mise en ligne le 11 décembre 2024
Nejma Brahim sur www.mediapart.fr
Pour les étrangers, toutes les démarches liées au droit au séjour se font désormais en ligne. Dans un rapport rendu le 11 décembre, le Défenseur des droits épingle les services de l’État et dénonce des « atteintes massives » aux droits des usagers. Mediapart a enquêté sur ces dysfonctionnements.
Il y a tous les discours visant à criminaliser les personnes étrangères en France, présentées au mieux comme des « profiteurs », au pire comme des « délinquants ». Et il y a l’envers du décor : toutes celles et ceux qui mènent une vie tranquille, travaillent, élèvent leurs enfants parfois ; mais bataillent pour obtenir ou renouveler un titre de séjour, plongeant dans l’irrégularité du simple fait des dysfonctionnements de l’État.
Pendant de longs mois, Mediapart a enquêté sur ce que beaucoup qualifient de « maltraitance institutionnelle ». Celle-ci précarise les personnes étrangères, et rend plus difficile le travail des agent·es en préfecture. De façon inédite, des fonctionnaires, mais aussi des avocat·es spécialisé·es en droit des étrangers et étrangères et des juges administratifs, ont accepté de raconter les coulisses de ce cercle vicieux.
Celui de la dématérialisation, mise en place à compter de 2012, d’abord à titre expérimental dans plusieurs préfectures de France avant d’être élargie à d’autres départements (pas tous), parfois sans autre solution pour les intéressé·es. Sur le papier, elle devait faciliter les démarches des usagers étrangers, autrefois souvent contraints de passer la nuit devant leur préfecture dans l’espoir d’obtenir un rendez-vous.
Mais très vite, la solution miracle vantée par les autorités a laissé place à de nombreux blocages, au point que le Conseil d’État vienne retoquer le « tout en ligne » dès 2022, imposant au gouvernement de proposer des alternatives aux usagers. Mercredi 11 décembre 2024, c’est au tour du Défenseur des droits d’épingler l’Administration numérique des étrangers en France (Anef, dans le jargon), dans un avis sévère pointant des « atteintes massives aux droits des usagers ».
Pour Khine*, une Birmane vivant en Seine-et-Marne, le calvaire a justement commencé sur l’Anef, portail numérique dont se sont saisies de nombreuses préfectures ces dernières années, censé permettre aux personnes étrangères de déposer une première demande de titre de séjour, une demande de renouvellement, de changement de statut ou de régularisation. Originaire de Birmanie, la jeune femme s’installe en France en 2019 avec un visa étudiant.
« Quand j’ai voulu renouveler mon titre, j’ai eu un avis favorable et j’ai attendu le SMS m’informant que le titre était prêt à être retiré. Mais je n’ai jamais rien reçu. » Khine appelle la préfecture à maintes reprises et propose de se déplacer. « On me répondait qu’il était impossible de venir sans rendez-vous. » Sur son espace Anef, tout est bloqué. « Je me suis sentie impuissante, j’ai compris que je ne pouvais rien faire. » Son titre expire au bout d’un an.
File d’attente virtuelle
Étudiante dans la mode, Khine bascule dans l’irrégularité et perd des opportunités professionnelles. Lorsque nous la retrouvons au cabinet de son avocate fin octobre, elle explique comment il lui a ensuite été reproché de n’avoir jamais récupéré son titre. « Comment aurait-elle pu faire sans avoir de rendez-vous ?, s’insurge Me Delphine Martin. Elle a dû faire une demande de régularisation alors qu’elle était en règle auparavant. »
Les témoignages comme celui de Khine sont devenus monnaie courante. Sur les réseaux sociaux, les cris d’alarme pullulent : « Je suis détenteur d’un titre de séjour salarié qui expire le 1er janvier 2025. Je cherche un rendez-vous depuis octobre mais il n’y en a pas. J’ai envoyé mon dossier par recommandé, pas de réponse. Je risque de perdre mon boulot », désespère Farid*, un Algérien, sur un groupe dédié. La plupart des personnes bloquées dans leurs démarches saisissent le Défenseur des droits, dans l’espoir d’obtenir de l’aide.
Pour le Défenseur des droits, la dématérialisation ne remplit pas ses objectifs
« Les nombreuses réclamations traitées mettent en évidence que l’Anef […] ne tient pas les promesses qu’elle portait. » C’est ainsi que le Défenseur des droits résume la situation dans son rapport. Des bugs techniques persistants à l’impossibilité de compléter ou de modifier sa demande, la détresse des usagers étrangers est immense, et la marge de manœuvre des agents préfectoraux excessivement réduite. Face aux blocages, les dispositifs d’accompagnement restent très insuffisants. L’institution préconise, entre autres, d’inscrire dans la loi le droit d’effectuer toute démarche de façon non dématérialisée, d’améliorer les sites internet des préfectures ou encore… de renforcer durablement les moyens humains dans les services dédiés.
« Nous sommes très fortement alertés par la situation que vous rencontrez », souligne la défenseuse des droits, Claire Hédon, lors d’un rassemblement organisé par l’association Droits devant !, face aux locaux de son institution, à Paris le 18 novembre. Elle précise alors qu’en 2024, le droit des étrangers et étrangères représente plus d’un tiers des réclamations reçues (celles-ci ont bondi de 400 % en quatre ans). « J’ai vu le premier ministre et je l’ai alerté sur cette situation. On ne vous laisse pas tomber. »
De nombreux étrangers se tournent également vers des avocats spécialisés, qui saisissent à leur tour la justice. Il suffit de s’attarder dans les tribunaux administratifs pour réaliser l’ampleur du phénomène. Au tribunal administratif de Melun, le 22 octobre, les cas – dont celui de Khine – se suivent et se ressemblent : des avocats défilent en robe noire pour expliquer comment leur client·e est sur le point de perdre – ou a déjà perdu – son droit au séjour à la suite de blocages en préfecture.
« Toutes les histoires sont différentes, rappelle Delphine Martin, mais la préfecture met les gens dans des situations très difficiles. » Aujourd’hui, ajoute l’avocate, « beaucoup de contentieux ne sont dus qu’à ces dysfonctionnements. Les tribunaux sont engorgés de dossiers qui ne devraient jamais arriver jusqu’à eux ». « J’ai passé l’année à faire des référés, complète Elsa Ghanassia, avocate au barreau de Grenoble. Je n’en ai jamais autant plaidé, à raison de quatre dossiers par semaine. »
Le tribunal pour un simple rendez-vous
Pour elle, les tribunaux sont devenus des « chambres d’enregistrement » de la préfecture. « C’est insensé. La majorité du contentieux consiste à obtenir un rendez-vous. On dépose la requête et quelques jours plus tard, la préfecture demande à ne pas statuer, en fournissant une convocation pour un rendez-vous », décrit-elle.
Laurent Charles, avocat à Paris, abonde : « Toutes ces difficultés font exploser le contentieux étranger. Certaines juridictions changent leur jurisprudence, estimant qu’on les saisit trop. »
À Montreuil (Seine-Saint-Denis) ou à Lille (Nord), « c’est de la folie », glisse un magistrat administratif, qui trouve « délirant qu’on ait laissé ce système prospérer », ne laissant pas d’autre option aux étrangers que de saisir la justice. À Lille, poursuit-il, une cellule de magistrats dédiée au contentieux des étrangers aurait vu le jour. Selon nos informations, à Grenoble, les juges administratifs auraient rencontré les services de la préfecture pour évoquer cette problématique.
Les tribunaux absorbent la charge, on répond à l’urgence. Un magistrat administratif
« La justice contribue à débloquer des situations », confirme le magistrat. L’homme se souvient de cette enfant reconnue réfugiée, dont le père s’est vu refuser le droit au séjour. Après avoir déposé un référé, sur l’avis d’audience, le juge découvre qu’un rendez-vous a été proposé au monsieur. « J’ai compris que le tribunal avait eu une influence juste par l’importance qu’il avait accordée à l’affaire. »
Le juge évoque une « masse énorme » d’affaires à traiter, qui empêche de réfléchir à la manière dont cette quantité pourrait être réduite. « Les tribunaux absorbent la charge, on répond à l’urgence. » Certain·es magistrat·es, estime Elsa Ghanassia, ont tendance à fermer les portes ; d’autres à en ouvrir. « Mais on sent qu’ils sont tous un peu déconcertés et débordés par la situation. »
Pour le magistrat déjà cité, les juges administratifs gagneraient à aller au bout de leurs pouvoirs, « quitte à passer pour ceux qui sanctionnent, pour éviter de nourrir un cercle vicieux ». Et puisqu’il arrive que la préfecture ne propose pas de rendez-vous malgré une décision du tribunal l’y enjoignant, il suggère de penser plus souvent aux astreintes financières pour « contraindre l’administration ».
« Si on ne le fait pas, la préfecture continuera et l’étranger engagera de nouvelles procédures au tribunal, ce qui n’arrange personne. » Selon les différents rapports publics des juridictions administratives, le droit des étrangers et étrangères représentait 30 % des affaires enregistrées auprès des tribunaux administratifs en 2015, puis 35 % en 2018. En 2022 et en 2023, après la mise en place de la dématérialisation, ce chiffre atteint 43 %.
En plus de leurs plaidoiries, certains avocats, à l’instar de Laurent Charles, tentent d’obtenir des victoires au sein même des préfectures. En onze ans d’activité, l’avocat a pu constater l’évolution de la situation. « Jusqu’en 2021, il y avait une bonne entente entre avocats et agents. » Citant les préfectures d’Île-de-France une à une, il raconte comment, petit à petit, des agents n’ont plus été autorisés à le saluer ou à le renseigner sur ses dossiers.
Des agents en sous-effectif
Ses équipes peuvent envoyer jusqu’à cinquante mails par jour. Il dit parvenir encore à obtenir des résultats dans plusieurs préfectures, sans avoir à passer par la case « tribunal ». Mais ailleurs, des portes ont pu se refermer. En Essonne, il se remémore une agente particulièrement dure à l’endroit des étrangers, et sa tasse préférée : « Je suis une connasse et je l’assume. »
À ses yeux, il y a une « volonté explicite » de ne pas délivrer « trop de titres » : celle-ci se traduit elle-même par l’ampleur de la dématérialisation, le manque de formation des agent·es et de coordination entre services, le manque de moyens humains ou les sensibilités politiques de certains responsables… « Tout cela contribue à la fabrique de sans-papiers. »
On joue avec la vie des gens, sauf qu’on ne nous prépare pas à ça quand on arrive. Une agente en préfecture
Agente dans une préfecture d’Île-de-France durant deux ans après le Covid-19, Yasmine* affirme avoir fait « remonter pas mal de choses » à sa hiérarchie, tout en sachant que cela ne changerait rien. « Il y a du budget, mais pas pour les agents, et encore moins pour les étrangers. On le garde pour le champagne du préfet », tacle-t-elle. En attendant, « on presse les agents comme des citrons », jusqu’à ce qu’ils partent.
Passée par un autre ministère, elle constate et déplore un manque de formation, et dit avoir formé des recrues sur des sujets qu’elle ne maîtrisait pas. « Il m’est arrivé de refuser le droit au travail d’une personne qui pouvait en fait y prétendre. Et avec la dématérialisation, elle ne pouvait plus rien faire ensuite. » À plusieurs reprises, Yasmine a culpabilisé, se demandant si elle n’avait pas contribué « à des licenciements ou des mises à la rue ».
« On joue avec la vie des gens, sauf qu’on ne nous prépare pas à ça quand on arrive. Quand je l’ai réalisé, je me suis vite formée. » D’autres font en sorte de garder « une distance » avec la vie des usagers, confortés par la dématérialisation et l’absence de contact avec les concernés. « Chacun ses problèmes », lâche un agent qui recevait du public avant la mise en place de l’Anef dans sa préfecture – parmi celles qui fonctionnent le mieux en France.
Choix politique
Lorsqu’il se confie à Mediapart, son service a reçu mille mails en six jours. « Les gens aiment bien nous harceler, dit-il, tout en reconnaissant que ces personnes sont en fait désespérées. Certains nous écrivent alors qu’ils dépendent d’une autre préfecture. » Avec du recul, Yasmine voit en ces chiffres une « pression ». « Un rouleau compresseur. » À raison de quatre-vingt-cinq rendez-vous par jour pour quatre agents dans son service (ils étaient une dizaine à son arrivée), la charge de travail est « énorme ». « Plus on avance, plus on nous en rajoute. »
Comme lorsque ses collègues du service contentieux de la préfecture viennent la voir, « au moins une fois par semaine », pour qu’un rendez-vous soit donné « le plus rapidement possible » à un étranger à qui le tribunal a donné raison. En face d’elle, beaucoup de « désespoir » et d’incompréhension. Elle se met à la place d’un usager étranger naviguant sur le site de la préfecture : « On ne comprend rien si on vient d’un pays étranger. »
Quant à l’Anef, « c’est la merde », résume-t-elle. « S’il y a le moindre bug, les gens restent bloqués. Ils ne peuvent pas rentrer en préfecture sans rendez-vous. Et s’ils arrivent à en prendre un, on l’annule dès qu’on voit qu’ils dépendent de l’Anef. » L’adresse mail de contact de la préfecture ? « Personne ne traite les mails, parce qu’il n’y a pas assez d’agents. »
Les plateformes ont des avantages, commente l’avocate Delphine Martin, mais cela déshumanise. « Il est plus facile de dire non dans un message. Et il y a tellement de situations où l’on ne rentre pas forcément dans les cases, où il faut donner un contexte… »
Comment en est-on arrivé là ? Yasmine, comme beaucoup d’autres acteurs, y voit un « choix politique ». « Si l’État le voulait, il pourrait mettre plus de moyens pour embaucher. » Une centaine de personnes à l’échelle de la France ainsi que la réouverture de certaines sous-préfectures permettraient d’améliorer la situation, selon elle.
En attendant, « il y a une violation totale et systématique de la loi depuis la mise en place de la dématérialisation », dénonce l’avocate Elsa Ghanassia. Pour son confrère Laurent Charles, c’est le principe même d’égalité devant les services publics qui n’est plus garanti. Et Delphine Martin de s’interroger sur ce système contreproductif : « L’État paie des frais quand on gagne en justice… Est-ce qu’il ne devrait pas mettre cet argent ailleurs, pour augmenter les moyens en préfecture ? »
Élise Leclercq sur www.politis.fr
Alors que l’association d’aide aux personnes réfugiées est visée par trois enquêtes pénales portant sur ses actions à la frontière franco-britannique, deux rapports alertent sur la volonté de criminaliser les associations d’aides aux personnes exilées et leurs bénévoles.
À la frontière franco-britannique, les associations n’ont pas de répit. Utopia 56 a révélé il y a quelques jours dans le journal Le Monde être visée par trois enquêtes. L’association d’aide aux personnes exilées effectue des maraudes d’urgence sur le littoral. La première enquête porte sur des faits de diffamation à l’encontre des forces de l’ordre. Les deux autres concernent des appels passés par des bénévoles. Il leur est reproché d’avoir intentionnellement alerté les secours en mer pour de « fausses situations », mobilisant de fait, les secours.
Utopia 56 nie les accusations et indique « se tenir à disposition de la justice » dans son communiqué. Pour l’association, il est clair que ces procédures s’inscrivent dans une volonté de criminaliser l’aide aux personnes exilées à la frontière. « C’est une gradation des entraves au travail des associations, c’est pareil dans tous les pays d’Europe où l’extrême droite arrive petit à petit, les libertés fondamentales sont bafouées », souffle Yann Manzi, délégué général d’Utopia 56, qui ne se dit « pas étonné ».
C’est pareil dans tous les pays d’Europe où l’extrême droite arrive petit à petit. Y. Manzi
Le cofondateur de l’association assure demander depuis plusieurs années à la préfecture, aux élu·es ainsi qu’aux pompiers et au centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS) d’être reçu afin de réfléchir aux stratégies à mettre en place : « Nos demandes sont restées sans réponse, alors qu’une collaboration est nécessaire. »
Coïncidence du calendrier : une enquête commandée par l’Observatoire des libertés associatives vient de sortir sur le sujet, ainsi qu’un rapport de la Ligue des droits de l’homme (LDH) publié lundi 9 décembre.
Ninon Brilloit est l’autrice du rapport de la LDH. Elle se focalise plus particulièrement sur les entraves à l’observation de l’association Human Rights Observers (HRO) qui collecte des données sur les expulsions dans le Calaisis et le Dunkerquois. Plusieurs sortes d’entraves à l’observation sont pointées du doigt. Elle explique qu’il y a deux grandes catégories. La première est structurelle : mise en place de périmètres de sécurité qui empêche les associations d’aller sur les lieux de vie mais aussi de voir ce qu’il se passe lors des opérations d’expulsions. Human Rights Observers ne peut alors effectuer sa mission de comptage et d’observation.
La deuxième grande catégorie regroupe les atteintes personnelles. Elles passent par une mise en cause individuelle des observateur·ices avec des contrôles d’identité récurrents, des contraventions, des captations quasi systématiques de vidéos des associatifs par les forces de l’ordre et des intimidations. Le rapport cite alors des exemples concrets auxquels les observateur·ices ont assisté. Le 15 novembre 2023, lorsqu’une membre d’HRO demande au chef d’opération : « Vous pouvez ne pas me toucher s’il vous plaît ? Je ne préfère pas », il lui répond : « Je ne préfère pas non plus, je ne veux pas me salir ».
« Une façon de détourner l’attention »
Ces entraves à répétition fragilisent le tissu associatif financièrement mais jouent aussi sur la santé mentale des bénévoles. Mathilde Rogel, autrice du rapport « Enquête sur la répression de la solidarité avec les personnes exilées aux frontières », a pu observer ce harcèlement policier qui « n’arrange pas la situation déjà difficile pour les bénévoles ».
Rien ne nous empêchera de poursuivre nos missions, on ne bâillonne pas la solidarité. Y. Manzi
À cela s’ajoutent une « crainte d’avoir des poursuites » et une « autocensure ». Étudiante à l’EHESS et mandatée par l’Observatoire des inégalités, elle était aussi présente sur d’autres frontières comme celle partagée avec l’Italie et constate les mêmes procédés : « Les procès à Briançon ont refroidi pas mal de personnes engagées ». Pour Yann Manzi en revanche, la détermination reste intacte : « Rien ne nous empêchera de poursuivre nos missions, on ne bâillonne pas la solidarité. »
Mais les premières personnes touchées par ces entraves sont les personnes exilées. « Les atteintes à la légitimité des solidaires découlent d’abord de la criminalisation des migrations », rappelle le rapport. « D’autres registres de disqualification sont néanmoins employés émanant d’abord de l’extrême droite mais gagnant peu à peu le reste du champ politique. Le premier, qui relève de la ‘rhétorique de l’appel d’air’, est fondé sur la peur d’un ‘envahissement migratoire’ qui, dans le discours des autorités, serait encouragé par le travail des associations. »
Pour Mathilde Rogel, cette procédure n’est donc pas étonnante, « c’est la continuité de ce qui a déjà été dit auparavant ». En 2023, Hervé Berville, ancien secrétaire d’État chargé de la mer, avait déjà posé ce genre d’accusation de faux appels. « L’État ne remet pas en cause ses manières de faire, continue-t-elle, c’est une façon de détourner l’attention ». Le travail des associations encouragerait les personnes à passer en Angleterre, faisant « le jeu des passeurs ». « Cela ajoute juste de la misère à la misère », conclut-elle. Depuis le début de l’année 2024, plus de soixante personnes sont décédées en tentant de rejoindre le Royaume-Uni.
mise en ligne le 4 octobre 2024
Par Dieynaba Diop - Députée PS des Yvelines, membre de la commission des Affaires étrangères sur www.humanite.fr
Alors que le nouveau gouvernement de Michel Barnier s’apprête sûrement à présenter un projet de loi menaçant l’existence de l’aide médicale d’État (AME), il est de notre devoir, en tant que représentants du peuple, de nous opposer fermement à cette attaque contre l’un des principes fondamentaux de notre République : l’accès universel aux soins de toutes celles et tous ceux qui en ont le plus besoin.
L’AME n’est pas un privilège accordé, comme certains voudraient le faire croire. Elle est l’incarnation de notre solidarité collective, le prolongement de nos valeurs humanistes, qui placent la dignité humaine au cœur de notre modèle social. L’AME permet aux personnes étrangères en situation irrégulière de bénéficier d’un accès minimal aux soins. Il s’agit donc d’un filet de sécurité indispensable.
Il semble utile de rappeler au gouvernement et singulièrement au nouveau ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, que la santé est un droit fondamental, inscrit dans notre Constitution, dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans l’ensemble de nos engagements internationaux. Nier ce droit à une partie de la population présente sur notre sol, c’est ouvrir la voie à une société inégalitaire et fragmentée, bien loin de nos idéaux humanistes portés depuis longtemps au sein de notre République.
Bruno Retailleau ignore sciemment les conséquences sociales et sanitaires d’une réforme de l’AME telle qu’il l’a laissé entendre depuis sa nomination. Cela conduirait inévitablement à un renoncement aux soins pour des milliers de personnes. Ces mêmes malades non traités ne disparaîtront pas ; leur état s’aggravera, propageant des maladies, et mènera à des situations médicales d’urgence. Une situation désastreuse pour notre système de santé et une mise en danger de nombre de nos concitoyens.
Les arguments économiques très souvent brandis par la droite et l’extrême droite ne sont pas crédibles. L’idée selon laquelle l’AME serait une charge excessive pour le budget de l’État relève d’une contre-vérité visant à stigmatiser une partie de la population. En 2022, son coût représentait moins de 0,5 % du budget de la Sécurité sociale, soit 1,2 milliard d’euros. Nous sommes bien loin des fantasmes relayés par les discours populistes. Par ailleurs, les études montrent que la prévention et les soins précoces permettent de limiter les dépenses à long terme, bien plus élevées en cas d’aggravation de l’état de santé.
Mais, au-delà des chiffres, il s’agit ici de faire preuve d’humanité face à des situations personnelles dramatiques. Il est temps de cesser d’instrumentaliser ce débat à des fins électoralistes et de reconnaître l’évidence : ce sont des femmes, des hommes et des enfants qui fuient des situations de guerre, de misère ou de persécution. Leur refuser l’accès aux soins, c’est renier notre histoire et nos valeurs. Notre République ne peut accepter une telle remise en cause d’un de ses droits fondamentaux.
mise en ligne le 3 octobre 2024
Communiqué de presse sur https://www.ritimo.org/
Nous, associations, collectifs de personnes exilées, collectivités accueillantes et syndicats, faisons part de notre vive préoccupation quant aux intentions du gouvernement Barnier en matière d’immigration. Après le feuilleton de la loi sur l’asile et l’immigration, nous nous opposerons à toute nouvelle dégradation des droits des personnes exilées en France et continuerons à défendre une politique migratoire d’accueil et de solidarité.
À peine nommé, le Gouvernement fait de l’immigration son cheval de bataille et multiplie les annonces outrancières et dangereuses. Le ministre de l’Intérieur a déjà annoncé réunir les préfets « des dix départements où il y a le plus de désordre migratoire pour leur demander d’expulser plus, de régulariser moins ». Nous dénonçons cette représentation mensongère des migrations : non, il n’y a pas de désordre migratoire, ni de crise migratoire. Nous assistons à une crise de l’accueil et de la solidarité, et une mise en danger des personnes exilées parOrganisations locales : des politiques de restriction et d’exclusion dont les gouvernements successifs se font les champions. Collectivement, nous revendiquons la régularisation des personnes sans-papiers, la protection des mineur·e·s non accompagné·e·s, le respect de la dignité et des droits humains.
Le ministre de l’Intérieur a annoncé vouloir remettre en cause l’Aide médicale de l’État (AME). La santé des personnes exilées est à nouveau instrumentalisée pour venir alimenter des considérations de politique migratoire. Nous souhaitons rappeler que l’AME est un dispositif de santé, essentiel pour l’accès aux soins des personnes et qu’elle répond à des enjeux de santé publique. A ce titre, cette politique publique se décide au ministère de la Santé. Nous nous inquiétons de voir nos gouvernant·e·s s’approprier la rhétorique d’extrême droite basée sur l’appel d’air et les dépenses incontrôlées, pourtant largement pourfendue par nombres d’études et rapports récents. Enfin, nous alertons sur le fait qu’environ un quart des bénéficiaires de l’AME sont mineur·e·s, et qu’il est intolérable de vouloir priver des enfants de l’accès aux soins.
Rien ne sera épargné aux personnes issues de parcours d’exil. Le gouvernement envisage même une nouvelle loi sur l’asile et l’immigration pour promouvoir des mesures pourtant censurées par le Conseil constitutionnel en début d’année. Ceci, à l’heure où nous constatons déjà les premières conséquences dramatiques de la loi promulguée le 26 janvier 2024. Ce gouvernement s’est lui-même placé sous la tutelle de l’extrême droite et a choisi de faire des personnes exilées le bouc-émissaire de tous les maux. Ses propositions s’inscrivent dans l’intensification du climat de peur pesant sur les personnes étrangères, et plus généralement sur toutes les personnes victimes du racisme. Le programme est clair : restrictions des droits, criminalisation des migrations et des personnes solidaires, répression des personnes exilées, enfermement à tout-va. Dans sa déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale ce mardi 1er octobre, le Premier ministre a annoncé vouloir « lutter contre le racisme » et traiter le sujet de l’immigration avec dignité, mais il se contredit aussitôt en prévoyant d’augmenter la durée maximale légale de rétention, d’empêcher les personnes exilées de franchir les frontières, et en faisant peser sur elles toutes les suspicions. En revanche, Michel Barnier ne remet à aucun moment en question les déclarations inquiétantes du ministre de l’Intérieur. Nous dénonçons l’orientation du gouvernement, et rappelons notre attachement à un État de droit qui respecte les personnes et les considère avec humanité, pas comme des indésirables.
Nous, associations, collectifs de personnes exilées, collectivités accueillantes, et syndicats, appelons à mettre fin à cette obsession migratoire xénophobe et dangereuse, et à respecter les droits de chaque personne, indépendamment de sa nationalité, de son origine, de sa religion, de son orientation sexuelle et de genre. Nous appelons chacun·e à la vigilance et à la solidarité, à continuer à soutenir et à participer aux actions, comme les luttes des travailleur·se·s Sans Papiers pour leur régularisation. Nous resterons mobilisé·e·s contre tout nouveau coup porté au respect des droits et à la dignité des personnes étrangères.
Signataires :
Organisations nationales : Action contre la Faim / Les Amoureux au ban public / Anafé / ANVITA / Ardhis / CCFD-Terre Solidaire / CGT / La Cimade / CNAJEP / CRID / Dom’Asile / Emmaüs / Femmes Egalité / FSU / Gisti / Grdr - Migrations-Citoyenneté-Développement / Humanity Diaspo / J’Accueille / LDH / Ligue de l’Enseignement/ Limbo / Médecins du Monde / MRAP / On Est Prêt / Oxfam / Patrons Solidaires / PLACE Network / Planning Familial / Polaris 14 / Réseau Féministe « Ruptures » / Ripostes, pour une coordination antifasciste / Ritimo / SAF (Solidarités Asie France) / Singa / Thot / UEE / Union syndicale Solidaires / UniR Universités & Réfugié.e.s / Utopia 56 / Visa – Vigilance et initiatives syndicales antifascistes / Watizat / Weavers
Organisations locales : Association Bretillienne des Familles / Accueil Réfugiés Bruz / L’Auberge des migrants / Bienvenue Fougères / Droit à l’Ecole / Fédération Etorkinekin Diakité / Forum Social des Quartiers – Rennes le Blosne / Groupe accueil et solidarité (GAS) / L’Hirondelle de Martigné-Ferchaud / Intercollectif : Coordination Sans-Papiers 75, CTSP Vitry, CSPM, CSP 17e, CSP 93, Gilets Noirs / L’IOSPE - InterOrga de soutien aux personnes exilées de Rennes / Ligue des Droits de l’Homme – Pays de Rennes / Migrants en Bretagne Romantique – QMS / Pantin Solidaire / Paris d’Exil / Plouër Réfugié-e-s / Réseau Territoires Accueillants 35 / Soutien Migrants Redon / Tous Migrant / Un Toit c’est Un Droit Rennes / VIAMI Val d’lle-Aubigné Accueil Migrants
Migrants
Par Louise Sanchez Copeaux sur https://www.bondyblog.fr/
L’année 2024 marque un sinistre record : 46 personnes ont trouvé la mort en tentant de traverser la Manche. Dans le même temps, le nouveau ministre de l’Intérieur plaide pour un durcissement de la politique migratoire. Géographe et chercheuse à l’EHESS, Camille Schmoll, met en lumière les dissonances entre la réalité migratoire et les fantasmes identitaires et sécuritaires.
C’est un macabre décompte qui s’invite régulièrement dans l’actualité, celui des morts de migrants qui cherchent à rejoindre l’Europe. Le pire naufrage de l’année 2024 a eu lieu le 3 septembre dans la Manche. Douze personnes ont perdu la vie et plusieurs autres ont été blessées. Quelques jours plus tard, ce drame se reproduisait avec huit morts à déplorer. Cette année marque ainsi un sinistre record, 46 personnes sont mortes en cherchant à rejoindre le Royaume-Uni.
Malgré ces drames qui se multiplient dans la Manche et ailleurs, les discours et les politiques migratoires ne cessent de se durcir. En France, le nouveau ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, s’est exprimé en faveur d’un référendum sur l’immigration, quitte à « réviser la Constitution ».
Camille Schmoll est géographe et chercheuse à l’École des hautes études en sciences sociales. Spécialiste des migrations et de l’espace méditerranéen, ses travaux mettent en lumière les dissonances entre la réalité migratoire et les fantasmes identitaires et sécuritaires véhiculés dans le monde politique et médiatique. Interview.
Camille Schmoll : L’idée qu’on peut réduire ou arrêter l’immigration en rendant les migrations de plus en plus difficiles. Les migrations deviennent alors de plus en plus dangereuses et illégales, mais elles ne cessent pas. On ne peut pas arrêter les migrations, et certainement pas de cette façon. Les chercheurs ont démontré que le principal motif de migration reste le facteur de départ et non pas l’attractivité des pays d’accueil.
Un accueil digne ne crée pas « d’appels d’air ». Pourtant, cette idée a des impacts concrets : un non-accueil, un mauvais accueil ou même l’empêchement du travail des ONG qui sauvent des vies en Méditerranée. Il y a aussi l’idée d’un lien entre criminalité et migration, insécurité et migration. Une note récente des économistes de la criminalité du CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales) révèle à ce sujet que cette relation-là n’existe pas.
En réalité, si les immigrés sont plus délinquants que les autres, il s’agira d’autres facteurs : comme leur jeunesse, leur genre ou leur précarité économique. Lors des élections, cette question de la sécurité a été largement abordée par les politiques dans les médias sans qu’un véritable travail critique soit fait derrière.
Il faut reconnaître qu’il y a de plus en plus de fact-checking. Mais quand on laisse établir un lien entre les agressions faites aux femmes et l’immigration, derrière une apparente sensibilité aux questions de violences faites aux femmes, c’est encore une fois incorrect. Ces arguments purement politiques ne sont pas toujours déconstruits par les journalistes qui accueillent cette parole.
Camille Schmoll : On peut faire le raisonnement inverse : il n’y a aucun intérêt à bien parler des questions de migration, à avoir un point de vue ouvert et bienveillant. En termes électoraux, les migrations ne représentent rien, les immigrés ne pèsent pas, puisqu’ils ne votent pas. C’est pour ça que la question de la citoyenneté et des droits civils est importante, les personnes concernées, même si elles sont en France depuis longtemps, ne peuvent pas voter aux élections locales si elles ne sont pas naturalisées.
Une citoyenneté plus inclusive, permettrait que les migrants puissent participer au débat, aient un rôle dans la vie politique. Peut-être ainsi arrivera-t-on à renverser cet usage, cette instrumentalisation de la question migratoire et à la traiter de manière humaine et honnête.
Camille Schmoll : On joue sur des mécanismes mobilisateurs très forts et un peu primaires : le racisme, la peur de l’autre, la peur de l’insécurité. Effectivement, nos sociétés vivent des changements très importants, mais dans ce contexte, une des meilleures manières d’exercer une emprise sur les gens, c’est de leur faire peur.
Les personnes qui entretiennent ces visions des migrations et de l’immigration ne sont pas dupes, elles connaissent les données des recherches. Ce n’est pas qu’elles sont ignorantes, elles instrumentalisent la question.
Camille Schmoll : Ces dernières années, beaucoup de recherches ont été menées sur la question de l’intégration dans ce qu’on appelle des “petits milieux”, ou encore la “France des faibles densités”. Ces termes désignent des espaces dans lesquels il y a une interconnaissance plus importante entre les gens (souvent des villages, ou du périurbain). C’est un domaine d’études en plein essor.
Les constats révèlent que non seulement l’accueil et l’intégration se passent plutôt bien, mais que cette proximité baisse le niveau d’hostilité local vis-à-vis de l’immigration. Il y a un rapport inverse entre le fait d’avoir une vision négative des migrations et le fait de vivre près de personnes immigrées. Les personnes qui ont les opinions politiques les plus hostiles à la question migratoire sont celles qui vivent dans des espaces dans lesquels il y a moins, voire pas d’immigration. Là encore, on constate que dans l’inconnu, la peur et la crainte, on adhère plus facilement aux fantasmes des discours anti-immigration.
Camille Schmoll : Le discours sur l’immigration est tellement déconnecté de la réalité migratoire… Dans les vingt dernières années, il y a une augmentation modérée des migrations vers l’Europe et cela n’a pas touché en premier lieu la France. Si on compare la situation française à la situation allemande, la France est restée relativement aux marges des grandes arrivées migratoires des dix dernières années, même avec les migrations d’exil depuis l’Ukraine.
Pourtant, nos politiques alimentent ce sentiment de la « forteresse assiégée ». Michel Barnier a parlé de « passoire » (sur TF1, le vendredi 6 septembre) et Bruno Retailleau de « submersion », il y a un an (à propos de la situation à Lampedusa, en 2023). Ça ne m’étonnerait pas qu’une des premières décisions de la part du gouvernement concerne la politique migratoire.
Encore une fois, ce serait assez payant : faire plaisir à une certaine sensibilité dans la société réceptive aux angoisses et aux fantasmes sur l’immigration, au détriment d’une population qui ne pèse pas électoralement. Mais évidemment, ça n’aura pas d’effet sur la sécurité intérieure ou sur le taux de migration, si ce n’est de précariser et de criminaliser encore plus les migrants en rendant leur parcours et leurs quotidiens dangereux et illégaux.
Camille Schmoll : Mon approche territoriale se fait surtout aux frontières. Je vois concrètement les effets des politiques de dissuasion, voire de répression. C’est ce qui se passe actuellement dans la Manche. Il y a un véritable harcèlement vis-à-vis des personnes qui essaient de traverser la Manche, ce qui les pousse à emprunter des routes et des moyens de plus en plus périlleux et de plus en plus dangereux. Le nombre de décès lors des traversées augmentent. Les moyens de transports sont aussi de plus en plus précaires et endommagés. Il y a évidemment la responsabilité des passeurs, mais aussi celle des politiques.
Camille Schmoll : Nous, chercheurs, on fait déjà un énorme travail de communication, de vulgarisation autour de nos travaux, de nos résultats. Le problème, c’est la volonté politique derrière. C’est vraiment un combat de David contre Goliath. On a besoin que les médias nous soutiennent pour transformer le récit dominant, qui demeure quand même aux mains des politiques.
Dans des contextes de débats très intenses comme c’est le cas depuis des mois en France, on peine à prendre notre place, à se faire entendre. C’est une question de rapport de force, mais être dans ce type de dynamique, ce n’est pas notre métier en tant que chercheurs. On n’est pas là pour faire du plaidoyer, on est là pour faire des recherches et imposer, si on le peut, des faits.
Nous avons donc besoin de relais, car les résultats sont connus, ce n’est pas une question de fond. C’est pareil, dans une moindre mesure, pour la question environnementale. Si plus personne ne nie la réalité du réchauffement climatique, ça n’empêche pas les discours critiques sur l’écologie, qui serait « punitive ».
mise en ligne le 25 septembre 2024
Inès Rubio sur www.humanite.fr
Une centaine de personnes étaient rassemblées devant le tribunal Judiciaire de Nanterre, lundi 23 septembre, en soutien aux travailleurs sans papiers. L’inspection du travail accuse leur employeur, RSI, de travail dissimulé et d’emploi d’étrangers sans autorisation.
Une majorité des ex-employés constitués partie civile ont assisté, lundi 23 septembre, à la première audience du procès à Nanterre (Hauts-de-Seine) qui oppose l’État à la société d’intérim RSI. Ils étaient soutenus par le collectif des travailleurs sans papiers de Vitry-Île de France et l’intersyndicale du ministère du Travail pour affirmer leur droit à la justice et revendiquer une régularisation rapide. Une étape importante dans la lutte qu’ils mènent depuis trois ans.
En octobre 2021, environ 80 intérimaires initient un mouvement de contestation. Devant la mairie de Grigny (Essonne), ils maintiennent un piquet de grève pendant plus d’un an. Touré Mahamadou, l’un des grévistes, rappelle les raisons de leur mobilisation : « La société RSI refusait de nous fournir les documents Cerfa (nécessaires à la demande de titre de séjour – NDLR), les attestations de travail. Certains n’ont même pas reçu de fiches de paie, d’autres n’étaient payés qu’en liquide », raconte-t-il.
« On pensait que l’histoire était réglée, qu’on allait pouvoir travailler légalement »
Le mouvement de ces travailleurs sans papiers conduit l’inspection du travail à entamer une enquête qui confirme que les grévistes ont effectivement travaillé pendant plusieurs mois, condition indispensable pour prétendre à un titre de séjour salarié temporaire. Un an après le début de leur mobilisation, ils peuvent enfin déposer leurs dossiers à la préfecture et obtiennent 83 récépissés de titres de séjour avec autorisation de travail pendant six mois. « On pensait que l’histoire était réglée, qu’on allait pouvoir travailler légalement », poursuit Touré Mahamadou. Le piquet de grève est levé et les 83 travailleurs trouvent un emploi.
Mais, brutalement, 65 récépissés sont interrompus et seulement 18 cartes de séjour temporaire délivrées. Pour ceux dont la situation reste irrégulière, le procès représente un espoir, bien que la justice ne puisse pas directement prononcer leur régularisation. « On n’attend pas d’argent, on veut être reconnus comme victimes, ce qui pourrait nous aider à être régularisés », précise Touré Mahamadou.
Les membres de l’intersyndicale du ministère du Travail (CGT, FSU, SUD travail) présents lors du rassemblement déplorent que la preuve apportée d’une relation de travail entre RSI et ses employés n’ait pas suffi à la régularisation des sans-papiers.
Sur le banc des accusés, manquent les entreprises de BTP
Au contraire, les contrôles de l’inspection du travail peuvent porter préjudice aux salariés irréguliers, qui sont licenciés sans indemnité. « Si on veut la fin du travail dissimulé, il faut la régularisation des sans-papiers », affirme Thomas Dessalles, de la CGT du ministère du Travail. Il appelle à ce que « les mesures appliquées dans les affaires traite des êtres humains, où un titre de séjour est délivré aux victimes pour les protéger, s’étendent aux cas de travail dissimulé ».
Maître Xavier Robin, avocat de plusieurs travailleurs sans papiers, se dit optimiste quant à l’issue du procès : « L’enquête de l’inspection du travail démontre que RSI était pleinement conscient de commettre du travail dissimulé. » Il regrette en revanche que la société d’intérim tente de se dédouaner en rejetant la responsabilité sur la directrice de l’agence de Gennevilliers.
Le collectif des travailleurs sans papiers de Vitry-Île-de-France estime pour sa part qu’il manque du monde sur le banc des accusés. « Les entreprises de BTP pour lesquelles travaillaient les intérimaires recrutés par RSI profitaient de leur vulnérabilité pour imposer des conditions de travail très dégradées », précise son communiqué.
L’audience a été reportée aux 29 et 30 avril, la juge ayant estimé que deux journées seraient nécessaires pour auditionner les 35 plaignants, et non une seule après-midi comme prévu.
mise en ligne le 15 septembre 2024
Léa Darnay sur www.humanite.fr
La justice a commencé à étudier la plainte de huit ouvriers qui ont effectué des travaux de rénovation dans des conditions déplorables de logement, de travail et de sécurité.
Quand il se remémore son calvaire vécu en 2022 avec sept autres collègues, Rayane* a une formule simple : « C’étaient des conditions de travail horribles ». L’ancien travailleur sans-papiers et ses compagnons d’infortune ont connu l’enfer après avoir été recrutés pour rénover le château d’automne de Chambry, en Seine-et-Marne.
Assistés depuis par la CGT de Seine-et-Marne et son secrétaire général Patrick Masson, ils ont fini par porter plainte pour traite d’êtres humains contre leurs anciens patrons d’une même famille. Mardi 10 septembre, les huit hommes se sont retrouvés au Tribunal judiciaire de Meaux pour la première audience d’une procédure qui s’annonce exemplaire.
Repéré dans une zone industrielle, là où les entrepreneurs profitent de la situation des sans-papiers pour les embaucher à un salaire misérable, Rayane est engagé pour réaliser des travaux de maçonnerie. Aucune protection ne lui est donnée : ni casque, ni chaussures de sécurité. Pas question pour autant de ne pas exécuter les tâches toutes plus dangereuses les unes que les autres. Lors de l’été caniculaire de 2022, l’ouvrier passe plus d’un mois à nettoyer le toit au jet à pression, sans protection ni lien de sûreté, surveillé de près par un maître de chantier tatillon.
Un patron qui n’en est pas à son coup d’essai
Les heures supplémentaires sont fréquentes, mais les salaires ne suivent pas. « J’avais négocié 1 200 euros, mais finalement il me donnait ce qui l’arrangeait, parfois 900 euros, d’autres fois 1 000 », raconte Rayane. Et des congés payés ? « Jamais, répond-il. Le dimanche était le seul jour de repos de la semaine. »
Le château, dans un état désastreux, n’était pas habitable. Pourtant, Rayane l’affirme : « On était logé là où on travaillait ». Les ouvriers ont dû se débrouiller pour trouver des lits, des plaques de cuissons, des fenêtres et des fils électriques. « Le patron avait seulement installé un compteur », explique-t-il.
Dépourvu de chauffage, le logement qu’ils rénovaient possède des sanitaires dans un état abject d’insalubrité. Un dépôt sauvage d’amiante se trouve dans les bois du château, où les travailleurs ont dû plusieurs fois travailler à proximité. Qu’importe la santé. « Soit tu travaillais, soit tu dégageais », reprend Rayane.
« Si le problème était très grave, il nous laissait aller aux urgences, mais sans nous y emmener. » Un clou planté dans le pied ne constituait pas un motif de gravité : « Ce n’était rien d’après le patron. Mon collègue blessé s’est soigné tout seul. De toute façon s’il partait, il le virait. »
Les témoignages de ses collègues se ressemblent : conditions de travail indignes, conditions d’hébergements catastrophiques. Ce n’est qu’une part de ce qui est reproché aux employeurs poursuivis. Le père, la mère et leur fille sont accusés de délit au droit d’urbanisme, de travail dissimulé, d’exécution de travaux non autorisé par un permis de construire ou encore d’emploi d’étranger en situation irrégulière. Le patron n’en est pas à son premier procès : fraudes, escroquerie… Avec cette affaire s’ajoute la traite d’êtres humains, à propos de laquelle il risque jusqu’à 20 ans d’emprisonnement.
La prochaine audience a été renvoyée au 4 février 2025 à la demande des avocats de l’employeur, qui réclament un troisième défenseur et mettent en cause la réception tardive de certains documents. Mais l’Urssaf va elle aussi mettre à profit ce temps supplémentaire pour finir de chiffrer le manque à gagner en termes de cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales. Un renvoi qui arrange aussi les plaignants, puisque d’anciens salariés sans-papiers ont annoncé vouloir se constituer partie civile.
* Le prénom a été changé
mise en ligne le 12 septembre 2024
Roger Martelli sur https://regards.fr
Courant après une « opinion publique » abreuvée des thèses de l’extrême droite, la gauche en finit par prendre le « problème » migratoire pour acquis.
En Allemagne, le chancelier social-démocrate, Olaf Scholz, a décidé de renforcer les contrôles aux frontières pour lutter contre l’immigration clandestine. Au Danemark, qui avait été en 1952 le premier pays au monde à ratifier la convention de Genève sur les réfugiés, les socialistes se sont mis à assumer une politique migratoire qui fait de leur pays un champion des restrictions migratoires.
Est-ce la réalité des problèmes sociaux qui pousse à ce choix ? Non. On s’y résout parce que l’extrême droite a imposé son credo anti-immigration comme une donnée d’évidence. Et, comme toujours lorsqu’elle marque des points, il se trouve des forces pour expliquer que les questions posées par elle sont pertinentes et qu’il faut simplement y répondre autrement. En Allemagne, Sahra Wagenknecht le dit depuis longtemps, alors même qu’elle a été une figure de l’aile gauche de Die Linke. Et ses propos ont trouvé chez nous à l’époque des échos favorables, y compris au sein de La France insoumise.
Nous revoilà en tout cas au point de départ, à un moment où la scène politique européenne s’infléchit vers la droite. Il ne faut pas donner des armes à l’extrême droite. Chercheurs, militants associatifs, experts du dossier migratoire peuvent toujours expliquer que les mouvements migratoires n’ont rien d’un tsunami, que le « grand remplacement » est une absurdité, que la montée des flux migratoires est un phénomène mondial (voir encadré ci-dessous), etc., les responsables n’en ont cure : si « l’opinion publique » pense que l’immigration est un « problème », il faut le traiter comme tel.
La nouvelle politique migratoire devra mettre en balance les intérêts de tous au lieu de pousser à fond le curseur dans une seule direction. Le défi est considérable : anticiper les « crises migratoires » annoncées par les instances situées en première ligne ; mobiliser au plus tôt les moyens humains nécessaires (et pas seulement sous forme d’emplois précaires) ; rappeler les réussites tout autant que les échec de l’intégration ; saluer le rôle majeur des immigrés dans les emplois « essentiels » (et pas seulement par temps de pandémie) ; relayer publiquement les travaux qui, tels ceux de l’OCDE dans son rapport sur l’année 2001, démontrent que l’immigration rapporte plus au budget public qu’elle ne lui coûte ; rompre avec une logique perverse qui voudrait faire de l’intégration – voire de l’assimilation – une condition d’entrée sur le territoire, alors que l’intégration à la nation s’est toujours effectuée à force de temps, sur une ou deux générations, au prix d’un effort mutuel de toutes les parties. Bref, sortir du déni.
François Héran, Immigration : le grand déni, Seuil, La République des idées, 2023
On conviendra ici que la réalité des migrations se prête mal au jeu des oppositions extrêmes, à la sanctification des murs comme à l’affirmation éthique du « no border ». Mais quand, à gauche, on commence à expliquer que « nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde », on finit très vite par se trouver pris dans un engrenage qui, au nom du réalisme, conduit à des reculs successifs et, à l’arrivée, à l’abandon même des valeurs. Car, le contrôle accru des frontières n’étant en aucun cas une solution, s’y engager conduit inexorablement à devoir aller toujours plus loin dans la solution répressive. Cela ne pose aucun problème si, comme à l’extrême droite, on pense que la clôture nationale est en elle-même une valeur.
Mais si l’on s’y refuse, on doit avoir d’autres ambitions que celles de faire mieux que la droite ou l’extrême droite et, en aucun cas, on ne peut laisser croire qu’une gestion humaine volontaire des flux migratoires repose d’abord sur des moyens techniques de contrôle. Pour « accueillir » – et comment ne pas le faire quand on sait que les migrations continueront d’augmenter à l’échelle planétaire ? –, il faut une société compatible avec l’exigence de partage, de solidarité, d’impératif absolu des droits humains, d’inclusion et non d’exclusion.
Si la gauche n’est pas capable de se porter à ce niveau de projet, si elle n’installe pas le récit de cette société nécessaire et possible, elle se perdra elle-même et elle perdra, sur le terrain des valeurs tout autant que sur celui du réalisme.
mise en ligne le 3 juillet 2024
David Perrotin sur www.humanite.fr
Depuis le 9 juin, de multiples agressions racistes, verbales ou physiques, ont eu lieu dans toute la France. Plus d’une par jour, selon le décompte de Mediapart. Dans de très nombreux cas, les personnes mises en cause ont fait référence au Rassemblement national.
La liste n’est pas exhaustive mais reste inédite. Rarement la France aura connu, semble-t-il, autant d’agressions et de propos racistes dans une temporalité aussi réduite.
Depuis le 9 juin et le résultat du Rassemblement national (RN) aux élections européennes et l’annonce de la dissolution avec une victoire possible du parti d’extrême droite aux élections législatives, pas un jour ou presque ne se passe sans que la presse relate une agression.
Parfois très violentes, toujours racistes, celles-ci sont, dans de très nombreux cas, en lien avec le contexte politique, lorsque les mis en cause font explicitement référence au RN, à Marine Le Pen ou à Jordan Bardella. En à peine trois semaines, Mediapart dénombre au moins trente événements racistes signalés dans la presse. Plus d’un chaque jour.
Un homme tabassé
Les images diffusées le 1er juillet au tribunal de Bourg-en-Bresse sont glaçantes et presque insoutenables. À chaque coup porté par Maxime B., 25 ans, et Adrien V., 23 ans, la tête de la victime heurte la vitre de la porte avec fracas. Mourad B., 37 ans, avait simplement demandé aux deux jeunes hommes qui sortaient d’un restaurant de baisser le ton. En retour, il reçoit une pluie de coups et de nombreuses insultes racistes. « On est en France », « Descends, sale bougnoule », « Nique sa mère les bougnoules ». Maxime et Adrien ont été condamnés à quatre ans de prison dont un avec sursis.
Ce même 1er juillet, dans un village des Cévennes gardoises, Midi Libre raconte qu’un homme a passé la nuit à déambuler dans les rues de la commune de La Grand-Combe, fusil à la main, en tirant plusieurs coups de feu. Selon plusieurs témoins, précise le parquet, « il vociférait des propos du type “À mort les Arabes” », avant d’être interpelé au petit matin.
Sur son compte X, Tajmaât, « une plateforme collaborative pour la diaspora maghrébine », diffuse de nombreuses vidéos et témoignages d’agressions racistes. Le 30 juin, des images montrent une femme portant un voile ciblée par un individu à Paris. « C’est insupportable, il va falloir l’enlever [...]. C’est anti-France, cet islam est incompatible avec la France », lance-t-il alors que la victime précise être née en France. « L’invasion migratoire et l’invasion de l’islam, on n’en peut plus. [...] Vous êtes une ennemie de la France », ajoute-t-il.
La veille de l’élection législative, le 29 juin, plusieurs plaintes ont été déposées pour des tags racistes retrouvés sur un mur et sur une route de deux villages, relate le Dauphiné libéré.
Dans le Nord, le 28 juin, deux militants du Nouveau Front populaire (NFP) ont porté plainte après avoir été agressés par des « partisans du RN ». « Ils ont tenté de brûler une affiche du NFP, chanté Maréchal nous voilà, demandé à une militante musulmane de “rentrer dans son pays” en voulant lui “jeter du cochon dessus”. Une honte », écrivait le NFP local sur Twitter.
Une soirée xénophobe intitulée « Ausländer Raus » (« Les étrangers dehors », en français) devait se tenir le 28 juin dans un bar identitaire de Rouen. Après une bataille juridique avec le maire socialiste de la ville, les organisateurs ont décidé de l’annuler.
Une boulangerie incendiée
Comme l’a raconté Mediapart, les attaques racistes visant des candidat·es, des militant·es ou des élu·es ont imprégné cette campagne électorale express comme jamais. « C’est extrêmement violent. On me dit que je vais retourner en Gambie, on me traite de singe. Des trucs d’un autre temps », déplorait par exemple le candidat NFP en Seine-Saint-Denis Aly Diouara, faisant référence aux messages reçus sur les réseaux sociaux mais aussi par e-mail.
Dans la nuit du 26 juin, c’est une boulangerie d’Avignon, dans le Vaucluse, qui est incendiée et taguée à l’intérieur avec des inscriptions racistes et homophobes. Les mots « nègre », «PD », « dégage » étaient encore lisibles malgré les sept tentatives de départ de feu dénombrées par les enquêteurs. Depuis un an, le patron de la boulangerie employait un apprenti de nationalité ivoirienne.
Les Arabes qu’est-ce qu’ils vont faire ? Ils vont sortir la kalache ? Bientôt elles seront mortes les voilées. Signalement reçu par SOS Racisme.
Toujours le 26 juin, selon nos informations, le service juridique de SOS Racisme a reçu le signalement d’une femme portant un voile victime de propos islamophobes. Alors qu’elle se baignait dans la piscine de sa résidence avec sa famille, Sonia* raconte avoir été prise à partie par ses voisines. « Les Arabes qu’est-ce qu’ils vont faire ? Ils vont sortir la kalache ? Bientôt elles seront mortes les voilées », lui auraient-elles notamment lancé.
SOS Racisme a également reçu le signalement d’un propriétaire d’un restaurant de sushis pris à partie par un individu. Auprès du pôle juridique de l’association, il dit « ressentir depuis l’annonce de la dissolution un climat général où le racisme a lieu en toute impunité ».
Le 25 juin à Thiais, dans le Val-de-Marne, un chauffeur de bus en service pour le ramassage scolaire est victime de menaces de mort et d’insultes racistes par un automobiliste garé sur une place réservée aux bus. « J’en ai marre des gens comme vous, bougnoules et renois, moi je vote RN, je vais te tuer, je vais te massacrer, je vais vous éradiquer », a-t-il notamment proféré, selon une source policière interrogée par France Info. L’automobiliste serait remonté dans sa voiture avant de percuter délibérément le chauffeur de bus au niveau des jambes. Si le mis en cause dément tout propos raciste, une enquête a été ouverte par le parquet.
Des pompiers menacés et insultés
Le 25 juin, Karim Rissouli, journaliste sur France 5 où il présente notamment l’émission « C ce soir », dévoile sur Instagram le contenu d’un courrier anonyme raciste reçu à son domicile. « Franchement Karim, tu n’as pas compris le vote du 9 juin. [...] La seule et unique raison fondamentale du vote RN, c’est que le peuple français historique en a plein le cul de tous ces bicots, le reste c’est du bla-bla. Le “Souchien” [Français de souche – ndlr] ne t’acceptera jamais, ni toi, ni tes frérots, et même malgré le nombre vous ne posséderez jamais la France », est-il notamment écrit.
D'autres journalistes dont Nassira El Moaddem du site Arrêt sur images et Mohamed Bouhafsi, chroniqueur de l'émission "C à vous" sur France 5, ont aussi publié des messages racistes les visant.
Le 24 juin à Roanne, en marge d’une manifestation contre l’extrême droite, un individu s’en est pris à des manifestants en tenant plusieurs propos racistes et homophobes selon les témoins cités par Le Progrès. « Il a parlé des “bicots”, et laissé entendre qu’il en avait “ras-le-bol des Arabes” », écrit le quotidien. Il a ensuite asséné un coup de poing à l’un d’entre eux avant d’être laissé libre par la police municipale. Il ne sera interpelé que bien plus tard après avoir agressé une personne qui sera hospitalisée.
Le maire LR de cette même ville, Yves Nicolin a été contraint de s’excuser le 2 juillet pour des propos racistes tenus lors d’une conférence de presse lundi. « Ceux qui sortent la nuit sortent plutôt l’été. C’est une race qui aime la chaleur et le beau temps. L’hiver, ils sont plus tranquilles », a déclaré l’édile devant une brigade de police municipale locale de nuit.
Dimanche 23 juin, des sapeurs-pompiers de Vieux-Condé, dans le Nord, sont empêchés d’intervenir pour un malaise et reçoivent « menaces », « crachats » et « injures racistes » selon La Voix du Nord. Les mis en cause, un homme de 55 ans et une femme de 31 ans, ont été interpelés et sont poursuivis pour menaces de mort et rébellion. « Des pompiers veulent rentrer dans une maison pour aller aider quelqu’un de blessé. Et là, on leur dit “Non, vous, vous ne rentrez pas”, parce que le pompier s’appelle Mounir, précisait le candidat communiste Fabien Roussel quelques jours plus tard sur France Info. Ils ont dû rentrer dans leur camion sous les cris “On est chez nous, les bougnoules dehors !” »
Après une fête locale le 22 juin près de Lunel, trois plaintes ont été déposées pour des violences en réunion dont une à caractère raciste selon Midi Libre. Un jeune de 19 ans raconte avoir été suivi par une voiture avant qu’elle ne s’arrête à son niveau et que quatre personnes, dont une avec un couteau, le frappent à la tête. « Quatre hommes m’ont ensuite saisi les bras et les jambes et m’ont jeté dans le canal puis m’ont plongé la tête sous l’eau, de force. Ils ont fait ça quatre ou cinq fois tout en me traitant de “sale Arabe”. “Tu n’as rien à faire ici”, criaient-ils. Ils disaient que je venais de Djihad City en faisant référence à Lunel », a témoigné la victime, qui a eu sept jours d’ITT, devant la police.
Vive Zemmour, vive Jordan Bardella, je vais t’enculer ta mère, vive Bardella. Signalement reçu par SOS Racisme.
Toujours le samedi 22 juin, cette fois-ci à Paris, l’ancien animateur de l’émission « Affaire conclue » sur France 2 et proche de Jean-Marie Le Pen, Pierre-Jean Chalençon, aurait tenu des propos racistes contre une journaliste d’origine marocaine lors d’un dîner chez des amis communs. Devant une dizaine de convives, selon Le Figaro, il est contredit lorsqu’il prend la défense du fondateur du Front national et s’en prend à la journaliste, selon sa plainte déposée depuis : « Je t’en... Les Arabes seront toujours des Arabes, rentre chez toi ! », lance-t-il. « Ta gueule sale bougnoule, rentre chez toi ! », ajoute-t-il selon la victime, avant de projeter au sol son téléphone portable. Si Pierre-Jean Chalençon conteste tous les propos, une plainte a été déposée le lendemain pour injure non publique en raison de l’origine.
Selon nos informations, le pôle juridique du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap) a été saisi après un quiz musical organisé le 22 juin lors d’une fête de village à Lepuix, près de Belfort. Des propos injurieux contre les immigrés ont été proférés, d’après des témoins. « Plusieurs personnes ont été choquées d’entendre qu’une équipe de participants s’appelait “Sale immigré”. “Cela a été dit plusieurs fois au micro”, a affirmé le militant écologiste Vincent Jeudy, qui a participé à ces festivités rassemblant plusieurs milliers de personnes », précise l’association. Une enquête a été ouverte par le parquet.
Le Mrap annonce aussi déposer plainte contre la propagande électorale affichée en Meurthe-et-Moselle par le Parti de la France, groupuscule d’extrême droite, dont un membre, Pierre-Nicolas Nups, est candidat dans la 5e circonscription du département sous l’étiquette « Rassemblement de la droite nationale ». Ses affiches représentaient un enfant blond aux yeux bleus barré du slogan « Donnons un avenir aux enfants blancs ».
L’association a également déposé plainte après les propos tenus par Daniel Grenon, député sortant du RN dans l’Yonne, lors d’un débat tenu avec son opposante le 1er juillet, et révélés par L’Yonne républicaine : « Sur 30 ou 40 postes, on ne peut se permettre d’avoir des binationaux. Des Maghrébins sont arrivés au pouvoir en 2016, ces gens-là n’ont pas leur place en haut lieu. »
Le 21 juin, une chanson raciste et pro-RN, « Je partira pas », a été diffusée sur de nombreux réseaux sociaux d’extrême droite et a été relayée par Éric Zemmour, Gilbert Collard ou la militante Mila. « Quand va passer Bardella, tu vas retourner chez toi » ou « Pour toi, fini le RSA/Le bateau n’attend pas », peut-on notamment entendre. SOS Racisme et le MRAP ont effectué plusieurs signalements.
Un adolescent roué de coups
Le 20 juin à Paris, Kofi Yamgnane, ancien ministre et ancien élu socialiste d’une commune de Bretagne, est victime d’attaques racistes de la part d’un individu dans la rue. « Toi, tu as intérêt à te préparer à rentrer chez toi en Afrique », « On va vous foutre tous dehors », a asséné un passant en croisant sa route.
Le même jour, une mère de Sotteville-lès-Rouen a dénoncé l’agression raciste de son fils, d’origine franco-algérienne, de 14 ans à la sortie d’un cours de sport. Selon France Bleu, il a été agressé par trois jeunes hommes alors qu’il attendait sa mère. « Il a été insulté de “gratteur d’allocs” et roué de coups », précise la radio.
Toujours le 20 juin, « Envoyé spécial » diffuse le témoignage de Divine Kinkela, aide-soignante, victime des propos racistes de ses voisins à Montargis (Loiret) et militants RN. « Bonobo ! », « On fait ce qu’on veut, on est en France, on est chez nous ! », lui ont-ils notamment lancé selon la victime.
Devant les caméras de France 2, ladite voisine, fonctionnaire au tribunal judiciaire de Montargis suspendue depuis, chante « on est chez nous », lance « va à la niche » et dénigre la coupe de cheveux de la victime. Des pancartes « avec Marine et avec Bardella », et une casquette « Vivement le 9 juin avec Jordan Bardella » sont aussi visibles, accrochés sur la façade de leur maison. Plusieurs plaintes ont été déposées.
Mi-juin à Chatou, dans les Yvelines, plusieurs résidents ont reçu des tracts ouvertement racistes intitulés « Monsieur le Maire, Stop aux Blacks à Chatou ! ». « Nous n’acceptons pas que Chatou devienne la Seine-Saint-Denis. Nous avons choisi d’habiter Chatou parce qu’il n’y avait pas de Blacks », peut-on lire entre autres propos racistes. « Ras-le-bol des Africains qui sont toujours dépendants de la France pour pouvoir survivre. » Au moins trois plaintes ont été déposées, rapporte Le Parisien.
Le 19 juin 2024, un couple et leur enfant auraient été victimes d’une agression raciste, nous indique le pôle juridique de SOS Racisme. Karim* aurait été pris à partie par trois de ses voisins au sujet de l’emplacement de sa voiture. « Sale Arabe de merde, on va te ramener à la frontière… Sale race, votre place c’est pas ici, bande de Sarrasins de mes couilles », auraient-ils proféré, selon l’association. « À ces propos s’ajoutent “Vive Zemmour, Vive Jordan Bardella , je vais t’enculer ta mère, vive Bardella”. » Selon le signalement, les individus auraient frappé le père de famille à la hanche et l’un d’eux aurait menacé la famille avec un chien, « un pitbull sans muselière ».
Le 18 juin 2024 dans le Tarn-et-Garonne, des ouvriers découvrent des tags racistes et antisémites sur les murs de la nouvelle mosquée de Montauban Es-Salam, en cours de construction. « Sales bougnoules », « rentrez chez vous », ont été inscrits à la bombe de peinture noire en plus de croix gammées, selon France 3 Occitanie. « C’est la cinquième fois que nous retrouvons ce genre de tags racistes, la dernière fois, c’était une tête de cochon », dénonce un membre de l’association musulmane de Montauban.
Deux jours plus tôt, le 17 juin, le militant Karim Merimèche est pris à partie par des sympathisants du RN alors qu’il tractait pour le candidat sortant La France insoumise (LFI). « L’un des hommes m’a dit : “Rentre dans ton pays, sale bougnoule, dégage, rentre chez toi.” J’étais choqué, je n’ai rien dit et je me suis éloigné. Mais il a continué, en me traitant encore de “sale bougnoule de merde” et en disant à Mathilde [Regnaud, suppléante du candidat – ndlr] d’aller “se faire sauter par les bougnoules”. » Deux témoins de la scène parviennent à identifier l’homme. Karim Merimèche a porté plainte le lendemain pour injures à caractère racial.
Le 12 juin, c’est à La Côte-Saint-André, en Isère, que quatorze tags islamophobes ont été découverts sur les murs d’un parc. « Islam hors d’Europe », ou « anti-Arabes », pouvait-on notamment lire sur les clichés diffusés par France 3 Auvergne-Rhône-Alpes.
Une situation « alarmante » pour les associations
Le 10 juin, comme le révélait Mediapart, des policiers se lâchaient lors de l’interpellation d’un jeune homme dans le XIe arrondissement de Paris, et enchaînaient les propos racistes et homophobes. « Avec ta casquette de pédé qui se fait enculer par des migrants » ; « Quand ta mère et ta grand-mère se seront fait violer par des migrants, tu comprendras », ont-ils notamment déclaré, avant de diffuser, au commissariat, des chansons à la gloire de Jordan Bardella.
Deux jours avant les élections européennes, le 7 juin 2024, SOS Racisme a été informé de la présence de deux tee-shirts, exposés sous forme d’étendards, sur le balcon d’un bâtiment. Sur le premier, les prénoms de « Marine et Jordan » étaient affichés avec cette autre inscription à la main : « Tous les immigrés dehors melons etc. ». Sur le deuxième tee-shirt, on pouvait lire « La France aux Français ».
Avec ces trente propos, tags, événements ou agressions racistes en seulement trois semaines, les manifestations de violence semblent considérables et, de l’avis des associations, « évidemment sous-estimées ». « C’est une situation alarmante et inhabituelle. On sent vraiment qu’avec la montée de l’extrême droite, il y a une explosion des agressions racistes non seulement verbales mais aussi physiques », constate SOS Racisme. « On est face à des gens qui se disent que si le RN arrive au pouvoir, ils auront un appui institutionnel pour se comporter de la sorte », ajoute son président, Dominique Sopo.
Mais combien de signalements ou de plaintes sont à déplorer ? Contactés, le ministère de l’intérieur et le parquet de Paris n’étaient pas en mesure de nous donner de chiffres. « On ne peut mesurer que plus tard si une augmentation est visible et en lien avec l’actualité », précise une source Place Beauvau. « Mais il y a évidemment un ressenti que la parole raciste se libère, à la télévision ou sur les réseaux sociaux notamment », ajoute-t-elle. La Dilcrah (délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT), elle, précise ne pas pouvoir s’exprimer sur le sujet, « période de réserve électorale oblige ». De son côté, le collectif de lutte contre l’islamophobie en Europe (CICE) dit avoir reçu « cent cinquante signalements » pour le seul mois de juin et précise qu’il s’agit « d’un record ».
La victoire possible du Rassemblement national, ce parti d’extrême droite dont de nombreux candidats expriment ouvertement des propos sexistes, racistes, antisémites ou LGBTphobes, semble avoir incontestablement un lien avec ce déferlement de haine. Mais si libération de violence raciste il y a, celle-ci est loin d’être inexistante le reste du temps. Dans son rapport remis le 27 juin, la Commission nationale consultative des droits de l’homme rappelait qu’en 2023, la France avait connu 32 % d’actes racistes supplémentaires et déplorait une augmentation exponentielle des actes racistes et une hausse inédite de l’antisémitisme.
mise en ligne le 28 juin 2024
Hugo Boursier et Pauline Migevant sur www.politis.fr
L’agriculteur évoque ses craintes et ses espoirs depuis la vallée de la Roya, laboratoire de la répression migratoire à la frontière franco-italienne. « Pessimiste maintenant, optimiste plus tard », il appelle la gauche à s’enrichir des résistances de terrain.
"La gauche a abandonné la question de la migration. Elle pense que les gens ne sont pas aptes à comprendre. C’est dire la déconnexion de nos représentants politiques avec le mal-être de la population. "
Cédric Herrou est un agriculteur et activiste aidant les personnes migrantes à la frontière franco-italienne dans la vallée de la Roya. Après 11 gardes à vue et plusieurs procès pour « aide à l’entrée et au séjour irréguliers d’étrangers », il a été relaxé en 2021 grâce au principe de fraternité consacré par le Conseil constitutionnel. Pour pérenniser l’accueil d’urgence, il a cofondé une communauté Emmaüs mêlant agriculture et social.
Les gens disent ouvertement qu’ils votent pour un parti raciste. Ils ne se cachent plus.
La campagne des législatives a été plombée par les thèmes imposés par l’extrême droite. Alors que le premier tour aura lieu à la fin de la semaine, quels seraient les bons termes du débat, selon vous ?
Cédric Herrou : Je fais partie des gens qui sont dégoûtés de la politique. Est-ce qu’on a envie du pouvoir quand on est de gauche ? Est-ce que le système actuel donne de la place aux gens dénués d’égoïsme, d’une quête de profit personnel ? Est-ce que le pouvoir ne pervertit pas toujours ? Ce sont des questions que je me pose. Les élections ne répondent pas aux attentes des gens, et encore moins des précaires. La société se dépolitise. J’ai 45 ans, et depuis que j’ai commencé à lutter contre l’extrême droite, on me dit qu’elle va accéder au pouvoir tôt ou tard. Et quand elle arrive, les gens sont scotchés sur TikTok. À chaque scrutin, on ne réfléchit plus, on bricole des schémas. Le socle commun disparaît. Il s’effrite. Et le résultat qu’on a, ce sont deux mondes parallèles. C’est à se demander si on ne cherche pas la crise, collectivement. On affronte des problèmes climatiques immenses et pourtant on se préoccupe de choses futiles. On débat sur des choses qui ne sont pas à débattre.
Pensez-vous que la gauche est assez solide sur la compréhension des enjeux migratoires ?
Cédric Herrou : La gauche tente à nouveau de comprendre. En 2016, quand j’ai commencé à mener des actions, personne ou presque n’est venu me voir. Ce n’était vraiment pas un sujet qui intéressait. À droite, les élus n’envisagent ce sujet que dans une visée électoraliste. La question de la migration est difficile à aborder parce qu’elle est complexe. Sauf à la considérer comme la droite le fait, c’est-à-dire de manière simpliste en disant « non aux étrangers ». Défendre l’accueil, c’est bien plus exigeant intellectuellement que de dire stop à l’immigration. C’est pour cette raison que j’ai refusé plusieurs fois l’invitation de Cyril Hanouna à venir sur son plateau. Il me mettait face à Damien Rieu. C’est impossible de débattre avec quelqu’un d’aussi raciste. J’aurais eu besoin de trois minutes quand lui aurait lâché ses « arguments » en trente secondes.
C’est pour ça que la gauche a abandonné la question de la migration. Elle pense que les gens ne sont pas aptes à comprendre. C’est dire la déconnexion de nos représentants politiques avec le mal-être de la population. Pour moi, traiter les électeurs du RN de fachos, c’est une connerie. Je ne parle pas des militants, bien sûr. Les autres sont des gens paumés qui ont peur que la télé devienne réelle. J’ai vu beaucoup de personnes solidaires avec des exilés mais qui votent extrême droite, juste parce que c’est facile à comprendre. Demandez le programme du RN dans la rue, les gens l’ont tous en tête : baisse des impôts, arrêt de l’immigration, lutte contre la violence. Le problème, c’est que les idées infusent. Et les gens disent ouvertement qu’ils votent pour un parti raciste. Ils ne se cachent plus.
Emmanuel Macron a qualifié d’« immigrationniste » le programme du Nouveau Front populaire. Est-ce le signe ultime de la radicalisation du président sur l’enjeu des frontières ?
C’est un gars dangereux, Macron, parce qu’il nous emmène vers une forme de fascisme.
Cédric Herrou : Les personnalités politiques manipulent : elles apprennent à sourire, à dire telle ou telle connerie au bon moment. Quand il dissout l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron pensait que la gauche ne pouvait pas se fédérer. Il s’est dit que le PS n’allait jamais se mettre avec La France insoumise. Ce calcul l’a conduit à prendre une tôle. Il voulait défoncer les LR, il l’a fait, mais la gauche a réussi à s’unir. Je me rappelle qu’Emmanuel Macron est passé dans la vallée de la Roya avant la tempête Alex, en 2020. On avait discuté. Il disait que c’était bien, ce que je faisais. Et après, il m’a dit qu’il fallait comprendre la peur du terrorisme que ressentaient les gens. Il a fait de lui-même le lien entre immigration et terrorisme. C’est un gars dangereux, Macron, parce qu’il nous emmène vers une forme de fascisme. Et il tire toute la politique dans cette direction : le licenciement de Guillaume Meurice à France Inter en est en quelque sorte un exemple. Il y a dix ans, ce ne serait jamais arrivé. Preuve supplémentaire que l’on glisse petit à petit vers l’extrême droite.
L’accession au pouvoir de Giorgia Meloni en Italie a-t-elle changé quelque chose pour les personnes qui arrivent dans la vallée de la Roya ?
Cédric Herrou : Je n’ai pas l’impression qu’il y a eu beaucoup de changements avec l’arrivée de Meloni. Auparavant, on entendait beaucoup parler de mafias qui venaient chercher de la main-d’œuvre directement dans les centres d’accueil de migrants. J’entends moins cela maintenant, parce qu’il y a moins de monde. En 2016, on distribuait 1 000 repas par soir à Vintimille. Là, on est entre 40 et 60 repas. La moitié des personnes qui en bénéficient se sont « sédentarisées » sur place, c’est-à-dire qu’elles sont SDF. Par contre, on nous rapporte le récit d’Italiens qui renvoient en Grèce des personnes qui ont été dénudées ou attachées sur les bateaux.
On s’attend à ce que ces violences soient légitimées à l’encontre des personnes militantes et des personnes étrangères.
Que craignez-vous d’un gouvernement d’extrême droite pour la gestion des frontières ?
Cédric Herrou : Il faut rappeler que le contrôle aux frontières est rétabli depuis 2015. Ce que préconise l’extrême droite est déjà effectif. Et ça n’a pas stoppé les flux migratoires. L’extrême droite est un mouvement d’idéologues qui stipule que mettre des flics aux points centraux de passages suffirait. Mais ça ne marche pas. La seule conséquence, c’est que les personnes mettent beaucoup plus de temps à passer et elles sont bien plus précaires quand les blocages se multiplient. Ce sont les points de fixation qui font naître les problèmes de passeurs, de proxénétisme et de pédophilie. On a oublié ce que ça voulait dire, dormir à la rue.
Tous les demandeurs d’asile ont dormi au moins une semaine dehors. Et bien plus longtemps pour une très grande majorité. Ça détruit les gens. Ça les rend fous. Et Emmanuel Macron le sait parfaitement. Il a créé les conditions d’un très bon accueil pour les Ukrainiens. Aucun Ukrainien n’a dormi à la rue. Quand j’entends qu’Éric Ciotti veut retirer l’aide médicale d’État, c’est un drame. La lecture médiatique, c’est d’un côté la gauche bisounours, de l’autre la droite pragmatique et l’extrême droite xénophobe. Mais ne pas soigner, ce n’est pas être pragmatique.
Craignez-vous que la possible arrivée au pouvoir de l’extrême droite décomplexe des violences émanant de citoyens ?
Cédric Herrou : On s’attend à ce que ces violences soient légitimées à l’encontre des personnes militantes et des personnes étrangères. La montée de l’extrême droite va rendre cela possible. On sait qu’on va avoir des problèmes. On en parle entre nous. La question est de savoir comment on continue à faire ce qu’on fait. Nous, à Emmaüs Roya, on ne dépend pas de subventions publiques. Mais je pense à tous les organismes qui accueillent les personnes étrangères avec ou sans papiers, il va y avoir un énorme problème. Précariser les personnes étrangères, les personnes qui ont la double nationalité, et entraver ces milliers d’associations qui les aident, ça va entraîner une précarité incroyable. Économiquement, il va être impossible de compenser l’arrêt des subventions. Rien que pour nous, il est compliqué de trouver de l’argent alors qu’on a une activité lucrative avec l’agriculture. Les chantiers d’insertion, le 115, si tout cela est précarisé, ça va être très difficile !
La démocratie, c’est quelque chose qui se crée, qui se partage.
À quel point pensez-vous que les réseaux de solidarité sont suffisamment solides dans la société civile pour pouvoir résister ?
Cédric Herrou : On restera en minorité. Il y a un glissement général à l’extrême droite. Je ne crois pas à un sursaut citoyen. Il faut réfléchir pour retrouver ce socle commun qui s’effrite. Et pour ça, il faudrait un choc. En attendant, l’union de la gauche est obligatoire, mais ce qu’il faut sur du long terme, c’est l’éducation populaire, aller parler aux gens. La démocratie, c’est quelque chose qui se crée, qui se partage. Il n’y a pas d’effet d’immédiateté. Il faut être nombreux, fédérer, et se faire le relais après la crise qui va venir. Sans une crise forte, je ne pense pas qu’on puisse prendre conscience de ce qu’est l’extrême droite.
Vous considérez que la société doit imploser pour créer un horizon nouveau ?
Cédric Herrou : Je crains qu’il faille en arriver là pour qu’on prenne conscience. Les gens ont la tête dans le guidon et se préservent dans ce monde fou. Sans forcément comprendre le monde extérieur. Les gens font du développement personnel et se coupent du monde. Ils travaillent sur eux. Il est dangereux de suivre un raisonnement pareil. Le développement se fait collectivement, pas personnellement. Il faut redonner aux gens le goût de faire les choses ensemble. C’est ce qui avait été initié par les gilets jaunes, un mouvement populaire dans lequel on a vu des gens se retrouver sur des ronds-points pour discuter.
Jusqu’à quel point peut-on faire confiance à l’institution judiciaire et administrative pour éviter le pire ?
Cédric Herrou : Ça va être compliqué. Je pense qu’on se retrouve à compter sur eux, mais qu’il faut s’en méfier. L’extrême droite va tout fragiliser. Je ne vois pas comment le Conseil constitutionnel pourra s’opposer à elle. Elle va changer la Constitution, elle en est capable si elle fait de la bonne manipulation populiste. Malgré tout, je suis pessimiste pour maintenant, mais optimiste pour la suite. Il faut se réveiller, ensuite c’est la révolution, on fait le tour du cycle.
Il faut vraiment que la gauche retrouve le contact avec la population.
Pourtant, en 2018, le Conseil constitutionnel avait fini par reconnaître la valeur constitutionnelle du principe de fraternité. Ne pensez-vous pas que cette institution, que le système judiciaire dans son ensemble puisse limiter la casse ?
Cédric Herrou : J’ai quand même été en procès et j’ai effectué douze gardes à vue. Les Ciotti et autres luttent contre les principes républicains. Ce sont des gens aux antipodes de notre devise nationale. Si on la critique souvent, la justice reste un contre-pouvoir nécessaire, mais on risque de perdre cette institution. Peut-être qu’on ne parle pas assez de la chance d’être en France et d’avoir un système de santé, une école, une justice qui sont censés nous protéger.
Vous dites qu’il est dur de se fier à quoi que ce soit. En quoi croyez-vous ?
Cédric Herrou : Je suis en contact avec énormément d’acteurs de la société civile et on attend de la gauche qu’elle aille sur le terrain pour convaincre la population. Pour avoir des idées. On a l’impression que les politiques sont en vase clos et ne sont pas en lien avec les acteurs de terrain. Ils viennent nous voir, mais ne nous écoutent pas. Concernant l’immigration, il faut fédérer tous les acteurs qui gèrent l’immigration et la précarité à la place de l’État. Il faut développer un ministère de l’Immigration pour que celle-ci ne soit plus gérée par le ministère de l’Intérieur, qui ne l’appréhende que comme un potentiel trouble à l’ordre public. C’est un ministère paranoïaque.
Il faudrait solliciter les acteurs locaux, les scientifiques et les chercheurs. Mais aujourd’hui, les politiques demandent à des boîtes de conseil privées des idées de programme. Il faut vraiment que la gauche retrouve le contact avec la population. Le travail est déjà fait, il faut que les politiques le synthétisent en travaillant sur le terrain. Les politiques et les médias ont une responsabilité énorme. Dans un monde parfait, la solution, on la trouve parce qu’elle existe déjà. Il faut se mettre autour d’une table avec des gens qui savent et non pas des gens qui sentent.
On vit dans une société où les politiques doivent tout savoir, mais c’est bien parfois de reconnaître qu’on ne sait pas. Aujourd’hui, on nous fait croire qu’on vote pour un premier ministre. On prend les gens pour des cons. Plus de 50 % de personnes ne votent pas. Lors de l’élection présidentielle de 2022, on avait fait un apéro chez moi pour regarder les résultats. Avec des gens qui ont une conscience politique. Pourtant, la moitié des personnes présentes n’avaient pas voté. C’est un problème démocratique énorme.
Les solutions ne sont pas dans leur permanence parlementaire.
Vingt millions de personnes ne votent pas, 30 % votent RN, mais ça reste très minoritaire. Enfin, on peut le voir comme ça. Beaucoup de gens ont délaissé le système politicien. Les gens comme moi, qui sont intéressés, doivent voter. Il faut que nos idées soient représentées. Leurs plans carriéristes à deux balles, je n’en ai rien à foutre : les Ruffin, Glucksmann, Tondelier, je m’en fiche. Je veux juste que nos idées soient représentées. Qu’ils viennent nous voir et nous écoutent. Les solutions ne sont pas dans leur permanence parlementaire. Les solutions sont sur le terrain, en bas de chez eux.
mise en ligne le 19 février 2024
Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr
Le programme de la gauche unie promet un véritable changement de paradigme quant à l’accueil des étrangers en France et à la lutte contre toutes les discriminations liées à l’origine ou à la religion.
La Fraternité et les valeurs humanistes et universalistes au lieu de la politique du bouc émissaire et la stigmatisation des étrangers qui a cours actuellement ! Telle est la promesse portée par le contrat de législature du Nouveau Front populaire.
Abrogation de la loi asile et immigration
Les responsables de tous les partis de gauche s’engagent à « garantir un accueil digne » des étrangers qui souhaitent rejoindre notre pays. Cela passe en premier lieu par l’abrogation de la loi « asile et immigration » promulguée au début de l’année 2024. « C’est plutôt salutaire puisque cette loi était plus répressive encore que les lois Pasqua. D’ailleurs, au moment de son vote, j’avais qualifié la loi Darmanin d’appel d’air pour les idées racistes. Hélas, les résultats des dernières élections en témoignent », réagit Stéphane Maugendre, avocat et président honoraire du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti).
Sauver plus en mer
Il se félicite également de la proposition de « mettre en place d’une agence de sauvetage en mer et sur terre ». « C’est indispensable à l’heure où la Méditerranée est le charnier de l’Europe forteresse avec la complicité de l’agence Frontex. Tout ce qui peut permettre de sauver des vies et d’amener à la disparition de cette agence est positif », explique-t-il, rejoignant également les propositions du bloc de gauche concernant la nécessaire révision du pacte européen sur les migrations qui vient d’être adoptée.
Un meilleur accompagnement social
Le programme de la gauche prévoit également d’assurer, sur le territoire français, un accompagnement social et une autorisation de travailler pour les demandeurs d’asile. Une mesure de bon sens au regard de la réussite qu’a été l’accueil des Ukrainiens. « Permettre aux personnes de travailler, c’est leur permettre d’avoir une vie digne, de se loger, de s’intégrer. Et d’ailleurs, si les personnes sont autorisées à travailler, elles auront d’autant moins besoin d’accompagnement social », souligne l’avocat, qui salue également les mesures concernant la facilitation de l’accès aux visas, rappelant que « la maltraitance des exilés commence dans les consulats » et que « refuser les voies légales, c’est faire le jeu des profiteurs de l’immigration clandestine ».
Faciliter les procédures
L’attribution de cartes de résidents de 10 ans et la facilitation d’obtention de la nationalité française, également proposées par le pacte de gauche, sont des promesses que le président d’honneur du Gisti juge intéressantes dans la mesure où elles « favorisent une vie stable et permettent de s’investir dans la vie de la cité alors que le fait de devoir passer son temps à faire renouveler ses papiers précarise les personnes qui y sont contraintes ».
Il fait remarquer qu’en Europe, « il existe un titre de séjour sans limitation de durée pour les Extra-européens » et qu’il faudrait « le généraliser » . Néanmoins, comme le pointe le Collectif J’y suis j’y vote ! « la démocratie ne sera complète que lorsque toutes les résidentes et tous les résidents pourront choisir celles et ceux qui les représentent et prennent les décisions, notamment au niveau local, qui concernent leur vie quotidienne », Stéphane Maugendre regrette que le droit de vote des étrangers ne figure pas parmi les propositions du Nouveau Front Populaire.
Lutter contre toutes les formes de racisme et de discrimination
Enfin le représentant du Gisti salue le projet de « suppression des conditions empêchant le déplacement entre Mayotte et le reste du territoire » qui réaffirme que « la République est une et indivisible et qu’il ne peut y avoir de loi d’exception » et que « le système alliant droit du sol et droit du sang en France est partie intégrante du socle Républicain ».
Défendre les valeurs de la République, c’est aussi lutter contre toutes les formes de racisme, contre l’antisémitisme et l’islamophobie. C’est ce à quoi s’engage le Nouveau Front Populaire à travers une série de mesures visant à « donner à la justice les moyens de poursuivre et de sanctionner les auteurs de propos ou actes racistes, islamophobes et antisémites » et « instaurer un Commissariat à l’égalité doté d’un Observatoire des discriminations et de pôles spécialisés au sein des services publics et des cours d’appel ».
Est également prévu l’adoption d’un « plan de lutte contre les discriminations, notamment à l’embauche, à la santé et au logement, et le renforcement des sanctions ». Des propositions « globalement salvatrices » qui « font partie de celles que nous avons présentées aux candidats aux élections présidentielles et législatives de 2022 », salue Dominique Sopo, le président de SOS Racisme.
Celui-ci se montre plus nuancé quant à la proposition d’un « plan interministériel pour analyser, prévenir et lutter contre l’antisémitisme en France, notamment à l’école » et d’un autre « pour analyser, prévenir et lutter contre l’islamophobie en France, qui découle notamment de l’omniprésence des discours islamophobes dans certains médias, de presse écrite ou audiovisuelle. »
En effet même si selon lui, « dans la mesure où les haines sont multiples, il est intéressant de les prendre toutes à bras-le-corps », Dominique Sopo exhorte le Nouveau front populaire à ne pas « tomber dans une forme de spécialisation caricaturale : les Juifs se font agresser à l’école, les musulmans se font insulter dans les médias et les noirs se font discriminer à l’emploi et au logement. Les haines ne se cantonnent jamais à un secteur en particulier ! »
Enfin le président de SOS racisme rappelle les vertus de l’exemple et invite tous les partis corédacteurs de ce programme à « ne pas se payer simplement de mots » et à « montrer l’exemple en étant capable de s’ouvrir à toute la diversité de la société ». Et de signaler que sur la photo prise vendredi midi à la maison de la chimie… ne figure aucune personne noire.
mise en ligne le 10 avril 2024
Émilien Urbach sur www.humanite.fr
La gestion ultrasécuritaire des migrations est contraire et nuisible aux droits de l’homme. Alors que le Parlement européen doit voter, ce mercredi, le pacte migration et asile, censé remodeler la politique migratoire des 27 États membres, et face à la montée de l’extrême droite, il est urgent de changer de stratégie.
Des milliers d’enfants, femmes et hommes fuyant guerres et misère mobilisent quotidiennement contre eux, à toutes les frontières de l’Union européenne (UE) et même au-delà, des bataillons entiers de militaires et policiers. Les soutiens des exilés, militants ou simples citoyens, sont régulièrement insultés, contrôlés, arrêtés. Ces réalités sont les conséquences d’agendas politiques et industriels concrets visant à la militarisation de la gestion des migrations humaines et favorisant, de surcroît, l’ascension des projets de l’extrême droite en Europe.
Ce mercredi 3 avril, le tribunal administratif (TA) de Nice a refusé de traiter le référé-suspension déposé par Cédric Herrou, agriculteur emblématique de la solidarité avec les demandeurs d’asile à la frontière franco-italienne, demandant que les ordres du préfet des Alpes-Maritimes aux soldats de la force « Sentinelle » d’effectuer des contrôles d’identité dans la vallée de la Roya soient annulés.
Des interpellations récurrentes
La semaine précédente, alors qu’il avait déjà fait savoir qu’il comptait mener cette démarche, le fondateur d’Emmaüs Roya avait eu à subir une garde à vue. Le sénateur communiste Ian Brossat a d’ailleurs adressé une question en bonne et due forme au ministère des Solidarités pour qu’il s’explique sur l’arrestation du militant en compagnie de plusieurs compagnons Emmaüs à la peau noire.
« En tout cas, le ministre sera obligé de répondre, pointe Cédric Herrou. Quant à la décision du TA, nous irons sur le fond. Nous réfléchissons à porter plainte contre les militaires de l’opération « Sentinelle » qui effectuent ces contrôles au faciès. Ils n’en sont peut-être pas responsables mais seront bien obligés d’indiquer qui leur en donne l’ordre. »
Ces interpellations récurrentes de personnes en détresse et de leurs soutiens ne posent pas que des questions éthiques. Elles ont des conséquences concrètes et parfois mortelles. Amnesty International comptabilisait, à l’automne 2023, pas moins d’une quarantaine de morts à la frontière franco-italienne, depuis sa fermeture en 2015. « La militarisation de la zone favorise le travail des passeurs mais, surtout, pousse les exilés à prendre toujours plus de risques », poursuit Cédric Herrou.
Des violations du droit de la mer documentées
Plus au nord, à la même frontière, dans la région de Briançon, le constat n’est pas différent. « Trois personnes sont décédées en août et octobre 2023, indique Michel Rousseau, cofondateur de l’association Tous migrants. On suppose que l’une d’entre elles est morte alors qu’elle était pourchassée par les forces de sécurité qui voulaient l’interpeller. »
Probablement un accident. Mais les dangers vitaux encourus par les exilés sont parfois sciemment provoqués par les agents de police, militaires ou gardes-côtes. Des témoignages et vidéos dévoilent comment, à la frontière franco-britannique, policiers et gendarmes tentent d’intercepter, en totale violation du droit de la mer, des embarcations chargées de personnes en quête d’asile outre-Manche.
Des images publiées le 23 mars 2024 par le collectif de journalistes Lighthouse montrent ainsi, dans le port de Dunkerque, un bateau pneumatique de la police nationale tournant autour d’un navire avec trente exilés à bord. Les policiers créent volontairement des vagues pour déstabiliser le canot qui se remplit d’eau. Un autre film laisse voir un esquif de la gendarmerie maritime percutant une embarcation gonflable, au large de Boulogne-sur-Mer, tandis qu’un des gendarmes somme les exilés de s’arrêter en brandissant une bombe lacrymogène.
La Défenseure des droits indique que quatre saisines sont en cours d’investigation concernant des interceptions en mer, survenues entre 2022 et 2023. Un garde-côte de la douane française, Rémi Vandeplanque, a même récemment écrit au procureur de la République pour témoigner. Il décrit comment des forces de police auraient, depuis la plage, « demandé à l’équipage de la SNSM (les sauveteurs en mer) de crever les boudins gonflables d’un pneumatique sur lequel se trouvaient des migrants pour empêcher leur départ vers le Royaume-Uni », précisant que le chef des sauveteurs s’y était opposé, faisant part de son indignation sur le canal 16 de sa radio VHF, afin que les services maritimes enregistrent cette conversation. Ce témoignage vient corroborer plusieurs déclarations d’exilés expliquant que leur bateau a été crevé en mer par les forces de sécurité.
Une généralisation de la surveillance militarisée
Il rappelle aussi des faits dénoncés à d’autres frontières européennes. Sur l’île de Lesbos, par exemple, en mer Égée, à la frontière grecque avec la Turquie, de nombreux refoulements illégaux de ce type ont été documentés, certains provoquant directement la noyade d’exilés en mer.
« Ici, la militarisation mène à de plus en plus de contrôles et à de moins en moins d’ONG présentes, déplore Ifigénie, résidente de Mytilène et compagne de Giorgos Pallis ancien député Syriza de l’île. Les push-backs (refoulements, NDLR) d’exilés continuent et la criminalisation de la migration est de plus en plus forte. En parallèle, la surveillance du hotspot (point d’accès, NDLR) s’est accrue avec des caméras et du personnel de sécurité partout. »
Cette surveillance militarisée à outrance s’est, depuis dix ans, pratiquement généralisée à l’ensemble des frontières de l’UE. Dans un rapport publié en 2023, le Comité européen pour la prévention de la torture alertait les eurodéputés sur les pratiques des policiers et soldats mobilisés dans le cadre de cette stratégie, « comme tirer des balles près des personnes lorsqu’elles sont allongées sur le sol, les pousser dans des rivières, parfois avec les mains attachées (…), les forcer à marcher pieds nus et/ou en sous-vêtements et, dans certains cas, les envoyer totalement nues de l’autre côté de la frontière ».
Risque de « complicité » de Frontex
Cet ensemble de situations n’est pas la conséquence de simples dérives de la part des agents des pays concernés. C’est le résultat d’un véritable système mis en œuvre par l’UE, qui a, en outre, renforcé son propre bras armé, Frontex, l’Agence européenne de gardes-frontières.
Impliqué dans de nombreuses affaires de refoulements illégaux et épinglé par l’Office européen de lutte antifraude, son ancien directeur, aujourd’hui candidat du Rassemblement national (RN) aux prochaines élections européennes, Fabrice Leggeri, a été contraint de démissionner, en avril 2022. On aurait pu penser que cette mise en retrait allait modifier l’action de l’agence. Il n’en est rien.
Frontex vient de faire l’objet d’une enquête de la médiatrice européenne, Emily O’Reilly, lancée suite au naufrage de l’Adriana, en juin 2023, en Grèce, faisant près de 700 victimes. Le rapport qui en découle, rendu fin février 2024, évoque un risque de « complicité » de l’agence, du fait de son fonctionnement interne, dans la violation des droits fondamentaux des exilés.
La médiatrice prévient même que, sans « changements significatifs », l’engagement de l’UE à protéger les vies humaines sera remis en question. Ce à quoi le nouveau directeur de Frontex, Hans Leijtens, a rétorqué, le 5 mars 2024, vantant sa mission de contrôle et de sécurisation des frontières : « Nous ne sommes pas l’Agence européenne de recherche et de sauvetage. »
Le budget de Frontex multiplié par 140 depuis 2006
C’est que l’enjeu du contrôle militarisé des frontières n’est pas seulement éthique. Plusieurs études montrent qu’il répond à un agenda des industriels de la sécurité et de l’armement dont Frontex se fait la courroie de transmission avec l’UE. Le groupe de recherche sur le lobbying Corporate Europe Observatory (CEO), dénonçait déjà, en 2021, un an après que l’agence a été dotée de 5,7 milliards d’euros jusqu’à 2027 – soit un budget multiplié par 140 depuis sa création en 2006 – que le système actuel de gestion des frontières de l’UE relevait, en fait, de la constitution d’un véritable « complexe frontalier-industriel. »
En s’appuyant sur des centaines de comptes rendus de réunions entre Frontex et des industriels, le CEO a démontré que Frontex est « en contact permanent avec des sociétés d’armement, de sécurité, de surveillance et de biométrie pour discuter de solutions commerciales au contrôle des frontières ». Et les chercheurs de préciser : « Une omission notable dans presque chacune de ces discussions est l’impact potentiel de ces technologies et produits sur les droits de l’homme. »
Pour le CEO, les relations étroites de Frontex avec les industries de l’armement et de la surveillance sont liées « par un désir commun : des frontières physiques plus fortes et mieux équipées, avec une surveillance agressive imposée à toute personne cherchant à traverser une frontière (…). Dans ce scénario (…), en l’absence d’un contrôle et d’une surveillance démocratique suffisante, les droits des personnes (…) sont non seulement ignorés, mais perpétuellement menacés ».
En clair, en ajoutant au budget de Frontex les sommes allouées au Fonds de gestion intégrée des frontières, ainsi qu’au Fonds européen de défense et à la recherche militaire, l’UE a versé, depuis 2015, plusieurs centaines de millions d’euros à Airbus, Elbit, Israel Aerospace Industries, Leonardo, Safran, Thalès et autres, au détriment des droits des exilés et des citoyens européens.
Multiplication d’« accords stratégiques »
Cette militarisation à outrance de la gestion des migrations humaines, sur fond de capitalisme mortifère, ne se limite pas, de surcroît, aux frontières de l’UE. La multiplication « d’accords stratégiques », le plus souvent financés sur les deniers de l’aide au développement, étend cette stratégie ultrasécuritaire à celles de nombreux pays tiers : Libye, Maroc, Tunisie, Niger, Turquie…
« L’immigration est instrumentalisée par ces dictatures (…) comme un levier pour obtenir un appui politique et financier de l’Europe », estimait, en novembre 2023, l’ONG Refugees Platform in Egypt. Le dernier contrat signé l’a justement été, en mars 2024, avec le gouvernement d’Abdel Fattah Al Sissi, pour plus de 7 milliards d’euros, en plus des trois bateaux et des armes déjà offerts, par la France, en 2023.
« L’extrême droite et ses idées (…) risquent de se retrouver en position de force lors des prochaines élections européennes (…). Nous craignons que l’approche sécuritaire amorcée depuis des années en Europe (…) prenne encore plus le pas sur la protection des droits des personnes (…) », s’inquiète la Cimade dans un récent communiqué. S’il n’est pas déjà trop tard, il y a, en effet, urgence à imposer un changement radical de stratégie.
Lina Sankari sur www.humanite.fr
Examiné ce 10 avril au Parlement européen, l’accord se réduit à une vision carcérale du droit d’asile. Son application dépend de la collaboration de pays tiers peu soucieux des droits humains.
Le Parlement européen aura aujourd’hui à répondre à une question d’ordre philosophique. Être « loyal à l’Europe », comme l’entendent certains députés, est-ce voter pour ou contre le pacte asile et migration ? La position au cœur de l’hémicycle de Strasbourg détermine en grande partie la réponse, mais les désaccords qui demeurent indiquent à quel point, à l’issue de trois ans et demi de travaux et de dizaines de textes, le consensus fut difficile à atteindre.
Le paquet, proposé par la Commission, et adoubé par le Conseil, sur lequel les parlementaires sont appelés à se prononcer mine un peu plus le droit d’asile en organisant des procédures rapides aux frontières, sans évaluation individuelle, standardise la détention arbitraire, y compris pour les mineurs, le profilage ethnique, le refoulement vers des pays tiers prétendument sûrs.
« Ce pacte ne règle aucune des questions posées à l’Europe : ni le règlement de Dublin (qui vise à rendre le pays d’arrivée du réfugié responsable de l’examen de la demande d’asile – NDLR), ni les morts en Méditerranée, (…) ni la détention d’innocents. (…) Être loyal à l’Europe, c’est voter contre. Nous avons vu, avec l’Ukraine, que l’Europe était pourtant capable d’accueil », relève Malin Björk (la Gauche), rapporteure pour le cadre de réinstallation de l’Union.
Autoriser le fichage des enfants à partir de 6 ans
Moins catégorique, l’Allemande Birgit Sippel (Socialistes et démocrates), rapporteure pour le règlement sur l’examen préalable, se félicite que l’Union ait pu parvenir à un accord « sur un système commun », même si elle envisageait en 2021 d’« avancer avec les pays les plus sérieux » plutôt que de rechercher le consensus à tout prix.
Signe que beaucoup voient dans ce pacte la pérennité de l’unité continentale à la suite de ce qui est communément appelé « la crise migratoire », qui mettrait à l’épreuve depuis 2015 les valeurs fondamentales de l’Europe en matière de libre circulation, d’accueil et de protection. Birgit Sippel rejette le « règlement filtrage », qui transforme les frontières de l’UE en zones de transit et implique que les réfugiés ne soient pas considérés comme y étant entrés, même s’ils ont le pied sur le sol européen.
Il n’y a guère que le rapporteur espagnol Jorge Buxadé (Vox, néofranquistes) pour se féliciter que le système d’empreintes digitales Eurodac, initialement conçu pour enregistrer le pays d’arrivée des demandeurs d’asile, soit étendu à l’enregistrement des images faciales, y compris pour les mineurs « à partir de 6 ans ».
Christophe Deltombe « La crise migratoire n’existe pas, c’est une crise de la solidarité »
Lors de l’examen par le Parlement, certains groupes pourraient s’abstenir ou rejeter des éléments du texte. Cela signifierait-il que l’ensemble de l’accord tombe à l’eau ? « Le Parlement européen s’est engagé sur l’approche en paquet. Si l’un des textes tombe, c’est la cohérence d’ensemble qui tombe », concède Fabienne Keller (Renew, libéraux). Enfin, les accords de sous-traitance des demandes d’asile, en cours de négociation, comme entre l’Italie et l’Albanie, respectent-ils l’esprit du pacte ?
« Le texte définit la notion de pays tiers et de liens effectifs entre les migrants et ces pays. Ce ne sera pas le cas pour l’Albanie. Ce type d’accord n’est pas acceptable par rapport au pacte tel qu’il est proposé », tranche Fabienne Keller, qui dénonce également les accords avec la Tunisie ou l’Égypte, « qui ne sont pas de bons modèles et auxquels le Parlement n’a pas été associé ». Du fait de l’externalisation de la gestion des frontières, l’application du pacte dépend grandement de la collaboration de pays tiers peu en phase avec les « valeurs de l’UE ». Fi de la philosophie.
mise en ligne le 7 avril 2024
Par Francis Wurtz, député honoraire du Parlement européen sur www.humanite.fr
Est-il interdit, durant la campagne des élections européennes, d’évoquer le fléau des naufrages répétés d’embarcations de migrants en Méditerranée ? C’est l’impression que donne l’Union européenne, jusque dans ses instances les plus directement concernées, en faisant l’impasse sur cette tragédie responsable de près de 29 000 morts en l’espace de dix ans près de nos côtes. Ainsi, les 18 et 19 mars, le très officiel Forum humanitaire européen de Bruxelles – censé permettre aux dirigeants européens de profiter de l’expérience de quelque 1 400 participants pour trouver des « solutions durables aux défis humanitaires complexes actuels » – a « omis » d’inscrire cet enjeu humain de premier plan à l’ordre du jour de ses travaux ! Ce forum « aurait pu constituer un espace légitime pour inscrire les secours en mer à l’agenda politique de l’Union européenne. Ce sujet a pourtant été totalement occulté », accusent deux éminentes personnalités de la communauté humanitaire (1). Avec raison, ils soulignent qu’il s’agit en l’occurrence d’un aspect de la question migratoire qui devrait échapper à toute controverse puisqu’il relève ni plus ni moins que du droit international humanitaire, qui fait du sauvetage de naufragés un devoir incontournable. Or, la seule fois où un chef de gouvernement européen a réellement tenté d’inaugurer une politique efficace d’aide aux naufragés – l’opération « Mare Nostrum » lancée en 2013 par le président du Conseil italien Enrico Letta –, celle-ci fut littéralement sabordée par les autorités européennes. À l’inverse, lorsque l’actuel gouvernement d’extrême droite de Rome immobilise des navires de sauvetage humanitaire, entrave les actions de secours et harcèle les ONG concernées, il trouve grâce auprès de la Commission européenne.
Cette attitude doit coûte que coûte susciter des réactions à la hauteur de son indignité. Souvenons-nous de l’affaire du sous-marin parti, l’an dernier, à la recherche du « Titanic » : « D’énormes moyens sont déployés pour retrouver ses cinq passagers, dont un milliardaire qui a payé 250 000 dollars. Qu’a-t-on fait pour secourir les 750 migrants du chalutier qui a coulé au large des côtes grecques ? Rien ! Honte à Frontex et à l’UE ! » s’indigna légitimement la réalisatrice Marie-Monique Robin (2). D’éminents anthropologues crient régulièrement leur colère : Didier Fassin, professeur au Collège de France, fustige « la politique criminelle de l’Union européenne en Méditerranée, (qui) se déploie dans l’indifférence générale », tandis que, pour Michel Agier, Filippo Furri et Carolina Kobelinsky, « l’indifférence face aux morts en Méditerranée est le signe d’un effondrement en humanité ». Il faut entendre ces mises en garde. Il n’y a rien de plus dangereux pour une civilisation que l’accoutumance à l’inacceptable.
Rappelons l’esprit des demandes du « Conseil national consultatif des droits de l’homme » aux États européens, dont, le cas échéant, la France, pour en finir avec ces tragédies honteuses : qu’ils respectent le droit international humanitaire et les conventions qu’ils ont eux-mêmes ratifiées ; qu’ils cessent les stratégies d’épuisement, voire de criminalisation des ONG de secours en mer ; qu’ils coordonnent les activités de recherche et de secours par les pays riverains concernés avec le soutien de l’Union européenne ; qu’ils proscrivent la violence des gardes-côtes (particulièrement en Libye !) et qu’ils renforcent les moyens d’identification des victimes. Une Europe humaine, c’est aussi cela.
(1) Pierre Micheletti, membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, et François Thomas, président de l’association SOS Méditerranée (« le Monde » , 28 mars 2024).
(2) Voir « l’Humanité », 1er septembre 2023.
mise en ligne le 28 mars 2024
Alice Terrier sur www.humanite.fr
Plusieurs députés de tous les groupes de gauche de l’Assemblée demandent la création d’une commission d’enquête parlementaire sur les répercussions des accords du Touquet, alors que les répressions envers les exilés de Calais se font de plus en plus violentes.
Il y a 20 ans étaient signés les accords du Touquet, un traité franco-britannique permettant la surveillance militaire et policière de la frontière entre les deux pays, sur les plages françaises. Pour quel bilan ? Alors que plus de 300 personnes sont décédées dans les eaux froides de la Manche depuis 1999, six députés de gauche ont cette semaine présenté une proposition de résolution.
Le but ? Créer une commission d’enquête parlementaire dédiée aux répercussions des accords du Touquet. « Nous devons veiller au respect des droits et libertés fondamentales des personnes exilées » qui tentent « par milliers de traverser chaque année la Manche », mesure ainsi la députée PCF Elsa Faucillon, qui estime que, depuis ces accords, la France est devenue « bras policier de la politique migratoire du Royaume-Uni » et se livre de plus en plus à des actions condamnables.
Hors de l’état de droit
Dans un reportage effarant du Monde, un adolescent a d’ailleurs fait état de violences à l’encontre de son embarcation, percée par les forces de police, alors qu’il était déjà en mer, accompagné de plusieurs personnes dont des enfants. Son cas n’est pas unique. Le reportage démontre également des tentatives de déstabilisation des embarcations de fortunes, appelées « small boat ». Ces actions policières contreviennent avec le droit français de la mer.
Seules les actions de sauvetage sont autorisées. « Il y a des drames à la frontière franco-britannique qui se multiplient », s’indigne Elsa Faucillon, demandant que l’enquête « fasse le jour sur des pratiques qui sont aujourd’hui des réalités à Calais. » « Beaucoup m’ont dit, « quoi qu’il se passe, je chercherais à passer de l’autre côté » », rappelle Charles Fournier, député écologiste, à propos d’exilés rencontrés sur place.
« Nous découvrons dans cet article du Monde des pratiques des forces de l’ordre, les moyens qui leur ont été accordés et en parallèle le peu de moyens accordés aux sauveteurs en mer, dénonce l’écologiste. Tout est fait pour empêcher les points de fixation sur terre, mais il y a aussi des pratiques en mer qui mettent en danger la vie des personnes en situation de migration. C’est absolument insupportable. »
Selon lui, une commission d’enquête « s’impose pour que nous sachions ce qui se pratique là-bas et que cela cesse, puisque c’est tout à fait en dehors de l’État de droit. » « Il faut établir un chiffrage des dépenses de sécurité dans le cadre de la politique de zéro fixation », insiste aussi Arthur Delaporte, député socialiste. Les députés entendent faire signer le plus largement possible leur proposition de résolution, et la faire examiner dès que possible dans l’hémicycle.
mise en ligne le 21 mars 2024
Nejma Brahim sur www.mediapart.fr
Le militant a été placé en garde à vue mercredi 20 mars, et deux compagnons d’Emmaüs-Roya en retenue administrative, après un contrôle routier. Tous trois ont été relâchés jeudi midi. La préfecture des Alpes-Maritimes assume, le ministère de l’intérieur garde le silence.
IIl a d’abord signalé un nouveau « petit contrôle au faciès » dans une vidéo postée sur le réseau social X. Cédric Herrou n’imaginait sans doute pas qu’il serait interpellé, en plus des hommes qui l’accompagnaient en voiture pour se rendre sur leur lieu de travail, mercredi 20 mars, en début d’après-midi. Les gendarmes mobiles ont profité d’un contrôle routier pour constater que certains des compagnons, membres de la communauté Emmaüs-Roya, étaient en situation irrégulière.
Ces derniers, l’un de nationalité gambienne, l’autre mauritanienne, ont été placés en retenue administrative, tandis que l’agriculteur, déjà connu pour son combat pour le principe de fraternité consacré par le Conseil constitutionnel, a été placé en garde à vue, pour « aide à la circulation d’étrangers en France ». « J’ai senti les policiers un peu embêtés, et c’est normal puisque ce n’est plus un délit à partir du moment où il n’y a pas de contrepartie financière », souligne Cédric Herrou. Tous trois ont été relâchés jeudi 21 mars, à midi.
Au moment de l’interpellation, raconte Cédric Herrou, les gendarmes lui « ont mis les menottes ». « Je leur ai demandé le motif de l’interpellation, et si j’étais placé en garde à vue. Mais on m’a notifié mes droits 3 h 30 après ma privation de liberté. » Le préfet des Alpes-Maritimes a affirmé que Cédric Herrou aurait refusé de présenter les documents du véhicule. « C’est faux, rétorque l’agriculteur. Les gendarmes nous ont suivis, et c’est parce qu’il y avait des Noirs dans la voiture. Je viens de faire 22 heures de garde à vue parce que je suis un opposant politique. Et dans un pays comme la France, cela interroge la notion d’État de droit. »
À l’été 2023, Mediapart était allé à la rencontre d’Emmaüs-Roya et avait raconté la genèse de ce projet mêlant agriculture et social – une première en France. La communauté permet depuis sa création d’approvisionner toute la vallée de la Roya en produits locaux et bio, et a convaincu, à force de travail acharné et de pédagogie, les plus réfractaires à la présence de personnes étrangères. C’est la première fois que les forces de l’ordre et les autorités s’en prennent ainsi à la communauté Emmaüs.
Dans la soirée de mercredi, le préfet des Alpes-Maritimes a choisi de communiquer sur X, confirmant l’interpellation de Cédric Herrou par des gendarmes mobiles dans le cadre d’un contrôle routier. « L’infraction routière retenue à son encontre et le refus de fournir les documents afférents à la conduite du véhicule ont entraîné l’immobilisation du véhicule. La présence à bord de passagers en situation irrégulière a conduit au placement en garde à vue de M. Cédric Herrou et au placement en retenue administrative des passagers », a-t-il poursuvi.
Sollicité à plusieurs reprises, le ministère de l’intérieur a préféré garder le silence.
« L’épine dans le pied de la préfecture »
« On a l’impression que c’est lié aux dénonciations qu’on a faites il y a dix jours », explique Marion Gachet, cofondatrice de la communauté, en référence à une vidéo publiée sur les réseaux sociaux montrant des militaires de l’opération Sentinelle effectuer un contrôle d’identité sur l’un des compagnons de la communauté, un contrôle « illégal » (ces derniers ne sont pas habilités à contrôler l’identité des citoyen·nes) et « au faciès » (la personne était noire), comme l’a souligné Cédric Herrou au moment des faits.
Filmée, la scène a suscité l’indignation et a été reprise dans de nombreux médias. Cédric Herrou avait constaté ces pratiques illégales des mois plus tôt, notamment dans les trains circulant à la frontière franco-italienne ou dans les gares. Il avait déjà publié une vidéo, devenue virale, en novembre 2023 ; et un communiqué interassociatif était venu condamner ce type de pratique.
« Des policiers m’ont dit que j’étais l’épine dans le pied de la préfecture. Je sais que tout ça fait suite au référé-suspension que j’ai déposé en justice pour mettre fin au contrôles d’identité effectués par les [soldats de] Sentinelle dans la région », confie Cédric Herrou.
Mercredi 20 mars, les forces de l’ordre suivaient la voiture depuis quelques minutes, rapporte Marion Gachet, « comme [si elles] l’avaient repérée et attendaient de pouvoir intervenir ». « Dans le PV d’interpellation, il est écrit que les gendarmes ont suivi le véhicule de l’association depuis la gare, et l’ont contrôlé parce que l’un des feux arrière était cassé. »
Par la suite, les motifs du contrôle et de l’interpellation ont évolué : d’abord présentée comme un simple contrôle routier, l’action s’est vite inscrite dans le cadre d’une « mission de lutte contre l’immigration clandestine », comme l’a affirmé le cabinet du préfet lui-même à France 3-Côte d’Azur.
Deux bénévoles et un membre de la communauté de nationalité française, également présents dans le véhicule, ont d’ailleurs été relâchés en fin de journée, mercredi. Se voulant rassurant, Cédric Herrou affirme ne pas se décourager. « Au contraire, ça me rebooste. Pour les compagnons, c’est plus embêtant. Mais ils vont bien, ils appartiennent à une lutte, on est un peu une famille et ils savent qu’on sera toujours là. »
Cédric Herrou et Marion Gachet invitent le préfet des Alpes-Maritimes à venir les rencontrer : « On dénonce des irrégularités parce qu’on est pour le respect du droit. Mais on est aussi dans une volonté de discussion et d’apaisement, on n’est pas là pour faire la guerre au préfet et il n’y a aucun intérêt à avoir de telles tensions, ni pour Emmaüs-Roya, ni pour la commune de Breil-sur-Roya, ni pour les autorités. »
« Préfet bulldozer »
Jusque-là, poursuit Marion Gachet, les membres de la communauté entretenaient « de très bonnes relations » avec la préfecture des Alpes-Maritimes. Mais, depuis l’arrivée du préfet Hugues Moutouh en septembre 2023, cette bonne entente s’est étiolée, regrette-t-elle. « Là, on a vraiment le sentiment qu’il se venge. » Le préfet est connu pour ses prises de position et de parole prônant la discrimination, comme lorsqu’il a déclaré, alors préfet de l’Hérault, que « les SDF étrangers n’étaient pas les bienvenus ».
Surnommé « préfet bulldozer », il avait aussi réservé une interpellation surprise à plusieurs sans-papiers venus de Paris, dès la sortie du train, alors qu’ils devaient manifester à l’occasion du sommet France-Afrique organisé à Montpellier en octobre 2021 – manifestation déclarée aux autorités en amont. Plusieurs d’entre eux avaient fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), doublée d’une interdiction de retour sur le territoire français (IRTF).
Ces dernières années, la militarisation de la frontière lancée par les autorités, avec pour seul objectif de la rendre hermétique – sans toutefois y parvenir –, a contribué à un renforcement des contrôles sans précédent, dans les cols de montagne, sur les routes, dans les gares… Mais ces contrôles mènent surtout à des refoulements en cascade (soit des renvois côté italien), sans empêcher concrètement les personnes exilées d’entrer en France au bout de plusieurs tentatives infructueuses, comme ont pu le documenter les associations présentes dans la région.
Les associations d’aide aux exilé·es n’ont cessé d’alerter sur les effets de la militarisation de la frontière, qui conduit par ailleurs à l’enfermement de femmes, hommes et enfants dans des lieux sans véritable statut juridique (comme des préfabriqués) et pousse les personnes en migration à prendre toujours plus de risques pour éviter les contrôles. L’histoire de Blessing Matthew, une jeune Nigériane retrouvée morte dans la Durance, après avoir franchi la frontière avec deux camarades et avoir été poursuivie par les gendarmes, en est l’illustration.
Dans une décision rendue le 2 février 2024, le Conseil d’État a annulé l’article du Ceseda (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) « qui permettait d’opposer des refus d’entrée en toutes circonstances et sans aucune distinction dans le cadre du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures » et a enjoint à la France de respecter le droit d’asile, comme l’explique l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers, qui a suivi le dossier de près.
Le 16 mars, l’association Tous migrants organisait une « grande maraude solidaire » pour dénoncer les « politiques d’invisibilisation » du sort réservé aux exilé·es et la « militarisation des frontières françaises dans le contexte de durcissement des politiques migratoires et de la loi Darmanin ».
mise en ligne le 18 mars 2024
Nejma Brahim sur www.mediapart.fr
Les navires de plusieurs ONG sont actuellement en détention dans des ports italiens, empêchant le secours des personnes en détresse en mer. Depuis plusieurs mois, Rome amplifie les manœuvres pour compliquer le travail humanitaire sur cette route migratoire.
Ils s’appellent Ocean Viking, Sea-Eye 4, Sea-Eye 5 et Humanity 1. Pas moins de quatre navires de sauvetage en mer Méditerranée ont été ces dernières semaines détenus, ou le sont encore, par les autorités italiennes. L’ONG Sea-Eye a indiqué lundi 11 mars que son bateau faisait l’objet d’une détention de 60 jours, « la détention administrative la plus longue jamais imposée à un navire de sauvetage en mer ». Le Humanity 1 a été placé en détention début mars, tandis que le bateau au teint rouge de l’association SOS Méditerranée a de son côté subi trois blocages d’affilée.
La détention du Sea-Eye 4 pour une durée de 60 jours est sans doute celle qui a le plus fait bondir. « C’est énorme… Cela signifie qu’on réduit considérablement les capacités de sauvetage en mer, c’est dramatique », commente Sophie Beau, directrice générale de SOS Méditerranée. Elle dit découvrir le « nouvel arsenal » utilisé par les autorités italiennes, découlant du décret Piantedosi, promulgué en loi depuis. Celui-ci vise à empêcher les ONG de réaliser plusieurs opérations de sauvetage en mer successives, en les contraignant à débarquer les rescapé·es dès la fin du premier sauvetage.
« On se rend compte que les détentions de navires peuvent se cumuler les unes aux autres même lorsqu’un appel a été formulé en justice », constate Sophie Beau, qui y voit une situation « extrêmement inquiétante ».
L’association a fait les comptes : avec la détention du Sea-Eye 4 durant 60 jours, les ONG présentes en Méditerranée centrale cumulent 430 jours de détention, soit plus d’une année. Le décret Piantedosi n’est en application que depuis quatorze mois. « On recense dix bateaux détenus sur la base de ce décret depuis sa mise en application, ce qui représente vingt détentions au total, avec des navires détenus plusieurs fois », souligne Sophie Beau.
Pour SOS Méditerranée, la situation a même pris une ampleur inédite. L’Ocean Viking a enchaîné trois détentions en près de trois mois : une première en novembre, une deuxième en décembre et une troisième en février dernier. L’ONG a réussi à suspendre temporairement cette dernière détention en saisissant la justice, mais le tribunal administratif italien doit encore statuer au fond. « C’est la première fois que ça s’enchaîne à ce point. »
Acharnement
En décembre, une simple « déviation » du navire après un premier sauvetage, pour répondre à un autre cas de détresse, sans que cela ne retarde l’heure d’arrivée du bateau au port assignée par les autorités, a suffi à justifier une détention. Le droit maritime international impose pourtant aux capitaines de secourir toute personne en situation de danger en mer.
Le navire humanitaire avait déjà fait l’objet d’une détention administrative à la suite d’un contrôle en 2020, mais sur d’autres motifs. Les autorités italiennes lui reprochaient de n’être pas capable de porter secours à autant d’exilé·es, ce qui avait conduit l’ONG à apporter des modifications au navire ; un processus long et coûteux. Mediapart avait pu embarquer à bord de l’Ocean Viking au moment où le navire reprenait la mer, après cinq mois d’arrêt de ses activités.
Aujourd’hui, la directrice générale de SOS Méditerranée pointe un « chaos absolu » en mer, avec « des ordres et des contre-ordres » qui permettent aux autorités italiennes d’accuser l’ONG « de ne pas respecter les instructions ». « Évidemment, on les respecte, on est même d’ailleurs très à cheval là-dessus, et on a de quoi prouver que ces accusations sont fausses », affirme Sophie Beau.
Et d’ajouter que « la parole des [gardes-côtes] Libyens semble l’emporter », alors que ces derniers ont été formés et financés par l’Union européenne pour la gestion de ses frontières, malgré leur comportement en mer et les refoulements illégaux qu’ils opèrent.
En décembre, le navire Humanity 1 a vécu une scène insoutenable. Alors que les équipes étaient en train de procéder au sauvetage d’une embarcation, relate Petra Krischok, chargée des relations presse au sein de l’ONG SOS Humanity, les gardes-côtes libyens « sont venus interférer » dans l’opération, menaçant les sauveteurs et les exilés avec des armes à feu. « Ils ont tiré dans l’eau une fois, ce qui a créé un mouvement de panique et des exilés se sont jetés à l’eau pour tenter de leur échapper. L’un d’eux a été, selon des survivants, abandonné en mer. On peut donc aisément supposer qu’il est décédé. »
Paradoxalement, les autorités italiennes accusent l’ONG d’avoir elle-même mis en danger les personnes exilées ce jour-là, trouvant un prétexte pour bloquer le navire humanitaire. « On a les preuves qui montrent que c’est tout l’inverse, et que les Libyens ont procédé à des manœuvres dangereuses et utilisé des armes à feu, en dehors de toute procédure normale », poursuit la représentante de SOS Humanity, qui précise avoir formulé un recours contre cette détention. En mars 2023, ces mêmes gardes-côtes avaient ouvert le feu, faisant face à l’Ocean Viking cette fois, alors que celui-ci s’apprêtait à porter secours à une embarcation.
Une stratégie contreproductive
Pourquoi donc l’Italie s’acharne-t-elle à criminaliser les ONG affrétant un navire humanitaire en Méditerranée, tout en cautionnant les agissements inquiétants d’un État tiers où règne le chaos et où sont torturées, violées et rendues à l’état d’esclaves les personnes exilées ? Estime-t-elle qu’en limitant la présence des ONG en mer, cela réduira le nombre d’arrivées sur son territoire ?
« Si elle fait ce calcul, elle se trompe, tranche Sophie Beau. En 2023, seules 10 % des personnes débarquant en Italie avaient été secourues par des ONG. » En 2022, elles étaient 18 %. « Il y a surtout une instrumentalisation politique du sujet, qui vise à la désignation de boucs émissaires. »
Depuis quelque temps, l’Italie assigne également aux ONG des ports très éloignés de la zone de sauvetage, les contraignant à naviguer plusieurs jours supplémentaires pour pouvoir débarquer les rescapé·es, et retardant ainsi leur retour sur zone. La conséquence directe de toutes ces politiques est la hausse du nombre de morts en mer, martèle Sophie Beau.
Le 13 février, SOS Méditerranée a porté secours à 25 personnes en détresse, qui ont erré, selon leurs dires, durant près d’une semaine en mer. Les survivants ont affirmé qu’au moins 60 exilé·es seraient morts sur le trajet, dont des femmes et un enfant.
L’ONG pointe l’« échec total des politiques européennes », l’Italie mettant en œuvre une politique d’externalisation également voulue par l’UE. « Il y a un travail conjoint des autorités italiennes et libyennes qui aboutit à une fermeture de l’espace humanitaire qu’on a péniblement ouvert en 2016. »
Face à l’escalade dans l’obstruction aux sauvetages en mer Méditerranée, une vingtaine d’ONG ont lancé l’alerte, dans un communiqué commun, en février. Elles demandent à l’Italie de « cesser immédiatement d’entraver les activités de recherche et de sauvetage et de protéger les droits fondamentaux des personnes naufragées », de « favoriser une coopération efficace avec les navires de sauvetage des ONG et de déployer des navires dédiés en Méditerranée centrale », et de cesser « tout soutien matériel et financier aux gardes-côtes libyens et aux gouvernements responsables de graves violations des droits de l’homme ».
mise en ligne le 14 mars 2024
Par Augustin Campos sur https://reporterre.net/
Le père Beniamino Sacco, 81 ans, consacre sa vie à l’aide aux travailleurs exilés du sud-est de la Sicile. Dans cette région dédiée à l’agriculture intensive, les migrants peinent à faire valoir leurs droits.
Vittoria (Sicile, Italie), reportage
La ville de Vittoria a un nom chantant, un nom à se laisser bercer par les vagues. Et pourtant, pas un touriste ne met les pieds dans cette cité du sud-est de la Sicile, noyée au milieu des serres de plastique. Ceux qui y viennent sont là pour travailler. Cœur battant de l’agriculture intensive sicilienne, qui, en soixante ans, a mangé 80 km de terres côtières et vu pousser 5 200 entreprises agricoles, sur la bien nommée fascia trasformata (« la bande transformée »), la ville ne vit que de cette activité. Parmi les 64 000 habitants, on compte 8 000 étrangers enregistrés et des milliers d’autres invisibles aux yeux de la loi car sans-papiers, tous indispensables à un secteur agricole en demande constante de main-d’œuvre sous-payée. Ce sont eux qui triment dans les serres et les magasins de conditionnement des fruits et légumes exportés ensuite dans toute l’Europe.
Le lundi, bien souvent, nombre de ces travailleurs délaissent ces paysages de plastique. C’est le premier jour de la semaine que le charismatique père Beniamino, connu de tous dans les serres, ouvre les portes de sa paroisse de l’Esprit-Saint à tous ceux et celles qui ont besoin d’une attestation de résidence. En cette fin février ensoleillée, les bousculades disent l’enjeu que représente ce bout de papier pour la cinquantaine de personnes présentes. Certains y sont depuis 5 heures du matin. Les Tunisiens, les plus nombreux, Bangladais et autres Sénégalais sont venus avec l’espoir que cette fois-ci sera la bonne.
Parmi eux, Redouane, un ouvrier agricole tunisien aux cernes démesurés. Il est là pour la troisième semaine d’affilée, car il doit renouveler son titre de séjour d’un an. « Le prêtre nous aide beaucoup en faisant ces attestations de résidence. C’est la seule solution car, sinon, je peux redevenir sans-papiers rapidement et je ne pourrai plus travailler », raconte le jeune homme, en jean de la tête aux pieds. Il est hébergé chez un ami depuis que le propriétaire de l’appartement qu’il louait a décidé de le vendre.
Avec 45 euros par jour pour huit heures de travail, malgré un contrat qui indique 58 euros nets – une pratique frauduleuse généralisée dans la fascia trasformata – il n’a que peu de marge pour se loger. La majorité des travailleurs agricoles immigrés, avec ou sans papiers, sont payés entre 20 et 50 euros par jour et sont contraints de s’entasser dans des logements de fortune, souvent au milieu des serres. En ville, certains propriétaires refusent de louer aux étrangers.
Dans son bureau, une fois le calme revenu, le très occupé Beniamino Sacco, 81 ans, reçoit les exilés, chacun leur tour. « Je leur fais cette attestation fictive parce qu’elle leur est indispensable : sans elle, ils ne peuvent pas résider officiellement dans la ville, ne peuvent pas ouvrir un compte bancaire, faire leurs démarches de régularisation, ni renouveler leur titre de séjour », explique le généreux religieux, assis devant un portrait du pape François, auquel il s’identifie aisément. Cette pratique est tolérée par les autorités, conscientes de la problématique majeure du logement pour les étrangers dans la région, à laquelle aucune solution n’est apportée.
En trente-cinq ans, le père Sacco a, notamment, fondé un centre d’accueil pour les demandeurs d’asile et une coopérative agricole. Il accueille une vingtaine d’exilés vulnérables dans sa paroisse. Cela a créé des remous parmi ses fidèles, qui ont un jour fixé un ultimatum : « Ou les immigrés s’en vont, ou c’est nous. » Le prêtre leur a répondu : « Alors, partez. » Ils sont restés.
Beniamino Sacco dit signer chaque année « environ 1 500 attestations de résidence ». Il est le seul dans la région à faire cela gracieusement. D’autres, profiteurs de misère, font payer entre 600 et 1 000 euros. Entre les serres, toutes sortes de business prospèrent sur la vulnérabilité des travailleurs étrangers – même le transport en est un, en l’absence d’un service public – souvent l’œuvre d’intermédiaires et d’agriculteurs crapuleux. Mounir (il a souhaité rester anonyme) peut en témoigner. Père de famille tunisien de 49 ans, il dit être arrivé il y a six mois avec un visa payé 5 000 euros à un intermédiaire tunisien et une promesse d’embauche dans une serre. Après quatre jours de travail payés 2,5 euros par heure, logé avec deux compatriotes dans un bloc de béton nu de 12 m2 en bordure de serres, on l’a prié de quitter le spartiate local.
C’est contre ce climat d’impunité que se bat le padre Beniamino. « La sueur est une chose sacrée, et personne ne peut profiter de la sueur des autres », dit avec autorité celui dont l’aura rayonne dans toute la région. « Quand je prononce son nom, il arrive que certains agriculteurs se mettent dans des états pas possibles, et crient que “le padre Beniamino, il faut le tuer, car il nous a ruinés” », raconte, amusé, Pipo Genovese, producteur d’aubergines, de tomates et de poivrons sur 20 hectares, fidèle de la paroisse. Il dit avoir toujours « respecté ses salariés », aujourd’hui au nombre de 30, et voit en Beniamino Sacco « un homme libre, qui se bat pour que tout le monde soit libre, contre ceux qui essaient de priver les autres de leur liberté ».
Au début des années 1990, le prêtre a affronté avec succès la mafia, organisant régulièrement des marches contre la criminalité. Dans les années 2000 et 2010, il s’est attaqué, aux côtés du syndicaliste Giuseppe Scifo, fin connaisseur de la fascia trasformarta, aux exploitants agricoles qui abusaient sexuellement des travailleuses roumaines. « Je me souviens d’une femme roumaine, payée 20 euros par jour pour 18 heures de travail. Elle payait aussi un lit 400 euros par mois à son patron, qui lui avait confisqué ses papiers et considérait qu’elle était à sa disposition », raconte le prêtre, le regard impassible. Il a hébergé la victime et dénoncé son agresseur au procureur de la République, comme il l’a fait « plus d’une cinquantaine de fois » ces trente dernières années dans des cas de viol et d’abus sur les ouvrières et ouvriers agricoles. L’agriculteur criminel a été envoyé en prison.
De nouvelles lois pour empêcher les abus
La région n’est désormais plus une zone de non droit pour l’activité agricole, même si dénoncer un patron reste risqué lorsque l’on veut retrouver du travail, malgré la protection du prêtre. « Il y a maintenant des lois [notamment celle de 2016 contre l’exploitation] et il y a donc une action dissuasive, de sorte qu’aujourd’hui, l’agriculteur a davantage peur », affirme Giuseppe Scifo, dont le syndicat dénonce régulièrement des abus. « Nous avons dénoncé une mentalité plutôt que les individus, dit le padre Beniamino. Ainsi, on incite les autorités à agir. » La tâche reste grande, même si les arrestations se font plus nombreuses. La dernière en date a eu lieu fin février dans la commune d’Ispica une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Vittoria, où 16 ouvriers agricoles ghanéens et nigérians étaient payés un à deux euros de l’heure.
Dans les 6 000 m2 de serre de tomates cerise de la coopérative qu’il a créée, le prêtre veut donner l’exemple. Les quatre employés fixes sont payés 1 400 euros nets. Celui que le prêtre appelle le « manager », Islam, père de famille bangladais de 44 ans, a vu cet univers de plastique évoluer : « Il y a quinze ans, on trimait pour 16 euros par jour, sans jamais avoir de contrat et, souvent, on n’était pas payés à la fin de la journée. Aujourd’hui, ceux que je connais gagnent plus de 40 euros, avec ou sans papiers. »
Islam fait aujourd’hui partie des protégés du prêtre – « il a toujours été là pour moi », dit-il. De son côté, le syndicaliste agnostique Giuseppe Scifo, qui connaît le padre Beniamino depuis qu’il a 8 ans, voit le religieux au doux sourire comme un « leader ». C’est au prêtre que ce communiste doit « l’envie de lutter », « car le padre interprète la religion comme un fait de justice terrestre et non comme une aspiration à aller au paradis ».
mise en ligne le 2 mars 2024
Naïm Sakhi sur www.humanite.fr
Selon la CGT, le ministre de l'Intérieur s'est engagé à donner consigne aux préfectures pour régulariser plus de 600 travailleurs sans-papiers soutenus par le syndicat en Ile-de-France, Champagne, dans le Nord et en Seine-Maritime. Entretien avec Gérard Ré, secrétaire confédéral CGT.
Vers une sortie de conflit pour les travailleurs sans papiers grévistes ? Jeudi 29 février, la CGT a obtenu l’ouverture d’un processus de régularisation de 620 travailleurs sans papier qu’elle mobilise. Aux 502 grévistes d’Ile-de-France, depuis la mi-octobre, s’ajoutent ceux de l’emblématique lutte d’Emmaüs dans le Nord, de 60 saisonniers agricoles de la Marne, pris dans un réseau de traite d’êtres humains et de 7 grévistes d’Amazon en Seine Maritime, en grève au mois de mai 2023.
Sans confirmer le nombre de travailleurs concernés, le ministère de l’Intérieur a précisé auprès de l’AFP que le ministre Gérald Darmanin a “rappelé les règles en matière de régularisation à la suite de la loi immigration : ne pas avoir troublé l’ordre public et avoir déposé un dossier individuel et non collectif”. Des sanctions envers les entreprises qui ont employé des sans-papiers sont également prévues. “Un cadrage sera envoyé à l’ensemble des préfets afin qu’ils appliquent la même méthode”, précise-t-on place Beauvau. Gérard Ré, secrétaire confédéral CGT qui coordonne ses luttes, fait le point sur la situation.
Que signifie pour vous la décision prise par le ministère de l’intérieur ? Est-on proche d’une régularisation globale de ces travailleurs?
Gérard Ré : Nous touchons au but. Les discussions avec le ministère de l’Intérieur étaient déjà bien entamées. Dans cette séquence loi immigration, il était peut-être difficile pour les services de l’État d’accélérer dans ces dossiers. Mais pour beaucoup de grévistes, l’attente était devenue insoutenable. 51 grévistes du Nord travaillant à Emmaüs, sont en grève depuis le 29 juillet. En Ile-de-France, 502 sans papiers, travaillant pour la plupart dans l’intérim, sont mobilisés depuis le 17 octobre.
Les travailleurs en lutte, sans revenus, ont démontré une détermination exemplaire. Le ministre doit désormais envoyer une lettre de cadrage aux préfets. Nous maintenons la pression pour que les titres de séjours soient rapidement accordés.
Quels ont été les obstacles à lever dans ce dossier ?
Gérard Ré : Forcément, nous sommes pragmatiques, l’étude se fera au cas par cas. Nous pouvons toutefois déplorer le manque de coordination au niveau des préfectures : toutes ne travaillent pas de la même façon, ce qui empêche l’ensemble des grévistes d’être sur un pied d’égalité. Cependant, dès les préparatifs de cette action en Ile-de-France, nous avons préparé minutieusement les dossiers pour obtenir des régularisations en faveur de l’ensemble des grévistes.
Du côté des employeurs, nous avons globalement obtenu les CERFA attestant des durées de travail très rapidement. Nous déplorons cependant des blocages venus de certains d’entre eux. Nous sommes surpris que certaines entreprises, qui font usage de l’intérim, refusent de reprendre des travailleurs sans papiers qui seront régularisés. Certains d’entre eux disposent de convocations techniques, c’est-à-dire de documents qui leur permettent de travailler en attendant le récépissé de titre de séjour, sont laissés sur la touche. Il n’y a pas d’autre explication d’une discrimination au motif de l’obtention d’un titre de séjour. Certaines de ces entreprises continuent pourtant d’obtenir des marchés publics. Le ministre s’est engagé à donner consigne aux DREETS d’ordonner la réintégration de tous les grévistes.
Vous avez aussi évoqué, avec le ministre, les cas de répression antisyndicale contre plus de 1 000 cégétistes. Quelle a été la réponse du ministre ?
Gérard Ré : Gérald Darmanin nous a assuré qu’il ne donne aucune consigne aux forces de police ou aux services de l’État lorsque des plaintes sont déposées, tout en étant attentif sur le respect du droit de manifester, sans trouble à l’ordre public.
La CGT a rétorqué en demandant qu’il n’y ait pas deux poids deux mesures et que les consignes données aux services de police et de gendarmerie, s’agissant des mobilisations des agriculteurs, soient réciproques.
mise en ligne le 25 février 2024
Nejma Brahim sur www.mediapart.fr
Les alertes concernant des exilés partis depuis les côtes sénégalaises ou mauritaniennes sont de plus en plus nombreuses. Les ONG insistent sur la dangerosité de cette route migratoire, à nouveau très empruntée ces dernières années.
Le bateau a pris la mer depuis les côtes mauritaniennes, à environ 100 kilomètres de la commune de Nouakchott, dans la nuit du 7 au 8 janvier. 107 à 108 personnes se trouvaient à son bord et espéraient rejoindre, en quelques jours de navigation à travers l’océan Atlantique, les îles Canaries, où les arrivées de migrant·es rythment le quotidien de l’archipel depuis près de quatre ans.
« Au moins quatre personnes de mon village, mais aussi mon frère, étaient parmi les passagers », confie Kemoko, un Malien basé en région parisienne, près de vingt jours après leur départ, meurtri par l’inquiétude. Le trentenaire ignorait tout du projet de son frère jusqu’à ce qu’il apprenne qu’il se trouvait en Mauritanie, prêt à partir. « Quand j’ai tenté de le joindre, j’ai appris qu’il avait déjà pris la mer… »
Les raisons de leur départ ? « Ils étaient à la recherche d’une vie meilleure, comme tout le monde », répond-il avec pragmatisme. Ni Kemoko ni les proches des autres passagers n’ont eu de nouvelles depuis : ils se sont donc organisés, avec ces proches mais aussi avec le maire du village, pour tenter de retrouver leur trace.
« Il a fallu lister toutes les personnes qui pouvaient se trouver à bord, avec leur identité complète et leur village d’origine », explique Moussa Sissoko, président de la Fédération des associations de développement de la commune de Dialafara en France (FADCDF), également alerté de la situation dès la mi-janvier.
Ce dernier a aussi contacté deux ONG, Caminando Fronteras (qui tente d’identifier les personnes disparues sur cette route migratoire) et la plateforme Alarmphone, qui est parfois en lien direct avec des exilé·es en détresse en mer ou leurs proches resté·es à terre, et qui reçoit de nombreux signalements, soit en cas de difficultés rencontrées en mer, soit en cas de disparitions.
Une route migratoire réactivée
« Nous pensons avoir identifié le bateau en question, car nous avions été informés par les familles », rapporte Helena Maleno, de l’ONG Caminando Fronteras, qui dit avoir immédiatement prévenu les autorités de recherche et de sauvetage. Elle souligne la dangerosité toute particulière de cette route migratoire, où il est possible de « disparaître » sans laisser de trace dans les entrailles de l’océan.
Comme l’avait documenté Mediapart, la route s’est réactivée en 2019-2020 après être restée en sommeil durant près de deux décennies, notamment du fait de la surveillance accrue des frontières et de l’émergence de la route libyenne via la Méditerranée centrale. « Cette route se réactive tout simplement parce que d’autres ont été fermées », avait alors expliqué Eva Ottavy, responsable des Solidarités internationales à la Cimade, peu après le naufrage d’une embarcation partie depuis les côtes sénégalaises et transportant 200 personnes.
On garde un infime espoir, qui s’amenuise tous les jours. Cybèle, une proche de disparus
Depuis, cette route n’a cessé de prendre de l’ampleur dans le nombre d’arrivées en Europe. En 2023, les chiffres ont atteint des records : plus de 39 000 exilé·es ont débarqué sur l’archipel des Canaries en 2023, et près de 7 000 personnes sont arrivées par la mer pour le seul mois de janvier 2024 (soit plus que pour le premier semestre 2023 dans sa totalité).
Lorsque les personnes disparaissent sans laisser de trace, « malheureusement, pour l’équipe de surveillance, la seule chose [à faire] est de contacter la Croix-Rouge pour vérifier si les personnes ont atteint la terre ferme », détaille Lucia Lopez, de l’ONG Alarmphone.
« Après quelques jours, si aucun membre du bateau n’a pris contact, le pronostic est plutôt décourageant. » Les démarches auprès de la Croix-Rouge peuvent aussi permettre d’obtenir des indications dans le cas où le bateau aurait coulé, et où des corps s’échoueraient sur le rivage…
Des familles rongées par l’incertitude
Autour du 22 janvier, deux frères maliens, l’un âgé de 32 ans et père de famille, l’autre de 22 ans, sont partis à bord d’un cayuco (une longue pirogue) depuis les côtes mauritaniennes – Nouakchott également. « Le passeur a dit dans un premier temps qu’ils étaient arrivés, puis que c’était une rumeur. Et plus rien depuis », témoigne Cybèle le 9 février, avant de tenter elle aussi d’alerter les ONG déjà citées. « C’est leur frère, qui vit en France, qui s’en est préoccupé et qui les a recherchés. »
Les proches ont tenté de remonter leur trace jusqu’à Dakhla, au Sahara occidental, sans succès. Mais, le 15 février, les nouvelles sont « mauvaises » : une embarcation partie le 24 janvier, et identifiée par l’ONG Caminando Fronteras, correspond fortement à la description de la leur. « Les frères qu’on recherchait étaient sans doute sur ce bateau porté disparu. Ils étaient 66 à bord. Nous sommes effondrés », confie Cybèle, qui précise qu’ils venaient pour une « vie meilleure », dans l’objectif d’aider leur famille restée au Mali.
Dans le cas d’une embarcation ayant disparu dans sa totalité, retracer le récit est quasiment impossible. Laetitia Marthe, membre d’un collectif de Lanzarote
À moins d’un mois de leur disparition, elle ajoute garder « un infime espoir, qui s’amenuise tous les jours ». Le frère des deux disparus a déclaré leur disparition auprès du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) qui, comme nous le racontions pour une autre route migratoire reliant la Tunisie à l’Italie, aide à la recherche et à l’identification de victimes de naufrage et au rétablissement des liens familiaux.
Le plus frappant, conclut-elle, est qu’il n’imaginait pas une seconde qu’ils rejoindraient l’Espagne en passant par l’océan Atlantique – lui-même avait migré pour l’Europe, mais en passant par la Méditerranée.
Pour Mia*, dont l’amie a perdu la trace de son frère, lui aussi parti depuis la Mauritanie pour rejoindre les Canaries, l’issue est relativement plus positive. Après des semaines de recherches infructueuses, le frère a été retrouvé sur une liste dressée par la police pour un groupe de personnes renvoyées à la frontière malienne et a priori placées en détention au Mali. Le jeune homme aurait été intercepté peu après la traversée et tous les passagers auraient survécu. À ce jour, la jeune femme n’a toujours pas pu entrer en contact avec son frère, et de nombreuses questions restent donc sans réponse.
Après une année record en termes d’arrivées par voie maritime, leur nombre « ne baisse pas depuis janvier alors que la mer est moins bonne », constate Raphaële, une habitante des Canaries impliquée auprès du réseau Migreurop, qui suit depuis plusieurs années l’évolution des migrations sur l’archipel. « Ce qu’il se passe au Sénégal depuis quelque temps n’est pas anodin dans l’équation », ajoute-t-elle.
Deuil impossible
La gestion des disparitions fait de plus en plus partie du travail du collectif Solidaridad con las personas migrantes de Lanzarote, explique Laetitia Marthe, habitante de Lanzarote et membre du groupe. Les embarcations parties depuis le Sénégal ou la Mauritanie arrivent le plus souvent sur l’île d’El Hierro (10 000 habitant·es).
Mais, malgré les alertes que peut recevoir le collectif, il reste très difficile pour ses membres, « en tant qu’activistes ou militants », d’accéder aux procédures et protocoles officiels. Le CICR peut lancer des démarches mais doit être saisi directement par les familles.
Elle précise que la plupart du temps, la recherche est infructueuse. « Dans le cas d’une embarcation ayant disparu dans sa totalité [ce qu’on appelle les naufrages invisibles – ndlr], retracer le récit est quasiment impossible. Et même dans le cas d’un bateau qui arrive avec des survivants ou des corps, ça reste extrêmement compliqué. »
En 2022, une embarcation est arrivée avec un seul survivant et quatre corps, enterrés sans être identifiés alors qu’un militant était parvenu à faire le lien avec de probables proches, mais n’avait pas pu les faire venir pour réaliser des tests ADN qui auraient permis de le confirmer.
« Aucune famille, ni immigrée en Europe et en situation irrégulière ni depuis l’Afrique ne peut engager les frais et les risques de déplacement pour venir apporter son ADN. » La membre du collectif évoque une situation très complexe, où se mêlent un deuil constamment inachevé et l’espérance que les personnes soient toujours vivantes.
Une autre problématique concerne les démarches impossibles post-mortem, comme la pension de veuvage ou l’héritage que de nombreuses personnes ne parviennent pas à toucher car les corps de disparus n’ont jamais été retrouvés ou identifiés, faute de déclaration formelle de décès. Laetitia Marthe souligne « la masse de familles, voire de villages » que cela peut concerner.
« Nous, on est en faveur de la liberté de circulation. On est contre ce dispositif d’accueil, qui n’existerait pas si les personnes pouvaient voyager comme n’importe qui avec des visas et dans un avion. Elles n’auraient pas à transiter par les Canaries si elles pouvaient arriver autrement dans leur pays de destination », déroule Laetitia Marthe, précisant être scandalisée par le traitement infligé aux personnes exilées.
mise en ligne le 14 février 2024
Enquête : Pascal Hansens, Maria Maggiore, Leila Miñano - Edition : Mathias Destal, Pierre Leibovici sur https://disclose.ngo/fr/article/
À Bruxelles, le gouvernement français a œuvré dans le plus grand secret pour obtenir l’autorisation d’enfermer des mineurs exilés, sans limite d’âge, dans des centres construits aux frontières de l’Europe. Cette disposition inscrite dans le Pacte sur la migration et l’asile, qui sera voté au printemps par le Parlement européen, pourrait violer la Convention internationale des droits de l’enfant.
« Il n’y aura plus de mineurs dans les centres de rétention administrative ». C’est un Gérald Darmanin combatif qui s’exprime devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, ce 21 novembre 2023. Accusé de souscrire à toutes les demandes de la droite pour durcir la loi immigration, le ministre de l’intérieur veut donner des gages à l’autre camp, vantant cette « belle idée de gauche ». Voté un mois plus tard, le texte interdit effectivement la rétention des enfants migrants sur le sol français. Mais Gérald Darmanin a dissimulé une information capitale : depuis plus de six mois, son gouvernement s’applique à faire pression sur ses partenaires européens pour légaliser l’enfermement des mineurs exilés… aux frontières de l’Europe, comme le révèlent des documents confidentiels obtenus par Disclose et Investigate Europe.
Ces documents, une centaine de pages, conservent la trace des échanges sur le futur Pacte européen sur la migration et l’asile, qui se sont tenus entre mai et décembre 2023 au sein du Coreper. Autrement dit, le comité des représentants permanents des 27 Etats membres auprès de l’Union européenne (UE), chargé de négocier les futures lois européennes, dont le fameux Pacte. Présenté comme un outil censé harmoniser et renforcer le contrôle aux frontières de l’Union européenne, ledit Pacte est composé de cinq règlements. Ce qui signifie qu’une fois entrés en vigueur, ils seront directement applicables dans les États membres.
Au fil des comptes-rendus de séances se dessine un lobbying acharné de l’État français pour convaincre ses partenaires d’adopter une mesure jusque-là illégale : la détention des enfants, sans limites d’âge, aux frontières de l’Europe. Pour mener ce combat politique, le gouvernement d’Emmanuel Macron a bénéficié du soutien actif des Pays-Bas, ainsi que celui, plus discret, d’au moins neuf pays, dont la Croatie, la Finlande, la République tchèque, Malte ou encore la Suède. Dans ce bras de fer au sommet, la France et ses alliés ont fait face à l’Allemagne et au Luxembourg, soutenus par l’Irlande et le Portugal.
Parmi les dix réunions à huis clos dont nous avons obtenu les comptes-rendus, que nous ne publions pas pour préserver l’anonymat des sources, celle du 15 mai 2023 est particulièrement éclairante. Ce jour-là, le représentant de la France prend la parole, dévoilant le trouble jeu mené par Paris : « La France remercie la présidence [suédoise] de l’UE pour la suppression de l’exemption des mineurs de moins de 12 ans et leurs familles ».
Les mineurs, « un risque majeur pour la protection de nos frontières », selon Paris
Pour comprendre ce qui se cache derrière cette marque de reconnaissance française, il faut remonter à 2020, au tout début des négociations. À l’époque, la Commission européenne avait proposé de rabaisser à 12 ans l’âge minimum de rétention des migrants aux frontières. Visiblement c’en était encore trop pour la France, qui insiste pour autoriser l’enfermement des enfants, dès le plus jeune âge. Et ce, qu’ils voyagent seuls ou avec leur famille : « Exempter les mineurs non accompagnés de procédures aux frontières représente un risque majeur pour la protection de nos frontières », tonne Paris, au cours de la réunion du 15 mai 2023. Avant de revenir à la charge en soulignant son « opposition ferme » à ce que la détention des mineurs isolés soit interdite.
La France veut ainsi voir les enfants migrants derrière les murs des futurs « hotspots », des centres gigantesques, situés à la frontière où les exilés seront contrôlés, triés et retenus pendant un maximum légal de 12 semaines. Au grand dam de l’Allemagne et de ses trois alliés. Lors d’un précédent round de négociations, début mai 2023, l’Allemagne s’est opposée à cette mesure jugée « inacceptable ». Sollicité par nos soins, le gouvernement français n’a pas donné suite.
Un Pacte contraire à la Convention internationale des droits de l’enfant
Face au risque que Paris, Amsterdam et leurs alliés ne bloquent le texte, Berlin et ses soutiens ont fini par se rallier à ces exigences. C’est sur cette base qu’un accord provisoire avec le Parlement européen a été trouvé, le 20 décembre dernier. Il tient bel et bien compte des demandes formulées par la coalition menée par Emmanuel Macron.
Pourtant, cinq jours avant l’accord, le 15 décembre dernier, le rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants aux Nations Unies, Gehad Madi, et trois autres diplomates onusiens s’étaient empressés d’alerter les trois présidents des institutions européennes, Ursula von der Leyen (Commission européenne), Roberta Metsola (Parlement européen) et Charles Michel (Conseil européen). Dans une lettre jusqu’ici passée inaperçue, les représentants de l’ONU affirment que le texte provisoire est contraire à la Convention internationale des droits de l’enfant. Selon ce traité ratifié par la France en 1990, toute personne « dont l’âge est inférieur à 18 ans » est considérée comme un enfant, qui doit bénéficier de multiples droits, dont celui « d’avoir des conditions de vie décentes ». Or, précise le courrier, « la détention des enfants (…) contrevient au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. » Concernant les mineurs isolés, les auteurs rappellent qu’ils doivent « bénéficier de toutes les garanties nécessaires en matière de protection de l’enfance ».
« À chaque fois, on pense avoir atteint le fond de l’inhumanité, mais en réalité nous tombons encore plus bas » La Cimade
Les craintes des rapporteurs de l’ONU sont partagées par Federica Toscano, membre de l’ONG Save The Children. D’après l’humanitaire, le texte en passe d’être voté au Parlement européen est « une brèche historique dans la protection internationale dont bénéficient les enfants ». Il conduirait, selon Federica Toscano, à généraliser le « système des hotspots », à l’image du camp de migrants de Moria, installé sur l’île de Lesbos, en Grèce, qui a été incendié en 2020, et où « le mélange des enfants et des adultes aboutit aux pires violences contre les mineurs : viols, agressions, meurtres ». Un témoignage étayé par une précédente enquête d’IE, publiée en 2020.
La « brèche » dénoncée par Save The Children ressemble plutôt à un gouffre. Le texte autorise la détention des enfants provenant d’un pays dit « sûr », comme la Turquie par exemple, alors qu’aujourd’hui, ils doivent bénéficier d’une prise en charge par la protection de l’enfance, dans le pays d’accueil. Même chose pour les mineurs considérés comme une menace pour la sécurité nationale ou l’ordre public. Sans que la nature de ladite menace ne soit précisée. « À chaque fois, on pense avoir atteint le fond de l’inhumanité, mais en réalité nous tombons encore plus bas », déplore une porte-parole de la Cimade, une ONG française qui accompagne chaque année des milliers d’enfants et adolescents isolés.
Empreinte biométrique dès 6 ans
Les coups de canif contre la Convention onusienne ne s’arrêtent pas là. Une disposition relative au recueil des données biométriques des mineurs a également été insérée dans le règlement encadrant Eurodac, la base des empreintes digitales des migrants et demandeurs d’asile enregistrés dans les États membres de l’UE. Le règlement européen va autoriser leur collecte à partir de six ans. Pire, il entérine la possibilité d’utiliser des moyens de « coercition » contre les enfants qui refuseraient le fichage. Comme la violence ? « Le texte ne donne aucune définition du mot. On peut tout imaginer ,» s’alarme Federica Toscano, de Save the Children Europe. La France a-t-elle manœuvré pour imposer cet autre aspect du texte ? Impossible à dire, faute d’avoir eu accès aux comptes-rendus complets des négociations sur le volet Eurodac. « Ces dispositions ont été ajoutées au dernier moment », assure une source ayant suivi les discussions au plus près.
Les élections européennes organisées en juin prochain ont pu contribuer à précipiter les discussions : dans la dernière ligne droite des négociations, la présidence espagnole a demandé aux Etats membres de mettre leurs « insatisfactions » de côté pour voter les textes restants avant l’échéance électorale. « Nous faisions face à un mur, témoigne un eurodéputé ayant participé aux tractations. A chaque fois que nous émettions une critique, on se voyait répondre qu’il n’y avait aucune place pour la négociation ». Une contrainte qui semble avoir fait le jeu de la France et de ses alliés. Mais pas celui des enfants qui échoueront demain aux
Cette enquête a été réalisée par Investigate Europe, un collectif européen de journalistes indépendant·es, dont Disclose est partenaire.
Contrôles au faciès et mesures illégales
par Pierre Isnard-Dupuy sur https://www.streetpress.com
À Briançon, les demandeurs d’asile qui tentent de traverser la frontière par la montagne ont reçu illégalement des dizaines d'OQTF. Si elles ont pu être annulées par la justice, les associations dénoncent l'irrégularité des contrôles à la frontière.
Des éclats de voix résonnent en anglais, en russe ou en allemand. En ce 19 janvier, la pluie qui tombe abondamment à 1.300 mètres d’altitude ne dissuade pas les touristes à déambuler dans la Grande Rue du vieux Briançon (05). La quiétude règne dans cette sous-préfecture des Hautes-Alpes de 12.000 habitants, bastion historique redessiné par Vauban. Le calme tranche avec l’agitation policière de l’automne 2023, visant à refouler coûte que coûte les personnes exilées vers l’Italie voisine, ou même à chercher à les expulser vers leur pays d’origine, par des procédures illégales.
D’août à octobre 2023, la route de migration via Briançon a été très empruntée, tandis que les personnes exilées arrivaient en Europe par milliers sur l’île italienne de Lampedusa. « Jusqu’à plus de 100 personnes par nuit. Une fois, elles étaient 171 », se souvient Emma Lawrence, qui travaille à l’accueil du Refuge solidaire, lieu d’accueil associatif. Fin août, plus de 300 personnes logeaient entre ses murs, pour une jauge de 65 personnes. Déclarant ne plus pouvoir assurer la sécurité, le conseil d’administration du Refuge solidaire décidait alors d’évacuer le site. Dans ce contexte de forte affluence, la préfecture a engagé ses agents de police à réaliser des contrôles au faciès aux abords de la gare et dans la ville, dénoncés par l’avocat Fayçal Kalaf :
« Des contrôles discriminatoires sur des logiques liées à l’apparence physique et donc sur la couleur de peau, ce qui est illégal. »
Des obligations de quitter le territoire illégales
À l’issue de ces contrôles, plusieurs dizaines de personnes ont été retenues au commissariat de Briançon dans les cellules. Parfois plus de 12 heures – sur un total de 24 possibles pour ce genre de retenues administratives –, pour « vérification du droit au séjour ». La plupart des gens ont ensuite reçu des obligations de quitter le territoire français (OQTF) sans délai. Cette mesure est pourtant illégale car contraire au droit des personnes, qui ne disposent pas de temps pour s’y opposer juridiquement.
Tant pis pour le droit de ces migrants. Après l’OQTF, ces derniers ont souvent été conduits en centre de rétention administratif (Cra) à Marseille (13). Une dizaine ont même été emmenés jusqu’à celui de Toulouse (31), à 600 kilomètres de là. 18 de ces procédures d’expulsion contre 15 Soudanais, deux Marocains et un Ivoirien, engagées entre le 22 septembre et le 18 octobre, ont été annulées par le tribunal administratif de Marseille. Celui de Toulouse en a fait de même pour les personnes placées dans le Cra local, principalement de nationalité soudanaise. Il a rappelé à l’État que les personnes visées ont exprimé leur souhait de demander l’asile en France auprès des policiers.
Les agents auraient dû faire part de la requête aux autorités administratives chargées de l’examen des demandes d’asile. La retenue aurait d’ailleurs dû être stoppée dès que les exilés ont exposé leur demande d’asile et ils n’y aurait pas dû ensuite avoir d’OQTF et de placement en Cra.« L’autorité de police est tenue de transmettre au préfet compétent une demande d’asile formulée par un étranger à l’occasion de son interpellation », précise le TA de Marseille. La préfecture n’avait ni transmis de mémoire en défense, ni dépêché de représentant aux audiences. Contactée, elle n’a pas donné suite aux interrogations de StreetPress. Sollicitée également par Le Dauphiné Libéré, elle a répondu succinctement au quotidien, avoir « pris acte de la décision du tribunal administratif de Marseille ».
Des illégalités qui sont légion
Les illégalités vis-à-vis du droit d’asile sont légion à la frontière, plus haut en altitude, aux alentours des cols de Montgenèvre (05) et de l’Échelle. Les agents de la police aux frontières (Paf) assistés d’autres forces de gendarmerie et de police, ainsi que des militaires de l’opération Sentinelle, procèdent à des refoulements systématiques vers l’Italie, lors de procédures de « refus d’entrée sur le territoire ». Le contrôle de cette frontière est reconduit de manière dérogatoire tous les six mois depuis les attentats de Paris de novembre 2015, au prétexte de l’antiterrorisme. Le 21 septembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), saisie par une dizaine d’associations françaises via le Conseil d’État, a même rappelé l’irrégularité des refoulements immédiats et systématiques aux frontières à l’intérieur de l’espace Schengen.
Malgré l’arrêt de la CJUE, les demandes d’asiles ont continué d’être ignorées par la Paf depuis son chalet poste-frontière de Montgenèvre. Dans une décision rendue le 2 février, le Conseil d’État a validé les principes rappelés par la juridiction européenne. « Le Conseil d’État confirme que les forces de l’ordre ne peuvent pas faire de refus d’entrée en toutes circonstances », ce qui « devrait mettre un terme à leurs pratiques illégales », affirme Laure Palun de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé).
La préfecture justifie le refoulement des demandeurs d’asile sur la base du règlement européen dit de Dublin, selon lequel la demande d’asile doit être étudiée par le premier pays d’arrivée en Europe. Mais, « il n’appartient pas aux services de la Paf de décider de l’application ou non de cette procédure », explique l’Anafé dans un rapport :
« Seuls l’Office français pour la protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) et le service asile du ministère de l’Intérieur ont ce pouvoir. »
Dans un autre rapport, l’association locale Tous Migrants rappelle une décision du Conseil d’État prise le 8 juillet 2020 à propos du refus d’enregistrer une demande d’asile à la frontière, qui pointe « une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile, qui constitue une liberté fondamentale ». Tous Migrants plaide sans cesse que les demandeurs d’asile devraient pouvoir prendre le bus depuis la gare d’Oulx en Italie, jusqu’au poste-frontière, comme n’importe quel touriste ou habitant de la région, plutôt que de risquer leur vie dans la montagne.
Au moins trois morts depuis l’été 2023
Depuis 2016, entre 20.000 et 30.000 personnes exilées ont transité par le Briançonnais selon les associations qui leur viennent en aide. Depuis l’Italie, elles empruntent à pied des chemins risqués en haute montagne. Elles cherchent ainsi à contourner ces contrôles de police et de gendarmerie. Les associations dénoncent une « militarisation » de la frontière responsable d’une « mise en danger ».
Les blessures et gelures sont fréquentes. Au moins dix personnes sont décédées dans ces montagnes depuis 2018, dont trois en 2023. Le 7 août dernier, un vététiste découvrait le corps d’un Guinéen au-dessus de Montgenèvre. Mi-octobre, un autre jeune homme s’est noyé dans la rivière Cerveyrette. Et le 29 octobre, Yusef, un jeune Tchadien, a fait une chute de plusieurs dizaines de mètres depuis une barre rocheuse dans la Durance, aux portes de Briançon.
Malgré la décision de la Cour de justice européenne, le ministère de l’Intérieur a surenchéri dès le 22 septembre en communiquant sur son recours à des effectifs supplémentaires : de 500 à 700 pour l’ensemble de la frontière franco-italienne. L’investissement dans des moyens techniques de surveillance comme des drones a été également annoncé. « L’objectif, c’est d’étanchéifier complètement la frontière », a affirmé le préfet Dominique Dufour à propos de cette zone pourtant ouverte au tourisme, traversée de chemins de randonnée, d’un golf international l’été et de pistes de ski transfrontalières l’hiver.
mise en ligne le 10 févrizer 2024
Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr
Née de rencontres d’exilés voulant vivre dignement du travail agricole et de l'artisanat, le réseau A4 développe, à travers l'entraide et la formation, un modèle respectueux
des sols et des hommes. Une réponse aussi à la crise du renouvellement des générations en milieu rural. Reportage dans les Côtes-d'Armor.
De l’extérieur, les deux immenses serres ressemblent à celles qui abritent le maraîchage intensif breton. Situés à quelques encablures du centre-ville de Lannion (Côtes-d’Armor), ces bâtiments vitrés de plus de 3 000 m2 étaient dédiés à la culture hors-sol de fleurs jusqu’à ce que le propriétaire prenne sa retraite en 2015, les laissant à l’abandon. Depuis la fin de l’été dernier, l’ancien exploitant a décidé de les mettre, pour deux ans et demi, à la disposition de l’Association d’accueil en agriculture et artisanat (A4). « Notre but, explique Tarik, qui l’a cofondée en 2021 avec Habib et Bako, c’est de monter un réseau national d’accueil axé sur la formation, le travail qualitatif et l’accompagnement administratif des personnes exilées, avec ou sans papiers, souhaitant exercer leurs compétences dans l’agriculture ou l’artisanat. »
Une ambition née d’un constat : « Qu’ils viennent d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Afghanistan, beaucoup d’exilés travaillaient la terre avant de devoir quitter leur pays. En France, ils se retrouvent cantonnés aux métiers de la sécurité, de la restauration, du bâtiment ou de la propreté… Des travaux pénibles, souvent exercés dans des conditions dégradantes, qui peuvent les détruire physiquement », constate Habib, qui en a fait l’expérience. Arrivé du Soudan il y a une dizaine d’années, ce trentenaire filiforme est issu d’une famille d’éleveurs peuls. Depuis son arrivée dans l’Hexagone, il est passé par Calais puis Notre-Dame-des-Landes, avant d’installer son atelier de chaudronnerie en région parisienne, où il assemble des fours à pain mobiles en métal destinés à des paysans boulangers ou des associations. C’est d’ailleurs sous sa houlette que se déroule, en cette fin janvier, le chantier qui occupe une petite dizaine de bénévoles dans les serres de Lannion.
“Retrouver une souveraineté”
Difficilement identifiable sous le masque qui la protège des projections incandescentes, Alice est en train de souder des pattes métalliques sur la cuve du four tandis que Sembala joue de la meuleuse pour ajuster les pièces. « C’est la première fois que je tiens un fer à souder », avoue Alice. La jeune femme a rejoint le groupe pour « apprendre à construire (son) outil de travail ». Parallèlement à ses études universitaires, elle a passé un CAP de boulangerie et commence à faire du pain au levain au sein d’une coopérative nantaise.
« Ce four, d’une valeur de plus de 10 000 euros, réunis grâce à un financement participatif, nous l’avons acheté en kit à l’Atelier paysan, une coopérative qui accompagne les agriculteurs dans la conception et la fabrication de machines et de bâtiments adaptés à l’agroécologie avec des tutos et des plans en open source. Cela permet de retrouver une souveraineté technique, une autonomie et de ne pas trop s’endetter », éclaire son amie Clarisse, qui effectue un service civique au sein d’A4 et s’affaire à couper des pommes (bio et de récup) pour le crumble qui régalera les participants au chantier.
« Nous avons fait un tableau de répartition pour la cuisine et la vaisselle, cela évite que ces tâches soient trop genrées », précise Sandra en enfournant un plat. Cheveux courts et regard acéré, la quarantenaire d’origine aymara et quechua vit entre Lannion et le centre de la Bretagne depuis quatre ans. Sa famille vit dans le Potosi, au sud de l’actuelle Bolivie, au cœur d’une Amérique que Sandra préfère nommer Abya Yala. « Ce qui m’attire dans les serres de Lannion, c’est la possibilité de réfléchir ensemble, en dehors de tout paternalisme infantilisant, à un projet décolonial, confie-t-elle. Les exilés ne sont pas seulement de la main-d’œuvre, ils peuvent développer des concepts et faire des propositions de transformation sociale. »
Un œil sur la soupe de pois cassés qui mijote dans un grand faitout sur une gazinière trônant au milieu de meubles hétéroclites, Anne raconte sa rencontre avec A4 : « Je faisais des pizzas lors d’un événement organisé par l’Internationale boulangère mobile (IBM), qui propose du pain au levain dans des lieux de lutte, afin d’allier échange de savoirs sur les pratiques boulangères et engagement politique. C’est à cette occasion que j’ai croisé Idriss, qui m’a parlé des serres. »
Une multitude de projets solidaires
Depuis, la Lannionnaise y vient régulièrement et a de beaux projets pour le four en construction : « Nous pourrons produire 35 kg de pain par fournée, et nous aurons des débouchés à Lannion, puisque aucun boulanger ne fait de pain au levain. » L’idée est de vendre la production pour financer les activités de l’association. « Nous mettrons le pain en dépôt, dans des cafés, et nous le vendrons aussi sur place. Cela permettra de faire découvrir aux clients ce lieu qui a vocation à s’ouvrir à différentes expérimentations en collaboration avec d’autres associations locales », complète Clarisse, qui espère bien voir s’y développer une multitude d’activités, comme « de l’entraide pour passer le permis de conduire, indispensable en milieu rural, des cours de français, et du maraîchage bien sûr ».
« Il faut partager nos savoirs, d’autant que des cultures adaptées aux sols arides, comme le sorgho, vont se développer ici à cause du réchauffement. » Idriss, à Lannion depuis 7 ans
D’ailleurs, un système d’irrigation à partir de la collecte des eaux de pluie est en cours d’installation et les plantations ont déjà commencé : « Nous avons fait pas mal d’essais, témoigne Idriss, botaniste passionné, en désignant de grands bacs en bois remplis de terre et, pour certains, garnis d’algues fertilisantes et de paille. Ici, j’ai planté des cacahuètes, des haricots… Là, des herbes aromatiques, des piments, des patates douces. » Installé à Lannion depuis sept ans, après un passage par la jungle de Calais, le trentenaire est désormais salarié de l’association.
« Avec les paysans d’ici, nous avons des approches et des techniques différentes, issues de nos pays respectifs. Mais souvent, ceux qui traversent la mer connaissent la terre. Il faut partager nos savoirs, d’autant que certains types de cultures adaptées aux terres arides, comme le sorgho, vont peut-être se développer en Europe à cause du réchauffement climatique », explique-t-il, tout en donnant deux coups de marteau sur les planches d’un futur poulailler qu’il installera dans le champ, en contrebas, pour loger une dizaine de pondeuses.
Reprendre des terres pour contrer l’artificialisation
Depuis le mois de septembre les événements et chantiers s’enchaînent dans les serres, qui sont devenues le point nodal d’A4 et ses plus de 70 adhérents dans toute la France : marché de Noël, soirées de soutien à la Palestine… En témoignent des panneaux de bois indiquant les prix indicatifs des boissons et la direction des toilettes sèches. Sont également organisées régulièrement des projections de films, dont le documentaire « D’égal à égal », tourné durant un voyage enquête d’A4 à la rencontre de paysans du Limousin proches de la Confédération paysanne et de Terre de liens.
« Quand on sillonne la France à la recherche de fermes accueillantes, on ne cherche pas la charité mais des manières de collaborer, car, dans dix ans, la moitié des agriculteurs partiront à la retraite. Sans repreneurs, leurs terres seront artificialisées ou viendront grossir des exploitations intensives à la solde de l’agro-industrie, qui détruit les sols et les hommes », pointe Tarik. Cependant, rien n’est simple puisque, dans le milieu agricole, la législation permet de nombreuses dérogations au droit du travail et des types de contrats (journaliers ou saisonniers) qui n’amènent pas forcément la possibilité d’une régularisation ultérieure pour les étrangers. « Nous avons monté un groupe de travail qui s’attelle à ces questions », note le cofondateur d’A4, qui espère que son association contribuera à « revitaliser les milieux ruraux » et démultiplier « les écosystèmes vertueux ». Écologiquement et socialement.
mise en ligne le 5 février 2024
Communiqué commun dont la LDH est signataire
sur https://www.ldh-france.org/
Le Conseil d’Etat vient de rendre sa décision, ce 2 février 2024, sur le régime juridique appliqué aux frontières intérieures depuis 2015 après que la Cour de justice de l’Union européenne a, dans un arrêt du 21 septembre 2023, interprété le droit de l’Union.
Conformément aux demandes des associations, le Conseil d’etat annule l’article du Ceseda qui permettait d’opposer des refus d’entrée en toutes circonstances et sans aucune distinction dans le cadre du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures.
Surtout, suivant son rapporteur public, le Conseil d’Etat souligne qu’il appartient au législateur de définir les règles applicables à la situation des personnes que les services de police entendent renvoyer vers un Etat membre de l’espace Schengen avec lequel la France a conclu un accord de réadmission – entre autres, l’Italie et l’Espagne.
Après huit ans de batailles juridiques, le Conseil d’Etat met enfin un terme aux pratiques illégales des forces de l’ordre, notamment en ce qui concerne l’enfermement des personnes hors de tout cadre légal et au mépris de leurs droits élémentaires à la frontière franco-italienne. Le Conseil constate que leur sont notamment applicables les dispositions du Ceseda relatives à la retenue et à la rétention qui offrent un cadre et des garanties minimales. Enfin, il rappelle l’obligation de respecter le droit d’asile.
Nos associations se félicitent de cette décision et entendent qu’elle soit immédiatement appliquée par l’administration.
Elles veilleront à ce que les droits fondamentaux des personnes exilées se présentant aux frontières intérieures, notamment aux frontières avec l’Italie et l’Espagne, soient enfin respectés.
Organisations signataires : ADDE, Alliance DEDF, Anafé, Emmaüs Roya, Gisti, Groupe accueil et solidarité, La Cimade, LDH (Ligue des droits de l’Homme), Roya Citoyenne, Syndicat des avocats de France, Syndicat de la magistrature, Tous migrants
Paris, le 2 février 2024
mise en ligne le 2 février 2024
Pauline Migevant sur www.politis.fr
Fanta avait 3 mois quand elle est morte en novembre, intoxiquée au monoxyde de carbone. Une mort survenue après les retards de la préfecture du Nord pour délivrer une carte de résidence à sa mère, réfugiée. Celle-ci avait perdu tous ses droits sociaux et sa dette avait conduit à une limitation d’électricité.
Fatima berce le vide en mimant son enfant décédé. Sa fille, Fanta, est morte il y a deux mois à peine. L’acte de décès indique la date, 4 novembre 2023 et l’heure, 6 heures 12. Quand l’ambulance est arrivée, le nourrisson était déjà inerte, intoxiqué au monoxyde de carbone. Quelques heures plus tôt, Fatima et son compagnon avaient allumé un brasero pour chauffer la maison à Armentières (Nord) où ils vivaient avec trois jeunes enfants. Depuis le mois de février 2023, Fatima n’avait plus de ressources pour vivre en raison du délai de la préfecture pour renouveler ses papiers. L’électricité n’était pas suffisante pour allumer le chauffage et la nuit était froide. La tempête Ciaran atteignait le département du Nord.
Fatima se souvient s’être réveillée à 5 heures du matin. À ce moment-là, « je ne sens plus mon corps. Je suis tellement faible que je n’ai même plus la force de soulever ma main. » Elle réveille son compagnon, qui ne peut se lever non plus. Puis, elle regarde Fanta, allongée dans son lit. Elle a vomi. Elle ne bouge pas. Fatima parvient à appeler l’ambulance. Elle répète les mots que l’ambulancière lui « verse au visage » et qu’elle ne veut pas croire : « Madame, votre fille est décédée ».
J’ai cru que le match était terminé. Mais en fait, il ne faisait que commencer. Fatima
Pendant deux heures, elle reste dans l’ambulance en berçant son enfant, avant d’être elle-même transférée à l’hôpital. Les médecins l’interrogent sur ses problèmes de cœur, alors qu’elle n’a que 26 ans. Elle explique : « Avant le drame je me plaignais tout le temps que j’avais mal au niveau du cœur. Le stress c’est quelque chose. Avec la préfecture, les soucis dans ma tête, les pleurs et les angoisses, j’ai eu cette maladie au niveau du cœur. »
En 2018, Fatima, 20 ans, a fui la Côte d’Ivoire pour échapper à l’excision. Elle survit au désert, à la prison en Libye, aux viols. Quand elle traverse la Méditerranée sur un zodiac, enceinte, elle voit neuf personnes se noyer. Après le sauvetage par SOS Méditerranée, elle arrive à Lampedusa. Son fils naît, malade, en Italie. Elle traverse la frontière entre l’Italie et la France, à Vintimille, dort tantôt dans les trains, tantôt dans les aéroports. Quand elle obtient finalement la protection de la France en février 2022 et le statut de réfugiée, Fatima souffle. « J’ai cru que le match était terminé. Mais en fait, il ne faisait que commencer. »
En juillet 2022, Fatima fait sa demande de carte de résident, un titre valable 10 ans. Mais la préfecture, qui dispose légalement de 3 mois pour répondre à la demande, ne lui délivre pas à temps. En janvier 2023, le récépissé, un document attestant que la demande de titre a été déposée et qu’elle est en situation régulière, arrive à échéance. Avec son assistante sociale, Fatima sollicite un renouvellement du document. Sans nouvelle de la préfecture.
« Lorsqu’on fait les demandes de renouvellement, on a un numéro de dossier disant que la demande a été enregistrée, mais il n’y a pas de réponse ou de délai qui sont donnés », explique Camille, l’assistante sociale du Graal, association qui accompagne Fatima dans ses démarches et lui loue son logement. Elle ajoute : « Les délais de traitement pour avoir de nouveaux récépissés se sont allongés. Et ça entraîne systématiquement une rupture de droits auprès de la CAF, de Pôle Emploi et de toutes les institutions. » En février, Fatima perd ainsi ses allocations, le RSA, les seules ressources dont elle disposait pour s’occuper de ses deux enfants en bas âge. Rapidement, la situation se dégrade.
Elle est alors enceinte d’un troisième enfant. Les factures d’électricité et de loyer s’accumulent. Fatima demande de l’aide au CCAS (Centre communal d’action sociale), à la Maison Nord Solidarités, à la mairie, à la CAF (Caisse d’allocations familiales), partout où elle peut. Les différents travailleurs sociaux écrivent à la préfecture. « Mais toujours rien », répète Fatima.
En juillet, à 8 mois de grossesse, elle est contrainte de mendier devant la mosquée d’Armentières. Elle décrit un état de fatigue intense et des insomnies. « Quand je me couchais la nuit, je me disais : ‘Demain comment ça va se passer ?’ J’avais ça seulement dans ma tête, ce qui faisait que je ne pouvais pas dormir. » Elle vend sa télé et hésite à vendre son téléphone, mais s’abstient. Comment, sinon, recevoir le mail de la préfecture ?
Dématérialisation et dysfonctionnements
Le 31 juillet, elle accouche de Fanta, « un bébé qui souriait tout le temps ». Dès sa sortie de la maternité, elle recommence à mendier et deux jours après son accouchement, en raison de sa dette, l’électricité est restreinte, très strictement. « EDF commence à tout couper dans la maison. Je ne pouvais même pas faire chauffer un biberon », explique-t-elle. Le nourrisson a trois semaines quand elle tente, accompagnée d’une assistante sociale, de se rendre à la préfecture. Sans succès. Le 21 août 2023, les portes de la préfecture restent fermées.
Depuis le covid, aucun accueil physique n’a rouvert pour les étrangers à Lille. Deux jours plus tard, l’assistante sociale renvoie un mail à la préfecture. Enfin, l’attestation de prolongation d’instruction apparaît sur la plateforme de l’ANEF (Administration nationale des étrangers en France). Impossible à télécharger, comme en atteste une capture d’écran consultée par Politis.
L‘ANEF est la plateforme lancée par le ministère de l’Intérieur dans le cadre de la dématérialisation. En 2019, elle d’abord concerné les visas pour long séjour, puis les titres de séjour étudiants en 2020 (le tout représentant 1/5 des demandes). À la fin de 2022, le processus de dématérialisation s’est achevé : l’ensemble des demandes de titre de séjour et d’accès à la nationalité française devant se faire via cet outil. Ses dysfonctionnements sont dénoncés par les personnes qui y sont directement confrontées, par les associations de soutien aux personnes exilées mais aussi par le Défenseur des Droits.
Benoît Rey, juriste au sein du Défenseur des Droits, déplore la façon dont a été menée la dématérialisation. « Dans les préfectures comme dans de nombreux services publics, l’État a d’abord supprimé des postes puis mis en place des procédures dématérialisées pour tenter de compenser le manque, alors que les outils étaient loin d’être parfaitement fonctionnels et que les gains de productivité n’étaient pas constatés. On a ensuite tenté de compenser le manque de personnels par des contrats temporaires mais cela n’a pas suffi. »
Résultat : entre 2019 et 2022, les réclamations concernant les droits fondamentaux des étrangers ont plus que triplé, devenant le principal motif de saisine de l’institution. Sur la même période, la part de saisine venant du département du Nord concernant le droit des étrangers a quasiment doublé. Morade Zouine, coprésident de l’Adde (Avocats pour la défense des droits des étrangers) abonde : « Avant la dématérialisation, le contentieux était lié à la contestation du refus des titres par les préfectures, aujourd’hui, c’est simplement pour que nos clients accèdent aux services publics. »
En l’absence de réponse de la préfecture, le Graal finit par orienter Fatima vers une avocate. Une intervention qui permet de débloquer la situation. Le 15 octobre, Me Caroline Fortunato échange par téléphone avec Fatima. Cinq jours auparavant, elle a fait une requête devant le tribunal pour contraindre la préfecture à délivrer urgemment un récépissé. Mais l’appel lui fait comprendre le caractère vital de la situation. Le lendemain, elle interpelle la préfecture par mail. Dans l’objet du courriel, on peut lire ‘EXTRÊME URGENCE’. Elle alerte notamment sur « la mise en danger immédiate de l’état de santé du nourrisson« .
Après ce message, la préfecture répond que la demande de titre de séjour de Fatima a été acceptée. Le titre est en cours de fabrication, un an après les délais prévus par la loi. Le 18 octobre, l’avocate reçoit l’attestation de décision favorable qui permet de débloquer les droits auprès de la CAF et les transmet à l’assistante sociale. Sauf que les conséquences perdurent. Les températures baissent et l’électricité est toujours limitée. Le service de solidarité d’EDF explique avoir contacté Fatima le 26 octobre « pour comprendre sa situation d’impayé et essayer de trouver une solution ». Pour retrouver la pleine puissance, Fatima doit payer 20 % de sa dette. EDF ajoute : « Ce paiement n’a pas été possible et EDF a maintenu un service minimum de fourniture d’électricité. »
En effet, Fatima ne dispose pas de carte ou de compte bancaire, simplement d’un livret A. « Ouvrir un compte bancaire avec un simple récépissé, c’est très compliqué auprès des banques », explique Camille, l’assistante sociale. Si Fatima dispose désormais de la somme lui permettant retrouver la fourniture complète d’électricité, le montant dépasse ce qu’elle peut virer depuis son livret A. Pour régler la situation définitivement, un rendez-vous est pris avec EDF, la deuxième semaine de novembre.
À deux jours près, les choses se passaient autrement. Camille
Mais les premiers jours du mois sont particulièrement froids. Fanta est morte avant le rendez-vous. Pour le fournisseur d’énergie, ce décès, le 4 novembre, est une « immense tristesse ». « Madame arrivait en bout de course, déplore l’assistante sociale, elle avait son récépissé, les droits étaient rouverts et on bloquait juste pour le paiement. » Visiblement encore émue, Camille reprend : « À deux jours près, les choses se passaient autrement. »
La veille du drame, le 3 novembre, Fatima téléphone à EDF, comme le confirme son journal des appels. La trêve hivernale en vigueur depuis deux jours empêche les fournisseurs d’électricité de couper l’électricité, mais la fourniture minimum de courant, 1 kVA (kilovoltampère), n’est pas suffisante pour chauffer la maison. « Il faut que j’aie l’électricité parce que ça ne va pas, dit Fatima en relatant son appel au service client. Ma petite, quand elle dort la nuit et que je touche ses doigts, tout est froid, tout est glacé. »
Elle tente à nouveau de s’acquitter de sa dette en allant à la Poste pour payer, ce qui n’est toujours pas possible. Au vu du froid, elle contacte à nouveau le service client. « La dame me dit : ‘À partir de 20 heures ou de minuit, vous allez avoir de l’électricité ou de l’eau chaude.’ Je lui ai demandé trois fois : ‘Vous êtes sûre ?’ Elle m’a dit oui. » Sollicitée sur ce point, EDF, répond : « Il n’y a pas eu d’engagement dans ce sens. »
De vingt heures à minuit, Fatima vérifie sans cesse s’il y a de l’eau chaude ou de l’électricité. « Rien. » « À minuit, il faisait tellement froid que j’ai fait la pire chose que je ne devais jamais faire. » Elle allume un brasero sans en soupçonner la dangerosité. Dans la chambre séparée où dorment ses deux fils, « il y a un petit radiateur électrique qui fait un peu d’air ». Elle leur ajoute deux couvertures et n’approche pas le charbon de leur chambre. Avant d’aller se coucher, la maison est chaude, et elle demande au père de sa fille d’aller éteindre le brasero. Mais les substances du gaz, inodores, incolores, atteignent la pièce où elle dort avec sa fille et son compagnon.
À 6 h 50, il fait encore nuit quand Dylan Finne, directeur de cabinet du maire d’Armentières, reçoit un appel du cadre d’astreinte de la mairie qui l’avertit « d’un feu dans un logement et une famille sous oxygène ». Immédiatement, il se rend rue de Dunkerque, où s’est produit le drame. Sur place, deux ambulances et une camionnette du Samu. Il s’agit d’une intoxication au monoxyde de carbone. Le nourrisson est mort. Un « choc » pour le directeur de cabinet et les personnes confrontées au décès, comme les officiers d’état civil, « à qui on a demandé, un samedi matin, de vérifier l’identité d’un bébé mort ».
On avait le sentiment que le logement était insalubre. D. Finne
Malgré le week-end, les services de la ville font leur possible et trouvent des solutions en urgence pour éviter à la famille de se retrouver à la rue ou de retourner dans le logement, loué par le Graal à Fatima. « On avait le sentiment qu’il était insalubre », estime Dylan Finne, en évoquant notamment « l’eau qui coulait à travers les spots de la salle de bains ». Il décrit aussi « les prises électriques à nu », ce que confirment des photos consultées par Politis, prises avant le drame par Fatima, qui s’était plainte au Graal de l’état du logement. « On a donc diligenté une enquête », reprend le directeur de cabinet. Finalement, « les critères cumulatifs n’étaient pas remplis pour que le logement soit considéré comme insalubre », conclut Dylan Finne. « Mais il n’était pas non plus exploitable », estime-t-il.
Pour Olivier Desrousseaux, président du Graal, certes, le logement « n’était pas BBC » (bâtiment à basse consommation), mais « il était décent et fonctionnel. On est très loin du logement indécent, insalubre ou même du marchand de sommeil. » D’ailleurs, « l’enquête n’a pas relevé de défauts techniques majeurs. » Il explique que le drame qui « a choqué tout le monde dans l’association » était difficilement anticipable. Les travailleurs sociaux voient au quotidien des situations « extrêmes », comme « cet homme qui nous racontait l’autre fois qu’il dormait dans un caveau au cimetière pour s’abriter ». Un contexte pouvant conduire « à parfois relativiser des situations comme celle-là, où, au départ, la famille a un toit sur la tête ».
Fatima n’a pu revoir le corps de sa fille qu’une fois l’autopsie effectuée. Après le décès, elle a pu quitter son logement à Armentières, ville où elle retourne pour voir sa fille au cimetière. « Rien ne peut effacer cette douleur », souffle-t-elle. « Je suis fatiguée de la tête et du cœur. » Tout ce qui évoque son nourrisson décédé, les cris des enfants ou les vitrines de magasins pour bambins, lui est insupportable. Fatima explique la difficulté à ne pas pleurer devant ses deux garçons.
Ce qui est arrivé à ce bébé est choquant mais pas surprenant. Leurs politiques mènent au charbon et à la mort. C. Fortunato
Elle pointe la responsabilité de la préfecture, contre qui elle entend engager une action au tribunal administratif. « La préfecture était bel et bien au courant de la gravité de la situation. Mais ils ont préféré rester dans le silence parce qu’ils sont fous. » Interrogée, cette dernière n’a pas souhaité répondre à nos questions. Fin janvier, Fatima a aussi formé une saisine auprès du Défenseur des droits. Elle espère que l’autorité pourra interpeller la préfecture sur ses délais, la dématérialisation, et ses conséquences, et pour lui demander des mesures afin que le drame ne se reproduise plus.
En septembre, plus de 40 organisations avaient déjà interpelé le préfet du Nord sur les ruptures de droit liées au délai de traitement des demandes de titres et au non-renouvellement des récépissés. La Cimade avait recueilli des témoignages sur les conséquences des délais de traitement des titres de séjour de la Préfecture de Lille. Le samedi 3 février, c’est devant le bâtiment de cette dernière, rue Jean Sans Peur, que se tiendra la marche blanche pour Fanta.
L’avocate, Caroline Fortunato, explique être « hantée » par ce dossier, qui résonne avec la loi asile immigration. C’est « la veille de l’examen du texte par le Sénat » que sa cliente l’a appelée pour lui annoncer le décès de Fanta. Le 19 décembre, alors que le Collectif pour Fanta se réunissait pour la première fois, la commission mixte paritaire s’accordait sur une version durcie du texte, votée par l’Assemblée nationale et le Sénat le même jour.
Une loi considérée comme une « victoire idéologique » par l’extrême droite et dont un des articles – finalement censuré par le Conseil constitutionnel – prévoyait que les allocations ne puissent être délivrées aux étrangers qu’après une certaine durée de présence sur le territoire. « Ce qui est arrivé à ce bébé est choquant mais pas surprenant. Leurs politiques mènent au charbon et à la mort », estime l’avocate. Une famille syrienne dont elle gère le dossier a, elle aussi, été intoxiquée au charbon début décembre. Ce qu’elle espère aujourd’hui ? « Un sursaut humain. »
mis en ligne le 1° février 2024
https://solidaires.org
Ce jeudi 25 janvier, au moment où se tenait un rassemblement à proximité, a eu lieu le rendu du Conseil constitutionnel sur la loi Darmanin. Même s'il a retiré un certain nombre de dispositions, ce qui en reste demeure l'une des pires lois de la Ve République, une loi anti-immigré et anti-ouvrière qui facilitera grandement les conditions d'expulsions, qui ne respecte pas les droits fondamentaux, qui rendra plus précaire l'accueil des réfugiés et plus difficiles les conditions de vie, pas seulement des Sans-papiers, mais de l'ensemble des personnes d'origine étrangère. Pour cela, nous appelons à une nouvelle journée nationale de manifestations le samedi 3 février 2024 prochain.
ABROGATION DE LA LOI ASILE IMMIGRATION !!
La loi Asile Immigration, votée le 19 décembre 2023, marque un tournant que nos collectifs, associations, syndicats, organisations ne peuvent accepter. Elle reprend de nombreuses idées de l'extrême droite comme la préférence nationale et aura des conséquences terribles sur la vie de centaines de milliers d'habitante.es étrangère-es sur le sol français. Il s'agit de la loi la plus régressive depuis 40 ans. Cette loi raciste et xénophobe restreint le droit au séjour, accentue considérablement la répression. En outre, ce 19 décembre, les parlementaires ont fait sauter des digues jusque-là infranchissables via l'attaque contre l'hébergement d'urgence, l’instauration de la "préférence nationale" par le durcissement de l'accès aux prestations sociales dont les allocations familiales et les aides aux logements, par les restrictions au droit du sol, les attaques contre le séjour des personnes étrangères malades ou encore des étudiant.es non européen.nes.
Cette loi, telle que promulguée par Macron, va précariser davantage les travailleuses et travailleurs, les lycéens, les étudiants avec ou sans-papiers. L'arbitraire préfectoral est encore renforcé, refoulement aux frontières, délivrance systématique des OQTF et IRTF et allongement de leur durée, notamment pour les travailleuses et les travailleurs. Cette loi s'attaque aux libertés publiques, bafoue les droits fondamentaux tels que le droit au regroupement familial, le droit d'asile, réinstaure la double peine et fait honte à la France, qui prétend défendre des valeurs d'égalité entre toutes et tous. Nous exigeons donc l'abrogation de cette loi.
Nous appelons :
À soutenir toutes les luttes pour la régularisation des sans-papiers, notamment les grèves
À empêcher l'application de cette loi en multipliant les actions de solidarité, de grèves, de refus.
À manifester massivement sur tout le territoire le samedi 3 février, pour que cette loi soit abrogée,
À combattre le racisme, la xénophobie et défendre une politique migratoire d'accueil et de solidarité.
POURSUIVONS LA MOBILISATION SUR TOUT LE TERRITOIRE
CONTRE LA LOI DARMANIN
SAMEDI 3 FÉVRIER 2024
appel signés par de nombreuses associations, syndicats et partis politiques
par Marche des Solidarités sur https://blogs.mediapart.fr/
Nous n’avons pas réussi à l’empêcher. Ce samedi 3 février nous montrerons que nous ne lâchons rien. Mais revendiquer l'abrogation est insuffisant. Car ce qu’il faut déterminer désormais c’est comment se battre dans les conditions concrètes créées par l’adoption de cette loi.
Samedi 3 février des manifestations contre la loi Darmanin auront lieu dans toute la France. Réclamant l’abrogation de la loi elles permettront de montrer que le combat ne s’arrête pas. De plus, dans de nombreux endroits, comme à Paris, Lyon, Marseille ou Rennes, les cortèges contre le racisme et en solidarité avec les Sans-Papiers seront rejoints par les cortèges de solidarité avec la Palestine.
La vitalité de ce mouvement est cruciale. C’est la base sur laquelle il peut redéfinir ses stratégies alors que la loi a été promulguée.
Ce lundi 29 janvier, à la Bourse du travail de Paris, lors de la réunion hebdomadaire de la Marche des Solidarités, la salle était encore comble comme pratiquement chaque semaine depuis quelques mois : représentant·e·s des collectifs de Sans-papiers, lycéen·ne·s, étudiant·e·s, enseignant·e·s, personnels de la santé, membres de différents réseaux et associations…
C’était la première réunion depuis la promulgation de la loi Darmanin. La première réunion depuis la fin d’une séquence de plus d’un an et demi à combattre pour que cette loi ne soit pas adoptée.
Nous indiquons ici les premières pistes issues de la discussion pour faire face à la situation nouvelle créée par l’adoption de cette loi.
Nous invitons tous les cadres qui se sont mobilisés dans les régions à nous faire remonter leurs propres réflexions et pistes pour riposter. Trouver comment répondre à la nouvelle situation nécessitera de multiplier les échanges d’idées et d’expérimentations.
Car croire qu’on peut simplement faire comme avant risquerait fort de nous laisser désarmé·e·s et surtout de laisser isolé·e·s les Sans-papiers et les immigré·e·s.
Exiger l'abrogation, oui mais...
Nous avons suffisamment alerté contre les conséquences de cette loi pour se permettre le luxe de l’oublier, une fois la loi promulguée. De ne pas en tenir compte pour notre lutte.
Il faut bien sûr ajouter l’abrogation de cette loi à notre liste de revendication. Mais disons-le se focaliser sur cette revendication risque d’être à la fois trop et pas assez pour orienter concrètement notre activité.
Trop : comment imaginer que cette revendication soit pratique, c’est-à-dire oriente concrètement notre activité alors que nous n’avons pas réussi à empêcher que la loi ne passe.
Trop : parce que, en attendant, cette loi va être appliquée et que la revendication de son abrogation ne doit pas masquer les tâches pratiques de résistance contre ses conséquences concrètes pour les Sans-papiers et tous et toutes les immigré·e·s.
Pas assez : parce que cette loi et son processus d’adoption n’ont fait que renforcer le développement du racisme, son emprise idéologique dans toute la société comme sa réalité en termes de politique d’État.
Pas assez : parce que cette loi et son processus d’adoption n’ont fait que préciser le danger fasciste et la légitimité des courants qui le portent.
Le mot d’ordre de désobéissance
Darmanin ne fera pas sa loi ! Personne n’est illégal !
Voilà ce que nous avons proclamé pendant toute cette séquence de combat contre la loi. Cela reste.
La loi est passée. Continuer de la combattre, dans les faits, c’est assumer qu’il est juste désormais d’y désobéir, de ne pas accepter ce qui sera fait, légalement, au nom de cette loi. Pas simplement attendre qu’elle soit abrogée. Nous ne parlons pas là des intentions de désobéissance affichées (avant la promulgation de la loi) par des cadres institutionnels. Tant mieux si les discours sont suivis d’actes à ces niveaux. Mais nous parlons ici d’une désobéissance de lutte.
Ce mot d’ordre donne un des contenus de l’activité à développer. Les formes de cette désobéissance sont à construire et à inventer. (Et il va aussi falloir suivre dans les détails les décrets d'application et circulaires qui formaliseront les modalités précises)
Car la loi va d’abord restreindre considérablement les possibilités de régularisation des Sans-papiers tout comme l’accès spécifique au droit d’asile qui en est une des modalités.
Elle soumet désormais totalement l’attribution du titre de séjour à l’arbitraire préfectoral selon des critères flous juridiquement (intégration, respect des valeurs de la République, menaces à l’ordre public) et liés à la considération raciste qui fait des immigré·e·s un potentiel danger.
Elle va ensuite précariser considérablement les titres de séjour (un an renouvelable, lien à un « métier en tension »), possibilité de retrait du titre de séjour selon les mêmes critères soumis à l’arbitraire préfectoral et policier.
Mais les conséquences les plus immédiates et directes vont être la traduction du versant répressif qui permet à Gérald Darmanin de se réjouir d’avoir les mains libres pour expulser des milliers d’étranger·e·s.
Réseaux de défense
Désobéir c’est donc construire d’abord tout ce qui permet aux Sans-Papiers et Immigré·e·s et aux réseaux de solidarité d’empêcher à la machine à harceler, contrôler, assigner, emprisonner et expulser de fonctionner.
Le renforcement des organisations de Sans-Papiers et d’immigré·e·s est une des premières réponses. Cette machine à illégaliser les Sans-Papiers (arrestations, Ordres de Quitter le Territoire, Interdictions de Retour sur le Territoire, assignations à résidence, rétentions, expulsions) fonctionne d’autant mieux sur des personnes isolées et atomisées. Les formes d’organisation collective sont une protection et un moyen de réponse dès le contrôle et/ou l’arrestation.
Et la protection collective et la capacité de défense immédiate est bien sûr considérablement renforcée quand elle peut s’appuyer sur un réseau au sein du quartier, de la ville, de l’école, du lieu d’études ou du lieu de travail.
C’est la raison pour laquelle nous pensons qu’une des premières tâches est de renforcer et de coordonner tout ce qui a commencé à émerger dans la mobilisation contre la loi Darmanin avec comme objectif immédiat d’organiser la solidarité concrète autour des Sans-papiers et immigré·e·s menacé·e·s :
- les Collectifs de Sans-papiers et leur unité
- les formes de mobilisation dans les écoles, personnels et parents d’élèves
- l’organisation des lycéen·ne·s et des étudiant·e·s
- la mobilisation active de syndicalistes contre le racisme et en solidarité avec les Sans-papiers
- la convergence avec différents réseaux et fronts de lutte (environnement, féminisme, LGBTQI, solidarité avec la Palestine…)
Luttes pour la régularisation
La lutte pour l’égalité des droits est d’abord une lutte pour la régularisation. Plus la régularisation sur des critères individuels se ferme et plus la lutte collective prend un sens immédiat. Pas de régularisation sans combat : il faut trouver les modalités d’action et de luttes permettant d’imposer des régularisations collectives.
La décision de régularisation ne sera plus autant répartie, en ce qui concerne la régularisation dite « par le travail » entre patronat et État. Elle sera désormais bien plus exclusivement aux mains de l’État (en réalité le ministère de l’intérieur via les préfectures).
Cela n’enlève pas la grève comme outil de lutte mais devra en modifier les modalités.
La perspective d’une journée de grève en mars impliquant travailleurs et travailleuses avec et sans papiers a été avancée lors de cette réunion de la Marche des Solidarités. Cela implique bien sûr de convaincre des syndicalistes et syndicats de cette perspective. Ce serait par ailleurs un outil pour développer un réseau syndical de solidarité avec les travailleurs et travailleuses sans-papiers.
Cela devra s’accompagner d’autres répertoires d’action avec les Sans-Papiers en lutte. L’exemple de la lutte actuelle des Jeunes mineurs de Belleville en est un exemple. Les luttes menées il y a quelques années autour des écoles avec RESF en sont une autre. Tout comme le sont les luttes menées avec des familles à la rue et les occupations menées à Lyon, Rennes ou ailleurs.
Lutte contre le racisme et le fascisme
Racisme, fascisme, colonialisme, de cette société-là, on n’en veut pas !
Le vote de la loi l’a illustré : sur le dos des immigré·e·s avec et sans papiers c’est toute l’évolution de la société qui est concernée.
Laisser se développer les attaques contre l’immigration c’est légitimer une société de plus en plus inégale, liberticide, nationaliste et sécuritaire. Et ouvrir la voie aux courants fascistes. Symétriquement, laisser se développer ces tendances c’est rendre de plus en plus difficile la lutte pour l’égalité des droits et la régularisation des sans-papiers.
Il va bien sûr falloir prendre le temps pour comprendre pourquoi nous n’avons pas réussi à construire un mouvement suffisamment fort pour empêcher la loi de passer.
Mais, dans tous les cas, la lutte, immédiate sur des lignes défensives, doit s’accompagner d’une lutte politique plus générale contre le racisme et le fascisme.
A court-terme la Marche des Solidarités participera à la manifestation contre le fascisme appelée par les syndicats le 10 février prochain.
Nous appelons à participer aux manifestations organisées par des familles victimes des violences policières les 16 mars et 21 avril prochains.
Nous lançons déjà l’appel à organiser, dans tout le pays, des manifestations, comme chaque année, le 23 mars prochain à l’occasion de la Journée Internationale contre le racisme.
Nous prévoyons de travailler sur la mobilisation contre l’organisation des Jeux Olympiques : Pas de JO sans papiers ! Pas de Jo sous loi raciste ! Pour la solidarité internationale.
Ce ne sont que de premières grandes lignes ouvertes à la discussion et qui devront être précisées et enrichies.
Nous invitons déjà :
- A participer, à Paris, à la soirée organisée avec la Marche des Solidarités et les Collectifs de Sans-Papiers, ce vendredi 2 février à partir de 19H00 (prises de paroles, concert,…)
- A rejoindre toutes les manifestations organisées ce samedi 3 février (Pour Paris à 14H00 à République)
- A participer, pour la région parisienne, à la réunion de la Marche des Solidarités (tous les lundis à 19H00 - Bourse du travail 2 rue du Château d’eau Métro République) et aux assemblées organisées dans différentes villes.
Les collectifs de la Marche des Solidarités
publié le 29 janvier 2024
Nejma Brahim sur www.mediapart.fr
Malgré la censure partielle par le Conseil constitutionnel, la loi immigration « détricote » le droit d’asile de manière significative. Un sujet beaucoup moins abordé que le droit des étrangers, mais tout aussi important.
C’est un « soulagement en trompe-l’œil », estime la Cimade. La loi sur l’asile et l’immigration portée par Gérald Darmanin, votée le 19 décembre et retoquée partiellement par le Conseil constitutionnel le 25 janvier, reste l’une des plus répressives depuis 1945, assure l’association d’aide aux étrangers et étrangères, qui appelle à la « résistance » face à cette loi et aux « instrumentalisations politiques qui se font sur le dos des personnes migrantes ».
« Qui pour évaluer et dénoncer les conséquences à venir, pour les personnes étrangères, des 27 articles du projet de loi initial, quasiment tous épargnés par la censure, auxquels s’ajoute un nombre équivalent de dispositions issues des surenchères xénophobes de la droite sénatoriale et qui restent dans la loi ? », interroge de son côté le Groupe d’information et de soutien des immigré·es (Gisti) dans un communiqué.
L’inquiétude est donc vive, et la simple évocation du terme « victoire » laisse certains pantois. Et pour cause, si les mesures qui ont fait sursauter une partie de la classe politique et de la société civile – préférence nationale, rétablissement du délit de séjour irrégulier, fin du droit du sol, durcissement de l’accès au regroupement familial ou au titre de séjour pour soins, attaques contre les étudiants étrangers – ont bel et bien été censurées par le Conseil constitutionnel, celui-ci ne s’est pas prononcé sur le fond.
Sur le droit d’asile, pourtant, la loi Darmanin marque de profonds reculs, parfois occultés par l’attention portée aux mesures relatives au droit des étrangers et étrangères. « La loi fragilise notre système d’asile et d’accueil des personnes en besoin de protection », a réagi France Terre d’asile une fois la décision du Conseil constitutionnel rendue.
Alors que la France accueille relativement peu de demandeurs et demandeuses d’asile, et que le ministre de l’intérieur s’est vanté à plusieurs reprises d’avoir le taux de rejet parmi les plus élevés d’Europe (70 %), Mediapart dresse l’inventaire des dispositions qui viendront saborder le parcours de celles et ceux qui aspirent à rejoindre la France pour y trouver refuge.
Accélérer le traitement des demandes
La loi acte un tournant sans précédent : au prétexte de vouloir être plus « efficaces », les demandes d’asile seront désormais traitées dans un délai toujours plus court ; et ce alors que les agents publics et acteurs quotidiens du droit d’asile – Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), les interprètes, les avocat·es – ont alerté sur les dangers d’une telle accélération en décembre dernier : « À vouloir à tout prix réduire toujours davantage les délais d’examen des demandes d’asile, qui sont de quatre mois devant l’Ofpra et de six mois et demi devant la CNDA, le risque est d’épuiser encore plus les agents publics et de rendre des décisions mal fondées, sur des sujets aussi graves que les craintes de persécutions. »
Le collectif Nos services publics partage lui aussi ces craintes. L’idée d’accélérer le traitement des demandes dans ces conditions aurait sans doute des effets sur la charge de travail des officiers et officières de l’Ofpra, et des agent·es de la CNDA, avec une « mise sous pression [qui] rendrait très complexe leur travail ». Si ces réformes peuvent « pour partie sembler de nature à améliorer le service public de l’asile, on peut toutefois craindre qu’il n’en soit pas ainsi compte tenu des modalités d’application retenues dans la loi, de l’absence d’évaluation des mesures précédentes, et des nombreux impensés qui traversent le texte », alertait-il en octobre dernier.
Territorialisation et « éclatement » de l’asile en France
La nouvelle loi sur l’immigration prévoit la création de pôles territorialisés de l’asile en France, surnommés « France-Asile », installés dans les préfectures au niveau local. La mesure pouvait, en apparence, sembler intéressante, notamment parce qu’elle aurait évité à celles et ceux qui demandent l’asile en région de faire le déplacement jusqu’à Paris pour leur entretien à l’Ofpra, et qu’elle favorise donc la « proximité » avec le public concerné.
Mais beaucoup d’acteurs ont vite alerté sur les objectifs affichés par le gouvernement (notamment financiers, puisqu’en réduisant les délais d’instruction des demandes, l’État réaliserait des économies sur les conditions matérielles d’accueil durant la procédure), mais aussi sur les effets redoutés. C’est une autre forme de proximité qui a d’abord inquiété : « Cette mesure portera gravement atteinte à l’indépendance de l’Ofpra en raison de la proximité immédiate de ces pôles avec les services préfectoraux », pointaient les agents publics et autres acteurs déjà cités dans leur communiqué.
Côté CNDA, là aussi, la territorialisation des recours formulés par les exilé·es devrait être mise en œuvre via la création de chambres dans les cours d’appel en région, ce qui inquiète là aussi les acteurs du système d’asile. D’une part, cela pourrait porter préjudice aux requérant·es, qui n’auraient plus, en fonction de leur zone géographique, accès à des chambres spécialisées, existantes à la CNDA. D’autre part, les demandeurs et demandeuses d’asile pourraient manquer d’interprètes, davantage localisé·es en région parisienne, dont la présence est pourtant cruciale pour leur récit.
Sous l’apparence de mesures de « simplification » et de « décentralisation », la Coordination française pour le droit d’asile voit en fait un « détricotage du système d’asile français », pour lequel elle alertait dès février 2023.
Généralisation du juge unique
À la CNDA, la loi Darmanin permettra d’élargir le recours au juge unique, dont la pratique est déjà en hausse depuis plusieurs années. En somme, les requérantes et requérants censés pouvoir défendre leur cas devant une formation de jugement composée de trois personnes (magistrat·es et juges assesseur·es, dont un·e du Haut-Commissariat aux réfugiés), pourront désormais être entendus par un seul juge, perdant alors tout le bénéfice de l’impartialité et des compétences que peuvent avoir les juges assesseur·es, qui maîtrisent parfaitement les enjeux et zones géographiques concernées.
« La généralisation du juge unique mettrait fin aux discussions nourries, constructives et fructueuses lors de l’audience et du délibéré, gage d’une justice équitable et de qualité », alertaient ainsi les agents publics et acteurs quotidiens du droit d’asile déjà cités. Et d’ajouter : « Le recours massif au juge unique nuirait grandement à la qualité des décisions rendues par le juge de l’asile dans un contentieux où l’oralité et l’intime conviction occupent une place prépondérante. »
Chez France Terre d’asile, Delphine Rouilleault y voit un « recul majeur » qui pourrait « fortement nuire » aux principaux concernés. « En appel, la collégialité permet de croiser les points de vue et sensibilités et d’éviter ainsi un trop arbitraire. Avec le juge unique, nous craignons de voir les jugements rendus de manière expéditive et stéréotypée », poursuit la directrice générale de l’ONG, soulignant que la réforme vise d’ailleurs à accélérer les procédures.
Un volet intégration trop faible
Alors que la question de l’accès au travail pour les demandeuses et demandeurs d’asile s’est posée tout au long de l’examen du projet de loi, seules les personnes ayant le plus de chances d’obtenir une protection auront désormais la possibilité de travailler à l’issue du dépôt de leur demande d’asile. C’est pourtant une demande récurrente des principaux intéressés, qui se retrouvent souvent contraints de travailler « au noir », en étant sous-payés, faute d’avoir l’autorisation de travailler durant les premiers mois de la procédure.
Restrictions d’accès aux conditions matérielles d’accueil
Ce sont les fameuses CMA, pour « conditions matérielles d’accueil », auxquelles peuvent prétendre les demandeurs et demandeuses d’asile au début de leurs démarches en France. Cela se résume à une solution d’hébergement dans des structures adaptées et à une allocation (ADA). Dans les faits, de nombreuses personnes doivent batailler, souvent avec l’aide d’associations ou d’avocat·es, pour pouvoir y prétendre ou pour contrer une coupure injustifiée de ces droits par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii). La France a déjà été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme dans ce contexte.
« On va aller vers davantage de précarisation », prévient Caroline Maillary, chargée des questions d’asile au Gisti. Cette dernière relève un changement de sémantique dans la loi : auparavant, les CMA « pouvaient être » refusées dans certains cas ; désormais, elles « sont » refusées « si ». « Cela rend automatique les cas de refus ou de coupure des CMA, alors qu’on sait qu’un certain nombre de personnes n’y ont déjà pas accès », poursuit-elle. Exemple avec le cas d’une femme enceinte à Paris, qui se voit attribuer un logement à Clermont-Ferrand mais le refuse parce qu’elle est suivie dans un hôpital parisien et que sa grossesse est à risque. « Elle aura un refus automatique des CMA. »
Le délai de recours en cas de refus ou de coupure de droits va également passer à sept jours, soit un temps « extrêmement court ». Le risque ? Que des personnes se retrouvent « à la rue » durant leur procédure (ce que Mediapart a déjà pu constater). Sur le terrain, Caroline Maillary dit déjà voir des situations de plus en plus alarmantes. « Des personnes en demande d’asile vivent déjà à la rue. Avec cette loi, on se demande ce que ça sera dans quelques mois. Il faut rappeler que la France est dans l’obligation de fournir les CMA pour que les personnes puissent vivre dans la dignité. »
Enfin, une personne quittant son hébergement pour des raisons qui lui appartiennent verra sa procédure d’asile close (alors qu’auparavant, cela signait l’arrêt des CMA). « On sanctionne les personnes sur le fond de leur procédure, cela n’a donc plus rien à voir avec l’arrêt des CMA. » S’il reste possible de rouvrir le dossier sous neuf mois, Caroline Maillary ne cache pas son inquiétude : « Déjà, il y a une symbolique très forte là-dedans. Ensuite, on constate dans nos permanences que beaucoup tentent de rouvrir un dossier clos après le délai de neuf mois. »
OQTF systématique pour les déboutés de l’asile
Toujours dans cette logique de tri et d’« efficacité » voulue par le gouvernement, les demandeurs et demandeuses d’asile ayant vu leur demande rejetée par l’Ofpra puis la CNDA se verront délivrer une OQTF de manière automatique (initialement, le gouvernement aurait souhaité que celle-ci tombe dès le rejet de l’Ofpra, ce qui aurait été contraire au droit européen). Alors que le taux de protection est déjà « faible » selon le Gisti, « énormément de personnes vont se retrouver avec une OQTF et ne pourront pas, ensuite, tenter de régulariser leur situation autrement », alerte la responsable des questions d’asile de l’association.
Bien sûr, un recours pour contester l’OQTF est toujours possible, mais dans un certain délai. « Il faut donc être très réactif et avoir les informations nécessaires. » Pour Caroline Maillary, ce type de mesure reflète bien l’esprit de la loi dans sa globalité : toujours plus de soupçons et de sanctions, de façon à « éliminer plus vite toutes les personnes qu’on considère comme “fraudeuses” ».
Placement en rétention de potentiels demandeurs d’asile
Cette disposition avait déjà fait bondir lors de l’examen du texte de projet de loi au Parlement, et avait été introduite par le gouvernement. La loi promulguée par Emmanuel Macron permettra ainsi de placer en rétention « des demandeurs d’asile considérés comme en risque de fuite », déplore Delphine Rouilleault, qui rappelle que la mesure a été « peu débattue et absolument pas explicitée par le ministère de l’intérieur ». Elle pourrait conduire au placement en rétention de personnes venant tout juste d’arriver sur le territoire français.
Ces personnes n’auront par exemple « pas encore eu le temps d’introduire une demande en guichet de préfecture », et leurs demandes d’asile seront donc traitées directement depuis le centre de rétention, en l’espace de quelques jours, « dans des conditions particulièrement dégradées ». Cela pourrait être le cas des personnes « dublinées » (qui seraient arrivées par un autre pays européen, lui-même considéré comme responsable de la demande d’asile). France Terre d’asile appelle le gouvernement à « clarifier ses intentions » sur ce point.
De son côté, le Gisti tente de l’interpréter ainsi : « Cela devrait concerner les personnes qui feront une demande d’asile auprès d’une autre autorité, en dehors des guichets en préfecture. Mais ces profils ne sont pas à la marge, puisque la Cimade a démontré qu’un tiers des demandes se faisait en dehors de la procédure d’asile classique », explique Caroline Maillary, qui dénonce un « système qui veut enfermer et expulser avant de protéger » qui que ce soit.
publié le 27 janvier 2024
Caroline Constant sur www.humanite..fr
Le chanteur de Zebda, enfant des quartiers nord de Toulouse, est devenu écrivain. Alors que sort au cinéma l’adaptation de son récit « Ma part de Gaulois », Magyd Cherfi publie son premier vrai roman, « la Vie de ma mère ! », à la fois ode à la liberté des femmes, récit de la reconquête d’un amour filial et réflexion sur le désordre des identités.
Sept ans après Ma part de Gaulois, qui avait été sélectionné pour le prix Goncourt, Magyd Cherfi revient avec un nouveau livre. Le précédent était un récit autobiographique. La Vie de ma mère ! est un roman aux multiples inspirations, mais qui puise aussi dans le passé, les rencontres et le don d’observation de l’auteur. Il y raconte la relation compliquée de Slimane, le narrateur, un mec un peu paumé de 50 ans, et de sa « reine-mère », Taos. Elle souffre mille maux, liés à l’âge, il veut avoir avec elle un dialogue « d’égal à égale ».
Quand il commence à l’aider, elle se métamorphose, et ose devenir elle-même, libre. C’est une très belle ode aux femmes, en même temps qu’une réflexion sur les rapports dans la famille et le grand âge. Le roman, sensible, à l’image du chanteur de Zebda, est évidemment aussi très politique, sur l’évolution de la société, le regard sur l’immigration. L’entretien a eu lieu à Paris, à quelques heures de la conférence de presse d’Emmanuel Macron. L’occasion d’en parler au chanteur et écrivain toulousain, dont le franc-parler et la langue imagée frappent le cœur et l’esprit.
Avez-vous regardé la dernière prestation télévisée du président de la République ?
Magyd Cherfi : Rien ne m’a choqué dans son discours. Macron, c’est la droite. Une droite déguisée, avec les fantômes de la gauche. À partir de là, je ne me fais aucune illusion. Je présume que les sondages ou les élections le bousculent. Alors il se dit : pour éliminer le Rassemblement national, virons à droite. Sarko l’a fait avant lui. Mais la droite, je ne m’y intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est la gauche, et la façon dont elle s’est autodétruite ces quarante dernières années. Quelle gauche peut accéder au pouvoir, aujourd’hui, et satisfaire notre soif d’idéaux ? J’ai assisté ces quarante dernières années à un effondrement, depuis l’idéal de 1981, avec ce basculement de plus en plus à droite.
Mais basculer plus à droite, c’est renoncer aussi, non ? On brandit l’idéal républicain, comme l’a fait Macron à sa conférence de presse, et on fait un bras d’honneur à toutes les valeurs d’égalité ?
Magyd Cherfi : La gauche a construit, en arrivant au pouvoir : les radios et médias libérés, les allocations familiales, des droits en veux-tu en voilà, la retraite à 60 ans. Mais le grand échec, l’immense échec, ça a été l’immigration. La gauche s’y est désintégrée, jusqu’à la déchéance de nationalité proposée par Hollande, qui visait l’Arabe et le Noir, et non le délinquant immigré en général, pas l’immigré italien, portugais, européen.
Et on arrive en bout de logique avec la loi immigration d’Emmanuel Macron…
Magyd Cherfi : Et cette loi frise la préférence nationale. Macron se drape d’un voile translucide mais raciste. La préférence nationale, je pensais que c’était une limite qui ne pouvait pas être franchie, parce que l’idée universelle, c’est l’idée française par excellence. Et tout d’un coup, le territoire devient réservé aux Blancs…
Ce sont des thèmes très transversaux que l’on retrouve dans votre livre. Votre personnage, Slim, est en colère, y compris contre sa mère, lorsque le roman commence…
Magyd Cherfi : Parce qu’ils n’ont pas arrêté de se fâcher. Il attend d’elle un rapport adulte. Mais qu’est-ce qu’un rapport d’égale à égal lorsque l’un n’a pas les armes, les codes de ce type de rapport ? La mère ne comprend pas. Pour elle, c’est « je suis ta mère, donc tu me fais allégeance ». C’est sa seule façon à elle de dominer. Il ne lui vient pas à l’idée que ses enfants sont adultes, eux-mêmes parents d’adultes. J’ai été directement inspiré par des jeunes de quartier, à une terrasse de café. L’un disait : « Ma mère, c’est une sainte », l’autre répliquait : « Ma mère, je veux lui payer le pèlerinage à la Mecque », un troisième se gargarisait : « Moi, je vais lui construire une maison énorme. »
Et c’est marrant, parce qu’à 20 ans, moi aussi je pensais que ma mère était une sainte. Et nos mères ne sont pas des saintes. Le village kabyle, le quartier, les hommes exigeaient qu’elles soient des mères, pas des femmes. Ce que j’ai compris avec ma propre mère, c’est qu’il y avait une femme planquée derrière chacune, avec des exigences tues : travailler, avoir pas ou peu d’enfants, des diplômes, le permis de conduire, du bleu aux paupières, le droit de divorcer. Et même aimer un homme qu’elles ont choisi. Tout ce qu’elles n’ont pas fait, en définitive, pour rassurer et sauver l’honneur de la tribu.
Comment ce personnage de mère qui renaît avec le regard de son fils sur elle vous est-il venu ?
Magyd Cherfi : Parce qu’il y a une vingtaine d’années, maman, en confiance face à moi, s’est lâchée. Elle m’a parlé d’un « beau Gitan au regard ténébreux ». Elle m’a balancé cette phrase en kabyle. Et j’ai réalisé qu’elle a aimé. Je n’ai pas voulu en savoir plus, j’ai eu peur. J’ai éteint ça dans ma mémoire. J’ai commencé à écrire bien plus tard. Mais c’est à ce moment que je me suis rendu compte qu’il y avait une femme derrière ma mère.
Votre personnage s’ouvre à la vie en voyant sa mère renaître…
Magyd Cherfi : La connaître, c’est apprendre forcément sur lui-même. Il ne veut pas être l’enfant d’une mère sacrificielle. Ce que les hommes, le père, le mari, les frères – la trinité masculine, en somme –, ont imposé à cette femme, c’était une vie d’obligations. Et si la vie de sa mère est un mensonge, celle de Slim est aussi un mensonge. En revanche, si elle n’est pas une sainte, qu’elle a rêvé d’un autre que le père, il peut avoir accès à ses vrais désirs. Ses enfants interrogent Slim : « Pourquoi tu veux absolument que ta mère te dise ”je t’aime”. Vis sans ! » Et même sur le fait d’être français… Car ils le sont : « Si on ne vous plaît pas, on vous emmerde. » Alors que pour la génération du père, c’était plutôt : « Regardez comme je sais conjuguer des verbes à l’imparfait du subjonctif ! »
Soraya, la sœur, dit que la mère a réussi à faire de ses cinq enfants des « gauchistes mécréants » qui vous ressemblent, Magyd Cherfi, non ?
Magyd Cherfi : Bien sûr que Slimane me ressemble ! Maman nous disait par exemple : « Vos sœurs ne sont pas vos esclaves. » Dans le quartier, à 14 heures, les copains étaient sur le terrain de foot. Et il manquait la famille Cherfi. Parce qu’on faisait la vaisselle, on passait la serpillière, on faisait les lits. Elle nous a inculqué le sentiment de solidarité avec les filles. Et plein d’autres notions, modernes, mais instinctives. Par exemple, sur Dieu, elle a instillé le doute : quand sonnait l’heure de la prière, qu’on lui rappelait, elle poussait juste un petit soupir. Son discours anticlérical, c’était ce soupir. Mais qui a inspiré toute la famille.
Tout au long du livre, les fils de Slimane prennent fait et cause pour la Palestine, alors que lui-même est bien plus prudent, avec la peur qu’on l’accuse d’être un « mauvais Français »… Vous avez récemment signé une tribune sur le sujet. Cette question vous taraude-t-elle ?
Magyd Cherfi : Oui bien sûr… Pour moi, l’identité, c’est évidemment le Maghreb – l’Algérie, la Kabylie – et la France. Et puis d’autres qui font que je me sens un être multiple. Mais en étant multiple, j’ai le sentiment de ne convenir à personne. Dans toutes ces identités, il y a l’identité palestinienne : mon père fêtait les naissances des garçons, parce que ce qui lui importait, c’est qu’on fasse partie de la grande armée de la résistance palestinienne. Je suis né et j’ai été palestinien toute ma vie. Et arrive le 7 octobre. Et on a envie d’être moins palestinien, parce que le choc est trop fort. Le Palestinien que je suis, il a besoin qu’elle soit belle, la cause. Qu’elle ne soit pas entachée. Il sursaute à tous les événements.
L’autre identité, fil rouge de votre livre, comme de votre œuvre, c’est justement votre identité de Français…
Magyd Cherfi : Ça m’est arrivé d’avoir envie d’être moins français. J’ai un désir d’appartenir à un peuple, à une langue, à une histoire, à un territoire. Mais je n’ai pas envie d’être seul au monde. J’ai envie d’appartenir à un ou des peuples, à condition qu’ils me veuillent. Et a priori, on ne me veut pas. Enfin, je parle de l’immigration maghrébine. Si les 7 ou 8 millions de Noirs et Maghrébins prenaient la décision de partir, on sent mal une main nous retenir… Donc, comment voulez-vous que ça ne tourne pas au désastre dans les années qui viennent ?
Vous montrez aussi que dans les cités de votre enfance, la religion et le recours aux langues d’origine sont systématiques, ce qui n’était pas le cas quand vous étiez plus jeune…
Magyd Cherfi : J’interviens dans des classes, depuis trente ans. Je demande toujours s’il y a des Français dans la salle. Et jamais je n’ai vu un doigt se lever. Je vois des mômes de la quatrième ou cinquième génération s’identifier à leurs origines : « Moi je suis sénégalais, malien, algérien, monsieur. » L’idée, c’est d’utiliser tout ce qui gonfle les Blancs et les Français. « Vous n’aimez pas qu’on s’identifie à l’islam ? On est musulmans », « vous n’aimez pas qu’on s’identifie à l’Afrique, on est africains ».
« Le discours de la gauche, c’est : ” Vous êtes français, mais vous n’êtes pas chez vous”. »
Ces mômes cherchent tout le temps le contre-pied de ce qu’il leur semble qu’on exige d’eux. Parce qu’on leur a dit « intégrez-vous ! ». Mais ils ont compris que s’intégrer, c’est devenir blanc. Ça coince de toutes parts… Le discours de la gauche, c’est : « Vous êtes français, mais vous n’êtes pas chez vous. » Et après, on s’interroge sur les raisons de la haine, de la colère, du précipice qui s’ouvre : mais pour ça ! Les gamins lisent entre les lignes, ils voient la société, écoutent, entendent ce qui se passe, et sont donc en résistance. « La République, oui, on va la renier », et même si c’est du cinéma, ils vont acquiescer à la charia. Pas parce qu’ils y croient, mais parce que ça fait chier. Fondamentalement, pourtant, ce sont des mômes désireux d’un État de droit. Mais comme le droit est trop faible, ils abandonnent.
Et comment sort-on de cette impasse ?
Magyd Cherfi : À la gauche, il faut dire : « Écrivez-nous un récit cosmopolite. Tout de suite. Avant qu’ils arrivent. » Et même aller très loin : oui, il y aura plus de mosquées, puisqu’il y a plus de musulmans. Quel sera cet islam ? Je ne sais pas. On suppose que ce sera quelque chose de francisé, de laïcisé, de sécularisé… Mais ça ne veut pas dire que ces musulmans ne seront pas des Français exemplaires, ou patriotes, ou je ne sais quoi. Mon père, il emmenait ses cinq enfants pour prier dans une cave.
Comment voulez-vous que la colère n’émerge pas ? La radicalité, elle vient du fait que l’islam n’a pas été traité sur un pied d’égalité avec la religion catholique. Vous aviez des églises, des nobles bâtiments, et nous des caves. Que voulez-vous qu’il en émerge ? De la tolérance ? De la laïcité ? C’est un rendez-vous manqué. Je parle en particulier de la gauche, parce qu’on ne l’attendait évidemment pas de la droite. En 1981, Mitterrand, tout de suite, parle de « seuil de tolérance ». Et après, c’est un écroulement : Rocard avec « la misère du monde », Fabius et son « le FN pose de bonnes questions mais donne de mauvaises réponses »… Chaque fois, des fenêtres s’ouvrent, qui sont des boulevards pour le Rassemblement national.
publié le 20 janvier 2024
Par David Gakunzi, écrivain. Sur www.humanite.fr
Je parle avec l’accent d’une terre lointaine. Je parle la langue encombrée par le sable du désert. Je viens de l’autre côté de la rive. J’ai traversé la mer, le regard plein de rêves de vie meilleure. Puis, le temps passant, j’ai vu l’autre visage de mon nouveau pays, le visage du monde quand il se retourne et se referme sur lui-même. J’ai vu la montée de l’obscurité. Je parle pour énoncer l’inaudible.
Vous est-il arrivé d’être identifié et traité comme un problème à résoudre ? Comme une question à régler ? La question à la source de tout ce qui ne va pas ? Vous est-il arrivé d’être regardé et considéré comme un simple flux migratoire à trier, gérer, sélectionner ? Ou alors comme un intrus, sujet de tous les soupçons ? Un risque sécuritaire. Une menace au corps de la nation ?
Vous est-il arrivé d’être celui dont on parle en son absence ? Sans connaître ni son parcours ni son monde intérieur. Celui qui est sommé de rester à sa place ? C’est-à-dire au seuil de la porte ? Celui qui n’a pas son mot à dire ?
Vous est-il arrivé d’être l’objet de discours péjoratifs accablants ? De discours toxiques récurrents, régressifs, fondés sur des croyances. Des préjugés. Des opinions arrêtées. Des craintes entretenues. Des peurs. La peur de celui qu’on ne connaît pas. Qui frappe à la porte. La peur qu’il n’y en ait pas assez pour tout le monde. La peur de la pauvreté qui serait le signe d’un dysfonctionnement personnel.
Vous est-il arrivé d’être l’objet de lois conçues spécialement pour vous ? De lois censées réparer le narcissisme national abîmé ? Vous est-il arrivé de vous sentir si vulnérable dans un pays parcouru par des émotions troublantes ? D’être celui qui est appelé à accomplir quotidiennement des tâches économiques subalternes et qui se retrouve, pourtant, bien malgré lui, au centre de toutes les conversations politiques ?
Vous est-il arrivé de vous sentir fatigué, lassé, éreinté, blasé et de vous dire, en haussant les épaules, qu’après tout ainsi sont les humains : toujours à projeter sur les autres ce qu’ils abhorrent au fond d’eux-mêmes. Toujours à reproduire des comportements destructeurs, génération après génération. Toujours captifs d’angoisses inconscientes et incurables. Toujours rattrapés par un état d’esprit tribal.
Vous est-il arrivé, néanmoins, de refuser de céder à la fatalité ? De vous retrousser les manches ? D’interroger l’économie politique et les structures sociales ? D’espérer la parole des sages, des poètes, des philosophes : une société recroquevillée sur elle-même se déréalise, s’ankylose et aucun être humain ne saurait vivre une vie satisfaisante replié sur lui-même. Parole de Sartre : « L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi. » Espérer : ça ira mieux demain…
publié le 19 janviEr 2024
Fabien Gay sur www.humanite.fr
Le 19 décembre 2023 a marqué une déchirure profonde de notre devise républicaine. Par le vote de la loi asile immigration, à travers une commission mixte paritaire pilotée directement par l’Élysée, les forces libérales et autoritaires ont donné corps à une revendication historique de l’extrême droite, avec l’introduction de la préférence nationale. S’y ajoute une atteinte au droit du sol, la restriction du droit d’asile, le durcissement du regroupement familial et des conditions de séjour, le retour de la double peine et du délit de séjour irrégulier…
Marine Le Pen peut proclamer une victoire idéologique et affirmer qu’elle irait plus loin si elle accédait au pouvoir. Partout en Europe, le vent rance et brun souffle sur nos démocraties malades de l’ultralibéralisme. Le Parlement britannique a voté l’expulsion des migrants vers le Rwanda, quand l’extrême droite allemande rêve d’un projet similaire pour les immigrés et les Allemands d’origine étrangère.
Nous vivons un moment de bascule. Des mesures racistes et xénophobes ont été crédibilisées au Parlement. C’est le produit d’un matraquage idéologique, du ministère sarkozyste de l’Identité nationale au fantasme du grand remplacement, qui a fait son œuvre. Concomitant d’une œuvre de destruction sociale, ce travail de sape a fracturé notre peuple. Ce climat révèle aussi l’échec d’un silence collectif, devenu complice, laissant à penser que l’extrême droite pouvait être battue sans l’affronter idéologiquement voire, pire, en reprenant ses thèses comme le font croire les droites coalisées.
Il n’y a rien, donc, à attendre d’un pouvoir macroniste en décrépitude qui déroule une stratégie politique minable, ni même d’un ripolinage juridique par le Conseil constitutionnel. Quand le droit des étrangers est attaqué, c’est une attaque contre l’ensemble de nos droits. Cette atmosphère suffocante nécessite une réplique populaire et unie. Il ne faut plus réagir mais agir pour ne plus accepter les mots blessants, les discriminations et le racisme.
Des forces disponibles sont déjà en action, politiques, syndicales, associatives, mais aussi dans le corps médical, universitaire, des arts et de la culture. Faisons corps ensemble, ce dimanche 21 janvier et au-delà, pour affirmer notre humanité commune.
à Montpellier : 14h30 départ place Albert 1er
Michel Soudais sur www.politis.fr
La « préférence nationale » induite dans la loi Darmanin cible les plus précaires et les enfants, qu’elle va dangereusement appauvrir, démontre le collectif Nos services publics dans une note publiée ce jeudi. Une analyse remarquable et bienvenue.
La préférence nationale introduite dans la loi immigration touchera au moins 110 000 personnes dont 30 000 enfants. Telle est l’alerte que lance aujourd’hui le collectif Nos services publics en publiant une note très fouillée. Issue du travail d’agents publics, d’économistes et de statisticiens spécialistes du système de protection sociale, elle chiffre et illustre les conséquences qu’aurait l’article 19 (ex-article 1N) de cette loi dans la vie des habitantes et habitants de notre pays s’il est validé par le Conseil constitutionnel.
C’est en effet cet article qui conditionne la quasi-totalité des prestations familiales et des allocations logement, pour les personnes étrangères uniquement (1), à une durée de présence sur le territoire d’au moins cinq années ou d’une durée d’activité professionnelle minimale de trente mois.
Seraient ainsi conditionnées :
Les prestations familiales relevant de l’accueil et de l’éducation des enfants : prime de naissance ou d’adoption, allocation de base versée jusqu’aux 3 ans de l’enfant, le complément d’activité qui vise à compenser la perte de salaire liée à l’accueil de l’enfant, et le complément au libre choix du mode de garde jusqu’à 6 ans ;
Les allocations familiales dont bénéficient toutes les familles de plus de deux enfants de moins de 20 ans ayant moins de 6 200 euros de revenus mensuels ;
Le complément familial pour les familles comptant trois enfants ou plus à charge ;
L’allocation de soutien familial, pour les parents isolés élevant leurs enfants seuls ;
L’allocation journalière de présence parentale, qui sert à accompagner les enfants malades ;
L’allocation personnalisée d’autonomie, versée par les départements aux personnes âgées de 65 ans et plus en perte d’autonomie ;
Le droit au logement décent : droit au logement opposable (DALO) pour les ménages prioritaires avec les recours associés ;
Les aides personnalisées au logement (APL) sont, elles, conditionnées à cinq ans de présence ou un visa étudiant, ou trois mois d’activité professionnelle.
Des cas-types illustrent les conséquences dramatiques de cette loi
Alors que ces mesures de « préférence nationale » ont été votées à la va-vite, le 19 décembre, sans aucune étude d’impact sur les évolutions qu’elles impliqueraient dans la vie des travailleurs et travailleuses concernées, la note du collectif Nos services publics a le mérite d’illustrer sur plusieurs cas-types les conséquences dramatiques des modifications prévues.
Dans le cas de deux employés de restauration de 21 ans à temps partiel (70 %) rémunérés au smic horaire, soit 912 €/mois, Amar (égyptien), Matthieu (français), le premier arrivé en France en 2023 n’a pas droit aujourd’hui à la prime d’activité de 393 €/mois que perçoit le second, et il perdrait demain son APL de 112 €/mois que conserverait évidemment le premier. L’un et l’autre acquittent les mêmes cotisations, sont redevables des mêmes impôts (en l’occurrence la TVA), mais Matthieu disposera au final d’un revenu mensuel de 1 412 € quand Amar, qui était déjà sous le seuil de pauvreté, basculera avec 912 € seulement en deçà du seuil de la grande pauvreté.
Autre cas-type pointé dans la note : celui de deux aides-soignantes en EHPAD, mères célibataires avec un enfant de moins de trois ans. L’écart de revenu après la mise en place de la préférence nationale serait encore plus criant avec des conséquences dramatiques faciles à imaginer.
Tous les étrangers extra-européens seraient discriminés. Avec trois enfants de moins de dix ans et les deux parents rémunérés 1630 €/mois, une famille canadienne arrivée en France il y a un an et demi, perdrait mensuellement 319 € d’allocations familiales, 182 € de complément familial et 98 € d’allocation de rentrée scolaire.
Dans le cas de deux enfants d’un an, nés en France, dans une famille ayant déjà un enfant de moins de trois ans, les droits sociaux ne seraient pas les mêmes le foyer du petit Ismaël (français par le droit du sol) dont les parents libanais sont arrivés en France en 2022.
Plus de pauvreté, moins d’intégration
Pour les auteurs de cette note : le conditionnement de ces prestations aura deux conséquences : « L’aggravation de la pauvreté des enfants et la détérioration des conditions de vie des ménages déjà précaires. » « Au moins 110 000 personnes devraient voir leur niveau de vie diminuer du fait de cette loi », notent-ils en se fondant sur une contribution adressée au Conseil constitutionnel par des économistes.
On voit mal comment l’intégration serait améliorée par la suppression de droits sociaux et l’appauvrissement qui en découle.
Parmi ces ménages « au moins 30 000 enfants devraient ainsi subir une diminution des ressources disponibles pour leur logement, leur alimentation, leur santé et leur éducation ». 3 000 d’entre eux au moins basculeraient en situation de pauvreté portant à plus de 25 000 le nombre d’enfants dans cette situation pour les familles concernées. Plus de 8 000 porteraient à plus de 16 000 le nombre d’enfants en situation de très grande pauvreté ; au sein de cette population « 12 500 enfants vivront dans des familles disposant d’un revenu mensuel inférieur à 600 € par unité de consommation » (2).
Ces chiffres effarants ne sont toutefois pour le collectif Nos services publics qu’« une hypothèse basse » qui ne retient que les ménages dont les deux conjoints sont étrangers. Prudente, elle n’inclut ni les familles monoparentales, ni les familles dont l’un des conjoints est français.e. En incluant ces deux types de ménages, jusqu’à 700 000 personnes et 210 000 enfants pourraient être touchés par une baisse de niveau de vie.
Alors même que cette loi dans son intitulé complet se fixe pour objectifs de « contrôler l’immigration » et « améliorer l’intégration ». Si les moyens mis au service du « contrôle » n’ont jamais été aussi étendus, on voit mal comment l’intégration serait améliorée par la suppression des droits sociaux cités plus haut et l’appauvrissement qui en découle.
Une rupture avec nos principes républicains
Une validation par le Conseil constitutionnel constituerait un « précédent dangereux pour tous les bénéficiaires de prestations sociales et des services publics ».
En imposant des différences de traitement fondées sur l’origine, la loi immigration heurte des principes constitutionnels que rappellent les auteurs en citant ce que le Conseil constitutionnel écrit sur sa « jurisprudence constante » s’agissant du principe d’égalité, central dans notre devise républicaine :
« Le principe d’égalité devant la loi ne s’oppose ni à ce que législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit. Il reste que certaines différenciations sont constitutionnellement proscrites. Tel est le cas, par exemple, de celles qui ont pour objet l’origine, la race, la religion, les croyances et le sexe (art. 1er, al. 1er, de la Constitution de 1958 et 3 ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946). »
Si d’aventure les Sages – qui rendront leur décision sur la loi immigration le 25 janvier –, venaient rompre avec cette jurisprudence en validant l’introduction d’une condition de travail ou de résidence pour l’accès à des droits sociaux, cela constituerait un « précédent dangereux », estiment les auteurs. Dangereux pour les étrangers auxquels la préférence nationale pourrait être opposée pour « de nombreuses catégories de droits sociaux ou du travail ». Dangereux également « pour tous les bénéficiaires de prestations sociales et des services publics » puisque le caractère universel de ces droits n’étant plus reconnus, ils pourraient être conditionnés.
Notes :
1 Ne sont toutefois pas concernées les personnes ayant obtenu la protection subsidiaire, le statut de réfugié, les personnes apatrides, ou les personnes disposant d’un titre de résident de 10 ans.
2 L’INSEE retient une unité de consommation pour le premier adulte et 0,3 unité de consommation pour un enfant de moins de 14 ans.
publié le 17 janvier 2024
Naïm Sakhi sur www.humanite.fr
« Soucieux de rassemblement et de solidarité plutôt que de division sans fin de notre société, nous demandons au président de la République de ne pas promulguer cette loi. » Suite à l’appel de 201 personnalités à manifester le 21 janvier contre la loi immigration, retrouvez chaque jour des voix qui s’unissent à l’initiative. Ce mardi, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT.
Selon l’exécutif, ce texte permet de doubler le nombre de régularisations par an. En quoi la régularisation de l’ensemble des travailleurs sans papiers serait bénéfique pour l’ensemble des travailleurs ?
Sophie Binet : Ce sont des fausses promesses. Depuis la mi-octobre, la CGT a lancé une grève inédite en mobilisant plus de 500 travailleurs sans papiers en Île-de-France. Ils n’ont toujours pas été régularisés, alors qu’ils remplissent les critères. J’aborderai directement ce dossier, avec celui de la non-application de la loi asile et immigration, lors de ma rencontre avec Gabriel Attal.
Le gouvernement ment et laisse les étrangers se précariser au travail, permettant ainsi aux employeurs de tirer les droits de l’ensemble des salariés vers le bas. Le jour où un salarié français refuse d’effectuer des heures supplémentaires ou des conditions de travail inacceptables, son patron peut l’imposer à un travailleur sans papiers. C’est une politique de dumping social.
Les femmes en situation irrégulière seront-elles plus exposées avec cette loi ?
Sophie Binet : Ce texte introduit une double peine pour les femmes étrangères par la suppression des droits sociaux et celle de l’accès aux centres d’hébergement d’urgence universel. Mais les femmes seront aussi durablement pénalisées par la limitation du regroupement familial. Les cas de femmes isolées, avec des enfants, qui ne pourront plus vivre avec leur époux vont se multiplier. Nuire au regroupement familial, c’est empêcher les pères de jouer leur rôle et de partager les tâches familiales.
Une de mes anciennes élèves (Sophie Binet est conseillère principale d’éducation – NDLR), de nationalité française, est mariée avec un Mauritanien, avec qui elle a deux enfants. Elle a pu obtenir un titre de séjour pour son époux, en éduquant seule ses enfants durant un an. Mais le renouvellement du titre est bloqué. Son mari ne peut donc pas travailler et risque d’être expulsé.
Quelles sont vos craintes avec l’introduction de la préférence nationale pour bénéficier d’aides sociales vitales ?
Sophie Binet : Notons d’abord qu’aucune étude ne démontre un lien entre la qualité d’accueil et le nombre d’étrangers dans un pays. La théorie de l’appel d’air est directement issue de la logorrhée de l’extrême droite. Cette loi ne va pas diminuer le nombre d’étrangers en France.
Mais elle organise le désordre social en précarisant les étrangers, rendant d’autant plus difficile leur intégration. La mise sous condition de nationalité ou de durée de séjour des allocations familiales est scandaleuse, car ces aides sont financées par nos cotisations.
Celles et ceux qui travaillent doivent y avoir accès. C’est une rupture avec les valeurs de solidarité de la France, issues du programme du Conseil national de la Résistance. La loi Darmanin remet en question l’universalité des droits. Le ver dans le fruit. Cette logique sera demain étendue, en divisant les travailleurs en catégories, pour qu’ils ne puissent avoir accès à l’ensemble des droits.
Pour le 21 janvier, la CGT et d’autres organisations ont fait le choix d’un appel inédit de 201 personnalités invitant à des marches citoyennes pour réclamer la non-promulgation de cette loi. Pourquoi ce format ?
Sophie Binet : Au quotidien, la CGT organise les travailleurs et travailleuse sans papiers. Nous accompagnons, par exemple, devant les tribunaux 60 d’entre eux dans la Marne pour dénoncer des conditions de vie et de travail indignes. Nous menons actuellement des luttes avec les sans-papiers dans les territoires comme le Nord ou en Haute-Garonne. Mais la remise en question des principes fondateurs de la France appelle à dépasser les organisations identifiées dans ces combats. L’ensemble de la société doit se mobiliser.
Nous devons mener la bataille culturelle. La CGT le fait à partir du travail. Notre économie comporte 3,9 millions de salariés étrangers. Sans ces personnes, l’économie française ne tournerait pas. D’ailleurs, les salariés sont en majorité opposés à la remise en question de l’égalité des droits. Face à nous, le patronat est hypocrite. Ils ont besoin d’une main-d’œuvre étrangère, mais dans une situation de précarité pour mieux les exploiter.
Qu’attendez-vous des saisines du Conseil constitutionnel, dont les conclusions sont attendues d’ici au 25 janvier ?
Sophie Binet : Nous espérons que les sages censurent très largement ce texte de loi. C’est un des enjeux de la mobilisation du 21 janvier. Mais quoi qu’il ressorte du Conseil constitutionnel, cette loi ne doit pas être promulguée. Une censure, même partielle, devra conduire à un nouveau débat, a minima au Parlement. Il existe une différence entre la légalité en droit et la justesse politique d’une réforme. Or la totalité des articles de ce texte est à jeter.
Nos syndicats organisent des travailleurs qui sont sommés d’appliquer cette loi. La justice des étrangers sera expéditive. Les travailleurs sociaux devront appliquer la préférence nationale. La suppression de l’aide médicale d’État impactera le travail des soignants. Ces salariés doivent pouvoir respecter leur éthique, en refusant d’appliquer cette loi de la honte.
Pierric Marissal sur www.humanite.fr
Par Serge Abiteboul et Gilles Dowek, chercheurs à l’Inria et à l’ENS Paris-Saclay
« Nous sommes nombreux à avoir une véritable répulsion pour cette loi. Il faudrait des dizaines de pages pour en détailler les éléments négatifs, en termes de santé publique, d’égalité devant la loi, de démographie… En tant que chercheurs et enseignants, nous allons nous concentrer sur l’un d’entre eux : la nouvelle attaque que cette loi constitue contre le système universitaire français.
La recherche est par nature universelle parce qu’elle cherche aussi à développer une compréhension partagée du monde. Le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif sont-ils si éloignés de l’université qu’ils semblent ne pas avoir conscience qu’il est impossible de développer une recherche de qualité en s’isolant du reste du monde ? Dans cette direction, un objectif premier d’une loi sur les migrations devrait donc être de favoriser la venue de chercheurs, d’enseignants et d’étudiants internationaux dans les universités françaises.
Au lieu de cela, la loi immigration votée par le Parlement en décembre 2023 renforce le contrôle de l’immigration étudiante. La France était déjà connue, dans le monde entier, pour l’accueil glacial que ses employés préfectoraux réservent aux savants internationaux qui ”viennent manger le pain des Français”, quand les universités étrangères de nombreux pays déroulent un tapis rouge aux savants qui souhaitent les rejoindre, quelle que soit leur nationalité. Elle est, avec cette loi, en bonne position pour remporter le prix Nobel de l’isolationnisme.
Répétons-le : les étudiants, en particulier les doctorants, sont la sève de la recherche. S’il fallait donner un seul facteur de la suprématie de la recherche états-unienne et de son industrie, ce serait qu’elle a su attirer les meilleurs étudiants du monde entier, et garder souvent les plus dynamiques sur son territoire.
Le président du CNRS, Antoine Petit, s’est élevé, dans une chronique parue dans le Monde, contre cet aspect de la loi. Sylvie Retailleau, alors ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, avait présenté, mercredi 20 décembre 2023, sa démission (qui avait été refusée). Des présidents de grandes universités ont cosigné une déclaration où ils parlent de ”mesures indignes”.
De nombreuses voix ont critiqué cet aspect de la loi, tant dans les milieux académiques qu’industriels. Encore première ministre, Élisabeth Borne elle-même, dans son interview du 20 décembre 2023 semblait regretter ces dispositions (”ce n’est pas le meilleur système”), voire essayer de les tamiser (”on peut dispenser certains étudiants étrangers de la caution”). On reste dans un grand flou quand une des missions de l’État est de préparer l’avenir du pays en renforçant l’attractivité de ses universités.
Cette loi cherche à couper notre pays du reste du monde, à l’isoler. C’est le cas pour l’accueil des étudiants étrangers comme pour d’autres aspects du texte. Une autre voie est possible pour la France, qui chercherait à résoudre le vrai problème : l’attractivité de nos universités, mais aussi, de manière générale, de notre pays, qui le placerait dans le chœur des nations les plus dynamiques, plutôt que de le condamner à la décadence. »
publié le 15 janvier 2024
David Perrotin sur www.mediapart.fr
Des dizaines de manifestations ont eu lieu en France ce dimanche à l’initiative de 400 collectifs. À Paris, des milliers de personnes ont dénoncé un texte « xénophobe » et « dangereux ».
Il fallait être chaudement habillé ce dimanche à Paris pour défiler contre la future loi immigration. Alors qu’il fait zéro degré, des milliers de personnes remplissent peu à peu la place de la République avant de s’élancer vers 15 heures direction Strasbourg-Saint Denis, gare de l’Est puis gare du Nord. Il fallait aussi beaucoup d’espoir pour battre le pavé alors que la loi a été votée le 19 décembre dernier sans encore avoir été promulguée.
Louise*, 71 ans, est venue pour « le symbole » et attend avec gants, écharpe et masque de voir si du monde a répondu à l’appel. « Je sors juste d’une grippe. Je suis venue seulement 15 minutes et je repars. J’ai froid », lâche-t-elle, tremblante. « Cela me paraît essentiel de se battre contre cette loi, même si j’ai peu d’espoir que cela puisse faire changer les choses », poursuit cette dame qui se mobilise pour les migrant·es « depuis les années 1980 ». « Si on était un million, il y aurait une chance de faire reculer le gouvernement et d’abandonner cette loi dangereuse et xénophobe. Mais ce n’est pas vraiment le cas. »
S’il n’y a pas le million, des milliers de personnes ont tout de même défilé ce dimanche dans les grandes villes en France à Marseille, Bordeaux, Lyon, mais aussi à La Rochelle, Nîmes, Saint-Étienne ou Lannion. À Paris, nombreux étaient « agréablement surpris » face à cette mobilisation plus importante qu’espérée. D’autant que plus de 200 personnalités assez diverses – de Sophie Binet à Jacques Toubon, en passant par Josiane Balasko, Fabien Roussel ou encore Marina Foïs – ont appelé à manifester dimanche 21 janvier pour exiger la non-promulgation de la loi et étaient absentes aujourd’hui.
Ce dimanche, plus de 400 collectifs, associations (Attac, la Ligue des droits de l’homme…), syndicats (Unef, Solidaires) et partis politiques (La France insoumise, Les Écologistes…) avaient appelé à manifester contre un texte qui « reprend de nombreuses idées de l’extrême droite ». « La haine de l’égalité qui imprègne cette loi fait de la menace pour l’ordre public l’argument premier pour supprimer les quelques droits qui étaient encore garantis aux migrants, et installe l’idée, martelée depuis des années par l’extrême droite et la droite dite républicaine, que les migrants seraient nécessairement des délinquants en puissance », dénonce Attac France, qui demande comme tous les participant·es « l’abrogation » immédiate de cette loi.
« Le Conseil constitutionnel doit statuer sur l’incompatibilité de certains articles de cette loi avec la Constitution française, mais le gouvernement est allé tellement loin que la logique xénophobe d’ensemble demeurera. »
« On aime la France »
Les premiers concernés, des centaines de sans-papiers, ont tenu à défiler, à se montrer et à prendre la parole pour casser de « nombreux préjugés ». Au micro, l’un d’entre eux fustige cette « loi honteuse ». « Nous, les étrangers, on aime la France. On travaille de 6 heures à 18 heures, on paie des impôts ou des cotisations et on demande seulement à vivre avec dignité. »
Mariam, 25 ans, est arrivée en 2020 en France depuis le Mali. Elle se souvient de son périple difficile jusqu’à « devoir traverser l’eau ». « J’essaie de travailler, j’ai fait une formation de français et de cuisine, mais tout est compliqué pour nous », lâche-t-elle, résignée. Bétina, 28 ans, juriste de formation, l’accompagne. Elle est là pour « elle » et pour « dénoncer les conditions de vie actuelles et futures des personnes étrangères ». « Je marche car je suis en colère. Il serait temps que nos politiques publiques favorisent l’accueil et l’intégration au lieu de ne penser que répression. »
« Le racisme nous étouffe, j’appelle d’air », peut-on lire sur la pancarte de Delphine, 47 ans. Elle regrette « tous ces débats télévisés qui stigmatisent les étrangers » et dénonce « le racisme ambiant ». « Si ce n’est pas cette loi, il y en aura de toute façon une autre. La seule solution proposée par ce gouvernement, c’est l’acharnement contre les migrants. »
Le moment est particulier. Si la loi a été votée et a ravi le Rassemblement national (RN) et Marine Le Pen, plusieurs ministres se sont défaussés sur le Conseil constitutionnel, espérant que certaines mesures puissent être retoquées. Gérald Darmanin ou Élisabeth Borne ont même reconnu que le texte comportait des dispositions contraires à la Constitution. « C’est ce qui fait que j’y crois », espère quant à lui Paul, 19 ans, venu avec un autocollant La France insoumise (LFI) et un drapeau français. « Et vu ce qu’a dit récemment Laurent Fabius, on peut espérer que tout soit atténué. »
Lors de ses vœux au président de la République le 8 janvier dernier, le président du Conseil constitutionnel avait taclé Emmanuel Macron en précisant que le Conseil constitutionnel « n’était ni une chambre d’écho des tendances de l’opinion, ni une chambre d’appel des choix du Parlement ». Il a aussi rappelé l’un des principes d’un État de droit : ne pas voter une loi dont on sait que certaines dispositions sont contraires à la loi fondamentale.
« Le Pen en a rêvé, Macron l’a fait »
Présent avec d’autres politiques (Julien Bayou, Mathilde Panot, David Belliard, Éric Coquerel…), Carlos Martens Bilongo (LFI) voit dans cette loi « un coup de poignard ». « C’est honteux que le président de la République mise sur le Conseil constitutionnel de cette manière », dénonce le député du Val-d’Oise, qui regrette « toutes les tractations » qu’il y a pu avoir avec ce texte et l’impasse sur la motion de rejet. « Je suis parlementaire mais on ne parlemente plus finalement, poursuit-il. Avec toutes les idées diffusées dans cette loi, le pire est déjà là. On ouvre les vannes pour le RN et on commente les sondages prédisant sa victoire. »
En plus des slogans scandés tout au long de la manifestation, de nombreuses pancartes mettent directement en cause les membres du gouvernement, jusqu’au président de la République. « Le Pen en a rêvé, Macron l’a fait », « Darmanin l’inhumain », ou encore « En marche pour le Rhaine ».
Sabrina, 24 ans, étudiante, pense elle aussi « que le mal est déjà fait ». « Peu de gens doivent connaître le contenu de cette loi ignoble. Mais beaucoup ont suivi les débats, ont vu toute la haine déversée sur les étrangers à la télé, regrette-t-elle. Comment réparer ça après ? »
Le contenu de la loi, justement, prévoit notamment de restreindre le versement des prestations sociales pour les étrangers et étrangères, instaure des quotas migratoires, remet en question l'automaticité du droit du sol et rétablit un « délit de séjour irrégulier ». Parmi la trentaine de loi votées pour « réguler l’immigration », c’est l’une des plus dures.
« La République, c’est vous », lance à un collectif de sans-papiers le député Éric Coquerel depuis un camion : « On ne veut pas de leur loi pourrie qui est une loi d’extrême droite qui instaure la préférence nationale et la déchéance de la nationalité selon vos origines, qui en veut au droit du sol… »
Plus loin, Solenn, 25 ans et bénévole chez Aides, tient une pancarte « Soins des étrangers-ères menacés = santé en danger ». Son association lutte notamment contre le VIH ou les hépatites et sait combien les migrants sont une « population particulièrement vulnérable ». Elle sait aussi qu’après cette loi, un autre combat sera à mener : « Le gouvernement a déjà promis de réformer l’Aide médicale d’État. Ce n’est que le début d’une grave atteinte contre l’accès à la santé. »
Plus tôt, à Caen, le nouveau premier ministre Gabriel Attal a été interpellé par une passante sur cette réforme. « C’est ignoble de voter une loi pareille, a-t-elle lancé. On a tellement besoin de ces gens-là [des personnes immigrées – ndlr], qui sont utiles dans plein de métiers. » Et l’ancien socialiste de répondre : « Je ne dis pas le contraire, mais il faut à la fois être plus clair sur nos règles […] et mieux intégrer les personnes qui ont vocation à rester en France car, vous avez raison, on en a besoin. »
À Paris, Mamadou, 49 ans, sait qu’il fait partie de « ces gens-là » et défile parce qu’il « a peur de cette loi ». « Je travaille dans le nettoyage grâce à des faux papiers. Je paie tout ce qu’on me demande de payer et je ne fais que travailler, explique-t-il. Tout est déjà difficile, mais maintenant ce sera pire. »
sur https://lepoing.net/
Environ 1500 personnes ont fait une manifestation commune ce dimanche 14 janvier dans les rues de Montpellier, contre la loi Immigration et l’attaque israélienne sur la bande de Gaza.
Dès 15h les participant.e.s à l’évènement du jour commençaient à affluer à Plan Cabanes.
Une journée de manifestation contre la loi Immigration avait été programmée nationalement par la Marche des Solidarités et plusieurs centaines de collectifs de sans-papiers. Alors que les soutiens au peuple gazaoui, attaqué depuis plus de trois mois par les forces armées israéliennes, manifestent maintenant tous les samedis.
Les collectifs montpelliérains impliqués dans la contestation de la loi Immigration (citons entre autre le collectif Migrants Bienvenus 34, La Ligue des Droits de l’Homme Montpellier, Solidaires 34, la FSU ou encore le Syndicat de Combat Universitaire de Montpellier), tout comme les soutiens à la Palestine, avaient alors décidé de mener une manifestation commune ce dimanche, avec deux cortèges.
Le texte d’appel, qui mentionne « une manifestation, deux cortèges […] contre l’impérialisme et le racisme. », met en avant les valeurs et pratiques racistes communes aux deux problématiques, lesquelles justifient à la fois la colonisation de la Palestine par Israël et les privations de droit pour les étrangèr·es, souvent issu·es de l’ancien empire colonial, en France.
Force est de constater que la démarche commune aura permis de regarnir les rangs des manifestant.e.s, puisque près de 1500 personnes auront finalement participé au défilé, entre Plan Cabanes, Observatoire, la gare Saint-Roch, la Comédie, avant dispersion devant la préfecture.
À noter l’absence de la CGT, qui suit en ça la consigne de la confédération : ne pas appeler à manifester cette semaine, pour privilégier les cortèges organisés la semaine prochaine, alors que le 25 le texte de la loi Immigration doit passer devant le Conseil Constitutionnel qui devrait censurer plusieurs articles.
La loi Asile et Immigration, adoptée le 19 décembre 2023 à l’Assemblée Nationale, fait particulièrement polémique pour sa reprise de nombreux points du programme du RN, notamment en matière de « préférence nationale ».
Entre autres méfaits, elle introduit un nouveau critère de préférence nationale en exigeant des conditions de présence en France (cinq ans) ou de travail (30 fiches de paie) pour avoir accès aux allocations familiales et aux aides au logement. Elle met aussi fin à l’automaticité du droit du sol pour les personnes nées en France de parents étrangers, censées acquérir la nationalité française automatiquement à leur majorité. Pour plus de détails, vous pouvez lire cet article de Rapports de Force.
Une nouvelle manifestation contre la loi Immigration est donc d’ors et déjà programmée pour le dimanche 21 janvier, au départ de la place Albert 1er à 14h30.
Tandis que les membres du comité local de BDS (Boycott Désinvestissements Sanctions, une campagne qui vise à lutter contre l’apartheid israélien) appellent à une action la veille, samedi 20 janvier (plus de précisions à venir, se tenir informés sur les réseaux sociaux).
Avant ça, jeudi 18 janvier, une discussion sur la Palestine est organisée par le même comité, sur le thème « Contre le colonialisme de peuplement et l’apartheid, quelle résistance avec le peuple palestinien ? », avec la présence de deux palestinien.nes résidant en France (Nantes et Paris). Ce sera à partir de 19h au local associatif La Carmagnole, 10 rue Haguenot.
publié le 12 janvier 2024
Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr
Dans leur ouvrage, l’Exil, toujours recommencé, la sociologue et l’anthropologue se livrent à une analyse fine et documentée de ce qui se joue aux alentours de Briançon. Ce point de passage est le théâtre d’une traque par les policiers, gendarmes et militaires des exilés qui tentent de le franchir.
Didier Fassin est anthropologue, sociologue, médecin et professeur au Collège de France. Anne-Claire Defossez est sociologue et chercheuse à l’Institute for Advanced Study à Princeton (États-Unis). Dans l’ouvrage l’Exil, toujours recommencé, ils ont allié leurs compétences dans une enquête au long cours à la frontière franco-italienne des Hautes-Alpes afin de documenter les parcours des exilés qui la traversent, les solidarités qu’ils connaissent et l’action de plus en plus massive et répressive des autorités qui tentent de les refouler.
En quoi la frontière constitue un objet d’étude intéressant pour les anthropologue et sociologue que vous êtes ?
Anne-Claire Defossez : Il s’agit d’une scène où interagissent plusieurs types d’acteurs : des exilés qui passent ou tentent de le faire ; des personnes solidaires, qui leur portent secours dans la montagne et assistance dans les vallées ; des autorités publiques municipales et préfectorales représentées par les forces de l’ordre, composées de policiers, de gendarmes et de militaires.
C’est aussi un lieu où l’on recueille les témoignages de personnes ayant effectué de longs périples migratoires que l’on peut ainsi analyser et comprendre. La frontière est donc non seulement un poste d’observation de ce qui se passe au présent, mais un prisme qui ouvre sur le temps long.
Comment avez-vous effectué votre enquête à Briançon ?
Didier Fassin : Durant cinq ans, nous avons passé deux à trois semaines chaque hiver et chaque été dans le Briançonnais et aussi, côté italien, dans le Val di Susa (val de Suse), car le col de Montgenèvre est l’un des deux principaux points de passage des personnes venant de la route des Balkans ou du Sahara. Cette immersion nous a permis de constater les évolutions de la démographie des exilés et des politiques de contrôle de la frontière.
Concrètement, en participant à certaines activités dans le refuge solidaire de Briançon, nous avons pu conduire notre enquête auprès des personnes de passage et des acteurs de la solidarité. Anne-Claire faisait de l’accueil et aidait à l’intendance. Je tenais une consultation médicale et partais faire des maraudes avec Médecins du monde la nuit pour mettre à l’abri des personnes qui avaient franchi la frontière et se trouvaient parfois dans des situations difficiles, notamment l’hiver, dans le froid et la neige, pour des familles avec des nouveau-nés et des enfants en bas âge.
Mais nous avons aussi, par exigence méthodologique, tenu à rencontrer la totalité des acteurs locaux, représentants des autorités comme membres des forces de l’ordre, car il était important pour nous d’entendre les discours et de comprendre les perspectives de tous les protagonistes. Ce qui nous a d’ailleurs montré que certains policiers et gendarmes désapprouvaient la politique répressive qu’on leur fait appliquer, car ils comprennent que les femmes et les hommes qu’ils interpellent ont traversé des épreuves terribles et n’ont rien à voir avec des délinquants.
Briançon, à la différence de Calais, est présentée comme une ville solidaire au regard des arrivées contemporaines d’exilés. Comment cette image s’est-elle construite ?
Anne-Claire Defossez : En 2015, la municipalité de Briançon, fortement soutenue par des citoyens et des associations locales comme la maison des jeunes et de la culture ou le Secours catholique, a accepté la création d’un centre d’accueil et d’orientation (CAO). Une vingtaine d’exilés de la jungle de Calais y sont arrivés. Promesse leur avait été faite qu’ils seraient dédublinés, c’est-à-dire qu’ils pourraient déposer une demande d’asile en France même s’ils avaient été enregistrés dans un autre pays européen avant leur arrivée dans l’Hexagone.
Les personnes ont ainsi pu obtenir des titres de séjour et ont bénéficié d’un élan de solidarité de la part de la population locale. Ensuite un deuxième CAO a été établi avec d’autres exilés venant cette fois de campements parisiens. Mais le nouveau préfet n’a pas tenu l’engagement de les autoriser de déposer une demande de titre de séjour. Une grève de la faim et une marche vers la préfecture de Gap ont été organisées.
Cette lutte, soutenue par les habitants, a permis à certains de ces exilés de s’installer dans le Briançonnais, d’y travailler, d’y fonder une famille et d’y devenir partie prenante de la communauté locale. À partir des années 2017-2018, les passages par la frontière franco-italienne ont commencé à s’intensifier. Des bénévoles rencontraient des exilés dans la montagne, souvent mal équipés, épuisés, en hypothermie. Il y a eu des amputations suite à des engelures. De tels drames ont beaucoup compté dans la mobilisation citoyenne.
Des maraudes ont été organisées. Les habitants ramenaient chez eux les personnes en détresse. Puis, le nombre d’exilés augmentant, les premières associations, comme Refuges solidaires et Tous migrants, ont été créées pour accueillir dans des espaces adaptés les exilés qui, après avoir franchi la frontière, faisaient une halte avant de continuer leur route, et aussi pour défendre leurs droits.
À partir de quel moment cette frontière a-t-elle été militarisée ?
Anne-Claire Defossez : En avril 2018 sont venus à Briançon des membres de Génération identitaire, un groupuscule d’extrême droite qui s’était déjà illustré par des actions xénophobes. En tenue bleue, entretenant la confusion avec l’uniforme des forces de l’ordre, ils pourchassaient les exilés dans la montagne pour les remettre à la police. Cette collaboration, illégale mais tolérée, a duré plus d’un mois.
Le point d’orgue de cette action a été la mise en place de barrières symboliques dans la montagne avec d’énormes inscriptions indiquant que la frontière était fermée et que les étrangers n’étaient pas les bienvenus. Le moment de cette opération n’avait pas été choisi au hasard puisque à l’Assemblée nationale était discutée une nouvelle loi sur l’immigration et l’asile, plus répressive.
Didier Fassin : Le lendemain de cette action spectaculaire, une contre-manifestation citoyenne a été organisée, rassemblant quelques centaines de personnes, qui ont marché d’Italie en France. Le soir même, le ministre de l’Intérieur français annonçait l’envoi sur place d’un premier escadron de gendarmes mobiles à Briançon pour contrôler la frontière. Un deuxième escadron le rejoindra quelque temps plus tard.
C’est vraiment de ce double événement que date le début de la militarisation de la frontière. On est passé d’une présence relativement discrète de quelques dizaines d’agents de la police aux frontières (PAF) à une présence massive de 250 membres des forces de l’ordre avec, outre les gendarmes, des militaires de l’« opération Sentinelle », des réservistes et même, récemment, une « border force ».
Vous avez calculé le coût en argent public d’un tel déploiement…
Anne-Claire Defossez : En utilisant la méthode de calcul employée par l’ancien député Sébastien Nadot, qui avait présidé la commission d’enquête parlementaire sur les migrations en 2021 et avait évalué le coût de la présence des forces de l’ordre pour empêcher le passage entre la France et l’Angleterre, nous avons estimé que chaque non-admission à Montgenèvre, c’est-à-dire le refoulement vers l’Italie, revient à 14 000 euros.
Cette somme ne prend en compte que les dépenses liées à la présence des effectifs supplémentaires, mais pas les investissements en véhicules tout-terrain, motoneiges, drones, ni les policiers de la PAF déjà présents avant 2018.
Didier Fassin : Les statistiques de non-admissions publiées par la préfecture ne rendent pas compte du nombre d’exilés qui franchissent la frontière. Elles pèchent à la fois par excès, car elles comptent les mêmes personnes qui se font arrêter plusieurs fois, et par défaut, car elles ignorent celles qui passent sans être interceptées et dont nous avons pu constater dans notre enquête que c’était le cas de 80 % d’entre elles.
Ces chiffres, s’ils mesurent donc l’activité des forces de l’ordre, ne disent rien de l’inefficacité du contrôle de la frontière. En effet, les policiers et les fonctionnaires de la préfecture reconnaissent, en le regrettant, que leur travail ne sert à rien, car ils savent que les exilés tenteront le passage autant de fois que nécessaire et finiront toujours par réussir, parce qu’en montagne on ne peut étanchéifier la frontière et surtout parce que les raisons qui poussent les personnes à partir sont tellement impératives, qu’il s’agisse de persécution ou de pauvreté, qu’elles ne se décourageront pas, et ce d’autant qu’elles ont réussi à passer d’autres frontières bien plus dangereuses.
Qu’est-ce que la présence massive d’hommes en armes a changé tant pour les exilés que pour les habitants de la région ?
Anne-Claire Defossez : Elle n’a pas empêché le franchissement de la frontière, mais l’a rendu plus difficile et plus risqué, car les exilés doivent s’aventurer sur des chemins accidentés et parfois se perdent dans la montagne. Dans le mois qui a suivi l’arrivée du premier contingent de gendarmes, les premiers accidents mortels ont été observés. Blessing Matthew, une jeune femme nigériane de 21 ans, s’est noyée le 7 mai 2018 dans la Durance alors qu’elle tentait d’échapper à la police.
Puis ce sont Mamady Condé, 33 ans, et Mohamed Fofana, 18 ans, qui n’ont pas survécu à des chutes. De même, après l’arrivée de la « border force » à l’automne 2023, trois autres personnes ont perdu la vie dans des conditions similaires. Il y a un lien direct, statistique, entre le déploiement de militaires et les accidents mortels, auxquels s’ajoutent des blessés et des disparus.
Didier Fassin : La violence politique des frontières, ces exilés en ont eu l’expérience tout au long de leur périple. Après que l’Union européenne a signé un accord avec le Niger, le gouvernement de ce pays a édicté une loi très répressive contre les passeurs et les exilés, avec pour conséquence que les véhicules de transport empruntent désormais des pistes peu fréquentées pour éviter les forces de l’ordre et qu’une panne de moteur laisse les occupants au milieu du désert, les plus fragiles périssant de déshydratation.
Le danger est en fait permanent, que ce soit dans les geôles libyennes ou dans la traversée de la Méditerranée, dans les camps grecs ou face à la brutalité des policiers en Croatie. Pour celles et ceux qui parviennent à la frontière française, il n’est que plus absurde et cruel d’être exposés à de nouveaux périls là où des dizaines de milliers de touristes étrangers passent sans même être contrôlés.
Quelles sont les caractéristiques des parcours d’exil des personnes que vous avez interrogées ?
Anne-Claire Defossez : Il faut d’abord rappeler que, parmi les gens contraints de quitter leur pays en raison des violences ou de la misère, l’immense majorité part vers une autre région ou dans les pays voisins. Dans le cas des Camerounais, par exemple, ils sont des centaines de milliers à fuir vers le Nigeria et le Tchad, mais seulement quelques centaines à venir en France.
Didier Fassin : Pour la minorité qui se dirige vers l’Europe, depuis l’Afrique subsaharienne, le Maghreb, l’Afghanistan, l’Iran ou la Syrie, le parcours est rarement linéaire. Il se redéfinit et se redessine en fonction des contraintes. Certains sont restés plusieurs mois ou plusieurs années en Algérie ou en Turquie, y ayant trouvé du travail non déclaré.
Les politiques de ces pays s’étant durcies, ils sont partis plus loin. C’est ce qui nous conduit à parler d’exil « toujours recommencé ». Et d’ailleurs, quand ils entrent en France, c’est souvent avec l’idée de poursuivre vers des pays plus accueillants, comme l’Allemagne, ou bien où ils ont de la famille, comme en Angleterre.
La violence est-elle un invariant ?
Anne-Claire Defossez : Oui, non seulement en Afrique ou au Moyen-Orient, mais aussi au cœur même de l’Europe. En Croatie, par exemple, la police exerce sur les exilés des brutalités qui s’apparentent parfois à de la torture. Les hommes sont forcés de se déshabiller, leurs vêtements et leurs chaussures sont brûlés, leur téléphone détruit et leur argent volé. Parfois, on leur bande les yeux et on simule leur exécution.
On les relâche à moitié nus, parfois blessés, souvent dépouillés. Certains se sont heurtés 10 ou 20 fois à cet obstacle croate. La Grèce laisse également des souvenirs très douloureux aux exilés. Mais ce qui est remarquable, c’est la solidarité qui se développe parmi ces femmes et ces hommes soumis à des épreuves si dures, une entraide transnationale et transculturelle qui sauve certains de la mort ou du désespoir.
Et, pourtant, les gouvernants qui permettent cette violence arguent de la protection de leurs concitoyens…
Didier Fassin : Ce que nous observons à Briançon est à l’image de ce qui se passe dans l’ensemble du pays. On est dans la performance. On ne cherche pas résoudre des problèmes, mais à produire du spectacle. Il y a une déconnexion totale entre les faits sur le terrain et les discours des responsables politiques.
De la même manière qu’on interpelle des gens dont on sait qu’ils finiront par passer, on met en place des lois toujours plus restrictives et discriminatoires à l’égard des étrangers, y compris en situation régulière. L’idée du ministre de l’Intérieur, de « leur rendre la vie invivable », est un projet politique dangereux qui nous prépare une société de division et de ressentiment nourrie de la peur de l’autre.
L’Exil, toujours recommencé, de Didier Fassin et Anne Claire Defossez, Seuil, 448 pages, 24 euros.
publié le 11 janvier 2024
Communiqué LDH sur https://www.ldh-france.org/
Le vote de la loi asile et immigration le 19 décembre dernier marque un tournant inacceptable.
Si cette loi est promulguée, toutes les personnes étrangères vivant dans notre pays verront leurs droits fragilisés, quel que soit leur statut et un grand nombre d’entre elles seront précarisées.
La LDH (Ligue des droits de l’Homme), dès l’annonce de ce énième projet de loi contre l’immigration, s’est engagée pour dénoncer son inhumanité. Le gouvernement, pour faire passer cette loi, a capitulé non seulement devant la droite mais aussi devant l’extrême droite dont de nombreuses propositions ont été reprises au mépris des conventions internationales, de la Convention européenne des droits de l’Homme et même des traités européens. Le président de la République et la Première ministre ont clairement acté que de nombreuses mesures étaient contraires à la Constitution. Ils ont eux même saisi le Conseil constitutionnel, dont le président vient de rappeler quelques principes fondamentaux de l’Etat de droit lors de la cérémonie des vœux.
Comme la LDH a déjà eu l’occasion de le dire aux côtés de nombreuses autres organisations, c’est l’ensemble des droits des étrangers qui sont mis en cause comme jamais auparavant.
Rappelons quelques exemples :
– l’accès au droit d’asile comme aux titres de séjour et à leur renouvellement sera rendu plus difficile y compris pour les étudiants, au mépris du rayonnement de la France dans le monde ;
– le regroupement familial va devenir quasi impossible pour de nombreuses personnes ;
– une priorité nationale est instaurée en matière de prestations sociales pour les familles ne résidant pas depuis assez longtemps en France de façon régulière, comme si un enfant étranger avait moins besoin de manger ou de se loger qu’un enfant français ;
– l’inconditionnalité du droit à l’hébergement d’urgence, pilier de la lutte contre le sans-abrisme, est mise en cause comme s’il fallait avoir les bons papiers pour ne pas dormir à la rue ;
– les expulsions par simple décision préfectorale, sans aucune décision de justice préalable, pour des personnes qui ne respecteraient pas les valeurs de la République ou représentant une « menace » à l’ordre public renforce le pouvoir discrétionnaire des préfets.
Alors que celles et ceux (syndicalistes, employeurs, économistes…) qui constatent les apports de l’immigration à notre société sont de plus en plus nombreux, cette loi est une machine à créer des sans-papiers et de l’exclusion.
La LDH appelle toutes les citoyennes et tous les citoyens à se mobiliser contre la promulgation de cette loi et notamment :
– le 14 janvier à l’appel de nombreux collectifs de sans-papiers notamment ;
– le 21 janvier pour une marche citoyenne pour la liberté, l’égalité et la fraternité à l’appel de nombreuses personnalités très diverses du mouvement syndical, associatif, du monde de la culture…
Elle appelle toutes ses sections à s’engager pour la réussite de ces mobilisations et actions diverses sur l’ensemble du territoire.
Plus que jamais, les militantes et militants de la LDH poursuivront leur action quotidienne auprès des étrangers comme auprès de toute personne victime d’un déni de ses droits fondamentaux, à développer dans les cadres les plus larges possibles l’indispensable travail d’information et de conviction face aux marchands de haine et de division.
Paris, le 9 janvier 2024
publié le 8 janvier 2024
Emilio Meslet surwww.humanite.fr
L’Humanité et Mediapart publient une tribune de personnalités de tous bords - de Sophie Binet à Jacques Toubon, en passant par Josiane Balasko, Fabien Roussel ou encore Marina Foïs -, appelant à manifester le 21 janvier pour exiger la non-promulgation de la loi immigration.
Il serait faux de dire qu’Emmanuel Macron ne coalise pas. Seulement, le chef de l’État agrège contre lui, ses choix politiques et ses compromissions avec une droite qui n’a plus de républicaine que le nom et une extrême droite revendiquant sa « victoire idéologique ».
Preuve en est avec l’appel à manifester, le 21 janvier prochain, contre sa récente loi immigration, que l’Humanité copublie avec le site d’informations Mediapart. Au total, ce sont plus de 200 personnalités qui entrent ainsi en résistance devant ce « tournant dangereux de notre République » et un texte rédigé « sous la dictée des marchands de haine qui rêvent d’imposer à la France leur projet de « préférence nationale » ».
Un « appel historique », selon le secrétaire national du PCF Fabien Roussel, signataire du texte, puisqu’il rassemble amplement, au-delà des frontières de la gauche. Ce front du rejet unit du coordinateur de la France insoumise Manuel Bompard à l’ancien ministre de Jacques Chirac et ex-défenseur des droits, Jacques Toubon, en passant par Marine Tondelier (Les Écologistes), Olivier Faure (PS), Benjamin Saint-Huile (Liot) ainsi que la députée apparentée Renaissance, Cécile Rilhac.
Mais il s’étend aussi en dehors des sphères politiques partisanes avec les représentants des principales centrales syndicales, dont Sophie Binet (CGT) et Marylise Léon (CFDT), des responsables associatifs comme Dominique Sopo (SOS Racisme), Henri Masson (Cimade) et Véronique Devise (Secours Catholique), des artistes (Josiane Balasko, Nicolas Mathieu, Marina Foïs…), des universitaires et intellectuels émérites (Valérie Masson-Delmotte, Cédric Villani, Pierre Rosanvallon…), et même des personnalités des trois grandes religions monothéistes.
« Si on veut mener le combat prioritaire des valeurs, contre l’extrême droite, il faut un large rassemblement, dépassant les différences politiques et d’engagement. Nous condamnons cette loi parce qu’elle porte atteinte à beaucoup de fondamentaux de notre République et de notre devise », rappelle Patrick Baudouin, président de la Ligue des droits de l’Homme.
L’initiative, née au lendemain du vote de la loi immigration à l’Assemblée nationale le 19 décembre, aboutit autour d’un objectif : rassembler un maximum de personnes dans les rues pour demander à Emmanuel Macron la non-promulgation du texte. « Le président de la République a tout fait pour que cette loi soit « adoptée » avant les fêtes de fin d’année pour qu’on n’en parle plus, explique Fabien Roussel. Mais beaucoup de gens m’ont interpellé pour savoir comment nous allions réagir contre cette loi votée par le RN et qui n’apporte pas les réponses aux grands enjeux liés à l’immigration. »
« C’est un moment de clarification : cette loi est un révélateur, une frontière claire entre celles et ceux prêts à basculer et renier le programme du Conseil national de la Résistance jusqu’à reprendre les thèses de l’extrême droite, et les autres », estime la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet.
Fin de l’universalité des droits, introduction de la préférence nationale, remise en cause du droit du sol, restriction de l’accès au séjour… La députée de l’aile gauche de la Macronie Cécile Rilhac a tranché : « Ce texte grandement issu du Sénat est allé trop loin. J’ai beaucoup réfléchi et je voulais être en cohérence avec moi-même (en signant la tribune – NDLR). Il me paraissait important qu’au sein de la majorité à laquelle je suis toujours attachée, des gens continuent à dire que la loi n’est pas celle du gouvernement pour laquelle nous voulions légiférer. »
« Sous une apparence banale, ce texte me paraît, pour l’une des premières fois, mettre en cause des principes importants, des libertés et des droits sociaux dont tout le monde doit pouvoir jouir sur notre territoire, qu’ils soient nationaux ou étrangers. Savoir si nous allons installer un système de préférence nationale me paraît valoir une prise de position », justifie Jacques Toubon.
« Il faut que nous soyons nombreux le 21 pour faire en sorte de protéger les potentielles victimes de ce texte », espère Marine Tondelier. Il s’agit là d’un enjeu important « pour remettre des points de repères dans le débat public face à l’obsession ethnicisante d’une partie du monde politique », selon Dominique Sopo, président de SOS Racisme. D’où le mot d’ordre de la manifestation du 21 janvier : « Marchons pour la Liberté, l’Égalité, la Fraternité ».
Marchons pour la Liberté, l’égalité, la fraternité
Dans notre diversité d’idées, d’engagements, de professions, nous exprimons notre grande inquiétude après le vote de la loi dite « asile-immigration ». C’est un tournant dangereux dans l’histoire de notre République.
D’abord parce que cette loi ne répond pas aux causes de l’exil forcé d’hommes, de femmes, d’enfants fuyant les guerres ou le réchauffement climatique, ni aux défis de l’accueil dans la dignité, ni au défi de la définition d’une politique digne et humaine d’intégration.
Ensuite, parce qu’elle a été rédigée sous la dictée des marchands de haine qui rêvent d’imposer à la France leur projet de « préférence nationale ». Elle torpille les piliers porteurs de notre pacte républicain, hérité du Conseil national de la Résistance. Elle s’attaque ainsi au droit du sol autant qu’aux droits fondamentaux proclamés par la Constitution : au travail, à l’éducation, au logement, à la santé… Ce faisant, tous et toutes, Français autant qu’étrangers, nous nous trouvons menacés.
Victor Hugo écrivait : « Étouffez toutes les haines, éloignez tous les ressentiments, soyez unis, vous serez invincibles. »
Soucieux de rassemblement et de solidarité plutôt que de division sans fin de notre société, nous demandons au Président de la République de ne pas promulguer cette loi. Le dimanche 21 janvier nous appelons à manifester dans notre diversité notre attachement à la devise de la République : « Liberté, égalité, fraternité. »
Les 201 signataires
1. Serge Abiteboul, informaticien, membre de l’Académie des sciences
2. Emile Ackermann, rabbin
3. Syrine Aït Si Ali, présidente de la FIDL
4. Fleur Albert, réalisatrice, documentariste
5. Christophe Alévêque, comédien
6. Anne Alvaro, actrice
7. Hakim Amokrane, musicien
8. Mouss Amokrane, musicien
9. Hortense Archambault, responsable théâtrale
10. Pierre Arditi, comédien
11. Swann Arlaud, acteur
12. Ariane Ascaride, comédienne
13. Ana Azaria, présidente de Femmes Égalité
14. Josiane Balasko, comédienne
15. Étienne Balibar, philosophe
16. Christian Baudelot, sociologue
17. Patrick Baudouin, président de la LDH
18. Thierry Beaudet, président du Conseil économique social et environnemental
19. Karim Benaïssa, recteur de la mosquée de Créteil, président du RAM 94
20. Farid Bennaï, président du Front uni des immigrations et des quartiers populaires.
21. Lucie Berelowitsch, metteuse en scène, directrice du Préau CDN Normandie-Vire
22. Marlise Bété, actrice, scénariste, réalisatrice
23. Laurent Binet, écrivain
24. Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT
25. David Bobée, metteur enscène
26. Manuel Bompard, député
27. Pascal Bonitzer, réalisateur
28. Mosco Levi Boucault, réalisateur
29. Patrick Boucheron, historien, professeur au Collège de France
30. François Bourdillon, médecin de santé publique
31. Rachida Brakni, actrice
32. Stéphane Braunschweig, directeur de l’Odéon
33. Michel Broué, mathématicien
34. Émilie Capliez, codirectrice Comédie de Colmar CDN
35. Antoine Chambert-Loir, mathématicien
36. Patrick Chamoiseau, écrivain
37. Noëlle Châtelet, écrivaine
38. Éric Chenut, président de la Mutualité française
39. Margot Chevalier, co-présidente de Chrétiens en monde rural
40. Malik Chibane, réalisateur
41. Hervé Chneiweiss, biologiste, directeur de recherches au CNRS
42. Gilles Cohen-Tannoudji, physicien
43. Philippe Corcuff, professeur de science politiques à Lyon
44. Karine Cornilly, co-présidente de l’Action catholique ouvrière
45. Mathieu Cruciani, codirecteur Comédie de Colmar CDN
46. Chloé Dabert, metteuse en scène, Comédie de Reims
47. Fanny De Chaillé, metteuse en scène, Théâtre national de Bordeaux
48. Julie Deliquet, metteuse en scène, Théâtre Gérard Philippe
49. Christian Delorme, prête, co-initiateur de Marche pour l’égalité de 1983
50. Marc Deluzet, président de l’Action catholique des milieux indépendants
51. Philippe Descola, professeur émérite au Collège de France
52. Véronique Devise, présidente du Secours Catholique
53. Martial Di Fonzo Bo, metteur en scène, directeur du Quai CDN Angers
54. Fatou Diome, écrivaine
55. Alice Diop, cinéaste
56. David Diop, professeur des universités et écrivain
57. Toumi Djaïdja, co-initiateur et symbole de la Marche pour l’égalité de 1983
58. Nasser Djemaï, metteur en scène, Théâtre des Quartiers d’Ivry, CDN Val-de-Marne
59. Cécile Duflot, directrice d’Oxfam France
60. François Dunoyer, comédien
61. Annie Duperey, comédienne
62. Simon Duteil, co-porte-parole de Solidaires
63. Nadia El Fani, réalisatrice
64. Marie-France Eprinchard, présidente d’Emmaüs solidarité
65. Laurent Escure, secrétaire général de l’UNSA
66. Philippe Faucon, réalisateur
67. Olivier Faure, député
68. Gilles Finchelstein, secrétaire général de la Fondation Jean Jaurès
69. Marina Foïs, comédienne
70. Nathalie Garraud, codirectrice Théâtre 13 Vents Montpellier
71. Fabien Gay, directeur de l’Humanité
72. Julie Gayet, actrice
73. Caroline Glorion, réalisatrice
74. Éléa Gobbé-Mévellec, réalisatrice
75. Daniel Goldberg, président de l’Uniopss
76. Emmanuelle Gourvitch, metteuse en scène, présidente du Synavi
77. Marie-Aleth Grard, présidente d’ATD Quart Monde
78. André Grimaldi, professeur émérite de médecine
79. Anouk Grinberg, comédienne et peintre
80. Joanna Grudzinska, réalisatrice
81. Murielle Guilbert, co-porte-parole de Solidaires
82. Alain Guiraudie, cinéaste
83. Hanja Hamidi, présidente de l’UNEF
84. Benoît Hamon, directeur général de SINGA
85. Philippe Hardouin, ex-président d’En Commun
86. Cédric Herrou, responsable Emmaüs Roya
87. Albert Herszkowicz, porte-parole du RAAR
88. Clotilde Hesme, comédienne
89. Nancy Huston, écrivaine
90. Jonathan Israël, réalisateur
91. Kaori Ito, directrice TJP CDN Strasbourg-Grand-Est
92. Eddie Jacquemart, président de la Confédération nationale du logement
93. Jok’Air, musicien
94. Pierre Joliot, biologiste, membre de l’Académie des sciences
95. Élisabeth Jonniaux, réalisatrice
96. Jean Jouzel, paléoclimatologue, co-lauréat du Prix Nobel de la paix 2007 avec le GIEC
97. Karim Kacel, chanteur
98. Sam Karmann, comédien, réalisateur
99. Issam Krimi, musicien, compositeur
100. Judith Krivine, présidente du Syndicat des avocats de France
101. Thomas Lacoste, acteur et réalisateur
102. Guillaume Lacroix, conseiller régional
103. Leslie Lagier, cinéaste
104. Hélène Langevin-Joliot, physicienne
105. Sébastien Laudenbach, cinéaste
106. Lionel Lecerf, co-président de l’Action catholique ouvrière
107. Messica Lee Fou, Espace Bernard-Marie Koltès Metz
108. Cyrille Legrix, metteur en scène, président du SNMS
109. Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT
110. Arrigo Lessana, chirurgien du cœur, écrivain
111. Danièle Linhart, sociologue
112. Émilie Loizeau, chanteuse, musicienne
113. Christine Malard, directrice Théâtre Jean Lurçat Aubusson
114. Anna Marmiesse, scénariste et réalisatrice
115. Corinne Masiero, comédienne
116. Henry Masson, président de la Cimade
117. Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, coprésidente du GIEC 2015-2023
118. Joris Mathieu, metteur en scène, CDN Lyon
119. Nicolas Mathieu, écrivain
120. Murielle Mayette-Holtz, directrice CDN Nice Côte d’Azur
121. Dominique Meda, professeur d’université Paris-Dauphine
122. Guillaume Meurice, humoriste
123. Perrine Michel, réalisatrice
124. Jean-Pierre Mignard, avocat
125. Maria-Carmela Mini, directrice de Latitudes contemporaines
126. Sandrine Mini, directrice TMS scène nationale Archipel de Thau
127. Dominik Moll, réalisateur
128. Gérard Mordillat, écrivain et cinéastes
129. François Morel, acteur, humoriste
130. Arthur Nauzyciel, acteur et metteur en scène
131. Maëlle Nizan, présidente de la FAGE
132. Gérard Noiriel, directeur d’études à l’EHESS
133. Bridget O’Driscoll, réalisatrice
134. Erik Orsenna, écrivain
135. Céline Pauthe, metteuse en scène, CDN Besançon Franche-Comté
136. Antoine Pelissolo, professeur de psychiatrie
137. Willy Pelletier, collectif Coudes à Coudes
138. Patrick Pelloux, urgentiste
139. Aude Pépin, actrice, scénariste, réalisatrice
140. Gilles Perret, réalisateur
141. Ella Perrier, directrice adjointe CDN Nice Côte d’Azur
142. Michelle Perrot, historienne, professeur émérite des universités
143. Ernest Pignon-Ernest, plasticien
144. Edwy Plenel, cofondateur de Mediapart
145. Maëlle Poésy, metteuse en scène, directrice CDN Dijon Bourgogne
146. Francesca Poloniato, directrice ZEF Marseille
147. Claude Ponti, illustrateur et dessinateur jeunesse
148. Alexia Portal, cinéaste
149. Alain Prochiantz, professeur émérite au Collège de France
150. Olivier Rabourdin, acteur
151. Robin Renucci, acteur et réalisateur
152. Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature
153. Jean-Michel Ribes, dramaturge
154. Chantal Richard, réalisatrice
155. Cécile Rilhac, députée
156. Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre
157. Sébastian Roché, sociologue
158. Pierre Rosanvallon, professeur émérite au Collège de France
159. Élisabeth Roudinesco, historienne et psychanalyste
160. Michel Rousseau, coprésident de Tous Migrants
161. Fabien Roussel, député
162. Olivier Saccomano, codirecteur Théâtre 13 Vents Montpellier
163. Jérôme Saddier, président d’ESS France
164. Ludivine Sagnier, actrice
165. Latifa Saïd, cinéaste
166. Marcela Saïd, cinéaste
167. Benjamin Saint-Huile, député
168. Thomas Salvador, réalisateur
169. Lydie Salvayre, écrivaine
170. François Sauterey, coprésident du MRAP
171. Sylvie Sema Glissant, auteur, artiste plasticienne
172. Pierre Serna, historien
173. Gauvain Sers, chanteur
174. Caroline Simpson Smith, directrice Théâtre Sénart
175. Bruno Solo, comédien
176. Dominique Sopo, président de SOS Racisme
177. Benjamin Stora, historien
178. Antoine Sueur, président d’Emmaüs France
179. Benoît Teste, secrétaire général de la FSU
180. Caroline Thibaut, artiste, directrice CDN Montluçon
181. Samuel Thomas, président de la fédération des Maisons des potes
182. Claire Thoury, présidente du Mouvement Associatif
183. Marine Tondelier, conseillère régionale
184. Jacques Toubon, ancien Défenseur des droits
185. Chloé Tournier, directrice La Garance-Cavaillon
186. Camille Trouvé, metteuse en scène, codirectrice CDN Normandie-Rouen
187. Marion Truchaud, réalisatrice
188. Najat Vallaud-Belkacem, présidente de France Terre d’Asile
189. Alice Vaude, secrétaire nationale de l’Organisation de Solidarité Trans
190. Marie-Pierre Vieu, co-présidente de la Fondation Copernic
191. Jean Vigreux, historien
192. Cédric Villani, mathématicien, médaille Fields
193. Claude Viterbo, mathématicien
194. François Vitrani, président de l’Institut du Tout-monde
195. Raphaël Vulliez, collectif Jamais Sans Toit
196. Uli Wittmann, écrivain
197. Serge Wolikow, historien
198. Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac
199. Alice Zeniter, écrivaine
200. Rebecca Zlotowski, réalisatrice
201. Ruth Zylberman, écrivaine et réalisatrice