publié le 18 septembre 2021
Par Faïza Zerouala sur le site www.mediapart.fr
Ces derniers jours, plusieurs histoires ont enflammé les médias, stigmatisant à chaque fois des personnes pauvres accusées de mal gérer leur
argent ou de frauder. Pour les sociologues Vincent Dubois et Denis Colombi, ces affirmations reposent sur des fantasmes mais sont ressuscitées à intervalles réguliers pour des raisons
politiques.
Le problème avec les polémiques, c’est qu’elles ne sont pas infinies. Alors rien ne vaut le recyclage de vieilles antiennes. Et cela vaut aussi lorsqu’il s’agit de brocarder les plus pauvres.
Ces derniers jours, plusieurs histoires ont illustré cette tendance. Elles n’ont d'autre lien entre elles que de concerner des familles en difficulté et de montrer à quel point l’appel à se responsabiliser ne vise que les plus modestes. Surtout dans ce moment particulier où la pauvreté s’accroît, et que 45 % des Français interrogés ont indiqué avoir perdu des revenus, comme l’a démontré la dernière enquête du Secours populaire, publiée le 10 septembre.
Premier exemple : un enfant de 7 ans, scolarisé à Saint-Médard-de-Guizières (Gironde), a été exclu de la cantine scolaire le 10 septembre, pour cause d’impayés. Il a été escorté chez lui par un policier municipal à l’heure du déjeuner. Ce qui n’a pas manqué de susciter un émoi généralisé.
La maire de la commune, Mireille Conte-Jaubert, a affirmé deux jours plus tard dans un entretien à Sud Ouest qu’elle sollicitait la mère de l’enfant « depuis 2019 » pour régler cette dette qui s’élève selon l’élue à 800 euros, soit « 350, voire 400 repas 15 septembre 2021». « Je n’ai pas eu d’autres choix pour récupérer l’enfant. Soit j’appelais la police, soit j’appelais les services sociaux », a expliqué à France info la maire du village, assurant avoir fait au mieux.
Invitée sur le plateau de Cyril Hanouna sur C8 le 13 septembre, Chirley, la mère de l’enfant, livre une autre version des faits. Elle commence par raconter que son fils s’est senti humilié par cet incident et a dû subir les moqueries du type « tu vas aller en prison » par ses camarades de classe. Sans emploi, elle a reconnu avoir cumulé 870 euros de dettes de cantine depuis janvier 2020 pour ses deux fils, l’aîné vient d’aller au collège. Elle a expliqué avoir déjà lancé des démarches pour se remettre en règle mais, n’étant pas véhiculée, elle peine à se rendre au Trésor public, dans la ville voisine.
Après avoir été questionnée pendant près de vingt minutes dans tous les sens par les chroniqueurs et accusée de laxisme par certains d’entre eux, la mère de famille a promis qu’elle allait régulariser sa situation au plus vite, avec l’aide financière de sa mère, a-t-elle été obligée de préciser, un peu gênée. Avec une mise en scène propre à ce genre d’émission, Chirley s’est vu proposer par l’animateur d’éponger cette dette en la prenant en charge « avec la production ».
Autre exemple, désormais récurrent. Lors de la rentrée, le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a fustigé, sur France 3 le 29 août, le fait que l’allocation de rentrée scolaire soit détournée par les familles à d’autres fins que l’achat des fournitures scolaires. Selon le locataire de la Rue de Grenelle, elle serait utilisée par certaines familles pauvres pour s’offrir des écrans plats, ressuscitant ainsi une vieille accusation lancée notamment par la droite dès 2008.
Le député Édouard Courtial, alors à l’UMP, expliquait dans un entretien au Parisien que l’allocation de rentrée scolaire ne devait pas servir à acheter un écran plat. Mot pour mot les termes et arguments employés par Jean-Michel Blanquer.
Et même s’il y a quelque chose d’absurde à vérifier si les ventes de téléviseurs à écran plat (les tubes cathodiques n’existent plus, donc tous les écrans sont plats par définition) sont en hausse au mois d’août (le mois de versement de l’allocation) et septembre, Libération, entre autres, s’y est attelé dans sa rubrique de fact-checking.
Résultat, le ministre a tout faux. Deux études de 2002 et 2013, réalisées par la Caisse d’allocation familiales (CAF), démontrent que les récipiendaires de l’allocation de rentrée scolaire l’utilisent pour acheter des fournitures scolaires, des équipements de sport ou payer la cantine scolaire. Et que les mois de septembre et août sont les pires mois de l’année en matière de vente de télévisions en France.
Enfin, dernière histoire. À Nice, une habitante du quartier des Chênes a vu son bail résilié par l’office HLM Côte d’Azur Habitat parce que son fils de 19 ans a été condamné à 20 mois de prison pour trafic de stupéfiants et serait coupable d’incivilités. Le bail de l’appartement est au nom de cette mère de famille. Là encore, l’affaire a créé de l’émoi et soulevé des interrogations.
Dans Libération, Anthony Borré, président de Côte d’Azur Habitat, le plus grand bailleur social du département, et premier adjoint (LR) au maire de Nice, justifie cette future expulsion : « L’urgence sociale ne suffit pas pour prioriser les dossiers. Je prends en compte la méritocratie. Ceux qui ne respectent pas les lois de la République ne sont pas les meilleurs candidats, expose-t-il. On est responsable des actes de ses enfants et des personnes que l’on héberge sous son toit. Je veux faire savoir à ceux qui trafiquent que je serai intraitable : qu’ils quittent ces quartiers. »
Le 7 septembre, Christian Estrosi, le maire de Nice, a indiqué sur France 2 que d’autres procédures seront lancées concernant des familles dans la même situation que celle expulsée dans le quartier des Chênes. 70 autres familles sont concernées, a avancé Côte d’Azur Habitat.
Ce nouveau règlement à l’œuvre, voté fin mars en conseil municipal, a été dénoncé notamment par la Fondation Abbé-Pierre. Son directeur régional, Florent Houdmon, questionnait déjà auprès de l’AFP l’efficacité de la méthode en avril, la comparant à une punition collective.
« Est-ce que la punition collective est la bonne réponse ? C’est injuste et assez aberrant pour les autres occupants », non condamnés mais visés par l’expulsion, voire « irresponsable » selon lui. « Je ne nie pas le droit à la sécurité. Il y a des familles qui subissent le manque de présence policière et d’actions de prévention, mais quand ce ménage aura quitté son HLM, on va le retrouver ailleurs dans des copropriétés dégradées du parc privé. La réponse est dans la répression et la prévention. »
L’affaire de l’enfant privé de cantine a créé la polémique. Face à cela, la Défenseuse des droits, Claire Hédon, s’est « saisie d’office » afin d’enquêter sur la situation de cet enfant et de sa famille. « Les enfants doivent être laissés à l’écart des conflits entre leurs parents et l’administration », a-t-elle rappelé dans un communiqué le 14 septembre.
Dans un rapport publié en juin 2019, le Défenseur des droits avait déjà appelé à ce que le règlement des factures impayées fasse uniquement l’objet de procédures entre les collectivités et les parents, sans impact sur les enfants. L'institution appelle à bannir la pratique du « déjeuner humiliant » visant à servir aux enfants des menus différenciés afin de faire pression sur les parents et ne pas recourir aux exclusions.
De son côté, la FCPE, principale fédération de parents d’élèves, a salué l’initiative de la Défenseuse des droits dans un communiqué et rappelle que la restauration scolaire est « un temps éducatif et de socialisation et peut-être, pour certains enfants, le seul repas équilibré de la journée. Il est crucial d’accompagner les familles et non de les mettre à l’index ». La FCPE a rappelé qu’elle défend depuis toujours la gratuité de la restauration, avec une prise en charge par l’État, à l’image de la Suède et de la Finlande. Ce qui éviterait ce genre d’incidents.
Toutes ces histoires démontrent bien comment les personnes pauvres sont accusées avec facilité d’être irresponsables et sont infantilisées. Il faudrait les punir en cas de manquement et les surveiller davantage que toute autre frange de la population.
L’enseignant et sociologue Denis Colombi s’est précisément penché en 2019 sur ce sujet dans son ouvrage Où va l’argent des pauvres ? (Payot). Il est formel à propos du mauvais usage de l’allocation de rentrée scolaire : « Aucun rapport, aucune enquête n’est venue la placer sur l’agenda médiatique et politique pour signaler l’existence d’un problème qui demanderait une intervention urgente. Mais en la matière, l’anecdote et la suspicion sont amplement suffisantes et il n’en faut pas plus pour attirer le feu des projecteurs et les commentaires les plus assurés. »
Mais le fantasme perdure. Denis Colombi rappelle aussi qu’en 2015 le conseil départemental des Bouches-du-Rhône a décidé, au lieu d’un virement, de verser la prime de Noël des allocataires du RSA sous forme de bons d’achat de jouets de 50 euros, un par enfant de moins de 12 ans, pour éviter que l’argent échoie à une autre dépense.
La même année, aux États-Unis, le Missouri a décidé d’interdire l’achat de certains aliments comme les cookies, les chips ou les steaks avec les food stamps, les bons alimentaires, parce que trop associés à l’idée de plaisir. Les personnes pauvres sont censées avoir une relation utilitaire à la nourriture et ne savent pas résister à la tentation.
Ce présupposé que les bénéficiaires des allocations et personnes modestes fraudent et ne sont pas responsables, le sociologue Vincent Dubois, auteur de Contrôler les assistés (éditions Raisons d’agir), l’a rencontré maintes fois lors de ses travaux de recherche.
Interrogé par Mediapart, il confirme que « cette polémique autour de l’allocation de rentrée scolaire ne repose sur rien d’objectivé, et on fait pourtant des tendances générales. Il n’est pas exclu que quelques familles ne l’utilisent pas pour des fournitures scolaires mais il n’y a aucun moyen de le vérifier. À part si on supervisait les comptes des bénéficiaires par des assistantes sociales et conseillères en économie sociale et familiale. Mais cela supposerait un degré très fort de supervision et d’immixtion dans le quotidien des familles pauvres, ce qui deviendrait légitime pour eux mais serait insupportable pour des familles ne serait-ce que de classe moyenne ».
À chaque fois, explique Denis Colombi dans son ouvrage, des considérations morales sous-tendent ces décisions. Les pauvres ne sauraient pas gérer leur argent : « On reproche implicitement de ne pas être capable de se contrôler, de se retenir ou de faire les bons choix. » D’où l’idée récurrente de contrôler les dépenses des personnes pauvres. « Donnez-leur de l’argent, disent ainsi les critiques des revenus d’assistance, et vous les enfermerez dans l’oisiveté, les découragerez de faire des efforts et, finalement, les maintiendriez dans la pauvreté », écrit encore Denis Colombi.
Le sociologue Vincent Dubois relève pour sa part dans ces déclarations une opportunité politique de la part du ministre de l’éducation nationale qui flatte ainsi à peu de frais l’électorat de droite, et « droitise » un peu plus le camp macroniste.
Au-delà de l’aspect opportuniste, Vincent Dubois voit dans ces différentes histoires une réactivation d’un « schème très ancien de mise en cause des comportements des personnes pauvres. Ils sont considérés par une partie de la société comme responsables de leur propre situation, comme n’étant pas courageux ou encore comme ne cherchant pas de travail ».
Ce qui appelle au contrôle des comportements des personnes qui bénéficient des aides publiques, car elles pourraient se rendre coupables d’abus ou de mauvais usage du soutien financier apporté. Certains aimeraient aussi réclamer des contreparties aux plus pauvres, là où ce serait « une hérésie » quand il s’agit d’entreprises, indique Vincent Dubois.
L’affaire de la cantine scolaire est relativement proche, selon lui, et convoque les mêmes mécanismes d’accusation d’incurie, de malhonnêteté ou de combinaison des deux. « Plus il y a de pauvres, plus on met en cause les individus dans la responsabilité de leur situation. C’est comme pour le chômage, plus il est élevé et se stabilise à un haut niveau, plus on accuse les chômeurs, sauf en période de forte crise où on admet un effet conjoncturel. »
L’expulsion locative pour cause de condamnation pénale obéit à la même logique de la responsabilité individuelle et de mise en cause des individus qui subissent ainsi une double peine. Et sans garantie que la sanction soit efficace. De la même manière que le retrait des allocations familiales aux parents d’enfants pour cause d’absentéisme n’a jamais été efficace. Vincent Dubois juge que « c’est un remède pire que le mal ».
publié le 17 septembre 2021
par Nadia Sweeny sur www.politis.fr
À Montpellier, trois bidonvilles ont flambé dans des conditions suspectes ces dernières semaines. Des incendies qui ont servi de justification à l’expulsion des habitants et à la destruction des lieux par la préfecture de l’Hérault.
P endant la nuit, deux personnes masquées sur une moto sont arrivées et ont jeté deux bouteilles avec de l’essence, » témoigne un habitant du bidonville de Nina Simone, au sud-est de la ville. C’était au petit-matin du jeudi 16 septembre. Les caravanes visées sont non habitées. Elles prennent feu et enflamment une partie du campement où plusieurs dizaines de personnes vivent.
Telle une réaction pavlovienne, la préfecture déclenche ce vendredi, le processus qui doit conduire à l’expulsion dudit bidonville sous le prétexte du péril sanitaire. C’est la troisième expulsion sous ce prétexte depuis début août. Toutes, sans exception, font suite à un incendie. Le Mas rouge, à l’est de la ville, 110 habitants dont des dizaines de mineurs, en flamme le 5 août dernier. Expulsé le 31 août. Le Zénith 2, plus de 150 habitants, brûle le 31 août. Il est rasé le 8 septembre. Et maintenant, Nina Simone…
Trois incendies, en quelques semaines, dans trois bidonvilles différents : du jamais vu. « Ça fait dix ans qu’on n’a pas eu d’incendie d’ampleur dans les bidonvilles de Montpellier », témoigne Damien Nantes, coordinateur régional Languedoc Roussillon de Médecins du monde qui intervient très régulièrement sur place. D’autant que les conditions climatiques – des pluies torrentielles – ont plutôt conduit à des inondations dans ces campements, ce qui rend la probabilité du déclenchement d’un feu involontaire, d’autant moins crédible.
D'après Médecins du Monde, les pompiers intervenus sur Zenith 2 faisaient état de plusieurs départs de feux simultanés. Or aucune investigation ne semble avoir été menée pour déterminer l’origine des deux premiers incendies. « On ne nous a pas demandé d’expertise là-dessus, nous confirme le Service départemental d'incendie et de secours de l'Hérault. Normalement, c’est à la police de faire des constatations légales, mais il aurait fallu le faire tout de suite. » Or la destruction des lieux dans la foulée, rend désormais impossible ces constatations.
(Ci-dessous la destruction du Mas rouge)
Au bidonville Nina Simone, la mairie de Montpellier prétend avoir retardé l’intervention des équipes de nettoyage dans l’attente de ces constatations policières.
Car bien d’autres éléments viennent renforcer la suspicion d’une origine criminelle. Dans la nuit du 31 août au 1er septembre, des habitants du bidonville du Zénith témoignent avoir vu des hommes armés et cagoulés s’approcher de leur campement. D’après eux, ils auraient tiré en l’air. Des menaces directes qui se réitèrent dans la nuit du 3 au 4 septembre.
Le 13, c’est au bidonville de Saporta que plusieurs témoins évoquent des hommes cagoulés, armés de fusil qui débarquent aux alentours, vers trois heures du matin. Une famille, qui avait trouvé refuge sur le parking du Géant Casino des Arènes témoigne, elle, avoir été menacée directement par trois hommes cagoulés qui ont tiré en l’air de leur Peugeot 308 blanche…
D’après actu.fr, dans la nuit de mercredi 15 à jeudi 16 vers 4h du matin, dans le campement de Bonnier de la Mosson des Roumains intrigués par des bruits suspects ont découvert un individu en possession de matériel incendiaire qui a pris la fuite.
Jeudi 16 septembre, une quinzaine d’habitants de trois bidonvilles différents ont déposé plainte contre X, pour « destruction par moyen dangereux pour les personnes et violence avec arme par personne dissimulant volontairement leur visage et en réunion ». Dans les bidonvilles reconstitués, les gens terrorisés, s’organisent pour faire des veilles de nuit. Contacté, le parquet n'a pour le moment pas donné suite à nos sollicitations.
De son côté, la préfecture, au lieu d’organiser la protection des habitants, les expulse. « Cette démarche s’inscrit dans un engagement fort des services de l’État de lutte contre toute source d’insécurité et de délinquance », a même osé Hugues Moutouh, le préfet de l'Hérault dans un communiqué de presse. « Les pompiers estimaient que l’incendie (celui du Mas rouge, ndlr) était lié à l’insalubrité et que les gens vivaient là dans un état de danger permanent. Il fallait évacuer, mais les services de l’Etat se sont organisés pour accompagner cette opération de 100 % de propositions de relogement » s’est-il expliqué au journal Le Monde. « C’est faux ! » s’insurge les associatifs. « Non seulement il ne s’agit pas de relogement mais de mise à l’abri temporaire, dans des hôtels qui ne correspondent pas aux besoins des gens et qui les éloignent de leur lieu de travail ou de leur lieu de scolarité. Mais en plus, plus de la moitié n’ont pas été mis à l’abri ! » s’étouffe Damien Nante.
Tous ces bidonvilles étaient pris en charge depuis plus de 5 ans par des travailleurs sociaux et des associations qui aujourd’hui sont effondrés par ces expulsions. « C’est un désastre ! C’est saccager un travail d’intégration qui portait ses fruits : la majorité des gens étaient en emploi, les enfants scolarisés, ils étaient nombreux à avoir un dossier de logement social en cours, souffle Catherine Vassaux de l’association Area. On travaillait de manière intelligente pour aller vers une résorption de l’ensemble des sites de manière pérenne. » Des conventions étaient signées avec les autorités et financées par les fonds publics. « On est dans la schizophrénie la plus totale ! »
Mais ça ne va pas assez vite pour le préfet Moutouh, proche de Nicolas Sarkozy : « Le temps administratif n’est pas le temps associatif. Et puis je ne suis pas tout à fait d’accord avec le bilan que me présentent les associations. J’ai aussi des éléments que celles-ci n’ont pas : des rapports de police qui me parlent de prostitution d’enfants et de trafics divers. »
Des éléments dont les associatifs n’ont jamais entendu parlé : « Et quand bien même ça aurait été le cas : c’est l’expulsion la solution ? où sont les services de l’enfance ? où est la brigade des mineurs ? » demande Damien Nante, de Médecins du monde. Contacté, le cabinet du préfet n'a, pour le moment, pas donné suite.
De son côté, la mairie de Montpellier est comme un lapin pris dans les phares : incapable d’empêcher ni même de s’opposer franchement à la politique du nouveau préfet alors que le maire PS, Michaël Delafosse, membre de l’équipe de campagne d’Anne Hidalgo, s’était pourtant positionné contre la méthode des expulsions. La situation est d’autant plus délicate que le terrain du bidonville dit du « Zenith 2 » lui appartient. Cette expulsion n’a donc pas pu se faire sans son aval. « La municipalité n’a pas formulé de demande d’expulsion de bidonvilles et demeure extérieure à ces opérations initiées par la Préfecture, en application d'une décision de justice et sur la base d'une demande formulée sous le précédent mandat », se défend-elle dans un communiqué le 8 septembre. Le préfet avait-il le droit d’utiliser une demande formulée par une autre équipe municipale ? Le débat juridique fait rage au sein des collectifs.
Pendant ce temps-là, le Préfet Moutouh reste bien décidé à continuer de démanteler la quinzaine de campements établis sur Montpellier
publié le 16 septembre 2021
Stéphane Ortega sur le site rapportsdeforce.fr
Ce mercredi 8 septembre, à 6 h 45 du matin, plus d’une centaine de policiers prennent position à l’entrée et autour du bidonville « Zénith 2 » à Montpellier. Après plus d’une heure de tergiversations autour du cadre légal ou non de l’opération, les deux huissiers présents décident de lancer l’expulsion avec le concours des forces de l’ordre, sans réussir à présenter de mandat les y autorisant. Ici, 140 personnes vivent dans un habitat de fortune, dont de nombreux enfants scolarisés.
« L’huissier m’indique qu’il considère que le communiqué de la Mairie disant qu’elle n’a pas sollicité l’expulsion n’est pas une information valable. Il considère qu’il a un mandat, mais refuse de m’indiquer si ce mandat lui a été confirmé par la Mairie aujourd’hui. Il considère que le titre exécutoire en sa possession vaut mandat, qu’importe le fait que le propriétaire du terrain indique ne pas souhaiter l’expulsion » explique Élise de Foucault, avocate d’une quinzaine d’habitants du bidonville situé en périphérie de Montpellier. Il est alors 8 h 45. L’expulsion n’a réellement commencé que depuis moins d’une heure. Et l’avocate franchit le cordon de CRS qui boucle l’entrée du bidonville afin de se rendre chez le procureur de la République pour « l’informer de la situation ». Elle y déposera finalement une plainte concernant des faits de « destruction, de violation de domicile et de discrimination par personne dépositaire de l’autorité publique », considérant que l’opération n’a pas de cadre légal.
Et elle n’est pas la seule. Lundi après-midi, la Ligue des droits de l’homme (LDH), la Cimade et Droit au logement tenaient une conférence de presse préventive sur le parvis de la Mairie. Ces associations rappelaient que « l’article L153-1 du Code des procédures civiles et d’exécution prévoit que l’État peut accorder son concours pour procéder à une expulsion avec les forces de l’ordre. Mais ce qui implique nécessairement qu’il y ait une demande de la Mairie ». Et c’est toute la question. La municipalité interpellée depuis le samedi précédent n’est toujours pas en mesure de donner une réponse officielle en ce lundi 6 septembre. Une réponse qui n’arrivera que la veille de l’expulsion par la voie d’un communiqué à la presse. La ville « n’a pas formulé de demande d’expulsion de bidonvilles ». Le reste de sa communication détaille longuement l’action municipale en faveur de la résorption de l’habitat indigne, mais ne commente pas l’intention du préfet de procéder à l’expulsion d’un bidonville moins de 24 h plus tard. Ici, le maire Mickaël Delafosse regarde ailleurs, alors qu’un projet d’installation de sanitaires était en cours à « Zénith 2 ».
« Ce démantèlement intervient en exécution d’une décision de justice » se défend la préfecture dans un communiqué de presse mercredi matin, évoquant en sus des risques de salubrité et de sécurité consécutifs à un incendie dans le bidonville. Ce serait donc sur la base d’une décision de justice, ici vieille d’au moins quatre ans et à laquelle la précédente majorité municipale n’avait pas jugé bon de donner suite, que le préfet et les huissiers présents à « Zénith 2 » ce matin ont construit le cadre légal de l’expulsion. Un cadre contesté par Sophie Mazas de la LDH qui affirmait lundi que passé un délai de 6 mois sans exécution, cette décision de justice ne pouvait plus être utilisée. Un désaccord qui sera tranché par les tribunaux, si le procureur de la République donne suite à la plainte de maître Élise de Foucault. Mais aussi peut-être par l’ordre des huissiers que l’avocate comme les associations réfléchissent à saisir.
Mais, même si elle était rendue après que les habitants du bidonville aient été expulsés, une telle décision pourrait fixer quelques limites au nouveau préfet de l’Hérault, Hugues Moutouh, qui ne fait pas mystère de sa volonté de démanteler tous les bidonvilles de Montpellier. Car sans préjuger à l’avance du résultat d’une possible audience, le droit semble donner raison aux plaignants. C’est même le procureur de la République qui le dit implicitement, dans une réponse à la LDH et la Cimade qui lui signalaient mardi 7 septembre une infraction pénale à venir : l’expulsion de ce mercredi. Dans sa lettre que nous avons pu consulter, le procureur y affirme être « incompétent pour diligenter une enquête judiciaire […] dans une situation n’ayant reçu aucun commencement d’exécution », mais confirme que « pour agir, l’huissier de justice détient nécessairement un mandat de son client, à savoir le ou les propriétaires du terrain ». Ici, la Mairie.
Sur ce point, un premier éclaircissement pourrait advenir jeudi après-midi, l’avocate Élise de Foucault ayant déjà obtenue une audience assignant la commune de suspendre les opérations d’expulsion dans l’attente de statuer sur les conditions de cette expulsion. Même si les opérations de police sont terminées, la Mairie est censée expliciter si elle était demandeuse ou non de l’évacuation. Et par conséquent, dévoiler si c’est elle qui a menti ou si ce sont les huissiers qui se targuent d’un mandat qu’ils n’ont pas.
Ce qui pourrait avoir des conséquences sur la suite de l’action du préfet. Ce dernier a déjà procédé à l’expulsion du bidonville « Mas rouge » le 31 août, là aussi sur des fondements légaux discutables et après un incendie. Après « Zénith 2 », le bidonville de Celleneuve est dans le viseur de la préfecture, au grand désespoir des associations humanitaires (Fondation Abbé Pierre, Médecins du Monde, AREA) qui œuvrent depuis des années auprès des habitants. À moins d’une condamnation du préfet pour « violation de domicile par personne dépositaire de l’autorité publique ». Une infraction (article 432-8 du Code pénal) pouvant être punie de deux ans de prison et 30 000 € d’amende
publié le 30 juin 2021
par Rédaction du site www.bastamag.net
Dimitri Barbakadzé avait fui des persécutions en Géorgie, et s’était réfugié en Ardèche avec son épouse et leurs quatre enfants. Il a été arrêté et expulsé par surprise. Des associations adressent une lettre ouverte au Président Macron.
Lettre ouverte à Monsieur le préfet de l’Ardèche, Monsieur le ministre de l’Intérieur, Monsieur le président de la République,
« Mercredi 23 juin au matin, en France, un père de quatre enfants âgés de 16, 14, 6 et 4 ans, dont deux nés sur le sol français, tous scolarisés, a été mis dans un avion contre son gré pour rentrer dans un pays qu’il avait quitté huit ans plus tôt.
Il y a huit ans, pour échapper à des persécutions familiales, sa femme et lui avaient fui leur pays avec leurs deux aînés alors âgés de 8 et 6 ans.
Arrivés en Ardèche, ils avaient confiance dans le gouvernement français à leur reconnaître le droit de choisir un lieu de vie où leurs enfants pourraient se restaurer psychologiquement et grandir sereinement. Mais L’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) ne l’a pas vu de la sorte et le statut de réfugié leur a été refusé. Depuis, ils ont cherché à régulariser leur situation en formant plusieurs demandes de titre de séjour, sans succès.
Dans une période d’égarement, cet homme a succombé à l’emprise de l’alcool et a eu deux fois à faire à la justice française : pour vol d’une bouteille d’alcool d’abord, puis pour conduite en état d’ivresse. Il a répondu de ces deux faits, a payé son dû, s’est soigné et n’a pas retouché une goutte d’alcool depuis six ans.
Installés dans un petit village d’Ardèche, lui et sa femme ont appris le français, scolarisé leurs enfants dans l’école de la commune, et se sont intégrés petit à petit, développant des amitiés solides avec les habitants. Ils ont travaillé au sein d’associations caritatives, il cultivait un potager, et sa femme effectue des heures de travail en tant qu’aide-ménagère déclarées et rémunérées via le Cesu (Chèque emploi service Universel).
Respectueux des lois et reconnaissants de l’accueil et de l’aide qu’ils ont trouvés auprès d’associations et de leurs amis, la seule chose qui leur est reprochée est d’avoir choisi de se maintenir sur le sol français après la décision de l’Ofpra et de la CNDA (Cour nationale du droit d’asile), dans l’espoir de voir leur situation administrative régularisée et de pouvoir construire une nouvelle vie. Fort d’une promesse d’embauche, un dossier de demande de régularisation a été déposé à la préfecture par son employeur. Mais l’entreprise et lui-même ont reçu une fin de non recevoir.
Sous le coup d’une nouvelle obligation de quitter le territoire français (OQTF), sa femme et lui se sont, sans discuter, soumis à l’assignation à résidence, se présentant deux fois par semaine à l’heure dite à la gendarmerie de leur circonscription en toute confiance.
Mais, mardi matin, alors qu’ils étaient tous les deux à la gendarmerie pour pointer dans le cadre de leurs obligations d’assignation à résidence, Monsieur a été retenu par les gendarmes qui lui ont notifié un arrêté de placement en centre de rétention parfaitement irrégulier et ce, de manière parfaitement déloyale. En effet, lorsqu’un étranger fait l’objet d’une assignation à résidence, il ne peut être placé en rétention que s’il ne respecte pas les obligations de son assignation à résidence. Et la préfecture le savait, puisqu’elle a pris le soin d’organiser un vol tôt le matin suivant, afin d’empêcher la saisine du juge des libertés et de la détention dans les 48 h du placement.
Après huit années passées en France, cet homme est parti sans valise, sans affaire, et sans pouvoir prévoir de quoi subvenir à ses besoins.
Il laisse en France son épouse, et ses quatre enfants mineurs.
Qu’est-ce qui peut justifier la séparation d’un père de ses enfants ? Quel motif impérieux a pu décider un préfet de la République, qui n’a qu’une connaissance administrative de ce dossier n’ayant jamais répondu à nos demandes de rendez-vous pour exposer la situation de cette famille, à laisser une femme seule avec quatre enfants ? Qu’ont-ils fait pour subir un tel châtiment ?
Si les enfants ne peuvent pas être expulsés, pourquoi leurs parents ne sont-ils pas régularisés pour pouvoir enfin travailler, vivre tranquillement, et leur construire un avenir, comme tout autre parent ?
Ce matin, nous sommes nombreux à être en colère et à nous insurger contre ces décisions inhumaines, prises par un préfet de la République, ayant le pouvoir de briser une famille, qui selon ses propres mots « ne présente pas de risque pour la société française », au mépris de la déclaration universelle des Droits de l’Homme, de la déclaration des Droits de l’Enfant, et de la loi française.
Notre pays se déshonore par de tels actes de violence qui déstructurent le tissu social et liquéfient nos lois. Que reste-t-il du pays des droits de l’humain ? Nous demandons le retour sans condition de Dimitri Barbakadzé et sa régularisation rapide ainsi que celle de sa compagne. »
Les signataires : Réseau Éducation sans frontières (RESF), CCFD Terre solidaire, Secours populaire français, Secours catholique Caritas France, Fédération entraide protestante et Paroisse Saint-Luc des coteaux et de Tournon.
Une pétition est en ligne sur change.org
publié le 28 juin 2021
Ce mardi 22 juin, trois CRS comparaissaient devant le tribunal correctionnel de Boulogne-sur-Mer accusés de violences sur un associatif venu en aide aux migrants à Calais, et faux en écriture publique. Une histoire de violences policières camouflées, qui met en exergue les fragilités du système judiciaire.
Bienvenu au procès des violences policières du quotidien ! « Une affaire à deux balles, un non-événement pour des gens qui font ça tous les jours et qui passent leur temps à courir derrière les migrants », plaide même Maitre Liénard, qui défend l’un des prévenus.
C'est aussi une affaire d’une banalité confondante pour tous ceux qui ont déjà été confrontés aux CRS : celle des coups de tonfa pour presser le pas d’une évacuation jugée trop lente, du coup de pied par derrière censé « accompagner » les « dégage ! » lancé au groupe qui ne présente aucune menace directe mais qui, ce 31 juillet 2018 aux abords de Calais, rechigne à abandonner toutes les affaires des migrants qui dormaient sous le pont, le long de la rocade. Ces mêmes affaires nommées « les immondices » par M., la cinquantaine, chef de la compagnie de CRS en charge de l’intervention, aujourd’hui accusé de violences. Un terme qui semble tout droit tiré de l’ordre qu’il avait reçu de sa hiérarchie. En ce petit matin de juillet, il faut évacuer des migrants rassemblés sous un pont, « pour que les services municipaux puissent nettoyer les immondices », raconte-t-il à la barre. Vient en tête les images des tentes lacérées par des hommes en combinaison de désinfection, tels des dératiseurs.
En ce milieu d’été, la hiérarchie demande au chef d’aller vite. Avec son équipage, il presse donc migrants et associatif. Coups de pieds et de tonfa partent, notamment sur une jeune femme. Thomas Ciotkowski, bénévole anglais de l’ONG « Help Refugee », s’écrit : « Ne frappez pas une femme ! » au chef M. qui le pousse sèchement. Le bénévole tombe de l’autre côté de la rambarde de sécurité, près des camions et voitures qui passent. Dans sa chute, il agrippe le chef qui dit avoir été entraîné à terre. Le bénévole anglais est interpellé pour outrage et violences volontaires sur personne dépositaire de l’autorité publique. Il risque trois ans de prison et 45 000 euros d’amende.
Pour justifier cette interpellation, le chef M. porte plainte contre le militant, appuyé par deux collègues qui dénoncent insultes et agressivité de la part des bénévoles. Tous parlent d’une grande tension alimentée par les ONG, appelées globalement les « no borders » - en référence à un groupe anarchiste, sous-entendant qu’il s’agit exclusivement d’une lutte idéologique.
En 2019, Thomas Ciotkowski se retrouve donc devant le juge. Quelques semaines avant son procès, excédé par les mensonges des policiers, il porte aussi plainte pour violences, saisi l’IGPN, et surtout, transmets des vidéos… Et là, stupéfaction : le tribunal découvre que ce jour-là, il n’y avait aucune tension particulière, bénévoles et migrants prennent le chemin indiqué par les CRS qui les chassent avec brutalité. Les deux policiers témoins, venus en soutien de leur chef, sont bien obligés de reconnaître que rien ne justifiait, ni l’interpellation ni les coups. Mais refusant de reconnaître son erreur, le parquet demande quand même une condamnation du bénévole. Le juge ne suit pas : Thomas Ciotkowski est relaxé.
Deux ans plus tard, les trois policiers sont désormais sur le banc des prévenus, accusés de violences et de faux en écriture publique. Le bénévole n’a pas pu venir : coincé en Angleterre par la crise sanitaire. L’IGPN de son côté, a rendu un rapport au vitriol : il n’y avait aucune tension particulière pendant l’intervention, les faits de violences policières sont constituées.
À la barre, le chef M. reste pourtant droit dans ses bottes. Il ne comprend pas ce qu’il fait là. Il évoque la pression de sa hiérarchie pour que l’évacuation aille vite :
Si ces personnes avaient été coopérantes il nous aurait fallu moins de 5 minutes pour les évacuer.
- Ils ont le droit de ne pas être ravis de vous voir, Vous pouvez l’entendre ? demande le ministère public.
Leur rôle n’est pas de s’opposer
La procureur le questionne :
Vous donnez des coups, vous insultez (dans la vidéo, on entend dire « putain d’anglais ») et, en plus, vous avez le droit d’interpeller parce que vous êtes policier : donc vous avez tous les droits ?! Vous vous rendez compte de l’image que ça renvoie ?
Alors que le chef campe sur ses positions, prétend, même après visionnage des vidéos qui réfutent sa version, que le bénévole a bien tenté de l’agripper et donc maintien qu’il s’est défendu, les deux autres sont moins catégoriques. D’autant qu’on finit par apprendre qu’ils étaient à plusieurs dizaines de mètres de la scène et que, par conséquent, ils n’ont pas pu voir grand-chose.
La perception, le ressenti et le rapport à la réalité, ont été au cœur des débats. Les policiers semblent avoir développé un grand sentiment de persécution qui induit un laxisme dans leur évaluation de la légitimité de leur violence et une facilité à considérer que les bénévoles sont agressifs, et eux, en légitime défense. Ils parlent de « coups montés » organisés par les ONG pour les « piéger » en les filmant et semblent tout à fait sincères lorsqu’ils minimisent la violence des coups lancés pour évacuer.
Pour moi il y a des degrés de violence, explique l’un des CRS témoins, accusé de faux. Ce n’est pas fait pour violenter, frapper ou nuire, mais pour accélérer la cadence.
- Un coup de pied c’est violent, s'étouffe Madame le procureur. Jamais ce n’est un geste bienveillant ! ça serait donc pour vous, la force strictement nécessaire ?
- Non, finit-il par répondre.
Puis elle reprend.
Vous étiez au volant d'un camion à 50 mètres. Dans votre déposition – en soutien à la plainte du Chef M., ndlr - Vous dites des choses que vous n’avez pas vu !
- Je vois de loin M. Ciotkowski très proche de mon chef, se souvient-il. Alors quand mon chef me dit « il m’a poussé » je fais le lien malgré moi.
- Donc, on affirme sans avoir vu et on poursuit ! s’agace le parquet. Vous pensez quoi des poursuites contre M. Ciotkowski ?
- Je comprends sa relaxe.
- Mais vous avez joué un rôle dans sa poursuite…
- Malgré moi. J’étais persuadé de ce qu’il s‘était passé. Quand j’ai vu la vidéo, je suis tombé de haut.
Cette torsion de la vérité par les policiers, met le ministère public dans une position particulièrement inconfortable. « J’ai un appel, on me dit qu’il y a eu des insultes, qu’il y a des témoins policiers qui attestent des faits, qu’il n’y a pas de doute : que suis-je censé faire ? s’énerve la procureur en s’adressant aux prévenus. En qui suis-je suis censé avoir confiance ? » La fragilité du système judiciaire tout entier apparaît alors béante. « Ils sont nos yeux et nos oreilles : on doit être en mesure d’avoir des saisines claires et objectives pour prendre des décisions grave de conséquences : là il s’agissait de poursuites contre un individu. Or cette saisine ne reflète pas la réalité. » Plaide-t-elle.
La situation du parquet est d’autant plus inconfortable que c’est sur les mêmes éléments – les vidéos transmises par les bénévoles – qui l’avait conduit, deux années plus tôt, à demander la condamnation du bénévole, qu’aujourd’hui, il réclame six mois de sursis et un an d’interdiction d’exercer pour les deux témoins CRS accusés de faux, ainsi que douze mois de sursis et cinq ans d’interdiction d’exercer pour le chef M.. « Le parquet s’est planté, il se venge sur les policiers », en déduit Maitre Liénard, en défense.
Verdict : le 2 septembre.
publié le 28 juin 2021
Par Pascale Pascariello sur le site www.mediapart.fr
À la suite de la violente intervention des gendarmes près de Redon, les 18 et 19 juin, au cours de laquelle un jeune homme a perdu sa main, l’Observatoire rennais des libertés publiques interpelle, dans une lettre, le ministre de l’intérieur et le préfet d’Ille-et-Vilaine dont la « responsabilité est engagée ». Mediapart publie ce courrier.
Dans une lettre ouverte datée du 22 juin, que Mediapart publie, l’Observatoire rennais des libertés publiques (Orlib) rappelle au ministre de l’intérieur et au préfet d’Ille-et-Vilaine, Emmanuel Berthier, que leur « responsabilité est engagée » dans la violente opération des gendarmes les 18 et 19 juin, près de Redon, au cours de laquelle un jeune homme de 22 ans a perdu une main (à lire ici).
Intervenues, sur ordre du préfet, pour empêcher l’organisation d’une free party interdite dans un ancien hippodrome situé en pleine campagne, les forces de l’ordre ont fait un usage massif, dans la nuit, de grenades lacrymogènes, de grenades de désencerclement et des grenades de type GM2L (élaborées avec une composition pyrotechnique) ainsi que de lanceurs de balles de défense (LBD).
Les organisations qui composent l’Observatoire - la Ligue des droits de l’homme (LDH), le syndicat des avocats de France (SAF), la Fédération syndicale unitaire (FSU), le syndicat Solidaire ainsi que la Libre Pensée - s’interrogent sur les raisons d’une telle opération.
« Comment une fête musicale peut-elle aboutir à de telles conséquences ? Était-il nécessaire et indispensable d’inonder de gaz lacrymogènes la prairie occupée par ces jeunes ; de lancer des grenades de désencerclement dont la dangerosité n’a cessé d’être dénoncée depuis les premières manifestations de gilets jaunes au cours desquelles il y eu une multitude de mutilations graves ? »
L’Observatoire soulève également la question de l’accès des secours au site, qui « n’ont pu pénétrer sur le terrain qu’après le retrait des forces de l’ordre ».
Gérald Darmanin et le préfet d’Ille-et-Vilaine « devront apporter des réponses claires et nous expliquer pourquoi le dialogue avec une jeunesse, enfermée depuis 18 mois, est-il impossible ? »
Ces organisations ont d’ailleurs choisi comme épitaphe à leur courrier : « Une main arrachée pour avoir dansé, la vengeance sera. »
« Tous les événements de la rave-party de ce samedi à Redon et leurs conséquences semblent résumés dans cette phrase inachevée, inscrite par un tagueur sur le mur blanc d’un immeuble rennais » quelques jours après les faits, explique l’Observatoire.
« Les jeunes présents à Redon sont nos enfants. Nous ne pouvons pas les voir ainsi maltraités », rappelle-t-il. « Et si nous leur disons : “Ne cherchez pas la vengeance et ayez confiance en la justice !”, y compris sur ce volet, votre responsabilité est engagée. »
En effet, l’Observatoire exige que le ministre de l'intérieur et le préfet fassent toute la lumière sur la chaîne de commandement ayant abouti à un tel désastre et qu’ils apportent « toute la transparence sur l’enquête diligentée » par le parquet de Rennes sur les circonstances et l’origine des graves blessures du jeune homme, qui a dû subir l’amputation de sa main.
Pour l'heure, le ministère de l’intérieur et la préfecture ne cessent de communiquer sur le nombre de gendarmes blessés au cours de l’opération, passant de 5 à 11 pour atteindre 22, près de trois jours après les faits et sans aucune précision sur la nature de ces blessures.
En revanche, pas un seul mot de soutien n’a été adressé publiquement au jeune homme mutilé. « Un jeune a été mutilé et toutes nos pensées vont vers lui. C’est triste et ça met en colère qu’on mutile gratuitement un jeune. Rien ne justifiait cela », déclare auprès de Mediapart le président de la LDH-Rennes, Patrick Rothkegel.
Concernant le matériel (tables de mixage et enceintes notamment) saccagé à coups de masse par les gendarmes, le ministère de l’intérieur comme la préfecture ont déclaré ne pas en avoir donné l’ordre.
L’Observatoire a été créé en mars 2021 pour documenter les violences policières lors des manifestations. Mais la « première mission de l’Observatoire concerne une fête musicale », déplore Patrick Rothkegel, qui rappelle que cette free party avait été organisée en hommage à Steve Maia Caniço, décédé à la suite d’une opération de police sur les quais de la Loire à Nantes, le 21 juin 2019. « Nous recueillons les témoignages et des documents sur les violences commises par les gendarmes que nous transmettrons à la justice », explique-t-il.
Lorsque le président Emmanuel Macron déclare « “faites la fête”, il faut comprendre que seules les personnes dans l’enceinte de l’Élysée ont le droit de la faire. Les jeunes ont intérêt à se taire, c’est ce qu’il faut comprendre avec les violences de Redon », constate le président de la LDH et rappelle que l’ONU comme le Défenseur des droits dénoncent régulièrement les violences policières (à lire ici).
Il insiste sur « la nécessité de faire toute la transparence sur les responsabilités dans les violences commises. Sur le matériel détruit, on entend déjà le ministère et la préfecture déclarer ne pas en avoir donné l’ordre. Ce qui veut dire que personne ne dirige les forces de l’ordre ? C’est extrêmement inquiétant », conclut-il.
« Je suis sidéré par cette extrême violence des forces de l’ordre sur toute une jeunesse », réagit Pascal Trochet, secrétaire adjoint de Solidaires 35. Le syndicaliste est d’autant plus touché qu’il connaît bien les jeunes qui participent à ces fêtes. « Qu’on ne s’étonne pas que cette jeunesse qu’on opprime n’aille pas voter », déclare-t-il, particulièrement scandalisé par « l’image qu’on fait passer de ces jeunes. Contrairement à ce qui est dit, ils travaillent, paient leur impôt et avec leur argent investissent dans du matériel pour faire la fête. Est-ce un crime ? Aucun parti politique ne réagit contre cette répression », déplore-t-il.
publié le 23 juin 2021
L’État à nouveau condamné pour contrôle au faciès
sur le site www.cgt.fr
En mars 2017, trois lycéens étaient contrôlés par des policiers alors qu'ils rentraient de sortie scolaire. La cour d'appel vient de condamner l'Etat pour faute lourde suite à ce contrôle discriminatoire.
Le 1er mars 2017, la classe de Ilyas, Mamadou et Zakaria rentre d'un voyage scolaire à Bruxelles.
La situation est « très humiliante », se rappelle Elise Boscherel, leur professeure qui les accompagne. Elle tente à plusieurs reprises d'intervenir
sans être écoutée par les policiers. Lorsque ceux-ci haussent le ton, les élèves se mettent devant leur professeure, enceinte, pour la protéger.
Ils lui diront par la suite que ces contrôles font tellement partie de leur quotidien, qu'ils ne se rendent parfois même plus compte qu'ils ne devraient pas avoir lieu. Ce jour-là, ce qui les choque,
c'est de voir les policiers manquer de respect à leur professeure.
Elise Boscherel met finalement un terme au contrôle en demandant à ses élèves de la suivre. Très choquée, elle se rend au commissariat mais les
policiers lui répondent qu'« il est hors de question qu'on prenne une plainte contre nos collègues. »
Elle entre en contact avec l'avocat Slim Ben Achour, qui a obtenu en 2016 la seule condamnation de l’Etat dans une affaire de contrôle au faciès. Les trois élèves sont d'accord pour porter
plainte.
En première instance, le tribunal déboute les trois lycéens, estimant que le contrôle n'était pas discriminatoire dans la mesure où tous les élèves de la classe étaient issus de « minorités visibles ».
La cour d'appel, elle, a « jaugé l’échantillon contrôlé non pas par rapport à l’effectif de la classe entière, mais par rapport à l’ensemble de la population qui, descendant du train, se trouvait sur le quai et n’a pas été contrôlée ». Elle a donc considéré qu'il y avait « dans le ciblage de ces trois garçons un indice suffisant d’une sélection fondée sur leurs seules caractéristiques physiques ».
« En tant que syndicat, on s'est toujours battu contre le racisme, on condamne ces contrôles au faciès où qu'ils se passent. » commente Céline Verzeletti, secrétaire confédérale, avant de préciser « Les policiers sont censés être là pour protéger la population, pas être coupables de discrimination envers les jeunes ! »
Elle rappelle la première condamnation de l'Etat en 2016 : « c'est ce qui nous a permis de dire, à la CGT, qu'on était face à un racisme systémique, qui n'est pas le fait de quelques personnes isolées. Ces contrôles au faciès sont une déclinaison du racisme d'Etat. »
Suite à cette condamnation, l'Etat aurait dû prendre des mesures telles que la remise d'une preuve à l'issue du contrôle ainsi que des possibilités de recours simples et efficaces pour les personnes contrôlées. Ce n'est toujours pas le cas. Amnesty International et cinq autres ONG ont lancé une action de groupe en janvier 2021, mettant l'Etat en demeure d'agir.
publié le 18 juin 2021
Sur le site lepoing.net
Ce vendredi 11 juin, les habitant·e·s du squat de la Valsière à Grabels (au nord-ouest de Montpellier) ont reçu une surprise malheureusement de plus en plus courante : un avis d’expulsion, avec un délai d’une semaine pour quitter les lieux. Cependant, rien ne justifie l’expulsion, ni la quasi-immédiateté de l’application.
Comme chaque année, à la fin de la trêve hivernale (qui cette année s’est terminée exceptionnellement tard – le 31 mai –, confinement oblige), les expulsions tombent en grappe. Comme chaque année, la plupart ne seront pas accompagnées d’une proposition alternative, pourtant obligatoire dans le protocole d’expulsion. À la Valsière, occupée depuis octobre dernier par environ 25 personnes dont trois mineures, cela signifie principalement un approfondissement de la précarité de ses habitants actuels. Sept d’entre eux ont obtenu des chambres d’hôtel à mi-temps, mais pour les autres, la date buttoir de ce 18 juin s’annonce comme un vendredi noir. On prépare déjà les tentes.
Comme l’on pouvait s’y attendre, la préfecture de l’Hérault a oublié malencontreusement d’expliquer les motifs de cette expulsion, alors que la réalité des faits contredit totalement tous les motifs bateau utilisés habituellement. La cohabitation avec le voisinage n’est pas conflictuelle, bien au contraire. Aucun cas de plainte n’a été porté à notre connaissance par la mairie ou les habitants, et la mairie a même précisé que cet espace était particulièrement calme, accueillant et ordonné. Étant un centre d’accueil de personne en situation de précarité extrême, la préfecture ne peut pas brandir une supposée alternative supposée.
Répondant à nos questions ‘‘Ana’’ nous a notamment raconté que ses appels quotidiens depuis deux ans et demi au 115 de Montpellier aboutissaient toujours sur un bref ‘‘Il n’y a pas de place. Rappelez demain’’. « Au final, j’appelle l’après-midi, pour éviter qu’ils ne disent de rappeler plus tard dans la journée » nous confie-t-elle, désespérée. Depuis plusieurs semaines, sinon des mois, le logement est pour elle comme pour ses colocataire une question centrale, qui guide leur conduite et leurs préoccupation tous les jours. « Vous croyez qu’ils vont m’embarquer vendredi si je suis encore là ? On n’a rien fait nous, et on ne veut pas de problèmes. Il y en a qui voudraient avoir un travail, un logement, … Mais ils ne peuvent pas en avoir » ajoute-t-elle. Peu renseignés sur leurs droits par les différentes institutions, notamment à cause d’un manque de suivi et de fonds de l’assistance sociale, leur anxiété est palpable à chaque instant.
Une absence de diagnostic social et médical
Ce centre est vital pour ses habitants et ses bénéficiaires. Une des raisons de la bienveillance de la mairie de Grabels, expliquée de la bouche même du maire René Revol (France insoumise), est justement que cet espace occupé est le dernier recours pour ses habitants, pour la plupart venant d’un autre squat au sud de Montpellier expulsé plus tôt en 2020, n’ayant accès qu’à une couverture maladie partielle (une habitante nous racontait que sa facture santé s’élevait à plus de 160€ le mois dernier), aucun accès à un travail déclaré ou à un suivi institutionnel de leur situation (assistance sociale, sécurité sociale, …) pour des raisons administratives.
Certains militants des abords de Montpellier (notamment les opposants au projet du LIEN) participaient à des dons de nourriture, et l’espace sert de tremplin aux associations d’attention et de soutien dans leur travail d’accompagnement et surtout de soutien. Yann, de Médecins du Monde, une des ONGs présente depuis des mois sur le site, nous explique que l’association y promeut un accès à l’information sur les soins et les droits médicaux des personnes sur le site. Ce sont eux et non pas les services publics compétents qui, durant cette année, ont démarché et sensibilisé les habitants sur les actions à entreprendre pour éviter d’attraper le covid-19, en collaborant à élaborer le protocole de l’espace, etc. « On fait de notre mieux. Notre idée, c’est de les orienter vers des organismes institutionnels au maximum pour régulariser leur situation. Le problème, c’est qu’ici, il y a des gens qu’on n’aperçoit qu’une fois, et qui ensuite disparaissent. » Le délogement signifie l’arrêt de cet appui associatif et de l’expertise sanitaire et légale des ONGs et associations de soutien. Ce soutien ne bénéficiait pas qu’aux résidents fixes : le centre permet aux personnes dans le besoin (principalement logées par le 115 à l’hôtel ou en logement précaire, voire sans logement) d’effectuer un certain nombre de tâches domestiques (cuisine, laverie, …). Autant de personnes qui perdent un point d’ancrage et d’information primordial pour l’amélioration de leur situation.
Une expulsion qui cache des motifs économiques
Ce qui nous amène au point le plus important : cette expulsion ne va pas mettre en lumière des situations précaires, mais les invisibiliser, faire passer plusieurs dizaines de personnes sous les radars des associations qui leur viennent en aide au mépris et (rappelons-le) à la place des autorités publiques compétente. La Ligue des Droits de l’Homme (LDH) de Montpellier, tout comme la mairie de Grabels, sont claires sur leur position : « nous nous opposons à une expulsion sans proposition d’alternative, car c’est indécent » insiste le maire René Revol, aussi vice-président de la Métropole de Montpellier. « C’est surtout illégal ! », rappelle une militante de la LDH présente au rassemblement médiatique qui s’est tenu ce mercredi 16 juin. Elle ajoute, de concert avec Yann de Médecins du Monde, que les préconisations de la loi du 26 août 2012, à savoir la réalisation d’un diagnostic social en amont de l’avis d’expulsion, afin notamment de déterminer la situation des personnes touchées et les principaux débouchés envisagé.
On ne s’étonnera pas de savoir que la préfecture n’en a pas esquissé ni l’ébauche. La véritable raison de cette expulsion n’est donc ni sociale, ni politique (du moins au niveau de la commune), mais bel et bien économique. Un panneau de chantier à l’entrée annonce la construction prochaine de nouveaux locaux, destinés à la spéculation immobilière. Situation similaire à des centaines d’expulsions en France et dans le monde, le motif caché est économique, et ne profitera qu’aux grandes compagnies qui achètent le terrain et attendent l’augmentation du prix au mètre carré. Seulement deux semaines après la fin de la trêve hivernale, les priorités du gouvernement se font ressentir sur le dernier secteur qui ne pouvait être touché durant le confinement. Ce qui laisse un été de lutte en perspective…
publié le 3 juin 2021
Sur la site france3-regions.francetvinfo.fr/auvergne-rhone-alpes
Sept personnes étaient jugées en appel jeudi 27 mai à Grenoble pour avoir facilité l'entrée en France d'une vingtaine de migrants. Une manifestation s'est tenue devant le palais de justice avant le début de ce procès devenu un symbole.
Une manifestation a été organisée le 27 juin 2021 devant le palais de justice de Grenoble pour dénoncer la "répression de la solidarité" envers les migrants. • © Damien Borrelly / France 3 Alpes
Isère Grenoble
Un rassemblement a été organisé jeudi 27 mai devant le palais de justice de Grenoble pour dénoncer la "répression de la solidarité" envers les migrants et les sans-papiers. Le même jour, sept prévenus comparaissaient devant la cour d'appel de Grenoble pour avoir facilité l'entrée en France d'une vingtaine de migrants.
En première instance, les "sept de Briançon" ont été condamnés à des peines allant jusqu'à quatre mois d'emprisonnement. Le tribunal correctionnel de Gap avait prononcé le 13 décembre 2018 une peine de six mois de prison avec sursis à l'encontre de cinq d'entre eux : deux Français, une Italienne, un Suisse et un Belgo-Suisse aux casiers judiciaires vierges. Les deux autres, des Français déjà condamnés par le passé - dont un est également poursuivi pour rébellion dans ce dossier - avaient écopé de douze mois de prison, dont quatre ferme.
Ce procès est devenu un symbole dans les Hautes-Alpes où les réfugiés affluent. "L'enjeu est de taille puisque c'est un des plus gros procès concernant la répression de la solidarité envers les personnes exilées. Leurs propres droits sont bafoués et on est confrontés à des mesures d'intimidation, de pressions qui peuvent aller jusqu'à des poursuites judiciaires, ce qui est vraiment le monde à l'envers", estime Michel Rousseau, membre du comité de soutien aux prévenus.
"On habite dans ces montagnes. C'est insupportable pour nous d'accepter que notre propre pays utilise les montagnes comme des cimetières pour empêcher les gens de venir", complète-t-il. Depuis quelques années, le col de l'Echelle, entre Italie et France, est devenu un point de passage. La solidarité s'est organisée pour porter assistance aux réfugiés. Et les associations de dénoncer la militarisation de la frontière.
"Depuis 2018, on subit une répression constante à la frontière, constate Agnès Antoine, coordinatrice du comité de soutien aux prévenus. Les humanitaires sont entravés dans leur mission d'assistance. C'est vrai en France, en Grèce, en Turquie, en Croatie. C'est partout pareil, on entrave les humanitaires dans leur mission d'assistance. C'est scandaleux (...) Ce qui se joue, c'est le rejet de l'autre. La déshumanisation d'une partie de l'humanité à qui on refuse le droit même de respirer."
En avril 2018, les sept prévenus participaient à une manifestation contre le groupuscule d'extrême-droite Génération identitaire. C'est dans ce cadre, alors que le cortège avait franchi la frontière franco-italienne, que le ministère public leur reproche d'avoir facilité l'entrée en France d'une vingtaine de migrants. Au terme du procès en première instance, les militants avaient dénoncé "l'extrême sévérité" des peines prononcées et "un coup d'arrêt" à "une plus grande humanisation du délit de solidarité" avant d'interjeter appel. L'un des avocats de la défense parle d'un procès politique.
"Ces jeunes gens payent une forme d'asymétrie de traitement des pouvoirs publics, c'est-à-dire, à l'époque, la bienveillance vis-à-vis de ce mouvement néofasciste (Génération identitaire, NDLR). Et en même temps, le soupçon permanent à leur endroit alors qu'ils mettent toute leur vie en jeu pour porter secours à des personnes en danger", estime Me William Bourdon, avocat de cinq prévenus. A l'heure de la publication de cet article, l'audience était toujours en cours. Des concerts de soutien ont lieu jusqu'à 20 heures aux abords du palais de justice.
publié le 3 juin 2021
par Rachel Knaebel sur le site www.bastamag.net
Seize militants toulousains pour l’accessibilité étaient jugés pour deux actions de 2018. Quinze ont été condamnés le 19 mai à de la prison avec sursis. Ils dénoncent les conditions de leur jugement, sans aucun aménagement prévu face à leurs handicaps.
« Ils veulent nous faire taire, mais ce n’est pas comme cela qu’il vont y parvenir. » Odile Maurin, conseillère municipale d’opposition à Toulouse, Gilet jaune et militante pour les droits des personnes en situation de handicap a encore une fois été condamnée par la justice pour son activisme. Ce 19 mai, le tribunal de Toulouse a rendu son jugement à l’encontre des seize prévenus jugés le 23 mars dernier pour des actions visant à dénoncer le manque d’accessibilité des transports. La majorité de ces personnes jugées sont elles-mêmes en situation de handicap. Elles étaient poursuivies pour « entrave à la circulation » pour deux actions datant de 2018 : une échappée sur les pistes de l’aéroport de Toulouse-Blagnac et le blocage d’un TGV Toulouse-Paris. Quinze d’entre elles ont été condamnées à de la prison avec sursis pour cela.
Odile Maurin écope de la plus lourde peine, six mois de sursis. Un autre activiste qui était présent sur les deux actions a reçu quatre mois de sursis, les autres deux mois. Une prévenue qui n’avait participé qu’au blocage du TGV a été condamnée à une amende de 750 euros. Tous comptent faire appel.
Pour Odile Maurin, c’est la troisième condamnation pour des actions militantes en moins de deux ans. L’élue locale (sur la liste participative Archipel citoyen) a déjà été jugée en décembre 2019 pour des accusations de « violences sur personne dépositaire de l’autorité publique avec arme par destination », en l’occurrence son fauteuil roulant. Elle s’était placée face au camion de police, dont le canon à eau aspergeait les manifestants, pour l’empêcher d’avancer. Un policier s’était emparé de la commande du fauteuil pour la faire partir, le fauteuil s’était retrouvé propulsé sur le véhicule de police (voir notre article). Odile Maurin avait alors été condamnée à deux mois de prison avec sursis, un an d’interdiction de manifester et 2000 euros de dommages au policier. Elle a fait appel, la procédure est toujours en cours. En novembre 2020, elle était retournée à une manifestation en soutien au personnel hospitalier, et a été de nouveau jugée en février dernier pour avoir ce jour-là enfreint son interdiction de manifester. Elle a alors écopé de 1500 euros d’amende, dont 1000 avec sursis. Odile Maurin repasse en procès le 8 juin prochain pour « entrave à la circulation » pour une opération dite de « péage gratuit » organisée en 2019 pour défendre les droits des personnes en situation de handicap. « Nous étions 150 lors de cette opération, je suis la seule à être poursuivie », pointe-t-elle.
Le procès du 23 mars a aussi mis en lumière le manque d’accessibilité de la justice elle-même. Le tribunal n’avait prévu aucun aménagement nécessaire pour accueillir les personnes prévenues qui sont en situation de handicap. « Le tribunal les a reçues sans interprète, sans micros opérationnels, avec pour faire office d’ascenseur un monte-charge inconfortable et mal odorant. Les documents n’étaient pas lisibles pour la synthèse vocale utilisée par l’accusée aveugle…. Pour dire le droit, la justice les a ainsi mis dans une situation indigne et en rupture d’égalité. Dans l’impossibilité de se rendre aux toilettes, ces femmes et ces hommes ont été forcés de porter des couches, de s’uriner dessus. Qui accepterait cela ? » a dénoncé l’association Droit pluriel, qui s’engage pour une justice accessible et a accompagné les activistes toulousains lors du rendu du jugement.
L’accessibilité n’était pas plus assurée pour le jugement ce 19 mai. « Le jugement a été rendu dans une salle où les débats n’étaient pas audibles, où les règles sanitaires n’étaient pas respectées », raconte Odile Maurin. Pour l’élue toulousaine, il y a une volonté de ne pas adapter la justice aux personnes en situation de handicap ».
<publié le 26 mai 2021
Sur le site www.regards.fr
Organisations syndicales, politiques, associations et autres collectifs appellent à manifester samedi 12 juin pour défendre les libertés et les droits sociaux.
Depuis maintenant plusieurs mois nous constatons un climat politique et social alarmant. S’allier avec l’extrême droite ou reprendre ses idées ne constituent plus un interdit. Les propos et actes racistes et sexistes au travail et dans la vie se propagent. Les attaques contre les libertés et les droits sociaux s’accentuent gravement. Dans ce contexte politique, économique, social et sanitaire les injustices explosent et génèrent une forte misère sociale.
Plusieurs lois liberticides organisent une société autoritaire de surveillance et de contrôle qui empêcheraient d’informer sur des violences policières, déjà trop importantes. De plus, si certaines de ces lois stigmatisent une partie de la population en raison de sa religion, d’autres en ciblent en raison de leur activité militante.
Comme les signataires de l’appel pour les libertés et contre les idées mortifères de d’extrême droite, nous ressentons toutes et tous l’urgence de construire une réponse forte et unitaire qui dessine l’alliance des libertés, du travail et d’un avenir durable.
Face à ce climat de haine, raciste et attentatoire aux libertés individuelles et collectives, nous avons décidé collectivement d’organiser le samedi 12 juin une première grande journée nationale de manifestation et de mobilisations qui se déclinera localement.
Cette journée fait partie des initiatives unitaires qui se multiplient. D’ores et déjà, nos organisations syndicales, politiques, associations, collectifs, signataires de l’appel, ont décidé de co-construire ce combat dans la durée.
Syndicats : CGT, FSU, Union syndicale Solidaires, Syndicat des Avocats De France, Syndicat de la Magistrature, Unef (Union nationale des Étudiants de France), UNL (Union nationale des Lycéens), Fidl, MNL (Mouvement national Lycéen), FSE (Fédération Syndicale Etudiante, l’Alternative, Confédération Paysanne, USP (Union Syndicale de la Psychiatrie).
Associations et collectifs : Attac, LDH, FCPE, Fondation Copernic, Oxfam, Alternatiba, Amis de la terre, Résilience commune, DAL, CNL (Confédération nationale du Logement), Emancipation collective, Rencontre des justices, Coexister, MRAP, CRAN, SOS Racisme, Comité Justice pour Ibo, QNQF (Quartiers nord, Quartiers forts Marseille), Observatoire contre l’extrême droite, Association ViSA, Femmes égalité, Collectif National pour les Droits des Femmes, Collectif féministe Les Rosies, Les effronté.e.s, JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne), AFPS, Conseil démocratique Kurde France, FTCR, CRLDHT, UTAC, France Amérique Latine
Médias : Regards, L’humanité, Politis, Contretemps
Organisations politiques : Ensemble !, Génération.s, La France Insoumise, GDS, Nouveaux Démocrates, NPA, Place Publique, les jeunes écologistes, MJCF (Mouvement des Jeunes Communistes), UEC, PEPS, Jeunes Génération.s, Rassemblement Communiste, UCL (Union Communiste Libertaire)
<publié le 24 mai 2021
Sur le site altermidi.org
À l’heure où une commission mixte paritaire examine le projet de loi « confortant les principes républicains », les organisations rassemblées dans la démarche de « Plus jamais ça » (appel né lors du premier confinement, au printemps 2020) pointent ce qu’elles considèrent comme des aspects particulièrement problématiques de ce projet de loi : « Nous partageons les critiques renouvelées par la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la Défenseure des droits ou celles exprimées le 20 avril dernier par le rapporteur général sur la lutte contre le racisme et l’intolérance du Conseil de l’Europe. »
Qualifiée de « loi fourre-tout » par les organisations très diverses qui ont signé cette lettre unitaire (parmi elles : la Ligue des droits de l’Homme, la Cimade, la CGT, la FSU, Solidaires, l’Unef, le Syndicat des avocats de France, Greenpeace…), cette loi destinée officiellement à conforter les principes républicains « propose des mesures imprécises ou largement disproportionnées, ouvrant droit à l’arbitraire et (…) dangereuses pour le respect des libertés fondamentales de toutes et tous. »
« Comme nous le craignions, cette loi jette une suspicion généralisée sur les personnes de confession musulmane ou supposées l’être », relèvent les signataires, jugeant que les dispositions relatives à l’organisation des cultes « relèvent plus d’une mise sous tutelle et d’une logique concordataire1 que du respect de la loi de 19052 ». Ce qui ne serait pas le moindre des paradoxes pour un gouvernement qui instrumentalise allègrement la laïcité.
Pour les organisations, « les dispositions prévues à l’article premier du projet, qui vise à étendre la neutralité applicable aux agents publics aux salariés de toute entreprise liée par un contrat de commande publique, ainsi qu’aux sous-traitants, sont également préoccupantes et les questions de la place des expressions, religieuses comme politiques, au sein des entreprises doivent trouver réponse dans le cadre d’un dialogue social serein et apaisé, sans polémiques importées ni transfert d’obligations qui relèvent par nature de l’État ».
Si la question (épineuse) des cultes a souvent été soulevée dans les approches critiques de cette loi, la « lettre ouverte unitaire » pointe également celle des associations. En l’occurrence, l’obligation de signature d’un « contrat d’engagement républicain » est jugée alarmante. « Le contrôle induit sur les missions générales de l’association, ainsi que sur ses modalités d’action, reviendrait sur les fondements mêmes de la liberté des associations qui repose sur le respect de leur indépendance, de leur fonction critique et de la libre conduite de leurs projets », analysent les organisations signataires. Pour elles, « il s’agit de fait d’un transfert aux associations locales d’un pouvoir de police morale et de la pensée, dans une logique de surveillance généralisée et de mise au pas de toutes les associations et de leurs membres ».
Le régime concordataire français est un ensemble de dispositions organisant les relations entre différentes religions et l’État en France, suite au traité de concordat conclu en 1801 par le gouvernement de Napoléon Bonaparte et le pape Pie VII. Ce régime qui a été en vigueur entre 1802 et 1905 perdure en Alsace-Moselle, région qui était un territoire allemand en 1905.
Promulguée le 9 décembre 1905, la loi concernant la séparation des Églises et de l’État est l’aboutissement d’un long processus de laïcisation et de sécularisation engagé depuis la Révolution française. Elle proclame la liberté de conscience, garantit le libre exercice des cultes et met en place un nouveau régime des cultes.
publié le 21 mai 2021
Emilio Meslet sur le site www.humanite.fr
Mobilisés mercredi, des milliers de policiers ont accusé la justice d’être « laxiste », notamment pour les crimes qui les visent directement. Un procès en laisser-faire que conteste Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. Entretien.
Mercredi, devant l’Assemblée nationale, les fonctionnaires de police – épaulés par des responsables politiques de droite – s’en sont donné à cœur joie pour attaquer la justice, qu’ils jugent responsable de leurs maux. La gauche, venue en soutien des policiers, est quant à elle tombée dans le piège de la surenchère sécuritaire, à l’image du premier secrétaire du PS, Olivier Faure, qui a proposé un « droit de regard » des policiers sur les décisions de justice, avant de rétropédaler le lendemain. Face à ce coup de pression organisé par les syndicats de police, la secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, Sarah Massoud, répond.
Sarah Massoud Nous avons été sidérés : faire pression sur la représentation nationale, sur fond d’instrumentalisation politique d’affaires dramatiques que sont les assassinats de deux fonctionnaires de police, représente un danger pour la démocratie. Nous avons été atterrés que le ministre de l’Intérieur participe à un rassemblement orchestré par des syndicats de police majoritairement d’extrême droite, de même que des élus de tous bords s’y associent par opportunisme électoral, au mépris notamment de la séparation des pouvoirs qui est un pilier essentiel d’un État de droit.
Sarah Massoud Quand on analyse les chiffres de la délinquance et de la criminalité, on constate qu’ils stagnent sur les vingt dernières années. En parallèle, les chiffres de la surpopulation carcérale et du nombre de peines d’emprisonnement ferme augmentent. Ces attaques sont donc infondées. Mais une étape a été franchie avec des slogans affirmant que « le problème de la police, c’est la justice » . Dans notre démocratie, il y a une séparation entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. La police n’appartient ni au pouvoir législatif ni au pouvoir judiciaire, et n’a pas à s’y substituer. Elle n’est pas un pouvoir autonome, mais un corps au service des citoyens. Ces slogans remettent en cause cet équilibre pour faire de la police une entité toute-puissante. Lorsqu’on en arrive là, on appelle cela un État policier.
Sarah Massoud Ce n’est pas parce que vous renforcez la répression que ça va dissuader les personnes de commettre des infractions. Quelqu’un qui compte s’en prendre à des policiers ne va pas réfléchir avant de passer à l’acte pour savoir s’il encourt vingt-deux ou trente ans de sûreté. Depuis vingt ans, les gouvernements successifs ont mis en place des lois de plus en plus répressives et ça n’a pas eu de conséquences sur le niveau de la délinquance.
Sarah Massoud Nous ne mésestimons pas le malaise des policiers : ils travaillent dans des conditions dégradées, doivent appliquer des instructions de politiques pénales incohérentes, faire face à une hiérarchie déconnectée du terrain et mener des affaires psychologiquement dures. Si on veut réconcilier une certaine police avec l’institution judiciaire, il faut s’attaquer à ces questions via une formation différente, qui ne soit pas centrée sur le répressif, mais visant à retrouver des gardiens de la paix. Les politiques jouent les pyromanes. Ce qui se passe n’est pas nouveau : les prédécesseurs de Gérald Darmanin se posaient déjà en premiers flics de France, en imposant un rapport de forces à la justice. Tant qu’on sera dans l’affichage, on n’y arrivera pas.
Sarah Massoud S’il y a besoin de réparation, c’est parce que les différents gouvernements nous ont cassés. Tant qu’on n’aura pas plusieurs centaines de nouveaux juges, procureurs et greffiers, la justice ne pourra ni fonctionner sereinement ni être plus rapide. Il faut en finir avec cette vision court-termiste et précarisante. Former des magistrats prend du temps : c’est maintenant qu’il faut mettre le paquet.
publié l 21 mai 2021
Sur le site www.cgt.fr
Suite à une large mobilisation citoyenne contre la loi « sécurité globale » à laquelle la CGT a activement participé, le Conseil constitutionnel vient de rendre une décision de censure partielle de la loi. C’est un immense camouflet pour le gouvernement, puisqu’une grande partie des dispositions emblématiques sont censurées !
Plus de 1 000 pages de contributions extérieures, venant des associations, syndicats et forces politiques
défendant les libertés fondamentales et le respect de l’État de droit, dénonçaient cette loi liberticide.
La CGT, aux côtés du SAF, du SM, de la Quadrature du Net, de la LDH, du DAL, de Solidaires, a pris toute sa part dans ce combat pour la liberté de manifester et pour les libertés publiques.
Le Conseil constitutionnel a censuré partiellement ou totalement sept articles et a émis de sérieuses réserves d’interprétation sur quatre d’entre eux :
censure totale du fameux article 24 qui prévoyait, au départ, l’interdiction de filmer les policiers, pour atteinte au principe de légalité et de peines du droit pénal car l'infraction de « provocation à l'identification » n'était pas suffisamment claire et définie ;
censure totale de l'expérimentation qui donnait à la police municipale les mêmes pouvoirs que la police judiciaire en matière délictuelle : le Conseil constitutionnel rappelle un principe fondamental d’un État de droit qui veut que seule l’autorité judiciaire est garante de la liberté individuelle alors que la police municipale n’y est pas soumise mais placée sous l'autorité politique d'un maire ;
censure d’une grande partie des dispositions concernant l'usage des drones pour atteinte au droit au respect de la vie privée ;
censure de la vidéosurveillance dans les cellules de garde à vue et d'isolement dans les centres de rétention administrative (étrangers sans papiers) pour atteinte au droit au respect de la vie privée ;
censure d'un article aggravant les peines pour occupation illicite de locaux industriels ou agricoles qui visait clairement les occupations comme moyen d’expression revendicative (usines, champs OGM, logements vacants, etc.), article jugé comme un « cavalier législatif » lorsque le gouvernement utilise une loi pour y insérer un article qui n'a rien à voir avec l'objectif de la loi.
Néanmoins, de nombreuses dispositions très problématiques demeurent :
l’extension à la police municipale de pouvoirs de vidéosurveillance (et à la SNCF et RATP) ;
la surveillance des halls d’immeubles ;
la transmission en temps réel des images des caméras-piétons ou leur usage pour les gardes-champêtres.
Néanmoins, pour la CGT, cette censure du Conseil constitutionnel est une belle victoire à mettre au
crédit de la massive mobilisation citoyenne.
Dans le contexte socialement tendu et où les sirènes sécuritaires ont de plus en plus d’écho, il est heureux de constater que la lutte et les mobilisations paient et, ainsi, voir le gouvernement se
faire sévèrement tacler par une leçon de droit sur la question des libertés fondamentales !
Montreuil, le 21 mai 2021
<publié le 18 mai 2021
Sur le site lepoing.net
Comme partout dans le pays, les postiers de Montpellier sont en grève ce mardi 18 mai. Ils étaient plusieurs dizaines à manifester au centre-ville en fin de matinée.
Absence de primes, « réorganisations » constantes des services (1000 à la distribution au national d’après l’intersyndicale montpelliéraine), suppressions de bureaux de poste et pertes de sens au travail : les salariés de la Poste en ont gros sur la patate.
Sont dénoncées les différents projets de la direction dans le cadre de son plan stratégique 2021-2030. L’entrée de la sous-traitance dans le traitement des colis fait craindre une dégradation des services proposés aux usagers. De nombreuses postes ferment en milieu rural. Mais pas que : le bureau de poste de l’avenue Bouisson Bertrand dans le quartier Boutonnet de Montpellier appartient désormais au passé.
Niveau rémunération et pouvoir d’achat, même mécontentement chez les salariés. Malgré un bénéfice de 2,1 milliards d’euros l’an dernier dans l’entreprise, la direction de la Poste ne semble pas pressée de verser à ses salariés la prime exceptionnelle de pouvoir achat censée compenser les sacrifices de cette dernière année. Les augmentations de salaires pour l’année 2020 ne dépassaient pas les 0,2%. La prime à l’intéressement passe à la trappe, elle aussi. « On fait partie des agents du service public les moins bien payés en France », nous rappelle une gréviste devant le Polygone. A peine plus que le Smic. Et de plus en plus d’embauches se font par des successions de CDD précaires, plutôt que par des contrats stables.
D’où une unité syndicale particulièrement poussée, puisque les syndicats CGT, CFDT, SUD, FO, UNSA, CFTC sont de la partie depuis la mi-avril, sur le principe assez vague d’une participation au 1er mai et de temps forts de mobilisations pour la seconde quinzaine du mois. A relativiser, tout de même : seules les fédérations Sud PTT et CGT FAPT ont finalement appelé à la grève dans l’ensemble du pays. Les autres confédérations se contentent de laisser leurs syndicats de base agir à leur sauce.
Dans l’Hérault la lutte est prise en main par une intersyndicale Sud-CGT-FO, qui a appelé à participer à la grève, et à plusieurs rassemblements dans le département. Dès le matin un groupe se retrouve devant l’accès au centre de tri de Mauguio, qui abrite une plateforme regroupant plusieurs services sur le site de La Poste de Vauguières. Un autre rassemblement regroupant les postiers biterrois et des hauts cantons s’est tenu à Roujan.
Sur Montpellier, plusieurs dizaines de salariés se sont donné rendez-vous devant la poste de Rondelet à 10h, avant de défiler vers la place de la Comédie et le Polygone. Ils ont été rejoints par des salariés d’Orange, en lutte contre la fermeture annoncée de la boutique du Polygone de Béziers, et pour que la reprise des cantines de la boîte par le nouveau prestataire Eurest se fasse sans aucune dégradation sociale pour les employés.
L’intersyndicale héraultaise revendique un accès des salariés de la Poste aux différentes primes, des embauches stables pour lutter contre la précarité des agents de la profession, et une revalorisation des salaires avec un 13ème mois.
A suivre !
publié le 18 mai 2021
Quand l’extrême droite renoue avec l’attaque des mouvements sociaux
La rédaction du site rapportsdeforce.fr
L’extrême droite se sent-elle pousser des ailes ? L’ambiance du moment lui donne-t-elle des idées ? En tout cas, deux théâtres occupés par des intermittents du spectacle luttant pour l’abandon de la réforme du chômage ont été pris pour cible dans le week-end. Le premier à Orléans, le second à Clermont-Ferrand.
Dans la nuit de samedi à dimanche, cinq à six individus ont fait irruption par effraction dans le théâtre d’Orléans et agressé le vigile du lieu à coups de poings, expliquent les occupants du théâtre dans un communiqué publié dimanche. L’altercation qui a suivi a mis en fuite les agresseurs, mais envoyé trois des occupants aux urgences pour des blessures légères. Sans nommer explicitement l’extrême droite, le communiqué de presse condamne « ces méthodes fascisantes » et considère que leurs origines « ne font aucun doute ». Dans un autre communiqué, SUD Éducation Loiret rappelle de son côté que ce jour-là se tenait dans la ville un rassemblement d’extrême droite, en hommage à Jeanne d’Arc.
À Clermont-Ferrand, où l’extrême droite s’était aussi regroupée samedi pour rendre hommage à Jeanne d’Arc, un petit groupe a tenté sa chance dans la soirée à la Comédie, le théâtre occupé. Trouvant porte close – les occupants s’étant enfermés à l’intérieur – les nervis d’extrême droite se sont rabattus sur les banderoles déployées sur la scène nationale clermontoise. Pas de blessés ici, mais un signal envoyé : celui de mouvements sociaux sous la menace d’attaques de groupes violents d’extrême droite. Avec une réplique dès le lendemain, à la fin de la marche pour le climat, où un militant antifasciste a été molesté par plusieurs personnes.
Le tout, dans un contexte troublant, après l’agression subie par la CGT à la fin de la manifestation parisienne du 1er mai. Si toute la lumière n’a pas été faite sur cet événement, ce jour-là, bien loin de la capitale, des militants d’extrême droite sont également venus rôder aux abords du défilé montpelliérain du 1er mai. Quelques coups ont été distribués à des syndicalistes étudiants et des drapeaux dérobés, avant que les assaillants ne s’éclipsent. Des attaques contre les mobilisations sociales à mettre en parallèle avec d’autres.
Le 24 avril à Lyon, une grosse cinquantaine de militants d’extrême droite ont lancé une razzia contre une manifestation pour la fierté lesbienne, organisée par des collectifs féministes. Juste un mois après une autre agression, cette fois dirigée contre la librairie La Plume noire qui accueillait une distribution de nourriture. Là encore, une cinquantaine de militants d’extrême droite lyonnais étaient impliqués. Trait commun à toutes ces attaques : des mouvements sociaux pris pour cible. Comme il y a trois ans, lors de l’attaque de la fac de droit de Montpellier par un commando cagoulé, pendant le mouvement étudiant contre la sélection à l’université, pour laquelle sept personnes seront jugées les 20 et 21 mai prochain
Par Justine Brabant du site www.mediapart.fr
Face aux rassemblements de soutien aux Palestiniens qui s’organisent en France, l’exécutif emploie la méthode forte. Le ministre de l’Intérieur interdit des manifestations prévues samedi. Mercredi, le président de l’Association France Palestine Solidarité, Bertrand Heilbronn, a été interpellé à la sortie d’un rendez-vous au ministère des affaires étrangères, pour organisation d’un rassemblement «interdit». Il revient pour Mediapart sur sa garde à vue.
La stratégie de l’exécutif se précise. Après l’invraisemblable arrestation, mercredi 12 mai, du président de l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) devant le Quai d’Orsay, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a fait savoir, jeudi 13 mai, qu’il avait demandé aux préfets l’interdiction des manifestations pour la Palestine prévues samedi, après une semaine de violences à Jérusalem et à Gaza.
Pour le président de l’AFPS, Bertrand Heilbronn, interpellé mercredi après-midi puis libéré dans la nuit, la méthode dure choisie par l’exécutif marque une rupture et une volonté de faire taire « particulièrement grave ».
À l’issue d’un week-end de violences à Jérusalem et Gaza, votre organisation (l’AFPS) et le collectif dont elle fait partie commencent à réfléchir à l’organisation d’un rassemblement de soutien au peuple palestinien. Comment se passent les échanges avec la préfecture ?
Bertrand Heilbronn. Dans la journée de lundi, le Collectif [pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens – ndlr] a des échanges tout à fait habituels avec la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) de la préfecture de police de Paris.
Quand on sait qu’il y a une forte émotion dans le pays, il est très courant de leur dire : « On sait qu’il va sans doute y avoir un rassemblement. » C’est ce qu’on fait. Ce sont vraiment des négociations très classiques. Et étant président de l’association la plus impliquée du collectif, c’est moi qui suis le « négociateur », en quelque sorte.
Le lundi soir, nous avons une réunion du collectif au niveau national, et le lendemain matin je peux donc leur confirmer la tenue de ce rassemblement le mercredi. Le mardi en fin de matinée tombe d’abord une décision de « non prise en compte » de notre déclaration. Des députés du collectif se mobilisent alors et écrivent à la préfecture pour leur dire qu’il est vraiment important que ce rassemblement puisse se tenir.
Je rappelle la préfecture le mercredi matin, où l’on me répond que la décision n’a pas été prise, que le sujet est en cours de discussion au cabinet du préfet. Puis mercredi, à 13 heures [alors que le rassemblement devait se tenir à 15 heures – ndlr], l’arrêté d’interdiction tombe. Je leur dis que c’est irresponsable de leur part, que l’appel a déjà circulé partout sur les réseaux sociaux, que ça nous met dans une situation impossible, qu’on va prévenir nos adhérents mais qu’il faut quand même qu’on aille sur place.
Entre-temps, nous avions pris rendez-vous au ministère des affaires étrangères. L’idée était de discuter de notre inquiétude par rapport à la gravité de la situation et de la position de la France.
Le jour J, vous vous rendez à cet entretien au ministère des affaires étrangères et, fait inédit et rarissime, vous êtes arrêté à la sortie du Quai d’Orsay.
Oui. On va à cette sorte de non-rassemblement [où le collectif demande aux présents de rentrer chez eux – ndlr]. On attend notre rendez-vous au ministère, qui a lieu à 17 heures. J’échange avec les forces de l’ordre, à qui je dis que nous allons être reçus au Quai d’Orsay. Ils me demandent avec qui j’y vais, la liste de la délégation, appellent le ministère pour vérifier… C’est pointilleux mais habituel, et plutôt cordial.
Nous allons ensuite au ministère avec trois parlementaires (la députée PC Elsa Faucillon, la sénatrice EELV Raymonde Poncet, la députée France insoumise Sabine Rubin), le coordinateur du secteur international de la CGT Pierre Coutaz et Jean-Guy Greilsamer de l’Union juive française pour la paix. Deux policiers en civil nous escortent.
Nous sommes reçus par un conseiller du ministère, avec qui nous avons une conversation ferme mais courtoise. L’entretien dure 1 h 15, 1 h 30. Puis à 18 h 30, nous sortons ensemble du ministère. On voit des policiers à la sortie, on n’y prête pas particulièrement attention : on discute du rendez-vous et de ce qu’on va en faire. Puis tout d’un coup, trois policiers me prennent à part et me disent de les suivre : « Nous sommes là pour vous interpeller. »
Je suis placé en garde à vue au commissariat du VIIe arrondissement de Paris pour « organisation d’un rassemblement interdit ». Apparemment, la procédure du commissariat du VIIe est de menotter les gens sur un banc. On me menotte donc pendant cinq à dix minutes, en attendant que l’officier de police judiciaire me signifie ma garde à vue.
Je pense que l’intervention qu’il y a ensuite de partout [plusieurs communiqués et appels sont publiés dans la soirée – ndlr] fait que j’ai pu être entendu vers 23 h-23 h30 par une officière de police judiciaire. Peu après l’audition, on me signifie ma libération. Je suis libéré vers 0 h 15.
Quel est votre état d’esprit à la sortie ?
Ce qui m’a particulièrement frappé, c’est qu’on est dans une rupture complète des pratiques habituelles entre associations « responsables » et forces de l’ordre. Jusqu’à présent, il y avait toujours des relations courtoises.
Mais avec ce qui s’est passé mercredi, et avec les décisions de Gérald Darmanin aujourd’hui, on est dans une rupture. Il y a, pour moi, une volonté de faire taire l’ensemble de forces démocratiques, dont l’AFPS. C’est particulièrement grave.
L’un des arguments avancés par la préfecture est que votre rassemblement n’a pas été déclaré dans les délais légaux (trois jours avant)…
Cela arrive régulièrement d’obtenir une autorisation même si l’on est hors délai. En particulier dans les périodes de grande émotion, il y a une sorte de consensus sur le fait qu’il vaut mieux que les choses s’expriment dans cadre organisé, c’est très classique.
C’est pour cela que j’estime que l’on assiste à une rupture dans les relations entre les forces de police et les organisations, qui fait que me suis retrouvé en quelque sorte dans la position d’un négociateur qu’on arrête à l’issue d’une négociation…
L’arrêté d’interdiction mentionne le risque d’incidents autour de la manifestation.
Oui, le préfet parle de risques d’importation du conflit et risque d’incidents. On hallucine. En agissant comme ils l’ont fait, qui provoque le conflit ?
Plus généralement, la situation à la suite des déclarations de Gérald Darmanin est inquiétante, non seulement à Paris mais aussi ailleurs. D’après les quelques remontées que j’ai de nos groupes locaux, on a l’impression que les préfets reviennent sur leurs décisions [d’autoriser les manifestations de samedi 15 mai – ndlr] ou sur l’ampleur de ce qu’on peut organiser.
C’est quelque chose de grave. On a l’impression que Darmanin veut créer les incidents. Ceux qui crient à l’importation du conflit sont ceux qui les provoquent.
L’AFPS ira-t-elle manifester samedi, en dépit des interdictions ?
Nous réfléchissons avec nos partenaires sur la meilleure attitude à prendre face aux attaques aux libertés que constituent les directives de Gérald Darmanin. Il ne s’agit pas seulement d’y aller ou pas, mais aussi de voir comment les contester.
publié le 10 mai 2021
Ce matin mercredi 5 mai une manifestation de lycéens des établissements de Béziers a marché du lycée Jean Moulin au lycée Henri IV. Arrivés devant le lycée Henri IV, les lycéens ont été accueillis par un important et inhabituel déploiement de forces de l’ordre avec casques, gilets, matraques, flash balls et gaz lacrymogènes. Les rues autour du lycée étaient bloquées. Au cours du rassemblement, les flash balls ont été pointés vers les jeunes, qui ont reculé par peur. Un lycéen a reçu un coup de matraque, puis dans un mouvement de foule est tombé et on lui a marché dessus. Les gaz lacrymogènes ont été utilisés. A 11 heures, l’établissement a décidé de faire sortir les élèves par la porte au bas de la rue Forcadel sans se soucier de leur sécurité, puisqu’ ils sont tombés sur des policiers qui les ont pris en chasse devant l’école primaire
Les lycéens ont le droit de manifester sans se retrouver face à une armada, qui est un encouragement aux provocations. La section SNES-FSU refuse ce déploiement complètement disproportionné de forces de l’ordre devant le lycée, qui est source de provocation et d’incidents. D’ailleurs cela n’a pas manqué, trois jeunes se sont retrouvés en garde à vue.
Aussi, la section SNES lycée Henri IV exprime son indignation devant ce nouvel épisode de répression. Nous demandons à ce que la lumière soit faite sur les ordres ou les demandes de déploiements d’agents de police armés. Nous condamnons l’usage de la violence en direction des lycéens.
L’escalade de la violence n’est pas la réponse qu’on doit apporter aux lycéens. Il est urgent au contraire que le Ministre entendre les inquiétudes légitimes des lycéens qui doivent se présenter aux examens dans des conditions de préparation incomplètes et inégalitaires, du fait de la gestion de l’épidémie de COVID 19 par le gouvernement, qui a laissé les établissements mettre en place des organisations des enseignements totalement éclatées, sans moyens suffisants dans la plus grande disparité, source d’inégalités. Depuis le 2 novembre le fonctionnement hybride a conduit à l’alternance de cours en distanciel et en présentiel. Nous ne pouvons pas considérer que les conditions d’apprentissage ont été « normales », que les programmes ont été traités dans des conditions sereines, que les élèves ont été préparés à l’épreuve du grand oral. Les mesures d’ajustement annoncées tardivement par le Ministre ne règlent pas tout.
Les lycéens ont besoin d’être rassurés quant à leur avenir, ils ont besoin de l’abrogation de Parcoursup, ils ont besoin de profs, de salles de cours, de bonnes conditions d’études et de travail, pas de répression.
Pour la section SNES-FSU du lycée Henri IV : Christophe Benoit ; Patrick Andrieu ; Saïd Bridai.
ublié le 16/03/2021
Par Sarah Nafti sur www.letudiant.fr/educpros/enquetes
Frédérique Vidal a demandé au CNRS une enquête sur "l’islamo-gauchisme" à l’université, le 14 février, susci-tant une nouvelle polémique au sein de la communauté académique. Si pour certains acteurs les dérives sont réelles, pour d’autres, de nouveaux axes de recherche émergent et doivent être considérés en tant que tels.
En dénonçant "l'islamo-gauchisme" qui "gangrènerait" l'université, Frédérique Vidal, ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, a déclenché un vaste mouvement de protestation. La ministre a demandé, le 14 février, au CNRS de mener "un bilan de l'ensemble des recherches", afin de distinguer ce qui relève du militantisme de la recherche scientifique.
Dans un communiqué, le CNRS s'est insurgé contre l'utilisation de ce terme qui "ne correspond à aucune réalité scientifique". Tout en acceptant de participer à l'étude demandée, il condamne notamment "les tentatives de délégitimation de différents champs de recherche comme les études postcoloniales, intersectionnelles ou les travaux sur le terme de 'race'". De son côté, la CPU (Conférence des présidents d'université) a fait part de "sa stupeur" face "à une nouvelle polémique stérile", jugeant qu'il "conviendrait de laisser [le terme d'islamo-gauchisme] à l'extrême-droite qui l'a popularisé".
Depuis, une pétition demandant la démission de Frédérique Vidal a réuni plus de 20.000 signatures. Dans une tribune parue dans le Monde, 130 universitaires ont, eux, soutenu la ministre dans sa volonté d'enquête, fustigeant "le dévoiement militant de l'enseignement et de la recherche".
Le feu couvait depuis un certain temps au sein du monde académique. Déjà, fin octobre, le "manifeste des 100" défendait les propos de Jean-Michel Blanquer, qui parlait de "courants islamo-gauchistes très puissants dans l'enseignement supérieur".
Après la création, en 2016, du collectif Vigilances Université, avec comme objectif de "lutter contre le racisme et l'antisémitisme, le communautarisme et le racialisme", c'est dernièrement l'observatoire du décolonialisme qui est monté au créneau : "les tenants de cette idéologie [décoloniale] diffusent dans l'université des éléments de discours qui […] préparent une forme de séparatisme d'avec les institutions essentielles à l'universalisme républicain : l'école, la langue et la laïcité".
Et le collectif d'insister sur "l'enjeu fondamental" derrière la polémique : "l'emprise croissante des idéologies qui entrave la libre création des savoirs et censure la transmission des connaissances."
Car au-delà du terme clivant – et contesté scientifiquement – d'islamo-gauchisme, la question porte bien sur des champs de recherche tels que les études postcoloniales, l’intersectionnalité, la race… "Ces champs permettent d'investir des thématiques comme les discriminations raciales de manière raisonnée. Ils sont articulés avec sérieux et menés avec les outils des sciences humaines et sociales, rappelle Nacira Guénif-Souilamas, sociologue et anthropologue, professeure des universités à Paris 8. Pourtant, on essaie de les rendre illégitimes en prétextant qu’il s’agit de recherches militantes avec une apparence scientifique".
Elle estime aussi qu’"il existe des axes de recherche qui heurtent des sensibilités", ce qui explique des "résistances" à l'apparition de nouveaux champs universitaires, comme cela a été le cas pour les études de genre. "Nous sommes à un cap où certains tentent de marginaliser ces questions pour maintenir leur position de pouvoir."
La recherche en sciences sociales "est traversée par un débat qui oppose les partisans d'un universalisme des Lumières qui récusent l'usage social du concept de 'race', et ceux qui mobilisent les approches intersectionnelles pour montrer les interactions que l'on peut observer entre plusieurs dimensions de l'identité des personnes discriminées", explique Daniel Verba, sociologue à Sorbonne-Paris Nord et chercheur à l'Iris (Institut de relations internationales et stratégiques).
Il estime cependant que "les promoteurs de l'intersectionnalité ont formé de nombreux étudiants, qui se sont emparés du thème comme d'un nouveau paradigme explicatif, certains brillamment, d'autres de façon plus caricaturale ou militante".
Selon lui, si les universités "ont toujours été le lieu de vifs débats indispensables à la vie démocratique et scientifique", "le débat acceptable s'arrête là où commencent les menaces, la censure, la diffamation, etc.". Pour lui, l'assassinat de Samuel Paty, qui a, légitimement, ébranlé le monde enseignant, a aussi "créé les conditions favorables à l'expression de tous ceux qui fantasment un grand complot musulman".
François Sarfati, professeur des universités à Paris-Saclay, s'inquiète de son côté de l'émergence d'une "police de la pensée" qui déciderait "qui fait de la bonne ou de la mauvaise recherche", et ce, "dans un contexte où l'université n'était, déjà avant la crise sanitaire, pas dans un bon état".
"Nous voyons des étudiants en situation de grande précarité, et la ministre, quasiment invisible pendant la crise, lance un anathème". Le chercheur estime que cette polémique sert à masquer "une situation explosive" dans l'enseignement supérieur, avec une baisse constante des postes et des moyens.
Il rappelle par ailleurs qu’"il existe une instance d'évaluation par les pairs sur tous les travaux scientifiques, le CNU [Conseil national des universités]. Pourquoi lancer une enquête plutôt que de laisser le travail d'évaluation par les pairs fonctionner comme c'était le cas auparavant ?"
Publié le 03/03/2021
Par Denis Sieffert sur www.politis.fr
L’affaire de Trappes est, si j’ose dire, un cas d’école de ce qu’il ne faut pas faire. À supposer que Didier Lemaire ne soit qu’un idéologue, redoutable mais sincère, l’enseignant illustre une laïcité de la dénonciation publique, et une République désincarnée, abstraite de toute réalité sociale, et d’une grande violence.
Nos librairies manquent-elles d’ouvrages décrivant les « territoires perdus de la République », et nos kiosques de unes anxiogènes dénonçant la montée de l’islamisme dans « les quartiers » ? Sommes-nous privés de débats télévisés sur la menace séparatiste ? Les noms Le Pen, Zemmour, Retailleau, Ciotti sont-ils trop méconnus ? Un professeur de philosophie d’un lycée de Trappes a dû le penser en tout cas, et se convaincre qu’il manquait quelqu’un – lui – dans le long cortège des « lanceurs d’alerte » – puisque c’est ainsi qu’il se définit. L’Obs, Le Point, et pas mal de télés lui ont aussitôt ouvert leurs pages ou leurs micros. Il y a dénoncé « la progression d’une emprise communautaire toujours plus forte sur les consciences et les corps ». Pour preuves, « les coiffeurs non mixtes » et « les cafés interdits aux jeunes filles d’origine maghrébine ». On connaît la litanie. Il ne s’agit pas ici de nier cette part de réalité mille fois décrite par maints « spécialistes » sur les plateaux de télévision, mais de s’interroger sur l’efficacité de ce ressassement et, plus profondément, sur les vertus de cette guérilla idéologique. Didier Lemaire, l’enseignant, donne d’ailleurs lui-même la réponse à cette question quand il rapporte la réaction de ses élèves qui lui ont demandé « pourquoi il avait écrit une lettre contre eux ». Que son propos ait été ressenti comme agressif en dit long sur la valeur pédagogique de cette stratégie de l’affrontement. Nombre de ses collègues usent d’une tout autre pédagogie dans la discrétion de leurs classes et de leur établissement.
En se lançant dans une croisade dans les médias, Didier Lemaire s’est comporté en politique. Ce qu’il est, puisqu’il fut secrétaire national du très radical mouvement Forces laïques, transformé en « parti républicain laïque » puis « solidariste ». Un courant qui appartient plutôt à la mouvance la plus laïcarde de la franc-maçonnerie qu’à l’extrême droite. Le vieux radicalisme Troisième République en somme. Didier Lemaire est en guerre contre l’islam comme le petit père Combes l’était contre le catholicisme. Or – faut-il le rappeler ? – ce n’est pas Combes qui a fait triompher la laïcité, mais Jaurès et Briand. Des esprits ouverts, militant pour la paix des consciences. Aujourd’hui, la politisation voulue par le professeur tourne au désastre. Le préfet des Yvelines a lui-même, et de façon assez inhabituelle, jugé « contre-productif de sembler stigmatiser les 32 000 habitants de cette ville [Trappes] qui, pour la très grande majorité d’entre eux, sont attachés aux valeurs républicaines ». Avant de devoir mettre en sourdine sa sincérité, sans doute tancé par sa hiérarchie gouvernementale. Mais, c’est le maire de Trappes qui a le plus mal vécu l’affaire. Ali Rabeh, un proche de Benoît Hamon, a dénoncé sans détour les « mensonges » du prof de philo. Et, la colère étant mauvaise conseillère, il est allé jusqu’à mettre un orteil dans l’enceinte du lycée pour y diffuser un tract de soutien aux élèves. Crime de lèse-laïcité ! La présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, demande la révocation de l’édile, et Jean-Michel Blanquer a mis l’élu dans le même sac des « pressions religieuses et politiques ».
On serait très incomplet si on omettait de préciser que l’élection d’Ali Rabeh risque de faire l’objet d’une annulation (sans rapport avec l’affaire) et que nous sommes donc possiblement à la veille d’une nouvelle campagne électorale. Ce qui explique l’empressement de Valérie Pécresse, qui a un « bon candidat » pour la mairie de Trappes, à condamner Ali Rabeh. Quant au professeur de philo, dans quelle galère il s’est mis ! Et dans quelle galère il a mis ses élèves ! Le voilà amené à quitter son lycée, mais assuré (dieu merci !), par un ministre bienveillant, d’un poste hors enseignement dans l’Éducation nationale. Pourquoi pas conseiller sur les questions de laïcité ? Honni soit qui mal y pense.
Mais ce n’est pas tout. Didier Lemaire dit avoir reçu des menaces de mort, et le voilà sous protection policière rapprochée. Puis, c’est Ali Rabeh qui, lui aussi, a été menacé. Cette affaire est, si j’ose dire, un cas d’école de ce qu’il ne faut pas faire. J’ignore le degré d’opportunisme du prof de philo, mais je ne doute pas que celui des deux ministres qui sont intervenus dans cette affaire, Jean-Michel Blanquer et Gérald Darmanin, soit très élevé. En plein débat sur la loi contre le séparatisme, et alors que l’on tente à toute force d’installer dans les consciences l’inéluctabilité d’un nouveau duel Macron-Le Pen en 2022, un déballage de plus sur cette thématique est une aubaine. À supposer qu’il ne soit qu’un idéologue, redoutable mais sincère, l’enseignant illustre une laïcité de la dénonciation publique, et une République désincarnée, abstraite de toute réalité sociale, et d’une grande violence. Ne va-t-il pas jusqu’à souhaiter que l’on retire ces adolescents à leurs parents en cas de contestation des règles de laïcité ? Créer un conflit insoluble dans la conscience de ces jeunes gens entre l’école et leur famille, est-ce vraiment le bon chemin ? En attendant, deux hommes vivent aujourd’hui dans la crainte d’une agression. À tort ou à raison. Mais après l’assassinat de Samuel Paty, les menaces, réelles ou exagérées, ne peuvent être prises à la légère.
Publié le 12/02/2021
LA MUNICIPALITE DE MONTPELLIER S'ATTAQUE AU DROIT DE GREVE !
10 février 2021 - Communiqué de presse
Fédération CGT des Services Publics et Union Départementale de l'Hérault
Publié le 09/01/2021
Les fichiers de police - trop peu - recadrés par le Conseil d’Etat
(communiqué intersyndical CGT-FO-FSU- Solidaires-Syndicat des Avocats de France-Syndicat de la Magistrature-Groupe d’Information et de Soutien des Immigrés)-UNEF / 05 janvier 2021)
Saisi d’un recours en référé par les organisations syndicales CGT, FO, FSU, SAF, SM, Solidaires, l’Unef, ainsi que par l’association GISTI contre les décrets qui élargissent considérablement le champ de trois fichiers de police et de gendarmerie, le Conseil d’Etat vient malheureusement de rendre une décision de rejet.
Bien maigre consolation, la décision du Conseil d’État vient simplement préciser que la mention des opinions politiques, des convictions philosophiques, religieuses ou une appartenance syndicale ainsi que des « données de santé révélant une dangerosité particulière » ne sauraient constituer en tant que telles des catégories de données pouvant faire l’objet d’un fichage mais que, dans l’hypothèse où des activités seraient susceptibles de porter atteinte à la sécurité publique ou à la sûreté de l’État, il sera possible de ficher ces activités, même si elles font apparaître les opinions politiques, les convictions philosophiques, religieuses, l’appartenance syndicale ou des données de santé de la personne. La nuance est importante et interdit donc « un enregistrement de personnes dans le traitement fondé sur la simple appartenance syndicale ». Il est heureux que le Conseil d’État l’ait précisé et nous veillerons à ce que la CNIL soit particulièrement attentive à faire respecter ce point.
Toutefois, l’atteinte portée aux droits et libertés reste conséquente car ces informations pourront toujours assez facilement apparaître dans les fichiers concernés et ce d’autant plus que parmi ces fameuses « activités susceptibles de porter atteinte à la sécurité publique ou à la sûreté de l’Etat», peuvent désormais figurer les « habitudes de vie », notion particulièrement floue, ou encore l’activité d’une personne sur les réseaux sociaux.
En outre, ces fichiers peuvent avoir des conséquences directes sur la situation professionnelle d’un bon nombre de salarié.es. Ils sont directement consultés pour toutes les enquêtes administratives préalables aux recrutements, affectations, mutations, décisions d’agrément ou d’habilitation pour certains emplois (emplois publics ou privés relevant du domaine de la sécurité ou de la défense, l'accès à des zones protégées comme les sites nucléaires, les sites militaires, aéroports, emplois au sein d’une entreprise de transport public de personnes…). Ils sont aussi consultés par les préfectures à l’occasion des demandes de titres de séjour ou de naturalisation par les étrangers.
Il est donc évident que le combat ne peut s’arrêter là : nos organisations reviendront donc devant le Conseil d’Etat pour obtenir l’annulation des dispositions les plus inquiétantes des décrets contestés.
ublié le 28/12/2020
2022 dans le viseur, Macron assume d’être le président de l’ordre
Cyprien Caddeo (site humanite.fr)
Dans la seconde partie de son entretien accordé à l’Express, le chef de l’État, toujours malade et à l’isolement, réaffirme son tournant sécuritaire et sa volonté d’incarner l’ordre face à ses opposants.
Après une première partie publiée le 22 décembre, l’Express a dévoilé, mercredi, l’intégralité de l’entretien fleuve que lui a accordé Emmanuel Macron, sobrement titré « Entretien exclusif : ce qu’il n’a jamais dit des Français ». Procès en autoritarisme, violences policières, libertés publiques… le chef de l’État en dit surtout beaucoup sur lui-même.
Ce n’est en effet pas un scoop : Emmanuel Macron est particulièrement sensible à la question de l’incarnation du pouvoir et de la nation que suppose la fonction de président de la V e République. À l’image de réformateur « start-up nation », qui a fait long feu avec le mouvement des gilets jaunes, il a substitué celle de chef de troupe. Au grand désordre néolibéral provoqué par ses réformes, et qu’il n’interroge évidemment pas, il oppose la nécessité d’un ordre républicain, fondé sur l’autorité de l’État.
Le ton change
Interrogé sur les reculs de l’État de droit et des libertés que certains lui reprochent, avec notamment les lois « séparatismes » et « sécurité globale », le président de la République répond à côté, invoquant le risque terroriste : « Nous avons à faire face au terrorisme et à une société de plus en plus violente. Nous devons apporter une réponse. Notre réponse est-elle disproportionnée ? Non. Elle s’est toujours faite sous le contrôle du juge. »
Ceux qui se réjouissaient de voir Emmanuel Macron admettre l’existence des « violences policières », il y a quelques semaines sur Brut, vont déchanter. Sans doute le président sait-il aussi à quel (é)lectorat il s’adresse, mais dans les colonnes de l’Express, le ton change. Sur les limitations au droit de manifester (durcissement du maintien de l’ordre, lois anticasseurs, usage de drones et d’armes sublétales), le président renvoie la responsabilité aux manifestants eux-mêmes, qui auraient, pour une part, basculé dans « une violence de rue inouïe ». « Le véritable débat démocratique à avoir ne porte pas sur l’organisation des policiers, balaie-t-il, mais sur les moyens et les façons d’éradiquer cette violence dans la société à laquelle les forces de police sont confrontées. »
Puis de poursuivre : « L’inacceptable dans notre société contemporaine, c’est le retour de la violence extrême qui consiste à blesser ou tuer celui ou celle qui est là pour défendre l’ordre républicain. Si on ne repense pas les choses en ces termes, c’est l’anéantissement de toute autorité légitime, de tout ordre et, par voie de conséquence, de toute liberté. »
L’agitation d’un ennemi de l’intérieur
À cette montée de la violence, le président de la République n’envisage pas comme explication sa propre gouvernance et la brutalité de ses propres réformes. Ni bien sûr le manque de débouchés politiques, lui qui a fait de la négation des vertus pacificatrices du clivage gauche-droite un des cœurs de son réacteur. Emmanuel Macron préfère une réponse clés en main, agitant un ennemi de l’intérieur : « Ont resurgi un mouvement d’extrême droite et plus encore dans notre pays un mouvement d’extrême gauche qui prône une violence anticapitaliste, antipolicière, avec un discours structuré, idéologisé, et qui n’est rien d’autre qu’un discours de destruction des institutions républicaines. » Peu importe que lesdits groupuscules restent largement minoritaires au sein des cortèges. En vue de 2022 et pour rallier le « bloc conservateur » sur lequel il mise, Emmanuel Macron sait qu’il doit convaincre que le désordre, c’est les autres.
<< Nouvelle zonPublié le 28/12/2020
Huit mois de prison ferme pour un militant documentant les violences policières
par Ludovic Simbille, Raphaël Godechot (site bastamag.net)
Les gilets jaunes et leurs soutiens n’en finissent plus de payer durement devant les tribunaux leur engagement. Ian, membre du collectif Désarmons-les, interpellé en septembre 2019 pour rébellion et outrage à Montpellier, vient de se voir infliger une peine de prison ferme. Son récit et ceux des témoins racontent, vidéo à l’appui, une tout autre version et révèlent plutôt un acharnement judiciaire.
Huit mois de prison ferme pour avoir protesté contre des violences policières ? Le tribunal correctionnel de Montpellier, vient de condamner, ce 3 décembre, Ian, un membre du collectif Désarmons-les, à cette peine de réclusion suite à son interpellation par des policiers, lors de l’Acte 46 des Gilets jaunes en septembre 2019. Motif ? Violence et outrage sur personne dépositaire de l’autorité publique et délit de groupement en vue de commettre des violences ou dégradations. « Je me sens comme quelqu’un qui a pris un coup de massue, une torgnole ! », commente Ian à Basta !. Le policier l’accuse de lui avoir porté des coups de pieds et poings puis de l’avoir insulté par les termes fleuris suivants : « Vous êtes les putes à Macron ». L’intéressé livre un tout autre récit de son arrestation que celui avancé par les autorités. Dans un communiqué, le collectif Désarmons-les, qui documente « les violences d’État » dénonce une sentence « basée sur un faux en écriture publique réalisé par un agent des compagnies départementales d’intervention (CDI) ».
« On est loin de l’outrage »
Il est environ 17 h ce 28 septembre 2019 quand le cortège tente de rentrer dans le centre commercial Polygone, à Montpellier. Ian profite de sa venue à une rencontre-débat sur les armements et l’histoire du maintien de l’ordre pour participer à la manifestation locale des gilets jaunes. Tout se passe dans une ambiance « bon enfant » quand, soudain, surgit une équipe des compagnies départementales d’intervention. Les policiers gazent, matraquent et frappent avec leurs boucliers la foule présente.
Selon son récit, Ian apostrophe alors les forces de l’ordre : « Vous ne savez même pas qui vous avez pris, vous avez choppé quelqu’un au hasard, vous êtes des minables. Vous attrapez comme ça, vous ne savez rien. » « Vas-y tu te calmes ! », lance-t-il à celui qui frappe avec son bouclier [1]. « En droit, on est très loin de l’outrage. » L’outrage couvre les « paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l’envoi d’objets quelconques adressés à une personne chargée d’une mission de service public ». S’il vise une personne dépositaire de l’autorité publique, l’outrage est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende » [2]
La scène est filmée par les observateurs de la Ligue des droits de l’homme (LDH) présents sur place. Ils sont repoussés à coups de bouclier par les agents. Cette affaire fait d’ailleurs l’objet d’une plainte auprès de l’IGPN, déposée par l’observatrice ayant subi des violences de ce même policier [3]. C’est alors que Ian « repousse du plat de la main un nouveau coup de bouclier lancé en leur direction, avant de m’écarter », témoigne-t-elle, pour aider les membres de la LDH, « en difficulté ».
Un passage compliqué au commissariat
Quelques minutes plus tard, Ian est alors arrêté sans ménagement. Une prise de rugby, chute dans un bac à fleurs, étranglement avec le col du tee-shirt, écrasement au sol par la botte du policier, bras tordu, poignets entravés par les menottes. Lunettes et téléphone portable brisés. « Tu fermes ta gueule maintenant, hein ? », aurait intimé l’agent selon le récit fait par l’interpellé. Au commissariat, les agents de garde semblent étonnés par ces nouvelles arrestations. « Qu’est-ce qu’ils nous ramènent ? Ils les ont tous tapés ou quoi, ils sont tout amochés. »
La découverte par un gardien de la paix, dans la sacoche de l’interpellé, d’un reste de grenade lacrymogène percutée, utile à son travail de documentation sur les forces de l’ordre, donne une nouvelle tournure à l’affaire. La présence de son nom dans le fichier des personnes recherchées n’arrange pas non plus son cas. Ian est alors accusé de « participation à un groupement en vue de commettre des violences ». La facture juridique devient encore plus salée avec un « refus de se soumettre à un prélèvement biologique », à savoir la prise de son ADN pour but de fichage.
Ian nie ces accusations. Le policier censé avoir été violenté par le manifestant ne recevra aucune interruption de travail temporaire (ITT) délivrée par un médecin en cas de blessures. « Il est de notoriété publique qu’un bouclier vaguement effleuré de la paume d’une main ne souffre pas », raille l’accusé sur son site. Après 48 heures de garde à vue dans des conditions compliquées (décrites ici) et son passage devant un juge, Ian ressort finalement libre sous contrôle judiciaire jusqu’à la tenue de son procès.
Lors du procès, le mépris de la cour
Plus d’un an après les faits, le verdict est tombé au terme d’une audience qualifiée de « farce grotesque » par le prévenu et certains présents, une audience également marquée par un « déchaînement de violence et de mépris » de la part de la cour. « Malgré les évidences criantes, leur prisme d’analyse totalement binaire et manichéen les amène à considérer toute personne critique envers l’action des forces de l’ordre comme un parasite à écraser sous sa botte, à réduire au silence », détaille Désarmons-les dans son communiqué.
Visiblement énervée, la présidente du tribunal, coutumière de ce type d’emportements, estime que, ce jour-là, Ian a fait preuve d’une « violence inouïe contre les policiers ». Pourtant, les vidéos de la scène, que la cour aurait, sans motif apparent, refusé de visionner, invitent à la nuance.
Pour justifier son propos, la juge a tout de même présenté de simples captures d’écran de vidéosurveillance et s’emporte : « Votre visage est déformé ! Regardez, là, et là, votre visage est déformé ! » La magistrate juge-t-elle des faits caractérisés ou les expressions grimacières du prévenu ? Après la présidente, c’est au tour du procureur de plaider tout en retenue : « Si Mohammed Merah se faisait interpeller par la police, vous le sauveriez aussi ? ». Implacable rhétorique de la part d’un magistrat. Ou comment comparer des défenseurs des libertés publiques – ici les observateurs de la LDH – à un assassin ayant abattu froidement sept personnes, dont trois enfants. Et comment transformer un manifestant en complice du terrorisme...
L’avocat général requiert alors cinq mois de réclusion. La juge a finalement alourdi la sentence à huit mois de prison et 600 euros de dommages et intérêts (dont 300 euros de frais d’avocat) à verser au policier. Cette condamnation s’inscrit dans la lignée du sévère traitement judiciaire subi par les gilets jaunes (lire notre recensement des peines). Bien qu’aménageable, la peine prononcée apparaît bien lourde au vu des faits reprochés. Soit « une paume de main sur un bouclier, un outrage non caractérisé », résument les soutiens du condamné.
Un acharnement judiciaire
La justice fait-elle payer à l’accusé son engagement ? « Ian subit un acharnement policier et judiciaire lié à son combat politique contre les violences d’État (…) », écrit Désarmons-les. En 2019, Ian avait déjà été arrêté au retour d’une conférence puis placé en garde à vue pour port d’arme prohibée. Il détenait des munition vides qui illustraient son exposé sur les armes utilisées contre les manifestants (Lire ici).
Actif au sein de ce collectif, lancé en 2012, le militant documente les armes et techniques du maintien de l’ordre des forces de sécurité. En coordination avec l’Assemblée des blessés, il apporte également soutien et accompagnement aux victimes de violences policières. Son travail de recensement des blessés et mutilés par les forces de l’ordre constitue une source incontournable et a été repris par plusieurs médias dont Basta ! durant le mouvement des gilets jaunes. Actuellement libre, Ian a fait appel de la décision.
Ludovic Simbille
Notes
[1] Récit sur le site de Désarmons-les.
[2] Article 433-5 du code pénal.
[3] Voir ici le harcèlement subi par la police de certains membres de la LDH.
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Publié le 25/12/2020
Le Conseil d’Etat suspend l’usage des drones en manifestation
Par Clément Le Foll et Clément Pouré (site meddiapart.fr)
La haute juridiction administrative a ordonné ce mardi 22 décembre au préfet de police de Paris Didier Lallement de cesser d’utiliser des drones pour surveiller les manifestations.
Nouveau coup dur pour la préfecture de police de Paris. Dans une ordonnance rendue en référé ce mardi, que Mediapart publie dans son intégralité, le Conseil d’État « enjoint au préfet de police de cesser, sans délai, de procéder aux mesures de surveillance par drone des rassemblements de personnes sur la voie publique ». La décision du Conseil d’État infirme un premier jugement du tribunal administratif de Paris daté du 4 novembre, qui avait été saisi par l’association La Quadrature du Net.
« Cette interdiction est une victoire sans précédent, se réjouit Bastien Le Querrec, membre de La Quadrature du Net. C’est un retournement du rapport de force. Jusqu’ici, la volonté gouvernementale était d’aller plus loin dans la surveillance en accumulant les textes sécuritaires. Cette ordonnance y met un frein. »
Dans un communiqué publié au moment du dépôt du recours le 26 octobre, l’association de défense des libertés publiques expliquait que « la police nationale et la gendarmerie utilisent de manière systématique les drones pour surveiller les manifestations ». Le même jour, Mediapart publiait un article documentant cette utilisation des drones par les forces de l’ordre au cours de plusieurs manifestations, en dépit d’une précédente décision du Conseil d’État pointant leur caractère illégal.
En avril 2020, une première enquête de Mediapart mettait en lumière l’utilisation massive de drones durant le confinement, en dépit d’une fragilité juridique. S’appuyant notamment sur nos révélations, la Quadrature du Net avait attaqué la préfecture de police de Paris. Le 18 mai, le Conseil d’État pointait l’absence de cadre juridique régulant leur utilisation et enjoignait, déjà, au préfet Lallement « de cesser, sans délai, de procéder aux mesures de surveillance par drone » dans le cadre des opérations de déconfinement en l’absence de nouveaux textes réglementaires ou de dispositif d’anonymisation des images.
Comme nous le révélions dans une précédente enquête, la préfecture décide alors d’anonymiser les images à l’aide d’un logiciel appelé Yolo4. Devant le tribunal administratif, elle fait valoir le dispositif comme répondant à l’ordonnance du 18 mai. La juridiction rejette alors le recours de la Quadrature du Net. Une décision infirmée aujourd’hui par le Conseil d’État, qui juge le dispositif insuffisant.
Dans son ordonnance du 22 décembre, l’institution met en avant le fait que la captation d’images par les drones, suivie de leur floutage, de leur retransmission et de leur visionnage au centre de commandement constitue bien un traitement de données personnelles.
Cet usage de données tombe donc sous le giron de la directive du 27 avril 2016, dite police justice. Ce texte européen, qui régit le droit des données personnelles, pose le principe que leur traitement doit à chaque fois prouver sa nécessité. Le Conseil d’État a estimé que ce n’était pas le cas pour l’usage des drones lors des manifestations.
La plus haute juridiction administrative française va même plus loin et remet en cause l’intérêt de l’usage des drones pour assurer la sécurité des citoyens. « Le ministre n’apporte pas d’élément de nature à établir que l’objectif de garantie de la sécurité publique lors de rassemblements de personnes sur la voie publique ne pourrait être atteint pleinement, dans les circonstances actuelles, en l’absence de recours à des drones », peut-on lire sur le communiqué de La Quadrature du Net.
Pour le Conseil d’État, la surveillance policière par drone ne peut pas être envisagée « sans l’intervention préalable d’un texte » qui l’autorise et en fixe les modalités d’utilisation. Dans le cas contraire, « il existe un doute sérieux sur la légalité » d’opérer cette surveillance.
Un camouflet pour le gouvernement, qui prévoit un élargissement de l’utilisation des drones à travers l’article 22 de la proposition de loi sécurité globale, qui doit repasser devant l’Assemblée nationale début 2021.
Publié le 17/12/2020
Nouveau commissariat, des armes pour la municipale : les élus de Montpellier unis dans la répression
(site lepoing.net)
Des gendarmes mobiles devant le Polygone à Montpellier en décembre 2019 lors d'une manifestation
Le conseil municipal de Montpellier à majorité PS a donné son aval à deux propositions promettant de renforcer la police : un nouveau commissariat à La Paillade et le renouvellement des conventions permettant à la police municipale d’être armée. Youpi.
L’actualité française est dominée ces dernières semaines par les violences et le racisme dans la police, mais pas de quoi freiner la course au tout-sécuritaire à Montpellier. Le conseil municipal de ce lundi 14 décembre a validé la construction d’un nouveau commissariat à La Paillade, rassemblant polices municipale et nationale à l’horizon 2023. Tout en reconduisant la convention de coordination entre la ville de Montpellier et la direction départementale de la sécurité publique, mise en place sous l’administration de l’ancien maire, le macroniste Philippe Saurel. Ladite convention permettant à la municipale de « garder ses armes » dixit Sébastien Coste, délégué à la protection de la population et à la sécurité publique, affilié au groupe PS.
Des mesures non contestées par l’opposition « de gauche » incarnée par « Nous Sommes » d’Alenka Doulain, qui s’est abstenue au motif que la convention « aurait due être reconduite bien plus tôt ». On se demande pourquoi elle participe aux manifestations contre la loi « sécurité globale » dont l’article premier prévoit précisément le renforcement des prérogatives des polices municipales. Le concours du sosie de Darmanin reste ouvert…
Dans une ville proche,
Béziers, Mohamed
Gabsi a pu tâter des joies d’une police municipale
renforcée : il est mort peu après son interpellation.
Depuis 1977, on compte 676 personnes mortes à la suite d’interventions policières ou du fait d’un agent des forces de l’ordre, dont 412 par balles. Parmi
ces 412 personnes, 235 n’étaient pas armées, et seulement 68 avaient au préalable attaqué la police… Sans compter les affaires passées à la trappe.
Pour le maire PS Michaël Delafosse, « la sécurité doit être une coproduction, en matière de politiques publiques, entre gendarmerie, police et justice ». La « gauche » qui, historiquement, relie avec justesse la question sociale et les phénomènes de délinquance (bien que les inégalités n’expliquent pas tout), se vautre une énième fois dans un tout-sécuritaire aussi liberticide qu’inefficace.
Comme l’expliquent ces participants à la mobilisation montpelliéraine contre la loi « sécurité globale », « la sécurité, c’est pouvoir faire des projets, avoir accès à un toit, à un travail, à la santé, aux loisirs. C’est ne pas avoir peur du futur. Le capitalisme est incapable de répondre aux besoins de parties croissantes de la population. Son système craque de partout. Mais il essaiera de se maintenir par tous les moyens disponibles, y compris par la terreur. Ce n’est pas un hasard si la surenchère sécuritaire va de paire avec la dégradation de nos conditions de vie. Les forces de sécurité, quelles qu’elles soient ont structurellement pour fonction de protéger la propriété privée, les intérêts des possédants et des exploitants. »
Il ne s’agit pas pour autant de mettre sous le tapis les problèmes de délinquance qui pourrissent véritablement la vie quotidienne de beaucoup de gens, la récente fusillade au pied de la tour d’Assas en témoigne. Mais donner des armes à feu à une police raciste et sexiste qui ressemble de plus en plus à une milice n’est jamais une solution. Pourquoi ne pas imaginer, à la base des états généraux de la sécurité, avec les associations de terrain, pour trouver des solutions populaires
Publié le 16/12/2020
De quoi le « séparatisme » est-il le nom ?
(site politis.fr)
Egoitz Urrutikoetxea décèle dans l'usage de ce mot, comme de ceux de « République » ou « Laïcité », une dérive nationaliste.
Ces dernières semaines la notion de « séparatisme » est réapparue avec acuité dans le débat politique et médiatique. Le 4 septembre dernier lors de la célébration au Panthéon des 150 ans de la Troisième République, le Président Emmanuel Macron déclarait que « La République indivisible » ne pouvait admettre « aucune aventure séparatiste ». Que se cache-t-il derrière l’usage intempestif de ce terme ?
Egoitz Urrutikoetxea est membre de la fondation Iratzar. Doctorant en histoire, il est l'auteur de La politique linguistique de la Révolution française et la langue basque (PUPPA, ELKAR, Euskaltzaindia, 2018).
Selon le ministère de l’Intérieur, la France serait « malade de son communautarisme ». La France se trouverait au bord de la guerre civile. Le discours est alarmiste. Les mots sont forts. Le « remède » contre ces maux censés rendre « malade » la France se trouverait dans la proposition de loi qui vise à lutter contre les « séparatismes ».
Le choix des mots n’est pas innocent, ces derniers peuvent exagérer ou atténuer, mais surtout travestir la réalité. Dans L’Homme révolté, Albert Camus nous rappelle qu’il faut « s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel ».
L’usage du mot « séparatisme » est critiquable à plus d’un titre puisque cela floute les repères historiques, laisse supposer des liens entre des mouvances actuelles et crée un amalgame.
Il a été historiquement interprété dans le droit comme la volonté de porter atteinte à l’intégrité et à l’unité du territoire national. Il a surtout été employé dans les années 60 pour désigner les luttes d’indépendance qui agitaient les colonies françaises. Ainsi, la lutte contre le séparatisme invoque la répression coloniale française qui se traduisit par la mise en place en 1963 de la Cour de sûreté de l’État, juridiction d’exception qui jugea jusqu’à sa dissolution en 1981, les indépendantistes, qu’ils soient guyanais, guadeloupéens, corses ou basques.
Le terme « séparatisme » n’est pas sans évoquer l’imaginaire français qui s’est construit sur des valeurs unitaires et sur l’idée d’une unité de l’État-nation. Rappelons au passage que la France « une et indivisible » s’est faite au forceps, ou « à coups d’épée », pour reprendre l’expression de Charles de Gaulle. Les méthodes utilisées jadis seraient tout à fait impensables de nos jours.
Une certaine idée de la « République » est devenue le prétexte pour stigmatiser et exclure « l’autre », celui qui par son origine, sa langue et sa culture, s’écartait trop de la norme du « bon français ». La réalité culturelle et linguistique française, incarnant un temps historique légitime et officiel, est présentée comme source de progrès, puisque naît d'une révolution progressiste. Alors que les cultures et langues périphériques, telles que le basque, le breton ou l'occitan, ont été cataloguées comme des sociétés « anciennes » et « statiques », foncièrement « conservatrices » et « réactionnaires ». Ce qui a induit la construction idéologique de deux espaces antagoniques: le premier représentant la société de progrès, moderne et centralisée; tandis que le second est identifié au monde primitif, n'ayant pas pu accéder à la modernité, car supposé figé dans un passé.
Depuis, toute référence à la prise en considération des langues, des cultures ou des peuples est assimilée à la résistance au progrès. En France seule l'échelle de l’État-nation est en capacité de représenter un idéal universel de liberté, d'égalité et de justice sociale. L'unité et l'indivisibilité de la Nation sont ainsi devenues les uniques prémisses de l'émancipation.
Cette volonté visant à réduire les humains à un seul modèle de pensée et d’action s’est vue consacrée pendant la Troisième République, au nom de la supériorité de la civilisation française. L’idée de rendre les humains conformes à un modèle « idéal », aussi bon soit-il, n’a pu se réaliser que dans la souffrance et la persécution : politique d’uniformisation à l’intérieur de l’Hexagone, et politique de colonisation à l’extérieur des frontières.
La République française n’a jamais été le signifiant d’un projet inclusif et universel. C’est le centralisme abstrait, à la fois insensible et oppresseur, qui a de tout temps caractérisé l’État républicain. L’histoire de l’État républicain nous enseigne la permanence de la tentation sécuritaire et autoritaire. Nombreux sont les massacres qui ont été commis au nom de l’ordre républicain, de la Commune de Paris aux grèves ouvrières brisées dans le sang, en passant par les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata en Algérie, qui débutèrent un 8 mai 1945…
Si la France est malade, c’est de son rapport complexe et conflictuel à l’altérité. Ce rapport conflictuel était jadis atténué grâce à l’ersatz de contrat social proposé par l’État républicain, au moyen duquel les citoyens français pouvaient espérer une amélioration de leur situation sociale et économique. Mais il y a belle lurette que l’État républicain a failli à ses missions de cohésion sociale et économique. Les services publics se réduisent comme peau de chagrin. L’État s’est détourné de la protection sociale de sa population. Elle veille désormais exclusivement à l’application scrupuleuse des normes économiques déstructurantes, malgré et contre la volonté de sa propre population.
Sous couvert des mots « Séparatisme », « République », « Laicité », dont nous retenons leur usage excluant et accusatoire, c’est bien à une dérive nationaliste que nous assistons. En faisant appel à la « sacro-sainte unité » de la nation française, l’État républicain espère détourner toute colère sociale légitime.
Publié le 08/12/2020
Souriez, vos opinions sont fichées
par Pierre Jacquemain (site regards.fr)
Un décret gouvernemental entend ficher les Français selon leurs opinions politiques, philosophiques ou religieuses, sous-couvert de lutte antiterroriste. Une atteinte de plus à la liberté.
En 2011, apparaissait sur les écrans britanniques la série Black Mirror, faisant référence aux sociétés d’écrans qui nous renvoient à notre propre image. Notre propre reflet. Le reflet d’une société en plein mouvement et dont les usages des nouvelles technologies modifient en profondeur nos comportements – à commencer par ceux et celles qui nous dirigent.
Une série aux allures futuristes qui envisage un futur proche, voire imminent. Un futur inquiétant où la surveillance de masse, le fichage, la notation humaine et sociale, ont remplacé les libertés les plus élémentaires. Depuis sa première diffusion au Royaume-Uni, la série a connu un grand succès, fait le tour du monde et sans doute inspiré bien des gouvernants.
Un décret du gouvernement français, passé inaperçu la semaine dernière, aurait pu inspirer les scénaristes de la série. Ce décret autorise désormais de ficher les personnes en fonction de leurs opinions politiques, de leurs convictions philosophiques et religieuses, ou de leur appartenance syndicale. Pour Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer Libertés pour Amnesty France : « Les activités politiques, religieuses ou syndicales pouvaient être fichées, maintenant seules les opinions suffisent, ainsi que les données de santé révélant une dangerosité particulière », prévient-elle sur Twitter. Et de préciser : « Toute personne morale ou groupement susceptibles de prendre part à des activités terroristes ou de porter atteinte aux institutions de la République pourront être fichées. »
Si pour le risque terroriste il existait déjà des fichiers, le risque de « porter atteinte aux institutions de la République » semble un peu plus ambiguë. Comme s’en inquiète Anne-Sophie Simpere, « c’est très large ». Bien trop large pour ne pas y voir une atteinte à la liberté d’opinion. De nombreuses données pourront ainsi être récoltées : les habitudes de vie, les déplacements, les activités, les photographies, la détention d’animaux dangereux, les signes physiques particuliers et objectifs, les éléments patrimoniaux. La liste n’est pas exhaustive. Elle est très longue. Anne-Sophie Simpere conclue sa succession de tweets, non sans ironie, par cette interrogation : « Jeu pour le week-end : combien d’entre nous pourraient être fichés selon ces critères ? »
Ainsi le gouvernement s’est-il saisit du contexte de crise sécuritaire – la menace terroriste persistant – pour surveiller plus encore ses opposants. Parce qu’ils sont nombreux à être dans le viseur du gouvernement. La véritable question se posera : que feront-ils de ces fichés-là ?
À entendre certains dirigeants de gauche, de droite, ceux du gouvernement – à l’instar de Jean-Michel Blanquer – pointer du doigt une partie de la gauche qui serait complaisante, voire complice, de l’islam politique pour les uns ou de terrorisme pour les autres, nul doute que la liste des fichés sera longue. Ainsi, une fois n’est pas coutume, le gouvernement s’est-il saisit du contexte de crise sécuritaire – la menace terroriste persistant – pour surveiller plus encore ses opposants. Et ses oppositions. Parce que de Mediapart à la LDH en passant par la France insoumise ou l’UNEF, ils sont nombreux à être dans le viseur du gouvernement. Bien sûr, ce dernier niera toute volonté de criminaliser les opinions de cette gauche-là, mais la véritable question se posera : qu’en feront-ils ? Que feront-ils de ces fichés-là ?
Publié le 07/12/2020
De la crise de la police à la crise politique
(site politis.fr)
Les affaires sont trop nombreuses pour que les causes ne soient pas à rechercher à l’étage d’au-dessus. La crise de l’institution policière est la conséquence de la crise politique, et en devient aujourd’hui un facteur aggravant.
Qui se souvient encore de Gérard Monate et de Bernard Deleplace ? Ces noms de syndicalistes policiers ne sont pas seulement oubliés, ils semblent n’avoir jamais existé. Ils étaient pourtant, il n’y a pas si longtemps – jusque dans les années 1990 –, les patrons d’une fédération de gauche, ultra-majoritaire dans la police. « De gauche », certes au sens mitterrandien du terme, mais quand même. Le premier a ensuite fait carrière dans la nébuleuse socialiste jusqu’à s’y perdre dans de fâcheuses affaires de financement du parti, et le second terminera préfet « de gauche ». On voit où je veux en venir. En 2017, un sondage réalisé au lendemain de la présidentielle a révélé que 54 % des policiers avaient voté Marine Le Pen au premier tour, contre 21 % pour l’ensemble de la population. Aujourd’hui, le syndicat Alliance, « classé à droite », comme on dit pudiquement dans les gazettes bien élevées, domine le paysage politico-syndical. Évidemment, avoir voté pour la candidate du Rassemblement national ne prédispose pas automatiquement à lyncher un homme seul, même noir, mais innocent de toute faute, et qui plus est dans un local privé. Mais il n’est pas interdit non plus de penser que la droitisation de la police n’est pas sans effet sur les comportements individuels.
D’où la question : que s’est-il passé en vingt ans pour qu’un corps de la fonction publique soit à ce point phagocyté par le Rassemblement national ? Ce n’est pas dans la police qu’il faut chercher la réponse. La corporation a suivi un processus de droitisation hélas assez général, en y ajoutant les caractéristiques de gens que l’on envoie en permanence dans la confrontation contre des catégories de plus en plus nombreuses de la population. Au cours des dernières années, les gouvernements leur ont demandé d’assurer l’ordre qu’ils s’appliquent eux-mêmes à miner, et d’affronter les conséquences de leurs politiques. Ils leur demandent de matraquer les manifestants qui protestent contre des réformes injustes, de descendre dans des cités abandonnées de tous les services publics, de pourchasser des migrants en perdition, ou – comble du ridicule – de créer une échauffourée pour quelques grammes de cannabis. On va leur demander à présent de courir après tous les téléphones portables et ceux qui les possèdent. La police, c’est un peu la voiture-balai de la politique gouvernementale. Et de surcroît, elle constitue, potentiellement, avec la gendarmerie mobile, une armée de guerre civile quand le climat social s’envenime, comme au moment des gilets jaunes. Tout cela fait assez pour que les syndicats de policiers considèrent, non sans raison, que le gouvernement leur est redevable. À tel point que le rapport de force semble parfois s’inverser. C’est sans doute ce qu’Emmanuel Macron a compris lorsqu’il a nommé le sarkozyste Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur. Voilà un homme qui allait reprendre en main la police, mais qui tiendrait son autorité de la flatterie à l’égard des hiérarchies et d’indéfectibles garanties d’impunité. Pour l’impunité, il devait y avoir la loi sur la « sécurité globale », le maintien en fonction du très problématique préfet Lallement, et un vocabulaire d’une insupportable légèreté quand il s’agit de qualifier les agresseurs de Michel Zecler, qui ne sont, dans la bouche du ministre, que des policiers qui « déconnent ».
On aura compris que je n’ai évidemment nulle indulgence pour ces policiers pires que des voyous, mais l’analyse du mal ne peut s’arrêter à leur niveau. Les affaires – dont certaines mettent en cause des gendarmes, comme pour Adama Traoré – sont trop nombreuses pour que les causes ne soient pas à rechercher à l’étage d’au-dessus. L’alibi de la formation défaillante est sans doute justifié, mais un peu court. La vérité, c’est que le pouvoir placé devant la nécessité d’imposer une politique d’affrontement est enfermé dans une surenchère. C’est vrai sur le terrain social. C’est vrai aussi dans le traitement de l’islam, radical ou non. La loi contre le séparatisme, annoncée pour la semaine prochaine au Conseil des ministres, va croiser dangereusement la loi de « sécurité globale ». Son article 25 ressemble étrangement à l’article 24 de la loi qui fait aujourd’hui débat, auquel il pourrait se substituer. Même volonté de faire taire et de dissimuler. Avec, en prime, des relents identitaires qui ne vont pas adoucir les mœurs policières. On ne sonne pas en permanence la charge contre tous les mécontents de la politique gouvernementale sans produire une psychologie collective de violence au sein du personnel d’exécution. La crise de l’institution policière est la conséquence de la crise politique, et en devient aujourd’hui un facteur aggravant.
Mais puisque j’évoquais en ouverture ces temps lointains où les syndicats de policiers étaient de gauche, je dois aussi rappeler que c’est en 1986 que le jeune Malik Oussekine a trouvé la mort, un soir de décembre, rue Monsieur-le-Prince. Dans l’affaire Zecler, dieu merci, il n’y a pas eu mort d’homme, même si ce n’est pas la faute des trois policiers qui se sont acharnés sur lui. Mais, en 1986, le projet de loi qui était à l’origine des manifestations a été retiré dès le lendemain du drame, et le ministre qui en avait la charge avait démissionné. Ce n’est pas, semble-t-il, le choix du gouvernement aujourd’hui, qui préfère s’obstiner, au risque de nous promettre d’autres violences.
par Denis Sieffert
Publié le 06/12/2020
Racisme : quand des policiers gardois se lâchent sur Facebook
(site midilibre.fr)
La missive a été envoyée au président de la République, au ministre de l’Intérieur et au garde des Sceaux. Une lettre de plus sans doute du trublion nîmois Roland Veuillet.
Le syndicaliste, "gilet jaune", adepte de coups d’éclat et d’insoumission qui l’ont amené jusqu’en détention, a certes la plume facile. Il dénonce cette fois la présence, dans les locaux du commissariat de Nîmes, "d’un étendard sudiste américain sur lequel est inscrit le mot d’ordre suprémaciste "I ain’t coming down" (au sens premier "Je ne descends pas", ou "Je ne regrette pas"). Cet emblème est fréquemment employé par le Ku Klux Klan dans ses campagnes faisant l’apologie de l’esclavage et de la supériorité de la race blanche".
Le révolté nîmois assure en avoir fait signalement auprès de la hiérarchie policière nîmoise dès juin 2019. De nouveau auditionné dans la même pièce l’été dernier, il affirme avoir revu l’étendard. Contacté, le directeur de la sécurité publique du Gard hausse les épaules, en apportant peu de crédit aux allégations d’un Nîmois notoirement antiflic (et condamné pour outrage). "Je n’ai jamais été saisi et je n’ai connaissance de rien de tel !"
Jean-Pierre Sola met en exergue, en revanche, un engagement fort et des actions menées dans la prévention du racisme avec la Licra (ligue contre le racisme et l’antisémitisme). Telle une exposition annuelle et des interventions ciblées lors de l’arrivée de nouveaux policiers.
Propos racistes
Mais il en faudra en effet des interventions de la Licra pour convertir ces deux policiers gardois qui, eux, se lâchent sur le groupe privé Facebook, TN Rabiot. C’est le média en ligne Street Press qui révèle que ce forum qui réunit 8 000 policiers et gendarmes est toujours un condensé de propos racistes et injurieux.
En juin dernier, pourtant, le ministre Castaner avait saisi le Parquet, lequel avait ouvert une enquête. Celle-ci serait en cours, mais le groupe fonctionne plus que jamais. L’article de Street Press cite quelques posts édifiants, dont celui d’un commandant de police du Gard, qui suggère de "catapulter de l’autre côté de la Méditerranée" le journaliste d’extrême-gauche, Taha Bouhafs, ou encore celui d’un autre policier du Gard qui voit les migrants "comme des envahisseurs en situation irrégulière sur le sol français, aidés par des collabo-gauchos qui foutent le bordel sur notre sol et ce sont les policiers qui vont être emmerdés !"
Les bénévoles de la Licra ont du pain sur la planche !
Edith LEFRANC
Publié le 03/12/2020
Mort de Zineb Redouane : une reconstitution vidéo accuse la police
Par Romain Métairie (site liberation.fr)
Zineb Redouane avait été touchée par une grenade lacrymogène alors qu’elle fermait ses volets, en marge d’une manifestation des gilets jaunes à Marseille en décembre 2018. Photo Clement Mahoudeau. AFP
Alors que l'enquête officielle sur la mort de l'octogénaire en marge d'une manifestation des gilets jaunes à Marseille en décembre 2018 innocente la police, une contre-enquête menée par le média Disclose et l'agence Forensic Architecture prouve le contraire.
La «mort accidentelle» de Zineb Redouane en est-elle vraiment une ? C’était le samedi 1er décembre 2018. En voulant fermer les fenêtres de son appartement du 1er arrondissement de Marseille, rue des Feuillants, en pleine manifestation des gilets jaunes à Marseille, Zineb Redouane, 80 ans, est frappée par une grenade lancée par les forces de l’ordre. Elle meurt à l’hôpital de la Conception le lendemain.
Le dossier judiciaire, d’abord instruit à Marseille, avait été dépaysé à Lyon à l’été 2019. Le rapport d’expertise remis dans le cadre de l’enquête conclut en mai dernier que le tir de grenade lacrymogène a été effectué dans les règles et l’a atteint accidentellement. Il indique en outre que le CRS à l’origine du tir de grenade, identifié par la vidéosurveillance, a «nécessairement effectué un tir en direction de la façade de l’immeuble de la victime» mais que la grenade «a atteint la victime de manière totalement accidentelle». Sur cette base, les deux experts concluent que «l’arme a été utilisée selon les préconisations et les procédures d’emploi en vigueur dans la police nationale».
Faux, indiquent ce lundi le média d’investigation Disclose et le groupe de recherche Forensic Architecture. A l’aide «de documents inédits et d’une modélisation 3D des événements», ainsi que plusieurs vidéos issues des réseaux sociaux, ces derniers ont établi une contre-expertise qui apporte un nouvel éclairage sur les circonstances de la mort de l’octogénaire. Leur contre-enquête «contredit formellement cette conclusion, remettant ainsi en cause la défense adoptée par la hiérarchie policière depuis maintenant deux ans».
Dans cette vidéo d’une dizaine de minutes qui résume la contre-expertise, le fonctionnaire de police auteur du tir est équipé d’un lance-grenades de type cougar et se situe à une trentaine de mètres d’une rangée d’immeubles. La munition qu’il utilise est une grenade lacrymo de type MP7, munie d’un dispositif de propulsion à retard de type DPR100. «Comme son nom l’indique, le DPR100 est prévu pour atteindre un objectif situé à environ 100 mètres du tireur», précise la vidéo. Selon le texte encadrant l’usage de cet équipement, le tir tendu est strictement interdit afin d’éviter que des personnes ne soient directement touchées. Autrement dit, le tir «doit suivre une trajectoire parabolique, dite en cloche». Ce qui est impossible au vu de la position du policier. Il incombe également au porteur de l’arme «d’apprécier la trajectoire de la grenade et d’envisager le point d’explosion ou d’impact», indique le texte.
«Selon notre enquête, la responsabilité du tireur et de son superviseur dans la mort de Zineb Redouane reste clairement engagée», conclut la vidéo. L’affaire, devenue symbole des violences policières pendant le mouvement des gilets jaunes, pourrait prendre un nouveau tournant. D’autant que ces nouveaux éléments tombent quelques jours à peine après le tabassage par trois policiers d’un producteur noir, et alors que loi de «sécurité globale» continue de mobiliser.
Publié le 02/12/2020
Parlons (Inter) Net
(site legrandsoir.info)
Et la France a plus peur de sa police que de ses voyous
Combien de policiers impassibles (dix, vingt ?) ont assisté dans la rue au passage à tabac de Michel Zecler, producteur de musique, et de ses très jeunes confrères par trois barbares armés payés par nous ?
Est-ce que l’un des dix ou vingt a essayé, au moins de la voix, de calmer les brutes assermentées ? Non. Chacun son job. Les uns tabassent des civils, les autres « sécurisent la zone », c’est-à-dire vont rosser le premier civil qui descendrait de chez lui en criant « Arrêtez ! Vous allez le tuer ! Il n’a rien fait ».
Et pas un civil ne montre son nez. On ne sort pas dans une rue où le pouvoir macronien a lâché sans muselière trois Rottweilers dressés à l’attaque et protégés par dix ou vingt Pitbulls.
Depuis novembre 2018, on a assisté tous les samedis, partout en France, à des lâchers de fauves affamés de gilets jaunes, dressés à mordre les crânes, à arracher des mains et des yeux sans que jamais un klebs de leur chenil ne fasse un geste pour les calmer.
Il faut bien en déduire que tous les keufs de la rue sont des Rottweilers.
Ne venez pas me chanter qu’il y a quelques brebis galeuses molosses
enragés qui ternissent l’image d’une police nationale faite de chiens-chiens à sa mémère.
C’est structurel.
La gangrène gagne depuis 2017. Macron en a peur, il n’a plus la force de couper le membre pourri. Les pays étrangers disent que ça schlingue au « pays des Droits de l’Homme ».
Dans les tous premiers jours qui suivront la Libération (2022, j’espère) il faudra que, de haut en bas, les membres des « forces de l’ordre » (sic) comparaissent devant une IGPN restructurée qui établira qui doit comparaître devant un tribunal.
Pour que viennent ces jours heureux, je suis prêt à ne pas gaspiller mon bulletin de vote en considérations oiseuses et superfétatoires sur la couleur de la cravate de qui pourra s’emparer de l’Elysée.
Théophraste R. Poseur de la devinette : Que veut dire ALCA ?
Jean Ferrat et le bruit des bottes : https://youtu.be/sFJ5M6zCFm8
Publié le 30/11/2020
Violences policières : lettre ouverte d’Anouk Grinberg au gouvernement
(site humanite.fr)
« La nuit, pendant qu’on dort, le gouvernement fait passer des lois qui nous retirent l’oxygène de nos pensées, de nos libertés. » Comme le rappelle la comédienne et écrivaine : « Nous avons besoin de vérité », pas d’impunité.
Messieurs du gouvernement, qui voudriez empêcher la vérité de circuler,
On est des millions à avoir voté Macron, pas parce qu’on l’aimait, mais parce qu’il promettait de fabriquer, avec nous, une société un peu humaine. En tout cas plus humaine que le fascisme qui nous menaçait.
Et voilà qu’en quelques petites années au pouvoir, il se croit « Dieu le papa » et nous infantilise, nous divise, frappe les faibles, frappe les forts. Jour après jour, il creuse le lit d’un fascisme débutant au prétexte de nous protéger les uns les autres et les uns des autres. La nuit, pendant qu’on dort, le gouvernement fait passer des lois qui nous retirent l’oxygène de nos pensées, de nos libertés.
Voilà maintenant qu’il est interdit de filmer les policiers qui agissent en bêtes, en meute.
La violence a maintenant une solide coéquipière : l’impunité, le droit d’enfreindre le droit.
Messieurs du gouvernement, qui voudriez empêcher la vérité de circuler, ce ne sont pas les messagers des mauvaises nouvelles qui font les mauvaises nouvelles, c’est vous, dans l’exercice du pouvoir.
Débrouillez-vous pour qu’il n’y ait plus d’horreurs à filmer. Les journalistes seraient heureux de filmer l’humanité. Nos yeux sont faits pour voir. On n’est pas vos enfants. Le monde n’est pas à vous, vous le servez. On veut savoir ce que vous lui faites. Nous avons besoin de vérité autant que de manger.
La vérité du monde, c’est dur, mais le mensonge ou le déni sont toujours pires.
On veut être conscient pour être humain, pour rester reliés les uns aux autres. Alexandre Benalla, s’il n’y avait pas eu de caméras pour filmer sa sauvagerie sous un casque de policier, il serait peut-être toujours là à déchaîner périodiquement sa violence sur les gens.
L’homme qui meurt étouffé sous le genou du policier, s’il n’y avait pas eu d’image, ce serait juste un méchant homme qui meurt dans le caniveau.
Avec les images, on a vu des policiers torturer tranquillement un innocent et torturer l’humanité entière à travers cet homme seul. Car oui, nous sommes reliés.
Les policiers qui tabassent les exilés, les gens désespérés, les journalistes, agissent sous les ordres d’un ministre de l’Intérieur qui n’a plus aucune maîtrise de son intérieur, entièrement consumé par la folie du pouvoir. Et au-dessus de lui, dans le noir, Macron, le si jeune Macron, si séducteur il y a deux ans, lui confie ses instincts les plus bas et se dit « ce n’est pas moi, c’est lui ».
Mais quelle merde le pouvoir, quel gâchis ! Ça pourrait être si beau de faire un monde.
Publié le 26/10/2020
Georges Ibrahim Abdallah : « L’écho de vos slogans passe outre les barbelés. »
Bruno Vincens (site humanite.fr)
Il entame sa 37e année de détention bien que libérable depuis 1999. Pour les centaines de manifestants, mobilisés samedi à Lannemezan, seul un rapport de force politique permettra la libération du militant de la cause palestinienne.
Lannemezan (Hautes-Pyrénées), envoyé spécial.
Pour la dixième année consécutive, une manifestation, de la gare à la centrale pénitentiaire de Lannemezan, a exigé samedi la libération de Georges Ibrahim Abdallah. Depuis 1984 l’horizon du militant communiste libanais se limite à de hauts murs d’enceinte et à des barbelés. 36 ans de détention ! Pour exprimer leur solidarité avec l’un des plus anciens prisonniers politiques d’Europe, près de six cents personnes venues de tout le sud de la France, de Bordeaux à Nice, ont formé un cortège coloré et bruyant, derrière la banderole de tête déclinant le mot liberté en français, en anglais et en arabe.
Georges Abdallah a été condamné pour complicité dans l’assassinat en 1982 d’un agent du Mossad israélien et d’un attaché militaire à l’ambassade des États-Unis à Paris. Des accusations qu’il a toujours réfutées. Mais c’est bel et bien son combat pour la Palestine et les Palestiniens qui vaut au cofondateur de la Fraction armée révolutionnaire libanaise (Farl) de croupir derrière les barreaux. Aussi le cortège s’est élancé au son de cette chanson de Dominique Grange : « Dis-moi ce qu’il y a derrière ce mur/Qui a coupé en deux nos vergers ». Aussi s’est élevé le slogan « Résister est un droit, occuper est un crime ».
Jean-Claude de Vita, militant PCF de Lannemezan, connaît bien Georges Abdallah pour le rencontrer chaque mois au parloir : « C’est un homme exceptionnel. Il ne parle pas de lui mais de la situation politique au Proche-Orient, au Liban. Il dit que si on veut bien vieillir, il faut toujours être dans la lutte. » Jean-Claude Lacombe, syndicaliste CGT du Tarn-et-Garonne, l’a aussi rencontré l’été dernier : « C’est un érudit, il s’informe, lit beaucoup, écrit. Georges ne baisse pas les bras. »
La manif atteint la centrale pénitentiaire aux cris de « Abdallah tes camarades sont là ! » Alors est donnée lecture, devant une foule soudain très attentive, d’une lettre que le prisonnier politique a pu transmettre depuis sa cellule : « Quelle émotion et quel enthousiasme de vous savoir si près ! Votre mobilisation me fait chaud au cœur. Elle ne laisse personne indifférent ici. L’écho de vos slogans passe outre les barbelés. » Il met l’accent sur les enjeux du moment : « Le combat contre la Covid 19 ne suspend pas la lutte des classes. » Il conclut : « Le capitalisme n’est plus que barbarie. Honneur à ceux qui s’y opposent dans la diversité de leurs expressions. » Longs applaudissements.
Georges Abdallah, 69 ans, est libérable depuis 1999 mais ses neuf demandes de remise en liberté ont été rejetées, suite aux pressions exercées par Israël et les États-Unis. Manuel Valls, alors qu’il était ministre de l’Intérieur, a refusé l’acte qui lui aurait permis de rentrer au Liban. « Il ne formulera pas une dixième demande », confie son avocat, Me Jean-Louis Chalanset. Le militant communiste libanais entreprend désormais des démarches pour une expulsion vers son pays d’origine. Mais les courriers de son défenseur au ministère de l’Intérieur restent lettres mortes. Me Chalanset en est persuadé : « C’est le rapport de force politique qui lui permettra de sortir de détention. »
Lu devant les grilles de la centrale pénitentiaire, le texte unitaire, signé par les nombreuses organisations appelant à cette manifestation, clame que « lutter avec Georges Abdallah, c’est être aux côtés des peuples partout dans le monde, aux côtés de la résistance palestinienne ». Les manifestants se sont séparés en espérant ne pas se retrouver ici même l’an prochain, signe que la libération de Georges Abdallah aurait enfin été obtenue. Plusieurs parlementaires d’horizons divers, se sont prononcés dans ce sens.
Publié le 24/10/2020
L’extrême droite n’est pas le rempart mais la complice de l’islamisme
(site lepoing.net)
Dieudonné, humoriste antisémite, Axel Loustau, élu du Rassemblement national, Frédéric Chatillon, conseiller de Marine Le Pen, et Ginette Skandrani, soutien de Dieudonné, en janvier 2009, lors d’une manifestation pour Gaza, dans le cortège du Collectif Cheikh Yassine, créé en 2004 par Abdelhakim Sefrioui, mis en examen pour complicité de l'assassinat de Samuel Paty (photo de La Horde)
Le meurtre brutal du professeur Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine a relancé le débat sur l’islamisme en France. Bien sûr, l’extrême droite surfe sur l’émotion pour faire avancer ses idées et se présenter comme le dernier recours face au danger menaçant la nation. Vérité ou intox ? Quelques rappels historiques sur les convergences entre Islam radical et extrême droite ne feront pas de mal…
L’islamisme, c’est quoi ?
Rappelons que l’islamisme considère que la religion – l’Islam – doit diriger la société, que l’Etat et sa loi doivent suivre les principes du Coran. Chez les islamistes sunnites, le salafisme est un courant puissant. Les salafistes sont par nature réactionnaires, ils veulent revenir aux premiers temps de l’Islam, aux salaf salih. La majorité des salafistes en France sont« quiétistes », c’est-à-dire qu’ils ne cherchent pas à renverser l’Etat laïque : ils considèrent que celui-ci disparaitra par la volonté de Dieu.
Une minorité des salafistes, souvent issue du salafisme quiétiste, est jihadiste. Selon eux, il faut combattre les mécréants : le devoir des croyants serait de prendre les armes contre tout ce qui est taghut, contre les idoles, telles que la démocratie qui remplace le règne de Dieu par celui du peuple (certains intégristes catholiques pensent la même chose). Les jihadistes sont souvent appelé des takfiristes, c’est-à-dire des extrémistes considérant tous leurs opposants comme des mécréants à exterminer. Ces deux courants du salafisme se traitent mutuellement de déviants. Chaque courant s’appuie s’appuient sur des dalil (une sourate ou un verset du Coran) pour légitimer leur action. Le salafisme constitue une aqida, c’est-à-dire une croyance religieuse construite. On trouve également des islamistes shiites inspirés par la révolution iranienne et d’autres courants mêlant nationalisme et Islam.
Réacs de tous les pays, unissez-vous
Dès le 19° siècle, des intellectuels traditionalistes (comme René Guénon) s’intéressent à l’Islam pour y trouver une spiritualité virile opposée au monde moderne. Pendant la seconde guerre mondiale, les relations entre les pays fascistes et les musulmans évoluent et sont l’objet de beaucoup de travaux plus ou moins sérieux. D’un côté, des alliances opportunistes se nouent, contre les intérêts franco-britanniques au Moyen-Orient notamment. D’un autre, il y a de vraies convergences idéologiques : le Grand Mufti de Jérusalem ne cache pas son antisémitisme et sa fascination pour l’Allemagne nazie. Le résultat sera la formation de trois divisions SS musulmanes dans les Balkans (les divisions Handschar, Kama et Skanderberg), ce qui est significatif mais ne représente qu’une anecdote dans le cadre du pire conflit qu’ait connu l’Humanité.
Ensuite, avec la décolonisation, le développement de forces anti-impérialistes soutenues par le camp communiste fait oublier ces phénomènes. Mais le monde change. La révolution islamique d’Iran (et le massacre des opposants marxistes) puis l’effondrement de l’URSS rebattent les cartes.
En Palestine la résistance progressiste recule au profit de mouvements islamistes. Lancé en 1987, le Hamas constitue la branche armée des Frères musulmans. Un processus similaire a lieu à la même époque en Afghanistan, en Iran, en Egypte ou au Maroc : la réaction islamiste progresse et les révolutionnaires et démocrates en paient le prix. Les premières actions des Talibans sont des descentes anticommunistes sur les campus de Kaboul. Logiquement, les nationalistes-révolutionnaires français applaudissent les progrès mondiaux de l’islamisme, vu comme un mouvement de résistance antimoderne, antisioniste et anti-américain.
Les meilleurs ennemis du monde
François Duprat (idéologue du Front National) défend alors un rapprochement tactique avec les mouvements islamistes sur la base d’un « antisionisme » partagé – en fait, une convergence antisémite et réactionnaire. L’idée est la suivante : passer du racisme à la « critique de l’Islam » à domicile, et, à l’international, soutenir tout ce qui s’oppose à la superpuissance américaine.
L’extrême droite française restait jusqu’alors obsédée par la perte de l’Algérie. Son racisme était dans la continuité du combat pour l’Algérie française. Mais avec les lois successives interdisant les discours ouvertement racialistes, le Front National s’adapte et remplace le rejet des populations non-européennes par un discours ciblant les musulmans. Sans changer en profondeur son logiciel intellectuel. Il faut dire que la « guerre contre le terrorisme » déclarée au niveau mondial suite aux attentats du 11 septembre 2001 et les massacres commis par des jihadistes durant les décennies suivantes offrent un boulevard à cette rhétorique. L’extrême droite décide donc de se placer dans l’ombre du pouvoir, adoptant le même discours tout en jouant la surenchère sécuritaire.
Les rapprochements entre islamistes et nationalistes ne s’arrêtent pas pour autant. Rappelons-nous les « Manifs pour Tous » de 2012, durant lesquelles des réactionnaires chrétiens et musulmans défilent côte à côte. Alain Soral et ses soutiens tentent également de mobiliser les « musulmans patriotes » en soutien au Front National : heureusement, les querelles interminables agitant cette mouvance conspirationniste de boutiquiers antisémites brisent l’élan des « jours de colère ».
Et aujourd’hui ?
L’actualité rappelle sans cesse le rôle trouble de l’extrême droite vis-à-vis de l’islamisme. Fort avec les faibles, elle se montre faible avec les forts. Ainsi, le trafiquant d’armes Claude Hermant, indic et militant identitaire, aurait vendu les armes pour l’attentat de l’Hypercasher. Les méthodes jihadistes inspirent plus largement des individus solitaires ou de petits groupes néonazis espérant accélérer le processus menant selon eux à une guerre civile sur des bases raciales ou religieuses – en somme, un objectif à court terme que partagent les jihadistes. Et ensuite, que le meilleur gagne… Au prix de morts sans nombre.
De manière moins spectaculaire mais beaucoup plus massive, le tournant expansionniste et guerrier du pouvoir islamique turc a reçu le soutien du Parti d’Action Nationaliste (le MHP), lié à la mafia d’extrême droite des Loups Gris. Cette dernière est très présente en France comme en Allemagne. Ses membres ont commis d’innombrables attaques contre les communautés alévie, kurde ou arménienne, et la politique extérieure d’Erdogan pourrait booster leur activisme.
Les différents courants islamistes constituent donc autant de visages actuels d’une extrême droite qui se moque des frontières et des croyances ; partout, les mêmes pratiques, les mêmes valeurs conservatrices et patriarcales, le même appui à des régimes dictatoriaux, la même répression des mouvements démocratiques ou révolutionnaires, la même oppression des minorités. Les premières victimes sont encore et toujours les classes populaires, le prolétariat. Et en première ligne face à ces réactionnaires ne se trouvent pas d’autres réactionnaires mais des antifascistes – comme au Kurdistan syrien, où les volontaires internationalistes partis combattre l’Etat islamique l’ont fait sous le signe de l’étoile rouge.
Publié le 23/10/2020
Après l'attentat de Conflans. Arié Alimi : « On ne combat pas la violence par la violence »
Marion d'Allard (site humanite.fr)
Depuis l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, les actes antimusulmans augmentent en France. Ils ont atteint, avec l’agression de deux jeunes femmes voilées à Paris, un niveau inquiétant.
Deux jours après la décapitation de Samuel Paty, deux femmes voilées étaient attaquées extrêmement violemment au couteau sur le Champ-de-Mars, à Paris. Coup sur coup cette semaine, une mosquée de Bordeaux a été dégradée et une de Béziers a été visée par des menaces explicites sur les réseaux sociaux. Loin de constituer des faits divers isolés, cela témoigne, selon Arié Alimi, avocat des victimes de l’agression parisienne et de la Ligue des droits de l’homme, d’une ambiance délétère, dans un contexte post-attentat.
« Nous sommes en train d’assister à un basculement des esprits du côté de l’obscurantisme », analyse l’avocat, qui n’hésite pas à parler de « déferlement raciste contre les musulmans ». Abdelaziz Manaa, vice-président de la mosquée Nour El Mohamadi de Bordeaux – la plus ancienne de la cité girondine –, abonde : « C’est la deuxième plainte que nous déposons, après celle de la semaine dernière. Les tags, ça ne date pas d’hier, on ne dépose pas plainte à chaque fois car on n’a jamais de nouvelles (…). Par contre, c’est la première fois qu’on a de la casse, ça commence à partir en vrac. » Attisé par les discours de certains responsables politiques – y compris des ministres en exercice –, ce « basculement » s’opère désormais largement dans l’opinion publique, note Arié Alimi. « Il ne s’agit plus seulement de l’extrême droite raciste. L’arc est beaucoup plus large, plus diffus. La majorité des forces politiques, y compris à gauche, sont en train de basculer dans cette stigmatisation », estime l’avocat.
Une agression grave « dont on ne peut pas nier le caractère raciste »
C’est cette violence dirigée contre les musulmans que Kenza et Amel ont subie dimanche dernier, alors que les deux jeunes femmes se promenaient en famille à Paris. Une agression grave « dont on ne peut pas nier le caractère raciste », martèle Arié Alimi. Ce jeudi, les deux agresseuses ont été mises en examen pour « violence volontaire » accompagnée de propos racistes. L’avocat des victimes, lui, veut faire requalifier les faits en tentative d’homicide volontaire. « Le premier coup de couteau a été porté à la tête, puis à l’abdomen et l’une des victimes a un poumon perforé. Il n’y a pas de doute possible sur l’intention de tuer. Les victimes ont été traitées de “sales Arabes” et leurs agresseuses se sont dirigées vers l’une d’elles pour lui arracher son voile », poursuit Arié Alimi. Pourtant, dénonce l’avocat, « la préfecture n’a pas communiqué sur le caractère raciste de l’agression. Elle a menti à la presse et une plainte va être déposée en ce sens ». « La police veut cacher aux yeux de la population française que ce climat délétère dans lequel nous sommes et qu’elle entretient alimente des actes racistes et va entraîner des drames », conclut Arié Alimi.
L’avocat des victimes appelle à l’apaisement
Au lendemain de l’hommage national au professeur d’histoire-géographie de Conflans-Sainte-Honorine, alors que l’union nationale ne fut qu’un vain mot et que l’exécutif s’apprête à durcir son projet de loi contre les séparatismes, l’avocat de la Ligue des droits de l’homme en appelle à l’apaisement. « On ne combat pas la violence par la violence. Il convient de prendre de la hauteur plutôt que de s’en prendre à des institutions qui sont totalement dévouées à la République depuis toujours comme l’Observatoire de la laïcité. Il faut faire un travail social, éducationnel, donner les moyens à ceux qui protègent la République, aux enseignants qui donnent l’esprit critique aux enfants. C’est comme cela que l’on traitera les germes du terrorisme. »
Publié le 12/10/2020
Pourquoi il est irresponsable de réclamer plus de moyens pour la police
(site lepoing.net)
Le 28 septembre, des élu·es de l’Hérault, dont la députée LFI Muriel Ressiguier, se sont entretenu·es avec le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. Conclusion de la réunion : une demi-compagnie de CRS débarque sur Montpellier. Comment la parlementaire insoumise, dont le parti est parfois critique envers la police, justifie une telle mesure ?
C’est Michaël Delafosse, maire PS de Montpellier, qui a fait des pieds et des mains pour que cette rencontre ait lieu. Il était accompagné de Jean-Pierre Grand, sénateur LR, Muriel Ressiguier, députée LFI, Jean-François Eliaou, Coralie Dubost, Nicolas Démoulin, Patricia Miralles et Patrick Vignal, député·es En Marche. L’entrevue a duré près de deux heures, avec ce résultat : trente policiers supplémentaires sont en poste à Montpellier depuis jeudi et jusqu’à samedi. Un dispositif reconductible « les prochaines semaines » a annoncé Gérald Darmanin, « au moins un mois » selon Patrick Vignal (Midi Libre, 30/9). Il faudra donc s’habituer à voir davantage de patrouilles dans la métropole en fin de semaine. Avec quelles perspectives ? Le Poing s’est entrenue avec Muriel Ressiguier pour en savoir plus.
Des renforts et du pouvoir
La députée insoumise précise d’emblée qu’elle souhaitait bel et bien trente policiers supplémentaires, mais que c’est « Patrick Vignal qui a pris l’initiative pour que ce soit des CRS », ce qui n’était pas son vœu. Il s’est aussi discuté de la possibilité, pour les policiers municipaux, de pouvoir consulter le fichier des personnes recherchées, « mais on a été un certain nombre a refusé ». En revanche, la police municipale pourra désormais fermer les établissements « qui nuisent à la tranquillité » et avoir accès au système d’immatriculation des véhicules, au système national des permis de conduire, et au fichier des objets et véhicules signalés. Des élus ont aussi réclamé que certains policiers municipaux puissent jouir du statut d’officier de police judiciaire, sans suite pour le moment.
Non, la police n’a pas besoin de moyens
Muriel Ressiguier assume la posture : « La sécurité, c’est une question sur laquelle je suis saisie quasiment quotidiennement, il ne faut pas laisser ce thème à l’extrême-droite, sinon on se retrouve avec des manifestations “contre la racaille”, comme à Palavas cet été. Il faut redéfinir les contours de l’insécurité, qui est certes sur la voie publique, mais aussi au travail, dans l’accès au logement, à la santé, aux services publics, etc. Avec Michaël Delafosse, on a insisté sur le sens du métier de policier, et la nécessité de moyens humains et d’une meilleure formation, notamment dans la prise en charge des plaintes pour violences sexistes. Il faut renouer avec la police de proximité. » Tout y est : moyens, formation, police de proximité ; le sacro-saint triptyque de la gauche.
Plus de moyens ? Le ministère de l’Intérieur se félicite d’une «
augmentation historique de ses crédits de plus d’un milliard d’euros par rapport à l’an dernier ». Le budget de l’Intérieur n’a pas souffert des politiques d’austérité : en 2009, l’Intérieur
représentait 13,5% des emplois de l’État contre 15% en 2019.
Plus de formations sur le racisme, la réception des plaintes pour violences sexistes, la gestion des manifestations ? Les policiers votent massivement pour Le Pen. Le secrétaire héraultais d’Alliance police nationale, syndicat majoritaire, donne régulièrement des interviews à
Lengadoc-info, un site tenu par un militant de La Ligue du Midi, groupe raciste et homophobe. Le secrétaire national de FO Police a déclaré, à propos d’un gilet jaune qui s’est fait arracher la main
par une grenade : « C’est bien fait pour sa gueule ». Le site Paye ta police recense d’innombrables témoignages sur les dépôts de
plainte pour viol : « Vous étiez habillée comment ? Ah, je comprends mieux. Et il a mis un ou deux doigts ? », « Ce n’est pas un vrai viol, c’est quoi cette mode de porter plainte ? Vous
êtes un cas social », « À sa place, j’aurais fais pareil ! », etc. Dans ces conditions, la police n’a pas besoin de formations, mais d’une purge.
Quant à la fameuse police de proximité, c’est un concept creux, dont on ne voit pas vraiment à quoi il fait référence : elle n’a existé que cinq ans en France, entre 1998 et 2003, et n’a rien changé aux pratiques du maintien de l’ordre.
Affaiblir, désarmer, dissoudre
La revendication du renforcement des moyens et des formations sont partagées par l’ensemble du spectre politique institutionnel, de La France insoumise aux Républicains en passant par le Rassemblement national et le Parti socialiste. Cette revendication avalise l’idée selon laquelle il ne faudrait pas une rupture avec la police, mais un renforcement des politiques préexistantes. Mais les contrôles au faciès, les remarques sexistes, les mutilations et les atteintes inédites au droit de manifester, récemment dénoncées par Amnesty international dans un rapport, ne s’expliquent pas par un problème de moyens, mais de fins, d’idéologie, de culture. Même si l’on opte un point de vue républicain, comment tolérer que des policiers d’Alliance profèrent ce genre de menaces : « Si nos collègues venaient à être injustement condamnés [pour des faits commis lors du mouvement des gilets jaunes], nous saurons ce qui nous reste à faire… et notre colère, personne ne pourra la contenir ».
Les donneurs d’ordre comme de nombreux policiers « de terrain » ont conscience de leur rôle, et des brigades entières sont proactives, autonomes, dans le sens où elles décident largement de ce qu’elles font sans en rendre toujours compte, comme les brigades anticriminalité et, dans une moindre mesure, les compagnies départementales d’intervention. Ces bandes armées dans lesquelles l’idéologie d’extrême-droite prospère ne tolèrent pas qu’on remette en cause le moindre de leur pouvoir. Même Christophe Castaner a été jugé trop doux par les syndicats policiers, qui ont obtenu sa démission et le maintien de l’interpellation par étranglement après une mobilisation policière qui se voulait une réponse au mouvement Black Lives Matters.
Une organisation qui prétend renverser le capitalisme ne pourra pas faire l’économie d’une confrontation avec la police. Dès lors, mieux vaut travailler à faire émerger l’idée d’une rupture radicale avec la police dans l’opinion publique, plutôt que de se ranger derrière des revendications qui, au final, ne profiteront qu’à l’extrême-droite. Certes, La France Insoumise réclame toujours officiellement la dissolution des BAC, mais elle n’assume toujours pas un discours de rupture avec la police, et dédouane toujours les policiers sous prétexte qu’ils recevraient des ordres. Peut-être que ces pudeurs de gazelle s’expliquent par une volonté de respectabilité, d’éligibilité. Pourtant, avec les gilets jaunes, la répression, autrefois cantonnée à des « marges » de la société – les quartiers populaires, les hooligans, les militants – s’est maintenant démocratisée, et la sortie au cinéma d’Un pays qui se tient sage atteste de la centralité de la question policière.
Dans le sillage du mouvement insurrectionnel étasunien né après le meurtre de George Floyd, l’abolition de la police a pris une place majeure. Ce mouvement abolitionniste considère que toute réforme de la police ne vise qu’à la renforcer. Oui, il faut affaiblir la police, purger ses éléments racistes, sexistes, leur contester leur droit de débattre seul du maintien de l’ordre. Oui, il faut désarmer la police, détruire les LBD, les grenades, sans lesquels les gilets jaunes auraient probablement triomphé. Oui, il faut dissoudre la police nationale, née sous le régime de Vichy par un décret de Pétain, en commençant par la dissolution des BAC, CDI, BRAV et autres CSI. Il est absolument irresponsable de déléguer notre sécurité à des bandes armées acquises aux idées d’extrême-droite.
Une fois dit cela, la question de la lutte contre les crimes – qui demeurera une nécessité dans toute société – reste entière. En mars 2016, les anarchistes grecs d’Exarchia ont défilé armés pour lutter contre les dealers. L’un d’eux sera exécuté par la suite. Le crime organisé est toujours contre-révolutionnaire, et seule une répression structurée peut en venir à bout. Il n’est d’ailleurs pas inutile de se demander quelle est la position de la France vis-à-vis du trafic de drogue, quand on sait que le Maroc – grand ami de la France – produit l’essentiel du cannabis importé en Europe sans que cela ne soit jamais évoqué, et que la légalisation du cannabis n’est toujours pas à l’ordre du jour alors qu’elle déstabiliserait profondément le trafic. Sans évoquer la consanguinité entre les milieux criminels et les milieux d’affaires, ces derniers étant bien représentés dans les cercles de pouvoir. Petit bonus : le traçage des armes des frères Coulibaly remonte à Claude Hermant, un indicateur d’extrême-droite de la gendarmerie.
Pour ce qui est des faits rangés sous ce que l’on appelle délinquance, deux réflexions : d’une part la population doit s’organiser pour être en capacité de riposter collectivement face à des agressions verbales ou physiques de faible envergure (à l’image de cette association montpelliéraine renouant avec l’autodéfense féministe), et d’autre part, il faut réaffirmer l’idée selon laquelle l’ordre – économique, social, politique – est un tout, et qu’on peut donc légitimement s’attendre à ce qu’une révolution anticapitaliste fasse perdre de son attrait à toute une série de petits larcins.
« Je croirai n’ajouter rien de superflu, messieurs, en vous faisant remarquer que […] la police, par sa nature, est antipathique à toute liberté. » (Alphonse de Chateaubriand, Opinions et discours politiques, 1828)
« Comment dans un pays où tout doit marcher par les lois établir une administration dont la nature est de les violer toutes ? […]. Récompenser le crime, punir la vertu, c’est toute la police. » (Alphonse de Chateaubriand, De la monarchie constitutionnelle selon la Charte, 1816)
Publié le 19/02/2020
Quand la justice s’acharne sur un écrivain, poète,
Gilet Jaune
Nathalie Quintane - L.L. de mars
Paru dans lundimatin#229 (site lundi.am)
Ludovic Bablon, écrivain et poète, mais
aussi organisateur de manifestations et Gilet Jaune à Chaumont a été l’an dernier emprisonné pendant 5 mois pour une soi-disant “apologie de crime” dans des poèmes satiriques contre la police en
réaction à une vague de violences d’Etat contre les Gilets Jaunes.
Aujourd’hui il est libre, mais la justice a encore 6 chefs d’accusation contre lui. Notamment pour avoir dénoncé sur facebook les violences d’un gendarme contre son épouse ; pour s’être emporté
dans un groupe facebook contre un procureur qui venait de mettre 9 Gilets Jaunes en garde-à-vue ; ou encore pour avoir "cherché à jeter le discrédit sur une décision de justice"... Qui plus est
il a subi trois perquisitions au sein desquelles ses ordinateurs et ses clés USB comprenant son travail lui on été confisqués.
Ludovic Bablon fait face à un acharnement judiciaire qui se transforme en discrédit artistique quand les juges qui le condamnent pour "apologie de crime" dans deux poèmes affirment que ces deux
textes sont “objectivement dénués de tout caractère littéraire”…
Des écrivains et des poètes en prison, ce n’est pas une franche nouveauté… La liste est longue, de ceux qui y passèrent, Clément Marot, Rimbaud à Mazas, Nerval en GAV pour un défaut de passeport (!), Desnos, Genet, Verlaine et Wilde, Sarrazin, Guyotat, etc, Dostoïevski, et tous les Russes et non-Russes qui n’en revinrent pas. Mais chaque fois, il s’agit d’essayer de penser la situation aujourd’hui, et ce qu’elle révèle, pas seulement pour sauver la peau d’un homme, d’une femme, mais pour remettre sur le tapis et sous les yeux de ceux qui n’y sont pas et croient en être à jamais hors, la prison, sa question.
Dans le cas qui nous occupe, celui de Ludovic Bablon, écrivain et poète donc, il va falloir faire plus que d’habitude l’effort de se mettre dans le crâne d’un juge, dans le crâne supposé de la justice française à l’automne 2019. Par exemple, écrivain et Gilet Jaune, le crâne de la justice française ne repère pas, ne détecte pas, n’enregistre pas ; la connexion neuronale nécessaire au raccord écrivain-Gilet Jaune n’a pas lieu. Il y a bien écrivain d’une part (Christine Angot à la télé, Michel Houellebecq sur la table du salon, Honoré de Balzac dans la bibliothèque) et Gilet Jaune d’autre part (extrémiste, raciste, fasciste, gros, pas lavé, mange mal, ou pire, gauchiste), mais écrivain-Gilet Jaune, ça, pour la majeure partie de la justice française, c’est une vue de l’esprit, un oxymore, une aporie, et pour tout dire : une faute de goût.
Ensuite, si vous êtes écrivain (et poète), c’est que vous êtes calme. Un écrivain garde toujours son calme (sauf quand il lui arrive ponctuellement de faire l’écrivain à la télé, mais ce n’est pas son être : c’est l’être de la télé). La preuve que Ludovic Bablon n’est pas écrivain mais Gilet Jaune, c’est qu’il s’emporte. C’est à cela qu’on reconnaît qu’il est indécrottablement (pensent des juges) Gilet Jaune.
Un Gilet Jaune qui écrit des poèmes, admettons. Justement : les poèmes d’un Gilet Jaune qui écrit des poèmes ne peuvent qu’être mauvais, c’est-à-dire non-poétiques, non-littéraires (puisqu’il est Gilet Jaune). De toute façon, on n’écrit pas que les flics sont des ordures ou des putes dans un poème ; ce n’est pas un thème poétique, la police.
Oui mais Louis Aragon, poète et écrivain, composa dans un célèbre poème les vers suivants :
Descendez les flics
Camarades
Descendez les flics
Justement, c’était Louis Aragon. Louis Aragon (bien que communiste — personne n’est parfait) était un poète connu. Ses amis étaient des gens connus. Ils étaient tous connus, ces gens-là, on ne peut donc pas les soupçonner. D’ailleurs c’est son ami André Breton, poète connu, qui l’a défendu et lui a évité la taule, quand il a écrit les vers ci-dessus, en expliquant à la justice française de l’époque que c’était jamais que de la poésie et qu’il fallait pas en faire un fromage. La preuve que la notoriété est capitale dans ce genre d’affaire, c’est que Rimbaud, par exemple, il était pas connu de son vivant, et ses potes pas connus non plus — du coup, il est allé en taule. C’est logique. C’est imparable.
Une autre preuve que Ludovic Bablon est bien plus Gilet Jaune qu’il ne sera jamais écrivain connu, pour un juge, c’est qu’il est pauvre. Vous me direz : mais Genet était pauvre, Nerval crevait la dalle, etc. Justement : à l’heure qu’il est, ils sont en livres de poche, ce qui justifie rétrospectivement leur pauvreté. Quand Bablon sera mort et en livre de poche, il aura le droit d’être pauvre — et Gilet Jaune si ça lui chante ; on est ouverts, dans la justice.
Pour soutenir Ludovic Bablon : https://www.paypal.me/ludoeducatif
Lisez le magnifique Scènes de la vie occidentale (Le Quartanier) et ses autres livres :
•Perfection, éditions L’Amourier, 2000.
•Tandis qu’Il serait sans parfum, éditions L’Amourier, 2002.
•Histoire du jeune homme bouleversé en marche vers la totalité du réel, éditions Hache, 2003.
•Scènes de la vie occidentale, éditions Le Quartanier + Hogarth Press II, 2005.
•Kidnapping d’un junkie, feuilleton publié dans Le Matricule des Anges, 2005
•Bomb Bunker Buster, avec Anne-Valérie Gasc, éditions Images en Manœuvres, 2007.
•New York. Trois machines d’amour à mort, éditions Les Petits Matins, 2010.
Consultables ici : http://ludoeducatif.fr
Publié le 03/02/2020
Gilets jaunes : ils sont encore là
Stéphane Ortega (site rapportsdeforce.fr)
Un peu éclipsé par la mobilisation syndicale contre la réforme des retraites, le mouvement des gilets jaunes n’a pas disparu pour autant. Près de 2000 d’entre eux se sont rassemblés dans la ville de Montpellier choisie comme épicentre de l’acte 64, et plusieurs autres milliers ont manifesté à Paris, Toulouse, Rouen, Nantes ou encore Bordeaux.
Photo à l’appui d’une place de la Comédie noyée sous les gaz lacrymogènes, l’appel national à manifester à Montpellier pour l’acte 64 des gilets jaunes ce samedi 1er février proposait comme thème « Tou.te.s en parapluie ! ». Au-delà du clin d’œil au mouvement protestataire hongkongais, la manifestation montpelliéraine est restée dans le thème choisi : pluie fine le matin, pluie de grenades lacrymogène l’après-midi. Et ce, malgré le retour du soleil à la mi-journée.
Dés 10 h du matin, une première centaine de gilets jaunes investissent la place de la Comédie : un horaire inhabituel pour Montpellier où les cortèges gilets jaunes se forment généralement en début d’après-midi. Les manifestants continuent d’arriver par grappes. En plus des locaux, certains viennent des villes voisines, d’autres de Lyon, Toulouse, Paris ou Marseille. Vingt minutes plus tard, le nombre de participants a doublé. Il doublera encore plusieurs fois jusqu’à dépasser le millier vers 11 h 30. « Le mouvement s’est recroquevillé autour de 30 000 personnes actives dans tout le pays, mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir l’influence des gilets jaunes sur le mouvement social », nuance un pilier du rond-point de Près-d’Arènes. Pour lui, le nombre de manifestants du jour n’est pas un baromètre suffisant pour faire état du mouvement.
Pour cet acte 64, les uns arborent leur gilet jaune, d’autres des vêtements noirs, mais nombreux sont celles et ceux qui ont préféré des tenues plus discrètes, moins chiffon rouge pour les forces de police en nombre aujourd’hui. Après deux heures à attente sur la place de la Comédie, un manifestant propose, porte-voix à la main : « Qui est chaud pour faire un petit tour avant 14 h ? ». La foule semble d’accord pour se dégourdir les jambes. Une banderole bariolée venant de Toulouse sur laquelle est inscrit « Sire ! C’est une révolte, non c’est une révolution » se place en tête. Direction : la préfecture. Un gros millier de manifestants, peut-être 1500, s’élance dans l’étroite rue de la loge.
Le cortège avance d’un pas décidé. « Nous sommes les gilets jaunes. Et nous allons gagner. Aux armes, aux armes », entonne l’avant de la manifestation où le noir domine. Le défilé progresse et passe devant la préfecture, cadenassée sur ses flans par un important dispositif policier. Pas la moindre confrontation. La manifestation, observée par un drone qui la survole, fait une boucle pour retourner vers son point de départ. Les slogans de 15 mois de mobilisation des gilets jaunes sont repris les uns après les autres. Sur le parcours, quasiment aucune dégradation jusqu’au retour sur la place centrale, où là, seul un rideau en fer de Macdonald souffre un peu de sa trop grande proximité avec le point d’arrivée. L’ensemble des manifestants se déverse sur la place de la Comédie.
Il est 13 h et le dispositif policier comprenant un camion à eau stationné de l’autre côté de la place se met en branle. Avançant en ligne, les CRS s’approchent. « Première somation ». « Dernière somation, nous allons faire usage de la force ». Les mots se perdent sur la place immense alors que les manifestants tranquilles sont à 50 mètres des forces de l’ordre. C’est le début de la fin de la manifestation sous sa forme classique. Un dernier cortège se forme pour quitter la place peu avant 14 h en direction de la préfecture. Mais 10 minutes plus tard, les grenades lacrymogènes marqueront le début des franches hostilités et disperseront momentanément les gilets jaunes en plusieurs groupes.
Elles dureront tout l’après-midi sur la place de la Comédie. Un moment noyée sous les lacrymogènes et vidée de ses manifestants, elle se remplit à nouveau de gilets jaunes à la faveur de la dissipation des nuages de gaz. Le calme succède à la tension, mais très brièvement. La place se vide et se remplit encore. À 16 h 30 un premier bilan faisait état 16 arrestations. Mais les charges policières se multiplient, faisant passer le nombre d’interpellations à 21 vers 18 h. Des blessés sont également à déplorer comme en témoigne plusieurs vidéos postées sur les réseaux sociaux, sans qu’aucun décompte n’ait été fourni. À la nuit tombée, l’acte n’est toujours pas dispersé. Les gilets jaunes sont encore là.
Publié le 20/01/2020
« On nous appelait les prisonniers politiques » : des gilets jaunes incarcérés racontent
par Pierre Bonneau (site bastamag.net)
Plus de 400 gilets jaunes, condamnés à de la prison ferme, purgent ou ont purgé leurs peines. Certains ont accepté de raconter à Basta ! leur découverte de l’univers carcéral, une expérience qui marque les personnes et souvent déstabilise les familles. Tout en laissant une trace profonde sur le mouvement.
En plus d’un an près de 440 gilets jaunes ont été incarcérés pour des peines de un mois à trois ans. Cette répression, menée sur le plan judiciaire et carcéral, a bouleversé leurs vies et celles de leurs proches, et affecté l’ensemble du mouvement. À Montpellier, Perpignan, Narbonne, Le Mans et d’autres villes, Bastamag a rencontré plusieurs prisonniers et leurs soutiens, qui nous ont raconté leur expérience.
« Je n’aurais jamais cru aller en prison ! » Le 11 mars 2019, le verdict du tribunal de grande instance de Montpellier s’abat comme un coup de massue sur Victor*. « Quatre mois ferme avec mandat de dépôt, huit mois de sursis, 800 euros de dommages et intérêt » Arrêté lors de l’acte 16 pour avoir tiré un feu d’artifice en direction des forces de l’ordre, ce gilet jaune de Montpellier est jugé en comparution immédiate pour « violences contre les forces de l’ordre » et « participation à un groupement en vue de commettre des violences ». Les images de son jugement tournent en boucle dans sa tête.
« Ça n’a même pas duré dix minutes. Je n’ai rien compris à ce qui se passait. » À peine sorti de sa garde-à-vue, sidéré, ce plombier et père de famille est embarqué au centre pénitentiaire de Villeneuve-les-Maguelone. Placé pendant cinq jours dans le quartier des « arrivants », il y reçoit un petit kit avec le minimum nécessaire pour le couchage et l’hygiène. « Au début c’était terrible. Je ne voulais pas sortir de ma cellule, être confronté aux surveillants et aux détenus. » Il sortira de prison trois mois plus tard.
Plus de 2200 peines de prison prononcées, fermes ou avec sursis
Victor fait partie des 440 gilets jaunes condamnés à de la prison ferme avec mandat de dépôt, selon le dernier bilan du Ministère de la Justice en novembre, qui comptabilise 1000 peines de prison ferme allant d’un mois jusqu’à trois ans. Sur ce total, 600 peines ont été prononcées sans mandat [1], aménageables avec un bracelet électronique ou un régime de semi-liberté.
En plus de ces 1000 condamnations fermes, aménagées ou non, 1230 gilets jaunes ont été condamnés à de la prison avec sursis. Une telle répression judiciaire d’un mouvement social est inédite dans les dernières décennies. Seules les révoltes des banlieues en 2005 ont fait l’objet de plus d’incarcérations, avec 763 personnes écrouées sur 4402 garde-à-vue [2].
Comme Victor, la grande majorité d’entre eux n’avait pas de casier judiciaire ni de connaissance du monde carcéral. « À 40 ans, bientôt quatre enfants, je n’étais pas du tout préparé à aller en prison ! », souffle Abdelaziz, ancien brancardier à Perpignan. Cette figure associative locale de la Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie se savait dans le collimateur de la BAC depuis le printemps 2017, où il avait diffusé une vidéo de violences policières. Le 5 janvier 2019, une manifestation s’échauffe devant le tribunal de Perpignan. Des manifestants rentrent dans l’enceinte, des vitres sont brisées, des affrontements éclatent. Quatre jours plus tard, à l’aube, Abdelaziz est perquisitionné. « Ils cherchaient mon gilet jaune et le mégaphone de mon association, pour me présenter comme le meneur. » Les policiers l’accusent d’avoir assené un coup de poing à un agent, ce qu’il conteste fermement.
« En garde-à-vue, les policiers disaient entre eux : "Regardez, on a eu Abdelaziz !". J’étais comme un animal qu’on avait attrapé. » Placé en détention préventive, en attente de son procès en février, il est finalement condamné à trois mois fermes et cinq mois de sursis. « Deux autres gilets jaunes, Arnaud et André, interpellés au même moment, ont accepté la comparution immédiate en espérant que le juge soit plus clément. » Ils prendront huit et dix mois fermes avec mandat de dépôt.
« Les toilettes sont à 50 cm de l’endroit où l’on mange, sans cloison »
À Perpignan, Abdelaziz rejoint un deuxième détenu, dans une cellule conçue pour une seule personne. Au début, la cohabitation est respectueuse. Mais elle se détériore avec l’arrivée d’un troisième prisonnier qui dort sur un matelas à même le sol. « Les conditions de détention étaient horribles. Nos toilettes sont à 50 cm de l’endroit où on mange, sans cloison. Il y a des grillages derrière les barreaux de nos fenêtres alors que c’est interdit. La surpopulation est de plus de 200 %. Des femmes s’entassent à quatre dans certaines cellules. Récemment un détenu s’est suicidé dans sa cellule. J’ai porté plainte contre la prison. »
Émilie*, compagne d’un gilet jaune incarcéré depuis juin dernier en détention préventive dans une prison du sud-ouest de la France, évoque aussi des conditions très dures. « Ils sont trois dans 9 m2. Il doit régulièrement changer de cellule parce que la cohabitation se passe mal. »
Son compagnon a été interpellé avec 30 autres personnes dans le cadre de l’information judiciaire sur l’incendie du péage et de la gendarmerie de Narbonne Sud le 1er décembre 2018. Leurs demandes d’accès à une « unité de vie familiale » - un espace permettant aux couples et aux familles de se retrouver avec plus de temps et d’intimité que les parloirs [3] - sont restées sans réponse depuis trois mois. « On a fini par se faire un câlin dans le parloir. C’est interdit : l’administration nous l’a supprimé pendant deux mois. »
Entassés à cinq, dans une cellule insalubre de 14 m2
Bastamag a également reçu le témoignage anonyme d’un détenu purgeant une peine de plus de deux ans dans une prison du nord de la France. Entassé avec quatre autres personnes dans une cellule de 14 m2, il déplore des conditions insalubres : « Une table, quatre mini-placards, un WC dans un état lamentable, un lavabo sans eau chaude pour vaisselle et toilette, pas de frigo, des murs moisis, une prise électrique détériorée, des grilles à la fenêtre. Les promenades sont enclavées et grillagées. »
Il dénonce une « lenteur abusive » de l’administration pénitentiaire, provoquant des délais de « dix jours pour obtenir un sac de linge arrivant, trois semaines pour une plaque de cuisson, un mois pour un poste radio, et des courriers qui mettent jusqu’à une dizaine de jours pour nous parvenir. » Du côté des parloirs, il critique le « manque d’intimité en parloir collectif, des fouilles abusives et systématiques, et des problèmes informatiques récurrents pour la réservation des familles ».
À Montpellier, Victor a « ressenti la faim ». En prison, la nourriture fournie gratuitement n’est pas suffisante. L’image des détenus « nourris, logés, blanchis » est un leurre. Pour améliorer l’ordinaire, tous les détenus doivent « cantiner », c’est à dire acheter le surplus. Et tout se paie : nourriture supplémentaire, cigarettes, papier toilette, savon, location de télévision, journaux... Il est crucial d’obtenir de l’argent via des « mandats » envoyé par l’entourage, ou en travaillant en détention. « Je m’entendais bien avec mon co-détenu, au début il a cantiné pour moi. Une fois que j’ai eu mes cantinages, j’ai rendu la pareille à d’autres détenus en difficulté. »
Pour Bruno, gilet jaune du Mans, « les conditions n’étaient pas trop mauvaises : il y avait même une douche dans la chambre ». Ce déménageur de 51 ans avait d’abord écopé de trois mois de sursis suite à un feu de poubelle, en janvier 2019. Interpellé à nouveau le 16 février pour « outrage », « rébellion » et jet de canette, il est incarcéré à la prison des Croisettes, un établissement plus récent. « Ce qui est fatigant, c’est la routine. Le réveil, le café, les infos, la promenade du matin, le repas du midi, la télé, la sieste, la promenade de l’après-midi, le repas du soir, etc. Toutes les journées se ressemblent. »
Pour tuer le temps et bénéficier de réductions de peine, Bruno s’est inscrit à certaines des activités proposées en prison : « J’ ai fait l’école des prisonniers, avec des cours d’anglais, de mathématiques, de français et d’histoire-géo. Et aussi des activités avec un groupe musical. » Le compagnon d’Émilie, lui, s’est « inscrit à toutes les activités et au travail. Il a aussi participé à un atelier d’écriture dans le journal de la prison… sauf que le mot « gilet jaune » y était interdit ! »
« Quand on sort, si le mouvement continue on sera avec vous ! »
Malgré ces conditions très difficiles, de nombreux gilets jaunes interrogés témoignent du respect exprimé par les autres détenus. « Mon nom c’était le "gilet jaune du B2 rez-de-chaussée", se souvient Victor. Pendant les promenades, certains prisonniers me posaient des questions sur le mouvement. Certains disaient "Quand on sort, si ça continue on sera avec vous !" »
L’ambiance est similaire à Perpignan. « On nous appelait les "prisonniers politiques". La majorité des détenus soutenaient les gilets jaunes. Ils savaient qu’on avait manifesté pour la justice et la dignité, témoigne Abdelaziz. Les prisonniers, majoritairement issus des quartiers populaires, y aspirent aussi. Ils sont souvent incarcérés parce qu’ils ont fait des actions illicites pour obtenir de l’argent et améliorer leur quotidien. »
Parfois, les manifestations de soutien sont allées jusqu’au personnel de la prison. « Une des surveillantes m’appelait "camarade" », se souvient Victor. Abdelaziz est encore plus affirmatif : « Les trois-quarts des gardiens nous soutenaient, et le reste ce sont des fachos. L’un d’entre eux participait même au mouvement au début. » Sourire aux lèvres, Victor évoque même des encouragements, à mots couverts, de la psychologue chargée de son suivi. « Elle a fini par me dire que j’avais raison d’aller aux manifestations. »
« Maintenant que l’image de "l’ultra-jaune" s’est imposée, il n’y a plus de bons traitements »
Ce respect diffus des gardiens est pourtant loin d’être généralisé. Dans la prison du sud-ouest de la France où son conjoint est placé en préventive, Émilie* évoque des « surveillants qui font tout pour [le] pousser à un geste de violence pour pouvoir le sanctionner ». Dans le nord de la France, le détenu anonyme dénonce des maltraitances, avec « des surveillants parfois irrespectueux. Certains nous prennent même pour des chiens, d’autres donnent des coups physiques ou verbaux ».
Dans cette même ville, un gilet jaune anonyme d’un collectif local analyse : « Au début il y avait encore des matons pro-mouvement. Mais maintenant l’image de "l’ultra-jaune" s’est imposée, et il n’y a plus de bons traitements : ceux qui sont encore en prison sont particulièrement ciblés. »
L’administration pénitentiaire ne fait aucun cadeau et cherche à saper le moral des gilets jaunes incarcérés. À son arrivée en janvier, Abdelaziz avait rencontré sept autres camarades au quartier des arrivants. Mais les retrouvailles ont été de courte durée. « L’administration nous a divisés dans les différents bâtiments de la prison pour casser les solidarités et éviter qu’on s’organise. À la fin, on ne se croisait plus, sauf par hasard à l’infirmerie. »
Pour résister à l’isolement, le lien avec la famille et les proches est indispensable. Chaque soir, à 21h, Victor avait son rituel, sa « bouffée d’oxygène ». « J’appelais longuement ma femme et mes enfants. C’était mon seul lien avec l’extérieur, à part la télé. Heureusement qu’on avait un téléphone en cellule. » Normalement interdits, ils sont tolérés de fait. « Comme pour le cannabis : c’est comme ça qu’ils achètent la paix sociale entre les murs. »
Les familles déstabilisées
À l’extérieur, les familles sont profondément bousculées par l’incarcération, à commencer par les enfants. « Mon plus petit m’a vu partir menotté de la maison à 6h du matin. L’autre a refait pipi au lit pendant que je n’étais pas là », explique Abdelaziz. « À la rentrée, la maîtresse a demandé à mon fils ce que leurs parents faisaient comme métier. Il a répondu : "Mon père est prisonnier politique gilet jaune !" »
En l’absence des prisonniers - surtout des hommes -, les femmes se retrouvent en première ligne pour tenir le foyer et assumer les démarches pour les détenus, au risque de l’étranglement financier. « Ma femme a été obligée d’emprunter 3000 euros pour payer le loyer et les factures avec un salaire en moins », explique Victor. Émilie, elle, « dépense toutes ses économies » dans des aller-retours coûteux pour les parloirs, le cantinage et les frais juridiques. « Normalement, on aurait du faire les marchés cet été. On a un énorme manque à gagner. »
Karine, assistante maternelle à Narbonne, « réfléchit à monter un dossier de surendettement ». Son compagnon, Hedi Martin, était un youtubeur influent au début du mouvement. « Il avait lâché son travail pour le mouvement. Il n’en a pas retrouvé depuis. On en a eu pour plus de 5000 euros de frais d’avocat : ça nous a tués. »
Interpellé lui aussi dans le coup de filet autour de l’incendie du péage de Narbonne Sud, Hedi a fait un mois de préventive en janvier 2019, suivi de six mois de bracelet électronique. Dans le viseur des autorités, il avait aussi été condamné en janvier 2019 à 6 mois de prison ferme sans mandat de dépôt, pour avoir relayé un appel à bloquer une raffinerie. Un symbole de la répression ciblée sur les « meneurs » locaux.
S’organiser pour soutenir les prisonniers
Mais tous les détenus n’ont pas la chance d’avoir des proches prêts à se mobiliser. Le soutien du mouvement est donc crucial. Candy*, gilet jaune à Saumur, en est l’une des chevilles ouvrières. Après la fin des manifestations dans sa région, cette mère au foyer s’est impliquée dans l’écriture de lettres aux prisonniers. En août dernier, elle a créé le groupe facebook « Un petit mot, un sourire : où écrire à nos condamnés ». Sans bouger de sa maison, derrière son ordinateur, elle a épluché jour et nuit articles et réseaux sociaux pour retrouver les identités des prisonniers et les diffuser avec l’accord de leurs proches.
De Toulouse à Reims, en passant par Caen, Lyon, Fleury-Mérogis mais aussi Dignes, Bourges, Marseille, Béziers ou encore Grenoble, une cinquantaine d’adresses de prisonniers dans dix-sept prisons ont été collectées. Le groupe, animé par trois modératrices, rassemble plus de 2500 personnes, « dont un noyau actif d’une centaine ».
Chaque semaine, ils écrivent aux prisonniers et publient leurs nouvelles et leurs besoins. « Les gens engagent une correspondance suivie, on ne les lâche pas : c’est le cœur qui parle !, explique Candy. On est devenus comme des parrains et des marraines, en recréant une grande toile de solidarité. »
Les contours de cette toile ont rapidement dépassé la pointe du stylo. « On s’est vite rendus compte qu’il fallait aller plus loin que les lettres. Certaines personnes sont isolées, sans famille. On ne pouvait pas les laisser dans cette situation. À Toulouse, un jeune détenu est resté seul quatre mois, sans visite de sa famille, ni référent pour ouvrir un parloir et l’accès au cantinage. On s’en est occupés. » Certains assurent des cantinages pour les prisonniers que la famille ne peut pas soutenir. D’autres récoltent des vêtements. « Chaque geste compte. Récemment, on s’est organisés pour héberger ceux qui sortent et ont perdu leurs logements. »
« Maintenant, il faut mieux informer les gens pour se renforcer »
Au-delà des réseaux sociaux, dans certaines villes le mouvement local s’est fortement mobilisé. « Tous les dimanches matin, j’entendais des bruits de moteurs, de klaxon, de cornes de brume. Les gilets jaunes venaient faire du bruit », se remémore Abdelaziz en souriant. « Je faisais tournoyer mon pull orange fluo par les grilles, pour qu’ils nous voient. » Le gilet jaune a aussi reçu du cantinage.
À Montpellier, Victor se souvient avec émotion des feux d’artifice qui résonnaient au-dessus de l’enceinte les dimanches soirs. « C’était mon moment de gloire. Je sortais un miroir pour voir les explosions par le petit trou de ma fenêtre. Tous les détenus hurlaient, c’était de la folie. » Le groupe anti-répression de Montpellier, « l’Assemblée contre les violences d’État », s’est largement impliqué dans l’appui financier aux frais juridiques ou l’organisation de petits déjeuners devant les prisons, à l’instar de beaucoup de grandes villes familières de la répression comme Paris ou Toulouse.
À l’inverse, dans d’autres villes la mobilisation a été très limitée. « À Narbonne, la vague d’arrestations pour l’incendie de Croix-Sud a tué le mouvement. Beaucoup ont eu peur. Le reste s’est divisé et ne s’occupait pas des inculpés parce que l’action n’était pas pacifiste. », se souvient Hedi. Karine complète : « Hedi était connu donc il a été privilégié, avec une cagnotte, des rassemblements. Mais il n’y a presque rien eu pour les autres. » En plus de ses longues semaines de travail, Karine a donc créé en juin dernier, avec sa mère et des amies, le « Cool-actif 11 vous soutient », pour soutenir les prisonniers isolés.
« Je regrette qu’on se soit fait avoir par la justice au début du mouvement. On ne connaissait rien à la répression et à la prison. Maintenant il faut mieux informer les gens pour se renforcer. » Peu à peu, leur collectif s’est rapproché de groupes « antirep » (pour anti-répression) expérimentés à Toulouse ou Montpellier. « On veut aller plus loin que l’appui aux incarcérés et promouvoir la défense collective : ne pas faire le tri entre "bons et mauvais manifestants", refuser de parler en garde à vue, se mettre en réseau avec les avocats. » explique l’assistante maternelle. À sa manière, la « famille gilet jaune » se réapproprie la lutte anti-répression.
Beaucoup de détenus « isolés, oubliés et démunis de soutien extérieur »
Mais la mobilisation reste cependant faible par rapport à l’ampleur des condamnations. Détenu en préventive pendant six mois à la prison de la Santé, le militant antifasciste Antonin Bernanos évoque, dans une lettre parue en octobre, « beaucoup de gilets jaunes croisés derrière les barreaux, souvent isolés, oubliés et démunis de tout soutien politique extérieur ». « Sur près 400 personnes, on n’a pu contacter que 10% des prisonniers environ », constate Candy.
Karine, de son côté, n’a pas reçu de réponses à toutes ses lettres. « Certains détenus nous ont dit qu’ils ne voulaient plus entendre parler des gilets jaunes en attendant leur jugement. » Notamment le procès-fleuve du péage de Narbonne mi-décembre, où comparaissaient 31 prévenus, dont 21 ont écopé de prison ferme, avec deux mandats de dépôts et deux maintiens en détention. Isolés face au système judiciaire, ces détenus ont fait une croix sur le gilet.
C’est aussi le cas d’Hedi, qui avoue avoir « tout arrêté dés que les embrouilles judiciaires ont commencé ». Le débit rapide de ce passionné d’informatique masque une certaine amertume. « Tout ce qu’on avait est allé dans ce mouvement : notre argent, notre voiture, nos meubles. Mais on a raté le coche. Il a fallu revenir à la vie normale. C’est comme une descente : je suis mort intérieurement. »
Le coup dur est venu avec le bracelet électronique imposé de mars à fin novembre après sa détention provisoire. « J’étais en prison à domicile. Mon contrôle judiciaire m’interdisait d’aller sur les rond-points, en manifestation, de sortir du territoire national. J’étais assigné à résidence de 22h à 6h, avec un pointage une fois par semaine, une obligation de travail et de soin. »
« Ils te détruisent économiquement, psychologiquement. Beaucoup de couples explosent »
Cette répression « à emporter » l’a conduit à faire une dépression. « J’ai senti l’étau se refermer sur moi. Un psy m’a prescrit un arrêt. Pendant quatre mois et demi je ne suis pas sorti de ma maison. » Comme pour les blessés, les conséquences post-traumatiques de l’incarcération sont insidieuses et s’insinuent partout dans le quotidien, générant repli, amertume, colère. L’entourage et les compagnes sont les premières affectées. « Ils te détruisent économiquement, psychologiquement. Si en plus ils arrivent à casser le niveau familial on perd tout. Beaucoup de couples explosent », explique Karine.
Les nuits de Victor sont hantées par des cauchemars récurrents, peuplés de policiers qui le poursuivent et le perquisitionnent pour un meurtre qu’il ne sait plus s’il a commis. « Je me réveille le matin déboussolé. » Mais pas question de quitter le mouvement, malgré ses huit mois de sursis, deux ans de mise à l’épreuve, son obligation de travail et de suivi. « Je continue d’aller à toutes les manifestations. Toujours en première ligne, mais les mains dans les poches et à visage découvert ! Je ne peux pas lâcher le mouvement, après toute cette solidarité qu’il y a eu autour de moi. » Abdelaziz, lui, y va « un samedi sur deux, au plus loin des policiers. »
En plus de son incarcération, Bruno a écopé d’une peine d’interdiction de manifester de deux ans sur le territoire national. Une peine complémentaire qui, depuis le passage de la loi « anti-casseurs » en avril 2019, tend à se généraliser dans les condamnations pour « violences » ou « dégradations ». Il a donc littéralement arrêté de marcher dans les cortèges du samedi. Pas plus, pas moins. « Je reste 300 m plus loin, devant ou derrière en faisant très attention, mais je suis là. Je vais partout où je peux aller, aux piques-niques, aux assemblées populaires, aux tractages sur les marchés. » Il s’est aussi impliqué dans la « coordination anti-répression » du Mans.
« Le système ne sait plus comment contenir la colère sociale. Jusqu’au jour où ça explosera encore plus fort »
L’incarcération a profondément marqué les gilets jaunes interrogés. Tous ont changé de regard sur la prison. « Je croyais que c’était la guerre, que seuls les mauvais y allaient. Mes proches ont cru que j’allais me faire violer ou mourir. Mais j’ai surtout réalisé les conditions honteuses », explique Victor. Les rencontres entre les mondes, entamées sur les rond-points, se sont poursuivies entre quatre murs. « André, incarcéré avec moi, votait RN », confie Abdelaziz. « Maintenant c’est fini. Il a changé de regard sur les détenus, qui sont surtout des personnes racisées issues des quartiers populaires. Ce sont des gens comme tout le monde. »
Grâce au soutien sans failles de ses proches et du mouvement, la détermination de Victor est restée intacte. « Tous n’ont pas eu cette chance mais j’en suis sorti plus fort. Ils m’ont mis en prison pour me détruire, ça a produit l’inverse : j’ai encore plus ouvert les yeux. Le système ne sait plus comment faire pour contenir la colère sociale, alors il enferme même des gens avec un profil "intégré". Jusqu’au jour où ça explosera encore plus fort. » Le gilet jaune ne regrette en aucun cas le geste qui a provoqué son arrestation. « J’en ai assumé les conséquences. J’ai encore la rage : pour l’instant, on n’a rien gagné. »
Pierre Bonneau
*Ces prénoms ont été modifiés
Notes
[2] Voir cet article.
[3] Plus d’informations ici.
Publié le 11/01/2020
Ce ne sont pas des bavures, c’est une doctrine
De Loïc Le Clerc (site regards.fr)
Cédric Chouviat est mort parce qu’il a filmé des policiers. Un terrible fait-divers qui intervient quelques jours après qu’un sénateur ait voulu interdire de filmer les forces de l’ordre.
Zyed et Bouna, Malik Oussekine, Amine Bentounsi, Rémi Fraisse, Adama Traoré, Steve Maia Caniço, Zineb Redouane. Pour ne citer que les plus tristement célèbres. Ajoutons désormais Cédric Chouviat. La France n’en a-t-elle pas marre de ces listes de noms égrainées marche après marche, de ces gens morts sous les menaces, intimidations et autres coups des « forces de l’ordre » ? Marre de ces violences policières ? Oui, car il s’agit bel et bien de violences policières, plus que de bavures, désormais. À partir de combien de morts ces pratiques font-elles système ?
« Ne parlez pas de "répression" ou de "violences policières", ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit. » ; « Il n’y a pas eu de violences irréparables. »
Ces phrases sont du président de la République lui-même, commentant les manifestations des gilets jaunes. Il est évidemment repris avec zèle par son ministre de l’Intérieur Christophe Castaner pour lequel il faut « arrêt[er] de parler des violences policières ! » Ne pas en parler. Voilà une solution qu’elle est bonne. Allez dire ça aux proches qui ont perdu l’un des leurs sous les coups sourds et aveugles des policiers ou des gendarmes. Pis encore, Laetitia Avia, députée LREM, sombre dans un déni sans nom lorsqu’elle avance à Mediapart : « Si demain j’ai une violence policière constatée, jugée comme telle, je serai la première à la condamner. Mais apportez-moi une condamnation, un état constaté de violences policières et je serai la première à la condamner. »
Rappelons ici les chiffres : 676 personnes tuées à la suite d’une intervention policière en 43 ans. C’est plus d’un mort par mois. Quant au mouvement des gilets jaunes, la répression a causé deux décès, éborgné 25 personnes, arraché cinq mains – sans évoquer les blessures moins lourdes. Et certains demandent à voir une « violence policière constatée ».
Il s’appelait Cédric Chouviat
Que s’est-il passé, le 3 janvier dernier, à Paris, pour qu’à la suite d’un contrôle de police, Cédric Chouviat, 42 ans, ancien agent de joueurs de football et père de cinq enfants, décède des suites d’un arrêt cardiaque ? Il a filmé la police. Voilà tout.
Oui mais Cédric Chouviat téléphonait en conduisant… Oui mais Cédric Chouviat a été « irrespectueux et agressif » avec les policiers... Filmer la police n’est pas un acte agressif, étant donné qu’il est légal. Irrespectueux ? Depuis quand la police – républicaine, rappelons-le – a-t-elle permis de tuer un citoyen qui serait irrespectueux à son égard ? I-rres-pec-tu-eux !
Et puis, quand est-ce que cette douce France va-t-elle interdire, suivant l’exemple des Belges et des Suisses, à ses forces de l’ordre de faire une clé d’étranglement et un plaquage ventral ? Que pensez-vous qu’il puisse advenir à un individu, plaqué au sol sous le poids de trois hommes, étranglé par l’un d’eux, si ce n’est une asphyxie potentiellement mortelle ? D’ici là, une information judiciaire a été ouverte concernant la mort de Cédric Chouviat. L’autopsie fait état d’une « manifestation asphyxique » avec « fracture du larynx ».
Pas de vidéo, pas de problème
À l’instar d’un Castaner qui pense qu’il suffit de ne pas évoquer les violences policières pour qu’elle s’évapore hors du monde, d’autres politiques travaillent à faire interdire le fait de filmer les forces de l’ordre.
Dernier en date, Jean-Pierre Grand, sénateur LR de l’Hérault. En décembre, il avait déposé un amendement stipulant ceci : « Lorsqu’elle est réalisée sans l’accord de l’intéressé, la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image des fonctionnaires de la police nationale, de militaires ou d’agents des douanes est punie de 15.000 euros d’amende ». Le sénateur a échoué, son amendement a finalement été rejeté par le Sénat. Pas tant pour le fond, mais parce que cet amendement n’avait pas vraiment sa cohérence dans le cadre de la proposition de loi pour lutter contre la haine sur Internet. Ils essayent. Et ils essayeront encore. Inlassablement.
Pendant ce temps-là, les cibles des violences policières s’étendent : citoyens, députés, journalistes, pompiers. Elles se multiplient. Et se démultiplient. De même que les policiers ont l’obligation de porter un matricule, il faut rappeler sans cesse que les filmer reste un droit, devient un devoir afin que la justice puisse faire le sien.
Ce mardi 7 janvier lors d’une conférence de presse, Christian Chouviat, le père de la victime, a déclaré : « Monsieur Macron, je vais en guerre contre vous, contre votre État [...] Tant que mon cœur battra j’irai au combat, je ne veux plus que ces trois policiers dorment. » Voilà.
Publié le 23/11/2019
« Avec les gilets jaunes, nous sommes sorties de notre impuissance » : des femmes racontent leur année de révolte
par Nolwenn Weiler (site bastamag.net)
Comment sort-on d’un an d’engagement dans le mouvement des gilets jaunes ? Transformées et pleine d’énergie, répondent des femmes engagées au sein de la « Maison du peuple » de Saint Nazaire. Reportage.
Pour elles, plus rien ne sera jamais comme avant. Leur année d’engagement au sein des « gilets jaunes » les a transformées, en profondeur. Céline a décidé de quitter l’éducation nationale. Stéphanie ne votera plus jamais pour le RN (ex-FN), et Kty a définitivement rompu avec la solitude. Réunies le temps d’un après-midi pour faire le point sur cette année si particulière, elles commencent par évoquer le nouveau lieu squatté par les gilets jaunes locaux depuis le 7 novembre, un ancien immeuble en plein centre de Saint-Nazaire.
« C’est immense, vraiment. On s’y perd presque, décrit Kty en enlevant sa veste. A l’étage, il y a quelques réparations à faire. Il y a un petit gars de la Zad qui est passé pour voir quels travaux on pourrait faire. »
« Je sais ce qu’être dominée veut dire »
« C’est idéal, cette situation, juge Céline. Il est important d’être au centre ville, bien visibles. Il faut qu’on arrête de se cacher. En plus, pour les gens qui n’ont pas de voiture, c’est pratique. » Ses acolytes approuvent. On évoque ensuite les raisons des colères qui les ont amenées à rejoindre le mouvement il y a un an, déjà. Après un bref silence concentré, Céline prend la parole et évoque les viols qu’elle a subis, enfant, pendant sept longues années.
« Quand j’ai enfin réussi à pousser la porte d’une gendarmerie pour porter
plainte, on m’a dit que le crime était prescrit, évoque-t-elle, la voix tremblante. Depuis, je
suis en colère, contre ceux qui font les lois et organisent la société pour se protéger… Et je sais ce qu’être dominée veut dire ! »
Avec les gilets jaunes, Céline a réalisé qu’elle n’était pas toute seule à être en colère. Elle s’est aperçue « que cette organisation des dominants pour se protéger valait dans tous les domaines : économique, social, politique. Ce sont eux qui écrivent les règles du jeu. Du coup, pour eux, c’est facile ! » « C’est vrai, acquiesce Kty. Nous, si on est en colère, c’est parce qu’on fait partie des gueux ! Si on était du côté des prédateurs, évidemment, tout cela ne nous dérangerait pas. »
« Cela », comme dit Kty, ce sont les fins de mois qui commencent le 15, à cause de revenus trop étriqués. Ce sont les salaires et les aides sociales qui ne cessent de diminuer sans que l’on comprenne pourquoi. C’est l’impression que la vie file et nous échappe sans pouvoir agir.
« Un mouvement magique, tellement fraternel »
Lovée dans un fauteuil, Stéphanie détaille sa colère du jour : ce mois-ci, elle n’a reçu que 300 euros du Pôle emploi, alors qu’elle a droit à 800. « Je me suis dit, ça y est, c’est la réforme du chômage, je fais partie de ceux à qui on diminue les allocs. Mais en fait, non, c’est mon employeur qui a oublié d’envoyer un papier. Sincèrement, c’est abusé. » « Ils ne se rendent pas compte, enchaîne Kty. Ils nous sucrent des allocs, comme ça, du jour au lendemain. Mais nous, on s’est organisé, par exemple, pour vivre avec 1000 balles par mois. Si on a 200 balles en moins, comment on fait ? »
Victime d’une maladie grave lorsqu’elle était très jeune, Kty touche l’allocation adulte handicapée (AAH), soit 900 euros par mois maximum [1]. Huit mois par an, elle fait des ménages dans un centre de vacances pour compléter son allocation et touche pour cela un salaire compris entre 147 et 533 euros par mois.
« C’est ça qui nous a fait descendre dans la rue le 17 novembre 2018, intervient Stéphanie. Cette impression de galère quotidienne, sans fin. » Kty, qui craignait de voir des troupes FN en rangs trop serrés, a été « scotchée » de voir tant de monde. « Il y avait des gens du FN, certes. Mais il y avait surtout tous les autres. C’était tellement vivant, tellement fraternel. Les gens se souriaient, se parlaient, certains s’engueulaient…. »
« Nous sommes sortis en famille, avec nos deux filles, se rappelle Stéphanie. Enfant, elle n’avait qu’un vague souvenir de manifestation, aux côtés de sa mère. Tout le monde avait un gilet jaune, même la poupée. C’était un moment magique. Tout le monde se parlait, sans jugements, sans a priori. »
La maison du peuple, un ciment pour les révolté.es
Venue simplement pour « faire sa curieuse », Kty a finalement embrayé sur les occupations 24h/24 des ronds-points, le blocage du port de Saint-Nazaire et celui de la raffinerie de Donges. « On était ensemble nuit et jour, dans le froid, dans l’humidité. Parfois, on crevait la dalle. Ça a duré trois semaines, pendant lesquelles je n’ai presque pas dormi. » Travaillant alors à temps partiel comme assistante vétérinaire, Stéphanie profite de ses deux après-midis sans travail pour se documenter, « comprendre l’évasion fiscale par exemple ».
Et puis, via les réseaux sociaux, elle entreprend avec d’autres révoltées de récolter les doléances des gilets jaunes de toute la France en vue de l’« assemblée des assemblées », qui a lieu fin janvier 2019 à Commercy dans la Meuse (Voir notre reportage : A l’assemblée des gilets jaunes à Commercy : « On va continuer parce qu’il y en a marre de cette vie de merde »).
Avec l’apparition de chefs prompts à tout décider sur les ronds-points, la motivation de Kty s’est brutalement effondrée. « J’ai dit : "Terminé". Et puis j’ai découvert la maison du peuple. » Ouverte le 24 novembre 2018, à l’issue d’une manifestation de gilets jaunes, la maison du peuple (MDP) de Saint-Nazaire est devenue le point névralgique de la révolte locale.
« S’ils ont du mal à gérer les budgets serrés, nous on sait faire ! »
Dans l’ancien bâtiment administratif, inoccupé depuis des années, se mettent en place des ateliers, des repas collectifs et des assemblées générales quasi-quotidiennes (Voir notre reportage : « Ce qui se passe ici, cette entraide, je n’avais jamais vu ça » : reportage à la maison du peuple de Saint-Nazaire »).
Kty y vient le plus souvent possible. Stéphanie aussi, parfois accompagnée de ses deux filles de quatre et onze ans. « Ce qui était génial à la maison du peuple, c’était de pouvoir arriver à n’importe quelle heure, et de rencontrer du monde pour discuter, échanger, manger ensemble, se remémore Céline, enseignante démissionnaire. C’était très spontané. » Plusieurs personnes en galère de logement sont aussi hébergées sur place.
« Ce qu’il faut, c’est récupérer le pognon, lance Kty, après avoir évoqué une multitude de discussions ayant habité la maison du peuple. Reprenons la main sur le trésor national avec les impôts qui filent ! Et s’ils ont du mal à gérer les budgets serrés, qu’ils ne s’en fassent pas, nous, on sait faire ! »
Monique, agente Pôle emploi à quelques semaines de la retraite, l’écoute en riant. Syndiquée de longue date, elle a poussé la porte de la MDP au mois de décembre 2018. Maîtrisant les fiches de salaires, le calcul des droits et autres casse-têtes administratifs, elle a plusieurs fois filé des coups de main, et s’est réjouie des moments d’échanges très riches qui ont eu lieu à la MDP. « Les travailleurs précaires, les intérimaires… tous ces gens que les syndicats ne peuvent pas toucher. Ils ont trouvé ici de véritables appuis pour apprendre et défendre leurs droits. »
« Avant, j’étais tout le temps fatiguée. Désormais je me sens en pleine forme ! »
La découverte d’alter ego révoltées a été, pour toutes, une découverte réjouissante et pleine d’énergie. « Ça a été comme un grand soulagement, lâche Céline. D’un coup, je me suis dit : "Ah, mais je ne suis pas toute seule en fait. » « Avant, j’étais tout le temps fatiguée, raconte Stéphanie. Et là d’un coup, je bosse, je vais sur les ronds-points après le boulot, je récupère mes enfants, je les borde, je repars en AG jusqu’à minuit. Un jour sur deux. Et je me sens en pleine forme ! »
Il en faut pourtant de l’énergie quand on décide de s’engager ainsi, d’autant plus pour les femmes qui doivent apprendre à vitesse grand V à s’affirmer, au sein du mouvement, mais aussi dans leurs familles. « Être femme dans un mouvement de révolte, c’est une difficulté », tranche Kty quand on l’interroge sur le sujet. Celles qui ont des familles doivent continuer à assurer l’intendance. Certaines se voient reprocher par leur conjoint le bazar qui règne dans les maisons. Ou le peu de temps qu’elles passent avec leurs enfants.
« Ici, à Saint-Nazaire, on est des grandes gueules, avance Kty. Mais on se fait quand même couper la parole pendant les AG. Il faut s’imposer, c’est clair. » Un peu partout en France, des groupes non-mixtes ont été initiés par des femmes pour prendre confiance et apprendre à s’imposer. Ces « amajaunes », comme elles se sont baptisées, se retrouvent de temps à autre. Dans le nouveau bâtiment que les gilets jaunes squattent au centre de Saint-Nazaire, elles ont prévu d’avoir une pièce rien que pour elles.
Apprentissage de la parole publique
Ces difficultés n’ont jamais dissuadé Stéphanie, Céline et Kty, au contraire. Elles se
sont découvertes bavardes, et finalement capables de prendre la parole en public. « Je n’avais aucune expérience en politique, dit Stéphanie. Je ne savais pas ce qu’était une AG. Et
les mots se coinçaient dans ma gorge dès que je voulais parler. » « Tu as bien changé », lui glisse Kty avec un regard malicieux.
Aujourd’hui au chômage, Stéphanie touche 800 euros par mois, et son conjoint 1200. Ils ont deux enfants et tirent souvent le diable par la queue. « Ce n’est pas perdu pour tout le monde : les banques se servent sur nos galères ! Entre les agios et les frais, on leur a filé 800 balles en trois mois ! » Pour autant, Stéphanie considère qu’elle fait partie de la classe moyenne. « Ah bon ! », s’étonne Céline. « Bah oui, j’arrive encore à payer mes impôts ! » Et puis, elle est partagée sur l’augmentation du Smic. « Si tu augmentes le Smic, tu augmentes la consommation, tu augmentes le capital de ceux qui possèdent les industries de production, donc tu favorises les oligarques. »
« Elle a raison, lâche Kty. Ici, vois-tu, on est libre de penser par soi-même. Si tu prends ta carte dans un parti, ou dans un syndicat, tu suis le mouvement, tu écoutes. Tout est basé sur le langage. C’est codé. Moi, je ne peux pas ». Quand la maison du peuple a été évacuée, Céline, Kty, Monique et Stéphanie se sont senties orphelines. Mais pas découragées pour autant.
« Je ne voterai plus pour le FN »
Avec d’autres gilets jaunes, Stéphanie a monté les « Sourie ion anti gaspi ». Un collectif qui fait les fins de marchés, transforme parfois une partie des invendus, et redistribue ensuite à ceux et celles qui en ont besoin. Des personnes qui dormaient dans leur voiture ont trouvé un toit, d’autres habituées à vivre dehors sont régulièrement invitées à dîner. « J’ai ramené la maison du peuple sur le marché », sourit Stéphanie. Pour elles, plus rien ne sera jamais comme avant.
Leur vision s’est élargie. « Je vois maintenant que ce qui m’arrive est relié au reste du monde, décrit Stéphanie. Je ne regarde plus la télé, je regarde d’un autre œil les personnes qui occupent des logements vides. Avant, je me disais, franchement, squatter c’est abusé ! » Céline a décidé quelques mois après la rentrée de quitter son boulot d’enseignante.
« Si je me barre de l’Éducation nationale, c’est en partie à cause de ce que je vis depuis un an au sein des gilets jaunes. Avant, je n’avais jamais eu la possibilité de mettre en forme ma révolte. À chaque fois que je me sentais en colère, on me disait que je n’étais pas normale. En se regroupant, on a senti notre force. On a vu qu’on était capables de faire plein de choses. Personnellement, je ne me sens plus de travailler au sein d’un système éducatif qui s’intéresse si peu aux enfants qui ont des difficultés. Pire, qui les enfonce. »
De son côté, Stéphanie assure qu’elle ne votera plus pour le FN, devenu RN. « J’ai voté deux fois pour Marine Le Pen. Une fois face à Hollande. L’autre face à Macron. Je voulais que les gens gueulent, sortent de leur torpeur. Mais c’est fini. J’ai beaucoup appris en deux ans. J’ai compris que le FN divise. J’ai surtout compris qu’il est impossible qu’une seule personne représente tout le monde. Impossible. » Elle constate aussi qu’elle n’est plus la même mère, avec le sentiment que ses filles ont grandi, elles aussi, au fil des mois de révolte.
« Le 5 décembre, c’est important que beaucoup de monde se mobilise »
« Elles ont appris à se débrouiller. Elles sont devenues très à l’aise avec les adultes, pour échanger, pour discuter. Ma fille s’est présentée pour devenir éco-déléguée dans son collège et lutter contre le gaspillage. » « Personne ne va nous apporter notre liberté sur un plateau, remarque Céline. C’est à nous de nous imposer, de demander. Trop souvent, on finit par être fières d’arriver à tout faire, le boulot, les engagements politiques, les enfants, la maison.. alors que l’on s’épuise à cela. »
« Avec les gilets jaunes, on est sorties de notre impuissance », résument-elles d’une seule voix. Et il ne semble pas y avoir de retour en arrière possible, ni pour elles, ni pour beaucoup d’autres. « La preuve, ils n’arrivent pas à asphyxier le mouvement », constate Céline. « Les moins que rien se sont organisés, et cela ne leur plaît pas », pense Monique. « En même temps, on est tellement petits, on n’arrivera à que dalle, soupire Kty. Pour eux, là, qui gouvernent, on est vraiment des gueux. »
Mais Monique n’est pas de cet avis. « Il faut se dire qu’on va y arriver. Le 5 décembre, c’est important que beaucoup de monde se mobilise. Ensuite, il faut aller au-delà, et s’acheminer vers un blocage plus général. Ce qui est important, c’est d’arracher une victoire sur les retraites, pour ouvrir une brèche. » Pour elle, le mouvement des gilets jaunes prouve que l’on peut être solidaires, et s’entraider. À la maison du peuple, il y avait à manger tous les jours, pour beaucoup de monde… « Ça peut marcher ! », répète-elle. « Attention, lui glisse Kty. Tu vas finir par me donner de l’espoir… »
Publié le 19/11/2019
Mouvement des gilets jaunes: De la crise démocratique au régime policier
(site lamarseillaise-encommun.org)
Quelle que soit la légitimité de leur contestation, les gilets jaunes ont apparemment peu de rapport avec les principes démocratiques. Les médias télévisés notamment n’ont eu de cesse d’alarmer les téléspectateurs sur la violence extrême du mouvement. Le refus de ses membres d’être représentés, les prises à partie haineuses des adversaires, les entrées en force dans les ministères, dans les institutions publiques, ou les temples de la consommation, toutes ces images mises bout à bout alimentent l’idée d’un soulèvement barbare. À y regarder de plus près, on constate que les débordements et les détériorations ciblent des symboles du grand capitalisme, banques, assurances, plateformes et médias contrôlés…
Avant que la classe moyenne ait l’idée saugrenue d’enfiler un gilet de détresse, de tous les horizons venait déjà la critique du système. L’appel à une réforme de la constitution n’est pas nouveau. Il effleure le débat à chaque grande échéance électorale. Le Français moyen ne connaît sans doute pas la constitution sur le bout des doigts mais il a connaissance de l’article 49.3. Les débats à l’Assemblée et les votes en catimini le déçoivent, comme la faiblesse de l’exécutif et la puissance des lobbies. Si bien qu’aujourd’hui, pour la majorité des Français le système représentatif est suspect. (1)
F Force est de constater, par ailleurs, qu’une bonne part des membres de la sphère politique nationale s’est émancipée à sa façon, elle aussi, des principes démocratiques. Les nombreuses affaires frappent aujourd’hui aux portes du sommet de l’État, la corruption est une pratique courante dans le monde des grandes entreprises. En dépit du secret des affaires, la collusion entre l’État et la sphère des grands intérêts financiers se révèle chaque jour davantage. Et elle s’intensifie à la vitesse que lui permet l’intelligence artificielle.
L’histoire politique de la France est marquée par trois types de désaccords : la question du régime, la question religieuse et la question sociale. L’avènement d’un président sorti du chapeau de quelques milliardaires, son arrogance, sa conception verticale du pouvoir, sa volonté de marginaliser les corps intermédiaires et l’immense distance qui le sépare des réalités populaires ont certainement catalysé la colère de la majorité des Français. Emmanuel Macron ne s’entoure que de gens qui lui ressemblent. Sans expérience humaine, les macronistes au pouvoir depuis mai 2017 évoluent entre les décombres de partis politiques en ruines en exacerbant les clivages sociaux, religieux et identitaires pour imposer leur doctrine néolibérale. Malgré certaines dérives, les gilets jaunes français doivent être écoutés car le mal-être qu’ils expriment est réel et a des racines profondes.
Par une belle journée de novembre, le peuple français se retrouve presque par hasard sur un rond-point et se met à échanger, puis à y construire des cabanes. Oubliés des élites, en discutant entre eux, les gouvernés prennent conscience qu’ils disposent d’un pouvoir politique, celui du peuple souverain, et décide de s’en saisir. Ils contestent la démocratie représentative, le fait que lorsqu’on leur demande de voter, on ne leur demande pas ce qu’ils veulent, mais qui ils veulent. Les classes moyennes n’ont plus confiance.
Autrefois, le système représentatif ne pouvait prétendre à être démocratique que par l’existence du suffrage universel, aujourd’hui ce n’est plus le cas. L’argent, la financiarisation de l’économie et la prise de pouvoir technologique ont tout corrompu. Le dernier président qu’ils ont élu n’arrête pas de leur en faire la démonstration. Il est temps de réinventer la politique en remettant les pieds sur terre, à partir des réalités humaines et locales.
Résister aux gueux et noyer le poisson
Concentrés dans quelques mains amies, auprès desquelles le candidat Macron a trouvé un solide appui pour prendre le pouvoir, les groupes de presse entrent dans la bataille de l’opinion pour discréditer le mouvement et jouer sur sa division mais rien n’y a fait. Pire que tout, les Français soutiennent majoritairement les gilets jaunes même s’ils ne sont pas vraiment bien informés. Entre les feux de leur direction et celui du terrain peu habituel où les reporters sont souvent pris à partie, les journalistes peinent à trouver un équilibre. Leurs pratiques et le temps dont ils disposent les écartent pour l’essentiel de ce qui se passe.
Devant l’ampleur que prennent les choses, le président Macron se résout tardivement à envisager quelques concessions budgétaires. Mais il s’y prend mal. Malgré le calibrage aux petits oignons que lui concocte son staff hyper compétent, ses annonces ont le goût de la brioche de Marie Antoinette. Aussitôt annoncés, les quelques milliards débloqués paraissent insuffisants et la savante communication orchestrée par les services de l’Élysée autour d’un « beau cadeau » est tout de suite perçu comme un subterfuge.
La grande consultation souhaitée par Emmanuel Macron pour tenter d’éteindre la grogne du mouvement des gilets jaunes n’aura pas plus de succès auprès d’eux qui le boycottent majoritairement, mais elle s’avère tactiquement utile pour désamorcer le mécontentement de certains élus locaux. Elle débute par la démission de la présidente de la Commission Nationale du Débat Public, Chantal Jouano, chargée de la piloter, avant de se transformer en campagne de promotion présidentielle. Au final, le grand débat ne répond pas à une demande des gilets jaunes, c’est un abaissement du débat public et une vraie menace pour la démocratie mais la formule sera reconduite.
Poursuivre et mentir
Le phénomène est global, partout dans le monde les démocraties libérales adoptent le mensonge comme mode de gouvernance. Ce qui tient lieu d’originalité avec le gouvernement français c’est l’alternance entre mensonges subtils et grossiers. Mensonge subtil sur les visées réelles des réformes défendues. Lorsque le président s’emploie à convaincre patiemment l’opinion et les partenaires sociaux du bien fondé de la retraite par points à la faveur des fonds de pensions, sans se soucier le moindre instant des conséquences qu’elle générerait dans la vie d’une grande partie des Français. Mensonge grossier, quand le ministre de l’intérieur tweete le 1er mai : « Ici, à la Pitié-Salpêtrière, on a attaqué un hôpital. On a agressé son personnel soignant et on a blessé un policier mobilisé pour le protéger ».
L’ennui dans cette affaire c’est que le service de réanimation n’a pas fait l’objet d’une attaque par les manifestants qui sont restés à l’extérieur du bâtiment et que le personnel soignant n’a pas été blessé. Certes, après avoir relayé abondamment les déclarations du ministre de l’intérieur sur les chaînes d’information en continu, le débat s’est ouvert. Différentes versions ont surgi, de nombreux médias ont mis en évidence que les faits ne se s’étaient pas déroulés de la manière dont l’exposait Christophe Castaner. Mais cela est-il un signe suffisamment significatif pour attester que notre démocratie est en bonne santé ? Dans l’épilogue de cet épisode croquignolesque, Médiapart a livré le rendu du tribunal de grande instance de Paris qui a débouté les deux élus qui demandaient le retrait du tweet mensonger du ministre de l’intérieur au titre de la loi « fake news » (votée par la majorité gouvernementale), au motif que : « L’information n’étant pas dénuée de tout lien avec des faits réels, la condition selon laquelle l’allégation doit être manifestement inexacte ou trompeuse n’est pas remplie ».
Ce que révèle ce faux pas d’un ministre d’État – loin d’être le seul -, ce sont les pratiques d’une équipe gouvernementale qui confond politique et plan de communication sans parvenir à entrer en communication avec les citoyens. Après s’être coupé du centre de résonance de l’opinion publique que sont les corps intermédiaires, le gouvernement a dû faire face à un mouvement social d’un nouveau type. L’expression de la colère sourde du peuple français, plus particulièrement celle des classes moyennes aux revenus modestes qui épongent les errances de la sphère financière depuis la crise de 2007. Le mouvement des gilets jaunes s’est constitué en dehors des organisations syndicales et des partis et il est sorti massivement dans la rue sans respecter les passages cloutés. Dépassé par les événements qu’il a lui-même suscité, sans interlocuteur avec qui négocier, le gouvernement s’est jugé contraint de recourir à la force. En oubliant que le but d’une gouvernance démocratique n’est pas de trouver de bonnes réponses à des problèmes techniques mais de préserver une communauté politique acceptable fondée sur le consentement.
Droit de l’homme: une plaisanterie
Depuis un an les rassemblements hebdomadaires des gilets jaunes sont marqués par des violences policières d’un niveau inégalé en France. Avec un lourd bilan : deux morts, des blessés par centaines, des estropiés à vie par dizaines.
80 000 policiers et gendarmes sont mobilisés chaque semaine, sans compter les blindés de la gendarmerie et la couverture aérienne par hélicoptère. Aux côtés des gendarmes mobiles et des CRS, le Français qui sort faire ses courses a toutes les chances de tomber sur un groupe de la BAC ou de personnels administratifs non identifiés en action. Le ministère de l’intérieur multiplie les coups de filets contre la société civile : 3 100 condamnations ont été prononcées par les tribunaux à l’encontre des manifestants, un record pour un mouvement social.
Ces violences répétées, les interdictions de manifester, et le phénomène de lassitude face à l’autisme du pouvoir explique aisément qu’il y ait moins de personnes dans les manifestations le samedi. Faut-il pour autant interpréter, comme le font les médias de masse, que le mouvement s’étiole ? Notre démocratie prend des allures de régime policier et dans tout le pays les citoyens se demandent quelle sera la prochaine étape. Vu de l’étranger, cette crise a plusieurs effets révélateurs. Elle met en lumière qu’en France, au pays des droits de l’homme, le cadre dans lequel s’exerce la liberté de la presse est en train de s’effriter et que la séparation des pouvoirs prête de plus en plus à confusion. Le président français n’est plus en mesure d’aborder la question des droits de l’homme avec le président américain, chinois ou russe sur un autre ton que celui de la plaisanterie.
L’acte 53 qui s’est tenu hier a de nouveau été marqué par des violences urbaines et des blessés. La situation n’avance pas. Incapable de répondre aux problèmes que lui pose la population, le pouvoir s’obstine dans son isolement paranoïaque à jouer sur le pourrissement. En juin dernier, Christophe Castaner a convoqué place Beauvau une journée de réflexion sur le « schéma national de maintien de l’ordre », fermée à la presse. Aucune association, à l’instar de l’Acat qui a produit le rapport le plus précis sur les armes du maintien de l’ordre, de la Ligue des droits de l’homme, ni même une institution constitutionnelle comme le Défenseur des droits, n’a été sollicitée.
La dramatisation, c’est un choix politique de communication, qui a été acquis dès la fin novembre et illustré par la cellule de crise convoquée à l’Élysée le 2 décembre. Aucun élément factuel n’étaye cette thèse d’une volonté de renverser la République, malgré des destructions réelles qu’on a vues à la préfecture au Puy-en-Velay, au péage d’autoroute près de Perpignan, ou dans les propriétés cossues des alentours de la place de l’Étoile à Paris. Mais Christophe Castaner a maintenu cette communication, relayée par une bonne partie des médias qui évoquaient « l’ultraviolence ». Et cela alors que personne n’a sorti une arme à feu
analyse le politologue Sébastien Roché dans les colonnes d’Alternatives Économiques (2).
Vers quel avenir ?
Tout se passe comme si, dans l’esprit des gouvernants, rien ne doit changer et tout finira par rentrer dans l’ordre. On est malgré tout en droit et en devoir de s’interroger sur la nature de cet ordre nouveau. Si elle ne tient pas sa réputation internationale, la France n’est par ailleurs pas un cas isolé. La principale menace pesant sur les démocraties provient aujourd’hui des dirigeants élus qui sapent le processus même qui les a portés au pouvoir. À la mi-mandat, la promesse de réconcilier les Français, au cœur de la campagne d’Emmanuel Macron, n’a pas été tenue. Le pays est encore plus divisé et les fractures se sont creusées.
Dans la crise durable avec les gilets jaunes, l’usage de la violence et de la manipulation sont apparus comme un aveu de faiblesse du chef de l’État plutôt que d’autorité. Un an après le début du mouvement, contrairement aux apparences, on est très loin du consentement ou de la résignation du côté des gilets jaunes. Mais il paraît difficile d’envisager l’avenir puisqu’ Emmanuel Macron n’a pas apporté l’ombre d’une solution. Notre démocratie pourrait ne pas se relever de ces mouvements hostiles à la classe politique, pensent certains qui agitent toujours le spectre du populisme. Mais n’est-ce pas justement un abandon des intérêts particuliers et un retour prépondérant à la politique et à la solidarité qui calmera la colère de la rue ?
Jean-Marie D
Publié le 18/11/2019
Gilets jaunes, An II. « Les gilets jaunes ont remis la justice sociale au cœur du débat public »
Diego Chauvet (site humanite.fr)
Le mouvement des gilets jaunes, inattendu, a pris des formes inédites. En marge des organisations traditionnelles, il a cependant permis l’expression d’une colère populaire qui couvait. Rémi Lefebvre, politologue, et Laurent Jean-Pierre, auteur d’un ouvrage sur le sujet (1), analysent un an d’une lutte qui infuse dans la société.
Comment le mouvement des gilets jaunes a-t-il été possible ?
Laurent Jeanpierre. En son départ, il est le fruit inattendu de la rencontre entre des mobilisations conjoncturelles via les médias sociaux autour de l’automobile, de la limitation de vitesse à 80 km/h puis des taxes sur le gazole, et le rejet profond de Macron et de ses politiques favorables aux classes dominantes, détruisant le tissu institutionnel de redistribution et de solidarité du pays. À ces facteurs se sont ajoutées des tendances plus anciennes d’endettement du « bas » des classes moyennes et des classes populaires consolidées, de retrait des services publics sur nombre de territoires suite aux politiques néolibérales, et de subordination des villes périurbaines et de leur population vis-à-vis des grandes métropoles régionales et de Paris à cause d’un aménagement du territoire irrationnel ou absent et de la désertification des emplois.
Rémi Lefebvre. C’est un mouvement improbable qui reste à bien des égards une énigme pour les chercheurs. Il est aussi la traduction de phénomènes structurels qui ont nourri l’action collective : les problèmes de mobilité, le déclassement de certains territoires, la crise des services publics, les fractures territoriales…
Internet a joué un rôle majeur dans la dynamique de désintermédiation et réintermédiation que le mouvement traduit. Il démontre une nouvelle fois le potentiel de mobilisation qu’offre Internet et sa capacité à élargir l’accès à la parole publique. Les réseaux sociaux tendent à fonctionner comme des vecteurs et ascenseurs contestataires puissants qui ont permis de relier des gens inconnus dans une forme d’immédiateté et d’agréger soutiens et mots d’ordre.
Les revendications sont allées très au-delà ensuite. Comment ont-elles pu évoluer ?
Laurent Jeanpierre. Au risque de simplifier, on peut les diviser en deux grandes catégories. Des demandes de maintien du pouvoir d’achat qui insistent, non pas sur les salaires, mais sur le poids croissant des dépenses contraintes et préengagées chaque mois. Et des revendications de démocratie directe, dont le référendum d’initiative citoyenne n’a été que l’une des traductions, car elles invitaient aussi, en creux ou parfois plus vigoureusement, les organisations politiques et leurs représentants à se remettre en question, à se rapprocher de leurs concitoyens, à entendre leurs expériences quotidiennes de souffrance, à ne pas vivre hors-sol.
Rémi Lefebvre. Les gilets jaunes ont permis un partage de souffrances sociales, rendues publiques, encouragé l’expression de récits individuels de misères, mais ce rôle purement expressif a été progressivement dépassé par la transmutation de misères individuelles en une cause collective qui s’est dégagée. Si les revendications ont été évolutives, souvent contradictoires et non priorisées, formant une liste à la Prévert, les gilets jaunes ont réussi à mettre la justice sociale au cœur du débat public.
Une nouveauté dans l’histoire des mouvements sociaux en France ?
Laurent Jeanpierre. Ses formes d’action, de structuration souple et fragile, sa décentralisation importante, son rejet viscéral des grandes villes, en font incontestablement une mobilisation d’un type nouveau. Mais on peut aussi l’inscrire dans un ensemble actuel de mobilisations moins spectaculaires sur les territoires – contre les fermetures d’école, d’hôpitaux, contre les grands équipements inutiles – et aussi dans une lignée plus ancienne de mobilisations en rupture avec les syndicats et les partis, comme les coordinations, les mouvements de « sans » des années 1990 et d’autres protestations.
Rémi Lefebvre. Les coordinations dans les années 1980 ont des similitudes mais étaient cependant strictement corrélées et confinées à un milieu professionnel salarié et ont été largement animées par des militants de la « gauche syndicale ». Elles avaient désigné des interlocuteurs pour négocier avec le gouvernement. Le mouvement des gilets jaunes est beaucoup plus large et rassemble une fraction importante de primo-engagés.
De manière relativement inédite, la dynamique a été globalement spontanée, décentralisée, au départ essentiellement locale. Le mode de mobilisation perturbe les grilles d’analyse classiques : il est moléculaire, sans centre ni leader, et n’est cadré ni par un parti ou par une organisation syndicale. Le pouvoir est dérouté face à un mouvement sur lequel il n’a pas prise et qui refuse de produire des interlocuteurs pour négocier.
Est-ce qu’il a apporté quelque chose aux revendications populaires ?
Laurent Jeanpierre. Il a obtenu des concessions de la part du gouvernement qui bénéficient aux classes moyennes mais aussi aux petites retraites. Il a permis surtout de faire largement valoir l’idée que le règlement de la question écologique ne pouvait s’affranchir des enjeux de justice sociale et aussi des demandes de démocratie. Et il a rappelé que les grandes villes n’étaient qu’une partie du territoire national où vivent souvent les plus privilégiés et donc que la justice territoriale est un enjeu majeur en France. Écologie, justice sociale et spatiale, démocratie approfondie : ce sont des enjeux centraux pour les gauches de gauche afin de se renouveler et de parler au-delà de leurs bases électorales devenues de plus en plus étroites.
Pourquoi ont-ils réussi à durer ?
Laurent Jeanpierre. Ce mouvement a duré parce que les premiers gilets jaunes ont été remplacés ou accompagnés par d’autres manifestants, souvent plus précaires ou plus politisés qu’eux, et parce que la mobilisation a aussi été un vaste mouvement d’éducation politique populaire et de rencontres dans des zones où les habitants se croisent peu. Ces deux derniers facteurs ont incité beaucoup de gens à rester proches de la dynamique jaune.
Rémi Lefebvre. Les gilets jaunes ne sont pas un mouvement social sauvage qui rejette toute forme d’intermédiation. Si le mouvement a fait l’économie d’une organisation, il a structuré son action, articulant habilement le territorial et le virtuel, les luttes de proximité des ronds-points et les réseaux sociaux, les actions en province et les manifestations parisiennes. Un travail de médiation politique et sociale a bien été produit sans organisation et sans représentation dans ses formes habituelles. Il s’est ainsi installé dans la durée, aussi parce que l’opinion publique lui était favorable. Il a aussi pris et duré parce qu’il a généré des formes de sociabilité.
Le mouvement a assumé une autre fonction que les partis et organisations politiques remplissent de moins en moins : celle de solidarité et de socialisation. Les gilets jaunes ont révélé la solitude et le désœuvrement, notamment des femmes seules très présentes dans le mouvement, mais aussi l’aspiration à l’échange, aux coups de main, à la réciprocité.
La défiance à l’égard des organisations politiques et syndicales est restée de mise. N’a-t-elle pas empêché le mouvement de trouver une traduction politique lors des élections européennes ?
Laurent Jeanpierre. Peut-être, même si notre idée des traductions politiques d’un mouvement social ne devrait pas être réduite aux débouchés électoraux. De toute manière, pour des manifestants majoritairement profanes en politique, le scrutin européen n’a rien de mobilisateur. Il présente des enjeux et des problèmes trop lointains, trop abstraits par rapport aux expériences vécues quotidiennement qui étaient partagées sur les ronds-points. Il pourrait en aller différemment des scrutins municipaux car c’est à l’échelle locale que les gilets jaunes se sont rassemblés. Mais, là non plus, rien n’est certain.
Rémi Lefebvre. Les forces du mouvement (sa souplesse, son informalité, son horizontalité…) sont aussi ses faiblesses (absence d’horizon stratégique clair, de lisibilité…). Dès lors que le mouvement se veut autre chose qu’une protestation ponctuelle (ce qui est induit par la montée en généralité de ses mots d’ordre), ses contradictions surgissent. À partir de février 2019, la fracture a été de plus en plus forte entre la stratégie de la rue et celle des urnes, la deuxième impliquant la formalisation d’une organisation dans la perspective des élections européennes de mai. Devenir ou ne pas devenir une organisation (pas forcément liée au jeu électoral) ? Telle a été une des questions centrales qui a agité le mouvement.
Cette défiance est-elle indépassable ? Comment pourrait-elle être dépassée ?
Laurent Jeanpierre. Il n’y a rien de fatal en politique. Pour que la défiance des gilets jaunes envers les partis, les syndicats et les organisations soit dépassée, il faudra plusieurs ingrédients. Du temps, parce que cette distance est profonde de la part de fractions de la population qui, dans la leur écrasante majorité, ont découvert les protestations et se sont formées à la politique l’année dernière. Mais il faudrait aussi que les organisations politiques, notamment leurs appareils, réfléchissent aux raisons de leurs propres distances vis-à-vis de la colère jaune et de leurs difficultés préalables à en saisir les ressorts.
Les organisations pourront-elles aussi se saisir de la demande démocratique radicale du mouvement et des autres demandes ? Dans un premier temps, les échelles politiques locales et territoriales, dans le périurbain mais aussi dans les quartiers et les zones rurales, me paraissent plus favorables que d’autres échelles pour cela.
Rémi Lefebvre. La question démocratique de la représentation du mouvement est au cœur de la première assemblée des assemblées, qui regroupe une centaine de délégations des gilets jaunes en janvier. Le rejet de la représentation politique est au fondement de cette démarche marquée par le refus de la hiérarchie et de la délégation. La légitimité des délégués de cette assemblée pour parler au nom de tous les gilets jaunes est sans cesse remise en cause. Il y a chez une partie des gilets jaunes un rejet radical de toute forme de représentation qui conduit à une impasse.
Les organisations restent, sans doute, en démocratie représentative, sous condition d’une rénovation radicale de leur modèle, des structures indispensables pour agréger durablement des intérêts collectifs, les défendre et les porter dans le système politique à travers des programmes et des propositions…
Peut-on dire que le mouvement continue malgré la baisse du nombre de manifestants ?
Laurent Jeanpierre. Les effectifs de la mobilisation sont beaucoup plus faibles qu’au départ L’une des originalités de ce mouvement aura été de ne pas peser par le nombre mais par des formes nouvelles de révolte. Même si un noyau dur irréductible peut continuer à manifester les samedis, l’avenir est plus diffus. Il passe déjà par des projets électoraux, individuels ou collectifs, des lobbies citoyens, des assemblées locales, des tentatives fragiles de fédérations entre elles, et il pourrait surtout se traduire à plus long terme par un engagement dans la société civile.
Rémi Lefebvre. Il s’est beaucoup affaibli mais, à mon avis, il existe encore à l’état dormant. Je pense qu’il peut repartir même si la répression féroce du mouvement a eu de puissants effets de dépolitisation.
Un an après, qu’a-t-il apporté à la société française, à la vie politique ?
Laurent Jeanpierre. L’onde de choc se ressent et se fera ressentir dans nombre d’institutions. Si l’on devait retenir seulement quelques éléments, je dirais que le mouvement participe d’une tendance plus longue et internationale de relocalisation de la politique protestataire, elle-même parallèle à un investissement politique plus grand des sociétés locales par les pouvoirs publics, à travers les dispositifs participatifs par exemple. Plus largement, le mouvement amplifie le doute de nos sociétés sur la qualité de nos démocraties et témoigne, avec d’autres mobilisations, de la nécessité de les rénover profondément, surtout s’il s’agit de traiter ensemble la question écologique et la question sociale.
Rémi Lefebvre. La question de la justice sociale et la question démocratique (après Nuit debout) ont été mises au cœur de l’agenda politique. Les gilets jaunes ont produit une politisation intense d’acteurs qui ont pour la première fois pris part à des actions collectives, discuter politique, échanger… Ce mouvement aura des effets politiques à long terme.
(1) « In Girum. Les leçons politiques des ronds-points », de Laurent Jeanpierre. Éditions la Découverte, 192 pages, 12 euros.
Entretien réalisé par Diego Chauvet dchauvet@humanite.fr
Publié le 15/10/2019
Gilets jaunes. La coordination autonome se structure
(Site lamarseillaise-encommun.org)
La coordination autonome est une proposition de structuration qui émane de plusieurs groupes de Gilets Jaunes.
Ces derniers mois ont été historiques et ont démontré que malgré les manifestations, les blocages, les actions pacifiques ou non, les pétitions, les tractages ou encore les listes de revendications, le pouvoir en place a l’intention de rester sourd et aveugle face au mécontentement justifié d’un peuple qui refuse sa précarisation permanente.
L’objectif de la coordination autonome est la mise en relation des groupes et des personnes qui désirent faire appliquer concrètement les revendications des Gilets Jaunes dans la société : justice fiscale, démocratique, écologique et sociale.
Cette coordination ne reconnaît aucun chef et les groupes qui la composent restent strictement autonomes. Elle n’est liée à aucun parti ou mouvement politique ni à aucun syndicat. Toute personne qui se reconnaît dans les valeurs présentées dans sa charte y est la bienvenue.
Un autre monde est possible, et nous vous proposons de prendre part dès maintenant à sa création.
Avant-propos : pourquoi une charte et un règlement ?
La Coordination Autonome a pour vocation d’être un outil ouvert au plus grand nombre, et de proposer un cadre de travail collectif agréable et fondé sur des valeurs communes.
Ces valeurs sont retranscrites dans la charte ci-dessous, qui a été rédigée et affinée pendant plusieurs mois par des Gilets Jaunes. Elle retranscrit avec des mots simples l’essentiel de ce qui anime aujourd’hui des centaines de milliers de personnes. Elle rappelle également l’esprit d’ouverture et l’acceptation des différences qui font la force de ce mouvement, et la nécessité d’adopter des processus démocratiques dans les prises de décision.
Il n’est pas obligatoire d’avoir porté un Gilet Jaune pour valider cette charte car les problèmes actuels qui y sont décrits concernent tout le monde, et nous espérons qu’une grande partie de la population s’y reconnaîtra et nous rejoindra.
Le règlement est là pour assurer le bon fonctionnement et maintenir notre neutralité vis à vis des partis ou structures politiques, syndicales ou religieuses. Pour la plupart d’entre vous cela va de soi, mais nous devons le rappeler ici car nous avons pu constater l’éclatement de groupes sur ces questions. Nous demandons dans le règlement que chacun reste discret sur ses pratiques et ses idéologies, respecte celles des autres, et qu’aucune promotion directe ou indirecte pour un parti, un mouvement ou une doctrine politique ne soit faite.
La charte et le règlement sont la porte d’entrée dans la Coordination Autonome, si vous y adhérez et vous engagez à les respecter alors vous êtes les bienvenus parmi nous.
RÈGLEMENT
CHARTE
Les Gilets Jaunes sont l’expression massive, bienveillante et déterminée des peuples face aux injustices des systèmes qui les dominent par l’argent, la répression et la corruption.
Les Gilets Jaunes sont présents dans de nombreux pays et ils sont fiers et forts de leur diversité. Leur seul objectif est celui d’un monde plus juste avec tous les êtres humains, quelles que soient leurs histoires personnelles, leurs origines, leurs croyances et leurs différences. Toute forme de discrimination est contraire à l’essence même du mouvement des Gilets Jaunes
Les Gilets Jaunes n’appartiennent à aucun chef, aucun élu, aucun parti politique, aucun syndicat, aucune idéologie et aucune religion.
Les Gilets Jaunes se sont réunis spontanément et par eux-mêmes pour faire face à l’urgence de la situation. En sortant de leur isolement, ils ont retrouvé leur dignité par le dialogue et la solidarité.
Les Gilets Jaunes se reconnaissent dans les processus de décision démocratiques ouverts et transparents. Ils dénoncent la corruption des systèmes politiques et l’influence des lobbys, des industries et des intérêts privés qui imposent leurs lois en dépit de la volonté du peuple.
Les Gilets Jaunes proposent d’inventer ensemble un nouveau modèle de société fondé sur le bien-être humain et le respect des êtres vivants. Une minorité ne doit plus s’enrichir sur le dos d’une majorité en créant de la pauvreté et en détruisant notre santé et notre planète.
Les Gilets Jaunes exigent que quels que soient nos revenus et notre situation nous puissions tous accéder à une alimentation saine, à une eau non polluée, à un logement décent, aux soins, aux transports, à l’électricité, au chauffage, à la sécurité et à l’éducation.
Les Gilets Jaunes souhaitent que les citoyens s’approprient leurs institutions. Les représentants doivent être le reflet de la société et être sanctionnés en cas de non-respect de l’intérêt général.
Les Gilets Jaunes sont un signal d’alerte et un outil pour se rassembler et agir pour le bien commun. L’humanité partage un monde unique aux ressources limitées et à l’équilibre fragile. Les crises présentes et futures ne peuvent plus être ignorées.
Les Gilets Jaunes seront là tant que les urgences sociales, démocratiques et écologiques ne seront pas concrètement et correctement traitées.
Méthode
Nous encourageons celles et ceux qui se reconnaissent dans cette charte à agir de façon autonome pour le bien commun, avec ou sans gilet, ou à rejoindre des gilets jaunes existants.
Chaque personne est la bienvenue et doit être traitée avec respect, quelles que soient ses convictions politiques, ses croyances, ses origines, son orientation sexuelle et son histoire personnelle. L’ouverture et la bienveillance sont nos valeurs fondamentales.
Les prises de décision qui engagent un groupe doivent se faire collectivement, de manière transparente et en privilégiant le dialogue.
La parole doit être équitablement répartie en encourageant l’expression des personnes les plus réservées ou les moins à l’aise verbalement.
Pour faciliter les échanges entre les personnes d’opinions différentes nous recommandons à chacun de rester à l’écoute, de bonne volonté et de dépasser ses idées préconçues.
Chaque individu ou groupe ayant souscrit à cette charte reste autonome et indépendant. Si des groupes de travail sont créés ils doivent rester ouverts, transparents, démocratiques et respecter les missions ou mandats qui leur ont été confiés.
Nous appliquons à nous-mêmes les règles que nous souhaitons voir appliquées à notre société : les porte-paroles, les missionnés et les mandatés ont la confiance de leur groupe mais sont révocables s’ils ne respectent pas leurs engagements ou si leur comportement n’est pas en accord avec cette charte.
Nous affirmons notre refus catégorique de toute récupération politique et de tout appel au vote pour ou contre un parti, un mouvement, un syndicat ou toute autre structure étrangère à cette charte. Chaque personne est libre et responsable de son vote ou de son abstention et doit être respectée.
Nous nous engageons à faire de notre mieux pour élargir le mouvement des Gilets Jaunes, le rendre accessible à l’ensemble de la population et faire appliquer ses revendications.
Toute personne respectant les valeurs énoncées ci-dessus et se reconnaissant dans cette charte a pleinement sa place parmi les Gilets Jaunes et la Coordination Autonome.
Publié le 12/10/2019
Sur les Gilets Jaunes, l’État et le fascisme – lettre d’Antonin Bernanos
(site paris-luttes.info)
Incarcéré depuis près de 6 mois, Antonin Bernanos nous fait parvenir une lettre depuis la prison de la Santé.
Je vous écris depuis la maison d’arrêt de la Santé, où je suis incarcéré dans le cadre d’une procédure judiciaire ouverte le 18 avril dernier à l’encontre de plusieurs personnes et militants antifascistes, suite à une confrontation ayant opposé des antifascistes à des militants d’extrême droite. Cela fait près de six mois que je suis enfermé, six mois au cours desquels j’ai subi différents types de pressions de la part de l’institution judiciaire et de l’administration pénitentiaire. J’ai dans un premier temps été écroué à la maison d’arrêt de Fresnes, où la direction m’a placé sous le régime de l’isolement médiatique en raison de mon appartenance à des « mouvances radicales et violentes d’extrême gauche ». J’ai été ensuite transféré du jour au lendemain à la Santé, en transit pour un transfert dans un établissement sécurisé en dehors de l’Île-de-France — puisque je bénéficierais, selon la direction interrégionale des services pénitentiaires de Paris, de « soutiens extérieurs pouvant nuire à la sécurité des établissements franciliens ». Par ailleurs, il y a deux mois, la juge des libertés et de la détention en charge de mon dossier a ordonné la fin de ma détention provisoire et ma remise en liberté, décision aussitôt annulée par une cour d’appel aux ordres du parquet de Paris, qui a mobilisé son attirail judiciaire pour empêcher ma libération. Cet acharnement, assez typique de la justice et de l’administration pénitentiaire, est exercé à mon encontre alors que toutes les autres personnes incriminées ont été libérées et placées sous contrôle judiciaire, et qu’il n’existe aucun élément dans le dossier permettant de m’associer d’une quelconque façon à l’affrontement. Aucun élément, sauf la déclaration d’un militant identitaire, Antoine Oziol de Pignol, hooligan du Kop of Boulogne, au sein du groupe de la Milice Paris, militant actif de Génération identitaire, et proche du groupuscule nationaliste des Zouaves Paris, avec qui il était au moment de l’affrontement. Ce dernier a donc porté plainte et s’est constitué partie civile, affirmant reconnaître des militants antifascistes parmi les auteurs des violences dont il aurait été victime, et déclarant que je faisais partie du groupe qui a mis en déroute ses camarades et lui-même le soir des faits.
Au premier abord, le fait que des militants d’extrême droite appartenant à des groupes violents, et auteurs de nombreuses exactions au cours des derniers mois (agressions contre des femmes voilées ou des migrants pour Génération identitaire, attaquent des jeunes du Lycée autogéré de Paris ou, dernièrement, du cortège du Nouveau Parti anticapitaliste lors de l’Acte 11 du mouvement des Gilets jaunes pour les Zouaves Paris) puissent collaborer de manière aussi décomplexée avec la police et les instances répressives est de nature à surprendre. Mais il convient de replacer ce phénomène dans un cadre plus large, dans le contexte de révolte sociale et de répression généralisée que l’on observe depuis le début du mouvement social contre la loi Travail en 2016 jusqu’au mouvement des Gilets jaunes.
En effet, si les liens entre la police et l’extrême droite ne sont plus à démontrer [1] [2], il est nécessaire de se pencher plus précisément sur la coagulation spécifique qui existe entre la police et les groupes d’extrême droite impliqués dans cette affaire. Ainsi le groupe Génération identitaire s’est toujours positionné en tant que supplétif de l’État et de sa police : occupation de mosquées dans un contexte d’explosion des politiques islamophobes [3], campagne « DEFEND EUROPE » pour bloquer les migrants en Méditerranée ou dans les Alpes au moment où les politiques migratoires européennes se radicalisent et où des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants perdent la vie au cours de leur voyage, ou plus récemment, occupation de la CAF de Bobigny dans un contexte de répression inédite à l’encontre du plus grand mouvement de lutte contre la précarité en France depuis des décennies. En ce qui concerne les Zouaves Paris, on peut rappeler, entre autres, leurs multiples agressions à l’encontre d’étudiants et de militants lors des blocages et des occupations d’université au cours du mouvement de 2018 contre la loi ORE. C’est également eux qui, lors du 1er mai 2018, tentaient de ratonner des manifestants en périphérie de la place de la Contrescarpe, au moment où Alexandre Benalla et sa milice de barbouzes tabassaient ceux qui n’arrivaient pas à quitter la place, après une journée caractérisée par un déchaînement de violences policières contre la manifestation internationale des travailleurs. Si cet événement était assez emblématique de la convergence et de l’articulation entre violence policière, violence de groupes armés travaillant au service de l’État en parallèle de l’institution policière, et violence des groupes d’extrême droite, c’est au cours du mouvement des Gilets jaunes que l’on a vu cette stratégie commune se déployer et se consolider à l’encontre du mouvement social.
Si les groupes et militants d’extrême droite ont finalement été chassés du mouvement et des manifestations à l’échelle nationale, il faut rappeler qu’au cours des premières semaines, leur présence était bien réelle au sein des mobilisations. On se souvient notamment du discours rabâché par les médias de masse selon lequel les violences à l’encontre des forces de l’ordre étaient commises par des groupes nationalistes « infiltrés » dans le mouvement. S’il est vrai que certains groupes d’extrême droite, dont les Zouaves et leur chapelle du Bastion social, ont participé au début aux affrontements avec les forces de l’ordre, il faut lire ces faits, et leur médiatisation, dans le cadre d’une stratégie plus large au bénéfice de l’État. Il s’agissait d’élaborer une répression morale (qui procédait en rendant possible la répression policière féroce que l’on a connue par la suite) stigmatisant le mouvement des Gilets jaunes comme un mouvement d’extrême droite violent. La présence des groupes d’extrême droite était donc entretenue, mise en scène et instrumentalisée afin de légitimer aux yeux de l’opinion publique les arrestations massives, les condamnations à l’encontre des Gilets jaunes au cours de comparutions immédiates expéditives, la prison, la violence, les mutilations…
Entretenir la présence de l’extrême droite et sa publicité était le moyen pour l’État de rendre illégitime un mouvement soutenu par une large majorité de la population. Une énième tentative de manipulation de l’opinion publique, qui s’est déployée à son paroxysme au moment de la polémique autour de « l’agression » de Finkielkraut et de « l’antisémitisme des gilets jaunes ». Soyons clairs : il ne s’agit pas de nier que des formes d’antisémitisme et de complotisme ont pu s’exprimer et se diffuser au sein du mouvement. Il s’agit d’exhiber les outils de répression morale de l’État, et de comprendre que le fascisme et ses idées en sont l’un des plus importants. Ledit antisémitisme, dont l’État se targuait d’être le plus vif opposant, doit également se comprendre comme un outil, une réalité entretenue sciemment au sein du mouvement. Si les thèses antisémites notoires, comme celles d’Alain Soral, ont pu se diffuser au sein du mouvement, par l’intermédiaire d’auxiliaires ou de militant fascistes, c’est parce que celles-ci ont été largement exacerbées et relayées par les médias de masse et le gouvernement. Et si tel a été le cas, c’est parce que ces thèses prétendument « antisystème » sont en réalité au service de celui-ci, et sont mobilisées en son sens. De l’extérieur, l’État s’en sert pour délégitimer le mouvement aux yeux de l’opinion publique. De l’intérieur, les thèses sur la « finance juive », articulées notamment autour de la banque Rotschild, permettent aux vrais ennemis, tels que la finance au sens large et le capitalisme en tant que système de domination et d’exploitation, d’être écartés, segmentés, pour cibler une soi-disant partie du problème plutôt que le problème en lui-même. Une fois de plus, stratégie répressive et stratégie fasciste font corps à l’encontre du mouvement social.
Reprenons le fil de notre propos. La présence des groupes d’extrême droite (comme les Zouaves Paris) au sein des Gilets jaunes, ne s’est pas limité à un rôle d’épouvantail du pouvoir. Ces derniers étaient avant tout présents pour tenter de chasser les militants antifascistes, autonomes et révolutionnaires. Il s’agissait de s’en prendre à ceux qui étaient également la cible des forces de police, en raison de leur soutien logistique et stratégique dans le mouvement, au cours de blocages économiques, ou dans les manifestations, en tant que force active dans l’autodéfense des cortèges face aux attaques de la police, auprès des Gilets jaunes.
À cette stratégie militaire s’ajoute la tentative d’infiltration des services d’ordre, mise en lumière par la présence d’un militant identitaire notoire, Victor Lenta [4] devenu membre autoproclamé d’un service d’ordre au sein duquel on a pu retrouver nos fameux zouaves de service [5]. Une fois de plus la stratégie fasciste faisait pleinement écho à la stratégie de maintien de l’ordre. Il s’agissait pour l’extrême droite d’intégrer des instances du mouvement pour mieux pouvoir s’en prendre aux groupes antifascistes, mais surtout, pour tenter d’imposer un cadre autoritaire aux manifestations, afin d’empêcher toute forme de débordement, et museler ainsi les nouvelles formes de luttes offensives, propres au surgissement des Gilets jaunes au sein du champ politique traditionnel. Ce fut la dernière tentative d’organisation réelle des forces fascistes. En effet, c’est en assumant un antifascisme de terrain que les antifas et les Gilets jaunes antiracistes ont chassé les militants d’extrême droite à Paris, à Lyon et ailleurs, faisant des manifestations des espaces où leur présence n’était pas admise et non négociable. C’est en devenant acteur du mouvement, et en ignorant les injonctions à boycotter celui-ci (provenant souvent de « militants » de notre propre camp, qui s’étaient laissés berner par l’association d’État « Gilets jaunes – extrême droite ») que nos combats quotidiens ont finalement payé. Ce travail de lutte, qui s’est mis en place chaque samedi pendant plusieurs semaines, n’a pu se faire qu’en étroite collaboration avec les groupes de Gilets jaunes à l’échelle locale et nationale et ne s’est pas réduit aux affrontements de rue avec les militants fascistes. Autonomes et antifascistes se sont placés au service du mouvement, tant sur le plan logistique que stratégique, acceptant de faire avec les nombreuses contradictions qui le traversaient, transformant celui-ci tout en acceptant d’être transformé à son tour, en se détachant des schémas sclérosés de la politique contestataire. Il a fallu pour cela mobiliser et mettre en place des stratégies et des formes de luttes nouvelles, affronter physiquement les groupes d’extrême droite, organiser la protection de leurs cibles, mettre en place des cortèges festifs et antiracistes, participer aux assemblées générales locales, s’investir sur les ronds-points, dans les blocages, mobiliser nos pratiques et notre savoir des luttes pour organiser des groupes de désarrestations face aux interpellations policières, ou encore protéger les cortèges contre la violence des forces de l’ordre. Tout cela n’a été rendu possible que grâce à la collaboration entre camarades d’horizon parfois très différents, mais avant tout grâce à la solidarité issue de nos alliances avec des Gilets jaunes à l’échelle locale, en particulier les Gilets jaunes de Rungis, sans qui la réussite du mouvement dans la métropole parisienne n’aurait pas été possible. Et c’est précisément ces alliances, ces rencontres, ce travail politique qui sont ciblés dans le cadre de l’affaire qui m’a conduit aujourd’hui à être de nouveau incarcéré et qui place une fois de plus l’antifascisme autonome sur le banc des accusés. Car il s’agit bien ici d’une stratégie commune de l’extrême droite et des institutions répressives qui tentent par la voie légale, pénale et carcérale de s’en prendre au mouvement et à ses différents protagonistes.
Ce que j’ai décrit précédemment n’est pas quelque chose de nouveau. Depuis des décennies, l’État français et l’extrême droite sont intimement liés dans la défense d’un capitalisme néocolonial — depuis la guerre d’Algérie et l’instauration du premier état d’urgence qui sera à nouveau mobilisé pour tenter de mater les révoltes des quartiers populaires en 2005, puis à l’encontre des musulmans au prétexte de la lutte antiterroriste, avant de s’abattre contre le mouvement social traditionnel et de s’étendre à la société dans son ensemble par la constitutionnalisation de ses prérogatives. Si la rencontre entre Gilets jaunes et quartiers populaires n’est restée pour l’instant qu’à l’état embryonnaire, il est nécessaire de rappeler que la violence d’État quant à elle fait depuis longtemps le lien entre les habitants des banlieues et les franges des classes populaires qui se sont organisées au sein des dernières mobilisations, en faisant des cibles privilégiées. La violence qui s’est abattue sur le mouvement des Gilets jaunes vient de loin. Cette nouvelle doctrine du maintien de l’ordre s’élabore depuis la répression des peuples en lutte pour leur liberté dans les anciennes colonies françaises. Les DAR et les BRAV ne sont que l’évolution des BAC, elles-mêmes créées pour réprimer les colonisés de l’intérieur après la guerre d’Algérie. Le flash-ball et les grenades qui ont mutilé tant de gilets jaunes sont des instruments perfectionnés depuis des années dans les banlieues des grandes métropoles. Et derrière toute cette violence, le fascisme veille au grain, toujours prêt à être mobilisé comme instrument de cette même violence. Depuis l’OAS, organisation d’extrême droite recrutant policiers et militaires pour commettre des attentats contre les Algériens. Depuis les années 1980, où les groupes fascistes ratonnaient les étrangers, avant de passer le relais aux forces de l’ordre, qui ont depuis retrouvé le monopole de la violence raciste, à travers son vecteur principal : les violences policières quotidiennes qui continuent à humilier, mutiler et tuer les habitants des quartiers populaires, parce qu’ils sont pauvres, Noirs, Arabes ou musulmans. Depuis longtemps, la police d’État et les groupes fascistes se partagent la violence raciste. Et c’est aujourd’hui cette même violence, construite dans la collaboration entre l’extrême droite et les forces de l’ordre, qui a été mobilisée contre le mouvement des Gilets jaunes et ses différents acteurs. La police et l’extrême droite collaborent à une cause commune : mater les révoltes populaires et défendre le système capitaliste.
Les dernières semaines ont offert un concentré spectaculaire de ce processus qui ne cesse de s’approfondir. La police, prise dans une radicalisation ininterrompue, se comporte toujours plus comme une force autonome : que l’on songe au meurtre de Steve à Nantes lors de la fête de la musique, que l’on songe à la manifestation illégale devant le siège de la France insoumise appelée par le syndicat d’extrême droite Alliance, ou tout récemment à la plainte déposée contre Assa Traoré (ultime étape d’un acharnement sans limites). À chaque pas en avant, les policiers reçoivent le soutien indéfectible du gouvernement, à chaque nouveau crime, ils savent pouvoir compter sur sa couverture systématique. Pendant ce temps-là, Marion Maréchal-Le Pen [6] et Éric Zemmour rivalisent de rhétorique haineuse et appellent sans complexe à des pogroms contre les musulmans en direct sur la chaîne de télévision d’un milliardaire français. Quant à Macron, qui a beau jeu de se poser en rempart face à l’extrême droite, il ne se contente pas d’appuyer aveuglément sa police déchaînée, mais décide de lancer une campagne sur l’immigration en reprenant littéralement les mots de l’extrême droite. La question n’est pas, comme le pense une social-démocratie aussi passive qu’apeurée, d’y voir les symptômes d’un sombre futur, les prémices du fascisme qui vient - possibilité dont on ne saurait se prémunir qu’en faisant confiance aux « progressistes » autoproclamés et autres défenseurs du « front républicain ». C’est tout le contraire que nous montre la situation actuelle : le fascisme n’est pas un horizon, c’est une tendance matérielle qui se développe au présent, au sein même des institutions - et que le macronisme, loin de constituer un rempart, accélère. C’est à cette mutation autoritaire de l’État que les mouvements sociaux naissants, dans leurs tentatives d’alliances et de renforcement réciproque, auront à se confronter.
Il ne s’agit donc pas seulement ici de réclamer ma libération et l’abandon des charges à l’encontre des antifascistes inculpés.
Même si c’est là l’un des enjeux de la lutte qui s’ouvre à nous, il serait stérile et sectaire de rester centrés sur nous-mêmes, assurant la défense de nos forces à un moment où la répression s’abat sur des franges de plus en plus larges des classes populaires. Si l’une des grandes forces de l’État est bien l’art du mensonge, de la déconstruction de la vérité, de la manipulation des faits et de leur réécriture médiatique, notre rôle à nous, en tant qu’antifascistes, est de réaffirmer le lien réel et fondamental qui unit les luttes actuelles, de l’antiracisme aux luttes contre la précarité. Nous ne devons pas oublier que des milliers d’êtres humains périssent aux portes de l’Europe. Nous ne devons pas oublier les jeunes de Mantes-La-Jolie, et les victimes des crimes policiers, depuis Malik Oussekine jusqu’à Adama Traoré et Zineb Redouane. Nous ne devons pas oublier les victimes des crimes fascistes, depuis Brahim Bouharam jusqu’à Clément Méric, mort sous les coups de nervis d’extrême droite il y a quelques années. Il est ma force au quotidien et mon phare dans la pénombre du monde carcéral. Nous ne devons pas oublier tous les Gilets jaunes blessés ou enfermés dans les geôles de l’État français. J’ai croisé la route de beaucoup d’entre eux derrière les barreaux, souvent isolés, oubliés et démunis de tout soutien politique extérieur. Plus largement, nous ne devons pas oublier toutes celles et tous ceux qui peuplent les prisons françaises, enfermé·e·s avant tout pour ce qu’ils sont et ce qu’ils représentent. Toute lutte révolutionnaire ne peut être qu’anticarcérale.
Nous ne devons pas oublier que toutes ces choses sont liées au sein d’un projet que nous devons combattre, mais aussi, et surtout, n’oublions pas que tous les mots, tous les textes, toutes les postures de principe ne valent rien si elles ne se concluent pas par des actes. La séquence de luttes qui s’ouvre doit être celle des alliances qui se tissent depuis des années et des fronts communs, celle de l’autodéfense populaire et de toutes les révoltes.
Antonin Bernanos
Prison de la Santé,
Le 3 octobre 2019.
Notes
[1] https://www.streetpress.com/sujet/1536574128-serge-ayoub-parrain-meurtriers-meric
[2] https://www.lexpress.fr/actualite/societe/justice/claude-hermant-condamne-a-sept-ans-de-prison-pour-trafic-d-armes_1950776.html
[3] https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2017/10/21/generation-identitaire-poursuivie-pour-l-occupation-de-la-mosquee-de-poitiers_5204150_1653578.html
[4] http://www.francesoir.fr/politique-france/victor-lenta-le-paramilitaire-extreme-droite-qui-tente-de-manipuler-les-gilets-jaunes
[5] https://www.facebook.com/watch/?v=147590606137794
[6] Marion-Maréchal Le Pen est de notoriété publique proche de Génération identitaire : https://www.bfmtv.com/politique/la-discrete-visite-de-marion-marechal-le-pen-a-des-identitaires-parisiens-1083663.html / https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/04/06/marion-marechal-generation-identitaire-et-les-anciens-du-grece-reunis-dans-un-colloque-d-extreme-droite_5446771_823448.html
Publié le 01/06/2019
Réduire les Gilets Jaunes par l’arme psychologique
Ou comment les méthodes contre-insurrectionnelles sont passées
du monde militaire à celui de l’entreprise jusqu’au cabinet du président
De Jérémy Rubenstein
Article paru dans lundimatin#193 (site lundi.am)
Il y a quelques mois, je proposais un petit jeu de concordances de temps en milieu contre-insurrectionnel qui montrait des continuités entre l’armée française durant la guerre d’Algérie et celle des Etats-Unis en Irak aujourd’hui. J’avais envie de poursuivre ce jeu des similitudes, résonances et connexions, toujours dans le milieu contre-insurrectionnel mais cette fois dans le passage du militaire au civil. Je propose, pour la partie civile, d’analyser l’action psychologique menée par le gouvernement français actuel contre les Gilets Jaunes.
À l’évidence, le gouvernement - et le monde - d’Emmanuel Macron est bien moins composé de colonels que de cadres de grandes entreprises. Aussi, il s’agira pour l’essentiel de montrer comment des techniques de colonels arrivent dans les grandes entreprises, pour finir comme une méthode de gestion (de crise) gouvernementale.
« Grand Débat National », vaisseau amiral d’une guerre psychologique
Dans son dernier ouvrage, Grégoire Chamayou [1] rapporte les confessions - ou plutôt les vantardises - au début des années 80, d’un entrepreneur d’une boîte étatsunienne spécialisée dans la gestion de crise de grandes entreprises. La “Pagan International” du nom de l’un de ses fondateurs, intervient lorsqu’une multinationale est en proie à un type particulier de crise, non pas interne - avec ses employés - mais externe - lorsque les effets sociaux, politiques ou environnementaux de sa production sont dénoncés. Autrement dit, la compagnie est spécialisée dans l’anti-activisme, elle offre des réponses clefs en main pour contrer les groupes qui menaceraient l’image de la multinationale. La boite de conseils développe des techniques générales à employer dans chaque cas particulier, à partir d’une typologie - qu’elle considère invariable - qui caractérise les activistes en quatre grandes catégories :
Les radicaux
Les opportunistes
Les idéalistes
Les réalistes
Ce schéma général permet d’offrir des réponses différenciées à chaque sous-groupes ou individus en fonction de leur appartenance à l’une de ces catégories. Ainsi, avec les radicaux, il n’y a rien à faire. Ce sont des convaincus qui « veulent changer le système » et qu’aucune offre (acceptable pour la compagnie s’entend) ne permettra de désarmer, si bien qu’il convient de les isoler. Pour les réduire, il s’agira donc de s’en prendre aux trois autres catégories. Les opportunistes cherchent « de la visibilité, du pouvoir, des troupes, voire, dans certains cas, un emploi », pour les traiter il faut « leur fournir au moins l’apparence d’une victoire partielle ». Le problème avec la troisième catégorie, les idéalistes, c’est qu’ils sont « sincères » donc « très crédibles », mais aussi très crédules, de sorte que « si on peut leur démontrer que leur opposition à une industrie ou à ses produits entraîne un dommage pour d’autres et n’est pas éthiquement justifiable, alors ils seront obligés de changer de position ». Enfin, les réalistes : ceux-là « peuvent assumer des compromis ; ils veulent travailler au sein du système ; un changement radical ne les intéresse pas ; ils sont pragmatiques. ».
La méthode consiste donc à négocier avec les réalistes et à convaincre les idéalistes. La défection de ceux-ci fait perdre la crédibilité des radicaux et des opportunistes, qui semblent désormais poursuivre leur lutte pour des intérêts personnels ou superficiels. Chamayou résume « la stratégie générale : coopérer avec les réalistes, dialoguer avec les idéalistes pour les convertir en réalistes, isoler les radicaux et avaler les opportunistes. » [2]
Il n’est pas sûr que soit un jour publié le registre du brainstorming élyséen qui reporte dans le détail comment a été conçu ce vaisseau amiral de l’action psychologique baptisé “Grand Débat National” [3]. En attendant, on peut facilement l’imaginer dans les grandes lignes, tant sa mise en œuvre est calquée sur la méthode de management de crise que nous venons de décrire. Vous avez des dizaines de milliers d’activistes (les Gilets Jaunes dans leur ensemble) et une très grande majorité de la population (entre 70% et 80% selon les différents sondages des mois de décembre et janvier) qui leur sont favorables. Il s’agit donc de répertorier les Gilets Jaunes selon les quatre catégories de Pagan International Cie, afin d’isoler la première (les radicaux, ceux qui veulent changer le système, avec qui il n’y a donc rien à faire) en traitant les trois autres catégories.
Bien entendu, il convient de refuser de ranger chacun dans l’une des catégories de la Pagan Cie, laissons cela aux personnes de pouvoir. Il nous suffit de rappeler la technique mise en œuvre (dont, du reste, pas grand monde n’a été dupe, ce qui ne veut pas dire que la contrer soit aisée : connaître le fonctionnement d’une arme permet éventuellement d’en trouver à terme des ripostes mais ne la rend pas moins destructrice en attendant).
Ce qui nous intéresse particulièrement de cette méthode révélée par Grégoire Chamayou est qu’elle est mise au point par un personnage qui ne provient pas du monde entrepreneurial, mais militaire. En effet, Rafael Pagan est un ancien officier du renseignement militaire, de même que nombre de ses associés. Or, faire carrière dans le renseignement militaire états-unien des années 70, c’est à n’en pas douter s’imprégner des méthodes de contre-insurrection (qui sont théorisées auparavant - dans les années 50 et 60 - et saturent le champ militaire, en France jusqu’au début des années 60, aux Etats-Unis jusqu’au moins la fin de la Guerre du Vietnam. Ajoutez à ce contexte général le fait que la contre-insurrection touche à l’intérieur des armées en priorité les Commandos et le Renseignement, et il serait tout à fait improbable que Pagan n’ait pas été formé à cette école-là). Autrement dit, ce sont clairement des méthodes militaires qui se généralisent parmi les grandes entreprises pour défaire les opposants à leur exploitation du monde.
Si vous avez l’esprit mal tourné, vous dresserez la liste des membres du gouvernement Macron qui proviennent de ce type d’entreprise, et ferez l’amalgame auquel je m’adonne (du militaire à l’entreprise, et de l’entreprise au gouvernement).
Un capitaine de Cavalerie à la tête de l’industrie française des relations publiques
Ce genre de passage du monde militaire à celui de l’entreprise est assez courant, et il est loin d’être réservé aux Etats-Unis. Au hasard, prenons la France. L’âge d’or de la contre-insurrection à la française est sans conteste le temps de la guerre d’Algérie. On peut même le dater plus précisément, avec l’ascension fulgurante du colonel Lacheroy (1906-2005), alors principale référence de la « doctrine de guerre révolutionnaire », nommé à la tête du “Service d’action psychologue et d’information” en 1956 et chargé de mettre en place les 5e Bureau (de guerre psychologique) à tous les échelons de l’Armée. Or, si Lacheroy est bien connu - ou, du moins, apparaît-il à raison comme la référence de la doctrine dans nombre d’ouvrages consacrés -, on oublie souvent en revanche son binôme à la tête de ce Service : Michel Frois (1914-2000).
La trajectoire de cet officier de Cavalerie vaut pourtant le détour. Durant la Seconde Guerre mondiale, il rejoint les forces de la France Libre, et c’est en jeune officier qu’il se retrouve à Casablanca, alors l’un des sièges de l’armée US, au début de 1944. Il y découvre, fasciné, un « hall d’information », dans lequel les services de communication de l’armée (probablement l’Office of War Information [4]) exposent, à grand renfort de matériel cartographique et photographique, le cours de la guerre sur tous les fronts. « Ici, on vit vraiment la guerre et on comprend la nécessité et la difficulté d’un futur débarquement allié pour libérer la France » décrit Frois [5], autrement dit, il comprend qu’un tel outil permet de gagner l’adhésion du spectateur, y compris à la stratégie adoptée. Dès lors, avec des moyens infiniment moindres, il se consacre à monter un service similaire au sein de l’armée française. C’est ainsi que, alors en poste en Indochine, il fonde le « Service Presse Information » de l’Armée en 1950, auprès du général De Lattre avec qui l’entente est totale « car il sait que les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’on les fait apparaître » [6]. En 1956, il se retrouve donc au « Service d’action psychologue et d’information » sous la direction de Lacheroy. Il se différencie de ce dernier par un ton bien plus enjôleur, souvent mielleux, qui séduit les journalistes car il faut faire « de la Presse une alliée sûre et avertie » avec ce qui devient sa devise « pour se servir de la Presse, il faut d’abord la servir » [7]. Il s’oppose d’ailleurs au nom même du service, en effet pourquoi s’afficher comme « d’action psychologique » alors qu’un simple « Information » y suffit ? En bon communicant, Frois se défend d’avoir quelque chose à voir avec la sulfureuse Doctrine de Guerre Révolutionnaire, et plus spécifiquement avec l’action psychologique. À ceci près que sa défense a tout d’un argument de guerre psychologique, en l’occurrence à travers une bataille sémantique.
Par la suite, loin de rejoindre les rangs des ultras de l’Algérie française et l’OAS comme nombre d’officiers de guerre psychologique - tels que Lacheroy -, Frois préfère se retirer de l’armée dès 1957. Désormais, c’est auprès du patronat qu’il exerce ses talents. Il se fait la main avec le Syndicat général de la construction électrique (qui regroupe de grandes entreprises telles que Alsthom), avant de rejoindre le CNPF (Conseil National du Patronat Français, ancêtre du Medef [8]) en 1970. Jusqu’où lui doit-on le passage d’une image pour le moins dégradé du patronat français (1968 n’est pas la meilleure année pour ce secteur social) à celle d’un « entrepreneur » pourvoyeur d’emplois et ployant sous les impôts ? C’est difficile à établir ; lui-même, en bon communicant, s’attribue un rôle central, mais les effets de l’action psychologique - puisque c’est de cela dont il s’agit - sont toujours assez complexes à mesurer exactement. Ce qui est certain c’est que le budget de la communication du syndicat patronal a explosé sous son impulsion et qu’au début des années 80 l’image du patronat a changé du tout au tout par rapport au début des années 70. Pour mener cette tâche, il forme un bataillon d’une soixantaine de communicants, parmi lesquels nombre occupent par la suite les pages économiques de la presse (telle que Nicole Penicaut, à Libération puis à l’Obs) et des postes dans les relations publiques [9].
La carrière civile de Frois ne s’arrête pas en si bon chemin. En 1986, avec l’un de ses poulains de la task force de la communication patronale, Michel Calzaroni, il fonde l’agence de relation publique DGM. Dorénavant, il s’agit d’offrir ses services directement aux plus grandes fortunes du pays, Vincent Bolloré en est un des premiers clients. Pour ce qui nous intéresse, « tout ce que Michel Frois a appris des ressorts de la propagande psychologique, de l’arme psychologique, dans les milieux militaires lui a servi à développer la politique de la communication patronale » résume Bernard Giroux, l’un de ses successeurs à la tête de la communication du Medef [10].
Il n’aura échappé à personne, du moins à nous qui avons l’esprit mal tourné et nageons dans les amalgames, que le monde de Macron est précisément celui-là, un monde né d’un capitaine de Cavalerie spécialiste en guerre psychologique.
[1] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, ed. La Fabrique, 2018, pp.121-125
[2] Pagan et son groupe ont entre autres vendu leurs expertises à Monsanto (ces conseillers font alors partie de la compagnie “Stratfor”, dont des milliers de mails ont été révélés par le hacker Jeremy Hammond en 2011). Aussi, si la méthode raisonne avec le scandale médiatique récent – sur le fichage réalisé par Monsanto parmi des journalistes et politiciens français -, ce n’est certainement pas un hasard.
[3] Qui, rappelons le, n’a strictement rien à voir avec un débat, selon la définition qu’en donne l’Etat à travers son organisme chargé d’organiser les débats publics, d’où l’affaire Jouanno qui aurait dû suffire à ce que les journalistes refusent d’utiliser le terme gouvernemental de “débat”, voir Laurent Mauduit, « Grand débat : les secrets d’un hold-up », Médiapart, 26 janvier 2019, https://www.mediapart.fr/journal/france/260119/grand-debat-les-secrets-d-un-hold?onglet=full
[4] Fondée en 1942, elle chapote l’ensemble des informations et propagandes des Etats-Unis destinées aux différents publics (intérieurs, amis et ennemis). Elle produit aussi nombre de contenus (informations et fictions) ensuite diffusés au niveau mondial à travers la radio (Voice of America), le cinéma ou des journaux. Howard Fast, employé dans les bureaux newyorkais de l’agence, en décrit une partie de son fonctionnement, voir Howard Fast, Mémoire d’un rouge, Ed. Agone (Trad. Emilie Chaix-Morgiève), 2018 (1990 pour l’original).
[5] Michel Frois, La révélation de Casablanca. Mémoires d’un officier de cavalerie atteint par le virus de la communication, Ed. Atlantica, 1999, p. 45
[6] Ibid, p.63
[7] Extrait d’un mémorandum de 1956, rédigé par le capitaine Frois et le commandant Vaillant, intitulé « directive sur l’information militaire ». Michel Frois le reproduit dans ses mémoires car il estime que « tous ceux qui doivent communiquer sur leurs activités civiles ou militaires, politiques ou économiques, sociales ou culturelles » devraient le méditer, ibid., pp.101-102.
[8] De la même façon qu’il tâchait de se défaire de cette encombrante expression d’« action psychologique » au sein de l’armée, il milite très tôt pour que soit abandonné ce désagréable terme de « patron » du Conseil National du Patronat Français pour lui préférer celui d’entreprise. Son souhait ne sera exaucé que trente ans plus tard, avec la fondation du Mouvement des entreprises de France (Medef) en 1998.
[9] Voir Aurore Gorius et Michaël Moreau, Les gourous de la com’. Trente ans de manipulations politiques et économiques, Ed. La Découverte, 2011.
[10] Benoît Collombat, David Servenay, Frédéric Charpier, Martine Orange, Erwan Seznec. Histoire secrète du patronat, Ed. La Découverte, 2009.
Publié le 15/05/2019
Soupçonné d’avoir incendié la Porsche de Christian Etchebest et un véhicule Vigipirate lors de l’Acte XIII
Un gilet jaune incarcéré raconte son parcours
paru dans lundimatin#190, (site lundimatin.am)
Le 9 février dernier alors que l’acte XIII des Gilets Jaunes à Paris se transforme en une immense manifestation sauvage, des policiers en civil dissimulés dans le cortège remarquent un individu qu’ils décrivent comme « particulièrement hostile à la présence de fonctionnaires de police ». 4 heures durant, ils vont suivre et filmer discrètement Thomas P., 25 ans, avant de procéder à son interpellation.
Dans leur rapport, les forces de l’ordre reconstruisent minute par minute le parcours présumé du jeune émeutier en gilet jaune : de nombreuses devantures de banques et de compagnies d’assurances vandalisées, jets de cailloux ou de trottinettes électriques sur la police, incendie de la Porsche du chef cuisinier Christian Etchebest, incendie sous la tour Eiffel d’un véhicule Vigipirate de l’armée, etc. Immédiatement, Christophe Castaner exprimait son « Indignation et [son] dégoût » faisant valoir que « les militaires de la mission Sentinelle protègent au quotidien nos compatriotes du risque terroriste ». La somme de faits reprochés à Thomas P. autant que les conditions atypiques de son interpellation ont suscité l’habituel déchaînement médiatique. Placé en garde à vue puis incarcéré et alors même qu’il ne s’était pas expliqué sur ses actes, il a tout de suite été présenté comme une sorte de « super casseur », ultra violent, ultra jaune ou ultra noir, les qualificatifs monstrueux ne manquaient pas. Depuis hier, une lettre écrite depuis sa cellule circule sur les groupes facebook dédiés au mouvement des Gilets Jaunes, ses avocats ont pu nous confirmer que leur client en était bien l’auteur. Quoi que l’on pense des faits reprochés à Thomas P., ce dernier s’explique avec une grande sincérité et lève le mystère qui pouvait planer sur ses actes autant que sur le parcours qui l’a amené à rejoindre les gilets jaunes. Les paroles de détenus sont rares, celle de Thomas P. apparaîtra dès lors précieuse en tant qu’elle explique simplement ces gestes que d’aucuns qualifient un peu rapidement de « casse ». Dans ce récit introspectif, le jeune homme ne semble exprimer aucun regret, si ce n’est pour l’état de nos vies et du monde.
Bonjour,
Je m’appelle Thomas. Je fais partie de ces nombreux Gilets Jaunes qui dorment en ce moment en prison. Cela fait près de 3 mois que je suis incarcéré à Fleury-Mérogis sous mandat de dépôt criminel.
Je suis accusé de pas mal de choses après ma participation à l’acte XIII à Paris :
— « dégradation ou détérioration d’un bien appartenant à autrui »
— « dégradation ou détérioration d’un bien appartenant à autrui par un moyen dangereux pour les personnes » (incendie d’une Porsche)
— « dégradation ou détérioration de bien par un moyen dangereux pour les personnes commise en raison de la qualité de la personne dépositaire de l’autorité publique de son propriétaire » (le ministère des armées)
— « dégradation ou détérioration d’un bien destiné à l’utilité ou la décoration publique » (attaque sur une voiture de police et une voiture de l’administration pénitentiaire)
— « violence aggravée par deux circonstances (avec arme et sur dépositaire de l’autorité publique) suivi d’incapacité n’excédant pas 8 jours » (l’arme serait une barrière de chantier, toujours sur la même voiture de police, 2 jours d’ITT pour le traumatisme)
— « violence sur une personne dépositaire de l’autorité publique sans incapacité »
— « participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de destruction ou dégradation de biens ».
J’ai effectivement commis une partie des actes que recouvrent ces formulations un peu ronflantes... Et je les assume. J’ai bien conscience qu’écrire cela risque de me faire rester un peu plus de temps en prison et je comprends très bien tous ceux qui préfèrent ne pas revendiquer leurs actes devant la justice et parient sur une éventuelle clémence.
Quand on lit cette longue liste de délits et leurs intitulés, il y a de quoi me prendre pour un fou furieux, n’est-ce pas ? C’est d’ailleurs comme ça que l’on m’a décrit dans les media. Enfin, on m’a plutôt réduit à un mot bien pratique : « casseur ». Simplement. « Pourquoi ce type a cassé ? - Parce que c’est un casseur, c’est évident. » Tout est dit, circulez il n’y a rien à voir et surtout, rien à comprendre. À croire que certains naissent « casseur ». Cela évite d’avoir à se demander pourquoi tel commerce est ciblé plutôt que tel autre, et si par hasard ces actes n’auraient pas un sens, au moins pour ceux qui prennent le risque de les accomplir.
Il est d’ailleurs assez ironique, que je me retrouve affublé du stigmate de « casseur », notamment parce que la chose que j’apprécie le plus dans la vie, c’est la construction. Menuiserie, charpente, maçonnerie, plomberie, électricité, soudure... Bricoler, réparer tout ce qui traîne, construire une maison de la dalle aux finitions, c’est ça mon truc. Après, c’est vrai, rien de ce que j’ai construit ou réparé ne ressemble à une banque ou à une voiture de police.
Dans certains médias, on m’a aussi traité de « brute », pourtant je n’ai jamais été quelqu’un de violent. On pourrait même dire que je suis doux. À tel point que cela m’a rendu la vie compliquée pendant l’adolescence. Bien sûr, dans la vie, on passe tous par des situations difficiles et on s’endurcit. Après, je ne cherche pas à dire que je suis un agneau ni une victime.
On n’est plus innocent quand on a vu la violence « légitime », la violence légale : celle de la police. J’ai vu la haine ou le vide dans leurs yeux et j’ai entendu leurs sommations glaçantes : « dispersez-vous, rentrez chez vous ». J’ai vu les charges, les grenades et les tabassages en règle. J’ai vu les contrôles, les fouilles, les nasses, les arrestations et la prison. J’ai vu les gens tomber, en sang, j’ai vu les mutilés. Comme tous ceux qui manifestaient ce 9 février, j’ai appris qu’une nouvelle fois, un homme venait de se faire arracher la main par une grenade. Et puis je n’ai plus rien vu, à cause des gaz. Tous, nous suffoquions. C’est à ce moment-là que j’ai décidé ne plus être une victime et de me battre. J’en suis fier. Fier d’avoir relevé la tête, fier de ne pas avoir cédé à la peur.
Bien sûr, comme tous ceux qui sont visés par la répression du mouvement des Gilets Jaunes, j’ai d’abord manifesté pacifiquement et au quotidien, je règle toujours les problèmes par la parole plutôt que par les poings. Mais je suis convaincu que dans certaines situations, le conflit est nécessaire. Car le débat aussi ’grand’ soit il, peut parfois être truqué ou faussé. Il suffit pour cela que celui qui l’organise pose les questions dans les termes qui l’arrangent. On nous dit d’un côté que les caisses de l’État sont vides mais on renfloue les banques à coups de millions dès qu’elles sont en difficulté, on nous parle de « transition écologique » sans jamais remettre en question le système de production et de consommation à l’origine de tous les dérèglements climatiques [1] Nous sommes des millions à leur hurler que leur système est pourri et ils nous expliquent comment ils prétendent le sauver.
En fait, tout est question de justesse. Il y a un usage juste de la douceur, un usage juste de la parole et un usage juste de la violence.
Il nous faut prendre les choses en main et arrêter d’implorer des pouvoirs si déterminés à nous mener dans le mur. Il nous faut un peu de sérieux, un peu d’honneur et reconnaître qu’un certain nombre de systèmes, d’organisations et d’entreprises détruisent nos vies autant que notre environnement et qu’il faudra bien un jour les mettre hors d’état de nuire. Ça implique d’agir, ça implique des gestes, ça implique des choix : manif sauvage ou maintien de l’ordre ?
À ce propos, j’entends beaucoup de conneries à la télé, mais il y en a une qui me semble particulièrement grossière. Non, aucun manifestant ne cherche à « tuer des flics ». L’enjeu des affrontements de rue c’est de parvenir à faire reculer la police, à la tenir en respect : pour sortir d’une nasse, atteindre un lieu de pouvoir ou simplement reprendre la rue. Depuis le 17 novembre, ceux qui ont menacé de sortir leur armes, ceux qui brutalisent, mutilent et asphyxient des manifestants désarmés et sans défense, ce ne sont pas les soit-disant « casseurs », ce sont les forces de l’ordre. Si les médias en parlent peu, les centaines de milliers de personnes qui sont allées sur les ronds-points et dans les rues le savent. Derrière leur brutalité et leurs menaces, c’est la peur qui se cache. Et quand ce moment arrive, en général, c’est que la révolution n’est pas loin.
Si je n’ai jamais eu envie de voir mon nom étalé dans la presse, c’est désormais le cas, et comme je m’attends à ce que journalistes et magistrats épluchent et exposent ma vie personnelle, autant prendre moi-même la parole [2]. Voilà donc ma petite histoire. Après une enfance somme toute assez banale dans une petite ville du Poitou, je suis parti dans la « grande ville » d’à côté pour commencer des études, quitter le foyer familial (même si j’aime beaucoup mes parents), commencer la vie active. Pas dans le but de trouver du travail et de prendre des crédits, non, plutôt pour voyager, faire de nouvelles expériences, trouver l’amour, vivre des trucs dingues, l’aventure quoi. Ceux qui ne rêvent pas de cela à 17 ans doivent être sérieusement dérangés.
Cette possibilité-là, pour moi, c’était la fac mais j’ai vite déchanté face à l’ennui et l’apathie régnants. Puis coup de chance, je suis tombé sur une assemblée générale au début du mouvement des retraites. Il y avait des gens qui voulaient bloquer la fac et qui ont attiré mon attention. J’en ai rencontré quelques-uns qui voulaient occuper un bâtiment et rejoindre les dockers. Le lendemain, je les ai accompagné pour murer le local du Medef et taguer « pouvoir au peuple » sur les parpaings tout frais. Voilà le jour où l’homme que je suis aujourd’hui est né.
J’ai donc étudié l’Histoire parce qu’on parlait beaucoup de révolution et que je ne voulais pas parler depuis une position d’ignorant. Mais très vite, je décidais de quitter la fac. Le constat était simple, non seulement on en apprenait bien plus dans les bouquins qu’en cours mais en plus de cela je n’avais pas envie de m’élever socialement pour devenir un petit cadre aisé du système que je voulais combattre. Là c’était le vrai début de l’aventure.
Ensuite, j’ai vécu avec plein de potes en ville ou à la campagne, c’est là que j’ai appris à tout réparer, à tout construire. On essayait de tout faire nous-mêmes plutôt que de bosser pour l’acheter. Un peu une vie de hippie, quoi ! À la différence qu’on savait qu’on n’allait pas changer le monde en s’enterrant dans notre petit cocon auto-suffisant. Alors, j’ai toujours gardé le contact avec l’actualité politique, je suis allé à la rencontre de celles et ceux qui, comme moi dans le passé, vivaient leur premier mouvement.
Voilà comment j’ai rejoint les Gilets Jaunes depuis maintenant quatre mois. C’est le mouvement le plus beau et le plus fort que j’ai jamais vu. Je m’y suis jeté corps et âme, sans hésitation. L’après-midi de mon arrestation, plusieurs fois des gens sont venus vers moi pour me saluer, me remercier ou me dire de faire attention à moi. Les actes que l’on me reproche, ceux que j’ai commis et les autres, ils sont en réalité collectifs. Et c’est précisément de cela dont le pouvoir à peur et c’est pour cette raison qu’ils nous répriment et nous enferment individuellement en tentant de nous monter les uns contre les autres. Le gentil citoyen contre le méchant « casseur ». Mais de toute évidence, ni la matraque ni la prison ne semblent arrêter ce mouvement. Je suis de tout cœur avec celles et ceux qui continuent.
Le 29/04/2019, depuis les murs de Fleury-Merogis,
Thomas, gilet jaune.
[Des lecteurs nous signalent qu’il existe un blog pour se tenir informé de la situation de Thomas P. comitedesoutienathomasp.home.blog ainsi qu’une page facebook]
[1] Cela vaut d’ailleurs pour beaucoup d’écologistes officiels qui souhaitent que ce sale pollueur de pauvre ne puisse plus rouler avec sa camionnette des années 90 qu’il entretient, répare et bricole lui-même. Non, il va devoir s’acheter tous les quatre ans la dernière voiture high-tech basse conso.
[2] D’ailleurs, les journaux parlent de mes antécédents judiciaires pour « dégradation ». Il a fallu que je me creuse la tête pour me souvenir. Il s’agit plus précisément d’un « vol avec dégradation en bande organisée ». C’est-à-dire qu’à force d’enjamber le grillage pour faire de la récup’ de nourriture dans les poubelles d’un Carrefour Market de campagne, il s’était un peu affaissé. C’est pas une blague. C’est juste la magie des qualifications pénales.
https://lundi.am/Soupconne-d-avoir-incendie-la-Porsche-de-Christian-Etchebest-et-un-vehicul
Publié le 08/05/2019
L’hôpital et ses « attaques » par Pierre-André Juven
« La violence est des deux côtés de la rue. Violence policière dans le cortège, violence politique à l’hôpital public. Que les deux aient été réunies à l’occasion du 1er mai interpelle. »
lundimatin#190, (site lundi.am)
L’hôpital n’est pas un lieu coupé de la société. L’événement de la Pitié-Salpêtrière du 1er mai l’a montré et témoigne d’une double violence : dans la rue au point que des manifestants se réfugient dans un hôpital, et dans ce même hôpital où les soignant.e.s sont aujourd’hui en grève. Une analyse de Pierre-André Juven, sociologue et coauteur de La casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public (Raisons d’agir, 2019).
Beaucoup a été dit de l’incident survenu à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière le 1er mai dernier : des stratégies du gouvernement pour inspirer la peur et le dégoût des mobilisations, aux réactions pavloviennes d’une grande partie de la presse s’empressant de relayer sans vérifier les propos du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner [1], en passant par la violence dont auraient été victimes les professionnel.le.s de santé.
Délégitimer toute revendication sociale
L’enjeu n’est pas ici de revenir sur le déroulé de cette journée mais d’analyser sur le vif ce que signifient les réactions à ces événements. Nombre d’entre elles se sont fait l’écho de la défense adoptée par les personnes en charge des politiques de santé aujourd’hui et ont adopté la stratégie suivante : concéder qu’il n’y a pas eu d’« attaque » mais s’indigner néanmoins d’une « intrusion » dans un hôpital public [2], lieu devant être sanctuarisé, et d’une tentative d’intrusion dans un service de réanimation, lieu de l’urgence médicale et vitale par excellence. En mobilisant cet argument, les ministres, les secrétaires d’État, les directeurs et directrices d’hôpital, certain.e.s médecins, jouent sur un registre ultime et abattent une dernière carte, celle de la sacralité absolue, non de l’hôpital public, mais de la vie. Si l’intrusion est inacceptable, pour toutes ces personnes, c’est en raison du danger qu’elle fait porter à des individus entre la vie et la mort, dans un service de réanimation. Ces personnes ayant dénoncé un peu trop vite l’attaque de la Pitié, nous les appellerons ici « les indigné.e.s du 1er mai ».
Entendons nous bien, il n’est pas ici question de dire qu’il n’est pas grave qu’un service de réanimation soit perturbé. Nous ne prenons pas à la légère l’exigence et l’urgence médicale de ces situations. Mais en rester là pour analyser ce qui s’est passé est, convenons en, un peu court. Dans le cas qui nous occupe, les réactions sont même bien commodes et traduisent les hiérarchies idéologiques qui animent celles et ceux qui les portent. Dans son dernier ouvrage, La vie : mode d’emploi critique, Didier Fassin note que « la citoyenneté biologique restreint l’espace des droits sociaux, la place croissante accordée à la vie physique s’accompagne fréquemment d’un déclin de l’importance de la vie politique » [3]. Si les terrains d’enquête de Didier Fassin ne concernent pas directement le cas qui nous occupe ici, l’analyse s’y applique cependant entièrement. À faire de la vie des personnes dans le service de réanimation le cœur du problème voire le point indépassable du débat, il devient possible de légitimer la totalité des violences présentes à l’extérieur d’une part et de relativiser la situation périlleuse de l’hôpital public d’autre part. La biolégitimité dont parle Fassin peut alors servir en ce mois de mai à invalider toute revendication sociale voire à rendre acceptables les violences policières.
En refusant de regarder tout ce qui se passe autour du service de réanimation et, plus largement, de l’hôpital public, les pourfendeurs et pourfendeuses de l’intrusion commettent une erreur d’analyse (volontaire ou non) : celle de penser que les deux espaces sont autonomes l’un de l’autre, que ce qui se passe dans la rue n’a rien à voir avec ce qui se passe à l’hôpital public. Cette illusion de deux mondes distincts a des vertus stratégiques pour l’ordre établi : elle permet de circonscrire les mouvements sociaux dans des espaces contrôlés et d’en limiter l’efficacité. Elle revient à dire qu’on peut perdre un œil ou se faire charger par des dizaines de policier.e.s (dont les violences sont désormais documentées par le travail de journalistes comme David Dufresne [4]) tant qu’on ne dérange pas le service de réanimation.
L’illusion de deux mondes autonomes
Cette illusion de deux mondes distincts et d’un mur séparant par magie l’espace de l’hôpital et l’espace de la rue n’est pas qu’une vue de l’esprit, elle est une vieille technologie de gouvernement. Depuis le XVIIe siècle, l’hôpital remplit une fonction sociale de contrôle de la déviance tout en étant ce que Michel Foucault a décrit comme « une machine à guérir » investie par les médecins et les corps médicaux [5]. Certain.e.s voudraient aujourd’hui que l’hôpital ne soit que cela : une machine à guérir où les désordres sociaux n’ont pas lieu d’être [6]. Une partie des indigné.e.s du 1er mai souhaitent que la pauvreté et la maladie entre « comme il se doit » à l’hôpital. Pour eux, la violence physique et sociale si elle conduit des personnes à l’hôpital ne saurait faire fi d’un minimum de discipline. Or, le 1er mai, cette violence a débordé le cadre, elle est passée de la rue à l’hôpital d’une façon nouvelle, non par la porte des urgences mais par une allée cadenassée. Cela en dit plus du degré de violence s’exerçant dans la rue de la part des forces de l’ordre que de l’esprit de manifestant.e.s « débiles » pour reprendre les mots d’un « journaliste » de BFM [7].
Cette illusion de deux mondes autonomes est donc des plus fragiles. D’autant moins aujourd’hui que des deux côtés se déroule une même bataille, celle de la défense des services publics. Les soignant.e.s actuellement en grève se trouvaient physiquement des deux côtés : dans le cortège des manifestant.e.s mais aussi à l’hôpital à assurer la permanence des soins. L’hôpital n’est pas une institution coupée de la société, y compris spatialement. Il n’est pas non plus un espace sacré et autonome. Il demeure une institution, un lieu dépendant de l’ordre et du désordre social, des modes de gouvernement (ici répressifs) et des politiques déployées en matière de service public. L’hôpital n’est pas hors de la cité, il en est au cœur, il est « un espace à la fois perméable et délimité, ordonné et ouvert, imprévisible et opaque » [8]. Un hôpital, comme la Pitié-Salpêtrière qui plus est, a une histoire. Il est l’incarnation de ce qui est appelé au XVIIe « Hôpital général » et qui a vocation a opérer cette césure entre les indigent.e.s et les bien portant.e.s [9]. Son instauration visait précisément à protéger la société des contagions et de la déviance. Las, cette frontière est bien plus labile et un cadenas ne peut y résister.
Certaines des réactions ont fait valoir qu’une intrusion, quelle qu’elle soit, ne pouvait se justifier (dénigrant encore une fois au passage le degré de violence qui se trouvait de l’autre côté de la grille). Cette violence serait d’autant plus difficile à encaisser que les professionnel.le.s de santé feraient de plus en plus l’objet d’« incivilités » au quotidien. Et pour cause, les agressions de soignant.e.s se multiplient, ce qu’a rappelé par exemple le directeur de l’APHP Martin Hirsch ou la ministre de la Santé. Pourquoi ces agressions ? Là encore, les causes de la violence sont ignorées ou, a minima, invisibilisées par les responsables politiques et institutionnels. Les travaux sociologiques ont montré que la « violence au guichet » s’explique essentiellement par des conditions de travail délétères et par une incapacité subie par les agent.e.s à prendre correctement en charge toutes les demandes. Qu’on regarde, encore et encore, Daniel Blake, la violence entre usager.e.s et agent.e.s du service public se retourne soit sur les un.e.s soit sur les autres. Mais elle n’est jamais sans rapport avec des politiques publiques rognant sans cesse et sans relâche sur les droits sociaux.
Des violences d’une autre nature : les réformes de l’hôpital
De même, ces réactions indignées font moins cas des violences autrement plus
systématiques et tout aussi périlleuses pour l’hôpital public et les services de réanimation. Ces violences sont politiques et financières, elles ont des effets directs sur la santé des soignant.e.s.
Les faibles moyens accordés à l’hôpital public rapportés à l’augmentation croissante de son activité [10] pousse les agent.e.s dans
des états de fatigue et de tension extrêmes. Le risque majeur qui pèse aujourd’hui sur le service de réanimation de la Pitié-Salpêtrière n’est pas d’abord une intrusion de personnes en
panique, c’est la fatigue des soignant.e.s et la casse de l’hôpital public [11]. Les indigné.e.s du 1er mai n’en ont pas parlé, de tou.te.s
ces grévistes dans les services d’urgences, y compris au sein de la Pitié-Salpêtrière, qui dénoncent des conditions de travail toujours plus dégradées et les violences qui en résultent. Pire, d’après
certaines organisations mobilisées [12], la venue du ministre de l’Intérieur au chevet d’agent.e.s traumatisé.e.s
(en fait non) par une attaque (en fait non) a conduit la direction de la Pitié-Salpêtrière à faire arracher des banderoles de grèves de soignant.es épuisé.es (en fait oui) par des réformes
fragilisant depuis des décennies l’hôpital public (en fait oui).
La violence est des deux côtés de la rue. Violence policière dans le cortège, violence politique à l’hôpital public. Que les deux aient été réunies à l’occasion du 1er mai interpelle. Cela montre que qu’il n’y a pas un dehors et un dedans mais un espace connecté où la fragilisation des solidarités s’étend du fait d’une mise à mal des services publics. Nul doute que les journalistes indigné.e.s n’hésiteront pas à l’avenir à interroger les responsables politiques sur les agressions dont est victime tous les jours l’hôpital public.
Pierre-André Juven
Nb. : Je m’exprime ici à titre personnel, non en tant que chargé de recherche au CNRS ou en tant que membre du CERMES3.
[1] Ce dernier a ainsi déclaré en direct à la télévision : « Des gens ont attaqué un hôpital ».
[2] La ministre de la Santé Agnès Buzyn a par exemple concédé qu’il ne s’agissait pas d’une « attaque » mais d’une intrusion « inqualifiable ».
[3] Didier Fassin, La vie. Mode d’emploi critique, Le Seuil, Paris, 2018, p. 104.
[4] On consultera notamment son site internet : https://www.davduf.net/
[5] Michel Foucault, Les machines à guérir, aux origines de l’hôpital moderne, Éditions Pierre Mardaga, Paris, 1979.
[6] . Cela d’autant plus que, comme l’a montré Michel Foucault l’hôpital médical est directement inspiré des hôpitaux maritimes et militaires. Autrement dit, ce qui doit définir l’hôpital moderne, ce n’est pas tant la technique médicale que la discipline (cf. : Michel Foucault, « L’incorporation de l’hôpital dans la technologie moderne », dans Dits et Écrits Vol. II, Gallimard, Paris, 2001, pp. 508-52).
[7] Sur son compte twitter Thierry Arnaud a ainsi écrit « quelle niveau de débilité faut-il avoir atteint pour s’en prendre à un hôpital public et à son personnel soignant ? ». Le tweet a été supprimé quelques temps après.
[8] Janina Kher et Fanny Chabrol, « L’hôpital », Anthropologie et santé, vol. 16, 2018.
[9] Jean Imbert, Les hôpitaux en France, PUF, Paris, 1996.
[10] Un haut fonctionnaire spécialiste des questions de santé, Pierre-Louis Bras, a récemment publié un article où il montre que la productivité a augmenté de 14% alors que l’emploi lui n’a progressé que de 2% : Pierre-Louis Bras, « L’ONDAM et la situation des hôpitaux publics depuis 2009 », Les tribunes de la santé,
n°59, pp. 109-117.
[11] C’est un des points que nous abordons dans un ouvrage paru cette année et consacrée à la fragilisation de l’hôpital public en France : Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, Fanny Vincent, La casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’agir, Paris, 2019.
[12] C’est ce qu’a affirmé le collectif Inter-Urgences via son compte Twitter : @Interurg
https://lundi.am/L-hopital-et-ses-attaques-par-Pierre-Andre-Juven
Publié le 06/05/2019
Gilets jaunes : nous ne sommes pas dupes !
Par Des personnalités du monde de la culture (site liberation.fr)
Juliette Binoche, Emmanuelle Béart, Edouard Louis, Alain Damasio... Autant de personnalités qui apportent leur soutien à un mouvement «sans précédent dans l’histoire». Un mouvement qui représente tous les métiers de la culture. Un mouvement que le pouvoir cherche à discréditer et réprime sévèrement alors que la violence la plus menaçante est économique et sociale.
Tribune. Depuis plusieurs mois, le mouvement des gilets jaunes, sans précédent dans l’histoire de la Ve République, bat le pavé de nos rues.
Un mouvement de citoyen·ne·s, né spontanément, qui ne se rattache à aucun parti politique. Un mouvement qui mobilise des dizaines de milliers de Français·e·s chaque samedi, depuis plus de six mois, et qui est soutenu par des millions d’autres. Un mouvement qui réclame des choses essentielles : une démocratie plus directe, une plus grande justice sociale et fiscale, des mesures radicales face à l’état d’urgence écologique.
Ce qu’ils demandent, ils le demandent pour tou·te·s. Les gilets jaunes, c’est nous. Nous, artistes, technicien·ne·s, aut·eur·rice·s, de tous ces métiers de la culture, précaires ou non, sommes absolument concerné·e·s par cette mobilisation historique.
Et nous le proclamons ici : Nous ne sommes pas dupes ! Nous voyons bien les ficelles usées à outrance pour discréditer les gilets jaunes, décrits comme des anti-écologistes, extrémistes, racistes, casseurs… La manœuvre ne prend pas, ce récit ne colle pas à la réalité même si médias grand public et porte-parole du gouvernement voudraient bien nous y faire croire. Comme cette violence qu’ils mettent en exergue chaque samedi. Pourtant la violence la plus alarmante n’est pas là.
Le bilan de la répression s’aggrave chaque semaine. Au 19 avril, on recensait 1 décès, 248 blessé·e·s à la tête, 23 éborgné·e·s, 5 mains arrachées chez les manifestant·e·s. C’est indigne de notre République. Et nous ne sommes pas les premier·e·s à le dénoncer : Amnesty International, la Ligue des droits de l’homme, l’ONU, l’Union européenne, le Défenseur des droits, tou·te·s condamnent les violences policières sur les gilets jaunes en France.
Le nombre de blessé·e·s, de vies brisées, d’arrestations et de condamnations dépasse l’entendement. Comment peut-on encore exercer notre droit de manifester face à une telle répression ? Rien ne justifie la mise en place d’un arsenal législatif dit «anticasseur» qui bafoue nos libertés fondamentales.
Nous ne sommes pas dupes ! La violence la plus menaçante est économique et sociale. C’est celle de ce gouvernement qui défend les intérêts de quelques-un·e·s aux détriments de tous et toutes. C’est la violence qui marque les corps et les esprits de celles et ceux qui s’abîment au travail pour survivre.
Puis nous devons – c’est une urgence historique – affronter collectivement la crise écologique et trouver des solutions justes et efficaces, afin de laisser un monde vivable à nos enfants. Nous ne sommes pas dupes ! Ce gouvernement n’a cessé de reculer sur la question pour ne pas inquiéter les responsables du désastre annoncé. Les gilets jaunes le dénoncent comme les militants écologistes. Aujourd’hui, la convergence des luttes sociales et environnementales est en route.
Nous continuerons à nous indigner, plus fort, plus souvent, plus ensemble.
Et aujourd’hui, nous appelons à écrire une nouvelle histoire.
Nous, écrivain·e·s, musicien·ne·s, réalisa·teur·trice·s, édit·eur·rice·s, sculpt·eur·rice·s, photographes, technicien·ne·s du son et de l’image, scénaristes, chorégraphes, dessinat·eur·rice·s, peintres, circassien·ne·s, comédien·ne·s, product·eur·rice·s, danseu·r·se·s, créat·eur·rice·s en tous genres, sommes révolté·e·s par la répression, la manipulation et l’irresponsabilité de ce gouvernement à un moment si charnière de notre histoire.
Utilisons notre pouvoir, celui des mots, de la parole, de la musique, de l’image, de la pensée, de l’art, pour inventer un nouveau récit et soutenir celles et ceux qui luttent dans la rue et sur les ronds-points depuis des mois.
Rien n’est écrit. Dessinons un monde meilleur.
«A dream you dream alone is only a dream / A dream you dream together is reality.» John Lennon
Les premiers signataires : Juliette Binoche, comédienne ; Emmanuelle Béart, comédienne ; Jeanne Balibar, comédienne, réalisatrice ; Swann Arlaud, comédien ; Bruno Gaccio, auteur ; Anne-Laure Gruet, actrice, réalisatrice ; Gérard Mordillat, romancier, cinéaste ; Annie Ernaux, écrivaine ; Edouard Louis, écrivain ; Stanislas Nordey, metteur en scène comédien ; Denis Robert, écrivain; Yvan Le Bolloc’h, chanteur, comédien ; Elli Medeiros, artiste ; Marion Montaigne, autrice de BD ; Gilles Perret, réalisateur ; Alain Damasio, écrivain ; Liliane Rovère, comédienne ; Jean-Claude Petit, compositeur, chef d’orchestre ; Anouk Grinberg, actrice ; Frank Margerin, auteur de BD ; Simon Abkarian, comédien ; China Moses, musicienne ; Alexandre Gavras, producteur ; Fanny Cottençon, comédienne ; Guillaume Brac, cinéaste ; Julien Seri, réalisateur ; Mireille Perrier, comédienne ; Alain Guiraudie, cinéaste ; Emile Bravo, auteur de BD ; Luis Rego, comédien ; Olivier Rabourdin, comédien ; Christian Benedetti, metteur en scène directeur ; Christine Boisson, actrice ; Jean-Pierre Thorn, cinéaste ; Sam Karmann, acteur réalisateur ; Anne Alvaro, comédienne ; Bernard Blancan, comédien réalisateur ; Xavier Durringer, auteur réalisateur ; Pierre Schoeller, cinéaste ; Florent Massot, éditeur ; Martin Meissonnier, compositeur, réalisateur ; Aline Pailler, productrice radio ; Stéphane Brizé, réalisateur ; Dominique Cabrera, réalisateur ; Jacques Bonnaffé, comédien ; Mariana Otero, réalisatrice ; Laurent Bouhnik, réalisateur ; David Hermon aka Cosmic, musicien ; Jean-Pierre Duret, ingénieur du son, réalisateur documentaire ; Blandine Pélissier, metteuse en scène ; Ludovic Bource, compositeur ; Niko Kantes (Sporto Kantes), musicien ; Robert Guédiguian, réalisateur producteur ; Ariane Ascaride, actrice.
Les 1400 autres artistes et créateur.rice.s signataires sur: http://www.nousnesommespasdupes.fr/
https://www.liberation.fr/debats/2019/05/04/gilets-jaunes-nous-ne-sommes-pas-dupes_1724724
Publié le 05/05/2019
Rire jaune et colère noire : ne nous rejoignez pas !
Nikita et Camille (site legrandsoir.info)
Rire jaune, oui… L’expression est bien de circonstance quand les politiciens et les médias aux ordres, dans un concert de vierges effarouchées, s’indignent des « suicidez-vous » criés en manif à nos tortionnaires et pleurent des larmes de crocodiles pour des feux de poubelles. Des feux qui n’ont pas le pouvoir, eux, de débloquer un milliard en quelques heures pour une vie digne pour tous.
Rire jaune, encore, en lisant le tweet d’Alexis Kraland : « Sorti d’une garde-à-vue de 8h parce qu’à gare du nord j’ai refusé de lâcher ma caméra à un policier dont le collègue affirmait que c’est une "arme par destination". Ils ont donc matraqué ma main qui la tenait avant de m’interpeller pour "rébellion de palpation" ».
Rire jaune, toujours, quand nous vivons en direct l’arrestation de Gaspard Glanz, de Taranis News et que nous découvrons le verdict : interdiction d’exercer son métier, notamment le 1er Mai, mais également tous les samedis, jusqu’à son procès en octobre, le condamnant ainsi à la mort économique…
Rire jaune, enfin, pour cette enquête diligentée pour rechercher les prétendus coupables d’un slogan de manif repris par quelques-uns aux côtés de tant d’autres qui crient à leur bourreaux « rejoignez-nous ».
Il faudra bien finir par accepter de regarder le réel, aussi absurde qu’il soit. En France, aujourd’hui, on arrête et condamne des journalistes, on assassine une innocente qui ferme ses volets, on mutile des manifestants, on recherche les coupables d’un cri de rage, mais on laisse les véritables crimes impunis.
La mort, les mains arrachées, les personnes éborgnées, les blessés graves, les interpellations injustes qui se déroulent dans une violence inouïe, les insultes racistes et homophobes, l’humiliation… Impunité totale !
Le droit de manifester et la liberté de la presse abolis… Impunité totale !
Tout ça dans un assourdissant concert de silence par ceux-là même qui pleurnichent sur un slogan et nous demanderont, dans la foulée, de voter pour eux, de regarder leurs émissions débilitantes, de lire leurs journaux propagandistes, de consommer leur bouffe glyphosatée, d’acheter leurs produits en toc fabriqués par des enfants à l’autre bout du monde… Pour faire durer encore quelques années un système qui tue l’Humanité à petit feu.
Comment est-il possible de s’indigner sincèrement de la colère envers les flics ? Lequel d’entre-eux a pleuré Zineb, qui est allé voir la famille, qui a manifesté une once de compassion ? Qui a avoué sa culpabilité pour Geneviève ? Qui a provoqué les blessures à vie ? Qui, chaque samedi, commet des actes indignes, violents, barbares, contre des innocents ? Qui s’en repend ?
Personne, absolument personne. Personne n’a émis le moindre regret, c’est même tout le contraire.
Depuis 23 semaines, depuis 161 jours, mais en fait depuis bien plus longtemps encore, se succèdent, ininterrompus, des actes infâmes, des abus de pouvoir, la violence policière. Jusqu’à plus soif !
Sur un plateau télé, un responsable syndical lâche un « c’est bien fait pour sa gueule » à propos d’un Gilet Jaune amputé d’une main par un tir de flic, alors qu’à la radio, un ancien ministre demande qu’ils « se servent de leurs armes une bonne fois ».
Les menaces de mort défilent entre deux insultes « vieille truie, le premier qui avance il est mort, sale merde, pas de quartier, faut tirer, on va vous brûler la gueule, quand je te dis qu’il faut aligner deux trois bastos… ».
Brice Couturier recommande publiquement, sur Twitter, le suicide à un Gilet Jaune, mais on fait mine de s’indigner quand c’est crié par des manifestants nassés, gazés et frappés des heures durant sur une place transformée en souricière. Tout est filmé, documenté, diffusé, à n’en plus pouvoir.
Aucun coupable, aucune enquête n’a abouti ! Aucune n’aboutira jamais, soyez-en sûrs.
La REM lâche régulièrement son petit mot déplacé sous l’oeil goguenard des autres partis qui se gaussent, Castaner culpabilise les victimes et félicite chaque semaine les responsables de ces barbaries, Nunez court les plateaux pour assener qu’il n’y a pas de violence policière, Macron bidonne ses déplacements avec la complicité de CNews et tous se taisent et détournent les yeux. Ce sont des lâches !
Le point de non retour est franchi.
Le gouvernement donne des ordres iniques à des robots sans âme qui les exécutent avec jubilation, se transformant de fait en une milice barbare. Chacun peut le voir, tout le monde le sait, mais aucun plumitif à la petite semaine, aucun de ces « éditorialistes » de salon, aucun « artiste bankable », aucun politicien professionnel n’en souffle mot. Et pour cause. Sans cette milice aux ordres, le gouvernement tombe, le système s’écroule et ils sont tous balayés ! Tous, sans exception !
Ce jour viendra, qu’ils en soient assurés, nous y travaillons sans relâche et n’allons pas cesser. Leurs indignités renforcent chaque jour notre colère et notre détermination.
Mais d’ici là, qu’ils et elles le sachent bien, nous ne voulons pas des flics dans nos rangs !
Nous ne voulons pas qu’ils nous rejoignent, c’est trop tard, les limites ont été franchies il y a des années déjà. Les actes d’hier dans ce qu’ils nomment, en se pinçant le nez, « les banlieues » et ceux d’aujourd’hui confirment ce que nous savons déjà tous : les flics, dans leur immense majorité, ont choisi leur camp.
Celui du pouvoir, celui qui donne les ordres abjects sans se salir les mains, celui du racisme social, de la justice de classe, de la violence gratuite, celui des consignes obscènes et discriminatoires. Celui d’un état qui ne tue pas seulement physiquement mais qui tue en muselant, en interdisant de penser, en privant de liberté, en emprisonnant pour une opposition.
Celui d’un état policier en marche… ou crève !
Ne nous rejoignez pas ! Continuez de servir l’ordre établi, continuez la sale besogne que vous faites salement, tout ça ne durera pas. Mais surtout, surtout, ne nous rejoignez pas !
Nous n’avons pas les mêmes valeurs, pas les mêmes colères, pas les mêmes indignations, nous n’avons rien à donner à ceux qui mutilent, tuent, blessent, insultent, humilient, si ce n’est notre mépris, notre rage, et notre colère. Nous ne sommes pas semblables.
Quand le Landerneau de la bienpensance qui couvre vos agissements illégaux de ses indignations à géométrie variable s’offusque pour un suicidez-vous, nous sommes indignés pour des morts, des blessés, le droit de manifester dissous, la liberté de la presse abolie.
Nous nous révoltons pour tous ceux qui ne peuvent pas vivre dignement.
Nous pleurons cette femme somalienne condamnée à mourir dans la rue, comme nous pleurons toutes celles et ceux qui misèrent dehors.
Nous hurlons de douleur chaque fois qu’un être humain, l’un des nôtres, se noie en mer.
Nos coeurs révoltés volent vers tous ceux qui subissent la violence, la guerre, la peur, la discrimination, l’humiliation, la honte, le désespoir… ici, en Palestine, en Birmanie, au Soudan, en Somalie, au Yémen… Partout où ceux qui sont vos clones, sèment la désolation et la mort…
Alors non, surtout, ne nous rejoignez pas ! Nous n’avons pas besoin de vous, nous ne sommes pas comme vous.
Nous sommes peut-être des riens, et pourtant nous sommes tout à la fois le feu et la colère, la lave et la rage, la glace et la volonté, déterminés à ne plus céder une once de tout ce que vous entendez voler et détruire.
Demain, après demain, dans nos manifs, il y aura mille Gaspard, mille Alexis, mille Zineb et nous serons de plus en plus nombreux pour vous faire rire jaune, à votre tour.
Nikita et Camille
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Publié le 23/04/2019
Foi de gilets jaunes
Par Laura Raim (site regards.fr)
Comment décrire cette foule, sinon en allant à la rencontre des personnes qui la composent ? Portraits.
« Lutter contre cette pseudo-démocratie »
Alison Hubert, vingt-huit ans, professeure des écoles, habite dans la périphérie de Lille.
Ne parlez pas à Alison de « l’essoufflement » du mouvement. C’est l’inverse qu’elle constate, du moins à Lille, où elle organise tous les samedis une manifestation des gilets Jaunes. Depuis vingt ans qu’elle « refaisait le monde » avec sa meilleure amie, elle attendait le moment où « la France se réveillerait » avec impatience. Mais attention, « refaire le monde », cela n’avait rien à voir avec faire de la politique, qu’elle « exècre ». Elle ne lisait pas la presse, ne regardait pas la télé. Elle n’avait jamais participé à, et encore moins organisé, la moindre marche. Tout juste s’obligeait-elle à voter « pour le moins pire » aux présidentielles. À la dernière, ce fut Hamon au premier tour – « le plus humain, le plus gentil », justifie-t-elle en plaisantant à moitié –, puis abstention au deuxième, car comment choisir « entre la peste et le choléra » ?
Quand, à la mi-octobre, elle sent que ça gronde, elle décide de lancer un « événement » sur Facebook pour organiser une manifestation le 17 novembre. 1200 Lillois seront au rendez-vous, pas mal pour une première. Les médias en parlent, le bouche-à-oreille prend, la manif grossit de semaine en semaine. « À la quatrième, on était 5000, en convergeant avec la marche pour le climat ! » Pour elle, c’est une évidence : l’histoire du carburant, c’est « une micro-goutte ». « Dès la première manif on n’en parlait même pas. C’était clair qu’il fallait viser plus large : lutter contre cette pseudo-démocratie. » Car « il y en a marre d’être pris pour des pantins ».
Ses idées, sa révolte, tout « part du terrain, du vécu ». Comme il lui fallait vite gagner sa vie après son bac, elle est partie en contrat d’apprentissage dans une banque, où elle a découvert « un monde de requins ». Son année passée chez Cetelem à parler au téléphone à des clients surendettés et désespérés achève de la dégoûter et de l’inciter à se réorienter dans l’Éducation nationale. En ce moment – ça tombe bien – elle enseigne la Révolution française à ses élèves de CM2. Depuis peu, elle héberge son père, qui a tout perdu après avoir tenté de monter sa boîte.
Que cherche-t-elle à obtenir ? Lors des réunions de gilets Jaunes, elle a rencontré les ouvriers qui effectuaient les blocages. « Leur priorité, c’est d’augmenter les salaires et de baisser les taxes. Je les comprends, mais il faut des réformes plus radicales » pour faire advenir « une vraie démocratie, où on est citoyens, pas juste électeurs ». « On ne peut pas se contenter d’avoir son mot à dire une fois tous les cinq ans. Aujourd’hui, avec les applis, on pourrait facilement voter sur un tas de sujets au moins une ou deux fois par mois ». Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) est un « outil intéressant », mais elle veut aller plus loin. « Je voudrais carrément qu’on en finisse avec le métier de parlementaire. L’Assemblée devrait être tirée au sort. Les mandats doivent être raccourcis. La politique ne doit pas être une carrière, sinon c’est impossible d’éviter la corruption par les lobbies. »
On ne peut pas dire que le mouvement a réconcilié Alison avec la politique institutionnelle. La France insoumise a annoncé un projet de loi sur le RIC ? « Ils peuvent dire ce qu’ils veulent, je ne les crois pas. » À la limite, François Ruffin est le plus « crédible » d’entre eux, parce qu’il « reverse une partie de son salaire à des associations » et qu’il « parle normalement, simplement ». Certains souhaitent monter un parti politique des gilets jaunes, qui pourrait se présenter aux européennes… Elle y est « plutôt opposée » : « Tant qu’on ne change pas les règles du jeu, on va se faire bouffer, on va se ridiculiser ».
En attendant, elle continue d’organiser ses manifestations pacifiques à Lille. « Notre force sera le nombre. » Et si, au moment de notre entretien, la mobilisation s’était ralentie avec les fêtes, elle restait confiante : « Attendez de voir ce qui va se passer à la rentrée avec le prélèvement à la source ! »
« Il faut aider les nôtres »
Guillaume Cauvet, trente-cinq ans, cuisinier, habite au Raincy.
Guillaume gagne pourtant bien sa vie. Il habite au Raincy, « les Champs-Élysées du 93 », mais ces jours-ci, il passe son temps sur le blocage de Rungis, le plus grand marché agroalimentaire du monde. « On va bloquer le caviar et le saumon des riches ! », s’amuse-t-il, exalté : « On a créé de la fraternité sur le blocage. Avec les gilets jaunes, on est une famille ! » Tenant beaucoup à éviter tout dérapage et à respecter la légalité de l’opération, autorisée par la préfecture jusqu’au 26 décembre, il veille à bannir l’alcool du site. Techniquement, il s’agit de barrages filtrants : « On bloque dix minutes les camions des Français, trente minutes les camions étrangers ». Pourquoi cette différence de traitement ? Parce que « les routiers roumains font une concurrence déloyale aux routiers français » et qu’il faut sanctionner « le poulet dégueu venu d’Europe de l’Est ».
Ce père de famille est là parce que « c’est pas normal ». Pas normal que même en gagnant 2000 euros, il soit « obligé de compter à la fin du mois ». Pas normal que son père, à la retraite, soit obligé de « faire du jardin pour survivre ». Depuis le 17 novembre, il va tous les samedis manifester sur les Champs-Élysées, il « filme ce qui se passe, pour montrer les violences policières ».
Difficile de cerner son profil politique, tant ses prises de position peuvent sembler contradictoires. « Apolitique », il affirme qu’il « n’y a plus de gauche, plus de droite ». Il ne s’est pas déplacé aux dernières élections, mais quand il était jeune, il votait Front national « pour faire peur ». En 2006, il avait « bloqué la raffinerie de Caen lors du mouvement contre le CPE », mais Sarkozy semble trouver grâce à ses yeux, car « il a fait des choses. C’est grâce à lui qu’on a les gilets jaunes ! », blague-t-il. Mais, plus sérieusement : « Au moins, il nous a aidés, il a défiscalisé les heures sup’ ». En 2012, il aurait voulu « voter DSK ». « On fait trop de social en France. » « Les chômeurs, ceux qui touchent le RSA, vivent mieux que nous, ils touchent les APL. » Il n’est « pas raciste », la preuve, il est « marié avec une Marocaine », mais « d’abord, il faut aider les nôtres ». « Les Syriens, eux, devraient rester dans leur pays et prendre les armes. »
Ses revendications prioritaires ? « Un smic à 1500 euros », « remettre l’ISF », la « démission du gouvernement » et la modification de l’article 3 de la Constitution pour mettre en place le RIC. « Regardez en Islande : ils ont réécrit la Constitution, ça se passe très bien pour eux. » Plus que des mesures libérales ou antisociales spécifiques, c’est avant tout le mépris de Macron qui le met hors de lui. Pour lui, le tournant a été l’affaire Benalla. « Macron a dit : venez me chercher ! C’était une grosse erreur. Et puis, quand une vieille dame à la retraite lui a dit qu’elle gagnait cinq cents euros, il lui a répondu qu’elle n’avait pas assez cotisé. Il l’a snobée. Ça m’a rendu fou. Il n’a pas à la juger. Il a donné la haine à tout le monde. Il a été élu avec 25% des voix et il se permet de nous snober. Il nous a donné la rage. » Déterminé à poursuivre le blocage jusqu’au lendemain de Noël, il se veut optimiste : « Avec le peu qu’on a fait, on a eu cent euros de prime. Et les policiers trois cents euros. La mobilisation, ça marche ! »
« Macron nous méprise »
Isabelle Picquet, trente-six ans, employée dans une compagnie d’assurances, habite à Roubaix.
C’est un rattrapage à grande vitesse. De toute sa vie, Isabelle n’avait jamais manifesté. Le 17 novembre, à Lille, c’était sa première fois. Depuis, elle ne fait plus que ça : des manifs et des blocages, « Auchan, Lidl, Amazon », énumère-t-elle, pas peu fière. Étant en arrêt maladie, elle peut y consacrer ses journées. Elle est allée à Calais aussi, et à Paris. S’équiper contre les gaz lacrymogènes, communiquer avec les camarades, elle a tout appris sur le tas. « On n’utilise plus Facebook, c’est trop surveillé, on est sur Telegram, Discord, explique-t-elle. On n’a jamais autant donné nos numéros de téléphone. » Elle s’est fait de nouveaux amis, qu’elle présente : Sandra, vingt-quatre ans, employée de magasin et Brian, vingt-huit ans, chef d’entreprise. « On ne se quitte plus, on est une famille, on partage les mêmes valeurs : pas de casse, pas d’alcool, pas de violence. »
Le carburant ? Ce n’était pas la question, c’était « le cumul de tout ». Elle sait bien que « ça a commencé avant Macron : depuis dix ou quinze ans, les lois ne sont faites que pour les plus riches ». Le président n’est que « la grosse goutte d’eau ». « La suppression de l’ISF, ça passe pas. » Son attitude non plus : « Il nous méprise, il se moque de nous ». Elle n’a jamais voté, et ce n’est pas près de changer. Sa méfiance envers tous les partis politiques reste intacte. Si elle a remarqué que « la France insoumise sont ceux qui nous soutiennent le plus », elle n’est pas disposée à les accueillir à bras ouverts. Alexandre Chantry, proche du député du Nord Adrien Quatennens, est toléré dans les cortèges parce qu’il vient « sans étiquette ». Quant aux syndicats, « ils prêtent des salles pour les AG, ils peuvent venir, mais sans carte ».
Son objectif est clair : « On n’est pas contre payer des impôts et des taxes, mais il faut augmenter le smic ». Au-delà, elle n’a « pas vraiment eu le temps » de discuter politique et d’affiner les revendications économiques et sociales, car la priorité n’est pas là : « Dans un premier temps, Macron s’en va ».
Propos recueillis par Laura Raim
http://www.regards.fr/societe/article/foi-de-gilets-jaunes
Publié le 16/04/2019
Pas de priorité à gauche sur les ronds-points
Par Pablo Pillaud-Vivien (site regards.fr)
Après avoir surtout exprimé leur embarras face à un mouvement qui les dépasse littéralement, les organisations de gauche ont dû constater que les gilets jaunes, exprimant un rejet global de la politique institutionnelle, n’attendent rien d’eux.
« Ne me parlez pas des politiques, c’est tous des cons. » Sur le rond-point de Lanester, près de Lorient (Morbihan), on ne mâche pas ses mots lorsqu’il s’agit de parler de ses élus. La défiance est totale et ce, peu importe la place sur l’échiquier politique. On est en décembre 2018, et la révolte des « gilets jaunes » bat son plein.
Pourtant, dans les partis et autres mouvements politiques, c’est branle-bas de combat général : un truc se passe et le rouleau compresseur Macron est bien trop puissant pour laisser filer une pareille occasion de se refaire une santé. Comment se positionner pour ne pas que cela passe pour de la récupération pure et simple ? Au vu de la diversité des opinions, des positionnements et des objectifs des participants au mouvement, n’y a-t-il pas un risque de s’acoquiner avec l’extrême droite ? Tout mouvement social ou sociétal doit-il être accompagné par des formations politiques ? Telles sont les questions – légitimes pour beaucoup – que se sont posées nombre de partis français tout au long des mois de novembre et de décembre 2018.
Gilets jaunes, gilets rouges
Rendons à César ce qui appartient à César : le premier à avoir flairé que le mouvement des gilets jaunes était promis à un puissant avenir a été Jean-Luc Mélenchon. Dès le 9 novembre, à l’occasion d’un meeting à Pau, il dit « souhaiter la réussite du mouvement », faisant fi de ceux qui, à ce moment-là de la mobilisation, y voient un terreau tout trouvé pour l’extrême droite. Une critique que le leader insoumis balaie d’un revers de la main : « Cette colère est juste, elle porte sur quelque chose qui a un sens ». Bien sûr, populisme et mouvement gazeux obligent, les Insoumis sont, sur l’échiquier politique, les moins susceptibles d’avoir peur des formes nouvelles, même lorsqu’elles font irruption en dehors du champ institutionnel classique. Sans drapeau ni banderole, ils participent aux marches et manifestations des samedis mais, surtout, ils prennent systématiquement et efficacement la défense des gilets jaunes sur les réseaux sociaux. Et l’on sait à quel point ils savent y être présents.
D’autres sont plus prudents, comme Olivier Besancenot du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), qui se dit, le 22 novembre dans « L’Émission politique », « solidaire » des gilets jaunes, « mais pas populiste ». Comprendre : j’entends la colère de ceux qui manifestent, mais je suis loin d’être d’accord avec tout. D’abord, parce que le logiciel du NPA est fondamentalement plus ancré dans les formes traditionnelles du pouvoir que celui des Insoumis, par exemple. Besancenot, tout comme le porte-parole du parti Philippe Poutou, appelle ainsi régulièrement à la grève générale en rappelant que ce sont les syndicats et les partis qui ont apporté les plus grandes avancées sociales en France. Tout en récusant certains des mots d’ordre des gilets jaunes comme celui du « pouvoir d’achat », qui lui « sort par les trous de nez ». Fidèle à sa gauche, Olivier Besancenot n’a par ailleurs de cesse de rappeler que les revendications doivent avant tout porter sur les salaires, les revenus, les prestations, les retraites et les allocations – et pas se cantonner au ras-le-bol fiscal. Une chose est certaine : lui et les siens essaient de changer les gilets jaunes en gilets rouges… sans succès.
Au Parti communiste français, au tout début du mouvement, on est en plein congrès. Il s’agit de changer de ligne, changer de secrétaire national. L’attention est donc ailleurs pour les militants. Tellement ailleurs qu’ils ont le bon goût d’organiser une mobilisation alternative le 15 novembre… Unitaire, certes, mais un flop total. L’arrivée de Fabien Roussel à la tête du parti change-t-elle la ligne ? Oui, assurément : moins bégueule que son prédécesseur, il appelle sans ciller à manifester avec les gilets jaunes dès le 1er décembre. Le parti n’est toutefois pas unanime sur le sujet, certains communistes notant que, s’il s’agit d’une colère légitime, toutes les aspirations et les voies de mobilisation ne sont pas bonnes à suivre : au PCF, on condamne fermement les violences et on continue d’appeler à la grève générale.
Colère commune, défiance partagée
Finalement, l’un des principaux hiatus tient au fonctionnement inversé du mouvement des gilets jaunes : horizontal, numérique, anarchique parfois, pourrait-on ajouter. N’en déplaise évidemment à Philippe Martinez. Le patron de la Confédération générale du travail élude en déclarant, dans la Midinale de Regards du 30 novembre, que sa responsabilité est « de mettre tout le monde dans la rue ». D’où, de la part de la centrale, un timide appel à manifester le samedi 1er décembre… avec un parcours différent que celui des gilets jaunes – si tant est qu’ils en eussent vraiment un. En tous les cas, les tentatives, du côté de la CGT, de rejoindre certains cortèges de gilets jaunes se révèlent impossibles : les syndicalistes, lorsqu’ils sont repérés, ne sont pas vraiment les bienvenus. Colère commune, mais profond désaccord de forme – et défiance des deux côtés.
Étonnamment, les écologistes ont presque eu moins de mal avec les gilets jaunes : alors que la raison première des mobilisations est l’augmentation de la taxe sur les carburants, on pouvait se dire que ça n’allait pas matcher avec les revendications portées par Europe Écologie-Les Verts. Certes, les débuts sont compliqués et le conseiller d’Ile-de-France Julien Bayou affirme ainsi : « Nous sommes pour la fin du bonus sur le diesel. On ne peut pas s’associer à un mot d’ordre qui appelle à revenir sur cette taxe carbone. » Mais ce son de cloche évolue rapidement à mesure que les revendications s’étoffent et que l’on se rend compte que les gilets jaunes ne sont pas une force nécessairement anti-écolo. « Ce qu’Emmanuel Macron vient de découvrir et que nous, écologistes, savons depuis longtemps, c’est que l’écologie va nécessairement de pair avec la lutte contre les inégalités », nous glisse l’ancien député européen EELV Alain Lipietz. Et de voir ainsi Julien Bayou, qui refusait de manifester avec les gilets jaunes, participer à un rassemblement à Saint-Lazare à Paris, accompagné de la sénatrice Esther Benbassa et de l’ancien député Sergio Coronado.
Encore plus gênés aux entournures : le Parti socialiste et même Génération.s. Les deux partis prennent avec d’infinies réserves le mouvement naissant. « Anti-écolo », « à forte coloration d’extrême droite », « pas structuré »… Une députée socialiste nous affirme que, « même si on peut se retrouver dans quelques-unes des revendications : qu’est-ce que vous voulez qu’on en fasse ? » Seulement, au vu du bouillonnement continu sur les réseaux sociaux et du battage médiatique des mobilisations, tant Olivier Faure que Benoît Hamon, les patrons respectifs des deux formations politiques, changent un peu leur fusil d’épaule et amendent leurs discours : « Nous soutenons les Français qui se mobilisent pour défendre leur pouvoir d’achat », assure ainsi le second, reprenant les arguments de l’ancien ministre de l’Écologie Nicolas Hulot et souhaitant « la réconciliation de la justice sociale et de l’écologie ».
Partis dans l’impasse
Au fond, toute la gauche a été prise de court par les gilets jaunes. Complètement hors des radars des différentes formations politiques et syndicales, la mobilisation de ces Français-e-s depuis près de deux mois aurait pu, aurait dû être l’occasion de réfléchir collectivement sur la place du politique. « Pourquoi les gilets jaunes ne se sont-ils pas tournés vers les partis politiques de gauche pour faire part de leur opposition aux mesures portées par le gouvernement actuel ? », s’interroge ainsi l’ancien député et maire EELV de Bègles Noël Mamère. Las, les positionnements légèrement différenciés des uns et des autres ont pris le dessus sur les problématiques de fond et l’on a préféré s’adonner ou bien à la récupération, ou bien à la dénonciation de la récupération.
D’autant que les réponses aux gilets jaunes apportées par les plus enthousiastes de leurs thuriféraires sont loin d’être totalement pertinentes. Jean-Luc Mélenchon a ainsi appelé à une dissolution de l’Assemblée nationale et au rétablissement de l’impôt sur la fortune, quand le député FI François Ruffin demandait carrément la démission d’Emmanuel Macron. Seulement, en écoutant les plus médiatiques des gilets jaunes, comme Priscilla Ludovsky ou Jean-François Barnaba, et en se rendant sur les ronds-points, on réalise rapidement que ce mouvement est d’abord l’expression symptomatique de l’impasse à laquelle sont confrontées toutes les formations politiques depuis très longtemps – trop longtemps même, du dire des occupants des ronds-points. Et l’on voit mal comment des mesures comme le rétablissement de l’ISF ou la dissolution de l’Assemblée pourraient résoudre les problèmes profonds auxquels sont confrontés les occupants des ronds-points.
Mais les partis et mouvements politiques proposent (opposent parfois) aussi leur programme. En vain, souvent, car le tempo d’émergence des revendications est complètement décorrélé de celui que voudraient imposer certaines formations. Ainsi du rétablissement de l’ISF ou la proposition de référendum d’initiative citoyenne. Pour autant, certains s’inquiètent que les gilets jaunes ne fassent perdre la tête à d’autres. Ainsi de François Ruffin qui cite Étienne Chouard, personnage très décrié au sein de la gauche française, mais référence pour de nombreux gilets jaunes. Ou de Jean-Luc Mélenchon qui fait l’apologie d’un des leaders de gilets jaunes, Éric Drouet, qui ne cache pourtant ni ses préférences nationalistes, ni son conspirationnisme…
Le mouvement de contestation, s’il a un peu faibli pendant les fêtes, ne risque pas de s’arrêter à la rentrée. Il va donc falloir que la gauche continue de se repenser, de se restructurer. Comme l’écrivait Jacques Prévert, « il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec des allumettes, car le monde mental ment, monumentalement ». L’avenir de la gauche se situe sûrement du côté de ceux qui portent les gilets jaunes. La question, qui reste encore entière à ce stade, est de savoir comment se crée la jonction.
http://www.regards.fr/societe/article/pas-de-priorite-a-gauche-sur-les-ronds-points
Publié le 10/04/2019
Surprise: le «grand débat» valide les choix de Macron
Par Romaric Godin et Ellen Salvi (site mediapart.fr)
Des contributions au « grand débat », fatras de chiffres difficiles à interpréter, mais présentés en grande pompe lundi 8 avril, le premier ministre a essentiellement retenu ce qui l’arrangeait : baisse des impôts, baisse des dépenses publiques, réorganisation des services publics et renouvellement démocratique a minima.
Les bonnes résolutions d’Édouard Philippe n’auront duré que quelques minutes. Dans son discours suivant la restitution du « grand débat », organisée lundi 8 avril au Grand Palais de Paris, le premier ministre a pris plusieurs précautions oratoires pour expliquer que la synthèse de la consultation n’avait « pas l’exhaustivité comme objectif ». « C’est évidemment difficile de résumer en quelques mots, ou par un discours, les dizaines de millions de mots et les centaines de milliers d’idées qui ont été exprimées par nos concitoyens, a-t-il reconnu. Quel que soit son format, toute synthèse paraîtra toujours un peu réductrice. »
Le chef du gouvernement a bien raison : ce « grand débat » n’a aucune valeur représentative. Depuis sa nomination mi-janvier, le collège de cinq « garants » choisis par Matignon, et les présidents de l’Assemblée nationale, du Sénat et du Conseil économique, social et environnemental (CESE), a d’ailleurs toujours insisté sur ce fait. Cette consultation « n’a pas la valeur d’un sondage […], cela ne représente pas nécessairement tous les Français », a encore répété, lundi matin, Isabelle Falque-Pierrotin, ancienne patronne de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) et membre de ce collège.
Il ne s’agit en effet que d’une « photographie » d’une partie de l’opinion, relativement faible : 343 589 personnes ont répondu au questionnaire en ligne, 152 477 y ont fait des contributions libres. À cela s’ajoutent un peu moins de 19 000 cahiers citoyens, 17 000 courriers et un peu plus de 9 000 réunions. Comme il n’y a pas de traitement statistique de ces contributeurs, leurs déclarations ne représentent qu’eux. Ils n’ont pas davantage de valeur, pour être traduits en politique, qu’un parti ayant obtenu entre 1 et 2 % des voix aux dernières élections présidentielles.
D’autant que ces contributions ont été effectuées dans un contexte très particulier. Comme Mediapart l’a déjà souligné, le gouvernement savait que le taux de réponse était supérieur lorsque les questions étaient fermées. Or il a proposé un questionnaire très orienté, rejetant par exemple la possibilité d’un relèvement des impôts ou du rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), et imposant l’idée qu’une baisse d’impôt se finance forcément par une baisse des dépenses publiques.
La secrétaire de la Ligue de l’enseignement Nadia Bellaoui, elle aussi membre du collège de garants, l’a d’ailleurs de nouveau regretté au Grand Palais : « Les questions rattachées à chacun des thèmes nous ont semblé plus problématiques, du fait de leur formulation binaire », a-t-elle indiqué, déplorant également l’« hypermédiatisation du président de la République » qui « a pu nourrir le doute sur la nature et l’objectif du grand débat national ». Cette omniprésence d’Emmanuel Macron a pu décourager ceux qui s’opposent à lui et encourager a contrario ses partisans, en créant un biais.
À la demande des garants, le gouvernement avait fini par accepter d’ajouter la possibilité de contributions libres sur la plateforme Internet, tout en refusant de modifier le questionnaire reprenant le cadre déjà fixé par le chef de l’État dans sa Lettre aux Français. Résultat : le nombre de contributeurs est 2,25 fois plus important pour le questionnaire que pour les contributions libres. Ce qui change mécaniquement les « résultats » chiffrés de l’exercice et introduit, là encore, un biais immédiat.
Enfin, ce n’est pas « la France » qui s’est exprimée, mais une certaine France, comme en témoignent les documents publiés par OpinionWay et Roland Berger. Les données sociologiques disponibles ne laissent aucun doute sur ce point : la densité de répondants est la plus forte à Paris, dans les Hauts-de-Seine, dans les Yvelines et dans le Rhône. Sur la partie du questionnaire en ligne concernant la « fiscalité et les dépenses publiques », on remarque que deux régions ont un poids dans les contributions plus élevé que celui qu’elles ont dans la population : Auvergne-Rhône-Alpes et Île-de-France. Autrement dit, les agglomérations lyonnaise et parisienne.
Les zones rurales sont en revanche très nettement sous-représentées : elles comptent pour 23 % de la population et pour 9 % des répondants. Tout le contraire des agglomérations de plus de 100 000 habitants qui sont, elles, surreprésentées : 46 % de la population pour 56 % des répondants. En réalité, la France du « grand débat » ressemble à la France qui va bien et qui accepte les grandes lignes idéologiques du gouvernement. Bref, une France qui a les traits de l’électorat d’Emmanuel Macron.
Une chose est sûre : rien ne permet de dire que cette consultation de deux mois et la synthèse qui en a été faite lundi 8 avril traduisent la volonté des Français. Les mises en garde d’Édouard Philippe étaient donc bienvenues. Mais elles n’ont pas duré longtemps. Car au moment de dire ce qu’il avait finalement retenu de la restitution de la consultation, le premier ministre a tout simplement abandonné ses précautions. Et enchaîné les généralités : « les Français veulent… », « les Français savent... », « ce que nous ont dit nos compatriotes… », « les Français nous ont dit… ».
Ce glissement sémantique est tout sauf anodin, car il traduit la volonté explicite du gouvernement de généraliser les résultats du « grand débat » pour légitimer les futures décisions, qui seront dévoilées mi-avril par le président de la République. Les choses sont bien faites puisque, en matière économique et sociale, le chef du gouvernement s’est justement trouvé rassuré dans ses choix par l’exercice. Pourtant, cette légitimité même est sujette à discussion.
Les mots « ISF » et « référendum » absents du discours
Qu’a retenu le premier ministre de ces « dizaines de millions de mots » ? Une « immense exaspération fiscale » d’abord. D’où sa volonté de baisser les impôts. Comment a-t-il eu cette idée ? Certes, 40 % des « contributions libres », issues des cahiers citoyens, mais aussi de courriers et de mails reçus, demandent une baisse d’impôts. Mais comme on l’a vu, le nombre de ces contributions est très réduit. Quant à ceux qui ont répondu sur le sujet en ligne, ils l’ont fait sur la base d’une question fermée demandant quels impôts ils voulaient baisser.
Sur les contributions spontanées de la plateforme, on ne compte en revanche que 24,8 % de réponses demandant une baisse d’impôts, ce qui est moins que les 27,8 % réclamant de « taxer davantage les hauts revenus » ou autrement dit… d’augmenter les impôts. Si Édouard Philippe reconnaît avoir entendu un besoin de justice fiscale, il refuse encore de voir une solution dans une hausse de la fiscalité pour les plus riches. D’ailleurs, il n’a pas évoqué dans son discours la question de l’ISF alors même que, spontanément, 10,3 % des répondants ont proposé de le rétablir, justement pour améliorer la justice fiscale.
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Cela peut paraître peu, mais il s’agit de réponses spontanées non sollicitées. À l’inverse, seuls 2 % des contributeurs ont spontanément demandé de ne pas revenir sur la suppression de l’ISF. Le choix d’ignorer ce sujet, jusqu’à le passer sous silence lundi 8 avril, confirme donc bel et bien l’intention du chef du gouvernement de ne pas toucher à la ligne que l’exécutif s’est fixée. Et de n’accepter du « grand débat » que ce qui est compatible avec le fameux « cap » qu’Emmanuel Macron a tracé.
Deuxième enseignement retenu par Édouard Philippe : la volonté de réduire les dépenses publiques. « Les Français ont compris, avec plus de maturité que certaines formations politiques, qu’on ne peut pas baisser les impôts si on ne baisse pas la dépense publique », a-t-il affirmé. Il peut, sur ce point, s’appuyer sur les résultats issus du questionnaire où 75 % des répondants demandent une réduction de la dépense publique… pour réduire le déficit. Et 56 % une baisse des dépenses de l’État… « afin de baisser les impôts et de réduire la dette ».
Dans les deux cas, cette « exigence » a donc été largement inspirée par le questionnaire lui-même. Sur les contributions spontanées et les cahiers de doléances, cette baisse des dépenses publiques n’est évoquée que dans 10 % des cas, très loin derrière les 40 % qui réclament une baisse d’impôts et les 20 % qui demandent plus de justice fiscale. Autrement dit : le premier ministre interroge les Français sur les dépenses qu’ils veulent baisser pour réduire la dette et se réjouit ensuite que les Français veuillent, comme lui, baisser la dépense publique pour réduire la dette…
En réalité, la vraie demande qui émerge des contributions spontanées est plutôt un besoin de service public. 28 % des contributions en ligne demandent ainsi plus de dépenses de santé et 17 % plus de soutien public aux personnes âgées. Mais Édouard Philippe ne voit là qu’un moyen de mettre en avant l’idée, déjà contenue dans le rapport CAP 2022, d’un « rapprochement » des services publics qui ne dit rien des moyens et de la densité de ces services ; bien au contraire puisqu’elle justifie, par une présence minimale, la suppression des grands équipements.
Parmi les « exigences » retenues par le premier ministre apparaît également ce qu’il qualifie d’« exigence démocratique », autre grand thème de la consultation. « Il faudrait être d’un aveuglement absolu pour ne pas entendre, pour ne pas voir les mots très durs, très violents, qu’une partie des contributions utilisent à l’encontre du gouvernement, des élus ou des fonctionnaires », a-t-il reconnu, en profitant de l’occasion pour glisser qu’il était lui-même prêt « à composer avec l’incompréhension ou le rejet de certains de nos concitoyens » sur sa réforme des 80 km/h – ce que le président de la République avait d’ailleurs laissé entendre depuis un moment.
Souhaitant bâtir une « démocratie participative » au niveau de l’État, à l’image de ce qui « existe déjà, à bien des égards, au niveau local », Édouard Philippe s’est réjoui du fait que « les Français n’ont pas été simplistes » sur le sujet. « Certains annonçaient la fin de la démocratie représentative, et l’avènement de ce qui aurait pu être une forme de démocratie directe et médiatique permanente. Ça n’est pas ce que les Français veulent. Ils sont plus exigeants. Ils veulent une démocratie plus représentative, plus transparente, plus efficace et une exemplarité encore renforcée », a-t-il tranché, sans prononcer une seule fois le mot « référendum ».
Le premier ministre, qui n’a jamais caché son opposition au référendum d’initiative citoyenne (« le RIC, ça me hérisse », avait-il lancé fin janvier, lors d’une réunion organisée dans les Yvelines), s’appuie ici sur les réponses à une question fermée qui demandait : « Faut-il faciliter le déclenchement du référendum d’initiative partagée (le RIP est organisé à l'initiative de membres du Parlement soutenu par une partie du corps électoral) qui est applicable depuis 2015 ? » 42 % des contributeurs ont répondu par la positive à cette option préférée de longue date par l’exécutif.
Mais lorsqu’on observe les contributions spontanées en ligne, la donne est, là encore, sensiblement différente, puisque la revendication favorite des « gilets jaunes », à savoir la mise en place du RIC, enthousiasme davantage que le RIP. À la question ouverte « Que faudrait-il faire aujourd’hui pour mieux associer les citoyens aux grandes orientations et à la décision publique ? Comment mettre en place une démocratie plus participative ? », ils sont 21 % à répondre « référendum » sans autres détails, 7,5 % à évoquer le RIC et seulement 0,9 % à parler du RIP.
Sur cette thématique, comme sur toutes les autres, Édouard Philippe a prévenu, en guise de conclusion : « Nous sommes parvenus à une situation où hésiter serait pire qu’une erreur, ce serait une faute. Le besoin de changement est si radical que tout conservatisme, toute frilosité, serait à mes yeux impardonnable. » Et même si les orientations retenues sont loin d’être représentatives, même si elles n’emportent pas l’« unanimité », comme le chef du gouvernement l’a d’ailleurs reconnu, elles font, selon lui, « globalement consensus ».
Le message est clair : « les Français » ayant désormais eu le loisir de s’exprimer, il n’est plus question que certains s’aventurent à l’avenir à s’opposer aux fruits de cette expression. Cette restitution du « grand débat » et son interprétation par le premier ministre ressemblent fort à une manœuvre politique. Car devant la masse d’informations impossibles à traiter correctement et malgré les nombreux biais que comportait l’exercice, le gouvernement s’appuie tout de même dessus pour confirmer ses propres choix politiques. Tout en se bricolant une légitimité pour maintenir ses « transformations », voire pour les accélérer.
Publié le 04/04/2019
La première conclusion du «vrai débat» des Gilets-Jaunes
(site mondialisation.ca)
Le « Vrai débat », lancé par les Gilets-jaunes, s’est déroulé du 29 janvier 2019 au 3 mars 2019 sur une plate-forme qui a recueilli et traité toutes les contributions. Nous allons faire la synthèse du rapport scientifique préliminaire d’analyse du « Vrai débat », datant du 27 mars 2019, qui a été réalisé par LERASS, Laboratoire d’Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales de l’Université de Toulouse.
A la suite de la publication de ce rapport, il est donc devenu impossible de répéter bêtement, que les Gilets-jaunes sont devenus incompréhensibles et qu’ils n’ont plus de sens…! Pourtant, c’est ce que vient encore de faire, ce samedi 30 mars – XXème acte des Gilets-jaunes sur toute la France – le député de LREM, Rémy Rebeyrotte, désormais devenu « célèbre » par le discours pitoyable qu’il fait entendre et qui a la particularité de ridiculiser chaque fois un peu plus le clan de la secte LREM.
Ce génie de la politique disait que « le mouvement des Gilets-jaunes était devenu confus », qu’il était « hétéroclite », qu’on « ne comprenait plus rien à ce qu’il revendiquait aujourd’hui contrairement à ses premiers jours » et qu’il « n’avait plus le soutien de la majorité des Français », sans dire évidemment où il avait trouvé les études sérieuses qui démontraient cette affirmation gratuite et décomplexée.
Nous devons donc souligner ce que disent, au contraire, plusieurs enquêtes comme celle de ViaVoice datant du 20 mars 2019: « La majorité absolue des Français ayant pris part à un sondage ViaVoice se sont prononcés pour l’inscription du referendum d’initiative citoyenne (RIC) dans la Constitution. De plus, 9 Français sur 10 souhaitent des changements dans la politique économique et sociale de la France suite au Grand débat. » Alors que le « Grand débat » lancé par Emmanuel Macron est terminé, un sondage ViaVoice publié mercredi 20 mars pour la Fondation Jean-Jaurès et La revue civique a interrogé des Français sur les mesures à adopter par les autorités. Ainsi, « 62% des personnes sondées se sont prononcées pour inscrire dans la Constitution le referendum d’initiative citoyenne en toutes matières (RIC) permettant de convoquer un referendum si une pétition recueille un nombre déterminé de signatures. Seuls 24% des personnes interrogées ne partagent pas cette initiative.
Par ailleurs, 86% des Français interrogés estiment qu’il sera nécessaire de réorienter la politique économique et sociale actuelle, une fois le Grand débat terminé. »
« Quant aux Gilets jaunes, 57% des personnes sondées se sentent toujours «Gilets jaunes»… »
La société Opinionway, retenue par le Gouvernement pour analyser les données recueillies par le grand débat national rappelait, le 15 février dans un document public, que «les questions [avaient] été rédigées par la mission interministérielle en charge du Grand Débat National, pilotée par les ministres Sébastien Lecornu et Emmanuelle Wargon et placée sous l’autorité du Premier ministre». En toute indépendance bien sûr!
Nous savons donc ce qu’il faut penser de cette équipe de charlatans politiques au pouvoir!
L’ensemble des contributions a été une « négociation argumentée », écrivait Priscillia LUDOSKY, à la suite de cette publication de LERASS. Ce qui a été dit se situait hors du registre émotionnel. Le débat a été sérieusement documenté et les citoyens ont fait preuve d’une volonté très claire de conscience politique et de responsabilité politique mature: tout le contraire de ce que la macronie n’arrête pas de répéter sur le dos des Gilets-jaunes.
Les critiques de la propagande gouvernementale contre les Gilets-jaunes, les accusant de « radicalisation », de « vouloir rétablir la peine de mort », de vouloir « reconsidérer le mariage pour tous », de vouloir « durcir la politique anti immigration », de vouloir pratiquer « une révision des acquis sociaux », ont été, à l’occasion, mises à plat. Toutes ses accusations mensongères, faisant partie de la campagne de dénigrement du mouvement des Gilets-jaunes, orchestrée par la secte macroniste et son gourou (ou son prédicateur évangéliste habitué à donner des leçons de morale à des gens qui ont dix fois plus d’expérience de la vie que lui), dans l’objectif de le décrédibiliser et d’empêcher d’autres citoyens de sympathiser avec le mouvement de contestation, ces critiques ont été démontées les unes après les autres, à travers la qualité de ce « Vrai débat » citoyen des Gilets-jaunes.
Ce « Vrai débat » a été plus qu’un débat d’idées ou l’expression primaire de doléances, ou une « consultation » sur des questions préétablies, comme dans « Le grand débat » qui a été organisé autoritairement par la macronie au pouvoir. Au contraire, le « Vrai débat » a directement visé la réforme en profondeur des Institutions de la République, la façon d’entreprendre la transition écologique, la place centrale du citoyen acteur, participant à la vie politique. Dans le « Vrai débat », il n’a pas été question des « représentants politiques », mais du citoyen qui est au cœur de l’administration et de la législation entourant le débat public.
La classe politique a été considérée comme incompétente et dépassée pour assurer la sécurité et les conditions acceptables de la vie des citoyens Français. La liberté, l’égalité et la solidarité ne peuvent pas être l’idéal de gens qui font carrière dans la politique: cet idéal républicain ne peut trouver un écho réel que à travers la participation citoyenne aux décisions politiques, à travers la responsabilité des citoyens eux-mêmes qui veulent en priorité et avant tout autre chose, ces conditions primordiales de la vie en commun pour toute la Nation dont la souveraineté se voit ainsi reconnue.
Le contrat social comme celui qui avait été signé par le Conseil National de la Résistance à la fin de la seconde guerre mondiale, doit être revu et réactualisé.
Toute la « légitimité » des représentants élus de l’État et encore plus concernant les représentants non élus de l’État, est remise en cause et ne peut plus rester dans la forme que la représentation avait prise depuis 1958.
Le « Vrai débat » a clairement affirmé la volonté de contrôler le travail du politique, de se substituer même au politique, de redéfinir les règles du jeu, d’être décisionnaire. Il s’agit désormais d’éviter qu’un quelconque Gouvernement, tout comme les parlementaires, puissent prendre des décisions contraires aux promesses qui les avaient fait élire et, plus généralement, aux intérêts du peuple.
Dans ce cadre, le RIC en toutes matières, introduit dans une nouvelle Constitution
approuvée par le peuple, donnera la capacité légale à révoquer tout représentant politique qui ne respecterait pas l’engagement pris au nom des citoyens qui l’ont élu. Les Français veulent donner au
peuple le droit de déclencher un referendum en vue de modifier la Constitution et d’interdire toute modification de la Constitution sans passer par le referendum;
ils veulent donner au peuple le droit de rédiger ou d’abroger une loi sur le sujet qu’il choisit;
il veut donner au peuple le droit de demander un referendum sur toutes les lois votées par le Parlement; il veut obliger le Président de la République à présenter tous les traités, accords et
pactes internationaux au referendum avant ratification. Il veut permettre la destitution de n’importe quel élu et aussi d’un membre du Gouvernement qui ne respecterait pas la volonté commune de la
majorité des citoyens du pays.
La transparence, l’éthique de responsabilité et l’efficacité de l’action publique, sont remises en cause. La Constitution de la 5ème République doit être revue et corrigée de fond en combles. Et cela signifie, dans les faits, la création d’une 6ème République.
Plus de méritocratie, plus de favoritisme, plus de privilèges, plus de pouvoir oligarchique, plus de chantage des lobbies, mais une régulation collective attentive et vigilante.
La nécessité d’une réforme complète des Traités et du fonctionnement hermétique des Institutions Européennes apparaît de manière centrale: l’Union Européenne doit devenir démocratique et le fruit d’une volonté citoyenne exprimée.
En matière d’environnement, la transition du modèle agricole et énergétique est l’axe des propositions documentées et argumentées à ce sujet. Pour le « Vrai débat », l’État a la responsabilité d’organiser et de gérer la transition environnementale: arbitrage des choix, programmes, financement des énergies renouvelables, renationalisation de l’industrie énergétique, évaluation, et non pas vente au secteur privé du patrimoine hydro-électrique de la France, comme il en est question actuellement… etc.
En matière agricole, il s’agit de favoriser la production et la consommation locales par des circuits courts, essentiellement bio. La production doit redevenir écologique et socialement responsable.
L’école publique doit garantir une éducation égalitaire et inclusive.
Dans le domaine de la justice sociale qui est liée à l’éducation égalitaire, le « Vrai débat » a souligné ces aspects :
Revalorisation des salaires et des pensions ainsi que des retraites.
Harmonisation» et «simplification» plus que revalorisation des prestations sociales.
Redistribution des richesses.
Critique d’un système à bout de souffle, trop lourd administrativement et dont les défaillances pèseraient finalement sur toute la société et pas seulement sur certaines classes de population.
L’analyse de la distribution sociale est conduite de manière diverse et symbolisée par des mesures telles que «le revenu universel» ou «le revenu d’existence» ou le «salaire minimum».
C’est principalement une revalorisation du travail qui est aussi portée dans les propositions et les arguments. En revanche, les avantages accordés aux hauts salaires, face à des salaires minimums jugés trop faibles, ont été dénoncés. Le dysfonctionnement des retraites fait aussi partie des remarques importantes qui ont été prises en compte dans le « Vrai débat ».
Le souhait d’une «vie décente», d’une «vie meilleure» pour toutes et pour tous apparaît de manière centrale, venant à nouveau renforcer le constat de la trop faible rétribution du travail.
En matière de justice économique, on peut souligner les points suivants qui ont été dominants dans le « Vrai débat » :
Les inégalités sociales et l’absence d’intervention de l’État ne sont pas
tolérables.
Les banques privées pratiquant la spéculation financière et ne contribuant pas exclusivement à la vie économique locale apparaissent dans les contributions comme «responsables» de la dette
publique.
La question fiscale a été l’occasion de dénoncer des inégalités dans le rapport à l’impôt. L’ISF comme l’intensification de la lutte contre la fraude fiscale des grands groupes industriels et des plus fortunés, ont été jugés déterminants pour notre avenir en commun, car la justice fiscale est nécessaire à la justice sociale.
Des propositions «d’optimisation fiscale» ont également été faites par les Gilets-jaunes, dans le « Vrai débat ».
La nécessité de rendre effective et efficace la lutte contre les évasions fiscales, puis la suppression des niches fiscales, ou encore la « taxe des transactions financières », ont été abondamment évoquées.
Les propositions en faveur de la baisse de la TVA se réfèrent au pouvoir d’achat des ménages.
Dans son analyse, le laboratoire du CNRS, ENS de Lyon, l’UMR 5206 Triangle, Action, discours, pensée politique et économique, a fait ressortir du « Vrai débat » des Gilets-jaunes, 4 grands thèmes :
1 – La transformation profonde du système politique actuel: le RIC en toutes matières; la reconnaissance du vote blanc et nul; la fin des privilèges des élus et des gouvernants dont la vie et les comportements doivent être irréprochables; casier judiciaire vierge pour tout élu.
2 – Le renforcement des services publics et non pas leur dégradation accélérée comme c’est le cas en ce moment: la proximité et l’égalité d’accès aux services de santé; la proximité et l’égalité d’accès aux moyens de transport; la renationalisation des aéroports, des barrages, des autoroutes…
3 – En matière de justice fiscale et sociale: l’équité; la lutte contre l’évasion fiscale des grands groupes du CAC40; revenus : indexation des salaires et des retraites sur l’inflation…
4 – Le secteur des questions écologiques et climatiques: Aspiration forte à la préservation de l’environnement, considéré comme bien commun de toute l’humanité et sanction pour les pollueurs.
Le soutien à l’agriculture bio; l’interdiction d’utilisation des pesticides chimiques et l’utilisation des moyens et méthodes naturels de lutte contre les parasites; favoriser les circuits courts; interdiction de produire des matériaux non recyclables et non biodégradables…
L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, est le préambule de la Constitution de 1958, il prévoit la participation des citoyens à la formation de la loi. Il déclare: « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation ». Il est donc temps que ce préambule soit respecté concrètement. Certes, les élus élaborent et votent les lois, mais les électeurs restent exclus du processus et les rares fois où l’on daigne les consulter, leur avis ne compte que s’il est conforme à ce qu’on attend d’eux (Cf., Referendum de mai 2005). Les votes sont toujours manipulés avec le concours évident des plus grands médias qui veillent à leur domination et à leur business en favorisant leurs poulains. Il s’ensuit que la défiance des Français envers la classe politique bat son plein. Il est devenu urgent d’équilibrer le système en instituant dans notre pays le referendum d’initiative citoyenne, dans tous les domaines et à tous les niveaux territoriaux afin que les citoyens puissent avoir le dernier mot et imposer leurs décisions communes.
Être seulement autorisé à glisser un bulletin dans l’urne pour élire un président, un député ou un maire, ce n’est pas la démocratie, ce n’est pas exercer sa souveraineté, mais au contraire, cela signifie s’en laisser déposséder et se faire réduire au silence pendant les 5 ou 6 ans qui séparent deux scrutins de même niveau.
En démocratie, le peuple doit pouvoir être le législateur en dernier ressort. Seul le referendum d’initiative citoyenne nous permettra de reprendre la parole à tout moment pour décider de ce qui nous regarde, et ainsi de devenir pleinement citoyens. Les Français ne sont pas plus « idiots » que d’autres peuples qui pratiquent depuis longtemps cette forme de démocratie participative!
« La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du referendum d’initiative citoyenne, en toutes matières y compris constitutionnelle et de ratification des traités; cet article ne peut être modifié que voie référendaire. »
Conclusion
Les Gilets-jaunes sont-ils des « complotistes », des « radicaux opposés à la démocratie», des « terroristes », des « homophobes », des «antisémites», des « xénophobes », des « anti-préservation de l’environnement », des « stupides » qui « dénoncent des dysfonctionnements ne concernant qu’eux-mêmes »? Sont-ils une « poignée d’agités », dixit Castaner, qui ne cherchent « qu’à semer le désordre et à détruire la République » (idem) ou sont-ils « une foule haineuse » de « gens qui ne sont rien », dixit Macron? Les Gilets-jaunes sont-ils un groupe « d’émeutiers qui n’ont plus le soutien d’une majorité de Français », dixit Rémy Rebeyrotte?
La réponse à toutes ces questions se trouve précisément dans l’affirmative lorsqu’on la retourne vers ceux qui ont porté cette accusation: la macronie est tout ce qu’elle dénonce chez les Gilets-jaunes. Généralement, celui qui juge, qui condamne, qui ne se remet jamais lui-même en cause, qui prétend être la seule alternative au « bien commun », se croit habilité à « regarder la paille qui est dans l’œil de son voisin ne voyant pas la poutre qui est dans le sien »!
L’heure du verdict de la vérité va sonner et nul ne peut échapper à son couperet infaillible: le mensonge n’a que peu de temps devant lui, alors que la vérité a l’éternité pour elle… Les comptes bancaires de la politique ultra libérale s’effondrent chaque jour un peu plus jusqu’au fracas final prochain, pendant que la restauration de l’humain et de ses valeurs, transcendant l’espace et le temps, poursuit indéfectiblement son chemin vers la renaissance…
Jean-Yves Jézéquel
La source originale de cet article est Mondialisation.ca