publié le 24 décembre 2022
Nejma Brahim sur www.mediapart.fr
Elles luttent depuis des mois pour que les exilés de toutes les nationalités puissent être hébergés au centre d’accueil réservé aux Ukrainiens à Paris, où une centaine de places restent vides chaque soir. Les associations Utopia 56 et Médecins du Monde ont été déboutées devant le Conseil d’État.
« En refusant l’accès aux dispositifs Ukraine à toutes les personnes, le Conseil d’État confirme une politique d’accueil différenciée entre les Ukrainiens et les autres exilés à la rue. »
C’est le constat que fait l’association d’aide aux exilé·es Utopia 56, au lendemain de la décision tombée lundi 19 décembre, dans laquelle le Conseil d’État rejette le recours de plusieurs associations (dont Médecins du Monde). Ces dernières réclamaient depuis des mois l’ouverture du centre d’accueil « Ukraine », porte de la Villette à Paris, à tous les exilés sans distinction de nationalité.
« Alors que la saturation des dispositifs d’hébergement de droit commun n’est pas contestée, la dégradation des conditions climatiques, se traduisant notamment par des températures nocturnes très basses, contribue à rendre la situation des personnes dépourvues de solution d’hébergement extrêmement difficile et à aggraver les risques et dangers auxquels elles sont exposées. La concomitance avec des places vacantes dans le dispositif [Ukraine] en est rendue encore plus regrettable », reconnaît le juge des référés dans l’ordonnance du Conseil d’État.
S’il reconnaît que les flux de personnes arrivant en provenance d’Ukraine ont diminué, il estime que le centre doit pouvoir conserver sa « capacité opérationnelle » et répondre à « certains afflux soudains », dans un contexte où un cinquième des arrivées se ferait entre minuit et 6 heures du matin en moyenne en décembre. Autrement dit, des ressortissants ukrainiens qui arriveraient au centre en pleine nuit se retrouveraient sans solution d’hébergement si les places vacantes avaient déjà été attribuées.
Le 19 décembre pourtant, Olivier Klein, ministre du logement, créait la surprise et annonçait avoir réquisitionné ce même centre la veille, pour permettre la mise à l’abri de familles repérées en maraude. « Le gouvernement s’était engagé à ce qu’il y ait zéro enfant à la rue, cette promesse est tenue ! »
Ce soir-là, Utopia 56 soulignait que 108 personnes en famille se présentaient à ses équipes, comme chaque soir place de l’Hôtel-de-Ville à Paris, parce qu’elles n’avaient aucune solution d’hébergement. « L’ouverture de ces places aurait permis la mise à l’abri immédiate de la grande majorité d’entre elles », pointe l’association.
Une centaine de places disponibles chaque soir en moyenne
« Le fait que le ministre du logement ait décidé d’ouvrir le centre pour la mise à l’abri d’autres personnes est quand même une bonne nouvelle », commente une travailleuse du centre, implanté dans le « Paris Event Center », dans le XIXe arrondissement. Elle observe et dénonce, depuis des mois, un « accueil à deux vitesses » entre les ressortissant·es d’Ukraine et les autres personnes exilées.
« Des choix ont été faits. Voir des places vides tous les soirs, c’est tout de même problématique quand on sait qu’on laisse d’autres personnes à la rue », constate celle qui milite pour une « inconditionnalité de l’accueil ». Et d’ajouter : « L’idée n’est pas de niveler l’accueil par le bas ou de dénoncer le dispositif d’accueil pour les Ukrainiens, mais bien que cela devienne la norme pour tout le monde. »
Selon les derniers chiffres que Mediapart a pu obtenir, 90 personnes occupaient cette semaine l’espace réservé aux Ukrainiens – sous un chapiteau –, pour une capacité totale de 250 places. La partie du centre actuellement ouverte pour les mises à l’abri du Samu social (un hall distinct du chapiteau) permet d’accueillir jusqu’à 200 personnes en situation de rue, tous profils confondus. « C’est non négligeable », poursuit cette travailleuse. Mais cette réquisition devrait être temporaire.
« Les inégalités ne concernent pas que l’hébergement, pointe un autre travailleur du centre, qui compte une centaine de places disponibles chaque soir en moyenne. Il y a aussi la question de l’accessibilité au droit de manière générale, puisque pour les Ukrainiens, tout est à disposition à leur arrivée ici. » Les réfugié·es d’Ukraine obtiendraient, poursuit-il, leur couverture maladie et autres droits « en deux semaines ».
« On observe une politique de “fast-pass” quand on nous a toujours dit qu’il était impossible de donner un titre de séjour et d’ouvrir les droits à la Sécurité sociale pour tout le monde. »
L’employé dénonce également des températures très basses sous le chapiteau réservé aux Ukrainiens, qui auraient déjà conduit à réorienter des personnes vers d’autres structures d’hébergement. « On s’échine à chauffer un centre qui est très mal isolé. C’est évidemment mieux que la rue mais certaines nuits, ça reste compliqué à cause du froid. Sans compter les dépenses d’énergie inutiles dans le contexte que l’on connaît. »
Selon nos informations, du « gaspillage alimentaire » aurait aussi été observé, notamment le week-end, lorsque le centre est géré par l’association Coallia. En semaine, les surplus de nourriture seraient « redistribués » à des associations parisiennes pour éviter de « jeter », ont confirmé plusieurs sources. « De manière générale, tout gâchis alimentaire est dommageable. Ça l’est encore plus quand la structure accueillante est à moitié pleine », déplore l’une d’elles.
« Les inégalités de traitement sont toujours là »
« Vouloir laisser des places disponibles pour un public qui n’est pas là est grotesque », réagit Ian Brossat, adjoint à la maire de Paris en charge du logement, de l’hébergement d’urgence et la protection des réfugiés.
Il se souvient avoir écrit au préfet de région l’été dernier, lorsqu’une action visant à occuper le parvis de l’Hôtel de Ville à Paris était organisée par Utopia 56 pour réclamer des solutions d’hébergement pour des exilés. « On peinait à trouver des places pour les mettre à l’abri, on avait donc demandé l’ouverture du centre d’accueil réservé aux Ukrainiens. »
On pourrait utiliser la totalité des places en se référant aux listes des familles sans hébergement dressées par les mairies d’arrondissement.
Le 17 juillet, le collectif La Chapelle debout ainsi que les habitants de l’Ambassade des immigré·es avaient d’ailleurs investi l’ancien centre d’accueil, situé porte de Versailles, laissant entrevoir des dortoirs quasi vides. Entre-temps, « faute d’affluence », appuie Ian Brossat, le centre a déménagé à la Villette et dispose désormais d’une capacité d’accueil moins importante.
Si les autorités ont fini par ouvrir le centre de la Villette à d’autres publics, a priori jusqu’à la fin des vacances d’hiver, l’élu regrette la façon dont c’est organisé : « À l’heure actuelle, 80 places sur les 200 disponibles pour la mise à l’abri sont occupées, car les personnes sont uniquement orientées via les maraudes. On pourrait utiliser la totalité des places en se référant aux listes des familles sans hébergement dressées par les mairies d’arrondissement. »
Pour Me Samy Djemaoun, le revirement opéré par le ministère du logement n’est pas un simple hasard de calendrier. « Il conviendrait de préciser que ces 200 places au GL Center ont été ouvertes le lendemain de l’audience au Conseil d’État où mes clients Médecins du Monde et Utopia 56 demandaient justement l’ouverture des places vacantes. Vous avez voulu jouer le non-lieu », a-t-il réagi sur Twitter.
« On demandait à ce que le surplus de places soit utilisé pour d’autres une fois que les Ukrainiens sont tous hébergés, ce qui aurait permis de désengorger le dispositif du 115 », poursuit-il auprès de Mediapart.
L’avocat, qui a également défendu ces deux associations au tribunal administratif pour la même requête début décembre – que le juge a aussi rejetée – regrette la position adoptée par la préfecture de région en audience. « Elle-même reconnaît la vacance des places, mais défend deux systèmes imperméables, bien que des enfants et familles restent à la rue dans le même temps », s’étonne celui qui dit obtenir des injonctions du tribunal administratif « à la chaîne », lorsqu’il s’agit de situations individuelles, pour l’hébergement de familles vulnérables laissées à la rue en région parisienne.
« L’ouverture de places est positive, conclut Paul Alauzy, chargé de projet à Médecins du Monde. Une partie de notre plaidoyer a servi et poussé l’État à réagir. Mais le double standard et les inégalités de traitement sont toujours là : un Ukrainien arrivant à Paris sera accueilli dignement et efficacement, quand un Afghan sera désorienté, ira à La Chapelle et sera peut-être embarqué par la police. »
Une allusion à l’interpellation d’une quarantaine d’exilés afghans survenue mercredi soir, à Paris, alors qu’ils bloquaient la route pour obtenir des solutions d’hébergement. Plusieurs d’entre eux se sont vu délivrer une obligation de quitter le territoire français (OQTF).
<< Nouvelle zone depublié le 16 décembre 2022
Communiqué Ligue des droits de l’Homme sur www.ldh-france.org/
Personnes migrantes, exilées, demandeuses d’asile, étrangères, sans-papiers sont représentées à longueur d’année comme des problèmes, voire des délinquantes. Ce parti pris, sans aucun rapport avec la réalité, a permis en trente ans de voter vingt lois répressives. On les menace aujourd’hui d’une vingt troisième conçue pour précariser davantage leur situation, quel que soit leur statut, au mépris des droits les plus fondamentaux : les leurs, les nôtres.
Quel que soit notre pays d’origine, nous sommes de plus en plus nombreux à nous déplacer pour aller travailler, vivre ailleurs. Ces migrations, les cultures dont elles participent aujourd’hui comme hier, s’enrichissent les unes les autres. Cela fait partie de l’histoire de notre pays comme de celle de beaucoup d’autres.
Malheureusement, les discours racistes, les fantasmes tels celui du « grand remplacement », font aussi partie de l’histoire de l’humanité, ils en sont une des pires tares et l’une des plus mensongères.
Toutes les études scientifiques le montrent : les migrations ne sont non pas un coût mais une source de richesses lorsque les conditions d’accueil sont à la hauteur.
La place des personnes étrangères, y compris les plus précaires, parmi les « premiers de corvée » pendant la crise sanitaire a démontré, qu’en outre, elles occupent des emplois indispensables. C’est exactement ce que reconnait le gouvernement en reprenant l’idée de régulariser celles et ceux qui occupent des « métiers en tension ».
A l’occasion de la Journée internationale des migrants, le 18 décembre, la LDH (Ligue des droits de l’Homme) réaffirme les mesures prioritaires qui devraient figurer dans les projets gouvernementaux sans même qu’une énième loi sur l’asile et l’immigration soit le plus souvent nécessaire :
– ouverture de voies légales et sûres pour désarmer les trafiquants, faire en sorte que les routes maritimes et terrestres ne soient plus de grands cimetières ;
– régularisation de toutes celles et tous ceux qui vivent et travaillent dans nos territoires ;
– respect des droits les plus fondamentaux (mise à l’abri, santé, accès à l’eau et aux distributions de repas) et fin du harcèlement dont sont victimes les personnes exilées, notamment à Calais ;
– respect du droit d’asile et particulièrement fin des refoulements systématiques aux frontières françaises et des procédures accélérés contraires à la convention de Genève ;
– remise en cause du règlement de Dublin qui condamne des dizaines de milliers de personnes à l’errance en les forçant à demander l’asile dans le premier pays européen où elles ont posé les pieds ;
– respect de l’intérêt supérieur de l’enfant (refus de l’enfermement, non-séparation de leurs parents, droit au séjour des parents étrangers d’enfants français, accès à l’éducation…) ;
– présomption de minorité et mise sous protection pour toute personne mineure dont l’âge est remis en cause, au moins jusqu’à ce que leur âge soit établi via une juste évaluation ;
– arrêt des obligations de quitter le territoire français (OQTF) délivrées de façon de plus en plus systématique par les préfectures, notamment aux jeunes majeurs ;
– fin de la dématérialisation comme seul moyen d’accéder aux droits, notamment au séjour, dans le respect de la décision du Conseil d’Etat en ce domaine ;
– signature de la convention internationale par la France sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille qui est à l’origine de cette journée internationale.
Partout en France, le 18 décembre mobilisons-nous autour de ces propositions.
Paris, le 14 décembre 2022 texte >>
publié le 4 décembre 2022
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
Les données sur la criminalité des immigrés ne peuvent être analysées sans tenir compte de l’impact des discriminations et des inégalités sociales qu’ils subissent.
Dans une circulaire adressée, le 17 novembre, aux préfets, Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, leur demande d’appliquer les méthodes employées au suivi des étrangers délinquants à l’ensemble des étrangers faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français. Pour 43 associations, dont la Cimade, le Gisti, le Mrap et la Ligue des droits de l’homme, « cette prémisse en elle-même constitue une atteinte grave à l’État de droit en ce qu’elle tend à assimiler des personnes n’ayant commis aucune infraction ni aucun crime à des personnes condamnées judiciairement ». Elle participe en tout cas à ajouter de la confusion autour du prétendu lien entre immigration et délinquance. Or, les recherches menées à ce jour sur ce sujet contredisent les discours politiques alarmistes.
Les infractions commises par les étrangers sont des petits délits souvent liés aux conditions de séjour en France
Les statistiques nationales indiquent que 85 % des personnes condamnées sont françaises et 15 % de nationalité étrangère. Et si, en 2019, d’après la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), 37 % des personnes interrogées jugeaient que « l’immigration est la principale cause de l’insécurité », rien ne permet pourtant d’établir un lien de causalité entre la présence des étrangers en France et l’augmentation de la criminalité.
« D’abord, dans 99,2 % des condamnations de personnes de nationalité étrangère, les infractions sont des délits – dont plus de 55 % concernent la circulation routière et des vols – et dans seulement 0,8 % des crimes », indique l’Institut convergences migrations (ICM), affilié au CNRS, dans sa dernière publication sur le sujet, ajoutant : « La part des étrangers dans les condamnations varie selon la nature de l’infraction : 25 % pour le travail illégal, 41 % pour les faux en écriture publique ou privée, près de 50 % des infractions douanières et 78 % pour les infractions relatives à la police des étrangers, c’est-à-dire pour l’essentiel des infractions liées à la régularité du séjour des étrangers en France. »
Les étrangers sont discriminés par la police et la justice
Les récentes déclarations d’Emmanuel Macron affirmant, fin octobre, qu’à Paris, « la moitié au moins des faits de délinquance viennent de personnes qui sont des étrangers » révèlent une autre erreur d’appréciation venant régulièrement entacher ce débat : l’absence de distinction entre les actes délictueux réellement commis par des étrangers et le nombre d’interpellations de ces derniers. Le président de la République s’appuie sur les chiffres du ministère de l’Intérieur indiquant que 48 % des interpellations dans la capitale concernent des étrangers. Mais rien ne précise si ces interpellations ont fait l’objet de poursuites. Une nuance d’importance si on considère les travaux des chercheurs du CNRS, en 2020, révélant « le traitement discriminatoire dont sont victimes les personnes immigrées, étrangères ou pas, et leurs descendants, à commencer par les contrôles au faciès », et précisant que « les représentations racistes orientent la vigilance policière, contribuant de fait à la surreprésentation des personnes immigrées (…) parmi les personnes interpellées et condamnées ». Des constats qui confirment ceux d’une étude menée en 2013 par l’Alliance de recherche sur les discriminations (Ardis) indiquant que « les personnes nées à l’étranger voyaient multiplier par deux les risques d’une comparution immédiate » et par cinq « la probabilité d’être placées en détention provisoire ».
Les inégalités sociales au cœur de la délinquance attribuée aux étrangers
Les chercheurs de l’ICM pointent un autre facteur de taille : les « inégalités socio-économiques et territoriales. (…) La délinquance des immigrés et de leurs descendants est d’abord une délinquance de milieux populaires, une délinquance de “pauvres”, fortement liée aux conditions de vie dans les quartiers populaires », précisent-ils, s’appuyant sur une analyse de l’Insee sur les conditions de vie des personnes immigrées rapportant qu’en 2010, la pauvreté touche 19 % des familles immigrées, contre 13 % en moyenne en France. Une autre étude menée en 2019 sur les jeunes délinquants suivis par la protection judiciaire de la jeunesse dans les Bouches-du-Rhône révèle en outre « que les proportions de jeunes pris en charge par la justice à Marseille et la part des immigrés dans les arrondissements où habitent ces jeunes ne sont pas significativement différentes ». De quoi en conclure que « dès lors que l’on ramène la répartition par origine à un niveau géographique assez fin, la surreprésentation disparaît ».
publié le 30 novembre 2022
sur https://www.lacimade.org/
Tribune collective publiée par Libération le 27 novembre 2022 : La sagesse, comme la simple humanité, aurait dû conduire à offrir aux rescapés de l’Ocean Viking des conditions d’accueil propres à leur permettre de se reposer de leurs épreuves et d’envisager dans le calme leur avenir. Au contraire, outre qu’elle a prolongé les souffrances qu’ils avaient subies, la précipitation des autorités à mettre en place un dispositif exceptionnel de détention a été la source d’une multitude de dysfonctionnements, d’illégalités et de violations des droits : un résultat dont personne ne sort gagnant.
Dix jours à peine après le débarquement à Toulon des 234 rescapé⋅es de l’Ocean Viking – et malgré les annonces du ministre de l’intérieur affirmant que toutes les personnes non admises à demander l’asile en France seraient expulsées et les deux tiers des autres « relocalisées » dans d’autres pays de l’Union européenne – il apparaît qu’à l’exception de quatre d’entre elles, toutes sont désormais présentes et libres de circuler sur le territoire français, y compris celles qui n’avaient pas été autorisées à y accéder. Ce bilan, qui constitue à l’évidence un camouflet pour le gouvernement, met en évidence une autre réalité : le sinistre système des « zones d’attente », qui implique d’enfermer systématiquement toutes les personnes qui se présentent aux frontières en demandant protection à la France, est intrinsèquement porteur de violations des droits humains. Depuis 2016, la principale association pouvant accéder aux zones d’attente, l’Anafé, le rappelle : « il est illusoire de penser pouvoir [y] enfermer des personnes dans le respect de leurs droits et de leur dignité ». Ce qui s’est passé dans la zone d’attente créée à Toulon en est la démonstration implacable.
Pour évaluer a posteriori la gestion à la fois calamiteuse et honteuse du débarquement des naufragé.es sauvé.es par le navire de SOS Méditerranée, il faut rembobiner le film :
Poussé dans ses ultimes retranchements mais y voyant aussi l’occasion de donner une leçon à l’Italie sur le grand théâtre des postures nationales vertueuses, le gouvernement annonce le 10 novembre sa décision d’autoriser « à titre tout à fait exceptionnel » l’Océan Viking à rejoindre un port français pour y débarquer les 234 exilé.es qui, ayant échappé à l’enfer libyen puis à une mort certaine, ont passé trois semaines d’errance à son bord. « Il fallait que nous prenions une décision. Et on l’a fait en toute humanité », a conclu le ministre de l’intérieur.
Preuve que les considérations humanitaires avancées n’ont rien à voir avec une décision manifestement prise à contrecœur, le ministre l’assortit aussitôt de la suspension « à effet immédiat » de la relocalisation promise en France de 3 500 exilés actuellement sur le sol italien : sous couvert de solidarité européenne c’est bien le marchandage du non-accueil qui constitue l’unique boussole de cette politique du mistigri.
Preuve, encore, que la situation de ces naufragé.es pèse de peu de poids dans « l’accueil » qui leur est réservé, une « zone d’attente temporaire » est créée, incluant la base navale de Toulon, où leur débarquement, le 11 novembre, est caché, militarisé, « sécurisé ». Alors même qu’ils ont tous expressément déclaré demander l’asile, ils sont ensuite enfermés dans un « village vacances » sous la garde de 300 policiers et gendarmes, le ministre prenant soin de préciser que, pour autant, « ils ne sont pas légalement sur le territoire national ». Les 44 mineurs isolés présents à bord seront finalement pris en charge par le département quelques heures après leur débarquement et un bref passage en zone d’attente.
La suspicion tenant lieu de compassion, débutent dès le 12 novembre, dans des conditions indignes et avec un interprétariat totalement déficient, des auditons à la chaîne imposant à ces rescapé.es de répéter à différents services de police puis à l’Ofpra, pour certain.es jusqu’à six fois de suite, les récits des épreuves jalonnant leur parcours d’exil, récits sur le fondement desquels seront triés ceux dont la demande d’asile pourra d’emblée apparaître « manifestement infondée », justifiant autant de refus de les laisser accéder sur le territoire de la même République qui prétendait, quelques heures auparavant, faire la preuve de son humanité.
De fait, lors de la séance des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, le ministre de l’intérieur annonce dès le 15 novembre qu’au moins 44 rescapés seront renvoyés dans leur pays d’origine. Il va vite en besogne : au moment où il s’exprime, les juges des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Toulon examinent les demandes de la police aux frontières d’autoriser le maintien de chacun des exilés dans la zone d’attente au-delà du délai initial de quatre jours.
Si quelques dizaines de demandes d’entrée sur le territoire, déjà examinées entre-temps, n’ont pas été considérées comme « manifestement infondées », ce sont encore plus de 130 demandes de prolongation du maintien en zone d’attente qui doivent être absorbées par la juridiction toulonnaise, rapidement embolisée par cet afflux de dossiers. Dans l’impossibilité de statuer dans les 24 heures de leur saisine comme l’impose la loi [1], les juges n’ont d’autre solution que de « constater leur dessaisissement » et, en conséquence, d’ordonner la mise en liberté de l’immense majorité des personnes conduites devant eux.
Le calvaire pourrait s’arrêter là pour les exilé.es, toujours sous étroite garde policière et maintenant perdu.es dans les arcanes de procédures incompréhensibles, mais le procureur de la République de Toulon fait immédiatement appel de toutes ces ordonnances de mise en liberté, sans doute soucieux que les annonces du ministre ne soient pas contredites par des libérations en masse.
Cette fois c’est la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, sommée de statuer envers et contre tout sur la régularité et les justifications de ces maintiens en zone d’attente, qui est soumise au train d’enfer imposé par la gestion de l’accueil à la française. Entre le 16 et le 17 novembre ce sont 124 dossiers qui sont examinés au pas de charge après que les personnes concernées ont été conduites en bus depuis Toulon jusqu’à Aix-en-Provence pour être maintenues parquées dans un hall de la Cour d’appel pendant de longues heures et jusque tard dans la nuit.
Les faits étant têtus et la loi sans ambiguïté, les juges d’appel confirment que leurs collègues de Toulon n’avaient pas d’autre choix que de constater leur dessaisissement et valident les mises en liberté prononcées, si bien que, dans l’atmosphère feutrée d’une audience au Conseil d’État, le représentant du ministère de l’intérieur reconnaît du bout des lèvres, le 18 novembre, qu’entre 12 et 16 personnes seulement restent maintenues en zone d’attente. D’autres seront encore remise en liberté dans les heures qui suivent, soit par la Cour d’appel soit par le tribunal administratif de Toulon qui considérera que certaines des demandes d’accès à la procédure d’asile rejetées par l’Ofpra n’étaient finalement pas si mal fondées.
Quatre personnes étaient encore maintenues en zone d’attente le 22 novembre, que le ministère de l’intérieur entend toujours refouler dans leur pays d’origine et dont le sort est plus qu’incertain, ce sinistre épisode toulonnais étant susceptible d’avoir lourdement aggravé le risque qu’elles soient victimes de persécutions dans leur pays d’origine.
« Tout ça pour ça » : après avoir choisi la posture du gardien implacable de nos frontières qu’un instant de faiblesse humanitaire ne détourne pas de son cap, le gouvernement doit maintenant assumer d’avoir attenté à la dignité de ceux qu’il prétendait sauver et aggravé encore le sort qu’ils avaient subi. Il faudra bien qu’il tire les leçons de ce fiasco : la gestion policière et judiciaire de l’accueil qu’implique le placement en zone d’attente se révélant radicalement incompatible avec le respect des obligations internationales de la France, il n’y a pas d’autre solution – sauf à rejeter à la mer les prochains contingents d’hommes,de femmes et d’enfants en quête de protection – que de renoncer à toute forme d’enfermement à la frontière.
[1] Article L 342-5 du Ceseda : « Le juge des libertés et de la détention statue par ordonnance dans les vingt-quatre heures de sa saisine ».
Signataires :
Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE)
Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé)
Association pour la reconnaissance des droits des personnes homosexuelles et trans à l’immigration et au séjour (Ardhis)
La Cimade
Groupe d’information et de soutien des immigré⋅es (Gisti)
Ligue des droits de l’Homme (LDH)
Syndicat des avocats de France (SAF)
Syndicat de la magistrature (SM)
publié le 29 novembre 2022
sur le site https://www.ldh-france.org
Communiqué de presse en réponse à la circulaire adressée le 17 novembre 2022 par Monsieur le ministre de l’Intérieur et des Outre-Mer aux Préfets portant sur l’exécution des obligations de quitter le territoire (OQTF) et le renforcement des capacités de rétention.
Les signataires du présent communiqué de presse dénoncent avec la plus grande force la position prise par le ministre de l’Intérieur dans son courrier du 17 novembre 2022 sur l’exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF).
Cette circulaire, adressée aux préfets ainsi qu’aux directeurs généraux de la police nationale et de la gendarmerie, pose le principe de l’application identique des méthodes employées pour le suivi des étrangers délinquants à l’ensemble des étrangers faisant l’objet d’une OQTF.
Cette prémisse en elle-même constitue une atteinte grave à l’Etat de droit en ce qu’elle tend à assimiler des personnes n’ayant commis aucune infraction ni aucun crime à des personnes condamnées judiciairement et propose un traitement administratif similaire.
Si le courrier du ministre de l’Intérieur prend ainsi soin de rappeler que la législation européenne a imposé la suppression du délit de séjour irrégulier, c’est bien dans le sens d’un traitement punitif des étrangers en situation irrégulière qu’il s’inscrit.
Or une personne étrangère, quelle que soit la régularité de son séjour, ne saurait être traitée en délinquant et punie pour sa seule situation administrative.
La systématisation de la délivrance des OQTF à l’égard de tout étranger en situation irrégulière, le souhait d’augmenter les décisions d’interdiction de retour et de refuser autant que possible les délais de départ volontaire, mais surtout l’inscription de ces personnes au fichier des personnes recherchées et l’assignation à résidence systématique des personnes non-placées en rétention, traduisent une politique à visée dissuasive qui renonce au principe d’un examen humain et individualisé des situations par l’administration.
L’ensemble des mesures évoquées par le ministre, en préconisant un tel traitement indifférencié des personnes en situation irrégulière, méconnaissent la complexité et la vulnérabilité des situations et des personnes tout en favorisant des mesures de privation de liberté qui portent atteinte aux libertés fondamentales.
Cette tendance régulière à renforcer les pouvoirs de l’autorité administrative privatifs ou limitatifs de libertés sans contrôle du juge fait planer une lourde menace sur l’Etat de droit.
Cette circulaire méconnait sciemment la réalité des personnes faisant l’objet d’une OQTF et oublie en particulier le nombre considérable d’OQTF délivrées non pas en raison d’un comportement qui troublerait l’ordre public mais en raison des dysfonctionnements propres à l’administration en charge des personnes étrangères. Comme il a été démontré par de nombreuses associations et par l’institution du Défenseur des Droits notamment, l’accès aux services étrangers a été largement réduit à l’occasion de la dématérialisation des procédures, précipitant ainsi de nombreuses personnes dans des situations administratives irrégulières faute d’avoir pu, à temps, faire renouveler leur titre de séjour.
Elle oublie aussi que l’un des principaux obstacles à l’exécution des mesures d’éloignement n’est pas le comportement des personnes qui en font l’objet mais le refus des pays tiers ou d’origine de les accueillir. Proposer en réponse toujours plus d’enfermement et de contrôles n’est donc pas seulement honteux et inique, ce sera aussi couteux et inefficace.
Elle tait enfin la réalité des personnes. Les OQTF sont susceptibles de toucher n’importe quelle personne étrangère et arrêtent brutalement le travail, les études, les liens affectifs, les vies – même lorsque celle-ci sont construites depuis des années en France.
Enfin il est important de rappeler qu’aucune condition de régularité de séjour n’est établie par la loi pour permettre l’accès ou le maintien dans un hébergement d’urgence. Le principe d’inconditionnalité de l’accueil permet à toute personne présente sur le territoire de bénéficier d’un hébergement et d’un accompagnement adapté à sa situation.
Les seuls effets de l’application des recommandations du ministre de l’Intérieur seront d’accroitre la société du contrôle et de l’enfermement, de précariser encore davantage une population déjà vulnérable qui contribue pourtant fortement à notre économie, de créer des conditions de vie encore plus inhumaine pour des familles entières, de renoncer à toute ambition d’intégration et d’accueil.
Liste des signataires :
Accueil Information de Tous les Etrangers d’Aix-en-Provence, Acina, Association de Solidarité avec les Travailleurs Immigrés d’Aix-Marseille, Association des Usagers de la PADA de Marseille, Asile, BAAM, Collectif Migrants 83, Dom’Asile, Droits D’Urgence, Emmaus France, ESPACE, Famille-France Humanité, Fédération des Acteurs de la Solidarité, Habitat & Citoyenneté, Pantin Solidaires, Paris d’Exil, Mamama, Mecs du Bleymard « Le Sentier », Méditerranea Paris, Médecins du Monde, MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples), La Casa, La Chapelle Debout, La Cimade, Le Comède, LDH (Ligue des droits de l’Homme), LTF, Réseau Chrétien – Immigrés, Réseau Hospitalité, RESF 06 et 48, RUSF 13, Rosmerta, Roya Citoyenne, Samu Social de Paris, Secours Catholique – Délégation de Paris, Soutien 59 Saint-Just, Syndicat des Avocats de France, Tous Migrants, Thot, UniR Universités & Réfugié.e.s., United Migrants, Utopia 56, Watizat.
Paris, le 28 novembre 2022
publié le 18 novembre 2022
Pierre Isnard-Dupuy sur www.mediapart.fr
Leur maintien en « zone d’attente », au-delà de quatre jours, devait être autorisé par des magistrats. Ceux du tribunal de Toulon, puis de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, ont dit stop. À l’issue d’un marathon judiciaire inédit et d’une nouvelle épreuve pour les passagers du navire de SOS Méditerranée.
Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône).– Face à la juge, Aïssata se présente avec sa petite fille de 6 ans. Répudiée par son mari au motif qu’elle n’a donné naissance – sur quatre enfants – à aucun garçon, Aïssata a fui le Mali il y a des mois et a confié le reste de sa progéniture à sa tante (selon ses confidences au Monde). Passée par la Libye, elle explique : « Je veux rester ici. Je veux que ma petite fille vive en France. » Alors qu’elle éclate en sanglots, elle ne trouve que son masque anti-covid pour tenter d’essuyer ses larmes.
Mercredi 16 et jeudi 17 novembre, une partie des rescapé·es de l’Ocean Viking, débarqué·es à Toulon sur autorisation exceptionnelle du gouvernement français après trois semaines d’errance en Méditerranée, ont défilé par dizaines devant les magistrats de la cour d’appel d’Aix-en-Provence.
L’enjeu : leur libération de la « zone d’attente » spécialement créée le 11 novembre (sur la presqu’île de Giens), ce qui leur permettrait de déposer ensuite une demande d’asile en bonne et due forme. En « zone d’attente », il s’agit d’une procédure dégradée, sinon au rabais.
Au-delà de quatre jours, en tout cas, le maintien dans ce lieu de privation de liberté doit être soumis à un·e juge des libertés et de la détention (JLD) : c’est la loi.
Il se trouve qu’en première instance, lundi et mardi, les magistrat·es de Toulon ont refusé toute prolongation pour 108 personnes, sur 177 dossiers examinés – au motif qu’ils étaient dans l’incapacité de rendre leur décision dans le délai légal de 24 heures. Le parquet et la préfecture ont fait appel.
Manque d’anticipation
Jeudi, au fil des heures, les « ancien·nes » de l’Ocean Viking, encadré·es par des agents de la police aux frontières (PAF), sont réparti·es dans différentes audiences simultanées. Pour leur défense : une quarantaine d’avocat·es du barreau d’Aix-en-Provence.
Les décisions tombent les unes après les autres : les juges confirment les décisions de première instance. Ce qui revient à ordonner que cesse leur enfermement dans la zone d’attente.
Dans l’une des salles, le représentant de la préfecture tente bien de mettre en avant les conditions exceptionnelles : « Tout s’est organisé en un peu plus de 24 heures. Tout le week-end, les services ont eu à s’activer pour traiter les dossiers, informer les personnes... »
En défense d’un ressortissant pakistanais, Me Vianney Foulon rétorque : « Le préfet nous demande de faire des interprétations [de la loi] sur aucun élément concret, juste sur le contexte général. La préfecture essaie de rattraper un truc qu’elle n’a pas anticipé. » L’interprète présent pour son client ne traduit rien de ces échanges. Il n’est intervenu qu’au début de l’audience, au moment où la présidente a demandé l’identité du jeune homme.
« Savez-vous pourquoi vous êtes ici ? »
Alors que la juge demande à un autre Pakistanais de 28 ans s’il a quelque chose à ajouter, un interprète traduit : « Je veux rester en France. J’ai fui le Cachemire, je risque ma vie si je suis renvoyé là-bas. »
« Savez-vous pourquoi vous êtes ici ? », demande ensuite la présidente à une Nigériane de 22 ans, engoncée sous un gros bonnet et un vieil anorak. L’interprète travaille à distance : elle est mise en haut-parleur depuis le téléphone portable de l’avocat général. « Parce que mon droit d’asile a été rejeté », répond la jeune femme. La juge lui reprécise l’objet de l’audience. Mais « je ne veux pas retourner ni au Nigeria ni en Libye », insiste l’exilée, d’une toute petite voix.
C’est du « harcèlement et de l’acharnement », estiment des militant·es de la Cimade (association de défense des droits des étrangers), présent·es à plus d’une dizaine pour suivre les audiences. « Il ne fallait pas la création de cette zone d’attente, affirme notamment Marie Lindemann. Comment voulez-vous qu’à la sortie d’un bateau, après avoir failli périr, vous soyez en mesure de demander sereinement l’asile ? »
« Les autorités auraient pu, à l’instar de ce qui a été mis en œuvre l’année dernière à l’arrivée de personnes ressortissantes d’Afghanistan ou lors de l’arrivée de ressortissants d’Ukraine, prévoir des mesures d’hébergement et un accès à la procédure [classique – ndlr] de demande d’asile sur le territoire, après un temps de repos et de prise en charge médicale sur le plan physique et psychologique », estime l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers, particulièrement impliquée dans les zones d’attente.
Jeudi soir, les audiences se sont poursuivies tard dans la nuit. Par ailleurs, sur les 190 rescapé·es de l’Ocean Viking initialement placés en « zone d’attente » (originaires du Bangladesh, d’Érythrée, de Guinée, d’Égypte ou encore du Soudan), une soixantaine ont déjà été autorisées, à la suite de leur entretien sur place avec l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) et d’une décision du ministère de l’intérieur, à déposer véritablement une demande d’asile.
Selon nos informations, elles sont désormais prises en charge dans des structures dédiées de plusieurs villes des Bouches-du-Rhône. Une majeure partie, d’après le ministère de l’intérieur, pourrait être « relocalisée » (selon le jargon) dans d’autres pays européens, volontaires pour participer à cette répartition ad hoc. Sur les 44 « mineurs non accompagnés » (sans famille), placé·es lors du débarquement sous la protection de l’aide sociale à l’enfance du Var, vingt-six ont déjà quitté leur hôtel pour poursuivre leur route migratoire.
Enfin, comme annoncé mardi par Gérald Darmanin, 44 passagers et passagères du navire de SOS Méditerranée, qui ont vu leur souhait de demander l’asile se faire retoquer, pourraient être expulsés, « dès que leur état de santé » le permettra. Et à condition que d’autres recours en justice ne s’y opposent pas.
publié le 21 octobre 2022
par collectif sur https://basta.media
« Une victoire pour la solidarité à Calais ». Treize associations saluent la décision de justice annulant des arrêtés qui « compliquaient considérablement la possibilité pour ces populations précaires d’accéder à des biens de première nécessité ».
Par une décision prise le 12 octobre, le tribunal administratif de Lille a annulé trois des arrêtés préfectoraux interdisant les distributions gratuites de repas et d’eau à certains endroits de Calais et de ses alentours. Il s’agit d’une victoire pour les actrices et acteurs solidaires des personnes en situation d’exil à la frontière franco-britannique.
Cette décision porte sur les arrêtés concernant la période du 1er octobre au 12 janvier 2020, qui ont été renouvelés quasiment tous les mois jusqu’en septembre 2022. « A travers eux, ce sont entre 300 et 1500 personnes en situation d’exil bloquées à la frontière qui sont ciblées au quotidien et parmi elles, des mineurs non accompagnés, des familles, des femmes seules et des hommes isolés en situation particulièrement précaires », réagissent dans un communiqué treize associations de solidarité dont le Calais Food Collective, l’Auberge des migrants ou encore la Cimade [1].
Selon le tribunal, les arrêtés n’ont pour seul effet que « de compliquer considérablement la possibilité pour ces populations précaires d’accéder à des biens de première nécessité »
Par sa décision, le tribunal administratif reconnaît que « les distributions assurées par l’État sont quantitativement insuffisantes » quel que soit le nombre de personnes dépendantes de ces distributions et que les arrêtés n’ont pour seul effet que « de compliquer considérablement la possibilité pour ces populations précaires d’accéder, à des distances raisonnables de leurs lieux de vies qui soient compatibles avec la précarité de leurs conditions, à des biens de première nécessité ».
L’entrave à la solidarité se poursuit sous d’autres formes
Ces arrêtés ne sont qu’un des nombreux outils utilisés par la préfecture pour entraver les activités des personnes solidaires à la frontière. Entre janvier et août 2022, le collectif Human Rights Observers a enregistré 215 formes d’intimidation de la part des autorités envers les personne qui viennent en aide aux exilé·es à Calais dont des contrôles d’identité, des fouilles de véhicules, des demandes d’arrêt de distribution pour la plupart justifiées par les arrêtés préfectoraux. Le Calais Food Collective dit avoir reçu plus de 1500 euros d’amendes sur leurs véhicules depuis 2022 à l’occasion de leurs activités de distribution d’eau et de nourriture des personnes dans le besoin.
« Cette victoire est très importante pour tout ce que ces arrêtés ont représenté à Calais : l’entrave à la solidarité, l’empêchement d’un accès minimal au droit et aux services de premières nécessités pour les personnes exilées et leur criminalisation et celle de leurs allié.e.s., jugent le groupe d’associations et de collectifs de solidarité. Nous demandons aux autorités de mettre en place des conditions d’accueil des personnes exilées dignes et humaines et nous continuerons à dénoncer la violence institutionnelle et les politiques de non-accueil à la frontière franco-britannique », ajoutent-elles.
Notes :
[1] Voici la liste complète des associations : Auberge des Migrants, Calais Food Collective, La Cimade, Collective Aid, Emmaüs France, Fondation Abbé Pierre, Human Rights Observers, Médecins du Monde, Refugee Women Center, Salam Nord/Pas-de-Calais, Secours Catholique Caritas France et Secours catholique - délégation du Pas-de-Calais, Utopia 56, Woodyard.
Camille Bauer sur www.humanite.fr
En matière de politique migratoire, les bonnes nouvelles sont suffisamment rares pour être relevées. Le 12 octobre, la justice a annulé les arrêtés préfectoraux de 2020 et 2021 interdisant les distributions gratuites de boissons et denrées alimentaires en certains lieux du centre-ville de Calais. Le tribunal administratif de Lille a notamment estimé que « l’arrêté litigieux porte atteinte au respect de la dignité de la personne humaine garanti par le préambule de la Constitution et par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». En réinstallant mi-août 2022 cette interdiction, le préfet du Pas-de-Calais avait, lui, invoqué « les risques de troubles à l’ordre public ».
Tout en saluant cette annulation, Juliette Delaplace, qui travaille auprès des migrants à Calais pour Caritas, rappelle non sans amertume qu’il aura quand même fallu « une bagarre juridique de deux ans pour pouvoir donner à boire et à manger à des personnes à la rue ».
publié le 18 octobre 2022
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
Migrations Les députés européens se prononcent, ce mardi, sur le budget alloué à l’agence, accusée de graves violations des droits des exilés.
Ce mardi 18 octobre, le Parlement européen doit voter la décharge du budget 2020 de l’agence la plus financée de l’Union européenne – avec un budget de 754 millions d’euros –, en 2022 : Frontex. En mai dernier, les députés européens avaient suspendu cette certification des comptes de l’agence de gardes-frontières européens, s’appuyant alors sur un rapport de l’Office européen de lutte antifraude (Olaf). Le texte accusait Frontex de « faute grave », de « manque d’obligation fiduciaire » et de « défaillance du leadership. » D’abord classée confidentielle, l’enquête a été rendue publique le 13 octobre par plusieurs organes de presse allemands, belges et français : 120 pages révélant une multitude de violations des droits des exilés en mer Égée. Le rapport de l’Olaf compile des témoignages semblables à ceux que nous publiions dans nos colonnes, dès 2015, lors de reportages sur l’île de Lesbos et à Athènes, mettant en cause l’agence de surveillance des frontières européennes dans des refoulements illégaux et systématiques de femmes, d’hommes et d’enfants venus chercher refuge en Europe à bord d’embarcations de fortune. Certains de ces refoulements ayant même pu être à l’origine de naufrages mortels.
Une enquête ouverte par la commission parlementaire des libertés civiles
Ces révélations ont d’ores et déjà conduit à la démission de l’ancien directeur exécutif de Frontex, Fabrice Leggeri. L’homme aurait sciemment demandé à ses agents de passer sous silence plusieurs observations d’actions illégales commises par les gardes-côtes helléniques. Le rapport de l’Olaf pointe notamment des échanges sur WhatsApp entre responsables de l’agence, qualifiant les membres du bureau des droits fondamentaux de Frontex de « gauchistes » faisant régner une « dictature intellectuelle » assimilée à la « terreur khmère rouge ».
Une enquête a été ouverte par la commission parlementaire des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, et la commission du contrôle budgétaire a recommandé, au début du mois, de refuser la certification des comptes 2020 de l’agence. Les députés de la Gauche européenne (GUE/NGL) ont d’ailleurs fait savoir qu’ils ne voteraient pas la décharge budgétaire. « (C’est) la seule position plausible pour quiconque prend les droits de l’homme au sérieux », a déclaré, Cornelia Ernst, députée allemande du parti Die Linke. « Le Parlement européen ne doit pas devenir le complice d’une agence complètement hors de contrôle depuis des années. »
publié le 30 septembre 2022
Solidarité Une marche contre les politiques migratoires de l’Union européenne est organisée, les 30 septembre et 1er octobre, à Bruxelles. Michel Rousseau, cofondateur du collectif briançonnais Tous migrants, explique l’objectif de cette initiative.
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
Des associations, venues de plusieurs pays, ont décidé de converger vers le Parlement européen pour l’interpeller sur les politiques migratoires conduites par l’UE à ses frontières. Quel est l’objectif de cette action interassociative ?
Michel Rousseau : Les politiques migratoires menées par l’Union européenne ont fait plus de 28 000 morts depuis 2014. Cette initiative est l’occasion, pour nous, de renforcer les liens entrehttps://www.humanite.fr/societe/accueil-des-migrants/les-personnes-indignees-sont-de-plus-en-plus-nombreuses-765696 associations pour partager nos expériences, agir de façon plus concertée, mieux faire entendre notre voix et peser le plus possible pour obtenir un changement de politique.
Comment se traduisent ces politiques mortifères à Briançon ?
Michel Rousseau : Depuis maintenant sept ans, la frontière entre la France et l’Italie a été rétablie, sous prétexte de terrorisme. En réalité, l’État veut empêcher les 3 000 à 5 000 personnes – qui chaque année passent par le col de Montgenèvre – d’entrer en France pour venir demander l’asile ou poursuivre leur voyage. Les effectifs de la police aux frontières ont doublé. Un escadron de gendarmes mobiles est venu en appui, puis un second. Avec comme conséquences la mort de huit personnes et de nombreuses victimes d’accidents graves en tentant d’éviter les contrôles et les refoulements systématiques.
Blessing Matthew est l’une de ces victimes identifiées…
Michel Rousseau : Oui, elle est morte le 7 mai 2018, vers 5 heures du matin, en tombant dans une rivière dans les Hautes-Alpes. Que peut le droit européen ? Que peuvent les parlementaires européens pour nous aider à établir la vérité et rendre justice à Blessing, et au-delà, pour changer ces politiques qui bafouent les droits humains fondamentaux ? C’est ce que nous sommes venus demander en participant à cette marche. C’était normal pour nous de nous joindre à cette initiative puisque ce qui se passe chez nous n’est pas seulement le fruit d’une politique propre à la France, mais le résultat d’une politique menée à l’échelle européenne.
La population européenne ne s’est-elle pas habituée aux exilés mourant à nos frontières, en mer ou en montagne ?
Michel Rousseau : Il y a, en effet, un phénomène de banalisation, favorisé par le silence des médias. Mais, parallèlement, les personnes indignées sont de plus en plus nombreuses. Et cela ne concerne pas seulement la question migratoire. C’est vrai aussi pour les enjeux climatiques, par exemple. Face au sentiment d’impuissance ressenti par les citoyens, les politiciens au pouvoir n’offrent aucune perspective, avec pour conséquence soit l’indifférence, soit la colère. Les exilés deviennent les boucs émissaires de l’inaction des dirigeants. Parce qu’ils fuient tout ce que tout le monde redoute, la guerre, la misère, les catastrophes climatiques, ils concentrent toutes les grandes questions auxquelles est actuellement confrontée l’humanité. Leur rejet se traduit par l’accession au pouvoir des partis d’extrême droite. Ce qui se passe actuellement en Italie est particulièrement inquiétant, même si je pense que ce n’est pas une victoire des fascistes. C’est l’abstention qui a gagné. Ceux qui sont élus dans nos pays, aujourd’hui, le sont par de toutes petites minorités. C’est la conséquence de l’absence de perspectives dans les propositions des politiciens.
<< Nouvellepublié le 3 juillet 2022
Par Laurent Mouloud sur www.humanite.fr
Les jeux Olympiques de Paris 2024 fêteront, à n’en pas douter, les valeurs de respect, de rencontre entre les peuples et de dépassement de soi. En attendant les exploits des athlètes sous la lumière de la flamme et la ritournelle des bons sentiments, un autre genre de sport s’épanouit entre les grues et les dalles de béton préparant l’événement : celui de la fraude sociale à grande échelle et de l’exploitation humaine. Comme le détaille l’enquête de l’Humanité, les chantiers des JO sont loin d’être aussi exemplaires que l’ambitionnait la Solideo, le maître d’ouvrage des infrastructures olympiques. Sous-traitance en cascade, gérants « de paille », travailleurs sans papiers… Un condensé du pire du secteur du BTP s’étale aux portes de la capitale. L’image est désastreuse, le symbole affligeant. Et, surtout, le sort réservé à cette main-d’œuvre corvéable proprement scandaleux.
La justice s’est emparée de l’affaire début juin. Elle devra faire la lumière sur cet écheveau de microsociétés au relent de fonctionnement mafieux, auxquelles les majors du bâtiment, l’œil rivé sur leur marge de profit, confient le boulot sans se soucier plus que ça des infractions à la législation qui en découlent. Pas vu, pas pris. Telle est la logique du moins-disant social. Et si le vent de l’inspection du travail souffle de face, alors ces poids lourds du BTP plaident la « négligence », voire se présentent comme « victimes » de ces sous-traitants indélicats… Stratégie éprouvée. Gageons que la justice saura établir l’échelle des responsabilités. De toutes les responsabilités.
En bout de chaîne, enfin, il y a le no man’s land administratif dans lequel sont maintenues ces centaines de milliers de sans-papiers en France. Une situation qui alimente le travail au noir et le business de ces mafias, prêtes à infliger tous les abus à ces populations fragilisées. Les régulariser, leur donner un statut de travailleur et les droits sociaux qui vont avec couperait l’herbe sous le pied des exploiteurs. Pour l’instant, la politique migratoire du gouvernement et des préfectures, qui voient derrière chaque sans-papiers un délinquant et non pas une victime, roule à contresens. Il y a pourtant urgence à sortir de cette hypocrisie si l’on veut que les JO soient aussi exemplaires sur le plan social que sportif.
Régulariser les sans-papiers assécherait les réseaux qui les exploitent.
Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr
BTP Après la découverte en mars de travailleurs sans papiers sur le chantier du Village des athlètes construit pour les prochains JO, le parquet de Bobigny a ouvert une enquête pour « travail dissimulé en bande organisée ». Plongée dans l’univers interlope de ces micro-entreprises aux relents mafieux.
La charpente du réseau était archaïque, déjà chancelante. Un coup de marteau a précipité son écroulement. Le 8 juin dernier, le parquet de Bobigny a ouvert une enquête pour « emploi d’étrangers sans titre », « recours au travail dissimulé » et « exécution en bande organisée d’un travail dissimulé » ; les investigations en cours sont confiées à la brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP).
L’affaire s’est nouée sur le chantier du Village des athlètes, à Saint-Ouen, une infrastructure centrale des jeux Olympiques de Paris 2024. Le 24 mars dernier, alertée par la CGT, l’inspection du travail y recensait lors d’un contrôle inopiné sept travailleurs sans papiers maliens. Tous travaillaient à couler un plancher en béton, sur un lot confié à GCC, l’une des entreprises de BTP intervenant pour le groupement Icade/CDC en contrat avec la Solideo, le maître d’ouvrage chargé de la livraison de l’ensemble des infrastructures pérennes et des opérations d’aménagements nécessaires aux JO. Le groupe GCC avait officiellement recours à un sous-traitant, KMF. Problème : cette structure, une société par actions simplifiée unipersonnelle (Sasu), avait à sa tête un « gérant de paille », un travailleur malien, lui-même ouvrier sur les chantiers, placé là par un certain Mehmet B. Lequel apparaît comme le patron, de fait, de toute une nébuleuse d’entreprises éphémères, à faible capital, endossées par des prête-noms, presque tous originaires du même district en Turquie, qui assuraient dans l’opacité et le plus grand arbitraire la rémunération des travailleurs sans papiers recrutés au gré des contrats et des chantiers.
Dans cet imbroglio, les choses ont tourné à l’aigre dès le mois d’octobre 2020, sur un gros chantier de rénovation urbaine à Vélizy-Villacoublay où le donneur d’ordres, GTM, a officiellement fait appel à l’un de ces obscurs sous-traitants, dénommé Sari. Là, l’un des contremaîtres s’en est violemment pris à un travailleur malien, en le frappant d’un coup de marteau sur l’épaule, avant de le congédier définitivement. Ulcérés, ses compagnons ont alors menacé de faire appel à un syndicat et de se mettre en grève s’ils restaient non déclarés. Ils travaillaient jusque-là sans contrats ni bulletins de salaire, payés au travers de virements bancaires par une vingtaine de structures différentes, avec, durant la pandémie, des justificatifs de déplacement professionnel établis par une obscure agence d’intérim.
« Il m’a dit d’aller à Barbès pour faire des faux papiers. Ce que j’ai fait. Ça m’a coûté 350 euros »
« C’est Mehmet B. qui est venu pour négocier. Au début, il ne voulait rien entendre. Il nous disait “vous êtes des égoïstes, vous êtes des fous de vouloir aller chez les syndicats. Vous voulez me niquer, me mettre en faillite alors que je vous donne du travail” », se souvient Djibril (*), un trentenaire arrivé en France en 2017, via le Maroc et l’Espagne. Sous pression du donneur d’ordres, Mehmet B. a finalement consenti, au bout d’une semaine chômée où les travailleurs maliens n’avaient plus été sollicités, à établir les contrats demandés. « Quand ils nous ont arrêtés, GTM a dit qu’il fallait qu’on revienne. Alors Mehmet est revenu négocier avec nous. Moi, je n’avais que mon passeport. Il m’a dit d’aller à Barbès pour faire des faux papiers. Ce que j’ai fait. Ça m’a coûté 350 euros. À partir du 3 novembre, ils nous ont donné des fiches de paye, jusqu’à la fin 2021 », poursuit Djibril.
Cinq contrats sont alors établis au nom de l’entreprise Batidem, cinq autres sont siglés YTB. Les documents comptables de cette dernière structure (1,3 million d’euros de chiffre d’affaires en 2020, en hausse de 675 % sur l’année précédente) font apparaître une masse salariale très faible, d’affolantes dépenses en achats d’études et de prestations de services, un résultat net dérisoire. Quelques mois plus tard, les ouvriers maliens sont convoqués. « On nous dit que Batidem va fermer dans trois mois, qu’on va nous mettre sur KMF, qui était au nom de Fodé. Lui, c’est un ouvrier comme nous. Il travaillait pour eux depuis longtemps. Il n’a pas fait l’école. Il ne gérait rien, c’était juste son nom », témoigne Djibril.
Mais le conflit couve encore : les journées de travail sont interminables. Souvent, elles ne s’achèvent qu’à 19 heures ou 20 heures. Les travailleurs sans papiers sont affectés aux tâches les plus pénibles. Le travail achevé, il leur revient de trimer encore pour ranger le matériel. Les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées, ou alors de façon très aléatoire, avec des enveloppes d’argent en liquide. C’est le beau-frère de Mehmet B. qui donne les consignes, affecte les travailleurs sans papiers selon les besoins ou les risques de contrôle... jusqu’au début de l’année, quand les ouvriers maliens se décident à solliciter la CGT dans le sillage des grèves des travailleurs sans papiers.
À la tête d’une prospère PME qui a pignon sur rue, Mehmet B. et sa structure « officielle » n’apparaissent à aucun moment dans le montage de sous-traitance sur lequel repose le chantier de Saint-Ouen confié à GCC. Il a pourtant été vu plusieurs fois sur le site, accessible seulement en étant muni d’une carte BTP, discutant avec des cadres du donneur d’ordres. Contacté par l’Humanité, le groupe GCC n’a pas souhaité nous éclairer sur ce point précis, ni sur aucun autre. « Dans la mesure où il semble qu’il y ait une enquête pénale en cours, nous réservons nos réponses aux inspecteurs s’ils venaient à nous interroger », élude l’entreprise, qui confirme, « au regard de la gravité des faits dénoncés, avoir déposé plainte pour faux et usage de faux ».
La fraude aux cotisations sociales pourrait atteindre 6 à 8 millions d’euros
Une stratégie pour se prémunir d’éventuelles conséquences judiciaires ? La loi est claire : lorsqu’un donneur d’ordres a recours à un cocontractant (sous-traitant ou prestataire), il doit en exiger un document attestant de son immatriculation et une attestation de vigilance délivrée par l’Urssaf, confirmant son respect des obligations de déclaration et de paiement des cotisations sociales. En cas de manquement à cette obligation de vigilance, le donneur d’ordres est solidairement tenu de régler les impôts, taxes, cotisations de Sécurité sociale, rémunérations et autres charges de son cocontractant, si celui-ci a eu recours au travail dissimulé.
Ici, la fraude aux cotisations sociales organisée par cette nébuleuse pourrait atteindre des montants faramineux, 6 à 8 millions d’euros. La plupart des sociétés fictives impliquées dans le montage ont été placées en liquidation judiciaire, avec, pour motif le plus souvent invoqué, l’insuffisance d’actifs.
« C’est un montage classique, s’appuyant sur une structure communautaire, avec de fausses boîtes pour faire les transferts d’argent, les virements, et qui ferment au fur et à mesure, au bout d’un ou deux exercices, témoigne un Franco-Turc ayant travaillé sur des chantiers. Souvent, le prête-nom est payé. Les primo-arrivants sont enrôlés dès qu’ils mettent un pied en France. L’argent économisé sur les cotisations sociales ressort via des systèmes de fausses factures ou via l’achat de matériel revendu à bas prix au noir après liquidation. C’est une façon de générer du cash. Le bâtiment, c’est le monde de la corruption généralisée. Il n’y a pas un chantier propre en Fr ance. »
Des pratiques qui prospèrent dans l’écosystème de moins-disant économique, donc de moins-disant social imposé par les majors du bâtiment pour s’assurer des marges confortables.
Quelles caisses alimentaient, ici, les sommes tirées du contournement des obligations fiscales et sociales ? Ni le gérant de fait, ni les gérants de paille sur lesquels il s’appuyait n’affichent d’extravagants signes extérieurs de richesse, ni en France ni en Turquie. Presque tous sont originaires du district de Cankiri, en Anatolie centrale, un bastion de l’extrême droite où le MHP, le parti de la synthèse islamo-fasciste aujourd’hui allié à l’AKP du président Erdogan, enregistre aux élections des scores dépassant les 40 %.
Parmi les hommes de main de Mehmet B. placés à la tête de ces sociétés fictives, nombreux sont ceux qui affichent publiquement leurs sympathies pour les Loups gris, une milice fasciste ultraviolente, impliquée dans de nombreuses actions criminelles, aux frontières du terrorisme et du banditisme. Le 4 novembre 2020, un décret entérinait la dissolution en France de ce mouvement paramilitaire et ultranationaliste, suite à des attaques contre des Arméniens et des Kurdes. Sur les réseaux sociaux, les complices de Mehmet B. n’hésitent pourtant pas à arborer pour beaucoup d’entre eux l’iconographie des Loups gris, leurs slogans, leur drapeau aux trois croissants, les photographies de leurs enfants ou de militaires faisant le geste de ralliement des Loups gris avec le pouce, le majeur et l’annulaire joints, l’index et l’auriculaire dressés pour former le profil et les oreilles d’un loup. Fascination des armes, haine des Kurdes, chauvinisme et mysticisme imprègnent leur univers.
Ce réseau communautaire est-il simplement constitué d’aigrefins sous influence de l’environnement politique de leur région d’origine ? Difficile à dire. « Depuis leur dissolution, on n’a pas enregistré, en France, de regain d’activité des Loups gris. Mais ils ont toujours entretenu une présence souterraine, connectée à des activités économiques mafieuses », indique une source policière. L’enquête judiciaire établira si des flux financiers étaient drainés vers l’étranger, Allemagne ou Turquie.
la préfecture de Seine-Saint-Denis rechigne à régulariser les travailleurs sans papiers
Mehmet B. et les siens étendaient leur emprise à d’autres gros chantiers de prestige où leur réseau avait ses entrées, dans toute la région parisienne. Le recrutement de travailleurs sans papiers maliens, sur ces sites, surprend notre interlocuteur franco-turc passé par les chantiers : « Normalement, ils recrutent dans la communauté. Ils sont méfiants, veulent garder le contrôle. C’est plus facile avec les proches, sur lesquels les chefs ont toujours des moyens de pression, avec un enchevêtrement de rapports féodaux et d’exploitation économique. C’est la pénurie de main-d’œuvre qui les a poussés à aller recruter parmi des travailleurs d’une autre provenance. »
En dépit de cette pénurie de main-d’œuvre, la préfecture de Seine-Saint-Denis rechigne à régulariser les travailleurs sans papiers, sans qui les infrastructures des jeux Olympiques ne pourraient être livrées à temps – un blocage qui permet aux pratiques illégales et au travail dissimulé de prospérer. Du côté du groupe GCC, pressé par la CGT de prendre ses responsabilités en embauchant les travailleurs régularisés du chantier du Village des athlètes, on assure « qu’une procédure de recrutement est d’ores et déjà en cours pour certaines des personnes ». En fait, deux travailleurs, seulement, ont été contactés à ce jour.
Ousmane (*), lui, attend toujours, en vivotant de missions d’intérim. « Ce qui nous a sauvés, c’est qu’on est restés ensemble, solidaires, et qu’on a eu l’appui de la CGT, remarque-t-il. Ça ne pouvait pas continuer, on n’avait aucun droit, en cas de maladie, les jours d’indisponibilité n’étaient pas payés, il fallait courir comme un athlète pour se faire payer les heures supplémentaires, en cas d’accident, on était mal. » Djibril n’a jamais été sollicité, lui non plus, par GCC. Il savoure pourtant sa nouvelle vie « avec les papiers » : « Je travaille pour une PME du bâtiment dont le patron me respecte, je suis déclaré, je me sens libre. Je n’ai plus peur de sortir. Je m’enracine. »
(*) Les prénoms ont été modifiés.
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