (8). « Pourquoi les États-Unis nous consultent-ils si tard, après tous leurs alliés occidentaux ? » « Notre soutien ne doit pas être considéré comme acquis a priori », entend-on dire à Riyad.
Et la presse saoudienne ne retient pas ses coups contre les États-Unis. Comme l’écrit l’influent quotidien Al-Riyadh : « L’ancien ordre mondial qui a émergé après la seconde guerre mondiale était bipolaire, puis il est devenu unipolaire après l’effondrement de l’Union soviétique. On assiste aujourd’hui à l’amorce d’une mutation vers un système multipolaire. » Et, visant les Occidentaux, il ajoute : « La position de certains pays sur cette guerre ne cherche pas à défendre les principes de liberté et de démocratie, mais leurs intérêts liés au maintien de l’ordre mondial existant » (9).
Une ligne largement reprise au Proche-Orient et qui se déploie autour de deux séries d’arguments. D’abord, que la Russie ne porte pas seule la responsabilité de la guerre, que celle-ci est avant tout un affrontement entre grandes puissances pour l’hégémonie mondiale dont l’enjeu n’est pas le respect du droit international et ne concerne donc pas le monde arabe. Écrivant dans le quotidien officieux du gouvernement égyptien, lui aussi allié aux États-Unis, Al-Ahram, un éditorialiste évoque « une confrontation entre les États-Unis et les pays occidentaux d’une part, et les pays qui rejettent leur hégémonie d’autre part. Les États-Unis cherchent à redessiner l’ordre mondial après s’être rendu compte que, dans sa forme actuelle, il ne sert pas leurs intérêts, mais renforce plutôt la Chine à leurs dépens. Ils sont terrifiés par la fin imminente de leur domination sur le monde, et ils sont conscients que le conflit actuel en Ukraine est la dernière chance de préserver cette position (10) ».
L’autre ligne d’argumentation des médias arabes dénonce le double langage des Occidentaux. Démocratie ? Libertés ? Crimes de guerre ? Droits des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Les États-Unis, qui ont bombardé la Serbie et la Libye, envahi l’Afghanistan et l’Irak, sont-ils les mieux qualifiés pour se réclamer du droit international ? N’ont-ils pas aussi utilisé des armes à sous-munitions, des bombes au phosphore (11), des projectiles à uranium appauvri ? Les crimes de l’armée américaine en Afghanistan et en Irak ont été largement documentés sans jamais aboutir à des inculpations — et ce n’est pas faire injure aux Ukrainiens de reconnaître que, pour l’instant, les destructions infligées à ces deux pays dépassent de loin celles qu’ils subissent tragiquement.
M. Vladimir Poutine devrait être traîné devant la Cour pénale internationale ? Mais Washington n’a toujours pas ratifié le statut de cette cour ! Ironique, un éditorialiste remarque (12) que, en 2003, The Economist avait fait sa « une », après l’invasion de l’Irak, avec une photographie en couleurs de George W. Bush en titrant « Maintenant le lancement de la paix » (« Now, the waging of peace ») ; en revanche, l’hebdomadaire des milieux d’affaires met aujourd’hui en couverture une photographie de M. Poutine en noir, un char à la place du cerveau, avec ce titre : « Où s’arrêtera-t-il ? ».
La Palestine, occupée totalement depuis des décennies alors que l’Ukraine ne l’est que partiellement depuis quelques semaines, reste une plaie vive au Proche-Orient, mais elle ne suscite aucune solidarité des gouvernements occidentaux, qui continuent à offrir un blanc-seing à Israël. « Il n’est pas inutile de rappeler, note un journaliste, les chants scandés lors des manifestations, les déclarations pleines de rage qui, au fil des années et des décennies, ont imploré sans résultat à aider le peuple palestinien bombardé à Gaza ou vivant sous la menace d’incursions, de meurtres, d’assassinats, de saisies de terres et de démolitions de maisons en Cisjordanie, une zone que toutes les résolutions internationales considèrent comme des territoires occupés (13). » La prestation du président Volodymyr Zelensky devant la Knesset, dressant un parallèle entre la situation de son pays et celle d’Israël « menacé de destruction », en a indigné plus d’un, sans d’ailleurs qu’il obtienne le soutien attendu de Tel-Aviv, attaché à ses relations étroites avec Moscou (14). Enfin, le traitement différencié accordé aux réfugiés ukrainiens, blancs et européens par rapport à ceux du « reste du monde », asiatiques, maghrébins et subsahariens, a suscité une ironie amère au Proche-Orient, comme dans tout le Sud.
On dira que ce n’est pas nouveau, que les opinions (et les médias) arabes ont toujours été antioccidentales, que la « rue arabe », comme on la qualifie parfois de manière méprisante dans les chancelleries européennes et nord-américaines, ne pèse pas grand-chose. Après tout, lors de la première guerre du Golfe (1990-1991), l’Arabie saoudite, l’Égypte et la Syrie se sont laissé entraîner dans la guerre aux côtés des États-Unis, à rebours de leurs populations. Dans le cas de l’Ukraine, en revanche, ces pays, même quand ils sont des alliés de longue date de Washington, ont pris leurs distances avec l’Oncle Sam, et pas seulement l’Arabie saoudite. Le 28 février, le ministre des affaires étrangères émirati Cheikh Abdallah Ben Zayed Al-Nahyane a rencontré son homologue russe Sergueï Lavrov à Moscou et a salué les liens étroits entre les deux pays. Et l’Égypte n’a pas répondu à l’injonction bien peu diplomatique des ambassadeurs du G7 au Caire de condamner l’invasion russe. Même le Maroc, allié fidèle de Washington, était opportunément « aux abonnés absents » lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies du 2 mars sur l’Ukraine.
Dans le même temps, avec leurs dizaines de milliers de soldats positionnés dans le Golfe, leurs bases à Bahreïn, au Qatar et dans les Émirats arabes unis, la présence de la Ve flotte, les États-Unis restent un acteur majeur dans la région qu’il peut se révéler risqué de négliger, voire de contrarier. D’autant que ce positionnement de divers pays arabes, comme plus largement celui du Sud, ne se fait pas au nom d’une nouvelle organisation du monde ou d’une opposition stratégique au Nord — comme celle pratiquée par le Mouvement des non-alignés dans les années 1960 et 1970, allié au « camp socialiste » — mais au nom de ce qu’ils perçoivent être leurs propres intérêts. On pourrait, paraphrasant le Britannique lord Gladstone, affirmer que, dans l’ère de l’après-guerre froide, les États n’ont plus d’amis ni de parrains permanents, mais des alliés fluctuants, vacillants, à durée limitée. Les revers de la Russie et les sanctions qui lui sont imposées amèneront-ils certains d’entre eux à infléchir leur complaisance à l’égard de Moscou ?
Alors que s’estompent les lignes de partage idéologiques d’antan, que les promesses d’un « nouvel ordre international » faites par Washington au lendemain de la première guerre du Golfe se sont englouties dans les déserts irakiens, un monde multipolaire émerge dans le chaos. Il offre une marge de manœuvre élargie au « reste du monde ». Mais le drapeau de la révolte contre l’Occident et son désordre ne constituent pas (encore ?) une feuille de route pour un monde qui serait régi par le droit international plutôt que par le droit du plus fort.
Alain Gresh
Directeur des journaux en ligne OrientXXI.info et AfriqueXXI.info
(1) Robert D. Kaplan, « To save democracy, we need a few good dictators », Bloomberg, 1er avril 2022.
(2) Lire Pierre Rimbert, « Événement total, crash éditorial », Le Monde diplomatique, mars 2022.
(3) Cité dans « Ukraine attention shows bias against black lives, WHO chief says », British Broadcasting Corporation (BBC), 14 avril 2022.
(4) Nous n’entrons pas dans le débat de ce qu’est une démocratie, mais nous évoquons ici des pays où se tiennent des élections régulières et concurrentielles.
(5) Trita Parsi, « Why non-Western countries tend to see Russia’s war very, very differently », Quincy Institute for Responsible Statecraft, 11 avril 2022.
(6) Regroupement entre les pays membres de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP) et dix autres producteurs, dont la Russie et le Mexique.
(7) Konstantin Truevtsev, « Russia’s new Middle East strategy : Countries and focal points » (PDF), Valdai Discussion Club, février 2022. Valdai est un think tank russe de politique internationale.
(8) « Guerre d’Ukraine. Le jeu d’équilibre risqué de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis », Orient XXI, 22 mars 2022.
(9) Cité par BBC Monitoring - Saudi Arabia, Londres, 8 mars 2022.
(10) Cité par Mideast Mirror, Londres, 7 avril 2022.
(11) Lire, par exemple, Maria Wimmer, « Du phosphore blanc sur Fallouja », Le Monde diplomatique, janvier 2006.
(12) Al-Quds Al-Arabi, Londres, cité par Mideast Mirror, 3 mars 2022.
(13) Ibid.
(14) Cf. Sylvain Cypel, « Les raisons de la complaisance israélienne envers la Russie », Orient XXI, 24 mars 2022.
publié le 27 avril 2022
Gaël De Santis et Vadim Kamenka sur www.humanite.fr
Après la Turquie, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, devait arriver ce mardi 26 à Moscou, puis à Kiev. Cette visite vise à obtenir un cessez-le-feu ou une pause humanitaire.
Au bout de soixante-deux jours de guerre, Antonio Guterres œuvre pour arracher un cessez-le-feu. Le secrétaire général des Nations unies, qui a été particulièrement critiqué pour son inaction depuis l’invasion russe le 24 février, entame une semaine décisive.
Après avoir adressé en urgence une demande de rencontre officielle, le 18 avril, via une lettre diplomatique aux deux présidents, l’ancien premier ministre portugais doit arriver ce mardi à Moscou, avant de se rendre à Kiev.
Dans la capitale russe, Antonio Guterres doit rencontrer le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et le président Vladimir Poutine. Si le scénario d’une guerre longue apparaît de plus en plus probable, Antonio Guterres « espère parler de ce qui peut être fait pour ramener la paix en Ukraine de toute urgence », a déclaré Eri Kaneko, sa porte-parole. Une « pause humanitaire » et une trêve « immédiate » à Marioupol, où 100 000 civils seraient encore coincés, font partie des demandes réitérées de l’ONU. La guerre ayant déjà jeté sur les routes près de 13 millions de personnes, dont 5,2 millions ont fui l’Ukraine.
Les pourparlers semblent dans l’impasse
De son côté, le ministère russe de la Défense a annoncé que ses forces allaient « cesser unilatéralement » les hostilités sur Azovstal à partir de lundi après-midi, « retirer les unités à une distance sûre et assurer le départ » des civils « dans la direction de leur choix ». La réponse de Kiev a été immédiate : « Je déclare officiellement et publiquement que, malheureusement, il n’y a aucun accord concernant un couloir humanitaire depuis Azovstal », a affirmé la vice-première ministre ukrainienne, Iryna Verechtchouk.
Que peut obtenir le secrétaire général de l’ONU de cette visite en Russie et en Ukraine ? Afin de sortir de l’impasse, Antonio Guterres devait discuter, lundi, des divers potentiels points d’accord (garanties de sécurité pour l’Ukraine, neutralité militaire, Otan) avec le président turc, Recep Tayyip Erdogan, rare intermédiaire entre les deux présidents Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine. « Les négociations n’étant plus à l’ordre du jour (y compris sur la neutralité de l’Ukraine semble-t-il), et une (semi-)défaite n’étant pas envisageable par le Kremlin, l’escalade est donc inévitable. Reste à savoir à quoi elle ressemblera », juge le directeur de l’Observatoire franco-russe, Arnaud Dubien, sur Twitter.
Clairement, les pourparlers entre les deux administrations semblent dans l’impasse. Le président russe apparaît déterminé à obtenir des succès militaires et des gains territoriaux importants avant toute nouvelle discussion. Le quotidien économique Financial Times, qui aurait eu des informations de l’entourage de Vladimir Poutine, confirme que celui-ci « ne voyait aucune perspective de règlement » , à la différence du mois dernier.
Fin mars, à Istanbul, Moscou et Kiev avaient évoqué des avancées. Entre-temps, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a accusé la Russie d’avoir commis des crimes de guerre contre des civils à Boutcha. Dernièrement, il menace de se retirer de tout processus si les soldats ukrainiens coincés à Azovstal étaient tués.
L’Ukraine est convaincue qu’elle peut repousser davantage les troupes russes. Et le soutien des États-Unis l’encourage dans ce sens. Le ministre américain de la Défense, Lloyd Austin, a déclaré, lundi : « La première chose pour gagner, c’est de croire que l’on peut gagner. Et ils sont convaincus qu’ils peuvent gagner (…). Ils peuvent gagner s’ils ont les bons équipements, le bon soutien », a-t-il affirmé, au lendemain de sa visite à Kiev, avec le secrétaire d’État, Antony Blinken, et leur rencontre avec Volodymyr Zelensky. Il s’agissait de la première visite de ministres américains depuis le début du conflit. « Nous voulons voir la Russie affaiblie à un degré tel qu’elle ne puisse pas faire le même genre de chose que l’invasion de l’Ukraine », a-t-il encore déclaré.
Une nette hausse des budgets militaires en 2022
Les livraisons d’équipements militaires et d’armes lourdes atteignent des records. La contribution seule des États-Unis atteint les 3,4 milliards de dollars (3,2 milliards d’euros), encourageant le président Zelensky à remercier Washington et le président Joe Biden « personnellement », pour leur soutien. À cette somme, il faut ajouter les autres envois d’armes des membres de l’Otan et européens. Cette « aide » sera au centre d’une réunion prévue mardi en Allemagne, réunissant le chef du Pentagone et les ministres de la Défense de 40 pays alliés.
Ce record confirme une tendance générale en 2022 de nette hausse des budgets militaires. Ainsi, les pays européens font assaut de promesses pour que leurs dépenses militaires atteignent 2 % de leur PIB, soit l’objectif fixé par l’Otan et par l’ancien président des États-Unis Donald Trump. Huit pays européens membres de l’Alliance atlantique atteignent déjà cette cible, relève lundi le rapport de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri). C’est « deux de plus par rapport à 2014 », relève le rapport du Sipri.
Le 27 février, l’Allemagne a annoncé la création d’un fonds de 100 milliards d’euros pour la Bundeswehr, son armée. Les 2 % du PIB de dépenses militaires devraient être atteints en 2022. D’autres pays, tels le Danemark ou la Pologne, ont, eux aussi, promis une hausse des dépenses.Une hausse débutée avant la guerre en Ukraine. Pour 2021, les dépenses militaires vont dépasser pour la première fois, à l’échelle de la planète, la somme de 2 000 milliards de dollars. Selon le Sipri, elles s’établissaient à 2 113 milliards de dollars (1 966 milliards d’euros). Cela représente 2,2 % du PIB mondial. En gros, pour 50 euros de richesse produite, 1 euro est affecté à la dépense militaire. Et les États-Unis tiennent la dragée haute aux autres forces armées. Leur budget militaire est de 801 milliards de dollars en 2021, soit 3,5 % de leur PIB. Cette somme équivaut au budget… des dix pays suivants dans le classement (Chine, Inde, Royaume-Uni, Russie, France, Allemagne, Arabie saoudite, Japon, Corée du Sud et Italie).
Un choix de société assumé. La progression du budget (100 milliards d’euros) de la Bundeswehr correspond à la promesse des accords de Paris de 2015, non réalisée, d’un fonds mondial de 100 milliards de dollars annuels pour financer la transition climatique…
Stéphane Sahuc sur www.humanite.fr
Ne pas laisser se fermer les portes du dialogue, et refuser toutes chimères d’un règlement militaire du conflit.
C’est une de ces phrases qui font froid dans le dos. Surtout lorsqu’on sait par qui elle est prononcée. Que le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, déclare à la télévision publique qu’il y a un « danger réel » d’une « troisième guerre mondiale » montre bien que le conflit en Ukraine entre dans une nouvelle phase. Certes, cette déclaration s’adresse aux États-Unis, elle est une réponse à une petite phrase de Lloyd Austin, le secrétaire à la Défense, qui, après sa visite à Kiev, donnait les objectifs de son pays : « Nous voulons voir la Russie affaiblie, incapable de mener le type d’action qu’elle a lancée sur l’Ukraine. » Si on traduit les propos de Lavrov en langage courant, ils signifient : « Américains, vous poussez le bouchon un peu trop loin. Attention ! »
Mais cette déclaration de Lavrov constitue aussi un coup de semonce et un tournant inquiétants dans la guerre. Les Russes tracent une ligne rouge qui coïncide avec l’accélération des livraisons d’armes américaines et occidentales à l’Ukraine. Chars Guepard allemands, missiles antichars Milan et canons Caesar français, et obusiers, drones tueurs et hélicoptères américains… autant de matériels qui vont un peu plus compliquer la tâche de l’armée russe. Une situation qui, comme l’explique Lavrov, signifie que « l’Otan est, en substance, engagée dans une guerre avec la Russie ». Le ministre précise que ces armes sont donc « des cibles légitimes ». De là à frapper des zones de stockage hors Ukraine, donc de fait des territoires de l’Otan ? La menace est implicite mais réelle.
Pour engager la désescalade, l’Otan ne doit pas se laisser entraîner dans le scénario d’une défaite militaire de la Russie, qui semble avoir désormais la faveur de certains de ses membres. Sans en rabattre sur le soutien à l’Ukraine agressée, la France doit rester sur sa ligne, peser de tout son poids pour ne pas laisser se fermer les portes du dialogue, et refuser toutes chimères d’un règlement militaire du conflit.
publié le 21 avril 2022
sur https://lepoing.net
Le Poing publie cette fiche d’information de l’Agence Média-Palestine sur la situation actuelle à Jérusalem pour un autre traitement médiatique!
Si vous avez écouté France Inter et d’autres médias «mainstream» ces derniers jours, il est normal que vous n’ayiez pas compris ce qu’il est se passe actuellement à Jérusalem et à la mosquée d’Al Aqsa.
Voici ou re-voici quelques éléments clés pour vous permettre de mieux comprendre la situation:
1) Ce n’est pas un « conflit religieux » ni des « heurts » comme vous avez pu l’entendre. Cette utilisation du terme «conflit religieux» ne permet pas de rendre compte de la situation d’oppression coloniale subie par les palestinien.ne.s. Cette nouvelle offensive contre les palestinien.ne.s à Jérusalem est avant tout l’attaque d’une puissance occupante lourdement armée, Israël, contre la population civile qu’elle occupe et qu’elle opprime continuellement et particulièrement pendant le ramadan, mois le plus saint de l’année pour les palestinien.ne.s musulman.e.s.
2) La police israélienne a envahi la mosquée Al Aqsa, l’un des sites les plus sacrés au monde pour les musulmans, attaquant les Palestiniens alors qu’ils se rassemblaient pour prier vendredi à l’aube. Elle a tiré des gaz lacrymogènes, des grenades assourdissantes et des balles en acier recouvertes de caoutchouc sur des Palestiniens priant à l’intérieur de la mosquée, ainsi que sur des journalistes, des médecins, des personnes âgées et des enfants sur l’Esplanade, blessant au moins 158 Palestiniens depuis jeudi dernier. Plus de 400 palestiniens ont été arrêtés depuis vendredi dernier.
3) L’invasion d’Al-Aqsa par Israël est également une attaque contre l’identité et la culture palestiniennes. Au cours de cette attaque, la police israélienne a endommagé la structure historique de la sainte mosquée, brisant des vitraux et détruisant des murs qui ont résisté pendant des siècles.
4) Ce qui se passe actuellement était planifié. Israel attaque les fidèles palestinien.ne.s chaque mois de ramadan. Selon l’écrivain – journaliste palestinien Majd Kayyal interviewé par l’Agence Média Palestine le 17 avril 2022, l’une des particularités de cette nouvelle attaque est le nombre beaucoup plus important de l’unité « Mistarivim ». C’est l’unité la plus dangereuse pour les palestinien.ne.s, car ses soldats déguisés en palestiniens se dissimulent parmi des milliers de civils dans la vieille ville et utilisent en général des balles réelles contre la population.
5) Les Palestinien.ne.s ont un attachement particulier à la ville de Jérusalem, à la Mosquée d’Al Aqsa, pour des raisons aussi historiques. Toujours selon Majd Kayyal, le principal objectif d’Israël à travers ces attaques est d’essayer d’effacer l’identité palestinienne. C’est une guerre israélienne de contrôle de la ville de Jérusalem, et le nettoyage ethnique actuellement en cours dans la ville vise à maintenir une démographie juive à Jérusalem. 300 000 Palestiniens habitent à Jérusalem-Est aujourd’hui. On constate que le principal outil des autorités israéliennes pour essayer de les faire partir est de détruire les lieux de vie sociale des Palestinien.ne.s, c’est à dire les lieux où iels se réunissent, notamment Al Aqsa et la vieille ville et particulièrement la porte de Damas.
publié le 18 avril 2022
François Bonnet sur www.mediapart.fr
L’offensive russe attendue dans le Donbass décidera du sort de l’Ukraine. Les États-Unis et plusieurs pays européens livrent massivement des armes offensives. Vladimir Poutine se dit déterminé à aller jusqu’au bout. L’armée russe est accusée de nouveaux crimes, des viols et violences sexuelles. Tous les éléments d’une escalade sont réunis.
Ce doit être l’offensive décisive, celle qui mettra l’Ukraine à genoux et son armée en déroute. Elle devrait déboucher sur une partition du pays si la Russie l’emporte. La conquête de l’ensemble du Donbass, dans l’est de l’Ukraine, de la ville martyre de Marioupol et des territoires du Sud menant à la Crimée annexée en 2014 est l’objectif annoncé depuis le 29 mars, lorsque l’état-major russe a dû prendre acte de sa défaite aux portes de la capitale, Kyiv (Kiev en russe).
Cette bataille du Donbass doit débuter dans les jours qui viennent, même si l’armée russe semble se heurter à de graves difficultés, un manque d’hommes et des problèmes répétés de réorganisation. Mais la commande politique est explicite et a été énoncée pour la première fois par Vladimir Poutine mardi 12 avril. Le but affiché est désormais « d’aider les gens du Donbass ». « Nos objectifs sont absolument clairs et nobles. Nous les atteindrons, il n’y aucun doute », a ajouté Vladimir Poutine.
L’assurance du président russe dit l’importance de ce qui est la deuxième phase de cette guerre d’invasion déclenchée le 24 février. Moscou doit impérativement l’emporter, tant cette guerre est « existentielle » pour la Russie, sauf à voir s’effondrer l’intégralité d’un projet politique et militaire élaboré depuis des années.
L’Europe et les États-Unis l’ont compris. Joe Biden a annoncé, mercredi 13 avril, de nouvelles livraisons d’armes à l’Ukraine, « adaptées à la large offensive que prépare la Russie dans l’est [du pays] ». Ce « paquet » de 800 millions de dollars, qui porte à 3,2 milliards de dollars le montant total de l’aide militaire américaine depuis le 24 février, est essentiellement constitué de matériels offensifs : hélicoptères, drones, pièces d’artillerie, obus et munitions, missiles antichars, systèmes de radar.
Plusieurs pays européens ont également décidé d’intensifier leurs livraisons d’armes à l’Ukraine. La République tchèque et la Pologne fournissent des chars T72 et des blindés légers, la Slovaquie un système de défense antiaérien et des transports de troupes, le Royaume-Uni plusieurs catégories de missiles, l’Australie des transports de troupes, etc. (lire ici un inventaire partiel des matériels fournis). L’Allemagne a déjà fourni des milliers de missiles antichars.
Les batailles qui se préparent dans le Donbass provoquent ainsi une escalade militaire massive dans ce qui ressemble de plus en plus à une confrontation entre la Russie et l’Occident.
L’analyse qui domine en Europe et aux États-Unis est qu’une victoire rapide de la Russie dans cette conquête de l’Est et du Sud rendrait inévitable une partition de l’Ukraine. Elle pourrait même inciter Moscou à relancer ensuite la guerre pour des conquêtes territoriales plus larges.
Encouragés par les échecs répétés de l’armée russe, le président Zelensky et l’armée ukrainienne se disent, eux, persuadés de pouvoir l’emporter si l’aide militaire ne fait pas défaut. « Les troupes russes doutent de leur capacité à nous briser, à briser l’Ukraine. Nous ferons tout pour justifier ces doutes. L’Europe doit gagner cette guerre et nous gagnerons », a déclaré Volodymyr Zelensky jeudi 14 avril, dans une vidéo. La veille, il énumérait une longue liste de systèmes d’armes dont son pays a « urgemment besoin ».
Jeudi 14 avril, le pouvoir ukrainien pouvait brandir un nouveau fait d’armes en revendiquant avoir partiellement détruit le navire amiral de la flotte russe de la mer Noire, le croiseur Moskva, qui devait couler quelques heures plus tard alors qu’il était remorqué vers le port de Sébastopol. Selon le gouverneur de l’oblast d’Odessa, le Moskva a été touché par deux missiles antinavires ukrainiens de type Neptune.
Le ministère russe de la défense a expliqué que le navire avait été dévasté par un incendie accidentel provoquant l’explosion de munitions, sans reconnaître l’attaque ukrainienne. Dans les deux cas, ce naufrage est un nouveau signe de la désorganisation des forces russes et du non-respect de procédures, les navires de ce type étant normalement surprotégés contre les risques de feu ou des attaques de missiles.
Vendredi 15 avril, après un mois de siège et de combats, des dizaines de milliers de morts, civils et militaires et la destruction totale de la ville, la prise complète de Marioupol par les forces russes paraissait imminente. Elle pourra être présentée comme une victoire importante par Moscou.
Sur le papier, la supériorité de l’armée russe paraît incontestable, en matériels, armes et hommes. Mais les pertes importantes subies en sept semaines de combats, les défaites et les problèmes multiples de commandement et de coordination laissent la place à de nombreuses interrogations. Explications en quatre points des enjeux de cette nouvelle guerre du Donbass.
1. Poutine dénonce une offensive générale de l’Occident
Le président russe a choisi, mardi 12 avril, de célébrer l’un des grands mythes soviétiques, Youri Gagarine et le premier vol spatial habité le 12 avril 1961, en se rendant au centre spatial de Vostotchny, dans l’Extrême-Orient russe. Il était accompagné, pour l’occasion, d’Alexandre Loukachenko, le dictateur biélorusse.
Vladimir Poutine avait plusieurs messages à faire passer, aussitôt massivement relayés par la machine de propagande étatique. Le premier a concerné la guerre puisque le président ne s’était pas exprimé en détail depuis l’annonce du retrait des forces russes des alentours de Kyiv et du nord du pays.
Les objectifs initiaux d’une prise de contrôle de la totalité du pays, de sa « démilitarisation » et de sa « dénazification » avaient alors été abandonnés. Ces échecs ont provoqué une purge au sein des services de renseignement et de certains départements militaires, purge qui semble d’une ampleur inédite (lire ici et là). Il s’avère, après 50 jours de guerre, que les plans d’invasion de l’Ukraine et les renseignements à partir desquels ils ont été construits étaient totalement inadaptés.
Nous allons agir de manière harmonieuse, calmement, en conformité avec le plan.
Vladimir Poutine a donc dû montrer qu’il contrôle pleinement la situation, s’affichant serein et rassurant, pour étouffer tout questionnement. « L’opération militaire spéciale se déroule selon les plans », a-t-il dit. La retraite de Kyiv et du nord du pays n’en est pas une, puisqu’il ne s’agissait alors que de « fixer les forces ukrainiennes, de détruire l’infrastructure militaire pour créer les conditions d’une opération plus active dans le Donbass ».
« Nous allons agir de manière harmonieuse, calmement, en conformité avec le plan proposé dès le départ par l’état-major », a-t-il ajouté. Poutine a également précisé que l’armée russe avait fait le choix de ne pas progresser plus vite pour « limiter les pertes ».
Le deuxième message a consisté à dénoncer une offensive générale de l’Occident, « l’hystérie antirusse », et la volonté des États-Unis d’imposer leur « domination mondiale ». « Les États-Unis sont prêts à combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien », a-t-il ajouté, moquant par ailleurs les sanctions : « Notre système financier, notre industrie fonctionnent. »
Le troisième message a consisté à nier et à qualifier de « fake » les nombreux crimes de guerre et exactions commis par l’armée russe à Boutcha et dans les localités environnantes au nord de Kyiv. Il a comparé ces accusations à celles qui ont visé « le président syrien Bachar al-Assad et l’utilisation d’armes chimiques ». À ses côtés, le président Loukachenko a assuré que les crimes de Boutcha étaient « une opération spéciale montée par les services britanniques ».
Enfin, le président russe a fermé la porte aux pourparlers de paix en cours, dénonçant un pouvoir ukrainien « incohérent ». « L’opération militaire se poursuivra jusqu’à ce que tous nos objectifs soient réalisés », a-t-il conclu.
Cette détermination du président russe, prêt à toutes les escalades comme il l’avait annoncé dès le 24 février, ravive le scénario de l’utilisation de l’arme atomique. Ancien ambassadeur à Moscou et directeur de la CIA, c’est ce qu’a rappelé, jeudi, William J. Burns. « Compte tenu des revers militaires auxquels le président Poutine et le pouvoir russe ont été confrontés jusqu’à présent, aucun d’entre nous ne peut prendre à la légère la menace posée d’un recours potentiel aux armes nucléaires tactiques ou aux armes nucléaires à faible rendement », a-t-il indiqué, précisant aussitôt qu’il n’y avait pas de « preuves » à ce stade du déploiement de telles armes.
2. Les difficultés persistantes de l’armée russe
Le retrait des forces russes des alentours de Kyiv et du nord du pays n’a pas pour autant réglé les nombreux problèmes de l’armée. Il y a en premier lieu l’ampleur des pertes subies ces sept premières semaines de combats face à une armée ukrainienne beaucoup plus mobile, entraînée et connaissant parfaitement le terrain.
Les chiffres donnés par l’armée ukrainienne ou les services occidentaux de renseignement ne peuvent être vérifiés indépendamment. Mais le travail réalisé par plusieurs centres d’études, à partir de photos et vidéos vérifiées sur les réseaux sociaux, de documents et témoignages, permet d’aboutir à des ordres de grandeur à peu près crédibles. En sept semaines de guerre, près de 10 000 soldats russes auraient été tués. Trente mille hommes auraient été blessés ou mis dans l’incapacité de combattre.
Cela signifie que plus de 20 % des forces initialement déployées (150 000 à 200 000 hommes) seraient aujourd’hui neutralisées, un niveau de pertes jugé par les experts comme énorme. En complément, une étude récente des services de renseignement américains estime que sur les 130 bataillons tactiques groupés russes engagés depuis le 24 février, seuls 80 demeurent opérationnels.
Enfin tous les indices, éléments matériels et témoignages font état d’une troupe largement constituée de jeunes soldats mal formés, mal nourris et mal équipés et au moral très bas. À cet état dégradé de l’armée russe engagée en Ukraine s’ajoutent deux éléments.
Le premier est l’ampleur des pertes matérielles. Des évaluations crédibles font état de la perte de plus de 2 000 véhicules, transports de troupes, blindés légers, lanceurs multiroquettes et chars (480). En regard, l’armée ukrainienne en aurait perdu environ 800.
Le deuxième élément est le manque de coordination des forces sur le terrain et la médiocrité des systèmes de transmission. Il expliquerait pour une bonne part les échecs répétés des trois premières semaines de conflit. Pour y remédier, le pouvoir russe a décidé il y a quelques jours de créer un commandement unique de l’ensemble des opérations.
Ce commandement a été confié au général Dvornikov, qui dirigeait jusqu’alors les opérations menées dans le sud de l’Ukraine. L’homme est surtout connu pour avoir été le premier général à diriger l’intervention russe en Syrie, à partir de septembre 2015. Il y a gagné le surnom de « boucher d’Alep », même si les généraux russes qui lui ont succédé ont commis des crimes de guerre d’une même ampleur.
L’état réel de l’armée ukrainienne est impossible à évaluer.
Ce commandement unique ne devrait pas résoudre les deux principales difficultés rencontrées aujourd’hui par l’armée russe. La première est le manque d’hommes. Des témoignages sur les réseaux sociaux font état de recrutements forcés dans les républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk. L’état-major ukrainien estime que l’armée russe a cherché à mobiliser 60 000 à 70 000 hommes dans le Donbass et n’a atteint que 20 % de cet objectif.
La deuxième difficulté est que les forces russes demeurent engagées sur de multiples fronts : autour de Kharkiv, au Nord-Est, où les bombardements de la ville se poursuivent (plus de 1 500 bâtiments ont été détruits) ; dans l’oblast de Kherson, au Sud, où des attaques de l’armée ukrainienne bloqueraient des contingents russes ; Marioupol, toujours, où seraient présents 8 000 soldats russes, ainsi qu’à Zaporijia ; à Izioum, une ville entre Kharkiv et le Donbass, aujourd’hui totalement détruite après des semaines de combats.
Ces derniers jours, les offensives lancées par l’armée en divers points du Donbass, l’objectif étant de conquérir la totalité des oblasts de Louhansk et Donetsk (les républiques séparatistes actuelles ne représentent qu’un tiers de ces territoires), ont toutes été enrayées par l’armée ukrainienne.
Face à ces difficultés de l’armée russe, l’état réel de l’armée ukrainienne est impossible à évaluer. Aucune information détaillée et crédible n’est rendue publique. Tout juste sait-on que les forces ukrainiennes déployées dans le Donbass pourraient compter 20 000 à 30 000 hommes. Elles seraient les plus expérimentées, connaissant parfaitement le terrain et bénéficiant d’installations défensives construites ces huit dernières années de guerre.
Peuvent-elles tenir face aux déploiements massifs de matériels, chars et pièces d’artillerie venus de Russie ? Les semaines à venir le diront.
3. Les crimes de guerre et viols
A priori, les documentations de plus en plus précises de crimes de guerre massifs commis par les troupes russes et les accusations grandissantes de violences sexuelles et de viols ne devraient en rien gêner l’offensive russe sur le Donbass. Mais le déni systématique du pouvoir russe, sa propagande expliquant qu’il s’agit là de montages, de mises en scène construites par les services occidentaux ou de tueries faites par les forces ukrainiennes suffiront-ils ?
Le premier effet de la révélation de ces atrocités a été d’accélérer les livraisons d’armes à l’Ukraine. Le deuxième a été la mise en place rapide d’un groupe d’enquêteurs internationaux dépêchés à Boutcha et dans le nord de Kyiv pour documenter les différents crimes, tandis que la Cour pénale internationale a ouvert une enquête.
Nous ne pouvons donner à ce jour un chiffre mais ces crimes sexuels ont un caractère de masse.
Le troisième effet est de placer un peu plus encore la Russie au ban des nations. Jeudi 14 avril, la commissaire ukrainienne aux droits de l’homme, Lyudmila Denisova, a détaillé ce qu’elle estime être des violations systématiques du droit international de la guerre. Elle a ensuite fait le point sur les accusations de crimes sexuels.
« Nous ne pouvons donner à ce jour un chiffre mais ces crimes sexuels ont un caractère de masse. Par exemple, ces dernières 24 heures, 53 personnes ont appelé notre ligne d’urgence créée pour les victimes de viol par des militaires russes. Nous sommes en train de rassembler des preuves », a-t-elle expliqué.
Lyudmila Denisova a également affirmé disposer de preuves que 25 femmes, âgées de 14 à 24 ans, avaient été détenues à Boutcha dans un abri et régulièrement violées par des soldats. Neuf des 25 victimes seraient enceintes, dont une jeune fille de 14 ans. Aucune de ces informations n’a pu être vérifiée indépendamment. De son côté, le ministère ukrainien de la justice a annoncé que plus de 500 militaires russes avaient déjà été identifiés pour de possibles poursuites.
4. Les possibilités d’extension du conflit
Pour la première fois depuis le 29 mars, des missiles russes ont à nouveau frappé la capitale ukrainienne, vendredi 15 avril. La cible était une usine d’armement dans le sud-ouest de Kyiv, selon le ministère de la défense russe.
La veille, l’Ukraine avait été accusée d’avoir bombardé deux villages russes proches de la frontière, ce qu’a démenti l’armée ukrainienne. « Le nombre et l’ampleur des frappes de missiles sur des sites de Kiev augmenteront en réponse à toute attaque terroriste menée en territoire russe par le régime nationaliste de Kiev », avait averti le ministère russe de la défense.
Nous demandons aux États-Unis et à leurs alliés d’arrêter la militarisation irresponsable de l’Ukraine.
Un avertissement similaire a été adressé, mardi, aux États-Unis. Le Washington Post révèle, vendredi 15 avril, le contenu d’une note transmise par l’ambassade russe aux États-Unis et protestant contre les livraisons d’armes à l’Ukraine. Ces dernières pourraient avoir « des conséquences imprévisibles ». « Nous demandons aux États-Unis et à leurs alliés d’arrêter la militarisation irresponsable de l’Ukraine, aux conséquences imprévisibles pour la sécurité régionale et internationale », est-il écrit.
La note souligne « la menace de mettre des armes de haute précision dans les mains de nationalistes radicaux, d’extrémistes et de bandits en Ukraine » et accuse l’Otan de faire pression sur l’Ukraine pour saboter les négociations en cours « pour prolonger le carnage ».
Comme il l’avait déjà annoncé fin mars, le pouvoir russe se réserve ainsi le droit de frapper les convois d’armement acheminés en Ukraine. Ira-t-il au-delà en choisissant de frapper des sites de stockage d’armement dans les pays voisins de l’Ukraine et membres de l’Otan ? Un conflit avec les forces de l’Otan serait alors inévitable.
Enfin, une nouvelle menace d’escalade vers un conflit généralisé a été faite jeudi 14 avril par Dmitri Medvedev. L’ancien président et premier ministre, aujourd’hui vice-président du conseil de sécurité russe, s’en est pris au projet d’adhésion à l’Otan de la Suède et de la Finlande, aujourd’hui pays neutres.
En cas d’adhésion, « les frontières de l’Alliance avec la Russie feraient plus que doubler. Et ces frontières, il faudra les défendre […]. Dans ce cas, il ne pourra être question d’une mer Baltique non nucléaire », a averti Dmitri Medvedev. Évoquant les populations finlandaises et suédoises, il a ajouté que « personne de sain d’esprit ne peut souhaiter une hausse des tensions à sa frontière et avoir à côté de sa maison des missiles Iskander, des missiles hypersoniques et des navires avec des armes nucléaires ». Les deux pays pourraient prendre leur décision dans les semaines à venir.
La Russie aura-t-elle les moyens politiques et militaires d’aller jusqu’au bout de son projet, qui est de briser l’Ukraine et, au-delà, de reconfigurer l’ordre mondial ? La détermination affichée de Vladimir Poutine et la violence déchaînée de la propagande d’État en Russie ne cessent de l’affirmer. Le pouvoir russe est aujourd’hui dans une position qui lui interdit de reculer, sauf à disparaître. Cela interdit d’écarter le scénario du pire, celui d’une confrontation généralisée en Europe.
publié le 12 avril 2022
Marc de Miramon sur www.humanite.fr
Ukraine Le sulfureux bataillon Azov, cerné dans le port stratégique par l’armée russe, dénonce l’usage d’« armes chimiques » alors que le Donbass se prépare à une bataille aussi décisive pour le Kremlin que meurtrière pour les civils de la région.
Ils ne seraient plus qu’une poignée de milliers de combattants ukrainiens, essentiellement issus du bataillon d’inspiration néonazie Azov, retranchés dans l’immense complexe industriel métallurgique d’Azovstal, qui jouxte la zone portuaire de Marioupol. Ville martyre presque entièrement détruite par les combats et les bombardements, hautement stratégique puisqu’elle donnerait aux forces pro-russes le contrôle quasi total de la mer d’Azov et permettrait la jonction de la péninsule de Crimée avec les territoires du Donbass, Marioupol est aussi le théâtre d’une intense guerre de l’information entre Kiev et Moscou. Après avoir évoqué il y a quelques jours le chiffre de 5 000 civils tués par l’armée russe, ses supplétifs tchétchènes et les forces séparatistes du Donbass, le maire de la ville, Vadym Boïtchenko, brandit dorénavant un bilan supérieur à 10 000 morts, tandis que le gouvernement de Volodymyr Zelensky évalue les pertes civiles en « dizaines de milliers ». Et le dernier quarteron des miliciens d’Azov, officiellement incorporés au sein de l’armée ukrainienne, accuse l’armée russe d’avoir utilisé des armes chimiques pour les déloger de l’usine d’Azovstal. Volodymyr Zelensky indique prendre « très au sérieux » ces informations issues du bataillon, lequel témoigne sur sa chaîne Telegram avoir été victime de substances toxiques larguées au-dessus du complexe par des drones russes.
Le Royaume-Uni, par la voix de la ministre des Affaires étrangères, Liz Truss, a pour sa part déclaré qu’il travaillait « de toute urgence avec (ses) partenaires pour vérifier ces renseignements ». De son côté, le porte-parole du Pentagone, John Kirby, explique ne pas pouvoir confirmer ces informations, qui, « si elles sont vraies, sont très préoccupantes et reflètent les inquiétudes que nous avons eues quant à la possibilité pour la Russie d’utiliser divers agents antiémeute, notamment des gaz lacrymogènes mélangés à des agents chimiques en Ukraine ». Pour mémoire, l’utilisation des soldats d’Azov comme source légitime par Kiev avait provoqué la semaine dernière un tollé en Grèce, après la diffusion du témoignage d’un de ces miliciens au Parlement, en même temps qu’un discours de Volodymyr Zelensky. « C’est une honte historique. La solidarité avec le peuple ukrainien est une évidence. Mais les nazis ne peuvent avoir leur mot à dire au Parlement », s’était par exemple indigné Alexis Tsipras, leader de Syriza.
Une propagande de guerre qui implique évidemment Moscou : depuis plusieurs jours, des comptes pro-russes annoncent l’arrestation imaginaire, près de Marioupol, du général major américain Roger L. Cloutier, détaché auprès des forces de l’Otan, comme celles de membres des forces spéciales européennes, britanniques ou françaises, censées encadrer les néonazis d’Azov. Et qui intervient alors que s’annonce la grande « bataille pour le Donbass », au cours de laquelle « nos villes pourraient être complètement détruites » sur la base du « scénario de Marioupol », prédit Sergueï Gaïdaï, gouverneur ukrainien de la région de Lougansk.
Francis Wurtz sur www.humanite.fr
Les images qui nous parviennent d’Ukraine sont insoutenables. Nul besoin d’être un partisan de l’Otan pour être révolté par la cruauté de la guerre russe contre ce pays ! Il suffit pour cela d’être attaché au droit international le plus élémentaire et d’avoir un peu de cœur ! Pourtant, les circonstances tragiques de ce conflit offrent aux thuriféraires de « l’Occident » (merci M. Poutine !) une occasion rêvée de tenter de réhabiliter la vieille logique des deux « camps » : quiconque ne se retrouve pas dans l’un est sommé de faire allégeance à l’autre. L’Union européenne est, à cet égard, dans l’œil du cyclone : toute critique entamant l’unité de la « famille occidentale » est assimilée à de la complaisance envers le Kremlin.
C’est le retour aux mœurs détestables de la guerre froide ou encore du début des années 1990, quand s’opposer à la guerre du Golfe vous classait parmi les soutiens à Saddam Hussein ! Le « camp occidental » est si verrouillé que la timide réserve formulée par Emmanuel Macron à propos du qualificatif dont Joe Biden a affublé son homologue russe passerait presque pour de l’impertinence. Y compris les dirigeants de l’UE qui se voulaient naguère si attachés à « l’autonomie stratégique » de l’Europe placent désormais, comme au bon vieux temps, le « chef du monde libre » sur un piédestal. C’est si vrai que, fin mars, le président américain a participé à la réunion du… Conseil européen. Les deux principaux sujets à l’ordre du jour de ce sommet des chefs d’État et de gouvernement de l’UE étaient l’alourdissement des sanctions contre la Russie (qui ne coûtent pas cher à Washington) et le renforcement de la sécurité énergétique de l’Europe (qui lui rapporte gros). En prime a été réaffirmée à cette occasion « la coopération solide entre l’Otan et l’UE ».
Il faut espérer que ces pressions ne réussiront pas à altérer la pensée critique ni à instaurer une quelconque autocensure parmi nos concitoyens et concitoyennes ! Ainsi, ne laissons pas la légitime aspiration des Européens à veiller à leur sécurité face à un pouvoir russe, plus que jamais vécu comme une menace, se traduire par une folle course aux armements réclamée par Washington et le complexe militaro-industriel. Rappelons que, d’ores et déjà, les dépenses militaires des seuls pays de l’UE sont quatre fois supérieures à celles de la Russie. En cas d’agression, ils auraient largement les moyens d’assurer, en coopération, leur défense commune.
Plutôt que de se lancer dans une nouvelle orgie d’armements et de s’abriter sous l’illusoire « parapluie nucléaire » américain, les Européens seraient bien inspirés d’approfondir sérieusement leur politique de prévention des tensions et des conflits sur le continent ! Et, de ce point de vue, l’Otan s’est davantage révélée comme pourvoyeuse de crises que comme facteur de confiance – cet ingrédient indispensable à la construction d’une paix durable. Les ennemis de nos ennemis ne sont pas toujours nos amis.
publié le 7 avril 2022
sur www.humanite.fr
Relations internationales Après les accusations de crimes de guerre commis à Boutcha, Moscou reproche à Kiev de saborder les négociations de paix. Le Parlement européen réclame un embargo total sur le gaz, le pétrole et le charbon russes, tandis que l’ONU vient de voter la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme.
Maintenir ou non le dialogue, alors que l’armée russe a délaissé Kiev et se prépare à une nouvelle offensive vers l’Est et le Donbass, et que l’Ukraine s’apprête à subir de longues semaines de combats et de destructions. Voilà le dilemme des négociateurs réunis sous la houlette de la Turquie, et qui continuent d’avancer des propositions forcément fluctuantes en fonction du rapport de forces sur le terrain comme au sein des différents cénacles internationaux.
Selon le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, dans un contexte d’accusations de crimes de guerre, voire, dixit Volodymyr Zelensky, de « génocide », « la partie ukrainienne » aurait « présenté au groupe de négociateurs un projet d’accord dans lequel il est évident qu’elle revient sur les dispositions les plus importantes déterminées le 29 mars à Istanbul ». La volte-face de Kiev, accuse Lavrov, concernerait l’inclusion de la péninsule de Crimée – annexée par la Russie en 2014 –, des garanties de sécurité et d’intégrité territoriale, ou encore l’exigence d’une négociation directe entre le président ukrainien et son homologue russe, Vladimir Poutine, concernant les statuts futurs de la Crimée et du Donbass ukrainien, dont Moscou a reconnu les pouvoirs séparatistes juste avant son offensive militaire du 24 février.
Fidèle à la ligne du Kremlin depuis le début de la guerre, Sergueï Lavrov continue de marteler que « le régime de Kiev est contrôlé par Washington et ses alliés, qui poussent le président Zelensky à continuer le combat », assurant néanmoins que la Russie poursuivrait « le processus de négociations », sans rien dévoiler du contenu de son propre projet d’accord. Autre pomme de discorde, la participation réclamée aux pourparlers de la Biélorussie, principal allié régional de Moscou. « Nous considérons cela comme une guerre qui est juste à la porte de notre pays. Et elle a des effets sérieux sur (notre) situation. C’est pourquoi il ne peut pas y avoir d’accord dans notre dos », a ainsi déclaré le 7 avril Alexandre Loukachenko. Si le président biélorusse a laissé la Russie utiliser à sa guise son territoire pour mener son invasion de l’Ukraine, il demeure un paria à l’échelle internationale et n’entretient presque plus aucun contact avec les chancelleries occidentales. Quant aux lourdes sanctions économiques infligées dans le cadre de sa participation à l’effort de guerre russe, elles ont encore renforcé sa dépendance vis-à-vis de Moscou.
Prochaine étape, « mener une enquête »
Les images des massacres perpétrés à Boutcha ou Irpin, près de Kiev, ont « éclipsé » les pourparlers initiés entre la Russie et l’Ukraine, a regretté jeudi le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu. L’heure semble effectivement davantage aux punitions qu’aux discussions. Le Parlement européen a ainsi voté, à une écrasante majorité, une résolution réclamant un embargo « total et immédiat » sur le gaz, le pétrole et le charbon russes, alors que la Commission européenne propose un arrêt sur les seuls achats de charbon – qui représentent 45 % des achats de l’Union européenne – et la fermeture de tous les ports européens aux navires russes. Le Parlement européen réclame également que « toutes les mesures nécessaires » soient prises pour que « les actes de Vladimir Poutine et d’Alexandre Loukachenko soient poursuivis comme crimes de guerre et crimes contre l’humanité », et s’est prononcé en faveur de la création d’un « fonds analogue au plan Marshall » pour reconstruire l’Ukraine après la guerre.
À l’occasion d’un déplacement à Boutcha, l’un des théâtres de massacres de civils attribués à l’armée russe par le gouvernement ukrainien, le secrétaire général adjoint de l’ONU pour les Affaires humanitaires, Martin Griffiths, a promis à un responsable de la mairie de la ville martyre que « la prochaine étape » sera de « mener une enquête ».
En attendant le durcissement des sanctions et le résultat des enquêtes internationales sur les crimes de guerre imputés à l’armée russe, les États-Unis ont provoqué en urgence, ce jeudi, un vote à l’Assemblée générale des Nations unies, à New York, pour la suspension de Moscou du Conseil des droits de l’homme. Celle-ci a recueilli, sur 192 pays, 98 voix pour, 24 contre et 58 abstentions. « En fait, nous voyons chaque jour (…) des rapports déchirants sur le peu d’intérêt qu’elle porte aux droits de l’homme. La participation de la Russie (au Conseil) est une farce. C’est pourquoi nous pensons qu’il est temps que l’Assemblée générale la suspende », avait précisé Linda Thomas-Greenfield, ambassadrice américaine à l’ONU.
Pierre Barbancey sur www.humanite.fr
Ukraine. Le grand port de la mer Noire a été la cible de bombardements. Mais la mobilisation ne faiblit pas dans la ville, qu’il s’agisse de collecter de la nourriture pour les soldats ukrainiens, fabriquer des gilets pare-balles ou participer à un entraînement militaire.
Odessa (Ukraine), envoyé spécial.
Les bombardements qui ont détruit une raffinerie et trois dépôts de carburant dans la banlieue d’Odessa, dimanche matin, viennent de rappeler brusquement à ce grand port de la mer Noire que la guerre, pratiquement invisible jusque-là, se trouvait bel et bien à ses portes. Plusieurs énormes colonnes de fumée noire et des flammes s’élevaient au-dessus d’une zone industrielle. Des tirs de roquettes qui n’ont fait aucune victime, selon l’armée. « La région d’Odessa fait partie des cibles prioritaires de l’ennemi. Celui-ci poursuit sa pratique sournoise de frapper des infrastructures sensibles », a expliqué un officier du commandement régional sud, Vladislav Nazarov, réitérant l’interdiction de toute publication sur la localisation ou les dégâts des frappes.
Ces derniers jours, l’étau militaire et psychologique s’était comme desserré. Le couvre-feu démarrait à 21 heures et non plus 19 heures. Et surtout, l’alcool, prohibé depuis le début des combats le 24 février, était de nouveau en vente libre. Dans les magasins, vins et spiritueux reprenaient le chemin des rayons et des devantures. De quoi réjouir adolescents et jeunes adultes, qui, régulièrement, se faisaient attraper dans la rue, en plein couvre-feu, des bières à la main. Une infraction punie de vingt pompes à exécuter immédiatement, si la brigade territoriale leur mettait la main dessus.
Des rues barrées à l’aide de barbelés
Vendredi, le week-end s’annonçait déjà chaud. Les balles traçantes rouges qui déchiraient la nuit et les explosions qui ont suivi – trois missiles Iskander dont on ne sait s’ils ont atteint leur but ou ont été détruits en vol – n’ont pas entamé cette soif de vie comme on pouvait le voir samedi : des familles entières partaient se promener, pique-nique dans les paniers agrémenté de quelques bonnes bouteilles.
Si le couvre-feu a été allégé, les défenses mises en place dans la ville, en revanche, ont été renforcées. C’est particulièrement le cas dans le centre, où les monuments historiques sont à peine visibles. Des murs de sacs de sable ont été érigés devant le vénérable opéra, tandis que la statue du duc de Richelieu n’est même plus perceptible. Dans ce périmètre, les rues ont été barrées à l’aide de barbelés et de ce qu’on appelle des « hérissons tchèques », des obstacles antichars composés de pièces d’acier soudées entre elles à angle droit. De drôles de croix, tel un cimetière militaire en souffrance.
Le fameux escalier, décor d’une scène mémorable du film Potemkine, de Eisenstein, n’est plus que l’ombre de lui-même. De là, on aperçoit cependant la baie d’Odessa balayée par le vent, comme sciée par les vagues. Comme d’autres, Maks, un jeune artiste, vient scruter l’horizon, voir si un navire russe ne pointe pas son nez, annonçant un débarquement amphibie sur les plages de Chernomorsk et Zatoka. C’est ce qu’affirmait, au début du mois de mars, Alexander Velmozhko, en charge de la communication pour les brigades de défense territoriale. Plus personne ne sait quoi penser. À l’instar de Maks : « Vous croyez que les Russes vont essayer de prendre la ville ? »
Une attaque contre Odessa peut effectivement venir de la mer. Mais également de l’est, où l’armée russe contrôle déjà le port de Kherson et avance vers celui de Mykolaïv, verrou d’Odessa. L’ouest reste exposé puisque des troupes russes se trouvent en Transnistrie, une langue de terre entre la Moldavie et l’Ukraine. Les bombardements de ces derniers jours ont ravivé les craintes, mais également la mobilisation, qui prend les formes les plus diverses dans une espèce d’unité où l’attaque de la Maison des syndicats, en mai 2014, par l’extrême droite, faisant une soixantaine de morts, semble définitivement oubliée.
« Chaque petite aide peut amener la victoire »
« Tous les Ukrainiens peuvent être utiles d’une manière ou d’une autre, estime Dima, 31 ans. Tout le monde n’a pas besoin de combattre. Chaque petite aide peut amener la victoire. C’est pas seulement les armes. Le style warriors c’est pour les Studios Marvel. » À la tête d’une agence immobilière dans le « civil », il ne manque pas d’idées. Exempté d’armée pour des raisons physiques, il a eu l’idée de fabriquer des gilets pare-balles. « Je ne sais pas tuer mais je peux sauver des vies », relève-t-il. Après avoir mis sa femme et sa fille à l’abri, il vend sa voiture, prend contact avec des entreprises et lance le projet en utilisant les locaux inoccupés d’une boutique de vêtements. Des volontaires affluent pour assembler les plaques puis envoyer le matériel là où l’armée le demande. « Après la guerre, tout va changer, on aura une vie meilleure, veut-il croire. Et si on n’est pas contents de ce que fait Zelensky, on retournera à Maïdan » (place de Kiev théâtre des événements de 2014 – NDLR). Agacé par nos questions – « je ne les aime pas », dit-il avec agressivité – sur l’Alliance atlantique et les États-Unis, il concède néanmoins que « si l’Ukraine était membre de l’Otan et qu’il fallait faire la guerre à la Russie, je me battrais contre cette décision. On ne choisit pas ses voisins mais je ne veux pas faire la guerre ». Dehors, un garçon et une fille finissent de taguer un tee-shirt : « Stop the war. »
Comme les films à sketchs des années 1960, où les personnages se croisent d’une histoire à l’autre, les trajectoires individuelles entrent en interférence. Vania, par exemple, n’a que 21 ans mais évolue dans ce qu’il appelle le marché digital. Lui aussi s’est demandé quoi faire, le 24 février. Dans un quartier d’Odessa, via un café dont il connaissait les patrons, aidé par des amis, il collecte des bouteilles de verre vides pour la fabrication de cocktails Molotov. Les casiers se remplissent vite. « Puis, on a décidé d’aider les soldats. » Une mise de fonds commune à 20 000 hryvnia (la monnaie ukrainienne), soit un peu plus de 600 euros, permet de fournir de l’eau et des vivres. L’initiative se répand sur les réseaux sociaux, la somme initiale est triplée. « On s’est alors lancés dans les équipements militaires, via des boîtes du coin », souligne Vania. Le lien avec Dima se fait automatiquement pour les gilets pare-balles, mais il faut aussi fabriquer des cagoules, des vêtements thermiques… Toujours à la recherche d’argent, Vania a demandé à des coiffeurs et des tatoueurs de venir exercer dans les locaux du café et de reverser leurs appointements.
L’autre bout de cette chaîne se trouve quelque part dans la banlieue d’Odessa. Une usine désaffectée a été transformée en centre d’entraînement pour les volontaires. C’est la division 55. Lorsque nous arrivons, plusieurs groupes composés d’une dizaine de personnes – femmes et hommes – sont en ligne dans la cour, face à leur instructeur qui leur montre une kalachnikov. Tous apprennent ainsi à porter l’arme et à se déplacer avec. La véritable formation, avec tirs à balles réelles, est réservée à ceux qui veulent entrer dans les brigades territoriales.
« La seule solution, c’est la capitulation russe »
Sur une cible, la tête de Poutine et cette inscription : « Tuez ce bâtard. » Au bout de quarante jours de guerre, personne ne veut être pris au dépourvu. À l’instar d’Oksana, 40 ans. Dreadlocks rouge et noir, revêtue d’une tenue de moto en cuir bleu, elle est, normalement, spécialisée dans les produits pour enfants. Elle vient là pour la quatrième fois « car on ne sait pas ce qui va se passer ». À ses yeux, les négociations en cours entre l’Ukraine et la Russie « ne sont pour l’instant que des paroles ». Si elle espère « ne plus entendre les sirènes d’alerte », elle refuse « de laisser Donetsk, Lougansk et la Crimée aux Russes, après tous ces morts et toutes ces destructions. La seule solution, c’est la capitulation russe ».
Aleks, 28 ans, tatoueur de son état, qui a maintenant accès au stand de tir, dit vouloir « acheter une arme pour pouvoir (se) défendre. Si ça arrive, (je) serai prêt ». Contrairement à Oksana, il ne voit aucun inconvénient à « lâcher des territoires où les populations avaient déjà décidé de se séparer de l’Ukraine. Mais il faut organiser un référendum ». Lui dont la fiancée est russe prédit que « ce conflit va être long. Avant les événements en Crimée, j’étais prorusse. Mais j’ai changé, parce que la Russie est agressive et barbare. Je ne veux pas vivre dans un tel environnement ». Sur ces paroles, il saisit son fusil, ajuste la cible et appuie sur la détente, sûr de lui.
Vadim Kamenka sur www.humanite.fr
Les témoignages se multiplient sur le massacre de civils par l’armée russe à Boutcha et Irpin. La Russie dénonce des fausses nouvelles et des falsifications.
Les images qui proviennent de Boutcha et d’Irpin depuis plusieurs jours s’avèrent effroyables. La haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet, s’est déclarée « horrifiée », lundi, face aux massacres potentiels perpétrés par l’armée russe dans les environs de Kiev. « Les informations qui se font jour, de cette zone et d’ailleurs, soulèvent des questions graves et inquiétantes sur de possibles crimes de guerre et atteintes graves au droit international humanitaire », a-t-elle indiqué, appelant aussi à « préserver toutes les preuves ». Des preuves, le premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, n’en a pas besoin. Pour lui, l’affaire est entendue : il s’agit d’un « génocide » perpétré par Moscou.
En attendant de nouvelles sanctions, réclamées notamment par la France et l’Allemagne, contre Moscou, l’Union européenne va envoyer des équipes d’enquêteurs en Ukraine pour aider au recueil de preuves. Plusieurs ONG, dont Human Rights Watch, évoquent déjà avoir recueilli des témoignages confirmant des viols, des meurtres et des actes de violence contre des personnes détenues par les forces russes, et qui devraient faire l’objet d’enquêtes en tant que « crimes de guerre ».
Violences insoutenables
« Il est essentiel qu’une enquête indépendante conduise à une responsabilisation efficace », a confirmé le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres. Mais Moscou estime qu’il s’agit de fausses nouvelles et de « provocations haineuses » commises par l’Ukraine, et appelle à une réunion du Conseil de sécurité des Nations unies. « Nous rejetons catégoriquement toutes les accusations », a confirmé le porte-parole de la présidence, Dmitri Peskov, ce lundi. Et d’indiquer à la presse que les experts du ministère russe de la Défense avaient découvert des signes de « falsifications vidéo » dans les images présentées par les autorités ukrainiennes comme preuves d’un massacre. Dmitri Peskov a appelé les dirigeants étrangers à ne pas avancer « d’accusations hâtives » à l’égard de Moscou et que « cela fasse l’objet de discussions internationales ».
En Russie, la communication du Kremlin tourne autour de trois récits : un faux massacre ; des Ukrainiens qui ont tué des « partisans russes » ; les morts à Boutcha sont en fait des soldats russes. De son côté, Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés postsoviétiques à l’université Paris-Nanterre, s’interroge face aux preuves « qui s’accumulent des actes de violence insoutenables perpétrés par l’armée russe. (…) Comment un jeune homme ordinaire se retrouve-t-il meurtrier de civils, ou tortionnaire, ou génocidaire ? » Et elle constate deux choses : « L’armée russe n’est pas une armée de mercenaires entraînés exécutant de sang-froid des ordres. Côté soldats, appelés et contractuels, nous avons de très jeunes hommes, à peine sortis de l’adolescence, issus de milieux modestes et de provinces. Ces soldats ont été propulsés là sans préparation et sans information. » La seconde remarque porte sur la société russe, qui, depuis des années, connaît « une militarisation et la brutalisation de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale ». Et « ce n’est pas un hasard si c’est le nazisme que le régime poutinien pointe comme adversaire en Ukraine ».
publié le 3 avril 2022
Francis Wurtz sur www.humanite.fr
Tout laisse à penser que nous sommes à un moment-charnière de la guerre que mène l’armée russe contre l’Ukraine. Certains observateurs craignent le basculement dans un conflit encore plus ravageur, nous rapprochant toujours plus d’un engrenage incontrôlable. D’autres veulent croire, malgré tout, à de possibles chances de compromis entre agresseurs et agressés. N’est-ce pas le moment ou jamais – par exemple pour la présidence française du Conseil européen – de tenter une médiation en lançant une grande initiative diplomatique ?
Celle-ci pourrait consister à proposer officiellement –parallèlement à l’établissement d’un cessez-le-feu en Ukraine – au président ukrainien et au président russe, puis, en cas d’acceptation de leur part, à tous les États du continent, quelque soit leur orientation politique, de se réunir ensemble dans le cadre d’une conférence paneuropéenne de sécurité ayant pour mission de mettre à plat tous les différends à l’origine des tensions et des confrontations, et, depuis peu, même d’une guerre, en vue d’aboutir à un règlement global mutuellement acceptable. Les négociations dureraient tout le temps nécessaire, mais tant qu’on discute, les armes se taisent. En cas d’accord, un traité pourrait être signé sous l’égide de l’ONU.
Rappelons, une fois de plus, à ce propos, un fait majeur, malheureusement trop peu connu : le 6 juin 2008, le président russe d’alors, Dmitri Medvedev, proposa, depuis Berlin, la signature d’un tel traité paneuropéen « juridiquement contraignant ». Ce pacte – pouvait-on alors lire dans « le Monde » (17-7-2008), citant M. Medvedev – « pourrait parvenir à une résolution générale des questions de sécurité et de contrôle d’armements en Europe (…) L’atlantisme a vécu, nous devons (donc) parler d’unité au sein de tout l’espace euro-atlantique, de Vancouver à Vladivostok ». Et le quotidien de préciser :
« Nicolas Sarkozy a déclaré que si Moscou propose “un arc de sécurité de Vancouver à Vladivostok, ça mérite d’être étudié”, mais… reconnut la journaliste, « aucun dirigeant occidental n’a formellement donné suite aux idées de M. Medvedev ».
L’explication de cette désinvolture, on la trouva dans cette autre citation de M. Medvedev rapportée, elle, par la chaîne France 24 (27-9-2008) : « Le président russe a averti qu’un élargissement de l’Otan vers l’Est “saperait” les relations de Moscou avec les autres pays européens, de manière radicale » et « pour longtemps ». Stopper l’extension de l’Otan était, en effet, le prix à payer pour cet « arc de sécurité ». Or, pour nombre de dirigeants occidentaux, il n’était pas question de « donner à la Russie un droit de veto sur les décisions de l’Otan ».
Évidemment, rien de tout cela ne peut tenir lieu, quatorze ans plus tard, d’une quelconque excuse à Poutine, unique responsable de son agression armée contre l’Ukraine ! L’évocation de cette occasion manquée en 2008 vise, en revanche, à tirer les leçons du passé pour prendre les bonnes décisions aujourd’hui : je reste convaincu qu’une initiative, même tardive, en faveur d’une conférence paneuropéenne de sécurité servirait la cause la plus précieuse : la paix.
Marc de Miramon sur www.humanite.fr
L’ancien ministre des Affaires étrangères (1997-2002) analyse les causes de la guerre en cours entre la Russie et l’Ukraine, ainsi que la montée du discours nationaliste et anti-occidental du Kremlin.
Hubert Védrine (1), qui vient de publier son dernier livre Une vision du monde aux éditions Bouquins, a notamment organisé avec les États-Unis, la Russie et plusieurs pays européens la conférence de Rambouillet, dont l’échec entraîna la guerre menée contre la Serbie de Slobodan Milosevic par l’Otan en 1999. Un précédent brandi par Moscou, comme l’intervention militaire en Libye en 2011, pour dénoncer les violations du droit international attribuées au « camp » occidental et justifier sa propre agression de l’Ukraine.
L’engrenage des événements qui a conduit à la guerre a-t-il été bien compris en Occident ? Comment en est-on arrivé là ?
Hubert Védrine - Il faut rappeler que les relations entre les Européens et la Russie ont toujours été compliquées. Avec l’URSS, pendant un siècle, il y a eu des périodes de tension extrême, l’alliance de la Seconde Guerre mondiale puis la guerre froide, la coexistence pacifique, la détente… Plus récemment, avec la réapparition de la Russie à partir de 1992, il faut distinguer l’ère de Boris Eltsine, un mauvais souvenir pour les Russes, les mandats de Poutine 1 et 2, puis celui de Dmitri Medvedev. Et la suite, les mandats Poutine 3 et 4, beaucoup plus anti-Occidentaux avec le réveil d’un nationalisme agressif allié à l’Église orthodoxe.
J’estime, comme beaucoup d’Américains vétérans de la guerre froide, que ce soit Brzezinski, Kissinger, Kennan, Matlock ou Mearsheimer, qu’il aurait fallu s’y prendre autrement. Après, s’y ajoute l’erreur énorme commise avec le sommet de Bucarest en 2008, où l’Otan a déclaré que l’Ukraine avait vocation à rentrer dans l’Otan mais sans le concrétiser, notamment parce que Sarkozy et Merkel s’y opposaient. C’était un chiffon rouge agité face au taureau russe.
Il aurait fallu dire : soit on met l’Ukraine dans l’Otan et on négocie avec la Russie sur Sébastopol (Crimée – NDLR), la libre circulation de ses navires en mer Noire et en relançant une négociation sur la sécurité en Europe, celle dont même Kissinger a regretté qu’elle n’ait pas eu lieu. Ou alors on disait : « Non, l’Ukraine n’a pas vocation à rentrer dans l’Otan », et on bâtissait un système de neutralité au-delà de la simple proclamation politique, avec des garanties croisées, russes, occidentales et autres. On n’a fait ni l’un ni l’autre, et on est resté à cette annonce qui était une provocation pure. C’est tragique.
Fallait-il être beaucoup plus exigeant sur l’application des accords de Minsk ? Sans doute, puisque ces derniers n’ont été respectés ni par la partie prorusses, ni par le gouvernement de Kiev. Dans la période encore plus récente, quand les services américains ont su que l’offensive était programmée, peut-être que la concrétisation d’une force dissuasive aurait contraint Poutine à renoncer à l’attaque du 24 février.
Peut-on également remonter à la guerre de l’Otan en Serbie, qui a abouti à l’indépendance du Kosovo ?
Les Russes le font mais c’est contestable. Dans l’argumentation de Poutine développée à partir du discours de Munich en 2007, il y a l’affirmation que les Occidentaux mentent tout le temps, qu’on ne peut pas leur faire confiance. La preuve avec la Libye, et c’est vrai qu’on est allé au-delà de la résolution de l’ONU qui ne visait qu’à protéger les populations civiles de Benghazi. Et il y a le débat sur le Kosovo.
L’interprétation de Poutine est que les Occidentaux ont attaqué la Serbie sans mandat de l’ONU pour lui arracher cette province, et qu’ils ont eu tort à 100 %. J’ai été un des ministres du groupe de contact qui a géré cette affaire, et j’aurai une lecture différente. Il faut rappeler qu’il y a eu dix-huit mois de négociations entre les ministres russes, américains, allemands, italiens, britanniques et français, avec les Serbes et les Kosovars, au cours desquels le groupe a vraiment cherché un arrangement auquel Slobodan Milosevic s’est opposé de manière absolue. Beaucoup de Russes le considéraient d’ailleurs comme entêté de façon absurde.
J’ai même organisé avec le Britannique Robin Cook la conférence de Rambouillet pour donner une dernière chance à la solution politique et qui a capoté à cause du refus du Kosovo (qui a finalement accepté sous la pression américaine) et de Milosevic. Nous avons conclu, la mort dans l’âme, qu’il fallait employer la force. Et ça, ce n’est pas l’Otan qui a pris la décision au départ, et qui a été dans cette affaire un prestataire de services. Nous lui avons demandé de casser l’armée serbe. Le ministre russe s’est retiré en disant qu’il ne pouvait pas cautionner cela.
Jacques Chirac, après discussions avec Alain Richard (ministre de la Défense de l’époque - NDLR), Lionel Jospin et moi-même, exigeait tous les jours du général américain Wesley Clark (patron de la force de l’Otan en Europe) de ne pas frapper les infrastructures civiles. Sous la puissance des bombardements, Milosevic a fini, hélas trop tard, par lâcher. Après, et cela contredit l’argumentation russe actuelle, le ministre Igor Ivanov est revenu autour de la table. Nous avons rédigé ensemble la résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’ONU et décidé « l’autonomie substantielle » du Kosovo et non son indépendance. Ensuite, il est vrai que les autorités kosovares n’ont rien fait pour protéger les minorités serbes et leurs églises.
Très présent dans le discours de Poutine, il y a aussi le gouvernement ukrainien issu de la révolution de Maïdan en 2014, que Moscou dénonce comme illégal sur le plan du droit international, et qui a été soutenu par l’UE et les États-Unis…
Chacun pensera ce qu’il veut de cette dénonciation par Moscou. Ce qui est vrai, c’est que l’accord d’association entre l’Ukraine et l’UE a été conçu, dit-on, sous influence de la Pologne pour couper complètement l’économie ukrainienne de l’économie russe, alors qu’elles étaient très imbriquées. Cela fait partie des provocations inutiles des Occidentaux, comme la localisation de systèmes antimissiles, sous la présidence de Barack Obama, aux frontières de la Russie avec des justifications contestables, Washington affirmant protéger l’Europe contre des éventuels tirs de missile iraniens. Pour la Russie, il s’agissait d’une tentative de neutralisation de sa propre force de dissuasion.
Y a-t-il, selon vous, dans la réflexion de Vladimir Poutine, un véritable rejet de l’Occident et de la démocratie ? Comment interpréter les propos du patriarche Kirill, qui évoque un affrontement fondamental entre la civilisation helléno-chrétienne et la décadence occidentale ?
Avant d’être une guerre de religion ou de civilisation, il s’agit d’un affrontement historique et géopolitique classique. Gardez à l’esprit la formule de Poutine : « Celui qui ne regrette pas l’Union soviétique n’a pas de cœur, celui qui veut la rétablir n’a pas de tête », même si, malheureusement, il a évolué sur le second point…
L’idée que l’origine du monde slave soit à Kiev et « La Rus’ » (ancienne entité étatique constituée de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine actuelles - NDLR), c’est quelque chose de profond pour les Russes. Au départ, ça n’a rien à voir avec les « valeurs » ou la « démocratie », il s’agit d’une question identitaire et culturelle fondamentale, notions que l’Occident a cru périmées mais qui existent encore dans le reste du monde. François Mitterrand disait : « N’oubliez pas que l’Ukraine était à l’origine du monde slave avant même que la Bretagne ne fasse partie de la France ». Oui, il y a pour une partie des Russes une obsession ukrainienne. Ensuite, il y a une haine du système atlantiste dominé par les États-Unis, dans lequel, pour Vladimir Poutine, les Européens ne sont que des pions.
La Russie et la Chine ont de lourds contentieux historiques, voire territoriaux. Cette guerre peut-elle fédérer un axe « eurasiatique » qui abreuve la réflexion russe depuis une vingtaine d’années ?
Personne en Occident n’agit dans ce but. Depuis Obama, les États-Unis sont obsédés par le défi de la Chine et ils n’ont pas du tout envie en théorie que la Russie se jette dans ses bras. Et même si c’est déjà un peu le cas, ils ne pensent pas que cela puisse aller très loin. Les Russes n’en veulent pas non plus. En dépit de cela, tout va dans ce sens depuis quinze ou vingt ans, et cette guerre renforce ce mouvement. Mais ce n’est ni un projet ni une intention. En réalité, l’Occident moderne n’est plus capable de faire de la realpolitik comme Richelieu, De Gaulle, Kissinger ou même Mitterrand. Car nous sommes contraints par des émotions géantes, même si elles sont moralement honorables.
Une partie des élites états-uniennes, notamment leur complexe militaro-industriel, n’a-t-elle pas besoin de « diaboliser » la Russie pour vendre des armes à ses frontières, en Pologne, dans les pays Baltes et même en Ukraine ?
La Russie s’en charge elle-même ! Mais cela peut évoluer, cela dépend des périodes, du contexte et des présidents. Et ça n’est pas vrai qu’aux États-Unis. Par exemple, la position polonaise dominante aujourd’hui, c’est qu’il faudrait n’avoir plus aucun lien avec la Russie, même diplomatique. Le poids du complexe militaro-industriel, formule de Dwight Eisenhower, est indéniable. Mais son existence n’a pas empêché les États-Unis de négocier des traités avec l’Union soviétique pendant la guerre froide.
Après, c’est vrai qu’il existe une conjonction d’intérêts entre le Pentagone et l’Otan qui préfèrent la menace russe. Neutraliser la Chine paraît beaucoup plus compliqué et moins profitable. Poutine vient en quelque sorte d’apporter de l’eau à leur moulin en attaquant l’Ukraine. Quant à Joe Biden, ses déclarations sont destinées aux Polonais américains, qui sont près de dix millions et qui sont très partagés électoralement entre démocrates et républicains. Mais Biden ne veut pas de la guerre avec la Russie et c’est pour cela qu’il a refusé l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne, ce qui signifierait abattre des avions russes. Donc, il compense avec des déclarations fracassantes.
Que vous inspirent les débats qui agitent la presse occidentale sur l’éventuel déséquilibre mental de Vladimir Poutine ?
Je me méfie de la « pathologisation » de l’adversaire qui dispense de réfléchir. L’Occident est tellement bouleversé, sidéré et déstabilisé qu’il ne peut pas attribuer un comportement aussi hostile à autre chose que de la folie. Mais ça me paraît un peu court. C’est peut-être pire en réalité, car Poutine est assez représentatif d’un vrai courant nationaliste régressif qui a été réveillé en Russie. Mais cela ne justifie pas ni même n’explique la décision d’entrer en guerre. Peut-être a-t-il lu et cru des rapports lui expliquant que la population ukrainienne allait accueillir ses soldats en libérateurs, ou que l’armée ukrainienne allait s’effondrer comme un château de cartes ?
Que faut-il attendre des négociations qui se déroulent actuellement sous la houlette de la Turquie ?
Je n’ai pas d’éléments mais je ne vois pas très bien ce qu’il y a à négocier en ce moment, si ce n’est le maintien du gouvernement de Kiev. S’il y a une sortie, elle se fera probablement à partir de l’acceptation par Kiev du fait accompli.
Comment sortir de cette logique de confrontation avec la Russie ?
Il faudrait déjà que la Russie s’y prête… Après, il faudra y réfléchir. Comment revenir un jour à une coexistence pacifique, puis à une forme de « détente » comme au temps de la guerre froide, avec la Russie qui ne sera jamais une social-démocratie scandinave. Mais on n’en est pas là. Tout cela est un gâchis épouvantable, la souffrance des Ukrainiens et tout le reste.
(1) Hubert Védrine, Dictionnaire amoureux de la géopolitique, Éditions Plon.
publié le 1° avril 2022
Lina Sankari sur www.humanite.fr
La France chérit la liberté dont elle se veut le phare depuis la Révolution de 1789. Les libertés aussi, devrait-on dire, puisque notre pays se targue de protéger un ensemble de droits reconnus par la grâce de la Constitution. On voit déjà quelques esprits chagrins rétorquer et pointer les assauts de ceux qui veulent la diminuer. Pourtant, qu’on en juge : le président Macron, malgré ses attaques contre la liberté d’informer, n’a-t-il pas proposé l’asile – refusé par l’intéressée – à la journaliste russe Marina Ovsiannikova qui avait fait irruption pendant un journal télévisé pour dénoncer l’offensive en Ukraine ?
En termes de liberté, il y a également des silences éloquents. Le 10 mars, l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri a de nouveau été condamné à quatre mois de détention administrative par la justice militaire israélienne, qui considère qu’il représente une « menace pour la sécurité de la région ». Rien de moins. Interrogé par « l’Humanité » sur le harcèlement dont est l’objet Salah Hamouri pour sa critique de l’opération militaire israélienne dans les territoires palestiniens, le ministère des Affaires étrangères déclare avoir engagé des « démarches (…) pour obtenir des explications » auprès des autorités. Le Quai d’Orsay assure en outre que, en vertu de la convention de Vienne, les services consulaires ont pu lui rendre visite le 21 mars.
Point de protestation à haute voix comme pour la Russie, donc. Il s’agirait de ne pas froisser l’allié israélien au nom de la liberté. Celle de vivre sur la terre où Salah Hamouri est né et celle de sa famille de le rejoindre. Malgré des dossiers d’accusation vides, un citoyen français est régulièrement incarcéré depuis l’âge de 19 ans. Selon le droit, la détention arbitraire constitue une violation. Mais le phare français s’allume par intermittence.
sur https://www.france-palestine.org/
Un appel de 74 organisations à travers le monde dont plusieurs françaises - En commémoration de la Journée de la Terre - 30 mars 2022 - les Palestiniens réitèrent leur appel à la communauté internationale pour qu’elle enquête sur l’Israël de l’apartheid et lui impose des sanctions. Étant donné qu’Israël méprise sans vergogne le droit international depuis plus de sept décennies, il ne doit jamais être exempté des sanctions établies pour maintenir l’ordre juridique international et les droits de l’homme.
Il y a quarante-six ans, le 30 mars 1976, la police coloniale israélienne a abattu six citoyens palestiniens d’Israël lors d’une manifestation contre la prise de contrôle par Israël de milliers de donums de terres palestiniennes. Depuis lors, cet événement est connu sous le nom de Journée de la terre, commémorée chaque année par les Palestiniens le 30 mars. Lors de cette date commémorative, les Palestiniens soulignent leur lutte incessante contre l’apartheid israélien, l’occupation militaire et le colonialisme de peuplement. Ils soulignent leur enracinement sur leurs terres et dénoncent leur appropriation brutale par l’État, ses colonies et ses institutions para-étatiques, qui tentent souvent de déguiser leurs opérations en initiatives “environnementales” ou “de développement”. Il n’y a rien de vert dans le vol de terres.
La dépossession violente et le déplacement de communautés entières par les puissances coloniales, les institutions étatiques et les entreprises, le vol des terres et des ressources et le déni du droit d’exister sur les terres où nous sommes enracinés, est une expérience que nous partageons avec les peuples autochtones et les communautés rurales du monde entier. Notre lutte est leur lutte ; leur lutte est notre lutte.
Cette année, la commémoration de la Journée de la Terre intervient alors qu’Israël accélère et intensifie l’appropriation des terres palestiniennes. Les appareils d’apartheid israéliens évincent les Palestiniens de leurs terres à Al-Naqab, Jérusalem, les collines du sud d’Hébron, la vallée du Jourdain et au-delà, et les ghettoïsent dans des bantoustans toujours plus petits. À cela s’ajoute une violence accrue infligée aux Palestiniens pour réprimer leur résistance à l’oppression israélienne. Depuis le début de l’année 2022, 18 Palestiniens de Cisjordanie ont été tués par la violence israélienne. Les forces israéliennes ont également intensifié les arrestations de Palestiniens des deux côtés de la ligne verte. Rien qu’en janvier 2022, les forces israéliennes ont arrêté 504 Palestiniens en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est, et plus de 100 citoyens palestiniens d’Israël à Al-Naqab.
Il y a quatre ans, en 2018, des milliers de Palestiniens assiégés dans la bande de Gaza ont marqué la Journée de la terre en manifestant aux frontières de Gaza. Dans ce qui est devenu connu sous le nom deGrande Marche du retour, les manifestants ont demandé la fin de leur incarcération israélienne dans une prison à ciel ouvert depuis 2007. Étant donné que 70 % des Palestiniens de Gaza sont des réfugiés expulsés de leurs foyers lors de la création d’Israël en 1948, les manifestants ont exigé qu’ils retournent dans leurs foyers et sur leurs terres, un droit inscrit dans la résolution 194 des Nations unies. Israël a réprimé les manifestations non violentes qui se sont poursuivies sans relâche pendant 21 mois en assassinant au moins 214 Palestiniens et en blessant plus de 36 100 autres. Quatre ans après la Grande Marche du retour, Gaza continue d’être assiégée par Israël et subit les assauts brutaux de ce dernier.
Israël profite du silence et de la complicité directe de la communauté internationale pour continuer à violer effrontément le droit international et l’ensemble du cadre des droits de l’homme. C’est pourquoi l’appel à sanctionner Israël est depuis longtemps un pilier central de la lutte palestinienne pour l’autodétermination.
Avec Amnesty International, Human Rights Watch ainsi que les organes et les procédures spéciales de l’ONU se faisant l’écho des appels palestiniens, il existe aujourd’hui un consensus mondial dans la communauté des droits de l’homme sur le fait qu’Israël doit être tenu pour responsable du crime d’apartheid commis contre le peuple palestinien. Pourtant, les gouvernements du monde entier continuent à fournir des armes à Israël et à renforcer leurs relations commerciales avec lui. De plus, l’apartheid israélien est normalisé et accueilli favorablement dans différents forums et arènes internationaux.
Aujourd’hui, alors que les puissances mondiales s’accordent sur des sanctions aveugles pour défendre la souveraineté de l’Ukraine, leur hypocrisie à s’opposer aux demandes palestiniennes de sanctions ciblées apparaît au grand jour.
Alors que les Palestiniens des deux côtés de la ligne verte se rassemblent à l’occasion de la Journée de la Terre pour surmonter la fragmentation géopolitique israélienne et résister à la colonisation de nos terres, nous réaffirmons notre solidarité avec tous ceux qui, à travers le monde, luttent pour les droits à la terre et aux ressources.
Nous appelons les gens du monde entier à se joindre à nous pour mettre fin aux liens de complicité et faire en sorte que les gouvernements remplissent leurs obligations en vertu du droit international en :
Enquêter sur l’apartheid israélien et en réactiver les mécanismes de l’ONU pour combattre l’apartheid afin d’imposer des sanctions ciblées à Israël, y compris un embargo militaire.
Faire campagne pour que les gouvernements interdisent et que les magasins et supermarchés retirent du marché les produits provenant des colonies illégales d’Israël et faire campagne pour mettre fin aux contrats et aux investissements dans les entreprises qui soutiennent ces colonies, en particulier celles qui figurent dans la base de données de l’ONU.
Demander des comptes aux institutions qui favorisent notre dépossession, comme le soi-disant “Fonds national juif” (JNF), et joindre les efforts pour découvrir leur complicité avec le nettoyage ethnique, les colonies illégales et l’apartheid contre le peuple palestinien.
Soutenir les enquêtes en cours de la Cour pénale internationale sur les crimes israéliens commis contre les Palestiniens en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.
Dénoncer et rejeter la normalisation de l’apartheid israélien dans les domaines culturel, universitaire, politique, économique et environnemental à l’échelle mondiale.
Parmi les signataires :
Association France Palestine Solidarité (AFPS) - France
Comité de Vigilance pour une Paix Réelle au Proche-Orient (CVPR PO) - France
Union Juive Française pour la Paix - France
MRAP (Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples) - France
BDS France - France
Collectif Faty KOUMBA : Association des Libertés, Droits de l’Homme et non-violence - France
Collectif Judéo Arabe et Citoyen pour la Palestine - France
Femmes en Noir - France
Parti Communiste Francais (PCF) - France
publié le 29 mars 2022
Vadim Kamenka sur www.humanite.fr
Au sortir des négociations entre Russes et Ukrainiens, les contours d’un accord de paix ont été évoqués, mardi. Un cessez-le-feu pourrait intervenir lors d’une rencontre présidentielle.
Plus d’un mois après le début du conflit en Ukraine et son invasion par la Russie le 24 février, les autorités russes ont ouvert la porte à une rencontre entre les présidents Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky. Cette proposition est arrivée au terme de trois heures de négociations qui se tenaient mardi au palais de Dolmabahce, à Istanbul. Le responsable de la délégation russe et représentant du président, Vladimir Medinski, a fait état de « discussions substantielles ». Il a surtout surpris l’assistance et de nombreux diplomates en indiquant que les propositions « claires » de l’Ukraine en vue d’un accord allaient être « étudiées très prochainement et soumises au président » Vladimir Poutine et qu’un sommet entre les deux chefs d’État serait possible en cas d’un compromis pour mettre fin aux hostilités.
C’est la première fois que Moscou évoque cette possibilité. Encore la veille, Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères, avait écarté en conférence de presse cette hypothèse, affirmant qu’elle serait pour l’heure « contre-productive » car elle doit être « bien préparée » pour aborder l’ensemble des problèmes accumulés toutes ces années. « Les avancées ont dû être plus que substantielles. Ils ont dû aboutir à des garanties sur un certain nombre de points clés comme le Donbass, la neutralité de l’Ukraine et la démilitarisation », analyse un diplomate français en Russie.
Cette première avancée vers un potentiel accord de paix est partagée par la partie ukrainienne. Le responsable des négociateurs, David Arakhamia, a aussi estimé que les conditions étaient désormais « suffisantes » pour une rencontre des deux présidents. Pourquoi ? Parce que la principale demande de l’Ukraine d’aboutir à un accord international signé par les États-Unis, la Chine, la France, le Royaume-Uni (quatre membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU) et cinq pays de l’Alliance atlantique (Allemagne, Canada, Italie, Pologne, et Turquie) et Israël garantissant la sécurité de Kiev serait en bonne voie. « Nous voulons un mécanisme international de garanties de sécurité dans lequel les pays garants agiront de façon analogue à l’article 5 de l’Otan (stipulant qu’une attaque contre l’un de ses membres est une attaque contre tous – NDLR) et même de façon plus ferme », a expliqué David Arakhamia.
L’Ukraine accepterait en contrepartie la « neutralité et le statut non nucléaire » et l’abandon de ses aspirations à rejoindre l’Otan, même si elles avaient été récemment inscrites dans sa Constitution. Pour le directeur de l’Observatoire franco-russe, Arnaud Dubien, « les négociations du jour, dont on n’attendait pas grand-chose, pourraient bien produire plus d’effet que prévu (y compris sur le plan militaire – Moscou annonce une réduction significative de ses activités sur les fronts de Kiev et Tchernigiv) ». Car il s’agit de l’autre information du jour. Le vice-ministre de la Défense russe Alexandre Fomine a annoncé que Moscou allait « réduire radicalement (son) activité militaire en direction de Kiev et Tcherniguiv », dans le nord du pays, les négociations sur un accord sur la neutralité de l’Ukraine « entrant dans une phase pratique ». Rien sur le reste du territoire, la Crimée et le Donbass étant « provisoirement exclus » de l’accord.
Marc de Miramon sur www.humanite.fr
Pour Georges Corm, le creusement du fossé entre les pays « occidentaux » et le reste du monde va essentiellement profiter, à court terme, aux États-Unis. Georges Corm est économiste et historien, ancien ministre des Finances du Liban
Quelle analyse faites-vous de la guerre en cours entre l’Ukraine et la Russie ?
Je pense qu’il s’agit aussi d’un piège qui a été tendu à la Russie. N’oubliez pas que Moscou et Kiev se sont engagés avec les accords de Minsk 1 et 2, lesquels n’ont jamais été appliqués. Et l’Otan n’a pas respecté sa promesse, formulée au lendemain de la chute du mur de Berlin, de ne pas s’approcher des frontières de l’ancien empire russe. D’autres événements sont délaissés par les médias, comme l’implication du fils de l’actuel président Biden (Hunter Biden – NDLR) dans des scandales de corruption en lien avec le gouvernement ukrainien.
D’un point de vue cynique, les États-Unis sont les grands vainqueurs de la guerre en cours : l’Otan, qu’Emmanuel Macron décrivait en état de « mort cérébrale » il y a quelques mois, est totalement remise en selle. Washington se met à vendre son gaz de schiste aux Européens alors qu’il n’y parvenait pas jusqu’à présent, les livraisons d’armes se multiplient et Berlin tourne le dos à la politique qui misait sur la coopération et le bon voisinage avec Moscou. La Russie a exprimé depuis un certain moment des signes d’impatience et d’énervement. Il était évident pour tous les observateurs que l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne comme à l’Alliance atlantique constituait une ligne rouge pour Moscou. En sens inverse, souvenez-vous que lorsque les Soviétiques ont envoyé des fusées à Cuba, les Américains ne l’ont pas accepté et le monde s’est de facto retrouvé au bord d’une guerre nucléaire. J’étais aux États-Unis à ce moment-là et je peux vous garantir que tout le monde se préparait à une apocalypse imminente.
Craignez-vous que cette guerre n’aggrave la fracture Nord-Sud, notamment avec l’explosion des prix des matières premières, qui risque de jeter des dizaines, voire des centaines, de millions de gens dans la pauvreté ?
Cette issue est malheureusement la plus probable. Les pays les plus pauvres de la planète, en Afrique bien sûr mais aussi en Afghanistan ou au Pakistan, vont énormément souffrir. Tout cela va renforcer les positions de la Chine, qui se pose en contre-modèle de Washington et entend commercer avec tout le monde et s’oppose à la politique de sanctions défendue par les États-Unis et l’Union européenne. Mais Pékin n’est pas seul à jouer cette partition, comme on l’a vu avec l’Inde ou l’Indonésie, qui se sont abstenus de condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En réalité, considérer la Russie comme « isolée » relève de la propagande de bas étage. Il y a aujourd’hui, dans ce qu’on appelle l’Occident politique, une pensée dominante extrêmement virulente. Quand j’écoute les différentes radios et télévisions de ce monde-là, on a le sentiment qu’ils sont gouvernés par un parti unique !
Vous rejetez pourtant le concept d’Occident, comment alors définir ou nommer cet ensemble de pays qui tente de venir au secours de l’Ukraine en lui donnant des armes et en sanctionnant la Russie ?
C’est une alliance militaire et politique multinationale qui est mise sur pied par les États-Unis. Dans ce dispositif, Volodymyr Zelensky joue un rôle particulier. Loin d’être le héros et le saint homme dont on parle, il est avant tout le garant des intérêts de cette coalition internationale face à la Russie. Le problème, dans cette pensée unique actuelle, c’est que toute prise de distance avec le gouvernement ukrainien est interprétée comme une défense de la Russie et de Vladimir Poutine. Il faut aussi comprendre que pour une partie de l’opinion publique mondiale, et je la partage, les violations des droits de l’homme perpétrées par les États-Unis sont innombrables. Nous pouvons citer, entre autres, le soutien au coup d’État du général Pinochet au Chili contre Salvador Allende, la prison de Guantanamo, toutes les horreurs commises en Irak dès que Saddam Hussein avait terminé ses basses besognes en Iran. Et c’est une vieille histoire, tant la politique de Washington vis-à-vis de Téhéran était intimement liée avec la stratégie globale d’affaiblissement de Moscou dans la perspective de l’affrontement Est-Ouest.
Lorsque j’étais ministre des Finances au Liban (1998-2000), j’ai dîné avec James Baker, qui était secrétaire d’État américain au moment de la première guerre du Golfe. Je lui ai demandé si sa conscience ne le troublait pas par rapport à ce que lui et d’autres avaient fait subir à l’Irak. Il m’a répondu que pas du tout, qu’il était très content de tout ce qui avait été fait, et que toutes les catastrophes subies par le peuple irakien relevaient de la seule responsabilité de Saddam Hussein. Toute l’histoire des États-Unis est d’une cruauté invraisemblable, du génocide des Indiens à la traite négrière.
publié le 26 mars 2022
Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr
Pour Philip Golub, professeur de relations internationales à l’Université américaine de Paris, la guerre en Ukraine signe le retour du monde du XIXe siècle sans centres d’autorités capables d’imprimer un ordre stable.
Vladimir Poutine a réussi cet exploit tout à fait extraordinaire de refonder l’unité de l’Occident et de l’alliance atlantique. L’invasion de l’Ukraine a cristallisé et reconsolidé l’alliance atlantique et l’OTAN, les deux, donc, aux niveaux politique et militaire. Alors que les deux rives de l’atlantique étaient en voie de se séparer de plus en plus profondément à la fois politiquement et idéologiquement au cours des dernières décennies, cette guerre créée une dynamique d’affrontement entre Est et Ouest, non pas idéologique comme du temps de la guerre froide entre communisme et capitalisme, mais en des termes de compétition politique et stratégique interétatique entre l’alliance atlantique et la Russie. On remarque une forme de prise conscience de la part des pays européens qui ont très peu contribué à leur propre défense ces dernières décennies de la nécessité d’augmenter significativement leurs budgets de défense ainsi qu’une demande de présence accrue, à la fois politique et militaire, des États-Unis sur le continent européen. Les résultats sont à contre-courant des tendances des dernières décennies.
Pour ce qui est de Joe Biden, il a géré de façon prudente, agissant à la fois sur des leviers diplomatiques et de sanctions économiques, sans jamais dépasser les limites qui pourraient entraîner une confrontation directe. C’est une gestion diplomatique qui a été comprise en Europe comme un retour à une certaine fiabilité américaine.
Au niveau des institutions de sécurité, il y a une forme de consensus pour appliquer la pression de façon systématique mais toujours en deçà d’un palier qui entraînerait des dynamiques plus larges. Quelques voix minoritaires existent, surtout des élus républicains, qui réclament des mesures d’action militaire plus directe. Personne au sein des institutions de sécurité n’est favorable à ce genre de scénario. Ils estiment que choisir une voie de confrontation directe ferait potentiellement basculer dans une troisième guerre mondiale. Les principes de la dissuasion nucléaire sont en marche et, de ce point de vue, les évolutions dépendent plus des décisions prises à Moscou qu’à Washington. Le consensus aux États-Unis est de ne pas franchir de seuils décisifs.
Ce n’est pas en raison d’une défiance des Américains vis-à-vis des guerres que les États-Unis ont adopté cette position stratégique mais tout à fait exclusivement du fait de leur raisonnement en termes de potentiel d’escalade en cas d’affrontement plus large et direct. L’état-major américain estime que le danger serait que la Russie utilise les avantages comparatifs dont ils disposent, à savoir les armes nucléaires. C’est l’équilibre nucléaire qui préside aux décisions américaines de rester sous un certain seuil dans la manière dont ils gèrent ce conflit.
Ce qui se passe implique une certaine forme de recentrage vers la partie occidentale de l’Eurasie, donc le continent européen. Ce qui n’était pas désiré par les États-Unis du fait évidemment du défi plus grand constitué, à leurs yeux, par la montée en puissance de la Chine. La consolidation de l’alliance atlantique et de l’OTAN crée potentiellement les conditions de mise à l’épreuve de la Chine à l’avenir par le système atlantique tout entier. La crise actuelle démontre pour l’instant aux Européens que l’alliance américaine est indispensable dans un monde devenu de plus en plus anarchique, là où les Européens, sur les questions russe comme chinoise, étaient beaucoup plus orientés vers l’économie et le commerce.
D’un côté, la situation pose problème aux États-Unis dans leur ambition d’orienter leurs énergies et les leurs moyens vers l’Asie-Pacifique. Mais, dans le même temps, cela crée pour eux des conditions politiques meilleures du point de vue de la construction politique occidentale vis-à-vis de la Chine. Par exemple, la situation montre que les sanctions économiques concentrées et d’une très grande ampleur peuvent faire énormément de mal à des grandes économies. En ce sens, je ne pense pas que cela remette en cause les grandes orientations états-uniennes en Asie-Pacifique et vis-à-vis de la Chine.
D’abord, la situation est très périlleuse et nous n’en connaissons pas l’issue. Disons que s’il n’y a pas une escalade au-delà d’un certain seuil, il est clair que, pour les États-Unis, ce que Poutine a initié représente une erreur stratégique de très grande envergure. Il est en train de construire ce qu’il voulait affaiblir. C’est son action mal pensée qui refonde l’unité atlantique. Pour les États-Unis, cela représente un gain au regard des divergences euro-américaines sur un certain nombre de sujets ces dernières années.
En effet, trente-sept pays se sont abstenus, parmi lesquels l’Inde, l’Afrique du Sud ainsi qu’une quinzaine d’autres pays africains. Ce vote ne veut pas nécessairement signifier un soutien à l’invasion de l’Ukraine. Il dit que les gouvernements d’une part importante de la population mondiale ne souscrivent pas une lecture binaire à la fois du conflit et des relations internationales. Une partie importante du monde, que l’on appelait autrefois le monde en voie de développement, ne veut pas rentrer dans des logiques d’affrontement binaire ou dans un schéma de compréhension de ce qui vient de se passer comme étant réduisible à une lutte entre démocraties et autocraties. Cela pourra certes changer au gré de ce qui se passera sur le champ de bataille dans ce moment de tragédie historique.
Cela dit aussi que les États-Unis ne dominent pas la politique internationale aujourd’hui. Ils ne se trouvent pas dans une position unipolaire comme ils l’ont été très brièvement et pas tout à fait entièrement à la fin de la guerre froide. Le monde a toujours été polycentrique et pluriel. L’apparente difficulté des États-Unis aujourd’hui à créer un ordre mondial reflète en fait une évolution historique évidente : que la puissance américaine n’est plus ce qu’elle était en 1991 ni en 1945. Ça, nous le savions déjà.
L’environnement international est caractérisé aujourd’hui par un retour au XIXe siècle, à une anarchie, au sens littéral et étymologique, c’est-à-dire sans centres d’autorités capables d’imprimer un ordre stable. Cette situation d’anarchie implique nécessairement une remise en cause des conceptions libérales de la mondialisation qui ont eu cours depuis la fin de la guerre froide et qui se trouvaient déjà très fissurées ces dernières années. Le monde d’après, en supposant qu’il y ait un monde d’après, va être caractérisé par cette anarchie grandissante. On le voit dans la multiplication possible de conflits territoriaux et de possibles confrontations militaires. La Corée du Nord a profité de ce moment particulier pour lancer un missile balistique de portée plus longue que les missiles lancés précédemment. On le voit dans les fractures des flux internationaux et les déchirements des chaînes de productions transnationalisées. Nous sommes sortis du cadre d’une certaine forme de régulation du monde par à la fois la mondialisation économique et financière et la prédominance des logiques économiques sur les logiques politiques. Nous sommes de nouveau entrés dans une ère à la fois de rivalités, de compétitions et de dangers stratégiques durables.
Francis Wurtz sur www.humanite.fr
Joe Biden et ses alliés, anglo-saxons comme européens, semblent se voir (presque) revenus aux lendemains de la chute de l’Union soviétique, quand le président Bush (senior) pouvait encore dire, dans son « discours sur l’état de l’Union » de janvier 1992 : « Grâce à Dieu, l’Amérique a gagné la guerre froide. Un monde jadis divisé en deux camps reconnaît aujourd’hui la supériorité d’une seule puissance : les États-Unis. »
Certes, il y a aujourd’hui un gros caillou dans la chaussure des États-Unis. Il est économique plus que militaire : c’est cette insupportable épée de Damoclès de la puissance chinoise qui menace le « leadership » américain, l’enjeu stratégique numéro un pour Washington. Mais, par sa guerre d’agression contre l’Ukraine, Vladimir Poutine lui offre une occasion historique d’affaiblir lourdement l’autre éternel rival, la Russie, et permet à la coalition occidentale de revêtir la panoplie de défenseure du « monde libre », rassemblant, apparemment, derrière son étendard tous les pays en désaccord avec l’aventure sulfureuse du chef du Kremlin. Autrement dit, la quasi-totalité des nations du globe. Une aubaine stratégique inespérée pour « l’Amérique » et ses alliés. Et pourtant…
L’analyse des votes de l’Assemblée générale des Nations unies, le 3 mars dernier, donne une image du monde beaucoup plus contrastée que celle d’une hégémonie sans partage de « la famille occidentale ». Rappelons que, si Moscou fut, légitimement, isolé dans ce vote, puisque seules la Biélorussie, l’Érythrée, la Syrie et la Corée du Nord approuvèrent sa stratégie en Ukraine, les Occidentaux ne furent pas plébiscités pour autant. Bien des pays, et non des moindres, n’entendent plus être soumis à un camp. Pas moins de 35 pays se sont, en effet, abstenus et 12 autres ne prirent pas part à ce fameux vote. Parmi ces récalcitrants, il y a la Chine, qui, bien qu’alliée de la Russie, souligne que « la crise ukrainienne n’est pas quelque chose que nous souhaitions voir venir », car « la guerre n’est dans l’intérêt de personne » et doit cesser au plus tôt. Il y a également l’Inde, qui, bien qu’alliée des États-Unis, n’a pas cédé à leurs (fortes) pressions et a refusé de s’aligner sur les positions occidentales. Il y a, enfin, 22 pays africains, dont le Sénégal qui, bien que réputé proche de la France sinon de l’Europe, a tenu à marquer sa différence.
C’est que nombre de pays du Sud constatent chaque jour un peu plus que leurs intérêts bien compris sont les parents pauvres des stratégies des « grandes puissances » : l’ONU n’annonce-t-elle pas que la guerre russe contre l’Ukraine et la « guerre économique et financière totale contre la Russie » (Bruno Le Maire) risquent d’entraîner « une crise alimentaire mondiale », en particulier dans les pays les plus démunis ? Quant aux grands États « émergents », des voix fortes s’y élèvent en faveur de la mise en place d’un système financier et commercial international moins dépendant des instruments de la domination occidentale, comme le dollar ou le système de messagerie interbancaire Swift. Leur message est clair : notre opposition à la guerre russe ne fait pas de nous les obligés de l’Occident
Interview par Lina Sankari sur www.humanite.fr
Un mois après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Bertrand Badie rappelle les responsabilités de l’Occident après l’effondrement de l’URSS, analyse les stratégies déployées par les acteurs en présence et esquisse les solutions pour une sortie du conflit.
L’économie russe « va retourner vingt ou trente ans en arrière », assurait récemment l’ancien conseiller économique du gouvernement russe Sergeï Gouriev. Selon le professeur des universités à Sciences-Po Paris Bertrand Badie, les menaces d’exclusion de la Russie du système global et les perspectives d’anéantissement économique constituent une nouvelle forme de dissuasion. Auteur des « Puissances mondialisées : repenser la sécurité internationale », Bertrand Badie analyse les grandes lignes de force internationales qui émergent à la faveur de la guerre en Ukraine.
Il faut se méfier des formules qui frappent l’imagination dans des périodes de troubles. On verra, lorsque la fièvre sera retombée, quelles seront les conséquences d’un événement dont on ne peut qualifier la nature aujourd’hui. Il y a des tendances qui se dégagent. Lors du vote à l’Assemblée générale des Nations unies, est apparue une coupure entre le Nord et le Sud, une sorte de second Bandung, la grande conférence afro-asiatique de 1955 qui cherchait à s’émanciper de la bipolarité imposée. Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’une bipolarité imposée mais de conflits dénoncés comme étant des querelles internes au monde ancien et dont ils ont peur de devoir payer le plus gros de la facture parce que les conséquences économiques et humanitaires de cette crise seront beaucoup plus fortes là où les souffrances sociales sont les mieux installées. C’est une tendance négligée parce que l’idée que le Sud est une périphérie reste dominante.
La seconde conséquence de ce conflit réside dans la physionomie de l’Europe. Je n’irai pas jusqu’à dire que l’Europe a réussi en quelques semaines une intégration et une convergence qu’elle n’avait pu atteindre pendant des décennies. Personne ne peut prédire ce que sera l’Europe des 27 à la fin de cette crise. On ne sait si les divisions d’antan ne reprendront pas le dessus. En revanche, pour la première fois depuis 1945, on assiste à une certaine distanciation des États-Unis. L’Otan s’est construite sur l’européanisation des États-Unis, leur installation, pas seulement militaire, sur le continent. Aujourd’hui, si la superpuissance américaine suit les événements, on la sent moins impliquée, et l’Europe a vraiment le sentiment de se retrouver de l’autre côté de l’Atlantique.
De même, la crise avec la Russie, qui n’a jamais été intégrée dans l’espace européen post-1989, a atteint son paroxysme. Il faudra bien penser un régime de sécurité commun. L’Europe occidentale a misé sur l’absurde en excluant politiquement la Russie de l’espace européen, tout en renforçant ses liens de dépendance économique et énergétique. On a aujourd’hui atteint un point de non-retour, où l’alternative réside soit dans l’exclusion complète – peu probable –, soit dans la définition d’un nouveau dénominateur commun que l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe aurait pu porter.
Cette guerre est enfin la première de la mondialisation. À l’aventure militaire totale lancée par le maître du Kremlin, répond un nouveau langage qui ne passe pas par la destruction militaire mais par l’exclusion du système global et les perspectives d’anéantissement économique. C’est une forme de dissuasion presque aussi angoissante que la dissuasion nucléaire. À l’issue de cette guerre, on saura si c’est réellement une voie de résolution des conflits.
Je crois qu’il misait d’abord sur la restauration de l’ancien monde. Ce qui est frappant dans sa rhétorique, c’est son aspect passéiste. Les références de Poutine se construisent autour de l’Empire russe jusqu’à son berceau ukrainien qui nous ramène à la fin du XIXe siècle, de l’URSS non pas comme régime mais comme puissance, de la rhétorique d’après 1945 dont est extraite la notion absurde de dénazification et de la guerre froide où le bras de fer réglait le jeu international.
À la chute du mur de Berlin en 1989, Mikhaïl Gorbatchev déclarait, à Malte devant George Bush, que l’Union soviétique n’avait plus aucun intérêt à concurrencer le monde occidental. Les Occidentaux pensaient entrer dans une ère unipolaire où ils auraient vocation à être les gendarmes du monde, c’est le messianisme des néoconservateurs. Or, toutes leurs interventions ont échoué, sauf peut-être l’opération « Tempête du désert » menée sous mandat des Nations unies.
Ces interventions illimitées dans leur nombre, leur mode opératoire, leur façon de se légitimer ont réveillé les oppositions. Or, la Russie d’Eltsine ne s’était pas constituée dans l’opposition à l’Occident. La marginalisation, l’humiliation récurrente ont fabriqué un revanchard nationaliste inquiet de reconstituer sa puissance. Le danger s’est périodiquement manifesté : prise de l’aéroport de Pristina (en 1999, au lendemain de la guerre du Kosovo – NDLR), Géorgie, Syrie et Crimée. Ce qui nous ramène à cette décision extrêmement brutale de maintien de l’Otan, alors que le pacte de Varsovie a de fait été dissous avec l’effondrement de l’URSS. Ce maintien de l’Otan appelait à la reconstitution d’ennemis soit désignés, soit qui se considéraient comme tels.
Jamais Poutine ne pouvait imaginer que le paramètre social jouerait dans sa conquête de l’Ukraine. On voit à quel point l’entrée des chars russes en Ukraine ne ressemble en rien à celle des chars soviétiques en Tchécoslovaquie en 1968. Admettons que la puissance de feu finisse par l’emporter, nul ne dit que cette armée pourra se transformer en armée d’occupation sans essuyer des sabotages, des insurrections. Il en va de même avec cette jeune femme qui a brandi une pancarte pacifiste en direct au journal télévisé russe. Les dictateurs ne savent pas compter sur la pression sociale, cela a joué de mauvais tours à Moubarak, Ben Ali, Kadhafi, Blaise Compaoré…
La solution à esquisser passe par cela, comme par la définition d’un statut pour le Donbass et d’un nouvel ordre de sécurité en Europe. Durant la guerre froide, les États passaient des traités pour garantir la neutralité d’autres pays. Aujourd’hui, les relations internationales ne peuvent plus fonctionner ainsi. On ne peut pas ôter sa souveraineté à un État et ses désirs ou attractions à un peuple. En revanche, on peut trouver une formule qui passe par la redéfinition de la fonction des alliances militaires et singulièrement de l’Otan. Ce n’est pas tant du peuple ukrainien qu’il faut obtenir des engagements mais de l’Otan comme organisation anachronique.
Cela montre la fragilité de cette construction à la serpe que constitue l’alliance indo-pacifique, qui recèle le même danger. À l’instar de la Russie, la Chine pourrait se sentir menacée lorsqu’elle verra se concrétiser ce cordon qui va de l’Inde au Japon en passant par l’Australie et le cœur du Pacifique. Le jeu très complexe de la Chine aujourd’hui tient probablement compte du message qu’elle entend adresser aux puissances occidentales. La manière dont les différents États indo-pacifiques ont réagi à la crise ukrainienne montre la fragilité de ce type d’alliances. L’Inde n’a pas voté la résolution condamnant la Russie. Ce qui en fait un allié étrange. Enfin, on comprend tout le danger et la naïveté à concevoir une coopération internationale s’adossant sur le jeu des alliances militaires. La Chine agit principalement par recours à des instruments économiques, les Nouvelles Routes de la soie. Est-il pertinent de répondre à un projet mondialisé par un projet militaire régionalisé ? Est-il raisonnable de se projeter dans un espace géographique qui n’est pas le sien ? C’est valable pour les États-Unis, mais également pour la France, même si Paris a encore des possessions dans le Pacifique. La version moderne de notre sécurité passe-t-elle par un engagement militaire dans un espace difficile à contrôler ? La France est incapable de s’imposer en Méditerranée. Ce n’est pas parce que, sur le papier, le droit de la mer donne un espace maritime dans le Pacifique à la France que l’avenir et le bonheur du peuple français se jouent là-bas.
Le vote du Conseil de sécurité a clairement montré – mais est-ce nouveau ? – à quel point les institutions traditionnelles du système onusien sont paralysées par le droit de veto des cinq membres permanents du Conseil de sécurité et par une définition de la sécurité datée de la guerre froide. Ils ont toujours refusé de se saisir des enjeux nouveaux de sécurité globale comme le climat, l’alimentation et la santé. À l’Assemblée générale, qui n’a pas de pouvoir contraignant, le système onusien joue son rôle de forum. Autre élément qui n’est pas rassurant : l’effacement du secrétaire général. On n’a pratiquement pas entendu Antonio Guterres. Il aurait résolument été mis à l’écart, notamment par la Russie. Pendant la guerre froide, même le Birman U Thant, qui n’avait pas beaucoup d’épaisseur, avait joué un rôle très actif dans la crise des missiles de Cuba. On ne sait pas regarder des institutions telles que le Programme alimentaire mondial, le Haut-Commissariat aux réfugiés ou l’OMS, qui font le succès ou du moins contiennent l’échec du système onusien. Il faut s’appuyer sur elles. Une fois qu’on aura surmonté la crise ukrainienne, il faudra bien s’occuper de la sécurité alimentaire, de la sécurité sanitaire qui n’a pas avancé malgré les millions de morts depuis 2020, du changement climatique. C’est l’Otan qui s’en occupera ? Vladimir Poutine ? La conquête éventuelle de l’Ukraine fera-t-elle avancer d’un iota ces questions ? On oublie le Yémen, la Syrie, le désastre absolu au Sahel. Qui les prendra en compte ? Les rodomontades de tel ou tel va-t-en guerre occidental ? Ces questions resteront les mêmes, elles seront aggravées par la crise ukrainienne et il faudra bien prendre des initiatives qui répondent à une tout autre grammaire.
Bertrand Badie est professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences-Po). Depuis sa thèse « Stratégie de la grève. Pour une approche fonctionnaliste du Parti communiste français », il est l’auteur de nombreux ouvrages clés et enrichit l’analyse des relations internationales de la sociologie durkheimienne. Avec Dominique Vidal, il codirige la collection « L’état du monde ».
publié le 24 mars 2022
Vadim Kamenka, Christophe Deroubaix, Marc de Miramon et Lina Sankari sur www.humanite.fr
Le président russe a envahi ce pays depuis un mois. Ce conflit criminel décrété par le Kremlin, qui a déjà causé des milliers de morts et une crise humanitaire, s’enlise, semblant refléter une erreur stratégique de la part de Moscou.
Vladimir Poutine a décrété l’invasion de l’Ukraine dans la nuit du 23 au 24 février. L’offensive visait des installations militaires et plusieurs localités : Kharkiv, Kiev, Marioupol, Odessa. Un mois et des milliers de morts plus tard, qui s’ajoutent aux 14 000 victimes du conflit dans le Donbass depuis 2014, la Russie détient, à l’exception de la ville assiégée de Marioupol, les pourtours de la mer d’Azov et a avancé le long de sa frontière terrestre et de celle de la Biélorussie. Néanmoins, aucune grande ville, excepté Kherson, n’est tombée.
À 4 heures du matin, le 24 février, le président russe prend la parole dans un discours télévisé. Il annonce : « Conformément aux traités d’amitié et d’assistance mutuelle avec les républiques populaires de Donetsk et de Lougansk ratifiés par l’Assemblée fédérale le 22 février de cette année, j’ai pris la décision de mener une opération militaire spéciale. » Vladimir Poutine venait de reconnaître, deux jours plus tôt, l’indépendance des deux républiques autoproclamées. Il déclenche une guerre, avançant comme objectifs « la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine » et la protection des « personnes victimes d’intimidations et de génocide par le régime de Kiev depuis huit ans ». Critiquant « l’expansion de l’Otan », il dénonce l’absence de prise en compte des demandes de Moscou concernant sa sécurité.
Quatre semaines plus tard, l’offensive « s’enlise malgré toutes les destructions », a affirmé, mercredi, le chancelier allemand Olaf Scholz. Les importantes difficultés militaires font douter d’un succès sur le terrain. « Tout dépend du but de Vladimir Poutine. Est-ce s’arroger l’accès à la mer d’Azov, fortifier le Donbass et obtenir quelques victoires symboliques, ou faire capituler Volodymyr Zelensky ? La seconde option semble désormais peu probable », analyse une journaliste russe.
Avant le conflit, les diverses demandes diplomatiques russes portaient sur la neutralité de l’Ukraine, sa démilitarisation et la renégociation d’une architecture de sécurité en Europe avec les États-Unis. La pression verbale et militaire exercée par Poutine l’a emmené jusqu’à la guerre, pour ne pas faire face à un échec. « Englué dans une surenchère meurtrière, il provoque le rapprochement de l’Otan de ses frontières, une Ukraine surarmée avec une perspective réelle d’association et le retour des États-Unis et de l’Alliance atlantique en Europe », analyse l’historien Andreï Gratchev. Pour sortir de cet échec, quelle que soit l’issue de la guerre, l’idée de faire passer une défaite pour une victoire est évoquée par Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en science politique à l’université de Nanterre : « Il est possible d’obtenir une concession de la part de Kiev et de la présenter en interne comme un succès. Mais on n’en prend pas le chemin. » Et Poutine s’enferme dans un discours fasciste et la répression.
Depuis quatre semaines, le conflit a servi de catalyseur pour unifier le pays contre l’envahisseur. Les bombardements quotidiens, les centaines de morts, les destructions ont réveillé un sentiment national dans la société et sur l’ensemble du territoire. « On se souvient tous du jour de l’attaque. Au fur et à mesure des jours et du sang versé, tous souhaitent combattre et aider pour stopper cette agression », témoigne Sveta à Odessa, sur les bords de la mer Noire. La résistance des Ukrainiens a surpris Vladimir Poutine, persuadé que sa guerre éclair et la destruction des installations militaires suffiraient au soulèvement des populations russophones dans l’Est, voire à leur adhésion et la capitulation. Au contraire, les liens économiques, culturels, familiaux avec la Russie sont devenus secondaires. « Au niveau régional, la Russie veut montrer que la guerre réside dans la défense du russe. Ce qui est faux. De nombreux russophones depuis 2014 s’opposaient déjà à Vladimir Poutine et défendaient l’indépendance de l’Ukraine », nous expliquait récemment l’écrivain Andreï Kourkov. Une erreur stratégique de Poutine, qui voit désormais de nombreux Ukrainiens russophones dans l’Est et le Sud se tourner vers l’ukrainien par élan national. Après huit années de guerre au Donbass, dans les villes reprises par l’armée russe, un ras le bol s’affirme sur cette nouvelle page du conflit au nom de la paix. « Détruire et tuer, cela ne résout rien », condamne Tania.
Vladimir Poutine a surestimé la force de frappe de son armée, tout en sous-estimant la puissance du sentiment national ukrainien. Pour autant, ces deux erreurs majeures d’appréciation expliquent-elles, à elles seules, l’enlisement militaire de la troisième armée la plus puissante au monde, qui évolue, de plus, sur une topographie familière, les plaines ukrainiennes ne présentant pas franchement les mêmes problèmes opérationnels que les montagnes afghanes ? À l’évidence, l’aide apportée par les Occidentaux est déterminante. Depuis le début, Washington revendique le partage de renseignements, facteur nodal dans les conflits armés. La livraison d’armes des pays occidentaux a évidemment renforcé la capacité militaire ukrainienne. Selon l’ancien général américain Ben Hodges, interviewé par l’Express, « les jours prochains seront déterminants pour l’issue du conflit. Nous sommes à un moment décisif, car les Russes sont en sérieuse difficulté ».
La rivalité entre les États-Unis et la Chine s’annonçait comme la matrice géopolitique du XXIe siècle. L’invasion d’un pays souverain par un pays membre du Conseil de sécurité est-elle de nature à rebattre ces cartes ? Après un mois de conflit, la position de Washington est clairement renforcée. Alors que, dans un premier temps, les pays européens se sont placés sur la ligne de front diplomatique (sanctions, question de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, fourniture d’armes à l’armée ukrainienne), Washington a retrouvé et même renforcé depuis sa place de leader. Son bras armé – l’Otan – est passé d’un état de « mort cérébrale » (diagnostiqué par Emmanuel Macron) à celui d’alliance relégitimée.
Quant à la défense européenne, le sommet du 24 mars à Bruxelles va entériner sa sujétion à l’organisation atlantiste, avec la bénédiction directe de Joe Biden. D’une certaine façon, le président états-unien voit prendre forme sa coalition des démocraties, pour laquelle il avait tenu un sommet en décembre dernier. Sauf que l’autonomisation de certains « alliés » sur ce sujet (Israël et Inde) lui dénie la possibilité de se décréter nouveau chef du « monde libre » comme le fit, en son temps, Ronald Reagan.
La Chine, elle, manie la prudence. Pékin appelle à des pourparlers, assure comprendre les craintes de son allié russe liées aux velléités d’élargissement de l’Otan tout en rejetant le séparatisme de Donetsk et Louhansk qui évoque, à ses yeux, la situation taïwanaise. Pour autant, la deuxième puissance mondiale n’est à l’origine d’aucune initiative diplomatique connue. Si elle permet à Pékin de jauger les réactions de son rival états-unien, la crise ukrainienne entrave toutefois sa stratégie économique des nouvelles routes de la soie qui s’accommodent mal d’une dégradation de la sécurité en Europe.
La Chine ne peut prendre le risque de se couper des marchés d’exportation occidentaux et du système financier international pour sortir la Russie de son isolement. En revanche, les autorités chinoises pourraient en profiter pour renforcer leur emprise sur le puissant voisin, devenu, depuis l’annexion de la Crimée en 2014, le premier partenaire économique du pays. Une forme de vassalisation qui ne dit pas son nom.
Face à un Vladimir Poutine inflexible sur ses objectifs de guerre, la marge de manœuvre de Volodymyr Zelensky paraît bien étroite, même si le président ukrainien a reconnu le caractère « nécessaire » des futures négociations qui ne s’annoncent « ni faciles ni agréables ». En pilonnant Marioupol et en encerclant Kiev tout en avançant vers le port stratégique et russophone d’Odessa, l’armée russe vise la capitulation du gouvernement de Zelensky.
Pour la Russie, il symbolise une Ukraine tournée vers l’Ouest, favorable à l’adhésion à l’Union européenne et à l’Otan, voire à une sortie du mémorandum de Budapest (qui garantit, entre autres, le statut du pays comme puissance non nucléaire), comme l’a évoqué le président ukrainien lors de la dernière conférence de Munich sur la sécurité en février 2022, quelques jours avant le déclenchement de l’offensive russe. En clair, Moscou exige le retour d’un État tampon, voire croupion à ses portes, tandis que Kiev prétend faire valoir ses droits de peuple libre et souverain, quitte à faire basculer les équilibres sécuritaires issus d’un monde post-guerre froide, adoptés dans la douleur afin de limiter les risques de conflit nucléaire. Volodymyr Zelensky a d’ailleurs promis qu’il soumettrait les termes d’un hypothétique accord de paix à référendum.
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
La xénophobie et le manque d’investissement réel des États membres de l’Union européenne continuent de plomber l’élan de solidarité avec l’ensemble des exilés venus d’Ukraine.
Pour eux, on ne parle pas de « crise migratoire » mais bien d’« élan de solidarité » et de « protection ». Selon l’ONU, le nombre de réfugiés ukrainiens ayant rejoint un État de l’Union européenne dépassait, lundi 21 mars, les 3,5 millions de personnes. Trois semaines après la toute première activation de la « directive de protection temporaire », pourtant adoptée il y a plus de vingt ans, l’UE découvre enfin que, au lieu de pratiquer contrôles et maltraitance aux frontières, l’ouverture de voies légales et l’accès au travail des réfugiés peuvent bel et bien fonctionner.
Une occasion pour le président de la Commission européenne de relancer l’appel, ce mercredi 23 mars, à la mise en œuvre du Pacte européen sur la migration et l’asile. « Tout ce qui s’est passé depuis son adoption (en 2020 – NDLR) nous rappelle que nous avions raison, a-t-il déclaré, le 22 mars. La crise à Evros (…), le feu de Moria, la crise en Biélorussie, la situation à Calais, maintenant l’Ukraine. Tout cela montre que l’Europe a besoin d’un cadre pour la migration et l’asile. » En France, pas moins de 26 000 réfugiés ukrainiens, dont 2 433 enfants d’ores et déjà scolarisés, « ont été recensés (…) depuis la fin du mois de février », a déclaré Jean Castex, le 21 mars.
Mais l’ombre de la xénophobie, présente au cœur des politiques migratoires européennes, continue cependant d’obscurcir ce tableau, radieux de prime abord… Trente-trois ONG africaines ont publié, le 4 mars, un communiqué exprimant leur « préoccupation face aux actes dégradants et inhumains que les ressortissants africains vivant ou résidant en Ukraine subissent, ont-elles écrit. S’ajoutent les actes xénophobes orchestrés par les autorités polonaises, qui procèdent de manière sélective (...) sur des critères liés à leur couleur de peau ».
Un système de tri qu’on retrouve également à la frontière franco-italienne. « Des ressortissants d’États tiers à l’UE (…) ont été remis aux autorités italiennes », indiquait, dimanche 13 mars, la préfecture des Alpes-Maritimes, en application d’« instructions nationales ».
La protection accordée par l’UE devait pourtant, au départ, s’appliquer aussi aux conjoints étrangers d’Ukrainiens et aux réfugiés résidant dans le pays avant la guerre. Mais une instruction du gouvernement français, adoptée le 10 mars, prévoit d’en exclure finalement certains « ressortissants de pays tiers ». Les associations de défense des droits des étrangers, dont France Terre d’asile et la Cimade, expriment à ce propos leur grande inquiétude.
L'Humanité lance une opération de solidarité concrète en partenariat avec le Secours populaire français : pendant un mois, nous appelons nos lectrices et lecteurs, amies et amis, à leur envoyer des dons et des mots pour la paix.
Vous pouvez télécharger ici le formulaire de don en PDF.
Une autre ombre au tableau est la conséquence du manque de moyens investis par les États dans l’accompagement des réfugiés ukrainiens, géré en grande partie par la société civile européenne, comme nous l’avions constaté lors de nos reportage en Pologne. « Le nombre de victimes potentielles arrivant d’Ukraine est susceptible d’attirer (...) des réseaux spécialisés dans le trafic d’êtres humains », a averti Europol en début de semaine.
Loan Nguyen sur www.humanite.fr
En Essonne, 49 jeunes migrants risquent d’être remis à la rue sans solution d’ici vendredi. Ils dénoncent une mesure visant à faire de la place aux réfugiés ukrainiens.
« On doit être sortis sous quarante-huit heures, sinon la police va nous expulser », s’insurge Sekou Keita (*), 15 ans, visiblement paniqué. Ce mineur, venu seul de Guinée, a passé environ trois semaines à la rue avant que la préfecture de l’Essonne ne lui accorde, mi-janvier, une mise à l’abri en hôtel, à Ormoy. Les services de l’État s’apprêtent à le remettre à la rue, sans solution de relogement, comme 48 autres jeunes, une semaine avant la fin de la trêve hivernale...
« Ils nous ont dit que, si on voulait rester, il fallait faire une demande d’asile », explique le jeune homme, courrier officiel à l’appui. Sauf qu’une telle procédure signifierait abandonner leur recours pour être pris en charge par l’aide sociale à l’enfance. En effet, les jeunes hébergés dans cet hôtel ont tous vu leur minorité contestée par la Croix-Rouge, prestataire de service pour le département de Paris. Une décision malheureusement courante, donnant lieu de la part des demandeurs à un recours devant le juge des enfants, qui doit prochainement se prononcer sur leur situation administrative.
« On ne voit pas bien sur quelle base légale la préfecture s’appuie. C’est d’une brutalité sans nom », dénonce Pierre Mathurin, coordinateur parisien de l’association Utopia56, qui aide les personnes exilées lors de maraudes. Pour les jeunes comme pour l’association qui les accompagne, la nécessité de mettre à l’abri les milliers d’Ukrainiens arrivant en France ne serait pas étrangère à l’empressement des services de l’État à faire sortir ces mineurs de leur hébergement. « C’est à partir du moment où des Ukrainiens ont commencé à venir à l’hôtel qu’ils ont poussé pour qu’on sorte », affirme Sekou Keita. « Le directeur (de Grandissons ensemble, la structure qui héberge les mineurs, mais aussi des demandeurs d’asile – NDLR) nous a dit que l’hôtel allait fermer, mais les Ukrainiens et les familles qui sont là, on ne leur demande pas de sortir à eux ! » souligne-t-il.
Si la préfecture de l’Essonne nie les expulser pour faire de la place aux Ukrainiens, sur le terrain le doute subsiste. « On voit bien depuis quelques semaines, depuis que les premiers Ukrainiens ont commencé à arriver en France, qu’on leur donne la priorité. Par exemple, on a été très surpris de n’avoir aucune mise à l’abri depuis deux semaines des demandeurs d’asile afghans, dont le campement déborde à Pantin », regrette Pierre Mathurin.
Du côté de la préfecture de l’Essonne, on explique que le recours des jeunes devant le juge des enfants n’étant pas suspensif, « (ces) personnes sont donc considérées comme majeures et relèvent du droit commun ». « Elles se trouvent par conséquent en situation irrégulière sur le territoire national, et ne peuvent donc plus être prises en charge dans ces sites temporaires. Elles peuvent solliciter l’hébergement de droit commun (115) ». En attendant, les jeunes attendent la peur au ventre que la police les sortent de leur chambre d’hôtel, mais refusent d’évacuer les lieux.
(*) Le prénom et le nom ont été modifiés.
publié le 22 mars 2022
par Rémi Carayol sur https://basta.media/
La guerre en Ukraine a éclipsé plusieurs autres conflits, dont celui au Sahel. Emmanuel Macron a annoncé le 17 février le retrait des troupes française après neuf ans d’opérations et un bilan bien maigre.
Quel est le véritable bilan d’Emmanuel Macron sur les problèmes que soulève régulièrement basta! ? Pour aller au-delà de la com’, pendant toute la campagne électorale, basta! dresse pour vous des bilans du quinquennat sur une série de sujets très concrets.
Quand il arrive à l’Élysée, le 14 mai 2017, Emmanuel Macron est un « bleu » en matière militaire. Et il ne connaît pas grand-chose à l’Afrique. Il ne s’y est pas attardé durant la campagne. Son programme n’abordait pas vraiment ces deux questions, hormis la promesse floue d’« augmenter les moyens de nos armées » et celle, banale, de « défendre une nouvelle politique en Afrique où la paix et l’esprit d’entreprise construiront le siècle qui commence ». Pas un mot en revanche sur l’opération militaire Barkhane, que lui laisse en héritage François Hollande.
Ce dernier s’était façonné une stature de « chef de guerre » après avoir lancé deux opérations d’envergure sur le continent africain - Serval en janvier 2013 au Mali (devenue Barkhane en juillet 2014) et Sangaris en décembre 2013 en Centrafrique - et une autre en Irak et en Syrie, Chammal, en septembre 2014. Quand Macron lui succède, la France a retiré ses troupes de la Centrafrique, mais elle poursuit ses opérations au Sahel et au Levant – l’opération Chamma entrant dans le cadre de la coalition internationale contre l’État islamique.
Très vite, le nouveau président Macron semble vouloir revêtir le même costume que son prédécesseur. Cinq jours après sa prise de fonction, il se rend donc à Gao, au nord du Mali, où se trouve le principal camp de la force Barkhane. Le message est clair : lui aussi sera un chef de guerre attentif à « ses » hommes. « Dès mon installation, lance-t-il aux militaires, j’ai voulu donner le premier rang aux armées française ».
Dans les cabinets de son ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et de sa ministre des Armées, Florence Parly, c’est une vision néoconservatrice qui prédomine. « Ce sont des faucons formés à l’école de la crise irakienne qui croient sincèrement à la lutte contre le terrorisme. C’est de la pure idéologie », dit Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Sector Network (organisation panafricaine qui rassemble des spécialistes des systèmes de sécurité) et spécialiste de la région sahélienne.
Cette conception des conflits contemporains, particulièrement en vogue dans les États-Unis de Georges W. Bush (président de 2001 à 2009), a marqué le quinquennat du début à la fin. Emmanuel Macron l’avait d’ailleurs exposée devant les militaires de la force Barkhane en mai 2017. « Vous êtes plus que jamais nos sentinelles et notre rempart contre les débordements du terrorisme, de l’extrémisme, du fanatisme », avait-il indiqué, avant de se lancer dans une ode à l’histoire coloniale de l’armée française : « Ici, vous êtes l’avant-garde de la République, comme avant vous le furent sur ce continent tant de générations de militaires [...] vous êtes les héritiers de cette longue lignée de soldats venus servir sur ce continent dans les airs, sur mer, sur terre et vous faites honneur à cette lignée. »
En réalité, le nouveau président sait qu’il devra faire évoluer le dispositif, qui compte alors plus de 4000 hommes opérant, sur le papier, dans cinq pays : la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. En réalité, les soldats français interviennent essentiellement au Mali, et plus rarement au Niger et au Burkina. Les hauts-gradés l’ont prévenu : cela ne pourra pas durer, la force militaire risque de s’enliser et de perdre le soutien des populations locales. Déjà en 2017, des chercheurs alertent sur l’« horizon compromis » de cette opération.
Le président français fixe alors deux priorités. Aux diplomates, il demande de préparer l’après-Barkhane. La France va dès lors faire feu de tout bois pour mettre sur pieds des structures capables d’assurer la relève. Au fil des ans, les sommets vont se succéder, et les entités s’empiler les unes sur les autres, parfois même les unes contre les autres. Il y a la force conjointe du G5-Sahel (qui réunit les cinq pays cités plus haut), la force Takuba (qui réunit des forces spéciales de certains États européens), l’Alliance Sahel (censée fédérer les projets de développement), la Coalition pour le Sahel, ou encore le Partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel… Aucune de ces structures, qu’elles soient militaires ou civiles, n’a eu de résultats concrets sur le terrain.
Dans le même temps, Emmanuel Macron exige des militaires d’obtenir plus de résultats – et des résultats exploitables dans le champ de la communication. « Au fil du temps, la force Barkhane avait fini par s’endormir. L’ennemi nous fuyait. Nous avions tendance à nous reposer sur nos lauriers. Macron a voulu redynamiser tout ça », indique un conseiller de l’Élysée ayant lui aussi requis l’anonymat. Le président a exigé des militaires qu’ils tapent plus fort. Pour ce faire, ces derniers ont adopté des choix tactiques qui leur seront reprochés par la suite.
Ils se sont notamment alliés, sur le terrain, à des milices, le MSA (Mouvement pour le salut de l’Azawad) et le Gatia (Groupe d’autodéfense touareg imghad et alliés), accusées d’avoir commis des massacres contre des civils. Cette coopération, qui s’est manifestée par des opérations conjointes dans la zone frontalière entre le Mali et le Niger, a débuté en juin 2017, soit quelques jours après la prise de fonction de l’actuel président français.
Elle s’est poursuivie pendant près d’un an, en dépit des accusations portées contre ces deux milices, notamment par la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), une opération de maintien de la paix des Nations unies. En juin 2018, la mission des Nations unies au Mali avait estimé, dans un rapport consulté par Basta!, à 143 le nombre de civils tués par ces deux groupes armés.
Peu de temps après, l’exécutif français a exigé l’arrêt de cette collaboration. Pour obtenir plus de résultats, Emmanuel Macron a en outre décidé de lever un tabou en acceptant une vieille revendication des militaires : l’armement des drones. Jean-Yves Le Drian, qui craignait des réactions négatives à gauche, s’y était opposé durant le quinquennat de François Hollande, sous lequel il était ministre de la Défense. Florence Parly, elle, n’a pas eu ces états d’âme. Quelques jours après l’élection de Macron, un rapport sénatorial ouvre la voie à l’armement des drones.
Deux mois plus tard, la ministre, qui estime que les enjeux « ont été parfaitement identifiés et expliqués » par les sénateurs, annonce sa décision d’armer les drones militaires français et fait le lien avec l’opération Barkhane : « Les drones sont devenus des moyens incontournables dans les opérations que nous menons au Sahel », déclare-t-elle à l’occasion de l’université d’été de la Défense organisée à Toulon. Fin 2019, c’est acté, les drones disposent de bombes GBU-12, tandis que la force dispose également d’avions de chasse.
Certaines de ces frappes ont abouti à des « bavures ». La plus connue est celle de Bounti : le 3 janvier 2021, un avion de chasse Mirage 2000 de l’armée française a bombardé un rassemblement d’hommes à proximité de ce village du centre du Mali, tuant 22 personnes. Selon elle, il s’agissait de djihadistes. Mais des enquêtes journalistiques et un rapport de l’ONU affirment qu’il s’agissait, pour 19 d’entre eux, de civils qui participaient à une cérémonie de mariage. La France ne l’a pas reconnu. Quelques semaines plus tard, le 25 mars, un drone a frappé cinq jeunes qui, selon leurs proches, étaient partis à la chasse dans les environs de Talataye, au nord-est du Mali. Pour l’armée française, il s’agissait de djihadistes. Mais elle n’a donné aucun élément permettant de le prouver.
Enfin, Emmanuel Macron n’a pas remis en question la stratégie des « opérations homo », adoptée et assumée par François Hollande. Celles-ci consistent à cibler ce que l’on appelle, dans les milieux militaires, des « high value target » (des chefs importants des groupes djihadistes), et à procéder à leur exécution, via des frappes ou des opérations au sol. Dans son livre paru en 2017, Erreurs fatales (Fayard), le journaliste Vincent Nouzille estimait à une quarantaine le nombre d’exécutions extrajudiciaires ainsi validées par Hollande.
Qu’en a-t-il été sous le quinquennat d’Emmanuel Macron ? Ces dernières années, l’armée française a tué plusieurs dizaines de chefs, parmi lesquels celui d’Al Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), Abdelmalek Droukdel, et celui de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), Adnane Abou Walid al-Sahraoui. Mais elle a échoué à « liquider » les deux plus importants : Hamadoun Kouffa, le chef de la katiba Macina, active dans le centre du Mali, et surtout Iyad ag-Ghaly, le « grand patron » des djihadistes sahéliens, qui est à la tête de la Jamāʿat nuṣrat al-islām wal-muslimīn (JNIM), une coalition réunissant les principaux groupes de la zone liés à Al-Qaeda.
« Cette stratégie n’a eu aucun effet », note D., un activiste malien des droits humains qui, au vu de l’ambiance actuelle au Mali, où la junte au pouvoir ne tolère aucun commentaire critique, a demandé l’anonymat. « Combien de communiqués avons-nous lus, célébrant telle ou telle exécution ? poursuit-il. Combien de fois nous a-t-on dit que c’était un coup fatal porté à l’ennemi ? Pourtant, l’ennemi est toujours là, plus fort que jamais. »
Pour Niagalé Bagayoko, cette stratégie a été une « fuite en avant ». Depuis 2017, les djihadistes n’ont cessé de gagner du terrain. Ils avaient commencé à mener des attaques dans le centre du Mali bien avant l’élection d’Emmanuel Macron. Ils ont continué après : dans le sud du Mali ; dans le nord du Burkina, puis dans l’est, et maintenant dans le sud ; dans l’ouest du Niger ; et désormais dans le nord du Bénin et de la Côte d’Ivoire. Selon l’ONG Acled (Armed conflict location & event data project), plus de 8000 personnes - des civils essentiellement - ont été tuées au Mali, au Niger et au Burkina depuis 2013. Ce chiffre n’a cessé d’augmenter année après année, comme le révèlent les rapports trimestriels de la Minusma. L’armée française a elle aussi payé un lourd tribut dans cette zone : avant l’élection de 2017, 19 soldats étaient morts au Mali ; durant le quinquennat, 39 y ont perdu la vie.
En dépit de cette dégradation, Emmanuel Macron n’a pas changé de cap. « Il a persisté dans l’erreur en croyant que le recours aux militaires réglerait tout, alors qu’eux-mêmes avaient alerté sur l’impasse d’une telle stratégie », juge Niagalé Bagayoko. Pour elle, la faute en revient à une méconnaissance du dossier, mais aussi à l’influence des « faucons » au sein des ministères des Armées et des Affaires étrangères. Elle en veut pour preuve le refus absolu de Paris de voir les Maliens entamer des négociations avec les djihadistes.
Depuis 2017, les autorités maliennes envisagent de négocier avec les chefs maliens des groupes djihadistes. Une option également défendue par des chercheurs. La France s’y est toujours fermement opposée. « Cela nous a fait perdre plusieurs années, déplore D., l’activiste malien cité plus haut. Car à terme, tout le monde sait que le règlement de ce conflit passera par des négociations. » D. ne comprends pas « l’aveuglement » de la France. Il estime que cet aveuglement explique en partie la colère qui s’exprime depuis quelques mois contre la force Barkhane au Mali, au Niger et au Burkina – et plus généralement contre la France en Afrique de l’Ouest.
Il y a d’autres explications à ce rejet de la France dans ses anciennes colonies. Niagalé Bagayoko déplore notamment le ton « paternaliste » d’Emmanuel Macron et de ses ministre de la Défense et des Affaires étrangères. Le président avait notamment choqué lors de son déplacement à Ouagadougou en novembre 2017, où il s’était moqué du président burkinabé, Roch Marc Christian Kaboré, lors d’une rencontre avec des étudiants. À cette occasion, il avait sèchement répondu à une étudiante qui l’interpellait sur le nombre important de soldats français dans la région. « Ne venez pas me parler comme ça des soldats français. Vous ne devez qu’une chose, pour les soldats français : les applaudir », lui avait-il rétorqué. Il avait également suscité une vague d’indignation en Afrique lorsqu’il avait littéralement convoqué les chefs d’État sahéliens à un sommet à Pau, en janvier 2020, dans le but affiché de les recadrer, alors que les manifestations anti-françaises se multipliaient.
Quant à Florence Parly et Jean-Yves Le Drian, ils ont tenu des propos sévères à l’égard des autorités maliennes issues du coup d’État de mai 2021. Le 1er février dernier, devant les députés, le ministre des Affaires étrangères a notamment déclaré : « Qu’est-ce que c’est que cette junte qui veut rester au pouvoir encore cinq ans après y avoir passé deux ans, après deux coups d’État successifs, et qui vient donner des leçons de Constitution ? » Au Sahel, ces discours passent d’autant moins que la France continue de soutenir la dynastie Déby au Tchad, en dépit du coup d’État mené par le fils, Mahamat, après la mort du père, Idriss, en avril 2021, et qu’elle n’a jamais critiqué la dérive autoritaire de Mahamadou Issoufou au Niger.
« Le prisme sécuritaire a fait oublier à la France les enjeux démocratiques, déplore Ali Idrissa, une figure de la société civile au Niger, qui milite notamment au sein du collectif pro-démocratie « Tournons la page ». La question des droits humains était déjà minorée sous Hollande, et Macron a continué sur la même voie. On laisse les régimes corrompus faire ce qu’ils veulent, s’en prendre aux libertés individuelles et collectives, au nom de la lutte antiterroriste. La France soutient les régimes forts au nom de la stabilité, mais elle a oublié que ces régimes sont aussi à la source des insurrections djihadistes. » Cette politique a désormais atteint ses limites. Le 17 février, Emmanuel Macron a été contraint d’annoncer le retrait de la force Barkhane et de la force Takuba du territoire malien : la junte au pouvoir à Bamako n’en voulait plus. Cette annonce sonne le glas de l’opération Barkhane, qui pliera bientôt bagage sur un constat d’échec. Selon un rapport de la Cour des comptes de février 2021, les opérations militaires françaises dans la zone saharo-sahélienne ont coûté un milliard d’euros par an au budget de l’État.
Rémi Carayol est coordinateur du comité éditorial d’AfriqueXXI. Il a fondé deux journaux papier dans l’archipel des Comores (Kashkazi, Upanga) avant de rejoindre la rédaction de Jeune Afrique, puis de collaborer avec divers médias francophones (dont Le Monde diplomatique, Mediapart, Orient XXI). Ces dix dernières années, il a publié plusieurs enquêtes et reportages menés sur le continent africain et notamment au Sahel.
publié le 20 mars 2022
par Emmanuel Alcaraz, historien sur www.humanite.fr
Le 19 mars 1962 acte la fin du conflit. Les vestiges de la colonisation ont peu à peu été démantelés par le gouvernement algérien. Reste l’héritage des essais nucléaires français.
Dans les mémoires de la guerre d’Algérie, les accords d’Évian sont un événement qui a donné lieu à des controverses dont nous ne sommes pas sortis. Pour les anciens combattants français, ils représentent la perspective de la sortie de guerre, de la paix, du retour chez soi, surtout pour les appelés et rappelés qui ont fait de 24 à 33 mois, avec des prolongations, en Algérie. Pour les Européens d’Algérie et les harkis, supplétifs algériens ayant combattu du côté français, c’est pour eux l’entrée dans la phase la plus meurtrière du conflit.
En Algérie, les accords d’Évian ont longtemps été oubliés. Ils sont célébrés en tant que fête de la victoire depuis 1993. Le 5 juillet, qui est la Fête de la jeunesse, lui est préféré. En effet, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), qui a négocié les accords d’Évian, a très rapidement été supplanté par l’armée des frontières, qui a pris le pouvoir en Algérie en 1962 à la suite de l’alliance temporaire entre son chef Boumediene et Ben Bella. Un document retrouvé par l’armée française à la fin août 1962, le programme de Tripoli, qualifie les accords d’Évian de « plateforme néocolonialiste ».
Pourquoi de tels antagonismes mémoriels ? Pour y répondre, il faut revenir à ce que sont les accords d’Évian et analyser les raisons de l’échec partiel de leur application à court et à long terme. Ces accords ne sont pas un traité entre la France et l’Algérie, mais un accord de cessez-le-feu et des déclarations gouvernementales de la France et du GPRA organisant la transition de l’Algérie française à l’Algérie indépendante en mettant en œuvre une série de consultations populaires : le 8 avril, en France métropolitaine, le 1er juillet, en Algérie, l’indépendance étant effective le 3 juillet 1962 pour le gouvernement français, le 5 juillet pour les Algériens.
L’OAS a pratiqué une politique de la terre brûlée
Le Front de libération nationale (FLN) est reconnu par le gouvernement gaulliste comme le seul représentant du peuple algérien. Cette transition devait être gérée par un exécutif provisoire doté d’une force locale, avec des représentants du FLN et des Européens d’Algérie progressistes, sans oublier des commissions locales de cessez-le-feu. Cet exécutif provisoire a été incapable d’assurer l’ordre public, laissant cette responsabilité à l’ancienne puissance coloniale.
Les deux parties en présence n’ont pas accepté une force d’interposition internationale pour faire appliquer le cessez-le-feu à partir du 19 mars avec l’intervention de pays tiers ou de casques bleus des Nations unies. La transition s’est faite dans une situation chaotique de guerre civile.En contrepartie d’une clause de libre circulation entre la France et l’Algérie accordée aux Algériens, vite démantelée par le pouvoir gaulliste, les accords d’Évian devaient garantir les droits de la minorité européenne qui obtenait la double nationalité et des garanties pour ses biens.
Au bout de trois ans, les Européens d’Algérie devaient choisir entre la nationalité française et la nationalité algérienne. Voulant à tout prix le maintien de l’Algérie française, l’Organisation de l’armée secrète (OAS) a immédiatement voulu saboter les accords d’Évian en ayant recours à une violence de plus en plus extrême contre les civils algériens (assassinats des femmes de ménage algériennes et des facteurs travaillant dans les quartiers européens, politique de la terre brûlée), contre les Européens progressistes, mais aussi contre l’armée française.
La dialectique des violences, qui existait avant les accords d’Évian entre l’armée française, le FLN et l’OAS, s’est donc poursuivie. Pour répliquer aux violences de l’organisation terroriste, le FLN, dans la région d’Alger, a procédé à des enlèvements d’Européens, ce qu’a reconnu le chef de la zone autonome d’Alger, le commandant Azzedine. Ces enlèvements sont une des causes, pas la seule, de la première vague de l’exode des Européens d’Algérie.
Les disparus algériens sont bien plus nombreux que les disparus européens
Il n’existe pas de preuve de l’existence d’une conférence de Wannsee où les dirigeants du FLN auraient planifié de chasser les Européens d’Algérie. Il s’agit de vengeances s’enracinant à chaque fois dans un contexte local. Cela vaut pour les violences contre les harkis, les messalistes et les élus algériens qui avaient soutenu la souveraineté de la France. Si on fait le bilan de la guerre d’Algérie, les disparus algériens sont bien plus nombreux que les disparus européens.
Si les violences de la fin de la guerre d’Algérie en ont été un facteur important, la cause principale de l’exil massif de cette première vague des Européens d’Algérie est surtout leur refus de vivre dans l’Algérie algérienne. Ils voulaient continuer de vivre dans l’Algérie française, ce qui explique l’échec prévisible des accords d’Évian, qui n’ont pas permis de maintenir une minorité européenne en Algérie. En septembre 1962, une minorité d’Européens a tenté le pari de l’Algérie algérienne. Ne reste plus aujourd’hui que quelques familles, la dernière vague de retour ayant eu lieu au moment de la guerre civile algérienne, dans les années 1990.
Sur le plan militaire, la France a conservé la base navale de Mers el-Kébir jusqu’en 1968. L’autre grand point litigieux des accords d’Évian expliquant la prolongation de la guerre a été la question du Sahara algérien. Si la France reconnaît la souveraineté algérienne sur le Sahara, elle se voit obtenir le droit d’exploiter les ressources en hydrocarbures. Le gouvernement Boumediene met un terme à ces relations inégales par la loi de nationalisation de 1971.
La France a obtenu également le droit de poursuivre, jusqu’en 1966, 13 essais nucléaires souterrains à In Ecker et même des expérimentations d’armes chimiques dans la base de B2 Namous. C’est le point le plus litigieux. Encore aujourd’hui, des zones dans le Sahara algérien sont contaminées. Des hommes, des femmes et des enfants sont victimes de graves malformations et d’un nombre anormal de cancers. La loi Morin de 2010 n’a permis qu’à une femme algérienne d’obtenir des indemnisations pour son mari décédé en ayant pris un avocat en France alors qu’elle en prévoyait pour les populations sahariennes. L’injustice coloniale s’est poursuivie jusqu’à maintenant pour les victimes des essais nucléaires français en Algérie.
publié le 18 mars2022
Robert Kissous - Communiste - Militant associatif - Rencontres Marx sur https://blogs.mediapart.fr/
Une invasion condamnable sur tous les plans : violations de l’intégrité territoriale d’un pays souverain, bombardements de civils ... Les morts, les blessés, les destructions … La paix ne viendra pas si les problèmes politiques essentiels ne sont pas abordés "Pour pouvoir arrêter cette guerre, il faut comprendre les antécédents qui l'ont rendue possible. »
Cela fait deux semaines que la Russie a envahi l’Ukraine. Une invasion condamnable sur tous les plans :violations de l’intégrité territoriale d’un pays souverain, bombardements de civils... Les morts, les blessés, les destructions, plus de 2,5 millions de réfugiés et autant de déplacés au sein de l’Ukraine, les familles qui cherchent où fuir… La protection des civils par des corridors humanitaires et surtout un cessez-le-feu à instaurer d’urgence pour que cesse cet enfer dans lequel des millions de civils sont plongés. Les troupes russes doivent se retirer. L’Ukraine doit retrouver sa pleine souveraineté et une sécurité pleinement garantie.
Les antécédents de la guerre et l’expansion de l’OTAN
Mais la paix ne viendra pas si les problèmes politiques essentiels ne sont pas abordés et en premier lieu celui de l’extension constante de l’OTAN malgré la dissolution de l’URSS et du Pacte de Varsovie. Soyons clairs, cela ne justifie d’aucune manière l’invasion de l’Ukraine par la Russie ni les atrocités commises.
L’extension est voulue par les Etats-Unis qui craignaient que, sans l’existence de danger soviétique, l’Europe et la Russie forment un ensemble qui échappe à leur tutelle[1].
Comme le dit Andreï Makine : « À force de répéter des évidences, on ne propose absolument rien et on en reste à une vision manichéenne qui empêche tout débat et toute compréhension de cette tragédie. On peut dénoncer la décision de Vladimir Poutine, cracher sur la Russie, mais cela ne résoudra rien, n'aidera pas les Ukrainiens. Pour pouvoir arrêter cette guerre, il faut comprendre les antécédents qui l'ont rendue possible. »[2][3]
Très clairement la Russie a fait connaître son refus catégorique de voir les forces de l’alliance atlantique, l’OTAN, à sa frontière et des missiles installés à quelques minutes de vol de Moscou. Il n’est pas difficile de comprendre ce refus russe qui concerne particulièrement l’Ukraine et la Géorgie, il suffit de se rappeler les menaces nucléaires brandies par Kennedy contre l’installation de missiles soviétiques en 1962 à Cuba. Ce qui serait compréhensible pour l’un serait inacceptable pour l’autre ?
D’autant que le journal allemand Der Spiegel et d’autres ont confirmé l’existence d’un engagement de Washington et des puissances occidentales, lors de la réunification allemande, à ne pas étendre l’OTAN vers l’Est. Certes ce n’était pas un traité ou un accord en bonne et due forme.
De très nombreuses personnalités aux EU ont depuis longtemps alerté sur le risque de se heurter à la Russie si l’on s’obstinait en ce sens[4]. Citons un ancien ambassadeur des États-Unis en Russie, Jack Matlock qui écrivait peu avant l’invasion : « puisque la principale exigence de Poutine est l’assurance que l’OTAN ne prendra pas de nouveaux membres, et en particulier pas l’Ukraine ni la Géorgie, il est évident que la crise actuelle n’aurait pas eu lieu s’il n’y avait pas eu d’expansion de l’Alliance après la fin de la guerre froide, ou si l’expansion s’était faite en harmonie avec la construction d’une structure de sécurité en Europe qui incluait la Russie ». Et il poursuivait, concluant que la crise « peut être facilement résolue par l’application du bon sens… Selon toute norme de bon sens, il est dans l’intérêt des États-Unis de promouvoir la paix et non le conflit. Essayer de détacher l’Ukraine de l’influence russe — le but avoué de ceux qui ont agité les révolutions de couleur — était une course folle et dangereuse. Avons-nous si vite oublié la leçon de la crise des missiles de Cuba ? ».
Les EU, avec qui la Russie négociait considérant que l’Ukraine n’était pas décisionnaire, ont préféré ignorer ces demandes sécuritaires. Il n’y fut en tout cas jamais répondu positivement.
L’hégémonie mondiale des EU a fait son temps
Les EU se trouvent face à une situation nouvelle depuis plus d’une décennie. Sortie gagnante de la confrontation avec l’URSS elle avait crû que l’histoire était finie et que son hégémonie mondiale durerait jusqu’à la fin des temps avec un camp occidental dominant le monde depuis quelques siècles. Mais ce film, digne des happy end hollywoodiens, n’a pas eu le succès escompté. La Chine deviendra bientôt la première puissance économique mondiale malgré toutes les entraves étatsuniennes : boycotts, taxations, sanctions de toutes sortes … Plus profondément c’est l’ensemble des pays en développement qui voient leur poids dans le monde augmenter. Et l’on assistait à un renforcement du lien entre la Russie et la Chine du fait des sanctions entreprises contre l’un et l’autre. Pas question donc de céder à la Russie : affaiblir drastiquement la Russie pour pouvoir mieux « s’attaquer » à la Chine que les EU considèrent comme la principale menace à leur hégémonie.
L’instrumentalisation des « valeurs »
La bataille se mène aussi sur le terrain des « valeurs », au nom de la démocratie et des droits de l’homme contre la dictature, et pour le droit international contre l’agression.
Les grandes ou moyennes puissances invoquent ces valeurs uniquement lorsque ça les arrange pour avoir le soutien et la mobilisation de l’opinion publique. Puis les « oublient » quand ça les arrange, quand la violation du droit ne doit pas être combattue. Le droit international, la démocratie, les droits de l’homme sont tout simplement instrumentalisés. Utilisés à « géométrie variable » ils servent d’instruments de pression. Faut-il se laisser instrumentaliser ?
Se battre pour le respect et l’application de ces valeurs ne peut se faire avec de tels partenaires, en fait on ne mène pas la même bataille. On ne défend pas les mêmes intérêts ni les mêmes principes. Dire Non à l’invasion de l’Ukraine ou dire Non à cette invasion ET refuser l’OTAN, son expansion ou mieux son maintien, ce n’est pas la même chose. On ne construit pas la même opposition.
Dans ce combat doit-on « oublier » les violations du droit commises ailleurs ? Doit-on écouter sans broncher une journaliste de France24 déclarer avec conviction qu’à notre époque « on n'aurait jamais pensé qu'un état souverain attaque un autre état souverain » ? On croit rêver, est-il possible qu’une journaliste n’ait jamais entendu parler de l’Irak ou de l’Afghanistan etc. ? Ou est-ce que ces pays ne sont pas considérés comme ayant droit à la souveraineté ?[5]
En une semaine la Cour pénale internationale a ouvert le dossier des crimes de guerre en Ukraine par Poutine. Mais dans la salle d’attente il ne devrait pas y avoir d’abord Georges W. Bush . Netanyahou ? et bien d’autres. Quel respect peut-on accorder à une institution judiciaire sachant qu’elle est complètement instrumentalisée par les états les plus puissants ? Est-on dans la force du droit ou dans le droit de la force ?
Viser à l’effondrement de l’économie russe ?
Le camp occidental a décidé de ne pas se lancer dans l’affrontement militaire direct contre l’invasion russe malgré certains pyromanes qui y poussent. Reste l’arme des sanctions économiques. C’est la voie qui a été prise, viser fortement les milliardaires russes, saisir leurs biens. Mais avec une volonté dangereuse de destruction de l’économie russe. Bruno Le Maire a parlé de guerre économique puis s’est rétracté après une remarque de Medvedev. C’est pourtant cela qu’il a en tête lorsqu’il déclare ; « Nous allons provoquer l’effondrement de l’économie russe » ou encore, «d’arme nucléaire financière» en parlant de l’exclusion de banques russes de la plateforme SWIFT. L’Europe n’a pas intérêt à cet effondrement ni à la rupture totale vers lequel la pousse les EU, qui y trouvent leur intérêt économique et politique.
Un scénario du type Irak est-il envisagé ? Un sénateur républicain a appelé à assassiner Poutine.La plupart des pays en développement et émergents ne participent pas au boycott bien qu’ayant voté majoritairement la condamnation de l’invasion russe[6]. Pour beaucoup c’est un problème occidental. Beaucoup savent bien que si la Russie « tombe » leur marge de manœuvre de résistance aux pressions occidentales se réduira sensiblement. Alors qu’aujourd’hui ils peuvent davantage faire prévaloir leurs intérêts en mettant en concurrence des puissances rivales. Ce n’est pas le racisme ouvertement et parfois violemment exprimé à l’encontre des réfugiés noirs ou « basanés » qui les aura convaincus de s’engager. Le monde islamique a été tellement maltraité, humilié qu’on voit mal ces pays se mobiliser pour le camp occidental[7]. La déclaration de notre président lue par M. Castex au diner du CRIF le 24 février, alors qu’on nous parlait du droit international pour l’Ukraine, reconnaissait Jérusalem capitale éternelle du peuple juif. Exit les Palestiniens et la Palestine. A qui fera-t-on croire qu’il y a égalité de traitement, que le droit international préside vraiment aux décisions ? Que dire de la déclaration du président de l’Ukraine après le bombardement israélien de la bande de Gaza en mai 2021, affirmant que la seule tragédie à Gaza était celle subie par les Israéliens.[8]Reste que la sévérité des sanctions occidentales entraînera une crise mondiale, annoncée par le FMI[9], dont toutes les conséquences ne sont pas encore perçues : réduction du taux de croissance prévu, forte inflation particulièrement sur les matières premières, désorganisation des circuits d’approvisionnement et des échanges financiers. Les pays du Sud la subiront de plein fouet avec l’insécurité alimentaire et son cortège de famines. Les Etats-Unis s’en sortiront le mieux, on le voit déjà par l’afflux des capitaux vers le dollar, valeur refuge des marchés financiers. Sans compter que la rupture de liens économiques UE–Russie profitera quasi exclusivement aux EU. Sous la pression des EU, l’UE se sanctionne elle-même. Les sanctions qui se répercuteront sur les peuples ou qui provoquent une crise mondiale n’arrangeront rien et ne feront pas plus reculer la Russie.La Chine comme d’autres a confirmé maintenir sa coopération avec la Russie, y compris les grands projets, sans se plier aux injonctions étatsuniennes.
L’importance considérable des sanctions économiques conduiront de toutes façons à un profond remodelage de l’économie russe et de celle de l’UE. Un découplage énorme qui mettra du temps, de part et d’autre, à trouver son nouveau point d’équilibre. Au vu des défections considérables des compagnies étatsuniennes dans le secteur du numérique et des attaques précédentes contre les compagnies chinoises par les EU, il faut s’attendre au développement en parallèle de deux « mondes » numériques distincts. Et une dédollarisation avec développement important des systèmes de paiement (concurrents de Swift) existants en Chine, Russie.[10]
Une censure plus que partisane
La France a interdit tous médias supposés liés à l’Etat russe dont RT-France, le plus connu. L’UE a étendu cette censure sur tout son territoire. RFI et France 24 ne sont-ils pas des médias d’Etat ? En tout cas on est abreuvé par les positions politiques du Ministère des affaires étrangères, présentées comme des informations.Youtube se joint à la « fête » : le blocage des médias financés par Moscou va s'appliquer dans le monde entier.Sur des chaînes télévisées, en France notamment, on débat froidement de l’assassinat possible de Poutine. Plus encore, Facebook autorise « temporairement » les appels à la haine et au meurtre contre l’armée russe et Poutine, même du groupe néo-nazi Azov. On avait la censure, on a maintenant les néonazis en prime, invités sur Facebook pour désigner des cibles[11]. Les autorités judiciaires et politiques n’ont-elles rien à dire ?
Pourquoi n’a-t-on rien vu de comparable lors de l’agression de l’Irak par Georges Doubleyou ? On n’ose penser que cela tienne à la situation hégémonique des EU nous qui croyons à la déontologie journalistique.
Y a-t-il des journalistes dans « l’avion » pour réagir ? Certains se sont rapidement manifestés. Bravo pour leur courage d’autant qu’ils ne sont pas nombreux dans cette période de maccarthysme triomphant. Et les autres ?
On savait ce que pouvait notre classe dominante. Maintenant on est fortement averti, l’avenir sera à la censure, associations comme médias. Coluche a dit cela avec son humour philosophe : « on ne peut pas dire la vérité à la télévision, il y a trop de gens qui regardent ».
Et que dire de la vague xénophobe anti-russe, délirante, qui a déferlé sur le monde sportif et culturel ? Elle ne vaut pas mieux que les remarques racistes de certaines chaînes de télévision sur le mode « ceux-là ne sont pas des syriens ou afghans ils sont comme nous, blancs, yeux bleus, chrétiens ». Ce sont ces médias, non censurés, qui prétendent définir les normes de la civilisation ? Lamentable.
Ce n’est en tout cas pas cette xénophobie délirante, ces appels aux meurtres qui aideront le peuple ukrainien ou les courageux pacifistes russes[12] qui osent manifester pour la paix et pour le retour des troupes russes malgré la répression que leur inflige Poutine.
Aucune des deux parties n’écrasera l’autre, la solution est politique
Divers pays se proposent comme médiateurs pour faire avancer les solutions politiques. Le président de l’Ukraine accepte de parler de l’autonomie du Donbass et de la non-adhésion à l’OTAN. Le président russe dit qu’on note des avancées mais les bombardements se poursuivent, toujours aussi meurtriers et destructeurs. Le président ukrainien note également des avancées positives. Nous verrons, tout en espérant qu’il y ait le plus vite possible un cessez-le-feu.
Le France et l’Allemagne ont demandé à la Chine sa médiation. L’Europe se mobilise pour aider l’Ukraine et les ukrainiens tout en essayant de faire avancer les médiations, il appartient à l’UE de ne pas laisser les EU diriger les affaires en la matière[13]. Encore faudrait-il que les EU ne jouent pas à augmenter les tensions, à pratiquer la surenchère à 10.000 kms du champ de bataille. Comme s’ils voulaient que ça dure suffisamment pour épuiser la Russie économiquement et militairement. Mais sans qu’ils soient impliqués directement.
En attendant, encore des morts et des enfants marqués par l’horreur.
Robert Kissous, économiste & militant
Visitez mon blog https://blogs.mediapart.fr/rk34/blog
[1] Paul-Marie de la Gorce https://www.monde-diplomatique.fr/1999/04/LA_GORCE/2894
[2] Andreï Makine https://www.lefigaro.fr/vox/monde/andrei-makine-pour-arreter-cette-guerre-il-faut-comprendre-les-antecedents-qui-l-ont-rendue-possible-20220310
[3] Documentaire de Paul Moreira 2016 https://www.youtube.com/watch?v=VLXtWfTcLC4
[4] Noam Chomsky https://www.revue-ballast.fr/ukraine-le-regard-de-noam-chomsky/
[5] Hubert Vedrine https://www.lopinion.fr/politique/hubert-vedrine-dominateur-loccident-est-devenu-manicheen
[6] Pierre Conesa https://www.facebook.com/umuvugakuriTV/videos/685832335892770
[7] Indonésie https://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20220310-en-indon%C3%A9sie-un-surprenant-engouement-musulman-pour-vladimir-poutine
[8] Ilan Pappe https://acta.zone/ilan-pappe-quatre-lecons-de-la-guerre-en-ukraine/
[9] FMI https://news.bitcoin.com/imf-warns-ongoing-war-in-europe-will-have-a-severe-impact-on-the-global-economy/
[10] Le grand découplage https://www.energyintel.com/0000017f-797c-df49-abff-fffdd6cf0000
[11] Facebook autorise https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/03/12/facebook-autorise-temporairement-les-appels-a-la-haine-et-au-meurtre-contre-larmee-russe-et-poutine-meme-du-groupe-neo-nazi-azov/
[12] Andreï Makine https://www.lefigaro.fr/vox/monde/andrei-makine-pour-arreter-cette-guerre-il-faut-comprendre-les-antecedents-qui-l-ont-rendue-possible-20220310
[13] Dominique de Villepin https://www.youtube.com/watch?v=XtdeGzLa9xM
Bruno Odent sur www.humanite.fr
Washington se joue de ses alliés européens sur le terrain militaire en les faisant participer au surarmement, mais aussi sur le terrain économique en s’emparant de nouveaux marchés énergétiques, quitte à les propulser vers la récession.
Joe Biden entend bien instrumentaliser la guerre de Vladimir Poutine pour rétablir l’hégémonie de son pays. Cela se traduit par une nouvelle débauche de dépenses militaires faisant des États-Unis, et de loin, l’acteur essentiel de la dangereuse course actuelle au surarmement. Mais Washington joue aussi d’une carte plus économique et financière pour se remettre en position de leader incontesté.
L’embargo décrété par la Maison- Blanche unilatéralement contre les importations d’hydrocarbures en provenance de Russie en constitue l’illustration la plus forte. Une telle décision n’affectera pas les États-Unis tant ils sont devenus quasiment autosuffisants à la faveur de l’exploitation des pétroles et gaz de schiste. Elle introduit en revanche une pression maximale sur les alliés européens, sommés de réduire très vite leur dépendance à la Russie, en particulier en matière d’approvisionnement en gaz.
La première des économies de l’Union européenne (UE), celle de l’Allemagne, la plus dépendante au gaz russe, est d’autant plus secouée qu’elle avait déjà mis un pied dans la récession. Mi-février, avant même le déclenchement du conflit, un rapport de la Bundesbank, la banque fédérale allemande, pointait que la croissance serait négative outre-Rhin au premier trimestre 2022, comme elle l’avait été les trois mois précédents. Soit la mesure signalant l’entrée d’un pays en récession.
« la stagflation guette l’Allemagne »
La Bundesbank se voulait rassurante : ce sera un « simple trou d’air » avant une reprise vigoureuse. Sauf que la guerre a surgi et accru toutes les difficultés. De nombreux économistes allemands anticipent désormais un sensible recul du PIB. Pour Marcel Fratzscher, le chef de l’institut de conjoncture berlinois DIW, « la stagflation guette l’Allemagne ». Entendez : la combinaison d’une inflation forte et d’une activité en berne. Et quand le moteur de la zone euro tousse, ce n’est naturellement pas sans répercussions sur le reste de l’UE, France comprise. Outre la flambée accentuée des prix du gaz et de matières premières cruciales comme le nickel ou le palladium, la guerre aggrave les ruptures de stock déjà subies sur certaines chaînes de fabrication. Ainsi, des câbles automobiles que les géants allemands du secteur font fabriquer en Ukraine sont devenus introuvables. Résultat : BMW, Volkswagen ou Mercedes viennent d’annoncer des périodes de chômage technique.
Cet affaissement allemand et européen programmé n’est pas pour déplaire à Washington. Il regagne du terrain là où le Vieux Continent, ébranlé, marque sa soumission. C’est vrai sur le plan militaire quand l’Allemagne décide d’augmenter de 100 milliards d’euros ses dépenses et passe aussitôt commande aux géants de l’aéronautique et de l’armement états-uniens. C’est vrai aussi sur le plan économique quand Berlin annonce la création de terminaux méthaniers pour importer le gaz de schiste liquéfié made in USA en substitut du gaz naturel russe. Rétablir l’hégémonie des États-Unis, fût-ce en bousculant ses alliés, Trump en rêvait, Biden le fait.
Benjamin König sur www.humanite.fr
Mmercenaires Avec près de 30 000 volontaires venus de plus de 50 pays, selon le gouvernement ukrainien, cette force née d’un appel international demeure mystérieuse. Elle est même à l’origine de tensions diplomatiques. En France, les autorités surveillent de près les candidats au départ.
Trente-cinq morts et cent trente-quatre blessés, selon le gouverneur de la région Maksym Kozytsky : le bilan de l’attaque russe du 13 mars sur la base de Yavoriv, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Lviv, a mis en lumière la « Légion internationale », ces volontaires étrangers venus combattre aux côtés de l’Ukraine. Environ 1 000 de ces combattants s’y trouvaient, selon le ministère ukrainien des Armées, et s’y entraînaient. Depuis plusieurs années, ce « centre international de maintien de la paix et de la sécurité » sert également à l’instruction des militaires ukrainiens par des officiers étrangers – états-uniens et canadiens en tête –, notamment dans le cadre de l’Otan. Et, plus récemment, de plateforme de livraison d’armes.
Le ministère russe de la Défense a d’ailleurs affirmé avoir éliminé « jusqu’à 180 mercenaires étrangers et une importante quantité d’armes étrangères ». Un bilan démenti par l’Ukraine et très difficile à vérifier, puisque aucun journaliste ne peut s’approcher de la base. Reste que le caractère symbolique de l’objectif visé constitue un signal envoyé à l’Otan, aux pays qui livrent des armes et aux volontaires de la Légion étrangère ukrainienne.
Depuis le début de l’offensive russe, le gouvernement ukrainien a d’ailleurs beaucoup mis en avant cette Légion créée dès le 27 février. Il s’agit également d’imposer le récit d’une réponse massive à l’appel mondial lancé par le président Volodymyr Zelensky, le 28 février. « Tous les étrangers désirant rejoindre la résistance aux occupants russes et protéger la sécurité mondiale sont invités par les autorités ukrainiennes », avait-il déclaré, affirmant l’objectif de 100 000 combattants. Le 6 mars, le ministre des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, se félicitait de ce que « 20 000 personnes originaires de 52 pays » se soient portées candidates pour rejoindre les rangs de cette Légion : « Le monde entier est aujourd’hui du côté de l’Ukraine, pas seulement en paroles mais aussi en actes. » Un chiffre qui serait d’environ 30 000, le 13 mars, selon Dmytro Kuleba.
Les ambassades jouent un rôle majeur : celle d’Ukraine à Paris a, dès le 24 février, mis en ligne une adresse mail et un formulaire à remplir pour « les étrangers prêts à se battre ». Contactée, l’ambassade n’a pas encore répondu, notamment sur le nombre de candidats et de personnes sélectionnées. Un porte-parole a toutefois annoncé avoir reçu « de très nombreuses demandes de ressortissants français ». Au total, 67 autres représentations diplomatiques ukrainiennes sont mobilisées, où des attachés militaires auditionnent les candidats. Concrètement, les volontaires signent un contrat à durée indéterminée jusqu’à la « fin de la guerre », partent pour une formation dont la durée varie de deux semaines à deux mois selon leur expérience militaire, et perçoivent 15 000 hryvnia mensuels (470 euros).
Un groupe Facebook a été constitué, intitulé Groupe des volontaires français en Ukraine, sur lequel on comptait, le 15 mars, près de 12 000 inscrits. On y recense des candidats à l’aide humanitaire, à l’accueil et à la solidarité aux réfugiés, de nombreux messages farfelus voire inconscients, mais aussi de nombreuses personnes ayant une expérience militaire prêtes à aller combattre. À l’instar de Jean-Luc, un vétéran de l’armée de l’air ayant quitté le service en 2011, qui, joint en privé, est « volontaire pour défendre la liberté du peuple ukrainien face au dictateur Poutine », et précise sa motivation : « La Russie a toujours été “l’ennemi” et une menace pour l’Occident. » Pour beaucoup, il s’agit d’abord de défendre un pays européen agressé et de stopper un Vladimir Poutine dont ils sont persuadés qu’il ne s’arrêtera pas à l’Ukraine. Certains se disent déjà sur place, ayant signé leur contrat, dont une poignée témoigne de leur présence sur la base de Yavoriv, sans que ces informations puissent être vérifiées.
Le Quai d’Orsay continue à « déconseiller formellement de se rendre en Ukraine jusqu’à nouvel ordre », a fortiori pour jouer les combattants. Et les autorités observent attentivement les volontaires à l’enrôlement dans l’armée ukrainienne. Notamment le renseignement, qu’il soit militaire avec la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), ou intérieur, avec la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui estime à 70 le nombre de Français sur place, dont une majorité issue de l’ultradroite, fascinée par les bataillons suprémacistes blancs et néonazis comme Azov.
L’armée française est aussi confrontée à un phénomène marginal : le départ de soldats de la Légion étrangère française d’origine ukrainienne, qui auraient déserté les rangs pour aller combattre dans leur pays d’origine. Selon le colonel Antoine Fleuret, chef d’état-major de la Légion étrangère, interrogé par 20 Minutes, l’armée est « sans nouvelle d’une vingtaine de légionnaires d’origine ukrainienne sur les 700 que nous comptons dans nos rangs ». Le 5 mars, un minibus en partance pour la Pologne, avec à son bord 14 légionnaires ukrainiens, a été arrêté dans le 16e arrondissement parisien. De potentiels déserteurs qui préoccupent les autorités, en France comme ailleurs.
Cet appel aux combattants n’a pas été du goût de plusieurs gouvernements et a même entraîné quelques sérieuses tensions diplomatiques. En Algérie, le message posté par l’ambassade d’Ukraine appelant « les ressortissants étrangers » à rejoindre « la résistance aux occupants russes » et la protection de la « sécurité mondiale » a entraîné une vive réaction du ministère des Affaires étrangères, qui a dénoncé le 4 mars un « fait grave » et une « violation des dispositions de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques entre États ». L’appel a été retiré en Algérie comme au Sénégal : le Ministère sénégalais des Affaires étrangères avait réagi à cet appel, intimant de « cesser sans délai toute procédure d’enrôlement de personnes de nationalité sénégalaise ou étrangère ». Ce à quoi l’ambassade a répondu « ne pas recruter de mercenaires » et « respecter la législation du Sénégal », tout en stoppant les recrutements. Mais à Dakar, Kiev ou Paris, de nombreuses zones d’ombre subsistent sur cette Légion étrangère.
publié le 16 mars 2022
Pierre Laurent sur www.humanite.fr
Est-ce le moment de parler paix, n’est-ce pas naïf, voire complice, face à Poutine ? Je vois pour ma part trois raisons impérieuses d’élever comme jamais la voix de la paix.
La première est la protection du peuple ukrainien. Depuis vingt jours, il vit l’horreur. L’avancée des blindés et des troupes russes se fait au prix d’un déluge de bombardements de toute nature sur les villes convoitées. L’utilisation massive de tous types d’armes explosives déversées sur des zones très peuplées provoque des victimes en grand nombre, la destruction d’habitations, de services publics et d’infrastructures vitales, une catastrophe humanitaire et un exode des populations déjà considérable. Compte tenu des énormes arsenaux mis en action, toute amplification de la guerre débouchera sur une généralisation du désastre. En Ukraine, comme dans toutes les guerres modernes, l’immense majorité des victimes seront civiles. Le prix à payer de la guerre sera le chaos pour longtemps. Nous devons être des millions à clamer : « Stoppez la guerre, arrêt immédiat des hostilités ! »
Et sans attendre, tout doit être entrepris pour protéger la population ukrainienne. Le travail humanitaire sur place doit être soutenu et protégé, les couloirs humanitaires et alimentaires négociés et garantis, la solidarité internationale amplifiée, et les réfugiés accueillis, sans tri racial ou religieux, par tous les pays d’Europe, dans le respect du droit commun. L’organisation et l’envoi de troupes paramilitaires doivent cesser de toutes parts. La Cour pénale internationale doit pouvoir enquêter en toute transparence et indépendance sur le déroulement du conflit et les actions des belligérants.
Les pays qui se sont abstenus à l’ONU, nombreux en Asie et en Afrique, doivent être traités comme des partenaires possibles pour la paix et non renvoyés dans le camp de Poutine.
La deuxième raison est la nécessité d’élever un barrage contre l’escalade, car le risque d’un engrenage qui embraserait toute ou partie de l’Europe, ou, pire, déclencherait l’utilisation d’armes nucléaires, est à prendre très au sérieux. Le danger de dérapages irréparables et incontrôlables menace à tout moment. C’est dans les voiles de la paix qu’il faut souffler et pas sur les braises de l’embrasement toujours possible. Toutes les pressions diplomatiques et économiques internationales exercées sur la Russie doivent viser le retour à la négociation des belligérants, et pas l’escalade guerrière.
L’enjeu est le respect de la souveraineté de l’Ukraine, pas son entrée dans l’Otan. Le président Zelensky a lui-même déclaré que la neutralité de son pays pouvait être mise sur la table de la discussion. Les courageuses voix russes pour la paix doivent être activement soutenues. Les pays qui se sont abstenus à l’ONU, nombreux en Asie et en Afrique notamment, doivent être traités comme des partenaires possibles pour la paix et non renvoyés par des discours binaires dans le camp de Poutine.
Quant à l’Europe, qui a déjà failli à faire appliquer les accords de Minsk, plutôt que d’accélérer son surarmement, elle devrait utiliser tout le poids de sa puissance pour peser en faveur de la paix et de la construction d’une nouvelle architecture de sécurité européenne, en demandant la convocation d’une conférence paneuropéenne qui mettrait toutes les questions sur la table.
Miné par les crises, les inégalités, les menaces climatiques et alimentaires, les dominations, les humiliations et les prédations, le monde est une poudrière.
C’est la troisième raison. L’Ukraine nous appelle à reprendre sans délai la construction d’un grand mouvement mondial pour la paix et la sécurité du monde.
Miné par les crises, les inégalités, la guerre des ressources, les menaces climatiques et alimentaires, les dominations, les humiliations et les prédations, et gavé de surarmement, le monde est une poudrière. La militarisation des relations internationales, la multiplication des guerres et les cicatrices purulentes qu’elles laissent à la surface du globe, en Afghanistan, au Proche-Orient, en Libye, au Sahel, au Congo… doivent nous appeler à la raison. La construction de la paix doit redevenir une grande cause mondiale, car dans la mondialisation, la paix est affaire de sécurité globale. Le surarmement, les alliances militaires bloc contre bloc ne sont pas la solution mais le problème. Ils sont contraires à l’intérêt mondial, qui est de construire des solidarités multilatérales nouvelles pour le climat, la fin des inégalités, la sécurité alimentaire, la santé, l’éducation… Pour l’avenir commun de l’humanité, construire la paix est à nouveau la plus grande des batailles.
publié le 14 mars 2022
Marie-Noëlle Bertrand sur www.humanite.fr
Alimentation La hausse des cours des céréales et autres graines, provoquée par le conflit russo-ukrainien menace la sécurité alimentaire mondiale. Elle réveille aussi les débats sur les modes de production définis par les politiques agricoles.
Produire plus ou produire mieux ? Le débat qui oppose deux visions de l’agriculture rejaillit à l’aune de la guerre en Ukraine et des risques alimentaires qui en découlent. Le conflit exacerbe la flambée des prix des céréales et oléagineux enregistrée ces derniers mois sur les marchés mondiaux.
Le 8 mars, la tonne de blé tendre a dépassé les 410 euros, contre plus de 300 euros à l’automne et 210 euros en moyenne en temps normal. Côté huiles, les choses vont à l’avenant. Le 11 mars, le colza s’échangeait à 924 euros la tonne, contre 690 euros début février. Le tournesol suit le même chemin. Avec ces hausses grandit le risque d’une crise de la faim à l’échelle globale telle que la planète en a connu en 2008 et 2010 (lire ci-après).
Vendredi 11 mars, les pays du G7 ont appelé la communauté internationale à « éviter toute mesure » susceptible de limiter « les exportations de denrées alimentaires » afin de ne pas aggraver cette distorsion des cours. Les États-Unis, l’Allemagne, le Grande-Bretagne, la France, l’Italie, le Japon et le Canada se sont engagés, dans une déclaration commune, « à éviter tous les signaux et mesures restrictives qui limiteraient les exportations et entraîneraient de nouvelles hausses de prix ».
Ce même vendredi 11 mars, l’Organisation des Nations unie pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) a pour sa part tiré un signal d’alarme bien plus effrayant : le conflit engagé à l’est de l’Europe pourrait faire plonger dans la faim 8 millions à 13 millions de personnes supplémentaires.
De fait, l’Ukraine et la Russie pèsent lourd dans le marché mondial alimentaire. Elles représentent près de 29 % des exportations mondiales de blé. 26 pays dépendent d’eux pour plus de 50 % de leurs apports de cette céréale, singulièrement en Asie-Pacifique, en Afrique subsaharienne, au Proche-Orient et en Afrique du Nord.
En France, l’alerte résonne aussi, lancée, cette fois, par le secteur agroalimentaire. La hausse des prix des matières premières dans leur globalité aura un impact rapide sur les consommateurs. Il n’en va pas uniquement du prix du grain. La hausse des prix du gaz et du pétrole est elle aussi en jeu.
« C’est du grand délire », assure Éric Thirouin, président de l’Association générale des producteurs de blé (AGPB). « Le prix du carburant agricole est passé de 0,70 euro le litre à 1,80 euro », illustre-t-il. À 300 litres le réservoir, faire le plein d’un tracteur frise, en ce moment, les 550 euros. Le cours du blé a beau grimper sur les marchés, pas sûr que cela compense le manque à gagner pour les céréaliers. « Les récoltes de la dernière campagne sont déjà vendues à plus de 80 %, voire 85 % », poursuit Éric Thirouin. Celles attendues cet été ne seront pas sur les marchés avant l’hiver prochain. « D’ici là, les prix peuvent redescendre. » Impossible de deviner aujourd’hui si, à terme, ils tireront leur épingle du jeu. D’autant que le conflit a aussi un impact sur le prix des engrais, prévient encore le président de l’AGPB. 43 % de ceux utilisés en France sont importés d’Ukraine. La hausse du prix du gaz, quoi qu’il en soit, fait grimper celui de l’azote : l’hydrocarbure est un élément nécessaire à la fabrication de cet élément essentiel aux fertilisants de synthèse.
Côté éleveurs, la conjoncture s’avère encore plus épineuse. Une large part des tourteaux de tournesol et de colza est importée, en France, d’Ukraine et de Russie. Condensés de matière sèche issue du pressage des huiles très riches en protéines, ils sont indispensables à l’alimentation du bétail élevé hors-sol.
Les maraîchers, singulièrement ceux qui travaillent sous serres, ne sont pas non plus épargnés. « J’ai l’exemple d’un producteur, près de Nantes, dont la facture de gaz devrait passer de 400 000 euros l’an passé à 4 millions cette année », illustre Dominique Chargé, président de la Coopération agricole. Multipliée par dix, la somme paraît hallucinante mais correspond à celle du mégawattheure de gaz, passé de 20 000 à plus 200 000 euros. « Impossible, à ce compte, qu’il n’y ait pas de répercussion s sur les consommateurs. L’ensemble de nos entreprises vont vraisemblablement l’inclure à leurs prix de vente », conclut Dominique Chargé.
Comment parer à cette flambée ? Les réponses se disputent la primeur. Côté agro-industrie et grands céréaliers, on plaide pour augmenter la production en France et en Europe. Non que le blé y fasse défaut – loin de risquer la pénurie, la France en produit 35 millions de tonnes par an et n’en consomme que 9 millions (1) –, « mais sur l’échiquier mondial, les productions russes et ukrainiennes vont manquer », reprend Éric Thirouin. « Soit on se dit tant pis, des gens vont avoir faim. Soit on agit. » Les acteurs du secteur exigent le champ libre pour mener à bien cette « mission nourricière ». Et attaquent, depuis le début du conflit, l’Europe et sa stratégie dite de la ferme à la fourchette – Farm to Fork en anglais (F2F).
Volet agricole du Green Deal destiné à verdir les pratiques afin d’aligner sur les objectifs de lutte contre le réchauffement climatique et de préservation de la biodiversité, celle-ci prévoit une réduction de 20 % des engrais et de 50 % des pesticides d’ici à 2030. Elle prévoit également de porter à 25 % la part des terres consacrées à l’agriculture biologique. Une « logique de décroissance » qui « doit être profondément remise en question », avance la FNSEA dans un communiqué publié le 2 mars . « Il faut au contraire produire plus sur notre territoire, produire durablement, mais produire. » De la même manière, le syndicat majoritaire s’en prend à la future politique agricole commune (PAC), laquelle programme la mise en jachère de 4 % des surfaces agricoles. « Des surfaces non productives », dénonce la FNSEA… là où les organisations paysannes et environnementales préfèrent quant à elles parler de « surfaces d’intérêt écologique ». Et c’est là une fracture manifeste entre les deux parties.
« S’il est nécessaire de prendre des mesures immédiates, cela ne doit pas être au détriment des autres enjeux auxquels l’humanité fait face, comme la souveraineté alimentaire des peuples, la pollution généralisée ou encore l’urgence climatique », écrivent quinze organisations dans une lettre ouverte adressée, jeudi 10 mars, à Emmanuel Macron. « La guerre en Ukraine et ses conséquences nous forcent à réfléchir aux choix fondamentaux de l’agriculture européenne », poursuivent-elles, exigeant « une véritable transition agroécologique, seule compatible avec l’autonomie de nos agriculteurs et agricultrices et donc avec notre souveraineté alimentaire ».
Alors, faut-il ou non revenir sur la stratégie F2F ? Dans une note publiée la semaine dernière, quatre chercheurs de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) répondent par la négative. « Une telle approche se révélerait contre-productive à bien des égards », avancent-ils. D’abord « parce que les marges de manœuvre pour produire davantage de grains sont limitées », avancent-ils. « Les surfaces en jachère ne dépassent probablement pas 6 millions d’hectares sur 100 millions d’hectares de terres arables, et les rendements potentiels y sont faibles. » En outre, poursuivent les chercheurs, « en l’état actuel, cultiver plus pour produire plus, c’est recourir à plus d’azote minéral ou produit en Europe avec du gaz ». En bref, se mordre la queue.
Enfin, relèvent-ils, si les rendements en Europe plafonnent depuis de nombreuses années, les réglementations environnementales ne sont pas en cause : ce sont « les chocs climatiques qui limitent ce rendement, la perte des pollinisateurs et la dégradation des sols ». Chercher à cultiver plus dans ces conditions « ne pourra que dégrader encore un peu plus la capacité productive des agrosystèmes ».
L’Europe n’est cependant pas sans pouvoir actionner de levier, notent-ils. Celui de l’aide internationale en est un. Le déblocage « des stocks stratégiques de céréales que ses pays membres ont pu se constituer » en est un autre.
Latifa Madani sur www.humanite.fr
Le conflit en Ukraine risque d’avoir un impact considérable sur les aides internationales, dont celles du programme alimentaire mondial, alerte Pierre Micheletti, président d’Action contre la faim.
Quelles répercussions la guerre peut-elle avoir sur l’aide humanitaire ?
Cette crise, inattendue par son ampleur, va encore augmenter le volume des besoins, qui sont déjà en expansion constante. De 2012 à 2022, nous sommes passés d’un niveau d’engagement financier de 10 milliards d’euros à près de 40 milliards d’euros, avant même la crise ukrainienne. Ma crainte est qu’une crise chasse l’autre. L’attention des grands donateurs va se focaliser sur cette guerre aux marges de l’Europe au détriment des financements des crises majeures qui perdurent (Syrie, Yémen, Afghanistan, République démocratique du Congo, Bangladesh, Soudan du Sud, Haïti…). Si tel devait être le cas, les conséquences seraient très graves pour le sort des populations délaissées. Le différentiel annuel qui prévaut au niveau mondial entre les besoins estimés par le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA) et les recettes est déjà chroniquement déficitaire : 40 % des sommes appelées ne sont pas obtenues. Au dernier pointage, il y a deux semaines, nous en étions à seulement 10 % des sommes collectées sur l’enveloppe financière destinée à l’Afghanistan, estimée à 4 milliards de dollars pour 2022. Au Yémen, les financements de l’aide ont baissé de 40 % l’an dernier…
L’Ukraine et la Russie sont des producteurs majeurs de céréales, dont dépendent de nombreux pays. Quelles conséquences la guerre et les sanctions peuvent-elles avoir sur les aides alimentaires ?
Ce conflit aura de lourdes conséquences sur les prix et sur les possibilités de transport du blé. L’Ukraine constitue le premier fournisseur du programme alimentaire mondial (PAM) en céréales et tournesol (420 000 tonnes de produits alimentaires en 2020). Toute la capacité de l’Ukraine à approvisionner à la fois le marché des pays riches et le PAM va se trouver en défaut. Au rapport 2020, le montant des achats du PAM s’élevait à 1,7 milliard de dollars. La raréfaction des ressources peut conduire les pays les plus riches à protéger en priorité leur marché, notamment pour l’élevage des volailles et du bétail.
Vous appelez les organisations humanitaires à la plus grande vigilance au sujet de ce que vous nommez « l’occidentalo-centrisme des affaires internationales ». Que voulez-vous dire ?
Je veux dire que l’on ne peut que se réjouir de la large solidarité qui s’exprime de toutes parts en Europe à l’égard de l’Ukraine. Mais on observe en même temps les symptômes d’une compassion à géométrie variable. On a vu les discriminations dans le traitement de la prise en charge des réfugiés selon qu’ils sont européens ou non. On a vu les prises de position de personnages politiques et de journalistes qui, clairement, dans leurs propos établissaient une sorte de hiérarchie entre des réfugiés ukrainiens qui nous ressemblent et d’autres, plus lointains, pour qui on n’aurait pas la même considération ou le même intérêt. Le premier principe de l’aide humanitaire est clair : la solidarité internationale d’urgence se déploie au nom du principe fondamental d’une commune humanité entre les aidants et les aidés. Les organisations héritières du mouvement d’Henri Dunant et de la Croix-Rouge interviennent auprès de populations en difficulté au nom d’une commune humanité. Il ne peut pas y avoir un dégradé d’humanité entre Ukrainiens, Syriens, Yéménites ou Afghans.Cette crise ne pose-t-elle pas aussi la question des modes de financement et d’attribution de l’aide humanitaire ? Pour quelle réforme plaidez-vous ?
Une très large proportion de l’action humanitaire est consacrée à des zones de conflit. Chaque année, sur tous les continents, entre 100 et 200 millions de personnes dépendent d’une aide extérieure vitale. Or, le modèle économique de l’aide internationale repose pour les trois quarts de l’enveloppe annuelle (40 milliards de dollars) sur les contributions volontaires d’une vingtaine de pays membres de l’OCDE – essentiellement occidentaux – et pour un quart sur la générosité de donateurs individuels issus des mêmes pays. Il n’y a pas, au niveau multilatéral, de contribution obligatoire au sein des Nations unies comme il y en a eu pour les opérations du maintien de la paix. Ce club fermé de donateurs donne ce qu’il veut pour qui il veut, quand il veut. Ce modèle expose l’action humanitaire à des difficultés, voire à la paralysie. Le système humanitaire international ne peut plus fonctionner efficacement avec une telle équation économique, ni sur la base de la seule générosité émotionnelle, que l’on sait éphémère et aléatoire, ni encore avec des contributions optionnelles, fléchées, parfois assorties de préoccupations de lutte contre le terrorisme. L’aide internationale ne peut se déployer ainsi de façon satisfaisante pour les populations fragilisées par des crises dont bon nombre s’étalent sur des années. La durée de séjour moyenne dans un camp de réfugiés est de plus de dix ans. Pour les organisations humanitaires, la plus grande des vigilances reste de mise. Partout dans le monde aujourd’hui, et peut-être en Ukraine demain.
Nadjib Touaibia sur www.humanite.fr
Très dépendants des importations de blé et de denrées essentielles, la plupart des pays du pourtour méditerranéen et du reste du continent se préparent à subir un choc de grande ampleur.
Sombres perspectives pour les pays africains dans la foulée de la guerre en Ukraine. L’arrêt des exportations de céréales, dont le blé, et autres intrants agricoles, va durement frapper la plupart d’entre eux, déjà confrontés à une crise alimentaire structurelle (dérèglements climatiques, conflits) ou considérablement fragilisés par les hausses de prix et la spéculation boursière autour de produits essentiels.
Moscou et Kiev représentent 34 % des échanges de blé, une matière première qui a enregistré une augmentation de 70 % depuis le début de l’année. Les pays du pourtour méditerranéen en souffrent fortement. Pour l’Égypte, cela représente 80 % des importations. C’est le premier importateur de blé au monde (12 millions de tonnes). Le pays dispose de « trois ou quatre mois de stock », estime Jean-François Loiseau, président de l’interprofession céréalière française Intercéréales. Le prix du pain aurait fait un bond de 50 % depuis le début de l’invasion russe en Ukraine. Le Caire envisage une augmentation du prix de la galette subventionnée destinée aux bas revenus. Une prise de risque inédite depuis les « émeutes du pain » de 1977.
C’est une source d’inquiétude pour les autres pays de la région, comme pour ceux du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, historiquement importateurs nets de denrées alimentaires. Les Algériens, par exemple, ont gardé le souvenir des émeutes de 2011 suite à une envolée brusque des prix de l’huile et du sucre qui s’est répercutée sur d’autres produits de large consommation. Dans des quartiers d’Alger, des boutiques avaient été prises d’assaut par des groupes de jeunes. Des manifestations avaient éclaté à 250 km de là, dans la ville de Béjaïa, en Kabylie, et jusque dans celle de Constantine, capitale de l’est du pays.
Alger escompte toutefois amortir cette secousse par les gains supplémentaires tirés des exportations de gaz, tout comme le Maroc pour les phosphates, dont le cours monte.
En revanche, l’insécurité alimentaire dont souffrent déjà les populations pauvres au Liban, au Yémen, en Syrie, au Soudan, déchirées par des conflits internes, va connaître une nouvelle ampleur. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les prix mondiaux des denrées alimentaires ont enregistré un pic record au mois de février, soit une hausse de 3,9 % par rapport au mois de janvier.
L’Europe et l’Afrique vont être « très profondément déstabilisées sur le plan alimentaire » dans les douze à dix-huit mois, a averti Emmanuel Macron, vendredi, à l’issue d’un sommet européen à Versailles. Au-delà du constat, les pays d’Afrique ont surtout besoin d’un véritable plan de sauvegarde pour éviter l’explosion de la famine redoutée par le programme alimentaire mondial.
L’association CCFD-Terre Solidaire propose notamment la mise en place de « systèmes de protection sociale alimentaire dans les pays impact és ». Peut-être est-il tout aussi urgent de tirer un trait sur les dettes qui asphyxient ces pays déjà à l’agonie.
publié le 13 mars 2022
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
Solidarité Dans le sud-est de la Pologne, à quelques kilomètres de la frontière, l’accueil des réfugiés fuyant les bombes russes s’organise dans l’urgence.
Przemysl (Pologne), envoyé spécial.
La neige a cessé de tomber, ce jeudi 10 mars, sur les Basses-Carpates. Le froid est d’autant plus piquant. Même l’encre des stylos gèle. Il faut en réchauffer la mine pour parvenir à prendre des notes. Au poste frontière de Medyka, dans le sud-est de la Pologne, la file ininterrompue des réfugiés venus d’Ukraine ne se tarit pas. Les militaires polonais se relaient, ici pour pousser un vieil homme dans son fauteuil roulant, là pour porter les sacs d’une mère de famille en larmes avec ses trois enfants. « Mon mari m’a déposée en voiture avec les enfants, explique-t-elle. Il est reparti pour défendre Kharkiv. »
Aujourd’hui, des barrières ont été installées au bout du chemin qui relie le poste de douane au premier axe routier. Une foule de plus en plus dense y attend les bus qui s’enchaînent pour conduire les nouveaux arrivants vers un des centres d’accueil d’urgence mis en place par la municipalité de Przemysl, à quelques kilomètres de la frontière.